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French Pages 378
Norvège, 873 après 7.-C. Dirk Gerhardsen glissa de sa selle et se mit à ramper vers la berge où se tenait la fille aux cheveux d'or. Kristen Haardrad lança un regard derrière elle comme si elle sentait une présence. Après une brève hésitation, elle noua la bride de son grand étalon à une branche au bord de l'eau. Le fjord Horten coulait impétueusement. Mais, à cet endroit, un amas de rochers brisait le courant, et l'eau était calme et lisse comme une nappe de soie. Dirk savait par expérience qu'elle était aussi délicieusement tiède et que la fille ne résisterait pas à la tentation de se baigner. Il avait deviné où se rendait Kristen dès qu'il l'avait vue quitter la maison de son oncle Hugh. Quand ils étaient plus jeunes, beaucoup plus jeunes, ils avaient l'habitude de venir ici en bande. Kristen appartenait à une grande famille, elle avait trois frères, son oncle était le chef du village et elle comptait ses cousins par douzaines. Pour tous ces gaillards, elle était aussi précieuse que le soleil et la lune réunis. 5
Et, jusqu'à récemment, il en allait de même pour Dirk. Mais elle avait changé, elle était devenue une femme. Et Dirk avait changé, lui aussi. Comme beaucoup d'autres, il avait voulu la séduire. Comme beaucoup d'autres, il lui avait offert son cœur : il l'avait demandée en mariage mais elle l'avait repoussé. Avec gentillesse. La déception n'en avait été que plus cruelle. Il l'avait vue grandir, il avait vu l'enfant malhabile devenir une femme magnifique. Alors, Dirk Gerhardsen était devenu comme fou. Son désir s'était mué en idée fixe : Kristen serait sa femme, de gré ou de force. Dirk retint son souffle quand elle commença à enlever sa robe. C'était ce qu'il avait espéré... Elle était à présent toute nue. Il pria Odin de lui venir en aide ! Quelle vision de rêve : les longues jambes fuselées, la douce courbe des hanches, le long dos droit sur lequel ruisselait l'épaisse natte de cheveux comme un torrent de lumière... Une natte qu'il avait enroulée autour de son poing quelques nuits plus tôt pour lui arracher un baiser qui lui avait enflammé les sens. Mais la gifle qu'il avait reçue juste après lui avait pratiquement décollé la tête. Kristen n'avait rien d'une fille frêle. En fait, elle était presque aussi grande que lui et il mesurait plus d'un mètre quatrevingts. Au lieu de calmer Dirk, cette gifle avait décuplé son désir. Malheureusement, le frère aîné de Kristen, Selig, avait surgi au mauvais moment. Tous deux portaient maintenant les douloureuses traces de leur rencontre, et Dirk avait perdu un bon ami en Selig. Non parce qu'ils s'étaient battus — un Viking aime toujours se battre — mais en raison de ce qu'il avait
voulu faire à Kristen. Et il ne pouvait nier qu'il l'aurait prise là, sur le sol de l'étable de son père. S'il avait réussi, il serait mort à présent. Garrick, le père de Kristen, l'aurait tué de ses propres mains. Elle nageait. Dirk ne distinguait plus son corps mais cela n'apaisait en rien le feu qui coulait dans ses veines. La regarder glisser sur l'eau était une torture qu'il n'avait pas imaginée. Il s'était simplement dit qu'elle serait seule, loin de sa famille, et qu'il devait en profiter. Le bruit courait qu'elle allait bientôt épouser Sheldon, le fils aîné de Perrin, le meilleur ami de son père. Bien sûr, de tels bruits, on en entendait sans cesse. Kristen avait connu dix-neuf hivers et, depuis quatre ans, il n'y avait pas un homme valide au bord du fjord qui n'eût demandé sa main. Elle flottait maintenant sur le dos, laissant émerger ses doigts de pied, la blancheur crémeuse de ses hanches, la pointe durcie de ses seins. Par Loki ! Elle le provoquait ! Dirk ne put en supporter davantage. Il arracha ses vêtements. Kristen entendit le plongeon, tourna la tête et ne vit rien. Pas de vaguelettes sur l'eau, sauf autour d'elle. Elle nagea néanmoins vers la rive où gisaient sa robe et la seule arme dont elle disposait: une dague finement ciselée qu'elle portait plus comme un ornement que comme un moyen de défense. Elle avait eu tort de venir ici toute seule, sans attendre un de ses frères. Mais ils étaient trop occupés à préparer le drakkar de son père qui ferait voile vers l'est la semaine suivante. Et la journée était si douce après un printemps glacé et un hiver exceptionnellement rude... Venir seule ici, enlever ses vêtements et se baigner
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nue : quelle folie ! Mais Kristen avait besoin d'éprouver une sensation de danger. Elle avait soif d'aventure ! Elle était encore dans l'eau et reprenait pied quand il se dressa devant elle, immense et ruisselant. En reconnaissant Dirk, Kristen eut une bouffée de rage. Il s'était montré odieux quelques nuits auparavant. Puissamment bâti, il avait le même âge que Selig: vingt et un ans. Kristen l'avait considéré comme un ami, elle aussi... jusqu'à cette nuit dans l'étable. Il avait beaucoup changé depuis l'époque où ils chassaient et nageaient ensemble. Toujours aussi beau garçon avec ses cheveux d'un blond roux et ses yeux sombres, il n'était plus le Dirk qu'elle avait connu. — Tu n'aurais pas dû venir ici, Kristen. Sa voix était sourde, menaçante. Il voulait visiblement davantage que le baiser arraché l'autre nuit. Le spectacle des perles d'eau qui s'accrochaient à ses mèches dorées ou glissaient sur ses pommettes saillantes et sur son petit nez droit le captivait. Les yeux de Kristen aussi. Ces yeux agrandis par la colère, d'un bleu limpide et brillants comme la mer du large sous le soleil — la mer démontée. — Laisse-moi passer, Dirk. — Non! — Ne sois pas idiot. Elle n'avait pas élevé la voix. C'était inutile tant sa fureur était évidente. Mais Dirk était comme fou. Il la saisit brutalement par les épaules. — Ah ! Kristen... Tu es si belle que j'en perds la tête...
Un éclair passa sur la mer en furie. — Tu Pas vraiment perdue si tu crois que tu... Il la fit taire en lui écrasant la bouche de la sienne. Il était déchaîné. Elle se mit à le haïr. Le contact de ce corps pressé contre le sien, de ce membre dressé entre eux, lui faisait horreur. Elle savait ce qui se passait entre un homme et une femme pendant les jeux de l'amour. Sa mère, Brenna, le lui avait expliqué depuis longtemps. Et ce qui arrivait à cet instant n'avait rien à voir avec l'amour. Elle n'éprouvait que de la répulsion. Elle maudissait Dirk, tout en se débattant. Elle admirait la force et le courage chez un homme, sauf si celui-ci les dirigeait contre elle. Elle se donnerait avec joie à l'homme de son choix. Or, elle n'avait pas choisi Dirk Gerhardsen et, s'il la violait, elle le tuerait. Elle lui mordit cruellement les lèvres tout en lui griffant le torse, l'obligeant à la lâcher. Et elle continua à le mordre sauvagement. Il aurait pu la frapper, mais dans ce cas, elle risquait de serrer les dents plus fort encore. Tout à coup, elle remonta la jambe. Elle abandonna la lèvre de Dirk au moment où, d'un coup violent dans le ventre, elle le repoussait dans des eaux plus profondes. Profitant de la chute de son agresseur pour regagner la rive, elle ramassa la dague et se retourna vers lui. Un regard à la lame pointue le dissuada de tenter un dernier geste. — Tu es aussi sournoise qu'une fille de Loki ! marmonna-t-il en recrachant le sang qui lui remplissait la bouche.
— Ne me compare pas à tes dieux, Dirk ! Ma mère m'a élevée en chrétienne. — Peu m'importe ton dieu, rétorqua-t-il. Pose ce couteau, Kristen. Elle secoua la tête. Elle avait retrouvé son calme maintenant qu'elle avait une arme en main, et il s'en rendait compte. Par Odin, elle était magnifique! Nue, son poignard à la main, avec l'eau qui perlait sur son corps somptueux, sur les seins lourds et fiers, le ventre plat et cette toison d'or qui couronnait les cuisses... Et elle le défiait d'avancer. A la façon dont elle tenait la dague, il était évident qu'elle savait parfaitement s'en servir. — Je vois que ta mère ne t'a pas seulement appris à vénérer son dieu, fit-il amèrement. Ni ton père ni tes frères ne t'auraient enseigné à te servir d'une arme. Leur devoir est de te protéger, ils n'auraient pas accepté que tu t'en charges à leur place. Lady Brenna t'a montré ses ruses de Celte. Après toutes ces années passées parmi nous, elle devrait pourtant savoir que l'habileté des Celtes n'est rien comparée à la force d'un Viking. Que t'a-t-elle appris d'autre, Kristen ? — Je connais le maniement de toutes les armes, sauf la hache..., cet instrument de brute qui ne requiert aucune adresse, répondit-elle avec fierté. — C'est que tu n'as pas assez de force pour t'en servir ! Que dirait ton père, s'il savait ? Je suis prêt à parier qu'il vous donnerait le fouet, à ta mère et à toi ! — Tu comptes le lui dire, peut-être ? Il lui jeta un regard mauvais. Bien sûr, il ne parlerait pas au père de Kristen, car il devrait alors lui
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expliquer comment il avait découvert tout cela. Et, à quarante-six ans, Garrick Haardrad avait une tête de plus que lui et demeurait le guerrier le plus redouté sur les rives du fjord. — Qu'est-ce qui te déplaît chez moi, Kristen ? Pourquoi ne veux-tu pas de moi ? Surprise par cette question, elle comprit que Dirk était en proie à la plus totale confusion. Il se tenait là devant elle, nu comme un ver... Un spectacle qui ne la bouleversait pas vraiment. En effet, elle avait déjà vu des hommes nus quand avec Tyra, sa meilleure amie, elles s'étaient glissées dans la salle de bains de son oncle et cachées derrière le vaste baquet où plusieurs de ses cousins se baignaient. Cela remontait à plus de dix ans maintenant, et il y avait une différence notable entre ses cousins et Dirk... Pour la première fois, elle avait sous les yeux l'instrument de plaisir d'un homme tendu comme un arc. Elle lui fit une réponse sincère. — Tu ne me déplais pas, Dirk. Tu es très beau, ton père est un riche fermier et tu es sérieux au travail. Une femme sera heureuse de t'avoir pour époux... Elle omit de dire que Tyra était prête à vendre son âme à Loki pour lui et que c'était là une des raisons pour lesquelles elle le repoussait. Kristen avait juré de ne révéler à personne le secret de son amie. — Mais tu n'es pas pour moi, Dirk, conclut-elle avec fermeté. — Pourquoi ? — Mon cœur ne bat pas plus vite quand je te vois. Il la dévisagea avec incrédulité. — Quel rapport avec le mariage ?
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« Tous les rapports », se dit-elle.
j e ne veux pas t'épouser, Dirk. Je te l'ai déjà dit. — Est-il vrai que tu vas choisir Sheldon ? Elle aurait pu utiliser cette excuse pour se débarrasser de lui, mais elle détestait mentir. — Sheldon est comme un frère pour moi. Mes parents voudraient bien que nous nous unissions mais je repousserai sa demande. Elle ne précisa pas que Sheldon en serait soulagé. Il la considérait comme une sœur, lui aussi, et la seule idée d'un possible mariage entre eux le mettait aussi mal à l'aise qu'elle. — Il faudra bien que tu choisisses, Kristen. Il n'y a pas un homme le long de la rivière qui n'ait demandé ta main. Tu devrais être mariée depuis longtemps déjà. Elle n'appréciait guère cette conversation car elle connaissait sa situation mieux que quiconque. Elle n'avait encore jamais rencontré l'homme idéal. Elle rêvait d'un amour aussi fort que celui qui unissait ses parents, et elle se rendait compte qu'elle devrait un jour ou l'autre accepter un destin moins glorieux. Depuis des années, elle essayait d'y échapper en refusant tous les prétendants qui se présentaient. Par amour pour elle, ses parents l'avaient laissé faire. Mais cela ne pourrait durer éternellement. Que Dirk lui rappelât son sort de façon si pressante redoublait la colère de Kristen. — Cela ne te concerne pas, Dirk. Tu peux être certain que tu ne seras jamais celui que je choisirai. Trouve quelqu'un d'autre et cesse de m'importuner. — Je pourrais te prendre de force, Kristen, et t'obliger à m'épouser... Tu as repoussé trop de pré-
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tendants, ton père ne pourra me refuser ta main. Bien des mariages se sont conclus ainsi dans le passé. C'était une possibilité. Bien sûr, son père infligerait à Dirk une telle punition que celui-ci risquait d'en mourir. Mais s'il y survivait, elle n'aurait d'autre choix que de l'épouser car aucun autre homme ne voudrait d'une femme souillée. Elle lui lança un regard meurtrier. — Si mon père ne te tue pas, alors je le ferai. Ne commets pas cette folie, Dirk. Je ne te pardonnerais jamais une telle insulte. — Mais tu seras ma femme. — Je te tuerai plutôt que d'être à toi ! — Ça m'étonnerait. Et puis, le risque en vaut la peine. Il avait prononcé cette dernière phrase les yeux fixés sur les seins de la jeune femme. Elle se raidit, regrettant d'avoir parlé avec lui. Elle aurait dû sauter sur Torden et s'enfuir plutôt que de l'affronter. — Alors, essaie ! Que j'aie le plaisir de te tuer surle-champ! siffla-t-elle. Elle leva son arme. Un reflet de soleil sur la lame éblouit Dirk une seconde. A la façon dont elle tenait la dague, il comprit qu'il n'avait aucune chance de l'atteindre sans se faire embrocher. Si seulement elle avait été moins grande, moins forte... — Tu n'auras pas toujours ce jouet entre les mains, Kristen, gronda-t-il, furieux. — Merci de me . prévenir. Tu es stupide. Désormais, je veillerai à ne plus jamais me retrouver seule avec toi. — Alors, assure-toi que ta porte est bien verrouil-
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lée la nuit, quand tu dors... Un jour, d'une manière ou d'une autre, je t'aurai. Elle ne daigna pas répondre à cette menace mais recula prudemment vers ses vêtements, en tas sur le sol, et les jeta sur son épaule. Sans quitter Dirk des yeux, elle s'empara des rênes de Torden et recula encore. Quand il y eut une dizaine de mètres entre eux, elle sauta en selle et lança l'étalon au galop. Les malédictions de Dirk l'accompagnèrent mais elle n'y prit pas garde, se souciant seulement de se rhabiller sans ralentir l'allure de sa monture. Si on la voyait ainsi dévêtue, elle aurait des explications à fournir. Et si elle révélait la vérité à son père, celui-ci imposerait de sévères restrictions à sa liberté. Or, elle tenait à sa liberté plus qu'à tout. Son père se faisait beaucoup trop de souci pour elle. Au contraire de Brenna, qui savait que Kristen pouvait très bien se défendre toute seule. Elle avait elle-même enseigné le maniement des armes à sa fille, quand Garrick les quittait pour ses longs voyages d'été. Elle lui avait appris à être aussi habile que rusée, car si Kristen était plus forte que la plupart des femmes, elle ne possédait pas la puissance d'un homme. Et la ruse peut souvent pallier avec succès à la force brutale. Fière de ses capacités, Kristen n'avait pourtant jamais eu à les exercer avant aujourd'hui. Une femme ne pouvait ouvertement arborer une arme à la manière des hommes, et elle n'en avait d'ailleurs pas envie car elle était tout aussi fière de sa féminité. Kristen était aimée, choyée et protégée par sa famille. Outre Selig, elle avait deux autres frères de
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seize et quatorze ans, Eric et Torall, déjà presque aussi grands que leur formidable père. Ses nombreux cousins étaient, eux aussi, prêts à se battre jusqu'à la mort pour elle à la moindre insulte. Non, elle ne risquait rien. Et jusqu'à aujourd'hui, elle n'avait jamais eu besoin de se battre comme sa mère au même âge qu'elle. Si jamais elle partait avec Selig et ses amis, la semaine suivante, pour les marches de l'Est, elle oublierait Dirk... En tout cas, jusqu'à la fin de l'été. Et d'ici là, il aurait peut-être trouvé une femme et perdu tout intérêt pour elle. Hélas, on lui avait refusé de faire partie de ce voyage. Elle était trop âgée à présent pour faire voile avec autant de jeunes hommes, même sur un bateau de son père commandé par Selig. Elle ne pourrait y aller que si Garrick décidait de partir, c'était aussi simple que cela. Elle avait eu beau évoquer, en plaisantant, la possibilité de séduire un prince marchand à Birka ou à Hedeby, et de ramener un riche époux à la maison, Garrick était resté de marbre. S'il ne pouvait veiller sur elle, par Odin ! elle resterait ici. Cela faisait huit étés que Garrick ne prenait plus la mer, préférant passer cette douce période de l'année en compagnie de Brenna. Et il laissait son ami Perrin commander son navire ou bien, depuis qu'il en avait l'âge, Selig. Les parents de Kristen chevauchaient alors seuls vers le nord et ne revenaient pas avant la fin de la saison chaude. Us chassaient ensemble, ils exploraient et ils s'aimaient tandis que Kristen rêvait pour elle-même d'une relation semblable. Mais où trouver un homme tel que Garrick, si tendre envers ceux qu'il aimait
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mais si redoutable pour les autres ? Un homme qui ferait battre son cœur plus vite, comme cela arrivait à Brenna dès qu'elle posait les yeux sur Garrick ? Kristen soupira. Au bord du fjord, un tel homme n'existait pas. Oh ! bien sûr, les hommes travailleurs ne manquaient pas mais la plupart étaient si rustres. Ces contrées nordiques fabriquaient des hommes durs au mal, solides et rudes. Si seulement elle pouvait prendre la mer avec Selig... Et trouver celui que le destin lui réservait, peut-être un marchand et un marin comme son père... Un Danois. Ou un Suédois. Ou même un Norvégien du Sud. Ils se rendaient tous dans les foires des grandes cités de l'Est. Oui, il suffisait qu'elle le trouve.
Kristen attendait sa mère dans les cuisines. Selig prendrait la mer dans quelques heures — ailleurs, dans une autre partie du monde, on aurait dit à l'aube mais pas ici où le soleil ne se couchait que quelques heures par nuit. L'équipage comprenait trente-quatre hommes, cousins, amis et frères, tous amoureux de la mer. Ils emportaient avec eux une cargaison de fourrures et d'articles de valeur fabriqués durant les longs mois d'hiver. La famille de Kristen avait rassemblé à elle seule plus de cinquante peaux, parmi lesquelles les dépouilles très recherchées de deux ours polaires, deux splendides fourrures blanches qui attein-
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draient des prix élevés dans l'Est. Kristen espérait encore faire partie du voyage. Selig ne voyait aucun inconvénient à l'emmener. Mais son père avait réitéré à trois reprises son refus au cours de la dernière semaine. Elle n'avait donc plus qu'un dernier recours : sa mère. Les serviteurs s'affairaient à préparer le repas, autour de Kristen. Chez les Vikings, c'était le plus souvent des étrangers capturés au cours de raids dans les pays du Sud et de l'Est. Mais ceux qui servaient la famille Haardrad avaient tous été achetés. Garrick n'avait, en effet, plus pris part à de tels coups de main depuis sa jeunesse et Selig, qui naviguait maintenant à sa place, n'en avait encore jamais eu l'occasion. C'était parfois un sujet de discorde entre les parents de Kristen, car sa mère avait autrefois été l'une de ces esclaves..., capturée par le père de Garrick et offerte à ce dernier en l'an 851. Fière et obstinée, Brenna n'avait jamais accepté d'être l'esclave de Garrick. Et lorsqu'ils évoquaient cette époque, on comprenait que leurs premières rencontres avaient été douloureuses. Kristen avait du mal à y croire. Bien sûr, ses parents se disputaient encore, à l'occasion. Dans ces moments-là, Garrick sautait sur son cheval et galopait vers le nord pour se calmer. Mais, à son retour, il s'enfermait avec Brenna dans leur chambre. Tous deux n'en sortaient qu'après de longues heures, ne se souvenant même plus des raisons de leur fâcherie, ce qui amusait considérablement le reste de la famille. Fatiguée d'attendre, Kristen picorait des noix
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qu'Aileen ajoutait à la pâte qu'elle pétrissait. Pour l'amadouer, elle utilisait l'idiome gaélique de la cuisinière. Au contact des serviteurs, qui venaient de contrées diverses, Kristen avait appris plusieurs langues qu'elle parlait à la perfection. — Laisse Aileen tranquille, chérie, sinon il n'y aura plus de noix pour le pain préféré de ton père. Kristen avala la poignée qu'elle venait de subtiliser avant de se tourner vers sa mère. — Je ne t'attendais plus ! Qu'as-tu bien pu murmurer à papa pour qu'il t'emporte comme ça dans ses bras ? Brenna rougit joliment et, passant un bras autour de la taille de sa fille, l'entraîna dans la grande salle encore déserte. Les hommes achevaient en effet de charger le bateau. — Pourquoi dis-tu des choses pareilles devant les serviteurs ? — Ils ont bien vu comment il t'a... — Peu importe, la coupa Brenna en souriant. D'ailleurs, je ne lui ai rien... murmuré. Kristen était déçue. Elle avait espéré entendre une confession coquine de sa mère qui n'avait pas pour habitude de garder sa langue dans sa poche. Brenna éclata de rire. — Je n'en ai pas eu besoin, chérie. Je lui ai simplement mordillé le cou. Tu comprends, il a un point très sensible... — Tant que ça ? — Oui! — Alors, tu l'as provoqué ? Honte à toi, mère ! se moqua Kristen. — Honte à moi ? Alors que je viens de passer une
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heure merveilleuse avec ton père au milieu de la journée ? Il ne pensait qu'à charger sa cargaison... Une femme doit savoir prendre des initiatives, quand son mari est si occupé. — Et il ne t'en a pas voulu de l'empêcher de charger le bateau ? — A ton avis ? Kristen sourit. Brenna ne ressemblait vraiment pas aux autres mères. Avec sa chevelure noire comme la nuit et ses yeux gris de Celte, il semblait inconcevable qu'elle ait déjà quatre enfants adultes. A près de quarante ans, elle était une très belle femme. Et si Kristen avait eu la chance d'hériter de ses traits, elle devait sa chevelure blonde et le bleu de ses yeux à son père. Elle pouvait cependant remercier Dieu de ne pas être aussi grande que son père et ses frères. Brenna avait souvent prié le Ciel pour que sa croissance s'arrête, même si ici, dans le Nord, sa haute taille était appréciée. En Norvège, la plupart des hommes et des femmes étaient aussi grands ou plus grands qu'elle. — Tu ne m'attendais pas uniquement pour me poser des questions impertinentes à propos de ma vie amoureuse ? s'enquit Brenna. Kristen s'absorba dans la contemplation de ses sandales. — J'espérais que tu dirais quelques mots pour moi à père... Maintenant qu'il est de si bonne humeur, tu pourrais lui demander... — Si tu peux partir avec ton frère ? acheva Brenna en secouant la tête. Pourquoi ce voyage est-il si important pour toi, Kristen ?
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Je veux trouver un mari. Voilà, elle avait enfin avoué ce qu'elle n'osait dire à son père.
— Et tu ne crois pas pouvoir en trouver un chez nous ? Kristen chercha le doux regard de sa mère. — Il n'y a personne que j'aime ici, mère... pas comme tu aimes père. — Pas un seul ? — Pas un seul. — Tu ne veux pas épouser Sheldon ? — Je l'aime, c'est vrai, mais comme un frère. — Alors, tu veux épouser un étranger ? — C'est bien ce que tu as fait, mère... — Ton père et moi, nous nous connaissions depuis très longtemps quand nous nous sommes mariés. — Je crois que je saurai tout de suite si je suis amoureuse ou non. Brenna soupira. — Je comprends. J'ai toujours voulu que tu saches ce que j'ignorais à ton âge, quand j'ai rencontré ton père pour la première fois. Très bien, ma chérie, je parlerai à Garrick ce soir, mais ne compte pas trop sur moi. Je n'ai pas très envie de te voir partir, moi non plus. — Mais, mère... — Laisse-moi finir. Si Selig revient à temps, je pense que ton père acceptera de t'emmener dans le Sud chercher un mari. — Et s'il ne revient pas avant la fin de l'été ? — Alors, tu partiras au printemps. Je ne suis pas pressée de te perdre... Tu peux tout de même attendre quelques mois ?
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Kristen secoua la tête. Elle voulait partir tout de suite pour échapper à la menace que représentait Dirk. Mais comment en parler à sa mère ? Celle-ci aurait été capable d'aller aussitôt se battre avec lui. — J'aurai vieilli d'un an, fit remarquer Kristen. Brenna sourit à sa fille. En vérité, Kristen ne se rendait pas compte de l'attrait qu'elle exerçait sur les hommes. — Ton âge ne compte pas, ma chérie, crois-moi. Ils se battront pour toi quand ils sauront que tu cherches un mari. Une année de plus ne fera aucune différence. La jeune fille n'insista pas. Elles s'assirent devant la porte d'entrée afin de profiter de la brise tiède et des rayons du soleil. La vaste demeure de pierre construite par l'arrière-grand-père de Kristen ne possédait aucune fenêtre afin d'être mieux protégée du vent en hiver. — Que ferais-tu, mère, si tu voulais partir sur ce bateau ? demanda soudain Kristen. Brenna éclata de rire. — Je me débrouillerais pour me cacher dans la cargaison pendant un jour ou deux, jusqu'à ce que le bateau soit trop loin pour faire demi-tour. Kristen ouvrit des yeux incrédules. — Tu es sérieuse ? — Non, ma chérie, je plaisante. Pourquoi voudrais-je quitter ton père ?
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L'idée était semée dans l'esprit de Kristen. Brenna l'avait lancée en plaisantant, mais toute plaisanterie exprime une vérité. Et Kristen savait Brenna assez téméraire pour tenter une aventure pareille. N'avaitelle pas accompli des choses plus folles encore ? Peu avant leur mariage, n'avait-elle pas traversé le fjord au cœur de l'hiver pour rejoindre Garrick après lui avoir été enlevée ?• Kristen avait de qui tenir. Garder sa liberté, échapper à Dirk et se plonger du même coup dans une aventure palpitante, voilà qui valait la peine d'être tenté. Cette idée comportait quand même un inconvénient majeur. On lui avait interdit de partir et, à son retour, elle risquait de le payer très cher. Mais Kristen refusait d'y songer. Elle n'écouta pas non plus Tyra quand, informée de ses intentions, celle-ci tenta de l'en dissuader. Tyra était horrifiée par ce projet parce qu'elle avait perdu le goût du risque depuis qu'elle avait quitté l'enfance. Pas Kristen. Les deux amies se trouvaient dans la chambre de Kristen au premier étage, loin du bruit de la fête qui battait son plein en bas. L'équipage dormirait dans le grand hall, ce soir. Et Tyra était venue avec ses parents faire ses adieux à son frère Thorolf qu'elle avait très peu vu ces derniers jours en raison des préparatifs. Kristen était heureuse de le savoir à bord car il était son ami. Elle avait même essayé de lui apprendre quelques-unes des langues étrangères qu'elle connaissait, mais il ne s'était pas montré un très bon élève. Thorolf serait sans doute le seul à bord qui prendrait son parti, lorsqu'elle révélerait sa présence sur le bateau. Selig serait sûrement furieux, de même que ses
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trois cousins Olaf, Hakon et Ohthere. Mais, s'ils se trouvaient trop loin des terres pour faire demi-tour, elle en serait quitte pour une sévère réprimande. Aucun d'entre eux n'oserait la brutaliser, sachant qu'elle n'était pas femme à accepter les coups sans répondre. — Pourquoi, Kristen ? demanda Tyra. Ta mère va pleurer. Ton père va... Elle frissonna avant d'ajouter : — J'ai peur d'imaginer ce qu'il va faire... Kristen sourit à son amie. — Il ne fera rien tant que je ne serai pas revenue. Et ma mère ne pleure jamais. Elle ne se fera aucun souci pour moi si tu veux bien lui dire où je suis. Bien sûr, elle s'en doutera déjà, mais sans en être certaine, et c'est pour cette raison que je te raconte tout. — J'aurais préféré que tu choisisses quelqu'un d'autre. La colère de ton père sera terrible. — Il ne fera rien contre toi, Tyra. Promets-moi de leur dire dès demain que je suis partie avec Selig. Avant qu'ils ne commencent à s'inquiéter. — Je le ferai, Kristen, mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu les défies. Tu n'as jamais voulu partir avec ton frère. — Ce n'était pas l'envie qui m'en manquait ! Mais cette fois, c'est ma dernière chance de partir avec Selig. L'an prochain, mon père compte m'emmener dans le Sud pour me trouver un mari... D'ici là, j'espère rencontrer l'homme de ma vie à Hedeby. — Tu pars vraiment à la recherche d'un mari ? — Tu croyais que je plaisantais ?
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— Oui. Pourras-tu vivre loin d'ici, loin de tes parents ? — Quel que soit l'homme que j'épouse, il faudra bien que je quitte ma maison. — Avec Sheldon, tu resterais près de chez toi. — Je ne suis pas amoureuse de Sheldon... Je veux connaître l'amour. Je veux vivre avec un homme que j'aime même si c'est de l'autre côté de la mer. Mon père possède trois grands drakkars. Lui et ma mère me rendront bien visite de temps en temps ! — Bien sûr, ils viendront mais... — Rien ne me fera changer d'avis. Ce sera merveilleux, Tyra. Tu ne sais pas combien ces villes sont excitantes ! J'étais très jeune la dernière fois que j'y suis allée, et je ne m'intéressais alors qu'aux marchandises... Mais il vient là-bas des hommes du monde entier. Je suis sûre d'en trouver un que j'aimerai ! Je le ramènerai ici, et cela calmera mon père. — Si tu le dis... — Maintenant, viens ! Descendons avant qu'ils n'aient mangé tous les meilleurs morceaux. Lorsqu'elles entrèrent dans la salle, tous les yeux se tournèrent vers l'agréable tableau qu'elles formaient. Tyra, petite et délicate, arrivait à peine à l'épaule de Kristen, exceptionnellement belle dans sa robe de soie bleue qui moulait ses formes généreuses, et les bras nus ornés de bracelets d'or. Ohthere, son cousin, la souleva du sol avant de l'embrasser. — Ça me portera chance, petite ! Kristen rit avec lui. Il l'appelait « petite » sous prétexte qu'il avait dix ans de plus qu'elle.
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— Tu as besoin de chance pour aller faire du commerce dans l'Est ? s'enquit-elle. — Un Viking a toujours besoin de chance quand il prend la mer, répliqua-t-il avec un clin d'oeil. Kristen secoua la tête. Ohthere avait déjà trop bu et la nuit commençait à peine. Demain, à l'aube, il allait souffrir en s'installant à sa rame. Elle aurait une pensé^pour lui tandis qu'elle serait confortablement installée au milieu des fourrures, dans la cale. — Laisse-la, Ohthere, avant qu'elle ne meure de faim ! hurla quelqu'un. Il obéit et Kristen se rendit à la table occupée par sa famille. Elle la contournait quand son père la prit par la taille au passage. — Tu m'en veux beaucoup, Kris ? Il fronçait les sourcils, l'air soucieux. Brenna lui avait parlé mais il avait une fois de plus refusé de laisser partir sa fille sans lui. Leurs regards d'un bleu pur se rencontrèrent. Un sourire étira les lèvres de Kristen. — M'as-tu déjà vue en colère contre toi ? — Oui, très souvent. Chaque fois que je t'ai interdit quelque chose. Elle gloussa. — Ça ne compte pas ! — Tu comprends pourquoi je ne peux te laisser partir avec Selig ? demanda-t-il gentiment. — Oui, je comprends. Elle soupira avant d'ajouter. — Parfois, je préférerais être ton fils. Il renversa la tête en arrière pour rugir de rire. — Je ne vois pas- ce que ça a de si drôle. — Tu es vraiment comme ta mère, Kris ! Pendant
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la moitié de sa vie, elle a tenté de se faire passer pour un garçon. Je lui suis reconnaissant de m'avoir donné une fille... et aussi belle que toi.
— Alors tu me pardonnerais si je... si je faisais quelque chose que tu n'approuves pas ? — Qu'est-ce que c'est que cette question ? Qu'as-tu fait? — Rien. C'était encore la vérité. — Ça n'est qu'une hypothèse ? Eh bien, disons que je te pardonnerais... peut-être, conclut-il mi-sévère, mi-amusé. Elle l'embrassa. — Je t'aime, père. — Va te chercher quelque chose à manger avant qu'il ne reste plus rien. Kristen prit place sur le banc entre sa mère et Selig qui lui tendit aussitôt une coupe d'hydromel. — Je ne veux pas que tu boudes la veille de mon départ, déclara ce dernier. Kristen sourit en le voyant remplir une assiette à son intention. Il était d'une rare prévenance, ce soir. — Tu me plains, Selig ? — Comme si tu pouvais accepter de te faire plaindre par qui que ce soit ! — Ne le fais pas. Et je ne bouderai pas non plus. D'ailleurs, je te dirai au revoir ce soir. Ainsi, je n'aurai pas le chagrin de te voir partir sans moi, demain matin. — Honte à toi, Kristen ! s'écria Brenna. Selig n'est pour rien dans cette décision et tu cherches à le culpabiliser !
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— Oh ! non... Et je sais bien que je ne lui manquerai pas. Selig préféra se tourner vers son voisin. Kristen soupira et Brenna se méprit sur la signification de ce soupir. — Tu es si malheureuse que ça ? — J'aurais aimé voyager, connaître le monde avant de me marier, répliqua Kristen avec sincérité. Tu as vécu des aventures avant ton mariage, n'est-ce pas ? — Oui, et parfois dangereuses. — Mais un voyage de commerce n'a rien de dangereux. Et père a dit que je te ressemblais beaucoup. — J'ai entendu, acquiesça Brenna en souriant. Il n'a pas tort. J'ai tout tenté pour être le fils que mon père n'a jamais eu. Mais ton père a trois beaux garçons et une fille qui le ravit. Ne cherche pas à être différente de ce que tu es, ma chérie. — Je voudrais tant voyager... voir autre chose... — Crois-moi, tout arrive toujours quand on s'y attend le moins. Et ce n'est pas toujours agréable. — Tu regrettes ce qui t'est arrivé ? — Je ne regrette plus d'avoir été amenée ici de force mais, à l'époque, oui, j'ai maudit mon destin. Et puis, tu auras ton voyage vers le sud même si ton père ne le sait pas encore, confia Brenna à voix plus basse. Je lui dirai que tu ne désires pas épouser Sheldon. Il sera déçu, bien sûr, car Perrin et lui comptaient beaucoup sur ce mariage. — Je suis désolée, mère. — C'est inutile, ma chérie. Nous voulons que tu sois heureuse. Et si tu n'aimes pas Sheldon, on ne
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peut rien y changer. Nous te trouverons l'homme de tes rêves.
« Si je ne le trouve pas moi-même », pensa Kristen avant de se pencher pour embrasser sa mère comme elle avait embrassé son père. Elle espérait que ses parents comprendraient et lui pardonneraient. — Je t'aime, mère.
C'était une toute petite tempête mais elle suffit à trahir la présence de Kristen. Dès que le navire commença à être ballotté par les vagues, son estomac ne la laissa plus en paix. Il en avait été de même la dernière fois qu'elle avait pris la mer, mais elle l'avait oublié. Elle faisait vraiment un piètre marin. Un des hommes entendit ses hoquets et ouvrit la trappe de la cale. Il jeta un simple regard sur le passager clandestin avant de l'abandonner à son sort. Elle ne put voir de qui il s'agissait mais, à cet instant, elle ne s'en souciait pas tant le tangage était abominable. Jusqu'à présent, elle avait eu une chance formidable. Elle s'était faufilée dans la cabine de ses frères pour emprunter quelques vêtements à Thorall. Elle avait aussi emporté des robes qu'elle porterait dès qu'ils seraient parvenus dans une ville. Se cacher dans le drakkar avait été encore plus aisé. L'homme de garde sur le pont, près de la cale, dormait profondément et Kristen avait pu se glisser derrière lui sans qu'il se doute de rien. En dépit
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de l'obscurité totale qui régnait dans la cale, elle y jouissait d'un réel confort grâce aux fourrures empilées.
Cela durait depuis deux jours et elle comptait attendre encore un jour pour se montrer. Elle avait emporté suffisamment de vivres pour tenir jusquelà. Mais, avec cette tempête, on ne tarderait plus à la découvrir. Elle eut l'impression que deux jours entiers passaient avant que la trappe ne se rouvrît. La lumière du jour inonda la cale. Kristen se raidit, prête à se battre. Le calme était revenu mais elle était épuisée. Ce fut Selig lui-même qui sauta dans la cale. Eblouie par la lumière, elle était incapable de le regarder. — Tu te rends compte de ce que tu as fait, Kristen ? — Je m'en rends compte, murmura-t-elle. — Mais non, espèce d'idiote ! Elle voulut mettre sa main sur ses yeux, mais ce simple effort était encore trop pénible pour elle. Il se pencha vers elle, l'agrippant par les revers de l'épaisse veste de fourrure qu'elle portait sur la tunique de cuir qui comprimait ses seins, il examina la culotte qui lui serrait les cuisses ainsi que les hautes bottes de peau, puis la large ceinture à grosse boucle ornée d'émeraudes. — Où as-tu trouvé tout ça ? s'enquit-il. — Je les ai empruntées à Thorall. On a presque la même taille et... — Silence, Kristen ! Tu sais à quoi tu ressembles ? — A un membre de l'équipage ? Il resta de marbre, ses yeux gris aussi menaçants
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que le ciel pendant la tempête qui venait de passer. — Tu n'as jamais rien fait d'aussi stupide ! Pourquoi es-tu là ? — Pour plusieurs raisons... Elle le distinguait clairement à présent, mais elle évita son regard quand elle avoua : — D'abord, pour l'aventure. — Tu as osé provoquer la fureur de notre père... pour l'aventure ? — Oui. Parce que je veux me marier, Selig, et qu'aucun homme chez nous ne me plaît assez. J'espère en rencontrer beaucoup dans les villes. — Père t'y aurait emmenée, fit-il remarquer froidement. — Je sais. Mère m'a dit que nous aurions pu partir dès ton retour ou au printemps prochain. — Mais tu n'as pas voulu attendre ! Tu as préféré défier... — Attends, Selig ! Il y a encore une autre raison. Il y avait quelqu'un — inutile de me demander son nom — qui voulait me forcer à l'épouser en... en me violant. — Dirk! — C'est toi qui le dis... je ne pouvais en parler à personne, on m'aurait interdit de me promener ou de faire quoi que ce soit toute seule. Père se serait sans doute occupé de lui, mais il ne l'aurait pas tué puisqu'il ne m'a encore rien fait. Et puis, rien n'aurait dissuadé cet homme. J'aurais perdu toute liberté... J'ai pensé qu'il valait mieux que je disparaisse quelque temps... et si je me trouve un mari par la même occasion, eh bien, tant mieux pour tout le monde.
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— Par Odin ! jura Selig. Voilà bien un raisonnement de femme ! — Tu n'es pas juste, Selig ! Ce sont toutes ces raisons combinées qui m'ont décidée à partir. — Tu veux me faire croire ça? Non, Kristen... Tu n'es partie que pour l'aventure. Tu sais très bien qu'il y a des moyens de s'occuper d'un homme comme lui. — Père ne l'aurait pas tué pour de simples menaces. — Mais moi, si. Elle l'examina avec curiosité. — Tu l'aurais tué uniquement parce qu'il me désire ? Tu es prêt à tuer tous ceux qui me veulent pour femme ? — Tous ceux qui voudraient te prendre contre ton gré. Elle sourit. Elle reconnaissait bien là son frère. — Alors, il n'y a pas de problème. Personne ne me protégera mieux que toi dans les villes. — Peut-être... mais tu n'y vas pas, rétorqua-t-il. Tu rentres à la maison. — Oh ! non, Selig... Les hommes ne me pardonneront jamais de leur avoir fait perdre autant de temps ! — Ils seront tous d'accord pour te ramener chez nous. — Mais pourquoi ? Je peux venir avec vous, puisque vous allez simplement faire un peu de troc... Tout à coup, elle surprit le regard furieux de son frère. Elle écarquilla les yeux de surprise et de ravissement tandis qu'un soupçon naissait en elle. — Vous allez faire un raid ? s'écria-t-elle.
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A cet instant, leur cousin Hakon apparut par l'ouverture de la trappe. — Tu lui as dit, Selig ? Tu es complètement fou, gronda le géant blond. — Fou toi-même, rétorqua Selig. C'est toi qui viens de le lui dire. Elle avait seulement posé la question. Hakon sauta dans la cale. — Et maintenant, que vas-tu faire, Selig? La ramener pour qu'elle raconte tout à ton père ? Selig roula des yeux menaçants. — Hakon, tu es vraiment une inépuisable source d'informations. Nos ennemis seraient ravis de te mettre la main dessus. — Qu'ai-je dit ? Sans daigner lui répondre, Selig se tourna vers sa sœur qui arborait maintenant un large sourire. — Tu ne diras rien à père, n'est-ce pas ? Elle ne l'avait jamais vu aussi poli, — Qu'en penses-tu ? Pour toute réponse, il gémit mais préféra décharger sa colère sur Hakon. Son poing se détendit, expédiant son cousin sur la pile de fourrures. Selig suivit son poing et se jeta sur Hakon qui, en bon Viking, ne l'attendait pas les bras croisés. Kristen laissa le combat se poursuivre pendant quelques minutes avant d'élever suffisamment la voix pour couvrir leurs vociférations. — Si vous croyez que je vais vous plaindre, vous vous trompez ! Vous pouvez vous réduire en bouillie, ça m'est égal ! Selig roula sur le côté et grommela: — Je devrais te jeter à la mer, Kristen. Je dirais
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aux parents que tu t'es noyée et je n'aurais pas à avouer que je t'ai emmenée avec moi pour un raid. Je crois qu'ils préféreraient apprendre que tu es morte. Elle rampa jusqu'à lui pour déposer un baiser sur sa joue. — Sois beau joueur, frère, et reconnais que tu as perdu. Dis-moi où nous allons. — Ça, tu n'as pas besoin de le savoir. De toute manière, tu ne quitteras pas le bateau. — Selig! Il l'ignora et se hissa hors de la cale. Elle se tourna vers Hakon qui se relevait. — Tu me le dis ? — Tu veux qu'il m'étripe ? N'exagère pas, Kristen.
Ils faisaient voile vers le sud, bien plus loin que Kristen n'avait jamais rêvé d'aller. Elle savait que c'était le Sud car chaque nuit était plus longue que la précédente. Depuis plusieurs jours maintenant, ils longeaient une belle terre verdoyante sous le soleil d'été. Personne ne voulait lui dire de quel pays il s'agissait. Kristen n'était pas tout à fait ignorante de la géographie de ces contrées. Elle avait beaucoup appris des nombreux serviteurs qui l'avaient entourée depuis sa plus tendre enfance. Ce territoire qu'ils suivaient pouvait être la grande île des Irlandais, un peuple de Celtes, ou même la plus grande île
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encore que se partageaient les Angles, les Saxons et les Gallois, le peuple dont sa propre mère était issue. Ce ne pouvait être la terre des Francs car elle aurait défilé sur sa gauche et non sur sa droite comme celle-ci. Si c'était bien une de ces deux grandes îles, alors il y avait de bonnes raisons de croire qu'ils se préparaient à attaquer les Danois. Ceux-ci avaient décidé de conquérir ces contrées et, semblait-il, y étaient parvenus. Et s'ils attaquaient les Danois, le combat serait plus équilibré car les habitants de ces îles étaient, en général, bien trop faibles pour se battre efficacement. Selig connaissait leur destination mais il ne voulait rien lui dire. Toujours furieux, il l'avait néanmoins autorisée à quitter la cale. Même Thorolf, le frère de Tyra, refusait de lui révéler leur objectif. Apparemment, ils avaient décidé que moins elle en saurait, moins elle en dirait à Garrick à leur retour. Mais comment aurait-elle le courage de raconter tout cela à son père ? C'était un marchand qui avait fait fortune. Il ne pardonnerait jamais à son fils d'avoir risqué un de ses navires dans une telle expédition. Les membres du clan Haardrad n'avaient plus effectué de raids depuis l'époque du grand-père de Kristen. Mais, bien sûr, les jeunes rêvaient des richesses qu'ils pourraient amasser en une seule expédition, et tous ceux qui naviguaient avec Selig étaient des hommes jeunes. Le drakkar de Garrick était un magnifique outil pour une opération de ce genre. Fait entièrement de chêne, il possédait un solide
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mât qui maintenait la grand-voile rouge aux bandes blanches. Toute en longueur, l'embarcation fendait les flots, grâce aux seize rangs de rames maniées par les solides Vikings. Une tête de dragon leur ouvrait la route. Kristen n'était nullement déçue de ne pas aller dans les villes commerciales. L'excitation des hommes était commùnicative et elle aurait bientôt une belle histoire à raconter à ses enfants et à ses petitsenfants pendant les longues nuits d'hiver. L'instant fatidique approchait, elle le sentait à la tension qui gagnait Selig et Ohthere qui scrutaient le rivage avec une attention de plus en plus soutenue. Un beau matin, ils s'enfoncèrent dans l'embouchure d'une large rivière. Chaque homme était à son poste de rame. Une sourde tension montait en Kristen. Elle avait l'impression d'aborder une terre vierge même si elle distinguait ici ou là quelques habitations isolées. Tout à coup, ils jetèrent l'ancre et Selig vint vers elle. Elle espérait encore le convaincre de la laisser débarquer. Elle s'y était même préparée, enfouissant sa longue natte dans sa tunique de façon à ne pas être gênée dans ses mouvements et arborant le casque d'argent que, par moquerie, Ohthere lui avait lancé un peu plus tôt. Elle avait dissimulé dans la cale la légère épée que sa mère lui avait offerte au cours de leur entraînement secret. Si Selig ne lui donnait pas l'autorisation de l'accompagner, elle ne révélerait pas l'existence de cette arme si particulière car il lui faudrait alors répondre à trop de questions embarrassantes. A la vue de sa tenue masculine, Selig se renfrogna.
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Il n'était pas question de la laisser venir avec eux. Selig était un très bel homme mais quand il faisait grise mine, il était terrifiant. Sauf aux yeux de sa sœur qui le connaissait bien. — Je n'ai pas toujours été facile pour toi, Selig, mais... — Pas un mot, Kristen. Je sais ce que tu as derrière la tête mais, crois-moi, cette fois tu vas m'obéir. Tu resteras sur le bateau jusqu'à mon retour. — Mais... — Il n'y a pas de mais ! — Oh ! très bien... Elle soupira avant de se forcer à sourire. Elle ne voulait pas qu'ils se quittent sur des mots qu'ils regretteraient tous les deux. — Que les dieux te viennent en aide... Quels que soient tes projets. Il faillit éclater de rire. — C'est toi, une chrétienne, qui en appelle à mes dieux ? — Je sais que mon dieu veillera sur toi de toute façon, mais tu auras besoin aussi de toute l'aide que les dieux de notre père pourront t'apporter. — Alors, prie pour moi, Kris. Son regard s'adoucit tandis qu'il la serrait dans ses bras. Puis il désigna la cale du menton. Vaincue, Kristen y descendit. Elle n'y resta pas longtemps. Dès que le dernier homme eut sauté par-dessus bord, elle se hissa à nouveau sur le pont du navire, arrachant un sourire à Bjorn, l'un des deux hommes laissés sur le bateau. L'autre se contenta de grommeler un juron incompréhensible mais ne lui intima pas l'ordre de retour-
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ner se cacher. Penchée par-dessus le bastingage, elle observa l'équipage qui gagnait la rive avant de disparaître dans une épaisse forêt. Frustrée, elle se mit à faire les cent pas de long en large. Elle était condamnée à l'inaction. Le soleil était à son zénith. Jamais, en Norvège, elle n'avait connu une chaleur pareille. Combien de temps les hommes seraient-ils partis ? Par le Ciel, cette attente pouvait durer des jours. — Par Thor ! Kristen fit volte-face et examina les arbres derrière lesquels ses amis avaient disparu. Ce fut alors qu'elle perçut les bruits que le garde, à ses côtés, avait entendus : le fer cognant le fer et le hurlement des hommes qui se battent. — Ils doivent être nombreux s'ils ont préféré attaquer plutôt que fuir comme des lapins. Descends, Kristen ! Bjorn hurla tout cela en se jetant par-dessus bord. Kristen lui obéit mais uniquement pour aller chercher son épée. Quand elle émergea à nouveau hors de la cale, elle vit que les deux hommes de garde sur le drakkar se ruaient à présent vers la forêt pour porter secours à leurs compagnons. Elle n'hésita pas une seconde et se lança à leur poursuite. Bjorn avait raison : seule une troupe puissante pouvait oser s'attaquer à une telle bande de Vikings. Elle devait donc, elle aussi, leur prêter main-forte, si dérisoire que fût son aide. Elle rattrapa les deux hommes au moment où ils atteignaient les premiers arbres. Ils se lancèrent en avant en hurlant et en faisant tournoyer leurs armes au-dessus de leurs têtes. Elle ne les suivit pas immé-
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diatement. Autour d'elle, c'était un véritable carnage. Kristen n'avait jamais imaginé une horreur pareille. Elle vit son cousin Olaf gisant dans une mare de sang, le dos fendu par une hache... Selig ! Où était Selig ? Elle détourna les yeux du sol jonché de cadavres pour observer le combat qui faisait rage. Elle voyait les agresseurs à présent et n'arrivait pas à en croire ses yeux. Ils étaient minuscules et pas si nombreux... Tout à coup, elle se rendit compte qu'ils n'étaient pas tous si petits. Il y en avait même un qui était plus grand qu'elle et il se battait avec... Selig! Dieu du Ciel, aidé par deux ou trois de ses sbires, il affrontait son frère. Elle se jeta en avant mais un petit homme rondouillard apparut devant elle en poussant des cris aigus. Au lieu de se battre avec une èpée, il utilisait un long javelot. D'un geste vif, elle coupa cette arme en deux et leva son épée vers son adversaire qui s'enfuit sans demander son reste. Elle fit aussitôt volte-face, cherchant frénétiquement Selig. Quand elle le retrouva, elle se mit à hurler car il s'effondrait tandis que l'homme de haute taille extirpait son épée ensanglantée de son corps. Enragée, elle se mit à courir, le regard fixé sur l'homme qui avait abattu son frère. Kristen frappa à l'aveuglette un assaillant qui avait surgi devant elle puis continua sa route. Elle arriva enfin devant le meurtrier de son frère et piqua de toutes ses forces avec son épée. Leurs regards se croisèrent au moment où la lame s'enfonçait dans les chairs de l'ennemi. Elle remarqua ses yeux bleus qui
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s'écarquillaient tandis qu'elle retirait son épée pour le frapper à nouveau. Ce fut la dernière chose qu'elle vit.
La chandelle éclairait faiblement la petite chambre. Contre un mur, au pied d'un lit étroit, se trouvait un grand coffre à linge. Le mur opposé était recouvert d'une tapisserie représentant un champ parsemé de fleurs. Il y avait aussi un miroir d'étain poli au-dessus d'une étagère couverte d'objets variés: épingles à cheveux serties de pierres précieuses, peignes en os et flacons colorés remplis de parfum. Des voiles et des rubans pendaient aux quatre coins de la chambre. L'unique fenêtre était masquée par un rideau de soie. Tout ici était d'un luxe extravagant. Deux chaises à haut dossier entouraient une table ronde sur laquelle trônait un vase de céramique peinte contenant un bouquet de roses rouges fraîchement cueillies. Les chaises disparaissaient sous les vêtements des deux occupants du lit. C'était la chambre de Corliss de Raedwood, une magnifique créature de vingt et un ans aux tresses d'or rouge et aux yeux noisette. Corliss allait bientôt épouser l'homme allongé à ses côtés, Royce de Wyndhurst, l'un des nobles du roi Alfred. Quatre ans plus tôt, elle avait déjà voulu devenir sa femme mais il l'avait repoussée. Durant tout l'hiver, elle n'avait cessé de harceler son
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père, tant et si bien que celui-ci, qui ne savait rien lui refuser, avait à nouveau proposé sa fille au seigneur de Wyndhurst et cette fois, avec succès. Elle avait, en effet, attiré lord Royce dans sa chambre un certain soir où il avait trop abusé de l'excellent vin de son père et, là, elle s'était offerte à lui sans vergogne. Cela n'avait pas été un grand sacrifice pour Corliss qui avait déjà connu un autre homme. Un seul et unique autre amant mais, dès cette première fois, elle avait décidé que cet aspect des relations entre un homme et une femme ne l'intéressait pas. Elle s'attendait pourtant à être très souvent... mise à contribution après son mariage avec Royce, si elle en jugeait par son appétit pour les choses de l'amour. Malgré son dégoût, Corliss n'en continuait pas moins à s'offrir consciencieusement à Royce chaque fois qu'il lui rendait visite, ce qui, heureusement, n'arrivait pas trop souvent. Elle avait peur, en le repoussant, qu'il n'en vienne à briser ses vœux. Après tout, il n'avait pas vraiment eu envie de prendre femme. A vingt-sept ans, il n'était guère pressé de s'établir. C'était du moins l'excuse qu'il donnait à tous ceux, et ils étaient nombreux, qui lui offraient la main de leur fille. Il avait déjà été fiancé, cinq ans auparavant, à une femme qu'il aimait mais elle avait été tuée trois jours avant leurs noces et il n'en avait plus jamais aimé une autre depuis. Corliss était convaincue que Royce n'aimerait plus jamais. En tout cas, il ne l'aimait pas et ne faisait même pas semblant. Une alliance entre leurs deux familles n'avait aucune valeur aux yeux de Royce car
l'amitié qui l'unissait au père de la jeune fille était profonde et n'avait pas besoin d'être étayée par un mariage. Elle avait la certitude qu'il se sentait obligé de l'épouser pour une seule et unique raison : il avait usé de son corps. Royce de Wyndhurst était le parti le plus convoité, l'homme le plus désiré par toutes les jeunes ladies du comté, y compris les propres sœurs de Corliss. C'était d'ailleurs compréhensible. Ami personnel du roi, il était riche et, surtout, terriblement séduisant... malgré sa taille gigantesque. Ses yeux verts et sa crinière de cheveux bruns formaient une combinaison irrésistible. Depuis qu'elle était officiellement sa fiancée, Corliss était enviée par toutes ces femmes. Et Corliss adorait être enviée. En fait, susciter la jalousie était son unique raison de vivre. Et ses sœurs étaient malades de jalousie. Aussi supportait-elle les interminables attentions de Royce au lit. La première fois, cela avait été assez rapide. Mais par la suite, et particulièrement ce soir, il semblait décidé à faire durer ce qu'il croyait être du plaisir, il ne cessait de l'embrasser, de la toucher. Les baisers ne la dérangeaient pas trop mais ses caresses... Il la caressait partout et elle devait rester là, allongée, endurant cette humiliation. Elle se demandait s'il ne prolongeait pas ces attouchements intentionnellement, s'il ne s'était pas rendu compte qu'elle n'aimait pas cela. Mais comment l'aurait-il pu ? Elle n'avait jamais protesté ni montré la moindre réticence. Elle restait parfaitement immobile, le laissant faire ce qu'il voulait. Il la contemplait maintenant avec une réelle
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perplexité. Elle l'entendit soupirer et se raidir. C'était le signe qu'il était enfin prêt à la prendre. On frappa à la porte à l'instant même où il s'allongeait sur elle. — Milord ! Milord ! Venez vite ! Un de vos hommes est en bas. Il veut vous voir de toute urgence. Royce quitta le lit et s'empara de ses vêtements. Il ne le montrait pas mais cette interruption le soulageait. Faire l'amour à Corliss était devenu une tâche pénible, frustrante, qu'il envisageait sans le moindre plaisir. D'ailleurs, il ne comprenait pas l'attitude de la jeune femme. Il ne la poursuivait pas de ses assiduités. Bien au contraire, c'était elle qui le traînait toujours dans sa chambre avec des mines de chatte en chaleur. Mais dès qu'ils se retrouvaient dans le lit, Corliss se montrait aussi passionnée qu'un glaçon. Il essayait pourtant par tous les moyens dont il disposait de lui faire apprécier leurs rencontres. *Pour la plupart des hommes, la satisfaction d'une femme ne comptait guère. Ce n'était pas le cas de Royce qui tirait son propre plaisir de celui qu'il donnait. En vérité, il préférait de beaucoup batifoler avec une serve qu'avec cette lady, si belle soit-elle, qui était sa future femme. Après avoir noué sa ceinture sur la tunique de cuir qu'il portait à même la peau, il glissa un regard vers Corliss. A l'instant où il avait quitté le lit, elle avait tiré une couverture sur son corps nu. Elle lui refusait aussi la vue de sa splendide nudité. Il en éprouva une colère accrue mais il se raisonna. Après tout, Corliss était une dame de noble naissance dont la sensibilité demandait des égards.
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— Milord, comment pouvez-vous me quitter maintenant ? demanda-t-elle d'une voix plaintive. « Très facilement, ma chère », pensa-t-il. — Vous avez entendu votre servante m'appeler. On me demande en bas. — Mais Royce, c'est si... On dirait que cela ne compte pas pour vous... que vous n'avez pas envie de moi... De grosses larmes jaillissaient de ses yeux maintenant. Royce soupira. Pourquoi étaient-elles toutes ainsi, à pleurer à tout instant, à geindre sans raison, uniquement pour se faire plaindre ? Sa propre mère avait été ainsi, sa tante et même sa cousine Darrelle qui vivait avec lui à présent... Elles fondaient en larmes avec une facilité stupéfiante et l'homme qui était alors avec elles ne souhaitait plus qu'une chose: disparaître sous terre. Lui, en tout cas, préférait l'enfer plutôt que de supporter cela une vie durant de la part de son épouse. Mieux valait briser cette mauvaise habitude tout de suite. — Arrêtez, Corliss. Je déteste les larmes. — Vous... vous ne voulez pas de moi ! plèurnicha-t-elle. — L'ai-je dit ? gronda-t-il. — Alors, restez. Je vous en prie, Royce ! — Vous voudriez que j'ignore mon devoir pour vous apaiser, milady ? Il n'en est pas question. Et ne comptez pas sur moi pour vous dorloter. Il quitta la chambre sans lui laisser le temps de le retenir davantage mais l'écho de ses sanglots l'accompagna jusque dans le hall. Cette scène l'avait mis d'une humeur massacrante que la vue du serf
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Seldon n'améliora en rien. Il n'aurait pas été envoyé ici sans un motif grave. — Qu'y a-t-il ? aboya Royce. — Les Vikings, milord. Ils sont venus ce matin. — Quoi ! s'exclama Royce en soulevant le petit homme par le revers de sa tunique. Ne te moque pas de moi. Les Danois sont au nord. Ils essaient de mater la rébellion en Northumbrie et ils se préparent à attaquer la Mercie. — Ce n'étaient pas des Danois ! Royce le lâcha tandis qu'une sourde angoisse le saisissait. Il connaissait bien les Danois qui avaient fait main basse sur deux royaumes du pays. Ils avaient déjà tenté de s'emparer du Wessex, le royaume d'Alfred, en l'an 871 qu'on nommait déjà l'Année des Batailles. Le jeune Alfred n'avait que vingt-deux ans quand il avait succédé sur le trône, ce printemps-là, à son frère Aethelred. A l'automne, après neuf batailles contre les deux grandes armées vikings, il était parvenu à négocier un traité de paix. C'était une paix à laquelle personne ne croyait, mais Alfred cherchait surtout à gagner du temps afin de permettre à son peuple de se regrouper et de mieux préparer ses défenses. Ses chevaliers, ses barons et tous ses nobles avaient mis à profit ces deux années pour lever des armées, entraîner des soldats et élever des fortifications. Royce était même allé plus loin en enrôlant quelques-uns de ses serfs les plus solides dans ses troupes. Il était prêt à se ruer à l'assaut des Danois qui avaient envahi la terre des Angles. Mais personne n'avait prévu d'affronter les Vikings venus de la mer, et ceux-là pouvaient
prendre Wyndhurst par surprise et le réduire en cendres comme cela avait failli se produire cinq années plus tôt. Le souvenir de ce dernier raid viking était une plaie ouverte dans le cœur de Royce. Les tourments qu'il avait alors endurés avaient alimenté une haine féroce. C'était avec joie qu'il avait tué de nombreux Danois au cours de l'été 871, car ces Danois avaient attaqué Wyndhurst en 868, avant d'aller saccager le monastère de Jurro; Au cours de cette attaque, Royce avait perdu son père, son frère aîné ainsi que sa merveilleuse Rhona. Elle avait été violée et tuée sous les yeux de son fiancé cloué au mur par deux javelots. Royce avait dû assister à son agonie, entendre ses hurlements de douleur et ses supplications tandis qu'elle l'appelait à son aide. Il aurait dû mourir, lui aussi. Ses blessures étaient telles que les Danois, certains de sa mort prochaine, l'avaient abandonné sur place. Mais la haine l'avait gardé en vie. La haine et la soif de vengeance. — Milord, vous m'avez entendu ? Ce sont des Norvégiens... Ceux-là n'appartenaient donc pas aux armées vikings. C'étaient de simples pirates venus pour tuer et semer la désolation. — Que reste-t-il de Wyndhurst ? — Mais nous les avons vaincus ! s'exclama Seldon, surpris. La moitié d'entre eux sont morts, les autres sont solidement enchaînés. Royce souleva à nouveau l'homme de terre et le secoua violemment. — Pourquoi ne me l'as-tu pas dit plus tôt, imbécile ?
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— Je pensais l'avoir fait, milord. Nous avons gagné. — Comment ? Lord Alden avait ordonné à tous les hommes
de se rendre au champ de manœuvres. Mais mon cousin Arne se trouvait trop loin au sud sur la rivière et il n'a pas reçu l'ordre. C'est lui qui a vu le navire viking. — Seulement un ? — Oui, milord. Arne a couru jusqu'à Wyndhurst et là, il a trouvé lord Alden et tous ses hommes en train de s'entraîner. Ils étaient nombreux et tous en armes. C'est ce qui a décidé lord Alden à tendre une embuscade dans la forêt, près de la rivière. Les hommes se sont cachés dans les arbres et sont tombés sur les Vikings au moment où ils passaient. La plupart sont morts sans se rendre compte de ce qui leur arrivait. La surprise a été totale et nous avons pu les vaincre. Royce posa la pénible question : — Combien de morts chez nous ? — Seulement deux. — Des blessés ? — Dix-huit. — Dix-huit? — Les Vikings se sont défendus comme des démons, milord... Ce sont des géants, protesta faiblement Seldon. Le visage de Royce se durcit. — Rentrons. Je veux m'occuper de ces pirates assoiffés de sang. — Oh, milord... Lord Alden... — Ne me dis pas qu'il est mort ? gémit Royce.
— Non, répondit vivement Seldon qui connaissait les liens très forts qui unissaient les deux cousins. Mais il est grièvement blessé au ventre. — Ils vont me le payer ! Sans plus attendre, Royce quitta le hall des Raedwood.
Le marteau de Thor lui écrasait la tête. Elle était au Walhalla, elle avait regagné le paradis de ses ancêtres vikings. Kristen n'aurait jamais cru que le paradis puisse être aussi douloureux. Elle voulut se redresser trop rapidement. Le marteau de Thor frappa à nouveau et elle s'écroula avec un gémissement. Deux bras la retinrent. Un bruit de chaînes retentit et elle ouvrit les yeux. Thorolf l'examinait attentivement. Elle se retourna pour voir celui qui la tenait. C'était Ivarr, un ami de Selig. Elle se redressa à nouveau, détaillant les alentours avec curiosité. Elle ne se trouvait pas au Walhalla, au séjour des guerriers morts valeureusement au combat. Elle était encore sur terre avec ses compagnons. Ils étaient dix-sept en tout. Beaucoup gisaient inconscients avec des plaies ouvertes et non soignées. Tous étaient enchaînés ensemble les uns aux autres par les chevilles, autour d'un énorme poteau. Elle ne voyait pas Selig. Son regard rencontra à nouveau celui de Thorolf. — Selig? Il secoua la tête. Le hurlement déchira la gorge de
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Kristen. Aussitôt Ivarr la réduisit au silence en lui plaquant une main sur la bouche. — Ils n'ont pas encore vu que tu es une femme ! siffla Thorolf le visage collé au sien. Tu veux qu'ils te violent sous nos yeux ? Epargne-nous cela, Kristen. Ne te trahis pas par tes cris de femme. Elle cligna des yeux pour montrer qu'elle avait compris et Thorolf hocha la tête vers Ivarr qui la libéra. Elle reprit son souffle mais la douleur était là, au fond de sa gorge, qui ne pouvait pas sortir. Et impossible de hurler pour chasser cette douleur qui enflait en elle. La boule de douleur grossit, grossit. Des gémissements incontrôlés lui échappèrent jusqu'à ce qu'un poing la frappe sous la mâchoire et qu'elle tombe dans les deux bras qui l'attendaient. Quand Kristen se réveilla à nouveau, le soleil était sur le point de se coucher. Un gémissement se forma dans sa bouche mais elle le réprima et dévisagea Thorolf d'un air accusateur. — Tu m'as frappée. Ce n'était pas une question. — Oui. — J'imagine que je devrais te remercier. — Tu devrais. — Bâtard! S'il avait pu rire sans attirer l'attention, il l'aurait fait avec joie. Au début, ils avaient été laissés sans surveillance pendant quelques heures tandis que leurs ennemis s'occupaient de leurs propres blessés. A présent, deux hommes armés ne les quittaient pas des yeux. — Nous aurons le temps de pleurer sa mort plus tard, Kristen, murmura Thorolf avec douceur.
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— Je sais. Elle frotta ses chevilles endolories par les chaînes. Le casque d'argent emprunté à Ohthere avait disparu ainsi que sa ceinture et sa dague serties de pierres précieuses. Même ses bottes fourrées lui avaient été enlevées. — Ils ont pris tout ce qui a de la valeur ? s'enquit-elle. — Oui. Ils t'auraient même pris ta veste si elle n'avait pas été en si mauvais état. — Elle est pleine de sang, observa-t-elle en baissant les yeux. Elle se souvint alors que ce sang avait giclé de la blessure de l'homme qu'elle avait tué quand elle avait retiré son épée de son ventre. D'une main distraite, elle tâta l'endroit où on l'avait frappée. Ses doigts trouvèrent une énorme bosse. — Mes cheveux ! s'écria-t-elle tout à coup. La natte était encore enfoncée sous sa tunique mais, au premier examen auquel elle serait soumise, elle serait aussitôt démasquée. Elle essaya de s'arracher les cheveux. Thorolf l'arrêta. — Non, Kristen. Tu n'y arriveras pas... — Tu as un couteau peut-être ? Il grommela une réponse inaudible tout en l'examinant. Sans ceinture, sa tunique pendait jusqu'à ses cuisses, dissimulant les courbes de ses hanches. Ses culottes bouffaient légèrement sous les lanières de cuir qui lui serraient les jambes et cachaient ses formes effilées. Ses mains et ses pieds, nus à présent, n'étaient pas petits mais pas aussi épais que ceux d'un homme. Un peu de boue suffirait, ainsi que sur
ses bras trop minces. Dans l'ensemble, cet examen satisfaisait Thorolf. — En dehors de ta chevelure, il n'y a guère que ta langue trop bien pendue qui puisse te trahir. Comment as-tu fait pour cacher tes seins ? Kristen rougit violemment. — Tu ne devrais pas me demander ça. — Mais comment as-tu fait ? — Thorolf! — Baisse la voix ! Ne prononce pas un mot qu'ils puissent entendre. Nous leur avons dit que tu es un muet, comme cela il n'y aura pas de problèmes. — Et mes cheveux ? Il fronça les sourcils. Soudain, une idée lui vint. Avec un sourire, il déchira le bas de sa tunique et fit signe à Ivarr de dissimuler Kristen à la vue des gardes. Il prit sa longue natte pour l'enrouler autour de sa tête, la recouvrant du bout de tissu qu'il attacha solidement à la base de sa nuque, comme un bandage de fortune. — Ce n'est pas là que je suis blessée. — Ta petite bosse ne m'intéresse pas, répliqua-t-il. Attends une seconde. La touche finale. Et il se mit à presser la longue estafilade qui lui zébrait le bras pour en recueillir le sang qu'il étala sur le pansement improvisé sur le crâne de Kristen. — Thorolf! — Tais-toi ! Ta voix de femme va rendre tous mes efforts inutiles. Qu'en penses-tu, Ivarr? Pas mal, hein ? Elle peut passer pour un garçon. — En tout cas, avec sa mâchoire abîmée et sa grosse tête, on n'a pas envie de la regarder de trop près, se moqua celui-ci.
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— Merci beaucoup, grinça Kristen. Thorolf ignora ses sarcasmes. — Oui, c'est un peu épais mais comme ils ne cherchent pas une fille, ils se diront simplement que nous ne savons pas faire les pansements. Ça devrait marcher, surtout si tu restes toujours aussi sale. Fais attention qu'il ne tombe pas. Elle lui lança un regard noir. — Bon, il est temps que tu me dises où nous sommes. — Au royaume de Wessex. — Chez les Saxons ? — Oui. Elle ouvrit des yeux incrédules. — Tu veux dire qu'une bande de ces minuscules Saxons vous a battus ? Ce fut au tour de Thorolf de rougir. — Ils sont tombés des arbres. La moitié d'entre nous étaient déjà morts avant de se rendre compte que nous étions attaqués. — Ils vous ont tendu une embuscade... — Oui, c'était le seul moyen pour eux de nous vaincre car ils n'étaient pas plus nombreux que nous. Et nous ne nous intéressions même pas à eux. Nous voulions aller plus loin, au... Il s'arrêta. — Au... ? — Nulle part. — Thorolf! — Par le marteau de Thor ! Tu ne peux pas baisser la voix ? Nous voulions piller un monastère. — Oh ! non... — Si. Selig ne voulait rien te dire car il savait que
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tu en souffrirais. Mais c'était notre dernière chance de grappiller quelques-unes des richesses de ce pays, Kristen. Les Danois l'occuperont bientôt tout entier. Nous ne voulions qu'une toute petite partie de ce qu'il y a à prendre ici. Il n'y aurait pas eu de morts. Le monastère de Jurro est réputé pour ses richesses. — Comment le saviez-vous ? — La sœur de Flokki, celle qui a épousé un Danois, est revenue à la maison l'an dernier. Elle savait pas mal de choses et elle nous a raconté comment ils n'avaient pas réussi à s'emparer de Jurro en 871, quand les armées d'Halfdan et du roi Guthorn ont attaqué le Wessex. Pour le moment, ils n'en veulent qu'au royaume de Mercie, même si ces idiots ont scrupuleusement payé chaque année leur impôt de guerre aux Vikings, croyant que cela suffirait pour les tenir à l'écart. Dès qu'ils auront occupé la Mercie, ils reviendront ici. Si ce n'est pas cette année, ce sera la suivante ou celle d'après. Ils prendront ce pays riche et fertile, ce ne sont pas ces petits Saxons qui les en empêcheront. — Ils vous ont bien battus... — Ils ont eu de la chance. — Ils n'étaient pas tous aussi petits que cela, Thorolf. Celui que j'ai tué était aussi grand que toi. — Oui, je l'ai vu quand ils ont ramené son corps dans un chariot. Mais tu ne l'as pas tué, Kristen. Du moins, il n'est pas encore mort. Une exclamation de colère échappa à Kristen. — Tu veux dire que je n'ai même pas pu venger mon frère ? Il eut un geste pour la consoler. Mais il se figea, de crainte que les gardes ne le remarquent.
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— Il mourra sûrement. Il saignait abondamment. J'ai vu qu'il avait le ventre ouvert quand ils l'ont emmené dans ce grand bâtiment. Les images du carnage dans la forêt étaient pénibles pour Kristen même si elle avait dû y prendre part. Comment aurait-elle pu se présenter devant les siens si elle n'avait essayé de tuer l'assassin de son frère ? Elle se retourna pour regarder le bâtiment que Thorolf désignait. Un vaste manoir de deux étages construit en grande partie en bois et muni de fenêtres pour laisser entrer le soleil. Nul doute que le vent d'hiver y pénétrait aussi. Il y avait d'autres constructions plus petites tout autour et une palissade de bois, épaisse mais pas très haute, entourait le domaine. — Oui, ils ne pourront résister bien longtemps, ajouta Thorolf. — Mais ils se préparent. Regarde, on dirait qu'ils ont l'intention de bâtir un mur plus solide. Elle désignait un amoncellement de lourds blocs de pierre entassés un peu plus loin. — Oui, j'ai vu d'autres pierres plus loin, dit-il avec mépris. Les Danois seront ici avant que ce mur soit terminé. Kristen haussa les épaules. Ceci ne les concernait pas. D'ici là, ils auraient fui cet endroit. Cela ne faisait pas le moindre doute. Jetant un nouveau coup d'œil vers la demeure, elle fronça les sourcils. — C'est grand... Le seigneur doit être quelqu'un d'important. Tu penses que c'est celui que j'ai blessé ? — Non. Du peu que j'ai compris quand ils par-
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laient, le seigneur n'est pas ici. On a dû le prévenir... J'aurais dû être plus attentif quand tu cherchais à m'apprendre la langue de la vieille Alfreda. — Oui, en effet, car tu es le seul qui puisse parler en notre nom. Je suis muette, ne l'oublie pas. Il sourit. — Tu vas souffrir, n'est-ce pas ? Etre obligée de tenir ta langue..., tu n'en as pas l'habitude !
Un téméraire osa s'avancer parmi eux pour planter une torche au pied du poteau. Six gardes en armes se tenaient prêts à intervenir au cas où les Vikings s'en prendraient à lui. Kristen cacha un sourire quand l'homme passa près d'elle. Elle les avait entendus se disputer violemment : aucun d'entre eux ne voulait s'aventurer au milieu des prisonniers. Enchaînés, blessés et affamés, ils ne semblaient pourtant pas menaçants, mais les Saxons ne tenaient à courir aucun risque. Le brave qui venait d'accomplir un si bel exploit s'en sortit sans mal. Il se mit à parler plus fort que tous les autres. A l'évidence, il entendait retirer toute la gloire qu'une telle prouesse méritait... — Ce braillard ne cesse de te regarder, chuchota Kristen à Thorolf. — C'est moi qui leur ai parlé, tout à l'heure. Ils pensaient que nous étions des Danois. Je les ai détrompés. Les Danois sont ici pour leur voler leurs terres. Nous n'en voulons qu'à leurs biens.
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— Et tu pensais que cela les inciterait à mieux nous traiter ? — Il n'y avait pas de mal à le préciser, grommela-t-il. — Ah non ? fit-elle, l'air sombre. Alors, tu ne comprends vraiment pas grand-chose à ce qu'ils disent. — Ces petits bâtards parlent trop vite. Je ne saisis que quelques mots... Que disent-ils ? — Ils parlent d'un dénommé Royce. L'un d'entre eux prétend qu'il fera de nous des esclaves. Le braillard jure qu'il hait trop les Vikings pour les garder en vie. D'après lui, il va nous torturer et nous tuer. Elle préféra passer sous silence la torture que le fameux Royce ne manquerait pas de leur infliger, au dire du fort en gueule que les autres appelaient Hunfrith. Il prendrait exemple sur ce que les Vikings avaient eux-mêmes fait subir au roi d'Anglia après sa capture. Attaché à un arbre et utilisé comme cible d'entraînement par les archers, couvert de flèches comme un hérisson de piquants, celui-ci avait été détaché et achevé. Un autre des gardes décrivait un supplice pire encore. Il était inutile de raconter tout cela à Thorolf. La torture restait la torture, quelle que soit sa forme. Et si ce Royce devait les tuer, il fallait s'évader immédiatement. Kristen examina le grand poteau autour duquel ils étaient enchaînés. Il était haut comme trois hommes. Les chaînes qui les reliaient étaient assez longues — ces Saxons étaient décidément stupides — pour leur permettre de se mouvoir avec une relative facilité. — Trois ou quatre hommes pourraient escalader ce poteau et tous nous libérer, murmura-t-elle.
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— C'est pourquoi ils ont placé les blessés graves entre les hommes valides. C'était Ivarr qui avait parlé. Elle se tourna vers lui et vit sa jambe ouverte par une large plaie qui lui interdisait de marcher. Quant à celui qui se trouvait derrière Thorolf, une tête de javelot était encore enfoncée dans son épaule. — Je pourrais porter un homme sur mes épaules mais nous serions trop lents. Ils nous cribleraient de flèches avant que nous ayons atteint le sommet du poteau. — Si on essayait d'arracher le poteau ? suggéra Kristen. — Pour cela, il faudrait se lever. Ils s'en rendraient compte immédiatement. On pourrait le pousser mais il tomberait trop lentement. Et même si nous réussissions à le déraciner, beaucoup d'entre nous seraient tués ou blessés trop gravement. Enchaînés comme nous le sommes, ils nous immobiliseraient. Même si les Saxons ne sont pas malins, ils nous tueront de loin, l'un après l'autre, à coups de flèches. Kristen gémit. — Alors, nous n'avons aucun espoir ? — Pas tant que nos blessures ne sont pas guéries et que nous ne mettrons pas la main sur des armes, répliqua Ivarr. — Tu verras, Kristen, ajouta Thorolf d'un ton ironique, ils vont sûrement nous demander de les entraîner à combattre les Danois... — Et puis ils nous laisseront partir quand nous voudrons, c'est ça ? — Pourquoi pas ?
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Elle eut une moue de mépris, mais la plaisanterie de Thorolf lui avait fait du bien. S'ils devaient périr, ils ne mourraient pas sous la torture, mais ensemble, en combattant, à la manière des Vikings. Soudain, le portail de bois s'ouvrit pour laisser passer deux hommes à cheval. Seul l'un d'entre eux valait la peine qu'on le regarde, et Kristen ne s'en priva pas. Quand il sauta de selle à quelques mètres d'elle, elle eut la surprise de constater qu'il était aussi grand que son père. Ce qui signifiait qu'il pouvait toiser de haut la plupart des Vikings. C'était un homme jeune et bâti à chaux et à sable, avec des épaules larges et un torse puissant. Sous sa tunique de cuir, on voyait la toison qui s'étalait sur sa poitrine. Les bras, laissés nus par la tunique sans manches, étaient ceux d'un guerrier, lourds de muscles saillants. A l'évidence, il n'y avait pas une once de graisse dans ce grand corps. Son visage parfaitement dessiné était incroyablement beau, le nez droit, les lèvres ourlées avec un rien de cruauté et la mâchoire carrée. Sa chevelure d'un brun châtain retombait en vagues sur ses épaules avec quelques boucles rebelles Sur son large front. Mais c'étaient ses yeux qui retenaient d'abord l'attention : deux cristaux d'émeraude sombre et luisante. La haine et la fureur les faisaient briller tandis qu'il passait près des prisonniers. Kristen retint son souffle quand ce regard se posa un bref instant sur elle. L'homme gronda un ordre à l'un des gardes et se dirigea vers la demeure. — Celui-là ne me plaît pas, remarqua Ivarr derrière elle. Qu'a-t-il dit ?
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Tous les autres demandaient la même chose mais Kristen secoua la tête. — Dis-leur, Thorolf. — Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris, avoua-t-il. Kristen lui lança un regard noir. Les hommes avaient le droit de savoir. Thorolf n'avait-il pas le courage de parler ? A moins qu'il n'ait pas cru ce qu'il avait entendu... Elle se tourna vers Ivarr sans oser croiser son regard. — Il a dit : Demain, tuez-les. Le hall était plein d'hommes blessés ou mutilés. Royce décida qu'il parlerait à chacun d'eux, mais plus tard. Et il monta immédiatement dans la chambre de son cousin. Alden était étendu sur le lit, recouvert jusqu'au cou par une épaisse couverture. Il était si pâle que Royce crut qu'il était déjà mort. L'ambiance de la pièce confirmait cette impression. Les femmes étaient en larmes. Deux servantes, qui profitaient parfois des bonnes grâces d'Alden, sanglotaient dans un coin. Meghan, l'unique sœur de Royce âgée de huit ans, était assise à une table et pleurait dans ses petits bras. Darrelle, la sœur d'Alden, était agenouillée près du lit, hurlant à la mort et inondant la couverture de ses pleurs. Royce se tourna vers la seule femme qui ne se lamentait pas : Eartha, la guérisseuse. — J'arrive trop tard ? Il est mort ? La vieille bonne femme repoussa une mèche de ses cheveux sales et lui sourit.
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— Ne l'enterrez pas trop tôt, milord. Vous voulez l'achever avant son heure ? Royce accueillit cette nouvelle avec un mélange de soulagement et de colère. Finalement, ce fut à celle-ci qu'il céda. — Dehors! cria-t-il aux pleureuses. Gardez vos larmes. Pour le moment, il n'en a pas besoin ! Darrelle bondit sur ses pieds et lui fit face, le visage aussi rouge que les yeux. — C'est mon frère ! s'exclama-t-elle, indignée par l'outrage fait à sa douleur. — Quel bien lui faites-vous en pleurnichant ? Il lui faut du repos pour retrouver ses forces. Avec vos cris, il ne peut pas dormir. Il n'a pas besoin de te voir en larmes pour savoir que tu l'aimes, Darrelle. Sa petite poitrine frémissait mais elle n'osait s'approcher de son immense cousin. — Tu es sans cœur, Royce ! Je l'ai toujours dit. — Très bien. Tu ne t'étonneras donc pas si j'exige que tu sortes de cette chambre ? Essaie de retrouver ton calme. Tu pourras revenir auprès d'Alden... à condition de rester tranquille. Les deux servantes s'étaient déjà enfuies. Darrelle quitta la pièce. Eartha savait que l'ordre de quitter les lieux ne s'appliquait pas à elle, mais elle prit le parti de rassembler ses potions et de s'esquiver. Royce resta avec sa petite sœur qui le dévisageait avec crainte. Il se radoucit. — Je ne suis pas en colère contre toi, mon cœur. Ne me regarde pas comme ça, dit-il gentiment en lui tendant la main. Pourquoi pleurais-tu ? Tu croyais qu'Alden allait mourir ?
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Meghan courut jusqu'à lui et enfouit son visage dans sa ceinture. — Eartha a dit qu'il ne risquait pas de mourir. Alors, je priais pour lui. Et puis, Darrelle s'est mise à pleurer et... — Et notre cousine est en train de te donner de mauvaises habitudes, mon cœur. Tu avais raison de prier. Alden a besoin de tes prières pour guérir. Mais crois-tu qu'il voudrait te voir en larmes alors que tu devrais être heureuse qu'il ait affronté nos plus féroces ennemis et survécu ? Il souleva l'enfant dans ses bras et sécha ses larmes. — Il est temps d'aller au lit, Meghan. Et continue à prier pour Alden. Va, maintenant. Il l'embrassa une dernière fois avant de la reposer sur le sol. A peine eut-elle franchi la porte que la voix d'Alden s'éleva : — Merci, Royce. Je ne sais pas si j'aurais pu faire semblant de dormir encore longtemps. Mais chaque fois que j'ouvrais les yeux, Darrelle hurlait. Elle devait croire que je rendais mon dernier soupir. Royce éclata de rire et tira une chaise près du lit. — Seldon m'a dit que tu avais été touché au ventre. Je n'espérais plus te voir en vie et encore moins bavarder avec toi. Alden voulut sourire mais cet effort lui arracha un rictus de douleur. — Un peu plus bas et j'abandonnais mes entrailles dans cette forêt. Dieu ! Ça fait mal... Et quand je pense que c'est un joli garçon aux yeux de biche qui m'a embroché...
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— Décris-le-moi. S'il est parmi les prisonniers, je lui ferai regretter son geste avant de le tuer. — Ce n'est qu'un gamin imberbe, Royce, qui n'aurait même pas dû être avec les autres. — Si leurs enfants peuvent tuer, alors ils peuvent aussi mourir, répliqua Royce avec colère. — Tu as donc l'intention de les tuer tous ? — Oui. — Pourquoi ? Les yeux de Royce étincelèrent. — Tu le sais. — Oui, mais pourquoi les tuer s'ils peuvent nous être utiles ? Ils sont vaincus. Nous avons leur navire et Waite m'a dit qu'ils transportaient une riche cargaison. Elle t'appartient à présent. Lyman ne cesse de se plaindre des serfs. D'après lui, ils sont incapables de soulever les pierres romaines pour la muraille. Regarde combien de mois il leur a fallu pour en apporter quelques-unes dans la cour. Il rêve déjà de voir ces gaillards à la tâche. Admets-le, Royce : les Vikings pourraient bâtir ton mur en moitié moins de temps. Et puis, quelle ironie puisque ce mur servira à repousser leurs frères danois. L'expression de Royce ne changea pas. — Je vois que Lyman et toi avez déjà fait vos plans. — Il ne m'a pas laissé une seconde de répit pendant tout le trajet de retour. Il est même monté dans le chariot avec moi alors que j'étais aux portes de la mort. Mais il a raison. Pourquoi les tuer alors que vivants, ils nous seraient plus utiles ? — Tu es plus qu'un frère pour moi, Alden, et tu le sais. Comment peux-tu me demander ça ? Si jamais
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ils parviennent à se libérer, ils nous massacreront tous. — On peut prendre des précautions pour s'assurer qu'ils ne s'échapperont pas. Je te demande seulement d'y penser, de réfléchir avant de les condamner. La porte s'ouvrit alors et Darrelle apparut, les yeux secs mais emplis de rage. Tous trois avaient grandi ensemble. Alden avait un an de moins que Royce et Darrelle deux de moins que son frère. Ils étaient la seule famille que Royce possédât encore, avec Meghan, et il les aimait. Mais parfois il ne supportait pas les humeurs de sa cousine. — Tu m'accuses de l'empêcher de dormir et tu l'obliges à parler de ces êtres répugnants ! Royce roula des yeux et se tourna vers Alden. — Je te laisse entre les mains de ta sœur adorée. Il quitta la chambre sous le regard accablé de son cousin.
Royce observa sa sœur qui traversait le hall en courant pour jeter un coup d'œil par la porte ouverte. Elle se retourna en fronçant les sourcils et repartit à toutes jambes vers l'escalier. Il l'appela avant qu'elle ne 1' atteigne. Elle s'immobilisa puis vint lentement vers la table où il prenait son petit déjeuner. Elle avait déjà mangé dans sa chambre avec sa servante, Udele.
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Toujours furieuse, Darrelle avait refusé de s'asseoir en compagnie de Royce, ce matin, mais elle surveillait la scène du coin de l'œil tout en soignant un blessé. Meghan hésitait à rejoindre son formidable frère. S'il existait une chose qui broyait le cœur de Royce, c'était bien la crainte qu'il inspirait à sa jeune sœur. Il en était l'unique responsable. Au cours de l'année qui avait suivi le raid des Vikings et la disparition de tant d'êtres chers, il s'était conduit de façon déplorable. Meghan, trop jeune pour comprendre les affres qu'il traversait, avait commencé à avoir peur de lui et de ses colères. Dès qu'il s'était aperçu de ce qui se passait, Royce lui avait manifesté la plus grande tendresse mais la peur de la petite fille n'avait jamais complètement disparu. Meghan était une enfant timide que ces événements avaient bouleversée. Des craintes de toute sorte s'étaient développées en elle. Et elle avait peur des étrangers, de l'obscurité, des voix trop fortes... Royce se le reprochait. Il savait qu'elle l'aimait. Dès qu'elle éprouvait le besoin de se sentir protégée, c'était derrière lui qu'elle venait aussitôt se cacher. Mais elle le redoutait aussi, comme si elle croyait à tout instant qu'il allait la punir. — Tu as peur de sortir ? lui demanda-t-il gentiment quand elle fut enfin près de lui, les yeux baissés. — Non, je voulais voir les Vikings. Udele dit que ce sont tous des hommes très méchants. Mais ils sont blessés et ils ont surtout l'air malheureux. Elle risqua un regard vers lui et se détendit en voyant qu'il lui souriait.
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— Tu crois que les hommes méchants ne peuvent pas être malheureux, eux aussi ? — Ils n'ont pas l'air si méchants. Il y en a même un qui m'a souri... Et ils sont si jeunes, Royce. Des gens si jeunes peuvent-ils vraiment être méchants ? Est-ce qu'il ne faut pas vivre longtemps dans le péché pour être vraiment mauvais ? — Ces hommes ne croient pas en Dieu. Leurs péchés ne peuvent être rachetés. C'est pour cela que leur âge ne compte pas. — Udele dit qu'ils ont beaucoup de dieux et que c'est pour ça, aussi, qu'ils sont mauvais. — Non, ce sont des païens qui offrent des sacrifices à leurs dieux. As-tu peur d'eux ? — Oui, admit-elle. Poussé par une impulsion, il lui demanda : — A ton avis, que dois-je faire d'eux, Meghan ? — Fais-les partir. — Ils pourraient revenir nous faire du mal. Je ne peux pas le permettre. — Alors, rends-les chrétiens. Royce sourit devant une si simple solution. — Seul notre bon abbé peut faire cela, pas moi. — Alors, que vas-tu faire d'eux ? Udele dit que tu vas les tuer. Meghan avait frémi en prononçant ces mots. — Udele parle trop, murmura Royce, l'air sévère. Meghan baissa à nouveau les yeux. — Je lui ai dit que tu ne le feras pas parce qu'ils ne se battent plus et que tu ne tueras jamais un homme qui ne peut pas se défendre. — Parfois, il est nécessaire de... Il s'interrompit en secouant la tête.
— Peu importe, mon cœur. Et si nous leur faisions construire le mur ? — Tu veux dire qu'ils travailleraient pour nous ? — Oh, je pense qu'ils accepteront cette offre si on sait comment la leur présenter. — Ils n'auront pas le choix... — Les prisonniers ont rarement le choix. Et n'oublie pas que s'ils avaient gagné, ils t'auraient ramenée dans leur pays pour faire de toi une esclave. On doit les traiter comme ils l'auraient fait pour nous. Il se redressa. Cette discussion avec Meghan lui avait été utile : il venait de prendre sa décision. — Encore un mot, ajouta-t-il à l'intention de la petite fille. Tant qu'ils seront là, ne t'en approche pas. Ils sont dangereux, même si tu n'en as pas l'impression. Tu dois me donner ta parole, Meghan. Meghan hocha sa petite tête d'un air timide et regarda son frère quitter le hall. A peine eut-il disparu qu'elle se rua dans l'escalier pour annoncer à la vieille femme maussade qui lui servait de gouvernante que les Vikings n'allaient pas mourir.
Le soleil brillait, haut dans le ciel, tandis que le seigneur de ces lieux traversait la cour vers les prisonniers. Comme les autres, Kristen avait attendu ce moment en ruminant ses regrets : elle ne reverrait plus ses parents, elle n'aurait pas de mari, ni d'enfants, elle ne jouirait plus de la lumière du jour, ni de la saveur de l'eau fraîche... Elle était bien décidée à mourir bravement, mais elle n'avait pas envie de mourir.
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Royce ignora les deux gardes qui s'avançaient vers lui. Le petit Saxon Hunfrith avait été relevé au milieu de laUuit, mais il était revenu au matin pour décrire aux Vikings les tortures qu'ils allaient subir. Il se précipita vers Thorolf à qui il flanqua un grand coup de pied. — Debout! Milord Royce va te parler, Viking! annonça-t-il, l'air important. Kristen pinça Thorolf pour l'inciter à se lever mais il ne broncha pas. Il était accroupi, prêt, comme tous ses compagnons, à se jeter sur les Saxons si ceux-ci tentaient de les séparer afin de les soumettre à la torture. Le regard vert du seigneur saxon était sombre tandis qu'il se dirigeait vers les prisonniers. A la différence de la veille, son expression était indéchiffrable. Bien sûr, à la lueur du jour, leur état déplorable devenait évident et il devait sûrement penser qu'ils ne constituaient pas une menace sinon il ne se serait sûrement pas autant approché. Pourtant, Kristen avait l'impression qu'il les défiait. « Ce Saxon n'a pas peur », se dit-elle, tandis que le regard vert glissait sur elle avant de la fixer. Elle baissa aussitôt la tête. Pourquoi, parmi tous les Vikings, s'attardait-il sur elle ? Avait-il deviné son déguisement ? Elle ne releva les yeux que lorsqu'il parla, et son malaise ne fit alors que croître. Elle ne s'était pas rendu compte qu'enchaînée à Thorolf, elle était dans une position délicate. Elle se glissa derrière le large dos de son ami pour se mettre à l'abri de ce regard trop perçant. Le Saxon dévisagea Thorolf.
— On m'a dit que tu parles notre langue. — Un peu. — Qui est votre chef ? — Il est mort. — Le navire lui appartenait ? — A son père. — Ton nom ! — Thorolf Eiriksson. — Désigne-moi votre nouveau chef, Thorolf. Je sais que vous l'avez déjà choisi. Au lieu de répondre immédiatement, Thorolf demanda : — Parlez lentement. Royce fronça les sourcils, impatient. — Votre nouveau chef. Qui est-ce ? Thorolf cria dans sa langue maternelle : — Ohthere, lève-toi et fais-toi connaître au Saxon ! Kristen vit son cousin se dresser, l'air hésitant car il n'avait rien compris de la discussion entre Thorolf et le chef des Saxons. Il se trouvait à l'opposé du cercle par rapport à elle mais il s'était débrouillé pour venir la voir au cours de la nuit, traînant trois hommes avec lui. Il avait perdu ses deux frères au cours du combat et, tout comme Kristen, il ne montrait pas sa peine. Etant le plus vieux parmi eux et le cousin de Selig, il était logiquement considéré comme leur nouveau chef. — Son nom ? s'enquit Royce en détaillant Ohthere des pieds à la tête. — Ohthere Haardrad, répondit Thorolf. — Très bien. Dis à Ohthere Haardrad qu'on m'a convaincu de me montrer clément. Je ne peux pas vous relâcher mais je vous nourrirai si vous êtes
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prêts à me servir. Un mur de pierre doit être élevé autour de ce manoir. Si vous choisissez de ne pas travailler, vous n'aurez rien à manger. C'est aussi simple que ça. Plutôt que de demander au Saxon de répéter cette longue tirade plus lentement, Thorolf dit en montrant ses camarades : — Parler... entre nous. Royce hocha la tête. — C'est cela, concertez-vous. Thorolf demanda aux hommes de se regrouper. Ils en profitèrent pour dissimuler Kristen au milieu d'eux. — Par le poing de Thor! s'exclama Thorolf. Qu'est-ce qu'il a dit ? Elle souriait. — Il ne va pas nous tuer. Il veut que nous construisions un mur. — Non ! Je ne donnerai pas ma sueur à ce bâtard ! — Alors, tu crèveras de faim, rétorqua Kristen. Il a posé ses conditions. Nous travaillons et, en échange, il nous donne à manger. — Comme des esclaves ! — Ne soyez pas idiots, siffla-t-elle. Cela nous permettra de gagner du temps pour préparer notre évasion. — Oui, et pour guérir, approuva Ohthere. Dis-lui que nous acceptons, Thorolf. Qu'il ne se doute pas que certains d'entre nous n'acceptent pas ses conditions. Thorolf lui obéit puis demanda à Royce : — Les chaînes ?
— Vous les gardez. Je ne suis pas assez idiot pour vous faire confiance. Un lent sourire étira les lèvres de Thorolf qui hochait la tête. Le Saxon était sage, mais il ignorait encore de quoi étaient capables des Vikings en bonne santé, nourris et décidés.
Une vieille femme vint soigner leurs blessures. Elle était échevelée et sale. Sa robe informe, qu'elle portait sans ceinture, lui donnait l'air d'un sac ambulant. Elle se nommait Eartha et semblait n'avoir peur de rien. Elle déambulait sans la moindre crainte parmi ces gaillards et gardait une démarche bien assurée pour son grand âge. A la voir, Kristen éprouvait un sèntiment mêlé d'amusement et de gêne. Eartha ne prenait pas de gants avec les Vikings : elle bousculait ces hommes auprès desquels elle semblait une naine, se moquant de leurs grognements ou de leurs jurons. Mais Kristen savait que, tôt ou tard, elle voudrait voir sa prétendue blessure à la tête... et qu'elle ne pourrait pas le lui permettre. Il régnait une chaleur à laquelle Kristen et ses compagnons ne parvenaient pas à s'habituer. La plupart des hommes avaient considérablement allégé leurs tenues, déchirant leurs culottes et arrachant les manches de leurs chemises. Kristen ne pouvait en faire autant et cela l'irritait. Eartha en termina avec Ivarr et, se tournant vers
la jeune fille, elle lui demanda d'un geste de lui montrer où elle souffrait. Son bandage couvert de sang était suffisamment éloquent. Kristen se contenta de secouer la tête. Eartha voulut défaire le pansement. Kristen recula mais Eartha avança. Quand elle voulut à nouveau enlever le bandage, Kristen bondit sur ses pieds, dominant la petite femme de toute sa hauteur en espérant que cela suffirait à la dissuader. Eartha était têtue. Kristen dut lui emprisonner fermement les poignets pour l'empêcher de lui toucher la tête. Elle sentit alors la pointe d'une épée contre son flanc. Plusieurs autres Vikings se dressèrent à leur tour et le garde, venu aider Eartha, recula. Intimidé, il appela aussitôt à l'aide. Kristen jura silencieusement en voyant la catastrophe qu'elle avait déclenchée bien malgré, elle. Sept Saxons accouraient, l'épée à la main. Elle maudit Eartha et son obstination mais la lâcha. Thorolf se plaça entre la vieille femme et Kristen. Heureusement, les Saxons s'arrêtèrent en constatant qu'Eartha n'était plus menacée. — Qu'y a-t-il ? demanda Hunfrith. — Le jeune garçon ne veut pas que je le soigne, expliqua la guérisseuse. Hunfrith se tourna vers Thorolf. — Guérir. Le laisser seul, dit celui-ci. Hunfrith grommela un juron avant de lancer un regard noir à Eartha qui avait provoqué un tel chambardement pour si peu. — S'il est capable de sauter comme il l'a fait, c'est qu'il n'a pas besoin de tes soins, vieille bonne femme.
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— Il faut changer son bandage, insista Eartha, il est plein de sang. — Laisse-le, je te dis. Occupe-toi de ceux qui veulent être soignés. Oublie les autres. Et, se tournant vers Thorolf, Hunfrith ajouta : — Préviens ton ami ! Il ne doit plus jamais porter les mains sur elle. Il n'avait visiblement aucune envie de créer un incident alors que tant de Vikings étaient prêts à prendre la défense du garçon. Eartha, quant à elle, se retira en grommelant que ce garçon se comportait un peu trop comme une fille... Un des Saxons commenta cette réaction en affirmant que c'était sans doute pour cela que les Vikings l'avaient emmené avec eux. Sous l'insulte, les joues de Kristen se colorèrent vivement. Thorolf le remarqua et haussa un sourcil interrogateur. Elle secoua la tête et rougit plus violemment encore. Comme il était rare de voir Kristen embarrassée, il voulut savoir ce qui se passait. Elle le repoussa violemment et lui tourna le dos. C'est alors que, jetant un regard vers la demeure, elle remarqua qu'un homme les observait depuis une fenêtre du premier étage. Son visage était dans l'ombre, mais elle éprouva un réel malaise en se rendant compte que les gardes n'étaient pas les seuls à les surveiller. Jusqu'à présent, quand elle se concertait avec Thorolf et les autres prisonniers, elle veillait à ne pas être remarquée par les Saxons qui étaient dans la cour. Dorénavant, ils devraient tous être plus prudents. On les nourrit après le départ d'Eartha et on leur rendit leurs bottes. Ils ne pouvaient les mettre à
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cause des chaînes qui leur emprisonnaient les chevilles. On remédia à cette situation dans l'après-midi : un forgeron vint les voir. Il remplaça la longue chaîne qui les liait les uns aux autres par un nouveau dispositif. Chaque prisonnier fut muni d'une chaîne ridiculement courte reliant les chevilles et d'un anneau supplémentaire à l'autre pied, anneau dans lequel on glissa une chaîne moins longue que la précédente. Le cercle que les Vikings formaient autour du poteau fut ainsi considérablement rétréci. Leur liberté de mouvement était encore restreinte. Cette chaîne serait sûrement retirée tous les matins quand ils iraient travailler, et remise le soir. Kristen était écœurée par ces nouvelles dispositions. La chaîne qui leur entravait les chevilles ne leur permettrait pas de marcher normalement. Avant qu'ils ne s'y habituent, ils trébucheraient et tomberaient maintes fois. C'était une humiliation supplémentaire que leur infligeaient les Saxons. Comme les autres, elle avait récupéré ses bottes, mais sans leurs garnitures de fourrure. Au moins empêchaient-elles un peu que les anneaux qui lui serraient les chevilles ne lui meurtrissent la peau. Ces anneaux étaient étroits — pour elle, on avait dû chercher des anneaux spéciaux beaucoup moins larges que pour les autres — et ils ne tarderaient pas à crever le cuir de ses bottes. Il plut abondamment cette nuit-là. Sous ce déluge, les prisonniers qui dormaient au milieu de la cour furent vite trempés. Pour Kristen, cette situation était encore plus pénible que pour ses compagnons car elle redoutait que cette eau ne lave son panse-
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ment. Finalement, Thorolf l'abrita sous ses propres bras. Pour ce faire, il dut se coucher partiellement sur elle. Le bandage resta sec mais ils ne dormirent pas. Depuis sa fenêtre, Royce contemplait la scène. Il vit le garçon protester et tenter de repousser Thorolf, puis celui-ci claquer les fesses du gamin et lui crier quelque chose à l'oreille avant de l'entourer de ses bras et de l'installer sous lui. Après cela, ils ne bougèrent plus. Les gardes se serraient dans leur abri contre la pluie. Le reste de la cour, devenu une véritable mare de boue, était tranquille. — Qui est celui qui a attaqué Eartha ? Royce baissa un regard absent vers Darrelle. Elle l'avait rejoint après avoir rangé les pièces d'ivoire du jeu qu'ils venaient d'utiliser. — Le Viking ne l'a pas attaquée. Il ne voulait pas qu'elle le soigne, c'est tout. — Mais elle a dit... — J'ai tout vu, Darrelle. Cette vieille femme exagère. — S'il lève la main sur moi, j'espère que tu ne le prendras pas aussi légèrement, marmonna-t-elle. — Sûrement pas, répliqua-t-il en souriant. — Lequel est-ce ? — Tu ne peux pas le voir pour l'instant. — Alden a dit que c'est un jeune garçon qui l'a blessé. Est-ce le même ? — Oui, c'est le plus jeune de tous. — Tu aurais dû le faire fouetter. Il a levé la main sur Eartha. — Ils étaient tous prêts à se battre pour lui. Cela n'aurait servi qu'à augmenter le nombre des blessés.
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— C'est vrai qu'ils ne pourront pas bâtir notre mur s'ils sont blessés... Le mur est plus important. Nous devons d'abord penser aux Danois. — Je vois qu'Alden est parvenu à te convaincre qu'ils nous sont utiles ? — Tu voulais tous les tuer, lui rappela-t-elle. Il a réfléchi, lui. Il a compris qu'ils nous seraient plus utiles vivants que morts. — Tu ne vas pas veiller ton frère ? Indignée, Darrelle pinça les lèvres. — Tu pourrais aussi bien me dire de partir. — J'ai du savoir-vivre, répliqua-t-il en la poussant doucement vers la porte. Debout devant sa fenêtre, Royce observait les Vikings au travail. Il n'avait pas encore accepté leur présence à Wyndhurst et il était inquiet dès qu'il ne les avait plus sous les yeux. A la différence d'Alden et de Lyman, il n'était pas vraiment convaincu de l'utilité de ces prisonniers, pas plus que de celle du mur, d'ailleurs. Quand le moment serait venu, ils iraient combattre les Danois dans le Nord, près des frontières du royaume de Wessex. Ainsi, les Danois n'auraient-ils même pas l'occasion de pousser aussi loin au Sud et d'attaquer Wyndhurst. Mais puisque le roi Alfred désirait que ses nobles fortifient leurs domaines, et comme ils disposaient de l'ample réserve de pierre des ruines romaines pas très loin, il n'avait pu s'opposer à la construction de cette muraille. En moins d'une semaine, les Vikings avaient déjà utilisé toutes les pierres que les serfs avaient mis des mois à transporter.
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— Meghan me dit que c'est devenu une nouvelle habitude pour toi, cousin. Royce fit volte-face. Alden se tenait sur le seuil de la porte. — Tu devrais être au lit, non ? Alden poussa un gémissement. — Tune vas pas t'y mettre, toi aussi. Je suis suffisamment dorloté par ma sœur et les autres. Royce sourit tandis que son cousin s'approchait lentement de la fenêtre. — Je suis content que tu sois là, avoua-t-il. Tout seul, je n'arrête pas de remâcher le passé. Je ne peux m'empêcher de penser qu'ils vont tenter quelque chose. Ils sont presque tous guéris, à présent. Ils soulèvent ces pierres comme si de rien n'était. Alden se pencha par l'ouverture et siffla doucement. — Alors, c'est vrai... Il faut déjà aller chercher d'autres pierres. — Oui, admit Royce. A deux, ils soulèvent des blocs que cinq serfs n'arrivaient pas à manipuler. Et en une semaine, ils ont utilisé tout notre stock alors que les serfs n'ont même pas encore fini de construire l'abri que je leur destine. Il faudra attendre encore plusieurs jours avant de pouvoir les enfermer la nuit. Et pendant ce temps, il faut toujours autant d'hommes pour les surveiller. — Tu te fais trop de souci, Royce. Que veux-tu qu'ils fassent, enchaînés comme ils le sont ? — Il suffit d'une bonne hache pour briser ces chaînes, cousin. Un seul d'entre eux pourrait tuer à mains nues deux de nos hommes avant qu'un troisième n'ait le temps de dégainer son épée. Et ces
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idiots continuent à rester trop près d'eux. Je les ai pourtant prévenus... Si les Vikings sont décidés à s'échapper, et je ne doute pas qu'ils le soient, ils ne tarderont pas à courir leur chance et nos pertes seront lourdes. — Brûle leur navire et annonce-leur que la fuite par la mer est impossible, suggéra Alden. — Je m'étonne que personne ne t'ait dit que c'était déjà fait. — Tu as donc besoin d'un moyen de pression sur eux, répliqua Alden. — Oui, mais lequel ? — Tu pourrais les séparer de leur chef. S'ils sont persuadés que tu le tuerais au premier signe de révolte, cela devrait... — Non, Alden. J'y ai déjà pensé mais ils disent que celui qui les a conduits ici est mort. C'est le navire de son père que j'ai fait brûler. Ils ont choisi un nouveau chef parmi eux, et ils en choisiront un autre si je le prends comme otage. Alden fronça les sourcils d'un air pensif. — Ils prétendent qu'il est mort ? Et si ce n'était pas vrai ? — Quoi ? s'exclama Royce. — S'il était là, parmi eux ? Pourquoi te le diraientils au risque d'en faire une victime désignée ? — Par le Ciel, je n'y ai pas pensé... Royce réfléchit quelques secondes avant de secouer la tête. — Non, reprit-il, je n'y crois pas. Le seul autour de qui ils se rassemblent, c'est le garçon. Ils le protègent comme si c'était un bébé. Au début, il avait cru que le gamin était le frère de
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Thorolf, ce qui aurait expliqué pourquoi celui-ci veillait sur lui avec tant d'abnégation. Mais dès qu'ils avaient commencé à bâtir la muraille, tous les autres s'étaient mis, eux aussi, à protéger le garçon, empêchant les gardes de le brusquer, le soulageant des pierres les plus lourdes, le poussant vers les blocs les plus légers. Chaque fois qu'il tombait, deux d'entre eux au moins se précipitaient pour l'aider à se relever. C'était pourtant le plus sale de la bande : il n'utilisait jamais l'eau qui était mise à leur disposition pour se laver. — Et si c'était lui, leur chef? suggéra Alden en examinant le garçon en question, assis au pied du mur à demi dressé tandis que les dernières pierres étaient mises en place sous les ordres de Lyman. — Tu as encore de la fièvre, cousin. Ce n'est qu'un gamin. Il n'a même pas de poil au menton. C'est vrai. Ils sont tous très jeunes mais celui-là est presque un enfant. — Si c'est son père qui a fourni l'embarcation, ils sont bien obligés d'obéir à celui qu'il a choisi pour commander ? Royce se rembrunit. Après tout, son propre roi était bien plus jeune que lui. Depuis l'âge de seize ans, Alfred assumait les plus hautes responsabilités... Ce gamin n'était même pas sorti de l'adolescence, il n'avait aucune expérience. Pourtant, c'était cet adolescent sans expérience qui avait blessé Alden, et ce dernier était un guerrier aussi aguerri que Royce. Et maintenant qu'il y pensait, tous les Vikings cessaient immédiatement toute activité dès que l'attention se portait sur le garçon, comme s'ils se tenaient prêts à bondir à son secours.
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— Il est grand temps que j'aie une nouvelle discussion avec Thorolf, annonça Royce. — Lequel est-ce ? — Là, celui qui vient d'appeler le garçon. C'est le seul qui comprenne plus ou moins notre langue. — Lyman en a fini avec eux pour aujourd'hui, remarqua Alden. — Oui. Demain, il les amène aux ruines pour leur faire rapporter des pierres. Ce qui signifie que je vais devoir affecter la moitié de mes hommes à leur surveillance. Ils observèrent pendant quelques instants les gardes qui rassemblaient les prisonniers pour les pousser autour du poteau. Royce allait quitter la pièce quand un cri d'Alden le retint. — Je crois que nous avons un petit problème... Royce fit volte-face. Un des Vikings était tombé et Hunfrith lui ordonnait de se relever à grands coups de pied. Il n'eut pas besoin de se demander de quel prisonnier il s'agissait car tout le groupe s'était figé. Thorolf cria quelque chose à Hunfrith. Le gamin en profita pour faucher le pied d'appui du Saxon. Celuici atterrit lourdement sur les fesses. Le garçon se redressa en se frottant les mains tandis que les Vikings rugissaient de rire en reprenant leur chemin. — J'ai prévenu cet imbécile de les laisser tranquilles, siffla Royce entre ses dents serrées. Il a eu de la chance qu'ils ne s'emparent pas de son arme quand il était à terre. — Par tous les saints du ciel ! s'écria Alden. Il va attaquer le garçon ! Royce avait vu lui aussi Hunfrith lever son épée,
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et il était déjà dans l'escalier. Malheureusement, quand il arriva dans la cour, le mal était fait. Un des gardes avait appelé à l'aide et les archers encerclaient les prisonniers à bonne distance. Ohthere, gardé en joue par trois soldats, tenait Hunfrith dans une étreinte d'ours et semblait parfaitement capable de lui briser les os. Pour l'instant, du moins, le Viking ne forçait pas. Thorolf parlait calmement à Ohthere. Du garçon, il n'y avait plus aucune trace jusqu'à ce que Royce le remarque finalement en train d'observer la scène par-dessus l'épaule d'un de ses compagnons. Il avait été repoussé au centre de leur groupe. — Dis-lui de relâcher mon homme, Thorolf, ou je devrai le tuer. Royce prononça ces mots très lentement afin que le Viking comprenne. Il fixait Ohthere qui lui rendait son regard sans la moindre émotion. — Dis-le-lui tout de suite, Thorolf. — J'ai dit, cousin Ohthere, pas attaquer, expliqua Thorolf. Les yeux de Royce se tournèrent vers lui. — Il est le cousin du garçon ? — Oui. — Et toi, qui es-tu pour le garçon ? — Ami. — Le garçon est-il votre chef ? Cette question prit Thorolf de court. Il se tourna vers ses amis pour la leur répéter. Quelques-uns éclatèrent de rire, ce qui eut au moins pour effet d'apaiser la tension. Ohthere gloussa lui aussi, et lâcha Hunfrith qui, tremblant, s'écroula à ses pieds. Royce
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le saisit par les revers de sa tunique et le projeta loin des Vikings. L'épée d'Hunfrith gisait sur le sol entre Royce et Ohthere. Royce la ramassa aussi, laissant la pointe baissée vers le sol. — Nous avons un problème, Thorolf, dit-il calmement. Je ne peux pas permettre que mes hommes soient attaqués. — Hunfrith attaque. — Oui, je sais, concéda Royce. Je crois que sa dignité était en jeu. — Fait tomber exprès... méritait coup, rétorqua Thorolf avec colère. Royce eut besoin de quelques instants pour digérer cette information. — S'il a vraiment fait tomber le garçon, il méritait peut-être ce qui lui est arrivé. Mais le garçon devient une source d'ennui. Il n'en vaut pas la peine. — Non. — Non ? Peut-être que si je le séparais de vous autres et lui donnais des tâches plus faciles... — Non! Une lueur sombre passa dans les yeux verts de Royce. — Appelle le garçon. Laissons-le décider. — Muet. — C'est ce qu'on m'a dit. Mais il te comprend, n'est-ce pas ? Je t'ai souvent vu lui parler. Appelle-le, Thorolf. Cette fois, le blond Thorolf fit semblant de ne pas avoir compris et se tut. Royce décida d'en profiter et de prendre les autres par surprise avant qu'il ne puisse les avertir. Il fit ce que personne n'avait osé
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avant lui : il s'engouffra au beau milieu des Vikings, écartant ceux qui se trouvaient sur son chemin. Et attrapant le garçon par l'épaule, il l'entraîna hors du groupe. Ohthere se précipita mais s'immobilisa quand la lame de l'épée de Royce se posa sur la gorge du garçon. Royce fixait Thorolf droit dans les yeux. — Je crois que tu m'as menti à propos de celui-là, Viking. Dis-moi qui il est ! Thorolf ne dit rien. Les gardes s'étaient avancés et un long javelot l'empêchait d'approcher Royce. D'autres tenaient le groupe à distance. — Tu veux que je te délie la langue ? Thorolf ne répondait toujours pas. Perdant patience, Royce traîna le garçon vers le poteau qui se dressait au milieu de la cour. Empêtré dans ses chaînes, le gamin chuta lourdement. Royce le souleva par le col tout en aboyant des ordres à ses hommes. Arrivé au poteau, il y colla le visage du garçon, lui noua une corde, apportée par l'un des gardes, autour des poignets et l'attacha au poteau. Reculant d'un pas, Royce se tourna vers Thorolf — toujours obstinément silencieux, une flamme meurtrière dans les yeux. Royce se plaça devant le garçon de façon à le cacher à la vue de ses compagnons. Tirant sa dague de sa ceinture, il coupa l'épaisse veste de fourrure. La tunique de cuir qu'il attaqua ensuite était si serrée qu'il sut qu'il entamait le dos du gamin tandis qu'il la tranchait du haut en bas le long de la colonne vertébrale. Il n'entendit pas un murmure de protestation. Il écarta les pans de la tunique déchirée. Une peau douce et blanche apparut, laissant Royce
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perplexe. Il n'y avait pas là de muscles épais capables d'endurer la morsure du fouet. Et il avait effectivement entaillé les tendres chairs du garçon. Un mince trait écarlate courait des omoplates jusqu'aux reins. Il allait faire fouetter un enfant si... Thorolf ne lui disait pas la vérité. Il s'écarta afin que tous puissent voir ce qu'il avait fait. — Non ! cria Thorolf. Et repoussant le javelot, il se jeta sur Royce. Ohthere arracha un javelot des mains d'un autre garde et l'utilisa pour assommer deux hommes, défiant ceux qui s'approchaient de le lui enlever tandis qu'il se glissait vers le poteau. Royce cria pour attirer leur attention et ils se figèrent en voyant sa dague pressée contre la peau blanche. — La vérité, Thorolf. — Personne ! Un garçon ! Waite leva le fouet. Thorolf hurla. — Non! Il voulut ajouter quelque chose mais comme le garçon secouait violemment la tête de droite à gauche, il se tut. Ceci fit enrager Royce. Même muet, ce garçon savait se faire obéir. — Tu as eu tort, cracha Royce en contournant sa victime afin de la dévisager tout en surveillant du coin de l'œil le groupe de Vikings. C'est toi qui vas souffrir, pas lui. Tu ne peux pas parler mais lui me dira que c'est toi qui les commandes. C'est évident. Je veux me l'entendre dire. Il n'attendait pas une réponse d'un muet pas plus
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qu'il ne pensait que le garçon comprenait ses paroles. Il était furieux qu'ils l'obligent à commettre un tel acte. Et sa fureur grandit encore quand les yeux bleus du garçon se levèrent vers lui une fraction de seconde. « Que le diable l'emporte ! » jura Royce silencieusement. C'était là une réaction de femme. En fait, beaucoup de choses dans ce garçon faisaient penser à une femme. S'il n'avait su que c'était impossible, il lui aurait arraché cette tunique pour vérifier cette impression. Mais non, c'était impossible. Beaucoup d'adolescents possédaient une peau de velours et de longs cils soyeux jusqu'à ce qu'ils atteignent l'âge d'homme. Royce adressa un signe du menton à Waite. La langue de cuir zébra l'air et un murmure s'échappa des lèvres du garçon. On n'entendait aucun bruit dans la cour. Thorolf restait silencieux mais tous les muscles de son corps étaient visiblement tendus. Royce hocha à nouveau la tête. Cette fois, le grand corps mince s'écrasa contre le poteau et fut rejeté en arrière. La tunique de cuir ouverte commença à glisser sur les épaules. Le garçon se pressa à nouveau contre le poteau pour la retenir mais pas avant qu'un morceau de tissu blanc ne s'échappe. Royce ramassa le bout de tissu qui ressemblait à un bandage. Il ne vit aucune trace de sang. Il y avait un nœud à un bout tout près de l'endroit qu'il avait tranché en découpant la tunique. Deux ronds se dessinaient sur le tissu comme s'il avait été utilisé pour... — Non, c'est impossible ! Mais il vit ce visage baissé. Sa main jaillit et arra-
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cha la tunique. Royce en eut le souffle coupé puis il poussa un abominable juron. Son autre main enleva le bandage qui recouvrait la tête et il poussa un autre juron tandis qu'une longue natte de cheveux dorés se déroulait. Un gémissement pitoyable s'éleva du rang des prisonniers mais elle ne proféra pas un son. Il n'y avait pas une larme dans ses yeux tandis qu'elle le fixait d'un regard étincelant. Quelle sorte de femme étaitelle donc pour ne pas avoir peur du fouet ? Ne savaitelle pas qu'il n'aurait jamais fait fouetter une femme ? Il trancha les liens qui lui entravaient les poignets et elle releva aussitôt sa tunique pour recouvrir sa poitrine. Dès qu'elle eut terminé, il la prit par la main et la traîna vers Thorolf pétrifié. — Un garçon, hein ? Un garçon ! Et tu m'as laissé la fouetter ! Pour cacher quoi ? Qu'elle était une femme ? Pourquoi ? demanda Royce au comble de la fureur. — Pour me protéger, répondit Kristen. Le regard de Royce vola jusqu'à elle, mais elle ne broncha pas devant sa rage. — Et pas muette non plus ! Et elle comprend notre langue, elle aussi ! Par le Ciel, tu vas me dire pourquoi tu n'as pas ouvert la bouche pour t'éviter le fouet ! — Pour ne pas me faire violer par les Saxons, répondit-elle simplement. Il éclata de rire. Un rire cruel. — Tu es trop grande pour mes hommes ! Tu n'as rien qu'ils puissent désirer. Tu ne t'en étais pas rendu compte, barbare ?
C'était la colère qui provoquait ces paroles mais elles faisaient mal quand même.
— Que vas-tu faire de moi, maintenant ? osa-t-elle demander. Royce aurait préféré qu'elle n'ignorât pas ses insultes.
— Tu serviras dans la maison, dorénavant. Si tu te tiens correctement, tu n'auras rien à craindre. Dans le cas contraire... Tu me comprends ? — Oui. — Alors, explique ça à tes amis. Kristen regarda Thorolf et Ohthere. — Il veut faire de moi une otage dans sa maison afin d'avoir un moyen de pression sur vous. Il ne faut pas que cela change vos décisions. Vous devez me promettre que si l'occasion se présente, vous vous enfuirez. Si un seul d'entre vous parvient chez nous, alors il pourra avertir mon père qui viendra me chercher. — Il te tuera si nous nous échappons. — Il est furieux d'avoir ordonné qu'on fouette une femme. Il ne me tuera pas. Ohthere hocha sagement la tête. — Alors, nous irons chez les Danois du Nord si la chance nous sourit. Un de leurs drakkars filera sûrement jusqu'en Norvège. — Bien. Et j'essaierai de vous faire savoir comment je vais. Ne vous faites pas de souci pour moi. — Assez ! aboya Royce en la poussant vers Waite. Amène-la à l'intérieur et que les femmes lui donnent un bain. Tandis qu'elle s'éloignait, il fixa les marques rougeâtres qui lui barraient le dos, le sang qui coulait. Il se retourna vers Thorolf.
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— Je sais qu'elle t'en a dit plus que ce que je lui avais ordonné. Je peux te. promettre ceci : si vous essayez de vous enfuir ou de blesser un de mes hommes, je ne la tuerai pas. Mais je lui ferai regretter de ne pas être morte. Et tu peux me croire, je ne fais jamais de menaces en l'air.
La demeure du Saxon étonna Kristen qui s'y sentit aussi dépaysée que peu à sa place. Le hall était plus vaste que celui de la maison de ses parents. Chez elle, ce hall était entièrement clos, ce qui donnait l'impression de vivre dans une immense caverne et l'hiver, il y régnait un tel froid que la famille préférait se réunir dans la petite pièce où l'on faisait la cuisine. Ici, rien de semblable — le hall était le cœur du manoir, l'endroit où toutes les activités étaient rassemblées et où tous les habitants du domaine se retrouvaient. Au fond de la salle, un grand escalier montait à l'étage supérieur. Plusieurs portes s'ouvraient ici ou là, et le plafond était très, très haut. L'espace réservé à la cuisine n'était pas séparé du reste de la salle. Un immense foyer couvrait la moitié de la longueur du mur du fond à côté de l'escalier. Une autre cheminée de pierre, presque aussi grande, occupait le centre du mur de droite mais elle était inutilisée, ce qui était compréhensible tant la chaleur était accablante. Le sol était recouvert de lattes de bois et résonnait sous ses pas, ce qui semblait indiquer l'existence d'une cave. Un mince tapis carré — identique à ceux
que Garrick avait rapportés d'Orient — recouvrait le parquet devant deux grandes baies vitrées, là où étaient disposés chaises et tabourets autour de métiers à broder et à tisser. Un coin apparemment réservé aux femmes, et trois d'entre elles y oeuvraient quand Kristen entra. Les fenêtres et les portes ouvertes laissaient entrer le soleil et une brise tiède. En face du coin des femmes, mais à l'autre extrémité de la salle, se trouvait un gros tonneau de bière, des chaises, des bancs et des tables où étaient posés différents jeux. Il y avait aussi un établi couvert d'outils et une longue table encombrée d'armes, d'outils et de quelques bols de bois ayant beaucoup servi. Debout devant l'établi, un homme recouvrait la poignée d'un fouet de fines lanières de cuir. En le voyant, Kristen grimaça: la douleur qui lui brûlait le dos se fit plus cuisante. Les sept femmes présentes dans le hall s'étaient figées quand la Viking était entrée, conduite par Waite. Dans cette tenue d'homme à moitié déchirée, avec sa haute taille, Kristen avait l'impressionNd'être une sorte de monstre de foire. Elles portaient toutes des robes à manches longues qui traînaient jusqu'à terre alors qu'elle avait les bras et le dos nus. Elles étaient propres tandis qu'elle était couverte de sueur, de boue séchée et de sang. Une femme, plus richement vêtue que les autres, quitta son siège et interpella Waite. Sa robe bleu ciel brodée de fils d'or révélait une taille très fine. Ses cheveux auburn étaient tirés en un impeccable chignon, et ses yeux étaient d'un bleu très clair, très brillant, comme ceux de l'homme que Kristen
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avait voulu tuer. Elle aurait pu être très jolie si elle n'avait eu l'air aussi pincé. Kristen se dit qu'il s'agissait sans doute de la maîtresse des lieux. Cela ne la surprit guère. Le seigneur saxon avait une jolie femme. Elle aurait envié cette dame qui avait épousé un homme aussi séduisant, si ce même homme ne l'avait retenue prisonnière. — Comme osez-vous amener cet homme ici ? demanda la femme à Waite en traversant la pièce vers eux. — Milady, c'est une femme, et lord Royce a ordonné qu'on lui donne un bain. — Une femme? s'étrangla-t-elle en examinant Kristen de la tête aux pieds. C'est impossible ! Waite montra la longue natte de la prisonnière. — Lord Royce l'a fait fouetter. C'est ce qui a révélé la supercherie. Brutalement, il força Kristen à se retourner avant d'ajouter : — Ce n'est pas le dos d'un homme. — Une peau blanche et une longue natte ne prouvent pas que c'est une femme. Waite gloussa. — Milord s'en est assuré d'une autre façon et vous n'aurez bientôt plus aucun doute. Milord a demandé que ce soient les femmes qui lui donnent son bain. La lady eut l'air écœuré. — Et qu'allons-nous faire d'elle après ce bain ? Waite haussa les épaules. — Mettez-la au travail où bon vous semble, milady. Elle doit rester dans la maison. — A quoi Royce peut-il bien penser? gémit la
femme. Garder une barbare dans notre propre maison ! — Je crois qu'il veut se servir d'elle comme... — Sans doute, déclara-t-elle avec mépris, comme ces Vikings devaient se servir d'elle. — Peut-être ça aussi, admit Waite, placide. Mais il veut surtout l'utiliser comme otage. Un soupir exaspéré accueillit cette information. — Très bien. Qu'on aille chercher la clé de ses chaînes puisqu'elle doit être lavée. Mais qu'on l'emmène d'abord à la salle de bains et laissez deux hommes avec elle jusqu'à ce que j'aie expliqué à mes femmes leur nouvelle tâche. Elles n'aimeront pas cela plus que moi. Waite appela deux hommes qui conduisirent Kristen dans une petite salle de bains située sous l'escalier. Une autre porte donnait à l'arrière sur la cour afin que l'on tire directement l'eau d'un puits. Le baquet en bois qui occupait le centre de la pièce était juste assez grand pour une personne. Les Saxons ne partageaient donc pas leur bain, constata Kristen. Les deux hommes qui l'accompagnaient ne devaient pas être des soldats mais des serviteurs. Ils étaient de petite taille et l'observaient avec crainte comme s'ils savaient qu'ils auraient bien du mal à la retenir si l'envie lui prenait de partir. Mais Kristen n'avait aucune envie de partir. Elle attendait ce bain avec une réelle impatience. Depuis son arrivée ici, elle n'avait cessé de se maculer de boue afin de dissimuler ses traits. Cela avait constitué un vrai test d'endurance. Elle aurait probablement supplié le Saxon de lui accorder ce bain s'il n'y avait pas pensé lui-même.
On lui enleva ses chaînes, et elle s'assit sur un banc pour enlever ses bottes et inspecter l'état de ses chevilles. La peau était irritée mais pas écorchée. Elle guérirait vite si on la dispensait du port de ces anneaux de fer. Tandis qu'elle démêlait sa natte, un certain nombre de jeunes garçons entreprirent de remplir le baquet d'eau froide. Ils ne semblaient nullement disposés à la réchauffer mais elle s'en moquait, habituée qu'elle était à nager dans les eaux glacées du fjord. Quand cinq femmes firent leur entrée dans la petite pièce, sans compter la lady qui resta sur le seuil, Kristen commença à éprouver de l'agacement et se dressa. — Je peux très bien me laver toute seule, milady. — Et moi qui croyais que tu ne me comprenais pas. — Je comprends parfaitement. Je dois me laver. Je le ferai avec joie mais je n'ai pas besoin d'un public. — Alors, tu n'as rien compris. Les ordres de Royce sont formels : les femmes doivent te laver, et il en sera ainsi. Kristen n'était pas femme à prendre ombrage d'un détail aussi mineur. Elle haussa les épaules, acceptant cette situation mais attendant que les hommes soient renvoyés. Ils ne le furent pas. Et les servantes se pressèrent autour d'elle pour la déshabiller. Elle les repoussa avec une telle détermination que deux d'entre elles tombèrent en piaillant. — Ecoutez, milady... Je permettrai à vos femmes de me laver mais pas devant ces hommes.
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Kristen dut crier pour couvrir les braillements des femmes. — Comment oses-tu ? Ce n'est pas à toi de me dire ce que tu permets ou non. Je ne te laisserai pas seule avec des femmes sans défense. Kristen eut envie de rire. Elles étaient cinq, six en comptant la lady, et elles avaient peur d'une femme seule ! Après tout, pourquoi ne pas en profiter ? Elle pointa un doigt vers les deux hommes qui roulaient des yeux à l'idée de devoir la mater. — Ce sont eux qui auront besoin de protection s'ils né partent pas. De colère, la lady bafouilla des ordres incompréhensibles. Kristen souleva le banc sur lequel elle s'était assise un peu plus tôt, et le lança sur les hommes. Royce, qui pénétrait dans le hall, entendit des cris et des hurlements. Puis il vit un de ses serviteurs littéralement catapulté hors de la salle de bains. L'autre le suivit de près et vint s'écrouler sur son collègue. Quand Royce parvint à la porte de la pièce, l'ambiance s'était considérablement calmée même si Darrelle continuait à bredouiller des sons incohérents. — Que se passe-t-il ici ? — Elle ne veut pas prendre son bain ! — Expliquez-lui pourquoi, milady, parvint à dire Kristen. Elle était clouée au sol par quatre femmes. Elles l'avaient saisie par-derrière juste après qu'elle eut expédié le deuxième homme hors de la pièce. Elles étaient parvenues à la faire tomber et s'étaient aussitôt couchées sur elle pour l'empêcher de se redres-
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ser. Kristen avait du mal à respirer avec deux femmes installées sur sa poitrine et sur son ventre. — Bon sang, Darrelle ! s'emporta Royce. Je te confie une tâche simple et tu en fais un désastre ! — C'est elle qui a commencé ! protesta Darrelle. Elle ne voulait pas se laisser déshabiller. Elle vit avec une bande de barbares et elle fait la timide devant deux serfs. — Mes ordres étaient que des femmes la baignent, je n'ai pas parlé d'hommes. — Mais c'est une Viking, Royce! Tu n'espères quand même pas que nous allons rester seules avec elle. — Dieu du Ciel, ce n'est qu'une femme ! — Elle ne ressemble pas à une femme. Elle n'agit pas comme une femme. Elle a attaqué ces deux couards avec un banc, et tu veux nous laisser seules avec elle ? — Lâchez-la ! ordonna-t-il aux servantes. Il souleva Kristen par le col pour la remettre sur ses pieds. — Si tu me crées encore un problème, femme, c'est moi qui m'occuperai de toi. Je t'assure que tu le regretteras. — Je veux prendre ce bain ! J'en ai envie ! — Eh bien, prends-le, fit-il avant de se tourner vers la plus vieille des femmes présentes. Eda, amène-la dans ma chambre quand vous aurez terminé. — Royce ! protesta Darrelle. — Quoi? — Tu ne peux pas la... la... — J'ai simplement l'intention de lui poser quel-
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ques questions, Darrelle, et cela ne te regarde pas. Maintenant, va t'occuper de tes affaires. Elles n'ont pas besoin de toi pour lui frotter le dos. Darrelle, les joues enflammées, quitta la pièce sans lui accorder un regard. Royce n'était pas d'humeur à lui courir après pour un problème aussi ridicule : un bain ! Un simple bain ! Alden l'attendait dans sa chambre. Il n'avait pas bougé et se tenait toujours devant la fenêtre. — Tu as tout vu ? s'enquit Royce. — Oui, mais je n'ai rien entendu, répondit son cousin avant de demander, curieux : Dis-moi, je ne me suis pas trompé ? J'ai bien vu un corps de femme quand tu lui as arraché sa tunique ? — Ce gamin a deux jolis seins, en effet. Alden s'esclaffa devant la mine déconfite de Royce, avant de retrouver son sérieux en comprenant les implications de cette découverte. — J'étais déjà mortifié de m'être fait embrocher par un gamin, mais par une femme... — Console-toi, elle vient d'expédier deux serfs hors de la salle de bains. Ce n'est pas une femme ordinaire. — C'est vrai qu'elle est très grande pour une femme. En tout cas, elle s'est bien moquée de nous jusqu'à présent. Mais pourquoi diable ont-ils emmené une femme avec eux pour un raid ? Alden haussa les épaules. — Il n'y a pas trente réponses à cette question. Pour assouvir leurs besoins sur le bateau. Elle n'a pas immédiatement pris part au combat. J'imagine qu'ils ont dû la laisser à bord, et, quand elle les a vus en difficulté, elle a voulu les aider... Après tout, si
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tous les Vikings mouraient, elle restait seule ici. Je comprends mieux pourquoi elle s'est battue comme une furie. — Oui. Elle était même prête à supporter le fouet plutôt que de révéler son sexe. Elle prétend qu'elle a voulu éviter de se faire violer par les Saxons... Royce éclata d'un rire cynique avant de conclure : — Un homme est un homme. Pour une putain, quelle différence entre un Viking et un Saxon ? — Ce doit être une forme de loyauté : elle répugne à coucher avec les ennemis de sa race. — Peut-être. En tout cas, je comprends pourquoi ils tenaient tant à ce que nous ne sachions pas qu'elle est une femme. Ils auraient bientôt été enfermés seuls avec elle, la nuit. Mais je me demande ce qu'ils peuvent trouver à une femme aussi gigantesque...
Le point de vue de Kristen sur son aventure — sur le désastre qu'elle continuait à nommer aventure — se modifia radicalement dès qu'elle franchit le seuil du manoir de Wyndhurst. Elle ne devait plus se soucier de tenir sa langue ou de cacher sa natte. A présent, elle était confrontée au problème qu'elle avait voulu éviter : comment les Saxons allaient-ils traiter une femme viking ? Le seigneur des lieux avait laissé entendre qu'elle n'offrait aucun intérêt pour ses hommes. Elle était trop grande, trop masculine. C'était son opinion et elle pouvait comprendre qu'un homme hésite à faire
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l'amour à une femme plus grande que lui, de peur de se sentir inférieur, moins dominateur. Tant mieux. Cela la mettait à l'abri des attentions des Saxons — tous de petite taille — qu'elle avait vus jusque-là. Tous, hormis celui qu'elle espérait tuer un jour, et le maître du domaine lui-même. Kristen éprouvait des sentiments mêlés à l'égard de lord Royce. Elle l'avait peu vu au cours de cette première semaine de captivité. Quand il était venu jeter un coup d'œil aux prisonniers, elle avait surtout cherché à ne pas attirer son attention, évitant de croiser son regard. Mais elle ne pouvait oublier la première fois qu'elle l'avait vu, beau comme un jeune dieu, si droit et fier sur son destrier, n'hésitant pas à défier seize hommes solides et hostiles en traversant leur cercle d'une démarche méprisante. Cet homme ne connaissait pas la peur. Aujourd'hui encore, lord Royce s'était glissé au milieu des Vikings pour leur arracher Kristen, et ceux-ci n'avait pu réagir en le voyant s'avancer parmi eux sans armes. Kristen ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Elle avait toujours aimé observer un beau corps d'homme et les muscles qui roulaient sous la peau pendant l'effort. Et Brenna lui avait appris à ne pas en avoir honte. Celle-ci s'était encore gentiment moquée d'elle, au cours de la fête du départ, alors qu'elle admirait deux de ses amis s'opposant au bras de fer. Oui, un corps solide et puissant était un régal pour les yeux. Et le seigneur saxon ne possédait pas seulement un beau corps, mais un visage aux traits magnifiques. Si Kristen était sincère, elle devait bien reconnaî-
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tre qu'elle le trouvait splendide. Mais elle n'avait aucune envie que la réciproque fût vraie. Il haïssait trop les Vikings, pour que faire l'amour avec lui soit une expérience agréable. Heureusement, il avait affirmé qu'elle ne présentait aucun intérêt à ses yeux. Aussi longtemps qu'il ne la désirerait pas, elle serait tranquille. Séparée des autres, elle avait toujours le même but: ne pas créer de problèmes jusqu'à ce que l'occasion de fuir se présente. Les femmes l'avaient frottée avec une rage vengeresse comme si elles cherchaient à lui arracher la peau. Elle l'avait supporté justement pour ne pas provoquer de nouveau drame. Les vêtements qu'on lui donna étaient ridiculement petits. Kristen était mince pour sa taille mais en comparaison des femmes de ce pays, elle était immense. Les manches de la robe blanche étaient trop étroites pour ses poignets, et une discussion s'engagea pour savoir ce qu'il fallait faire. Kristen résolut le problème en arrachant les manches à l'épaule. Ses propres robes d'été étaient sans manches et il faisait très chaud ici. Les femmes ne parurent pas apprécier son initiative mais elles se gardèrent bien de formuler la moindre objection. La robe, censée lui cacher les pieds, s'arrêtait bien au-dessus des chevilles de Kristen. Mais heureusement que sur elle, ce vêtement était informe car il n'en dissimulait que mieux les courbes de son corps. On emporta ses bottes et on lui donna une paire de sandales mieux adaptées pour la vie à l'intérieur de la maison. Elles auraient été parfaites si on ne lui avait pas remis les anneaux de fer aux chevilles. Les chaussures ne montaient pas assez pour protéger la
peau du contact du métal. Décidée à ne pas accepter cela sans lutter, elle protesta. La plus âgée, Eda, préféra sagement laisser une plus haute autorité décider et, emportant les anneaux et les chaînes, elle précéda Kristen et les deux autres femmes qui l'escortaient au premier étage. Kristen était nerveuse à l'idée de revoir lord Royce. Elle ne pensait pas qu'il la trouverait à son goût dans ce ridicule déguisement, mais une infime possibilité existait, maintenant qu'elle était propre et coiffée. Assis à une petite table, il aiguisait une longue épée à double tranchant quand Eda poussa Kristen dans la pièce. Sans expliquer pourquoi la prisonnière ne portait pas ses chaînes, elle se contenta de les poser sur la table avant de partir, laissant Kristen debout au milieu de la pièce. C'était une chambre vaste et dépouillée. Il y avait là un lit très bas, un coffre, une petite table et quatre chaises. En face de la porte, entre les deux fenêtres, un autre coffre fermé par une serrure semblait servir de banc. Une autre fenêtre à côté du lit donnait sur la cour. Il n'y avait aucune décoration sur les murs et pas de tapis sur le sol. Seul un des murs était couvert par un assortiment d'armes. Elle ne l'avait pas encore regardé. Elle attendait qu'il lui adresse la parole. Mais elle avait déjà tout examiné dans la pièce — Kristen n'était pas femme à garder les yeux timidement baissés vers le sol —, et le silence s'éternisait. Elle commença par ses bottes puis remonta lentement le long de son corps jusqu'à ce que leurs yeux se rencontrent. Elle éprouva un choc: il n'y avait
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aucune haine dans le regard de Royce. Seulement de la surprise. — Qui es-tu ? demanda-t-il. La question semblait lui avoir été arrachée par sa propre stupéfaction. A quoi pouvait-il donc penser ? — Que voulez-vous savoir ? Mon nom est Kristen, cela vous suffit-il ? A la façon dont il se leva, elle comprit qu'il n'avait pas entendu un seul mot. Il ne s'était pas encore remis de son étonnement mais celui-ci était mêlé à un autre sentiment qu'elle ne sut définir. Il s'arrêta à quelques centimètres seulement d'elle, leva la main et, de ses doigts, suivit les contours de ses lèvres sensuelles. — Tant de beauté si bien cachée, dit-il. Craintive, Kristen recula. — Vous avez dit que je suis trop grande pour vous. — C'était avant. Elle gémit intérieurement. Oui, c'était bien le désir qui faisait briller les yeux verts du Saxon tandis qu'il la détaillait une nouvelle fois des pieds à la tête. Elle ne se faisait aucune illusion : elle n'était pas de taille à lutter contre lui. Il portait une tunique à manches longues aujourd'hui, et les puissants muscles dont elle gardait un souvenir si précis gonflaient l'étoffe de façon impressionnante. Il avait des mains capables de la broyer. Et rien ne pourrait l'empêcher de faire d'elle ce qu'il voudrait car elle était son ennemie et son esclave. — Vous aurez du mal à me violer, je vous préviens, gronda-t-elle d'une voix sourde. Il la fixa encore, le vert de ses yeux soudain assombri.
— Te violer ? C'est une plaisanterie ! Tu crois que je vais m'abaisser à violer une putain viking ? Kristen n'avait jamais subi une telle injure. Une réplique cinglante lui brûla les lèvres mais elle la retint au dernier moment. Elle comprenait pourquoi il était arrivé à cette conclusion. Comment expliquer autrement qu'elle navigue avec un équipage entièrement composé d'hommes ? Il était retourné s'asseoir et ne la regardait plus. Il semblait lutter contre sa propre colère. Elle se demanda fugitivement pourquoi il éprouvait une haine si farouche des Vikings. — Auriez-vous autant de scrupules si j'étais une vierge viking ? Elle devait savoir. — Avoir une vierge viking à ma merci ne serait que justice. J'userais d'elle exactement comme vos amis usent des femmes saxonnes. — C'est la première fois que nous abordons vos côtes. — D'autres de chez vous sont déjà venus ! C'était donc cela. Des Vikings avaient razzié cet endroit. Quel être cher avait-il perdu pour être aussi amer ? Il ne voulait pas toucher une putain parce que ses ennemis l'avaient déjà souillée, mais il était prêt à assouvir sa haine sur une vierge innocente uniquement parce qu'elle était viking. Quelle ironie... Elle resterait intacte parce qu'il la prenait pour une putain. De stupeur, elle faillit éclater de rire. Mais si c'était le seul moyen dont elle disposait pour se protéger... Comment une putain se serait-elle conduite ?
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— Vous vouliez me questionner ? lui rappelat-elle. Tout danger écarté, elle retrouvait son aplomb. — Oui. Que sais-tu des Danois ? — Ils apprécient votre pays, proposa-t-elle sans pouvoir s'empêcher de sourire. — Tu trouves ça amusant ? demanda-t-il brutalement. — Non, je suis désolée, fit-elle, contrite mais en continuant à sourire. Je ne sais pas grand-chose d'eux. Nous venons d'un pays différent du leur. Les seuls Danois que j'aie connus étaient des marchands comme... comme beaucoup des gens de mon peuple. Elle devait se montrer plus prudente. S'il apprenait que son père était un marchand, il trouverait bizarre qu'elle soit obligée de vivre de ses charmes. Mieux valait le laisser penser qu'elle n'avait aucune famille. Les pensées de Roycei avaient suivi le même cours. — Pourquoi une femme comme toi doit-elle se vendre pour survivre ? — Quelle importance ? Il parut hésiter puis finit par hausser les épaules. Il garda le silence quelques instants, assis tandis qu'elle était debout devant lui à côté de trois chaises vides. Elle avait travaillé toute la matinée, subi le fouet, pris un bain qui avait été un véritable supplice et maintenant, elle devait rester debout pour cet interrogatoire. Loki, le prince des démons, devait bien rire. Elle s'assit en tailleur sur le sol. — Bon sang! femme, tu n'as donc aucune manière ?
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— Moi ? Et vous, qui me laissez debout alors que vous êtes assis. — Tu n'as peut-être pas encore compris que ton statut est inférieur à celui du plus misérable de mes serfs. — Ainsi, ce misérable serf peut s'asseoir et moi pas ? C'est cela que vous voulez me faire comprendre ? Je suis si vile que je ne puis espérer la plus minime des courtoisies ? — Exactement. Qu'espérait-elle ? Qu'il présente des excuses à son esclave ? Elle se redressa en riant. — Très bien, Saxon. Une Norvégienne est capable d'endurer bien pire que cela. Cela eut le don d'irriter Royce davantage. Il bondit sur ses pieds comme s'il allait se jeter sur elle. Mais, au dernier moment, il lui tourna le dos. Il était en proie à un cruel dilemme. Dès l'instant où elle avait franchi la porte de sa chambre, il avait éprouvé une formidable attirance pour cette femme si fière. Pourtant, elle le dégoûtait. Il la haïssait, elle et tous ceux de sa race. Mais dès qu'il posait les yeux sur elle, il avait envie de la toucher. Et quand il l'avait fait, il avait senti une peau aussi douce que la soie. Elle était trop belle pour être vraie et Royce s'en voulait de la désirer. Il s'en voulait surtout de lui avoir laissé entrevoir son désir. Il avait cherché à l'humilier, à la rabaisser, mais surtout pour se rappeler à lui-même ce qu'elle était. Elle se vendait à n'importe qui. Elle avait sans nul doute couché avec tous les hommes du bateau. C'était une putain viking. Il n'existait pas de femmes d'une pire espèce.
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Mais elle ne le craignait pas et c'était là le problème. Elle aurait dû trembler devant lui. Une autre aurait depuis longtemps fondu en larmes et demandé grâce. Mais celle-ci se montrait insolente et se riait de sa colère. — Je devrais peut-être partir. Royce fit volte-face, les yeux brillant de fureur. — Tu ne quitteras pas cette maison, femme. — Je ne parlais que de cette chambre... Il semble que vous ne supportiez pas ma présence. — Oui, tu peux partir... Après avoir remis ceci. Il ramassa les chaînes sur la table et les lui lança. Par réflexe, elle les attrapa au vol. La chaîne s'enroula autour de son poignet et l'un des lourds anneaux de fer heurta son bras — elle grimaça. Entre ses mains, ces chaînes auraient pu constituer une arme redoutable, mais elle n'y pensa pas. Elle les contempla, l'air écœuré. — Vous voulez que je les remette ? Il hocha sèchement la tête. — Oui. Ainsi, tu n'oublieras pas que tu n'es qu'une esclave. Méprisante, elle le défia du regard. — Je ne me faisais aucune illusion mais vous devrez me les mettre vous-même. Elle laissa tomber les chaînes par terre. — Tu n'as qu'à passer les anneaux, femme, fit-il, se méprenant sur le sens de son refus. — Fais-le toi-même, Saxon. Les yeux de Royce n'étaient plus que des fentes, tout à coup. Une telle témérité méritait un châtiment immédiat. Mais il se doutait qu'il faudrait plus qu'une simple bastonnade pour la briser.
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Il ramassa les chaînes, s'agenouilla lentement devant elle et lui passa les anneaux autour des chevilles. Kristen ne broncha pas et le laissa faire, fixant l'épaisse crinière de cheveux châtains à quelques centimètres de ses mains. Quel dommage qu'ils aient été ennemis. Elle aurait aimé rencontrer cet homme dans d'autres circonstances. Il leva les yeux, se méprit à nouveau sur ses pensées et regretta la cruauté d'un tel traitement. — Où sont tes bottes ? — La vieille femme, Eda, a dit qu'elles ne convenaient pas pour travailler dans la maison. — Alors, tu devras mettre des chiffons sous le fer pour éviter de t'écorcher. — Quelle différence, milord ? Ce n'est que ma peau et je ne vaux même pas le plus misérable de tes serfs. Il se redressa en fronçant les sourcils. — Je ne souhaite pas te maltraiter, Kristen. Qu'il se souvienne de son nom la surprit. Il n'avait cessé de l'appeler « femme » depuis le début. Mais elle était de nouveau enchaînée. — Oh ! ainsi, je mérite au moins les mêmes attentions qu'une de tes bêtes ? Il entra dans son jeu. — Oui, tu seras traitée comme elles. Ni mieux ni plus mal. Elle hocha la tête. De sa vie, elle ne s'était sentie aussi humiliée mais elle aurait préféré mourir plutôtque de le lui montrer. Elle se détourna, prête à partir. Il la retint par le bras. Malgré elle, elle remarqua la chaleur de sa main. Il ne la lâcha pas tant qu'elle ne le regarda pas de nouveau.
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— Je ne peux pas te laisser dormir dans le hall avec les autres serviteurs, il faudrait qu'un garde te surveille en permanence. Tu auras donc une chambre dans laquelle on t'enfermera. Ainsi, tu n'auras pas à... Il s'interrompit avant de conclure : — Tu pourras dormir sans porter les chaînes. Je donnerai les clés à Eda pour qu'elle te les enlève chaque soir. Kristen ne le remercia pas. Elle lui tourna le dos et quitta la chambre en mettant dans sa démarche titubante toute la fierté dont elle était capable. Elle méritait tout cela. Elle le méritait pour avoir défié ses parents, pour s'être lancée sans réfléchir dans cette stupide et tragique aventure. Tout à coup, elle se sentait complètement perdue, solitaire/Selig aurait su quoi faire s'il avait été là. Il lui aurait donné de l'espoir avant qu'on ne la sépare des autres. Mais Selig était mort, ô Seigneur... Selig! Elle s'abandonna à son chagrin pour la première fois dès que plus personne ne put la voir. Elle le fit calmement, pleurant sur place et sans bruit entre la chambre de Royce et l'escalier. Les larmes ruisselèrent sur ses joues. C'était un luxe qu'elle ne se permettrait plus.
Quatre chariots quittaient la cour : deux d'entre eux remplis de prisonniers et le troisième d'hommes en armes, tandis que le dernier était vide. Ces chariots reviendraient plus tard, tous chargés des blocs
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de pierre arrachés aux ruines romaines. Si un caprice du destin n'avait pas incité le seigneur de ces lieux à croire qu'elle était leur chef, Kristen aurait été à présent avec ses amis. Et elle aurait pu s'enfuir avec eux. Elle ne voyait que neuf gardes pour seize Vikings. C'était dérisoire. Et c'était le signe qu'ils attendaient tous : ils allaient donc tenter leur chance aujourd'hui. Quant à elle, elle resterait ici, abandonnée à son sort et à la vengeance des Saxons. Elle leur avait dit de ne pas se soucier d'elle, que le seigneur saxon ne la tuerait pas. Elle s'était efforcée de les convaincre de penser d'abord à eux-mêmes et à leur propre salut car elle savait que s'ils tentaient de la libérer, ils perdraient toutes leurs chances de réussir leur évasion. Et maintenant, ils partaient sans elle. Debout devant la cheminée du hall, Kristen eut un petit pincement au cœur en voyant par la fenêtre disparaître ses compagnons. Elle avait passé une nuit atroce sur une paillasse, dans une petite chambre. Le confort y était bien plus grand que dans la cour, mais elle s'y sentait plus malheureuse parce que solitaire. Le malheur est plus facile à supporter quand il est partagé. Les tâches qu'on lui avait assignées n'étaient pas trop pénibles. Elle avait toujours accompli sa part de travail dans la maison, chez elle. En hiver, à l'époque des grands froids et des tempêtes, on ne demandait pas aux serviteurs de quitter leurs quartiers chauffés près des écuries. C'était alors Kristen et sa mère qui s'occupaient du ménage et de la cuisine. En fait, Kristen se montrait bien plus travailleuse que sa
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mère. Brenna n'avait jamais aimé le « travail de bonne femme », comme elle l'appelait, rappelant sans cesse qu'elle se considérait comme un garçon manqué et qu'on ne demandait pas aux garçons de s'acquitter de ces besognes. Mais Kristen ne partageait pas ces préjugés et elle accomplissait volontiers ce « travail de bonne femme ». Ce qu'elle ne supportait pas, ici, à Wyndhurst, c'étaient les ordres brefs que lui jetaient sans cesse les serviteurs. — Est-ce que cela fait très mal ? Kristen se retourna. Une petite fille venait de s'asseoir au bout de la longue table sur laquelle elle avait servi le petit déjeuner. C'était une belle enfant, avec un joli petit visage tout rose et propre et deux nattes aubum recourbées au-dessus de ses épaules. Comme elle fixait Kristen de ses grands yeux verts, celle-ci présuma que la question s'adressait à elle. — Qu'est-ce qui fait mal ? — Tes pieds. Ils saignent. Kristen baissa les yeux. Du sang coulait de sa cheville gauche. Elle avait été stupide de refuser obstinément de se protéger. C'était puéril et complètement ridicule de sa part. Elle ne l'avait fait que pour éveiller chez le seigneur saxon un hypothétique sentiment de culpabilité, et n'avait réussi qu'à se blesser davantage. Quant à lui, cela ne lui faisait apparemment ni chaud ni froid. Après tout, c'était lui qui avait ordonné qu'on l'enchaîne. Elle regarda de nouveau la petite fille qui la contemplait toujours. — Non, assura Kristen avec un sourire, ça ne fait pas mal. — Vraiment ? Tu ne sens pas la douleur ?
— Bien sur que si. Mais, pour être franche, j'ai tant d'autres problèmes en tête, que je ne fais guère attention à une petite douleur tout en bas. Elle montrait ses pieds. La petite fille pouffa. — Ça ne fait pas un drôle d'effet d'être si grande ? — Non. — Mais tu es plus grande qu'un homme et... Le rire de Kristen l'interrompit. — En Norvège, la plupart des hommes sont plus grands que moi. — Oh ! oui, les Vikings sont tous très grands. Kristen sourit. — Quel est ton nom, petite fille ? — Meghan. — Il fait si beau. Comment se fait-il que tu ne sois pas dehors à chasser les papillons ou à cueillir des fleurs, ou bien à chercher des nids d'oiseau ? C'est ce que je faisais à ton âge. Ne serait-ce pas plus drôle que de rester assise dans ce hall ? — Je ne quitte jamais Wyndhurst. — Pourquoi ? C'est dangereux ? L'enfant contempla ses mains posées sur la table devant elle. — Ce n'est pas dangereux mais je n'aime pas sortir seule. — Mais il y a d'autres enfants ici. — Ils ne jouent pas avec moi. Kristen fut émue par la tristesse avec laquelle Meghan avait dit cela. Ce fut Eda, qui venait d'arriver, qui donna la réponse à la question qu'elle ne posa. pas. — Les autres enfants ont peur de jouer avec la
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sœur de milord. D'ailleurs, toi non plus, tu ne devrais pas lui parler, lui siffla-t-elle à l'oreille. Kristen adressa un regard glacial à la femme. — Jusqu'à ce qu'on me l'interdise, je parlerai à qui je veux. — Vraiment, barbare ? rétorqua Eda. Alors, ne t'étonne pas s'il te l'interdit tout de suite. Il n'a pas l'air très content. Kristen n'eut pas le temps de se demander ce qu'elle voulait dire. Une poigne cruelle lui meurtrit l'épaule et l'obligea à se retourner pour faire face à un Saxon enragé. Royce ne pensait pas à sa sœur car il n'avait même pas remarqué sa présence dans le hall. Quand il avait pénétré dans la vaste pièce, ses yeux avaient immédiatement été attirés par la blonde chevelure devant la cheminée. Il n'avait pas revu Kristen depuis qu'elle avait quitté sa chambre, la veille. II avait pris son dîner dans la chambre d'Alden, évitant délibérément le hall et la Viking. Tandis qu'elle lui tournait le dos, il l'avait observée de la tête aux pieds. La vue du large filet de sang qui s'écoulait sous l'anneau de fer avait déclenché sa colère. — Tu te trompes ! Ce n'est pas en t'infligeant de telles blessures que tu te feras retirer tes chaînes ! — Je n'y pensais même pas, répliqua-t-elle. — Alors, explique-toi ! Je t'ai ordonné de te protéger avec des chiffons. — J'ai oublié de les demander, mentit-elle avant d'ajouter d'un ton bravache : On m'a traînée ici avant le lever du soleil et mise au travail immédiatement. J'avoue que je dormais à moitié et que je ne pensais
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plus à ces chaînes qui font partie de ma chair maintenant. De furieux, il devint perplexe. A l'évidence, il se demandait s'il devait la croire ou non. Cette perplexité réjouit Kristen qui s'esclaffa, accroissant du même coup le trouble du seigneur saxon. — Ah ! milord, vous pensiez sans doute que je désirais éveiller votre sympathie ? Soyez assuré que je ne suis pas stupide au point de vous croire capable de tels sentiments. Il rougit de colère puis devint livide. Elle crut qu'il allait la frapper. Elle venait de se moquer de lui et de l'insulter. Apparemment, il n'était guère habitué à ce genre de comportement de la part d'une femme. Il se tourna vers Eda avec une expression terrifiante. — Occupe-toi de son pied tout de suite et veille à ce qu'elle n'oublie plus de se prémunir contre les blessures. Après un dernier regard furieux à Kristen, il s'éloigna. Eda le suivit tout en grommelant qu'elle avait suffisamment de travail pour ne pas, en plus, dorloter une barbare à moitié folle qui n'avait qu'une préoccupation : faire enrager son seigneur. Kristen sourit, ignorant la vieille femme. Au bout du compte, ce Saxon n'était pas si différent des autres hommes qu'elle connaissait. — Comment oses-tu rire alors qu'il est si en colère contre toi ? Kristen avait oublié Meghan. Elle se tourna vers elle et vit ses grands yeux verts emplis de stupéfaction et d'effroi. — Il n'était pas si en colère que cela.
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— Tu n'avais vraiment pas peur, même un tout petit peu ? — J'aurais dû ? — Moi, j'avais peur. Kristen fronça les sourcils. — Eda dit qu'il est ton frère. Tu n'as quand même pas peur de ton frère ? — Non... enfin, quelquefois... — Il te bat ? Meghan parut surprise par cette question. — Oh ! non, il ne m'a jamais battue. — Alors, pourquoi as-tu peur de lui ? — Il pourrait me battre. Il est si grand et il a l'air si méchant quand il est en colère ! Kristen rit avec gentillesse. — Ma pauvre petite, la plupart des hommes ont l'air méchant quand ils sont en colère, mais cela ne veut pas dire qu'ils le soient vraiment. Et ton frère est grand, c'est vrai, mais mon père est bien plus grand encore — enfin, un petit peu plus, en f^it — et il a très mauvais caractère, lui aussi. Pourtant, il n'y a pas d'homme plus gentil, et personne n'aime sa famille autant que lui. Mes frères ont un drôle de caractère, eux aussi, mais tu sais ce que je fais quand ils me disputent avec cet air méchant ? — Quoi? — Je crie plus fort qu'eux. — Et ils sont plus grands que toi ? — Oui, même le plus jeune qui a à peine quatorze ans m'a déjà dépassée. Et il va encore grandir. Et toi, tu n'as pas d'autre famille, à part ton frère ? — J'avais un autre frère, mais je ne me souviens
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pas de lui. Il est mort avec mon père quand les autres Vikings sont venus, il y a cinq ans. Kristen grimaça. Par le sang du Christ, le Saxon avait de bonnes raisons de les haïr, elle et les siens. Pas étonnant qu'il ait voulu tous les tuer. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait changé d'avis... — Je suis désolée, Meghan, dit-elle avec douceur. Ton peuple a beaucoup souffert à cause de nous. — C'étaient des Danois, ces Vikings. — Cela ne fait pas une grande différence. Nous aussi, nous sommes venus ici pour razzier et piller. Mais nous n'avions rien contre vous, si cela peut te consoler. — Tu veux dire que tes amis n'auraient pas attaqué Wyndhurst ? — Non, ils avaient des vues sur un monastère, plus loin à l'intérieur des terres. Quelle ironie ! — Jûrro ? — Oui. — Mais il a été détruit par les Danois il y a cinq ans et on ne l'a jamais reconstruit. — Ô Seigneur! gémit Kristen. Selig et tous les autres sont morts pour rien... — Selig était ton ami ? demanda Meghan, hésitante. — Mon ami. Oui, mon ami... et mon frère, répondit Kristen d'une voix brisée. — Tu as perdu ton frère dans la forêt ? — Oui... oui... oui ! Le poing de Kristen s'abattit sur la table et comme cela ne suffit pas à la soulager, elle la renversa carrément. Elle se dirigeait vers la sortie quand Eda la rattrapa.
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— Ne fais pas ça, barbare, la prévint-elle. Tu seras punie. — Ça m'est égal ! — Pas sûr. J'ai entendu ce que tu as dit à la petite. Je ne voulais pas écouter mais j'ai entendu. Je suis désolée pour la perte que tu as subie, et je t'assure que jamais je n'aurais pensé pouvoir dire une chose pareille à un membre de ta race. Mais te faire du mal ne servira à rien, cela ne les fera pas revenir. Retourne là-bas et remets tout en ordre. Personne n'a besoin de savoir que c'est toi qui as fait ça. Kristen s'immobilisa pour examiner la vieille femme. Finalement, elle hocha la tête et retourna vers la table. Elle soupira et constata l'étendue des dégâts. Meghan avait disparu et, fort heureusement, il n'y avait personne d'autre dans le hall. — L'enfant ? Eda fit la moue. — Elle a eu peur quand tu es devenue violente. Elle y réfléchira à deux fois avant de revenir te parler...
Deux semaines s'étaient écoulées depuis que Kristen avait été séparée de ses compagnons. Thorolf et les autres n'avaient apparemment pas eu l'occasion de s'enfuir car ils travaillaient toujours au mur d'enceinte. Elle avait été dans l'incapacité de leur parler ou même de se laisser voir par eux afin de leur
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montrer qu'elle se portait bien. Dès qu'elle s'approchait d'une fenêtre ou d'une porte, quelqu'un se trouvait là pour la forcer à reculer. Elle était sous la constante surveillance des serviteurs et des gardes personnels de Royce. Elle avait mis ce temps à profit pour en apprendre un peu plus au sujet des Saxons. On la traitait avec un curieux mélange de crainte et de mépris, à l'exception notable d'Eda qui lui témoignait une sorte de respect bourru. Parfois, Kristen avait même l'impression que la vieille femme s'était prise d'affection pour elle. Eda constituait donc sa principale source d'informations. Kristen en savait maintenant assez long sur Wyndhurst et sur son seigneur. Le manoir et ses domaines procuraient des moyens de subsistance suffisants à ses occupants. Ce qui était une nécessité, car la ville la plus proche était cependant fort éloignée. Royce était un baron, un noble attaché au service de son roi, et son domaine était très étendu. Comme en Norvège, il existait ici des hommes libres qui cultivaient la terre ou bien travaillaient au manoir en échange d'un certain salaire. Ils pouvaient acheter de la terre mais devaient des impôts à la Couronne et à l'Eglise et étaient soumis à des devoirs militaires. Royce entraînait les hommes de la région en vue de la guerre prochaine contre les Danois. Beaucoup d'entre eux avaient déjà rejoint sa garde personnelle. Il avait aussi enrôlé quelques-uns de ses serfs les plus solides : ces hommes-là n'étaient pas libres mais attachés à la terre sur laquelle ils étaient nés. Dans certains cas, ils avaient la possibilité d'acheter leur liberté. Bientôt, Royce disposerait
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d'une véritable petite armée qui grossirait les forces du roi Alfred, le moment venu. De Royce lui-même, Kristen avait appris qu'il n'était pas marié et qu'il devait prendre femme au cours de l'année. Eda ignorait presque tout de sa promise sinon qu'elle vivait loin au Nord — elle ne venait pratiquement jamais à Wyndhurst — qu'elle s'appelait Corliss, et qu'elle était, paraît-il, très belle. Eda en savait beaucoup plus sur la première fiancée de Royce, lady Rhona, et Kristen se surprit à éprouver de la compassion pour le Saxon quand elle sut ce qui s'était réellement passé au cours du raid des Vikings, cinq ans plus tôt. Il avait aimé Rhona profondément, mais personne ne connaissait ses sentiments à l'égard de Corliss. La cousine de Royce, Darrelle, tenait la maison. C'était un personnage curieux, dont l'humeur variait du tout au tout d'une seconde à l'autre. Hautaine et condescendante, elle devenait suppliante et larmoyante l'instant d'après. Kristen l'avait vue un jour fondre en larmes quand Royce, à bout de patience, l'avait vertement rabrouée. Il lui arrivait aussi de pleurer pour des détails aussi minimes que quelques fils mal placés sur une broderie. Darrelle ignorait superbement Kristen, ce qui réjouissait cette dernière : dans la mesure où elles n'avaient aucun contact, il ne pouvait y avoir de problèmes entre elles. Quant à Meghan, Kristen se reprochait de lui en avoir trop dit lors de leur première rencontre. Si Royce apprenait qu'elle avait perdu un frère lors du débarquement des Vikings dans la forêt, il pourrait réévaluer son opinion à son propos : une prostituée n'a pas de frère. Mais Meg-
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han n'avait, à l'évidence, pas parlé. Et Eda avait deviné juste: l'enfant n'avait plus osé approcher Kristen. Royce l'ignorait lui aussi ou plutôt, il faisait semblant. Elle l'apercevait tous les jours car il ne pouvait éviter de traverser le hall, mais il se gardait bien de regarder dans sa direction. Pourtant, elle le surprenait parfois en train de l'observer. Cette attitude amusait Kristen. Elle savait qu'il la méprisait pour ce qu'il croyait être son « métier » et aussi parce qu'elle était viking. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'être attiré par elle. C'était cette lutte contre lui-même, contre cette attirance qu'il éprouvait, qui était si réjouissante. Elle sentait son regard sur elle et dès qu'elle se tournait vers lui, il détournait les yeux. Une fois, néanmoins, loin de se détourner, Royce l'avait fixée avec une telle intensité que l'homme qui venait lui faire son rapport avait dû répéter trois fois son nom avant d'obtenir son attention. Kristen avait éclaté de rire et les riches échos de sa voix avaient traversé le hall jusqu'à Royce. Il avait alors posé sa coupe de vin avec violence sur la table avant de quitter la pièce sous les regards médusés de ses hommes et celui, ravi, de Kristen. Elle se remémorait souvent cette soirée. En fait, elle pensait beaucoup à Royce. Savoir qu'il la désirait lui procurait une sensation enivrante. Et, grâce en soit rendue à sa mère, elle en connaissait la raison. Brenna lui avait dit un jour : — Tu reconnaîtras ton homme dès l'instant où tu le rencontreras. C'est ce qui m'est arrivé et j'ai trop souffert de ne pas avoir su l'accepter. Ne sois pas
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comme moi, ma fille. Quand tu rencontreras un homme qui emplira tes sens de joie, qui te donnera une impression étrange et merveilleuse à sa simple vue, sache que c'est cet homme qui te rendra heureuse. C'est lui que tu devras aimer comme j'aime ton père. Kristen avait été subjuguée par Royce dès le premier instant. Poser les yeux sur lui était un réel plaisir. Et quand il s'approchait d'elle, sa peau frémissait. Elle se sentait différente, plus vivante, plus consciente d'elle-même. Si elle avait retrouvé son sens de l'humour, c'était à sa présence qu'elle l'attribuait car elle n'avait envie de rire que quand il se trouvait près d'elle. Elle n'était pas idiote au point de croire qu'elle l'aimait car elle aurait quitté cet endroit dans la minute si elle l'avait pu. Mais elle savait qu'elle désirait Royce de Wyndhurst : elle voulait le toucher, sentir ses bras autour d'elle, le connaître comme une femme connaît un homme. L'amour pouvait naître de tels sentiments et il surgirait certainement — si elle restait assez longtemps pour cela. L'ironie du destin avait voulu qu'après avoir été un objet de désir pour tant d'hommes, Kristen fût attirée par le seul auquel elle ne pouvait se donner. Elle se sentait assez sûre d'elle pour penser qu'elle ferait l'amour avec lui à l'heure de son choix. Mais qu'arriverait-il ensuite? Aurait-il suffisamment le sens de l'honneur pour l'épouser ? Il était déjà fiancé. Elle était sa prisonnière et, en réalité, son esclave comme Eda le lui avait brutalement rappelé un jour, il haïssait son peuple. La passion seule pouvait-elle venir à bout de tout cela ?
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Les Vikings répugnaient à laisser la fatalité régler leur vie. Ils croyaient généralement que les dieux récompensaient ceux qui façonnaient la destinée avec leurs mains et avec leurs armes. Les Vikings n'appréciaient ni la patience ni la résignation. Ils luttaient pour obtenir ce qu'ils voulaient. Il n'y avait pas d'honneur dans la défaite. Ces sentiments avaient été insufflés en Kristen dès son plus jeune âge, ils coulaient dans ses veines même si elle avait choisi d'être chrétienne. En tant que chrétienne, elle savait que seul Dieu restait maître de son destin. Mais, en tant que fille de Viking, elle voulait faire de Royce de Wyndhurst son époux. Il lui faudrait donc le mériter, le gagner. Il lui faudrait vaincre la fatalité qui les avait opposés. Il lui faudrait se battre afin d'obtenir ce qu'elle voulait et pour cela, utiliser toutes les armes dont elle disposait.
Il était tard. Deux des cinq femmes qui préparaient les repas et servaient à table étaient malades, laissant aux trois autres une tâche accrue et les obligeant à veiller beaucoup plus tard qu'à l'ordinaire. Kristen faisait partie de ces trois-là et les deux autres semblaient persuadées que si l'une d'entre elles devait travailler plus que les autres, c'était bien la barbare. Elle n'en avait cure. Royce était resté plus longtemps dans le hall ce soir-là, et elle était contente de le voir jouer aux dés avec ses hommes. En fait, elle passa d'abord plus de temps à l'observer qu'à travailler et Eda ne tarda pas à la réprimander. Elle
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retourna donc à sa besogne et ne le vit pas quitter la pièce. Le hall était calme et sombre maintenant, à l'exception des deux torches qui brûlaient dans le grand foyer. Les serviteurs avaient étalé leurs paillasses sur le sol et ils s'apprêtaient pour la nuit. Seules Eda et Kristen travaillaient encore, mettant tout en ordre pour le lendemain matin. Kristen n'était pas fatiguée mais elle avait mal aux pieds d'être restée debout presque toute la journée. Il en allait de même chaque jour, depuis le moment où on venait la réveiller, avant l'aube, jusqu'à ce qu'on l'enferme dans sa chambre après le dernier repas du soir. Mais aujourd'hui, c'était différent. Elle était en train de s'étirer quand elle entendit des pas. Quelqu'un traversait le hall. Par curiosité, elle leva les yeux. Son cœur se mit à battre plus vite quand elle vit Royce surgir de l'ombre. Elle ne broncha pas. Il avait une expression dure, tendue, mais elle n'avait pas peur. Il s'immobilisa juste devant elle puis sa main jaillit. Il lui agrippa les cheveux dans le cou, la forçant à pencher la tête en arrière. Elle retint son souffle tandis qu'il la dévisageait avec colère. — Pourquoi me provoques-tu ainsi ? gronda-t-il. — Moi, milord ? — Tu le fais exprès, l'accusa-t-il. Tu savais très bien que j'étais dans l'entrée et que je te regardais. — Non, je pensais que vous vous étiez retiré. — Menteuse! Et il lui écrasa la bouche de la sienne. Kristen avait attendu ce moment. Elle voulait connaître le goût de ses lèvres, la texture de sa peau. Elle
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avait espéré cela sans imaginer qu'elle en serait totalement bouleversée. Rien n'aurait pu la préparer à une aussi violente explosion de désir. Elle n'avait jamais connu le désir jusqu'à ce jour. Il l'embrassait avec une fureur brutale, martyrisant toujours ses cheveux. Mais ce fut Kristen qui se serra contre lui pour sentir son corps plaqué au sien, pour connaître l'étendue de son désir. Et ce contact l'enflamma. Peu lui importait ce qu'il pensait d'elle. Il la haïssait sans doute car il l'embrassait malgré lui et il la méprisait sûrement. Elle jeta ses bras autour de son cou. Ses mains agrippèrent les muscles durs de ses épaules pour l'attirer davantage. Elle l'entendit gémir puis elle eut l'impression qu'il cherchait à l'écraser contre lui. Son baiser se fit plus ardent encore et elle y répondit avec une passion démentielle. Elle voulait qu'il la prenne tout de suite, ici, dans le hall, sur la table, par terre... peu lui importait. Elle voulait qu'il lui fasse l'amour avant qu'il ne se rende compte de ce qu'il était en train de faire et qu'il ne la rejette. Il la repoussa. Kristen éprouva une fugace et douloureuse sensation de tristesse quand ses lèvres l'abandonnèrent. Il la toisait, les yeux emplis de passion et de rage. Elle lui rendit son regard sans faiblir. Il l'écarta avec violence. — Chienne ! Tu n'as donc aucune pudeur ? Elle eut envie de rire. Il la blâmait comme si c'était elle qui était allée le chercher. Comment pouvait-il être aveugle à ce point ? Comment pouvait-il refuser ce que leurs deux corps exigeaient ? — La pudeur n'a rien à voir là-dedans, réponditelle doucement. J'ai envie de toi.
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— De moi ou de n'importe quel autre homme ! — Non, de toi seulement. Elle sourit devant sa mimique incrédule. Délibérément, posément, elle ajouta, l'air provocant : —- Nous sommes faits pour être ensemble, Royce. Tôt ou tard, il faudra que tu l'admettes. — Tu ne partageras jamais mes nuits, barbare, affirma-t-il avec emphase. Elle haussa les épaules et émit un soupir exagérément long. — Très bien, milord, qu'il en soit fait selon votre désir. — Ce n'est pas mon désir mais la vérité, insistat-il. Et tu ne devras plus déployer tes sortilèges de putain pour môi. Kristen éclata de rire. — Quels sortilèges, milord ? Je ne suis coupable que de vous regarder. Peut-être plus souvent que je ne devrais, mais il semble que je ne puisse m'en empêcher. Vous êtes, après tout, le plus bel homme ici. Il avait du mal à retrouver son souffle. — Par le Ciel, est-ce que toutes les putains vikings sont aussi audacieuses que toi ? Il l'avait traitée de putain une fois de trop. Elle ne pouvait le nier car elle ne voulait pas qu'il la prenne de force, par vengeance, comme il le ferait sûrement s'il apprenait qu'elle était vierge. Mais ce mot dans sa bouche après ce qui venait de se passer entre eux la mit hors d'elle. — Je ne connais pas de putain, je ne peux donc pas te répondre, rétorqua-t-elle. Quant à mon audace, j'appelle cela de l'honnêteté. Vous préféreriez sans
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cloute que je vous mente et dise que je vous déteste, que je vous méprise ? — Comment pourrais-tu ne pas me haïr ? J'ai fait de toi une esclave. Non, je crois que tu me provoques délibérément, que tu espères te venger de moi en m'ensorcelant. — Si c'est ce que tu crois, Saxon, alors tu ne pourras jamais accepter ce que je suis prête à te donner et cela me désole. Je hais ces chaînes que tu me forces à porter mais je ne te hais pas, toi. Quant à être une esclave, ce n'est pas nouveau dans ma famille, ajouta-t-elle sans s'expliquer davantage. Si j'étais convaincue de rester à jamais une esclave enchaînée... alors, peut-être te haïrais-je... — Tu espères encore t'échapper ? Elle le fixa droit dans les yeux. — J'en ai assez de te dire ce que j'espère. Te dire la vérité ne sert à rien, tu ne comprends pas. Pense ce que tu veux. Elle lui tourna le dos.
Le lendemain matin, Kristen était d'humeur maussade. Elle s'était montrée honnête avec le Saxon. Elle lui avait avoué ses sentiments à son égard et n'avait reçu en échange que son hypocrisie. Il avait envie d'elle, c'était évident, mais il refusait cette évidence. Il l'avait repoussée. Pire, il l'avait injuriée. Et comme si cela ne suffisait pas, Eda avait assisté à toute la scène et avait cru bon de la commenter :
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— Ne le provoque plus, barbare, avait-elle marmonné avec colère. S'il te fait partager son lit, tu le regretteras car tu ne seras jamais rien de plus qu'une esclave pour lui. Elle avait sans doute raison et c'était bien cela qui faisait enrager Kristen. Pouvait-elle sacrifier son innocence à un homme qui ne l'aimerait jamais ? Jusqu'ici, elle avait été convaincue de pouvoir se faire aimer de lui mais maintenant, elle avait des doutes. Et elle n'aimait pas cela. Ces doutes la déprimaient et minaient sa confiance en elle-même et en l'avenir. Comme tous les matins, elles nettoyaient les chambres à coucher et s'occupaient à présent de celle de Royce. La veille encore, Kristen éprouvait une réelle excitation en regardant le lit. Aujourd'hui, elle n'avait qu'une envie : mettre ces draps en pièces. Elle frappa l'oreiller avec une telle violence que quelques plumes s'envolèrent. — D'un extrême à l'autre, remarqua Eda en secouant la tête. Ne pense plus à lui. — Laisse-moi tranquille, la prévint Kristen. Tu as dit ce que tu avais à dire, hier soir. — Apparemment, je ne me suis pas fait assez bien comprendre. Si tu cherches à lui faire du mal, à le blesser d'une manière ou d'une autre, tu ferais bien d'y renoncer. — Le blesser? s'emporta Kristen. Si je blesse quelqu'un, femme, ce sera toi si tu n'arrêtes pas de me faire la morale. Eda recula, craintive. Elle se montrait de plus en plus tolérante envers Kristen