Le Betisier Du Wokisme Revue Des Deux Mondes Juillet Aout 2023 [PDF]

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Zitiervorschau

« Je me presse de rire de tout, de peur d’être obligé d’en pleurer. » Beaumarchais

La fondation Casino agit depuis plus de pour l’éducation par le théâtre.

J U I L L E T- AO Û T 2 0 2 3 REVUE MENSUELLE FONDÉE EN 1829

Président d’honneur : Marc Ladreit de Lacharrière, membre de l’Institut

LE BÊTISIER DU WOKISME

RIONS, C’EST L’ÉTÉ

LE BÊTISIER DU WOKISME Perles et analyses Pascal Bruckner, Samuel Fitoussi, Emmanuelle Hénin, Quentin Périnel...

Culture Mes souvenirs de Senghor

par Jean-CLaude Trichet

Reportage Dans un village ukrainien JUILLET-AOÛT 2023

Chaque année, près de 4 000 jeunes bénéficient de ses actions.

Littérature Emmanuel Carrère en chair et en os

Sommaire JUILLET-AOÛT 2023 Éditorial

4 Aux assises Aurélie Julia

Dossier – Le bêtisier du wokisme

10 Les cent jours de Sandrine Rousseau Samuel Fitoussi 17 Travailler avec un collègue woke Quentin Périnel 22 Au Pal toqué, la cuisine en folie Emmanuelle Hénin 27 Foucault et Derrida étaient-ils woke ? Réflexion sur une controverse Paul-François Paoli 35 Cachez ces mots que je ne saurais voir... Ayrton Morice Kerneven 41 La linguistique des plantes Xavier-Laurent Salvador 49 Entretien avec Jean-François Braunstein et Pascal Bruckner. Wokisme : l’alliance des Verdurin et des Trissotin Marin de Viry 57 Florilège woke. Voyage en absurdie Ayrton Morice Kerneven 61 De la bienveillance, du genre et d’autres inclusivités Yana Grinshpun 69 L’art en procès Stéphane Guégan 75 Le wokisme est un sport de combat Renée Fregosi

Littérature

82 Emmanuel Carrère, un bon sujet Judith Sibony 87 Léopold Sédar Senghor et les arts, images et rythme Jean-Claude Trichet 98 Dialogues des carmélites : de la littérature thérésienne au second degré Sébastien Lapaque 105 Yves Bonnefoy, perspective inversée Stéphane Barsacq 111 L’Italie en effigie Lucien d’Azay 2

JUILLET-AOÛT 2023

Études, reportages, réflexions

120 La renaissance asiatique Bernard Stevens 128 Ukraine. « La prochaine fois, apportez-nous du gaz et la paix » Réginald Gaillard 134 Les femmes et le pouvoir : le piège de la « falaise de verre » Annick Steta 139 La Fayette et Frances Wright : liberté, égalité, affinités Éric Marson 146 Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se... recycle ! Kyrill Nikitine

Critiques

152 HOMMAGE – Bernard Condominas (1948-2023) : entre terre et ciel Aurélie Julia 154 LIVRES – Javier Cercas, un grand d’Espagne Christian Authier 156 LIVRES – Shakespeare parmi nous Paul-François Paoli 158 LIVRES – Andric’ Frédéric Verger 162 LIVRES – Violette Leduc : des « gentillesses de style » aux « cochonneries » Olivier Cariguel 164 LIVRES – Une leçon d’ouverture sous la Restauration Michel Delon 167 LIVRES – Que sont devenus les enfants de Jaurès ? Robert Kopp 169 LIVRES – Les impardonnables : Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo Céline Laurens 172 LIVRES – La vanité, version premier quart du XXIe siècle Marin de Viry 174 LIVRES – Le « gris » comme mission de pensée de Peter Sloterdijk Eryck de Rubercy 177 FILMS – Extérieur nuit Richard Millet 179 MUSIQUE – Viens « Poupoule », viens ! Olivier Bellamy 183 EXPOSITIONS – Sarah Bernhardt, l’inassouvie Bertrand Raison

Notes de lecture – Les revues en revue JUILLET-AOÛT 2023

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Éditorial

Aux assises

«

Accusée, levez-vous. » L’affaire se présente mal. Le Comité des individus indignés, oppressés, offensés (CIIOO) accuse la Revue des Deux Mondes de racisme inconscient, de domination sur les minorités ethniques et sexuelles, d’idéologie au service du patriarcat. Le procès se déroule dans une salle grise – la couleur blanche étant le symbole des privilégiés occidentaux, les murs et le plafond ont été repeints. Les avocats sont habillés de robe beige à la suite des plaintes d’un collectif décolonial qui considère les toges noires comme des appropriations culturelles. Dans le public sont présentes plusieurs organisations de lutte contre le mal : à droite la vénérable Loge des esprits chastes (SLEC) ; à gauche, le Trésor de la langue française inclusive (TLFI) ; devant, l’Association des cafards, mites, puces, punaises de Strasbourg (ACMPPS) ; derrière, la Ligue des droits des cailloux et des pâquerettes (LDCP). Six rats circulent entre les rangs : une politique de discrimination positive à l’égard des rongeurs a été mise en place par une déléguée à la cause animale. Forte de son expérience new-yorkaise, cette élue a conduit avec succès des tests contraceptifs sur les surmulots parisiens. « Apprenons à changer notre regard », répète-t-elle à qui veut l’entendre. Son message est reproduit sur des panneaux lumineux accrochés aux quatre coins du tribunal. L’atmosphère est hostile. Le procureur de la République intersectionnelle sentipensée prend la parole et décline les chefs d’accusation : « Nous avons trouvé, dans vos 194 ans d’archives, des poèmes d’Hugo et de Baudelaire, des textes de Balzac, des nouvelles de Maupassant, des écrits de Flaubert. Comment osez-vous conserver des traces d’écrivains qui invisibilisent les femmes et incitent aux violences sexuelles ?

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­ omment osez-vous garder des articles sur Ronsard, Chénier, Beethoven C dont les vers ou la musique sont des apologies du viol ? Sans compter les romans parus en feuilleton de madame Agatha Christie qui emploie toutes les deux pages les mots “gros”, “laid”, “nègre”, “mâle”, “femelle”, “homme”, “femme” ? Dans chacun de vos numéros, s’accumulent des termes susceptibles de mettre le lectorat dans une situation d’insécurité. Pire : des contenus potentiellement blessants ont été mis en lumière par nos lecteurs en sensibilité et nos démineurs éditoriaux. Merci à leur vigilance et à leur mise en garde. » Nous tentons une objection : « Et George Sand ? Elle remplit votre cahier des charges : une plume féminine portant un prénom masculin qui… » Le juge tape du poing sur la table, furieux : « Silence ! Ne cherchez pas à vous défendre ou à nier. Ne cherchez pas non plus à avouer vos fautes ou à faire repentance. Dans l’un et l’autre cas, ce serait commettre un péché narcissique qui alourdirait votre peine. » Le procureur poursuit : « Monsieur le juge, si vous me permettez d’ajouter une remarque : George Sand n’entre dans aucune de nos catégories. Elle n’est ni trans, ni lesbienne, ni non binaire, ni travestie, ni asexuelle, ni aromatique. Nous avons constitué un comité d’orientation sexuelle marginalisée qui se penche actuellement sur son cas. » L’auditoire approbatif opine du chef. La plaidoirie reprend. Le procureur nous dévisage : « La liste de vos infractions remplit cinquante feuilles recto verso. Pour le bien-être de l’assemblée, nous soulignerons trois délits qui nous semblent particulièrement graves : a) l’absence d’écriture inclusive dans vos colonnes – un manuel a pourtant été édité en septembre 2016 par l’Université Toulouse III qui édicte les règles à suivre (1). De nombreux exemples illustrent la théorie facilitant sa compréhension : auteur·rice·s, chef·fe·s, sportif·ive·s, travailleur·euse·s, celui·elle, il·elle·s… b) l’inexistence de rubrique écolittéraire et zoopoétique. Ces deux disciplines veulent libérer la parole des animaux, des pierres et des amphibiens ; c) la présence excessive des accents. Or nous savons depuis les travaux d’une chercheuse en sociolinguistique que les accents sont des marqueurs identitaires discriminatoires. Nous soumettons à la Cour un projet de redressement idéologique en vue d’une rééducation de la pensée et de l’imaginaire. Les contributeurs de la Revue des Deux Mondes seront soumis à des cures lexicales et à des JUILLET-AOÛT 2023

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thérapies déconstructrices, il y a en effet urgence à décoloniser leurs âmes. Ils boiront dorénavant du jus de poireau cultivé à moins de 4 kilomètres du périphérique et mangeront des endives bouillies. En ce qui concerne le mensuel, l’impression sur papier jaune moutarde et l’emploi d’une encre vert pomme sont impératifs, les couleurs blanche et noire sont à bannir définitivement. Nous exigeons enfin un numéro spécial sur les bienfaits du wokisme. Politique, travail, sport, cuisine, art, littérature : l’ensemble de ces champs devra faire l’objet d’une analyse approfondie. » Le juge approuve : « La séance est levée. » * Rire, telle est la meilleure résistance aux excès et à l’aberration. Des philosophes, poètes et orateurs l’ont compris dès l’Antiquité : Démocrite nous enseigne à rire de tout, Aristophane place le rire au cœur de son théâtre, Cicéron répertorie mille manières de rire. Molière aussi veut corriger les mœurs par le rire et le divertissement – « castigat ridendo mores ». L’étrange mode woke qui nous arrive des États-Unis véhicule des principes moraux et puritains incompatibles avec le sens de la dérision. Demandez à un « éveillé » de raconter une histoire drôle, il n’en est pas capable. Le faire rire est mission impossible : le second degré a disparu de son cerveau. Assénant des certitudes, il s’érige en parangon de vertu et prend tout au pied de la lettre. D’où sa volonté de réécrire et d’effacer ce qui le gêne (2). Rassurons-nous : les modes passent, les grandes œuvres restent. Continuons à rire, la vie n’en sera que plus belle. Je vous souhaite un joyeux été ! Aurélie Julia 1. Le manuel est consultable en ligne. 2. Xavier-Laurent Salvador, Petit Manuel à l’usage des parents d’un enfant woke, Cerf, 2022. Sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies, Odile Jacob, 2023.

Retrouvez des éditos, des critiques, des reportages, des entretiens et nos archives sur www.revuedesdeuxmondes.fr.

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dossier

LE BÊTISIER DU WOKISME 10 Les cent jours de Sandrine Rousseau Samuel Fitoussi 17 Travailler avec un collègue woke Quentin Périnel 22 Au Pal toqué, la cuisine en folie Emmanuelle Hénin 27 Foucault et Derrida étaient-ils woke ? Réflexion sur une controverse Paul-François Paoli 35 Cachez ces mots que je ne saurais voir... Ayrton Morice Kerneven 41 La linguistique des plantes Xavier-Laurent Salvador 49 Entretien avec Jean-François Braunstein et Pascal Bruckner. Wokisme : l’alliance des Verdurin et des Trissotin Marin de Viry 57 Florilège woke. Voyage en absurdie Ayrton Morice Kerneven 61 De la bienveillance, du genre et d’autres inclusivités Yana Grinshpun 69 L’art en procès Stéphane Guégan 75 Le wokisme est un sport de combat Renée Fregosi

Les cent jours de Sandrine Rousseau Samuel Fitoussi

L

e 30 septembre 2027. Cent jours que Sandrine Rousseau a vaincu le candidat suprémaciste blanc (François Bayrou) au second tour de l’élection présidentielle. Cent jours historiques, puisque, pour la première fois, la France – désormais République inclusive, sociale et écologique – est dirigée par une personne qui menstrue. Ne nous Samuel Fitoussi est auteur et leurrons pas : cent  jours ne peuvent suffire essayiste, il anime un blog satirique à effacer des siècles de domination, à guéà succès et contribue régulièrement rir nos inconscients malades, à déconstruire à divers médias français. Prochain ouvrage à paraître : Woke Fiction. l’ensemble des normes façonnées par et pour Comment l’idéologie change nos les personnes cisgenres, à congédier toutes films et nos séries (Cherche-Midi, les influences culturelles corruptrices, à rééseptembre 2023). duquer chaque Français. Reste qu’en peu de temps Sandrine Rousseau a réussi à imprimer sa patte. Récit, dans les arcanes du pouvoir, de cent jours qui resteront dans les cœurs et les mémoires de tous.te.s les citoyen.ne.s attaché.e.s (1) aux valeurs d’égalité, d’inclusion et de diversité.

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LE BÊTISIER DU WOKISME

J + 15 Premier Conseil des ministres en non-mixité. Ordre du jour : l’écart d’orgasme entre les sexes. Caroline De Haas, secrétaire d’État à la Charge mentale, prend la parole pour rappeler quelques données fondamentales. « Les femmes n’atteignent l’orgasme que dans 68 % de leurs rapports sexuels, contre 95 % pour les hommes. Pourquoi ? Parce que le patriarcat apprend aux petits garçons que seul compte leur plaisir. » « Tout à fait, acquiesce Mona Chollet, ministre de l’Égalité homme/ femme/non-binaire, soucieuse de ne pas laisser De Haas prendre toute la lumière. Mais c’est aussi parce qu’il règne un tabou au sujet du plaisir sexuel féminin. Rendez-vous compte : jusqu’à mes 32 ans, je ne savais pas où se situait mon clitoris. » Les regards se tournent naturellement vers Maïa Mazaurette, ministre de l’Éducation nationale. « Dès la rentrée, les professeurs sensibiliseront les élèves de moyenne section aux enjeux clitoridiens », rassure-t-elle. « Attention toutefois aux potentiels effets pervers de ce genre d’enseignement, nuance Adèle Haenel, ministre de la Culture. En enseignant l’anatomie féminine à des gamins de 5 à 6 ans, nous pourrions leur donner l’impression qu’il existe une équivalence entre identité de genre et sexe biologique, voire pire, que les étiquettes “homme” et “femme” constituent des catégories rigides. Pour ne pas tomber dans cet écueil, il me semble fondamental que les cours soient dispensés par des drag queens. » Sandrine Rousseau est fière de ses ministres. « Vous avez toutes et toutes raison, convientelle. Nous ne devons pas véhiculer la binarité oppressive que nous nous sommes promis de combattre, mais en même temps nous devons briser les tabous, faire bouger les lignes, combattre les stéréotypes et surtout, surtout, libérer la parole. Les mentalités doivent évoluer. » Soudain, une petite voix discordante perturbe l’autosatisfaction ambiante : celle de Rokhaya Diallo, garde des Sceaux, qui ne parvient plus à cacher son agacement. « Excusez-moi mais… vous n’avez pas l’impression d’être en train de faire du féminisme blanc ? » (À sa droite, Assa Traoré, ministre des Armées, opine du chef.) « Votre discours est empreint de blanchité puisqu’il congédie les problématiques d’intersectionnalité et invisibilise les expériences des femmes racisées. » Les ministres se confondent en excuses. Sur ce sujet, les femmes noires ont accès à une connaissance et à une légitimité auxquelles ne peuvent prétendre les femmes blanches, dont le regard est biaisé par la place privilégiée qu’elles occupent. Pendant trois à quatre minutes, personne JUILLET-AOÛT 2023

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ne prononce un mot : les ministres blanches ne souhaitent pas pratiquer l’appropriation culturelle en s’exprimant à la place des concernées, et les ministres noires n’ont rien à ajouter. C’est finalement Alice Coffin, courageuse ministre d’État à la Lutte contre l’hétéronormativité, qui rompt le silence : « Au fond, nous passons à côté du problème. C’est l’hétérosexualité qu’il faut remettre en cause. Demanderions-nous aux juifs d’épouser des nazis ? Alors pourquoi demander aux femmes de se lier à leurs oppresseurs ? D’autant que les recherches du département d’étude de genre de l’université de Montpellier sont unanimes : l’hétérosexualité est une construction sociale. » Un grand plan quinquennal de lutte contre l’hétérosexualité sera établi, promet Sandrine Rousseau.

J + 30 À mesure que de grandes réformes sociales entrent en vigueur, un vent d’espérance souffle sur le pays. Bizarrement, les prophètes du déclin, les tenants du « c’était mieux avant » se montrent bien silencieux. Le concours de Polytechnique est remplacé par un tirage au sort citoyen. Autrefois trop blanches et trop masculines, les promotions d’ingénieurs représenteront désormais la société française dans toute sa diversité, se félicite Annie Ernaux, ministre de la Réduction des inégalités. Pour lutter contre la blanchité, certains wagons de TGV deviennent réservés aux personnes racisées, qui peuvent enfin se déplacer sans risquer de subir des micro-agressions. Sur recommandation du Haut Conseil contre les regards appuyés (HCRA), les transports en commun sont interdits aux hommes pendant les heures de pointe. Une belle victoire de la sororité contre le patriarcat, même si certains ouvriers du bâtiment connaissent des difficultés pour se rendre sur les chantiers parisiens (Anne Hidalgo, réélue, a décidé de piétonniser le périphérique afin d’y installer une grande exposition sur l’invisibilisation des exilés transgenres à travers l’histoire). L’occasion pour Laure Adler, ministre de l’Industrie, de constater que le métier d’opérateur de grue peine à se féminiser, sans doute parce que « nous avons échoué à susciter des vocations chez les petites filles » (communiqué de la ministre sur LinkedIn). Des quotas seront mis en place, promet-elle. Pour combattre les féminicides, on s’attaque au continuum de violence : une nouvelle unité de la DGSI est créée, chargée de lutter contre la revente de jouets genrés au marché noir, de démanteler les matchs 12

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LES CENT JOURS DE SANDRINE ROUSSEAU

de foot clandestins au collège (proscrits dans le cadre de la lutte contre les stéréotypes de genre) et de combattre la diffusion du désormais illicite journal L’Équipe, lu à 85 % (!) par des hommes. En parallèle, les prisons sont supprimées, sauf pour les auteurs de crimes de mégenrage. La loi de 2004 sur les signes religieux à l’école est répudiée, mais le port du voile « ne devient pas obligatoire, précise Sandrine Rousseau, il est seulement recommandé ». Pour lutter contre la pédophilie, la religion chrétienne est interdite et toutes les églises sont transformées en centres d’accueil des réfugiés. Paris Plages est renommée Gaza-surBerges. Une nouvelle loi mémorielle sur la maltraitance des LGBTQ+ sous Pépin le Bref est promulguée. Enfin, pour protéger la liberté d’expres­sion et le pluralisme démocratique, CNews est interdite.

J + 45 Le retour de bâton réactionnaire finit par arriver. Les élections législatives sont plus compliquées que prévu. Le parti présidentiel obtient une courte majorité, mais l’extrême droite (PS + Modem + LREM + Horizons + LR + RN) décroche plus de 250 sièges. Un cordon sanitaire sera dressé autour de leurs députés, assure Sandrine Rousseau, vigilante. Dans les médias conservateurs, on assiste à une véritable panique morale suivie d’un festival d’attaques misogynes. Le Point dénonce un gouvernement d’amateurs ; Valeurs actuelles parle de « révolution culturelle », comparant ainsi Sandrine Rousseau à Mao Zedong (comparaison inacceptable quand on sait que Mao était soupçonné d’être un harceleur sexuel) ; Marianne parle de « wokisme » (sic) ; Franc-Tireur critique « le sabotage en règle de notre pays » qui « risque de faire le jeu de l’extrême droite » ; Le Monde donne la parole au dangereux Hugo Clément. Même certaines minorités – ayant sans doute intériorisé une forme de racisme vis-à-vis d’elles-mêmes – ne ménagent pas leurs critiques. Cent cinquante imams publient un communiqué dans lequel ils affirment « refuser les spectacles de drag queens dans les mosquées ». Et puis il y a les arguments fallacieux classiques. Jean-François Copé explique à la radio, à une heure de grande écoute, que « les hommes ne peuvent pas tomber enceints » (sic) tandis que L’Express parle de « sexisme à l’envers » pour dénoncer la décision de nommer un gouvernement composé uniquement de femmes. Sur Twitter, la présidente apostrophe le magazine (« Ouin ouin les masculinistes, ça fait mal quand JUILLET-AOÛT 2023

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LE BÊTISIER DU WOKISME

on s’attaque à vos privilèges, hein ? ») mais accepte de faire entrer, au titre de la diversité, un homme hétérosexuel (Mathieu Kassovitz (2)) au gouvernement (il devient porte-parole de la porte-parole de l’Élysée).

J + 60 Qui a dit que la gauche était technophobe ? Marion Cotillard, ministre de l’Écologie, ferme les cinquante-six centrales nucléaires du pays, mais, à l’aéroport Roissy-George-Floyd, elle inaugure un projet exceptionnel : une ligne d’avion Paris-Marseille alimentée à l’électricité. Quatorze heures de vol ponctuées de deux escales pour recharger les batteries. Le 12 août 2027, le sommet de Ligue 1 OM-PSG est retardé de quarante-huit heures car l’équipe parisienne est bloquée, faute de vent pour alimenter les éoliennes, sur une terre agricole avec des vaches. Interrogée par BFM TV, la ministre des Sports, Audrey Pulvar, se réjouit de voir « des abrutis milliardaires qui courent après un ballon renouer avec la nature ». « On aurait été plus vite en char à voile », commente Kylian Mbappé, passablement agacé, relançant les rumeurs d’un départ vers le Real Madrid. Dans l’émission C ce soir sur France 5, la petite phrase de Mbappé fait jaser. Karim Rissouli convie des invités de tous bords – marxistes, trotskistes, responsables syndicalistes à la CGT, membres de collectifs climatiques prônant la désobéissance civile et économistes décroissants – pour débattre de la question suivante : « Climato-légèreté, faut-il poursuivre Mbappé en justice ? » Les réponses sont « oui », « oui ! », « oui évidemment ! », « oui et l’obliger à lire le dernier rapport du GIEC ! », et « oui mais nous devons surtout réinventer un modèle de société ».

J + 80 Le désarmement de la police et la libération des multirécidivistes (dont les peines sont commuées en stages obligatoires contre les biais inconscients, dispensés par le cabinet Egaé) ont quelques effets inattendus, comme l’explosion de la criminalité. Courageux, le gouvernement décide de s’attaquer une bonne fois pour toutes aux discours qui construisent socialement la violence, qui transforment des bons sauvages en trublions. Dans cet esprit, le député Louis Boyard propose un moratoire sur la liberté d’expression, mais son projet de loi est retoqué de justesse par les mâles 14

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LES CENT JOURS DE SANDRINE ROUSSEAU

blancs du Conseil constitutionnel. À défaut, le gouvernement recrute dans la fonction publique 120 000 lecteurs en sensibilité – dont le régime des retraites est aligné sur celui des cheminots – chargés de corriger les satires grossières de la Revue des Deux Mondes. Confrontée à la vague de violence qui déferle sur le pays, la ministre de l’Intérieur Virginie Despentes entreprend d’expulser les fauteurs de troubles : elle adresse une OQTF à Mathieu Bock-Côté. Elle se heurte malheureusement au droit européen, à divers tribunaux administratifs et à une complexité bureaucratique qu’elle avait sous-estimée. « Le droit doit être au service des peuples », pestet-elle en dénonçant le « gouvernement des juges ». Sandrine Rousseau a alors une idée plus brillante encore : la création d’espaces de confinement rééducatif sous surveillance inclusive, dans lesquels les personnes aux discours problématiques seront enfermées pendant quelques années pour suivre des cours de redressement idéologique sous la tutelle de la chanteuse Angèle, du défenseur des droits humains Edwy Plenel et de la journaliste Salomé Saqué. Gérard Depardieu, Frédéric Beigbeder, Alain Finkielkraut, Michel Houellebecq, Patrice Jean, Pascal Bruckner, David Lisnard et Pascal Praud y sont envoyés et partagent un dortoir. Des liens se créent, même si certaines tensions éclatent entre Houellebecq et Praud, le premier reprochant au second de monopoliser la parole. Bientôt, la petite bande s’agrandit, avec l’arrivée de Cyril Hanouna et celles, dans le dortoir adjacent, d’Eugénie Bastié, Élisabeth Lévy, Sonia Mabrouk, Maïwenn, Catherine Deneuve, Samantha Geimer, Peggy Sastre et Dora Moutot (3). Elles sont accueillies en grande pompe par Frédéric Beigbeder, qui retrouve le sourire.

J + 90 Sandrine Rousseau accuse Volodymyr Zelensky de masculinité toxique et suspend les livraisons d’armes à l’Ukraine, pays devenu dangereusement nationaliste. Quelques jours plus tard, les chars russes déboulent sur l’Alsace-Lorraine. L’état-major français attend l’autorisation de déployer ses forces terrestres et d’attaquer les positions ennemies avec des hélicoptères de combat. Problème : la présidente est en congé menstruel. Les chars avancent donc sans opposition jusqu’à la banlieue parisienne, où ils restent bloqués dans des embouteillages et rencontrent des heurts avec des supporters anglais. Quelques soldats russes entreprennent de prendre le RER, mais la circulation est perturbée par des JUILLET-AOÛT 2023

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mouvements sociaux. Finalement, malgré la pétition d’un collectif de professeurs d’histoire-géo (« Signez si vous pensez que les États-Unis ne devraient pas jouer aux gendarmes du monde ») et les réserves de Sandrine Rousseau (« L’Otan est une construction phallique »), les ÉtatsUnis entrent en guerre et libèrent l’Europe.

J + 95 Dans le camp de confinement rééducatif, la vie suit son cours. Gérard Depardieu est déprimé par la nourriture strictement végétarienne servie à la cantine, mais les autres captifs sont heureux. Pascal Bruckner et Catherine Deneuve, amoureux, partagent un lit superposé. Frédéric Beigbeder courtise assidûment Élisabeth Lévy, mais il fait face à la concurrence de David Lisnard, lui-même sujet aux avances de Maïwenn, elle-même convoitée par Pascal Praud, lequel plaît bien à Dora Moutot. Contre toute attente, Cyril Hanouna réussit à convaincre Alain Finkielkraut (les deux hommes ne se quittent plus) de devenir, lorsqu’il sera libéré, chroniqueur dans Touche pas à mon poste ! et de se verser des nouilles dans le caleçon. Tous les prisonniers ont l’espoir d’être bientôt relâchés car Sandrine Rousseau l’a promis : une fois que l’égalité réelle aura été atteinte, que nos institutions auront été décolonisées et que le peuple français aura guéri du conditionnement problématique dont il souffre, l’autoritarisme n’aura plus sa place. 1. Par souci d’économie d’espace, nous n’aurons dans la suite du texte recours ni à l’écriture inclusive ni au langage inclusif (« toutes et tous, celles et ceux, Ukrainiennes et Ukrainiens… »). Exceptionnellement, nous appliquerons une règle un peu particulière, qu’il faudrait peut-être généraliser car elle est aussi inclusive que l’écriture inclusive mais plus simple : nous postulerons l’existence d’une forme neutre, alignée grammaticalement sur la forme masculine, permettant d’inclure à la fois hommes et femmes. 2. Mathieu Kassovitz était le deuxième choix de Sandrine Rousseau, après Antoine Griezmann. 3. Le Royaume-Uni n’accède pas à la demande française d’extradition de J.K. Rowling.

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Travailler avec un collègue woke Quentin Périnel

«

Indignez-vous ! », conseillait en 2010 Stéphane Hessel dans un bouillonnant petit essai. Un immense succès vendu à plusieurs millions d’exemplaires. Treize années plus tard, on observe assez aisément qu’il a été entendu… Les raisons de s’indigner semblent n’avoir jamais été aussi nombreuses. Tantôt ces raisons semblent légitimes, tantôt elles semblent absurdes voire grotesques. Le courant woke a érigé le titre de l’essai susmentionné en véritable mantra. Indignez-vous sans cesse, partout, et pour n’importe quoi. Faites-vous le défenseur de toutes les minorités possibles et imaginables. Indignezvous pour des causes multiples avec ardeur. Il arrive même que certains défendent une minorité… qui n’avait jamais Quentin Périnel est journaliste songé elle-même à s’indigner ! Cela n’est pas et chroniqueur au Figaro. tout le temps vrai, mais observons que, parfois, Il anime l’émission Le Talk décideurs les lanceurs d’alerte woke s’indignent pour des sur Figaro Live. causes qui sont aux antipodes de leurs propres [email protected] vies. Ils s’indignent pour des causes dont ils connaissent à peine les réalités et les coulisses. Le monde de l’entreprise est un univers dans lequel le wokisme s’est désormais installé. Croiser un collègue woke chaque jour au bureau est devenu tout à fait banal. Si vous deviez, un jour, le côtoyer, voici quelques précieux points à savoir le concernant, nécessaires à une bonne cohabitation. JUILLET-AOÛT 2023

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LE BÊTISIER DU WOKISME

Le collègue woke aime se renouveler en permanence : à chaque jour son nouveau combat. Il va sans cesse vous surprendre par son inventivité. Il est totalement accro aux pétitions en ligne et possède un talent hors pair pour dénicher au quotidien de nouvelles indignations auxquelles personne n’avait pensé avant lui. Ces trouvailles le rendent très fier. Il lit en permanence des blogs et autres publications que signent d’autres woke, comme lui. Il avale tout cela d’un appétit insatiable et il a très bonne mémoire. Si tout va bien, vous devriez recevoir une dizaine de mails par semaine de votre fameux collègue, qui aimerait être certain que vous soyez sensibilisé à tous ces sujets précieux qu’il défend avec ardeur ! « Tu as vu passer mon mail de ce matin ? – Celui qui concerne la réunion de cet après-midi ? Oui bien sûr ! – Non, celui qui concerne la sauvegarde des lapins nains de Papouasie du Nord. » C’est en effet infiniment plus important. Sachez par ailleurs que votre camarade n’est pas doté du moindre sens de l’humour – il l’a perdu en menant ses multiples combats – et qu’il est extrêmement premier degré. Exemple : il est quasiment certain qu’en lisant ces lignes – malgré leur ton objectivement caricatural et humoristique que vous avez probablement déjà décelé –, votre collègue woke ne puisse pas détendre sa mâchoire ne serait-ce qu’une microseconde : on ne plaisante pas à propos des sujets sérieux. D’autant que c’est un ultrasensible. Victor Hugo a écrit que « la conscience est un instrument de précision d’une sensibilité extrême ». Cela ne s’invente pas : votre camarade woke se revendique justement comme être de conscience ; le gardien de toutes les humanités. Vous imaginez la charge émotionnelle qu’il doit endurer en permanence… Mais le bien-être de ses propres collègues passe-t-il avant celui des lapins nains de Papouasie du Nord ? Posez-lui la question. Il fallait s’en douter, le woke est extrêmement politique. Selon une étude très méticuleuse menée par un organisme indépendant en collaboration avec mon instinct, 98 % des woke sont des sympathisants de gauche ou d’extrême gauche biberonnés à la matinale de France Inter. Ils ont étudié les sciences politiques ou la sociologie. Mais il existe également des profils plus intéressants : le diplômé d’école de commerce prestigieuse qui a commencé sa carrière dans les métiers de la finance… et qui désormais est un « repenti ». Ces repentis sont de plus en plus nombreux. Les éléments de langage sont souvent similaires : ils auraient pu suivre une carrière toute tracée, gagner infiniment d’argent… mais ils ont eu un déclic. Celui de bien faire, de « trouver du sens » et de sauver le monde. 18

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TRAVAILLER AVEC UN COLLÈGUE WOKE

Ils montent ainsi des associations et se transforment en « gourous » des réseaux sociaux, s’offusquent en permanence dans des posts LinkedIn qui cumulent des dizaines de milliers de vues. Quel courage ! Les meilleurs repentis sont ceux de la tech. Après avoir gagné des millions chez Facebook ou Amazon, ils se rendent compte qu’ils se sont mal comportés et deviennent des Calimero professionnels qui revendiquent leur mea culpa dans des « talk » inspirants et larmoyants.

Un justicier implacable Chacun connaît Zorro, le justicier rusé et masqué. Le renard qui fait sa loi. Notre woke aussi se considère comme un justicier implacable, comme un arbitre des élégances et du savoir-vivre au bureau. Sauf qu’il ne porte pas de masque. Son ennemi public numéro un ? Le « boomerréac » qui a eu la belle vie sans se soucier de tous les sujets qui agitent le wokisme aujourd’hui ! Vous êtes un mâle blanc hétérosexuel de plus de 50 ans et possédez une voiture Diesel de marque allemande ? Tremblez ! « Worro », le woke du bureau, se prend très au sérieux – avec des lubies de vocabulaire et une kyrielle de tics de langage, dit-il, toujours plus inclusifs ! Déconstructivisme, appropriation culturelle, intersectionnalité, transracialisme, adelphité… et la sacro-sainte cancel culture  ! Selon une étude consacrée à cet épineux sujet – réalisée par Havas Paris et l’IFOP en décembre 2021 –, l’entrée du wokisme dans le monde de l’entreprise n’est plus au stade de la supposition. Les « éveillés » – traduction en français de woke – sont bel et bien dans les murs du bureau. Mieux : selon cette étude, les concepts associés à la dynamique woke bénéficient d’une notoriété croissante auprès des salariés du privé : le terme est reconnu comme familier par 28 % des personnes interrogées, contre 14 % du grand public en février 2021, tandis qu’une majorité d’entre elles ont entendu parler d’écriture inclusive, de culture du viol, ou encore de racisme systémique. L’étude révèle également que la compréhension de ces phénomènes demeure faible puisque seuls 12 à 37 % des salariés connaissent les mots et concepts cités précédemment : le degré de connaissance varie ainsi fortement en fonction du niveau de diplôme et de l’ancrage géographique. Les actifs qui travaillent à Paris ou en région parisienne et/ou qui œuvrent pour un groupe international ont une meilleure appréhension de ces concepts. L’âge et le genre des salariés ont également leur importance. Si vous voulez vous faire une petite idée de la place qu’occupe le wokisme JUILLET-AOÛT 2023

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dans votre propre entreprise, vous pouvez sonder en interne… Si vous vous sentez l’âme d’un sociologue corporate ! Quelques exemples qui illustrent cette entrée du wokisme dans le capitalisme ? Le géant Google, aux États-Unis, propose de recenser les commerces tenus par des AfroAméricains. Le danois Lego a quant à lui inauguré des figurines aux couleurs LGBT+. Et la France, dans tout cela ? Pour le moment, les initiatives se font plus rares. Elles existent néanmoins… et ont fait des vagues ! En 2020, pendant une période de manifestations antiracistes, L’Oréal a banni les termes « blanc », « blanchissant » et « clair » des emballages de ses produits. L’enseigne Decathlon a quant à elle innové en commercialisant un hijab de running… Revenons à notre bureau. N’espérez pas avoir un brin de répit : votre camarade woke est alerte, a l’oreille qui traîne en permanence, et est en mesure de juger la totalité de vos faits et gestes. Ainsi, si vous arrivez au bureau de bon matin en observant que, selon vous, il y a de plus en plus de rats à Paris, qu’ils se gênent de moins en moins pour sortir leur museau – y compris en pleine journée – et que c’est terrible, il vous rétorquera qu’il est insupportable de stigmatiser ainsi les surmulots, et qu’il est urgent, au contraire, de trouver une organisation pérenne qui permette de cohabiter avec ceux qui, décidément, sont une chance pour Paris et son attractivité. Il pense par ailleurs que la façon dont sont considérées les souris dans l’enceinte de l’entreprise est honteuse : il faudrait en effet les traiter avec élégance et leur servir le goûter chaque jour, ce qui aurait pour effet d’améliorer la cohésion sociale en interne. Si vous avez le malheur de raconter, à la machine à café – espérons que la traçabilité du café soit impeccable –, que vos enfants adorent Babar, il prendra un air effaré en vous expliquant dans quelle mesure il est scandaleux de faire lire Babar à vos enfants, sachant qu’il a été prouvé que le pachyderme et l’ensemble de sa famille sont des immenses fachos, royalistes et racistes. S’il vous vient l’idée extravagante – même si c’est peu probable – de déjeuner avec lui, vous vous rendrez très rapidement à l’évidence : c’est chose impossible, pour mille raisons. Aucun restaurant n’est assez inclusif et respectueux de l’humanité pour lui. Mais la première raison est la plus importante. Il ne mange rien, ni viande ni poisson, puisqu’il n’est évidemment pas un criminel. Les légumes ne sont pas envisageables non plus dans la mesure où, même s’ils sont bio, ils ont été forcément traités par des produits toxiques imaginés par des firmes assassines. Par ailleurs, il est indécent, aujourd’hui, de manger des fruits et légumes qui ont été récoltés à plus de cinq kilomètres à la ronde. Le tofu n’est pas 20

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une solution puisqu’il s’agit évidemment d’une appropriation culturelle. Un avocado toast peut-être ? Bien sûr que non : les avocats viennent de beaucoup trop loin. Un verre de vin ? Certainement pas, pour des raisons évidentes… Avant de vous lancer dans cette mission impossible du déjeuner, é­pargnez-vous souffrance et perte de temps. Contentez-vous d’un verre d’eau à la fontaine. Quoique : vous avez intérêt d’être muni de votre gourde écoresponsable et pas d’un verre jetable au risque de vous faire réprimander pendant dix minutes.

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Au Pal toqué, la cuisine en folie Emmanuelle Hénin

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otre guide gastronomique a découvert pour vous le Pal toqué, nouveau restaurant équitable : le.a chef.fe est non binaire et a choisi iel-même ses serveurs et ses serveuses, ses plongeurs et ses plongeuses, ses marmitons et marmitonnes, ses sommeliers et sommelières, ses commis et commises, en respectant les quotas de racisé.e.s et non-racisé.e.s, de cis- et de trans-, de valides et de non-valides, de gros.se.s et de maigres, de petit.e.s et de grand.e.s, etc. Le projet de l’établissement, signataire de la charte Diversité, égalité, inclusion, est d’imposer, à terme, les mêmes quotas aux client.e.s, mais cela ne sera possible sans faire faillite que dans une humanité régénérée. « Équi-table », cela signiEmmanuelle Hénin est professeure fie aussi, comme son nom l’indique, que les de littérature comparée à la Sorbonne. tables sont en forme de fer à cheval, et qu’une Dernier ouvrage publié (dir.) avec enquête a été diligentée sur chaque ingrédient Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri utilisé pour vérifier qu’aucune forme de microTavoillot : Après la déconstruction. agression n’a été commise sur des humains, des L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023). animaux ou des végétaux, d’un bout à l’autre [email protected] de la chaîne identitalimentaire. Ce restaurant inclusif propose en outre de réserver des places aux rats et aux punaises de lit, qui sont d’abord des commensaux – comme l’ont judicieusement rappelé des élus strasbourgeois – et à ce titre appelés à partager la table des humains. Enfin, le.a chef.fe, Éden Paradise, a fourni un effort particulier

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pour lutter contre la « blanchité alimentaire » inhérente à la culture française, susceptible de « renforcer la blanchité comme culture raciale dominante » (Mathilde Cohen, chercheuse au CNRS), afin de décoloniser cette cuisine raciste cis-hétéronormée. La spécialité de la maison est bien entendu le wok, cet ustensile utilisé depuis deux mille ans en Asie, et découvert récemment en Europe au gré de l’impérialisme culinaire chinois, qui opère cependant sur un mode plus doux que l’impérialisme des universités américaines. Les mots wok et woke, voisins dans le dictionnaire et sur le point d’entrer dans celui de l’Académie française (qui en est précisément à la lettre w), reflètent bien la situation de l’Europe, prise en étau entre deux colonialismes culturels. Tous deux présentent des convergences intéressantes : le mot wok signifie « chaudron » en cantonais, un chaudron tout désigné pour la chasse aux sorcier.ère.s, spécialité woke. Rien de tel pour cuisiner les nouilles, faire revenir les andouilles ou mijoter les dindes, et les faire ainsi passer aux aveux à petit feu. Éden a appris son métier à Berlin, ville de toutes les avant-gardes, auprès de Sophia Hoffmann, cheffe et autrice de Vegan Queens (1). Lors de la Marche des femmes à New York, Sophia défile avec un Knödel aux épinards dans chaque main pour protester contre les discours haineux de l’extrême droite, et plus encore contre les discours laineux qui discriminent les brebis par rapport aux moutons. Sophia a étudié la bible de la cuisine intersectionnelle, œuvre de l’activiste Carol J. Adams : La Politique sexuelle de la viande. Une théorie critique féministe végétarienne, parue en 1980. Comme l’explique Adams – ce matronyme est tout un programme, impliquant de revenir à l’innocence de nos premiers marents –, dans la société hétéropatriarcale consommatrice de viande, les femmes et les animaux subissent la même oppression, ni les unes ni les autres ne pouvant disposer de leur propre corps. La jeune mère allaite comme une jument – insupportable rappel de sa condition corporelle – et, symétriquement, l’insémination forcée des vaches relève de la culture du viol. Éden s’est rendu.e aux États-Unis, où de multiples cafés et restaurants féministo-anarchistes ont été ouverts dès les années quatre-vingt, donnant naissance au fooding. Ce terme purement français – comme le jogging et le parking – a été promu par Frédéric Mitterrand pour « défendre une gastronomie moins intimidante, à la portée de tous ceux qui veulent cuisiner et se nourrir de façon moins empesée ». Le fooding est à la gastronomie ce que la Fête de la musique est à la musique : formé par amalgame de food et de feeling, il vise à démocratiser la cuisine, à effacer toute hiérarchie entre le chateaubriand au foie gras et le burger-frites, entre la forêt-noire et le donut au beurre de JUILLET-AOÛT 2023

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cacahouètes. À la graphie fooding, nous préférons toutefois foudingue, à la tonalité anarchiste plus affirmée, le foudingue concernant tou.te.s cell.eux qui entendent se libérer de la stigmatisation décrite par Michel Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique. Dans cet esprit, notre guide culinaire recommande particulièrement le wok végétarien au tofo.lle.u, ou encore les falafolles, une recette authentique d’Émilie Bouvier. Au nom du genre à la fois assigné et ressenti de l’autrice, le lecteur voudra bien pardonner la grossièreté de celle qui défend ardemment les trois piliers de la culture queer : « la bouffe, le cul et le verbe ». « […] les falafolles sont des falafels aux herbes folles : audelà des pois chiches, on trouve de la coriandre exubérante, de l’épinard hystéro, du persil plat comme un décollement de racines loupé et des cébettes faussement connasses qui se mêlent aux zestes zélés et acerbes du citron. Bref, une recette qui rend hommage à la grande follasse ou la vieille tata que nous sommes toutes et tous d’une manière ou d’une autre. (2) » Néanmoins, le.a chef.fe propose encore quelques plats de viande et de poisson, étant entendu que nul animal n’est cuisiné sans son consentement explicite, recueilli devant notaire. Parmi les spécialités favorites figurent les moules identitaires, bien roulées et bien moulées sur le même modèle, plongées dans un bouillon de culture bien-pensante obtenu à partir de l’eau du Yale Reservoir, au pied de l’université du même nom, qui offre un cursus complet en minority studies. Le destin de la moule, qui ne peut ni se détacher de son rocher ni s’ouvrir sans mourir, illustre celui des minorités victimisées. Pour continuer avec les produits de la pêche, nous recommandons les sardines Ruisseau, préparées en ajoutant beaucoup d’huile sur le feu et accompagnées d’une purée déconstruite. Réservées aux palais aguerris, ces sardines crépitent dans la bouche comme autant de tirs de projectile lors d’une manifestation d’éco-activistes. Nous suggérons aussi les acras de morue, recommandés par Mélenchon dans le cadre de la créolisation heureuse. Parmi les nourritures carnées, nous avons apprécié la langue de vipère en gelée, cuisinée à partir des haines cuites et recuites et autres ressentiments anti-occidentaux, ou encore la cervelle de moineau, préalablement décérébrée par un cursus complet à l’université Evergreen, à l’herbe toujours verte. Si l’on a moins d’appétit, on pourra déguster une omelette ou une femmelette, un choix rendu indispensable par la constitu24

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tionnalisation de la parité homme-femme. Les œufs sont toujours pondus par des poules, mais, celles-ci étant de plus en plus conscientisées, la Silicon.ne ­Valley travaille activement à inséminer des coqs à utérus, afin que le fardeau de la couvée soit mieux partagé.

Desserts inclusifs Il est temps de passer aux desserts, et en la matière, le.a gastronome ne sera pas déçu.e. Un important effort a été fourni pour épurer le vocabulaire et bannir nombre de termes offensants de la nomenclature pâtissière. À commencer par le paris-brest, inventé en 1909 par le pâtissier Louis Durand en hommage à la célèbre course de vélo, d’où sa forme de roue de bicyclette. Cette dénomination franchouillarde, fleurant le terroir et puant le machisme du cycliste mâle blanc, a été remplacée par le nom plus inclusif de « Grand Prix de formule 1 Abu Dhabi », les pays du Golfe étant l’avenir des droits humains. La recette est la même, mais le ressenti du goûteur est flatté par la satisfaction de ne pas s’aliéner aux stéréotypes occidentaux. Peu de temps avant l’invention du paris-brest, la tarte Tatin avait été popularisée par les sœurs du même nom, dans leur restaurant de LamotteBeuvron. Selon les chroniques du temps, Stéphanie Tatin avait fait tomber sa tarte et la servit à l’envers pour masquer sa bévue. En occultant cette véritable histoire, la tradition a invisibilisé les deux sœurs Tatin, tout comme, au dire de nombreux spécialistes éveillés, Balzac, Flaubert ou Tolstoï ont invisibilisé les héroïnes de leurs romans respectifs, La Duchesse de Langeais, Madame Bovary et Anna Karénine. La désormais « tarte Tatin.e », toujours sujette à tomber du mauvais côté, est une belle allégorie de la nécessité de renverser les hiérarchies, de la revanche des dominés sur les dominants. Quant à la crème également renversée, on la préférera cuisinée au lait d’ânesse du Dharamsala bio. Le troisième dessert qu’il a fallu rebaptiser est le nègre en chemise, renommé le « racisé en T-shirt non racisé ». En effet, le nom d’origine était doublement inadéquat ; non seulement parce que le mot en n doit être effacé de la langue et de la littérature (Les Dix Petits Nègres sont ainsi devenus Ils étaient dix et Le Nègre du Narcisse, Les Enfants de la mer), mais aussi parce que la chemise est une pièce de vêtement trop réactionnaire et trop majoritaire : sous l’Ancien Régime, elle était portée dans toutes les couches de la société, tous dormant d’ailleurs dedans avant l’invention du pyjama. En outre, la chemise, sauf à la porter devantJUILLET-AOÛT 2023

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derrière et les boutons arrachés, empeste l’ordre patriarcal, par rapport au T-shirt qui se prête aux déformations les plus impertinentes. Le racisé en T-shirt non racisé traduit parfaitement la condition du non-Blanc contraint de s’envelopper de blanchité pour avoir les mêmes droits que les Blancs. Cependant, l’appréciation de ce dessert exige une génuflexion préalable, en mémoire des millions d’Aztèques exterminés pour rapporter en Europe le précieux « xocolatl » lors de leurs guerres coloniales – ce qui le rend encore plus amer et nécessite d’autant plus de sucre. Bien qu’il soit tout autant suspect d’appropriation culturelle, on recommande le fondant au chocolat mi-queer, à déguster à la petite queeyère pour laisser s’exprimer « son côté dirty et slirty et voir la vie en cuir » (dixit sa créatrice). Le mi-queer est au fondant classique ce que le punk gothique est au smoking-nœud pap : une variante déconstruite et libérée des carcans biscuits et cis-cuits. En sortant du four, il dégouline encore de bons sentiments. Enfin, pour celleux qui aiment les fruits, deux choix sont disponibles : la pastèque EELV et le.a mandarin.e universitaire. Si la cucurbitacée avance masquée (rouge dedans, verte dehors), du moins tant qu’on ne l’a pas ouverte, l’agrume est au contraire entièrement orange et affiche la couleur de très loin ; on le reconnaît au flot de paroles sucrées dont il est constamment arrosé. Éblouis par cet arc-en-ciel culinaire, nous interrogeons Éden Paradise sur ses projets. Trois principales voies s’ouvrent à la cuisine écoféministoresponsable, explique-t-iel : cuire à la cocotte le mâle cis-occidental, ce qui aurait l’avantage de remédier à la fois à l’oppression systémique et à la surpopulation humaine, tout en réhabilitant une coutume autochtone trop longtemps combattue par les valeurs coloniales : l’anthropophagie. Une deuxième voie, plus radicale, consiste à renoncer à toute nourriture offensante, fût-ce le cannibalisme vertueux, et à se contenter de brouter l’herbe avant de se laisser soi-même dévorer par un lion, de préférence par une lionne. Peut-on imaginer mort plus écopoétique ? La troisième solution est résolument du côté du progrès technique : c’est l’alimentation transhumaniste. D’ingénieux.ses ingénieur.e.s ont mis au point une boisson, le Soylent, qui couvre tous les besoins nutritionnels de l’humain.e et le.a libère de la contrainte de se nourrir. Mais qui dit fin du repas dit fin du restaurant et de la convivialité, soupire Éden. Moralité : trop de conscientisation tue la conscience, et trop de saveurs tue celle de l’existence. 1. Sophia Hoffmann, Vegan Queens. Neue Rezepte und fantastische Küchengeschichten aus Sophias veganer Welt, ZS Verlag, 2023, non traduit en français. 2. Émilie Bouvier, Braise-moi. Manuel de cultures queer dans la cuisine, Hétéroclite, 2018.

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Foucault et Derrida étaient-ils woke ? Réflexion sur une controverse Paul-François Paoli

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e wokisme a-t-il été inspiré par la French theory, cette constellation de penseurs français qui ont connu une grande influence dans les années soixante-dix ? Leurs noms sont très célèbres chez nous et outre-Atlantique, aussi peu ou mal lus soientils. Citons, pour les principaux : Michel Foucault et Jacques Derrida. Et aussi dans une certaine mesure des gens aussi différents que Gilles Deleuze ou Jean-François Lyotard, l’auteur de La Condition postmoderne en 1979. Ces penseurs, dont les travaux ont ren­ Paul-François Paoli est écrivain, chroniqueur et journaliste. contré un grand écho sur les campus amériDernier ouvrage publié : Au pays cains, voici plus de cinquante ans, avaient en des rivières (Bartillat, 2022). commun de mettre en cause un certain récit autocentré de l’Occident sur lui-même que le terme d’« humanisme » pourrait définir. Rompant complètement avec la vision existentialiste de Sartre et de Camus qui avaient mis la conscience et la liberté au cœur de leur vision de l’homme, ils poursuivaient, à leur manière, le travail de déconstruction des penseurs qualifiés de « structuralistes », notamment Claude Lévi-Strauss et Jacques Lacan. Pour ces derniers, dont les œuvres JUILLET-AOÛT 2023

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ont influencé l’ethnologie et la psychanalyse, ce que nous croyons être notre liberté est surdéterminé par un ensemble de conditions préétablies qui en infléchissent le cours, bien souvent à notre insu. De même que « l’inconscient est structuré comme un langage » (Lacan), toute société, qu’elle soit primitive ou très avancée, obéit à des lois symboliques dont nous n’avons pas toujours conscience, par exemple les structures de la parenté et l’interdit de l’inceste. Autrement dit, ce que nous croyons être notre fait nous échappe en grande partie. Nous croyons être les sujets de notre propre destin alors que nous en sommes en partie les jouets. Cette forme de pensée va se retrouver, à certains égards, chez Michel Foucault, même s’il n’acceptera jamais d’être qualifié de «  structuraliste  ». Pour Foucault, l’histoire n’est pas un processus linéaire, comme chez Hegel et Marx, où la raison progresse par étapes jusqu’à ce que l’humanité accède à la maturité, mais une série de séquences et de ruptures épistémologiques qui n’ont pas forcément de lien entre elles, ni de finalité ultime. L’une d’entre elles se situe, selon Foucault, au XVIIe siècle de Descartes et Bossuet. Une certaine conception de la raison qui s’ébauche tout particulièrement en France à travers la montée en puissance de l’État va ordonner une formidable machine à exclure à l’encontre de ceux qui n’entrent pas dans son cadre : fous, déviants, anormaux, pervers. Plus tard, le XIXe siècle bourgeois et industriel va poursuivre ce processus de rationalisation marqué par une vision hygiéniste de la sexualité. Toutes les institutions, et en premier lieu les univers psychiatrique et carcéral, sont habitées par une obsession du contrôle des corps et des mœurs. L’ordre social, loin d’accéder à la transparence promise par les Lumières, devient un formidable champ de forces et de dominations qui traversent tous les pouvoirs et tous les savoirs. Si cette conception a été très fortement contestée, notamment par Marcel Gauchet qui la récuse de fond en comble, elle n’en a pas moins eu un énorme impact. De son côté, Jacques Derrida, contemporain de Foucault, va plus loin encore. Marqué par la pensée de Heidegger, il entreprend, ni plus ni moins, une « déconstruction » de la rationalité occidentale en prétendant montrer que celle-ci, notamment à travers la métaphysique grecque, est construite sur une série de disparités qui excluent non seulement les enfants ou les fous mais aussi les femmes. Le « phallogocentrisme », notion inventée par Derrida, est cette vision du monde androcentrée qui fait de l’autre, la femme ou, plus tard, l’indigène, une sorte de sous- ou de para-humanité. Toutes nos identités, celles qui ont trait à la race et au sexe notamment, seraient construites implicitement ou explicitement sous une forme hiérarchique. Le propre de ces penseurs 28

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est, en quelque sorte, d’avoir démystifié une conception naïve et linéaire du progrès et contribué à désenchanter l’Occident qui se pensait, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, comme le centre du monde civilisé. Il n’est pas contestable qu’ils ont contribué, chacun à leur manière, à affaiblir la croyance de l’Occident en sa vocation à incarner l’universel.

L’Occident, une civilisation mortifère ? À partir de ce constat, peut-on affirmer qu’ils ont fortement contribué à engendrer une mentalité qui se répand depuis une vingtaine d’années dans les universités américaines et en Angleterre, et qui fait de l’Occident, prétendument raciste, sexiste et colonialiste, une civilisation mortifère ? C’est notamment la thèse de la journaliste britannique Helen Pluckrose et de l’universitaire américain James Lindsay qui ont récemment dénoncé l’influence des penseurs français dans cette « destruction des Lumières » (1). Une thèse abrupte et, à certains égards, simplificatrice que critique le philosophe Jean-­François Braunstein dans son dernier essai à charge, La Religion woke (2), où il montre que cette idéologie qui semble pour l’instant circonscrite à l’Occident s’est avant tout abreuvée aux sources d’un protestantisme américain étranger aux penseurs de la French theory : « Au-delà de cette récente histoire militante, le terme woke a surtout le mérite d’évoquer la grande tradition des “Réveils religieux” protestants (awakenings) qui ont agité les colonies américaines puis les États-Unis aux XVIIIe et XIXe siècles. Il semble légitime de faire un lien entre les woke actuels et les protagonistes de ces “Réveils protestants”. » On voit mal, en effet, comment un Foucault qui se réclamait de Nietzsche et de son immoralisme pourrait se rattacher, de près comme de loin, à une sensibilité aussi victimaire et inquisitoriale. Le propos de Foucault n’est pas de dire le bien et le mal mais de décrire la nature disséminée des rapports de pouvoir. Il ne dénonce jamais les « méchants » ou une catégorie de population particulière, comme le font ceux qui, depuis l’affaire George Floyd, usent d’un langage métareligieux en faisant de « l’homme blanc » l’origine d’un péché sans rédemption ni salut. JUILLET-AOÛT 2023

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Nonobstant, tout n’est pas indiscutable dans le livre de Jean-François Braunstein qui minimise, selon nous, l’importance décisive que la pensée de Foucault a eue sur l’élaboration du thème du genre, le cœur même, comme il le souligne, de la revendication woke. Il est loin d’être fortuit, par exemple, que la philosophe américaine Judith Butler, une des papesses du mouvement LGBT, se soit tout particulièrement référée à Foucault dans Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, un des livres cultes des féministes radicales (3). Dans ce pensum sophistiqué jusqu’à l’abscons où la « pensée française » des années soixante est convoquée, de Lacan à Julia Kristeva en passant par D ­ errida et Lyotard, la militante lesbienne se réclame tout particulièrement de l’auteur de l’Histoire de la sexualité pour déconstruire les identités sexuelles. « Si je dis que je suis un homme ou une femme, je le suis », écrit celle pour qui le langage et les pratiques sexuelles qui en découlent définissent exclusivement ce que nous sommes. Chez Michel Foucault, aussi, on ne naît ni homme, ni femme, ni homosexuel, ni hétéro­sexuel, on le devient concrètement au travers d’une relation sexuelle qui est toujours une relation de pouvoir. C’est la subjectivité, mais une subjectivité fluante et sans point fixe, qui constitue l’essentiel d’une identité qui, parce qu’elle est complètement indépendante de notre sexe organique, peut se transformer à vau-l’eau, au gré des circonstances. De fait, aux États-Unis où il faisait de longs séjours, ­Foucault ne dissimulait pas sa fascination pour les phénomènes transgenre et queer (4). Comment contester le lien entre la dissolution des identités à laquelle il aspirait, à commencer par la sienne (« Ne me demandez pas qui je suis »), et ceux qui affirment que toutes les identités de genre sont « construites » et donc aléatoires. C’est en particulier le cas chez un théoricien comme Paul B. Preciado, ex-Beatriz, qui est aujourd’hui le philosophe « transgenre » le plus en vue dans des médias comme Libération, L’Obs ou Le Monde et qui se définit lui-même comme « héritier » de Michel Foucault. Le parcours de ce « chercheur » consacré par le Centre Pompidou, où il a fait des conférences en 2020, est suffisamment emblématique pour qu’on s’y arrête. Auteur de plusieurs essais, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique (5), Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia (6) ou encore récemment Dysphoria mundi (7) dont les graphorées rappellent le style indigeste et branché de L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari en 1972, Preciado défend l’idée d’une mutation ­anthropologique 30

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qui dépasserait définitivement la « binarité hétéronormée ». Il est urgent d’en finir avec cette maudite différence sexuelle, maudite parce qu’inégalitaire mais qui constitue, ni plus ni moins, un des fondements de notre humanité. Échantillon choisi de la prose de celui que certains considèrent comme un génie futuriste : « Nous sommes face à un nouveau type de capitalisme chaud, psychotropique et punk. […] Suivez-moi : la mutation du capitalisme à laquelle nous assistons se caractérise non seulement par la transformation du sexe en objet de gestion politique de la vie comme Foucault en avait eu l’intuition dans sa description biopolitique de nouveaux systèmes de contrôle social mais aussi par le fait que cette gestion s’effectue à travers les nouvelles dynamiques du technocapitalisme avancé. (8) » Preciado, qui avant son changement d’identité se prénommait Beatriz, en 2010, poursuivait par une apologie de la technoscience qui est à même de générer une posthumanité que les transhumanistes n’hésitent pas à appeler « augmentée » : « Si la science est la nouvelle religion de la modernité c’est par sa puissance performative : elle a la capacité de créer et pas simplement de décrire la réalité. La grande réussite de la science contemporaine est de transformer notre dépression en Prozac, notre masculinité en testostérone, notre érection en Viagra, notre sida en trithérapie. » En 1966, Michel Foucault concluait son maître livre Les Mots et les Choses par le thème de la « mort de l’homme » au sens générique du terme. « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues, alors on peut parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. » JUILLET-AOÛT 2023

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Pour Foucault comme pour Deleuze, l’homme, au sens que les humanistes ont donné à ce mot depuis la Renaissance, est une création historique en passe d’être périmée. Avec Preciado ou d’autres, qui sont adeptes des permutations d’identité en tout genre, nous avons déjà un pied dans la posthumanité. Le propre d’une certaine aberration woke est, en fin de compte, d’agréger des thématiques incompatibles entre elles. D’un côté, on stigmatise la technoscience qui, selon les écologistes antimodernes et les féministes radicales, détruit la nature, et de l’autre, on nie la dimension naturelle de l’humanité en refusant la complémentarité anatomique et organique des sexes masculin et féminin.

Le mouvement woke, usine à gaz libertaire, tyrannique, incohérente Comment peut-on à la fois être futuriste comme Elon Musk et archaïque comme Sandrine Rousseau qui fait l’apologie des « sorcières », préférables aux ingénieurs ? De son côté, Paul B. Preciado est tout à la fois le thuriféraire virtuose de Foucault et le disciple de Derrida, deux penseurs qui sont, à certains égards, incompatibles, même si on les associe de manière automatique. En effet, quand Foucault, avec Deleuze, acquiesce à la dynamique futuriste d’une technoscience qui transforme l’humanité, Derrida proclame que la technique est potentiellement criminelle et prédatrice. Dans L’Animal que donc je suis, son dernier essai (9), Derrida établit un lien entre notre relation de domination à l’animal et toutes les formes de pouvoir de l’homme sur l’homme. L’animal est le grand exclu du langage et de la rationalité et Derrida ira jusqu’à évoquer la notion de « génocide » concernant le martyre des animaux sacrifiés dans les abattoirs. « De quelque façon qu’on l’interprète, quelque conséquence pratique, technique, scientifique, juridique, éthique ou politique qu’on en tire, personne aujourd’hui ne peut nier cet événement, à savoir les proportions sans précédent de cet assujettissement de l’animal. Cet assujettissement dont nous cherchons à interpréter l’histoire, nous pouvons l’appeler violence […] même quand la violence se pratique le plus souvent au service de l’animal humain […] Personne ne peut davantage dénier sérieusement la dénégation. » 32

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FOUCAULT ET DERRIDA ÉTAIENT-ILS WOKE ? RÉFLEXION SUR UNE CONTROVERSE

Ce que Derrida soutient ici, c’est qu’une certaine rationalité en Occident, notamment à partir de Descartes, s’est construite sur la négation de cette animalité que nous partageons avec ces espèces que nous côtoyons au quotidien, chiens, chats, oiseaux, etc. mais dont nous avons longtemps pensé qu’elles étaient dépourvues de raison. Une négation qui est aussi une manière de minimiser ou de sous-estimer toute une part de nous-mêmes. « Animal humain », écrit Derrida. Nous sommes bel et bien, nous aussi, des animaux ! Des animaux humains. Puisque c’est le cas, comment ne serions-nous pas héritiers d’une nature à la fois biologique et organique qui existe indépendamment de notre subjectivité ? Or cette notion de nature est complètement occultée chez les adeptes de Foucault, de Butler ou de Preciado pour qui nous ne sommes avant tout que langage, histoire et culture, rapports de pouvoir et de domination. Le paradoxe de ces gens qui incriminent l’Occident du matin au soir est qu’ils en sont l’émanation la plus flagrante car il n’y a qu’en Occident que l’on a, à ce point, hypostasié le langage et l’abstraction au détriment du corps. Aristote concevait l’homme comme un mixte d’animalité et de divin. Les postmodernes du cauchemar qui s’annonce prétendent se délivrer de tout un pan de l’humanité – ce que l’on appelait jadis l’« instinct » ou la nature –, tout en divinisant la technique et l’univers virtuel. Bienvenue dans un monde où il n’y aura plus ni hommes, ni femmes, ni enfants mais des migrants du devenir transgenre ! En fin de compte, le mouvement woke est une sorte d’usine à gaz tout à la fois libertaire et tyrannique mais aussi incohérente. Comment peut-on se réclamer en même temps d’un Foucault qui était fasciné par le mode de vie californien, les drag queens et les backrooms sadomasochistes, et de Jacques Derrida qui a placé l’éthique au-dessus de tout ? Comment peut-on incriminer sur un mode dogmatique religieux l’Occident originellement coupable, à l’instar de Rokhaya Diallo, et être aussi relativiste voire nihiliste sur le plan des mœurs ? En 2013, au moment des grandes mobilisations contre le mariage pour tous, Preciado appelait les femmes espagnoles à « faire la grève de l’utérus et [à] s’affirmer en tant que citoyens entiers […] Par l’abstinence et par l’homosexualité mais aussi par la masturbation, la sodomie, le fétichisme, la zoophilie et l’avortement ». Que n’a-t-il prodigué ces délicats conseils aux femmes africaines qui font quatre fois plus d’enfants que les femmes espagnoles et italiennes ? Ou aux femmes musulmanes ? Comment ne pas constater que ces gens ne font la leçon qu’à l’Occident dont ils sont les rejetons aussi privilégiés que bruyants ? JUILLET-AOÛT 2023

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Encore une fois, il ne s’agit pas de dénoncer des penseurs et encore moins de les livrer à la vindicte comme le font ceux qui, à Sciences Po ou ailleurs, veulent empêcher Sylviane Agacinski, Alain Finkielkraut ou Frédéric Beigbeder de s’exprimer. Mais plus simplement de constater que leurs thématiques ont trouvé de quoi résonner à travers des mouvements radicaux qui allient l’intolérance à l’abscons, la violence à la sottise. Foucault et Derrida, penseurs authentiques, ne sont certes pas responsables des agissements de ceux qui défendent les droits des moustiques ou qui prétendent instaurer des toilettes publiques « neutres », ni homme ni femme. Rappelons-le : Rousseau n’est pas coupable de la terreur révolutionnaire, mais, sans sa théorie de la volonté générale, cette terreur n’aurait pu être légitimée par Robespierre et Lénine. Nietzsche n’est pas coupable du nazisme, mais sans Ainsi parlait Zarathoustra, que les soldats de la Wehrmacht emportaient parfois avec eux en Pologne et en Russie, certaines exactions « surhumaines » n’auraient peut-être pas été perpétrées avec autant de bonne conscience. Il est à peu près certain que sans Derrida et Foucault l’écriture inclusive et certaines divagations sur le genre n’auraient pas trouvé de quoi se justifier devant le tribunal de la pensée. Cette vague d’assaut où l’aberration et le ressentiment se parent des atours de l’intelligence ne nous serait peut-être pas advenue avec une telle violence. Comme l’écrira un jour George Orwell : « Il faut être un intellectuel pour croire une chose pareille : quelqu’un d’ordinaire ne pourrait jamais atteindre une telle jobardise. » 1. Notamment dans Cynical Theories, essai non traduit en français. 2. Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, 2022. 3. Paru en 2005 en France à La Découverte. 4. Queer : terme qui signifie « bizarre » et que revendiquent ceux qui refusent l’« assignation » à une identité sexuelle « genrée ». 5. Beatriz Preciado, Testo junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Grasset, 2008. 6. Beatriz Preciado, Pornotopie. Playboy et l’invention de la sexualité multimédia, coll. « Climats », Flammarion, 2011. 7. Paul B. Preciado, Dysphoria mundi, Grasset, 2022. 8. Dans la revue Chimères, 2010. 9. Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis, Galilée, 2006.

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Cachez ces mots que je ne saurais voir… Ayrton Morice Kerneven

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oici venu le temps des beaux jours qui frémissent de promesses : nous autres Français nous apprêtons à partir en vacances. Les préparatifs, comme souvent, ont lieu dans la précipitation. Les bagages ne ferment pas. On ne rentre plus dans les vêtements de la « saison » dernière. Cet été : régime ! Même si ce genre de résolutions ne dépasse jamais plus que les portes du périphérique. Si le pays n’est pas à l’arrêt, chacun se rendra à la gare dans l’espoir de rejoindre la destination de ses rêves. Avec un peu de chance, l’air conditionné ne fonctionnera pas et les « enfants des autres » rendront le trajet effroyable. Sans parler des Ayrton Morice Kerneven retards et de l’absence de wagon-bar. Passons ! est journaliste à la Revue L’été arrive. L’été est là. Si les hivers ont tous des Deux Mondes. quelque chose de gris, la belle saison, elle, [email protected]  s’exhibe en couleur. Elle vide l’existence de ses instants pénibles et chasse la morosité qui n’a plus sa place. Soudain, l’humeur dépend d’un rayon. Si à Paris on ne parle que de la dernière villégiature à la mode aux abords de la grande bleue, l’option la plus sûre reste la vieille masure de famille, plus chaleureuse. Nous y voilà. La clé a du mal à tourner. La porte gémit. La poussière vole. Une étrange odeur JUILLET-AOÛT 2023

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flotte de pièce en pièce. Sur les étagères, les livres de poche, encore tout gondolés, laissent un léger fumet d’humidité et quelques anciens numéros d’une revue orange bien connue survivent au temps qui passe – l’arrièregrand-père fut jadis un contributeur. Le grenier contient des boîtes de Monopoly dans lesquelles il manque des cartes, et quelques classiques de la bande dessinée qu’on a toujours plaisir à faire découvrir à ses petits-enfants : Boule & Bill, Les Schtroumpfs, entre autres. Malheureusement, cette année, il leur sera interdit de lire Astérix et les Indiens ou même Tintin au Congo. Ce dernier, qu’on a longtemps cru être le défenseur de la veuve et de l’orphelin, est aujourd’hui pointé du doigt pour les orientations insidieuses de ses croisades colonialistes. Pour complaire à l’air du temps, leur papa, consommateur candide de nouvelles idéologies désastreuses, a aussi spécifiquement demandé qu’on cache les vieilles éditions de Roald Dahl depuis que la description du physique de plusieurs personnages a été modifiée. Les termes « gros » et « laide » ont tout simplement été retirés dans le roman Charlie et la Chocolaterie. Augustus Gloop, de ce fait, n’est plus qualifié de « gros » mais d’« énorme ». Le résultat reste toutefois le même : le garçon a quelques kilos en trop… Même chose pour Commère Gredin, dans Les Deux Gredins, qui n’est plus « hideuse » et « malpropre », elle n’est que malpropre. Il est vrai qu’on n’est pas nécessairement responsable d’un physique disgracieux. De la même manière, on rebaptise le roman de Joseph Conrad Le Nègre du Narcisse ou Dix Petits Nègres d’Agatha Christie, jugés offensants, par Les Enfants de la mer et Ils étaient dix. Des comités veillent. Martine est, elle, considérée comme insuffisamment féministe : Martine petite maman devient Martine garde son petit frère, et dans Martine à la maison, le nettoyage de printemps réalisé par la petite fille vise à surprendre ses parents et plus seulement sa « môman ». Il est pourtant difficile de croire qu’un seul enfant au monde ait été offensé ou rendu méchant à la lecture de ces ouvrages. Décidément, un vent mauvais souffle sur l’édition. Plutôt que de sensibiliser les plus jeunes à l’évolution de la société, le politiquement correct appauvrit notre fiction, terrorise notre merveilleux, fabrique une génération d’ignorants ! On peine désespérément à trouver un peu d’amusement. SOS. Alerte à toutes les patrouilles. Inspectez la vidéothèque familiale. Scrutez les rangs des classiques de la littérature. Fouillez dans les jeux de société. Oh… Quelle bonne idée. En revanche, tout sauf le Scrabble ! Depuis que l’éditeur du jeu a décidé de retirer 400 mots de la liste des termes autorisés, c’est un vrai bourbier. Quelques exemples parmi d’autres, on ne peut 36

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plus « chinoiser », c’est désobligeant pour deux milliards d’individus aux yeux bridés. On ne peut plus non plus utiliser le vocable « boche ». D’autres mots posent problème, comme « macaroni » : les Italiens pourraient en prendre ombrage. Il faut aussi écarter « melon ». Il désigne certes un fruit goûteux, mais également de façon péjorative les habitants d’Algérie. On a quand même réussi à sauver « salope » et « enculé »… Bien placé sur des cases triples, ça peut rapporter ! P.-S. : il manque aussi « souche » qui est stigmatisant pour les immigrés. Éradiquera-t-on vraiment le racisme en supprimant du jeu le terme « bamboula » ? Pire, est-il encore permis d’en douter ? Sale époque ! Le divertissement se voit placé sous la surveillance d’une police des mots qui s’emploie à effacer, à récrire tout ce qu’elle désigne être des micro-agressions. Le monde est complexe, brutal, déplaisant ? Cachez-le, lui et les mots pour le raconter, je ne saurais les voir, les lire, les écrire, encore moins les comprendre.

Des maux pour nos mots Soudain, on a envie de pique-niques arrosés de crus locaux, et de cabriolets sur des routes de plage – de toits ouvrants pour les moins fortunés d’entre nous. Et finalement, si on allait au restaurant ? Il est vrai qu’autrefois le vacancier se réjouissait lorsque l’appétit arrivait : il savait qu’il pourrait compter sur un petit bistro sans prétention ou un établissement bourgeois au charme plus désuet. Aujourd’hui, c’est fini, les cuisiniers ne mitonnent plus, ils se font troubadours ! Pour preuve sur les menus : « rillettes de cochon », « saucisses de cochon »… le « porc » a disparu ! Il est parti, dépité qu’on puisse l’associer au moyen d’un hashtag aux prédateurs sexuels, remplacé par son cousin cochon, tout aussi porcin que lui, mais infiniment plus soutenable à la prononciation, bien que tout aussi infréquentable. Quant à l’omelette, qui a fait les belles heures de quelques grandes brasseries, elle s’intitulera bientôt « brouillée aux fœtus de gallinacé ». Il paraît que ça fait moderne. Quel progrès, en effet ! Comprenez, la « poule », elle a perdu le droit d’être nommée ainsi depuis que des mâles blancs hétérosexuels ont associé la femme au bel animal – les goujats ! Alors puisque l’époque est aux minauderies et qu’il ne faut plus appeler un chat un chat, le vacancier, lui, est simplement rebaptisé « l’idiot ». Ah ! avec ces gens-là, Blanche-Neige croquerait dans une granny-smith bio. L’histoire y perdrait de sa substance, non ? Surtout son prince charmant ! JUILLET-AOÛT 2023

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Dans les cafés, des bataillons de glaçons se préparent à envahir des bouteilles de vin blanc – surtout pas de rosé, quelle abomination ! Les terrasses sont remplies de jeunes femmes. Elles se souviennent qu’elles ont le droit de plaire, et commandent des boissons de la même teinte que leurs serviettes de plage. Il faut dire que la température se prête à cette ferveur. Les hommes, eux, tentent péniblement de raffermir leurs abdominaux. Remarques ultrasexistes, à proscrire ! Il est vrai que certaines règles doivent dorénavant être observées : l’emploi des mots « femme » et « homme » par exemple est interdit, car ils présument de l’identité de genre. En même temps, remplacer le mot « femme » par « personne qui menstrue » est-il vraiment si inclusif ? D’ailleurs, si on peut éviter les mots « madame » ou « mademoiselle », c’est mieux ! Il faudrait également dire « écrivaines ». Il paraît qu’elles y tiennent. Les stakhanovistes de la linguistique oublient simplement une chose : le français est une leçon d’harmonie. « Romancière » ne choque pas l’ouïe. « Auteure », lui, attaque sérieusement la vue. On aimerait être certain que la cause des femmes est ainsi mieux défendue. On serait plus qu’heureux que le machisme ordinaire ploie sous ces recommandations langagières. Les noms de métier par leur dénomination générique masculine ou genrée sont également à bannir : plus question d’entendre les odieux « travailleurs », « homme d’affaires », « femme au foyer ». Il va néanmoins devenir sacrément compliqué de présenter ses amis… « Arthur, je te présente Claire qui est… euh, comment dit-on déjà… Bref, veux-tu du sancerre ? » Tant que vous n’utilisez pas l’expression travail au « noir », vous devriez quand même pouvoir vous en sortir. En revanche, ne voyez aucun inconvé­nient à dénoncer les crimes des cols « blancs » issus de la blanchité hétérosexuelle capitaliste. Août s’annonce. C’est le premier anniversaire de la nièce tant chérie, Évalouna… Convaincus de faire ainsi de leur enfant un être unique, certains parents déploient des trésors d’imagination au moment de prénommer. Le progrès, malheureusement, ne s’arrête jamais ! Votre sœur avait initialement pensé à lui donner le joli prénom de l’arrière-grand-tante du côté de beau-papa, mais voilà, « Marie » est désormais un prénom interdit… depuis qu’une cousine, adepte de spiritualité radicale et de méditation végane, a glissé avec perversion que la référence à des éléments de la culture chrétienne n’était plus envisageable – cela suppose que tout le monde est chrétien. « Tu n’as pas honte ? » Cette entreprise de tartufes, pour qui il y a toujours un bout de sein qui dépasse, donne sérieusement envie de passer l’arme à gauche… C’est surtout oublier que le prénom 38

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Marie parle à toutes les familles, que l’on croie au ciel ou que l’on n’y croie pas. C’est aussi nier le fondement originel de notre civilisation. Certains individus ont vraiment le chic pour gâcher les vacances. Vous commencez à réaliser ? Cette année, il y a quelque chose de pourri au pays du soleil. Une immense tristesse. Les mines sont carrément chagrines. Le progrès social a accouché d’une créature hideuse : la censure. On en parle sur un ton badin, mais l’heure est grave. Un peu partout, la même complainte aux vibratos déchirants. On ne cherche plus des mots pour nos maux, mais des maux pour nos mots. Bientôt, le Comité des malades offensés, ne bénéficiant donc pas du célèbre privilège des bien-portants, demandera à Serge Lama de modifier les paroles de sa célèbre chanson Je suis malade sous prétexte qu’elle contrevient au Guide des paroles acceptables publié par la Société des auteurs de musique inclusive pas méchante du tout. Les personnes souffrant d’Alzheimer, elles, ne manqueront pas de poursuivre les héritiers de Léo Ferré qui a osé chanter : « Avec le temps, va, tout s’en va / Même les plus chouettes souvenirs ». Quant aux descendants du grand Jacques, ils suivent de près les plaintes à répétition du lobby des individus cardiaques qui exige que soient modifiés Les Cœurs tendres, considérant certains passages comme insultants. Seuls les « muets » ne se sont pas encore exprimés sur la question. Cela rendra-t-il notre monde meilleur ? Détourner le regard n’a jamais guéri une plaie. On croirait à une mauvaise plaisanterie, à une mystification. Quelqu’un s’est amusé à renverser les valeurs, à mettre le monde à l’envers, à intervertir progressisme et obscuran­tisme, libération et interdiction, ouverture et exclusion. Et pourtant non : tel est notre monde. Celui d’une régression sans précédent de la raison. Si ça continue, l’avenir se constituera uniquement d’interdits. Il fut un temps où il était normal d’attendre d’une semaine de vacances estivales quelques vertus : nouveauté, poésie, enthousiasme, découvertes, sensualité. C’était sa tâche, son honneur que de nous libérer des services militaires de l’existence. Ces caractéristiques tiendraient aujourd’hui du miracle ! Plus question d’improvisations, de se laisser tenter par l’humeur vagabonde, depuis que la vie est réglée comme dans une pension de famille à la solde d’une nounou bretonne. Le bonheur du mois de Phoebe est pourtant la somme de ces menus plaisirs. Cette saison a été inventée pour emmagasiner des souvenirs qui plus tard se bousculeront dans nos têtes. Avant, la révolution avait l’élégance de patienter jusqu’à l’automne. Il ne faut pas se voiler la face, aujourd’hui, cette période n’est plus faite que de songes. L’été se meurt, il s’oublie, ses prestiges sont JUILLET-AOÛT 2023

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passés. Qu’il soit au moins permis aux rustauds que nous sommes de regretter l’époque où il s’agissait simplement de choisir entre Côte sauvage et Côte d’Azur, mocassins et espadrilles, mojito et tequila sunrise… On hésite entre le ricanement et la colère, un haussement d’épaules ou, plus hardiment, un juron retentissant. On peut user de lyrisme, France, ta liberté fout le camp, et l’esprit de tes étés se fait la malle avec. Il ne nous reste qu’à dire « Adieu ! » à la légèreté qui s’en va… ou alors résister vaillamment. Juillettistes et aoûtiens de tous les pays : unissez-vous ! Ralliez-vous au panache blanc de l’été, à son appétit de vivre, ses éclats de rire, sa bonne cuisine et sa farce parfois grossière. Refusons ce monde cadenassé, apeuré, sentencieux, et souhaitons-nous malgré tout un bel été. De toute façon, la météo, demoiselle ingrate, nous jouera des tours. C’est bien connu, c’est toujours en septembre qu’il faut partir.

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La linguistique des plantes Xavier-Laurent Salvador

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es « environmental studies » (1) travaillent au décloisonnement étriqué des vieilles lunes de la science, comme l’idée surannée d’une frontière entre les trois règnes : le végétal, le minéral et l’animal. Parmi elles, les « plants studies », dont un sous-domaine tente de percer : les « linguistic plants studies », d’où émergeront sans doute les « linguistic géraniums studies », les « fougères studies », et on attend avec impatience les « green and fairways literature studies », pour les golfeurs cultivés. Le « langage » – je mets des guillemets à dessein afin de vous faire comprendre que ce mot est une prétendue « notion scientifique » – serait, pour de vieux philosophes rances et passés de mode comme Ferdinand de Saussure, Gustave Guillaume ou Antoine Xavier-Laurent Salvador est maître Meillet, une faculté universelle de l’humain de conférences, président du LAIC, cofondateur de l’Observatoire des dont la langue est une réalisation au service de idéologies identitaires. Dernier ouvrage sa communication. publié (dir.) avec Emmanuelle Hénin Cette blague. et Pierre-Henri Tavoillot : Après la Tout évidemment ici est contestable : imadéconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023). gine-t-on sincèrement un seul instant que [email protected] l’humain communique ? L’humain ne communique pas, c’est une grille de lecture fallacieuse. L’humain au contraire cherche uniquement à asseoir sa domination sur l’humaine dans un rapport de force qui s’exerce par la violence. Tous les sons et tous les écrits qui sortent de l’humain sont donc des borborygmes menaçants destinés à JUILLET-AOÛT 2023

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effrayer l’humaine. Inutile de chercher à le comprendre ni à les étudier, peine perdue. La « linguistique », une pseudo-science hétéropatriarcale, structure la domination de l’humain contre l’humaine en lui faisant croire qu’il y aurait communication… L’humain construirait des langues ? Allons, soyons sérieux. La faculté de l’humain.e est un leurre qu’il faut dénoncer, dès lors – allons, suivez ! – que nous venons de démontrer que toute structure sonore ou graphique dans l’humain n’est pas une « faculté » mais un « outil d’oppression » tout particulièrement exploité par la caste dominante virile pour écraser la soif de liberté des dominées : les femmes, qui, elles, sont douées du pouvoir de créer des codes émancipateurs communicants. Et tout ça vient des chasseurs-cueilleurs parce que quand on chasse on se tait ; mais quand on cueille on chantonne avec les enfants. Non, l’humain ne communique pas. En revanche, les plantes et les cailloux : oui. Et seule une catégorie de personnes particulièrement ouvertes sur la réalité de la terre-mère nourricière bienveillante et harmonieuse est capable de vous livrer les secrets de leur littérature : les femmes. Enfin, pas toutes les femmes, car il y en a qui collaborent encore avec l’ancien système viriliste cis-normé qui cherche à faire taire la nature en nous imposant l’idée que leurs grognements seraient plus signifiants que le reste. Donc, surtout les femmes qui ont fait des études à la fac. Pas n’importe quelles études non plus, il ne faut pas pousser : il va de soi qu’une femme qui aurait fait des études de marketing ou de commerce, voire de physique ou de biologie, aurait ses facultés de réception à la post-­ linguistique des plantes et des cailloux un peu perturbées. Non, des études dans une science humaine bien circonscrite : des sciences humaines sans concours, par exemple. Car, en réalité, l’agrégation est un perturbateur violent de réception et les agrégé.e.s – on s’en doute – relaient encore majoritairement la vieille idée selon laquelle le langage et la volonté de communiquer seraient liés. D’ailleurs, quand je dis « science humaine », je suis bien embêté.e quand je veux parler des langages des plantes… Mais je ne peux quand même pas inventer une « science maraîchère », c’est un coup à se retrouver sur les marchés. Je parlerai donc de « science humain.e », mais c’est évidemment un abus de langage. Et des études en sciences humaines de gauche, si possible – car il existe des sciences humaines de droite, comme la littérature qui voudrait nous faire adhérer à la vieille idée absurde selon laquelle il pourrait y avoir une hiérarchie entre les écrits : comme si une page de Baudelaire pouvait avoir plus de sens qu’une notice Ikea ! 42

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Allons, réveillez-vous les gens : tout est discours ! Ce qui compte, c’est le discours, et son analyse… Mais le discours humain, c’est un peu réducteur. On sait déjà tout, non ? Il faut avoir de l’ambition et ne rien s’interdire. « L’analyse de discours », ça, c’est une science humano-maraîchère de gauche qui claque : peu importent le discours, son auteur, sa réception pourvu que nous, les « réceptrices du sens », y mettions un contenu. Tout s’analyse avec une granularité indéfiniment modulable : qui se soucie qu’on n’y comprenne rien ? Nous pourrons toujours y déceler « un sens ». Tout est discours, vous dit-on ! Et à cette aune, tout se mesure à l’intelligence de l’analyste : une notice de montage ? Un discours. Un panneau de signalisation ? Une sémiotique du discours. Une publicité coréenne pour de la soupe ? Un corpus en élaboration. Un tas de factures de restaurant ? Un corpus achevé. Ne manque plus qu’un site Web pour le rendre consultable : et voilà une thèse. Trois sites Web ? Un laboratoire de recherche. Et demain ? Le monde… Au cœur de cette science nouvelle et abondamment financée : une dynamique active qui s’acharne à construire des discours sur les discours. Car, on y revient : tout est discours. Tout. Même les plantes et les cailloux sont producteurs de discours. Pas au sens où les jardins ou les monuments seraient des objets de culture, non. Et pas non plus au sens éthologique : oui, les plantes et les animaux communiquent. Mais s’agit-il selon vous d’une langue ? « Enfin il semble que les plantes utilisent les vibrations pour communiquer entre elles. Des recherches récentes et encore exploratoires […] ont montré que les racines de certaines plantes émettent des cliquetis (pour le moment le phénomène est nommé clicking), involontaires mais non dénués de sens. (2) » Attention, ô mon ami lecteur : quand tu pètes, tu fais aussi des « bruits involontaires non dénués de sens ». Le corps parle. Hier, c’était encore un symptôme. Aujourd’hui ? C’est de la littérature. Regarde comme le « cliquetis » fait « ringard ». Dans l’étude italienne, c’était tintinnio… Mais clicking, ça, c’est de la notion scientifique : c’est en anglais ! Dès qu’on le dit dans la langue du colon, tout semble plus intelligent, non ? Mais je vois qu’au fond de toi tu te dis que l’outrance est violente et qu’au fond il n’est pas absurde de s’intéresser à la communication des êtres vivants. Et JUILLET-AOÛT 2023

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je suis le premier à en convenir. Mais il existe des disciplines qui s’intéressent au vivant et à sa communication, à ses stratégies de survie collectives : l’éthologie, ou la science des « mœurs » animales ; la biologie. Mais es-tu prêt à considérer que tout bruit est un discours, dont l’analyse du sens relève de la linguistique ? Es-tu prêt à ce qu’on enseigne à l’école à tes enfants qu’il y a une grammaire de la communication des plantes que seul.e.s quelques initié.e.s savent déchiffrer avec finesse ? Vois-tu la pente glissante qui se dessine ? Il y a en réalité un glissement subreptice qui voudrait élargir la notion de discours à tout bruit naturel, un glissement de sens qui fait de l’analyste non plus un chercheur, mais un intermédiaire entre la nature et les hommes. Et l’intermédiaire, en latin, ça se dit : un medium. Oui, comme le médium qui prétend lire l’avenir.

Les plantes parlent Car elle est là, la réalité tant dissimulée de ces post-sciences (3) qui voudraient bien faire le deuil de la science au profit d’un renouvellement des cadres des disciplines. Transformer le scientifique en sachant, et le.a.s chercheur.euse.s en sorcier.ère.s. « Même si on en sait peu au sujet de la nature du “­langage” des plantes, cela semble très complexe. (4) » Prêtez bien attention aux guillemets autour du mot « langage » car parler du « langage des plantes », c’est adhérer à une métaphore et enfoncer un coin dans la linguistique elle-même. Il est facile de mettre les philosophes du langage en situation d’incompétence face à un objet qui ne relève pas de leur discipline et en les confrontant à ce que leur méthode ne prétend pas expliquer. Demande-t-on à un astronaute d’expliquer pourquoi un manège tourne au prétexte que tout ça, ça bouge ? « Vous avez dit, M. Saussure, que la linguistique reposait sur la double articulation de la langue, quelque chose qui aurait à voir avec les phonèmes et les morphèmes ? Même si l’homme fait des bruits, selon vous, comme tout animal, sa particularité serait d’assembler ces sons insignifiants en agrégats qui, eux, seraient sémantiquement marqués. L’aboiement signifie la faim, la soif ou la peur. Le son [b] ne signifie soi-disant rien (5). Comment expliquez-vous alors le langage des plantes ? Hein ? Je ne crois pas dire de bêtises, mais les plantes parlent ! Alors ? 44

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LA LINGUISTIQUE DES PLANTES

– Mais non, les plantes communiquent ! Depuis Maurice Maeterlinck et L’Intelligence des fleurs (1907), il n’y a pas de débat ! Mais ça ne relève pas du langage. Le champ de la linguistique repose sur la construction de la langue dont une des caractéristiques est la double articulation de la langue ; et l’autre, l’arbitraire du signe. Le reste est soit biologie, soit poésie : toute activité respectable et utile. – N’importe quoi : il n’y a aucun arbitraire dans le choix du clicking par les racines de plantes. Moi qui suis connectée à la nature, je sais que les plantes parlent. – … “communiquent”, elles “communiquent” ! “Parler”, c’est autre chose : mais je vois que vous ignorez tout de notre science. Peut-être devriez-vous nous lire ? – Je n’ai pas de temps à perdre avec vos fariboles anthropocentrées : il y a une urgence climatique planétaire à écouter les fleurs nous dire ce qu’elles veulent nous dire ! – Pensez-vous sincèrement que “les fleurs” vous ont choisie comme interlocuteur ? – Évidemment, car moi je suis conscientisée au problème de la ­planète-mère-qui-souffre-comme-je-le-ressens-dans-ma-chair. J’entends les plantes “parler” et pas “communiquer” comme vous le dites avec mépris pour bien faire sentir votre morgue d’homme blanc supérieur assoiffé de domination. Nous, les femmes, nous sommes en harmonie avec la nature qui parle. Vous, les hommes, vous cherchez à faire taire la planète. – Vous entendez les fleurs vous parler ? – Oui, évidemment. Pourquoi ? – Oh, pour rien. Et vous allez construire des corpus de plantes qui parlent ? – C’est la base même d’une étude sérieuse en analyse de discours : constituer un corpus. Et publier un site Web. – Vous allez faire des entretiens ? – C’est une évidence. – Et comment comptez-vous recueillir votre objet d’étude ? – Par la capacité que j’ai en moi d’écouter le monde en m’ouvrant à lui, car moi, tout particulièrement, je suis douée de l’empathie des choses du vrai monde. – Et cette capacité : vous pensez qu’elle est uniformément partagée dans le monde universitaire ? Ou c’est une capacité réservée à une élite de chercheur.e.s ? JUILLET-AOÛT 2023

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– C’est évidemment réservé aux vrai.e.s chercheur.euse.s conscientisé.e.s à la réalité du vrai monde, et qui œuvrent pour l’avènement d’une post-linguistique qui rompe avec l’ancien monde… – Ah : très bien ! Ce n’est donc pas une science, une épistémologie. C’est une technique. Et comme elle n’est connue que de quelques initiés : c’est une magie. Vous n’êtes donc pas une chercheuse, mais une magicienne. Au revoir, Madame. – Fasciste ! Phallocrate ! » Dans un article intitulé « Devenir-plante », Karen Houle écrit donc : « Et naturellement nous supposons que si une communication réelle se produit, elle sera entre et à travers des êtres avec ces éléments corporels, ceux qui habitent la partie de la biosphère que nous communicants habitons : dans l’air, au-dessus de la terre, hors de l’eau, dans nos territoires écologiques. (6) » Où l’on voit se dessiner la frontière entre la démarche d’analyse du sens, qui est le propre de la sémantique, et la recomposition métaphorique du sens par la stratification d’enjeux écologiques, philosophiques, économiques et surtout politiques visant à ramener l’humain à la portion congrue de la situation qu’il occupe dans le monde. L’humain, méprisable, parasite d’un écosystème qu’il viole en permanence et dont il n’entend pas les discours ni la linguistique suprasphérique ou transécologique, est décalé de la position centrale qu’il occupe dans la seule chose dont il est pourtant le véritable maître, à savoir la science. Ou, comme le dit parfaitement une chercheuse : « La pensée post-dualiste a fait son chemin, et les propositions pour penser le monde de manière écologique se sont heureusement [sic] développées. (7) » Monica Sjöö et Barbara Mor, respectivement peintre et poétesse, dans leur ouvrage The Great Cosmic Mother. Rediscovering the Religion of the Earth, esquissent le dessein d’une cosmogonie réconciliant l’humain et la nature dans la redécouverte panthéiste de l’union cosmique privilégiant la relation à la déesse mère. S’appuyant tantôt sur Marx, tantôt sur les récits fabulaires de l’Égypte, elles développent l’idée d’un matriarcat étymologique d’où découleraient toutes les inventions humaines, langage en tête :

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LA LINGUISTIQUE DES PLANTES

« Est-ce que les femmes ont aussi inventé le langage parlé ? Depuis le temps des chasseurs-cueilleurs, on sait bien que les hommes passaient leur temps dans le silence […] pendant que les femmes restaient ensemble au camp à parler et à chanter, entourées d’enfants. (8) » On n’ose imaginer un raisonnement par clichés, et elles ont sans doute des témoignages d’époque. Partant d’un postulat simple – les femmes sont à l’origine de tout, à commencer par la parole –, elles continuent en posant cette proposition : « Quelle sorte de langage ? Thompson a proposé l’idée fascinante que les femmes prédisposées à la cueillette des plantes ont été à la source du développement d’un voca­ bulaire mental et d’un système de classification lié à la ­collecte des plantes utiles. (9) » Quod erat demonstrandum ! Les femmes ont évidemment inventé le langage, mais en fait : ce sont les plantes elles-mêmes qui sont à la source de l’invention du langage. Pourquoi ? En raison du lien naturel qui lie les femmes aux plantes, au chant, à l’éducation, à la connaissance des choses utiles par opposition aux hommes dont la violence est en réalité leur moyen de s’émanciper de l’état primordial féminin (innate female state, (sic)) qui les caractérise dans l’enfance. L’idée d’une post­linguistique – qui fait le deuil en même temps qu’elle l’assassine de la philosophie du langage et de la linguistique – renoue fort heureusement avec la médiation maternelle et la connaissance d’une métaphysique de l’universel féminin. Notre chercheuse, car quel que soit le sexe de la personne : seul un homme ayant régressé au stade de l’innate female state peut être habilité à parler de ce qu’il entend et de ce qu’il voit, est donc revenue au stade médiumnique. Sa science est en réalité fondée sur une certitude : celle de la primauté de l’écoute féminine du vrai monde, et sur la capacité de ce médium à comprendre le discours du monde. C’est donc un ésotérisme. Et au cœur de cet ésotérisme : la sorcière, ou la fée, bref : une initiée. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que l’ésotérisme ne se transmet pas. Ah, la vieille science, elle : oui, elle se transmet. Toutes ces personnes honorables dans un amphithéâtre ou dans une salle de cours en préfabriqué transmettent en toute liberté, en toute transparence, en toute honnêteté JUILLET-AOÛT 2023

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le contenu de leur discipline. Leurs expériences sont bêtement lisibles, réduplicables, falsifiables. En un mot, tout le contraire de l’ésotérisme : elles sont exotériques. Mais l’analyse de discours du monde, elle qui tue et stérilise, ne s’embarrasse pas de la vérité. Elle repose sur la connaissance chamanique qui procure la joie de la certitude par l’expérience intime non partageable. Entends-tu le monde qui te parle ? C’est donc que tu es dans la science. Crois-tu que le monde te parle ? Alors tu es dans la science. Mais penses-tu que la communication végétale ne soit pas une linguistique moderne ? Alors tu es perdu pour la cause et il faudra bien que l’on te « conscientise » – le nouveau mot des sectes modernes pour « initie » – à la vérité du post-monde qui sait plus qu’il ne prouve ; qui éprouve plus qu’il n’étudie et qui renoue avec la peur « panique » au sens étymologique du terme : la peur des petits démons qui comme Pan peuplent les mondes végétaux, habitent les arbres et parlent aux magiciennes qu’il a choisies. 1. https://environmentalhumanitieslarca.wordpress.com. 2. Marie-Anne Paveau, « Pour une postlinguistique. Ce que (se) disent les plantes. Interactions végétales », La Pensée du discours, https://penseedudiscours.hypotheses.org/16672. 3. Idem. 4. «  Although we know little about the “language” of plants, it appears to be extremely complex  » (nous traduisons), Monica Gagliano, John C. Ryan, Patrícia Vieira, The Language of Plants, University of Minnesota Press, 2017, https://moly.hu/konyvek/monica-gagliano-john-c-ryan-patricia-vieira-szerk-the-language-of-plants. 5. Aujourd’hui, des chercheurs cherchent à prouver que les sons de l’alphabet auraient une portée symbolique. Le [m] serait plus doux et plus maternel que le [k], qui serait brutal et viril. 6. Karen L. F. Houle, « Devenir-plante », traduit par Anne Querrien, in Chimères, n° 76, janvier 2012, p. 183-194, https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=CHIME_076_0183&download=1. 7. Marie-Anne Paveau, « La linguistique hors d’elle-même. Vers une postlinguistique », Les Carnets du Cediscor, n° 14, 2018, https://journals.openedition.org/cediscor/1478. 8. « Did women also develop the spoken language ? From the earliest hunting-and-gathering times, we know that the men spent long, silent, and often solitary days away on the hunt. It takes silence to track animals. Meanwhile, the women worked collectively in or near the camp, surrounded by children, talking and singing » (nous traduisons), Monica Sjöö et Barbara Mor, The Great Cosmic Mother. Rediscovering the Religion of Earth, Harper One, 1987. 9. « What kind of language ? Thompson has a fascinating idea that women’s plant-collecting activities were related to the development of a kind of mental vocabulary-dictionary and classification system: The gathering of useful plants is an exercise in establishing a cultural taxonomy of nature » (nous traduisons), Monica Sjöö et Barbara Mor, The Great Cosmic Mother. Rediscovering the Religion of Earth, op. cit.

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JEAN-FRANÇOIS BRAUNSTEIN ET PASCAL BRUCKNER

Wokisme : l’alliance des Verdurin et des Trissotin propos recueillis par Marin de Viry

Dépourvu d’espérance, d’humour et de rigueur intellectuelle, le wokisme se sait sans avenir. Condamné à la médiocrité par ses prémisses, c’est devenu une secte animée par l’énergie du désespoir, qui n’attire que les conformistes et n’impressionne que les esprits faibles. Pour perdurer malgré son échec annoncé, elle a besoin de construire un récit universel dans lequel les mâles blancs hétérosexuels, institués malédiction de l’histoire du genre humain, portent la faute de tout. Elle aura le temps, avant de finir dans dix ou vingt ans, de faire des dégâts considérables. Ceux-ci affecteront le progrès scientifique, l’intelligence politique, la bienveillance et la politesse entre les personnes, la transmission du savoir, le sens commun, la pertinence des débats, et la paix sociale. Revue de détail, avec deux de ses contempteurs les plus qualifiés, Jean-François Braunstein et Pascal Bruckner.

Revue des Deux Mondes – Le wokisme se prétend un « éveil », une relation critique à sa propre conscience. Cet appel à un retour sur soi pour laver sa pensée de tout intérêt personnel et du poids de ses déterminants pourrait avoir quelque chose de très sain. Pourquoi n’est-ce pas le cas, pour vous ? Pascal Bruckner Le wokisme est une contestation très occidentale de l’Occident, comme d’ailleurs tous les mouvements depuis des décennies : l’antiracisme, l’anticolonialisme, le féminisme, qui sont des manières pour JUILLET-AOÛT 2023

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l’Occident de se remettre en cause. Quant à la métaphore de l’éveil, on sait que le mot woke a été utilisé par Erikah Badu, chanteuse afro-américaine (I stay woke, en 2008). Ce mot a partie liée avec le protestantisme américain, particulièrement le « revivalisme ». L’idée de base, c’est que l’homme ordinaire vit dans un semi-sommeil : la vie est pour lui un songe, et en conséquence il doit s’éveiller. Mais le wokisme n’est pas du tout une remise en cause de l’approche dogmatique, car, sous l’affichage « éveilliste », il se déploie au contraire comme un nouveau dogmatisme, qui tourne à la police de l’esprit. Ses propositions sont gravées dans le marbre des « identités ». Il constitue pour les « victimes » de ces identités un mur de protection, un abri anticritiques. Et enfin, c’est un univers très sombre, qui part de l’idée que les promesses des Lumières n’ont pas été tenues, ne le seront jamais. On est loin, avec le wokisme, d’un projet historique de conquête du pouvoir. Les ténèbres continueront jusqu’à la fin des temps. Jean-François Braunstein En effet, le wokisme n’a rien à voir avec un examen de conscience, ni avec la grande tradition de l’aveu, qui sont des démarches personnelles, en conscience. Dans le wokisme, tout est fondé sur l’appartenance à une communauté. Il s’agit d’effacer l’histoire singulière, d’insérer l’individu dans sa communauté « standardisée ». Toutes les singularités de la personne, toutes les subPascal Bruckner est écrivain. Dernier tilités de la littérature, toutes les complexités ouvrage publié : Le Sacre de l’histoire sont abolies. Curieux examen de des pantoufles. Du renoncement conscience, où le point d’arrivée serait déjà au monde (Grasset, 2022). connu au départ ! Car on sait exactement où Jean-François Braunstein est philosophe. Dernier ouvrage publié : les choses vont arriver : par exemple, en tant La Religion woke (Grasset, 2022). qu’homme blanc cisgenre européen hétérosexuel, agrégé à mon groupe, je porte une faute morale vis-à-vis des discriminés, des dominés. Il n’y a pas besoin de rédemption sur fond d’examen de conscience : ils sont inutiles, car si je suis blanc, la messe est dite, il n’y a plus rien à faire. Pour Robin DiAngelo, par exemple, l’idée même d’individu est insupportable, il n’y a que des groupes. Le seul discernement consiste à repérer dans quelle case on tombe. Aucun salut n’est possible, contrairement à ce qu’un examen de conscience peut espérer. C’est au point, dans le wokisme, qu’on peut se demander quel est l’intérêt d’« avouer » ses privilèges, puisqu’il n’y a pas de possibilité de salut, de rachat, à la clef de cet aveu. Pascal Bruckner C’est un peu comme si Joseph de Maistre s’invitait dans la pensée progressiste, le grand style en moins.

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WOKISME : L’ALLIANCE DES VERDURIN ET DES TRISSOTIN

Revue des Deux Mondes – La pensée woke se développe sur tous les sujets : la politique, les rapports entre les sexes, l’histoire, et bien sûr la culture. Qu’est-ce qui peut expliquer qu’elle se dote ainsi d’une ambition universelle ? Et qu’estce qui peut la freiner ? Jean-François Braunstein En effet, elle appréhende le monde de manière globale. Elle fait penser aux systèmes de la philosophie antique, qui rendent compte de tout : une physique qui explique le monde – pour le wokisme, c’est une sorte d’anthropologie physique de la race –, une politique avec la proposition de l’intersectionnalité, et une théorie de la connaissance, qui conclut que la connaissance exacte est impossible. Bien sûr, il est possible de la réfuter, de pointer par exemple qu’il est bizarre de postuler qu’on est déterminé par la race et qu’on promeuve en même temps le changement de sexe. Le fait qu’il n’y ait aucune possibilité de changer de race, alors qu’on peut changer de sexe, montre bien qu’il est interdit de se moquer de la race, car elle est sacrée. Le wokisme part toujours de la domination sociale et raciale, qui détermine sa vision d’ensemble. L’histoire telle que nous la connaissons ne fait pas partie de son « code », puisqu’elle est écrite par les dominants. Pour le wokisme, l’effacer est sain, socialement utile. Tiphaine Samoyault, éminente professeure de littérature, plaint ses collègues qui étudient la littérature du XIXe siècle parce que la femme y serait « invisibilisée ». C’est le degré zéro de l’héritage qui, in fine, appelle à récrire les œuvres pour le grand public, mais en gardant bien entendu une édition spéciale pour l’élite. Twain, Faulkner, Thackeray sont disqualifiés… Annuler, ne jamais débattre, c’est leur tendance assumée. J’ai moi-même, depuis la parution de mon livre, le plus grand mal à simplement trouver des contradicteurs, car le mot d’ordre est l’annulation. C’est un aspect très inquiétant du wokisme, qui va, en moins violent, presque plus loin que la Révolution culturelle. Pascal Bruckner Il ne faut pas oublier les origines du wokisme, ni le travail de métamorphose qui lui donne corps. Nous sommes à Vincennes, à la fin des années soixante-dix : Foucauld, Derrida, Deleuze triomphent. On assiste alors à la starification de Derrida aux États-Unis, où des étudiants portent des T-shirts à son effigie. Or Derrida dénonçait le « phallogocentrisme » occidental : cette critique fut adaptée par les Américains à leur propre société, constituant un corpus qui a mis vingt ans à prendre une forme. Fondamentalement, ce qui explique le succès de cette évolution qui part des philosophes français et aboutit au woke, c’est la mort du progressisme, qui va du communisme à la social-démocratie. La gauche à JUILLET-AOÛT 2023

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l’agonie adopte le wokisme comme une bouée de sauvetage dans le naufrage général. Le progressisme en général était un universalisme, et c’est cette part-là qui a été liquidée. À la fin, on se retrouve avec une théorie victimaire et « saturante », où tous les domaines de la vie sont réglés, notamment la langue. Les woke vous reprennent constamment : il ne faut pas dire « mademoiselle », « beur », « black », etc. Les conduites aussi sont réprimées : la séduction est considérée comme un viol dissimulé, les compliments marquent une position d’éminence, donc de condescendance, intolérable. Les regards sont des assauts sexuels, et l’acte sexuel lui-même est une abomination. Quant à la métaphysique, le wokisme est très inframétaphysique… Jean-François Braunstein Pour moi, l’origine du wokisme est plus anglosaxonne que française. Il ne faut pas mettre de côté l’ironie et le sens du jeu des penseurs français que vous avez cités, et le fait qu’ils étaient très critiques de la notion d’identité. D’ailleurs, aujourd’hui, les woke les traitent en « mâles blancs morts », pour reprendre l’expression de certaines intellectuelles lesbiennes issues des Black Panthers. Pour moi, le woke naît principalement de la disparition du protestantisme aux ÉtatsUnis. C’est une religion de substitution, avant d’être une philosophie devenue folle et systématique. Il n’y a plus de chrétienté, plus de religion, mais le wokisme est là, qui a le mérite d’exister. Leur filiation est avec les évangélistes, et notamment avec ce que l’on appelle « l’Évangile social », qui veut réparer la société où il voit la source unique du mal. Le prosélytisme et le sectarisme du woke, son enthousiasme aussi, viennent de cette dimension religieuse. C’est une secte qui marche bien. Mais il lui faut absolument le mâle blanc pour exister. Il ne faut surtout pas qu’il disparaisse. Sans lui, sans la culpabilité qu’il porte, il n’est plus possible de déployer la plupart de ses arguments. Par exemple, celui des banlieues « colonisées » par les Blancs, absurde entre tous : la colonisation à domicile n’existe pas. Cela dit, je ne suis pas très optimiste, je ne vois pas de ralentissement, d’épuisement de la dynamique woke. Dans de plus en plus d’institutions, au-delà de l’université, dans des écoles de cinéma, des théâtres, etc., le wokisme progresse, annule des œuvres, déboute des intervenants. Il est devenu compliqué d’enseigner quand on est opposé au wokisme. Sur cent mille enseignants du supérieur, il y a peut-être cent universitaires qui assument leur opposition à ce mouvement. Pour les autres, soit ils y sont en leur for intérieur opposés, mais ils sont prudents pour des motifs de carrière ou de tranquillité, soit ils y sont favorables. 52

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Pascal Bruckner Si on réfléchit aux freins à l’expansion du wokisme, le principal, en France, me paraît être sa tradition universaliste. Le différentialisme outré des woke passe quand même difficilement. Le Parti socialiste a protesté énergiquement contre l’idée d’un « privilège blanc », il y a déjà plusieurs années. La gauche de la gauche est divisée sur la question. Mais il est vrai qu’à l’université il est fortement implanté. Dans les médias, très conformistes, il l’est également. L’exemple vient de haut : le président Emmanuel Macron, déclarant, pour s’exempter d’intervenir sur une question, qu’il est « un homme blanc de 40 ans ». Mme Ernotte, disant qu’elle voulait des médias où le mâle blanc reculerait. Laure Adler, déplorant l’esprit « white white white », à l’émission Répliques, joignant le progressisme au snobisme du « globish ». C’est très étrange, car on ne peut pas plus reprocher aux Blancs d’être blancs qu’aux Noirs d’être noirs, surtout en Europe, continent majoritairement de peau claire. On ne s’imagine pas allant à Bamako en s’étonnant – à plus forte raison en s’offusquant – qu’il n’y ait presque que des Noirs. En revanche, il semblerait qu’il soit loisible de déplorer qu’il y ait des Blancs en Europe… Heureusement, notre tradition d’ironie est un deuxième frein à ce déploiement, en France. Aux États-Unis, les opposants principaux au wokisme sont, bien entendu, des intellectuels afro-américains, qui refusent l’assignation à vie au rôle de victime, de dominé. Thomas Chatterton Williams, par exemple, refuse la prédestination, l’idée que la naissance détermine entièrement le destin. Jean-François Braunstein Nous vivons tous dans et avec l’Université, principale citadelle du wokisme, et centre de légitimation pour beaucoup d’institutions. Quand on ironise à l’université, ça peut se terminer très mal. Les enthousiasmes woke sont apparemment très séduisants mais ils sont aussi très dangereux. L’enthousiasme pour le changement de corps, par exemple, qui fait des trans les phares de l’humanité. L’irréalité est à la mode, comme le montre l’insistance à vendre le métavers, en sachant que les patrons de la Silicon Valley sont très favorables à la transition de genre. Il y a une forme d’isolement, de solipsisme de masse, couplés à l’agressivité. Christopher Lasch l’avait vu : le narcissisme contemporain, triomphant, nie la maladie, la mort, la différence des sexes. Le transsexuel est devenu le héros contemporain, et bientôt ce sera le transhumaniste. Peu importe que les personnes au contact du monde réel, de la vraie vie, s’offusquent, ou s’esclaffent. Peu importent les messages effarés du courrier des lecteurs, après les émissions. Ils ne comptent pas. JUILLET-AOÛT 2023

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Pascal Bruckner La gauche a été indulgente avec le wokisme, car il est venu sous l’étiquette de l’émancipation. C’est toujours l’idée de défricher de nouveaux territoires où la pensée oppressive faisait la loi. Ce qui est drôle, c’est qu’il n’y a aucune nouveauté dans l’esthétique trans : les incroyables, les merveilleux, et les mignons à fraise ont toujours existé. La différence, c’est que cette transsexualité contemporaine vient de l’idée qu’on est à soi-même sa propre cause. Jean-François Braunstein Il y a dans le wokisme une liquidation de l’héritage de la rationalité occidentale. La logique y devient « raciste ». L’épistémologie serait viriliste. La biologie et les mathématiques seraient des fausses sciences. On étudie le point de vue des dominés sur les mathématiques, on fait des colloques sur la « domination épistémique », on déplore que la voix des dominés sur la physique quantique ne soit pas entendue. Des étudiants en médecine font serment de s’inspirer des savoirs indigènes… Croyez-vous qu’un professeur d’université woke ira se faire opérer par eux ? Pascal Bruckner Ce néoprimitivisme a déjà existé, je pense à Antonin Artaud, par exemple. Mais c’était à l’époque par volonté de connaissance, pas par envie d’effacer des cultures. Aujourd’hui, le critère de ­reconnaissance d’une culture, c’est quand les Blancs l’ont opprimée. Il reste aux Blancs la possibilité de se débarrasser de leur culture, sans pouvoir s’exonérer de leur culpabilité. C’est ce que fait Geoffroy de Lagasnerie, il abandonne tout, sauf sa particule, étrangement. Mais globalement, quand on regarde les défenseurs du wokisme en France, on est frappé par leur faiblesse théorique. C’est un peu le marché de l’occasion de la lumpen intelligentsia. Le cycle de vie d’une mode intellectuelle durant vingt à trente ans, on en a pour au moins une bonne décennie. Après, le wokisme entrera dans le musée Grévin du délire politique pour rejoindre le maoïsme, le trotskisme, le castrisme, etc. Revue des Deux Mondes – Une fois qu’on a manifesté son désaccord intellectuel, la question opérationnelle est : que faut-il faire ? Jean-François Braunstein Roger Scruton a fourni une bonne réponse. Sur le plan intellectuel, il n’y a rien à faire que de déserter ces universités de lettres et sciences humaines qui expliquent que Balzac « invisibilise » les femmes. C’est très dommage, parce que l’histoire littéraire, c’est très intéressant. Il faudra apprendre ailleurs. 54

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Il faut être vigilant sur ce que l’on pourrait qualifier de géopolitique du woke. Ce mouvement est perçu comme un signe extraordinaire de faiblesse en dehors de l’Europe. Les Chinois, les Qataris, les Russes promeuvent l’éloge de la transidentité en Europe, pour ramasser la mise. Pascal Bruckner Absolument. On a aussi une instrumentalisation des luttes féministes et trans par les Frères musulmans. Déjà, Tariq Ramadan s’emparait des mots d’ordre des anticapitalistes, pour attirer la gauche. C’est la même logique. Mais c’est difficile de lutter contre les woke, car on les appelle à juste titre les hommes-soja, mous, difficiles à combattre. Les bolcheviques offraient une résistance sur laquelle on pouvait porter des coups. Jean-François Braunstein Des «  hommes-soja  » ou des «  flocons de neige »… Mais, sur le plan social, il faut être extrêmement vigilant sur les pratiques qui poussent les enfants et les adolescents à s’engager dans un parcours médical de transition de genre, en oubliant l’impératif hippocratique de base de « d’abord ne pas nuire ». Pascal Bruckner Ces mutilations sont pratiquement irréversibles, et leurs conséquences psychologiques sont incalculables. On bloque la puberté, on modifie, voire on abolit, la capacité à jouir. Tous ces jeunes gens vont se réveiller, plus tard, et ce sera un scandale absolu, avec des procès à n’en plus finir. Tout cela pour un vieux rêve prométhéen qui traverse l’histoire culturelle européenne : l’homme libéré de tout déterminisme, l’homme cause de lui-même, l’homme qui serait un dieu déchu qui se souvient des cieux, pour reprendre Lamartine. Le Frankenstein de Shelley était une balise culturelle, c’est devenu un projet concret. Il y a toujours eu un néodandysme, des garçons qui se mettent quelques heures dans la peau d’une femme par exemple, mais pas toute leur vie, et de façon irréversible. Jean-François Braunstein Les psychiatres relèvent que des milliers de jeunes se pensent comme n’étant ni d’un genre ni de l’autre. Comment vont-ils vivre leur vie d’adulte ? Ce qui est grave, c’est que le discours militant transgenre crée un appel au passage à l’acte. Car, comme l’a noté l’historien de la psychiatrie Ian Hacking, les catégories nosographiques fabriquent des personnes qui s’y reconnaissent.

Revue des Deux Mondes – Pour finir, comment renommer le woke en français ? Jean-François Braunstein L’« éveillisme », ce n’est pas mal, ça restitue l’aspect secte, et s’ancre dans le grand réveil protestant. JUILLET-AOÛT 2023

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Pascal Bruckner Ou le « vigilantisme », qui évoque les justiciers. Edwy Plenel qui synthétise toutes les tendances de l’ultragauche comme un empilement de dogmes se veut un « vigilant ». Mais il faudrait parvenir à capter aussi le fait que le wokisme est une affaire d’élites blanches. La haine des Blancs est un snobisme de Blancs riches. La détestation du bon sens, des pensées vulgaires du commun, va avec… Le wokisme en France est une doctrine de gens chics qui ne veulent pas sombrer dans la pensée vulgaire. Jean-François Braunstein On a raison de parler de « croyances de luxe », comme la revendication à « définancer » la police, instrument supposé d’oppression des dominants blancs. Il faut vraiment vivre dans un quartier sans problème pour proposer cela. C’est un moyen pervers d’affirmer qu’on est privilégié. Pascal Bruckner Oui, on peut dire que c’est un instrument pour empêcher les vrais opprimés de s’en sortir. Regardez le maire afro-américain de New York, ancien policier : bien entendu, il a choisi, lui, une politique d’intérêt général, donc sécuritaire. Jean-François Braunstein Il faudrait que ce nom capte la pédanterie… Le côté Trissotin. Ce n’est pas un hasard si le wokisme veut annuler Molière. Pascal Bruckner Il faudrait qu’il incorpore le snobisme aussi… Le côté Verdurin. Revue des Deux Mondes – Trissotin, Verdurin… Le verdurino-trissotinisme vient de sortir de la forge de la Revue des Deux Mondes.

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Florilège woke Voyage en absurdie Ayrton Morice Kerneven

Le mâle, un nouveau paillasson pour l’époque Pour Alice Coffin, les hommes n’ont aucun talent : « Je ne lis plus les livres des hommes, je ne regarde plus leurs films, je n’écoute plus leurs musiques. Les œuvres des hommes sont le prolongement du système. Il ne suffit pas de nous entraider, il faut les éliminer. » (Le Génie lesbien, Grasset, septembre 2020) « Je vis avec un homme déconstruit et j’en suis hyperheureuse. Je ne fais pas confiance à des hommes ou femmes qui n’ont pas fait le chemin de la déconstruction » (Sandrine Rousseau, LCI, septembre 2021) « Rendre femmage à Agnès Varda. » (Association Osez le féminisme, avril 2019)

Des femmes à pénis… des hommes à vulve ? « Je ne suis pas un homme, Monsieur. Je ne sais pas ce qui vous fait dire que je suis un homme. Je suis non binaire, ni masculin ni féminin. […] Ne dites pas qu’il y a quatre hommes sur le plateau, c’est me mégenrer et ce n’est pas très agréable. » (Arnaud Gauthier-Fawas, Arrêt sur images, émission de Daniel Schneidermann, 29 juin 2018) JUILLET-AOÛT 2023

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« Selon l’identité de son propriétaire, un pénis peut être un organe sexuel féminin. » (Faculté de médecine de Caroline du Nord, janvier 2022) « Au Planning, on sait que des hommes aussi peuvent être enceints. » (Affiche de campagne du Planning familial, août 2022) « Je propose que l’État français retire à l’Église la garde de la cathédrale de Notre-Dame de Paris et transforme cet espace en un centre d’accueil et de recherche féministe, queer, trans et antiraciste. » (Paul B. ­Preciado, « Notre-Dame… des survivants et survivantes de la pédo­ criminalité », Mediapart, 12 octobre 2021)

Le racisme est partout, même là où il n’est pas ! « Arrête de raisonner, la logique, c’est raciste. » (Un des agresseurs de Bret Weinstein, ancien professeur de l’université d’Evergreen, mai 2017) Les Aristochats « blacklistés » car un chat siamois est représenté avec les yeux bridés. (« Disney + : pourquoi Peter Pan, Les Aristochats et Dumbo ont été interdits aux enfants », RTL, 25 janvier 2021) « Les Blancs sont en effet malades d’une maladie qui s’appelle le racisme et qui les affecte tous, sur des modes différents, même lorsqu’ils ne sont pas des racistes. » (Pierre Tevanian, De quelle couleur sont les Blancs ?, sous la direction de Sylvie Laurent et Thierry Leclère, La Découverte, 2013)

Ralliez-vous au panache blanc… ou pas ! « 2 + 2 = 4 pue le suprémacisme du patriarcat blanc. » (Laurie Rubel, professeure au Brooklyn College, New York, août 2020) « Une identité blanche positive est un but impossible à atteindre. L’identité blanche est intrinsèquement raciste ; les Blancs n’existent pas en dehors du système de la suprématie blanche. » (Robin DiAngelo, Fragilité blanche, Les Arènes, juillet 2020)

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FLORILÈGE WOKE. VOYAGE EN ABSURDIE

« Jusqu’à quand les gens ils vont pleurer pour des bouts de bois. Wallah vs aimez trop l’identité française alors qu’on s’en balek objectivement c’est votre délire de petits Blancs. » (Hafsa Askar, responsable de l’Unef, à l’occasion de l’incendie de Notre-Dame de Paris, sur Twitter, avril 2019)

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme Danemark : un fabricant de glaces renonce au nom « esquimau », jugé offensant : « Après mûre réflexion, nous avons décidé de donner à notre bâtonnet glacé un nouveau nom plus approprié. » (France Info, 15 juillet 2020) Questionnée sur « l’augmentation du nombre de rats sur la voie publique », la représentante du Parti animaliste au Conseil de Paris, Douchka Markovic, les a défendus préférant les nommer « surmulots », un terme « moins connoté négativement ». (« Pas des “rats”, des “surmulots” : le discours cocasse d’une conseillère de Paris », Le Point, 8 juillet 2022) « Une enseignante est accusée de discrimination de la part d’étudiants pour avoir refusé d’employer les termes “leader” et “follower” dans le cadre de son cours de danse, leur préférant ceux “d’homme” et de “femme”. » (« Sciences Po. Ces jeunes “offensés’’ sont exactement ce qu’ils prétendent combattre : des bigots », Le Figaro, 12 décembre 2022)

De la culture à la caricature, il n’y a qu’un pas ! « Le prestigieux Shakespeare’s Globe Theatre à Londres réinvente Jeanne d’Arc en icône non binaire qui rejette son identité de femme. » (« “Pas une femme” : Jeanne d’Arc, icône non binaire sur les planches à Londres », L’Express, 29 septembre 2022) En raison d’une époque « marquée par le fléau des violences faites aux femmes » et « parce qu’on ne peut pas applaudir le meurtre d’une femme », le metteur en scène Leo Muscato a totalement modifié la fin de Carmen. Désormais, c’est Carmen qui tue Don José. (« Sacrilège ! À l’Opéra de Florence, Carmen assassine Don José », Le Figaro, 5 janvier 2018)

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« Passer à Paris devant la statue de Colbert est une micro-agression. » (Rama Yade, L’Express, 19 novembre 2021) « La beauté est dans la diversité comme la liberté est dans le hijab. » (Message de la campagne de communication lancée par le Conseil de l’Europe le 28 octobre 2021)

En vert et contre tout Selon Aymeric Caron, il faut arrêter de tuer le moustique qui vous pique car c’est « une mère qui risque sa vie pour ses enfants en devenir ». (« Que fait-on si l’on est antispéciste et que l’on est attaqué par des moustiques ? », Komodo.tv, juillet 2019) Une militante vegan condamnée pour apologie du terrorisme à propos de Christian Medves, boucher assassiné par un djihadiste : « Ben quoi, ça vous choque, un assassin qui se fait tuer par un terroriste ? Pas moi. J’ai zéro compassion pour lui. Il y a quand même une justice. » (Reuters, 29 mars 2018) À Bordeaux, les arbres sont désormais des « sujets de droit » : « La Déclaration des droits de l’arbre a été proclamée devant l’Assemblée nationale le 5 avril 2019. Elle inscrit l’arbre dans le Code civil comme être vivant et titulaire de droits. » (Le Figaro, 28 novembre 2021)

Magie, magie et vos idées ont du génie ! « Le monde crève de trop de rationalité, de décisions prises par des ingénieurs. Je préfère des femmes qui jettent des sorts plutôt que des hommes qui construisent des EPR (1). » (« Sandrine Rousseau et le “féminisme inclusif” », Charlie hebdo, 25 août 2021) « La sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations ; elle est un idéal vers lequel tendre, elle montre la voie. » (Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, La Découverte, septembre 2018) 1. EPR : réacteur nucléaire appartenant à la filière des réacteurs à eau pressurisée.

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De la bienveillance, du genre et d’autres inclusivités Yana Grinshpun

Trigger warning pour sensitive readers : cet article est écrit en néofrançais inclusif et non binaire, débarrassé de l’influence androcène oppressive.

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n reconnaît les époques par l’usage de certains mots, ou plus précisément de maîtres-mots et de paroles-­maîtresses. Par exemple, si je vous dis : « Ô mes frères ! », vous penserez inexorablement à Massillon (Jean-Baptiste) et à ses oraisons funèbres. Et si je vous dis : « Allons camarades ! », vous entendrez tout de suite la voix rauque Yana Grinshpun est linguiste, des hommes et des femmes de cuir vêtus, analyste du discours, maîtresse de conférences en sciences du ceux qu’aimait tant montrer Mosfilm, l’organe langage à l’université Paris IIIde propagande fabuleux made in USSR. Et si Sorbonne nouvelle. Dernier ouvrage je vous dis : « Français ! Françaises ! », tout le publié : La Fabrique des discours propagandistes contemporains monde comprend, c’est la Résistance, la radio (L'Harmattan, 2023). de Londres et les Trente Glorieuses… Et aujourd’hui, qu’entendrez-vous, cher lecteur, lectrice, lectaire et lecteuresse, en parlant des mots de l’époque ? Eh bien, je vous le dis, et cela de première main ou plutôt d’oreilles et d’yeux qui entendent et lisent cela tous les jours dans la contrée sorbonicole. JUILLET-AOÛT 2023

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Même le divin shabbat et le non moins divin dimanche ne sont épargnés par les points médians, les préconisations aux inclusivités diverses et aux doublons de tout genre. « Bonjour à tou.te.s, à tous et à toustes ! Que chacun et chacune de toustes celles et toustes ceux et même celleux et celleuses qui lisent la Revue des Deux Mondes se mettent au goût du jour et cessent d’utiliser les formes désuètes de l’ancien français qu’aucun ni aucune personne, ni aucun ni aucune individu.e de bonne volonté ne pratique point. Elle faut que cela soit clair ! Le seul point novateur est le point médian. Que ils et elles, mais aussi ielles et iels comprennent bien que leurs pleurnicheries et leurs pleurnichauds réactionnaires d’amoureuses et d’amoureux de la langue française les laissent seules et seuls dans les confins de l’histoire. » Et que diable et que diablesse ! Vous ne me croyez pas ? Vous haussez les épaules et passez votre chemin ? Évidemment, vous n’êtes pas là pour voir ni pour entendre. Vous vous dites plutôt rabelaisiens que sorbonicoles, vous êtes plutôt du côté de Pantagruel, et moi, j’ai affaire tous les jours aux Limousins et Limousines qui, faute de connaître le latin, écorchent le français à qui mieux mieux, et à qui mielles mielles. Savez-vous, chers rétrogrades et pas moins chères rétrogradesses rabougri.e.s dans vos usages désuets pourquoi ils et elles et iels et ielles le font ? Je parie que non ! Ils et elles, iels et ielles, mes confrères et mes consœurs ainsi que mes non-binaires et mes neutrois, mes neutres et mes neutrelles (sic !), bref, camarades et camaradesses linguistes, toutes docteurs et doctoresses, sont en train de chambouler les paradigmes du monde mâle-parlant et mâle-pensant qui est le nôtre. Ils et elles ont trouvé la cause suprême de ce mâle-être : c’est la langue française ! Car c’est elle et personne d’autre qui est à l’origine du patriarcat, de l’oppression, de la domination masculine et d’autres discriminations que subissent les femmes françaises et avec elles toutes les autres minorités qui existent et qui existeront, pour les siècles des siècles, car l’on en découvre tous les jours. Parce que la langue française, cette scélératesse, est excluante et genrée. Elle possède une arme de destruction massive des femmes : le genre morphologique masculin qui ose neutraliser l’opposition entre les genres, en mettant sur les femmes, tel un Harry Potter de la métalangue, une cape d’invisibilité. 62

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La preuve ? Tous ces horribles « salles des enseignants, plats pour sportifs, cantines pour étudiants, avis au lecteur, ou de l’éditeur, films d’auteur, écoles d’ingénieurs, écoles de pizzaiolo », tous ces mariés au premier regard, les associations d’anciens combattants, les nouveau-nés, les vieux, les morts, les défavorisés, les mortels, les vivants, les cons, etc. Eh oui, même les cons sont au masculin comme si les connes ne pouvaient pas oser… et cependant… Vous percevez l’offense ? Non ? Alors, en vérité je vous le dis : ces mots sont tous au masculin. Un scandale et pas des moindres ! Mais s’il n’y avait que le problème du genre, on s’en serait sorti.e.s, comme Monsieur la directrice de l’UFR de Lyon. À bas le masculin usurpateur, vive le féminin générique ! C’est simple comme bonjour. Prenez l’exemple des frères et sœurs en sciences de l’université lugdunesque : les statuts de l’UFR ASSP emploient le féminin générique. Vous ne me croyez toujours pas ? Alors voyez de vos propres yeux et par vos prunelles (1).

La dysphorie du genre et les violences sexuelles de la langue française Cet établissement est fort exemplaire, car il enseigne merveilleusement le catéchisme de l’église nouvelle. Celle du Genre. Cette église est fort puissante, elle dispose en effet de nombreuses paroisses, congrégations, instituts et ordres dont les missionnaires veillent à la pureté des mœurs, à la santé morale des ouailles, à leur instruction et surtout à leurs lectures. Par exemple, les Mères Supérieures sorbonicoles, lugdunesques et celleuses d’autres provinces lémoviques, aidées par l’ordre des Pauvres Dames, se sont sérieusement emparées de la dysphorie du genre de la langue française, que personne n’avait remarquée avant leur avènement. Elles ont ainsi découvert que le vice était partout, qu’il se cachait aux tréfonds de la versification, qu’il s’insinuait jusque dans les rimes de notre langue, qu’il se nichait dans la morphologie des noms et dans la syntaxe des adjectifs. Une des mères patronnesses de ces doctes recherches écrit ceci : « Du coup on a nommé e féminin le e non accentué et e masculin le e correspondant au son é – qu’on se met parallèlement à doter d’un accent (tant il est vrai, sans doute, que l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur). (2) » JUILLET-AOÛT 2023

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Grâce à cette découverte des plus contemporaines, le lecteur, la lectrice et l.ae lectaire ou la lecteuresse apprennent que les rimes relèvent de la sexualité et que leur alternance est une promotion de la plus réactionnaire des normes hétérocispatriarcales : « Quant à l’alternance des deux types de rimes, peu à peu théorisée comme nécessaire dans la belle poésie, elle constitue une autre déclinaison de cet anthropomorphisme : en l’occurrence elle traduit l’idéal hétérosexuel des rapports humains. (3) » Mais oui, bien sûr, comment tous ces pseudo-scientifiques ne l’ont pas vu dans leurs recherches ennuyeuses et démodées ! On imagine sans peine Robert Estienne ou Geoffroy Tory, les inventeurs de l’accent aigu sur e, imprimeurs et humanistes, en train de noter leur invention typographique au moment de pressentir les joies de « l’amour charnel ou, plus exactement, au moment de s’apprêter à violer (car, selon une autre mère, pas moins supérieure, l’amour charnel est la célébration du viol par le pouvoir masculin (4)) ». On pourrait être de très mauvaise foi et lui poser la question sur la possibilité pour les mots « émasculé », « châtré », « castré » d’être durs, mais il ne nous appartient pas ici de mettre en doute les déclarations des autorités ecclésiastiques. En revanche, nous pouvons amorcer ici une réflexion sur d’autres rimes de notre langue : rimes pauvres et riches, qui sont certainement les vestiges du capitalisme féodal ; rimes léonines, qui témoignent de la condition animale des félins en France ; rimes normandes ou rimes gasconnes, qui sont les incarnations langagières des suprématismes régionaux. Mais revenons à l’essentiel. Cette brillante et très novatrice analyse a certainement été inspirée à l’autoresseuse par la lecture des classiques, créateurs et instigateurs de ce qu’il est d’usage dans les milieux ecclésiastiques sorbonicoles d’appeler « la culture du viol ». Pour les chasseresses des masculinismes, tout commence avec Pierre de Ronsard, qui ne se cachait même pas de ses intentions à l’égard des personnages féminins de ses poèmes. Ce grand poète, c’est ainsi que l’appellent les réactionnaires au pouvoir, n’était qu’un vulgaire violeur. Lisez donc : « Je voudrais bien en taureau blanchissant Me transformer pour finement la prendre, Quand en avril par l’herbe la plus tendre Elle va, fleur, mille fleurs ravissant. (5) » 64

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Si ce n’est pas un appel au viol, qu’est-ce que cela peut bien signifier d’autre ? Heureusement que celui qui écrit ces vers est convoqué post mortem à un procès pour abus sexuel et incitation à une pénétration non consentie. Nos Ignace de Loyola, servantes irréprochables de la nouvelle église du Genre (6), ont édité de précieuses méditations sur les violences sexistes et sexuelles promues et mises en acte par nombre de textes littéraires. Ils et elles, iels et ielles préconisent la nécessité de former l’Inquisition littéraire qui aura les compétences nécessaires pour traquer les violences sexuelles dans les textes. Dès qu’une sœur ou un frère de la société de la Sainte Ligue des esprits chastes décèlera la moindre tentative de violence sexiste et/ou sexuelle, propre aux textes douteux (exemples-types : Maupassant, Flaubert, Balzac ou encore Desproges), elle ou il, mais encore mieux quand ce sera iel, le signalera aux référents, experts en matière de sexualité des textes. Car, ô lecteur, ô lectrice et ô lectaire et ô lecteuresse, la littérature comporte intrinsèquement un danger de perversion de la jeunesse. Il, elle ou iel devront chercher à obtenir le consentement des étudiants pour subir ces violences imposées par la lecture. Voici les extraits d’une épître aux séminaristes, signés par lesdites sœurs : « Nous avons donc établi un questionnaire à visée exploratoire, dans le but de savoir quels mots sont employés, pour mentionner, décrire ou caractériser les violences représentées dans des textes souvent enseignés, par des enseignant·e·s interrogé·e·s ici à la fois en tant que lectrice/lecteur et en tant qu’enseignant·e. Cette enquête n’est en rien représentative, au sens sociologique et statistique du terme. Notre but n’était en aucun cas d’accuser les enquêté·e·s d’une quelconque incompétence, mais seulement de voir si et comment des lecteurs et lectrices particulièrement compétent·e·s nommaient et/ou repéraient les violences sexuelles dans les textes, afin d’amorcer une réflexion sur le cadrage de ces violences par l’institution scolaire dans son ensemble, de la formation des enseignant·e·s à la pratique de lecture des élèves. Nous souhaitons donc, de manière pragmatique, formuler des hypothèses sur les postures pédagogiques et les réponses à apporter face à cet enjeu. Enfin, notre attachement aux mots utilisés dans cette perspective s’appuie sur la conviction que la capacité des JUILLET-AOÛT 2023

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enseignant·e·s, en tant que médiateurs et médiatrices de ces textes, à caractériser et à nommer les violences représentées est une condition d’une réflexivité sur cette question dans leur démarche pédagogique et de l’apprentissage d’une capacité à identifier les violences sexuelles et à assimiler la question éthique du consentement pour les élèves. (7) » Quel louable souci de préserver le prochain et surtout la prochaine des offenses qu’ils et elles, iels et ielles peuvent éprouver, des traumatismes inévitables que provoque la lecture des œuvres ! Ces expertes en matière de violences sexistes et sexuelles littéraires sauront bien conseiller les médiateurs et médiatrices que sont les enseignants et les enseignantes sur la façon de nommer les mots de la violence. On attendra un conseil particulièrement avisé des sœurs avant de se lancer dans la lecture de Baise-moi de Virginie Despentes, ou La Vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet.

Bienveillance En fait, le véritable motif éthique de ces soucis pédagogiques n’est pas explicitement affiché, par modestie, cette sorte de modestie pudique préconisée par toute congrégation religieuse qui se respecte. Mais il est de notre devoir d’en rendre compte. La bienveillance est la notion clé de notre société. Il ne faut pas se tromper en pensant qu’il s’agit ici d’une attitude morale, c’est une composante essentielle du monde inclusif moderne. Par exemple, au sein même de l’église universitaire, la bienveillance est le mot d’ordre donné aux prêtres et prêtresses du savoir. C’est au nom de la nouvelle épistémologie protectrice d’âmes sensibles que la bienveillance oblige à mener une vaste campagne de révision des textes littéraires des époques passées, car ces derniers, étant écrits par des personnes réactionnaires, antisémites, racistes et misogynes, autant que transphobes, homophobes et islamophobes quand elles ne sont pas russophobes, grossophobes et mixophobes, nécessitent l’adaptation à nos valeurs contemporaines inclusives, moralement supérieures à toutes les époques précédentes, car paritaires, féministes et égalitaristes. Je suis personnellement chargée de la révision de certains textes constituants de notre société qui sont la preuve même de la corruption des mœurs. L’autre jour, en fêtant Hanoukka, une fête juive hellénophobe, 66

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je me suis rendu compte que le texte du premier livre des Maccabées ne correspondait nullement aux valeurs de notre monde, c’est un texte qui ne tient pas compte des violences sexistes et racistes, ni des croyances racistes des personnages de ce livre, ni de la souffrance des animaux. Ainsi ai-je décidé de le récrire, pour rendre la fête de Hanoukka plus inclusive, bienveillante et accueillante pour les minorités opprimées, et pour les racisé.e.s.x : « Hanoukka inclusif.v.e ou l’effort de modernisation : le premier livre des Maccabée.e.s.x Antiochus Épiphane, le roi indigène de la République bananière anatolienne, qui malheureusement n’est pas exempt de la mentalité coloniale répandue à la vitesse d’une pandémie par les Hébreux.se.s.x de la Palestine post-mandataire, exproprie les richesses des capitalistes et colons du Temple et persécute des juif.ve.s demeuré.e.s fidèles à l’ordre patriarcal hétéronormatif. Quand iel vit son règne affermi, Antiochus, qui s’est approprié le prénom grec, voulut étendre son pouvoir sur la terre d’Égypte (les indigènes nourrissent toujours les projets de colonisation malgré leur statut de victimes à perpétuité), afin de régner sur les deux royaumes (l’impérialisme à l’ancienne). Entré en Égypte avec une armée imposante (ici, une remarque s’impose : on comprend mal pourquoi « l’armée » est au féminin, alors qu’elle est composée majoritairement de masculinistes violents avec, cependant, une excuse – d’être racisés), des chars, des éléphants (de pauvres animaux exploités, humiliés, dressés pour le combat colonial, dont fort heureusement l’organisation SOS animaux a vigoureusement pris la défense contre ce péril anatolien) et une grande flotte, iel attaqua le roi d’Égypte, Ptolémée, recula devant lui en laissant beaucoup d’hommes sur le terrain. L’invisibilisation de la femme et des personnes trans allant son train, ou plutôt son éléphant, l’histoire de cette période montre les discriminations sexistes, racistes, machistes et homophobes du système militaire séleucide : les combattantes.x féministes et trans séleucides sont des grandes oubliée.s.x de ce récit. Les villes fortes égypJUILLET-AOÛT 2023

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tiennes étaient prises (le pillage colonial battait son plein) et Antiochus s’empara des dépouilles du pays. Les ONG égyptiennes qui interviennent en faveur de la restauration du patrimoine décolonial et de la récupération des biens expropriés mènent actuellement dans le cadre de l’ONU une campagne importante auprès de la Commission des droits humains, féminins et animaux… (8) » J’espère que cet exemple sera suivi par un grand nombre de confrères et consœurs ligué.e.s en consortium inclusif et bienveillant. L’adhésion du lecteur, de la lectrice et du/de la lectaire aux valeurs éthiques et morales de la société contemporaine passe par les lectures saines et l’amour de l’idiome épuré de vocables androlectaux, genrés et discriminants. 1. Cf. la page de l’UFR : https://assp.univ-lyon2.fr. 2. Éliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Éditions iXe, 2014, p. 18. 3. Idem, p. 19 4. Andrea Dworkin, « Le pouvoir », Nouvelles Questions féministes, vol. 25, n° 3, 2006, p. 94-108. https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2006-3-page-94.htm. 5. Pierre de Ronsard, « Je voudrais bien richement jaunissant », Le Premier Livre des amours, 1552. 6. Anne Grand d’Esnon, Anne-Claire Marpeau, « Les violences sexuelles dans les textes littéraires : quels enjeux pédagogiques de lecture, quelle posture éthique pour l’enseignant.e ? », in Nicolas Rouvière, Enseigner la littérature en questionnant les valeurs, Peter Lang, 2018, p. 93-119, https:// u-bourgogne.hal.science/hal-01998226/document. 7. Idem. 8. Source La Bible de Jérusalem, Les Éditions du Cerf, 1955.

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L’art en procès Stéphane Guégan

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ccusés d’abriter pléthore d’images licencieuses ou de relayer les discriminations visant les minorités ethniques ou sexuelles, les musées sont entrés dans une zone de turbulence qui risque de durer, et probablement de se durcir. Autant admettre que nous ne sommes pas près de détacher nos ceintures de sécurité, voire de chasteté. Fatalement, à proportion de la pente du wokisme aux lectures binaires, les images étaient condamnées à souffrir de l’épuration en cours. Parlons d’images, et non d’œuvres d’art puisque, première victime du réductionnisme Stéphane Guégan est historien vertueux, la dimension esthétique propre de l’art et conseiller scientifique aux créations de l’esprit – la part d’elles qui auprès de la présidence du musée échappe à toute détermination extérieure – se d’Orsay. Dernier ouvrage édité : voit aujourd’hui niée. Nos ligueurs, inaptes ou Drieu la Rochelle. Drôle de voyage et autres romans (Bouquins, 2023). volontiers indifférents à la complexité de l’art, À paraître : Picasso, les chefs-d’œuvre en ramènent les fruits subtils à de simplistes (El Viso, septembre 2023). messages, le plus souvent malodorants. « Les héros ne sentent pas bon ! », écrivait Gustave Flaubert des insurgés de 1848. Nous sommes aujourd’hui moins sectaires : c’est l’ensemble du passé occidental qu’on suspecte de couvrir de son silence les souffrances JUILLET-AOÛT 2023

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et les cadavres de l’histoire. Bref, celle-ci mérite sa criminalisation galopante, comme les musées, en passe eux aussi de symboliser notre détestable soif de domination, sous toutes ses formes. Le procès n’est pas nouveau, nous dit Philippe Forest, au seuil d’un essai très utile sur la querelle du woke : peinture et littérature jusqu’à une date récente eurent à répondre de leur conformité aux attentes du politique, du social et du religieux (1). Cela dit, pour s’en tenir à l’exemple de la France, le règne de cette censure « perpétuelle » n’a jamais entravé l’éclosion des œuvres les moins assignables aux critères communs, avant et depuis 1789. « Génie national », se demanderait Régis Debray ? Oui. Cette tolérance nous paraît aujourd’hui d’autant plus précieuse qu’elle s’expose à plus de menaces qu’autrefois. Car la liste des infractions s’est singulièrement allongée et le temps de l’instruction dramatiquement raccourci. On déboulonne les héros démonétisés (les statues de Victor Schœlcher en Guyane ou en Martinique), on rebaptise les tableaux (par centaines au Rijksmuseum d’Amsterdam), et on réfléchit après coup au possible déni de mémoire, malgré les cartels explicatifs, pas nécessairement lus, sans parler des socles vides et orphelins de toute explication ; on appelle, ailleurs, au décrochage des toiles délictueuses sans se demander si, en farce, ne se rejoue pas le drame des expositions d’art dégénéré chères aux nazis. Plus nombreux donc, les chefs d’accusation s’étendent du racisme au colonialisme, du machisme à la pédophilie, etc. Tout y passe, voire se croise en bouquets aggravants, selon la logique de l’intersectionnalité, sésame de la pensée expéditive. Le cas Picasso, sur lequel on revient plus loin, offrirait l’exemple d’un multirécidiviste coupable d’à peu près toute la litanie woke : l’ogre des féministes et des réseaux assassins se dédouble, selon l’humeur ou l’humour des juges, en exploiteur des dominés, s’appropriant ici l’art africain, s’enrichissant là sur le dos des gogos. Resurgissent, rafraîchis, les dadas de la critique marxiste et la théorie de l’art comme reflet direct, hier de l’économie, aujourd’hui de la culture occidentale, pour ne pas dire de l’ordre blanc.

Du Noir aux Noirs Venant de l’un des commissaires d’une exposition qui fit date, diton, « Le Modèle noir. De Géricault à Matisse », les propos qui suivent ne sont guère soupçonnables de racisme ou, selon un vocable à nouveau très en cours, de fascisme (2). Ils n’obéissent qu’au besoin de clarté 70

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L’ART EN PROCÈS

indispensable au débat qui entoure les discriminations raciales et leurs survivances, vraies ou fausses. Le wokisme, le mot même, dérive du militantisme antiraciste des Afro-Américains de la fin du XIXe siècle. Celui-ci prend un tournant décisif au cours des années 1960-1970 ; la mobilisation de la rue et les postcolonial studies font alors converger leurs luttes aux États-Unis, et le monde de l’art s’en mêle. Indépendamment de la situation réelle des Noirs américains en sa composante la plus paupérisée, le discours universitaire et la vulgate journalistique, portés par la logique belliqueuse du moment, favorisent l’idéologie aux dépens de l’approche historique. L’idée d’un racisme systémique s’est construite, paradoxe, sur les campus de la diversité américaine avant d’inonder le discours commun (3). Parallèlement, des recherches plus sérieuses que les généralités d’un Edward Saïd sont menées sur « l’image du Noir [et non des Noirs] dans l’art occidental », ambition que se donnèrent John et Dominique de Menil et qui déboucha sur des publications cruciales, mais assorties d’un titre contradictoirement essentialiste. « Le Modèle noir. De Géricault à Matisse », visible au musée d’Orsay en 2019, se proposa, au contraire, de rétablir une diversité iconographique là où d’autres ne traquaient plus que le stéréotype xénophobe et le code stigmatisant. La France de la Société des amis des Noirs (1788) et de deux décrets abolitionnistes (1794 et 1848) imposa son cadre ; il était propice, sans conteste, à une meilleure approche des représentations en jeu. Ici, plus qu’ailleurs, s’étaient mises en place les conditions d’une nouvelle « image » des Noirs, et non du Noir, plus individualisée, plus diversifiée, plus positive, malgré la persistance de poncifs contraires. Il n’entrait aucun angélisme dans le propos, et aucun désir d’ignorer le legs de plusieurs siècles d’esclavage dans les mentalités, les rapports sociaux et l’économie coloniale. Mais parce que le processus d’émancipation fut long, complexe et hétérogène, il serait légitime, au regard de la doxa woke, d’en ignorer les premières étapes, de nier leur importance ! On en vient à discréditer certaines icônes de l’abolitionnisme (tel Victor Schœlcher, on l’a vu), au prétexte que le message en serait plus paternaliste que fraternel, moins sincère qu’hypocrite (au regard du colonialisme), et pas nécessairement fondé sur l’égalité reconnue des races. Objet d’une récente exposition new-yorkaise au comparatisme intéressant, la Négresse en buste de Jean-Baptiste Carpeaux, succès du Salon de 1869, a beau porter une inscription éloquente sur sa plinthe (« Pourquoi naître esclave ? »), on lui prête des intentions plus ambiguës, voire de sombres arrière-pensées (les liens qui oppressent sa poitrine en partie JUILLET-AOÛT 2023

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dévoilée), inconciliables avec une œuvre de combat (4). Une fois de plus, la thématique abolitionniste est suspectée de voiler son vrai propos, la légitimité des structures coloniales.

Cachez ce sein… Et voilà comment une œuvre de protestation, achetée par Napoléon III – alors que les États-Unis restaient déchirés par la récente abolition de l’esclavage sur leur sol –, peut être tenue pour impérialiste de propos, et presque teintée de sadisme, un siècle et demi après Lincoln. Il est vrai que l’érotisme n’a jamais été bienvenu en terre américaine : l’affaire du David de Michel-Ange le confirme drolatiquement. Mieux vaut rire en effet des indignations et colères qu’a suscitées la vue en classe d’une reproduction du héros biblique. Là se situe le point moins risible, l’incapacité grandissante de comprendre ce que l’on voit, par exemple, la nudité et la sensualité propres aux modes d’héroïsation de la Renaissance italienne. Quant à déclarer pornographique toute image sexuée, c’est oublier un distinguo qui date de Pline entre ce qui n’agit que sur les sens et ce qui fait sens. Outre la diabolisation du charnel, la dénonciation du sexisme tourne au sport national outre-Atlantique. La juste défense des femmes excuse, de nos jours, les excès les plus inquiétants en matière de proscription, et entretient le confusionnisme, comme l’infantilisation du public. De même qu’une rétrospective Philip Guston a été annulée en 2020, dans la crainte que les visiteurs ne voient en lui un partisan du Ku Klux Klan qu’il fut l’un des premiers à crucifier avec ses bonshommes à cagoule et gros cigare, les cas se multiplient de tableaux jugés dégradants, scabreux ou sexistes, dangereux pour la collectivité, et parfois condamnés aux réserves. Traversons la Manche. En 2018, Sonia Boyce croisait performance (minimale) et féminisme (radical) en faisant décrocher un tableau du peintre victorien John William Waterhouse, éviction dite « provisoire », et soutenue par la directrice de la Manchester Art Gallery. Hylas et les Nymphes, l’œuvre incriminée, ne méritait pourtant pas une telle sanction rétroactive. C’est le compagnon d’Héraclès dont la toile suggère chastement le rapt, et ses douces ravisseuses sont proprement ravissantes… Il y a maldonne, à moins que l’interdit ne cible désormais la femme objet et la séductrice à égalité. Nul n’a oublié cette visiteuse du Met, révoltée d’y trouver la sublime Thérèse rêvant de Balthus avec sa culotte offerte aux regards. Malgré la pétition que « l’indignée » lança et les milliers de signatures recueillies, le musée de New York ne céda pas. 72

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L’ART EN PROCÈS

L’affaire nous éclaire sur le changement d’optique qui s’est emparé d’une partie de nos contemporains, à la faveur du retour au biographisme brutal. Observateur de l’éveil des libidos, libertin froid, greffant la distance du rêve aux émois de la nubilité, Balthus a rejoint le club des ogres, ces mâles blancs qui étaleraient à pleines toiles leur vie sexuelle monstrueuse. Leur plus éminent spécimen, au dire des réseaux de l’inquisition, se nomme Pablo Picasso, célèbre Espagnol au sang chaud, adepte de la tauromachie amoureuse, et dont l’œuvre déroulerait le journal intime. Autant dire les preuves accablantes d’un prédateur insatiable qui n’aurait su que violer et briser ses victimes. Ce type de globalisation naïve, en ce qu’elle extrémise le narcissisme du peintre et diabolise sa polygamie, ne reflète pas seulement une méconnaissance partielle ou complète des faits, elle traduit l’horreur d’une sexualité active qui s’assume, elle ignore ce qui sépare la violence feinte de la violence réelle dans l’étreinte, ce qui distingue, pareillement, la vie de l’art. Le peintre des accouplements fiévreux ou orgiaques ne saurait être qu’une bête. Non : un porc… Le fantasme propre à l’Éros et à l’Art est rayé d’un trait rageur. Depuis quelques mois, certains experts du peintre se sentent obligés d’émettre des réserves morales au sujet de la relation que l’artiste noua avec Marie-Thérèse et les nus qu’elle inspira, nus décrétés irrespectueux du modèle féminin et, peut-être, du nouveau code amoureux. D’autres, n’écoutant que leur soif purificatrice, réclament un écrémage drastique du corpus de ce peintre si « disgusting ». À la manière de certains élèves de David exigeant de la Convention qu’elle détruisît les tableaux de Boucher et Fragonard, ils n’épargneraient que le cubisme du grand feu de joie. Wokisme, puritanisme, modernisme et obscurantisme vont si bien ensemble. 1. Philippe Forest, Déconstruire, reconstruire. La querelle du woke, Gallimard, 2023. Autant que le romancier et le biographe d’Aragon, l’historien de Tel quel (et du maoïsme culturel français) juge avec recul l’arrière-plan théorique, franco-américain, de ce qu’il hésite à nommer une nouvelle guerre sainte, tout en donnant au lecteur des raisons de le penser (références aux sermons de Savonarole à l’appui). On comprend sa répugnance à essentialiser la contestation actuelle d’un pan de la culture occidentale : il serait malséant, certes, de condamner sans nuance un dogmatisme à plusieurs visages. Une autre crainte l’anime, celle d’être confondu avec les détracteurs les plus radicaux de la French theory, mère du wokisme et de l’idée que tout discours d’autorité, tout processus d’objectivation, est à révoquer en doute, et ramener à la tyrannie des dominants. Le livre de Forest, en fait, s’intéresse moins au wokisme qu’à ses sources. Certaines le ramènent à Tocqueville et aux premières analyses du puritanisme inhérent à la démocratie américaine. La promotion d’un art sain, communautariste dans un sens étroit, ne date pas d’hier. À cet égard, on sent Forest plus disposé à condamner l’identitarisme noir, dès qu’il renonce à l’universalisme, qu’à reconnaître parmi les identités qui nous constituent, pour le dire comme Nathalie Heinich, les traits structurants de la civilisation occidentale, culturels et religieux. 2. « Le Modèle noir. De Géricault à Matisse », exposition à Paris, au musée d’Orsay, et à Pointe-à-Pitre, au Mémorial ACTe, en 2019. « Théoricienne féministe, décoloniale et antiraciste », selon la quatrième de couverture de son dernier essai, Françoise Vergès l’a placé sous l’héritage de Frantz Fanon (Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, La Fabrique éditions, 2023) : c’est dire la radicalité qui souffle sur son approche du « musée universel », le Louvre en particulier, comme « produit des Lumières et du colonialisme, d’une Europe qui se présente comme la gardienne du patrimoine de l’humanité tout entière ». Un chapitre entier y est consacré au « Modèle noir », exposition à laquelle elle reconnaît certaines vertus heuristiques, mais dont elle pointe davantage ce qui lui semble ses

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limites. Plus favorable à sa version new-yorkaise (Wallach Art Gallery, Columbia University, 2018), dont le champ d’étude débutait avec Manet, Françoise Vergès juge l’étape française trop inféodée à l’idéologie et l’agenda colonial de la France post-révolutionnaire. Pour un avis autre, voir Stéphane Guégan, « La diversité, défi des institutions culturelles », entretien donné à la revue Noto, n° 12, décembre 2018, p. 59-60. 3. Voir Brice Couturier, OK Millennials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un baby-boomer sur les mythes de la génération «  woke  », Éditions de l’Observatoire, 2021, et Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, 2022. Qu’il s’agisse du genre, de la race et de la culture de la victimisation unilatérale, écrit ce dernier, « il est encore plus important de noter que les idées woke se sont d’abord développées dans les universités ». Concernant l’infantilisation des prêchés, d’autant plus efficace aux États-Unis que toute une classe d’âge a été surprotégée durant l’enfance des contradictions du réel, Braunstein ajoute : « Dans les universités en particulier, l’heure est à la réécriture de l’histoire et à l’effacement de ses heures sombres. L’héritage pré-woke devait être totalement réécrit : il faut expurger la culture et les universités de toutes les traces de privilège blanc et masculin pour repartir à zéro et reconstruire une nouvelle culture, vierge de toute oppression. » On lira cet essai net et argumenté afin de comprendre le mouvement qui pousse certaines institutions muséales, aux États-Unis et au Canada, à se découvrir une vocation plus thérapeutique que critique. 4. Voir Elyse Nelson et Wendy S. Walters (éd.), Fictions of Emancipation: Carpeaux’s Why Born Enslaved! Reconsidered, The Metropolitan Museum of Art, 2022. Lors du Salon de 1869, Théophile Gautier s’était fait l’écho de la signification de l’œuvre, aujourd’hui remise en cause : « Le buste de négresse, avec la corde qui lui attache les bras au dos et lui froisse le sein, lève les yeux au ciel la seule chose qu’ait de libre l’esclave, le regard, regard de désespoir et de muet reproche, appel inutile de justice, protestation morne contre l’écrasement de la destinée. C’est un morceau de rare vigueur, où l’exactitude ethnographique est dramatisée par un profond sentiment de douleur. » Dont acte.

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Le wokisme est un sport de combat Renée Fregosi

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e wokisme est une idéologie totale : elle s’empare de tous les champs de l’activité humaine et distord le réel de façon diverse. C’est ce que les militants woke appellent l’« intersectionnalité » : une supposée oppression généralisée, totale, étouffante et sans fin, à mille facettes, produite par la combinaison de multiples oppressions (réelles ou imaginaires) et qu’il s’agit de dénoncer sans relâche. Dans cette vision du monde, le corps occupe une place centrale : il est le premier point d’ancrage de la logique de victimisation systématique qui est le moteur du wokisme. Renée Fregosi est philosophe La couleur de peau est mise en avant pour et politologue, membre de dénoncer ce que les wokistes appellent la l’Observatoire du décolonialisme. « racisation » des non-Blancs, c’est-à-dire Dernier ouvrage publié : Cinquante Nuances de dictature. Tentations les supposées discriminations, oppressions, et emprises autoritaires en France violences exercées sur eux « de façon systéet ailleurs (L’Aube, 2023). mique » par ceux qui sont censés bénéficier du « privilège blanc ». La différence sexuée distinguant les hommes des femmes est remise en cause au profit du « genre » distinguant le masculin du féminin principalement par l’apparence des corps, vestimentaire notamment. Le voilement du corps des femmes bien que patriarcal est revendiqué contre une prétendue « islamophobie » assimilée à JUILLET-AOÛT 2023

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du « racisme antimusulman ». Et une série d’autres discriminations ou « phobies » également liées au corps sont dénoncées comme la « grossophobie » (contre les personnes en surpoids) ou la « nanophobie » (contre les personnes de petite taille). L’obsession wokiste fait alors du corps des sportifs un de ses terrains de jeu privilégiés. Car si elle sollicite le « mental », l’activité sportive concerne en premier lieu le corps : la morphologie, la musculature, la puissance physique, l’esthétique corporelle. Par ailleurs, les compétitions sportives sont dans leur grande majorité sexuées, avec des catégories masculines et féminines, et dans les épreuves en formation mixte (comme le tennis, des courses de relais ou certains jeux de ballon) les nombres respectifs d’hommes et de femmes sont strictement définis. Du fait de cette valorisation du corps dans le sport, le délire woke y atteint des sommets, affolant les fédérations sportives qui réagissent en désordre. En mars dernier, la Fédération internationale d’athlétisme (World Athletics) a décidé d’exclure des épreuves féminines les femmes transgenres qui « ont connu une puberté masculine », considérant que « les preuves que les femmes trans ne conservent pas un avantage sur les femmes biologiques sont insuffisantes ». Révoltée, l’athlète française née homme Halba Diouf, a aussitôt dénoncé cette décision dans le journal L’Équipe. Quant aux athlètes intersexes (hermaphrodites ou de sexe indéterminé à la naissance) comme la Sud-Africaine Caster Semenya, ils doivent désormais maintenir leur taux de testostérone sous le seuil de 2,5 nmol/L pendant vingt-quatre mois pour concourir dans la catégorie féminine quel que soit le type d’épreuves, ce qu’ils estiment être une mesure « discriminante ». Face à l’impossibilité de trancher pour tous les sports, le Comité international olympique (CIO) a pour sa part demandé en novembre 2021 aux différentes fédérations d’établir leurs propres critères pour permettre aux personnes transgenres et intersexes de concourir à haut niveau. La Fédération internationale de natation a annoncé en juin 2022 qu’elle souhaitait créer une catégorie pour les nageuses transgenres devenues femmes après la puberté (comme l’Américaine Lia Thomas) afin de réserver la catégorie féminine aux femmes de naissance et éventuellement aux transgenres devenues femmes avant la puberté. En football, les règlements diffèrent selon les pays, la Fédération internationale de football association (FIFA) annonçant pour sa part en juin 2022 travailler sur la question. En cyclisme, les positions varient également et évoluent en tous sens, les Britanniques déclarant par exemple que l’athlète transgenre Emily 76

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Bridges n’était « pas encore » autorisée à concourir à des championnats nationaux. La question agite ainsi tout le monde sportif, et notamment les sports de combat. En décembre 2018, le magazine Têtu titrait fièrement : « Un boxeur trans’ remporte un combat professionnel pour la première fois ». Patricio Manuel, boxeur de Los Angeles, est en effet un personnage exceptionnel : barbu et possédant manifestement la musculature nécessaire pour affronter les meilleurs hommes de sa catégorie poids plume, il est né « Patricia » et a débuté sa carrière en boxe féminine. Ce n’est qu’après sa « transition » hormonale et chirurgicale qu’il a été autorisé à combattre chez les hommes. Il a ainsi enfin pu remporter la victoire sur un adversaire masculin dont il a salué le courage : le Mexicain Hugo Aguilar a reconnu sa défaite la tête haute alors qu’il n’est pas facile, dans une culture machiste latino-américaine, d’admettre de se faire battre par un boxeur qui était une femme il n’y a pas si longtemps.

Le wokisme pervertit les luttes émancipatrices Mais s’il est indéniable que Patricio Manuel a contribué à lutter contre les préjugés, voire l’hostilité, toujours vivaces dans certains milieux à l’égard des personnes trans, le militantisme LGBTQ+ est désormais atteint du syndrome wokiste. Alors que la joyeuse lutte pour la libération sexuelle des années soixante-dix qui réunissait femmes, homosexuels et trans a abouti à des avancées législatives bénéfiques pour tous, ou que la mobilisation des homosexuels contre le sida dans les années quatre-vingt a été salutaire pour pousser les scientifiques et les politiques à accélérer la recherche et à développer la prévention, comme tous les combats idéologiques, le militantisme LGBTQ+ est tombé aujourd’hui dans le travers de l’amalgame, de la simplification, de la victimisation systématique et de la caricature. Certes, « les cinq athlètes américain.e.s LGBT+ qui ont changé la donne en 2019 » (comme le titrait Komitid, « site d’information LGBT+ ») luttent tous contre les tabous et les stéréotypes de genre conservateurs dans le sport. On peut donc saluer les coming out de sportifs homosexuels des deux sexes comme la basketteuse Brittney Griner et le footballeur Ryan Russell, et louer le combat féministe de Megan Rapinoe, capitaine de son équipe de football, élue joueuse de l’année par la FIFA et Ballon d’or. JUILLET-AOÛT 2023

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Mais le « transgenrisme » (ou « idéologie trans ») entre en contradiction avec les revendications féministes historiques d’égalité des sexes et celles des homosexuels des deux sexes à vivre librement leur sexualité. Le transgenrisme prétend effacer la distinction biologique des sexes par l’identification des individus à travers des stéréotypes de genre des plus traditionnels poussés à leur paroxysme : cheveux longs, maquillage, bijoux féminins, bas et chaussures à talon, manières de « chochotte » ou de femme fatale d’un côté, cheveux courts, tatouages, musculature bodybuildée, vêtements et accessoires virilistes (poignets de force, grosses chaînes, ceinturons massifs) de l’autre. Par ailleurs, l’intégration dans les compétitions masculines de femmes devenues des personnes masculines par les progrès de la médecine n’est aucunement symétrique ni équivalente à l’admission dans des compétitions sportives féminines de « femmes trans », c’est-à-dire de personnes nées hommes, devenues pubères masculins, et qui se déclarent « femmes » après (ou même sans) traitements hormonaux. Pourtant, le magazine Gayvox assimilait le parcours de Patricio Manuel à ceux de Fallon Fox ou d’Alana McLaughlin, deux « lutteuses » de MMA (arts martiaux « mixtes », c’est-à-dire, ici, combinant plusieurs arts martiaux et non pas permettant à des femmes et à des hommes de combattre les uns contre les autres). Née Boyd Burton, Fallon Fox avait été militaire et père d’une fille avant de changer de sexe, mais « elle » ne révéla ce passé d’homme qu’après un combat en 2013 au cours duquel « elle » mit K.O. Ericka Newsome en lui fracassant le crâne à peine le combat commencé. Fallon Fox continua cependant à combattre en catégorie féminine pendant encore un an jusqu’à son intronisation dans le National Gay and Lesbian Sports Hall of Fame. Elle abandonna alors la compétition pour devenir militante professionnelle. Un biopic retraçant au cinéma son « combat transgenre » était même annoncé en préparation en 2021. Cette année-là, Alana McLaughlin, né homme également, a repris le flambeau de Fallon Fox, dont elle revendique l’héritage, devenant la première professionnelle de MMA transgenre à combattre aux États-Unis depuis 2014. Elle remporta une victoire écrasante sur la débutante française Céline Provost, relançant le débat quant à l’iniquité de ces compétitions opposant des femmes et des transgenres. Il est vrai qu’il existe peu d’études portant sur les capacités physiques des sportives transgenres par rapport à celles des femmes « naturelles », néanmoins l’une d’elles, dont la qualité scientifique n’est pas douteuse (1), 78

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a montré d’une part qu’après un an sous œstrogène, les trans femmes (nées hommes) conservent un avantage en termes de masse musculaire, de volume et de force par rapport aux femmes. D’autre part, cette étude tend à fonder la nécessité de distinguer les dispositions à prendre dans le sport concernant les femmes trans et les hommes trans (nés femmes). En effet, l’avantage athlétique de 15 à 31 % que les femmes transgenres affichent par rapport à leurs homologues féminines avant de commencer les hormones d’affirmation de genre diminue avec la thérapie féminisante. Cependant, les femmes trans conservent une vitesse de course moyenne 9 % plus rapide après la période d’un an de suppression de la testostérone recommandée par World Athletics pour l’inclusion dans les épreuves féminines. En revanche, concernant les trans hommes, après un an de prise d’hormones masculinisantes, il n’y a plus de différence dans les pompes ou les temps de course, et le nombre de redressements assis effectués en une minute dépasse même la performance moyenne de leurs homologues masculins « naturels ». S’il est donc révoltant de voir des compétiteurs nés hommes s’affirmant être des femmes battre systématiquement leurs adversaires femmes parce qu’ils gardent une supériorité physique en termes de musculature, d’ossature, de puissance de frappe et de force, il n’est en revanche pas forcément choquant de laisser combattre contre un homme une femme devenue homme ou un homme se signalant comme étant une femme juste par sa tenue et son maquillage. Ainsi, « la boxeuse » thaïe Nong Rose, qui se dit femme mais ne commencera sa « transition » que lorsqu’elle aura abandonné la compétition, aligne plus de 150 victoires sur quelque 300 combats, toujours contre des hommes. Sa manageuse Pariyakorn Ratanasuban affirme d’ailleurs au journal L’Équipe : « Nong Rose ne peut combattre que face aux hommes car elle détruirait ses rivales féminines. » La création d’épreuves spécifiques réservées aux transgenres, parfois évoquée, poserait par conséquent le problème de la distinction entre femmes trans et hommes trans, et conduirait même à des distinctions au sein de chacun de ces deux groupes sans éviter encore des débats, et cela pour un nombre somme toute très limité de personnes concernées. En revanche, des évolutions sont sans doute souhaitables ouvrant davantage de compétitions sans distinction de sexe. On le sait, lorsqu’on autorisa bien tardivement les femmes à pratiquer le sport, la séparation des sexes était au moins autant une concession à la pudibonderie qu’un souci d’équité entre compétiteurs. Dans les sports équestres aux jeux Olympiques, hommes et femmes peuvent JUILLET-AOÛT 2023

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d’ailleurs déjà concourir individuellement dans les mêmes épreuves. De même dans plusieurs compétitions de navigation à voile. Dans d’autres sports, l’ouverture aux deux sexes indistinctement devrait être également généralisée : toutes les épreuves de tir notamment, où des femmes comme la championne chinoise Zhang Shan peuvent exceller à égalité avec les hommes. Et en athlétisme comme dans les sports de combat, de nouvelles catégories non sexuées pourraient être créées en combinant des critères de morphologie avec ceux du poids, de la masse musculaire et du taux de testostérone. Au demeurant, les compétitions sportives, depuis la Grèce ancienne, ont toujours eu partie liée avec la politique, et les doutes sur le sexe de certains athlètes ne datent pas d’hier. On se souvient des polémiques, dans les années soixante et soixante-dix, sur certaines sportives du bloc soviétique, soupçonnées d’avoir été boostées par des hormones masculines, voire d’être des hommes du point de vue chromosomique. Aujourd’hui, c’est l’activisme trans qui est devenu une réalité incontournable dans le sport de haut niveau, et tout particulièrement dans les sports de combat, si spectaculaires. Faisant pendant à l’islamisme qui, lui, s’attaque de préférence à la pratique sportive de masse et spécialement de la jeunesse (port du hijab pour les footballeuses, du burqini dans les piscines, refus de la nudité dans les douches et les vestiaires), le wokisme cible plutôt le sport de compétition (tout en soutenant les revendications islamistes par ailleurs). Par le bas et par le haut, le sport est ainsi plus politique que jamais, ajoutant aux rivalités interétatiques des enjeux politiques et des conflits sociétaux de nouveaux genres. 1. Timothy A. Roberts, Joshua Smalley, Dale Ahrendt, « Effect of gender affirming hormones on athletic performance in transwomen and transmen: implications for sporting organisations and legislators », British Journal of Sports Medicine, vol. 55, n° 11, 2021, https://bjsm.bmj.com/content/55/11/577.

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82 Emmanuel Carrère, un bon sujet Judith Sibony 87 Léopold Sédar Senghor et les arts, images et rythme Jean-Claude Trichet 98 Dialogues des carmélites : de la littérature thérésienne au second degré Sébastien Lapaque 105 Yves Bonnefoy, perspective inversée Stéphane Barsacq 111 L’Italie en effigie Lucien d’Azay

Emmanuel Carrère, un bon sujet Judith Sibony

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ongtemps, je n’ai pas lu Emmanuel Carrère. Je trouvais ses sujets dissuasifs : une indémêlable affaire de rasage (La Moustache, 1986), une sombre histoire de tueur (La Classe de neige, 1995), un fait divers glauque (L’Adversaire, 2000), une enquête en Russie profonde (Un roman russe, 2007), un portrait d’écrivain protofasciste (Limonov, 2011), ou encore la dépression de l’auteur lui-même, déclinée en deux thèmes : le christianisme (Le Royaume, 2014) et la méditation (Yoga, 2020). Sujets dissuasifs, disais-je. Et pourtant, en feuilletant Le Royaume il y a quelques années, j’avais été frappée par l’affectueuse précision avec laquelle Carrère racontait sa détresse. Certaines scènes m’ont profondément marquée, comme sa séance chez le psychanalyste François Roustang qui, en l’écoutant parler de suicide, commença par abonder dans son sens : « Quelquefois c’est une solution », avant de lui lancer cette phrase quasi magique : « Sinon, vous pouvez vivre. (1) » Judith Sibony est écrivaine, journaliste J’avais été intriguée, aussi, par l’attention qu’il et réalisatrice. portait aux gens : à la fin du Royaume, c’est [email protected] grâce au mail (et aux conseils) d’une lectrice qu’il découvre un groupe de chrétiens dont le rôle sera pour lui décisif… Depuis cette lecture innocente et rapide, j’ai souvent cité ces mots qu’il glisse dans les premières pages du livre comme un aveu d’orgueil, et qui me parlent au creux de l’oreille comme ils doivent parler à quiconque écrit des textes destinés à être lus : « Il me faut toujours occuper plus de place dans la conscience d’autrui. (2) » D’où ma décision d’écrire ce por-

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trait : pour pouvoir lire Carrère d’autant plus tranquillement que le motif en devenait professionnel. Le bilan est plutôt heureux : je suis tout étonnée d’avoir pu dévorer tant de pages consacrées à un auteur russe (Limonov) dont je ne lirai jamais une ligne et qui n’est, à mes yeux, toujours pas un héros ; puis d’avoir consciencieusement franchi de longs chapitres sur une ville russe (Kotelnitch) que je ne saurais placer sur la carte, ou encore d’avoir suivi ligne à ligne la chute annoncée du plus célèbre tueur des années quatrevingt-dix (Jean-Claude Romand)… Le fait est que tout cela fonctionne : on est embarqué. Or si cet attrait est indépendant des sujets abordés, à quoi tient-il ? Je dirais qu’il tient à une chose à la fois singulière et dangereuse : la présence envahissante de l’auteur dans ses textes. L’expression, d’ailleurs, est de Carrère. Il l’a employée lors de notre rencontre (avec à plusieurs reprises le mot « vanité »), comme pour me donner des gages de bonne foi autocritique. Précaution inutile : je fais partie des gens qui pensent que parler de soi n’est pas forcément commettre un péché d’orgueil. Je considère même qu’il y a une vraie générosité à se livrer aux autres. Et Carrère aussi, sans doute, lui qui emploie cette formule, « envahissante présence », à propos d’un de nos plus grands auteurs : Balzac. Dans un article sur La Comédie humaine, il décrit son plaisir de lecteur exactement comme je voudrais décrire celui de ses lecteurs à lui. « Il y a quelques années encore, écrit-il, l’envahissante présence de Balzac dans ses livres, ses commentaires, ses opinions sur tout [...] me semblaient d’une vulgarité inexpiable. [...] Ce qui se passe maintenant, c’est que j’imagine Balzac, que je suis avec lui, lisant à mesure qu’il écrit. [...] C’est cela qui me déplaisait et maintenant me ravit : la présence de Balzac, le corps indiscret et enchanté de Balzac qui se vautre sur la page [...] C’est lui que j’aime avant tout. C’est lui que je vais retrouver en ouvrant un de ses livres, plus que Félix ou même Madame de Mortsauf. (3) » Formulé en 1997, soit en pleine écriture de L’Adversaire (son premier roman subjectif), ce diagnostic ressemble à un autoportrait prémonitoire. N’est-ce pas d’abord Carrère qu’on va « retrouver (ou chercher) en ouvrant ses livres », plus que Limonov, Jean-Claude Romand (L’Adversaire) ou saint Luc (Le Royaume) ? JUILLET-AOÛT 2023

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Évidemment, le phénomène est d’autant plus riche qu’il est ambivalent : le charme tient à un fil, car du don de soi à l’exhibition « inexpiable », il n’y a qu’un pas. En écrivant ces mots, je ne songe pas forcément à l’importance du sexe dans son œuvre. Même si, là encore, le parallèle avec Balzac est irrésistible, lui que Carrère (en citant l’universitaire Pierre Barbéris) décrit comme « le type [...] qui a indéniablement la plus grosse » (4) – phrase qui, dans l’article, s’applique d’abord à Lucien de Rubempré pour glisser imperceptiblement vers l’auteur de La Comédie humaine. Au moment où Carrère la formule, il ne sait pas encore que, dans un ouvrage à venir, lui-même se présentera comme quelqu’un pour qui le sexe est « le mode de relation humaine dans lequel [il est] le plus à l’aise et [se] montre sous [son] meilleur jour » (5). Ni qu’il se décrira comme un amant quasi surnaturel, notamment dans Un roman russe (6) : « Je reste deux, trois heures sans débander, je ne peux rien faire d’autre », écritil quelques années avant d’utiliser presque les mêmes mots au sujet de Limonov, son Rubempré à lui : « Il ne se sent en sécurité qu’en elle […] Il passe trois, quatre heures sans débander… (7) » Pourquoi fais-je cette digression ? Parce que, sur la dangereuse ligne de crête où se place celui qui met son « envahissante présence » dans ses textes, c’est un passage obligé. Et parce qu’à la faveur de ce détour, force est de constater ceci : l’auteur qui étale son « corps indiscret et enchanté » dans ses pages a intérêt, pour qu’on puisse l’« aimer », à développer un réel goût du doute et de l’autodérision. C’est le cas de Balzac, nous dit Carrère « Ce qui le rend émouvant, c’est que lui-même essaie de se persuader qu’il est ce type enviable. (8) » Là encore, on peut aisément lui retourner le compliment. De fait, il est aisé de noter que, dans ses livres, les grandes performances érotiques sont toujours, ou presque, le signe annonciateur des pires débandades – rupture, dépression, divorce… Et de manière plus générale, il est facile de relever, au fil de son œuvre, toutes les professions de fragilité existentielle qui peuvent le rendre « émouvant ». Son empathie avec Jean-Claude Romand dans L’Adversaire, par exemple : « Je sais ce que c’est [que] la peur de ne plus exister… (9) » Dans Limonov, sa façon de se décrire comme dépourvu de courage idéologique et physique sous le signe, en plus, d’une dénégation : « Je ne veux pas m’accabler… (10) » La filiation douloureuse qu’il revendique dans Un roman russe : «  On devine chez mon grand-père, même jeune homme, une inquiétude et une défiance de soi que je reconnais bien : ce sont les miennes. (11) » 84

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EMMANUEL CARRÈRE, UN BON SUJET

Lors de notre entretien aussi, Carrère semblait avoir à cœur de se tenir à distance de lui-même. « Dans ce que j’écris, dit-il, c’est difficile de démêler ce qui relève du narcissisme et ce qui relève d’une espèce d’honnêteté. Les deux existent à parts égales. » On peut considérer cette franchise comme une façon d’incarner au mieux la posture d’écrivain qu’il définit dans Yoga : « J’ai une conviction, une seule, concernant la littérature, enfin le genre de littérature que je pratique : c’est le lieu où on ne ment pas. (12) » Déclaration d’autant plus intéressante que Yoga est à la fois le livre où Carrère va le plus loin dans son autoportrait négatif – voir le chapitre central : « Histoire de ma folie », qui raconte son internement psychiatrique – et son texte où il inspire le moins la sympathie. Parce qu’il a l’air de dire, un peu vite, qu’en allant s’occuper de jeunes réfugiés sur une île grecque il a retrouvé la lumière (alors que ce voyage précède en réalité sa vraie crise et son internement). Parce qu’il rattache mine de rien sa folie à un possible trait de génie (« nous autres, membres de la lamentable et magnifique famille des nerveux », écrit-il en se plaçant à côté de la pianiste Martha Argerich) (13). Et, surtout, parce qu’il fait l’impasse sur la cause profonde de sa dépression : la fin de son second mariage. Lorsque je lui fais ces remarques, l’écrivain abonde tranquillement dans mon sens. C’est vrai qu’il a « bidonné » un peu la chronologie, concède-t-il, mais s’il a eu recours à des « rustines » dont il n’use pas d’habitude, c’est parce qu’il était entravé dans l’écriture, son ex lui ayant désormais interdit de parler d’elle dans ses récits. Voilà pourquoi Yoga est « bancal », assume-t-il depuis la parution du volume. Et lorsque je plaisante sur le fait qu’on est très déçu de ne pas savoir « comment l’histoire d’amour se termine », la chose lui paraît non pas indiscrète mais naturelle. « Je comprends et j’aurais aimé assouvir cette curiosité », dit-il en déplorant la contrainte (certes légitime) qui le tenait. Est-ce à dire que l’intérêt de Carrère tient au poids de chair fraîche qu’il livre dans ses textes ? Et si la réponse était oui, serait-ce un mal ? Ce serait, en tout cas, la preuve qu’il a réussi à instaurer avec le lecteur une vraie relation, non pas verticale, comme le veut souvent l’aura de l’écrivain omniscient et admiré, mais tendue vers une forme d’horizontalité. C’est ce qu’il me suggère au moment même où il me parle de sa vanité. « Il peut y avoir une outrecuidance, dit-il, à partir du principe que la personne qui me lit connaît mes autres livres, et en même temps j’aime pouvoir imaginer cette familiarité. » Outrecuidance d’un côté, familiarité de l’autre. L’essentiel, c’est la figure d’interlocuteur qu’esquisse ce fantasme : un lecteur « ami », comme chez Montaigne. « Je dis au lecteur JUILLET-AOÛT 2023

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“voilà ce que je te montre de moi”, comme pour l’inciter au même type de liberté, confie encore Carrère. C’est une façon d’indiquer qu’on peut dire les choses sans honte, sans culpabilité. Étaler un peu ses misères est à mon avis très réconfortant. Et comme on est tous extrêmement misérables… » Voici donc à peu près l’équation : derrière son « je » omniprésent, il y a l’envie de constituer un « on » aussi large que possible. Et sa possible résolution : l’« egotrip » d’Emmanuel Carrère est un bon sujet à condition que, malgré sa notoriété, malgré sa maison de famille à l’île de Ré, malgré un snobisme dont il avoue lui-même qu’il a gâché l’une de ses plus belles histoires d’amour, cet auteur se place, in fine, dans le même sac pas glorieux que tout un chacun. Tel est du moins le but ultime, clame-t-il à travers ce sutra boud­dhiste qu’il cite avec une touchante insistance dans Limonov : « L’homme qui se juge supérieur, inférieur ou égal à un autre homme ne comprend pas la réalité. (14) » « Bien que je passe mon temps à établir [des] hiérarchies, écrit Carrère dans la même page, bien que je ne puisse pas rencontrer un de mes semblables sans me demander plus ou moins consciemment si je suis audessus ou en dessous de lui, je pense que cette idée […] est le sommet de la sagesse. (15) » La présence de Carrère dans ses livres serait tantôt encombrante, tantôt émouvante, selon qu’il s’approche ou non de ce « sommet ». 1. Emmanuel Carrère, Le Royaume, P.O.L, 2014, p. 23. 2. Idem, p. 39. 3. « Deux mois à lire Balzac », article publié en 1997 dans la revue L’Atelier du roman, et repris dans le recueil Il est avantageux d’avoir où aller, P.O.L, 2016, p. 124 et 126 de l’édition Folio. On retrouve cette idée, quoique autrement formulée, dans Le Royaume, op. cit., p. 147 : « J’aime, quand on me raconte une histoire, savoir qui me la raconte. C’est pour cela que j’aime les récits à la première personne, c’est pour cela que j’en écris et que je serais même incapable d’écrire quoi que ce soit autrement. Dès que quelqu’un dit “je” (mais “nous”, à la rigueur, fait l’affaire), j’ai envie de le suivre, et de découvrir qui se cache derrière ce “je”. » 4. Emmanuel Carrère, Le Royaume, op. cit., p. 121. 5. Emmanuel Carrère, Yoga, P.O.L, 2020, p. 88. 6. Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L, 2007, p. 333 de l’édition Folio. 7. Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L, 2011, p. 158 de l’édition Folio. 8. Idem, p. 121. 9. Emmanuel Carrère, L’Adversaire, P.O.L, 2000, p. 99 de l’édition Folio. 10. Emmanuel Carrère, Limonov, op. cit., p. 310. 11. Emmanuel Carrère, Un roman russe, op. cit., p. 89. 12. Emmanuel Carrère, Yoga, op. cit., p. 209. 13. Idem, p. 371. 14. Emmanuel Carrère, Limonov, op. cit., p. 229. 15. Cette idée est présente un peu partout dans ses écrits. Jusque dans un article en forme de lettre adressée à son ami Renaud Camus (article publié en 2012 et repris dans Il est avantageux d’avoir où aller, op. cit., p. 411) : « Je crois avoir l’oreille presque aussi sensible que toi aux pauvretés et trivialités du langage contemporain, mais [...] je trouve que s’affranchir de ce dédain et cet orgueil de caste est un enjeu de progrès moral et spirituel. »

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Léopold Sédar Senghor et les arts, images et rythme Jean-Claude Trichet

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Senghor et les arts. Réinventer l’universel  », présenté jusqu’au 19 novembre au musée du Quai Branly-Jacques Chirac, à Paris, dans la galerie Marc Ladreit de Lacharrière – dont le Fonds finance l’exposition –, illustre admirablement la richesse des relations entre l’art africain, dans son apport unique, et les autres productions artistiques et culturelles de l’humanité. Ce portrait rend compte aussi de l’aspiration à l’universel d’un homme exceptionnel, Léopold Sédar Senghor, poète, agrégé de grammaire, qui fut ministre conseiller de la République française, président de la Fédération du Mali puis président de la République du Sénégal indépendant, avant d’être élu au fauteuil n° 16 de l’Académie française. Senghor, cité par les commissaires de l’exPrésident de l’Académie des sciences position, résume la situation telle qu’il la voit morales et politiques, Jean-Claude dans son introduction à Liberté 3. Négritude Trichet est ancien président de la Banque centrale européenne (2003et civilisation de l’universel (1977). Je le cite 2011) et gouverneur honoraire de intégralement : la Banque de France (1993-2003). « S’il faut continuer, en l’intensifiant, la lutte pour la construction d’une “civilisation panhumaine”, c’est que l’Euramérique la subit plus qu’elle ne la souhaite, n’y travaille.

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Ce qu’elle voulait, ce qu’elle cherche à imposer, dans les faits, c’est sa propre civilisation comme “civilisation universelle”, mais non “de l’Universel”, avec sa dialectique dans ses proclamations, mais avec, dans les faits, sa logique dichotomique, agressive, terriblement efficace pour construire un monde nouveau : un nouvel ordre économique mondial. » C’est dire la vraie complexité de Senghor qui peut simultanément être l’un des plus prometteurs, des plus remarquables et, sans doute, le plus brillant des Africains de culture francophone tout en portant une critique sans aucune complaisance sur l’Occident « euro-américain ». En parcourant cette exposition, je partageais l’opinion d’Emmanuel Kasarhérou, président du musée du Quai Branly-Jacques Chirac, félicitant très chaudement les trois commissaires, Mamadou Diouf, professeur d’études africaines à Columbia, Sarah Frioux-Salgas, responsable de la documentation du musée, et Sarah Ligner, responsable de l’unité « Mondialisation ». Rendre compte de la multidimensionnalité culturelle et de l’effort de « réinvention de l’universel » était un vrai défi. Ils l’ont relevé avec succès. Cette entreprise de réinvention d’un « vrai universel », non approprié par aucune culture en particulier, c’est à travers l’œuvre, le regard, l’action de Senghor, le poète homme d’État, que nous la percevons. Pour élucider son approche des arts, il faut avant tout comprendre le poète.

Senghor, le poète Ce qui m’a personnellement frappé lorsque j’ai découvert la poésie de Senghor, c’est d’abord la liberté prosodique, l’importance donnée aux images et l’exigence des mots. Avec lui, j’étais plongé dans un univers poétique différent de celui auquel j’avais été initié. Tout me dépaysait : une grande simplicité alliée à une culture savante, la puissance des images de l’Africain, le raffinement du vocabulaire du grammairien, l’omniprésence du rythme. Il m’a fallu du temps et l’aide des textes de Senghor lui-même sur sa poésie pour comprendre que ce qui me fascinait, c’était la puissance de l’empreinte dans ma mémoire produite par une poésie très imagée et très rythmée, proche de ses sources africaines orales, une poésie d’avant l’écriture. 88

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Ce fut pour moi une découverte fondamentale. L’essence de la poésie, c’est l’oralité, c’est la parole. Mais ce n’est pas la parole ordinaire, celle qui s’envole et s’oublie. C’est la parole organisée, composée, créée et fabriquée (poiesis) pour demeurer immuable dans la mémoire. Dans des sociétés sans écriture mais complexes, dans lesquelles il y a une grande division du travail et la nécessité d’enregistrer des paroles fondamentales dans la mémoire des artisans, des lettrés et des prêtres, il fallait conserver la parole avant même la naissance de l’écriture. Il était nécessaire, pour cela, de se servir à la fois d’images fortes capables de s’imprimer dans la mémoire et du cadre fixe, intangible, des vers du poème, souligné par la scansion, le rythme et la mélodie. Le mépris affiché pendant si longtemps par les poètes occidentaux pour la poésie orale, non écrite, était donc un contresens. Aujourd’hui encore, six mille ans après l’invention de l’écriture à Sumer, le cœur de la poésie reste la capacité d’imprégner la mémoire, d’organiser la mémorisation des textes, des vers, en les transmettant de récitation en récitation, de mémoire humaine en mémoire humaine, en s’aidant des supports de mémoire essentiels que sont les images d’une part, le rythme et la mélodie d’autre part. Laissons parler Senghor : « Mais l’accent doit être mis sur la parole qui est en même temps poésie et art, c’est-à-dire création. L’essentiel de la négritude est dans la parole, dans la poésie, mais chantée et dansée. La poésie : une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées. » Cette dernière phrase, à laquelle il attachait un grand prix, est reprise dans de nombreux messages et lettres (message à Maurice Couquiaud, lettre à Philippe Cantraine, etc.). Et ces vers de l’« Élégie des alizés » (rédigée en 1964, publiée en 1978 dans le recueil Élégies majeures), « lance au poing », si puissants et si vrais, s’agissant de l’essence de la poésie : « Ma Négritude point n’est sommeil de la race mais soleil de l’âme, ma Négritude vue et vie Ma Négritude est truelle à la main, est lance au poing Récade. Il n’est question de boire, de manger l’instant qui passe JUILLET-AOÛT 2023

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Tant pis si je m’attendris sur les roses du Cap-Vert ! Ma tâche est d’éveiller mon peuple aux futurs flamboyants Ma joie de créer des images pour le nourrir, ô lumières rythmées de la Parole ! » Grâce à Senghor, j’ai compris que la fascination littéraire, religieuse et mystique qu’exerce la poésie est très précisément associée à l’énigme que représente le caractère immuable d’une parole qui devient, parce qu’inaltérable, impossible à paraphraser. Poétiser, c’est posséder le savoir-faire (poiesis) pour graver directement la parole dans la mémoire humaine, sans passer par l’écriture. Si l’on considère le versant poétique français, on peut trouver chez Senghor des accents proches de Péguy, un écho de Claudel, une fraternité avec Saint-John Perse. Senghor ne rejette pas ces proximités même s’il n’avait pas lu Perse lorsqu’il composait Chants d’ombre (1945) et Hosties noires (1948). Il écrit : « [...] dans les années trente, nous, les militants de la négritude, appelions Claudel et Péguy “nos poètes nègres”. Ils nous ont, avec les surréalistes, influencés – moins au demeurant qu’on ne l’a dit – parce qu’ils écrivaient en français et qu’ils ressemblaient par leur style à nos poètes populaires. » Senghor a retourné la filiation ! Péguy, Claudel, Saint-John Perse, Senghor, Césaire sont proches parce que, en rupture avec une certaine tradition prosodique, ils ont voulu, dans leur langue de partage, le français, retourner aux sources vives de l’oralité, aux sources mêmes – imagées et rythmiques – de la poésie orale dont l’Afrique est restée le sanctuaire. Dans les arts plastiques, l’influence de l’« art nègre » sur l’École de Paris au début du XXe siècle suggérait à Emmanuel Berl, cité par Senghor, l’expression « révolution nègre ». Et Senghor d’ajouter : « Paradoxalement et à long terme, c’est peut-être en poésie plus encore que dans les arts plastiques que la révolution nègre aura eu l’influence la plus profonde. » Senghor se réfère aussi à Rimbaud, qu’il percevait comme le poète qui affirme l’esthétique du XXe siècle, c’est-à-dire « rien d’autre que l’esthétique négro-africaine, qu’il s’agisse de poésie ou de musique, d’arts plastiques 90

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ou de danse ». Cette esthétique que Senghor définit comme « une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ». Ainsi, Rimbaud, cité par Senghor dans Liberté 5. Le dialogue des cultures (1992) : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres [...]. J’entre au vrai royaume des enfants de Cham. J’inventais la couleur des voyelles ! »

Senghor et les images L’exposition est une belle invitation, en effet, à une découverte sénégalaise, africaine et mondiale d’esthétique négro-africaine, qu’il s’agisse de poésie ou des arts plastiques. La poésie est éminemment présente, presque toujours associée à des œuvres d’art. Les poèmes de Senghor lui-même sont illustrés par Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Zao Wou-ki, Maria Helena Vieira da Silva, Étienne Hajdu et Pierre Soulages. La puissance de ces formes et de ces couleurs, pour la plupart abstraites, qui marquent la seconde École de Paris, est à rapprocher des fortes imprégnations d’images de mémoire auxquelles Senghor se réfère explicitement dans sa conception de la poésie. S’agissant des peintres occidentaux, l’exposition fait sa place aux événements du Musée dynamique de Dakar. Créé par Senghor en 1966, le musée abrita des expositions de Picasso, Hundertwasser, Pierre Soulages et Marc Chagall. Il donna aussi à voir de remarquables collections d’art ponctuant l’histoire du Sénégal. À noter que le musée, fermé en 1988, a été rendu à sa vocation première en 2016 à l’occasion du cinquantième anniversaire du premier Festival mondial des arts nègres de 1966, auquel l’exposition rend également hommage. Comme le disait Senghor, le festival mondial n’était pas orienté simplement vers l’illustration du passé des arts nègres. Il s’agissait de mettre en évidence, je cite Senghor, que « l’art nègre est au milieu du XXe siècle une source jaillissante qui ne tarit pas : un élément essentiel de la civilisation de l’universel qui s’élabore sous nos yeux, par nous et pour nous, par tous et pour tous ». Le festival, sous le mot d’ordre « tendances et confrontations », rassemblait les œuvres de 200 artistes vivants d’Afrique, des Caraïbes et d’Amérique du Nord et du Sud. JUILLET-AOÛT 2023

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La poursuite de l’exposition donne une place éminente aux œuvres de Théodore Diouf, d’Amadou Sow, de Geewou Coth, d’Amadou Seck. J’ai été particulièrement frappé par l’encre sur papier « sans titre » de Chérif Thiam, un baobab des esprits d’une extraordinaire capacité évocatrice, redoutablement puissante et inquiétante. Une autre illustration emblématique de l’image de mémoire poétique. L’aperçu sur l’École de Dakar avec les œuvres de Papa Ibra Tall et d’Iba N’Diaye en particulier est stimulant, comme le sont les tapisseries d’Ibou Diouf et, à nouveau, de Papa Ibra Tall, le directeur de la manufacture nationale de tapisseries de Thiès. Les poèmes d’Aimé Césaire, de Jacques Rabemananjara, de LéonGontran Damas sont aussi présents grâce aux lectures enregistrées des poètes eux-mêmes. On ne peut que regretter de ne pouvoir les écouter plus attentivement, y compris la mise en musique de Nicolas Repac, le son étant parfois un peu couvert par le bruit des visiteurs. J’ai remarqué particulièrement « Dit d’errance » de Césaire, « Névralgies » de Damas, « Aux tirailleurs sénégalais morts pour la France » de Senghor. Il faut noter que l’exposition se garde d’être hagiographique. Senghor y occupe naturellement la place centrale qui lui revient et qui est unique par l’alliance du poète et de l’homme d’État. Mais l’homme politique a été critiqué en son temps et l’amateur d’art aussi. Ainsi Issa Samb reproche-t-il à Senghor de « créer les conditions d’une fonctionnarisation de la création et du marché, d’empêcher le développement d’un espace de créativité et de réflexion sur les questions techniques, esthétiques, idéologiques, et politiques […] ». Issa Samb prendra la direction du Laboratoire Agit’Art qui avait été créé par Youssouf John, comédien et enseignant à l’École nationale des arts du Sénégal. Analysant les réflexions critiques d’Agit’Art, je relève l’intéressante remarque d’Elizabeth Harney : « Le patronage présidentiel favorise également une hiérarchie dans les arts […]. » En particulier la sculpture, la danse et la musique seraient selon Agit’Art moins privilégiées que la littérature, la peinture, le cinéma et le théâtre. Un petit regret peut-être : la faible présence de la musique, du blues, du jazz, du rap dans l’exposition. Une invitation à en monter une autre ! La force de l’empreinte de l’Afrique et des artistes négro-­africains sur la poésie, les arts plastiques, la peinture, la sculpture et tous les domaines de l’art contemporain est prodigieuse. Les musiques de tous les continents ont été et sont toujours aujourd’hui sous le choc du rythme, de la scansion, du chant africain, des negro spirituals, du blues, du jazz, 92

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du swing. Senghor y fait explicitement référence, on l’a vu : le rythme est avec l’image l’un des deux versants fondamentaux de sa poétique. Particulièrement significative est la « postface-manifeste poétique » du recueil Éthiopiques (1956) : « Comme les lamantins vont boire à la source ». Laissons une nouvelle fois parler Senghor : « La grande leçon que j’ai retenue de Marône, la poétesse de mon village, est que la poésie est chant […]. Le poème est comme une partition de jazz dont l’exécution est au moins aussi importante que le texte. (1) » Citons enfin ces vers de Chants d’ombre : « J’ai choisi le verset des fleuves […] choisi le rythme de sang de mon corps dépouillé Choisi la trémulsion des balafons et l’accord des cordes et des cuivres qui semble faux, choisi le Swing le swing oui le swing ! »

Souvenirs familiaux et personnels sur Senghor J’ai eu la chance de connaître Léopold Sédar Senghor. Senghor et mon père, Jean Trichet, avaient été ensemble en khâgne et ont conservé toute leur vie des relations très affectueuses. J’ai de Senghor la forte image du professeur agrégé de grammaire, de l’homme d’État, du poète et de l’amateur d’art. Quant à l’homme, s’il me fallait résumer sa principale qualité, je dirais qu’il était généreux de caractère et de cœur. C’est cette extraordinaire générosité intellectuelle qui, à mon avis, redoublait son aspiration à l’universel. J’aimerais reprendre ici deux images, deux rencontres, parmi beaucoup d’autres. J’ai 11 ans. Mes plus jeunes sœur et frère, Françoise et Dominique, et moi-même sommes dans le salon de l’appartement familial, où nos parents ont organisé une soirée poétique. Senghor récite un poème. Il demande aux enfants d’être le chœur et de ponctuer successivement les vers de l’expression « Dëgë la, Dëgë la » – ce que nous comprenions comme signifiant quelque chose comme « il a bien parlé, il a bien parlé ». Ce poème qu’il récitait en wolof, je n’ai compris que beaucoup plus tard JUILLET-AOÛT 2023

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qu’il l’utilisait pour donner à un public lettré français la démonstration que la poésie orale africaine traditionnelle était une vraie poésie. C’était le poème wolof : « Yaaganaa, yaaganaa Dëgë la ! Yaaganaa, daaw ren sog a ñëw Dëgë la! [...] Gëwël oo! rëkal saa ndaaré li. Dëgë la ! » Que Senghor traduit par : « Absent depuis longtemps, longtemps, longtemps Ça c’est vrai ! Absent depuis l’an dernier, me voici enfin. Ça c’est vrai ! [...] Griot, bats ton tam-tam, ton ndeundeu ! Ça c’est vrai ! » C’est ce poème qui lui a fait découvrir, pendant la guerre, en captivité en Allemagne, que ce que les lettrés français prenaient pour des contes oraux sans grand intérêt était en réalité de beaux et grands poèmes, à la métrique sophistiquée, composée de tétramètres (quatre mètres – vers – de trois syllabes). Senghor considérait cette découverte comme fondamentale et en parlait avec beaucoup d’émotion. C’est qu’il avait beaucoup souffert de l’indifférence française et occidentale à l’égard de la poésie orale. Il raconte dans Ce que je crois (2) que, dans les années trente, on déniait aux peuples négro-africains l’honneur d’avoir créé une poésie digne de ce nom, avec prosodie et métrique. Tout au plus concédait-on : « Ils ont une prose rythmée ! » Comme si la vraie poésie n’était pas formellement, depuis sa création, rythmée, voire chantée ! Senghor insiste sur le fait que ce préjugé était enseigné partout à Paris : à l’École coloniale, à l’École des langues orientales, à l’École pratique des hautes études, à l’Institut d’ethnologie de Paris. Seconde image forte. Nous sommes en 1983. Cela fait trois ans que Senghor a quitté le pouvoir. Je suis sous-directeur du Trésor et, à ce titre, 94

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en relation étroite avec la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, dont le siège est à Dakar. Senghor m’accorde un entretien dans sa villa « Les Dents de la mer ». Il m’accueille avec une grande chaleur. Il me traite comme il traitait son camarade, mon père, décédé plus de vingt ans auparavant. Je le remercie pour la préface qu’il avait faite pour le recueil de poèmes de mon père, L’Autre Versant (3). Il me dit qu’il a tendrement aimé l’homme et le poète. Avec sa voix à la mélodie inimitable, il fait un très vaste tour d’horizon, me parle du Sénégal, de l’Afrique, de l’état de la négociation internationale sur l’aide au développement et sur les questions de la dette (il y a un an que la crise financière de l’Amérique latine a commencé). Senghor me commente ses travaux en cours. D’abord, la préparation de son discours pour l’Académie française, où il sera reçu le 29 mars 1984. Il a été élu le 2 juin 1983. Le voilà lancé dans un exposé sur le duc de LévisMirepoix, son prédécesseur, dont les livres nombreux s’empilent sur son bureau : il m’explique que « Lévis-Mirepoix a écrit sur les Capétiens des choses étonnantes [qu’il] n’avai[t] pas comprises jusqu’à présent ». Puis il mentionne Liberté 4. Socialisme et planification, qu’il s’apprête à publier après y avoir mis la dernière main. Il m’indique que c’était probablement son dernier recueil d’essais politiques et littéraires… Fort heureusement, cela n’a pas été le cas puisqu’il a publié Liberté 5. Le dialogue des cultures en 1992, alors qu’il avait 85 ans. Il me parle aussi d’un dernier recueil de poésie auquel il réfléchissait avec soin, car « ce serait [sa] dernière publication d’un livre de poésie ». Je pense qu’il s’agissait des Poèmes divers, qui ont été publiés au Seuil en 1990. Je suis complètement ébloui par la vivacité, la curiosité et l’allégresse intellectuelle de Senghor. Après m’avoir parlé avec une grande émotion de la situation du Sénégal et des pays en développement, de ses travaux intellectuels multiples, de son discours pour l’Académie et de ses recueils en préparation, il me réserve une surprise… « Avez-vous remarqué, me dit-il, que la meilleure poésie anglaise a très fréquemment comme auteurs des écrivains irlandais, écossais et gallois ? » Et il me cite William Butler Yeats, Oscar Wilde, James Joyce, Dylan Thomas, Robert Burns, Lord Byron. « Cela n’est pas assez souligné, me dit-il, mais tous sont irlandais, gallois ou écossais. Je travaille sur un essai sur la poésie anglaise au sein de laquelle je vois en position JUILLET-AOÛT 2023

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éminente des écrivains et poètes venant de ces nations celtes. Car je crois qu’il y a dans cette poésie celte, comme dans la poésie orale africaine, les images, le rythme et cette densité de passion et d’imagination qui sont le cœur même de la poésie. » Il prononçait « celtitude » avec la même modulation et le même phrasé que ceux qu’il utilisait pour prononcer « négritude ». J’étais impressionné par cette illustration supplémentaire de son aspiration à la totalité, à l’universel, en l’occurrence littéraire. Le champion d’une francophonie aspirant nécessairement à ses yeux à l’universel travaillait sur la branche celte de la poésie anglaise parce qu’il y retrouvait des traces de l’oralité poétique africaine ! À ma connaissance, l’essai sur la poésie anglaise portée, selon Senghor, à un plus haut niveau d’incandescence par la proximité de la « celtitude » avec la poésie orale négro-africaine n’a pas été publié. Mais Senghor a publié chez L’Harmattan en septembre 2001, sous le titre « La rose de la paix et autres poèmes », un recueil de traductions en français de poèmes de quatre auteurs de langue anglaise : Yeats, Dylan Thomas, T. S. Eliot et Gerard Manley Hopkins. J’ai aussi retrouvé la trace d’une conférence que Senghor avait organisée avec Henri Queffélec sur le thème « Négritude et celtitude ». Senghor fut, je l’ai dit, le successeur à l’Académie française du duc de Lévis-Mirepoix. Il y fut le prédécesseur de Valéry Giscard d’Estaing. Le président de la République du Sénégal, auparavant, avait été élu à l’Académie des sciences morales et politiques dont j’ai le privilège, au moment où j’écris ces lignes, d’être le président. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il a succédé comme membre associé étranger de cette Académie à Konrad Adenauer, dont il a prononcé l’éloge, conformément à la coutume, le 16 décembre 1969. Ce n’était pas rien, si l’on considère qu’il avait été fait prisonnier le 20 juin 1940 et qu’il s’en était fallu de très peu qu’il ne fût fusillé avec d’autres prisonniers noirs. Je cite Senghor, dans son discours de réception : « Je n’ai ni l’expérience ni le rôle international d’un Adenauer. Mais, comme le disait mon prédécesseur, “votre Académie s’efforce d’unir la pensée politique aux pensées spirituelles et intellectuelles, rattachées aux prin96

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cipes de moralité et d’humanité”. C’est, sans doute, ce que vous avez voulu retenir […] de l’effort sénégalais, voire africain : une pensée humaniste, cette volonté de toujours placer l’Homme au commencement et à la fin du développement. Vous avez voulu inviter l’Afrique au banquet de l’Universel. » 1. Cité par Alioune Sow, « “Le verset des fleuves” de Léopold Sédar Senghor : héritage culturel ou négation d’une forme poétique occidentale ? », Journée d’étude « Formes fixes et identités noires », Université Paris III-Sorbonne nouvelle, 16 juin 2018. 2. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois, Grasset, 1988, p. 126-130. 3. Jean Trichet, L’Autre Versant, Stock, 1964.

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Dialogues des carmélites : de la littérature thérésienne au second degré Sébastien Lapaque

« On ne meurt pas chacun pour soi mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? » Sœur Constance dans la pièce de Georges Bernanos

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lanche de la Force, la religieuse dévorée par la peur de Dialogues des carmélites, n’a jamais existé. Et Thérèse de l’Enfant Jésus, partout présente dans l’œuvre de Bernanos, n’y apparaît pas directement. Sébastien Lapaque est romancier, Elle s’y cache et s’y révèle par essayiste et critique au Figaro littéraire. échos et reflets, notamment sous les traits de Il collabore également au Monde diplomatique. Son recueil Mythologie Chantal de Clergerie, la figure centrale du dipfrançaise (Actes Sud, 2002) a obtenu tyque L’Imposture et La Joie ; ou ceux de sœur le prix Goncourt de la nouvelle. Constance de Saint-Denis, la jeune novice de Dernier ouvrage publié : On aura Dialogues des carmélites, persuadée de mourir tout bu (Actes Sud, 2022). [email protected] en offrant sa vie pour d’autres qu’elle-même. Voilà tout le paradoxe de la vocation carmélitaine du romancier, qui a lutté aux côtés de ses personnages pour les libérer de l’angoisse de vivre et de mourir – et s’en libérer avec eux. Mieux que Jeanne d’Arc et que Dominique de Guzmán, sujets de deux plaquettes publiées à la

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fin des années vingt, les plus beaux saints qu’il ait mis en scène sont des saintes, imprégnées de l’enseignement de l’Espagnole Thérèse d’Avila sur l’oraison comme dialogue d’amitié avec Dieu, mais surtout des créatures d’encre et de papier, droit sorties de son imagination nourrie par sa foi vivante et ses songes enfantins. « Je n’écris pas sur des documents », confiait Georges Bernanos à Pérégrine Guerne, sa secrétaire bénévole, au moment de la rédaction de Dialogues des carmélites. C’était entre la fin du mois d’octobre 1947 et le 8 avril 1948, date du dernier envoi du manuscrit des dialogues de cinéma qui lui avait été commandés pour un film dont le scénario fut rédigé par le père Bruckberger à partir d’une nouvelle de Gertrud von Le Fort, poétesse et romancière allemande, née protestante et convertie au catholicisme en 1926. Intitulée « La Dernière à l’échafaud », cette œuvre d’imagination avait été publiée en Allemagne en 1931 et traduite en France en 1937 grâce à l’entremise du philosophe Jacques Maritain, alors en dialogue avec les principaux écrivains catholiques allemands de l’époque. Et avec Georges Bernanos, dont il s’était rapproché à la faveur de la guerre d’Espagne. C’est ainsi qu’en juillet 1938, avant de partir pour l’Amérique du Sud, l’auteur des Grands Cimetières sous la lune a glissé dans ses légers bagages l’exemplaire de la version française de Die Letzte am Schafott que lui avait offert le père Bruckberger. Dans sa ferme de la Croix-desÂmes, à Barbacena, où il s’était installé en septembre 1940, des visiteurs ont rapporté qu’il conservait ce livre à portée de main, non loin des Novissima Verba, le recueil des dernières paroles de sainte Thérèse de Lisieux, recueillies par mère Agnès de Jésus d’avril à septembre 1897 dans un fameux « carnet jaune ». L’auteur de Français, si vous saviez… n’a pas eu besoin d’autres livres que celui de Gertrud von Le Fort pour connaître le destin des carmélites de Compiègne, représentatif de celui des milliers de martyrs mis à mort pour leur foi chrétienne pendant la Révolution française. Homme à cheval, catho à moto, pèlerin du Grão Sertão, cet imaginatif n’a jamais eu la vocation d’un historien, en quête d’archives et de faits vrais. Il était tout sauf l’une de ces « boîtes à fiches » dont se moquait Charles Péguy. « Je suis un romancier, c’est-à-dire un homme qui vit ses rêves ou les revit sans le savoir », répétait-il. Romancier de la voix et non pas artisan du style, combattant et visionnaire, Bernanos avançait à l’humeur, écrivait à l’intuition et marchait à l’honneur « comme on marche au canon ». « Mais je n’ai pas changé », s’offusquait ce vieil et pur Camelot du roi, en février 1947, JUILLET-AOÛT 2023

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dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, devant des auditeurs qui le croyaient rallié à la démocratie chrétienne. L’homme qui s’est rapproché de L’Action française au lendemain de la guerre (1926-1932), après s’en être éloigné parce qu’il regardait la mise à l’index du quotidien royaliste par Rome comme un nouvel épisode du « Ralliement » de l’Église au monde moderne, était le même que celui qui rédigea Dialogues des carmélites, au soir de sa vie, rongé par le mal qui allait l’emporter, le 5 juillet 1948. C’est Albert Camus, sollicité par le père Bruckberger pour mener ce travail cinématographique, qui a orienté le dominicain vers Georges Bernanos, plus doué selon lui pour évoquer la mort des religieuses carmélites de Compiègne guillotinées place de la Nation en 1794. Leur exécution avait eu lieu le 17 juillet, le lendemain de la fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, aux alentours de 8 heures du soir. Après avoir entonné le Miserere, le Salve Regina, le Te Deum et le Veni Creator, elles étaient montées une à une à l’échafaud, pardonnant à leurs bourreaux, louant Dieu de leur avoir permis une si parfaite Imitation de Jésus-Christ, sûres enfin de devenir une semence de chrétiens. Dix jours plus tard, le 9 Thermidor, Robespierre et Saint-Just étaient arrêtés. En 1836, quand l’histoire complète des carmélites de Compiègne a été restituée par la relation de sœur Marie de l’Incarnation mise en forme par le futur cardinal Clément Villecourt, quelques survivants de cette période atroce avaient déjà la certitude que la Terreur avait pris fin grâce à leur sacrifice. Ils furent de plus en plus nombreux. Le souvenir des Seize de Compiègne a été cultivé dans les maisons carmélitaines – et notamment à Lisieux, où les sœurs célébrèrent avec émotion le centenaire de leur martyre, en 1894. Entrée au noviciat en 1889, Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face avait alors 16 ans. Elle broda les oriflammes pour la décoration de la chapelle avec une allégresse d’enfant qui évoque celle de sœur Constance dans Dialogues des Carmélites – cette Constance dont elle a admiré le modèle historique, Marie-Geneviève Meunier, morte à 29 ans et un mois, montée la première à l’échafaud, en chantant le psaume Laudate dominum… Quoniam confirmata est super nos misericordia eius… « Parce que sa miséricorde a été puissamment affermie sur nous ». Aux dires d’une sœur qui témoigna lors de son procès en béatification, Thérèse de l’Enfant Jésus partageait cette joie parfaite dans l’acceptation de l’invitation à suivre l’Agneau : « Quel bonheur – me disait-elle – si nous avions le même sort ! Quelle grâce ! » 100

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Jusqu’au chef-d’œuvre de Georges Bernanos, publié en 1949 et porté à la scène en 1951, et jusqu’à l’opéra de Francis Poulenc, créé en italien à la Scala de Milan en 1957, la mémoire des carmélites de Compiègne était ainsi conservée à l’intérieur des cloîtres. Malgré leur béatification par saint Pie X à Rome en 1906, au plus fort de la querelle entre l’Église et l’État en France, leur dévotion était peu répandue dans le clergé français, plus attaché au souvenir des apparitions mariales du XIXe siècle (rue du Bac à Paris en 1830, La Salette en 1846, Lourdes en 1858, et Pontmain en 1871) puis au culte de Jeanne d’Arc (1920), de Thérèse de Lisieux (1925) et de Bernadette Soubirous (1933), tour à tour portées sur les autels au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans un moment de renouveau catholique dont l’auteur de Scandale de la vérité a mesuré les équivoques – le titre de son livre intitulé « Jeanne, relapse et sainte » le manifeste. Tout au long du XIXe siècle, on réclamait également l’intercession des carmélites de Compiègne en Angleterre. Jusqu’à une date récente, les bénédictines établies dans l’abbaye de Stanbrook, près de Malvern, dans le comté de Worcestershire, conservaient une forte dévotion pour les seize religieuses assassinées par la République en 1794. En 2009, leur communauté, vieillissante et diminuée, a déménagé pour s’installer dans un couvent futuriste construit avec une structure hybride de béton et de bois lamellé-collé à Wass, au nord du Yorkshire. À cette occasion, le Times a dénoncé « un mépris pour l’histoire et pour la tradition qui passera avec la génération qui a eu le culte de l’ultramodernité dans les années soixante, bien qu’il ait causé un tort immense à l’Église catholique anglaise et soit susceptible de condamner la communauté de Stanbrook à l’extinction ». Il y avait pourtant une mémoire de la plus grande importance à perpétuer dans l’ancienne abbaye du Worcestershire désormais transformée en luxury country house hotel. Celle des quinze bénédictines anglaises de l’abbaye de Cambrai, victimes étrangères de la loi des suspects, jetées en prison à Compiègne en octobre 1793. Miraculeusement rescapées des massacres de juin-juillet 1794, les religieuses regagnèrent leur patrie le 2 mai 1795. En 1835, les dernières survivantes de la Terreur s’installèrent dans l’abbaye nouvellement construite à Stanbrook, reconnaissantes aux sœurs picardes offertes en holocauste. Elles avaient d’ailleurs conservé comme des reliques les habits civils des carmélites de Compiègne qu’elles avaient portés en prison après leur départ pour la Conciergerie. JUILLET-AOÛT 2023

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En Allemagne, le culte des religieuses martyres s’est diffusé dans les années 1919-1932, après la fin du Kulturkampf prussien et des privilèges accordés par l’État impérial aux Églises protestantes, en plein renouveau catholique, à un moment où certains observateurs ont parlé de Monastischer Frühling, de « printemps monacal ». La philosophe Edith Stein, devenue sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix après son entrée au Carmel de Cologne, le 14 octobre 1933, a ainsi évoqué les carmélites de Compiègne avec Gertrud von Le Fort. C’était à la fin des années vingt, à une époque où la poétesse allemande avait déjà réfléchi à la nouvelle qu’elle ferait paraître en 1931. « Elle est tombée sur toutes les données nécessaires sans avoir eu aucun rapport avec moi. Cependant, peu après, elle est venue me voir à Munich, et tout un après-midi nous avons parlé du Carmel, dont elle était spirituellement encore assez éloignée à l’époque », répondit sœur Thérèse-Bénédicte de la Croix, le 27 février 1935, à un correspondant qui voulait savoir quelle influence elle avait pu avoir sur la rédaction de La Dernière à l’échafaud. Eleonore von la Chevalerie, l’exécutrice testamentaire de Gertrud von Le Fort, a rapporté que la bibliothèque de Munich conservait un exemplaire de l’Histoire des religieuses carmélites de Compiègne publié d’après les manuscrits de sœur Marie de l’Incarnation par l’abbé Villecourt. Cet ouvrage capital évoqué plus haut complétait les informations fournies par Les Carmélites de Compiègne mortes pour la foi sur l’échafaud révolutionnaire de l’abbé Apollinaire Odon, datées de 1897, les Mémoires de M. Jauffret, parus en 1803, et Les Martyrs de la foi de l’abbé Aimé Guillon, conservateur de la bibliothèque Mazarine, publiés en 1821. Trois recueils de témoignages. Avant la publication du Sang du Carmel ou la Véritable Passion des seize carmélites de Compiègne du père carme Bruno de JésusMarie (1), aucun historien n’a proposé d’étude savante appuyée sur les sources du drame dont le premier acte s’est joué le 14 septembre 1792, lorsque les sœurs, interdites de vie en communauté, furent expulsées de leur couvent et obligées de porter des vêtements civils. Dispersées par petits groupes dans des familles de ­Compiègne, elles tentèrent de poursuivre leur vie de prière et de travail dans la plus grande discrétion. C’est à cette époque qu’elles s’attachèrent à la récitation quotidienne d’un acte de consécration par lequel elles s’offraient à Dieu en victimes expiatoires pour que cessent les maux qui affligeaient l’Église et feu le Très-Chrétien-Royaume. Cette vie obscure prit fin le 22 juin 1794, au moment où la Terreur, pendant cinquante jours de folie criminelle jusqu’au 9 Thermidor, devint particulièrement sanglante. Arrêtées pour « fanatisme », la mère 102

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Thérèse de Saint-Augustin, prieure, et ses quinze filles, furent enfermées dans leur ancien couvent puis transférées à la Conciergerie à Paris, l’ancienne prison de Marie-Antoinette, sans leur voile, mais avec leur manteau blanc, leur transport ayant lieu le jour de lessive de leurs habits civils : tout est grâce ! Le 17 juillet, elles furent jugées dans une des deux salles du Palais de justice par Fouquier-Tinville, l’accusateur public du Tribunal révolutionnaire, qui fut bien obligé de convenir, pendant les brefs débats, que leur attachement à leur religion était le véritable motif de leur condamnation à mort pour crimes contre le peuple français. Quelques heures plus tard, elles étaient guillotinées. « La dernière à l’échafaud » ne fut pas Blanche de la Force, mais la prieure, Marie Lidoine, en religion Thérèse de Saint-Augustin, qui demanda ce privilège au bourreau avant d’entonner le Veni Creator. C’est Gertrud von Le Fort qui a choisi d’imaginer une histoire feinte écrite en prose à partir de cet épisode sanglant dont elle connaissait les détails grâce à la relation de sœur Marie de l’Incarnation. Si l’on en croit ses Mémoires, cette femme étreinte par l’angoisse à la veille de l’accession de Hitler et de sa horde barbare au pouvoir créa le personnage de Blanche de la Force pour en faire son porte-parole. « Le point de départ de ma propre création ne fut pas en premier lieu le destin des seize carmélites de Compiègne, mais la figure de la petite Blanche. Elle n’a au sens historique jamais vécu, mais elle a reçu le souffle de son être tremblant exclusivement de ma propre intériorité et elle ne peut absolument pas être détachée de cette origine qui est la sienne. Née de l’horreur profonde d’un temps que recouvrait en Allemagne l’ombre de pressentiments accourus des destins en marche, cette figure s’est levée devant moi en quelque sorte comme “l’incarnation d’une angoisse mortelle d’une époque allant tout entière à sa fin”. » Moins de deux décennies plus tard, Blanche de la Force recevait une surabondance d’esprit d’une autre intériorité, celle de Georges Bernanos. Au moment où Dialogues des carmélites a été rendu public, on s’est posé des questions sur l’originalité de ce drame mêlant quatre personnages réels, mère Thérèse de Saint-Augustin, mère Henriette de Jésus, sœur Constance et sœur Marie de l’Incarnation, à douze religieuses de JUILLET-AOÛT 2023

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fiction. L’argument de la pièce et le personnage de Blanche de la Force étant l’invention de Gertrud von Le Fort, dans quelle mesure peut-elle être attribuée à Georges Bernanos ? Cette question n’a pas de sens. Dialogues des carmélites, c’est de la « littérature au second degré », au sens que Gérard Genette, le théoricien de la nouvelle critique, a donné à ce mot : un texte dérivé d’un texte antérieur par transformation, qui s’est écrit en lisant, comme Ulysse de James Joyce, Pierre Ménard, auteur du Quichotte de Jorge Luis Borges, ou Le Purgatoire de Pierre Boutang. Georges Bernanos a été à la fois le lecteur très subtil de La Dernière à l’échafaud, distinguant le fil surnaturel du texte sous sa trame historique, et le splendide auteur de Dialogues des carmélites, une œuvre sur laquelle plane la grande ombre de la petite Thérèse, qu’il s’agisse de la vocation, de l’angoisse, de la foi ou de la mort. Car l’hypotexte de la pièce – entendez le texte caché sous le texte –, de manière très puissante et très secrète, ce sont les Novissima Verba dont Georges Bernanos avait fait son livre de chevet au Brésil. C’est ainsi, par la voix de sœur Constance de Saint-Denis, que sœur Thérèse de Lisieux nous invite à redevenir des enfants pour rajeunir le monde, accepter la volonté de Dieu et entrer dans la Vie. 1. Bruno de Jésus-Marie, Le Sang du Carmel ou la Véritable Passion des seize carmélites de ­Compiègne, Plon, 1954.

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Yves Bonnefoy, perspective inversée Stéphane Barsacq

I Quelques jours avant sa mort, en juin 2016, j’ai eu le privilège de m’entretenir une dernière fois avec Yves Bonnefoy. Bien qu’il fût nonagénaire, c’était un homme d’une vitalité admirable avec une enfance mêlée de tendresse qui n’en finissait pas de s’allonger sur son couchant, comme il en a témoigné dans L’Écharpe rouge, que reprend la « Bibliothèque de la Pléiade » (1). Il était certes diminué, mais il était demeuré tel qu’il avait toujours été. Sa disparition a été une perte pour nous tous, car il était en pleine possession de ses moyens : inentamé dans sa force et sa sagesse, vaillant et lucide jusqu’au bout – en un mot, lumineux. Pris par une quête dégagée de tout leurre où, de lui à son œuvre, il n’y avait pas de hiatus, il était un exemple pour tous. De quoi avons-nous parlé ? Stéphane Barsacq est écrivain, « De tout et de rien », selon son souhait, c’estéditeur et journaliste. Dernier à-dire de souvenirs : notre rencontre quand ouvrage publié : Solstices (Éditions de Corlevour, 2022). j’avais 18 ans en 1991 ; de Montmartre puisque [email protected] Yves Bonnefoy vivait à quelques mètres de l’ancien théâtre Maubel, où André Breton s’était lié avec Benjamin Péret, et où Jacques Vaché avait brandi un revolver en pleine représentation des Mamelles de Tirésias ; mais encore de projets, livres jamais écrits – par exemple un livre sur Poussin –, livres à terminer – comme L’Inachevé que j’ai édité chez Albin Michel –, livres en tout genre – poèmes et essais – JUILLET-AOÛT 2023

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sous le signe de la poésie, qui fut la quête amoureuse de sa très longue existence. Comme tout amateur de la Grèce, j’avais appris, encore écolier, ce qu’il en avait été de la mort de Socrate que la pensée de celle-ci ne troublait pas, et qui voulait faire face au destin. Souvenir scolaire s’il en est, si ce n’est qu’Yves Bonnefoy, sur le seuil de sa propre disparition, dans ce lieu triste où il avait mis en évidence une reproduction de Piero della Francesca, m’a donné à comprendre ce lieu commun de l’Antiquité : la mort du juste qui se tient droit devant le destin. Ainsi, au moment de mourir, Yves Bonnefoy parlait-il d’un temps à venir qu’il ne verrait pas, sachant qu’il y serait engagé par tout ce qu’il nous lègue, et qu’il tient à chacun de ressaisir. L’homme était tel qu’on peut l’imaginer : recueilli, les cheveux blancs, l’air altier ; rien de prétentieux, ni de condescendant ; une discrétion, une retenue, une élégance où affleurait, dans la conversation, non l’expression d’une mise en mots des choses les plus complexes, mais une manière d’être qui simplifiait l’essentiel, et vous rendait à ce que vous deviez être en vérité. Quand j’y songe, j’aurais rencontré tout au long de ma vie quelques écrivains qui n’étaient pas dissemblables de leurs œuvres. Ils habitaient leur verbe avec probité. Ce furent Edmond Jabès, Lucien Jerphagnon et Yves Bonnefoy. Ils restent des modèles : non seulement d’un style d’écriture, mais d’une conduite de vie – l’un n’étant jamais différent de l’autre, comme Yves Bonnefoy me l’avait confié un jour, alors que nous parlions d’André Breton, l’un de ses maîtres. Tout ce qu’il aimait, ce grand poète le livrait selon une pensée de l’assentiment à l’intonation puissante – inspirée et inspirante – de son verbe. Son incantation atteignait son efficacité en vertu d’une attention à la vie soutenue, où l’esprit se recueillait, en recueillant le monde tel qu’il est. Comme l’a écrit notre ami commun Salah Stétié qu’il avait connu dès les années cinquante aux Lettres nouvelles : « Ce que la poésie de Bonnefoy tente : la récupération de l’univers dans ses effets les plus fragiles, au cœur de cette fragilité même et au temps de la plus grande menace. (2) »

II Pour Yves Bonnefoy, la question centrale de l’Occident, ce fut la question de la poésie depuis les Grecs jusqu’à nous. Interrogeant celle-ci, il a sollicité ce que Hegel, le propre cousin d’Hölderlin, appelait l’esprit, qui n’est ni religion ni sagesse – ce qui est en amont et en aval. Ainsi, avec le recul, au XXe siècle, la poésie française, on peut risquer d’affirmer que 106

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ce furent quatre noms majeurs, avec autant de disciples : Paul Claudel, Guillaume Apollinaire, André Breton et Yves Bonnefoy ; non qu’il n’y ait pas eu d’autres poètes ni de plus grands peut-être – de Saint-John Perse à Antonin Artaud, de René Char à Edmond Jabès, de Henri Michaux à Aimé Césaire –, mais ces quatre-là se situent sur les hauteurs, car ils ont proposé une vision, non de la poésie en tant que telle – c’est le fait de tout poète dans son poème –, mais de ce que la poésie révèle au-delà du poème : l’entrevision au plan de la vie d’un autre ordre du monde. « Mes amis, mes aimées, Je vous lègue les dons que vous me fîtes, Cette terre proche du ciel, unie à lui Par ces mains innombrables, l’horizon. Je vous lègue le feu que nous regardions Brûler dans la fumée des feuilles sèches Qu’un jardinier de l’invisible avait poussées Contre un des murs de la maison perdue. (3) » Membre du groupe surréaliste après la Libération, Yves Bonnefoy s’est fait connaître, dès 1953, avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Traduit dans toutes les grandes langues, il a été dès lors attaché à la présence des êtres et du monde, et a développé une œuvre complexe : en dialogue constant avec les penseurs – de Kierkegaard à Heidegger – et les artistes – qu’on songe à ses proches, Giacometti, Hollan ou Truphémus, pour ne pas parler de Balthus –, mais aussi avec les poètes étrangers, tels Shakespeare, Leopardi ou W.B. Yeats. Que ce fût au moyen de la prose poétique, de l’essai sur la peinture ou la musique, ou des vers libres aux rythmes savants marqués par des départs qui foudroient, Yves Bonnefoy, qui a succédé à Paul Valéry au Collège de France de 1981 à 1993, est revenu, de livre en livre, à ce qui environne chacun : les arbres, les pierres, les nuages, les sources, les ronces, la pluie, le vent, le lierre ou la neige. « À ce flocon Qui sur ma main se pose, j’ai désir D’assurer l’éternel En faisant de ma vie, de ma chaleur, De mon passé, de ces jours d’à présent, Un instant simplement : cet instant-ci, sans bornes. (4) » JUILLET-AOÛT 2023

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Maître d’œuvre du Dictionnaire des mythologies, il a abordé les questions qui ont orienté la pensée et la pratique religieuses, et qu’il a lui-même interrogées à la lumière de ce qu’il a longtemps appelé une « théologie négative », qui s’est muée en « théologie positive », autrement dit, un acquiescement au monde, à ce que Rimbaud a appelé la « réalité rugueuse ». « Qui désespère qu’il entre ici, c’est plus qu’un dieu Cet absolu qui erra dans la flamme. Ce fut presque de l’être, ce vent qui prit Dans la calcination d’une lumière. Aimez ce sanctuaire, mes amis, Où se dénouent les signes, c’est presque l’aube. (5) » Sans doute peut-on dénombrer les apports majeurs à la conscience poétique que l’œuvre d’Yves Bonnefoy propose, aussi bien sur le plan pratique que théorique. Ils sont trois : la prééminence de la présence qu’il revendique sur celle du concept ; son rapport exigeant aux images dont il déjoue le leurre où elles risquent d’empiéger le lecteur qui ne fait pas l’épreuve du sens à l’œuvre dans les mots, et au-delà d’eux ; enfin, la recherche d’une musique savante qui permette aux vers, non seulement de danser dans les chaînes, mais de s’en libérer, en ouvrant l’espace du poème à une expérience de l’unité regagnée, fût-elle la plus brève, la plus précaire. « Nous n’avons plus besoin D’images déchirantes pour aimer. Cet arbre nous suffit là-bas, qui, par lumière, Se délie de soi-même et ne sait plus Que le nom presque dit d’un dieu presque incarné. (6) » Confronté aux apories où l’avant-garde a entraîné la forme du poème et démasqué sa prétention à signifier l’immédiat, mais aussi la totalité, Yves Bonnefoy a donné une œuvre qui se refuse à toute tentation nihiliste comme aux prestiges illusoires d’une beauté qui ne serait qu’une fleur de rhétorique. Pour lui, il ne saurait être question en poésie d’autre chose que de se saisir soi-même, en saisissant le monde et, où cette tentative est rendue impossible, d’exiger de la poésie qu’elle soit comme une relance, 108

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la possibilité d’un regain d’espoir, notre vraie pierre de touche. Yves Bonnefoy l’a d’ailleurs écrit – « Je voudrais réunir, je voudrais identifier presque la poésie et l’espoir » (7) –, dans un sens qui n’est pas sans rappeler l’accent de la plus haute théologie

III Edmond Jabès a noté que la mort d’un poète est une tache d’encre sur le poème. Yves Bonnefoy, hanté par l’approche de la mort, est parti, après avoir habité sans faillir le plein de sa présence. Il a également montré qu’on ne devient jamais soi-même que dans le dialogue avec autrui. Située par-delà l’angoisse de la mort, au-delà de l’attente de l’éternité, son œuvre est un dialogue, non seulement avec ce qu’il fut, avec les œuvres qu’il a ressaisies, de la Grèce à Baudelaire, mais avec ce qui sera au-devant de nous, ces pages blanches que le poète sollicitera pour être. André Breton voulait que le pessimisme fût présenté comme une forme de bonne volonté, la mort comme forme de la liberté, l’amour sexuel comme réalisation de l’unité des contradictoires. Yves Bonnefoy ne désirait pas moins – à quoi il a su ajouter d’autres impératifs, en particulier celui, retrouvé dans la poésie médiévale, de la compassion –, hors de toute foi : « Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule. » À la suite de Poussin, lui-même à la suite d’Ovide, Yves Bonnefoy nous invite à méditer au sujet de l’Arcadie où se trouve la mort – peut-être cette belle jeune femme du tableau qui semble venue d’un autre temps –, pour en convertir les angoisses en autant d’occasions de réjouissances. Mais s’il est vrai que dans la fin se trouve peut-être l’origine, je ne peux m’empêcher de penser que, sur le seuil de la mort, Yves Bonnefoy avait tenu à avoir sous les yeux jusqu’à sa fin, le 1er juillet 2016, une reproduction de la Vierge de miséricorde peinte par Piero della Francesca. Pourquoi cette image où se trouve, hiératique, la Madone couvrant souverainement les pénitents de son manteau grand ouvert ? Ceux qui revendiquent sa protection, quatre de chaque côté, dont un cagoulé, sont représentés plus petits en taille, selon la technique de la perspective inversée. Pourquoi donc cette image de la mère du Dieu à naître, de ce Dieu qu’elle ne cesse d’enfanter ? Rilke affirmait que la mort est comme un fruit que l’on porte en soi dès son berceau et qui grossit et s’accroît au cours de la vie JUILLET-AOÛT 2023

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pour éclater subitement et produire ailleurs quelque chose que nous ne connaissons pas. À l’inverse, Yves Bonnefoy espérait dans toute vie à naître. « Tout, maintenant, Bien au chaud Sous ton manteau léger Presque rien que de brume et de broderie, Madone de miséricorde de la neige. (8) » Yves Bonnefoy aujourd’hui ? Devant la dévastation de l’efficience totale, il redit l’importance de tout être. Devant la résurgence du fanatisme, il redit l’importance de n’être ni idolâtre ni iconoclaste. Devant le passé, il dit l’importance de le sauver, et devant l’avenir, l’obligation de l’accueillir. « Bonne nuit, doux prince », comme le disait Horatio à Hamlet, toi notre poète. « Et qu’à cette urne s’assemblent Ceux qui ont constance, beauté. (9) » 1. Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, édition d’Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, avant-propos, « Yves Bonnefoy : “Et poésie, si ce mot est dicible” », par Alain Madeleine-Perdrillat, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2023. 2. Salah Stétié, Les Porteurs de feu et autres essais, Gallimard, 1972, p. 38. 3. Yves Bonnefoy, « Ensemble encore », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 1030-1031. 4. Yves Bonnefoy, « Le peu d’eau », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 626. 5. Yves Bonnefoy, « Après le feu », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 1058. 6. Yves Bonnefoy, « Le dialogue d’angoisse et de désir », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 146. 7. Yves Bonnefoy, « L’acte et le lieu de la poésie », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 176. 8. Yves Bonnefoy, « La Vierge de miséricorde », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 627. 9. Shakespeare, traduit par Yves Bonnefoy, in « Phénix et Colombe », in Œuvres poétiques, op. cit., p. 1309.

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L’Italie en effigie Lucien d’Azay

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omment faire le portrait d’un pays en mettant en valeur ses archétypes tout en évitant les stéréotypes ? Voilà une gageure d’autant plus périlleuse qu’il s’agit d’un pays hétérogène comme l’Italie, nation d’ailleurs récente (son unification presque complète remonte à 1871). Bella Italia. Un itinéraire amoureux, le très beau livre de Christiane Rancé (1), est un modèle du genre ; ses rares défauts (mais quel livre n’est pas perfectible ?) contribuent même au profond humanisme dont il est empreint, si l’on s’en remet à l’esthétique japonaise Lucien d’Azay est écrivain. du wabi-sabi, pour laquelle l’asymétrie et Dernier ouvrage publié : Variations les imperfections, à supposer qu’elles soient sur la Grèce (Cosmopole, 2023). involontaires, rehaussent la beauté d’une [email protected] œuvre. Ce que cette stendhalienne, grand reporter, est parvenue le mieux à faire passer, dans son récit fluide, agréable et captivant, c’est l’atmosphère des régions italiennes où elle a longtemps séjourné, chaque chapitre, autonome, étant dédié à l’une d’elles. L’Italie est trop disparate pour qu’on ne recoure pas, si on l’aborde globalement, à une compartimentation géographique. Toujours improbable, le consensus national fait encore l’objet de contentieux ; l’antagonisme JUILLET-AOÛT 2023

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entre le Nord et le Sud est loin d’avoir disparu, et aucune des grandes villes italiennes ne se mesure à la capitale comme le fait la province française avec Paris. De toutes petites cités rayonnent du prestige de dynasties qui leur ont valu une gloire internationale. Et ce qui distingue le Piémont, à titre d’exemple, n’a pas grand-chose à voir avec la singularité de la Sicile ou de l’Émilie-Romagne, et réciproquement (2).

Empreinte catholique La féerie italienne procède de la liturgie catholique et de son principal ressort : la croyance en la magie (les saints, les prêtres, les prêcheurs, sans parler du Messie, sont tous des prestidigitateurs). C’est à travers ce prisme que Christiane Rancé visite l’Italie. Elle met l’accent sur la période où l’Église, « une, sainte, catholique et apostolique », telle que la définit le symbole de Nicée, atteignit son apogée spirituel et esthétique, le Moyen Âge, jusqu’à son épanouissement culturel : la Renaissance. C’est à cette époque, dont plusieurs papes sont restés célèbres (Sixte IV, Alexandre VI, Jules II, Léon X, etc.), que la plupart des centres historiques d’Italie prirent leur forme définitive, à l’exception de quelques métropoles du Nord comme Turin, Milan ou Trieste. Le catholicisme a ses dérives. L’une d’elles est la foi dans le pouvoir de l’absolution, conviction mieux enracinée en Italie que dans les pays protestants et orthodoxes. La fraude, entre autres larcins inoffensifs, se répand d’autant plus qu’on se persuade, au point d’en faire un usage abusif, que la faute peut être à tout moment effacée par le pardon. La rémission des péchés à peu de frais dédramatise des situations ailleurs tragiques, comme l’adultère, mais elle encourage une duplicité envers laquelle le peuple italien, si humain, fait preuve d’indulgence, alors même que la législation, fiscale notamment, est appliquée en Italie avec une rigueur héritée de l’Empire romain. C’est de cet état d’esprit que Silvio Berlusconi a su tirer parti comme d’un atout pour désinhiber davantage encore les Italiens en arguant de la souplesse de la morale chrétienne. Il s’agit toujours de s’accommoder du réel : d’où la formidable capacité d’adaptation de la nation. Dès l’école, le furbo, c’est-à-dire le « malin » qui passe entre les mailles du filet, jouit d’un certain prestige.

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Forcément partiale Son itinéraire étant amoureux, Christiane Rancé ne s’attarde guère sur les calamités du pays (sauf à Naples, où la Camorra continue de défigurer la ville, et en Sicile, au sujet de Cosa nostra) pour en faire ressortir les beautés, qu’il s’agisse de l’éclat céleste des lacs du Nord, sertis comme des émeraudes au pied des contreforts alpins, ou de la côte Amalfitaine, « sauvage et douce, âpre et bleue, née de l’étrange mariage de la montagne et de la mer ». L’ambiguïté du rapport des Italiens avec la Mafia mériterait pourtant d’être soulignée davantage, comme le fait qu’un peuple si hospitalier et humaniste ait laissé s’installer au pouvoir un gouvernement d’extrême droite qui dissimule sa férocité sous des dehors d’authenticité. Un autre fléau non négligeable, surtout dans les villes d’art (il est en corrélation avec la beauté du lieu), est l’envahissement toujours croissant du tourisme. À propos de la place Navone, Christiane Rancé observe que Rome « subit, comme toutes les capitales du monde, les marées des touristes et leurs embouteillages humains sans précédent ». La « mykonisation » de l’Italie, pour user d’un néologisme forgé pour la Grèce, a atteint de telles proportions que les habitants des centres historiques ne se faufilent plus aujourd’hui que dans des interstices, avec des œillères, et encore, à certaines saisons et de préférence la nuit, au point de devenir noctambules et nyctalopes comme des chats. Les passionnés de l’Italie, qui ne la consomment pas comme un sandwich, en sont réduits à rechercher ses enclaves édéniques, privées le plus souvent, sur le modèle de l’hortus conclusus qui obnubilait les peintres italiens de la Renaissance (ils l’imaginaient dans un lointain vaporeux). L’écrivaine, qui en dévoile, hélas, quelques-unes, notamment à Rome et en Ligurie (espérons qu’elles ne deviendront pas à la mode), s’y réfugie comme dans une église, pour s’y recueillir ; quant au « monde », elle ne participe guère qu’à ces kermesses quasi païennes qu’on appelle sagre (l’équivalent des panégyres grecs). Rien n’est plus désolant que de voir ces foules enrégimentées s’octroyer les hauts lieux classés au Patrimoine de l’Unesco. L’Italie se mérite. Christiane Rancé, comme d’autres aficionados respectueux du pays qu’ils visitent, se donne la peine d’y faire des pèlerinages, entre Rome et Assise par exemple, avant de jouir, avec dévotion, de ses splendeurs. Sa description du territoire est un panégyrique aussi rigoureux et documenté que les livres de la grande et regrettée médiéviste Chiara Frugoni.

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Panoplies à leur paroxysme et harmonie esthétique Bella Italia suggère néanmoins quelques failles qui se sont transformées en gouffres depuis la Renaissance. L’une d’elles tient justement aux paradoxes de ce pays à la fois paradisiaque et infernal. Hormis Naples – « grecque et normande, espagnole et autrichienne, païenne et chrétienne, raffinée et crasseuse, joyeuse et désemparée, athée et superstitieuse » –, ce sont les cités toscanes qui illustrent le mieux cette ambivalence schizoïde, la plupart d’entre elles étant restées figées dans leur beauté pluriséculaire. Ainsi le dédale siennois se blottit dans la transe d’une prière autour de la Piazza del Campo en forme de conque, la place même où, chaque été, se déroule le Palio, une course de chevaux farouche et frénétique : les dixsept contrade de l’échiquier urbain s’y déchaînent avec une violence à la mesure de la placidité routinière de la ville. Les panoplies régionales sont si attrayantes, en Italie, que les étrangers se laissent volontiers séduire par leur attirail pittoresque ; on devine aisément où tel immigré a appris l’italien : sur son accent d’origine viennent se greffer une cadence et un vocabulaire, voire une attitude ostentatoire, propres à une région. Ce prêt-à-porter local fait tellement partie intégrante de la personnalité de chaque citoyen qu’un individu, si libre soit-il, ne s’en émancipe jamais tout à fait, à supposer qu’il le veuille : en Italie, les hommes politiques conservent leur accent régional, signe d’appartenance à une communauté dont ils se targuent comme d’un ancrage dans un terroir où prospère un vignoble. La panoplie a beau être plaisante, c’est un carcan qui vous corsète l’âme et la façonne. Il n’est pas de pays plus orgueilleusement provincial. Connaîton un Toscan qui ait jamais échappé à sa toscanité, ou un Napolitain à sa napoléanité ? On peut en dire autant de toutes les régions d’Italie. Dans une vignette saisissante de justesse, Christiane Rancé nous montre l’essence même de la romanité à travers la figure de Marcello Mastroianni incarnant le giullare – mi-bouffon, mi-jongleur –, « un Romain tel que Fellini les a dépeints, la virilité fatiguée par l’accumulation des siècles, et tout à fait consentants à la fatalité ». La commedia dell’arte avait déjà répertorié ces figures allégoriques, révélatrices de l’esprit régional, dont elle a fait des personnages (maschere), comme Polichinelle à Naples ou Arlequin à Bergame. De même, Pinocchio est plus toscan qu’italien. Il n’y a guère que les génies polymathes, les intrépides condottieres, les élégantes enjôleuses et les bellâtres fanfarons qui se rencontrent dans tout le pays à travers les âges. 114

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Une des beautés de l’Italie tient à l’harmonie immémoriale entre ses paysages, ses cités sans âge et les personnes qui les occupent. On se demande si c’est l’environnement qui modèle les physionomies, de même que la campagne italienne, en Toscane comme en Sicile, où c’est le plus flagrant, a été modelée par la main d’un artiste. C’est sur cette harmonie que se fondent les beaux-arts à la Renaissance, et le cinéma au XXe siècle (qu’on songe aux films de Luchino Visconti ou de Michelangelo Antonioni). On y assiste au miracle de l’incarnation dans la beauté. La peinture italienne a représenté si noblement la vie qu’on en vient à croire que la vie, dans ce qu’elle a de plus noble, l’imite en retour. Christiane Rancé le constate dans une trattoria sur la route de Sienne : « En attendant qu’on m’apporte l’addition, j’essaie de surprendre la conversation de mes voisins, mais ils s’expriment trop vite, avalent leurs mots avec leurs plats. La plus jeune des convives est de profil, sa lourde chevelure relevée sur la nuque. J’ai le sentiment de l’avoir déjà croisée. Mais oui ! Sur l’un des tableaux admirés au palais Pitti. Qui sait si les modèles ne se détachent pas de la toile pour prendre leur pause de midi ? » Tous les amoureux de l’Italie ont fait cette expérience, grâce au cinéma également. Adolescent, je voulais vivre dans le pays d’où sont originaires Gina Lollobrigida, Sophia Loren et Claudia Cardinale (j’ignorais que cette dernière est née en Tunisie) et je n’ai pas été déçu quand je m’y suis établi au début des années quatre-vingt-dix. En Italie, les visages et les paysages s’accordent miraculeusement dans une même expression, et quand les paysages sont beaux, les physionomies s’assortissent à la scène devant laquelle elles défilent avec grâce et désinvolture. L’élégance serait-elle dictée par le cadre ? Il est vrai que les Italiens reçoivent une éducation artistique. L’histoire de l’art est une matière obligatoire au lycée, quelle que soit la filière qu’on choisit.

Italie secrète De Naples, Christiane Rancé nous donne un aperçu admirable, et elle évoque tout aussi magistralement la Sicile, le baroque archaïque et macabre de l’île et la désolation de ses terres arides et dépeuplées ; mais JUILLET-AOÛT 2023

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le chapitre le plus juste de Bella Italia est consacré à l’Ombrie. C’est la région où l’italianité, quintessenciée, atteint au sublime ; la Toscane, sa voisine rivale, la surpassait naguère, jusqu’à ce que son image se galvaude à mesure qu’elle se changeait en « Chiantishire » avant d’être colonisée par les oligarques russes. « Dans les gris dilués d’hiver, écrit notre cicérone, je rêve souvent d’Italie et de ses terres d’essence plus haute, que l’histoire a saisies dans un instant ou une image. Ainsi est l’Ombrie, coloriée d’héraldique, châsse superbe de l’art moyenâgeux, aux villes corsetées de remparts et crénelées de donjons. L’Ombrie vivifiée d’esprits : elfes des lacs et nymphes des sources vives, ou grands mystiques nommés François, Claire, Angèle ou Jacopone, pour ne citer qu’eux. » On pense encore à la peinture à propos de cette région enchâssée au cœur de la péninsule, « cette Ombrie tout en piémont et en villages médiévaux juchés sur des à-pics, une sorte de Toscane prude et plus rupestre » (elle est en effet moins « peignée » que cette dernière : les Anglais la qualifient de dishevelled Tuscany). Masolino da Panicale, le Pérugin, comme l’indique son surnom, et Pinturicchio sont trois peintres ombriens. Discrets, secrets, ils ne s’offrent qu’aux esthètes intimistes, dans l’ombre des colosses toscans, et c’est ainsi que se présente l’Ombrie, terre revêche et hirsute, comme une Italie encore primitive, réservée aux happy few. Il est heureux que cette région ne soit pas aisément accessible comme beaucoup d’îles et de villages perchés en Grèce.

Della lingua italiana Trois auteurs tutélaires accompagnent Christiane Rancé tout au long de son périple amoureux, André Suarès, Simone Weil et Lucien Jerphagnon ; la grâce de son récit leur doit beaucoup ; elle a hérité les qualités de chacun de ces maîtres. D’autres férus de l’Italie – Stendhal, bien sûr, mais aussi les frères Goncourt, Hippolyte Taine ou Henry James – prennent parfois la parole pour donner leur avis, mais dans l’ensemble, même si l’auteure raconte la vie d’Alberto Moravia et d’Elsa Morante, ou cite Cristina Campo, Leonardo Sciascia et Gesualdo Bufalino, le point de vue des écrivains italiens sur leur propre pays fait souvent défaut (et l’on regrette 116

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l’absence de bibliographie). La place qu’accorde l’écrivaine à la langue italienne n’est qu’anecdotique (sans compter que beaucoup de mots italiens en italique sont estropiés), alors que c’est surtout grâce à elle que l’Italie a conquis un semblant d’unité. Cette langue si exaltante et sensuelle, presque chantée, les Italiens la parlent avec une passion et un sens de l’autodérision qu’un pays comme la France, où l’on entend le français le plus corrompu de la francophonie, devrait leur envier. Au demeurant, mieux vaudrait parler des langues italiennes, car si le toscan fut imposé à la nation en 1861, plusieurs régions ont conservé un accent, un lexique, voire une syntaxe qui leur sont propres. Ce n’est pas un hasard si l’opéra a été inventé en Italie, le sens du rite solennel se prêtant à merveille à l’expression d’une gaieté dont le pays tout entier peut s’enorgueillir. Le mélodrame fait tellement partie de la culture qu’il en imprègne la langue, toujours plus ou moins jouée ou récitée, et ponctuée de gestes d’une éloquence si précise qu’on peut sans peine sous-titrer un autochtone qui, hors de portée de voix, parle à son téléphone portable en gesticulant. Même s’il s’est galvaudé par l’influence des médias, l’italien spécifique de chaque région comble en partie le fossé entre les générations, à la faveur de son authenticité. Les centenaires sont nombreux en Italie, mais ce n’est pas seulement une question de climat et de diététique : on y vit vieux parce qu’on n’interrompt jamais la conversation avec la jeunesse. 1. Christiane Rancé, Bella Italia. Un itinéraire amoureux, Tallandier, 2023. 2. C’est pourquoi l’on publie plus de livres sur les régions italiennes, ou sur leurs villes principales, que sur le pays tout entier. Cette année, Serge Safran a fait paraître à lui seul trois livres sur la capitale de la Vénétie, Venise n’est pas à vendre de Petra Reski (chez Arthaud), Quintet pour Venise de Jean-Hugues Larché et Venise à l’heure du spritz de Jean-Pierre Poccioni.

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ÉTUDES, REPORTAGES, RÉFLEXIONS 120 La renaissance asiatique Bernard Stevens 128 Ukraine. « La prochaine fois, apportez-nous du gaz et la paix » Réginald Gaillard 134 Les femmes et le pouvoir : le piège de la « falaise de verre » Annick Steta 139 La Fayette et Frances Wright : liberté, égalité, affinités Éric Marson 146 Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se... recycle ! Kyrill Nikitine

La renaissance asiatique Bernard Stevens

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otre intitulé s’inspire d’un récent article de Kishore Mahbu­ bani, un universitaire singapourien : « La grande renaissance asiatique » (1). L’auteur souligne qu’après deux siècles de domination et d’humiliation des Asiatiques par les Occidentaux, l’Orient s’est ressaisi. L’Inde et la Chine seront les deux plus grandes puissances mondiales dès 2050, retrouvant ainsi leur statut séculaire et faisant apparaître rétrospectivement la domination occidentale comme une exception historique. Cependant, si les tensions sino-américaines actuelles laissent présager un avenir conflictuel et que les rivalités européennes du XXe siècle, productrices des deux guerres mondiales, pourraient annoncer celles du XXIe, il reste à espérer que le choc des civilisations annoncé par Samuel Huntington ne soit pas trop brutal. Une des clefs du succès économique des Asiatiques, poursuit l’auteur, réside dans leur pragmatisme : Bernard Stevens est philosophe après que le Japon en eut donné l’exemple dès et traducteur. Dernier ouvrage l’ère Meiji et après que l’ont suivi les quatre publié : Kyoto School Philosophy in « tigres » (Corée du Sud, Taïwan, Hongkong Comparative Perspective. Ideology, Ontology, Modernity (Lexington, 2023, et Singapour), ce fut au tour de la Chine de non traduit). Deng Xiaoping d’emprunter à l’Occident les [email protected] recettes de sa réussite industrielle – sans pour autant en adopter les convictions idéologiques. Notons encore une chose : il est significatif que cet article, qui ne fait en somme que répéter les lieux communs du nouvel asiatisme, soit issu de Singapour, une cité connue

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pour avoir promu, depuis déjà quatre décennies, les « valeurs asiatiques ». Or c’est maintenant en Chine continentale que cette thématique s’est le plus spectaculairement développée ces dix dernières années.

La Chine Après l’ouverture au marché mondial dans les années quatre-vingt (et la relative liberté de pensée qui l’a tout d’abord accompagnée, du moins jusqu’à Tian’anmen en 1989), après le décollage économique des années quatre-vingt-dix et son accentuation au tournant du millénaire, la prise du pouvoir par Xi Jinping en 2012 a inauguré une période de mainmise croissante du Parti communiste sur tous les aspects de la vie sociale, y compris intellectuelle. Est ainsi promue, dans les études universitaires, une réflexion sur l’histoire de la Chine avec un retour en force de son passé impérial. Renonçant à la rupture sans équivoque prônée par le maoïsme, c’est une certaine continuité qui est désormais mise en avant – mais allant de pair avec un rejet de l’élan libéral de la première révolution chinoise, celle de 1911, et de la période républicaine dite « moderne » qui a suivi jusqu’à la révolution communiste de 1949. La Chine contemporaine renouant donc de manière ambiguë avec la Chine prémoderne, on y souligne à l’envi la spécificité chinoise, son exceptionnalisme, seul capable de surmonter conjointement les échecs du soviétisme et de l’américanisme. C’est dans ce contexte que – en soutien au nouveau capitalisme d’État instauré par la République populaire de Chine (ou son « économie socialiste de marché ») – les « valeurs asiatiques » (c’est-à-dire chinoises) sont affichées, proclamées universelles et destinées à se substituer à l’universalité seulement prétendue des Lumières européennes, considérées comme régionales, mais exportées planétairement par l’impérialisme politique et culturel de l’Occident. Et c’est également dans ce contexte que se produit une revalorisation de l’antique notion de tianxia 天下 (« tout ce qui existe sous un même ciel ») pour redéfinir le rôle de la Chine dans le monde. Après deux siècles marqués par l’impérialisme et l’agressivité de l’Occident (le XIXe britannique et le XXe américain), c’est au tour de la Chine d’établir au XXIe  siècle, sous sa propre autorité et dépassant l’actuelle modernité (2), un monde « égalitaire et harmonieux » selon l’idéologie officielle, alors que, nous rappelle Anne Cheng, « la notion de tianxia désignait en réalité un ordre impérial instaurant un rapport de force hiérarchique et exclusif entre supérieurs et inférieurs » (3). JUILLET-AOÛT 2023

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En somme, tout comme les compilateurs officiels de jadis, les historiens actuels sont invités à rédiger un récit à la gloire du régime en place, en projetant un passé idéalisé sur un futur fantasmé. Étant donné que le pouvoir continue à être basé sur le Parti communiste, on devra ignorer les erreurs monumentales dont ce dernier a pu se rendre coupable durant l’époque maoïste (le « Grand Bond en avant » générateur de famines, les campagnes antidroitières et autres révolutions culturelles) et on cherchera à effacer tout souvenir du coup d’arrêt brutal qui a été opposé ultérieurement aux espoirs de libéralisation : le massacre de Tian’anmen. Pour ce qui est des valeurs chinoises et de leur universalité, l’intention est de fonder sur la vertu de bienveillance humaine (ren 仁) non seulement l’unité des vertus confucéennes classiques (rectitude, convenance, sagesse, sincérité), comme le préconisait Zhu Xi, mais aussi les valeurs communes de liberté, d’égalité et de justice. L’ensemble étant inséré dans une polarisation qui inverse les priorités occidentales : la responsabilité passe avant la liberté, le devoir passe avant les droits, le groupe social passe avant l’individu, l’harmonie l’emporte sur le conflit. Et la conviction qui sous-tend toute cette construction est que le sens chinois de l’harmonie devra mettre un terme à la logique occidentale, faite de domination et de conflit : la Chine, unifiant l’humanité, la conduira ainsi à l’« âge de la paix universelle ». Car, pense-t-on, elle cessera de se présenter comme un État-nation moderne (4) afin de reconquérir sa réalité intemporelle : non pas une nation parmi les nations, chacune poursuivant son avantage particulier, mais un empire-monde, une civilisation-État, le Weltgeist ultime, la civilisation destinée à englober les autres peuples, bref… le « pays central » (Zhôngguo 中国). On le voit, à la faveur de la croissance économique spectaculaire de ces trente dernières années, hissant la Chine depuis un tiers-monde misérable jusqu’au rang de deuxième puissance mondiale, l’esprit chinois s’enfièvre, au risque de s’enflammer. Dans l’exacerbation d’une représentation narcissique imaginaire, allant jusqu’à invoquer la « charge historique » et le « mandat céleste », il projette une vision utopique de la situation planétaire, qui réaliserait le fantasme du « moment chinois de l’histoire du monde », réunissant les peuples en une seule famille grâce au gouvernement planétaire de la Chine, laquelle ne régnerait que grâce au rayonnement de sa vertu. Or, à l’encontre de cette utopie, il est facile de prouver que le tianxia était un impérialisme centralisé et autoritaire, comme tous les autres, reposant sur un système tributaire, plus légiste que confucianiste, assu122

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rant son autorité par la force armée et la répression, et ne pouvant se maintenir que grâce à sa supériorité, non pas morale, mais militaire – et manifestant donc bien ainsi toutes les tares reprochées au seul Occident. Il est facile également d’observer que les moyens mis activement en œuvre pour réaliser cette utopie ne sont pas exclusivement vertueux, mais relèvent eux aussi d’un impérialisme ordinaire : la mise en dépendance des pays bénéficiaires. Et enfin, il est facile de constater que le tournant géopolitique pris par la Chine actuelle ne présage pas vraiment d’un futur harmonieux : nous constatons l’autoritarisme et le culte de la personnalité d’un leader chinois qui, se proclamant président à vie, régente tous les niveaux de la société, au prix du sacrifice de quelques millions de Ouïghours, de centaines de milliers de Hongkongais, du Falun Gong, de l’acculturation du Tibet et puis sans doute un jour de la conquête militaire de Taïwan… Si la Chine contemporaine renoue avec son passé prémoderne, c’est bien avec le système des Qin (première dynastie impériale), soutenu par l’idéologie autoritaire des légistes, plus qu’avec la morale sociale des confucéens. Un système où le maître, unique, est loin des gens, où, pour s’occuper d’eux, il met en place une administration impersonnelle et répressive, et où, pour s’occuper des peuples voisins, il envoie l’armée. Plus personne n’est dupe du rêve chinois affiché périodiquement par le pouvoir – que ce soit le tianxia ou le « grand soir ». Or il faut bien comprendre que ce qui a construit la puissance économique actuelle de la Chine, ce n’est pas tant l’excellence chinoise que, initialement, les investissements des Occidentaux et des Japonais, ainsi que, aujourd’hui, leurs achats de biens produits majoritairement grâce aux licences occidentales (acquises légalement ou non). Mais, en outre, l’essor chinois se nourrit à terme de l’affaiblissement des économies libérales. Lors de son ouverture aux marchés mondiaux, la Chine a bénéficié de l’afflux massif de capitaux provenant de pays occidentaux qui étaient trop heureux de profiter d’une main-d’œuvre bon marché, inépuisable, exploitable à merci et sans droits. Produisant des biens infiniment moins chers qu’en Europe, aux États-Unis ou au Japon, la Chine devient rapidement « l’usine du monde », pour des produits en nombre croissant et dont la valeur ajoutée est également croissante. Les pays occidentaux, surtout l’Europe, délocalisent ainsi l’essentiel de leur production, ce qui les prive non seulement d’autonomie, mais aussi d’emplois et de recettes fiscales. La Chine en arrive à prêter de l’argent à ses plus gros clients afin de pouvoir perpétuer le mécanisme. L’endettement des vieux pays industrialisés JUILLET-AOÛT 2023

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s’accroît ainsi à mesure que leurs finances s’amenuisent et que persiste aussi forcément la nécessité de garder un niveau de vie suffisant à sa population, vieillissante et sans emploi. Montée en puissance de la Chine et déclin occidental semblent bien aller de pair. Idéologiquement aussi, l’Occident a joué un rôle dans la montée de la fièvre nationaliste. Dans son esprit de « revanche sur nos cent ans d’humiliations », l’idéologie ultranationaliste et xénophobe de nombreux intellectuels chinois s’est paradoxalement nourrie de travaux occidentaux, écrits pourtant dans un esprit d’empathie et de justice, issus de la littérature postmoderne, postcoloniale et poststructuraliste. Notamment les ouvrages d’Edward W. Said sur l’orientalisme et l’impérialisme culturel de l’Occident, ou encore ceux de Michael Hardt et Antonio Negri sur l’empire, lesquels connurent, paraît-il, un succès considérable en Chine. Comme le note Ge Zhaoguang : « Hélas, il arrive parfois que certaines théories nouvelles, une fois transplantées ailleurs, et quiproquo aidant, tournent à l’image de ces “mandarines douces qui, passé la Huai, virent à l’aigreur”, et que les critiques occidentales initialement adressées aux tendances dominantes de la pensée de l’Ouest réveillent ailleurs de vieilles inimitiés communes, des sentiments identitaires et, par suite, des nationalismes radicaux. (5) »

L’Inde et le Japon Le problème soulevé ici n’est pas celui de la domination relative d’une région du monde par rapport aux autres. Il est même souhaitable que, aussi bien économiquement que culturellement, chaque grand ensemble régional puisse rayonner dans un équilibre réciproque (ne parle-t-on pas de « multilatéralisme » ?). Le problème est bien plutôt celui des valeurs communes, susceptibles de régler les rapports entre les peuples. Si certaines valeurs (droits humains, démocratie, État de droit…) reconnues jusqu’à maintenant comme valables universellement par la plupart des États du globe sont à l’avenir remises en question et relativisées, ce sera la porte ouverte au règne de la seule force. Le consensus juris, péniblement acquis et qui permet de régler les rapports entre les nations, volera en éclats et cédera la place au droit exclusif du plus fort. 124

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La crise ukrainienne pourrait être le grand révélateur de cet enjeu. En effet, l’agression russe en Ukraine, qui semblait initialement une guerre intra-européenne, prend toujours davantage l’allure d’un affrontement entre l’Orient et l’Occident, maintenant qu’il est évident que la Russie a coupé ses attaches européennes au profit d’un ralliement à la Chine. Il y a de plus en plus manifestement, et de manière presque caricaturale, une confrontation entre « le monde libre » et « la dictature », comme une ultime illustration de la joute paradigmatique entre la Grèce et la Perse. La guerre en Ukraine en est le symbole et elle est de manière croissante présentée comme telle par tous les protagonistes : derrière l’Ukraine, l’Amérique, et derrière la Russie, quoique plus discrètement, la Chine – dont la Russie, en un prodigieux renversement historique, est devenue le satellite, alors qu’elle en était le mentor il y a encore quelque cinquante années de cela. L’opposition de plus en plus frontale ne se limite clairement pas à la volonté de puissance et de domination entre deux géants économiques : elle signale aussi une confrontation idéologique. Et c’est là que se situe le péril. Cependant, le ralliement, explicite ou larvé, d’une part considérable de la planète à la cause anti-occidentale n’est pas uniquement dû à des motifs idéologiques (le choix de l’autoritarisme aux dépens de la démocratie) mais bien aussi à un ressentiment contre les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord… pour leur duplicité, si manifeste à l’époque coloniale. C’est ici que peut nous éclairer la position de l’Inde au seuil de l’époque actuelle, exprimée par son plus remarquable représentant, Jawaharlal Nehru. En effet, l’attitude de Nehru, ferme et inflexible face à la colonisation anglaise, était cependant d’une grande finesse et d’une grande loyauté sur le plan idéologique, notamment en rapport avec la montée des fascismes d’Europe et d’Asie dans les années trente et quarante. Rappelant ironiquement comment la Chine et l’Inde modernes avaient été réunies grâce à l’impérialisme anglais, il poursuit en soulignant comment la conquête britannique de l’Inde – entièrement motivée par l’appât du gain et du pouvoir – a été réalisée sans aucun souci de bon gouvernement ni, malgré les prétentions inverses, aucun souci civilisateur. Nehru décrit alors la duplicité d’une Angleterre tantôt porteuse de hautes valeurs morales et politiques, tantôt brutale et rapace : « Laquelle de ces deux Angleterre débarqua en Inde ? L’Angleterre de Shakespeare et Milton, de la parole et de l’écriture nobles, d’exploits courageux, de la révolution JUILLET-AOÛT 2023

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politique, de la lutte pour la liberté, la science et le progrès technique, ou alors l’Angleterre du code pénal cruel et du comportement brutal, du féodalisme et de la réaction retranchés ? (6) » Ce que les puissances impérialistes pratiquaient dans les colonies, continue-t-il, annonçait en vérité les fascismes (italien, hitlérien, nippon), car c’est cela que ces derniers porteront au paroxysme et qui fera leur spécificité : la ségrégation raciale, à la base d’une société à deux vitesses, entraînant l’exploitation d’une masse dominée par une minorité étrangère, un gouvernement par décrets, la répression toujours plus brutale de toute révolte… Mais lorsque ces pratiques furent érigées en principe politique directeur par le nazisme, Nehru ainsi que tout le parti du Congrès dénoncèrent un tel régime car il incarnait très précisément ce contre quoi ils luttaient. L’agression japonaise en Chine ne fit que renforcer cette position. Et loin de profiter de l’affaiblissement des Britanniques dû à la guerre contre les Allemands et les Japonais, les Indiens combattirent à leurs côtés dans leur lutte pour la liberté. Et, à terme, cette liberté que les Indiens avaient défendue auprès des Britanniques ne put plus leur être refusée par ces derniers. Avec encore une précision : si la violence avait été nécessaire dans la lutte contre les fascismes (ceux-ci ne comprenant que le langage de la force), la non-violence gandhienne avait pu être l’instrument du combat contre le pouvoir britannique (celui-ci reposant en fin de compte foncièrement sur l’humanisme et l’État de droit). L’attitude indienne à l’égard des forces démocratiques et des forces totalitaires à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, si elle se confirme aujourd’hui, pourra sans doute contribuer à éviter la troisième guerre mondiale qui semble parfois se profiler à l’horizon. Si l’Inde partage certes avec tous les Asiatiques le ressentiment à l’égard de l’Occident, et si elle traverse actuellement une phase nationaliste périlleuse, il est encore permis d’espérer que les fondements constitutionnels et la pratique démocratique – selon les « valeurs universelles » contestées en Chine – pourront maintenir « la plus grande démocratie du monde » dans une gestion plus raisonnée de l’opulence retrouvée, tout en refusant de se laisser entraîner vers le totalitarisme croissant de son imposant voisin. Les Indiens conservent en outre manifestement un bon sens des relations internationales dont la Chine a été considérablement privée par son isolement séculaire (et total à l’époque de Mao). Voilà pour la Chine et l’Inde. Quant à la troisième des grandes civilisations de l’Asie orientale, le Japon, il a remarquablement surmonté la crise 126

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LA RENAISSANCE ASIATIQUE

saisissante qu’il avait vécue au siècle dernier sous le régime militariste et, après cette fièvre qui est comparable à celle de la Chine actuelle, il est devenu l’exemple même de la liberté dans la stabilité. Ayant ouvert la voie de l’industrialisation de l’Asie, tirant spectaculairement tout le continent vers la modernisation économique, puisse-t-il aussi montrer le chemin – après l’avoir poursuivi avec succès chez lui – de l’humanisme des Lumières : la modernité politique. Puisse la modernisation ne pas se limiter au capitalisme (de marché ou d’État) et puisse-t-elle aussi et surtout assurer l’État de droit (susceptible d’ailleurs de remédier aux méfaits du capitalisme). Seulement alors pourront être abordés dans un esprit de concertation globale les problèmes suscités par le versant aujourd’hui le plus inquiétant du capitalisme (de quelque nuance qu’il soit) : les problèmes environnementaux. 1. Kishore Mahbubani, « La grande renaissance asiatique », Institut français des relations internationales, Politique étrangère, printemps 2019, p. 173-186. 2. La mise en question de la modernité, dite « occidentale », au nom d’une voie proprement chinoise rappelle le fameux symposium sur « le dépassement de la modernité » qui eut lieu à Tokyo en 1942, sous le régime militariste – et au cours duquel certains membres de l’école de Kyoto prirent une part significative. Lire : Wang Hui, « Contemporary Chinese Thought and the Question of Modernity », in China’s New Order. Society, Politics, and Economy in Transition, Harvard University Press, 2003. 3. Anne Cheng, présentation de Penser en Chine, Gallimard, 2021, p. 11. On ne saurait trop recommander la lecture de ce petit ouvrage collectif, très éclairant pour comprendre ce qui se pense aujourd’hui en Chine. 4. Référence au célèbre aphorisme de Lucian Pye : « La Chine est une civilisation qui se fait passer pour un État-nation. » 5. Ge Zhaoguang, « L’empire-monde fantasmé », in Penser en Chine, op. cit., p. 89. 6. “Which of the two Englands came to India? The England of Shakespeare and Milton, of noble speech and writing and brave deed, of political revolution and the struggle for freedom, of science and technical progress, or the England of the savage penal code and brutal behaviour, of entrenched feudalism and reaction?”, Jawaharlal Nehru, The Discovery of India, Signet Press, 1948, p. 236-237.

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Ukraine « La prochaine fois, apportez-nous du gaz et la paix » Réginald Gaillard

On ne s’aventure pas dans un pays en guerre par voyeurisme, par caprice, mais par nécessité intérieure. Une nécessité impérieuse qui fait fi de toute considération raisonnable et emporte tout. Une nécessité qui peut se concrétiser dans une démarche professionnelle – journalisme, humanitaire, diplomatie… Dès lors, n’importe plus qu’une chose : se rendre sur place et faire ce qui doit être fait. En décembre 2021, j’ai annoncé à mon employeur que j’aurais besoin d’ici peu d’un congé sabbatique pour rejoindre les troupes ukrainiennes. J’étais intimement convaincu que la guerre était imminente. En mars 2022, j’ai entamé les démarches administratives pour. J’y ai renoncé lorsque j’ai réalisé que ma famille perdrait sa couverture médicale ; je ne pus m’y résoudre en raison de l’un de mes enfants qui est malade. Je ne suis ni journaliste, ni au service d’une organisation humanitaire, ni diplomate. Je ne suis qu’éditeur, poète, romancier. En mai 2021, le dernier numéro de ma revue, NUNC, a publié un dossier consacré à l’Ukraine que nous préparions depuis deux ans. Mon intérêt pour ce pays ne date donc pas du 24 février 2022… Je m’y étais rendu en février 2020 afin de rencontrer écrivains, artistes et hommes politiques dont Viktor Iouchtchenko. Au cours de l’été 2022, j’y suis retourné pour aller à la rencontre d’intellectuels, de créateurs, d’acteurs culturels, etc., afin de témoigner et rendre compte de la permanence de la vie culturelle dans un pays en guerre. Du journalisme, en somme. Cela pendant trois semaines, à l’exception d’une journée passée à quatre ou cinq kilomètres du front, à l’est de Kharkiv, dans un village détruit et abandonné appelé Korobochkyné. Y vivent encore quelques dizaines de personnes que des bénévoles, mon fixeur et moi-même sommes allés ravitailler – mais pas seulement… 128

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on fixeur Denis et moi-même quittons vers 8 heures du matin notre hôtel qui n’a pour tout client que quelques journalistes étrangers. Nous avons rendez-­ vous en milieu de matinée dans l’un des centres de volontaires de Kharkiv. Je découvre en arrivant qu’il est situé dans un bâtiment accolé à une église gréco-catholique. Tetyana Tylypchuk, directrice du musée de la Littérature, est notre contact parmi les bénévoles. Elle n’est pas encore sur place. Nous l’attendons dans l’église où un office touche à sa fin. Les fidèles s’avancent lentement vers le jubé pour recevoir la communion. La beauté du chant entonné par les diacres, demeurés dans le chœur fermé, me bouleverse. Tetyana arrive au moment où le prêtre clôture la messe par ces mots qui, je le devine, signifient « Allez en paix ». Un regard, un hochement de tête, nous nous reconnaissons. Denis et moi nous signons, lui en orthodoxe, moi en catholique. Je récupère casque et gilet pare-balles laissés à l’entrée de l’église et la retrouve dans la cuisine attenante, où des femmes, affairées à la préparation du déjeuner, nous proposent gâteaux et café. J’accepte d’autant plus volontiers qu’il n’est pas prévu de pause repas là où nous allons… Bouches encore pleines, tasses fumantes, nous nous retrouvons dans la cour où des hommes et une jeune femme, Mariya, chargent une camionnette de lourds cartons. Le prêtre de la paroisse nous rejoint. Tout le monde s’empresse autour de lui pour le saluer. Tetyana me présente. Il sourit et me serre la main. La suite est plus cérémonieuse : il s’approche du camion, les bénévoles se placent en ligne et, solennellement, il remet à la directrice du Centre une lettre et une enveloppe de 500 euros en espèces – des euros, pas des grivnas. Denis me traduit Réginald Gaillard est poète, écrivain l’essentiel de la lettre que le prêtre vient de et éditeur. Il dirige les Éditions lire : « La paroisse Notre-Dame des Causses, Corlevour. Dernier ouvrage publié : à Bozouls, remet ce don au Centre afin qu’il Hospitalité des gouffres (Éditions Ad Solem, 2020). achète du carburant pour les véhicules qui [email protected] apportent l’aide humanitaire dans les villages proches du front. » En France, à beaucoup cela paraîtrait dérisoire, mais ici c’est loin d’être une somme négligeable, c’est l’équivalent d’un Smic. Je me dis alors que si toutes les paroisses de France – 13 000 environ –, et même d’Europe, en faisaient autant, cela constituerait un don pour le moins très substantiel à l’effort de guerre que l’Ukraine doit supporter. JUILLET-AOÛT 2023

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Il n’était pas prévu que j’assiste à cette scène qui, hasard des circonstances, ou kairos, reliait mon pays à cette guerre en cours. Quelques photos sont prises, pour la communication du Centre sur les réseaux sociaux, puis la directrice frappe dans ses mains, donne quelques ordres. Tout le monde s’affaire pour achever le chargement. Enfin nous partons. Le convoi est léger : le camion, tellement chargé à ras la gueule que les pneus arrière sont écrasés – je me dis que, sur les mauvaises routes que nous allons emprunter, ils risquent bien d’éclater –, et deux voitures dont l’une amène un médecin et du matériel médical. Korobochkyné est à trente-cinq kilomètres environ, mais avant de l’atteindre, il nous faut passer quatre check points. N’ayant pas l’accréditation délivrée par l’armée ukrainienne, nous décidons Denis et moi de retirer la mention « Press » de nos gilets pare-balles. Nous nous présenterons comme des bénévoles. C’est très bien ainsi, me dis-je, étant tout sauf un journaliste. Et ça passe… plus facilement que je ne le craignais. Un seul soldat aura levé les sourcils à la vue de mon passeport français, puis l’aura fixé quelques secondes, dubitatif, avant de me le rendre sans un mot, sans un signe sur son visage trahissant son impression. Premier arrêt… dans une caserne. Seule Tetyana descend. Ce n’était pas prévu – ou plutôt je n’avais pas été prévenu. Je demande à Denis ce que nous faisons là. Il me sourit et dit : « Eh bien… nous livrons un drone, financé par la communauté ukrainienne des États-Unis, ainsi que deux lunettes de vision nocturne payées par les levées de fonds du poète Jadan. – Donc le Centre participe aussi au soutien de l’armée ? » Denis de s’exclamer : « Bien sûr, l’un ne va pas sans l’autre ! La guerre est totale ! » En réalité… je m’en réjouis. Interdiction de descendre. La voiture stagne au soleil, si bien que nous cuisons comme si nous étions dans un steamer. Après une bonne demiheure d’attente nous reprenons la route, en trombe, car le dernier tronçon qui nous sépare du village est régulièrement bombardé. Et, à découvert, nous sommes une cible facile. Je me souviens alors que le journaliste de BFM, mort d’un éclat d’obus dans la gorge, participait à un convoi humanitaire semblable… Nous arrivons à Korobochkyné, au pas. Impossible de dépasser les trente kilomètres-heure tant les routes sont défoncées par les trous d’obus. Korobochkyné, 1 500 habitants avant la guerre, 150 aujourd’hui. Le village est détruit à 90 %. Des fragments de missiles traînent sur les 130

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UKRAINE. « LA PROCHAINE FOIS, APPORTEZ-NOUS DU GAZ ET LA PAIX ! »

b­ as-côtés, la plupart des arbres sont déchiquetés. Il ne reste là que les plus pauvres et les vieillards, ceux qui n’ont pas assez d’argent pour se payer un voyage jusqu’à Kharkiv ou qui n’auraient pas les moyens d’y vivre plusieurs semaines. Kiev ne leur est, je pense, même pas venu à l’esprit… Les personnes âgées, elles, n’ont pas envisagé de quitter le village, fatalistes, « si c’est l’heure, c’est l’heure… » Mais il reste aussi quelques enfants… qui sourient à pleines dents de nous voir arriver les bras chargés. De larges sourires au son du canon à peine étouffé par les quelques kilomètres qui nous séparent de la ligne de feu. Nous restons peu de temps au deuxième arrêt, mais c’est là que nous déchargeons un bon tiers du camion. Nous faisons la chaîne avec quelques hommes du village pour entreposer les cartons de vivres dans une remise qui jouxte une maison intacte, miraculée. Les habitants de cette partie du village viendront se réapprovisionner ici.

Sous la tonnelle le jour, la nuit dans les caves... Troisième étape, nous nous arrêtons plus longtemps. Trois maisons sur la gauche, un petit immeuble à un étage sur la droite. Devant celui-ci, un petit jardin avec une tonnelle, sous laquelle des vieux discutent. Ici, nous distribuons les cartons un à un à ceux qui se présentent. Mariya note les noms sur le registre du Centre et le détail de ce qu’ils ont reçu. Le médecin ausculte un homme blessé à la jambe, nettoie la plaie et refait son bandage. Ici, Denis et moi sommes inutiles. Nous saluons d’un regard, d’un signe de la main ; certains repèrent vite que je ne suis pas ukrainien et s’enquièrent de ma nationalité. Nous observons tout, nous scrutons, non par voyeurisme, mais parce que tous nos sens sont en éveil. Depuis que nous sommes dans le village, nous entendons les batteries de l’artillerie, surtout celle des Russes, dont le bruit est étouffé par la distance. Lorsque pour la première fois celle des Ukrainiens répond, je sursaute et me recroqueville. Les hommes qui m’entourent sourient et se moquent un peu. Ils m’expliquent que, là, il ne faut vraiment pas avoir peur, puisque ce sont les nôtres qui répondent aux « Orques » russes. J’apprends les bruits de la guerre – me disant qu’à proximité des batteries le fracas doit être ahurissant. Nous cueillons des merises et des abricots ; ces fruits seront notre seul déjeuner, mais la tension est telle qu’on ne ressent pas la faim. Un homme nous demande si nous avons soif. Il sourit. « Venez, suivez-moi », nous JUILLET-AOÛT 2023

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dit-il en clignant de l’œil. Il nous amène, Denis, Tetyana et moi, vers l’un des trois puits du village. Il retire la tôle recouvrant la margelle et remonte rapidement un seau d’eau bien fraîche, dans lequel nous puisons à pleines poignées pour boire et rafraîchir nos visages dégoulinant de sueur. Nous revenons vers les habitants du village, sauf Denis, parti acheter un pot de trois kilos de miel à un vieil apiculteur qui lui a dit : « Je n’ai pas pu abandonner mes abeilles. Sans moi, elles auraient été perdues. Les ruches sont pleines, il faut assurer la récolte. » Je regrette de n’avoir qu’un sac à dos et de repartir en avion, sinon je lui en aurais aussi acheté un pot. Ce vieil homme me rappelle le personnage du roman Le Miel de Slobodan Despot. Notre arrivée a mis de l’animation. Deux enfants rejoignent Tetyana autour d’une petite table, une fille de 13 ans et un garçon de 9 ans. Le village survit sans eau courante, sans gaz et… sans électricité, donc les tablettes et les téléphones sont éteints. Ils redécouvrent la lecture. Heureux effet de la guerre… horrible paradoxe. Tetyana ouvre deux cartons de livres et soudainement, sous leurs yeux, c’est la malle aux trésors. Je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré des enfants aussi fous de joie de repartir les bras chargés de livres, la mine réjouie, tout cela au son du canon, au loin – pas si loin, quatre à cinq kilomètres tout au plus. Subitement, devant ces enfants qui vont tête nue et n’ont sur le dos qu’un tee-shirt, j’ai honte de mon casque et de mon gilet pare-balles. Un homme se dirige vers nous, plus jeune que la moyenne de ceux qui sont restés dans le village. Il avance d’un pas incertain. Il est parmi les derniers. À ses yeux vitreux, globuleux, je comprends qu’il est ivre mort. Je me demande comment il fait pour s’approvisionner en alcool dans ce chaos… Il devait avoir des réserves pour tenir un siège. Il est même Zapoï, c’est-à-dire, selon l’expression ukrainienne, qu’il n’a pas dessoûlé depuis plusieurs jours. Son tee-shirt rayé marin est taché de partout, il porte les marques des repas de ces derniers jours, peut-être de ces dernières semaines. Il pue la charogne à plein nez, je le sens alors que je suis à plus de trois mètres de lui. Il mâche péniblement ses mots. Aux inflexions de sa voix, à ses gestes, je comprends qu’il râle et réclame un colis de nourriture. Il en aura un, pas de jaloux, comme tous ceux qui se sont présentés. Au moment de partir, l’une des habitantes nous demande si cela nous intéresse de voir où ils vivent, et dans quelles conditions. J’hésite, ça doit se lire sur mon visage, j’essaie de faire comprendre mon embarras, mais Denis et Tetyana me disent qu’elle y tient, parce qu’il faut le dire, il faut 132

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que cela se sache. À la lumière de nos téléphones portables, nous descendons dans les caves du petit immeuble. Une femme allume des bougies dans les chambres aménagées sommairement. Dans celle où je pénètre, je devine à la lueur de la petite flamme un lit improvisé, une icône de la Vierge accrochée au-dessus, deux chaises, une petite table, des piles d’habits, quelques livres pour tuer le temps de la guerre. À côté, des toilettes sèches, puisqu’il n’y a plus d’eau courante. Dans ce village ravagé, la vie s’est tapie dans le ventre de la terre, attendant que le ciel, pourtant si bleu ce jour-là, s’éclaircisse enfin. Ils ne quitteront pas leur terre, c’est leur terre. L’alternative est simple, c’est celle du fatum : ils vivront, ou ils mourront. Remonté à la surface, je prends mon téléphone en main. Une femme âgée, forte, qui se sert d’un vieux vélo comme déambulateur tant elle peine à se déplacer, passe une main dans ses cheveux, un large sourire aux lèvres, et commence à me parler. Autour de nous, tout le monde rit aux éclats – et aux rires répondent les bombes… Je regarde Denis, interloqué, et lui demande de traduire : « Elle dit qu’elle veut bien être prise en photo par le petit Fransusci, qu’elle adore être photographiée. » Alors je lui donne ce plaisir. Puis ce sont de longues embrassades entre les bénévoles et les habitants, qui nous demandent de revenir plus souvent. Et une femme, émue, de lancer : « La prochaine fois, apportez-nous du gaz… et la paix ! » Nous étions fin juillet 2022. Les canalisations de gaz ont peut-être été réparées depuis, car le front est désormais beaucoup plus à l’est. Quant à la paix…

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Les femmes et le pouvoir : le piège de la « falaise de verre » Annick Steta

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oins de 5 % des plus grandes entreprises du monde, classées selon l’importance de leur chiffre d’affaires, sont actuellement dirigées par des femmes. Alors que les femmes constituent 40 à 50 % des effectifs des meilleures écoles de commerce dans les pays avancés et qu’elles sont de plus en plus nombreuses au niveau du management intermédiaire, elles peinent à se hisser jusqu’aux échelons supérieurs de la hiérarchie des entreprises. L’expression « plafond de verre » (glass ceiling) est utilisée depuis les années quatreAnnick Steta est docteur en sciences vingt pour désigner l’ensemble des mécaéconomiques et diplômée nismes invisibles qui empêchent les femmes de la Harvard Kennedy School. [email protected] d’accéder à des postes à responsabilité – dans les entreprises, mais aussi dans la sphère publique, à l’université, ou encore en politique (1). S’il est exact que les femmes sont parvenues au fil du temps à fissurer ce « plafond de verre », elles n’ont toutefois pas réussi à le faire disparaître. Les résultats obtenus par les femmes font par ailleurs souvent l’objet de jugements moins bienveillants que ceux de leurs homologues masculins.

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Certains auteurs sont allés jusqu’à affirmer que l’augmentation du nombre de femmes au sein de conseils d’administration a un effet négatif sur la performance des entreprises concernées. Cette thèse a notamment été soutenue par Elizabeth Judge dans un article publié en 2003 dans le Times (2). Celle-ci a développé un argumentaire reposant sur la comparaison des performances observées en 2003 des dix entreprises de l’indice FTSE 100 (3) dont les conseils d’administration étaient les plus féminisés et de celles des cinq entreprises dont les conseils d’administration ne comprenaient aucune femme. Après avoir expliqué que les entreprises du premier groupe avaient été moins performantes que la moyenne des entreprises du FTSE 100 tandis que celles du second groupe avaient été plus performantes que la moyenne, elle avait conclu que « les entreprises britanniques se porteraient mieux sans femmes au sein de leur conseil d’administration ». Deux universitaires britanniques, Michelle K. Ryan et Stephen Alexander Haslam, ont critiqué la méthode retenue par Elizabeth Judge et ont entrepris d’analyser de façon plus rigoureuse les liens entre l’accession de femmes à des postes à responsabilité et la performance financière d’une entreprise. Ils ont fondé leur étude sur le cours des actions des entreprises du FTSE 100 en 2003, avant et après la nomination au conseil d’administration d’un nouveau membre. Les résultats obtenus montrent que les entreprises qui avaient fait entrer des femmes dans leur conseil d’administration étaient plus susceptibles d’avoir enregistré de mauvaises performances durant les mois précédant ces nominations que celles qui avaient recruté des hommes. Michelle K. Ryan et Stephen Alexander Haslam en ont conclu que les femmes sont parti­culièrement susceptibles d’accéder à des postes à responsabilité lorsque la performance de l’entreprise concernée se dégrade ou quand l’activité économique ralentit. C’est pourquoi les auteurs considèrent que ces femmes sont placées au sommet d’une « falaise de verre » (glass cliff). Parce que l’entreprise qui les a appelées à des fonctions de direction traverse une mauvaise passe, leur propre situation est précaire : elles peuvent à tout moment « tomber de la falaise » (4). Des travaux de recherche postérieurs ont permis d’affiner la compréhension des mécanismes qui conduisent à une sur-représentation des femmes dans les nominations au conseil d’administration auxquelles procèdent les entreprises en temps de crise. Deux professeurs de l’université de Cork, Mark Mulcahy et Carol Linehan, ont cherché à établir l’existence ou l’absence d’une relation entre l’apparition de pertes financières après deux exercices consécutifs excédentaires et le changement de la JUILLET-AOÛT 2023

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proportion de femmes au sein du conseil d’administration de l’entreprise considérée. Leur étude montre que les entreprises sont particulièrement susceptibles de nommer des femmes à leur conseil d’administration quand elles font face à d’importantes pertes financières. Elles sont moins enclines à le faire lorsque leurs pertes sont limitées. Ce travail de recherche vient donc corroborer la thèse selon laquelle les femmes seraient placées plus souvent que les hommes au sommet d’une « falaise de verre ». En conséquence, la montée en puissance des femmes au sein des conseils d’administration ne signifie pas que les femmes disposent désormais d’opportunités comparables à celles des hommes dans les entreprises. Les auteurs soulignent que la réduction de la proportion de femmes au sein des conseils d’administration observée entre 2012 et 2013 pourrait être attribuée à une amélioration de la situation économique d’ensemble. Les femmes auraient ainsi moins de chances d’accéder aux organes de direction des entreprises dans les périodes de reprise de l’activité (5).

Payer le « prix du risque » Les entreprises ne choisissent pas nécessairement de nommer des femmes dans des circonstances particulièrement difficiles. Des hommes disposant de qualifications équivalentes peuvent avoir refusé d’occuper les postes en question, ouvrant de la sorte la voie à la nomination de femmes. Selon les universitaires américaines Alison Cook et Christy Glass, les femmes et les individus appartenant à des minorités ethniques sont plus fréquemment disposés que les hommes blancs à accepter des postes présentant un risque significatif pour la suite de leur carrière. Si ces personnes acceptent de payer le « prix du risque », c’est parce qu’elles jugent peu probable que des postes comparables leur soient offerts dans un contexte plus favorable (6). Mais nommer des femmes ou des individus appartenant à une minorité ethnique peut également être un choix mûrement réfléchi : une entreprise connaissant de graves difficultés, qu’elles soient financières ou liées à la détérioration de sa réputation, peut ainsi manifester sa volonté de changer de mode de fonctionnement. Quelle que soit leur raison, ces nominations font courir des risques importants aux personnes concernées. Parce que celles-ci accèdent au sommet de la hiérarchie de l’entreprise à l’occasion d’une crise, elles ont moins de chances de réussir que si elles avaient été nommées lors d’une période plus faste. Or, à ce niveau de responsabilité, l’échec est une tache quasi indélébile. Si 136

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LES FEMMES ET LE POUVOIR : LE PIÈGE DE LA « FALAISE DE VERRE »

un cadre dirigeant échoue et est remercié ou quitte l’entreprise, il est peu probable qu’il retrouve ailleurs des fonctions similaires. De surcroît, le fait que des femmes ou des individus appartenant à une minorité ethnique obtiennent des résultats jugés insuffisants contribue à renforcer les préjugés associés à ces catégories de la population et réduit les chances de leurs membres de progresser jusqu’au plus haut niveau d’une organisation. Les recherches relatives à l’existence d’une « falaise de verre » ne se limitent pas au champ de l’entreprise. Certaines d’entre elles portent sur la sphère politique. Une logique similaire pourrait avoir été à l’œuvre lors de l’élection ou de la nomination de certaines femmes politiques. L’histoire récente du Royaume-Uni est riche d’exemples en la matière. Lorsque Margaret Thatcher est devenue en 1979 la première femme à diriger le gouvernement d’un pays européen, le Royaume-Uni était aux prises avec une profonde crise économique et sociale. À l’été 2016, après la démission de David Cameron au lendemain de la défaite des partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, deux femmes ont dominé la compétition pour la direction du Parti conservateur : Theresa May et Andrea Leadsom. Le retrait de cette dernière a laissé Theresa May seule en lice et lui a permis de devenir Première ministre. En septembre 2022, après qu’une série de scandales a contraint Boris Johnson à quitter le 10 Downing Street, Liz Truss a été portée à la tête du Parti conservateur et est à son tour devenue Première ministre dans un contexte marqué par la flambée de l’inflation. Son incapacité à mettre en œuvre dans l’urgence une politique économique susceptible d’enrayer la crise lui a coûté son poste : elle a été acculée à la démission au bout de cinquante jours. Plus près de nous, Élisabeth Borne a été nommée Première ministre alors que la coalition des partis soutenant Emmanuel Macron redoutait de perdre la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Les travaux de recherche existants n’ont pas apporté la preuve que les femmes sont plus susceptibles d’être désignées par un parti politique au niveau local ou national quand ce parti a obtenu des résultats médiocres lors des précédentes échéances électorales. Ils permettent toutefois de penser que les candidatures féminines sont perçues de façon plus favorable au sein d’un parti qui traverse une crise. La voie permettant d’échapper au piège de la « falaise de verre » est étroite. Elle passe par l’augmentation de la proportion de femmes au sein des instances décisionnaires des différents types d’organisations, privées comme publiques. Deux professeurs de finance, Eahab Elsaid et Nancy Ursel, ont montré que les conseils d’administration fortement féminisés JUILLET-AOÛT 2023

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étaient plus susceptibles de nommer des femmes au plus haut niveau d’une organisation. Les femmes ainsi désignées limiteraient par ailleurs l’exposition aux risques des entreprises qu’elles dirigent (7). Engager ce cercle vertueux prendra du temps. La France a adopté en 2011 une loi prévoyant que 40 % au moins des postes d’administrateur soient occupés, à l’horizon 2026, par des personnes du sexe sous-représenté – soit, dans l’écrasante majorité des cas, par des femmes (8). Douze ans plus tard, les femmes n’occupent que 7,4 % des postes de directeur général, présidentdirecteur général ou président des entreprises du CAC 40. Pour parvenir au sommet en limitant les risques de dévisser, les femmes doivent s’encorder. Autrement dit, il leur faut renoncer à la satisfaction égoïste d’être seules dans un monde d’hommes et apprendre à jouer collectif. C’est à cette condition qu’elles parviendront peu à peu à changer le regard porté sur leur leadership et à abattre la « falaise de verre ». 1. Cette expression a été popularisée par un article paru le 24 mars 1986 dans le Wall Street Journal puis par un ouvrage publié par les membres du Center for Creative Leadership : Ann M. Morrison et al., Breaking the Glass Ceiling. Can Women Reach the Top of America’s Largest Corporations?, Addison-Wesley Publishing Company, 1987. 2. Elizabeth Judge, « Women on board: help or hindrance? », The Times, 11 novembre 2003, p. 21. 3. L’indice Financial Times Stock Exchange 100, ou FTSE 100, est l’indice boursier des cent entreprises cotées à la Bourse de Londres qui disposent des capitalisations les plus importantes. 4. Michelle K. Ryan et S. Alexander Haslam, « The glass cliff: evidence that women are over-­ represented in precarious leadership positions », British Journal of Management, vol. 16, n° 2, 2005, p. 81-90. 5. Mark Mulcahy et Carol Linehan, « Females and precarious board positions: further evidence of the glass cliff », British Journal of Management, vol. 25, n° 3, 2014, p. 425-438. 6. Christy Glass et Alison Cook, « Pathways to the glass cliff: a risk tax for women and minority leaders? », Social Problems, vol. 67, n° 4, 2020, p. 637-653. 7. Eahab Elsaid et Nancy Ursel, « CEO succession, gender and risk taking », Gender in Management, vol. 26, n° 7, 2011, p. 499-512. 8. L’Union européenne lui a emboîté le pas en 2022.

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La Fayette et Frances Wright : liberté, égalité, affinités Éric Marson

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« Qu’est-ce que la liberté sans l’égalité, sinon une chimère ? (1) » Frances Wright

e pays enfanté par la Révolution française voit défiler les régimes politiques : l’idée de liberté continue sa quête de définition. Durant la Restauration, ultras et constitutionnels, majoritaires, se disputent la monarchie, avec ou sans la concession de la Charte, tandis que les libéraux, juristes de la bourgeoisie d’affaires, plaident pour leur vision de la liberté. La Fayette en est l’un des principaux représentants. Tenu à distance pendant le Consulat et l’Empire, après cinq années d’emprisonneÉric Marson est le bibliothécaire ment et deux d’exil, La Fayette siège à gauche de la Fondation Chambrun qui recèle et tient invariablement son rôle libéral dans un important fonds La Fayette. l’opposition. Chateaubriand relèvera la fixité : « M. de La Fayette n’avait qu’une seule idée, et malheureusement pour lui elle était celle du siècle […] » L’écho des actions du grand homme résonnait encore dans les années 1820 : le retentissement du succès de Yorktown, les chocs empressés des roues du carrosse royal ou un serment fusant dans la foule tricolore du Champ-de-Mars. Il fallait une jeune femme pour tourner le cou au héros des deux mondes vers l’idée d’égalité JUILLET-AOÛT 2023

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qui peinait à s’incarner. En 1821, La Fayette rencontre Frances Wright. Trente-huit ans les séparent, le goût de l’Amérique les rapproche. Mais qu’est-ce qu’une génération à l’échelle du rêve américain ? Fanny Wright naît en 1795 à Dundee dans une famille de petite aristocratie enrichie. Sa mère a pour marraine Elizabeth Montagu, qui présida les bas-bleus, son père, d’une lignée de marchands, avait clandestinement diffusé Rights of Man de Thomas Paine dont l’auteur avait dédicacé l’édition de 1792 à La Fayette. Frances devint orpheline à l’âge de 2 ans. Son frère, Richard, fut envoyé chez un grand-oncle, James Mylne, membre de la Glasgow Literary Society (ayant accueilli Adam Smith, David Hume ou Robert Owen). Sa sœur, Camilla, fut placée chez des amis fortunés de ses parents. Frances connut d’abord l’opulence de la société londonienne aisée chez un grand-père conservateur. À 8 ans, sa sœur et elle héritèrent d’un oncle tué aux Indes, puis elles furent logées chez leur tante dans un cottage surplombant le Channel. La contemplation de la nature s’y mêle admirablement aux lectures, loin des réceptions, de leur théâtre guindé, jusqu’à la découverte de la Storia della guerra della independenza degli Stati Uniti di America de Carlo Botta. Frances tisse une romance imaginaire avec la liberté et scrute le monde avec des yeux de physiocrate. En 1813, elle rejoint le cercle intellectuel de Mylne et s’imprègne du sentimentalisme du libéralisme écossais. Elle se fait poète, se désole des conséquences sociales de l’industrialisation du Royaume-Uni. Et ce sera le voyage en Amérique. Les deux sœurs vont pérégriner deux ans durant. En 1818, Fanny savoure un succès anonyme : sa pièce Altorf est donnée sur les planches de la longue « Broad-wey ». Elle publiera le récit de ce grand voyage sous forme épistolaire dans Views of Society and Manners in America en 1821. Le panégyrique attire Jeremy Bentham qui prend sous son aile « l’esprit le plus doux et le plus fort ayant habité un corps féminin » (2). Quel bonheur, cette « idée neuve » que l’utilitariste a disséquée et séquencée ! Fanny écrit à Bentham qu’elle souhaite maintenant rencontrer le vénérable La Fayette. À l’automne 1821, sans prévenir, elle se présente au château de Lagrange, le refuge briard de la famille du général. Malheureusement, il est absent. Paris accueillera la rencontre le lendemain : une nuit de discussions. La jeune femme à la libre-pensée impressionne le sexagénaire par son énergie, son éloquence, son idéalisme. La Fayette, admiré, ne peut en rester à l’étincelle. Il invite Frances et Camilla à Lagrange. Il est veuf depuis quinze ans, entouré de douze petits-enfants, et reçoit généreusement de nombreuses personnalités, notamment américaines. L’agitation intellec140

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tuelle, le suivi des complots d’actualité et la vie agricole s’entremêlent au rythme des repas et des promenades au parc. La fascination est mutuelle : « C’est une âme comme on n’en rencontre guère à pareille hauteur. » « Il a une âme noble et une nature douce. (3) » Frances veut devenir le biographe du grand homme. Il semble qu’un portrait peint de Frances a rapidement trouvé sa place dans le bureau. La relation nourrit des équivoques, voire des animosités, y compris dans la famille. Frances a retrouvé un père et, pour calmer les jaseries, demande à La Fayette de les adopter, elle et sa sœur. Leurs échanges épistolaires sont pleins de « Fanny adorée », « fille dévouée ». La Fayette soutient la publication de A Few Days in Athens en 1822, texte qui ravira Thomas Jefferson. De plus, il conseille financièrement Fanny en lui indiquant de s’adresser à Vincent Nolte (4) pour le rapatriement à Londres d’une part de son compte parisien placé chez Jacques Laffitte. En 1824, le président Monroe prépare sa campagne de réélection et invite La Fayette aux États-Unis. Le général est trop heureux de revoir l’Amérique, lassé par la Restauration et ravi de pouvoir présenter Frances, « Fanny », à ses puissantes amitiés. Fanny charme son nouveau monde malgré les soupçons sur la nature de la relation entre le « père » et la « fille ». Elle admire les fondements de la jeune nation mais les progrès ne sont pas assez rapides à ses yeux. La liberté proclamée semble ne pas se concrétiser avec égalité. Il y a cet esclavage, toujours aussi violent, tandis que des esclavagistes saluent le « champion de la liberté ». L’avalanche des honneurs rendus à son La Fayette la dégoûte. Fanny écoute au Congrès, en février 1825, un discours de Robert Owen, l’industriel utopiste britannique. Les territoires des confins américains accueillaient de nombreuses communautés, unies par la religion ou la politique, qui tentaient l’expérience collective. Robert Owen avait acheté un village de l’Indiana à George Rapp, un hermétique chrétien d’origine germanique. Il y avait fondé New Harmony, une société modèle, ouverte, égalitaire, coopérative, communiste. Si ouverte qu’elle ne réussît pas en deux ans d’expérience à se donner une Constitution satisfaisant l’ensemble des membres. L’anarchiste Josiah Warren relatera cette communauté qui le fit devenir individualiste : « Nous avions joué la scène de la Révolution française encore et encore avec pour résultat nos cœurs désespérés au lieu des cadavres. Il apparut que c’était la propre loi de la diversité inhérente à la nature qui nous avait vaincus. (5) » JUILLET-AOÛT 2023

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Nashoba En septembre 1825, lorsque La Fayette quitte New York pour Lagrange, Fanny et Camilla sont devenues des citoyennes américaines. Fanny se fait oratrice, lutte pour l’émancipation des femmes, pour l’amour libre, prône le divorce et la contraception, le métissage comme solution égalitaire au racisme, l’instruction en internat dès l’âge de 2 ans, attaque la religion qui pervertit la vertu humaine. Elle le fait avec une intensité et une verve qui attirent. Les difficultés de New Harmony et la pression de son cœur abolitionniste vont façonner un autre projet. La Fayette n’avait pas assez poussé l’émancipation dans sa propre plantation de Cayenne, La Gabrielle, dirigée par sa femme, Adrienne. La « fille » voulait mieux faire que la défunte épouse qui s’était appuyée sur l’éducation religieuse des esclaves. Fanny active le réseau de La Fayette : Jackson propose d’essayer dans le Tennessee (dont les Chicachas ont été chassés en 1818), Jefferson soutient, sans toutefois monnayer, ce que son mentor, lui, se propose de faire, mais Fanny refuse par crainte des représailles. Sur sa fortune, Fanny achète une terre et lance Nashoba (« loup » en chicacha). Fanny pense y vivre en osmose avec la nature et modéliser l’émancipation des peuples. La publicité qu’elle en fait dans la presse abolitionniste n’attire pas. On promet que les esclaves ne participeront pas aux décisions. On promet que les affranchis quitteront les États-Unis, rien n’y fait. Fanny est forcée de se fournir en esclaves à Nashville : achat de cinq hommes et de trois femmes (6). Une case pour les Blancs, une case pour les Noirs. Depuis la France, La Fayette encourage à soutenir l’entreprise qui lui tient à cœur. Malgré les meilleures intentions, l’expérience va tourner court. À vrai dire, elle tient plus de la ZAD néorurale que du phalanstère fouriériste ou du songe de Thomas More. Les quelques habitants manquent de connaissances pratiques. L’insalubrité s’invite. En 1827, Robert Owen, le « favori de l’univers » selon ses termes, revend New Harmony malgré les formidables perspectives fixées dans un plan fantasmagorique de Thomas Stedman Whitwell. En mai 1827, Fanny et Robert Dale Owen (le fils), à bout de forces, entreprennent de revenir en Europe. Ils sont accueillis chaleureusement par La Fayette car il aime le mouvement qui sied aux jeunes révoltés, comme il le fit quelques années plus tôt pour ceux de la charbonnerie. En juillet, un habitant qui vient de quitter Nashoba fait scandale en publiant les sombres dessous de l’aventure 142

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dans le journal abolitionniste The Genius of Universal Emancipation. Fanny doit repartir aux États-Unis étouffer l’affaire. Avant cela, elle visite Mary Shelley en Angleterre et parvient à convaincre Frances Trollope, poursuivie par ses créanciers, de tenter Nashoba. Arrivée dans le Tennessee, Fanny découvre Camilla atteinte de la malaria et, plus funeste encore, mariée. Beaucoup ont quitté l’expérience, la nourriture se fait rare. Après huit jours, Trollope emprunte de l’argent pour fuir à Cincinnati. Nashoba a englouti la moitié de la fortune de Frances. Elle conserve néanmoins ses 750 hectares. À la suite, elle devient la première femme responsable éditoriale à la New Harmony Gazette à la demande de Robert Dale Owen. Elle programme de nouvelles conférences. Il ne lui manque pas un combat égalitaire. En 1828, un parfum de scandale et un nouveau public la suivent. La campagne présidentielle opposant Andrew Jackson à John Quincy Adams se porte sur le terrain moral. Fanny en profite pour faire l’éloge de la passion sexuelle qu’elle qualifiera de « plus forte et plus noble des passions humaines […] plus grande source de bonheur humain ». L’intégralité de la presse la présente comme un monstre, ses discours sont l’objet d’attentats, elle est forcée de s’entourer de gardes du corps. Son éloquence fascine dans les parcs ou les loges, et effraie dans la presse. La New Harmony Gazette s’installe à New York et devient le Free Enquirer. Il est imprimé par Charles Lohman (7), le mari de « Madame Restell », la grande avorteuse et accoucheuse de scandales de New York. Fanny achète une église, la baptise Hall of Science et y exhorte dès avril 1829. Trollope confie à La Fayette : « Fanny voit venir avec confiance par ses efforts actuels la régénération de la race humaine. » La Fayette : « Nos deux jeunes amies sont à New York ; l’entreprise de Nashoba est suspendue comme nous l’avions prévu ; les affaires de New Harmony ne vont pas trop bien ; mais le système de New Harmony est prêché par Fanny. » La Fayette a donc bien conscience de l’entêtement de Fanny mais il est imperturbable dans ses soutiens. Aux élections de 1830, Fanny va soutenir le Workingmen’s Party. Il lui faut auparavant trouver une solution pour évacuer Nashoba. Une part importante du mouvement abolitionniste privilégiait la solution de la remigration, souvent vers le Liberia mais aussi Haïti. La Fayette va intercéder en faveur de l’envoi de trente derniers esclaves en Haïti en écrivant au président Jean-Pierre Boyer. Frances va les y mener avec Guillaume Phiquepal d’Arusmont, éducateur éphémère à New HarJUILLET-AOÛT 2023

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mony et Nashoba, aidant au Free Enquirer. Boyer la remercie en pièces d’or et d’Arusmont la met enceinte. Pour ne pas scandaliser davantage, elle rejoint sa sœur à Paris où La Fayette redevient le commandant de la Garde nationale. C’est l’autre grand moment politique de La Fayette, la dernière chance. Fanny désapprouve la nouvelle alliance de son mentor avec la monarchie : le libéral semble plus attiré par le pouvoir que par le nouvel ordre moral dont ils avaient rêvé à deux. Cela n’échappe pas à l’œil de James Fenimore Cooper : « Elle avait l’air agacée et changée pour le pire. » La passionaria de l’égalité pouvait-elle y voir autre chose qu’une trahison ? Camilla décède, Fanny se marie et choisit quand même La Fayette pour témoin. Elle perd son deuxième enfant et va vivre, prostrée, à Paris, avec d’Arusmont et sa fille, Sylva. La Fayette fut mené par une bellesœur à l’appartement délabré. Il proposa un poste d’intendant à d’Arusmont. En 1832, Bentham, l’ami commun, celui de la rencontre, décède. La Fayette lui avait décrit en 1828 : « […] la pureté de son cœur, la candeur de son esprit, l’enthousiasme de sa philanthropie, le désintéressement de ses vues, et la vivacité de ses espérances. Ses talents […], certains desquels s’évaporent en théorie, devraient, je pense, être plus efficacement employés même pour promouvoir ses propres objectifs humains. Mais la connaître, la respecter, et l’aimer sera toujours, à mon sens, une seule et même chose. » En 1834, Fanny donne une conférence au Freemasons’ Hall de Londres. Le 20 mai, La Fayette décède à son tour. Fanny ne se rendra pas aux obsèques de son « père » malgré une ancienne requête de celui-ci. À 40 ans, elle retourne à Cincinnati et ne s’indigne dorénavant plus que du pouvoir bancaire anglais en Amérique. Divorcée, brouillée avec sa fille, usée par deux hivers passés dans un Nashoba déserté, elle chute, au début de 1852, sur le givre du jardin. Deux mois d’hôpital ne verront passer ni mari ni fille. Le 14 décembre, aucune presse n’a relevé sa mort sauf pour se rire du destin d’une des premières féministes. En 1874, Sylva s’exprimera devant le Congrès contre le droit de vote des femmes. Le « couple » formé de La Fayette et Fanny s’est uni dans la perspective de la perfectibilité de l’homme et de la régénération de la société. Les idéaux sont les sphères de l’idéalisation de l’autre.

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1. Fanny Wright Unmasked by Her Own Pen. Explanatory notes, respecting the nature and objects of the institution of Nashoba, and of the principles upon which it is founded, addressed to the friends of human improvement, in all countries and of all nations, New York, Printed for the purchasers, [1827] 1830. 2. Toutes les citations sont extraites de lettres, trop foisonnantes pour être développées, des archives de la Fondation Chambrun, dont certaines récentes acquisitions. 3. Lettre de Frances Wright du 15 mars 1822, Theresa Wolfson Papers, Cornell University. 4. Banquier de la Barings Bank, enrichi principalement grâce à l’import de coton. 5. Periodical Letter on the Principles and Progress of the Equity Movement, 1856. 6. Paul Aaron Matthews, « Frances Wright and the Nashoba Experiment : A Transitional Period in Anti­ slavery Attitudes », The East Tennessee Historical Society’s Publications, 1974. 7. Charles Lohman a aussi participé à la publication du livre néomalthusien de Robert Dale Owen, Moral Physiology; or, a Brief and Plain Treatise on the Population Question, New York, Wright & Owen, 1831.

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Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se… recycle ! Kyrill Nikitine

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ransformer du plomb en or, un rêve d’alchimiste que des ingénieurs sont sur le point d’accomplir. De la matière radioactive jusqu’à nos montres connectées en passant par les circuits de nos ordinateurs, des chercheurs-recycleurs ont décidé d’affronter un des problèmes majeurs de notre temps : la gestion des déchets et de la production de matériaux hautement polluants. À commencer par celle qui inquiète autant les militants écologistes que les scientifiques : celle des déchets nucléaires. Soixante-dix ans après le début de l’ère nucléaire, aucun pays au monde ne dispose d’un site de stockage profond destiné aux « combustibles usés », des déchets hautement radioactifs. Il y a pourtant plus de 60 000 tonnes Kyrill Nikitine est auteur, journaliste de ces combustibles entreposées à travers indépendant. Il a publié Le Chant l’Europe. La France et l’Allemagne possèdent du derviche tourneur (2011). [email protected] les stocks les plus importants issus de l’extraction d’uranium. 80 % de ces déchets sont considérés à risques par l’Agence de sûreté nucléaire car ils sont stockés dans des entrepôts en piscine de refroidissement. Aujourd’hui, la majorité des scientifiques considère le stockage géologique profond (notamment sous les montagnes) comme la meilleure des solutions. Or, la Finlande est actuellement le seul pays où un tel site de stockage dit « définitif » est en construction.

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C’est dans ce contexte critique que fut lancé en 2018 le projet Myrrha (Multi-purpose Hybrid Research Reactor for High-tech Applications) au Centre d’étude de l’énergie nucléaire de Mol, en Belgique. Un réacteur qui est sur le point de faire basculer le monde de l’énergie nucléaire dans une nouvelle ère. Premier prototype au monde à être alimenté par un accélérateur de particules, il peut en effet traiter une première catégorie de déchets comme le plutonium, le neptunium, l’américium et le curium. Lorsque ces éléments sont irradiés, ils disparaissent, ou plutôt se transforment, pour donner de nouveaux éléments qui ont une durée de vie très courte (de trois à sept ans en moyenne). Une prouesse technique inédite appelée « transmutation » qui consiste à modifier le cœur des atomes. Un atome est constitué de trois différentes catégories de particules : les protons, les neutrons et les électrons. En modifiant le nombre de certaines d’entre elles comme les neutrons, on obtient des atomes appartenant à un même élément chimique mais différents d’un point de vue « nucléaire ». Ainsi, le carbone 12 possède 6 neutrons, tandis que le carbone 13 en possède 7 et le carbone 14, quant à lui, 8. Certaines combinaisons ont une importance cruciale pour définir la nocivité d’une matière. Ainsi, dans le cas du carbone 14, la composition est dite « instable » et radioactive. Au début du XXe siècle, l’on découvre que le rayonnement à partir d’uranium modifie la composition des atomes et joue sur leur nature radioactive. Il aura fallu attendre près d’un siècle pour que ces découvertes puissent être utilisées dans le cadre du recyclage nucléaire. Toute une catégorie d’éléments hautement radioactifs est actuellement testée en laboratoire. Parmi eux, le technétium 99 et l’iode 129, dont la « demi-vie » (période de décroissance radioactive) correspond respectivement à 200 000 et 16 millions d’années, peuvent être ainsi transmutés en technétium 100 et le second en xénon. La période de « décroissance radioactive » du premier est alors réduite à seulement quelques secondes ! Le second devient, quant à lui, un gaz stable et peut être réutilisé dans le domaine industriel. De quoi interroger sérieusement notre rapport à l’énergie nucléaire…

De l’organique dans l’électronique : l’avenir de l’informatique ? Plus proches de notre quotidien, de nombreuses recherches visent actuellement à remplacer certains matériaux dans le domaine du numérique. Ces technologies sont aujourd’hui responsables de 4 % des émissions de gaz à effet de serre dans le monde, soit près de deux fois plus JUILLET-AOÛT 2023

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que l’aviation civile (2,1 %). En dix ans, les émissions du secteur de la communication ont augmenté de 40 %. En imaginant que cette croissance reste stable d’ici à 2050, elles représenteront 35,1 % des émissions globales ! Pour pallier ce problème, plusieurs universités se sont penchées sur les pistes de l’électronique recyclable. En 2021 des chercheurs de l’Université de Tianjin (Chine) ont ainsi réussi à liquéfier pour la première fois toute une partie d’une Smart Watch dans l’eau ! Composés de zinc et de microscopiques fils d’argent, les circuits de cette montre sont cependant montés sur une structure en « polymères » (molécules organiques). Grâce à cette technique, une majorité des éléments de la montre peuvent disparaître dans l’eau au bout de quarante heures. Cette méthode appelée « lixiviation » fut d’abord mise au point dans des usines de recyclage en France, au Japon ainsi qu’au Canada pour traiter les matières contenues dans les piles de lithium et diverses batteries. Par un processus de séparation, elle permet de récupérer à partir d’une tonne de batteries du cobalt, de l’acier inox, du lithium, du cuivre ainsi que du papier et des plastiques divers. Des matières susceptibles d’être réutilisées dans d’autres cycles de production, le taux de recyclage pouvant atteindre dans certains cas près de 98 %. D’autres chercheurs, comme ceux de l’Institut de technologie de Karlsruhe en Allemagne, ont découvert des matières organiques possédant les mêmes propriétés que certains métaux et matières plastiques servant de « conducteurs » pour l’électricité des circuits électroniques. Cette propriété permet, comme son nom l’indique, de « conduire » le courant électrique pour alimenter n’importe quel point d’un circuit. Ces chercheurs ont pu tester des matières organiques biodégradables à base de cellulose (une des matières végétales les plus répandues), d’amidon (sucre lent également très répandu) ou bien encore de gélatine (comme celle qui sert à enrober des médicaments). En France, le Laboratoire d’innovation en chimie des surfaces et nanosciences a, quant à lui, investi dans les recherches sur l’encre. Également utilisée pour ses propriétés conductrices, l’encre peut en effet remplacer des éléments plastiques et métalliques dans certaines machines. Cette méthode est actuellement étudiée par de grands industriels comme ArcelorMittal afin de remplacer des câbles de voiture et être utilisée pour des éléments comme le plafonnier, le rétroviseur, l’autoradio, les phares… Si l’électronique organique est encore au stade embryonnaire, tout comme la transmutation nucléaire, elle ne manque pas de bouleverser 148

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RIEN NE SE PERD, RIEN NE SE CRÉE, TOUT SE… RECYCLE !

les conditions de la pérennité de l’industrie numérique. Et si la production de technologies pouvait être écologiquement viable ?

Réparer avant de recycler : l’ère de l’écoconception Ces recherches sur les nouvelles méthodes de recyclage vont de pair avec une lutte à la fois économique, politique et technologique depuis presque une décennie, celle de l’écoconception. L’écoconception s’appuie sur des contraintes dans les choix de matières et de matériaux en amont de la production d’objets et sur leur capacité à être réparés et recyclés. C’est en 2015 qu’un grand bond en avant fut accompli dans ce domaine grâce à la loi relative à la transition écologique pour la croissance verte qui interdit le « délit d’obsolescence programmée ». Cette dernière est une méthode mise au point par les producteurs qui consiste à limiter volontairement la durée de vie des produits informatiques, électroniques et d’électroménager, soit par le choix du matériel, soit par leur mode de fonctionnement. Un moyen pour favoriser la vente et le renouvellement de la production. Pour mieux comprendre les mécanismes de production d’objets « programmés » à être remplacés au plus vite, il faut remonter jusqu’en 1929, lors de la grande dépression. Bernard London, un agent immobilier newyorkais, propose alors une méthode bien particulière pour relancer l’économie des entreprises. À cette époque, la majorité des Américains vivait dans une situation de grande précarité et avait l’habitude d’user le moindre objet « jusqu’à la corde ». Pour changer ce mode de vie, des lois définissant une période d’utilisation pour de nombreux biens de consommation furent promulguées par l’État. Dès que leur « date de péremption » était passée, ce dernier subventionnait tous les consommateurs qui achetaient des produits neufs. Une sorte de prime à la casse. Et pour imposer ce rythme effréné, une taxe a même vu le jour pour tous ceux qui avaient dépassé le délai. Depuis, cette méthode est devenue l’ADN des plus grandes multi­ nationales. L’exemple le plus célèbre et le plus récent concerne les anciens modèles d’iPhone. Les utilisateurs constataient très régulièrement des dysfonctionnements de certains logiciels et applications avec les anciennes générations de smartphones. Ces dysfonctionnements ont poussé le consommateur à acheter les derniers modèles d’iPhone afin d’éviter tout problème. Or, depuis 2015, le fait de ne pas permettre aux JUILLET-AOÛT 2023

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consommateurs d’utiliser les nouvelles versions de certains logiciels avec d’anciens modèles de smartphone est devenu un délit. Le géant Apple a ainsi été sanctionné en 2020 pour ne pas avoir respecté cette nouvelle législation. Depuis très longtemps, des logiciels comme LibreOffice ou Microsoft Office pouvaient pourtant lire des fichiers datant de dix, vingt, voire trente ans. Étant standardisés, ils peuvent être utilisés avec n’importe quel support numérique. En parallèle, 2020 vit la promulgation de la première loi « Anti-­ gaspillage pour une économie circulaire » (AGEC). Avec ces nouvelles lois, toutes les entreprises sont désormais contraintes de présenter un « indice de réparabilité » sur leurs produits. Un indice dont les critères ont été définis par le ministère de la Transition écologique. Les modèles de téléviseur à LED Panasonic ou bien encore les modèles d’iPhone obtiennent ainsi des notes oscillant entre 3 et 6 sur 10, tandis que les tondeuses Bosch ou les machines à laver Samsung passent aisément la barre des 7/10. Cet indice a pour but de promouvoir le droit à l’autoréparation et de permettre au consommateur d’anticiper ses choix. Des choix qui l’amènent très souvent à acheter un nouveau produit de la même catégorie sans même pouvoir réparer le produit défaillant. Mais les dégâts les plus importants de l’obsolescence programmée ne sont pas ceux du numérique ou de l’électroménager. 70 % des déchets produits en France sont issus du secteur de la construction, soit plus de 224 millions de tonnes ! Là où nous avions l’habitude d’avoir recours à la pierre, au bois puis au béton pour des constructions pérennes, nous utilisons désormais des matériaux composites (plastique, polystyrène, etc.) afin d’obtenir un coût moins élevé. Cette évolution a eu un impact considérable sur la longévité des bâtiments. Ajoutez à cela une tendance pour les particuliers comme pour les entreprises à investir exclusivement dans le neuf (absence de travaux et meilleur prix du mètre carré selon les nouveaux terrains exploités), et le domaine du bâtiment arrive aujourd’hui en pole position. Les nouvelles lois imposent dorénavant le recours au « diagnostic déchets » lors de travaux de démolition ou de réhabilitation, pour prévoir le réemploi et la réutilisation des déchets du bâtiment. Toute construction pouvant être sauvée de la destruction ou de travaux considérés comme non indispensables pourra être réinvestie.

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CRITIQUES

HOMMAGE 152 Bernard Condominas (1948-2023) : entre terre et ciel Aurélie Julia

LIVRES 154 Javier Cercas, un grand d’Espagne Christian Authier 156 Shakespeare parmi nous Paul-François Paoli 158 Andric’ Frédéric Verger 162 Violette Leduc : des « gentillesses de style » aux « cochonneries » Olivier Cariguel 164 Une leçon d’ouverture sous la Restauration Michel Delon 167 Que sont devenus les enfants de Jaurès ? Robert Kopp

169 Les impardonnables : Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo Céline Laurens 172 La vanité, version premier quart du XXIe siècle Marin de Viry 174 Le « gris » comme mission de pensée de Peter Sloterdijk Eryck de Rubercy

FILMS 177 Extérieur nuit Richard Millet

MUSIQUE 179 Viens « Poupoule », viens ! Olivier Bellamy

EXPOSITIONS 183 Sarah Bernhardt, l’inassouvie Bertrand Raison

CRITIQUES

Hommage

Bernard Condominas (1948-2023) : entre terre et ciel Aurélie Julia

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Pourquoi n’écrivez-vous pas un livre ? Ou des articles pour la Revue des Deux Mondes ? » Combien de fois lui ai-je posé cette question ? Combien de fois m’a-t-il répondu par un silence, m’adressant ce sourire si charmant qui illuminait son visage ? Bernard Condominas avait de l’allure. Beau, digne, toujours tiré à quatre épingles, il possédait la majesté des sages. Tout en lui n’était que distinction et savoir, l’un n’allant jamais sans l’autre : son front large disait l’intelligence et le bouc parfaitement taillé, le panache. Ses yeux bruns derrière ses fines lunettes étincelaient de vie. Un Greco ou un Velázquez aurait merveilleusement rendu la noblesse du lettré. Bernard dirigeait les éditions du Félin. Il s’occupait des auteurs, des libraires, des journalistes, de la diffusion, de tout, en somme. Le soir, il lisait les manuscrits et corrigeait les épreuves. La nuit, il rédigeait les quatrièmes de couverture, des pépites. Bien loin de simples résumés ou de présentations banales, celles-ci tenaient de l’érudition et du style. À titre d’exemples, ces deux extraits : « Ainsi le symbole vers lequel converge tout le chemin estil le “germe” : une promesse, un commencement, une pousse d’espérance – dans l’inachevé, dans l’Ouvert » ; « “L’objet n’est rien et le désir est tout, même pas le désir, mais la phrase du désir” (Proses). À cette phrase anonyme du monde, cette prière sans nom, l’œuvre de Jouve se dévoue, car il n’est de salut que dans la transmission du désir. (1) » Même le choix des titres relevait de la poésie : Pierres blanches, L’Œil mystique, Sous les ciels du monde, En toutes libertés, Éclats de voix, Le Continent intérieur, Jalons, La Cité et son ombre… Pourquoi ce refus d’écrire, lui qui maniait si bien la langue ? « Si vous cherchez dans les archives de la Revue, vous trouverez un ou deux articles. Des chefs-d’œuvre inégalés. Mes œuvres complètes remplissent une page recto verso. » Une seconde s’écoula et nous éclatâmes de rire devant nos verres de vin.

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Nous nous retrouvions souvent au Madeleine, une brasserie sur les Grands Boulevards. Il suffisait de fermer les yeux pour s’imaginer dans un film de François Truffaut ou de Claude Chabrol : au bruit des bocks sur le zinc et du percolateur s’ajoutaient les histoires drôles du patron et les boutades des clients. Ici, nulle banquette, on s’asseyait sur des chaises en bois autour de tables en bois. Les serveurs aimaient Bernard dont la gentillesse n’avait d’égal que son altruisme et son humour. Il détaillait le menu d’un air mi-sérieux, mi-réjoui : « On va leur demander s’ils ont des graines pour vous, ou des verdures. En ce qui me concerne, ce sera une cuisine beaucoup moins dangereuse : purée, boudin noir ! » Les assiettes servies, nos discussions portaient tantôt sur les philosophes iraniens, tantôt sur Simone Weil, Novalis ou Dag Hammarskjöld. Nous parlions des pays du Grand Nord, de mai 1968 – « J’étais tellement rebelle à l’époque que j’ai fait la révolution dans un couvent, en prière ! » –, de l’ambiance à l’université expérimentale de Vincennes. Étaient également abordés les prochains numéros de la Revue et le comité de rédaction dont il était l’un des fidèles piliers. C’est au cours d’une réunion que je le rencontrai la première fois. Intimidée par le savoir des écrivains, des professeurs et des intellectuels présents, je noircissais des feuilles de notes, indiquant partout dans les marges : « Lire. Chercher. Voir… » À la fin de la séance, il s’est approché et m’a dit de sa voix rauque et joyeuse : « Soyez la bienvenue. C’est une excellente nouvelle de vous avoir parmi nous. Déjeunons dans quinze jours. » Bernard avait des gestes amples. Il prenait le temps de déguster le bœuf bourguignon ou le gratin dauphinois, de boire des doubles expressos, de fumer ses Craven, de converser autour d’un whisky, de vivre. Car il aimait la vie dans ce qu’elle a de plus beau et de plus savoureux. Sa femme, Brigitte, joviale et rayonnante, le savait. L’accident cérébral de 2015 fit voler en éclats son équilibre. Le corps ne répondait plus. Il n’y avait rien à faire. Tandis que nous restions totalement démunis en regardant sa belle silhouette, Bernard, lui, entreprenait un long voyage intérieur. Depuis son adolescence, il méditait sur ce qui nous dépasse à travers la lecture des mystiques. Il avait sûrement compris une part du mystère existentiel, ses mots le prouvent : « L’homme est un étranger sur la Terre mais grâce à son imagination créatrice qui le rattache au Monde imaginal, donc angélique, il peut devenir le temple du Divin. (2) » 1. Quatrièmes de couverture du Continent intérieur de Carlo Ossola, éditions du Félin, 2013, et du Désir monstre de Muriel Pic, éditions du Félin, 2006. 2. Bernard Condominas, « Un certain voyage en Orient », Revue des Deux Mondes, juin 2003, p. 160.

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Livres

Javier Cercas, un grand d’Espagne Christian Authier

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ès son deuxième roman, Les Soldats de Salamine, qui obtint un succès international retentissant et qui fut le premier de Javier Cercas publié en France, en 2002, l’écrivain espagnol s’est plongé dans la mémoire et les feux mal éteints de la guerre civile. À cette éblouissante enquête autour de Rafael Sánchez Mazas, dignitaire de la Phalange, et du milicien républicain qui l’épargna lors d’une exécution de masse, répondit en écho le magistral Anatomie d’un instant. Au fil de 400 pages aussi profondes que passionnantes, Cercas relate à travers la tentative de putsch du 23 février 1981 la transition démocratique postfranquiste. Un processus subtil, fulgurant, irréversible mis en œuvre par les ennemis d’hier, au premier rang desquels Adolfo Suárez, nommé en juillet 1976 à la tête du gouvernement par Juan Carlos après la mort de Franco, et Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti communiste. « Qui aurait pu prédire que le secrétaire général du Parti communiste en exil deviendrait le plus fidèle allié politique du dernier secrétaire général du Mouvement, le parti unique fasciste ? », s’interroge Cercas. La démocratie instaurée puis sauvée « par les phalangistes et les communistes » avec l’appui décisif du roi : tel est le paradoxe souligné par l’écrivain à rebours de tous les manichéismes. Brassant avec maestria mouvement collectif et destins individuels, son entreprise littéraire vise à placer le lecteur face aux miroirs inversés du vrai et du faux, du réel et de la fiction. Cette quête brasse donc vérités et mensonges, illusions et intuitions, discours officiels et récits secrets. Nulle surprise alors de voir l’écrivain se pencher dans L’Imposteur sur la figure d’Enric Marco, qui se fit passer des décennies durant pour un survivant des camps nazis tout en recevant d’importantes distinctions avant d’être démasqué en 2005. Quatre ans plus tard, Cercas décide de rencontrer l’icône déchue de la lutte contre le fascisme, qui réussit à devenir secrétaire général de la CNT (le mythique syndicat anarchiste) alors qu’il se tint à l’écart de tout militantisme sous le franquisme, avec l’intention de consacrer un livre à cette incroyable supercherie : « Je me suis dit que Marco

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avait déjà raconté suffisamment de mensonges et que par conséquent on ne pouvait plus parvenir à sa vérité par la fiction mais uniquement par la vérité, par un roman sans fiction ou un récit réel, exempt d’invention et de fantaisie. » Mais est-il possible de raconter la vie d’un menteur sans mentir, sans interpréter et inventer ? Et si finalement Marco avait été lui aussi une sorte de romancier, un adepte du mentir-vrai ? À son habitude, Javier Cercas se met en scène dans le roman et cette mise en abîme n’est pas un banal effet de style. Elle épouse parfaitement sa volonté de saisir la réalité au-delà des faux-semblants sans occulter sa propre subjectivité ni sa propre histoire familiale. En témoigne encore Le Monarque des ombres, poignante évocation de son grand-oncle Manuel Mena, mort en combattant dans les rangs franquistes en 1938 à l’âge de 19 ans lors de la bataille de l’Èbre. Cette bataille tragiquement célèbre, on la retrouve dans Terra Alta, premier volume d’une trilogie initiée en 2021, mais de façon plus souterraine car Cercas plante le décor de cette série de romans noirs au cœur d’une Espagne contemporaine et même dans un futur proche situé autour des années 2025-2035. Soucieux de ne pas se répéter, l’écrivain ausculte les tensions les plus brûlantes d’un pays menacé notamment par la partition comme dans le deuxième volume, Indépendance, qui dénonce le mécanisme sécessionniste mis en œuvre par des élites catalanes instrumentalisant cyniquement les passions nationalistes. Avec Le Château de Barbe-Bleue (1), sorti en avril dernier, il clôt superbement ce cycle empruntant les codes du polar hard-boiled et l’inspiration socio-politique de certains romans de James Ellroy. Sur les pas de Melchor Marin, son héros récurrent, un officier de police au passé trouble qui a baptisé sa fille Cosette en hommage à Victor Hugo, on s’enfonce dans les arcanes d’une société gangrenée par des puissances maléfiques alliant les bas-fonds aux plus hautes sphères. Tantôt Javert, tantôt Valjean, Melchor ne néglige pas les thèmes de prédilection de son créateur : l’identité, la culpabilité, la rédemption, la trahison, la sinuosité de l’âme humaine… Maître dans l’art de sonder jusqu’au vertige la complexité de l’histoire, des hommes, des situations, Javier Cercas privilégie la nuance, l’ambiguïté, la contradiction, le clair-obscur des choix moraux au poison mortel des idéologies ou des idées reçues. Il préfère tenter de comprendre plutôt que juger et condamner. Le Château de Barbe-Bleue prolonge et renouvelle un u­ nivers JUILLET-AOÛT 2023

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romanesque peuplé d’ombres, de fantômes, de secrets, de confessions chuchotées ou inavouées. Un univers qui mêle avec virtuosité le plaisir du divertissement à l’intelligence du propos. Et c’est ainsi que Cercas est grand. 1. Javier Cercas, Le Château de Barbe-Bleue, traduit par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 2023.

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Shakespeare parmi nous Paul-François Paoli

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illiam Shakespeare est un génie dont l’œuvre embrasse la condition humaine tout entière, chacun en convient. Mais encore ? Puisqu’il est immortel, qu’a-t-il à dire à notre époque ? En quoi nous concerne-t-il précisément ? C’est à cette question qu’il ne pose jamais de manière explicite que Daniel Sibony semble vouloir répondre dans cette somme qu’est Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir (1). Le livre est en soi une performance : toutes les pièces de Shakespeare, même celles qui ne sont plus jouées ou rarement et que presque plus personne ne lit, excepté les spécialistes, sont analysées par le philosophe qui est aussi psychanalyste et mathématicien. Daniel Sibony occupe une place singulière dans l’espace intellectuel français. Inclassable idéologiquement, ni conservateur ni progressiste, il est l’auteur de nombreux essais qui tournent autour du thème de l’identité et a déjà écrit sur William Shakespeare. On retrouve ici ses thèmes favoris : qu’est-ce qui nous arrive quand on aime ? Quel rapport cet « événement » a-t-il avec notre vérité ? Que désire une femme ? Question cruciale qui travaillera Jacques Lacan, dont Daniel Sibony fut très proche sans jamais en être le disciple. Mais aussi, terrain plus périlleux par les temps qui courent : qu’est-ce qu’être un homme et pourquoi est-ce si difficile ? On devine pourquoi Sibony a une prédilection pour William Shakespeare. C’est que, dans ce théâtre où la comédie n’est jamais légère et où la tragédie a toujours son versant comique, tout est in fine question d’amour et de pouvoir, comme l’indique le sous-titre du livre. Tout cela nous le pressentions en lisant ou en voyant jouer Hamlet, Macbeth ou Le Roi

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Lear. Mais ce que montre Sibony, c’est que, comme tous les grands créateurs, Shakespeare est l’homme d’une idée fixe qu’il décline sous toutes les coutures. À quoi rime la vie et qu’y cherchons-nous au juste ? Que faisonsnous ici-bas ? Contemporain de Montaigne, William Shakespeare annonce Nietzsche : la vie est un théâtre d’ombres et nous portons des masques pour nous protéger d’une trop grande lumière. Cette lumière dont saint Augustin écrit que nous « l’adorons quand elle éclaire et la détestons quand elle nous éclaire ». Car cette comédie qu’est la vie n’est pas une pièce de boulevard où, à la fin, tout s’arrange, c’est un jeu très dangereux. Ce n’est pas un hasard si Roméo et Juliette, Antoine et Cléopâtre ou Othello finissent par succomber au suicide, « l’acte qui met un terme à tous les autres » (Cléopâtre). « Être ou ne pas être… » : la formule de Hamlet est déjà celle, moderne, de notre impuissance existentielle. Les « héros » de Flaubert, de Tchekhov, de Sartre et de Camus sont des descendants de Hamlet. Mais que veut dire « être » au juste ? En philosophe qui s’est confronté à Heidegger, Sibony répond : « L’Être est ce qui fait être tout ce qui est. » Il ne suffit pas qu’un paysage, une femme ou un enfant soient là sous nos yeux, il faut aussi que notre regard les fasse briller. Les personnages de Shakespeare tentent désespérément de vivre et c’est en cela qu’ils nous ressemblent. Ils tentent d’aimer et d’être aimés, et s’ils ne peuvent y parvenir, se complaisent dans la haine et le ressentiment, à l’instar du funeste Iago d’Othello, un personnage qui ferait sûrement un malheur sur les réseaux sociaux ! Faute d’être aimées, les créatures de Shakespeare cherchent la reconnaissance à travers la renommée que donnent le pouvoir, la gloire militaire ou l’argent. Mais l’amour reste, quoi qu’on en dise, la grande affaire de la vie. Non seulement parce qu’il est le plus grand des plaisirs mais parce qu’il est une épreuve de vérité dans notre rapport à autrui, donc à nous-mêmes. C’est pour cela que nous en avons peur. Peur d’être nus sous le regard de l’autre et pas seulement physiquement. C’est peu dire que Shakespeare est antiromantique. Sibony nous montre à quel point ils sont peu nombreux, dans ses trente-quatre pièces, ceux et celles qui savent déjouer le piège mortifère de l’absolutisation de l’autre ou de sa détestation. « Cléopâtre donc, une seule chose l’intéresse et ce n’est pas l’amour, c’est la femme… L’amour sera l’espace du féminin, son lieu d’exploration, à travers le rapport à l’homme considéré comme un accessoire JUILLET-AOÛT 2023

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nécessaire. » Il n’y a pas que les hommes qui tentent de s’approprier les femmes pour mieux rivaliser entre eux. Les femmes aussi se mesurent entre elles à travers les hommes qu’elles se sont choisis pour mieux exister en tant que femmes. La jalousie est intrinsèque au narcissisme sans doute mais l’amour authentique ne commence qu’au-delà des jeux de la séduction. « Paradoxe de l’amour, il est aveugle mais avec une exigence intrinsèque de Vérité », écrit Sibony à propos des Deux Gentilshommes de Vérone, une des comédies shakespeariennes les plus méconnues où René Girard a projeté sa théorie du désir mimétique. Soit deux hommes, Valentin et Protée, qui aiment deux femmes, Silvia et Julia. Protée qui prétendait aimer Julia veut ravir Silvia à son ami Valentin. Il échouera et après mille subterfuges les deux couples se retrouveront sans qu’aucun d’eux ait trompé l’autre. Au passage, Sibony écorne un stéréotype rassurant : celui de la durée d’un couple. « Il est tentant de définir le vrai amour par la durée, mais est-on sûr que ce qui durait, c’était de l’amour ? » L’amour, en fin de compte, échappe aux définitions, ce n’est pas pour rien un enfant de bohème. Nous savons tous ce que n’est pas l’amour et à quoi il ressemble si souvent. « La tragédie de Cléopâtre, c’est celle d’aimer un homme qui, peu à peu, sous ses yeux, cesse d’être celui qu’il était quand il éveilla l’amour ; l’amour qui s’est révélé plus grand que lui. » Tragédie banale et si partagée. L’amour qui perdure, semble nous dire Daniel Sibony, ne peut pas éviter l’épreuve d’une certaine désidéalisation de l’être aimé. 1. Daniel Sibony, Shakespeare. Questions d’amour et de pouvoir, Odile Jacob, 2022.

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Andric´

Frédéric Verger

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vo Andrić est victime de cette forme particulière de bêtise qui, reconnaissant la grandeur de certaines œuvres issues de cultures et de langues peu répandues, considère qu’elle naît d’on ne sait quelle saveur rustique, provinciale ou, plus affreuse encore, documentaire.

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On dira ainsi d’Andrić qu’il est le plus grand écrivain yougoslave plutôt qu’il est un grand écrivain européen. Ou qu’il éclaire le destin tragique de son peuple au lieu de dire qu’il est un artiste original et profond. La vie d’Andrić est un composé étrange de réticence et de gloire. Homme solitaire, secret, sans famille, sans appui, il achève en 1941, alors ambassadeur à Berlin, une carrière de diplomate pourtant commencée dans l’obscurité. Pendant l’Occupation, il vit en ermite dans un petit appartement glacé de Belgrade où il écrit ses deux chefs-d’œuvre. À la Libération, malgré son peu d’affinité avec le nouveau régime communiste, il devient président de l’Union des écrivains et grand auteur national. On semble toujours venir le chercher quand on a besoin d’un peu de grandeur et de noblesse. Il paraît s’être abandonné à ce destin d’opportuniste involontaire avec un mélange de passivité et d’ironie. Ironie parfois amère quand par exemple il se rend compte que, lors de son ambassade à Berlin, son gouvernement a négocié dans son dos un accord avec Hitler et qu’il a servi de paravent décoratif. Les trois grandes œuvres d’Andrić, La Chronique de Travnik, Le Pont sur la Drina, La Cour maudite, sont des récits historiques. Alors que ce genre peut sembler pour un lecteur superficiel la marque d’une inspiration conventionnelle, Andrić en a tiré une forme extraordinairement moderne, raffinée, d’une grande profondeur. Tressage vertigineux qui entrelace sans cesse le document et la fiction, l’expérience intérieure de l’angoisse et l’évocation sensuelle de la nature, l’ironie du vide et la rêverie épique. Dans un ouvrage consacré à Goya, il affirme qu’« il est vain et faux de chercher du sens dans les événements soi-disant importants qui nous entourent et qui sont en réalité insignifiants. Nous devons le chercher dans ces couches dont les siècles ont entouré les quelques légendes fondamentales de l’humanité ». Les grandes œuvres d’Andrić sont ainsi des plongées archéologiques dans le passé des récits. Là, paradoxalement, le temps disparaît. Il n’y a pas d’expérience plus éternelle que celle qui répète un motif fondamental déjà survenu dans la nuit des temps. Comme dans l’expérience poétique, la plongée dans le temps des légendes est une expérience de l’abolition du temps. La Chronique de Belgrade (1) qui vient de paraître aux Éditions des Syrtes semble d’une autre veine, car les récits qui la composent évoquent le monde contemporain, « les événements qui nous entourent ». Cette JUILLET-AOÛT 2023

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demi-douzaine de nouvelles qu’Andrić a écrites entre 1946 et 1960 se déroule à Belgrade lors des bombardements allemands d’avril 1941 ou de ceux que menèrent les Américains et les Russes à partir du printemps 1944. Ce motif du bombardement est le motif central du recueil : un cadre épique qui transmue tout à coup un matériau contemporain en une expérience qui bascule dans cette autre dimension du temps où le vécu prend un caractère d’éternité. Et c’est même cette transmutation du quotidien en éternel qui fournit le sujet profond et secret de tous ces récits. Le bombardement est en quelque sorte l’équivalent violent, terrible, meurtrier de l’expérience poétique de la plongée dans les récits du passé. Cette remontée du fondamental, d’un certain type d’expérience, si central et puissant dans son rapport à la vie et à la mort qu’il échappe au temps, va être ressentie par les personnages de façon différente, contradictoire. Tantôt effroi, tantôt révélation, cette expérience transfigure ou avilit, détruit ou fait accéder, comme c’est le cas pour Zeko, le héros de la plus longue nouvelle du recueil, à un stade supérieur de l’existence (Andrić, lecteur de Kierkegaard, est le grand romancier existentialiste). La première nouvelle du recueil, Portrait de famille, est un peu à part : le narrateur trouve un abri dans un appartement à moitié détruit par les bombardements et, fasciné par les restes du mobilier et surtout par une photo de famille, il se met à la décrire en imaginant la vie et le caractère du couple qui y figure. Cette description donne un merveilleux exemple d’une autre facette de la poétique d’Andrić. Sa capacité à la Tolstoï à voir avec une extraordinaire précision ce qu’il décrit. Et, surtout, comment cette précision, cette justesse visuelle construisent la psychologie du personnage, et non l’inverse. En art, c’est la justesse de la vision qui crée la cohérence psychologique, philosophique, c’est-à-dire qui la rend vivante. Alors qu’une cohérence purement intellectuelle ne donnera naissance qu’à une vision morte. Cette nouvelle est une merveille si l’on sait y goûter l’art du romancier comme sculpteur au travail, si l’on y sent les doigts façonnant la glaise : la jouissance communicative d’inventer des personnages, le plaisir physique de les sentir exister, et, pour le lecteur, le plaisir supplémentaire de sentir Andrić au travail, modeler peu à peu tout un monde, comme dans Zeko celui des pêcheurs et des guinguettes des bords de la Save. 160

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Autre intérêt du recueil, pour l’historien ou le psychologue, plus limité mais qui n’est pas dénué d’une certaine saveur ironique : plusieurs de ces récits, comme Zeko, ont été écrits en 1948, à une époque où l’on a l’impression qu’Andrić, promu écrivain national, se sent obligé de donner des gages patriotiques ou idéologiques au régime : ces quelques moments, les plus faibles, les plus « programmatiques », ne sont pas tout à fait en accord avec le mouvement profond, artistique du récit, mais il est amusant de voir comment l’artiste parvient à les faire passer sans nuire à l’intégrité de son travail (petit jeu de concession assez minimal, que devaient envier les écrivains soviétiques). Autre notation politico-historique, plus triste : le dernier récit, Journal de grand-père, écrit en 1948, imagine trois jeunes gens de 1994, dans une Yougoslavie moderne et heureuse. Ils lisent le journal qu’a tenu le grand-père de l’un d’eux au moment des combats de la libération de 1944. Le récit est typique de la subtilité d’Andrić : on peut le lire comme un récit de circonstance, marqué par des directives idéologiques : la gloire de la Libération, le souvenir de la guerre, la nouvelle nation et son avenir radieux de plans quinquennaux. Mais le récit est plus complexe : les jeunes gens si modernes et efficaces semblent trouver le style du grand-père désuet (le grand-père écrit comme Andrić), trop riche, sans doute pas assez efficace et moderne. Et pourtant, semble dire Andrić, comment rendre compte autrement de la vérité des choses ? Un langage plus pauvre, un langage d’ingénieur socialiste ne pourrait peut-être pas le faire (les jeunes gens semblent d’ailleurs s’en rendre compte). Dernier détail pathétique, que n’avait pas prévu le chroniqueur des tragédies : censé se passer lors du cinquantenaire de la Libération, le récit se déroule en 1994. Dans la réalité, ce sera l’année où, après trois ans de guerre et de massacres, les accords entre la Croatie (région d’origine de sa famille) et la Bosnie (région de son enfance) mettront fin à tout espoir de voir se rétablir l’unité de la famille yougoslave (le rêve de toute sa vie). 1. Ivo Andrić, La Chronique de Belgrade, traduit par Alain Cappon, Éditions des Syrtes, 2023.

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Violette Leduc : des « gentillesses de style » aux « cochonneries » Olivier Cariguel

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ecommandé par Simone de Beauvoir, le premier récit autobiographique de Violette Leduc, L’Asphyxie, paraît en 1946 dans la collection « Espoir » dirigée chez Gallimard par Albert Camus. Il décrit l’atmosphère irrespirable dans laquelle grandit une enfant bâtarde, miroir de l’auteure, dont la mère ne lui donne jamais la main. Un critique qui détecte son talent regrette « ces gentillesses de style, ces grâces désuètes héritées de Morand ou de Giraudoux » (1). Il sera entendu audelà de ses espérances. Dix ans plus tard, le style délicat a été remisé au placard. La primo-romancière s’est métamorphosée et n’a cessé de donner du fil à retordre à ses interlocuteurs de la maison Gallimard, de Raymond Queneau à Simone de Beauvoir qu’elle poursuit d’une passion amoureuse. D’abord refusé, son troisième roman, Ravages, sort en 1955 dans une version très expurgée. Jacques Lemarchand, membre du comité de lecture chargé de traiter le manuscrit, avait eu pour mission de « couper les cochonneries ». Le lesbianisme, la violence sexuelle et la pratique abortive (dont la « publicité » est interdite par une loi de 1920) sont les thèmes des épisodes passés à la moulinette ou à la trappe. « La version publiée n’est pas assez sexualisée pour être une histoire pornographique, mais trop érotisée pour entrer en littérature », résume Alexandre Antolin, spécialiste des œuvres des auteures de l’après-guerre et de la littérature lesbienne, dans un livre qui raconte la censure éditoriale de Ravages (2). Une certaine presse fait ses choux gras de l’édulcoration. Claude Lanzmann de France dimanche, une excellente école de journalisme où il fit ses gammes avant d’écrire dans Les Temps modernes, enquête. À la manière de France dimanche… On lit sous sa plume qu’il « reste un des livres les plus forts et les plus violents qui aient jamais été écrits par une femme » (3). Le jeune journaliste et amant de Simone de Beauvoir attribue ce coup de chapeau à Gaston Gallimard. Sauf que la citation est

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inventée. Gaston Gallimard n’a jamais écrit ni prononcé la sentence. Et il n’a vraisemblablement jamais eu le livre en main. C’est une réflexion sortie du cerveau de Claude Lanzmann, auteur d’un article sarcastique à lire au second degré. Le titre donnait le ton : « Violette Leduc parle de l’amour comme un homme ». Tiré à plus d’un million d’exemplaires, l’hebdomadaire romançait les faits. Lanzmann était un privilégié. Il avait eu accès à la version originale du manuscrit grâce à Simone de Beauvoir. Même imaginaire, la fausse citation témoigne de la mise au point douloureuse du manuscrit. L’histoire éditoriale de Ravages nous est restituée par Alexandre Antolin qui a recensé les coups de ciseau de la « censure éditoriale », beaucoup moins documentée que celle des commissions de censure et de l’autocensure. Violette Leduc est une grande brûlée. On le savait, sans connaître les détails. Alexandre Antolin a eu accès à des archives exceptionnelles pour établir la génétique du texte de Ravages. Outre celles de la maison d’édition et de collections privées, il a consulté les rapports de la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence et de deux autres instances étatiques. Son essai montre l’impact de l’œuvre de Violette Leduc qui est devenue un personnage public à force de combattre pour le droit à la singularité. Elle a aujourd’hui sa place au panthéon des icônes féministes ou queer. Elle y côtoie Christiane Rochefort, l’auteure du Repos du guerrier, et Françoise d’Eaubonne, militante féministe libertaire dont les éditions Au diable vauvert viennent de rééditer le pamphlet Le Sexocide des sorcières (4). Retour sur un parcours hors normes. « Fruit de la fuite et du mensonge », Violette Leduc est née en 1907 des œuvres illégitimes d’un riche bourgeois protestant et d’une employée pauvre. Après une scolarité dissolue et son renvoi d’un pensionnat pour des amours coupables, elle est engagée comme échotière aux éditions Plon, très conservatrices. Elle est encouragée à écrire par le sulfureux Maurice Sachs, ouvertement homosexuel, dont elle s’éprend sans retour de sa part. Le couple fait du marché noir sous l’Occupation. Ses malheurs d’enfance commençant à « l’emmerder », Sachs préfère partir avec soulagement en Allemagne, requis par le Service du travail obligatoire ! Violette Leduc se déconfina du milieu littéraire grâce à son quatrième roman, La Bâtarde (1964), qui JUILLET-AOÛT 2023

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lui apporta la reconnaissance tant espérée du grand public. Il avait frôlé le Prix Goncourt, décerné à L’État sauvage, le septième roman d’un écrivain appliqué et secrétaire des débats au Sénat, Georges Conchon. Elle passa six mois en cure de sommeil pour s’en remettre. Comme elle trouvait que son physique n’était « pas aimable », elle avait érigé sa « laideur » en argument de promotion. « Quand on est laid, on est voué à la solitude et à l’isolement », disait-elle. Le meilleur moyen d’effacer un physique disgracieux, c’est de le faire connaître. Outre ses livres de libération sexuelle, elle a forgé son aura sur cette publicité. Alexandre Antolin est parvenu à se dégager du personnage people de Violette Leduc, par moments encombrant. Grâce à son travail de fourmi, l’« édition réparée » de Ravages, conforme à l’imagination de Violette Leduc, doit être publiée cette année. Plus d’un demi-siècle après sa mort. Prenez date ! 1. Henri Cottez, « Notes de lecture : relevés », Fontaine, n° 54, 1er juillet 1946, p. 315-316. 2. Alexandre Antolin, Une censure éditoriale : Ravages de Violette Leduc, Presses universitaires de Lyon, 2023. Paru récemment également : Violette Leduc, Trésors à prendre, Gallimard, « L’Imaginaire », 2022. 3. Claude Lanzmann, « Violette Leduc parle de l’amour comme un homme », France dimanche, 22 mai 1955, p. 2. 4. Premier titre de la nouvelle collection « Nouvelles Lunes », avec une préface de Taous Merakchi. ­L’ouvrage avait initialement paru à L’Esprit frappeur en 1999.

Livres

Une leçon d’ouverture sous la Restauration Michel Delon

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eorges Bataille a sans doute fait oublier Henry Bataille, grand dramaturge de la génération précédente. Marguerite Duras (19141996) ne doit pas occulter Claire de Duras (1777-1828) qui ne publia de son vivant que deux brefs romans, Ourika et Édouard, mais qui, de découverte en découverte de ses manuscrits, s’impose désormais comme une de nos romancières majeures (1). Sa vie résume toutes les contradictions de l’époque. Fille d’un noble breton, officier de marine, favorable à la Révolution, mais rattrapé par la Terreur, elle se fixe avec sa

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mère à Londres où elle épouse le marquis, bientôt duc de Duras, premier gentilhomme de la chambre du Roi en exil. Elle revient en France dès 1808 et s’installe dans le somptueux château d’Ussé au bord de l’Indre. À la Restauration, le duc retrouve ses fonctions à la Cour et la duchesse anime, rue de Varenne, un des plus brillants salons de la capitale. Elle est devenue une intime de Chateaubriand, son compatriote breton, qu’elle aide à devenir ambassadeur à Berlin, à Londres, puis ministre des Affaires étrangères. Il est son confident et son frère d’élection. Les cèdres qu’il lui rapporte du Liban sont plantés dans le parc d’Ussé. Elle se lie d’amitié avec Germaine de Staël dont elle partage un idéal de monarchie constitutionnelle. Aussi se désole-t-elle du remariage de sa fille Félicie avec le comte de La Rochejaquelein, cadet des deux chefs vendéens et figure de proue des ultras. Tout au long de l’année 1822, elle se plonge dans la rédaction de romans. Elle compose des récits qui semblent obéir aux modèles alors dominants : confession à la première personne (Ourika, Édouard, Le Moine du Saint-Bernard) ou recueil épistolaire (Olivier ou le Secret). Ses manuscrits circulent, des lectures sont organisées pour quelques intimes, le bouche-à-oreille fait le reste. Atala était une jeune Indienne, confrontée à la morale chrétienne ; Ourika est une jeune Noire ramenée d’Afrique, sauvée de l’esclavage, élevée par une grande dame, et découvrant brusquement que sa couleur de peau lui interdit toute vie amoureuse dans la bonne société. Elle se fait religieuse et, avant de mourir, trop jeune, se confie à son médecin. Chateaubriand applaudit et encourage Claire à publier. Elle le fait à la fin de 1823 dans un tirage hors commerce de quelques dizaines d’exemplaires. Le succès est immédiat et attise toutes les curiosités. Les dramaturges veulent adapter le récit pour la scène ; François Gérard peint une Ourika qui peut servir de pendant au Corinne au cap Misène, inspiré par le roman de Germaine de Staël. Une édition pirate convainc la duchesse d’accepter une publication commerciale dont les profits sont reversés à un établissement de charité. La foule se presse le jour de mise en vente, les réimpressions et les traductions se succèdent, le succès est européen. En 1825, Claire de Duras récidive avec Édouard. C’est un homme, cette fois, qui raconte une existence que la société voue au malheur. Bourgeois bien éduqué, il est adopté, à la mort de son père, par un noble de cour qui JUILLET-AOÛT 2023

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le considère comme un fils mais ne peut même envisager qu’il s’éprenne d’une jeune femme bien née. Une passion silencieuse s’établit entre le roturier et la belle aristocrate, à laquelle les convenances interdisent toute manifestation. Édouard va se faire tuer en Amérique, après avoir retracé sa triste histoire à un compagnon d’armes. Ces deux romans sont comme Atala et René les versants, féminin et masculin, d’un même drame, celui de l’isolement auquel la couleur ou la naissance condamne un individu. La souffrance d’une femme, déçue dans son mariage comme dans la demande d’affection qu’elle adresse à Chateaubriand, trouve à s’exprimer dans la dénonciation des préjugés sociaux, mais la violence des passions et de leur refoulement, qui dans les textes contemporains se déchaîne à travers une rhétorique de tribune, reste ici retenue dans la langue classique de Mme de La Fayette ou de Mme de Tencin. L’aristocrate libérale fait dire à la pauvre Ourika qui apprend les massacres de colons blancs à Saint-Domingue : « Jusqu’ici je m’étais affligée d’appartenir à une race proscrite ; maintenant j’avais honte d’appartenir à une race de barbares et d’assassins. » Édouard vit pareillement le déchirement d’amours impossibles et les discordances du temps : il admire le régime anglais et part se battre aux côtés des insurgents américains contre l’armée anglaise. La femme du monde sait s’identifier à tous ceux qui ne se ­reconnais­sent pas dans les rôles sexués conventionnels. Elle a bien connu Astolphe de Custine, fiancé à sa fille cadette, rompant son engagement quelques jours avant le mariage et traîné dans la boue, des années plus tard, après avoir été roué de coups par des soldats qu’il avait dragués. Claire de Duras compose deux romans autour de fiançailles rompues sans explications recevables par la société : Olivier ou le Secret et Le Moine du Saint-­Bernard. L’indicible secret est-il l’impuissance, une filiation qui rendrait le mariage incestueux, des désirs tournés vers d’autres objets ? Le récit sait éviter toute explication réductrice. L’étonnant succès des deux premiers titres de Mme de Duras a poussé des concurrents peu scrupuleux à profiter de l’attente du public. Est mis en vente début 1826 un roman, Olivier, dont chacun pense qu’il s’agit de l’œuvre de l’amie de Chateaubriand. C’est en fait une imitation due à Henri de Latouche. Le même thème inspire à Stendhal Armance (1827), 166

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tandis que Custine lui-même publie Aloys ou le Religieux du mont Saint-Bernard (1829). Claire de Duras a renoncé à toute publication et décède en janvier 1828. Une première mouture d’Olivier ou le Secret attend cent cinquante ans pour être révélée. Marie-Bénédicte Diethelm en publie une version mieux aboutie en 2007 et vient de donner, avec un luxe de savoir et d’empathie, les Œuvres romanesques de Claire de Duras, comprenant Le Moine du Saint-Bernard inédit et deux autres ébauches, une nouvelle médiévale et une orientale dont le titre résume à lui seul tout l’imaginaire de la romancière : Le Paria. Sans emphase ni slogan, la duchesse plaide pour l’ouverture et la tolérance. 1. Claire de Duras, Œuvres romanesques, avec trois textes inédits, édition de Marie-Bénédicte Diethelm, Folio classique, 2023.

Livres

Que sont devenus les enfants de Jaurès ? Robert Kopp

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e Parti socialiste (PS) est à terre. Le score d’Anne Hidalgo au premier tour de l’élection présidentielle le 10 avril 2022 – 1,7 % des suffrages exprimés – est sans appel, douze fois moins que Jean-Luc Mélenchon ce jour-là et seize fois moins que François Hollande en 2012. Pour un parti qui, de 1981 à 2017, a été un parti de gouvernement, le coup est rude, mais pour un homme de conviction socialiste, cet effondrement n’est pas acceptable. Et pour ne pas perdre tout espoir, Jean-Pierre Rioux est retourné aux sources et est allé chercher quelque réconfort auprès des grandes figures qui ont marqué le socialisme français depuis la fondation du parti en 1905 jusqu’à un passé encore récent. À travers six portraits de leaders (1) de haut vol – Jean Jaurès, Léon Blum, Guy Mollet, Pierre Mendès France, François Mitterrand et Michel Rocard –, il scrute le rapport des socialistes avec le pouvoir et essaie de comprendre pourquoi ils ont tant de difficultés à l’exercer. JUILLET-AOÛT 2023

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Une des premières raisons réside sans doute dans l’impossibilité de faire coïncider la réalité avec le rêve. Ainsi, Jaurès, le réformateur, s’est heurté dès le départ à Jules Guesde et à Édouard Vaillant, les révolutionnaires, qui estimaient que « le Parti socialiste, parti de classe, ne saurait être ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel », qu’il n’avait pas à « partager le pouvoir avec la bourgeoisie », que sa mission était de l’arracher aux mains de l’État. Dès l’origine, l’impossible unité des socialistes était la grande question. Jaurès ne désespérait pas de la faire, cette unité, car, disait-il, « elle se fera par l’impossibilité où seront les diverses tendances de se supprimer les unes les autres, et de s’isoler les unes des autres ». Plus d’un siècle plus tard, on dirait que la question attend toujours sa résolution. Concilier réforme et révolution, n’était-ce pas aussi le rêve de Léon Blum ? On sait qu’il ne s’est réalisé qu’à de courts moments. Pourtant, à l’époque de sa mort, en 1950, les camarades qui évoquent sa mémoire ne cessent de parler de cette « réconciliation », de cette « synthèse », de cette « unité » qu’il avait tentée toute sa vie, et Guy Mollet lui appliquait les mots que Léon Blum avait lui-même appliqués à Jaurès : « C’est un génie synthétique, c’est un génie symphonique dont le caractère est précisément de fonder en lui-même les diversités, les contradictions des notions et des pensées qui pouvaient avant lui sembler discordantes et même contradictoires, et de les fondre dans une espèce d’harmonie vivante. » On aura constaté que le vocabulaire qu’utilisera François Hollande, premier secrétaire du parti, cherchant vainement à faire la synthèse entre les différents courants et les différentes sensibilités, sera toujours le même. C’est que le socialisme français n’a jamais réussi à se dire franchement social-démocrate, il n’a pas voulu renoncer au rêve et à l’utopie. D’autres diront : il est resté trop idéologique et pas assez pragmatique. Guy Mollet en fera l’expérience, tout comme Pierre Mendès France. Et l’on connaît le désenchantement qu’a provoqué le tournant de la rigueur sous Mitterrand, après deux années seulement d’exercice quelque peu chaotique du pouvoir. Le refus du principe de réalité a fini par éloigner définitivement du parti son aile gauche, rendant ainsi impossible l’élection de Lionel Jospin en 2002. Il lui manquait les voix de Jean-Pierre Chevènement, Arlette 168

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Laguiller, Olivier Besancenot, Robert Hue et quelques autres. Et c’est en vain que Ségolène Royal a essayé de réenchanter le rêve socialiste et que François Hollande a voulu acclimater l’idée d’une présidence « normale ». Le socialisme français ne peut se résigner à vivre sans cette part d’utopie qui explique à la fois son pouvoir d’attraction et les déceptions provoquées par les promesses non tenues. Non sans quelque amertume, Jean-Pierre Rioux constate qu’en France aucune des conditions historiques n’a été réunie pour qu’à la différence de l’Allemagne et de l’Europe du Nord, ou du travaillisme britannique, « le socialisme puisse abriter une social-démocratie bien constituée, forte d’un accord entre politique et société, action sociale et ambition émancipatrice ». Mais il ne désespère pas qu’un jour le Parti socialiste français, lui aussi, réussisse à faire son « Bad Godesberg » (2). 1. Jean-Pierre Rioux, Les Enfants de Jaurès, Odile Jacob, 2022. 2. Le 13 novembre 1959, à Bad Godesberg, le congrès du Parti social-démocrate allemand (Sozial­ demokratische Partei Deutschlands, SPD) renonce au marxisme et se rallie formellement à l’économie de marché, en acceptant ses contraintes.

Livres

Les impardonnables : Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo Céline Laurens

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i le nom de Simone Weil n’est pas inconnu au lecteur, ceux de Maria Zambrano et de Cristina Campo le sont malheureusement davantage. Leurs pensées et leurs écrits se complètent pourtant admirablement, chose qui n’est pas due au hasard car Cristina Campo et Maria Zambrano permirent à l’œuvre de Simone Weil de rayonner en traduisant dans plusieurs langues cette « sœur » qui les inspirait toutes deux. Affinités métaphysiques ! L’œuvre des trois femmes perce le tangible, tisse des liens entre les croyances, cherche et questionne les grands esprits d’un siècle l’autre en les mettant en lien : Dante, Leopardi, Jean de la Croix, Borges, William Carlos Williams, Katherine Mansfield. Ces auteurs, Cristina Campo, qui les JUILLET-AOÛT 2023

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a longuement étudiés, les appelle les « impardonnables », car ils donnent à voir le sublime sans en résoudre l’énigme. Ces trois femmes érudites ont su surmonter l’écueil de la vanité lettrée. Leur plume est débarrassée du moi car elles sont au service du message. En quête de la vérité, elles vont à l’essentiel. On sent chez elles le désir de tout envisager, mais aussi de ne pas perdre de temps. C’est une quête mystique, une initiation à laquelle on assiste. Comme le dit Elisabeth Bart dans son ouvrage Les Incandescentes (1) : « Toutes trois ont vécu dans le monde et hors du monde, hors des modes, hors de l’air du temps. » Chez elles, « la lumière de l’intelligence passe à travers le vitrail coloré de la chair et du cœur, le logos ne se déploie pas dans la seule abstraction, n’abandonne jamais la vie charnelle [...] ». Et cela se constate dans les faits. Qu’est-ce qu’une philosophie si elle ne se vérifie pas dans les actes, et encore plus pour ces femmes qui ne jurent que par l’idée d’incarnation ? Cristina Campo (de son vrai nom Vittoria Guerrini) connut Maria Zambrano à Rome où celle-ci vécut, contrainte à l’exil par le régime franquiste, entre 1953 et 1964. Maria Zambrano partit ensuite s’installer dans le Jura, puis à Genève, et les deux femmes poursuivirent leurs échanges par correspondance. De ces discussions, il ne nous reste que vingt-deux lettres – cartes postales et billets –, celles qui furent rédigées par Cristina Campo. Y est visible l’idée que l’on se fait d’une amitié véritable, une de ces amitiés qui se bat pour faire émerger le meilleur chez l’autre, par sa transparence et son soutien : « En aucun cas Maria, et quelles que soient les circonstances, tu ne dois te laisser inciter à rentrer à Rome si auparavant tu n’as pas fini ton livre [...] Attends ton livre là où tu lui as donné rendez-vous. Ne le trahis pas. Un livre est comme l’Époux – il ne dit pas l’heure de son arrivée. Mais, toi, veille près de la porte et de la lampe. Rappelle-toi que tu me l’as promis – et la promesse, déposée entre mes mains, ne m’était pas adressée. (2) » On trouve en filigrane ce ton si particulier des textes de Cristina Campo présent dans ses recueils, cette sprezzatura : tournure un peu désinvolte mêlant franchise et légèreté pour éviter la gravité et l’affectation. Pudeur face à la souffrance morale liée aux questionnements et à la souffrance physique car Cristina Campo était malade depuis sa jeunesse : « Je touchais 170

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la limite du taedium vitae quand, au septième jour d’une prière particulière, qui dure trente-trois jours et qui m’a été enseignée mystérieusement, pour que je la fasse seulement dans des cas extrêmes, au septième jour de la prière, donc, est arrivé chez moi un personnage impensable, une espèce de chaman avec des mains magnétiques, qui m’a rendu la santé. Mais ta lettre – avec la Philocalie, avec mes trois petites chattes, avec tout ce qui rend possible l’attente indéfinie d’un miracle – était toujours auprès de moi. Je t’embrasse fort. Parle-moi de toi. (3) » Voilà des femmes pour qui l’écriture était d’ordre ontologique. Il fallait débusquer les traces d’un grand tout, l’indice des passages de l’ange. Or, pour Campo, celui-ci était en partie à chercher dans l’esprit d’enfance et dans le vestibule ancien et bien connu des contes. Comme elle le rappelait, en Toscane on appelait le conte « nouvelle », nom également donné par les peuples aux Évangiles. « Sur chaque conte – sur chaque vie – pèse l’énigme insondable et première : le destin, l’élection, la faute. L’aventure la plus illustre peut échoir à l’innocent : le berger paisible, la jeune fille murée dans la tour. Une force impérieuse en pousse d’autres, les inquiets, à des voyages sans retour, à l’abandon de toute possession possible pour accéder à l’impossible bien. Il en est enfin que cette même force entraîne obscurément à l’infraction : à cette faute opportune qui ouvre à Blondine le chemin de la victoire. (4) » Pourquoi certaines œuvres trouvent-elles leur public à certaines époques plutôt qu’à d’autres ? Pourquoi des œuvres disparues réapparaissent-elles si ce n’est car elles correspondent au besoin, à la soif d’une époque ? L’oasis que représente l’œuvre de Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo est exigeante et généreuse. Leur pensée indique le chemin à prendre, élève et vivifie. 1. Elisabeth Bart, Les Incandescentes. Cristina Campo, Simone Weil, Maria Zambrano, R&N éditions, 2023, p. 14. 2. Idem, p. 29. 3. Idem, p. 67. 4. Cristina Campo, Les Impardonnables, coll. « L’Imaginaire », Gallimard, 2023, p. 59.

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Livres

La vanité, version premier quart e du XXI  siècle Marin de Viry

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ue serait la connaissance de la société française passée sans, par exemple, le Journal de l’abbé Mugnier (précis de déréliction morale des élites parisiennes), les Mémoires de la comtesse de Boigne (écume de vacheries mondaines sur les vagues de la grande histoire), ou les Souvenirs de la duchesse de Dino (comment l’amour parvient à traverser la crasse du beau monde au début du XIXe) ? Nous errerions dans les conjectures, sans documents pour les transformer en hypothèses ; nous ne saurions pas qualifier l’état d’esprit et des mœurs de nos ancêtres. En conséquence, nous ne comprendrions rien à nous-mêmes. C’est donc au nom des écrivains actuels (qui se nourrissent de ce miel) et de la saine curiosité des générations futures qu’il faut saluer Croquis de pouvoir (1), le travail de Sophie des Déserts, aristocrate finistérienne et journaliste à Libération (qui avait préalablement œuvré à Paris Match, au Nouvel Obs et à Vanity Fair). Au XVIIIe siècle, elle aurait livré une correspondance et se serait délassée dans son cabinet de travail en portraiturant les femmes et les hommes de condition de ses entours. En ces temps démocratiques, où l’on est amené à travailler pour des médias, elle documente avec précision les vies des personnalités célèbres, d’une écriture élégante et distanciée, qui trahit parfois discrètement son jugement à travers quelques détails, notes d’ambiance, remarques en passant. Le fascinant de la chose, c’est que certaines d’entre elles deviendraient l’équivalent d’un grain de poussière un peu brillant dans l’immensité du Web, une tache sur le mur de l’oubli, si elles n’avaient pas été transformées, grâce à ce livre, en archétypes qui alimenteront les futures études psychosociologiques de notre époque. Vingt-huit portraits, si nous avons bien compté, dont des portraits de groupe, composent ce livre. Il faut reconnaître que le bestiaire est au complet, le tableau clinique de la folie qui nous gouverne y est entièrement

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documenté. Voyez plutôt : la tôlière d’officine de communication qui vous arrange le coup à condition que vous lui livriez toute votre image, le banquier d’affaires insomniaque et nerveux qui s’imagine façonner l’histoire en alimentant un narcissisme vorace à grands coups de deals trans­ nationaux faramineux et parfois foireux, la femme de star bafouée qui se rattrape en existant par elle-même, le rescapé de massacre urbain illuminé par sa mission de survivant, le factotum de l’ombre arrivé à la lumière après la mort du grand homme qu’il servait, le lapin Duracell du business multipliant les effets de levier comme à la parade, la boîte de nuit qui pourrait continuer La Comédie humaine si ses murs savaient écrire, les surdiplômés survoltés sans surmoi autour de l’homme politique « disruptif » du moment, le sanglier truffier gauchiste de l’investigation, le raider tchèque avançant dans le monde sous couvert de défense de la liberté de la presse, l’acteur en surcharge pondérale à la gaieté d’ogre et au désespoir affleurant, etc. Si l’auteur voulait assassiner ses modèles, on sent bien qu’elle pourrait le faire d’une pointe, mais elle choisit de rester sur une ligne aimable et clinique, tout en sachant que certains détails parlent à sa place. Il lui suffit d’en baliser ses portraits. Sophie des Déserts sait que la loi du croquis est plus artistique que journalistique. Il est réussi ou pas, et relève du métier d’écrivain. Dans ce livre comme dans un roman, on a une idée de l’art de l’auteure en lisant l’incipit et l’excipit. Incipit du portrait d’Edwy Plenel : « La raison a cédé début novembre 2017 dans un café de Hanoï. » Excipit de celui de Valérie Pécresse : « Son mari en a, paraît-il, quelques sueurs froides. » Tentons une synthèse (peut-être un peu noire) des personnages considérables décrits dans cet ouvrage : pour la plupart, des matérialistes névrosés traversés d’un désespoir dont ils n’ont pas l’explication. Dotés d’un honneur plastique. Des acariens, à la fois monstrueux et minuscules. Céline aurait dit : du grotesque au bord de l’abîme. Quelques purs, égarés dans le tableau. Tous, dans la lessiveuse tragique du sommet de la société. Les scènes : le Café de Flore, Castel, des bouts de lac Léman, des réserves en Corse, des villégiatures bien répertoriées. Là se croisent les névroses, les ego font leur gymnastique matinale, on règle finement les derniers détails de complots surfins, on rend public qu’on a des projets secrets, des relations flatteuses, dans un espace étanche aux odeurs et aux humeurs de la foule. JUILLET-AOÛT 2023

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Dans ces supersphères, on se façonne une mentalité très abstraite, où l’on perd les pédales, le contact avec le sol dur. La loi, le peuple, les contingences y deviennent des entités lointaines et vaguement hostiles, remplies d’esprits bornés. On y contracte, plus que dans le monde réel, des maladies d’amour-propre. C’est un des très grands mérites de ce livre de suggérer qu’il pourrait s’intituler « Ceux qui croyaient qu’ils étaient quelque chose ». Stendhal aurait adoré ces croquis, car ils rapportent qu’en France l’histoire de la vanité n’aura pas de fin.   1. Sophie des Déserts, Croquis de pouvoir, Éditions du Rocher, 2023.

Livres

Le « gris » comme mission de pensée de Peter Sloterdijk Eryck de Rubercy

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ne question pour commencer : ne peut-on pas être un philosophe, tant qu’on n’a pas pensé un gris ? Ce qu’exprime cette interrogation est une double hypothèse : ou bien l’on s’est trompé sur les philosophes chez lesquels on ne trouve rien à propos du gris, ou bien, parce que c’étaient des philosophes, ils se sont forcément exprimés sur cette couleur entre le noir et le blanc. L’hypothèse formulée par Peter Sloterdijk est donc une invitation à refaire toute une longue histoire : celle du rapport qui se noue entre une dimension métaphorique et une dimension conceptuelle quand on pense le gris comme la couleur emblématique de notre époque, c’est-à-dire comme « la valeur colorée déterminante du temps présent ». Et cela, en partant de Cézanne qui déclara un jour à Joachim Gasquet : « On n’est pas un peintre tant qu’on n’a pas peint un gris. » Le nouveau livre de Sloterdijk intitulé « Gris » (1) explore le sens que prend l’aventure tout à fait singulière de cette couleur sans couleur dans le contexte de la philosophie et de la pensée. Cette méthode qui consiste à remonter aux traces historiques a été déjà appliquée dans Colère et Temps

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et dans Tu dois changer ta vie ou, plus récemment encore, dans Faire parler le ciel. De la théopoésie. L’aventure que Sloterdijk raconte avec son mélange habituel d’ingéniosité et d’érudition commence par Platon dont l’allégorie de la caverne, « le plus ancien discours jamais écrit sur le gris », parle d’ombres grises pour évoquer la condition humaine. Et de poursuivre, non par Kant « qui n’a pas pris le sujet frontalement », mais par Hegel qui, sans détour, définit le gris « comme la propriété de l’activité philosophique », puis par Heidegger qui se fraye un chemin vers une réflexion sur le gris. Une réflexion qui, sortie de Platon, n’a « plus rien à voir avec cette philosophie menée à son terme par Hegel », dans la mesure où le « gris sur gris » hégélien se transforme en un « gris né du gris ». Si Sloterdijk insiste sur la volonté de faire ressortir Heidegger comme l’interprète philosophique déterminant des tonalités grises, c’est « parce que, sans aborder directement le mot désignant la couleur, il en a pensé les gradations subtiles d’une manière plus détaillée, plus précise, plus nuancée, plus patiente que tout autre penseur avant lui, avec une sorte d’obstination monacale séculière, comparable en cela à un Cézanne du monde de la pensée ». Le gris conte aussi la sphère politique. Tandis que les États se présentent sous des bannières bicolores ou tricolores, les partis ont, eux, depuis toujours été dotés de couleurs uniques. Parmi celles-ci, le rouge a été la première utilisée, jusqu’à devenir, après avoir été celle des bonnets phrygiens, celle de la Fraction armée rouge allemande et celle des Brigades rouges italiennes. Reste que c’est bien l’ombre de la terreur des dictatures qui, ôtant la vie aux couleurs, « projette son gris sur le tout ». Ainsi « le gris est-allemand, conçu comme une couleur résultante, est-il sans la moindre équivoque un effet de post-rouge obtenu de manière endogène ». Mais le grisaillement n’est pas une caractéristique unique à la RDA : l’écrivain britannique John Lanchester se remémore le Londres de son enfance et, même en Allemagne, « depuis l’année 2000 a grandi une génération qui ne connaît pratiquement rien d’autre qu’une existence dans les tonalités gris Merkel » après que cette dernière a réussi « le tour de force d’être à la fois tiède et possédée par le pouvoir ». JUILLET-AOÛT 2023

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La littérature témoigne aussi de cette « éloquente non-couleur », claire ou obscure, il n’importe. Les deux premiers exemples en seraient le gris créateur de panique lié à l’éclipse totale du Soleil observée par l’écrivain Adalbert Stifter l’été 1842, et le gris théâtral sublime d’une tempête sur la côte Atlantique vécue par l’historien et naturaliste Jules Michelet en octobre 1859. « Les incidents microclimatiques violents jouent un rôle éminent dans la phénoménologie des tonalités grises vécues », nous dit Sloterdijk. Néanmoins, « c’est aux tempêtes de neige que revient la couronne des expériences d’immersion en atmosphère gris dense ». Stifter fait dans la forêt bavaroise, comme pour l’éclipse solaire, l’épreuve de l’immersion du gris, en l’occurrence du gris neige, « seule manière, selon Sloterdijk, de comprendre la lenteur mélancolique de ses descriptions de paysages ». Et puis le gris, vu par les yeux de Zarathoustra, est non moins évocateur des hautes zones alpines de l’Engadine qui font trouver à Nietzsche un nom pour ce sublime gris d’altitude « en reconnaissant à l’argent la primauté sur les autres colorations du haut plateau alpin ». Au terme de ses analyses où le gris relève également de la photographie, et le plus souvent de la chromatique politique récente, mais aussi de la religion, et en particulier des récits de la Genèse, Sloterdijk revient sur l’exigence de peindre un gris adressée au peintre par Cézanne. « Un gris qui compte esthétiquement parce qu’il approche d’une vérité » : nous avons besoin du gris pour que le bien se produise, sinon la lumière exclusive ne produirait qu’un « désert blanc ». Sloterdijk soutient que le philosophe « qui n’a pas encore pensé un gris n’a pas encore rencontré la question “D’où vient le bien ?” constituant le cœur de la question de l’Être ». Car le fait est – « ultime découverte faite par le Faust de Goethe » – que c’est « du reflet des couleurs que nous tenons la vie » et que, dans l’expérimentation du monde, c’est bien « la nuance du gris-sur-gris qui toujours et en toute chose décide à quoi nous devons nous en tenir ». Ainsi le gris, pour être l’incarnation de la nuance, fait-il partie de la mission de pensée essentielle de la philosophie ; et plus que jamais, si l’on songe que la pensée unique signifie tout simplement la suppression des nuances. 1. Peter Sloterdijk, Gris. Une théorie politique des couleurs, traduit par Olivier Mannoni, Payot, 2023.

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Extérieur nuit Richard Millet

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ien plus qu’une simple photo de paparazzi, l’image du corps d’Aldo Moro recroquevillé dans le coffre d’une Renault 4 rouge, à Rome, le 9 mai 1978, après son assassinat par les Brigades rouges, a pris une valeur symbolique, et hante toujours la mémoire européenne. Marco Bellocchio y revient, après son long métrage de 2003, Buongiorno, notte (« Bonjour, la nuit »), dans une série en six épisodes, avec un titre proche, mais plus radical : Esterno notte (« Extérieur nuit »). Une nuit qui est celle d’une Italie en proie au terrorisme d’extrême gauche (et, dans une moindre mesure, à celui d’extrême droite), lequel n’épargnait pas l’Allemagne, avec la Rote Armee Fraktion, ni la France, avec Action directe, dont les membres survivants bénéficient aujourd’hui d’une extraordinaire indulgence, sans parler du terrorisme corse, basque, irlandais, ni des délégations du puissant terrorisme palestinien, dont le Vénézuélien Carlos était la figure emblématique (et à qui Olivier Assayas a consacré un film ambigu) – toutes ces organisations bientôt démonétisées par le terrorisme islamique… Les faits ? Le 16 mars 1978, le président du principal parti italien de droite, la Démocratie chrétienne, est enlevé en pleine rue, à Rome, son chauffeur et ses gardes sont tués. Sa détention durera cinquante-cinq jours, jusqu’à son exécution par douze balles dans la poitrine. Moro était en train de négocier avec le dirigeant de l’autre grand parti, le communiste Enrico Berlinguer, plus « ouvert » que les stalinoïdes français, un « compromis historique ». Les hommes au pouvoir, dont le président du Conseil, Giulio Andreotti, s’inquiètent, et pour leur avenir politique, et de la réaction des Américains, peu disposés à voir des communistes s’approcher du pouvoir. En vérité, Moro (interprété par Fabrizio Gifuni) est un homme seul. Sa famille politique doute et rechigne, et c’est seulement auprès de son épouse, Eleonora (Margherita Buy), qu’il trouve un soutien éclairé. Catholique fervent et professeur de droit pénal, il refuse de se déplacer en voiture blindée afin de rester proche des Italiens, et JUILLET-AOÛT 2023

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lutte contre l’archaïsme d’un système politique corrompu. Le pape Paul VI (Toni Servillo) est lui aussi inquiet, tout comme les maçons de la sinistre Loge P2. Gageons que la Mafia ne l’était pas moins. Si les étapes du calvaire de Moro sont le fil conducteur de la série, Bellocchio sait varier les points de vue, notamment sur l’épouse, admirable de lucidité et de dignité, tout comme le reste de la famille, sur une classe politique vendue aux Américains (lesquels dépêchent sur place un « négociateur » qui reconnaîtra, plus tard, avoir « instrumentalisé » les Brigades rouges afin qu’elles tuent Moro), sur le singulier, maniaque et phobique Francesco Cossiga (Fausto Russo Alesi) qui deviendra plus tard président de la République, sur le Vatican, et sur quelques-uns des terroristes, dont des femmes, non moins acharnées que les hommes. Tous négocient, espèrent, tentent diverses solutions pour libérer Moro, ou l’échanger contre des « prisonniers politiques », le Vatican proposant même une rançon considérable – solution vite abandonnée. Sauver Moro, vraiment ? Telle est la question de fond soulevée par Bellocchio. Et si sa disparition arrangeait tout le monde, en fin de compte ? C’est ce que finit par pressentir Eleonora Moro : « Ils ne lèveront pas le petit doigt pour qu’Aldo soit libéré », dit-elle, tandis qu’Andreotti déclare qu’il s’abstiendra de manger de la glace tant qu’« Aldo » ne sera pas libéré, et que les Brigades rouges martèlent que « l’acte contre le criminel politique Aldo Moro est un acte humaniste pour les prolétaires » et que Moro sera jugé par un « tribunal du peuple ». Les prolétaires, on ne les voit pourtant jamais, dans la série, et ce n’est pas un oubli : ils ne sont en réalité qu’un vocable de la rhétorique gauchiste, à laquelle le peuple reste indifférent. Les discussions et dissensions des terroristes entre eux sont un des moments forts de la série, et le fait de personnalités complexes, fanatiques, ou idéalistes, comme dans Les Démons de Dostoïevski, les uns clamant qu’ils sont des « anti-héros » soucieux de « beauté » révolutionnaire, avec Che Guevara pour saint patron, d’autres qu’en libérant leur otage ils seront plus forts, ou, au contraire, qu’ils montreraient de la faiblesse, tel autre enfin assurant que le libérer est une « idée d’intellectuel, pas de prolétaire », avant d’en arriver à cette effarante conclusion : « On le juge, on le condamne, on le tue, parce qu’on est en guerre, et qu’on 178

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est prêt à mourir. » Discours de petits-bourgeois nourris d’idéalisme et d’hystérie révolutionnaire, comme l’avait montré, quelques années plus tôt, Pier Paolo Pasolini, cet autre martyr de la vérité. Presque toujours filmé dans la pénombre d’intérieurs mal éclairés ou secrets, dans des chambres ou des cabinets, ce ballet d’ombres masculines finit par vouer Moro au rang de victime émissaire, pour parler comme René Girard ; une victime qui acquiert une dimension christique lorsque les terroristes, avant de le tuer, dépêchent dans sa cellule un jeune prêtre qui lui donne la communion ; scène bouleversante, au cours de laquelle Moro, qui comprend que cette communion a valeur d’extrême-onction, demande au prêtre : « Qu’y a-t-il de si fou dans le fait de ne pas vouloir mourir ?  » On sait gré à Bellocchio de ne pas montrer l’exécution de Moro, sinon sous la forme parallèle de sa mise en scène grotesque, voire obscène, par une troupe de théâtre universitaire. L’affaire Moro, c’est l’Italie conspirant contre elle-même, dans les dernières années de la guerre froide, avec l’aide de puissances étrangères dont les idéologies s’affrontent sur un fond de corruption dont on n’imagine pas l’ampleur, et à quoi Moro sera sacrifié, sa mort arrangeant tout le monde, et la classe politique tout entière trouvant là une sorte d’absolution. Si son martyre a dépassé les frontières de l’Italie, c’est aussi que les questions qu’il pose demeurent singulièrement actuelles.

Musique

Viens « Poupoule », viens ! Olivier Bellamy

J’

appartiens à une génération qui a méprisé Poulenc (1899-1963) sans se donner la peine de l’écouter. Trop doué, trop fêté, trop accessible et – crime impardonnable pour un artiste : bourgeois et fortuné (sa famille est liée au groupe Rhône-Poulenc). On s’est plu à croire définitifs les propos d’une condescendance appuyée signés Lucien Rebatet (1) : un JUILLET-AOÛT 2023

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sympathique garçon « aux penchants faubouriens du riche fils de famille » qui écrit « de la musique d’arrière-garde avec beaucoup d’aplomb ». Le portrait n’est pas erroné, il passe seulement à côté de l’essentiel. On peut aussi trouver Mozart trop léger, Brahms trop lourd ou Stravinsky manquant d’unité, et rester sur le seuil de leur génie. Concernant Poulenc, j’ai longtemps été comme ce critique du film Escalier C (joué par Robin Renucci) qui exècre la peinture de Renoir avant de verser une larme devant La Petite Fille à l’arrosoir. Pour moi, ce fut la Sonate pour clarinette et piano. Ni Poulenc ni Renoir ne sont superficiels, seul l’est le regard que l’on porte sur eux. Il faut du temps pour apprendre à aimer cet art spontané, vivant, raffiné, cette langue simple et naturelle. Comme Schubert, Poulenc n’a pas apporté d’innovation harmonique. Ce n’était pas un révolutionnaire de nature. Il s’est contenté d’inventer… Poulenc. « Ma musique est mon portrait », disaitil. Ajoutant en guise de plaidoyer pro domo, « il y a de la place pour une musique neuve qui se contente des accords des autres ». En effet (et c’est l’essentiel), cette musique se reconnaît au bout de deux mesures à son sourire tendre et farceur, sa grâce intemporelle, son mélange d’élégance et de familiarité. Cocteau évoque le « miracle d’un équilibre mystérieux entre le neuf et le classique […] où la science et la fraîcheur s’enroulent ensemble ». Dans un article pour la revue Comœdia (2), Colette brosse le portrait de celui qui fut l’enfant chéri de son époque : « Il était si jeune qu’on le crut mièvre, si brillant qu’on le pensa frivole et qu’on le traita en petit-maître. » En amateur éclairé, elle fait taire les ricanements : « Abbé de cour ? Ce grand gars osseux, rural et gai ?  […] Il a le nez fort et flaireur, l’œil prompt à changer d’expression […] À travers son instrumentation pailletée, écoutez sonner, voyez luire l’or et la bulle issus d’un terrain opulent […] Sont-ce là les traits d’un buveur d’eau ? » Si son univers évoque le joyeux charivari de La Règle du jeu de Renoir, par sa manière de mélanger harmonieusement la cour et le jardin, la musique de Poulenc se définit aussi par un « culte de la mélodie ». Cet art absorbe tout comme un buvard (Chabrier, Mozart, Prokofiev, le musichall, le folklore ou le cirque) et joue les kaléidoscopes, mais conserve sa pureté grâce à un sens mélodique tombé du ciel (3). 180

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Mis au piano par sa mère avant de se perfectionner avec Ricardo Viñes, Poulenc est quasi autodidacte en composition. À 18  ans, il se fait connaître avec sa Rapsodie nègre pour baryton et petit ensemble instrumental, d’esprit dada, dédiée à Erik Satie. Le Conservatoire s’étrangle de fureur, mais Ravel applaudit : « Ce qu’il y a de bien avec Poulenc, c’est qu’il invente son propre folklore. » Ben oui, ou plutôt bien ouï. Il fréquente Cocteau, Apollinaire, Max Jacob, Paul Éluard, et devient « le musicien des poètes ». Indépendant mais sociable, il accepte de faire partie du fameux groupe des Six autour du panache blanc de Jean Cocteau. En 1923, il écrit Les Biches, chorégraphiée par Nijinska, pièce sans argument précis pour les Ballets russes de Diaghilev. Il rencontre Pierre Bernac, baryton pour qui il va écrire les deux tiers de ses mélodies et qu’il va accompagner au piano lors de concerts à travers le monde. Les chefs-d’œuvre se succèdent, souvent attachés à la rencontre avec un interprète. Poulenc a besoin d’incarner sa musique dans une personnalité chère à son cœur. Il est le « papa legato » d’une génération qui tendrement l’appelle « Poupoule ». Son admiration pour la claveciniste Wanda Landowska donnera le Concert champêtre. Avec son complice le pianiste Jacques Février, il partage le sublime Concerto pour deux pianos dont le mouvement lent cite Mozart, son musicien préféré. À Pierre Fournier – « mon ange celliste » – la Sonate pour violoncelle et piano, à Jean-Pierre Rampal la Sonate pour flûte et piano, à Ginette Neveu la Sonate pour violon et piano. Des pièces pour piano à Horowitz, Rubinstein, Gieseking, Marcelle Meyer… Des grands qu’il a bien connus. Souvent, les pièces célèbrent le souvenir d’une amitié : Prokofiev, García Lorca, Honegger. Parfois elles sont dédiées à des amants. Ainsi le Concert champêtre, ainsi La Voix humaine à son dernier amour, Louis Gautier… En 1935, l’enfant terrible et gâté de la musique française retrouve la foi devant la Vierge noire de Rocamadour. De cette illumination naîtront le Stabat Mater (en mémoire de Christian Bérard) ou le Gloria créé à Boston par Charles Munch. Le sautillant Laudamus Te fait scandale. Aujourd’hui, il nous ravit. Claude Rostand trouve les mots justes pour qualifier son auteur : « moine et voyou ». JUILLET-AOÛT 2023

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En 1942, son ballet Les Animaux modèles est créé à l’Opéra de Paris dans une chorégraphie de Serge Lifar. Opportuniste, Poulenc ? Au contraire ! Tendez l’oreille et écoutez comment il réussit à glisser la chanson Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine dans sa partition. Pour le théâtre, il écrit le désopilant Les Mamelles de Tirésias d’après Apollinaire, opéra-bouffe dédié à Darius Milhaud. Dix ans plus tard, il livre son chef-d’œuvre lyrique, Dialogues des carmélites, d’après Bernanos, créé à la Scala de Milan, puis repris à l’Opéra de Paris par Régine Crespin et Denise Duval. Pour cette dernière, il écrit le rôle de Blanche de la Force, puis La Voix humaine et La Dame de Monte-Carlo. Le compositeur adore « sa voix lumineuse, sa beauté, son chic et son rire sain », il a trouvé son idéal féminin. On peut rester de marbre devant La Voix humaine, d’après le monologue de Cocteau qu’on a parfois qualifié de « geignard ». Jusqu’au jour où, tel le chef d’orchestre Yannick Nézet-Séguin après l’avoir dirigé, on se surprend à éclater en sanglots. La grande tragédienne Véronique Gens vient d’en graver une version magistrale (4) qui ne pâlit pas auprès de la créatrice du rôle. Jean Cocteau l’avait dit à Poulenc : « Tu as fixé une fois pour toutes la façon de dire mon texte. » En servante scrupuleuse du texte dotée d’une voix lyrique et expressive, Véronique Gens fait merveille, ainsi que l’accompagnement sensible d’Alexandre Bloch. D’autres estiment que la signature de Poulenc se trouve dans cette valse immortelle intitulée « Les Chemins de l’amour » destinée à Yvonne Printemps pour la pièce Léocadia de Jean Anouilh. Selon moult mélomanes à travers le monde, cet innocent couplet suffit à cristalliser le frémissement suave et langoureux du génie français : « Les chemins qui montent à la mer ont gardé de notre passage Des fleurs effeuillées et l’écho, sous leurs arbres, de notre rire clair… » 1. Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1969. 2. Gérard Bonal et Frédéric Maget, Colette journaliste, Seuil, 2010. 3. Francis Poulenc, Œuvres complètes, 20 CD EMI. 4. La Voix humaine de Poulenc, Véronique Gens (soprano), Orchestre national de Lille, Alexandre Bloch (direction), 1 CD Alpha Classics.

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Expositions

Sarah Bernhardt, l’inassouvie

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Bertrand Raison

Vous ne me connaîtrez pas telle que j’ai été », aurait lancé Sarah Bernhardt (1844-1923) face à la postérité. Bravade ? Provocation ? Nul ne le sait, mais, cent ans après sa mort, l’écoute des rares enregistrements de la voix de la Divine ne peut que nous surprendre ou nous décevoir tant cette mélopée, à la limite de l’audible, ne nous semble pas correspondre à l’enthousiasme qu’elle déchaîna. Mais surtout, cette voix ne nous apprend rien sur ses gestes, ses attitudes, sa manière d’être, sa présence. Souveraine sur son destin en prononçant cette prophétie, elle joue encore une fois de son mystère, car malheureusement nous ne disposons que des traces certes pléthoriques de son souvenir. Comment alors appréhender la disparue ? Tel est le défi auquel répond l’exposition que le Petit Palais (1), à travers un parcours réunissant près de 400 œuvres, consacre à celle qui interpréta à guichets fermés les rôles du répertoire classique et moderne de Shakespeare à Rostand, soulevant l’admiration des foules. Or le théâtre, s’il constitue le fil rouge de sa carrière, n’est qu’un de ses multiples talents. Ce qui frappe, c’est l’extra­ ordinaire engouement, qui persiste d’ailleurs de nos jours, de toute une époque. En témoignent les innombrables représentations que les artistes et non les moindres laissèrent d’elle : de Félix Vallotton à Giuseppe De ­Nittis sans oublier Henri de Toulouse-Lautrec ou Alfons Mucha. Difficile d’être exhaustif d’autant que ces portraits ne constituent qu’un des fragments de la commotion qu’elle suscita. Écrivains, hommes politiques, critiques, public sur tous les continents ont applaudi celle qui fut, à bien des égards, la première star internationale ovationnée par des foules hypnotisées aussi bien à Sydney qu’à New York. Cela a été raconté maintes fois, même Louis Jouvet, qui ne se laissait pas facilement impressionner, note que « sa voix semblait flotter autour d’elle et [que] ses yeux semblaient la suivre parfois. Selon le texte, elle chantait, elle martelait, elle précipitait la cadence comme un galop qui roulait, montait, frappait, s’arrêtait dans un silence que crevait soudain un sanglot répété. […] Jamais de raté dans

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ce crépitement de mots, de cris, de pleurs : une fusée » (2). Ajoutons-y la déclaration énamourée de Jules Renard, « Oui, oui, finissons-en : Sarah, c’est le génie ». Autant de remarques admiratives qui ne font que creuser la distance qui nous en sépare et aiguiser le regret de ne pas avoir éprouvé dans une salle l’alchimie de son aura. Retenons l’expression de Jouvet. Une vraie fusée assurément, à voir la course extravagante de cette étoile jamais satisfaite, cherchant en permanence d’autres projets aussi faramineux les uns que les autres. À ses débuts, en 1863, on la chasse de la Comédie-Française, elle y revient dix ans plus tard par la grande porte après son triomphe dans le Ruy Blas de Victor Hugo, sous les traits de la reine Doña Maria de Neubourg. Elle en devient sociétaire, les succès se suivent et se répètent mais notre héroïne, trop indépendante, quitte les ors de la prestigieuse institution et va s’appliquer à créer sa propre galaxie en dirigeant tour à tour différents théâtres parisiens pour prendre la tête de celui qui, place du Châtelet, portera son nom de 1899 à sa mort. Tout au long d’une vie fertile en rebondissements, elle avancera coûte que coûte et, malgré des faillites à répétition, organisera tournée sur tournée pour se renflouer et payer ses créanciers. Il lui arrive de partir deux ans, le temps de sillonner l’Amérique dans un train spécialement affrété pour l’occasion, d’installer tente et barnum non loin d’une gare et d’y présenter en français un florilège de son répertoire. Les spectateurs accouraient en masse sans comprendre un mot mais pour voir la diva agoniser magnifiquement dans La Tosca de Victorien Sardou ou La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Toujours en mouvement, elle tourbillonne et montre ses peintures et ses sculptures dans son hôtel particulier. Tout se mélange, le public comme le privé, au grand bénéfice de l’épanouissement de sa légende. La femme d’affaires dirige le Sarah Bernhardt en veillant à tout, donne son avis sur les costumes, détruit et fait recomposer les maquettes de ses décors, pousse à bout son régisseur et finit par régler les éclairages. Elle règne sur la mode, sa garde-robe et ses chapeaux baroques sont reproduits dans la presse. La cohorte de ses amants la protège financièrement et professionnellement. Rançon de la gloire, les caricaturistes s’en donnent à cœur joie, n’hésitant pas à brocarder ses origines juives. Indétrônable, jamais abattue, la voilà, à 56 ans, en travestie magnifique incarnant l’Aiglon sur JUILLET-AOÛT 2023

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les planches, une performance retentissante reprise un millier de fois en quinze ans, assurant dans la foulée la célébrité de son auteur, Edmond Rostand. Elle aborde avec la même énergie et la même réussite le cinéma naissant. Engagée, elle soutient Zola dans l’affaire Dreyfus. Peu avant de mourir amputée d’une jambe à la suite d’une tuberculose osseuse, elle joue au Théâtre aux Armées pendant la Grande Guerre. « Je fais la pintade », lance-t-elle à une de ses amies qui la voit boitiller. Courage infrangible, « rire incassable » pour reprendre le titre de la biographie que lui consacra Françoise Sagan, telle fut Sarah Bernhardt, l’inassouvie. 1. « Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star », Petit Palais, Paris, jusqu’au 27 août 2023. 2. « Premières stars », in Stéphanie Cantarutti et Cécilie Champy-Vinas, Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star, Éditions Paris Musées, 2023, p. 190. La citation de Jules Renard se trouve également dans le catalogue à la même page.

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NOTES DE LECTURE LITTÉRATURE Déperdition de la chaleur humaine Bergsveinn Birgisson À ceux qui ont tout perdu Avril Bénard Les Deux Beune Pierre Michon L’Écrivain, comme personne Patrick Kéchichian Arrêt sur le Ponte Vecchio Boris Pahor Double V Laura Ulonati La Demeure du vent Samar Yazbek Les Utopistes Paulina Dalmayer Divorce à l’anglaise Margaret Kennedy Mon frère le Carso Scipio Slataper HISTOIRE Nous étions seuls. Une histoire diplomatique de la France (1919-1939) Gérard Araud

ESSAIS ET DOCUMENTS Discours Démosthène L’Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine Jean Lopez et Michel Goya Clara Schumann, une icône romantique Brigitte François-Sappey La Vitesse de l’ombre Annie Le Brun Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent François Dosse Le Génie et les Ténèbres. Léonard de Vinci et Michel-Ange Roberto Mercadini Une apologie des oisifs, suivi de Causerie et Causeurs Robert Louis Stevenson L’Abolition de l’âme Robert Redeker Pétain et le pétinisme. Essai de psychologie Marc-Pierre d’Argenson LES REVUES EN REVUE

NOTES DE LECTURE

LITTÉRATURE Déperdition de la chaleur humaine, de Bergsveinn Birgisson, traduit par Catherine Eyjólfsson, Gaïa, 188 p., 22 € Se considérant comme un « écrivailleur bohème », le narrateur de ce récit déroutant et pétulant, entrecoupé de paysages hyperboréens, se remet à grand-peine d’un divorce qui l’a laissé dans un tel état d’affliction qu’il ne songe plus qu’à revoir un ami d’enfance dépressif, interné dans un hôpital psychiatrique. Ces retrouvailles se révèlent salutaires pour les deux hommes esquintés par la vie ; ils se réconfortent mutuellement pour échapper à leur marasme psychique, le patient aidant l’écrivain à changer de point de vue tandis que le second organise l’évasion de son camarade. Le dialogue en roue libre de ces âmes sensibles à la dérive se transforme en une équipée désopilante à travers l’Islande. À bord d’une Toyota Yaris, une infirmière aux allures de harpie s’est lancée à leurs trousses. Alternant entre l’hallucination surréaliste, parfois délirante, et la mise en perspective d’un désir urgent de fuir le monde moderne, l’épopée débridée se déroule avec une élégante souplesse. Les deux amis espèrent renouer de plainpied avec la nature et recouvrer la chaleur humaine dont la société contemporaine ne fait que constater passivement la perte progressive au profit d’un cynisme aussi délétère que le réchauffement climatique. Nostalgiques d’une Islande

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que le néolibéralisme américain et son individualisme dévastateur ont frustrée d’elle-même, nos acolytes aspirent à cette catharsis que peut déclencher l’art quand il se manifeste comme un chant, un « appel venu des profondeurs au grand Esprit omniprésent ». « Le temps est peut-être venu de voir ce qui se passe hors de la forteresse du moi », remarque l’« ami dépressif » du narrateur. Féru de sagas et fasciné par les légendes de transe norroise que lui racontait son grand-père, pêcheur et fermier dans le nord-ouest de l’Islande, Bergsveinn Birgisson, originaire de Reykjavik, a connu un grand succès dans une douzaine de pays en 2010 avec La Lettre à Helga, un roman d’amour qui célèbre le folklore rural et le lyrisme ancestral du « pays de glace ». « Être poète, c’est être vivant, fait-il dire à son personnage. Celui qui est vivant a des sentiments. Et celui qui a des sentiments engrange des souvenirs. » Ils se traduisent en l’occurrence par de somptueuses descriptions de l’Islande et par les beaux dessins sensuels et suggestifs de Kjartan Hallur qui illustrent le roman et reflètent bien sa féerie fantasque et mélancolique. Lucien d’Azay

À ceux qui ont tout perdu, d’Avril Bénard, Éditions des Instants, 195 p., 19 € « Je suis né en 1986. Et c’est le bonheur qu’on nous avait promis. Ces décennieslà, c’était la fête à l’Occident. C’était clinquant jusqu’aux lobes des oreilles. »

NOTES DE LECTURE

Ainsi commence ce premier roman dont le « je » inaugural trompe sur ce qui va suivre : À ceux qui ont tout perdu n’a rien d’une autofiction ou d’un récit générationnel. C’est le livre d’un exode que l’on suppose d’aujourd’hui – l’exode se ressemble à toutes les époques –, situé dans une ville qui n’est pas nommée – l’exode se ressemble partout dans le monde. Que ne soit pas précisé ce que combattent les soldats qui frappent aux portes des civils qu’ils ont ordre de faire évacuer importe peu ; comme importe peu ce que ces civils doivent fuir et où ils sont emmenés. Il faut partir, c’est tout. Hommes et femmes ont une heure pour faire leur sac, « un seul par personne », « Dépêchez-vous », « N’emportez que le nécessaire ». Mais comment faire le bagage de sa vie ? Que choisir de glisser dans son sac ? Que décider d’abandonner ? À quoi tient-on le plus et pourquoi ? Ce sont huit réponses différentes qu’Avril Bénard déroule en huit chapitres. En huit histoires. Il y a Manon et sa fille Jeanne, il y a Paul au cœur devenu noir pour sa femme dont il ne supporte pas le vieillissement, Marek avec ses livres, Shoresh enfermé dans son silence ; et il y a encore Sylvain, Louisa, Mme Dépalle. Et c’est un manteau que l’une voudrait prendre, ce sont des cendres, un vieux chien malade, une casquette, un canif, un lapin brun en peluche, une photo de mariage, une paire de créoles en or. Ou rien. Dans une langue directe et concise, écrite comme on se tient intranquille dans l’urgence, les portraits sont sai-

sissants. Ils résument des vies entières. Avril Bénard n’a pas 40 ans, elle porte en elle des siècles d’histoire où la guerre domine. « Nous avons été des faux rois, avec un faux royaume. Les berceuses n’ont chanté que des mirages, en boucle, sur les Walkman. Maintenant la chimère est brûlée. » La fête est finie et le glas sonne aussi pour nous. Isabelle Lortholary

Les Deux Beune, de Pierre Michon, Verdier, 160 p., 18,50 € Un grand livre est-il résumable ? Non, bien sûr, mais tentons tout de même l’exercice avec Les Deux Beune. Un jeune instituteur nommé dans un bourg du Périgord surplombant la Grande Beune développe une passion pour une femme, la buraliste de Castelnau. De son désir pour elle il ne dit mot. Les saisons passent pleines de leurs couleurs, sous l’œil du renard empaillé qui surplombe le comptoir de l’hôtel où il loge. L’intrigue est maigre, oui. Le livre grand. Grand car universel, à l’écart des modes, ressaisissant une lutte primitive et essentielle, pleine de ce qui lie les hommes au travers des siècles, des arts et des récits : la quête du sacré. Tout l’intérêt des Deux Beune est dans ce qui sourd. L’atmosphère est humide, pleine du mystère de la germination et ce n’est pas pour rien que l’ouvrage prend place au-dessus d’une des grottes de la région. Dans celle-ci, nulle Vénus préhistorique. C’est normal, la femme est sortie des profondeurs de la terre pour s’incarner, c’est Yvonne la lascive et impétueuse callipyge aux

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yeux bleus. Yvonne écartelée entre deux hommes, deux rapports au monde. Celui de son amant qui vit naturellement, assouvissant ses désirs et ses besoins immédiats, balayant le passé d’un revers de la main. Et le rapport au monde du protagoniste, l’instituteur qui magnifie et qui sacralise. Yvonne est Junon, elle est Hélène de Troie dont « nul repli n’est plus profond que le sien ». Car Yvonne est l’idée même du désir, sa glaise en modelage, encore et toujours. Les quatre rives des deux Beune qui coulent dans le livre symbolisent quatre lèvres. Les premières, les grandes, sont celles de l’Amour « global », métaphorique, celui de la femme, qui traverse les âges, et les engendre ; les deuxièmes, les petites, sont celles de l’amour particulier, celui du narrateur pour Yvonne l’hottentote. Entrelacements des rives. À l’esthétique pluvieuse et verte des campagnes, Pierre Michon superpose des scènes mythologiques sans que cela soit jamais artificiel. Ce qui est trop évident n’est pas désirable. L’imagination ici triomphe dans la soif renouvelée de ce qui ne se donne pas. Céline Laurens

L’Écrivain, comme personne, de Patrick Kéchichian, Éditions Claire Paulhan, 160 p., 18 € Dans les écrits de Patrick Kéchichian a toujours percé un regard de moraliste. Ses articles dans Le Monde des livres commençaient quelquefois par des maximes générales, comme s’il cherchait à graver des sentences. Sa réflexion

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autour de la critique en tant que genre littéraire à part entière constituait chez lui une préoccupation constante, de même que le statut de l’écrivain et sa place dans la société. À ces questions, il avait consacré des essais dont le style n’appartenait qu’à lui, une sorte de trilogie hermétique et secrète : Les Origines de l’alpinisme (2001), L’Aiguille de minuit (2004), Des princes et des principautés (2006). À sa disparition soudaine en octobre 2022, ce collaborateur de la Revue des Deux Mondes laisse le présent texte, livré aujourd’hui au public par Claire Paulhan, son épouse. Autant La Défaveur (2017) traitait de l’histoire de sa conversion, de son cheminement spirituel, de la rupture provoquée par cette vie nouvelle, autant il est ici question de son rapport à la condition de l’écrivain. Patrick Kéchichian ne prend pas de précaution. Si cette confession littéraire porte le sous-titre d’« essai de fiction », ce qui serait une manière de conjuguer deux genres disparates, l’introspection personnelle va aussi loin que possible, l’auteur ne s’épargnant jamais. « Imposture », aussitôt le mot lâché, la question de la légitimité se pose. Au plus profond de lui, Patrick Kéchichian n’aura de cesse de s’interroger, de se questionner, de remettre en jeu son statut d’« écrivain » quitte à repousser son « journal intime ». S’il se décrit « torturé », il rappelle cependant qu’« il n’est pas fou ». Cette lucidité extrême portée sur lui-même n’exclut pas l’humour, une drôlerie en écho à l’épigraphe de Baudelaire (« Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-

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même »), mais elle entraîne aussi son lot de mélancolie, qui finit par s’installer. Par moments, il semblerait que dans ce texte composé au millimètre près Patrick Kéchichian organise son procès, ou celui de l’« écrivain », terme qu’il finit par accepter dans une réconciliation finale. Dans d’autres livres, il avait exprimé les voies d’apaisement qu’il avait su trouver. Avec son titre à plusieurs sens, L’Écrivain, comme personne sonne comme un testament, le dernier mot tel un aveu, ou une acceptation, de celui qui aura tant médité sur la littérature. Charles Ficat

Arrêt sur le Ponte Vecchio, de Boris Pahor, traduit par Andrée Lück-Gaye et Claude Vincenot, Éditions des Syrtes, 236 p., 12 € L’œuvre de l’écrivain de langue slovène Boris Pahor, natif de Trieste et mort au printemps 2022 à 108 ans, reste une planète largement inexplorée. Pèlerin parmi les ombres, récit d’une noirceur inouïe de ses années de déportation, notamment dans le camp de concentration nazi de Natzweiler-Struthof – le seul qui fut établi en France –, est sans aucun doute son ouvrage majeur, le plus diffusé, traduit en français en 1990, mais à regret, le reste de ses nombreux écrits demeure à ce jour d’une modeste notoriété. Arrêt sur le Ponte Vecchio, livre tout aussi sombre, a trois particularités. La première concerne sa forme : un recueil de nouvelles relativement courtes. La deuxième, peut-être heureuse consé-

quence de la première, tient aux quelques traits d’humour que s’autorise l’auteur, notamment dans la délicieuse nouvelle « Ferroviaire », rappelant étrangement celles qui furent écrites en des temps plus lointains par un autre orfèvre de la concision, Cholem Aleichem. La troisième, enfin, beaucoup plus inattendue, est qu’une des nouvelles a été directement écrite en français. Chose on ne peut plus étonnante chez un auteur dont l’œuvre voire la raison d’être sont viscéralement attachées à sa langue maternelle. Boris Pahor a vécu dans sa chair les persécutions du régime mussolinien dont l’une des premières mesures fut l’interdiction de l’enseignement du slovène dans la région de Trieste. La singularité et surtout la grandeur de l’« architecte » Boris Pahor résident assurément dans son inépuisable capacité à parler d’amour et de beauté, socle du monumental édifice qu’il dessine en arrièreplan  : la chronique impitoyable d’un monde s’enfonçant dans la désolation. Mikaël Gómez Guthart

Double V, de Laura Ulonati, Actes Sud, 205 p., 20 € Tout commence par une photo. Un cliché en couverture du livre sur lequel figurent « deux filles d’il y a presque cent trente ans. L’une en avait alors 12, l’autre 15. Habillées pareil, coiffées pareil, chaussées pareil, elles prennent la pose. La petite tient la balle à côté de la grande qui défend ». La petite, Virginia, la grande, Vanessa. Double V,

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se plaisent-elles à graver sur l’écorce des arbres. L’une écrira, l’autre peindra, mais la postérité ne retiendra que la cadette : Virginia Woolf, l’auteure de Mrs Dalloway et des Vagues. Qu’à cela ne tienne. Celle dont il est ici question, c’est l’aînée, Vanessa. Pour ce faire, point de biographie mais l’extraordinaire liberté qu’offre le roman. Ouvrir Double V, c’est pousser la lourde porte du 22 Hyde Park Gate à Londres où vivent les enfants Stephen : Vanessa, Thoby, Virginia, Stella et Adrian. Une famille recomposée sur laquelle veille Leslie, le père, qui travaille jour et nuit à son Dictionnaire biographique de l’Angleterre et n’a d’yeux que pour sa fille cadette, la seule à avoir accès à sa bibliothèque. « Il ne peut y avoir qu’un seul génie dans cette famille et c’est Virginia », déplore Vanessa. Une relation marquée depuis l’enfance du sceau de la rivalité. Si Vanessa se définit en négatif par rapport à sa sœur – « Quoi que je fasse, je suis moins. Moins intelligente, moins effrontée. Moins masculine comme Père aimait à répéter » –, Virginia n’est pas en reste, qui écrit debout à son écritoire pour lui ressembler lorsqu’elle peint à son chevalet. Une rivalité qui s’accompagne d’une admiration réciproque. Vanessa inspirera de nombreux personnages à Virginia, dont Mrs Ramsay dans La Promenade au phare. Virginia, quant à elle, sera le modèle préféré de sa sœur, comme dans ce portrait resté célèbre où elle l’a représentée assise, légèrement penchée en avant, les mains unies appuyées sur la table. Virginia toujours qui, devenue

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éditrice, restera fidèle à Vanessa pour illustrer la couverture de ses livres. Une relation complexe d’amour et de haine, comme en entretiennent parfois les couples de sœurs, et qui conduit Laura Ulonati à s’interroger sur celle qu’elle a avec la sienne. Roman de la sororité, Double V semble s’inscrire dans le droit fil du récit autobiographique Instants de vie. Il fallait oser raconter Virginia Woolf par le prisme de Vanessa Bell, la romancière l’a fait avec autant d’audace que de poésie, et signe un beau roman woolfien. Alexandra Lemasson

La Demeure du vent, de Samar Yazbek, traduit par Ola Mehanna et Khaled Osman, Stock, 250 p., 20,90 € Samar Yazbek est une virtuose de l’écriture poétique, lui permettant d’exprimer des horreurs dans une langue superbe, d’un style soutenu et haletant. Auteure syrienne vivant désormais en France, elle conte la journée – probablement la dernière – d’un soldat de 19 ans, Ali, enrôlé de force dans une guerre effroyable dans le nord de la Syrie et qui gît non loin d’un chêne, seul survivant de son groupe bombardé par erreur par des avions amis… Tout de suite, l’absurdité d’une boucherie incompréhensible. Ali agonise en se demandant s’il n’assiste pas à son propre enterrement ou peut-être à celui de son frère, un an plus tôt, tué à la guerre lui aussi. Sa mère est là, mais qui pleure-t-elle ? Il n’est pas encore mort, lui. S’il pouvait seulement

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s’abriter auprès de ce beau chêne, de ces arbres qui ont toujours été son seul refuge… Frêle jeune homme, brave quand il le faut, il tient plus à ses rêves qu’à la vie. Il a toujours été comme cela. Il ne vivait que dans sa tête, inadapté à ce monde. Il faut dire que son univers n’était pas très attrayant ; les personnages alentour étaient des réprouvés ou des ratés : un village veule, un imam vieillissant et incapable de lui apporter un secours moral, une mère désarçonnée un peu hystérique, son père, un petit potentat familial, courroie de transmission minable du féroce pouvoir central de Damas… Seule la Rouquine, une vieille femme courageuse, lui avait enseigné depuis son enfance la poésie et les beautés simples de la nature. Elle lui avait appris les arbres, ses seuls amis véritables ; il y passait des heures sur leurs branches, notamment près du charmant sanctuaire du village qu’il appelait « la demeure du vent ». Très tôt, on murmura qu’Ali penchait vers la folie. Peu à peu conscient d’être proche de la fin, il s’efforce de ramper vers ce chêne protecteur, qu’il perçoit souffrant pour lui, désireux de l’accompagner dans ce passage étrange vers l’ailleurs. À bout de forces, ébloui par les rayons du soleil au travers des branches, il se saisit de l’une d’entre elles et s’élance ; « ça y est, il vole ». Il est délivré. Livre envoûtant, mais déroutant. Est-ce un conte ? Mais alors, quelle dureté et quelle absence d’espoir. Est-ce un récit avec quelque chose à dire ? Peut-être sur l’enchaînement insupportable des

malheurs dans certaines populations éprouvées. On parvient ébloui, mais épuisé, au terme de ce récit si dense, si lourd, parfois répétitif. Les personnages pourraient en passer pour stéréotypés. Mais on devine le désarroi de l’auteure, son chagrin absolu devant ce qu’est devenu son pays, et l’on s’efforce alors de ne pas trouver tout cela nihiliste. Ce serait donner trop de crédit aux gens mauvais. Jean-Pierre Listre

Les Utopistes, de Paulina Dalmayer, Grasset, 512 p., 25 € « L’héroïsme a un trait hystérique dans sa fureur à tout vouloir rehausser », écrit Paulina Dalmayer, l’auteure des Héroïques, un roman qui nous avait enflammés, il y a deux ans, par sa maestria, sa désinvolture grandiloquente et l’ahurissante posture chevaleresque de ses personnages. La romancière polonaise, qui tient beaucoup aux accès de sa polonité chronique – le romantisme d’un Chopin s’y mêle à la bravoure d’un Poniatowski (le général, s’entend) –, revient à la charge, sabre au clair, drapée dans sa vareuse de uhlan, avec un opus trois fois plus long, tout aussi tonifiant et homérique. Bien qu’y figurent les mêmes personnages (et quelques autres), Les Utopistes n’est pas à proprement parler la suite des Héroïques, ou du moins pas plus qu’Ulysse de James Joyce n’est la suite de Portrait de l’artiste en jeune homme. L’histoire n’est plus racontée par la mère (Wanda),

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mais par la fille (Gabriela), non moins rebelle, exubérante et excentrique, mais plus proche de l’auteure qui se confond d’autant mieux avec elle qu’elle lui a donné sa verve truculente et émouvante. Il s’agit bien en effet de « rehausser » la vie, de lui conférer la noblesse exaltante qu’elle n’a que par intermittence et presque toujours miraculeusement ; la littérature s’apparente en cela à l’amour dans tout ce qu’il a de grand et de glorificateur ; Paulina Dalmayer se surpasse en la matière : son épopée picaresque et vaudevillesque nous entraîne d’un bout à l’autre de ce pavé captivant dont une des nombreuses qualités est la légèreté. L’utopie que concocte Gabriela est une configuration conjugale polyamoureuse, ou plus exactement triangulaire, à l’image de Jules et Jim d’Henri-Pierre Roché, mais dans une perspective moins dramatique que féconde, le ressort de l’action participant d’une véritable maïeutique : à Gaspard Desroches, le Français dont la jeune femme est follement éprise, vient se joindre Konrad Warski, l’ancien amant juvénile de sa mère. Les pages les plus brillantes du livre sont consacrées à la mort de Wanda, épisode central, sur les rives du Gange, où, souffrant d’un cancer en phase terminale, elle a décidé d’être incinérée selon le rituel hindouiste. Tonitruante, tendrement provocatrice, pragmatique et néanmoins mystique, Paulina Dalmayer désamorce les préjugés sordides de notre époque dans sa quête d’une grâce qui exauce ses fantasmes lyriques. Son formidable capharnaüm romanesque renouvelle l’expérience jubilatoire des olympiades. Lucien d’Azay

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Divorce à l’anglaise, de Margaret Kennedy, traduit par Adrienne Terrier, révisé par Anne-Sylvie Homassel, Quai Voltaire, 394 p., 24 € À cheval sur deux siècles, Margaret Kennedy possède un humour et un esprit élégamment moralistes, comme en témoigne Divorce à l’anglaise. Le titre résume bien le propos. Alec et Betsy ont trois enfants, une belle maison à Londres, une résidence dans le pays de Galles. Une vie remplie de mondanités, depuis qu’Alec est devenu un auteur professionnel d’opérettes. Le livre s’ouvre à Londres en 1936 avec une lettre que Betsy écrit à sa mère, pour lui annoncer qu’Alec et elle comptent divorcer. Des chemins qui se séparent, des regards qui ne convergent plus : rien que de très banal. Mais c’est compter sans les conventions de l’époque, sans les parents, sans les amis – chacun prenant le parti de l’un ou de l’autre – ou encore la baby-sitter Joy (qui deviendra la seconde femme d’Alec). Dans la première partie du roman, (« Ensemble »), Betsy et Alec veulent croire qu’ils vont sauver leur mariage. Dans la deuxième (« Colère »), ils s’arment l’un contre l’autre, préparent la bataille juridique. Dans la troisième (« Séparés »), la réalité de leur nouvelle vie respective les saisit – chacun s’est remarié trop vite. Enfin dans la dernière (« L’œuvre du temps »), si l’apaisement vient, le renoncement à la légèreté aussi. Margaret Kennedy possède une acuité et une justesse qui épatent.

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Justesse dans la manière dont les points de vue des personnages et les faits s’enchaînent ; dans la façon dont les mots violents et les disputes entraînent des conséquences inimaginables quelques heures plus tôt. Justesse aussi dans l’amour qui perdure entre Alec et Betsy, sous la forme d’affection ou d’attachement, une fois la rancœur dépassée. Justesse enfin, dans cette vérité qui veut que si on ne « refait » pas sa vie, on la continue autrement, sans cesser de se souvenir qu’on aurait pu faire mieux. Que, dans ce combat féminin entre impérieux désir de liberté et résignation au devoir, Betsy n’a pas forcément remporté la victoire face à Alec. Divorce à l’anglaise n’est pas un livre gai. Mais il n’est pas triste non plus. Il est entre les deux, comme la vie avec le temps qui passe. Isabelle Lortholary

Mon frère le Carso, de Scipio Slataper, traduit par Benjamin Crémieux, Éditions Héros-Limite, 168 p., 18 € Paru en 1912, ce surprenant récit aux accents autobiographiques nous arrive tout droit de Trieste, cité-frontière se jetant dans l’Adriatique, naguère théâtre d’une intense vie littéraire polyglotte et désormais haut lieu touristico-­ littéraire, incubateur de nombre d’écrivains dont l’onomastique révèle toute la complexité. Citons au hasard Giorgio Voghera, Roberto Bazlen, Giani Stuparich, Virgilio Giotti (né Virgilio Schönbeck), Alojz Rebula ou Umberto Saba

(Umberto Poli pour les intimes). On doit la traduction de l’unique roman de Scipio Slataper à Benjamin Crémieux dont la correspondance curieusement restée à ce jour inédite en français avec Italo Svevo révèle en filigrane qu’il fut un des plus ardents promoteurs hexagonaux de l’œuvre de ce dernier. Dans sa postface, Éric Dussert rappelle que le Carso (le « Karst »), décor lyrique et envoûtant choisi par l’auteur, désigne « ce vaste massif de roche calcaire perclus de cavités creusées par les eaux où vit une végétation méditerranéenne dense et pugnace ». Bien qu’écrit en prose et découpé en chapitres, dans la plus pure des traditions romanesques, Mon frère le Carso serait plutôt à ranger (si tant est qu’il faille classer les livres) au rayon de la poésie plutôt qu’à celui des romans. L’action y importe en effet moins que les sublimes descriptions de paysages et d’atmosphères (on pense par exemple aux collines enneigées du Sechietta ou au scintillement des pierres du port de Trieste) ou la finesse de ses méditations : « Rien ne m’arrive plus, rien ne pénètre en moi avec mon consentement intérieur, rien autour de quoi grouper des idées, les pomper, les assimiler pour le recréer comme un fruit de mon âme la plus profonde. Tout est sensation d’obstacle qu’il faut vaincre. » L’ascension du Karst de Scipio Slataper a quelque chose de grandement métaphysique. Les cimes périlleuses où il guide le lecteur ne sont le plus souvent atteintes que par les authentiques poètes. Mikaël Gómez Guthart

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HISTOIRE Nous étions seuls. Une histoire diplomatique de la France (1919-1939), de Gérard Araud, Tallandier, 336 p., 22,90 € Notre ancien ambassadeur à Washington Gérard Araud profite de sa retraite diplomatique pour prendre du recul historique. Certes, le sujet a déjà été traité des milliers de fois, mais la question continue de hanter notre pays et de blesser l’orgueil national : pourquoi la défaite de 1940 ? L’auteur surprend par ses coups d’œil et son réalisme et, prenant à rebours les clichés sur la solide alliance franco-britannique et sur l’isolationnisme américain, son étude montre au contraire combien Londres et Washing­ton n’ont eu de cesse d’encourager le redressement de l’Allemagne contre la France dans les années vingt. Le protectionnisme et la dévaluation sous Roosevelt accélèrent le déclin de la France dans la décennie suivante tandis que les élites britanniques se compromettent avec le Reich. À Paris, les aimables dirigeants de la IIIe République se succèdent dans l’irénisme, le cynisme ou le découragement. Herriot, Léger, Berthelot, Laval, Blum, tout le monde y passe. Seuls Louis Barthou et, dans une moindre mesure, Briand et Poincaré parviennent à incarner un courant réaliste de la diplomatie française. Araud rejoint les analyses de Bainville, Kissinger, Duroselle et d’un certain Charles de Gaulle tout en s’appuyant sur les Mémoires des diplomates britanniques. Toutefois, il refuse d’emblée de condamner le traité

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de Versailles ne voyant pas d’alternative sérieuse à l’exil des Habsbourg. Et pourtant l’application dogmatique du principe des nationalités a réduit la paix de Versailles à l’impuissance dès 1918. En refusant de considérer les équilibres stratégiques du continent et de remettre en cause l’unité allemande, le très populaire Wilson ne pouvait qu’échouer. Sans alliance possible avec l’URSS, l’Europe laissait à l’Allemagne une Europe émiettée. L’Autriche, les Sudètes, la Posnanie, la Rhénanie et la Sarre ne tarderont pas à être occupés par Berlin. En brisant l’Autriche-Hongrie, les alliés ont scellé notre destin, bien à l’abri derrière la Manche et l’Atlantique. Sans garanties à long terme sur le Rhin, l’entre-deuxguerres ne pouvait être qu’une trêve pour Paris. Foch avait un autre plan mais Clemenceau a préféré écouter Wilson, un président dont le traité de paix, trop clément avec l’Allemagne, n’était pas compris à Washington. Hadrien Desuin

ESSAIS ET DOCUMENTS Discours, de Démosthène, sous la direction de Pierre Chiron, Les Belles Lettres, 1244 p., 49,90 € Où en sommes-nous avec Démosthène ? Quel est notre lien avec celui qu’on peut qualifier de « plus grand orateur de tous les temps » ? Si le nom a pu traverser l’histoire comme celui d’un politique grec, prestigieux certes, mais dont les

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efforts ne furent guère couronnés de succès, force est de reconnaître l’éclipse de son œuvre. Il servait encore de référence démocratique dans les années trente contre les régimes totalitaires – encore que cet usage soit pour le moins controversé – ; aujourd’hui, peu recourent à ses harangues. C’est dire l’importance de cette nouvelle édition dans la collection « Editio Minor » des Belles Lettres, où avait paru il y a deux ans l’intégrale des lettres de Cicéron. Voilà enfin une merveilleuse chance de lire ou de relire ces pièces si fondamentales que sont les Philippiques, les Olynthiennes, Sur la Couronne ou la célèbre oraison funèbre en l’honneur des morts à la bataille de Chéronée (338 av. J.-C.). L’énergie déployée par Démosthène à soulever le peuple athénien contre les dangers qui le menacent, cette ardeur à défendre la démocratie contre un autoritarisme venu de Macédoine incarné par Philippe II puis Alexandre, cette éloquence contre l’inertie ne porteront pas leurs fruits. Dès l’introduction, Démosthène est présenté comme un « perdant magnifique ». On sera plus attristé encore de lire le tableau portant le titre : « La litanie des échecs démosthéniens ». Finalement, une autre image est passée à la postérité : « Son style se caractérisait par une violence extraordinaire et une expression corporelle qui donnait l’impression aux auditeurs qu’il était possédé par un enthousiasme dionysiaque », écrivent Pierre Chiron et Vincent Azoulay. Rétablis dans l’ordre chronologique, ces discours méritent d’être lus à voix haute afin d’en saisir toute la portée tragique. Sans

doute Démosthène savait-il que tout était perdu, mais il combattit jusqu’à son dernier souffle. Envers et contre tout, il maintint l’honneur de la Cité et la grandeur d’Athènes. Son éloquence est une leçon de courage. Charles Ficat

L’Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine, de Jean Lopez et Michel Goya, Perrin, 352 p., 21 € Il ne fait guère de doute que le déclenchement de la « guerre de trois jours » lancée par le Kremlin contre l’État ukrainien à l’aube du 24 février 2022 est un point de bascule majeur de notre postmodernité. Laissant à d’autres le soin de démêler l’écheveau des conséquences économiques, démographiques, géopolitiques ou juridiques de ce conflit hors norme, Jean Lopez, historien de l’Armée rouge, et Michel Goya, auteur du très remarqué Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, choisissent aujourd’hui d’interroger la part la plus immédiate de la guerre russo-ukrainienne, c’est-à-dire ses aspects militaires, avec en point de mire cette question lancinante  : pourquoi rien ne s’est-il passé comme prévu ? Et pourquoi la Russie a-t-elle abandonné sa pratique traditionnelle de l’emploi de la force, souvent brutale mais toujours prudente, pour se lancer dans une Blitzkrieg aussi incertaine ? Et comment l’armée ukrainienne – dont la profonde mutation était passée inaperçue, y compris en Occident – est-elle

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parvenue dès les ­premières semaines à infliger d’aussi cuisantes défaites aux colonnes russes ? Les deux auteurs, bien décidés à contourner la double difficulté de la surabondance d’informations et des biais de confirmation, répondent à ces questions tout en nous offrant une ébauche précise d’histoire immédiate qui couvre les grandes étapes du conflit jusqu’aux premiers jours d’avril 2023. Que peut-on alors prévoir en ce printemps où le brouillard de la guerre ne s’est pas encore levé ? Peu de choses, sinon que l’ours russe a perdu deux batailles contre le renard ukrainien mais qu’il n’a pas perdu la guerre, les uns voulant tout reprendre, les autres ne voulant rien lâcher. Et les auteurs de craindre que cette « opération spéciale », qui a déjà fait plus de victimes que l’ensemble des guerres yougoslaves, ne finisse par s’enliser dans un conflit bloqué, c’est-à-dire un « scénario coréen » ; à moins qu’une victorieuse offensive ukrainienne ne bouleverse l’équilibre militaire de la guerre et emporte alors l’Europe vers des défis politiques aux conséquences aussi gigantesques qu’imprévisibles… Quant à la France, cette guerre la laisse dans les mêmes habits que le roi du conte d’Andersen, c’est-à-dire nue. Le dialogue franco-russe, fantasme historique et leitmotiv des Livres blancs, n’a rien donné, et notre « grande » puissance militaire se découvre soudain singulièrement désarmée dans un monde qui, lui, n’a pas oublié d’être dangereux. Bruno Deniel-Laurent

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Clara Schumann, une icône romantique, de Brigitte FrançoisSappey, Le Passeur, 326 p., 17 € La mode étant à la réévaluation des compositrices, Clara Schumann n’échappe pas à cet élan. Dans l’enthousiasme, des bêtises sont dites. Ce n’est pas le cas avec Brigitte François-Sappey, spécialiste du romantisme germanique à qui l’on doit des ouvrages de référence sur Schumann, Mendelssohn, Brahms. Elle a déjà écrit un livre sur celle qui fut la plus grande pianiste de son temps et la muse de deux génies, Schumann (son mari) et Brahms. La musicologue revient sur une artiste à l’image contrastée qui, selon la perspective, apparaît tantôt comme une déesse (voire une sainte), tantôt comme un monstre. Quant à savoir si l’œuvre mérite tant d’honneur après quelques indignités, au public de juger sur pièces avant que le temps n’ait le dernier mot. Avocate de la compositrice, Brigitte François-Sappey est aussi juge impartiale de la femme « passionnée, corsetée par le devoir » et « mère lointaine et exigeante ». Elle nous retrace le destin d’une artiste exceptionnelle qui eut « son Leopold Mozart » (Friedrich Wieck), qui misa tout sur elle. Décrite « plus forte que six garçons réunis » par Goethe, appelée « second Liszt » à Paris et « la seule » par Berlioz, Clara se partage entre une carrière prodigieuse et un mari qui l’adore et qu’elle vénère. Dressée pour régner, la voilà unie à un mari fusionnel, tendre, fragile et génial. L’œuvre passe au second plan : « Je n’ai

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pas le temps de composer », voire « Les femmes ne sont pas nées pour ça ». Puis Schumann devient fou et meurt. Le sort des enfants n’est guère plus enviable : mort, opium, folie, tuberculose… La « reine des pianistes » ne mérite pas la couronne de mère. Figée dans son rôle de gardienne du temple, elle mue une fulgurante passion avec Brahms en amitié fidèle. Mais sa robe de veuve n’est pas plus favorable à sa plume que naguère ses servitudes au foyer. Certes le XIXe siècle n’est guère propice à l’expression du sexe qu’on a dit « faible », mais l’œuvre de Clara Wieck aurait sans doute gagné au célibat. ­Malgré cela, la créatrice est-elle aussi admirable que l’interprète  ? Brigitte François-Sappey le pense et ses arguments portent. Il est toutefois permis de lui préférer la sensibilité d’une Fanny Mendelssohn. Ou la fréquentation d’une Pauline Viardot. Olivier Bellamy

La Vitesse de l’ombre, d’Annie Le Brun, Flammarion, 126 p., 23,90 € Les livres qui frappent savent inventer leur objet et leur forme. Qu’elle parle du roman noir, de Sade ou du renoncement de l’art contemporain envahi par le marché, Annie Le Brun poursuit une méditation sur ce qui nous met brusquement en présence d’autre chose : une vérité qui se passe de mots et qu’elle s’obstine à dire, un infini qui se laisse pressentir à travers un détail du quotidien. Elle construit son présent essai en cinq mouvements dont chacun va de la reproduction d’images

à un poème, en passant par une analyse aussi libre que scrupuleuse. Il s’agit de s’arrêter devant des images qui saisissent, de s’attarder sur leur décryptage pour parvenir à leurs fulgurances poétiques. Alors que les marchés financiers s’essoufflent à suivre les inventions techniques et tentent de réagir en nanosecondes, l’essentiel se déroule, nous rappelle Annie Le Brun, à la vitesse de l’ombre, dans une lente maturation qui prend soudain la force d’une évidence. Il suffit de confronter des photographies d’Alfred Jarry et de Raymond Roussel à un autoportrait du Parmesan pour que se laisse apercevoir ce que fixent ces trois regards braqués sur nous, ce qui nous dépasse et nous emporte : « L’infini est une affaire de regards. » Superposons, cette fois, une jeune femme, immobilisée par l’objectif de Lartigue, sur une barque devant deux gros transatlantiques dans le port de Marseille, une gravure de l’Histoire de Juliette où l’héroïne et sa complice s’apprêtent à précipiter la princesse Borghèse dans le Vésuve, et les deux dames vénitiennes peintes par Carpaccio sur leur terrasse dont le regard se perd au-dessus des animaux de compagnie : autant de femmes de profil qui fixent un point ou un objet, au-delà du cadre, qui nous entraînent dans un dialogue silencieux. Vers quel trans­ atlantique, puis quelle Afrique ou quelle Amérique la passagère de Lartigue estelle en chemin ? que vise Juliette audessus du cratère et du crime ? quel est le sens de l’ennui auquel s’abandonnent les indolentes de Carpaccio ? Annie Le Brun y aperçoit un sexe entrouvert, une

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o­ rigine du monde, une révélation parfaitement immanente. Autant de profondeurs pour nous délivrer du « non-horizon de l’écran plat », autant d’images véritables à opposer au déferlement de figures virtuelles qui nous envahissent. Autant d’expériences « pour ne pas en finir de prendre à revers un monde qui, chaque jour un peu plus, travaille à nous faire oublier la vie ». Michel Delon

Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent, de François Dosse, Cerf, 676 p., 34 € Nous sommes en pleine décadence. Il n’y a plus ni de philosophe, ni d’essayiste, ni de romancier connu hors de France, Houellebecq excepté. En attendant, il se publie chaque année des centaines de romans et, avant de les juger, François Dosse a décidé de les interroger. Que nous disent-ils  ? Qu’après les années soixante et soixante-dix, marquées par le structuralisme et le nouveau roman, l’histoire est de retour, que la Première Guerre mondiale, puis la Seconde, a inspiré de nombreux auteurs à succès, dont Jean Rouaud, Jean Echenoz, Pierre Lemaitre, Jérôme Ferrari, Alexis Jenni, Jonathan Littell, Éric Vuillard, Yannick Haenel, Frédéric Verger. Que si les romanciers se sont faits historiens, les historiens, comme Stéphane AudoinRouzeau, Patrick Boucheron, Ivan Jablonka, Philippe Artières, savent que leur récit participe, qu’ils le veuillent ou non, du roman. Que la frontière entre les deux genres fait problème : non seu-

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lement elle est poreuse, mais elle est elle-même devenue un sujet d’exploration. Que nous révèle cette nouvelle tendance ? Qu’une époque désorientée cherche à renouer le fil de la tradition et de la transmission, à rendre cette relation consciente, car nous sommes de plus en plus sensibles à l’inter­action entre passé et présent. L’histoire est ressentie comme un inconscient collectif, qui influe sur nos comportements, comme une névrose qui nous poursuit. Nous avons mal à notre passé qui se meut en passif. Le roman a, par rapport à l’histoire, l’avantage de la subjectivité assumée. À l’instar de Balzac et de Zola, le romancier moderne n’hésite pas à conférer un sens à son histoire, dans les deux acceptions du terme, qui sont : direction et signification. Ainsi, il nous pousse, en deçà ou au-delà de toute signification esthétique de l’œuvre, qui peut être discutée, à nous demander d’où nous venons, où nous allons et qui nous sommes. Robert Kopp

Le Génie et les Ténèbres. Léonard de Vinci et Michel-Ange, de Roberto Mercadini, traduit par Lucien d’Azay, Les Belles Lettres, 380 p., 21 € Peu d’artistes se sont aussi cordialement détestés que les deux plus grands génies de la Renaissance. Ils n’appartenaient pourtant ni à la même génération, ni au même milieu, ne se ressemblent ni par le tempérament ni par la religiosité, et ne se sont croisés qu’une fois, à Florence, en 1501. Léonard de Vinci, enfant naturel, élevé par ses grands-parents,

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artiste polymathe, organisateur de fêtes de cour aussi bien que de sièges militaires, musicien, philosophe, botaniste, peintre, sculpteur, écrivain, passant avec aisance de la cour de Milan à celle de Florence ou de Mantoue, travaillant pour le pape et pour le roi de France, jouisseur, aussi soigné de sa personne que négligé quand il s’agit de respecter les délais de ses commandes, est l’exact contraire de Michel-Ange, issu d’une famille de magistrats, capricieux, brutal, colérique, aussi pieux que bourru, obsédé par la perfection de son art. Roberto Mercadini, lui-même ingénieur, écrivain, comédien, youtubeur, retrace leurs carrières respectives dans un récit aux allures de roman de cape et d’épée, traversant au galop toute l’Europe de la Renaissance et montrant comment les deux artistes construisent deux univers résolument opposés. Léonard s’inspirant volontiers des rencontres que lui apportent les hasards de la vie, MichelAnge recherchant un monde intérieur, sublime, surnaturel, sculptant des corps transfigurés par leur âme. Leur rencontre fortuite à Florence en 1501 ne pouvait tourner qu’à l’affrontement, que les contemporains se sont amusés de nous raconter. Si le livre de Mercadini ne révolutionne pas l’histoire de l’art, il nous fait néanmoins entrer de plainpied dans le monde foisonnant de la Renaissance. La traduction, enlevée et nerveuse, de Lucien d’Azay n’y est pas pour rien dans le plaisir que nous donne cette lecture. Robert Kopp

Une apologie des oisifs, suivi de Causerie et Causeurs, de Robert Louis Stevenson, traduit par Laili Dor et Mélisande Fitzsimons, Allia, 80 p., 6,50 € « L’oisiveté engendre l’ennui », déclarait Boswell à son ami le Dr Johnson. En ces temps où l’on réfléchit beaucoup sur le travail, sa valeur et ses conséquences (voir la Revue des Deux Mondes d’avril), il peut être amusant de relire l’essai du jeune Stevenson, paru dans le Cornhill Magazine en 1877. D’une plume alerte, il prend à rebours deux idées reçues de son époque caractérisée par le positivisme et la soif de s’enrichir – le célèbre « Enrichissez-vous  ! » de Guizot date de 1843. La première revient à faire du travail un dogme auquel il faudrait tout sacrifier, afin d’exercer au mieux « une profession lucrative  ». Dès l’école, l’enfant est programmé pour réussir à la perfection, avec les catastrophes que l’on sait aujourd’hui. Au régime de l’apprentissage forcené, Stevenson oppose l’école buissonnière, pratiquée par Dickens et Balzac, qui permet d’acquérir des « connaissances hétéroclites », comme « tomber sur un bouquet de lilas au bord de la rivière, et fumer d’innombrables pipes en écoutant le murmure de l’eau sur les pierres ». La deuxième, à réduire l’oisiveté au farniente. Celle qui est revendiquée par Stevenson « ne consiste pas à ne rien faire, mais à faire beaucoup de choses qui échappent aux dogmes de la classe dominante » : elle a selon lui « tout autant de voix au chapitre que le travail ».

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Dans le sillage des flâneries et des excursions romantiques, l’auteur défend le « chemin de traverse » qui permet de prendre le temps de savourer ce que le hasard procure : ce sera bientôt le credo stevensonien dans son Voyage avec un âne dans les Cévennes (1879). Face à « l’activité excessive » et à « l’agitation », pratiquer l’oisiveté active permet de s’enrichir autrement  : être à l’écoute des autres et du monde, loin des soit-disant « affaires » jugées plus pressantes, c’est acquérir une épaisseur, une richesse de vie. En route, on peut rencontrer un bon compagnon, « le plus grand des bienfaiteurs » : comme le montre l’essai Causerie et C ­ auseurs, causer est tout un art de vivre et d’échanger. S’esquisse alors une autre conception du devoir : « Aucun devoir n’est plus sous-estimé que le bonheur. » Jean-Pierre Naugrette

L’Abolition de l’âme, de Robert Redeker, Cerf, 352 p., 24 € Dans L’Éclipse de la mort, Robert Redeker expliquait comment nos sociétés contemporaines avaient évacué du quotidien tous les symboles de la grande faucheuse pour laisser libre cours aux fantasmes de jeunesse éternelle. Avec L’Abolition de l’âme, le philosophe poursuit son travail d’analyse des grandes mutations consécutives de la modernité. Cette fois, il démontre comment l’âme, concept qui fut au cœur de la civilisation européenne durant des siècles, a peu

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à peu disparu de la philosophie et du langage courant. Un effacement tout aussi progressif qu’implacable, qui a laissé « une place vide, un trou dans notre culture », selon le philosophe. L’âme définissait l’homme, autant que le corps, elle l’habitait comme un « trésor » confondu avec son « intimité », figurait comme une porte d’entrée vers sa vie intérieure. Mais voilà qu’elle a déserté l’homme « désincarné  », ce contemporain qui se remplit la panse chez ­ McDonald’s et qui s’endort devant Netflix. L’âme, d’ailleurs, s’oppose, selon Redeker, à la technique, qui s’est donné pour mission de l’escamoter. « La technique concentre toute l’attention des hommes sur le seul monde matériel. Elle laisse entendre qu’il n’y a aucune profondeur au monde, que celui-ci n’est que surface, ou surfaçable, surface en réserve, à disposition de la technique », juget-il. L’âme a déserté la pensée sans cesser d’être et l’auteur juge nécessaire d’en rappeler l’existence pour la réveiller. L’essai, superbement écrit, ne raconte pas uniquement l’histoire d’un évanouissement : il fait aussi un tour d’horizon des travaux philosophiques en la matière. Redeker convoque, d’une façon singulière et savante, Descartes et Galilée, Sartre et Heidegger, Bourdieu et Bernanos, et les fait converser pour mieux argumenter sa propre vérité. Un livre à lire comme une prière ou un poème. Noémie Halioua

NOTES DE LECTURE

Pétain et le pétinisme. Essai de psychologie, de Marc-Pierre d’Argenson, Hermann, 164 p., 18 € L’Étrange Défaite de Marc Bloch n’avait pas tout dit de l’effondrement moral à l’origine de l’armistice de juin 1940 et du régime de Vichy. Révolté par les tentatives d’après-guerre de justification ou de relativisation de la Collaboration, Marc-Pierre d’Argenson, officier issu d’une famille de vieille noblesse et gaulliste de la première heure fait prisonnier dès juin 1940, fit paraître en 1953 ses réflexions sur les causes profondes du pétinisme et de l’enthousiasme porté au Maréchal que la Libération n’avait pas, selon lui, réussi à annihiler. Au premier rang d’entre elles, l’auteur, dont le livre est aujourd’hui réédité, situait le matérialisme et la peur de prendre des responsabilités individuelles. La quête qui l’amenait à ces conclusions fut d’emblée saluée par le grand historien de l’école des Annales Lucien Febvre. Elle se distinguait par un sens aigu de la nuance et par l’originalité de l’approche, d’ordre psychologique. Elle couvrait également un grand éventail de protagonistes et de groupes sociaux. Marc-Pierre d’Argenson restituait en effet aussi bien les calculs, les passions et les caractères des principaux acteurs de Vichy –  Pétain, Darlan, Weygand et Laval – que l’état d’esprit des classes sociales et de milieux précis à l’image du monde politique ou de l’armée. Lire aujourd’hui son livre court mais foisonnant sur le pétinisme contribue par conséquent à battre en brèche bien des

idées reçues actuelles sur la période et sur ses acteurs. Elle invalide aussi, a contrario, la vieille théorie reprise par Éric Zemmour du glaive et du bouclier selon laquelle de Gaulle et Pétain défendaient de façon complémentaire, l’une offensive et l’autre défensive, l’indépendance nationale. Le plus précieux de l’ouvrage, cependant, est ailleurs. Il tient aux enseignements qui émaillent le livre sur la politique, la France et, plus particulièrement encore, l’honneur, autant de remparts à la répétition du pire malheureusement oubliés. Laurent Ottavi

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LES REVUES EN REVUE

Chaque mois les coups de cœur de la rédaction

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Zadig « Le train : une passion française » N° 17, printemps 2023, 196 p., 19 €

Cahiers d’études lévinassiennes « La mémoire » N° 19, 160 p., 23 €

Une revue peut-elle réparer les fractures d’une société ? Telle est en tout cas l’ambition de Zadig, trimestriel fondé en 2019 par Éric Fottorino, le père de l’hebdo Le 1 et de l’excellent America. Dans le sillon du mouvement des « gilets jaunes » et alors que les médias sont accusés d’être trop parisiens, Zadig s’attache à raconter la France d’aujourd’hui. De la province aux banlieues en passant par les outre-mer, plongeant dans notre rapport au travail ou au bonheur, écrivains, intellectuels et journalistes explorent la richesse d’un pays devenu archipel et en chroniquent les divisions, les craintes et les aspirations. Dans une nouvelle formule repensée autour des passions françaises, le dernier numéro s’intéresse au train, fierté délaissée qui connaît ces tempsci un retour en grâce pour son potentiel social et environnemental. L’historien Xavier Mauduit en retrace l’histoire, le bédéiste François Schuiten en livre son imaginaire, et l’auteure Blandine Rinkel raconte son périple de nuit de Paris à Collioure. Accompagné d’une enquête sur les effets du tourisme et de la gentrification au Pays basque, Zadig continue de faire voyager son lecteur vers les six coins de l’Hexagone. Aurélien Tillier

Les Cahiers d’études lévinassiennes, fondés en 2002 par Benny Lévy et dirigés par Gilles Hanus sous l’égide des éditions Verdier, proposent pour leur livraison annuelle un dossier sur le thème de la mémoire. Un des principaux intérêts de ce numéro est probablement l’article de René Lévy, extrait d’un séminaire donné en 2019 à l’Institut d’études lévinassiennes. Philosophe iconoclaste, à la pensée toujours imprévisible, René Lévy convoque en effet, sans pédanterie inutile, Platon, les commentateurs chrétiens d’Aristote, Maïmonide, Jules Michelet ou encore Victor Hugo pour une analyse historico-­ étymologique de l’expression « du passé faisons table rase ». Autre texte passionnant, l’article inédit sur Hermann Cohen signé Franz Rosenzweig, philosophe cher à Emmanuel Lévinas et à ses disciples, traduit de l’allemand et commenté par Gilles Hanus. Avec intérêt, on lira aussi des recensions ainsi qu’une bibliographie des très nombreux ouvrages consacrés à Emmanuel Lévinas à travers le monde. Mikaël Gómez Guthart

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LES REVUES EN REVUE

Versalia N° 26, 2023, Société des Amis de Versailles, 200 p., 39 €

Cahier Marcel Aymé N° 40, 4e trimestre 2022, Société des amis de Marcel Aymé, 152 p., 23 €

Versalia a 26 ans. Bel âge pour une revue qui était loin d’être assurée de sa pérennité quand son premier numéro a paru à la fin du XXe siècle. Voulue comme un « mécénat » de la Société des amis de Versailles en faveur du château, celle-ci en assure la fabrication. La dernière livraison de l’esthétique publication contient comme à l’accoutumée des signatures bien connues, dont celle de Jean-Claude Le Guillou qui offre un bel article sur le « Petit cabinet des glaces où le Roy escrit », ou celle de Laurent Salomé qui fait le recensement exhaustif des acquisitions de l’année. À noter : les contributions savantes de jeunes chercheurs – tradition respectée depuis 1997. On ne cesse d’aller et venir entre les différents espaces, leurs usages dans l’histoire et leurs restaurations, et des articles relatifs aux objets d’art, aux jardins… Ainsi, on réalise qu’une infinité de détails ne se révèlent bien qu’à la centième promenade, lorsque vous croyez tout connaître des lieux et qu’ils vous livrent, comme pour vous confondre, un aspect inattendu. Quiconque a le goût de Versailles peut aujourd’hui prendre intérêt à cette lecture et y trouver instructions et délectations pour enrichir ses prochaines pérégrinations dans le domaine du Roi. Ayrton Morice Kerneven

Forte de l’action de la Société des amis de Marcel Aymé (SAMA), la postérité de l’auteur des Contes du chat perché continue de bénéficier d’un prestige important. Ce no 40 paraît alors que vient d’être célébré en 2022 le 120e  anniversaire de sa naissance. Il arrive à point nommé pour rappeler la richesse et la variété de cet écrivain qui a touché à de nombreux genres : roman, nouvelle, théâtre, conte, essai, chronique, poésie, chanson, etc. Parmi les contributions, on trouvera une lettre publique parue dans la Revue mondiale en 1930 sur l’élection du président de la République, une étude sur l’« ironie » de Marcel Aymé, une analyse nuancée par Philippe Dufresnoy du texte qu’Aymé consacra à Céline dans le Cahier de L’Herne en 1963 intitulé « Sur une légende », ou le récit de cette amitié avec Jean Anouilh qui fut longue à s’établir. Richement illustrée en couleurs, cette revue entretient la flamme d’un écrivain qui continue de ravir les plus jeunes, les amateurs de théâtre et les passionnés de littérature non ­conformiste. Charles Ficat

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97, rue de Lille, 75007 Paris Tél. 01 47 53 61 50 N° ISSN : 0750-9278 www.revuedesdeuxmondes.com [email protected] Twitter @Revuedes2Mondes

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Directeur de la publication Thierry Moulonguet Conseiller de la présidence Franz-Olivier Giesbert

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Imprimé en France par Aubin Imprimeur avec des encres blanches certifiées BLUE ANGEL sur du papier issu de forêts gérées durablement et façonné avec des colles écocompatibles à base d’hévéa. Commission paritaire : n° 0325D81194 La reproduction ou la traduction, même partielles, des articles et illustrations parus dans la Revue des Deux Mondes est interdite, sauf autorisation de la revue.

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