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French Pages 530 [540] Year 1997
GEORGES TOLIA
LA MÉDAILLE ET
LA ROUILL L'IMAGE DE LA GRÈCE MODERNE DANS LA PRESSE LITTÉRAIRE PARISIENNE (1794-M5) :
CONFLUENCES
DITIÖ ΚΔΟΣΕ
CHATIER
Georges ToiJAS est né à Athènes en 1959. Docteur de l'Université Paris-Sorbonne (1993), il est actuellement chargé de recherches à la Fondation nationale de la recherche scientifique, li travaille sur des sujets relatifs à la réception de la Grèce moderne par l'Occident européen et en particulier l'histoire de la géographie eî de l'archéologie grecques. Principales publications : The Cartography ofHellenism ( 18jo1930) Λ 992); British Travellers in Greece, l750-l820{ig%);La Fièvre des Marbres. Témoignages sur le pillage des antiquités grecques, 1S00-1820, [en grec], (1996).
COLLECTION
CONFLUENCES
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation pour la Culture Hellénique
© Librairie Kauffmann, 1997 ISBN FRANCE : 2-218-705 11-7 ISBN GRÈCE : 960-7256-32-8
GEORGES TOLIAS
LA MEDAILLE ET
LA ROUILLE L'IMAGE DE LA GRÈCE MODERNE DANS LA PRESSE LITTÉRAIRE PARISIENNE (1794-1815)
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DITIONS ΚΔΟΣΕΙΣ
HATIER
Une même vague par le monde, [...] depuis Troie roule sa hanche jusqu'à nous Saint-John Perse
AVANT-PROPOS
« Les gens qui pensent sont toujours assez curieux de connaître l'opinion des étrangers sur ce qui intéresse notre nation : ils y lisent l'opinion de la postérité. Les étrangers sont hors du tourbillon par lequel nous sommes entraînés, et ils échappent à une foule d'influences qui agissent sur les plus fermes d'entre nous, à notre insu. Ce n'est pas qu'ils ne soient jamais soumis à aucun préjugé : quel peuple en est exempt ? Mais ces préjugés ne sont pas les nôtres : nous les apprécions facilement ; et laissant de côté les opinions qui η 'ont pas pour base le pur bon sens, nous faisons notre profit de celles qu'il avoue... » Ainsi s'exprimait le rédacteur anonyme de la « Décade philosophique » au mois de prairial an III de la République (1795) ; et c'est dans une optique voisine que j'ai entrepris la lecture systématique de la presse littéraire parisienne du Directoire, du Consulat et de l'Empire. Mon objectif était de déterminer l'image que se faisaient de la Grèce les intellectuels français pendant cette période critique pour l'histoire de la culture en Grèce, de définir et analyser les « préjugés » des contemporains et de recueillir les informations historiques enregistrées dans ce corpus. Le présent ouvrage est à l'origine un exercice, un apprentissage. C'est le résultat du dépouillement et de l'étude d'une source inexploitée, riche en informations de tout genre et de la confrontation du produit de cette enquête à une bibliographie importante et féconde en idées. Plusieurs études antérieures sur des sujets particuliers ou voisins de mon terrain de recherche, m'ont apporté une aide considérable. Je pense surtout à l'œuvre des historiens de l'hellénisme, aux travaux systématiques d'Emile Egger ou de René Canai ainsi qu'à l'œuvre vaste et précieuse, de C. Th.
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Dimaras. Plus récemment, deux colloques tenus à Athènes à l'occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution de 1789, ont fait une mise au point des recherches actuelles sur l'échange des idées entre la France révolutionnaire et le monde grec. D'autre part, des ouvrages récents, comme les travaux de Chantai Grell ou l'analyse de Dimitris Nicolaïdis, qui parurent au moment où j'achevais le présent travail sous sa forme de thèse, ont prouvé que l'hellénisme français de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe, est un terrain aux apports multiples et variés, dont on n'a pas suffisamment exploité les possibilités. Je dois finalement mentionner ma dette envers certaines œuvres de synthèse qui m'ont fourni les outils méthodologiques indispensables à ma recherche. Je me réfère ici surtout à l'œuvre d'Arnaldo Momigliano et de Georges Gusdorf qui m'ont permis d'évaluer l'apport du développement des sciences philologiques, géographiques et historiques à la formation des attitudes qui forment l'objet de ma recherche ainsi qu'à l'œuvre d'Edward Said qui ouvre des perspectives intéressantes pour l'étude du système des échanges, des projections et des assimilations culturelles. J'ai ainsi soumis à l'examen les opinions des divers publicistes tels qu'elles apparaissaient à travers les articles sur la Grèce des revues littéraires post-révolutionnaires ainsi que les évaluations des spécialistes hellénistes, hommes de lettres et voyageurs hellénisants qui ont parcouru la Grèce. Cette confrontation m'a permis de formuler quelques hypothèses sur la formation et le fonctionnement de certains phénomènes culturels ou idéologiques, comme la naissance de l'intérêt occidental pour la Grèce moderne, et plus précisément les activités culturelles et sociales des Grecs modernes ou l'élaboration d'une certaine forme d'hellénisme en tant que composante majeure du caractère national grec émergent. Ce travail a commencé il y a quinze ans, lorsqu'en 1978, Madame Catherine Koumarianou, alors Directeur de l'Institut Néohellénique de l'université de Paris IV, m'a invité à dépouiller le «Magasin Encyclopédique» et à présenter ce travail au cours de son séminaire. C'est elle qui, depuis cette date, a dirigé mes recherches, me confiant ses notes personnelles
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et m'aidant à résoudre les problèmes méthodologiques, historiques ou bibliographiques que j'ai rencontrés dans mes enquêtes. M. Guy Saunier, nouveau Directeur de l'Institut Néohellénique, a accueilli chaleureusement mon sujet : il a toujours manifesté un intérêt stimulant pour ce travail et je dois beaucoup à ses conseils. Comme de coutume, j'ai des dettes profondes envers plusieurs spécialistes : le regretté Professeur C. Dimaras m'avait offert plusieurs de ses articles, aujourd'hui introuvables, qui m'ont orienté et secouru tout au long de ma recherche. J'ai eu des conversations nombreuses et enrichissantes avec M. Ph. Iliou : sa connaissance approfondie de l'histoire et de la culture grecques modernes m'a aidé à résoudre de nombreux problèmes. J'ai consulté avec profit M. St. Finopoulos, qui s'est révélé pour moi une mine de renseignements bibliographiques sur les voyageurs français en Grèce. Je suis reconnaissant à M. le professeur R. Baladié de m'avoir informé sur les études de géographie ancienne pendant la période que j'étudiais, à Mme Mireille Pastourau, de m'avoir renseigné sur les activités de Barbie du Bocage à la Bibliothèque Nationale. J'ai assidûment fréquenté la Bibliothèque Nationale, au personnel de laquelle j'exprime ma profonde reconnaissance : sans la patience des conservateurs, il m'eût été impossible de reconstituer le corpus des revues. Je dois beaucoup aussi au personnel de la Bibliothèque de la Sorbonne, qui m'a permis de travailler dans les magasins. Je remercie aussi pour leur aimable collaboration Mme Fabienne Vogin, qui a revu mon texte, et M. Georges Miressiotis, qui a pris le soin de suivre de près l'impression de l'ouvrage. Je suis encore redevable envers les membres du Comité de la Fondation pour la Culture Hellénique et plus spécialement envers son ancien Président M. le Professeur M. Sakellariou, de l'Académie d'Athènes, sans le soutien matériel et moral de qui cet ouvrage n'aurait pu être publié.
INTRODUCTION L'Hellénisme critique et comparé «... Je n'aimerai que toi. Je vais apprendre ta langue, désapprendre le reste. Je serai injuste pour ce qui ne te touche pas; je me ferai le serviteur du dernier de tes fils. Les habitants actuels de la terre que tu donnas à Erechtée, je les exalterai, je les flatterai, j'essayerai d'aimer jusqu'à leurs défauts, je me persuaderai, ô Hippia, qu'ils descendent des cavaliers qui célèbrent là-haut, sur le marbre de ta frise, leur fête éternelle...» Renan Prière sur l'Acropole (1884)
En abordant cette étude, notre but était double : définir et analyser, d'une part, à travers le matériel relatif à la Grèce moderne contenu dans la presse littéraire parisienne, le discours des hellénistes et autres spécialistes concernant la Grèce moderne, et d'autre part, rendre, dans les limites des possibilités offertes par notre matériel, l'image de la culture et de la société grecques au moment critique où la Grèce faisait sa réapparition dans l'histoire. Notre enquête nous a ainsi amené à étudier un certain type de discours, constitué par les travaux de spécialistes, érudits et hommes de lettres, pendant une période déterminée : l'hellénisme critique et comparé à l'époque du Directoire, du Consulat et de l'Empire. Le terme d'hellénisme est un vocable chargé d'une riche variété de nuances et de sens. Les historiens grecs modernes le considèrent plutôt comme un terme à caractère ethnique, chargé d'affectivité; Constantin
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Dimaras, dans son effort de regrouper plusieurs de ces sens ethniques, définissait l'hellénisme comme Γ« idée de l'existence d'une entité particulière qui réunit à travers le temps et à travers l'espace la totalité des éléments de toutes sortes qui ont émané du peuple hellène»1. Cette acception hellénocentrique, qui vise surtout à tracer les frontières d'une civilisation, reste proche, sinon héritière, de l'acception du terme élaborée pendant la seconde moitié du XIXe siècle, attachée aux théories raciales de l'époque qui l'engendra. De plus, cette acception de l'hellénisme se trouve en parfait désaccord avec celle qui émane de l'ensemble des discours que nous avons analysés au cours de notre étude. L'hellénisme des années 1794 à 1815, loin d'être limitation étriquée d'une aire culturelle ou nationale, apparaît plutôt comme le terrain commun de plusieurs disciplines convergentes, et en même temps, comme une sorte de «pont culturel» unissant les cultures occidentales. Les correspondances entre les divers spécialistes de la culture grecque partout en Europe, les traductions des récits de voyages en Grèce, les communications relatives aux éditions, aux manuscrits ou aux antiquités, pour ne mentionner que quelques expressions des idées grecques assimilées dans les cultures occidentales, tout cela, et bien d'autres éléments encore, forme un ensemble qui, tout en étant l'un des domaines de l'érudition, reste aussi l'une des parties intégrantes de la culture occidentale. L'hellénisme serait donc l'approche, la connaissance approfondie et l'assimilation des idées de l'antiquité grecque par l'Occident européen à partir de la Renaissance qui, sous cet angle, est considérée en tant que revalorisation du savoir antique. Les historiens de cette survivance erudite de l'antiquité grecque en distinguent trois étapes2. Une première
1. C. Dimaras, «Ambivalence de l'hellénisme», Actes du VIe Congrès de lAssociation Internationale de Littérature Comparée, tiré à part, s.l.n.d., p.557. 2. Nous nous référons surtout à Em. Egger, L'Hellénisme en France. Leçons sur l'influence des études grecques dans le développement de la langue et de la littérature françaises, 2 vol., Paris, 1869; R. Canat, L'Hellénisme des Romantiques, 3 vol., Paris, 1951.
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commencerait avec l'œuvre des humanistes du XVIe siècle, et serait marquée par une activité linguistique et editoriale tendant à familiariser le public occidental avec la langue et la civilisation grecques; la deuxième étape serait celle du classicisme des XVIIe et XVIIIe siècles, et serait marquée par l'étude, l'assimilation et finalement l'imitation des œuvres dorénavant considérées comme modèles classiques, tandis que la troisième étape débuterait à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, c'està-dire pendant la période que nous étudions ; les caractéristiques de cette dernière étape seraient un dépassement du classicisme et une réhabilitation de la civilisation grecque dans sa vérité propre et dans ses dimensions humaines. C'est précisément à ce moment que le champ épistémologique de l'hellénisme s'élargit jusqu'à englober l'ensemble de l'histoire de la culture grecque. Le fait est que, jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, sans ignorer les expressions tardives de la civilisation en Grèce, les hellénistes n'avaient guère montré qu'un intérêt accessoire pour les savants du Bas-Empire ou pour les érudits de la diaspora byzantine d'après la prise de Constantinople par les Ottomans : ils y cherchaient surtout des informations relatives à la période classique. L'hellénisme critique et comparé, tel qu'il fut conçu et pratiqué par les divers spécialistes dont nous avons analysé l'œuvre au cours de ce travail, se présente comme une étude globale et critique de la culture grecque ancienne, médiévale et surtout moderne, car c'est essentiellement cette modernité qui attira le plus leur attention, avec toute sa dynamique et ses particularités. Les sciences naissantes de l'archéologie, de l'ethnologie et de P«anthropologie culturelle»1 élargirent la vision des érudits, qui tentèrent d'élaborer dorénavant une approche «philosophique» des activités du
1. Expression proposée par Georges Gusdorf, qui définit les sciences de l'homme dans l'epistemologie des Idéologues : elle comprend la Geographie Humaine, l'Anthropologie, l'Histoire Philosophique des Peuples, la Science Littéraire et la Science Économique : La Conscience Révolutionnaire, les Idéologues, Paris, Payot, 1978, p.477.
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peuple grec, approche radicalement rénovée, qui suivait d'ailleurs de près l'esprit et les réformes des idéologues \ L'hellénisme critique et comparé fut une approche nouvelle de l'histoire et de la culture grecques, qui permettait l'accès simultané à toutes les étapes de l'histoire grecque. Ainsi les expressions modernes de la civilisation en Grèce furent-elles pour la première fois étudiées et comparées sur le mode critique aux étapes précédentes par un groupe de spécialistes provenant de plusieurs branches différentes, mais d'un horizon commun : celui des érudits s'occupant d'histoire et de littérature anciennes. Cette attitude nouvelle de la part des spécialistes et des observateurs ne tarda pas à revaloriser les activités, surtout culturelles, des Grecs, et à investir l'actualité de la Grèce d'un sens nouveau. De cette manière, les «découvertes» de l'hellénisme critique et comparé, survenant juste au moment du réveil définitif du nationalisme grec, ne furent pas longues à acquérir un sens politique essentiel. C'est ainsi que notre enquête nous a mené à soumettre en premier lieu à l'analyse le discours politique des divers spécialistes qui s'occupaient de l'équilibre fragile dans l'Orient méditerranéen. Ayant constaté la décadence irrémédiable de l'Empire ottoman et l'incapacité de ses structures à supporter une modernisation pourtant indispensable, ces spécialistes entreprirent d'observer la «régénération» de la Grèce et d'estimer ses possibilités de redressement. L'ensemble des évaluations d'ordre politique portant sur le présent et l'avenir de la Grèce, dans lequel les politiques des pays occidentaux étaient invitées à investir, constitue un système homogène et cohérent qui tendait à définir et étudier les points de rupture ou de liaison et de communication entre le peuple grec et l'Occident européen. Dans ce système s'inscrivent précisément les approches des observateurs politiques tels que Volney,
1. Le décret du 7 ventôse an II (1794), qui fixait l'organisation de l'enseignement, prévoyait l'enseignement de « l'histoire philosophique des peuples ». Selon Georges Gusdorf, cette appellation annonçait «une histoire raisonnée plutôt qu'événementielle, histoire de l'humanité et histoire de la culture»: La Conscience Révolutionnaire, les Ideologues, op. cit., p. 504.
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Eton, Mentelle ou Barbie du Bocage, aussi bien que la propagande des intellectuels républicains grecs tels que Coray, Stéphanopoli ou Daniel Philippidis. Dans le même temps, l'annexion ou occupation des îles Ioniennes par les forces françaises au cours de cette période permit la multiplication des contacts entre la France et le monde grec, tout en offrant un terrain propice à une application positive d'évaluations jusqu'alors abstraites. L'émergence de la Grèce sur la scène diplomatique européenne fut suivie d'un autre événement, bien plus important dans le cadre de la présente étude: la montée, de plus en plus marquée, d'une conscience culturelle et nationale grecque, qui tendait à s'approprier les éléments divers constituant son caractère original, qui se trouvaient dispersés dans l'espace et dans le temps. Le mûrissement de l'idée nationale grecque, qui s'opéra pendant la dernière partie du XVIIIe siècle et les premières années du XIXe, fit que cette idée parvint, dans une mesure importante si on la compare aux moyens de la nation grecque de l'époque, non seulement à se définir, mais aussi à assimiler une grande partie de l'apport culturel occidental et à incorporer des éléments ethnologiques étrangers qui, à travers les siècles, avaient pénétré l'espace national grec. Ainsi le rayonnement de l'élément grec, du point de vue économique, politique et surtout culturel, dans une grande partie des Balkans et des régions côtières de l'Asie Mineure, fut-il aussitôt enregistré et analysé par ces vieux familiers de la Grèce, ces hellénistes qui, en même temps que les diplomates, prêtèrent une oreille attentive aux bruissements des courants souterrains. Les uns comme les autres recoururent aux méthodes de l'hellénisme critique et comparé afin de définir et comprendre la Grèce moderne, qui semblait être un appendice décadent de la civilisation antique. La «régénération» de la Grèce fut donc sentie comme une réactivation des valeurs antiques; la politique grecque de la sainte Russie et les réminiscences athéniennes de la République française, dans lesquelles les Grecs modernes se trouvèrent plus ou moins impliqués au moment de leur réveil définitif, ajoutèrent du poids aux espoirs des « beaux esprits » de voir un jour revivre la Grèce.
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L'hellénisme critique et comparé, en tant que système global devant permettre une approche erudite et en même temps «philosophique» (historique et raisonnée) des réalités complexes de la Grèce moderne, fut élaboré par la dernière génération des érudits hellénisants de l'Ancien Régime. Les héritiers de leur pensée poussèrent plus avant ce système, élargissant son champ d'application. Ils étudièrent de la sorte la langue et la littérature des Grecs modernes, leurs structures administratives et commerciales et leurs formations sociales, et prirent en quelque sorte le pouls du corps social grec afin de mesurer l'éventualité d'une initiative révolutionnaire nationale. C'est ainsi qu'ils s'intéressèrent spécialement aux régions semi-indépendantes et à la dynamique de la classe bourgeoise grecque: en effet, la classe bourgeoise grecque de Trieste et les commerçants opulents de la diaspora grecque, dès la deuxième guerre russo-turque de 1788-1792, firent pour la première fois montre de leur puissance et de leurs sympathies libérales et occidentalesl. Tout au long de la période que nous avons étudiée, nombreux sont les exemples cités par les hellénistes de l'activité de la bourgeoisie grecque : support financier des éditions, création d'écoles et de bibliothèques, formation de sociétés littéraires, soutien des hôpitaux, financement des études des jeunes intellectuels grecs en Occident. Les intellectuels grecs libéraux, qui exprimaient les aspirations de cette bourgeoisie prospère et étaient parfois soutenus par elle, s'impliquèrent rapidement dans les discussions des hellénistes. L'hellénisme critique et comparé leur permit de définir le caractère de leur culture: ils se présentèrent comme les héritiers d'une culture antique qui, grâce à leurs efforts, venait refleurir parmi les Grecs. Les spécialistes et observateurs occidentaux, conscients de l'immensité et de la difficulté de l'entreprise, restèrent toujours critiques envers cette 1. Sur ce point, voir les remarques de G.H. Olivier, Voyage dans l'Empire ottoman..., vol.2, p.290300, et surtout A. Grasset St Sauveur, Voyage... dans les îles et possessions ci-devant vénitiennes du Levant..., vol.2, p.287 et suiv.
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«régénération» de la Grèce. La plupart d'entre eux, motivés par des sentiments philanthropiques et « philhellènes », ou par une sorte de «volontarisme» qui tendait à présenter comme véritable et possible ce dont rêvaient tous les érudits, essayèrent de soutenir autant qu'ils le purent les efforts des intellectuels grecs. D'autres se montrèrent dès le début sceptiques ou même négatifs à l'égard de cette hypothèse, jugeant les Grecs modernes comme irrémédiablement corrompus, et par conséquent incapables de restaurer la splendeur des anciennes républiques. C'est précisément contre ces derniers que les intellectuels grecs et leurs alliés déployèrent une vaste contre-offensive. La presse littéraire parisienne fut l'un des terrains de ce débat, qui eut des résultats très importants non seulement pour la formation d'une image positive de la Grèce moderne dans l'esprit du public occidental, mais surtout pour la prise de conscience culturelle et nationale de la part des Grecs. En effet, la presse littéraire parisienne semble avoir joué le rôle de véhicule des idées des intellectuels grecs libéraux, au moins jusqu'en 1811, date à laquelle fut publiée la première feuille littéraire mais aussi politique et nationale grecque. Nous pouvons, de manière assez schématique, présenter la discussion sur la Grèce moderne, sa culture et son état social de l'époque, telle qu'elle se déroule à travers l'ensemble des articles relatifs de la presse littéraire parisienne, comme une évolution menant à l'émancipation d'une expression purement grecque : parallèlement aux opinions des hellénistes et autres spécialistes français, se font entendre au début la voix faible de P. Codrika et celle, anonyme encore mais puissante d'Ad. Coray. Peu à peu, les interventions grecques dans l'hellénisme critique et comparé se différencient et, quittant la dépendance ou la simple reproduction d'un discours élaboré suivant les nécessités multiples du savoir occidental que nous avons essayé de présenter au cours de cette étude, elles élaborent leur propre variante de ce discours, plus appropriée à leurs prérogatives et à leurs besoins. Bien évidemment, les intellectuels grecs dont l'œuvre fut présentée dans la presse littéraire parisienne ou qui prirent eux-mêmes la plume pour y écrire articles, lettres ou communications, ne furent pas tous de valeur égale : si la réflexion de Coray était telle qu'elle pouvait modifier,
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voire même doter d'un sens nouveau l'hellénisme occidental, tel ne fut pas le cas de la plupart des autres, dont la pensée resta dépendante des schémas extérieurs du discours de l'hellénisme critique et comparé. Néanmoins, l'élan exista bel et bien. Les diagrammes qui résultent de l'étude quantitative de la fréquence des articles consacrés à la Grèce, à la Turquie et aux îles Ioniennes montrent assez clairement l'évolution des choses pendant cette période.
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