La Grande Histoire Du Christianisme (Laurent Testot (Testot, Laurent) ) [PDF]

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Zitiervorschau

 

LA GRANDE HISTOIRE DU CHRISTIANISME  

 

Sous la direction de Laurent Testot  

 

La Petite Bibliothèque de Sciences Humaines Une collection créée par Véronique Bedin  

 

Table des matières Couverture Titre Copyright La promesse du Christ une brève histoire du christianisme Laurent Testot L’efficacité d’un mythe Le choix de Constantin Tempête du désert Quand les ordres règnent Le christianisme des origines Laurent Testot Nouveau Testament et textes apocryphes À quoi ressemble le judaïsme du temps de Jésus ? Quel est le statut des juifs dans l’Empire romain au Ier siècle de notre ère ? Quel a été le processus d’expansion du christianisme ? Partie I - Genèse Que sait-on de Jésus ? Daniel Marguerat Une bouleversante conversion Intense liberté Chronologie du christianisme antique Laurent Testot Paul, apôtre des nations François Vouga Qui est Paul ? Le christianisme comme pensée L’universalité du christianisme La radicalité d’un message Qui sont les premiers hérétiques ? Aurélia Hetzel Les groupes judéo-chrétiens Payez et vous serez sauvés Laurent Testot L’exemple de Mélanie Le rêve de Constantin

La communion de Théodose L’échec de Julien Le paradoxe du chameau Les errances d’Augustin La conversion de Clovis Bruno Dumézil Une conversion très politique Le païen : de l’âme à convertir à la répression Routes de la soie, routes de la foi Thomas Tanase Des missionnaires orientaux jusqu’en Chine Franciscains et dominicains en Asie mongole Le temps des expansions coloniales Partie II - Chrétienté L'irruption de l'islam Mohammed Taleb Diversité des christianismes orientaux Positionnements à l’égard de l’islam naissant Chronologie du christianisme médiéval Laurent Testot Aux sources de l'orthodoxie, la foi selon Byzance Jean-Claude Cheynet Le rejet des compromis La querelle des images 1054, un divorce accidentel 1204 : prise de Constantinople Quand l’Église survit à l’Empire La Russie, forcément orthodoxe ? Henri Tincq Le starets, médecin des âmes Une Église « hors-frontières » Les croisades : tuait-on (seulement) pour dieu ? André Vauchez Une nouvelle topographie La croisade pénitentielle Le déclin Les ordres monastiques ouverts sur le monde médiéval Fabien Cluzel « L’oisiveté, ennemie de l’âme » Le risque de la normalisation séculière

Le temps des moines combattants Cîteaux, en quête de pureté Le succès des ordres mendiants Partie III - À la conquête du monde Pourquoi la réforme ? Matthieu Arnold Martin Luther, de la peur à la grâce de Dieu La critique des indulgences La rupture avec Rome La division de la chrétienté De la Réforme aux Réformes Le concile de trente impulse la Contre-Réforme Jean-Pierre Moisset Les enjeux d’un concile L’exemple jésuite Le capitalisme, idée chrétienne ? Laurent Testot Le règne de l’argent De Dieu au capital Chronologie du christianisme moderne Laurent Testot Les protestants, des dissidents aux « réveils » Sébastien Fath Sources des dissidences protestantes Sillage des dissidences : de la marge au centre Des dissidences marginales aux « réveils triomphants » L'état répudie ses églises Jean Baubérot Les trois ruptures de la séparation Réalité française ou internationale ? Ne pas confondre laïcité et sécularisation L’église catholique et la modernité Henri Tincq Le « modernisme », voilà l’ennemi ! L’« aggiornamento » du concile Vatican II La conversion des Amériques rencontre avec Bernard Lavallé États-Unis religion privée et religion publique en tension Isabelle Richet De la diversité religieuse au pluralisme vécu L’individualisation du croire

L’offensive de la droite chrétienne De l’utilisation du pouvoir politique Amérique latine, la vague pentecôtiste et ses effets politiques Jean-Pierre Bastian L’ethnicité redéfinie Le catholicisme déstabilisé La confessionnalisation du politique Christianismes d'Afrique Jean-François Zorn Christianisations en concurrence (1795-1820) L’âge d’or des missions (1820-1880) Les années de plomb (1860-1950) Les années d’espoir et d’incertitude (1950-2000) Le monde des chrétiens Vincent Capdepuy 1900 2000 2100 Géopolitique du christianisme au XXIe siècle Henri Tincq La résurrection de Dieu Une confession, cinq continents La marche en avant des évangéliques Chrétiens persécutés en Orient L’orthodoxie entre Moscou… et Rome Et l'église engendra l'industrie rencontre avec pierre Musso Les origines chrétiennes de la France : un faux débat rencontre avec Paul Veyne Mots-clés Contributeurs

  Maquette couverture et intérieur : Isabelle Mouton. Retrouvez nos ouvrages sur  

www.scienceshumaines.com www.editions.scienceshumaines.com Diffusion : Volumen Distribution : Interforum

  En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français du droit de copie.  

© Sciences Humaines Éditions, 2019 38, rue Rantheaume BP 256, 89004 Auxerre Cedex Tél. : 03 86 72 07 00/Fax : 03 86 52 53 26 ISBN = 978-2-36106-522-5

  LA PROMESSE DU CHRIST UNE BRÈVE HISTOIRE DU CHRISTIANISME

  Un homme seul. Seul face à la foule. Seul face à l’appareil répressif du plus grand empire de tous les temps, au dogmatisme des gardiens du Temple, à l’aveuglement humain. Un homme seul mandaté par un Dieu lointain pour sauver l’humanité. Un Dieu de justice qui devient ainsi Dieu d’amour, offre à ces humains ingrats, violents et imparfaits que nous sommes la souffrance rédemptrice de son Fils, mis à mort de la manière la plus atroce et indigne que l’on pouvait alors concevoir.

L’efficacité d’un mythe À en juger par le nombre de personnes aujourd’hui touchées, alors qu’un humain sur trois en ce monde se revendique chrétien, les Évangiles ont été le mythe le plus efficace de tous les temps. Mythe, au sens anthropologique de récit fondateur partagé par une communauté. Ce mythe s’est incarné dans le calvaire de Jésus, psalmodié autrefois dans les catacombes, minutieusement sculpté au fil des quatorze stations des innombrables calvaires dont l’art catholique a décoré ses églises. Ce mythe est à la fois intemporel, obsessionnel, et formidablement plastique. Ce pourquoi il a pu évoluer. Il s’est adapté aux changements sociaux, a survécu aux tempêtes politiques, s’est joué des revirements idéologiques. Son plus féroce propagandiste, Tertullien, un converti enthousiaste, Père de l’Église potentiel avant de virer hérétique, à la charnière des IIe et IIIe siècles, aimait à dire que la mort de Jésus était un scandale. Comment imaginer, dans une société élitiste comme celle de Rome, un destin plus méprisable que celui de cet obscur prophète juif et

plébéien ? En rébellion contre l’Empire, dénoncé et vilipendé par les siens, livré sous les crachats au plus dégradant des supplices, pour revenir d’entre les morts ouvrir la voie vers le salut pour tous  ! La Passion était si scandaleuse que son message en devenait incroyable. Tout le génie rhétorique de Tertullien fut mobilisé pour clamer que cela ne pouvait être que vrai, tellement cela était impossible. Au plus efficace des messages, il fallait un slogan qui percute les consciences, en suscitant le plus extrême des paradoxes. Jésus était ressuscité, ce ne pouvait être que vrai. Il était Christ, l’Élu qui devait revenir à la fin des temps. Avant Tertullien, juste après Jésus, Saul avait accompli l’étape décisive. On ne sait pas grand-chose de certain sur Jésus, sinon qu’il était juif. Ses héritiers directs, notamment Jacques le Juste, «  frère de Jésus  », semblent considérer que son message s’adresse aux juifs. Saul est un juif hellène, comprendre un collabo des Romains, qui rencontre Jésus alors qu’il traque ses disciples du côté de Damas. Puis, soudain, le voilà ébloui, converti. On le dirait aujourd’hui born-again, de ces gens qui renaissent après avoir «  rencontré  » Jésus. Que cette rencontre soit fantasmée, métaphorique ou réelle, elle est en tout cas une évidence pour la personne concernée. Saul de Tarse se métamorphose en saint Paul. Contre Jacques, il défend qu’il n’est pas nécessaire d’être circoncis pour faire shabbat. Il veut ouvrir grand les portes de la synagogue aux goyim, les non-juifs, pour peu qu’ils lui semblent de bonne volonté. Les chrétiens cessent dès lors d’être juifs. Cela prend deux ou trois siècles. Car si les rabbis d’un côté, les diacres de l’autre, s’emploient à clore leurs territoires théologiques, à théoriser les distinctions, on devine que leurs subtilités échappent à nombre de leurs ouailles. Certains s’obstinent à rester judéo-chrétiens.

Le choix de Constantin L’affaire décisive se joue vers  310. Depuis huit décennies, l’Empire vacille. Les légions font la loi, investissent des empereurs à seule fin d’être rémunérées  –  un champion intronisé se doit de verser de bonnes soldes. Mais ces armées sont indispensables, pense-t-on, pour tenir les Barbares à

distance, quand ceux-ci ne rêvent que de venir s’installer autour de la Méditerranée pour jouir de ce confort extraordinaire associé à Rome  : thermes chauffés, urbanisme planifié, jeux du cirque, distribution de pain, oisiveté, esclaves… Au début du IVe siècle, les chrétiens représentent  10  à  20  % de la population de l’Empire. Ils ne sont pas aimés. Mauvais citoyens, qui refusent comme les juifs de rendre le culte impérial. Sacrifier à l’Auguste n’est pas un acte religieux. C’est d’abord une histoire de civisme. C’est certifier publiquement qu’en bon citoyen, vous obéissez à l’empereur. Les monothéistes en font tout une histoire. Ils renâclent à l’idée de sacrifier à ce qu’ils disent être des idoles. Cela fournit prétexte à des persécutions, souvent liées à l’impécuniosité des empereurs. Quand vous êtes à court d’argent, une bonne campagne de saisie des biens des contrevenants renfloue les caisses. Quelques martyrs partent dans les arènes distraire le peuple. Et des relaps abjurent. Ils reviendront plus tard à l’Église. Celle-ci va beaucoup débattre de ce qu’il convient de faire de ces lâches opportunistes. Et en  312, nouveau miracle. Surgit un autre maître en propagande. Il revivifie une histoire qui sans lui se serait probablement étiolée. La veille d’une bataille décisive, le général Constantin voit une croix dans le ciel ! Et il entend une voix  : «  Par ce signe tu vaincras.  » Une fois couronné empereur, il propulse le christianisme aux premières loges. Et s’occupe de prendre en main l’Église. Ça devient affaire de pouvoir. Les évêques se réunissent, intriguent, s’excommunient, multiplient les arguties autour de la nature de Jésus : homme ou Dieu ? Rien de tout ça ou les deux à la fois ? Avec ou sans hiérarchie des natures ? Fusionnées ou distinctes ? Le dogme s’affine. Les perdants sont exilés, leurs suivants chassés, leurs livres oubliés. Ce IVe siècle est décisif. C’en est fini du paganisme. Avec l’empereur Théodose, le culte d’État devient religion unique  : les temples sont détruits et l’Église du Christ instaure son monopole sur les terres impériales. L’Europe occidentale est désormais chrétienne. Les princes barbares, ayant annexé entre-temps les morceaux de la Rome d’Occident, l’ont bien compris. Chaque roi y va de son récit de conversion miraculeuse

pour sanctifier son pouvoir. Être oint par l’Église devient l’atout maître pour régner. Le pouvoir associe désormais la mitre et l’épée, la pourpre et l’acier.

Tempête du désert À l’est, Rome survit. Constantinople a ses empereurs sacrés, lieutenants de Dieu sur Terre. Plus loin, exilés dans les profondeurs de la steppe, des chrétiens progressent jusqu’en Chine. Nestoriens, donc hérétiques. Comme leurs coreligionnaires d’Égypte et de Terre sainte, restés hors de portée théologique des conciles. Une mosaïque de sectes. Un endroit où on innove. Certains se perchent sur des colonnes pendant des années, pour demeurer le plus près possible du Ciel. D’autres s’isolent dans le désert, pour y entendre des voix. D’autres encore s’y regroupent, s’essayent à la vie communautaire. Le monachisme trouve sa source en Orient, et la formule est tellement efficace qu’elle se diffuse rapidement vers l’Occident. Puis surgit la tempête, imprévue. Un storytelling concurrent, aussi formidablement efficace, puisant aux mêmes sources bibliques. L’histoire d’un Prophète récalcitrant, qui rencontre un ange dans le désert, galvanise son entourage. À la mort de Mahomet, en 632, l’islam contrôle une moitié orientale de l’aride Arabie. En  711, inspirées par un dernier souffle conquérant déposé a posteriori sur les lèvres de Mahomet mourant, « Allez et conquérez ces infidèles qui ne sont pas encore résignés  », les armées musulmanes s’emparent simultanément des actuels Pakistan et Espagne. Elles contrôlent désormais toutes les terres entre ces deux pôles. Un empire aux étendues et à l’opulence sans précédent. Le christianisme se fêle sous le choc. Il recule progressivement d’Égypte, d’Orient, jusqu’alors cœur démographique du christianisme. Il faudra plusieurs siècles pour que les populations adoptent majoritairement la religion des vainqueurs, mais ce n’est qu’une question de temps. Quand se convertir est la clé qui autorise l’ascension sociale, la foi des parents s’érode, la formule magique franchit par trois fois les lèvres  : «  J’atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu. Et que Mahomet est son Prophète. »

Le christianisme approfondit son emprise sur les terres qu’il contrôle. L’Europe occidentale est désormais Chrétienté. Les ordres règnent, et prospèrent. La fédération des abbayes de Cluny fait chanter des flots de messes pour les morts, et comme c’est de l’éternité dont il est question, les héritages tombent dans son escarcelle. L’Église a convaincu un continent de ce que bien mourir, c’est lui léguer ses biens  –  souvent des terres. Les réseaux monastiques se transforment en empires de propriétés foncières. Au même moment, l’Europe est saisie d’une fièvre expansionniste. D’abord légère, puis de plus en plus forte. Une clameur s’élève. « Dieu le veult », on part en croisade délivrer le tombeau du Christ. En 1099, Jérusalem retombe entre mains chrétiennes. On raconte que dans le massacre qui s’ensuit, les chevaux pataugeaient dans le sang jusqu’aux genoux – est-ce une figure de style pour exalter la valeur de ceux qui combattent pour Dieu, ou l’expression d’une ultraviolence interreligieuse  ? D’autres pèlerinages en armes mèneront les soudards vers les hérétiques du midi de la France, ou en Reconquista de la péninsule Ibérique. Bernard de Clairvaux, de son côté, adoube les ordres militaires de toute son autorité de théologien. On pourra désormais être moine et verser légitimement le sang. Byzance s’inquiète. Elle joue avec Rome la comédie du divorce en 1054, quand pape et patriarche s’excommunient réciproquement dans l’indifférence générale. Mais en  1204, c’est le crime passionnel. Une croisade est détournée, plus question de combattre l’« infidèle », elle tombe à bras raccourcis sur les trésors de Constantinople, violée et pillée par ses coreligionnaires. La date de  1054  marque a posteriori cette rupture symbolique. Désormais, il y aura deux Chrétientés. Il faut choisir entre être catholique, donc universel, ou orthodoxe, à la pensée droite.

Quand les ordres règnent L’essor occidental se prolonge, à la fois urbain, technologique, démographique, philosophique aussi. Au début du XIIIe siècle, François d’Assise, fondateur de l’ordre franciscain, plaide pour nos frères les animaux. Dominique de Guzmán, fondateur de l’ordre dominicain, affronte

l’hérésie cathare par l’éloquence, défiant le clergé adverse par la prédication. Leurs héritiers vont, dans la plus exigeante des pauvretés, évangéliser les pauvres et défendre le dogme, au besoin par l’Inquisition. Les évolutions des ordres sont le fidèle reflet du social. L’Église s’enrichit, rêve de se subordonner les princes de ce monde, empereur d’Allemagne ou roi de France. Elle se déchire aussi en luttes intestines, jusqu’à trois papes se disputant le trône de saint Pierre… Et toujours plus d’œuvres d’art, de mécénat, de trésors, de pèlerinages lucratifs autour des reliques, de cathédrales filant leurs flèches de dentelle empierrée toujours plus haut vers le ciel à force de prodiges d’ingéniosité. C’est que l’argent coule à flots dans la sébile de l’Église… Mais Martin Luther s’en émeut. Un grincheux, de ceux qui ont lu en détail les Écritures saintes. Celles qui parlent de notre Seigneur, ce génie de la parabole, qui a notamment énoncé qu’il est plus difficile pour un riche d’entrer au paradis que pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille. D’ordinaire, les rabat-joie comme Luther sont circonvenus. On dresse un bûcher, on prononce un jugement pour la forme, et on oublie la critique. Là, il y a disruption. Les nouvelles technologies de la communication, en l’occurrence l’imprimerie, amènent son message à se répandre vite et loin. Des princes saisissent l’occasion pour secouer des jougs trop autoritaires, qu’ils soient temporels ou spirituels, et rejoignent le mouvement des «  protestants  ». La Réforme s’élance, irrésistible. La Bible est traduite en langues vernaculaires, histoire que l’Église catholique perde son monopole de l’accès aux écritures. Chacun désormais peut interpréter la Parole de Dieu en conscience. Les chapelles réformées vont se multiplier comme des petits pains entre les mains de Jésus. Au même moment, l’Europe découvre un Nouveau Monde. L’Espagne, qui a mis la papauté sous tutelle, prend prétexte d’évangéliser les indigènes pour mettre la main sur la partie australe des Amériques, immenses territoires regorgeant de richesses. Pour la partie nord, les Anglais y envoient leurs dissidents, les plus rigoristes dans leur approche des Écritures. Ils y fonderont une nouvelle Jérusalem, et leurs descendants multiplieront les extases collectives connues sous le nom de « réveils ». Nul

étonnement si, avec un tel ADN, les États-Unis d’aujourd’hui restent profondément religieux. Même si, par pragmatisme, le puritanisme des débuts s’est mué en religion civile, sorte d’auberge espagnole ouverte à tout croyant qui accepte de jurer sur un texte saint. L’Afrique à son tour sera évangélisée, plus tard. Le temps des missions. On trace une ligne au milieu. Au nord l’islam, au sud le christianisme. Un christianisme parfois bigarré, dansant, chantant, expansif, où se devinent tantôt des réminiscences de cultes antérieurs. Par le jeu de la démographie, ce sont justement ces Africains qui demain devraient être les chrétiens les plus nombreux. Le christianisme a pourtant longtemps été une affaire propre à l’Europe. Mais il y a reculé, massivement. L’Église a perdu son magistère sur la société et les idées à force de lutter contre des idées scientifiques qui s’imposaient comme des évidences. L’État lui a clairement fait comprendre que Dieu n’était plus maître des consciences. Cet effritement de l’autorité a fait croire un temps aux philosophes que Dieu était à l’agonie, les sociologues parlant d’un désenchantement du monde. Mais ils pensaient l’histoire à l’échelle de la seule Europe. Dans la réalité, celle de la planète, le christianisme est resté expansif. Il se métisse. Il s’est américanisé, s’asiatise aussi. Le pape a pris accent argentin. Les femmes exigent l’émancipation – ce processus en est toujours au point zéro à Rome, il a commencé depuis longtemps chez les protestants, même si eux aussi ont encore du chemin à parcourir. Dieu n’est pas mort, toujours il se métamorphose. Plus que jamais, le christianisme est divers, vivace, polymorphe, hyperactif. Et la promesse du Christ, qui n’a cessé de hanter notre histoire, reste d’actualité : à la fin des temps, il reviendra ressusciter les morts. Tertullien aurait qualifié cette croyance d’absurde – en rajoutant avec un sourire : mais c’est tellement absurde que ça ne peut être que vrai. En tout cas, il y a toujours des gens qui y croient. Et ils sont de plus en plus nombreux.  

Laurent Testot

  Pour aller plus loin : Histoire générale du christianisme, J.-R. Armogathe (dir.), 2 t., Puf, 2010. Une brève histoire du christianisme, J. Arnould, L’Œil 9, 2012. Christianisme. Guide illustré de 2 000 ans de foi chrétienne, A.-M. B. Bahr (dir.), Ullmann, 2013. Le Christianisme. Histoire, courants, cultures, C.-H. du Bord, Eyrolles, 2005. Histoire du christianisme, A. Corbin (dir.), Seuil, 2007. Atlas des chrétiens. Des premières communautés aux défis contemporains, A. Girard, S. Parent et L. Pettinaroli, Autrement, 2016. Christianisme. Dictionnaire des temps, des lieux et des figures, A. Vauchez (dir.), Seuil, 2010.

  LE CHRISTIANISME DES ORIGINES

  D’où vient le christianisme ? « Du judaïsme, bien évidemment. » Voici la réponse que fera tout chercheur contemporain à cette question. Mais le consensus s’arrête là. Pour certains, le christianisme s’est très tôt détaché du judaïsme. Pour d’autres, ce lien a perduré au-delà du Ier siècle de notre ère. À la lumière de l’interprétation des textes disponibles, une chose semble acquise  : il a bien existé un personnage nommé Jésus, il était juif, et il a selon toute probabilité destiné ses prêches aux seuls juifs. C’est un processus initié par ses successeurs qui a propulsé son enseignement vers d’autres horizons que celui du peuple d’Israël.

Nouveau Testament et textes apocryphes Aujourd’hui, l’étude des premiers temps du christianisme s’appuie pour une petite partie sur des textes profanes (essentiellement des historiens romains), et sur des textes religieux dans sa plus grande part. La rédaction des textes profanes a souvent été influencée par des volontés politiques, ce qui altère leur fiabilité. Quant aux textes religieux, ils se séparent en deux groupes. Ceux qui sont inclus dans le Nouveau Testament ont longtemps été présentés par les Églises comme historiques. On s’accorde aujourd’hui à dire qu’ils ont été produits dans d’autres buts que la narration de l’histoire telle que nous la concevons. Il s’agissait, pour les auteurs de ces textes, soit de répondre à des questions que leur posaient les communautés (doit-on être circoncis pour assister aux rituels  ? par exemple), soit d’établir un corpus théologique, souvent imprégné de téléologie. Ce terme renvoie à l’idée

qu’un récit exprime, davantage qu’une logique chronologiquement structurée, le déroulement des événements tels qu’ils ont été voulus par Dieu. Cette notion est particulièrement visible dans nombre de passages des Évangiles, dans lesquels Jésus est présenté comme accomplissant les prophéties de l’Ancien Testament. Le Nouveau Testament comprend 27 « livres », écrits en grec (un doute subsistant sur l’Évangile selon Matthieu qui, selon certains chercheurs, aurait pu connaître une première rédaction en langue sémitique). On distingue parmi eux : Les quatre Évangiles : « Ils sont trois plus un, comme les mousquetaires », selon la formule de Michel Quesnel1. Comprendre  : les trois premiers (Selon Marc, Selon Matthieu, Selon Luc) offrent sensiblement un même récit des événements de la vie de Jésus, et c’est pour cela qu’on les dit «  synoptiques  » (qui voient la même chose), quand Selon Jean, dont la rédaction a peut-être été influencée par une autre école de pensée, diverge dans son témoignage. Les spécialistes étant toujours en train d’en découdre sur leurs dates – et même sur leur ordre chronologique –  de rédaction, on dira, pour faire court, qu’ils ont très probablement été écrits entre 60 et 110 de notre ère2 et qu’une majorité de spécialistes estiment que Selon Marc fut le premier et Selon Jean le dernier. Les Actes des Apôtres : attribués à saint Luc, ils récapitulent les premiers temps de l’expansion du christianisme dans le bassin méditerranéen. Les épîtres (au nombre de  21), subdivisées en trois genres  : pauliniennes (dont on a de bonnes raisons de penser qu’elles sont l’œuvre de saint Paul) ; deutéropauliniennes (dont on pense qu’elles ont été rédigées ultérieurement par ses successeurs, qui les ont signées de son nom pour leur faire endosser son autorité) ; autres (attribuées à divers auteurs, notamment évangélistes). L’Apocalypse  : la tradition fait de saint Jean l’auteur de ce texte, qui ressortit à un genre littéraire fréquent dans le judaïsme d’alors. Quant aux textes religieux du second groupe, les apocryphes, ils ont été rejetés par les Églises, soit parce qu’ils ont été produits par des groupes minoritaires qui s’écartaient du dogme (cas de courants de pensée qualifiés

d’hérésies, comme les gnostiques3), soit parce qu’ils ont été rédigés postérieurement à la fixation du canon. Notons enfin que nombre de ces documents ont été perdus ou détruits. Ceux qui nous sont parvenus ont souvent subi remaniements et retranscriptions.

À quoi ressemble le judaïsme du temps de Jésus ? On connaît, grâce au Nouveau Testament, aux philosophes de l’époque, et aux religieux hébreux tardifs qui ont produit une abondante littérature, l’existence de plusieurs courants au sein du judaïsme du temps de Jésus. Certains chercheurs vont jusqu’à préconiser le pluriel : des « judaïsmes ». Mais la majorité des auteurs modernes rappellent que si l’histoire a retenu l’existence des sadducéens, des pharisiens, des zélotes et des esséniens, elle a négligé de parler des juifs du peuple, des ’am ha’aretz, qui devaient former l’immense majorité des juifs de l’époque. Pratiquant leur foi au jour le jour, ils ne devaient pas prendre part aux débats intellectuels qui agitaient leurs élites. Ces élites, plus facilement identifiables dans les textes, peuvent être divisées en : Sadducéens : les prêtres. Héritier d’un judaïsme strict, ce groupe sacerdotal contrôle le Temple de Jérusalem (reconstruit au Ve siècle avant notre ère après sa destruction par Nabuchodonosor en  -587). Il est riche, profite du commerce dont le Temple est le centre, a intérêt à ce que rien ne change, et collabore avec l’occupant romain. Pharisiens : les orthodoxes. Ils vivent dans la stricte observation de la Loi de Moïse, à la fois écrite (la Torah, socle commun du judaïsme) et orale (le Talmud, un recueil qui leur est propre et sera ultérieurement synthétisé par écrit). Ils constitueront la matrice d’où émergera le judaïsme contemporain. Zélotes : les terroristes. Parfois surnommés « galiléens » (ce qui renvoie à l’opposition géographique et historique entre Judée et Galilée, et plus largement à l’affrontement entre les lettrés de Jérusalem et les ignorants de la campagne) ou « sicaires », les zélotes sont aujourd’hui considérés comme

des intégristes menant une guérilla contre l’occupant romain et vilipendant les sadducéens. De nombreux mouvements ou leaders religieux (dont Jésus) sont dits galiléens à un moment ou un autre, mais les sources sont rares sur ces groupes réprimés par les autorités. Esséniens : les ermites. En 1947 un ensemble littéraire impressionnant est exhumé des grottes de Qumrân. On estime qu’il a été produit, ou en tout cas collecté par une communauté essénienne, peut-être dissidente, entre le IIe siècle avant et la fin du Ier siècle de notre ère4. Ces textes, incomplets dans leur immense majorité, fournissent souvent plusieurs versions d’un même écrit, ce qui rappelle que le canon du judaïsme, le texte massorétique, n’a été fixé que bien plus tard. On englobe de nos jours sous le terme d’esséniens un courant, marqué par des tendances apocalyptiques et dualistes (bien contre mal), qui se réclame d’un judaïsme traditionnel à tendance érémitique. Certains chercheurs, minoritaires, soutiennent qu’il a fourni la matrice du christianisme5. Samaritains  : les étrangers. Ce groupe, qui a survécu jusqu’à nos jours, témoigne déjà de l’existence d’un schisme dans le judaïsme, dont il s’est séparé entre les VIIe et Ve siècles avant notre ère. À l’époque de Jésus, les samaritains sont des étrangers aux yeux des juifs, les deux communautés cohabitent sans se fréquenter. Certains auteurs, s’appuyant sur une lecture exhaustive des écrits néotestamentaires et des historiens romains, distinguent d’autres groupes. Mais ceux-ci se nichent facilement dans les groupes antérieurement cités. Tout juste peut-on distinguer quelques sous-catégories partagées par plusieurs de ces groupes, notamment les baptistes (les esséniens sont baptistes, de même que des pharisiens) et les apocalyptiques (zélotes, esséniens…). Ces groupes s’influencent les uns les autres, par l’intermédiaire d’individus « passerelles ». Ainsi l’historien Flavius Josèphe (v. 37-v. 100), né pharisien, qui a suivi un maître baptiste et apocalyptique avant de procéder à une retraite essénienne, puis combattu pour les zélotes et fini en partisan de l’ordre romain. Ajoutons enfin que l’archéologie nous prouve que plusieurs langues sont utilisées dans le bassin méditerranéen comme en terre juive : le grec, langue

commune de l’Empire, couramment pratiqué en diaspora6  ; l’araméen, langue héritée de l’occupation perse, en usage dans les campagnes du Proche-Orient  ; l’hébreu, langue liturgique du culte juif, mais peut-être aussi langue véhiculaire de certains groupes traditionalistes  ; et d’autres, comme le nabatéen (apparenté à l’arabe)7.

Quel est le statut des juifs dans l’Empire romain au Ier siècle de notre ère ? Les communautés juives sont très diverses. Elles sont aussi très dispersées, puisqu’on trouve des juifs en Judée, Samarie et Galilée, mais aussi en Perse (depuis la déportation à Babylone, au VIe siècle avant notre ère) et dans tout le bassin méditerranéen (à Alexandrie et Antioche, dans les cités grecques, italiennes…). L’importance économique et numérique de ces communautés dans les empires parthe et romain (on estime qu’ils représentent alors le dixième des populations du bassin méditerranéen et du Proche-Orient) oblige les autorités à leur accorder un statut privilégié, selon un modus vivendi reposant sur la liberté de culte. Pourtant, pour nombre de juifs, l’occupation romaine, vue au prisme de la Bible, est une punition de Dieu. Elle disparaîtra quand ils atteindront un état de pureté suffisant. Les communautés sont en attente du Messie, le sauveur annoncé par les prophètes. De nombreux thaumaturges sillonnent les contrées juives. Jésus (littéralement Yeshua, Dieu sauve), mais aussi Jean le Baptiste et bien d’autres, manifestent la parole de Dieu, attirent les foules, opèrent des miracles (exorcismes…), développent des rites (comme le baptême, déjà connu du judaïsme, mais qui, pour les prophètes baptistes, purifie en vue de la fin des temps, imminente). En  66  de notre ère, les juifs de Judée et de Galilée se soulèvent contre l’occupant romain. En  70, le futur empereur Titus met le siège devant Jérusalem, où se sont repliés les insurgés. Parmi ces derniers, les zélotes imposent leur loi et massacrent sadducéens et pharisiens, avant d’être mis en pièces par les Romains. Le Temple est incendié dans le processus. La campagne romaine s’achève quatre ans plus tard, quand tombe la dernière

forteresse zélote, Massada. À en croire Flavius Josèphe, ses défenseurs auraient préféré le suicide collectif à l’esclavage. Plusieurs communautés ont fui Jérusalem avant le siège. Certains pharisiens, après avoir prouvé aux Romains qu’ils ne s’occupent que de religion, établissent une école rabbinique à Yavneh. La dominante intellectuelle pharisienne va alors s’exercer sans partage sur le judaïsme, zélotes, esséniens et sadducéens ayant été exterminés ou ayant perdu leurs centres religieux. Avec Yohanan ben Zakkaï et ses successeurs, on assiste à un formidable effort littéraire, la réforme rabbinique, qui va structurer le judaïsme jusqu’à nos jours. Ce processus aboutit aussi à l’exclusion mutuelle des courants juifs et chrétiens8, qui s’opère progressivement entre la fin du Ier et les débuts du IVe siècle de notre ère. Côté romain, les réactions face à l’importante et imprévisible communauté juive s’étalent sur un très large spectre, du rejet le plus viscéral à la fascination. Si nombre de Romains considèrent les monothéistes comme intolérants et fauteurs de troubles (pourquoi n’acceptent-ils pas, à l’inverse de tous les autres peuples conquis, de manifester leur allégeance en rendant un culte aux dieux de Rome  ?), d’autres sont attirés par une religion susceptible de donner un sens à la vie. Ils suivraient alors, selon un historien comme François Blanchetière9, ce même mouvement qui voit des Romains adhérer à des cultes orientaux, prônant le salut dans l’autre monde et reposant sur des processus d’initiation, comme les cultes du dieu perse Mithra ou de la déesse égyptienne Isis. Apparaît ainsi dans l’Empire une proportion non négligeable de craignant-Dieu, ou prosélytes (le terme renvoyant alors à quelqu’un qui tend à changer de religion de sa propre initiative), sympathisants du judaïsme en lien avec une communauté juive, partageant certains traits du culte mosaïque souvent sans aller jusqu’à se convertir, ce qui impliquerait notamment la circoncision.

Quel a été le processus d’expansion du christianisme ?

Rapidement, les chrétiens (qu’il est aujourd’hui plutôt convenu d’appeler les judéo-chrétiens, puisque seule leur croyance en la messianité de Jésus les distingue des juifs, ce qui fait d’eux un rameau du judaïsme parmi les autres) vont se scinder en deux groupes. Ils reproduisent ce faisant un clivage qui divisait depuis longtemps le judaïsme dans son ensemble, entre juifs de pure observance (centrés autour de Jérusalem) et juifs de culture grecque, que l’on qualifie d’« hellènes », acceptant plus ou moins que des gentils (non-juifs) assistent à des cultes. Les Actes des Apôtres, considéré comme le texte le plus «  historique » du Nouveau Testament, raconte l’histoire suivante, reprise comme canevas par les historiens. Le juif et citoyen romain Paul, d’abord adversaire farouche des judéo-chrétiens, devient un des plus ardents propagandistes de la nouvelle ecclesia (terme grec qui deviendra Église, extrait de la Septante, où il traduisait déjà un mot hébreu renvoyant à l’idée de communauté religieuse). En qualité d’hellène, il évangélise les communautés en diaspora et se retrouve confronté aux requêtes des prosélytes, des gentils attirés par le judaïsme. À quelles conditions peuvent-ils devenir chrétiens  ? Faut-il exiger d’eux qu’ils soient circoncis pour assister au rituel le plus sacré, le repas de Pâques ? La destruction de la communauté supposée conservatrice des judéochrétiens de Jérusalem, lors de la guerre contre les Romains, laissera le champ libre à la tendance initiée par Paul, dont le grand génie aurait été de faciliter l’accès au christianisme en réduisant à quasiment rien les gages attendus d’un impétrant au judaïsme. Ce dernier peut désormais rester incirconcis, continuer à manger ce qui lui plaît… il s’engage juste à respecter les commandements de Dieu et à ne pas faire d’offrandes aux idoles des polythéistes. Les gentils vont basculer progressivement dans le christianisme, qui semble alors trouver opportun de se distinguer radicalement du judaïsme. Les nouveaux leaders juifs, tout à leur souci de pureté, font un retour vers l’orthodoxie et excluent les communautés dissidentes. Le processus (qui s’étale du Ier au IIIe siècle) est alors validé de part et d’autre par l’établissement de textes canoniques.

Le Nouveau Testament, né de cet étrange mélange conjoncturel de répulsion-fascination vis-à-vis des juifs, présente ainsi l’Église chrétienne comme héritière du concept biblique de Peuple élu, tout en prenant par passages des accents qui laissent entrevoir la naissance de l’antisémitisme chrétien. La rupture est totale. Au IVe siècle de notre ère, judaïsme et christianisme forment deux religions distinctes, qui vont s’employer à fixer des canons littéraires propres pour mieux asseoir leurs identités respectives  

Laurent Testot

1 M. Quesnel, L’Histoire des Évangiles, Cerf, 1987. 2 J.-P. Lémonon, Les Débuts du christianisme, L’Atelier, 2003. 3 M. Scopello, Les Gnostiques, Cerf, 1991. 4  G. Stanton, Parole d’Évangile  ?, Cerf, 1997  ; A. Paul, La Bible avant la Bible. La grande révélation des manuscrits de la mer Morte, Cerf, 2005. 5 J. Taylor, D’où vient le christianisme ?, Cerf, 2003 ; E. Nodet et J. Taylor, Essai sur les origines du christianisme, Cerf, 2002. 6 La diaspora est l’ensemble des communautés juives résidant hors de la Terre promise. 7  P. Tomson, Jésus et les auteurs du Nouveau Testament dans leur relation au judaïsme, Cerf, 2003. 8  D. Jaffé, Le Judaïsme et l’Avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique Ier-IIe siècle, Cerf, 2005. 9 F. Blanchetière, Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), Cerf, 2001 ; et Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ?, Cerf, 2002.

  Partie I

  GENÈSE

  Crucifié, puis ressuscité. Torturé sur la croix pour racheter les péchés de l’humanité, vos péchés à vous, ceux qui vous auraient interdit de jouir de la vie éternelle… Un storytelling merveilleusement efficace, structuré autour d’un prophète juif exécuté comme criminel par les Romains vers l’an 30. Le génie de Paul fut de concilier les imaginaires juifs et romains. Celui de ses successeurs fut d’imposer sans partage sa vision. Mais cette religion, lancée dans l’attente de la fin des temps, ne pouvait survivre sans un dogme solide. Celui-ci se forgea dans les polémiques. La Grande Église se structura et écrivit l’histoire. Les perdants, « hérétiques », virent leurs livres brûlés. Il s’en trouva pourtant, en Orient, pour connaître le succès et se déployer jusqu’en Chine.

  QUE SAIT-ON DE JÉSUS ?

  Jésus, en araméen Yeshou, est né juif. Il porte le nom de Josué, le héros biblique de la conquête de Canaan. Ce nom était fort répandu en Israël, c’est pourquoi il a fallu préciser que ce Jésus-là était de Nazareth, ou alors user de ce qui devint très vite un surnom après sa mort  : Christ. Visiblement, Joseph et Marie ont doté leur fils aîné du nom d’un ancêtre glorieux. De fait, les frères de Jésus ont tous des noms de patriarches  : Jacques porte le nom de Jacob, et les autres les noms de trois de ses fils : Josès (ou Joseph), Jude (ou Judas), Simon (ou Siméon). L’évangéliste Marc (6,3) a dressé la liste de quatre frères et (au moins) deux sœurs, dont le patriarcalisme de l’époque n’a pas retenu les noms. Quant à sa naissance, elle eut lieu entre - 7 et 4, durant le règne d’Hérode le Grand, à Bethléem ou ailleurs (le moine Denys le Petit, brillant astronome pourtant, s’est trompé dans son calcul de la mort d’Hérode). De l’enfance de Yeshou, nous ne savons rien de sûr. En revanche, les compétences qu’il manifeste à l’âge adulte font deviner une éducation pieuse. Il fréquente la synagogue, accomplit les rites et participe aux pèlerinages. Pour un artisan du bois, sa formation fut étonnamment poussée  : Jésus était trilingue. Pour converser avec les Romains et les habitants des régions voisines d’Israël, il devait posséder des rudiments de grec, langue universelle de l’époque. L’araméen était sa langue maternelle. De plus, il lisait les Écritures dans le texte, c’est-à-dire en hébreu. C’est surtout sa capacité incontestée à débattre de l’interprétation de la Loi avec les scribes, les pharisiens et les sadducéens qui atteste de son degré de culture. Comment a-t-il appris à lire et écrire, quand a-t-il acquis sa familiarité avec le texte biblique ? La formation scolaire de Jésus enfant ne s’est en tout cas pas déroulée sans l’assentiment des parents. Comme il était

le premier-né de la famille, ils ont pu lui vouer une attention particulière. L’éducation du petit garçon a débuté à la synagogue de Nazareth.

Une bouleversante conversion Le premier point de repère historiquement certain est sa conversion avec Jean le Baptiseur. Ce prophète hirsute prêchait la venue imminente d’un Messie qui instaurerait le règne de Dieu en exterminant les pécheurs et les impies. Alors que le Baptiseur a été souvent rapproché de la secte essénienne de Qumrân, à cause de son retrait au désert et du rôle prédominant qu’ont chez les esséniens les bains de purification, il faut relever l’absolue originalité du rite instauré par Jean  : l’unicité de son baptême de conversion tranche sur la répétition des rites d’ablutions auxquels se soumettaient les juifs pieux. Son baptême sauvait l’individu, une fois pour toutes, des malheurs à venir. Que Jésus se soit présenté à ce baptême implique nécessairement un consentement du Nazaréen à la prédication du prophète baptiseur, et son entrée dans le cercle de ses disciples. Il a suivi ce maître spirituel et a procédé, avec lui, à des baptêmes collectifs comme le rappelle l’évangéliste Jean (3, 22). Mais surtout, son propre baptême fut l’occasion d’une expérience mystique forte, qu’il a racontée plus tard à ses disciples  : la conviction lui est venue d’En-haut qu’il était le fils élu de Dieu (Marc 1, 11). L’incarcération et l’exécution de Jean le Baptiseur par Hérode Antipas, roi de Galilée vassal des Romains, ont été pour Jésus un signal déclencheur. Dès lors, il conduisit sa propre activité de prédicateur populaire. Il s’entoura d’un cercle de disciples, dont plusieurs avaient auparavant rejoint Jean. Jésus et le Baptiseur ont de nombreux points communs. Comme Jean, Jésus focalise son message sur la venue proche du règne de Dieu. Comme Jean, Jésus est un prédicateur de conversion. Comme Jean, Jésus affirme qu’être membre du peuple d’Israël ne protège en rien de la colère de Dieu contre les pécheurs. Sa parole est jugée subversive par l’establishment religieux, dominé par le parti sadducéen.

Mais sur trois points, Jésus se différencie du Baptiseur. Tout d’abord, le Dieu dont il a fait l’intime expérience n’est pas un Dieu de colère (Jésus rompt avec la terreur portée par le Jugement dernier), mais le Dieu de l’accueil, de la grâce inconditionnelle, qui «  fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons  » (Matthieu  5, 45). Deuxième différence  : alors que Jean est un ascète et vit au désert, Jésus prêche dans les villages, accueille à table et rassemble des foules. On lui reprochera de ne pas jeûner et il sera traité de glouton (Luc 7, 34). Seule exception : comme Jean, Jésus ne se marie pas  ; cependant son célibat, signe de marginalité sociale, ne s’accompagne pas d’un refus de la femme. Troisième différence  : aucun geste thérapeutique n’est attribué à Jean  ; en revanche, la pratique de guérison est un facteur important dans l’activité de Jésus. Les miracles qui lui sont attribués ne sont pas seulement signe de la compassion divine ; ils manifestent que dans ses gestes, le règne de Dieu se fait présent. Sur le mode poétique, les paraboles verbalisent cette émergence du Règne dans le présent. On a imaginé Jésus en rabbi nomade. En réalité, son activité en BasseGalilée s’étend sur des villages distants de quelques kilomètres. À la façon des rabbis, il constitue un groupe de disciples qui partage sa vie. Le nombre douze a été retenu par la tradition, parce que Jésus s’est entouré de douze intimes, dont le nombre recomposait symboliquement l’Israël ancien des douze tribus. Mais les évangiles témoignent d’un cercle plus large d’adhérents, parfois occasionnels, dont plusieurs femmes. La présence des femmes lors de l’enseignement transgresse une règle bien établie dans l’Israël ancien, où la connaissance de la Loi était réservée aux hommes.

Intense liberté Son enseignement a frappé les gens, parce qu’il coupait avec la pratique des scribes, enseignants attitrés du peuple, en mettant à nu la volonté de Dieu. Jésus met la Loi à la portée de tous. Balayant les finesses juridiques, il déclare que l’impératif «  tu ne tueras point  » s’étend aussi au respect d’autrui, car on peut tuer par l’injure ou le déshonneur. De même, la

pratique alambiquée des serments doit être abandonnée : « Que ton oui soit oui. » Sa parole devait désorienter. Car parfois il durcit la Loi : la tolérance du talion, qui autorisait à se venger mais sans dépasser le mal subi («  œil pour œil, dent pour dent »), il l’abroge au profit d’une exhortation à ne pas rendre le mal pour le mal. Mais d’autres fois, Jésus adoucit la Loi : en cas de nécessité, et s’il s’agit d’aider autrui, la règle du sabbat peut être transgressée. La logique, Jésus la place dans l’impératif d’aimer son prochain, quel qu’il soit. Un grand rabbi proche du temps de Jésus, Hillel, avait aussi déclaré que l’amour résumait toute la Torah ; Jésus va plus loin en affirmant péremptoirement que face au besoin d’autrui, toute autre prescription divine s’efface.

Jésus a-t-il existé ? Que sait-on de Jésus ? Dans un livre récent (Décadence, 2017), Michel Onfray répond  : rien. Le philosophe reprend à son compte la thèse « mythiste » : Jésus n’a pas existé. L’histoire de sa vie puiserait dans la mythologie perse et mésopotamienne. Sa mort et sa résurrection seraient calquées sur la destinée d’Osiris ou d’Adonis. Les évangiles seraient de pures fictions et le christianisme construit sur cette imposture. La thèse n’est pas nouvelle. Deux philosophes français (Volnay et Dupuis) l’ont soutenue à la fin du XVIIIe siècle, et un siècle plus tard, son plus célèbre propagandiste fut Bruno Bauer, un théologien berlinois. Bauer dénie toute valeur historique aux évangiles et brandit pour preuve l’absence de mention de Jésus chez les écrivains non chrétiens du Ier siècle. D’ailleurs, ajoute-t-il, l’apôtre Paul n’en dit presque rien, supposant l’existence de Jésus sans jamais la prouver. Parmi ses étudiants à Berlin, Bauer eut un certain Karl Marx, qui grava son enseignement dans ses propres écrits. La thèse d’un Jésus imaginaire ne peut être balayée d’un revers de main. Elle requiert d’être vérifiée et interrogée sur ses arguments : est-il vrai que Jésus n’est cité au Ier siècle que par des chrétiens ? La fiabilité

historique des évangiles peut-elle être démontrée  ? Que savait Paul sur Jésus  ? Sur ces trois questions, un examen historique objectif démontre l’inconsistance de la thèse mythiste. En premier lieu, il est vrai que les historiens romains ne font pratiquement pas mention de Jésus. Aucune surprise à cela : ils écrivent l’histoire des empereurs et des généraux ; la mort d’un obscur rabbi dans une obscure province de l’Empire n’avait pas de quoi les intéresser. En revanche, l’historien juif Flavius Josèphe publie en  93-94  ses Antiquités Juives, qui comprennent une notice consacrée à Jésus. Son texte a été partiellement caviardé par des copistes chrétiens, mais les spécialistes considèrent son témoignage comme authentique. Nettoyée de ses ajouts chrétiens, la notice se présente ainsi  : «  Vers le même temps survient Jésus, homme sage. Il était en effet faiseur de prodiges, le maître de ceux qui reçoivent avec plaisir des vérités. Il se gagna beaucoup de juifs et aussi beaucoup du monde hellénistique. Et Pilate l’ayant condamné à la croix, selon l’indication des premiers d’entre nous, ceux qui l’avaient d’abord chéri ne cessèrent pas de le faire. Et jusqu’à présent la race des chrétiens, dénommée d’après celui-ci, n’a pas disparu (18, 63-64).  » La sympathie de l’historien juif pour Jésus est frappante. Josèphe a pu constater, à Rome où il résidait, la survivance de la croyance chrétienne.  

Qui fut ce Jésus de Nazareth ? En second lieu, le plus ancien fragment d’évangile conservé à la John Rylands Library de Manchester date de  125, soit trente ans après la rédaction de l’Évangile de Jean dont il présente quelques lignes. Une attestation littéraire de la vie de Jésus aussi précoce et aussi abondante (27  écrits du Nouveau Testament sans oublier les évangiles extracanoniques) est sans équivalent dans toute l’Antiquité. Le seul à concurrencer Jésus sur le terrain de la profusion et de la précocité de l’attestation documentaire est Alexandre le Grand, et qui douterait de son existence ? Des autres héros de l’Antiquité, nous disposons d’attestations bien plus tardives.

En troisième lieu, il faut se garder de dire trop vite que Paul ne sait rien de Jésus. Une lecture attentive de ses lettres livre non seulement des détails de sa vie, mais montre que l’apôtre en sait bien plus qu’il en dit. Par exemple, lorsqu’il introduit le dernier repas de Jésus avec ses disciples («  Dans la nuit où il fut livré, le Seigneur Jésus…  », 1  Co  11,23), Paul suppose une connaissance de la Passion, des circonstances de l’arrestation et du rôle de Judas. Les exemples peuvent être multipliés. Bref, mettre en cause l’existence de l’homme de Nazareth va à l’encontre de l’évidence documentaire. La véritable question n’est pas « Jésus a-t-il existé ? », mais « qui fut ce Jésus de Nazareth ? ».  

D.M. Qu’est-ce qui explique pareille liberté, inouïe dans le judaïsme ancien ? Jésus n’a jamais annoncé un titre, du genre « je suis le Fils de Dieu », ou « je suis le Messie ». Ce sont les premiers chrétiens qui ont confessé leur foi en le disant (l’Évangile de Jean place leur confession sur les lèvres de Jésus). Jésus n’a pas dit qui il était, il a fait ce qu’il était. Sa conviction était qu’il incarnait, comme jamais auparavant, la parole de Dieu dans le monde. Jésus s’est compris comme l’ultime prophète, l’unique Fils de l’homme, le médiateur du divin, par qui les signes du Royaume surgissent dans le présent. À la fin de sa vie, Jésus monta à Jérusalem. Son action au Temple de Jérusalem, bousculant les marchands, fut le geste de trop pour les sadducéens, qui fomentèrent son arrestation. Les pharisiens restèrent à l’écart. Le dénoncer au pouvoir romain pour sédition ne pouvait que réussir : Jésus annonçait la venue d’un règne divin qui pouvait passer pour un programme politique séditieux. Jésus fut condamné par le préfet romain Pontius Pilatus au supplice réservé aux terroristes qu’on appela plus tard zélotes. La mort par crucifixion était si cruelle que les Romains en exemptaient leurs citoyens. Quelques jours après sa mort, ses amis qui l’avaient abandonné furent bouleversés par des apparitions auxquelles ils ne

s’attendaient pas ; ce fut pour eux la certitude que Dieu se solidarisait avec Jésus et confirmait la vérité de son message et de sa vie. L’ambition de Jésus, qui était de réformer le judaïsme, fut un échec ; en revanche, impulsée par ses disciples après sa mort, la mémoire de sa vie donna naissance à un mouvement qui, au IIe siècle, se sépara de la religionmère pour devenir une religion autonome.   Daniel Marguerat

  Pour aller plus loin : Jésus et Matthieu. À la recherche du Jésus de l’histoire, D. Marguerat, Bayard/Labor et Fides, 2016. Jésus, une encyclopédie contemporaine, Bayard, 2017. Jésus. L’encyclopédie, J. Doré et C. Pedrotti (dir.), Albin Michel, 2017. Un certain juif. Jésus, J. P. Meier, 5 tomes, Cerf, 2004-2018.

  CHRONOLOGIE DU CHRISTIANISME ANTIQUE

  ≈  30  : crucifixion d’un prophète juif, Jésus dit le Christ (oint par Dieu, élu). Le dogme fondamental du christianisme repose sur la croyance en sa résurrection. ≈  35  : conversion de Paul de Tarse, qui va prêcher vers les non-juifs, quand Jacques, frère de Jésus, chef de la communauté de Jérusalem, défend que le message évangélique (de bonne nouvelle) s’adresse d’abord aux juifs. 70 : le Temple de Jérusalem, cœur du culte juif, flambe lors du siège de la ville par les Romains, qui écrasent la rébellion juive. Peu après cette date, rédaction des Évangiles synoptiques (ceux de Mathieu, Luc et Marc, aux récits similaires), celui de Jean étant écrit vers 100. ≈  193  : le polémiste carthaginois Tertullien se convertit au christianisme, pour s’en faire le propagandiste zélé. IIIe siècle  : Mani, un prophète perse, fonde un nouveau monothéisme fusionnant les dogmes judéochrétiens, zoroastriens et bouddhiques… Combattu comme hérésie, le manichéisme disparaîtra d’Europe au IXe siècle, de Chine au XVIe siècle. ≈  270  : présence d’ermites chrétiens en Égypte, mouvement incarné par saint Antoine, qui se replie sur le désert et les privations pour approcher Dieu. ≈  300  : conversion du roi d’Arménie au christianisme, suivie trois décennies plus tard de celle du négus d’Abyssinie (Éthiopie, royaume d’Axoum). 312  : alors que l’Empire romain compte entre  10  et  20  % de chrétiens, Constantin décide de se mettre sous la protection de leur Dieu unique. Couronné empereur, il protège les cultes chrétiens des persécutions

initiées par ses prédécesseurs, instaure le dimanche comme jour de repos et intervient dans les querelles entre évêques pour définir un dogme. 325 : premier concile œcuménique (réunissant l’ensemble des évêques) à Nicée. L’arianisme est condamné. Un credo (dogme) est adopté  : le Verbe est engendré, non créé, et de même substance que le Père. L’enjeu est de conserver son unité à une Église menacée par les schismes. 381 : le premier concile de Constantinople instaure la doctrine trinitaire du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit. 383  : l’empereur Théodose proclame le christianisme religion d’État, amenant une conversion massive des populations romaines. Les cultes païens et les christianismes dissidents (hérésies) sont réprimés. Fascinés par le prestige de Rome, les chefs barbares qui se partagent l’Empire d’Occident se convertiront au christianisme, tel le Franc Clovis, baptisé ≈ 500. ≈  400  : traduction de la Bible en latin (vulgate) par une équipe de traducteurs dirigée par Jérôme de Stridon. Augustin d’Hippone rédige La Cité de Dieu. Ces deux saints sont considérés comme les Pères de l’Église d’Occident, avec Ambroise, évêque de Milan de 374 à 397, et le pape Grégoire Ier dit le Grand (r. 590-614). 525  : le moine Denys le Petit crée notre calendrier, se donnant pour référence la naissance (estimée) du Christ. ≈ 540 : Benoît de Nursie rédige la règle bénédictine, qui va organiser la vie monastique. La papauté affirme son pouvoir face aux rois et s’appuie sur les ordres pour diffuser son message évangélique à toute l’Europe. 636-711 : les armées de l’islam soumettent toutes les étendues comprises entre l’Espagne et la vallée de l’Indus. L’essentiel des pays conquis, majoritairement chrétiens en Afrique du Nord et au Proche-Orient, se convertissent dans les siècles suivants à la religion des vainqueurs.  

Laurent Testot

Les principales hérésies

 

Sont définies comme hérésies des lignées chrétiennes excommuniées par la Grande Église. Nazôréenne, elkasaïte, ébionite… Les plus anciennes sont judéo-chrétiennes, dans la continuité du premier christianisme issu des milieux juifs. D’autres sont influencées par le gnosticisme, qui présente le monde matériel comme la création d’un démiurge malveillant, opposé à un dieu juste et difficile d’accès. Marcion, au IIe siècle, défend que le Dieu de colère de l’Ancien Testament et le Dieu d’amour du Nouveau Testament sont inconciliables. Un troisième groupe d’hérésies naît des querelles autour de la définition du dogme. Les plus connues sont : • le montanisme, structuré en Anatolie autour du prophète Montan, est un mouvement apocalyptique du IIe siècle ; • le donatisme, prêché au IVe siècle par Donat en Numidie (actuelle Kabylie), défend que le véritable chrétien ne se corrompt pas avec l’État ; • l’arianisme, prêché par Arius d’Alexandrie au début du IVe siècle, affirme que seul le Père est vraiment de nature divine ; • le pélagisme, élaboré par le moine Pélage au début du Ve siècle, affirme que l’homme est libre, parce que non soumis au péché originel ; • le nestorianisme, défendu au Ve siècle par l’évêque de Constantinople Nestorius, estime qu’en Jésus cohabitent deux natures, une divine et une humaine.  

L.T.

  PAUL, APÔTRE DES NATIONS

  C’est une collection de treize lettres. Elle figure au cœur du Nouveau Testament, au fondement du canon, ce recueil des écrits que la pluralité des Églises chrétiennes n’a cessé de relire et de recopier à travers les siècles. Six ou sept lettres de Paul, accompagnées d’autant écrites en son nom. Un noyau dur, qui comprend, entre autres, les épîtres aux Romains, aux Corinthiens et aux Galates, et qui s’est enrichi d’autres éléments de la correspondance de l’apôtre. Puis, de manière semblable à ce qui s’était passé pour les lettres de Platon, se sont ajoutés sous le nom de Paul plusieurs groupes de nouvelles lettres dans lesquelles ses disciples se sont efforcés d’actualiser sa pensée. Comment expliquer, aux origines du christianisme, cette place privilégiée des écrits de Paul ?

Qui est Paul ? Situons d’abord le personnage. Sans doute contemporain de Jésus de Nazareth et de ses disciples de Galilée, Paul est un citadin né à Tarse, ville universitaire réputée de l’Orient méditerranéen, d’une famille juive. Les brèves notices autobiographiques contenues dans les épîtres nous permettent de reconstruire l’essentiel de son itinéraire. Ayant suivi dans sa jeunesse une double formation grecque et juive, Paul s’est d’abord rallié au parti pharisien, défendeur de l’identité nationale et de la loi juives face à l’emprise de l’internationalisation hellénistique sur les milieux libéraux de la synagogue. C’est dans cet élan qu’il est entré en violent conflit avec les Églises fondées, immédiatement après l’assassinat de Jésus et l’annonce de sa résurrection, dans les régions d’Antioche et de Damas.

Rapidement cependant, un recadrage de ses convictions a eu lieu. Il en parle comme d’un approfondissement de sa compréhension (Ph  3,1-11) et d’une révélation le menant à un apostolat dans le monde non juif (Ga 1,1117). À partir de là, comme apôtre des nations, il entreprend un premier voyage en Arabie puis, après être brièvement monté à Jérusalem pour faire connaissance de Pierre, il fonde des communautés chrétiennes dans les grandes villes d’Occident : sur la côte sud de la Turquie actuelle, puis dans le bassin de la mer Égée (Philippe, Thessalonique, Athènes, Corinthe), avant de projeter un voyage plus loin, en Espagne, et de passer pour cela par Rome. À partir de là, sa trace se perd.

Le christianisme comme pensée Les Actes des apôtres ont popularisé la figure de Paul, une génération après sa mort, comme celle du grand entrepreneur missionnaire de l’Occident. Le portrait ainsi brossé n’est sans doute pas faux, mais de toute évidence unilatéral. L’apport décisif de Paul au christianisme ne se limite pas à la diffusion de l’Évangile. Il ne fut d’ailleurs ni le seul ni le premier à sillonner les routes de l’Empire romain. L’existence d’Églises fondées bien avant son arrivée à Éphèse ou à Rome est avérée, et ses lettres portent la trace de l’activité d’autres apôtres. Sa singularité tient à la nécessité dans laquelle son itinéraire personnel l’a placé de penser intellectuellement ce qui constitue à la fois la vérité et l’identité propre de la foi chrétienne : – ne plus considérer seulement Jésus crucifié comme un réprouvé, mais le reconnaître comme Fils de Dieu. Ce qui implique une révolution du regard sur la personne humaine, que Paul a sans doute de bonnes raisons d’appeler une révélation ; – la conséquence de cette nouvelle compréhension est la fondation, dans le monde non juif, de communautés cosmopolites qui, libérées des idéaux de sainteté, de pureté religieuse ou de perfection morale, se construisent sur l’accueil inconditionnel de chaque personne dans sa singularité. La réalité de cette reconnaissance mutuelle, qui confère à chacun son identité, permet

de penser un nouveau rapport à soi-même, à autrui et à la réalité quotidienne ; –  cette logique de reconnaissance explique que Paul n’ait jamais œuvré seul, mais qu’il ait tissé autour de lui un réseau de collaborateurs, partenaires de dialogue, qui prennent des formes et des couleurs aussi diverses et singulières que ses Églises. Le développement du réseau des Églises pauliniennes et les distances suffiraient à expliquer l’ampleur d’une correspondance. La réflexion de Paul sur ses lettres montre que, pour lui, l’essentiel se trouve ailleurs. Le choix que cet intellectuel fait du genre épistolaire pour formuler sa pensée est délibéré et résulte d’un double paradoxe  : tout d’abord, les lettres lui permettent de rendre compte de la nouveauté de sa réflexion sous la forme d’un dialogue existentiel, tout en faisant abstraction, dans la mesure du possible, de sa personne  ; n’est-ce pas en effet dans la liberté qu’il ouvre devant ses lecteurs que se manifeste son autorité  ? Elles lui permettent d’autre part de présenter son Évangile à l’universalité de l’humanité, dans l’espace et dans le temps, en s’adressant précisément de façon singulière à des destinataires particuliers. Un premier apport fondamental de Paul au christianisme a consisté à formuler et à présenter de façon réfléchie et critique, dans la culture occidentale, l’essentiel de la foi chrétienne comme une pensée.

L’universalité du christianisme À plusieurs reprises, Paul rend compte de sa vocation. Il en parle comme d’un appel à devenir « l’apôtre des nations ». L’identité qu’il décline ainsi se lit comme un programme. Elle affirme en premier lieu une différence et une nouveauté inédite  : à la différence de ses collègues de la première génération, de Pierre, de Jean et des apôtres en route à leurs côtés, Paul ne va pas construire son entreprise missionnaire à l’intérieur du judaïsme, dans le cadre d’Israël ou à partir du réseau des synagogues dispersées dans l’Empire. Par principe, il va se rendre dans des contrées nouvelles et s’adresser aux populations « grecques et barbares », c’est-à-dire non juives :

si vraiment le Dieu de ses pères s’est révélé comme le Père d’un crucifié ayant perdu tout ce qu’un être humain peut perdre d’autre que cette adoption, il est clair que les lignes de séparation religieuses, culturelles et sociales appartiennent désormais à un monde révolu. L’universalité doit nécessairement être pensée comme la reconnaissance individuelle de chaque sujet humain, quels que soient sa nationalité, ses appartenances et son sexe : « Il n’y a plus ni juif ni Grec, plus ni esclave ni bourgeois, plus homme et femme (Ga 3,28). » Cette découverte d’une reconnaissance inconditionnelle de la personne contredit frontalement l’évidence des conventions religieuses, culturelles et sociales  ; pour les juifs, l’humanité s’organise en effet autour de la séparation entre le peuple élu, Israël, et les autres nations. Dans le monde gréco-romain règnent, de façon analogue, les héritages historiques et les distinctions de classes. À personne, ni en Israël, ni en Grèce, ni à Rome, ne serait venue idée d’imaginer que des femmes enseignent, président le repas du Seigneur ou soient envoyées d’une ville à l’autre comme apôtres. Or c’est précisément ce qu’ont systématiquement pratiqué les Églises pauliniennes. Universalité ne signifie donc pas pour Paul «  ouverture  » ou «  élargissement  » d’un corps constitué, comme le serait par exemple l’agrégation des nations au peuple de l’Alliance. Tel semble avoir été le modèle qui a dominé les différents courants missionnaires chrétiens du Ier siècle et qui sert encore de base aux reconstitutions de la figure de Paul dans Les Actes des apôtres. L’universalité qui résulte de l’interprétation que Paul propose de ce qu’il appelle « la Croix », c’est-à-dire de l’événement de la mort de Jésus et de l’annonce de Pâques, suit une tout autre logique. Elle ne part pas d’une histoire du salut, mais elle se fonde sur la révélation d’une vérité universelle concernant chaque être humain sans exception  : la reconnaissance du Crucifié comme Fils de Dieu conduit à la reconnaissance inconditionnelle qui confère à chaque individu son identité et sa valeur irremplaçable. La découverte de la subjectivité individuelle s’exprime dans la surprenante diversité des Églises pauliniennes : chaque assemblée trouve la

forme qui lui est propre, selon les dons de ceux qui la composent. La valorisation de la diversité et de la nécessité de chacun des apports confère sa base anthropologique à la démocratie occidentale. Apôtre des nations ne signifie dès lors rien d’autre que  : porteur pour l’humanité entière, sans frontières, d’une bonne nouvelle qui est celle de la découverte d’une transcendance qui fonde l’identité et la reconnaissance de chaque personne, sans exception possible, comme sujet libre et responsable.

La radicalité d’un message L’entreprise apostolique et les lettres de Paul, dans toute leur radicalité psychologique, sociale et, dans leurs conséquences, politiques, donnent la forme d’une pensée et diffusent dans les villes d’Occident l’hospitalité de la table pratiquée par Jésus. Cette hospitalité de la table constituait l’un des centres symboliques de la pratique de Jésus de Nazareth et de ses disciples, bien mis en évidence par ses contemporains qui le traitaient, selon les Évangiles, de goinfre et de poivrot (Mt  11,16-19  et Lc 7,31-35). Elle attestait de la présence réelle d’un Dieu qui ne se rattachait ni à la religion, ni aux prêtres, ni au Temple, mais à l’accueil de toute personne, collecteurs d’impôts, pécheurs, femmes, étrangers, indépendamment de leur réputation, de leur histoire ou de leur origine, c’est-à-dire avec leur identité propre (Mt  11,16-19). Paradoxalement Paul, l’apôtre le plus éloigné de Jésus, puisqu’il ne l’a jamais rencontré de son vivant, se révèle sans doute le plus proche de lui. –  Paul n’a pas diffusé le christianisme comme une religion, mais comme une «  foi  », comme la bonne nouvelle, pour l’humanité, d’une liberté et d’une confiance possibles. –  Cette foi, confiance non religieuse, trouve son fondement dans le renversement de l’image de Dieu qui résulte de l’événement de la Croix. Un Dieu qui se présente comme le Père d’un crucifié déconnecte sa transcendance de toute représentation du sacré  : on ne fonde pas une religion sur une croix, remise en question de toute pureté, de toute sainteté et de tous les idéaux de perfection.

– L’assemblée à laquelle elle donne forme n’est pas celle d’une institution de salut, mais, comme le montrent les instructions données à l’Église de Corinthe pour l’organisation du « repas du Seigneur » (1 Co 11,17-34), un lieu d’accueil mutuel, de convivialité et de solidarité. La continuité avec les tablées de Jésus s’impose avec évidence. La radicalité de la pensée de Paul a fourni la base de la théologie chrétienne. Les Églises, soucieuses de ne pas créer le scandale autour d’elles, se sont certes très tôt efforcées, par des corrections et de nouvelles lettres, de rappeler les femmes à leur rôle traditionnel et de donner un caractère honorable de religion au christianisme. À travers saint Augustin, elle a cependant dominé le Moyen Âge. Puis elle est apparue comme une source perpétuelle de renouvellement dans l’histoire intellectuelle de l’Occident. C’est elle qui a inspiré de façon décisive la Réforme du XVIe siècle (Zwingli, Luther, Calvin), la théologie du XXe siècle (Karl Barth, Rudolf Bultmann), et elle revient dans la philosophie politique (Alain Badiou, Giorgio Agamben).  

François Vouga

  Pour aller plus loin : Moi, Paul !, F. Vouga, Bayard/Labor et Fides, 2005. Saint Paul. La fondation de l’universalisme, A. Badiou, Puf, 1998. Jésus et Paul. Qui fut l’inventeur du christianisme ?, C. Senft, Labor et Fides, 2002.

La Bible, avant et après Jésus La Bible. Ta biblia… Les livres Le terme grec dont dérive le mot Bible est un pluriel, soulignant que ce recueil est une compilation de textes aux statuts très divers. Ce mot fut choisi par le patriarche de Constantinople Jean Chrysostome (≈ 345-407), afin de qualifier la somme constituée par ce que les chrétiens appellent

l’Ancien et le Nouveau Testament. C’est d’alliance avec Dieu dont il est question : l’Ancien Testament est le pacte passé autrefois avec le peuple d’Israël quand le Nouveau Testament est un traité conclu avec les chrétiens, ceux qui croient en la Résurrection de Jésus.  

L’Ancien Testament Variante de la Bible hébraïque, ou TaNaKh, acronyme formé à partir des initiales des titres de ses trois parties. Il en diffère (pour les catholiques et orthodoxes) par l’inclusion de textes secondaires. • Torah, Loi en hébreu, dit aussi Pentateuque (Cinq Livres en grec), comporte les cinq livres de Moïse, soit Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome ; • suivent Nevi’im, Prophètes ; • et en troisième partie Ketouvim, Autres Écrits, onze autres textes tels les Psaumes, les Proverbes, le livre de Job, le Cantique des Cantiques, l’Ecclésiaste… Cette Bible hébraïque avait été traduite de l’hébreu au grec dans l’Égypte des Ptolémée, au IIIe siècle avant notre ère, sous le titre de Septante  –  parce que la tradition rapporte que  72  rabbis, travaillant simultanément sans être en contact, auraient produit en soixante-douze jours la même traduction. Les premiers chrétiens ont ajouté à cette «  bibliothèque  » rédigée en hébreu (et pour une petite partie en araméen, langue commune de Palestine à l’époque du Christ) d’autres textes, dits deutérocanoniques (ce qui signifie admis en second dans le canon). Ils ont également soustrait à la troisième partie, les Écrits, cinq textes. Cette version de l’Ancien Testament est commune aux Églises orthodoxe et catholique. Quant aux protestants, ils sont revenus à la sélection de la Bible hébraïque. Un acte motivé par des raisons économiques. Au XIXe siècle, quand les sociétés bibliques réformées ont voulu inonder le monde de Bibles, elles ont souhaité raccourcir le texte, et ces écrits deutérocanoniques constituaient la seule partie théologiquement négligeable.

 

Le Nouveau Testament Compilation de textes très divers. Il est rédigé en grec, langue partagée dans l’Empire par une élite juive et par les citoyens romains. Il comprend, selon l’ordre du canon catholique, 27 livres : • Quatre Évangiles (Bonne nouvelle en grec). Chacun est attribué à un apôtre, Marc, Mathieu, Luc et Jean. Ces quatre volumes synthétisent des traditions relatives à la vie, la mort et la Résurrection de Jésus. Il y est présenté comme Fils de Dieu, accomplissant de manière systématique les prophéties de la Bible juive relative aux actes du Messie. Marc, Mathieu et Luc présentent de nombreuses similitudes, ce qui leur vaut l’épithète de synoptiques (en grec, qui voient la même chose), quand le récit de Jean est structuré différemment. D’autres Évangiles ont été écartés du canon et sont dits apocryphes. • Actes des apôtres. Attribués à Luc, ils relatent les débuts de l’Église primitive constituée autour des apôtres à Jérusalem, et sa première expansion dans l’Empire romain, jusque vers l’an 60. • 20 épîtres, dont 13 attribuées à Paul de Tarse, qui est présumé en avoir rédigé 7, les autres devant être le fait de rédacteurs endossant son autorité. Ces textes se présentent comme des correspondances de leaders du christianisme naissant aux premières communautés. Ils organisent les communautés cultuelles et interprètent théologiquement le sacrifice du Christ. • L’Apocalypse (Révélation en grec), attribuée à Jean, décrit la fin des temps, le retour du Christ sur Terre et le Jugement dernier. Le canon de la Bible chrétienne semble fixé au cours des IIe et IIIe siècles de notre ère. Au début du IVe siècle, Jérôme de Stridon traduit cet ensemble en latin, depuis l’hébreu pour l’Ancien Testament, depuis le grec pour le Nouveau. Cette Bible est dite Vulgate  –  ce qui signifie, en latin, « Rendue accessible à la foule ».  

Laurent Testot

  QUI SONT LES PREMIERS HÉRÉTIQUES ?

  Au commencement n’était pas l’unité  : la diversité du christianisme ancien est impressionnante au regard de la doctrine de l’Église, qui n’est qu’un des rameaux ayant pris le dessus sur les autres. C’est dire que l’orthodoxie ne précède pas les hérésies  : celles-ci n’en étaient tout simplement pas avant que la littérature ecclésiastique les condamne comme telles. Car les hérésies se définissent toujours par rapport à un dogme qui les caractérise comme des déviances. L’Église officielle, «  orthodoxe  », a besoin de cette opposition pour asseoir son autorité. Qui sont donc ces hérétiques, ébionites, marcionites, elkasaïtes, gnostiques ou baptistes qui furent effacés des mémoires par la Grande Église ?

Les groupes judéo-chrétiens Les nazôréens, issus des premiers disciples de Jésus, forment le plus important de ces groupes. Ils descendent de la communauté chrétienne de Jérusalem dont les apôtres Pierre, puis Jacques le Juste, furent les figures les plus importantes. Leur doctrine est considérée comme orthodoxe par les hérésiologues*1, puisqu’ils reconnaissent en Jésus le Messie et acceptent son caractère divin et humain. Mais ils continuent à observer la Loi juive, raison pour laquelle ils seront progressivement marginalisés, avant de rejoindre finalement l’Église majoritaire. Cette fidélité à la Loi est liée à un besoin de continuité et de cohérence entre la promesse messianique et son accomplissement : substituer le baptême à la circoncision ne s’impose pas à tous comme une évidence et pourrait être compris comme une rupture avec Israël. Pierre, et surtout Jacques, étaient très attachés au maintien des observances de la Torah pour les chrétiens d’origine païenne, s’opposant en

cela à Paul, qui évoque ces disputes dans ses épîtres. Cet antipaulinisme se retrouvera dans d’autres mouvements judéo-chrétiens. Ébionites et elkasaïtes sont issus de ces nazôréens descendant des premiers disciples de Jésus, à partir des années  62-70. La présence des ébionites dans certaines régions de l’Empire romain d’Orient est attestée entre le IIe et le VIIe siècles et documentée par des théologiens qui leur sont hostiles et qui souvent utilisent le terme « ébionites » pour désigner tous les judéo-chrétiens. Un certain Ebion a parfois été donné comme fondateur du groupe, mais son historicité n’est absolument pas prouvée, d’autant que les ébionites se disent «  pauvres  » (ebionim en hébreu), au sens religieux du terme, proclamant la vertu de cet état. Justin, Origène, Eusèbe de Césarée, Jérôme, Irénée de Lyon évoquent les ébionites et moquent leur «  misérable  » conception religieuse, mais c’est la notice  30  du Panarion (377) d’Épiphane de Salamine qui reste la source  –  indirecte  –  la plus connue et la plus détaillée  : il les décrit comme hérétiques tant pour leurs croyances (jacobiens, antipauliniens et ne reconnaissant pas la divinité de Jésus) que pour leurs pratiques, et leur prête des affinités avec les courants gnostiques.  

Les ébionites se sont certainement détachés des nazôréens à cause de différences doctrinales autour de 70, au moment de la première révolte juive contre Rome et de la migration à Pella (Décapole) de la communauté chrétienne de Jérusalem. Contrairement aux nazôréens, ils ne considèrent pas Jésus dans son essence divine, mais seulement humaine, niant donc sa conception virginale. C’est dans cette perspective qu’ils ont composé un nouvel Évangile : L’Évangile selon les ébionites (ou des Hébreux), dont ne nous sont connues que les citations rapportées par Épiphane et Eusèbe, a vraisemblablement été composé en Syrie en hébreu ou en araméen (en grec pour certains) dans les années  60-80  ou  100-135  selon Simon Claude Mimouni. S’il s’inspire des évangiles synoptiques ou d’une source commune avec ceux-ci, il ne comprend ni les généalogies, ni les récits d’enfance de Jésus  : ce «  Fils d’homme  », qui pour eux est le seul ayant accompli parfaitement la Loi, ne préexiste pas à sa conception, mais est

devenu Messie par l’adoption de l’Esprit saint présent dans l’eau de son baptême au Jourdain. C’est pourquoi, comme les baptistes (voir plus loin), les ébionites pratiquent de nombreuses ablutions, initiatiques ou purificatrices. En outre, ils considèrent que le baptême de Jésus abolit les sacrifices : ils les remplacent ainsi par des rites d’eau. Interpréter la mort de Jésus comme un sacrifice expiatoire, ainsi que le fait Paul, leur apparaît donc comme un blasphème. C’est la raison pour laquelle ils considèrent cet apôtre comme un apostat. Ils ne mangent pas de viande mais restent fidèles aux autres prescriptions de la Loi mosaïque (ils célèbrent le sabbat, commémorent Yom Kippour et pratiquent la circoncision…), ce qu’ils considèrent comme nécessaire au salut, s’opposant en cela encore à Paul.

L’ancienne Loi et la foi nouvelle selon Paul  

Pour l’«  apôtre des nations  », si les chrétiens d’origine juive peuvent continuer à observer la Loi mosaïque, il n’est pas question de l’imposer à ceux d’origine païenne. «  Vous avez rompu avec le Christ, vous qui cherchez la justice dans la Loi  ; vous êtes déchus de la grâce. Car pour nous, c’est l’esprit qui nous fait attendre de la foi les biens qu’espère la justice. En effet, dans le Christ Jésus ni circoncision ni incirconcision ne comptent, mais seulement la foi opérant par la charité (Ga 5, 4-6). » En se fondant sur cette interprétation, l’Église romaine considère comme abrogée la Loi juive.  

A.H. Les elkasaïtes se caractérisent également par des traits baptistes. Ils ne considèrent pas Jésus dans sa divinité mais dans sa messianité. Ce mouvement, qui a perduré jusqu’au Xe siècle, a émergé au IIe dans l’aire iranienne (Babylonie et Assyrie) et s’est aussi développé dans l’Empire

romain. Il mêle le syncrétisme, la gnose, la magie, l’astrologie et la superstition aux idées judéo-chrétiennes, ce qui fait dire à Épiphane que, « n’étant ni chrétiens, ni juifs, ni grecs, mais quelque chose d’intermédiaire, au fond, ils ne sont rien  ». Le Livre de la révélation d’Elkasaï, rédigé en araméen vers 114, aurait été révélé par des anges au prophète Elkasaï, juif originaire de l’Empire parthe (Iran) dont l’historicité n’est pas attestée. On n’en connaît que des références et des fragments transmis par des sources chrétiennes et manichéennes. Il enseigne que le Fils de Dieu, être angélique, s’est incarné plusieurs fois, d’Adam à Jésus  ; invisible et de taille extraordinaire, il est accompagné d’un être féminin ayant les mêmes caractéristiques et qui incarne l’Esprit saint. Deux femmes de sa descendance, Marthus et Marthana, sont vénérées comme des déesses, et les déchets de leurs corps sont utilisés comme des remèdes. La doctrine de cette communauté se fonde également sur une conception sacrée de l’eau, au cœur de la grande question de la rémission des péchés  : le néophyte reçoit le baptême initiatique, mais s’il se rend coupable de péché, il peut recevoir un nouveau baptême dit de « réconciliation ». Les diverses sources qui nous renseignent sur ce mouvement en révèlent les traits fondamentaux malgré ses nuances et sa complexité : l’attachement aux observances juives, le refus de tout sacrifice ou culte sanglant et un régime tout à fait particulier selon la provenance des aliments.  

Les traits baptistes relevés chez les ébionites et les elkasaïtes proviennent de la Loi de l’Ancien Testament, qui prescrit de nombreux rites de purification par l’eau. Ceux qui voulaient entrer dans la communauté juive prenaient un bain rituel qui a peu à peu revêtu un caractère initiatique. À partir du IIe siècle av. J.-C., des groupes juifs pratiquent des immersions religieusement symboliques, parfois quotidiennes : ce sont les « baptistes » (du grec baptizein, «  plonger  », «  immerger  »), qui seront considérés comme hérétiques car ils accordent à ce rite une valeur sacrée, voire magique, sous l’influence de courants gnostiques qui prenaient de l’ampleur près du Jourdain et de la mer Morte.

Ce mouvement baptiste est l’une des sources directes du christianisme. En effet, au Ier siècle, Jean, surnommé « le Baptiste », proclamé annonceur et précurseur du Christ, prêchait aux bords du Jourdain un baptême de repentir et de rémission des péchés. Jésus y prit part, partageant la condition humaine, «  afin d’accomplir toute justice  » (Mt  3, 15), et instituant ce sacrement. Le baptisé reçoit, par la vertu sanctificatrice de l’eau, l’esprit divin que, selon l’Église, Jésus possède déjà par nature. Certains judéochrétiens ont poursuivi ces rites et leur ont donné une place essentielle dans leur doctrine religieuse.

Les judéo-chrétiens  

Les judéo-chrétiens sont des chrétiens d’origine juive qui observent la Loi mosaïque, croient en la messianité de Jésus, mais pas forcément en sa divinité. Les premiers disciples de Jésus étaient juifs et se voyaient comme tels  : les «  chrétiens  » (le mot n’existe pas encore) ne forment alors qu’un mouvement à l’intérieur du judaïsme. Pour Simon Claude Mimouni, spécialiste de cette question, les communautés chrétiennes de Syrie-Palestine qui ont survécu aux révoltes juives de  70  et de 135 commencent à former des groupes autonomes : il s’agit d’une part des nazôréens, d’autre part des ébionites et des elkasaïtes, les premiers étant considérés par les hérésiologues comme orthodoxes, les autres comme hétérodoxes. À la fin du Ier siècle, les chrétiens d’origine juive sont marginalisés du judaïsme à cause de leurs croyances, puis du christianisme à cause de leurs pratiques et de leur caractère ésotérique. En effet, le christianisme s’officialise et ses adeptes venus du paganisme sont de plus en plus nombreux  : l’abolition des pratiques de l’ancienne Loi s’impose malgré les divergences. Pour Jérôme (v. 347-420), être juif et chrétien, c’est n’être ni l’un ni l’autre.  

A.H.

Les gnostiques forment un mouvement hybride, à la croisée des religiosités juives et/ou judéo-chrétiennes et des mystiques grecques. Car si les premiers chrétiens ont donc à se définir par rapport au judaïsme, avec lequel ils gardent une relation forte, voire identitaire, certaines « hérésies » s’en détachent nettement, comme le gnosticisme, qui s’inscrit dans une dimension très ésotérique. Les systèmes gnostiques, nés au Ier siècle en Palestine, sont au croisement de plusieurs influences : ils sont marqués par la philosophie grecque, dont ils appliquent les concepts à des entités mythologiques personnalisées  ; ils citent beaucoup les Écritures mais considèrent le Dieu d’Israël comme un Démiurge vengeur et colérique, créateur d’un monde imparfait et d’une créature dont l’âme est prisonnière du corps : l’homme. La question du mal est en effet fondamentale dans le gnosticisme  : le cosmos et les humains sont aux prises de mauvaises puissances, ce qui signifie que le Dieu Créateur n’est pas le Dieu Rédempteur. On comprend que le judaïsme et le christianisme, qui voient le monde comme le chef-d’œuvre d’un Dieu de miséricorde et l’homme comme une créature responsable, considèrent ce mouvement comme hérétique. Pourtant, la plupart des gnostiques se disent avant tout chrétiens, sans toutefois reconnaître l’Église dominante. Ils s’attirent les foudres d’évêques comme Irénée et Épiphane, qui écrivent des réfutations de ce mouvement, sources précieuses puisque de nombreux écrits gnostiques furent détruits. Ce qui caractérise le gnosticisme, c’est la croyance en une connaissance salvatrice (la gnose), des mystères du monde divin, des origines et de la régénération, révélée aux seuls initiés. C’est un Dieu bon et transcendant qui a envoyé le Christ Sauveur, de nature entièrement divine, délivrer les âmes des initiés (s’opposant en cela à l’universalisme de l’Église « orthodoxe ») en leur communiquant la gnose, pour les accueillir dans ce monde spirituel où ils connaîtront la plénitude, le « Plérôme ». Au-delà de ce foyer judéo-chrétien se détachent bien d’autres groupes religieux chrétiens, plus radicalement éloignés du judaïsme. C’est le cas par exemple des marcionites.  

Les marcionites. Au IIe siècle, arrive à Rome un chrétien qui venait de Sinope, pays de « barbares » selon Tertullien : c’est Marcion (env. 85-env. 160), qui aurait eu pour maître le gnostique Kerdon. Il pose une question fondamentale, celle de la place des Écritures juives dans le corpus chrétien, au point de mobiliser la réflexion des Pères de l’Église pendant des décennies. Ce n’est d’ailleurs qu’à travers les traités antimarcionites que l’on connaît ses propos et sa pensée. Épiphane raconte que vers  140, Marcion fut convoqué par les prêtres de Rome pour discuter son interprétation de la parabole des vieilles outres  : «  On ne met pas du vin nouveau dans des outres vieilles  ; autrement, les outres éclatent, le vin se répand et les outres sont perdues. Mais on met du vin nouveau dans des outres neuves, et l’un et l’autre se conservent (Mt 9, 17). » Alors que pour le presbyterium, ces vieilles outres représentent les cœurs endurcis, pour Marcion, elles symbolisent les anciennes Écritures. Chassé de Rome en 144, il fonde sa propre Église, qui compte de nombreux fidèles en Orient jusqu’au Ve siècle et perdure jusqu’au XVIe siècle. Radicalisant la pensée de Paul et en rupture totale avec le judaïsme, il constitue son propre Testament, à un moment où le Nouveau Testament n’existait pas comme corpus clos et où les chrétiens, majoritairement d’origine juive, ne connaissaient qu’une seule catégorie d’Écritures, les Écritures juives. Même si, contrairement aux gnostiques, il ne considère pas le Dieu d’Israël comme un dieu mauvais, pour Marcion, le caractère vengeur et vindicatif des Anciennes Écritures est incompatible avec la miséricorde des Écritures chrétiennes  ; et puisque Jésus a rompu avec la Loi, les premières doivent être écartées. Or, l’Église «  orthodoxe  » choisit de les conserver dans le corpus chrétien comme textes à lire à la lumière de l’Évangile  : c’est l’Ancien Testament. Pour les marcionites, nous ignorons tout de Dieu, être de pure transcendance et de bonté, sinon ce que Jésus nous en révèle par sa manifestation visible. Il ne s’agit cependant pas d’une incarnation, mais d’un corps subtil, sans attaches familiales ni sociales. Ainsi, leurs textes évangéliques ne comprennent-ils pas ce qui concerne l’enfance et les racines juives de Jésus. S’ils ne pratiquent pas le baptême, les marcionites, comme les ébionites, célèbrent l’eucharistie avec de l’eau, vivent dans une

grande ascèse et prônent une sévère vertu morale, complètement détachée du monde matériel et enseignant le mépris du corps. Dans les premiers siècles de la chrétienté, afin d’inscrire la religion nouvelle dans une tradition lui donnant ses lettres de noblesse en matière d’orthodoxie, l’Église se réclame d’une antiquité garante de son unité, par opposition à la multiplicité des hérésies. C’est déterminant dans l’élaboration du corpus du Nouveau Testament, qui doit s’harmoniser avec les anciennes Écritures pour former un tout cohérent et faire autorité. L’Église construit ainsi son identité et constitue une communauté. Les hérétiques, ce sont donc toujours les autres, les exclus de cette communauté constituée autour d’une orthodoxie proclamée et exclusive. Aurélia Hetzel Pour aller plus loin : La Croisée des chemins revisitée. Quand l’Église et la Synagogue se sont-elles distinguées ?, S. C. Mimouni et B. Pouderon (dir.), Cerf, 2012. « Les Christianismes oubliés », Le Monde des religions, hors-série no 27, décembre 2016. Enquête sur les racines juives du mouvement chrétien (30-135), F. Blanchetière, Cerf, 2001. « Les Judéo-chrétiens : des témoins oubliéss », J.-P. Lémonon, Cahiers Évangile no 135, mars 2006.

1 Les mots suivis d’un astérisque sont expliqués en fin de volume.

  PAYEZ ET VOUS SEREZ SAUVÉS

  Mélanie et son mari Pinien étaient jeunes, beaux, et immensément riches. Car elle avait hérité du patrimoine d’une des familles les plus prospères de Rome. Mais Mélanie avait fait un rêve, dans lequel elle se voyait escalader un haut mur avant de se glisser dans un jardin par une petite porte dérobée. Comme tout Romain cultivé, qu’il soit chrétien ou païen, Mélanie interprétait ses songes. Elle en déduisit que le paradis l’attendait à sa mort, pour peu qu’elle s’allège de ses richesses. Vers  403, elle et son mari décidèrent de vivre chastement et de tout donner à l’Église  : leurs innombrables propriétés générant trois tonnes d’or pur de revenu annuel, leurs milliers d’esclaves, leur incomparable fortune  ! Désormais, ils vivraient en exemples de sainteté, délaisseraient la soie pour revêtir de rugueuses tuniques, jeûneraient cinq jours par semaine et s’en iraient fonder des communautés monastiques tout autour de la Méditerranée, distribuant la charité aux pauvres. Une biographie édifiante témoigne  : «  Elle fit couler des flots d’or d’Occident en Orient : églises et monastères furent fondés un peu partout ; or, pierreries, vaisselles et tissus précieux furent consacrés au service divin ; des territoires entiers furent cédés à l’Église ou le produit de leur vente distribué en aumônes. »

L’exemple de Mélanie Mais leur famille, qui comprenait d’influents sénateurs, et surtout leurs esclaves ne l’entendaient pas de cette oreille  ! Affranchis, libérés de toute servitude, ils étaient désormais sans autres ressources que les trois pièces d’or distribuées par leurs anciens maîtres le jour de leur libération. Ils étaient condamnés à la mendicité, au travail épisodique, au ventre creux, loin du confort de leur vie d’esclave bien nourris sous la férule de maîtres

tolérants. Ils se cotisèrent pour s’offrir les services d’avocats. Et ceux-ci poursuivirent Mélanie et Pinien pour faire annuler l’acte d’affranchissement de leurs esclaves. Cette histoire semble issue d’une légende dorée, ces contes dont le christianisme médiéval s’est fait une spécialité. L’hagiographie, la mise en récit d’une vie de saint exemplaire, ponctuée de miracles et d’actes de charité édifiants, était l’un des principaux supports de l’évangélisation des foules. Cette littérature avait besoin de personnages modèles accomplissant des sacrifices aux dimensions surhumaines. Mais l’histoire de Mélanie et de son mari n’est pas qu’une belle envolée lyrique destinée à illustrer la propagande de l’Église. Ces hauts personnages ont laissé de nombreuses traces de leur étonnant comportement dans les archives de Rome. Car leur acte de donation, inédit dans ses dimensions, ne menaçait rien de moins que la stabilité économique et sociale de l’Empire romain. Mais pour comprendre quel contexte avait pu amener à cette philanthropie démesurée, il faut remonter le temps, jusqu’à la journée lors de laquelle l’empereur Constantin afficha sa foi chrétienne sur les boucliers de ses légionnaires. Nous recourrons pour cela aux services de deux guides exceptionnels, Paul Veyne et Peter Brown. Le premier pour comprendre comment le christianisme, de minorité, devint majorité dans l’Empire romain au IVe siècle (à partir de Quand notre monde est devenu chrétien, 2007). Le second pour incarner, mettre des noms et des trajectoires de vie sur sa thèse centrale  : c’est en captant les richesses de Rome que l’Église s’imposa à l’Empire (À travers un trou d’aiguille, 2016 ; Le Prix du Salut, 2016). Les trajectoires intellectuelles d’Ambroise et d’Augustin avaient pavé la voie au legs faramineux de Pinien et Mélanie.

Le rêve de Constantin Mais revenons aux débuts, alors que deux armées convergent dans les faubourgs de Rome, au pont Milvius. Nous sommes le  28  octobre  312. L’Empire de Rome est partagé entre quatre coempereurs. L’un d’entre eux, Constantin, a entrepris de déloger son rival Maxence de Rome. La nuit

précédant l’affrontement, il voit en rêve un signe dans le ciel ; un chrisme, monogramme de deux lettres grecques entrelacées, iota et khi, les initiales de Jésus-Christ, formant croix. Et une sentence  : «  Par ce signe tu vaincras. » Il se réveille avec en tête un logo original, ce chrisme, qu’il fait peindre derechef sur les boucliers de ses soldats. Et ce slogan, «  Par ce signe tu vaincras  », qu’il met aussitôt en œuvre. Le miracle advient. En dépit de leur supériorité numérique, les troupes adverses sont balayées, Maxence tombe dans le Tibre et se noie. Mais ce ne sera qu’en  324  que Constantin parviendra enfin à réunifier les parties occidentale et orientale de l’Empire, à reconstituer l’Empire. Veyne nous avertit d’emblée  : on ne comprend rien à la démarche de Constantin si on n’admet pas qu’il était sincère dans sa foi. À celui qui affichait l’ambition de changer le monde, il fallait un dieu personnel à sa mesure, transcendant. Il ne cherchait pas l’appui des chrétiens. Ceux-ci représentaient au mieux 10 % de la population de l’Empire, et ils n’étaient ni aimés ni en position de force. Il ne quémandait pas l’approbation de l’Église, une institution qui ne deviendrait solide qu’à la suite de son action. Non, il était sincère. Pour autant, il a adopté une position originale : ni dans l’Église, ni au-dehors, à côté, ou plutôt au-dessus. Constantin est un organisateur. Il crée une nouvelle ville comme résidence impériale, sur le site de l’antique Byzance. La cité prend son nom, Constantinople. Plus tard, elle éclipsera cette Rome dont il se méfie tant. Car Rome est le cœur du monde polythéiste qu’il ambitionne de réformer. Il rebâtit l’économie de l’Empire, en commençant par créer une nouvelle monnaie, le solidus. On lui doit notre sou, terme issu d’une longue lignée de dévaluations. À l’origine, le solidus est un solide étalon, frappé en pièces de 4,5 grammes d’or fin. Longtemps monnaie de référence en Méditerranée, il structure l’économie de l’Empire romain d’Orient jusqu’au XIe siècle. De même, Constantin amène les évêques à définir un dogme au fil des conciles. Mais il est en proie à un dilemme. Chrétien tard venu à professer sa foi, il devrait en passer par l’épreuve du baptême. Or il est empereur, le plus sacré des hommes, et il ne conçoit pas de s’agenouiller devant qui que ce soit. Constantin vit dans un monde de pouvoirs distincts, où le religieux

plie devant le temporel. Auguste et César à la fois, il dicte sa loi aux évêques, se positionnant comme chrétien à part. Il préside les conciles, qui définissent le dogme, homogénéisent l’identité de l’Église, et excluent les hérétiques. Constantin ne se fera baptiser que sur son lit de mort. Il n’assista jamais à une messe, ne communia point. Il lui aurait fallu se soumettre publiquement pour ce faire. Pour autant, il ne peut affronter frontalement le paganisme, squelette idéologique structurant les institutions de Rome depuis leur fondation. Il recourt aux compromis, et certains de ces atermoiements montrent à quel point, selon la formule de Veyne, l’Empire de Constantin peut être « bipolaire » : scindé entre le christianisme professé par un empereur toutpuissant, et le paganisme partagé par les élites et les masses. C’est un de ces compromis qui mène à l’adoption de la semaine de sept jours, se clôturant sur un dimanche chômé. Constantin réorganise le calendrier et impose la semaine juive de sept jours, mettant ces jours sous le patronage de planètes. Il faut préciser que l’astrologie juive est alors tellement populaire que le vulgum pecus connaît déjà ce système calendaire. Lundi appartient à la Lune ; mardi à Mars, planète rouge mais aussi dieu de la Guerre, etc. Dimanche sera le jour du Soleil, sous-entendu du Seigneur (Jésus est ressuscité un dimanche), divinité tutélaire et personnelle de l’empereur. Mais un païen peut affecter d’entendre qu’il s’agit du jour du Soleil, c’est-à-dire du dieu Apollon. Du point de vue chrétien, à chaque journée sa planète ; du point de vue païen, à chaque journée sa divinité.

La communion de Théodose Insidieusement, multipliant les arrangements de ce type, Constantin anesthésie le paganisme. Il poursuit, selon Veyne, son projet de transformation du monde  : imposer le message du Christ à la face de la Terre, quitte à se concilier de temps en temps des idées païennes. Ce seront ses successeurs qui, héritant d’un monde où l’Église est devenue inébranlable, parachèveront son grand œuvre. À la fin du IVe siècle, les saints Augustin d’Hippone, depuis la Tunisie, et Jean Chrysostome, depuis

Constantinople, se plaignent de ce que les spectacles fassent concurrence à la messe le dimanche. Tout spectacle est alors interdit, et le bon peuple n’a plus qu’à se rendre au culte. Constantin, pour renforcer l’Église, se conduit selon le cadre mental de l’époque, en évergète. L’évergétisme est l’obligation faite aux notables romains de redistribuer aux citoyens (la frange supérieure des hommes libres) une part substantielle de leurs richesses, en faisant construire des monuments municipaux, en donnant des spectacles, en distribuant des cadeaux et en nourrissant les foules. On peine aujourd’hui à imaginer l’importance économique de cette coutume : pour alimenter les centaines de milliers de citoyens et dépendants de la seule ville de Rome en pain, est mobilisée toute la production céréalière de Tunisie. Sachant que l’Afrique du Nord, entre Tunisie et Égypte, comptait alors comme l’agriculture la plus productive de la Méditerranée. Constantin est divinisé à sa mort (337), par décision du Sénat, comme l’ont été ses prédécesseurs et comme le seront encore quelques-uns de ses successeurs. La continuité de l’institution impériale est à ce prix. On lui rend un culte. Mais l’Empire est en passe de se débarrasser de ces oripeaux païens. Intervient plus tard l’acte politiquement le plus symbolique de la prise de pouvoir de l’Église sur les esprits  : le baptême de Théodose, empereur de  379  à  395. Ce dernier fait du christianisme la seule religion licite de l’Empire. La messe est dite. Point de salut désormais hors de l’Église (à l’exception des juifs, tout juste tolérés). En l’espace d’un siècle, un ensemble quasi millénaire de religions, imprégnant une société, dominant un continent, a été rayé de la carte !

L’échec de Julien Le rêve de Constantin, celui d’un monde dominé par la foi en Christ, était devenu réalité. Ce n’était pas joué d’avance, souligne avec malice Veyne. En atteste le règne de Julien l’Apostat, empereur météore de  361  à  363. Vingt mois de règne au cours desquels ce jeune ambitieux, converti de force au christianisme dans son enfance, revient à la foi de ses ancêtres et

entreprend de restaurer le pacte liant le pouvoir impérial et le polythéisme des anciens. Sa mort prématurée, en combattant en Orient l’ennemi perse ancestral, fait vaciller son projet. Une coterie de militaires tient conciliabule pour désigner son héritier. Ils sollicitent le païen Sollustius, aide de Julien, qui décline. Le hasard finit par désigner un chrétien, Valentinien. Il poursuivra le grand rêve de Constantin. Ce ne fut pas un choix religieux que de persister dans la christianisation de l’Empire, juste une question d’intérêt personnel et corporatif. «  L’avenir du christianisme, résume Veyne, a dépendu à ce moment de la décision d’une camarilla qui avait d’autres soucis. »

Ce siècle où Jésus devint Dieu  

En 318, une désagréable rumeur agace Alexandre, le colérique évêque d’Alexandrie. Un prêtre berbère, du nom d’Arius, discourt dans les rues de sa ville d’une théologie présentant Jésus non pas comme de la même substance que Dieu, consensus partagé par une majorité d’évêques, mais comme un homme avec une parcelle de divin. Arius a pour lui la force de la logique  : le Christ n’existait pas avant d’être enfanté par Marie, c’est donc qu’il était apparu après le Père éternel. Alexandre riposte. Si Arius dit vrai, si Jésus n’était qu’un fils de Dieu, alors il lui est inférieur, et il pourrait y en avoir d’autres comme lui. Arius oserait-il mettre en doute le monothéisme biblique  ? Les tensions s’amplifient. Or à partir de  324, l’empereur Constantin s’occupe de consolider les positions du christianisme. Soucieux d’éviter que l’Église naissante éclate en de multiples chapelles, il fait convoquer un concile œcuménique, universel, incluant tous les évêques possibles pour arbitrer le conflit. L’arianisme va faire office de victime expiatoire lors de cette cérémonie. Car entre-temps, en homme d’appareil, Alexandre a préparé le terrain. À grand renfort de menaces et corruptions, ce fin politique convainc ses

pairs de la justesse de ses vues. C’est en 325, au concile de Nicée, que la notion d’hérésie est clairement définie, à l’opposé de celle d’orthodoxie. À ce concile succèdent six décennies de discussions  –  à nos yeux totalement absconses  –  sur la nature du Christ. Elles aboutissent à la définition d’un dogme et à l’exil des perdants, prélude à leur effacement de l’histoire. Il faut pourtant attendre le règne de Théodose pour que l’arianisme soit définitivement interdit, en  381, au concile de Constantinople. Jésus est consacré de même nature que Dieu, promotion qui vaut aussi pour le Saint-Esprit. Certains rois barbares n’en tiennent pas compte, et adoptent l’arianisme. C’est le cas des Burgondes, Lombards, Vandales et Goths. En  581, le royaume wisigoth d’Espagne délaisse la foi d’Arius pour adopter le christianisme trinitaire. Il entreprend dès lors d’extirper vigoureusement l’hérésie qui avait été la sienne, persécutant également les juifs. Ses héritiers prolongent cette politique. C’est une Péninsule affaiblie par les purges que les armées musulmanes conquerront en 711.  

L.T.

  Pour aller plus loin : Le jour où Jésus devint Dieu. L’Affaire Arius ou la grande querelle sur la divinité du Christ au dernier siècle de l’Empire romain, R. E. Rubenstein, La Découverte, 2004.

Les dés sont jetés. Le siècle s’était ouvert en  303-311  sur une aube sanglante : une décennie de persécutions antichrétiennes et de confiscation des biens des chrétiens par l’empereur Dioclétien. Il se termine le  6  septembre  394, dans un coucher de Soleil majestueux, par la déroute définitive des armées polythéistes, au bord de la rivière froide, au nord de l’Italie. Le général germain Arbogast a poussé un empereur fantoche sur le trône de Rome. Appuyé par le Sénat, institution païenne car conservatrice, il s’est proclamé champion de la cause des dieux anciens. Sa défaite face aux troupes de Théodose, venues d’Orient, sonne le glas des derniers

païens. Le système double mi-chrétien mi-païen, instauré par le pragmatique Constantin dans l’attente d’une transition, cède la place à un univers monothéiste. Dès lors, s’amuse Veyne, «  l’ambition précipita la fin du polythéisme plus efficacement que le firent la législation impériale et la fermeture des temples  ». En un monde où les évêques contrôlent les richesses, font et brisent les carrières politiques, l’élite ne met qu’une génération pour embrasser la nouvelle foi. Un voile d’institutions ecclésiales couvre l’Europe, tissé de monastères, évêchés et soupes populaires… Il faudra environ deux siècles « pour christianiser, ou à peu près, les campagnes, ce qui ne se fit pas par une infinité de conversions individuelles, mais par l’imprégnation progressive de populations encadrées. (…) Il semble clair que la christianisation des masses n’a été due ni à de la persécution ni, pour le principal, à une évangélisation, mais à un conformisme qui leur a été dicté par une autorité maintenant reconnue, celle des évêques  ; le poids d’une autorité morale et le vertueux devoir de “faire comme tout le monde”. » Sous Constantin, l’Église s’était dotée d’un dogme et construite en une contre-société. Alternative au paganisme, plus solidement charpentée au point de vue idéologique et théologique, elle avait vocation à occuper tout l’espace. Constantin a préparé la christianisation du monde, et une poignée de penseurs la conceptualisa après sa mort. C’est à l’examen de certaines de leurs trajectoires intellectuelles que nous allons nous pencher, grâce au travail monumental de reconstitution mené par Brown.

Le paradoxe du chameau Les intellectuels, au IVe siècle, piochent dans une culture commune, la paideia (littérature classique). Et celle-ci est païenne, héritière de plusieurs siècles qui ont vu se succéder des penseurs prestigieux. Si Veyne estime que le christianisme était théologiquement bien supérieur au polythéisme, ce n’était pas l’avis de Jérôme, pourtant traducteur de référence des saintes Écritures, ni même d’Augustin. Tous deux, de formation classique,

confessent avoir trouvé la Bible singulièrement simpliste. Mais les chrétiens vont s’employer à construire, entre  350  et  450, sur un terreau littéraire païen, un vaste système de pensée capable de satisfaire toutes les aspirations humaines. L’empereur Julien l’Apostat est conscient de cet enjeu. Pour faire table rase de l’élan chrétien, ce réformateur polythéiste prend comme mesure phare de son bref règne le soin d’interdire aux chrétiens d’enseigner ou de publier, au motif que tout ce qui touche à la littérature constitue le patrimoine sacré et inaliénable du polythéisme. Symmaque incarne l’essence de cet esprit de caste païen. Très haut seigneur qui raconte volontiers qu’il ne se fera jamais chrétien pour éviter de ressembler à sa concierge, sénateur et préfet de la Ville de Rome, capable en une vie de dépenser 144 000 solidi (soit le revenu annuel généré par une des plus riches provinces de l’Empire, 5  solidi représentant le revenu annuel d’une famille de fermiers) pour offrir de grands spectacles de cirque à ses concitoyens.  

Mais ce que Symmaque, qui patronne volontiers certains des grands esprits chrétiens, ne voit pas, c’est qu’un processus irrésistible s’est mis en œuvre. Constantin a posé les bases d’une réforme autant religieuse (la christianisation de l’Empire) qu’économique, avec l’introduction du solidus. L’Empire est sorti de la crise du IIIe siècle. Son intégrité territoriale a été restaurée, son économie est redevenue prospère. Les familles sénatoriales, mais aussi des nouveaux riches, ont accumulé d’immenses fortunes. Devenu évêque de Milan en  374, Ambroise est un riche notable, apparenté à Symmaque. Il marque une transition entre l’esprit aristocratique païen de Symmaque, et l’intellect chrétien d’un saint Augustin issu de la bourgeoisie. Ambroise estime qu’une part substantielle des richesses détenues par les puissants doivent être redistribuées, mais pas seulement aux citoyens. Pour lui, le paradis promis par Jésus se construit en distribuant la charité à tous les pauvres. Pointe alors un paradoxe du chameau, pour référer à la parole de Jésus citée dans l’Évangile selon Mathieu : « Il est plus facile à un chameau de

passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume des Cieux.  » La littérature chrétienne, elle, glorifie les virtuoses du renoncement, ceux qui, telle Mélanie, renoncent à des biens immenses pour les confier à l’Église. Mais quid de la majorité silencieuse des riches qui entrent à l’Église sans se dépouiller  ? Tout le génie d’Ambroise et d’Augustin, en évêques instruits des choses de ce monde, sera de peaufiner une série de compromis : l’aumône, la construction d’églises, les dotations de rentes aux monastères (confier la perception de loyers de fermes à une communauté pour lui garantir des revenus sur le long terme), les legs testamentaires… Ce seront les outils avec lesquels l’Église imposera son hégémonie économique et sociale sur l’Antiquité tardive – période définie par Brown comme marquant la transition entre une Rome structurellement païenne et un Moyen Âge substantiellement chrétien, entre les IVe et VIIe siècles.

Les errances d’Augustin Dans la Rome antique comme dans le judaïsme, le don religieux structurait les relations au sacré. Donner au divin, c’est se garantir sa bienveillance. L’Église des deux ou trois premiers siècles, dit Dominique Simonnot dans Le Marché de Dieu (2008), avait déjà capté une part des flux économiques qui structuraient jadis le culte judaïque : des foules de pèlerins et de dons convergeant vers le Temple de Jérusalem, enrichissant sa caste sacrée de gestionnaires. Après la destruction du Temple en 70, le lieu licite du sacrifice ayant disparu, les juifs avaient repensé leurs circuits économico-religieux. Leurs dons enrichissaient désormais leurs instances communautaires. La synagogue comme édifice, mais aussi comme récipiendaire des richesses confiées à Dieu, est contemporaine de l’église. Et le christianisme, initialement rameau du judaïsme, structure très tôt cette quête : même avant la destruction du Temple, Paul se flatte de collecter de belles sommes auprès de la diaspora pour voler au secours de la communauté de Jérusalem, en péril de famine.

L’Église sut exploiter ce sentiment qui poussait tout à chacun à donner à l’invisible pour s’en garantir la générosité, et elle construisit sa théologie pour partie afin de canaliser les flux économiques. Au temps d’Augustin, l’Église hérite d’un monde structuré par une très inégale répartition des biens. La quasitotalité des richesses provient de l’agriculture. L’empereur et sa cour, par une multitude de taxes, en prélèvent une part substantielle au sommet de la pyramide. Mais l’édifice ne tient que par sa base, une multitude de notables locaux, dominant les villes de province au nom du fisc impérial, pressurant les masses pour dégager ce surplus financier qui faisait la gloire de Rome. Et le IVe siècle, en asseyant l’économie sur le solidus, la monnaie d’or, a accéléré l’inégale répartition des richesses. Il a poussé à l’émergence d’une bourgeoisie opulente pressurant des paysans de plus en plus misérables. Ce contexte a favorisé l’affirmation d’une religion qui incite les pauvres à prendre leur mal en patience, et qui culpabilise les élites, les incitant à se délester de leur fortune s’ils veulent éviter de rôtir en enfer. Dès lors, avant même l’avènement de Constantin, le flux des aumônes a rendu les communautés chrétiennes résilientes : les riches se font un devoir d’aider continûment leurs coreligionnaires moins dotés via des dons à l’Église. Cette solidarité est un des rares points qui valu aux chrétiens l’estime des penseurs païens. Saint Augustin est issu de cette bourgeoisie locale de nouveaux riches, fraîchement acquis aux idéaux chrétiens. Il est d’abord un jeune ambitieux, rompu à la philosophie classique, entamant grâce à son talent une ascension météorique dans l’administration impériale. Au grand dam de sa mère Monique, qui le verrait bien prêtre de la Grande Église, il fréquente les manichéens, une «  hérésie  » qui le séduit par son côté de contre-culture ésotérique et élitiste. La rencontre avec Ambroise le fait basculer. Après que Rome est prise par les Wisigoths en 410, il écrit La Cité de Dieu, une œuvre qui s’inscrit dans l’héritage de Platon pour démontrer la supériorité intrinsèque du christianisme sur le paganisme. Il prêche contre les jeux du cirque, dénonçant certes la concurrence faite à son audience lors des messes, mais surtout le détournement économique. Car les sommes consacrées par les riches donateurs à financer ces spectacles sont autant qui

ne tombent pas dans l’escarcelle de l’Église. Avec Augustin, le solidus acquiert un monnayage à la Janus. Côté pile, employez-le à assurer votre salut, donnez la pièce à l’Église. À défaut, côté face, que vous le gardiez pour thésaurisation ou le dépensiez à autre chose qu’à votre salut, ce sera pour le démon. Fort de son savoir, Augustin dénonce les alternatives, impose un dogme. Alors que l’autorité de Rome s’effrite, que la prospérité économique du IVe siècle se désintègre, il combat Pélage. Celui-ci entend utiliser la richesse de ses adeptes pour construire des communautés autonomes de pauvres dans le désert afin d’y attendre la fin des temps, qu’il pressent imminente. Augustin travaille pour la postérité, il prolonge l’œuvre de Constantin  : asseoir l’Église comme institution centrale, administrant le message du Christ. Et il le fait en conceptualisant les dimensions économiques de cette centralité. Augustin est le plus influent de ces évêques qui, entre  350  et  450, transforment l’évergétisme de la Rome antique en politique des aumônes. Cette prise de pouvoir a été réussie, car elle s’est accomplie sur deux plans simultanés  : le contrôle des esprits et l’application effective de cette doctrine au contrôle des flux économiques. Augustin et ses contemporains ont emporté l’adhésion de leur temps en se plaçant dans la continuité de la haute culture antique, tout en la réformant. Ils ont réussi à convaincre les riches de donner non plus aux seuls citoyens, mais à tous les nécessiteux, à l’humanité entière qui communiait en Jésus. L’Église, corps du Christ, devint récipiendaire de cette charité, quand la municipalité était autrefois le cadre de l’évergétisme. Les ultrariches romains construisaient des arènes et y payaient des spectacles dans le cadre des cités. Les évêques, incarnant cette mutation idéologique, devinrent de façon effective les administrateurs des cités et les gestionnaires des fortunes. Les paysans, qui représentaient toujours l’essentiel des populations, avaient troqué un lien de servitude contre un autre. Et dans le chaos généré par l’érosion de l’Empire romain émergea un monde nouveau, forgé par la conquête musulmane au sud de la Méditerranée, et l’affirmation d’une nouvelle puissance au nord  : celle de l’Église, une institution tellement

riche et centrale qu’elle crut pouvoir exercer simultanément les pouvoirs terrestres et célestes, en une situation inédite dans l’histoire mondiale. Son triomphe lors de l’Antiquité tardive avait laissé entrevoir à cette Église un destin exceptionnel, symbolisé par l’issue du procès que les esclaves avaient intenté à Mélanie et son mari, pour les forcer à les reprendre en servitude. Ils n’obtinrent pas satisfaction, confirmant une règle d’airain : que le monde soit ou non chrétien, toujours les petits perdent face aux grands. Il ne leur restait plus qu’à aller mendier leur pitance auprès des saintes institutions enrichies par les donations de leurs anciens maîtres.  

Laurent Testot   Pour aller plus loin : Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), P. Veyne, Albin Michel, 2007. À travers un trou d’aiguille. La richesse, la chute de Rome et la formation du christianisme, P. Brown, Les Belles Lettres, 2016. Le Prix du Salut. Les chrétiens, l’argent et l’au-delà en Occident (IIIe-VIIe siècle), P. Brown, Belin, 2016.

Une vie sur une colonne  

À ses débuts, le christianisme est une religion de conversion. Baptisés adultes, nombreux sont ceux qui s’engagent dans le Christ avec une abnégation totale. Ils entendent se démarquer des convertis de surface, ceux qui continuent à exploiter leurs esclaves, qui rêvent encore de s’enrichir. L’ascèse chrétienne pousse des moines solitaires à chercher Dieu dans le désert, là où il n’y a rien d’autre qu’un soleil de plomb et des terres stériles. Elle va trouver son extrême dans le phénomène du stylisme. En grec, le terme stulos signifie colonne. Les stylites sont des gens qui se perchent sur une colonne, et généralement n’en descendent plus. Ils

passent le reste de leur vie dans cette ascèse radicale, nourris par des visiteurs qui leur déposent de quoi se sustenter. Cela permet à ces mystiques d’affronter toutes les tentations, et de les vaincre par leur mort. Ils ont fait vœu de rester debout en cet espace souvent insuffisant pour s’allonger. Ils alternent jours brûlants et nuits glaciales, livrant une lutte mortifère contre le diable qui déchire leurs entrailles et nourrit leurs obsessions. Ils terrassent la faim et les tentations, jusqu’à ce que leur agonie les emporte au paradis. Leurs jambes parfois, rapporte la tradition, pourrissent sous l’effort ! Dans le christianisme, le phénomène est surtout attesté en Syrie et en Jordanie, entre les IVe et VIIIe siècles. Apparu antérieurement dans l’hindouisme, le stylisme existe encore sporadiquement en Inde aujourd’hui. En christianisme, l’un des premiers est Siméon le Stylite (≈  388-459). Il passe une quarantaine d’années en haut de colonnes successives, qu’il fait ériger toujours plus hautes. L’un des derniers sera Luc le nouveau stylite, prêtre-soldat byzantin. Il battra tous les records en demeurant au total un demi-siècle perché près des cieux, y mourant centenaire !  

L.T.

  Pour aller plus loin : Le Vertige divin. La saga des stylites, P. Henne, Cerf, 2014.

  LA CONVERSION DE CLOVIS

  « Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré. » Tels sont les mots que l’évêque Remi de Reims adresse au roi Clovis le jour de son baptême, vers l’an 500. Si l’on ignore en quelle année le petit roi des Francs saliens rejoint l’Église catholique, c’est que l’événement ne passionne pas ses contemporains. De fait, la plupart des grands peuples barbares sont déjà convertis au christianisme depuis plus d’un siècle. Les Ostrogoths d’Italie et les Wisigoths d’Aquitaine adhèrent certes à l’arianisme, un modèle trinitaire considéré comme hérétique depuis le concile de Nicée (325) ; mais nul ne doute qu’ils sont de vrais chrétiens. Les basiliques ariennes de Ravenne ou de Toulouse rivalisent d’ailleurs en splendeur avec les basiliques de Constantinople.

Une conversion très politique Les Francs sont non seulement les tard-venus de la conversion, mais leur catholicisme ne peut même pas prétendre à l’originalité. En effet, au milieu du Ve siècle, les Suèves de Galice et les Burgondes de la haute vallée du Rhin ont déjà fait ce choix confessionnel dans l’espoir d’obtenir une alliance avec l’Empire romain. Au début du VIe siècle, la conversion du roi des Francs est tout aussi politique : en abandonnant le paganisme ancestral, il entend se rapprocher des Gallo-Romains et soigner ses relations avec Byzance. Clovis a toutefois perçu les espérances des évêques catholiques. Ceux-ci attendent en effet qu’il imite l’empereur Constantin, c’est-à-dire qu’il se charge de diffuser le christianisme auprès de ses sujets. Ceci n’a rien pour déplaire au roi des Francs, qui se considère comme l’héritier politique de

l’Empire d’Occident. En outre, un vieux principe romain voulait que l’unité religieuse conforte l’unité politique. Au sein de cette mosaïque de populations et de territoires qui constitue le royaume franc, le catholicisme pourrait bien devenir le meilleur soutien de la monarchie. Évidemment, la conversion générale des Gaules est une entreprise délicate. Mais la dynastie mérovingienne sait avancer avec prudence. Si Clovis se contente de protéger les églises, ses fils commencent à détruire les temples païens. Puis, sous le règne de ses petits-fils, des lois sont émises pour imposer le repos dominical et pour rendre obligatoire le versement de la dîme. Entre  580  et  630, les descendants de Clovis mènent en outre des entreprises discrètes de persécution à l’encontre de tous ceux qui ne partagent pas la foi catholique. Au milieu du VIIe siècle, l’exclusivisme chrétien est atteint, même si les Mérovingiens restent tolérants envers les Juifs, dont l’existence est théologiquement acceptable et économiquement profitable. L’État n’est bien sûr pas le seul acteur de l’évangélisation. Dans chaque cité, les évêques se chargent de diffuser le message chrétien par la prédication, mais aussi par le contrôle du surnaturel. Il n’est pas rare en effet de voir un Juif ou un païen s’adresser au prélat pour obtenir une guérison ou un exorcisme  ; la conversion est alors le prix implicite du miracle. Ajoutons que l’évêque gère les institutions caritatives et que les plus pauvres sont bien avisés de devenir catholiques pour en profiter. Quant aux paysans qui exploitent les terres d’Église, leur loyer est baissé lorsqu’ils demandent le baptême.

Le païen : de l’âme à convertir à la répression Si la pression économique exercée sur les faibles pour les amener à se convertir est réelle, elle reste toutefois moindre que la pression sociocultuelle subie par les puissants. Après l’effondrement des structures municipales romaines, l’Église est en effet devenue le principal organe de gestion de la ville. Beaucoup de notables dont le statut est menacé par les troubles des temps voient ainsi dans la cléricature une planche de salut.

Devenir chrétien devient un préalable à l’entrée dans les ordres. Ajoutons que les cercles intellectuels du VIe siècle sont peuplés d’évêques : pour les beaux esprits, la participation aux discussions spirituelles devient le seul moyen de se maintenir dans la république des lettres. Peu à peu, l’aristocratie, romaine comme barbare, en vient ainsi à considérer qu’un christianisme fervent constitue le meilleur marqueur d’appartenance à l’élite.

La querelle arianiste   IVe

Au siècle, les chrétiens se déchirent. L’objet de la querelle  ? La nature divine du Fils et sa place à l’égard du Père. Le prêtre libyen Arius affirme alors que le Christ était un être d’une perfection morale telle qu’il avait reçu la possibilité de devenir le Fils, de siéger au côté de Dieu sans pour autant être l’incarnation de Celui-ci. De quoi choquer une partie du clergé, attaché à une théologie plus « orthodoxe » dans laquelle le Fils est identique au Père et ne saurait lui être « inférieur ». Dans un empire où la foi chrétienne est désormais reconnue, la controverse suscitée par l’arianisme ne se limite pas à quelques âpres discussions entre prélats. Dans des villes comme Alexandrie, les bagarres de rue se succèdent entre ariens et antiariens. La crise, de dogmatique, devient politique : agitant le peuple, elle menace l’unité de l’empire. Pour y remédier, Constantin, premier empereur romain chrétien, convoque en  325  le concile de Nicée. La réunion a pour objet d’établir un credo commun destiné à réfuter les thèses les plus subversives d’Arius. À Nicée, les évêques affirment ainsi que le Fils n’est pas une créature, si parfaite fût-elle, mais qu’il est de la même essence que le Père, «  vrai Dieu issu du vrai Dieu ». L’arianisme survécut pourtant au concile  : certains évêques parmi les plus influents de l’époque continuèrent à défendre la doctrine désormais hérétique, et des peuples nouvellement convertis au

christianisme, les Wisigoths, les Burgondes ou encore les Vandales, l’adoptèrent pour plusieurs siècles.  

Justine Canonne Les moines occidentaux travaillent également au salut des populations, mais dans une moindre mesure. Jusqu’au milieu du VIe siècle, les abbayes sont peuplées d’ascètes rêvant seulement de retrait du monde. Les moines irlandais qui débarquent sur le continent autour de l’an 600 se montrent plus intéressés par la conversion. Malheureusement pour eux, il reste bien peu de païens et guère plus d’hérétiques. Aussi les Irlandais se contentent-ils d’œuvrer à une christianisation des mœurs. Les seuls moines qui prennent une part active à l’évangélisation sont finalement les bénédictins. Rien dans leur Règle ne les prédisposait à cet apostolat, mais le pape Grégoire le Grand les a envoyés convertir la Grande-Bretagne en 597. Ils y connaissent un important succès et on les rencontre bientôt sur toutes les terres de mission. Tandis que les dernières poches d’idolâtrie disparaissent en Gaule, le païen n’est plus perçu comme une âme à convertir, mais comme un ennemi à réduire. Aussi, lorsque les armées franques détruisent les idoles saxonnes en 772 lors de la conquête de la Saxe (Ouest de l’actuelle Allemagne), il ne s’agit plus de brûler ce que l’on a adoré, mais d’anéantir la religion nationale des populations vaincues. Sous Charlemagne, la conversion forcée devient ainsi l’outil de contrôle des territoires annexés.   Bruno Dumézil

Grégoire le Grand (v. 540-604) premier pape missionnaire

L’homme qui monte sur le trône de saint Pierre le 3 septembre 590 est un curieux personnage. Ancien haut fonctionnaire, il a longtemps été l’ambassadeur de Rome à Constantinople. Puis il s’est fait moine et s’est pris de passion pour une Règle jusque-là inconnue, celle de saint Benoît. Ses travaux d’exégète l’ont intéressé à la diffusion du message chrétien, mais sa santé défaillante l’oblige souvent à garder la chambre. Les multiples facettes de cette personnalité vont s’exprimer dans son pontificat. Lorsque Rome est encerclée par le peuple des Lombards, Grégoire s’active à convertir ses agresseurs. L’empereur d’Orient en vient à traiter le pape de « crétin » ? Tant pis. Des légats circulent en Occident, où ils obtiennent pour Grégoire la soumission du roi des Wisigoths et l’amitié des souverains francs. Quant aux Anglo-Saxons de GrandeBretagne, il est hors de question qu’ils restent païens. Faute de pouvoir partir lui-même, Grégoire confie la mission à l’abbé de son ancien monastère, Augustin ; un bénédictin devient ainsi le premier archevêque de Cantorbéry.  

B.D.

  ROUTES DE LA SOIE, ROUTES DE LA FOI

  On oublie souvent que le christianisme a une histoire asiatique. Pourtant, au cours des premiers siècles, il a surtout été une religion orientale. Au IVe siècle, le christianisme est déjà présent dans l’Empire perse et sa capitale, Ctésiphon. Au-delà, les traditions rappellent l’évangélisation de l’Inde par saint Thomas. La présence du christianisme y est en tout état de cause attestée à la même époque. Mais la conversion de l’empereur romain Constantin dans la première moitié du IVe siècle fait définitivement basculer le centre de gravité du christianisme de l’est vers l’ouest, vers le monde gréco-romain. Le concile d’Ephèse condamne en 431 le nestorianisme (qui tire son nom des thèses d’un patriarche de Constantinople, Nestorius - voir p. 73). Or ces thèses sont défendues par une partie de l’Église dont le centre de gravité se trouve à Antioche (actuelle Turquie) et dans le monde syriaque (Syrie et Irak actuels). Les nestoriens, chassés de l’Empire romain, se replient sur l’Empire perse. Les communautés indiennes se tournent, elles aussi, vers le nestorianisme. L’expansion musulmane du VIIe siècle, aidée par ces divisions, va achever de couper ces communautés du reste du monde chrétien.

Des missionnaires orientaux jusqu’en Chine Comme l’accès à l’Empire byzantin leur est interdit, les nestoriens se tournent vers l’est. Ils s’installent le long de la route de la Soie, de Samarkand à l’oasis de Tourfan, en Chine. En  635, un chrétien nommé Aluohan, envoyé par le patriarche nestorien de Ctésiphon, arrive à Chang’an (aujourd’hui Xi’an), la capitale chinoise de la dynastie des Tang

(618-917), pour soumettre un mémoire sur le monothéisme à l’empereur Taizong. Une stèle, érigée en 781, commémore l’événement. Mais à partir du IXe siècle, la Chine se ferme aux religions «  étrangères  ». Le christianisme nestorien ne peut prendre racine. Reste l’Asie centrale. Les nestoriens, dont le centre se trouve désormais à Bagdad, obtiennent des résultats surprenants, en particulier, à partir du IXe siècle, parmi les lointaines tribus turques et mongoles  : Naimans, Kereits et, dans une moindre mesure, Tatars. Gengis Khan sera entouré de chrétiens de la steppe. En effet, le conquérant mongol fusionne toutes ces tribus en  1206. Il fait épouser à son dernier-né, Tolui, la princesse Sorqaqtani, une nièce du roi des Kereits. Cette femme de caractère fera de ses fils, dont Qubilai, les futurs maîtres de l’Empire ; elle aussi est chrétienne. Gengis Khan puis son fils Ögödei, profitant des divisions de leurs ennemis chinois ou musulmans, construisent un immense empire de la Chine aux portes de l’Europe. En  1240, les Mongols pillent Kiev avant de mener un raid en Europe centrale. En  1258, un autre fils de Sorqaqtani, Hülegü, brûle Bagdad. Le pape Innocent IV s’inquiète : il envoie des frères prendre contact en 1245.

Franciscains et dominicains en Asie mongole Les dominicains André de Longjumeau et Ascelin de Crémone rencontrent les Mongols dans le Caucase iranien. Mais c’est surtout le franciscain Jean de Plancarpin qui réussit à arriver au cœur de la steppe mongole. Il assiste à l’intronisation du nouveau grand khan, Güyük, à l’été  1246. Comme il le raconte dans son récit de voyage, Plancarpin a le vertige en découvrant tous les peuples asiatiques présents à la cérémonie. Il mentionne par exemple les lointains Coréens. Il fait lire à Güyük les lettres du pape, qui demandent les causes de l’agression mongole. La réponse, rédigée par deux secrétaires nestoriens du grand khan, demande au pape de venir à son tour dans la steppe faire acte de soumission. Saint Louis, qui envoie André de Longjumeau pour un deuxième voyage auprès des Mongols, reçoit la même demande.

Le franciscain Guillaume de Rubrouck, un proche de Saint Louis, part à son tour vers la steppe. Il se propose cette fois-ci d’être davantage un missionnaire qu’un ambassadeur. Au cours de son voyage, de 1253 à 1255, Rubrouck observe la vie mongole. Il décrit les rites chamaniques et l’écriture chinoise. À la cour du grand khan Möngke (frère aîné de Qubilai), Rubrouck débat avec des moines bouddhistes et des imams. Mais Rubrouck dit aussi le plus grand mal des nestoriens : leur encadrement est irrégulier et leur clergé ignorant. Rubrouck met l’accent sur la faiblesse du christianisme nestorien. Obligé d’évoluer dans un environnement de plus en plus musulman, il n’a plus de sources vives et va progressivement s’étioler. Les chrétiens « chaldéens » ou « assyriens » qui se sont maintenus à Mossoul, en train de disparaître sous nos yeux, sont les derniers héritiers de cette grande histoire. Mais l’incompréhension du franciscain montre aussi l’éloignement du christianisme occidental vis-à-vis du christianisme asiatique. Puis c’est Marco Polo qui arrive vers  1275  à la cour du grand khan Qubilai, désormais installé en Chine. Mais Marco Polo a son pendant asiatique  : le moine nestorien Rabban Sauma, d’origine öngüte (une tribu turcophone du fleuve Jaune), né à Pékin. Il est envoyé en Perse par Qubilai  ; le khan de Perse Arghun lui confie en  1287  une ambassade à Rome et à Paris, à la cour de Philippe le Bel. En 1292, le franciscain Jean de Montecorvino est en Inde, où il reste un an, avant d’arriver en  1294  à Pékin, où Qubilai vient de mourir. Sans le savoir, il a dû croiser Marco Polo au large de l’Inde, lequel a pris le chemin du retour. Jean de Montecorvino s’installe à Pékin (alors appelée Khanbaliq). Mais la petite communauté qu’il fonde s’adresse avant tout aux chrétiens nestoriens  : de nouveau, la relation est conflictuelle. Le pape Clément V décide en  1307  d’envoyer plusieurs frères en renfort et de créer un archevêché de Pékin aux mesures de toute l’Asie mongole  : Jean de Montecorvino devient le premier prélat catholique de Chine. Au cours de la première moitié du XIVe siècle, de petites communautés de marchands européens s’installent le long des routes de la Soie. En 1318, le pape Jean XXII procède à un véritable découpage missionnaire du monde :

les franciscains reçoivent en partage la Chine et les routes de la steppe ; les dominicains, la Perse, l’océan Indien et l’Asie centrale. Le franciscain Odoric de Pordenone, qui a traversé l’Asie jusqu’en Chine, laisse lui aussi son récit de voyage en 1331. C’est ainsi tout un pan oublié d’histoire qui est revenu à la lumière avec la destruction en 1938 des murailles de Quanzhou, le grand port chinois du XIVe siècle. Ces murailles avaient recyclé d’anciennes pierres tombales gravées en mongol, arabe, persan, syriaque. Une de ces pierres, ornée d’une croix et d’une épitaphe en latin, témoigne de l’installation du frère André de Pérouse, envoyé auprès de Jean de Montecorvino en 1307. Le franciscain avait d’ailleurs été aidé à Quanzhou par une riche veuve arménienne. À Yangzhou, on découvre en  1951 la pierre tombale de la jeune Caterina Ilioni, une Génoise venue avec sa famille et morte sur place en 1342. La stèle représente le martyre de sainte Catherine, réalisé par un artiste local. Cependant, ces différentes communautés restent très liées au pouvoir mongol, sans écho auprès du peuple chinois. Jean de Montecorvino, qui vit jusqu’au début des années  1330, n’a jamais été vraiment remplacé. En réponse à l’arrivée d’une délégation venue de Pékin, menée par un Génois, Andalò de Savignone, un dernier ambassadeur pontifical, le franciscain Jean de Marignolli, fait le voyage de Chine dans les années 1340, avant de rentrer en Europe. Puis, ces communautés sont emportées les unes après les autres. Elles sont d’abord confrontées à l’expansion de l’islam. Dès  1322, un groupe de franciscains est mis à mort par les autorités musulmanes de la ville de Thana, dans le golfe de l’actuelle Bombay/Mumbai. En  1336, les franciscains de la ville d’Almaliq, à la frontière actuelle entre la Chine et le Kazakhstan, sont martyrisés. De plus, en 1368, les Mongols sont chassés de Chine. En Asie centrale, la fragmentation des pouvoirs d’origine mongole, toujours en guerre, et les ravages de la peste vont achever de fermer les routes de l’Asie aux Occidentaux. Le souvenir n’en est cependant pas perdu : en 1492, c’est bien le grand khan que Christophe Colomb est parti chercher.

Le temps des expansions coloniales Parallèlement à la découverte de l’Amérique, les Portugais rouvrent la route de l’Asie en contournant l’Afrique avec Vasco de Gama en  1497. Dès 1500, l’expédition de Pedro Cabral (qui va découvrir le Brésil chemin faisant) embarque le frère Henri de Coimbra et sept autres franciscains. Les Portugais profitent de l’émiettement politique du subcontinent indien pour fonder un empire maritime. Son centre est dans la ville de Goa. Des franciscains s’y installent en  1518, et Goa est promue archevêché par le pape Clément VII en  1533. En  1542, un des compagnons d’Ignace de Loyola, François Xavier, arrive à Goa : l’Asie devient terre de mission pour les jésuites. Les «  chrétiens de saint Thomas  » finissent par se rallier à Rome en 1599, avec le statut d’Église catholique de rite oriental. Toujours vers 1600, Akbar, le grand prince moghol, fait venir des jésuites à sa cour. Les Espagnols ne sont pas en reste : ils commencent en 1565 la conquête de l’archipel philippin. Mais François Xavier ne s’arrête pas à Goa. Il gagne en 1545 Malacca, où il rencontre un Japonais, Anjiro, qu’il convertit, et de là, en  1549, Kagoshima, au Japon. Favorisés par le puissant Oda Nobunaga, les jésuites réussissent à convertir d’importants daimyô (seigneurs). Rapidement, la communauté catholique japonaise atteint les  300  000  âmes. En  1585, une ambassade composée de quatre jeunes convertis issus de la plus haute noblesse samouraï arrive à Rome auprès du pape. Quant à François Xavier, il rembarque dès  1551  ; mais il tombe malade et meurt l’année suivante dans l’île de Sancian, aux portes de la Chine. Son véritable successeur est un jésuite italien, Matteo Ricci. Non seulement celui-ci apprend le chinois, mais plus encore, il rédige en  1584  un traité, le Tianxue Shi (Relation véridique du Maître du Ciel). Il s’agit de présenter le christianisme aux Chinois en montrant sa convergence avec la pensée confucéenne la plus antique. De manière significative, Ricci décide de revêtir le costume des lettrés. Il diffuse aussi auprès des Chinois une mappemonde qui met en

valeur les découvertes géographiques européennes. En  1601, Ricci est admis à la cour impériale, dans la Cité interdite. Ricci et ses successeurs feront l’étalage de leurs connaissances astronomiques et mathématiques. Or fixer le calendrier des fêtes religieuses est une des devoirs fondamentaux de l’empereur : les jésuites seront utilisés par l’administration impériale, à l’image d’un Johann Adam Schall. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, à l’époque de l’empereur Kangxi, en relation avec Louis XIV, des jésuites négocient pour lui la paix de Nertchinsk avec la Russie, apparue sur les frontières chinoises. Dans la péninsule indochinoise, le jésuite français Alexandre de Rhodes met au point vers  1650  le quoc-ngu, le système alphabétique de transcription du vietnamien utilisé encore aujourd’hui. Et pourtant, après un temps de curiosité, la prédication jésuite finit par être rejetée. Le « Ciel » créateur du christianisme reste bien éloigné de l’énergie primordiale de la pensée chinoise  ; les lettrés chinois sont particulièrement choqués par le culte du Crucifié. Les tentatives jésuites d’accommodement avec les principes chinois finiront d’ailleurs par déclencher en Europe la fameuse querelle des rites. Même au Japon, la foi portée par les jésuites finit par se révéler trop étrangère. À cela s’ajoute la peur d’une invasion coloniale. Le christianisme est interdit par le shôgun (régent) Ieyasu Tokugawa en  1614. Ses successeurs n’hésiteront pas à recourir aux massacres de masse. Le Japon se ferme aux étrangers. Ainsi, après l’échec médiéval d’un christianisme asiatique, nestorien, les missionnaires européens modernes restent trop éloignés. Certes, ils ont appris le chinois, le japonais, l’hindi. Ils ont aussi fait découvrir ces mondes à l’Europe. Mais tout en diffusant une religion universelle, ils portent aussi un ordre occidental, voire colonial. Ce n’est cependant pas la fin de l’histoire. Les missionnaires protestants américains, à leur tour très actifs en Chine à partir du XIXe siècle, réussiront à convertir les fondateurs de la Chine moderne, Sun Yat-Sen et Chang Kai-Shek, avant que la Chine du XXe siècle se tourne vers une autre version de l’Occident, le marxismeléninisme. Et à notre époque de mondialisation, alors que beaucoup de Coréens ou de Chinois fréquentent les universités américaines, protestants

(souvent évangélistes), catholiques ou orthodoxes (depuis la Russie et Hong Kong) connaissent un nouvel essor. Le Kerala, le Sri Lanka comptent des communautés catholiques de plus en plus importantes. Les Philippines, avec leurs  100  millions d’habitants, ont fini par devenir le troisième pays catholique au monde en termes de population.  

Thomas Tanase

  Pour aller plus loin : Les Évangiles de la route de la soie, M. Palmer, Sully, 2011. « Jusqu’aux limites du monde ». La papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à l’Amérique de Christophe Colomb, T. Tanase, Éditions de l’École française de Rome, 2013. Chrétiens d’Orient. 2000 ans d’histoire, R. Ziadé (dir.), Gallimard/ Institut du monde arabe, 2017.

Le christianisme en Orient  

Dès les Ier et IIe siècles, des évangélisateurs chrétiens semblent atteindre l’Inde via la Perse.   IIIe

IVe

Aux et siècles, les zones les plus fortement christianisées du monde sont le Proche-Orient et l’Égypte  –  le terme de copte, qualifiant les chrétiens d’Égypte, signifie Égyptien. Entre 300 et 315, conversion du roi d’Arménie – premier État à adopter le christianisme.  

≈ 325, conversion des élites de l’Empire éthiopien d’Axoum.  

Au IVe siècle, alors que l’Empire romain impose à l’Occident le renforcement de la Grande Église à grand renfort de conciles, les opposants se maintiennent en Orient.  

Ainsi le nestorianisme, défendu au Ve siècle par l’évêque de Constantinople Nestorius, estime qu’en Jésus cohabitent deux natures séparées, une divine et une humaine  ; la divinité de Jésus ne peut communiquer avec sa part humaine. Nestorius s’oppose à Cyrille, influent évêque d’Alexandrie. Ce dernier l’emporte au concile d’Ephèse (431), où il obtient la condamnation de son rival. Mais les thèses monophysites, dérivées de la pensée de Cyrille, très populaires en Egypte, selon lesquelles la nature divine de Jésus avait absorbé sa part humaine, sont à leur tour condamnées au concile de Chalcédoine en  451, qui parle de l’union en une même personne de la part divine et de la part humaine de Jésus.  

Le nestorianisme prospère durant quelques siècles en Asie, hors du contrôle de la Grande Église. Les Églises copte (égyptienne) et guèze (éthiopienne) vont refuser Chalcédoine et se séparer elles aussi. Elles sont dites miaphysistes  –  elles estiment qu’en Jésus étaient fusionnées les natures divine et humaine.   VIIe

Au siècle, l’islam s’empare des pays d’Asie occidentale et d’Afrique du Nord.  

Aux XIIIe et XIVe siècles, alors que les Mongols dominent l’Asie, les chrétiens nestoriens sont présents à leurs côtés. Des missions sont envoyées depuis l’Europe, les franciscains vont jusqu’à fonder un archevêché en Chine.   XVIIe

Au début du siècle, alors que le Japon se ferme aux influences occidentales, les jésuites surpassent leurs rivaux franciscains et dominicains en Chine et en Inde, en discutant d’égal à égal avec les religieux indiens et chinois. La papauté les désavoue lors de la querelle des Rites.   XXIe

En ce début du siècle, les Philippines, ancienne colonie e espagnole, est le  3 pays catholique au monde par sa population… Un

indice de l’essor du christianisme en Asie.  

Laurent Testot

  Partie II

  CHRÉTIENTÉ

  En Europe occidentale, les évolutions des monastères accompagnent les mutations sociales. L’Église dicte les pensées et les cadres d’expression. L’Europe entière forme la Chrétienté. Née de la même souche monothéiste que le christianisme, la tempête de l’islam jaillit du désert et balaye le Proche-Orient, déracinant ou érodant les communautés chrétiennes. Byzance, un temps ébranlée, se reprend. Ses empereurs, lieutenants de Dieu sur Terre, et ses patriarches élaborent un christianisme différent de celui de Rome. Coup de poignard dans le dos, la quatrième croisade pille Constantinople en  1204. Jérusalem ne devait rester que brièvement conquise par les chevaliers chrétiens. En  1453, l’Empire ottoman cueille Constantinople. Un nouvel âge commence.

  L'IRRUPTION DE L'ISLAM

  À

l’époque de l’emprise romaine sur le Proche-Orient, au cours des

derniers siècles de l’Antiquité, on distingue trois Arabies. La première est l’Arabie désertique, qui correspond à l’actuelle Arabie Saoudite et aux pays du Golfe. La deuxième est l’Arabie dite « heureuse », qui est le Yémen, au sud de la Péninsule. Enfin, et pour Rome il s’agit d’une région stratégique, il y a l’Arabie pétrée (situé dans l’actuelle région de Palestine/ Israël, Jordanie et Syrie) : cette région s’est constituée en 106, quand les Romains occupèrent Pétra (aujourd’hui en Jordanie), capitale du royaume arabe des Nabatéens. C’est dans cette géographie que s’est déroulée au VIIe siècle une série d’événements de grande intensité  : la naissance d’une nouvelle religion, l’islam, et l’émergence de la civilisation arabo-islamique. Cet espace, qui va du Yémen à la Syrie, et qui inclut l’Irak et l’Égypte, va en être bouleversé, en particulier dans ses structures religieuses. En effet, dans cette région, le christianisme était devenu la religion dominante, malgré quelques poches de résistance, notamment dans les zones rurales fidèles aux vieux paganismes sémitiques. Il est aujourd’hui très massivement musulman.

Diversité des christianismes orientaux Reprenons notre carte de géographie et intéressons-nous à l’Arabie pétrée. Cette région est cruciale, car c’est à partir d’elle que le christianisme, né en Palestine, va se frayer un chemin vers le reste du Proche-Orient. L’Arabie pétrée, devenue protectorat de l’Empire, est un relais et un tampon entre Rome et l’empire rival, celui des Perses. Carrefour des routes caravanières, l’Arabie pétrée relie la Syrie, la péninsule arabique,

l’Égypte et la Mésopotamie. Il est légitime de penser que c’est ici que l’apôtre Paul s’est rendu durant trois ans, après sa rencontre avec le Christ sur le fameux « chemin de Damas ». Peut-être même est-ce de Bosra qu’il est parti  ? Bosra est une des plus importantes cités de ce carrefour arabosyrien. Ancienne capitale nord du royaume nabatéen, la cité est l’un des premiers jalons de la pénétration chrétienne dans les territoires arabes. Les Actes des apôtres, datés de 80-90, rapportent que Timon fut choisi par les douze apôtres de Jésus afin de devenir diacre. Il fut, dit la tradition, le premier évêque de Bosra, où il mourut en martyr. Ces mêmes Actes (chap.  2) incluent les Arabes parmi les peuples qui reçoivent le message chrétien, lors de l’événement de la Pentecôte : des « langues, semblables à des langues de feu » se posèrent sur les disciples, et ils « se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer  ». Les Arabes sont cités en fin de liste, après les Parthes, les Mèdes et les Crétois. Dans l’ensemble du Proche-Orient, des formes singulières de christianisme sont apparues et se sont développées, même si beaucoup d’entre elles ont disparu, comme ces syncrétismes entre christianisme et judaïsme (ébionites, nazôréens, elkasaïtes…). Mais on peut repérer trois formes principales, encore présentes au XXIe siècle  : les melkites (orthodoxes), les jacobites (monophysites) et les nestoriens. Face à la domination impériale romaine, puis byzantine à partir des IVe et Ve siècles, la Syrie et l’Égypte témoignèrent de forts sentiments nationaux. Ces deux pays exprimèrent leurs autonomismes à travers le monophysisme des évêques théologiens Jacques Baradaï et Sévère d’Antioche, qui au VIe siècle fondèrent respectivement les Églises jacobite (dite aussi syriaque orthodoxe) et copte. Cette expression idéologico-religieuse affirme la primauté essentielle de la dimension divine du Christ sur son humanité. Leur doctrine offrait une possibilité de se différencier clairement de la Byzance orthodoxe. Celle-ci, comme réponse principale, posait sa volonté de maintenir l’ordre et l’unité de l’Empire. Globalement, la politique impériale byzantine à l’égard de l’Égypte et de la Syrie oscilla entre deux positions  : instrumentaliser tel ou tel groupe arabe ou proche-oriental (notamment face aux Perses), et persécuter les «  schismatiques  », les

«  hérétiques  » monophysites. Ces deux pratiques byzantines –  instrumentalisation et oppression – vont, peu à peu, donner à ces Églises et à ces peuples une conscience douloureuse et une psychologie de la revanche. Par exemple, lorsque l’empereur de Byzance Héraclius, reprend aux Perses la ville d’Édesse en 628, l’évêque jacobite Isaïe refuse de reconnaître son autorité, de communier avec lui et de partager l’eucharistie. La décision byzantine est sans appel : les monophysites doivent s’exiler de la cité ! Nous sommes à une poignée d’années de l’irruption de l’islam sur la scène du Croissant fertile, et les chrétiens sont divisés en querelles ardentes. Théologiquement, les chrétiens nestoriens, installés essentiellement dans l’Irak actuel, se situent aux antipodes du monophysisme, par l’insistance mise sur la condition humaine revêtue par Jésus. Mais, là encore, il s’agissait d’affirmer une singularité, même si le joug imposé était celui de l’Empire perse. Les persécutions qu’ils subissaient étaient motivées par des raisons d’ordre géopolitique. Ces persécutions antinestoriennes eurent lieu par phases (339-379, 421-457), et leur gravité dépendait de l’intensité de l’affrontement entre les Empires perse et byzantin. Quant aux chrétiens «  orthodoxes  », qui vivent en Syrie et sur la côte méditerranéenne, ils le sont uniquement parce qu’ils reconnaissent les dogmes des conciles de Nicée et de Chalcédoine. Leur foi et leur doctrine sont celles de l’Empire romano-byzantin. On les appelle aussi « melkites », un mot araméen qui pourrait se traduire par «  impériaux  » (au sens de « partisans » de Byzance).

Positionnements à l’égard de l’islam naissant Dans le premier tiers du VIIe siècle, les chrétiens représentent la majorité de la population du Proche-Orient, de la Syrie araméenne à l’Égypte copte, en passant par l’Irak. La religion est souvent la forme langagière qui exprime la vie spirituelle et les quêtes de sens, mais elle est également la manifestation d’enjeux politiques et culturels. Or ces Églises, en proie aux politiques répressives de l’Empire byzantin, ont opéré un ralliement

géopolitique au nouveau centre arabo-islamique, facilitant probablement les conquêtes musulmanes. Cela s’est aussi traduit par une conversion progressive, mais massive, à la nouvelle religion. Au moment où l’islam arrive sur le devant de la scène historique, les conquérants font face à un ensemble de positions chrétiennes dictées généralement par des intérêts particuliers. L’islam va tirer parti de ce «  changement des empires  », comme disaient les chroniqueurs nestoriens.

Influences chrétiennes sur l'islam ?  

Le christianisme pénétra le Proche-Orient par deux canaux. Celui des groupes chrétiens qui entendaient rester fidèles à la Loi juive, des nazôréens aux ébionites, en passant par les elkasaïtes. Ce sont moins des Églises constituées que des communautés éparpillées à l’est du Jourdain. L’autre voie de pénétration est la conversion des villages araméens (et coptes pour l’Égypte) et des tribus arabes du désert, dans un passage du paganisme local au christianisme. Certaines de ces communautés étaient présentes en Arabie, comme ces « Arabiens » qui, au début du IIIe siècle, défendaient l’idée que l’âme n’était pas immortelle, mais mourait avec la mort du corps, dans l’attente d’une résurrection. Le père de l’Église Origène se serait rendu en 207 en Arabie pour ramener ces chrétiens dans le giron de l’Église. À la naissance de l’islam, les chrétiens sont présents, y compris dans l’entourage de Mohammed. La tradition rapporte le rôle du moine Bahira dans la vie du Prophète. Sur la route commerciale reliant La Mecque et Damas, le religieux aurait confirmé la vocation prophétique du jeune Mecquois qui accompagnait son oncle. Il est possible de repérer dans le Coran les traces d’un christianisme arabe disparu. Ainsi, la polémique coranique contre La Trinité suggère que les chrétiens qui étaient visés croyaient en une divinité composée de Dieu (le Père), de Jésus, de Marie. Non orthodoxe, cette trinité était peut-être partagée par des chrétiens de l’Arabie. Il est vrai que quelques décennies avant la

naissance de l’islam, la région fut secouée par la crise du trithéisme, qui nécessita la publication d’une lettre dans les années  570  signée par  137  représentants des monastères d’Arabie contre cette hérésie. Ce qui est certain, c’est que les chrétiens du Sud du Yémen utilisaient le terme rahmanane (miséricordieux) pour désigner le Dieu créateur. Or, dans le contexte de l’islam, nous trouverons ce mot sous la forme rahman, l’un des noms de Dieu les plus importants.  

M.T « Mais bientôt les Arabes, écrit l’historien Jean Dauvillier (1908-1983), s’emparaient de la Syrie et de la Mésopotamie, et les menaces de persécution à l’encontre des jacobites s’évanouissaient. Édesse tombait en leur pouvoir en 640. » Au XIIe siècle, un historien ecclésiastique, Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, relatant ces événements, évoque dans sa Chronique « la vaine espérance de l’orgueil » des Romains, c’est-àdire des melkites de Byzance. Le même chroniqueur rapporte ceci à propos de l’empereur byzantin Héraclius, au moment où ses armées quittaient la Syrie : « Il avait donné des ordres à ses troupes et les avait envoyées piller et dévaster les villages et les villes, comme si la contrée appartenait aux ennemis. Les Romains volèrent et pillèrent tout ce qu’ils trouvèrent, ils dévastèrent eux-mêmes les pays plus que les Taiyayés (Arabes)  ; ils s’en retirèrent et les abandonnèrent aux mains des Taiyayés qui régnèrent nouvellement. » À bien des égards, pour ces chrétiens proche-orientaux victimes des exactions byzantines, il est permis de penser qu’ils considérèrent le prophète Mohammed comme un instrument du Ciel, et la conquête arabe et musulmane comme une intervention divine. Dans la littérature chrétienne du Proche-Orient, le grand théologien Éphrem le Syrien aurait eu au IVe siècle la vision de la naissance de l’islam  : «  Un peuple sortira du désert, fils de Hagar, servante de Sara, qui, tenant le pacte d’Abraham…, sera l’émissaire de la Calamité.  » Huit siècles plus tard, Michel le Syrien

reprendra la même idée : « Les Taiyayés étaient la grande verge de colère de Dieu.  » Mais il faut bien comprendre que chez les monophysites, l’interprétation de la nouvelle religion n’est pas théologique (avec des questions comme : le Coran est-il vrai ? La prophétie mohammedienne estelle authentique  ?), mais eschatologique et apocalyptique. Le chroniqueur arménien Sébéos ou le copte Jean de Nikious expriment très bien cela. En particulier, pour certains chrétiens, l’islam annonce la «  fin des temps  », punir les «  hérésies  » chalcédoniennes, en clair l’Empire des Grecs, Byzantins, Romains… La Chronique de Séert, nestorienne, relate la mission menée par l’évêque de Mécène, Gabriel, auprès du premier calife de l’islam Abû Bakr  : «  Le catholicos Iso’yahb avait envoyé au Prophète – que la paix soit sur lui – des présents et mille statères d’argent avec Gabriel, évêque de Maîsan, homme vertueux et savant. Il lui écrivit, lui demandant d’être bienveillant envers les chrétiens. L’évêque Gabriel, étant arrivé à Yathrib, après la mort de Mohammad, offrit ce qu’il avait apporté à Abou Bakr, et lui fit reconnaître la situation des sujets de l’Empire persan, et ce dont avaient à souffrir les chrétiens de la part des armées arabes  ; il lui exposa que les chrétiens étaient tributaires des rois persans, qui étaient en guerre avec les Grecs. Il écouta son discours, reçut les présents et se rendit garant de ce qu’il désirait. L’évêque retourna heureux du succès de sa mission auprès du catholicos. » Chez les nestoriens, on assiste non pas uniquement à un ralliement formel à la nouvelle puissance musulmane, mais dans certains cas, à un soutien matériel, physique et armé. Ainsi, l’appui nestorien aux armées de la conquête s’est manifesté avec l’évêque de Ninive, Emmeh d’Arzûn, lorsqu’il aida les conquérants arabes à entrer dans la région de Mossoul en leur apportant des vivres. Ce soutien favorisa son installation à la fonction de catholicos ! Du côté « orthodoxe », c’est-à-dire dans la mouvance romano-byzantine, les melkites estiment, à l’instar de Jean Damascène, moine et père de l’Église, que l’islam est une hérésie. Le propos est dur comme en témoigne ce passage du livre Des hérésies  : «  À partir de cette époque, un faux prophète survint au milieu d’eux  ; il s’appelait Mameth. Il a entendu

quelquefois l’Ancien et le Nouveau Testament, et est censé avoir rencontré un moine arien, par la suite. Finalement, il créera lui-même sa propre hérésie.  » Cela ne l’empêcha pas d’assumer d’importantes fonctions dans l’administration musulmane des Ummeyades, la dynastie musulmane installée à Damas à partir de 661. Il va de soi que les autorités arabo-islamiques préféraient de loin les monophysites de Syrie et d’Égypte et les nestoriens d’Irak aux melkites, présumés partisans de Byzance. Mais c’était moins la doctrine religieuse chalcédonienne qui gênait les autorités arabo-musulmanes que la relation entre l’Église orthodoxe melkite et Byzance. En effet, pour ces autorités, Byzance était l’ennemi. Selon Euthychius, dès la naissance du califat Ummeyade, le nom du patriarche œcuménique de Byzance n’était plus mentionné dans les diptyques d’Antioche et d’Alexandrie. L’Église orthodoxe apparaît comme l’Église de l’ennemi. Aussi n’est-il pas étonnant qu’en  742, le calife Hisham ait autorisé les melkites à se pourvoir d’un patriarche à la condition qu’il soit originaire de Syrie et y habite. Étienne, un familier du calife, fut élu. Puis vint le tour de Théophylacte ban Qanbara, un prêtre d’Édesse. Le siège d’Antioche revenant à un syrien depuis la décision de 742, la situation devenait favorable à un mouvement de «  nationalisation  » de l’Église melkite, c’est-à-dire de son intégration dans la civilisation arabo-musulmane. Cette «  nationalisation  » a affecté l’ensemble des Églises du ProcheOrient. Elle correspond à un profond processus historique  : l’arabisation. Avant l’islam, dans le cadre de la péninsule arabique et du désert syrojordanien, l’arabité était d’abord un paradigme ethnique (qui se déclinait par l’appartenance à telle ou telle tribu) et social (un mode de vie déserticobédouin, nomade ou semi-nomade). Avec l’islam, et plus encore avec la civilisation des Ummeyades à Damas, l’arabité change de contenu pour devenir un paradigme culturel et civilisationnel, impérial et urbain. Les communautés chrétiennes du Proche-Orient vont devenir linguistiquement et culturellement arabes, et même jouer une fonction importante dans la transmission des savoirs antiques (notamment grecs). Cette arabisation a largement été facilitée par le fait que les langues parlées par les

communautés chrétiennes, comme l’araméen-syriaque, le copte, font partie de la même famille linguistique sémitique que l’arabe. Le passage d’une langue à l’autre n’a pas été ressenti comme un changement de nature. Ainsi est née ce que le père Jean Corbon a bellement nommé «  l’Église des Arabes ».  

Mohammed Taleb

  Pour aller plus loin : L’Église des Arabes, J. Corbon, 1977, rééd. Cerf, 2007. Les Chrétiens dans l’islam des premiers temps. T. I : L’Orient chrétien à la veille de l’islam ; T. II : Mahomet, prophète arabe et fondateur d’état, E. Rabbath, Publications de l’Université libanaise, 1989. Chrétiens face à l’islam. Premiers temps, premières controverses, E. Villeneuve (dir.), Bayard/ Le Monde de la Bible, 2009.

  CHRONOLOGIE DU CHRISTIANISME MÉDIÉVAL

  787  : le  2e concile de Nicée, point d’orgue de la byzantine querelle des Images, donne raison aux iconodoules (ceux qui prient les icônes) contre les iconoclastes (ceux qui les détruisent). Encore convient-il de les vénérer et non de les adorer. La bataille fera encore rage jusqu’en 842. 800 : après avoir converti les Saxons dans un bain de sang, Charlemagne se fait couronner empereur par le pape Léon III. ≈ 815 : Benoît d’Aniane réforme la règle de Benoît de Nursie, impulsant le formidable essor des abbayes bénédictines. 863  : les moines (et frères) Cyrille et Méthode partent de Byzance évangéliser les Slaves. Pour ce faire, Cyrille invente l’alphabet cyrillique et traduit la Bible en slavon. ≈  910  : fondation de l’abbaye (bénédictine) de Cluny. En Europe occidentale, l’Église convainc les chrétiens qu’il faut léguer son patrimoine aux moines, afin qu’ils disent des messes pour le repos des âmes. Elle devient immensément riche. 963  : fondation du couvent d’Athos, en Grèce, qui évoluera vers une République monacale. 989 : après s’être fait baptiser, Vladimir de Kiev, prince des Russes, élève le christianisme au rang de religion d’État. À partir des années  1050  : l’Église romaine initie la Réforme grégorienne*, créant une structure centralisée autour de la papauté. 1054  : excommunication réciproque du pape et du patriarche de Constantinople, marquant symboliquement le Grand Schisme entre christianismes orthodoxe et catholique. 1077 : querelle des Investitures : l’empereur germanique Henri IV, qui a cru pouvoir nommer les évêques à sa guise contre l’avis du pape

Grégoire VII, doit faire amende honorable au château de Canossa (Italie). Même s’il a pu déposer militairement le pape, l’empereur a été excommunié, ce qui fragilisait sa position jusqu’à la rendre intenable  –  Grégoire VII déliant tous ses sujets de leur mandat de fidélité. 1099 : suite à un appel du pape Urbain II en 1095, les croisés s’emparent de Jérusalem, qu’ils perdront face au sultan Saladin en 1187. Des ordres militaires (templiers, hospitaliers, plus tard teutoniques) sont créés à partir des années 1120. 1142 : mort de Pierre Abélard, considéré comme le père de la scolastique avec Anselme de Cantorbéry (†1109). 1153  : mort du théologien Bernard de Clairvaux, grande figure du monastère de Cîteaux, une dissidence de Cluny. Les cisterciens se montrent plus attachés à défricher les marais et forêts qu’à prier pour les morts. 1179  : mort d’Hildegarde de Bingen, mystique rhénane réformatrice de l’Église. 1202  : mort de l’abbé cistercien Joachim de Flore, qui prophétise le Jugement dernier pour 1260. 1204 : partie pour défaire les musulmans, la quatrième croisade s’empare de Constantinople, ville sainte des chrétiens orthodoxes. Cet acte sépare définitivement le christianisme occidental en deux rameaux, catholique et orthodoxe. 1235 : accusés par la rumeur d’avoir sacrifié un bébé chrétien, les Juifs de Fulda (Allemagne) sont victimes d’un pogrom  –  un exemple parmi d’autres de la permanence de la violence exercée contre un peuple tenu comme «  déicide  » pour avoir, selon les Évangiles, commandité aux Romains l’exécution de Jésus. 1252  : Thomas d’Aquin, enseignant à l’université de Paris, publie sa Summa theologica. XIIIe siècle  : en butte à des critiques portant sur ses richesses, l’Église catholique réprime cathares, vaudois et autres dissidents en instituant l’Inquisition. Elle intègre les ordres mendiants, tels les franciscains

(fondé par François d’Assise, † 1226) et dominicains (fondé par Dominique de Guzmán, †1221). XIIIe-XIVe siècles  : diverses missions franciscaines tentent d’évangéliser l’Asie, jusqu’en Chine. Elles y croisent les chrétiens nestoriens, présents dans l’Empire mongol. XIIIe-XIVe siècles  : les marchands italiens introduisent, contre l’avis de l’Église, les mathématiques arabes et l’usage du zéro, ce qui permet de calculer les taux d’intérêt quand la Bible prohibe l’usure. Ils inventent la comptabilité en partie double et créent les premières banques en Europe. 1309 : le pape Clément V déménage la papauté en Avignon. En 1312, pour complaire au roi de France Philippe le Bel, il dissout l’ordre des Templiers. Leurs richesses renflouent les caisses du roi. 1347 : mort du théologien Guillaume d’Ockham, concepteur du principe du rasoir d’Ockham  : «  Il ne faut pas multiplier les hypothèses sans nécessité. » 1347-1352  : la peste noire emporte environ le tiers de la population européenne. Les murs intérieurs de certaines églises mettent en scène des danses macabres, pour rappeler que tout homme, qu’il soit noble, moine ou manant, a le trépas pour horizon. Les pogroms antijuifs se multiplient pour apaiser la colère de Dieu. De  1378  à  1417  : deux papes, voire trois, se disputent le trône de saint Pierre ! L’Église se fissure sous l’effet du Grand Schisme, avant de se consolider. 1415 : Jan Hus, ayant appelé en vain à une réforme de l’Église, est brûlé à Constance pour hérésie. 1453 : Constantinople tombe aux mains des Ottomans.  

Laurent Testot

  AUX SOURCES DE L'ORTHODOXIE, LA FOI SELON BYZANCE

  Le christianisme s’est imposé comme la religion dominante de l’Empire romain en deux étapes, quand il fut déclaré religion légale (religio licita) sous l’empereur Constantin, puis religion officielle de l’État sous Théodose. C’est également aux IVe et Ve siècles que fut définie la théologie adoptée par l’Église impériale, lors de conciles œcuméniques, entre le concile de Nicée en  325  et le concile de Chalcédoine en  451. Orient et Occident y étaient représentés, encore que de manière inégale. Chaque concile a pu énoncer une doctrine, rejetant les autres interprétations théologiques dans la catégorie des hérésies. Ceux qui furent condamnés, les ariens à Nicée, les nestoriens à Éphèse et les monophysites (aussi appelés miaphysites) à Chalcédoine, ne disparurent point, ce qui provoqua des divisions au sein des Églises de l’Empire. Si l’arianisme finit par disparaître tant en Orient qu’en Occident au début du Moyen Âge, le nestorianisme prospéra hors de l’Empire, en Perse puis en Asie, et le monophysisme s’implanta dans les provinces orientales de l’Empire, en Syrie et surtout en Égypte.

Le rejet des compromis L’empereur, élu de Dieu afin de gouverner l’Empire universel, avait pour mission de collaborer avec les patriarches pour favoriser sur Terre la bonne doctrine. Les empereurs ambitionnaient dès lors d’unifier l’Église en faisant disparaître les Églises dissidentes. Cet objectif fut maintenu lorsque, désormais, après 476, un seul empereur régna à Constantinople. À deux reprises, sous Justinien (527-565), puis sous Héraclius (610-641), les empereurs cherchèrent des compromis acceptables pour rallier les

monophysites, si nombreux dans les provinces d’Orient. Mais ils se heurtèrent à la vigoureuse opposition de certains membres du clergé oriental et du pape de Rome. Les Églises latines, y compris la puissante Église africaine, refusaient toute modification du dogme admis à Chalcédoine. Elles rejetèrent le monothélisme (qui défendait la théorie d’une unique volonté du Christ) après le monoénergisme (unique principe vital du Christ), inventés par les patriarches à la demande de l’empereur pour trouver un terrain d’entente avec les monophysites (unique nature du Christ). Au VIIe siècle, la conquête par les Arabes de la Syrie et de l’Égypte aurait pu rapprocher durablement les chrétiens grecs et latins. Car ceux-ci partageaient la même foi, alors que les monophysites, populations hérétiques aux yeux de Constantinople et de Rome, étaient hors du contrôle de l’empereur byzantin. Cependant, les victoires spectaculaires des musulmans organisaient involontairement une chrétienté bicéphale, car ils s’étaient emparés des trois autres cités pourvues d’un patriarche, Antioche, Alexandrie et surtout Jérusalem, véritable capitale chrétienne de l’Empire. Les empereurs, mais aussi les fidèles, s’interrogeaient sur les motifs de ces désastres, nécessairement considérés comme l’effet du courroux divin. C’était une invitation à examiner quel élément du dogme ou des pratiques religieuses provoquait cette colère. Au même moment, les fidèles étaient attaqués dans leurs conceptions théologiques par les musulmans. Car ceuxci les considéraient comme des idolâtres, en raison du culte des images, et comme des polythéistes, à cause du dogme trinitaire. Après un temps de troubles politiques qui vit se succéder de nombreux empereurs en deux décennies, un usurpateur heureux, Léon III, repoussa le plus important assaut des Arabes contre Constantinople en  717-718, confortant sa légitimité politique.

La querelle des images Léon III fut convaincu par un courant de pensée qui, en Anatolie orientale, avait combattu les formes nouvelles du culte des images qui

accordaient aux icônes mêmes la capacité de faire des miracles. Les premières mesures contre les images furent prises à partir de 730. En 754, lors d’un concile tenu dans le palais de Hiéreia, près de Constantinople, le fils de Léon III, Constantin V, fit de l’iconoclasme la doctrine officielle de l’Église impériale. Non seulement il fut interdit de donner des signes de vénération aux images, mais les images religieuses figuratives furent détruites au profit d’images symboliques comme la croix. La papauté, qui venait de prendre son indépendance politique avec la chute de l’exarchat byzantin de Ravenne en  751, ne suivit pas cette évolution. Le statut des images en Occident n’était pas le même. Elles jouaient un rôle pédagogique pour instruire les fidèles, en majorité illettrés, sur l’Ancien et surtout le Nouveau Testament. La querelle iconoclaste provoqua temporairement un éloignement entre Constantinople et Rome, qui accueillait les partisans des images ou iconodoules. L’impératrice Irène revint sur l’interdiction des images au concile de Nicée II, en  787, mais sa position iconodoule trop militante ne rencontrait pas l’approbation totale de la papauté. L’iconoclasme connut une seconde phase, beaucoup plus intellectuelle. La nature de l’icône fut mieux définie, les prières s’adressant à la personne représentée, Christ, Vierge ou saint, non à l’objet. Finalement, en 843, l’impératrice Théodora, régente pour son jeune fils, reprit les conclusions du concile de Nicée II, événement qui est encore aujourd’hui commémoré comme le dimanche de l’orthodoxie*. Les relations entre les deux parties de la chrétienté auraient pu être apaisées, sans la rivalité missionnaire en Europe centrale et particulièrement en Bulgarie. Boris, le chef des Bulgares, craignait l’influence de l’Église grecque si proche du pouvoir impérial alors qu’il souhaitait préserver son indépendance et il négocia tant avec Rome qu’avec Constantinople. Il finit cependant par entrer dans l’orbite byzantine en acceptant le baptême par un prêtre grec et en prenant le nom de son parrain, l’empereur Michel III, fils de Théodora. La lutte au sein de la cour provoqua des désordres dans l’Église, puisque le patriarche Ignace fut chassé de son siège et remplacé par un grand

administrateur lettré, Photius. Ignace contesta l’élection de Photius et ses émissaires reçurent le soutien du pape Nicolas Ier. Ces tensions provoquèrent ce qu’on a appelé le schisme photien, puisque pape et patriarche s’excommunièrent mutuellement. C’est à l’occasion de cette rupture que se mit en place l’argumentaire des Grecs contre ce qu’ils considéraient être des erreurs des Latins. La question de la préséance du siège de Rome sur celui de Constantinople était ancienne, les patriarches refusant toute préséance juridictionnelle, mais reconnaissant une préséance d’honneur, puisque la «  Vieille  » Rome avait abrité un empereur avant la «  Nouvelle  » Rome. Parmi les reproches, Photius mit au premier plan la question de la procession du Saint-Esprit. Les Latins avaient innové en admettant que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils (Filioque) alors que les Grecs gardaient la position traditionnelle d’une procession par le Père. Cette querelle symbolise l’évolution divergente des deux parties de la chrétienté. L’Église de Constantinople, sous la tutelle de l’empereur dont le palais jouxte Sainte-Sophie, fut soucieuse de maintenir les pratiques antiques. Ainsi, elle conserva le mariage des prêtres alors que, sous l’influence de l’ascétisme, les Latins finirent par opter pour un clergé de célibataires. Le pape, à Rome, était distant des principaux pouvoirs temporels, notamment de l’Empire, même quand l’institution fut rétablie en Occident. Ce n’était pas la première séparation des Églises et comme les précédentes fois, Photius, chassé du patriarcat lors du coup d’État, en 867, de Basile, fondateur de la dynastie macédonienne, puis rappelé, obtint l’accord du pape Jean VIII, qui avait besoin de l’Empire pour lutter contre les Arabes. Ces querelles soulignaient en fait l’unité de la chrétienté puisque lorsqu’une contestation surgissait à Constantinople, l’ecclésiastique lésé ou l’empereur en désaccord avec son patriarche utilisait Rome comme recours.

1054, un divorce accidentel

Deux siècles plus tard, les conditions avaient changé. L’expansion économique et démographique avait renforcé le monde latin et cette puissance fut toujours plus sensible au cours des siècles suivants, même si l’Empire profita également de cette prospérité générale. En  1054, un nouveau différend opposa les deux Églises de façon presque accidentelle. Une délégation du pape Léon IX, menée par le cardinal Humbert, homme rigide, était venue à Constantinople pour négocier une alliance avec l’empereur Constantin Monomaque contre un ennemi commun en Italie du Sud, les Normands. Le patriarche de l’époque, Michel Cérulaire, personnalité autoritaire, était hostile aux Latins. Et c’est au cours de discussions entre Humbert et Cérulaire que furent mises à nouveau en évidence les divergences entre Grecs et Latins, notamment sur la question du Filioque. Cela aboutit, en juillet  1054, à une excommunication réciproque du patriarche de Constantinople et des légats d’un pape décédé entre-temps. L’événement eut un grand retentissement à Constantinople, mais peu de répercussions dans la chrétienté. Des négociations furent à nouveau menées entre le nouveau pape et l’empereur pour régler la question normande. Et Cérulaire, chassé du pouvoir par un nouveau basileus, Isaac Comnène, mourut peu après. Ce qui rétrospectivement donna de l’importance à cette rupture, qui était loin d’être la première, c’est que jamais la restauration formelle des liens ne s’accomplit en dépit de nombreuses tentatives. Pourtant, si les Grecs s’aventuraient rarement en Occident, nombreux étaient les Latins attirés par la richesse de l’Empire byzantin. Des marchands des villes italiennes, Venise d’abord, puis Pise et Gênes, s’établirent dans la capitale et dans de nombreux ports de l’Empire, des soldats vinrent s’engager en grand nombre dans l’armée qui manquait de cavalerie lourde. Enfin, des pèlerins visitaient Constantinople, véritable capitale des reliques depuis le rapatriement de la «  Vraie Croix  » et de nombreuses autres reliques vétéro-  et néotestamentaires venant de Jérusalem alors menacée par les Arabes.

1204 : prise de Constantinople

Au XIe siècle, l’arrivée des Turcs bouleversa le Proche-Orient et plaça en situation critique les chrétiens en Anatolie. L’empereur Alexis Comnène fit appel à la solidarité chrétienne et participa ainsi au déclenchement de la première croisade, qui fut un succès. Cependant, à Antioche, un chef Normand, Bohémond de Tarente, refusa de rendre la ville à ses anciens maîtres les Byzantins, et il provoqua ultérieurement une guerre contre Alexis Comnène. Sa propagande pour recruter des combattants noircit les Grecs, présentés comme des traîtres, des fourbes, voire des hérétiques et eut un large écho en Occident. Cependant, beaucoup de Latins appréciaient le traitement reçu dans l’Empire grec. Mais à plusieurs reprises, des incidents violents opposèrent Grecs et Latins : le massacre de Latins en 1182 lors de la prise de pouvoir par Andronic Comnène, ou le massacre des Grecs lors de la prise de Thessalonique par les Normands en 1185. Malgré ces tensions intermittentes, la prise de Constantinople en  1204  par les soldats de la quatrième croisade résulta plus d’un concours de circonstances que d’un plan préétabli pour s’emparer de la ville. Cette conquête de la capitale et son pillage rendirent plus difficile un rapprochement ultérieur entre les Églises des Grecs et des Latins. Les Byzantins concevaient mal l’évolution de la papauté depuis le XIe siècle. Celle-ci, avec la réforme grégorienne et la querelle des investitures, affirmait son autorité sur tous les pouvoirs temporels, y compris celui de l’empereur. Elle prétendait dominer toute la chrétienté, ambition particulièrement illustrée par le pontificat d’Innocent III, qui s’était cependant farouchement opposé à tout détournement de la quatrième croisade avant d’en accepter le résultat. De plus, les Latins continuaient d’innover en matière théologique, en développant la doctrine du purgatoire, que les Grecs ignoraient. Sous les Paléologues, la situation de l’Empire se dégrada, malgré la reprise de Constantinople en  1261. Car les Turcs s’emparèrent totalement de l’Asie mineure et, au XIVe siècle, les Ottomans conquirent la plus grande partie des Balkans. Les empereurs furent placés devant la difficulté suivante. Les Latins étaient prêts à leur porter secours avec l’appui du pape, indispensable pour réunir une croisade. Mais en échange ils exigeaient

l’union des Églises, qui impliquait la soumission du siège de Constantinople à celui de Rome. La population grecque n’était pas disposée à de telles concessions. C’est pourtant à deux reprises que l’Union des Églises fut acceptée par des empereurs, à Lyon en  1274  sous l’impulsion de Michel VIII Paléologue, et en 1439 à Florence en présence de l’empereur Jean VIII après des discussions approfondies sur le Filioque.

Quand l’Église survit à l’Empire L’ultime Union permit la croisade de  1444, qui finit cependant par le désastre de Varna et fut finalement désavouée par le haut clergé byzantin. La population restait attachée à son Église, même si des intellectuels comme Dèmètrios Kydonès, sur lequel Thomas d’Aquin exerça une grande influence, ou les frères Chryso-bergai avaient été séduits au point, pour ces derniers, de devenir des dominicains au monastère de Péra, le faubourg génois situé juste de l’autre côté de la Corne d’or. De même, Bessarion, métropolite de Nicée, resté fidèle à l’Union, devint cardinal de l’Église de Rome. Cependant, l’Église byzantine, qui pouvait s’appuyer sur l’Église russe en pleine croissance, se désolidarisait du pouvoir impérial dont elle pressentait qu’il allait s’effondrer. Elle s’apprêtait à survivre sous la domination ottomane. Le sentiment des Byzantins était complexe  : un même homme, Luc Notaras, principal conseiller du dernier empereur Constantin XI Paléologue, refusait énergiquement l’autorité romaine, mais avait placé son immense fortune dans les banques de Venise et Gênes. Byzantins et Occidentaux étaient constamment associés dans les affaires. Enfin, lorsque survint le dernier siège, les 5 000 défenseurs grecs reçurent le soutien de Génois, de Vénitiens, de Catalans, qui luttèrent avec acharnement à leurs côtés, sans aucune trahison, contre l’ennemi ottoman commun. Après la chute finale, le  29  mai  1453, le sultan victorieux, Mehmet II, conserva les structures ecclésiastiques en nommant comme patriarche Gennadios Scholarios, devenu le plus farouche adversaire de l’Union qu’il avait pourtant approuvée à Florence. Le sultan continuait la tradition de l’empereur qui

nommait le patriarche, acte devenu incompréhensible dans le monde latin. Mais l’Église grecque avait gagné son pari, elle survivait à la chute de l’Empire.  

Jean-Claude Cheynet Pour aller plus loin : Histoire de Byzance, J.-C. Cheynet, 5e éd., Puf, 2017. Qu’est-ce que l’orthodoxie ?, A. Arjakovsky, Gallimard, coll. « Folio », 2013. Pourquoi Byzance ? Un empire de onze siècles, M. Kaplan, Gallimard, coll. « Folio », 2016. Empereur et prêtre, Étude sur le « césaropapisme byzantin », G. Dagron, Gallimard, 1996. Byzance et les reliques du Christ (TM, Monogr., 17), éd. J. Durand, B. Flusin, 2004.

  LA RUSSIE, FORCÉMENT ORTHODOXE ?

  «  Si nous les Russes, nous en venions à tout perdre  – territoires, populations, gouvernement  –, il nous resterait, encore et toujours, l’orthodoxie  ». Comment mieux souligner, comme le fait ici Alexandre Soljenitsyne, la place de la religion orthodoxe au cœur de l’identité nationale, la résistance de la «  Russie chrétienne  » aux tempêtes de l’histoire européenne, à l’hégémonie impériale, à l’idéologie totalitaire, à la modernité libérale  ? En Russie, les trois quarts de la population sont de confession orthodoxe. Les appartenances religieuse et nationale ne font qu’une. Demandez à un passant, à Moscou ou Saint-Pétersbourg, s’il est de religion orthodoxe, il vous répondra oui, même s’il n’entre jamais dans une église  : «  Bien sûr que je suis orthodoxe, puisque je suis Russe  », vous répondra-t-il avec aplomb. Omniprésente dans l’État et la société, l’Église orthodoxe est l’institution qui garantit le mieux la continuité historique et l’unité de la nation russe. À sa tête, le patriarcat de Moscou est la seule organisation à avoir gardé ses frontières de l’époque soviétique, de l’Ukraine aux pays baltes, jusqu’au Caucase. Il recense 130  millions de fidèles, soit plus de la moitié de la population orthodoxe dans le monde. L’orthodoxie russe est d’abord la religion du peuple. En 988, le baptême du prince Vladimir de Kiev est une date clé, qui sera encore célébrée mille ans après par Mikhaïl Gorbatchev à la tête d’un État communiste agonisant. Le peuple de la «  Rus  » (la Russie n’existe pas encore comme telle) est évangélisé et alphabétisé par des missionnaires venus de Byzance, Cyrille et Méthode. Les couvents essaiment dans tout le pays. Les moines deviennent les bâtisseurs, les lettrés, les missionnaires de la nation russe en gestation.

C’est auprès d’eux que se réfugie le peuple ravagé par les famines et les guerres entre princes, traumatisé par deux siècles d’occupation mongole.

Le starets, médecin des âmes Aux Temps modernes, l’orthodoxie restera déchirée entre sa tradition contemplative et byzantine  –  l’alliance «  symphonique  » du trône et de l’autel  –  et la brutalité du joug imposé par les tsars, amorcée par Ivan le Terrible (1530-1584). «  Européen  » fervent, Pierre le Grand (1682-1725) bâtit un État puissant, indépendant de toute autre autorité que la sienne et, sur le modèle protestant de l’Allemagne et de la Suède, soumet l’Église. Il abolit le patriarcat de Moscou en  1721  et le remplace par un «  SaintSynode » d’évêques à sa botte. Ce Saint-Synode reste muet quand la grande Catherine II (1729-1796) nationalise les biens du clergé et ferme nombre de monastères. Les élites russes sont alors conquises par les idées des Lumières occidentales et la franc-maçonnerie. Le pays entre dans une phase de sécularisation. Le clergé se bureaucratise, se coupe de la société, se replie sur ses privilèges. La caste cléricale deviendra la cible des grands auteurs du XIXe siècle. Mais l’identité orthodoxe de la nation survit grâce au peuple et au renouveau spirituel incarné par des saints comme Séraphin de Sarov (17591833) et par la figure du moine, le starets (l’« ancien »), médecin des âmes immortalisé par Dostoïevski dans Les Frères Karamazov. La vie du starets s’accomplit dans une disponibilité totale à un peuple qui souffre. Cette renaissance religieuse atteint l’intelligentsia, comme en témoigne l’ermitage d’Optino fréquenté, à l’heure où se répandent le positivisme et le marxisme, par des penseurs et écrivains comme Dostoïevski, Gogol, Tolstoï, Leontiev, etc. Jusqu’à la veille de la Révolution bolchevique de  1917, la hiérarchie orthodoxe restera docile aux tsars autocrates comme Nicolas Ier (18251855). Elle lie son sort à l’État, alors même que la société conteste l’absolutisme. Les théologiens proches des courants libéraux sont mis à l’index. Un écrivain comme Tolstoï, qui rejette le carcan du christianisme

officiel, est excommunié. L’Église se coupe de toute l’intelligentsia progressiste, jusqu’à un « concile  » réformateur qui se tiendra en… 1917. Le patriarcat est rétabli, mais sera bientôt écrasé par les bolcheviques. Marqueur de l’identité russe, l’orthodoxie survivra pourtant à l’une des persécutions les plus terribles qu’ait jamais connue le monde chrétien. De 1917 à 1991, elle a donné plus de martyrs que toutes les Églises réunies. Le programme bolchevique de «  dépérissement  » de la religion a tous les traits de la terreur : 250 évêques sont exécutés ou meurent dans les camps. 40  000 prêtres, 120  000  moines et moniales sont éliminés. Églises, monastères, séminaires sont fermés, détruits ou transformés en enceintes sportives et musées.

Une Église « hors-frontières » La hiérarchie est contrainte de collaborer avec le nouveau pouvoir soviétique. À partir de  1925, à la mort du patriarche Tikhon, aucun patriarche ne pourra plus être élu, ni gouverner. Un « fantoche » est nommé par Staline en  1944. Nombre de chrétiens émigrent alors pour constituer une Église « hors-frontières ». Une seconde vague massive de persécutions antireligieuses frappera encore l’URSS de Nikita Khrouchtchev dans les années  1960. Des clercs sont à nouveau déportés, des paroisses, des séminaires, des églises fermés. Comment la foi orthodoxe survivrait-elle à un tel traumatisme  ? C’est elle, à la fin de l’Union soviétique en  1991, qui renoue les fils de la mémoire russe. Elle restaure ses églises, ses monastères, recrée des écoles, des aumôneries, des services sociaux, répond aux demandes de baptêmes et de mariages qui affluent. Elle résiste toutefois mal aux crispations politiques qui traversent la Russie postcommuniste, à son isolement international, aux risques de dérive théocratique. La coopération de l’actuel patriarche Kirill avec Vladimir Poutine atteint un point difficile à imaginer dans un pays de « séparation » comme la France. Le régime, qui a besoin du capital symbolique de l’Église, fait tout pour courtiser sa hiérarchie. Quant à l’Église, accusée de compromission avec le régime soviétique mais riche

de sa cohorte de martyrs canonisés et de ses forces reconstituées, elle tente de retrouver son pouvoir et ses privilèges, de s’imposer dans l’éducation morale, la culture, l’influence extérieure du pays. Ce faisant, elle n’évite pas de flatter les milieux nationalistes qui militent, au nom de la pureté orthodoxe, pour un retour à une Russie hégémonique.  

Henri Tincq

Chronologie de l’orthodoxie 1054  : schisme entre Rome et Constantinople  –  les deux pôles de l’Empire romain  –  qui sépare Occident latin et Orient byzantin, christianisme occidental (qui se divisera au XVIe siècle entre catholique et protestants) et christianisme « orthodoxe » (« juste doctrine »). 1204 : sac de Constantinople par les Latins sur la route des Croisades, qui exacerbe pour toujours le ressentiment des chrétiens orientaux (« orthodoxes ») contre l’Occident. 1453  : chute de l’Empire chrétien byzantin qui passe sous le joug des Turcs ottomans. Dans les Balkans (Grèce, Serbie, etc.), au ProcheOrient, la chrétienté orthodoxe se trouve confrontée à l’islam. Moscou rêve de succéder à Byzance et s’autoqualifie de « Troisième Rome ». 1830  : indépendance de la Grèce. C’est le début d’une lutte des Églises nationales orthodoxes pour se libérer de l’Empire ottoman. 1917 : révolution d’Octobre et persécution religieuse en URSS. Après la Seconde Guerre mondiale, cette «  nuit noire  » communiste s’abat sur toute l’Europe de l’Est. 1989  : chute du mur de Berlin. En Russie, la «  liberté de conscience  » devient légale au début des années 1990. Les Églises d’Europe de l’Est (orthodoxes en Roumanie, Bulgarie, Serbie) retrouvent leurs droits.  

H.T.

  LES CROISADES : TUAIT-ON (SEULEMENT) POUR DIEU ?

  Les croisades, que nous aurions volontiers tendance à oublier, n’ont pourtant rien perdu de leur actualité : dans leurs communiqués, Al Qaïda et le groupe État islamique désignent toujours les Occidentaux comme des «  croisés  ». Ces deux organisations ont exercé récemment leur vindicte sanguinaire sur les chrétiens d’Orient, implantés pourtant depuis les origines au Moyen-Orient, sous prétexte qu’ils seraient les complices des « croisés ». Comme les juifs n’ont pas non plus gardé le meilleur souvenir de ces expéditions qui se sont souvent accompagnées de persécutions à leur égard, et que les chrétiens orthodoxes n’ont jamais pardonnées aux fidèles de l’Église romaine d’avoir dépouillé Constantinople de ses précieuses reliques pour les emporter en Occident lors de la quatrième croisade en 1204, le bilan de ces expéditions paraît lourdement négatif. Et pourtant, les croisades n’ont pas cessé de fasciner les esprits. En témoignent les innombrables publications consacrées à leur histoire dans le monde entier  ! Serait-ce dû au caractère «  exotique  » du sujet, les Occidentaux ayant toujours été attirés par un Orient aussi fascinant que mystérieux ? Ou au fait qu’elles constituent aux yeux de nos contemporains le premier acte de ce « choc des civilisations » et des cultures, devenu une de leurs préoccupations majeures depuis le 11 septembre 2001 ? Sans entrer dans ces considérations, il me semble plutôt qu’il faut essayer de comprendre la signification qu’a pu avoir pour les chrétiens d’Occident l’idée de croisade, et leur aspiration à reconquérir Jérusalem et la Palestine tombées entre les mains des musulmans au début du VIIe siècle. Les croisades marquent en effet une étape décisive dans la genèse de notre civilisation et de notre culture religieuse : c’est le moment où les laïcs,

sortant de l’obscurité qui les entourait depuis des siècles, ont fait irruption dans l’histoire de l’Église. Pour la première fois, les peuples européens, dont la langue de culture était le latin et qui reconnaissaient la primauté religieuse de l’évêque de Rome, ont pris conscience de leur unité. Au-delà des particularismes ethniques et régionaux, ils se sont rassemblés autour des objectifs qui leur étaient proposés par la papauté  : venir en aide aux chrétiens d’Orient et délivrer Jérusalem, seule cité capable de susciter des mouvements de masse de cette envergure et d’une telle durée parce qu’elle était pour eux à la fois un mémorial de la présence du Christ parmi les hommes et le lieu de son ultime avènement à la fin des temps. Aussi faut-il, pour comprendre la prégnance de l’idée de croisade entre 1095 et la fin du XVe siècle, remonter à l’image de Jérusalem dans la conscience des chrétiens de ce temps et à ses racines aussi lointaines que profondes.

Une nouvelle topographie Dès le IVe siècle en effet, les chrétiens ont considéré comme sacrés les lieux où s’étaient déroulés les principaux épisodes de l’histoire de la Bible et de la vie de Jésus, tant en Judée qu’en Samarie et en Galilée. Avec la découverte de la relique dite de la Sainte Croix par l’impératrice Hélène, le pèlerinage à Jérusalem fut axé particulièrement sur les Lieux Saints liés à la Passion du Christ. Une nouvelle topographie sacrée se superposa à l’ancienne, qui ne fut pas pour autant abolie ou oubliée. Ainsi le SaintSépulcre, lieu présumé de l’ensevelissement du Christ et de sa résurrection, correspondait au Saint des Saints du temple de Salomon aux yeux des pèlerins qui se rendaient également au Sinaï (Sainte-Catherine) et au mont Carmel où l’on vénérait le souvenir du prophète Élie. Les points forts de cette topographie chrétienne étaient cependant les basiliques construites à partir du règne de Constantin sur les lieux liés au souvenir de la vie de Jésus, comme celle de la Nativité à Bethléem et le Saint-Sépulcre à Jérusalem. Pendant tout le Moyen Âge furent rédigés des livrets à l’usage des fidèles qui définirent de nouveaux itinéraires sacrés, comme la via crucis qui va de Gethsemani au Golgotha, et faisaient une place aux

principaux endroits que le Christ, la Vierge Marie et des apôtres avaient fréquentés, tant à Jérusalem – le Cénacle par exemple – qu’en Palestine où les pèlerins visitaient le mont Thabor, les rives du lac de Tibériade, Sichem et le puits de la Samaritaine, Jéricho et le sycomore millénaire sur lequel était monté Zachée, Hébron cité des patriarches, Cana célèbre pour le premier miracle accompli par Jésus et d’autres encore. Même ceux qui n’avaient pu se rendre en Terre sainte portaient en eux, dans une mémoire nourrie d’images et de légendes, cette topographie biblique et évangélique, relayée en Occident par les nombreuses églises qui y furent alors édifiées sur le modèle du Saint-Sépulcre. On ne peut pas comprendre le succès qu’a eu en Occident l’idée de croisade sans se référer à ce substrat de représentations historiques et eschatologiques qui ont imprégné la conscience chrétienne au cours des siècles. La croisade est née très précisément en 1095, lorsque le pape Urbain II, au concile de Clermont, lança un appel direct à tous les chrétiens en âge de porter les armes pour qu’ils aillent secourir leurs frères orientaux, opprimés par les Turcs depuis la défaite infligée par ces derniers aux Byzantins à Manzikert en 1071, et qu’ils libèrent le Saint-Sépulcre. Ce faisant, le pape conférait à cette expédition militaire le caractère d’une guerre sainte et d’un combat légitime pour la foi. Son message, relayé par des prédicateurs populaires comme Pierre l’Ermite, eut un large écho dans toute la chrétienté. De nombreux fidèles partirent alors, seuls ou en groupes, vers l’Orient lointain. Ils suivirent d’abord la route de terre qui passait par les Balkans et Constantinople, puis la voie maritime. Avec les croisades, la lutte contre les « infidèles », puis contre les hérétiques (croisade contre les Albigeois en  1209), devint un objectif qui offrait à l’aristocratie laïque la possibilité de faire son salut, tout en s’adonnant à ses activités principales –  la guerre et la conquête – dans le cadre d’un pèlerinage expiatoire effaçant, par le biais de l’indulgence plénière accordée par l’Église, les péchés de ceux qui accomplissaient le grand « passage ».

La croisade pénitentielle

La première croisade (1096-1099) fut marquée par le siège d’Antioche en  1098  et surtout par la prise de Jérusalem, en juillet  1099, qui s’accompagna du massacre des populations juives et musulmanes qui y résidaient. Il est intéressant de noter que les chrétiens de l’Empire byzantin restèrent totalement réfractaires à l’idée de croisade et considérèrent les croisés occidentaux comme des exaltés, habitués qu’ils étaient à lutter contre des souverains et des peuples musulmans sans pour autant conférer à ces combats une signification religieuse particulière. En revanche, les croisés furent bien accueillis par les autres chrétiens d’Orient qui vivaient sous la domination islamique. Au début du XIIe siècle, les « Francs », comme on les appelait en Orient, établirent leur pouvoir sur toute une bande côtière allant du Nord de la Syrie au Sud de la Palestine, ainsi que sur un ensemble de territoires s’étendant de la Cilicie jusqu’à Édesse, en direction de la Mésopotamie. Mais les pouvoirs musulmans de la région ne tardèrent pas à relever la tête et s’efforcèrent de rejeter les croisés à la mer. Après la chute d’Édesse (1145) et celle de Jérusalem conquise par Saladin en  1187  à la suite de la bataille de Hattin, il fallut organiser de nouvelles croisades pour «  venger l’honneur de Dieu  », assimilé dans la mentalité féodale à un seigneur auquel un vassal félon ou un héritier illégitime aurait injustement pris son fief. Ces événements suscitèrent la réflexion des hommes d’Église qui en firent une lecture morale et spirituelle : au milieu du XIIe siècle, saint Bernard et les papes de son temps attribuèrent les échecs subis par les chrétiens à leurs vices et à leurs divisions, et les invitèrent à se repentir de leurs fautes. Dans cette perspective, la croisade allait devenir de plus en plus une démarche pénitentielle qui exigeait du croisé une préparation spirituelle et des efforts ascétiques, de façon à lui permettre de s’associer pleinement aux souffrances du Christ dont il portait sur lui la croix cousue sur ses vêtements.

Le déclin

Déçue par le comportement des souverains dont certains refusaient d’y partir ou n’hésitaient pas à abandonner la Terre sainte pour aller défendre leurs intérêts politiques en Occident, la papauté, à partir d’Innocent III (1198-1216), reprit la direction des croisades, désormais conduites par des légats pontificaux et partiellement financées par des taxes pontificales appelées décimes. Mais la déviation de la quatrième croisade vers Constantinople en 1204, suivie de la prise et du pillage de la ville, illustra de façon tragique le rôle que les intérêts économiques et politiques des cités maritimes italiennes, en particulier de Venise, et ceux des princes continuaient à jouer dans ces expéditions militaires, au détriment de ses objectifs religieux. Au XIIIe siècle, l’incapacité des grands de ce monde et des chevaliers à libérer Jérusalem suscita des mouvements religieux populaires, comme les croisades des Pastoureaux de  1212  et  1251  : à l’appel de certains meneurs charismatiques, des foules de jeunes se lancèrent sur les routes et cherchèrent à gagner la Palestine. La plupart d’entre eux périrent en chemin ou furent réduits en esclavage. En outre, l’idée qu’il fallait essayer de convertir les musulmans et les païens par la prédication plutôt que par la violence fit son chemin à partir de saint François d’Assise ( † 1226) qui, à l’occasion de la cinquième croisade, rencontra le sultan d’Égypte en 1219 pour tenter de le convaincre de faire la paix avec les chrétiens et d’adopter leur religion. De son côté, la papauté contribua à affaiblir l’idée de croisade et son prestige dans l’esprit des fidèles en en lançant contre les païens, les hérétiques et même contre ses adversaires politiques comme l’empereur Frédéric II (†1250), ainsi qu’en offrant aux laïcs la possibilité de racheter leur vœu de participation moyennant le paiement d’une certaine somme d’argent. Aussi l’opinion publique commença-t-elle, à partir du milieu du XIIIe siècle, à manifester une certaine lassitude vis-à-vis de la croisade, réticence renforcée par l’échec des deux expéditions entreprises par Saint Louis en  1248  à Damiette en Égypte, et en  1270  à Tunis où il mourut. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, on allait continuer à échafauder des projets de croisade, mais sans que suivent des réalisations effectives.  

André Vauchez

  Pour aller plus loin : Croisades et Orient latin, M. Balard, 2e éd., Armand Colin, 2017. Le Mythe de croisade, A. Dupront, 4 vol., Gallimard, 1997. Les Croisades, C. Morrisson, 11e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », 2012.

  LES ORDRES MONASTIQUES OUVERTS SUR LE MONDE MÉDIÉVAL

  Prière, ascèse, pauvreté, isolement, obéissance et chasteté : telles sont les qualités fondamentales du monachisme, apparu en Égypte dès le IIIe. La pratique est introduite en Occident au IVe siècle. Au Ve siècle, Césaire d’Arles complète la liste des vertus monacales par la stabilité – le moine ne doit jamais quitter son couvent. Le génie organisateur de Benoît de Nursie, fondateur du monastère du Mont-Cassin en  529, sera enfin à l’origine de l’essor exceptionnel du monachisme en Occident. En encadrant tous les aspects de la vie quotidienne et de la spiritualité, la volumineuse règle (dite «  bénédictine  ») est venue répondre aux attentes des chrétiens qui préféraient suivre les pas du Christ plutôt que la vie profane.

« L’oisiveté, ennemie de l’âme » La règle bénédictine insiste particulièrement sur le renoncement à la volonté propre et le caractère organique de la communauté. L’abbé, élu par les moines, en est le père et le chef, chacun devant chercher les vertus ensemble (cénobitisme) plutôt que séparément (érémitisme). La principale vertu est l’humilité : non par la mortification, mais par l’ascèse. Le travail manuel est obligatoire afin d’éviter « l’oisiveté, ennemie de l’âme ». C’est là un point capital : en faisant vivre ses moines comme des paysans, la règle prépare ce monachisme à gagner rapidement des disciples dans les campagnes. Plus au nord, les graines du monachisme celte sont semées au Ve siècle parmi les premiers clans convertis au christianisme. Puis, au VIe siècle, Saint-Colomban y multiplie les fondations soumises à des règles

exigeantes. Mais ce monachisme colombanien ne s’inscrira pas dans la durée, la plupart des monastères celtes adhérant à la règle bénédictine avant la fin du VIIe siècle, non seulement en raison de son rayonnement, mais aussi sous l’action du pape Grégoire le Grand (590-604). Ancien moine bénédictin lui-même, il multiplie les privilèges d’exemption qui émancipent les monastères de l’autorité de l’évêque, et impulse auprès des populations anglo-saxonnes, toujours païennes, un élan missionnaire qu’il confie à ses anciens frères. La règle bénédictine s’étend dans toute l’Europe aux VIIe et VIIIe siècles. Propriétaires de vastes domaines ruraux grâce aux donations, les monastères les exploitent avec un succès qui suscite d’incessantes spoliations de la part des pouvoirs laïcs.

Saint Benoît de Nursie, sa vie, sa Règle  

La vie de Benoît de Nursie n’est connue que par le récit du pape Grégoire le Grand (590-604) au IIe livre de ses Dialogues. Œuvre hagiographique, elle présente la vie d’un saint  : éloignement du monde, miracles, exemplarité, lutte contre les tentations. Cette vie est avec la Règle de saint Benoît le fondement de la tradition bénédictine. Elle nourrira la spiritualité et l’iconographie monastique occidentale jusqu’à nos jours. Né vers 480, Benoît étudie à Rome qu’il quitte pour vivre en ermite à Subiaco. Après un premier échec communautaire, il fonde une douzaine de communautés dans les environs et, vers 529, se fixe au Mont-Cassin. Il y fonde un monastère où il meurt sans doute vers 550. Grégoire termine en évoquant la composition de la Règle  : «  Si l’on veut connaître avec plus de précision sa façon de vivre, on peut trouver dans les leçons de cette Règle tout ce dont il a montré l’exemple en agissant, car le saint, sans nul doute, n’a pu enseigner d’une façon et vivre d’une autre. »  

Daniel-Odon Hurel En Allemagne, saint Boniface (†754) répand à son tour le monachisme bénédictin en lui imprimant une tonalité nouvelle  : l’ouverture sur la société. Cette entorse à l’idéal de retrait du monde est dictée par les nécessités de l’évangélisation, mais aussi parce qu’il entend faire des monastères des relais des ambitions de Rome dans le monde séculier.

Le risque de la normalisation séculière Cette dynamique se poursuit sous Charlemagne, parfaitement conscient du rôle de la foi dans l’unité de l’Empire. Toutefois, il apprécie peu la libre élection des abbés, et comprend mal l’idéal de retrait du monde  : il pense les monastères comme instruments d’évangélisation et foyers de rayonnement de la culture chrétienne. De fait, sous son règne, de nombreux monastères se transforment en communautés religieuses moins fermées et moins strictes, qui encadrent les premières écoles. Menacé par ces évolutions, le monachisme, à la fin du IXe siècle, risque une normalisation séculière. Il connaît un renouveau sous Louis le Pieux, grâce au rôle exceptionnel joué par Benoît d’Aniane (750-821), le « second Benoît », qui porte haut l’idéal bénédictin et le propage en convertissant des abbayes à sa règle, elle-même promue par les capitulaires promulgués par l’empereur. Trois siècles après la fondation du Mont-Cassin, l’ordre domine le monachisme occidental, dans une société désormais articulée autour des ordines* qui assignent à chacun sa place dans la société. Malgré son succès, le monachisme bénédictin souffre à l’époque féodale de l’assouplissement des mœurs, du tiédissement des vocations, des raids d’envahisseurs attirés par ses richesses, mais aussi des divisions internes à l’ordre et de la prédation de l’aristocratie. C’est précisément pour soustraire les moines à l’appétit des puissances laïques qu’en 910 le duc d’Aquitaine, Guillaume le Pieux, fait donation de son domaine de Cluny pour qu’y soit fondé un monastère bénédictin placé sous la protection directe du pape. Cluny va déployer un formidable renouveau monastique sous la férule d’un abbé

exceptionnel, Odon ( † 942). Propageant la réforme grégorienne, il accroît l’influence de l’abbaye-mère et rassemble quantité de monastères autour d’elle en Europe de l’Ouest. Au début du XIIe siècle, l’ordre compte près de  1  100  maisons  –  dont  800  en France  – et une vingtaine de monastères féminins, soit 10 000 à 12 000 moines et novices.

Cluny III, l'apogée d'un ordre  

Forte d’un privilège d’exemption qui fait qu’elle ne répond de ses actes qu’au Saint-Siège, Cluny est très tôt « suzeraine » d’abbayes dépendantes qui lui doivent fidélité. Sa richesse foncière est immense. En témoigne l’édification de l’abbatiale de Cluny III, consacrée en 1130. C’est alors le plus grand édifice de la Chrétienté. Le coût exorbitant de sa construction explique les difficultés financières de l’ordre, également dues à l’évolution de son organisation économique : si la Règle bénédictine prescrit les activités manuelles, son interprétation tend à détacher les moines du travail de la terre au profit de la prière. Dès le XIe siècle, les frères clunisiens, vivant moins sobrement, se déchargent des tâches agricoles sur les convers, des laïcs soumis aux vœux monastiques. En réaction au faste clunisien, l’ordre réformateur de Cîteaux se fonde en  1098  sur le retour à l’ascétisme tandis qu’au XIIIe siècle, les ordres mendiants, franciscains et dominicains, prêchent en ville un idéal de pauvreté absolue.  

Justine Canonne Le rayonnement intellectuel et l’influence de Cluny dans la chrétienté sont considérables, y compris sur le culte. Loin d’être anecdotique, la fête des Morts, le lendemain de la Toussaint, est adoptée dans tout l’Occident après avoir été instituée par Odilon (1030). Les clunisiens sont aussi des

bâtisseurs d’églises romanes – ils emploient des architectes, des artisans et des ouvriers dans toute l’Europe occidentale  –, et des conservateurs de manuscrits précieux. Contrairement aux autres ordres bénédictins, la spiritualité plus exigeante de Cluny éloigne les moines du labeur manuel, mais l’ordre innove en ouvrant le monastère sur le monde. Ce monachisme s’installe dans de petites villes. Il est proche des pauvres, et ses bancs accueillent des élèves dont tous ne se destinent pas à la vie monacale. Il évolue à l’unisson de la société féodale, notamment la classe des seigneurs, dont sont issus un grand nombre de moines et d’abbés. Les exigences morales et spirituelles des clunisiens sont proches des mentalités d’une partie de la noblesse, mais aussi du peuple : l’héroïsme spirituel, la soumission à un ordre plus grand que soi, la charité et la pénitence sont autant de vertus recherchées par les chrétiens en quête de perfection. Le glissement progressif, au XIe siècle, de l’adoubement des chevaliers  –  Miles Christi  –  en véritable ordination témoigne quant à lui de la spiritualisation de la chevalerie. Parce qu’il est proche, aussi, de la fureur du monde, le monachisme dans son ensemble promeut, du Xe au XIIe siècle, les mouvements contre la violence au sein de la société chrétienne (Paix de Dieu et Trêve de Dieu). Au-delà du monde chrétien, cependant, Cluny encourage les seigneurs à prendre part aux croisades et à la reconquête de l’Espagne, notamment en prêtant de l’argent aux chevaliers trop désargentés pour s’équiper. L’ordre épouse ici les valeurs de son siècle. La société féodale le lui rendra bien en multipliant les dons, dotant Cluny d’un patrimoine foncier considérable. Le renouvellement inégal de ses grandes figures, sa proximité avec la noblesse et la papauté, l’extension de ses domaines, mais aussi ses entreprises temporelles et le tiédissement de sa discipline expliquent que, malgré son prestige, l’expansion de Cluny atteint ses limites… Dès le milieu du XIIe siècle, le monachisme est à nouveau en demande d’un nouveau retour aux sources.

Les domaines monastiques, des seigneuries rurales  

Richement dotés par l’aristocratie, les monastères bénédictins sont de véritables entreprises agricoles. Les domaines génèrent des ressources et lèvent des taxes qui garantissent leur indépendance et donnent aux monastères les formes d’une véritable seigneurie rurale. En revanche, chez les clunisiens, les domaines sont souvent mal administrés : le travail manuel est dénigré, les moines peu productifs, et la coûteuse domesticité laïque épuise les réserves monétaires procurées par les dons pendant la seconde moitié du XIe siècle. Les déficits les contraindront à sortir d’une économie fermée au profit d’un système fondé sur les échanges et la monnaie qu’ils maîtrisent mal… Et à se rapprocher toujours plus du monde laïc. Les abbayes cisterciennes sont aussi à la tête d’exploitations rurales fructueuses. Leur succès tient à la place du labeur manuel et agricole dans la règle, et aux grands travaux ruraux entrepris par l’ordre et les frères convers issus des familles paysannes. Dans toute l’Europe, les moines blancs récoltent, vendangent, brassent, tannent, drainent, déboisent, élèvent le bétail et exploitent les cours d’eau.  

F.C. Ces attentes se conjuguent à d’importantes mutations sociales (développement des communications et des échanges, essor urbain) et intellectuelles (redécouverte de savoirs anciens) qui s’éloignent des normes de la culture traditionnelle. Trop étrangères aux mœurs urbaines, la culture monastique est dépassée par ces évolutions, même quand elles ont pour origine ses propres murs (moines savants). Le renom de Cluny s’affaiblit, et ses écoles n’attirent plus.

Le temps des moines combattants Dès la fin du XIe siècle surgissent d’autres formes de vie monastique. Parmi elles, les moines de la Grande Chartreuse (1084) garantissent les obligations d’une vie érémitique rude. L’ordre des chartreux se distingue par son total renoncement au monde. Indifférent à toute notion d’expansion, mais signe des attentes qu’il vient combler, le mouvement compte 39 établissements en 1200, puis jusqu’à 200 à la fin du XVe siècle. D’autres ordres déploient un idéal spirituel fondé sur le renoncement et l’action : les hospitaliers de saint Antoine (1095) se dévouent aux malades, les hospitaliers du Saint-Esprit (1180) aux plus pauvres, les trinitaires (1198) au rachat des prisonniers et esclaves des Maures. Mais ce sont surtout les ordres militaires qui, en conjuguant la discipline du cloître et celle des armes, bouleversent le paysage monacal traditionnel. Les templiers (Jérusalem, 1119) et les hospitaliers de Saint-Jean-deJérusalem (1120) se consacrent à la défense des pèlerins, tandis que l’ordre teutonique (1198) se tourne vers l’évangélisation des pays païens de l’Est européen. D’autres congrégations militaro-monastiques fleurissent dans l’Espagne de la Reconquista. Mais ces initiatives, si elles répondent aux attentes de Rome qui veut pouvoir compter sur des milices actives, s’éloignent du monachisme traditionnel.

Cîteaux, en quête de pureté La soif de retour à des traditions pures explique le succès du « Nouveau Monastère », la nouvelle fondation qui préfigure l’ordre de Cîteaux (1098). Son fondateur, Robert de Molesme, moine issu d’une famille noble, va restaurer, en conformité avec la règle bénédictine, la rupture avec le monde. Du moins dans un premier temps… Ascèse très rude, pauvreté, travail manuel et agricole, pénitence et mortification seront les traits presque exclusifs des moines cisterciens.

Au XIIe siècle, l’ordre est galvanisé par un maître spirituel de premier plan, Bernard de Clairvaux. Grand prédicateur, pénitent mystique, dévot marial, adversaire redoutable des hérétiques, héraut spirituel de la deuxième croisade, il est aussi un administrateur efficace qui étend la toile cistercienne : à sa mort en 1153, elle compte plus de 350 maisons. La pureté de l’idéal cistercien et la quête de la grâce, exaltées par saint Bernard, séduisent la noblesse et la chevalerie. L’aristocratie étoffe également les couvents féminins, qui offrent un « débouché » aux filles qu’elle ne marie pas et une retraite aux veuves des chevaliers tombés au combat. Mais avec le temps, les monastères cisterciens s’imbriquent de plus en plus étroitement dans le système des échanges, et l’inévitable se produit : au XIIIe siècle, ils sont devenus des sources de richesse contraires aux prescriptions de pauvreté. Ce n’est pas la sclérose qui menace  –  l’ordre compte  700  abbayes à la fin du siècle  –, mais une ardeur disparue et un déclin spirituel. Malgré quelques tentatives de restauration, telle celle opérée par Joachim de Flore à la fin du XIIe siècle, l’ordre est sujet aux critiques et cesse d’attirer.

Le succès des ordres mendiants Prêtre prédicateur espagnol, Dominique de Guzman part en Languedoc affronter l’hérésie cathare au début du XIIIe siècle. Il fonde à Toulouse une congrégation de prédicateurs soumis à la règle de saint Augustin, autour d’un commandement de pauvreté qui interdit aux moines de posséder et de travailler manuellement pour produire. Leur obligation : vivre de l’aumône. Ce qui devient en  1215  l’ordre des dominicains  –  ou frères prêcheurs  –  a pour principal objet la conversion des hérétiques. De fait, les couvents de l’ordre sont de véritables centres de formation où les novices accomplissent de solides études théologiques. Rapidement, son dessein s’élargit à l’approfondissement de la foi et aux exigences de la morale catholique à l’échelle de la Chrétienté. Pour ce faire, ce nouveau monachisme innove. Il n’entend pas fuir le monde, mais y agir pour le réformer par tous les moyens  : prédication, évangélisation, direction spirituelle, enseignement,

charité… Moins de dix ans après sa fondation, l’ordre compte 500 frères et une centaine de religieuses. Outre la France, il irrigue la Lombardie, la Provence, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, la Hongrie et la Pologne.

Saint Dominique (v. 1170-1221), l'Évangile au e XIII siècle  

Fondateur de l’ordre des Frères prêcheurs (dominicains), il naquit à Calaruega, en Castille, et entra dans les ordres en 1195 comme chanoine de la cathédrale d’Osma. Ayant entrepris avec son évêque Diègue un voyage au Danemark, il décida de se consacrer à l’évangélisation des païens, encore nombreux dans le Nord-Est de l’Europe. Mais les circonstances l’amenèrent finalement à consacrer tous ses efforts à la lutte contre l’hérésie «  albigeoise  »  –  c’est-à-dire cathare  –  dont les progrès dans le Sud-Est de la France inquiétaient la papauté. À partir de 1207, il se lança avec un petit groupe de clercs dans des campagnes de prédication qui visaient à ramener les populations de ces régions – à commencer par les femmes pour lesquelles il fonda un couvent à Prouille – à l’orthodoxie catholique. En 1215, il fonda dans ce but à Toulouse une congrégation de clercs prédicateurs vivant dans la pauvreté, qui devaient aller évangéliser les villes et les campagnes du Languedoc et porter la contradiction aux hérétiques. Le succès qu’ils rencontrèrent dans cet office amena la papauté à reconnaître en  1216-1217  ce nouvel ordre, qui prit le nom de Frères prêcheurs, recrutant par la suite ses nouveaux membres principalement dans les grands centres universitaires de la chrétienté du temps, Paris et Bologne. Après avoir doté son ordre de constitutions et créé de nombreux couvents en Italie, Dominique mourut en  1221. Il fut proclamé saint par le pape Grégoire IX en  1234. Il ne peut pas être considéré comme un inquisiteur, puisque l’Inquisition fut instituée par la papauté après sa mort, en 1232-1233. Mais son sens aigu des besoins de

l’Église l’avait poussé à miser sur la prédication pour convertir les païens et ramener les hérétiques à la foi catholique.  

André Vauchez Laïc issu d’une famille bourgeoise, François d’Assise grandit dans une Italie traversée elle aussi par une forte attente de renouvellement évangélique. Il rassemble en  1209  une fraternité de pénitents, ses «  petits frères », à qui il donne les premiers commandements : ne rien posséder si ce n’est sa bure nouée par une corde, mendier ou gagner sa nourriture par des services, soigner les malades, prier et montrer le chemin. La qualité de congrégation laïque de l’ordre des frères mineurs, ouverte aux fidèles en quête de perfection morale, explique en grande partie le succès fulgurant de sa prédication et de son recrutement : en 1217, le premier chapitre général de l’ordre réunit près de 5 000 frères et décide de s’étendre hors d’Italie. Le deuxième, en  1219, invite ses membres à aller convertir les infidèles. François lui-même rejoint les armées de la cinquième croisade  –  sans succès. À sa mort, l’ordre est installé dans toute l’Europe occidentale. C’est ainsi qu’au XIIIe siècle, encouragés par Rome, les ordres mendiants suppléent le clergé à tous les niveaux : prédication, direction spirituelle des masses, dévotion mariale, lutte contre les hérésies. Ils renouvellent aussi la pratique de la confession, qui s’enrichit de conseils de perfectionnement. Rares sont les villes qui n’accueillent pas un ou plusieurs couvents puis, bientôt, des écoles et des chaires d’universités tenues par des mendiants –  non sans susciter de vives tensions avec les professeurs séculiers. Cet élan à l’égard du savoir accouche de grands théologiens, parmi lesquels Albert le Grand ( † 1280) et Thomas d’Aquin ( † 1274). Les intellectuels mendiants excellent aussi dans les savoirs profanes : les franciscains d’Oxford, Roger Bacon ( † 1292) et Guillaume d’Occam ( † 1349), sont de véritables précurseurs de la pensée scientifique moderne. Le cardinal Grégoire IX avait mis les frères mineurs au service de l’Église. Devenu pape, c’est aux dominicains, parfois secondés par les

franciscains, qu’il délègue la répression des hérésies en leur confiant les tribunaux de l’Inquisition (1231). Encore une fois, les succès n’interdisent pas les divisions, en particulier dans le contexte des grandes crises du XIVe siècle : peste noire (1347-1352), grand schisme d’Occident (1378-1417), révoltes sociales… Ces divisions se sclérosent durablement autour de questions auxquelles se sont heurtés tous les ordres : le relâchement de la discipline et la pauvreté. Elles font le plus de dégâts chez ceux qui avaient porté celles-ci au pinacle, les franciscains, qui resteront profondément divisés avant de retrouver leur unité au XVe siècle. Les tensions internes n’épargnent pas non plus les dominicains, dont l’extension (l’ordre compte 15 000 religieux et 550 couvents en Europe au début du XIVe siècle) accouche de quelques dissidences.

L'Inquisition, ou la lutte contre l'« erreur »  

Depuis les origines de l’Église, l’évêque était le responsable de la rectitude de la foi dans son diocèse et devait combattre les chrétiens déviants, qualifiés d’hérétiques. Pendant le Haut Moyen Âge, ce rôle fut peu important car il n’y eut guère de contestations sur le plan doctrinal en Occident. Mais à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, on vit se développer des mouvements religieux dissidents (courants évangéliques radicaux, vaudois, cathares) qui critiquaient la richesse et la puissance de l’Église et rejetaient tout ou partie de ses sacrements. Le concile de Latran III, en  1179, fit obligation aux évêques de poursuivre les hérétiques, et aux détenteurs de l’autorité publique de leur apporter leur concours pour l’exécution des sentences. Mais comme beaucoup de prélats se montrèrent négligents dans ce domaine, le pape Grégoire IX (1227-1241) institua l’Inquisition pontificale, dont l’exercice était confié le plus souvent à des membres des nouveaux ordres mendiants, les dominicains et, dans une moindre mesure, les franciscains. Une procédure juridique extraordinaire fut mise en place, qui permettait

aux juges d’engager de leur propre initiative des poursuites contre les suspects, à qui était refusée toute défense et qui ne pouvaient pas faire appel des décisions du tribunal. Pour obtenir des aveux, les inquisiteurs furent autorisés en  1252  à recourir à la torture. Leur objectif n’étant pas d’éliminer l’hérétique mais de l’arracher à ses « erreurs », ils infligèrent plus souvent des pénitences et des peines d’emprisonnement que la mort sur le bûcher, celle-ci étant appliquée aux accusés qui refusaient d’abjurer leurs croyances déviantes et persévéraient jusqu’au bout dans cette attitude. Dans de nombreuses régions et villes de France et d’Italie, les excès de l’Inquisition suscitèrent une vive opposition de la part des populations. Reste que son efficacité contribua pour une part au recul des hérésies dans la seconde moitié du XIIIe siècle.  

A.V. Quoi qu’il en soit, tout au long du Moyen Âge, les ordres mendiants renouvellent durablement et profondément la piété, la pratique des vertus et la morale chrétienne. Bientôt, pourtant, un nouvel ordre très éloigné de l’idéal monacal va venir rebattre les cartes : les jésuites.  

Fabien Cluzel

  Pour aller plus loin : L’Église catholique. Des origines à nos jours, F. Cluzel, Privat, 2005. Rendez à César. L’Église et le pouvoir, IVe-XVIIIe siècle, F. Hildesheimer, Flammarion, 2017. Les Moines d’Occident. L’éternité de l’Europe, G. Lobrichon, Gallimard, 2007. Les Moines blancs, histoire de l'ordre de Citeaux, M. Pacaut, Fayard, 1993. L'Ordre de Cluny, M. Pacaut, Fayard, 1986. Les ordres monastiques et religieux au Moyen Âge, M. Pacaut, Armand Colin, 1970.

  Partie III

  À LA CONQUÊTE DU MONDE

  Coup de tonnerre dans un ciel corrompu, Luther prône un retour à la simplicité évangélique. Dans son sillage émergent de nouvelles façons d’expérimenter la foi chrétienne, tels les réveils évangéliques en Amérique du Nord. L’Amérique latine est de son côté évangélisée par l’Espagne catholique, où les ordres missionnaires composent avec les indigènes. L’histoire bégaye un peu plus tard en Afrique, où protestants et catholiques entrent en rivalité dans la chasse à l’âme. Résultat : si en 1900, être chrétien faisait souvent de vous un Européen, il n’en est plus de même aujourd’hui  –  il est plus probable que vous soyez américain. Et demain vous serez asiatique, ou africain. Pour conclure, juste avant que l’islam surpasse le christianisme en nombre d’adeptes, nous solliciterons l’expertise de Pierre Musso et Paul Veyne. Ils analyseront l’héritage bimillénaire d’une foi qui inspira la construction du monde contemporain, pour le pire et le meilleur.

  POURQUOI LA RÉFORME ?

  Au début du

XVIe

siècle, dans une Europe marquée profondément par la

religion, l’attente d’une réforme (reformatio) est vive. Les fidèles comme les prélats scrupuleux attendent de l’Église qui, par les sacrements, encadre la vie des fidèles de la naissance (le baptême) à la tombe (l’extrêmeonction), qu’elle revienne aux valeurs du christianisme des apôtres. En effet, ils ressentent douloureusement le fossé entre l’Église voulue par le Christ et l’Église réelle, dont les papes sont des princes de la Renaissance plus que des pasteurs : ainsi, Alexandre VI (pape de 1492 à 1503), célèbre pour son goût de l’intrigue et son népotisme, et son successeur Jules II, le pape guerrier (1503-1513), ne se comportaient guère en représentants du Christ sur Terre. Certes, dans les siècles passés, John Wyclif (1330-1384) puis Jean Hus (vers 1370-1417), qui mesuraient les dogmes et les pratiques de l’Église à l’aune de la Bible, avaient déjà exprimé ce désir d’un retour aux origines, que les ordres mendiants n’avaient réussi qu’imparfaitement au XIIIe siècle. Mais en cette fin du Moyen Âge, l’attente d’une réforme est d’autant plus forte que les laïcs supportent de moins en moins le mal de vivre des clercs. Plus instruits qu’auparavant  –  y compris dans le domaine religieux  –, les laïcs sont soucieux de l’honorabilité et du travail efficace. Aussi la vie contemplative et la mendicité leur inspirent-elles désormais plus de mépris que de déférence. Ils ne tolèrent plus les écarts des clercs séculiers sur le plan des mœurs. Cet anticléricalisme ne saurait être confondu avec une haine de l’Église voire du christianisme : il exprime bien plutôt un amour déçu pour l’Église et ses serviteurs. Les humanistes, au premier rang desquels Érasme de Rotterdam (14671536), se font souvent les critiques mordants de l’Église. Ils raillent le

nombre élevé des ordres et leurs divisions, ainsi que l’ignorance des clercs et leur âpreté au gain. Parfois, ils s’enhardissent à égratigner la tête de l’Église. Dans son Julius exclusus, Érasme brosse le savoureux dialogue entre l’apôtre Pierre et Jules II : comme l’apôtre refuse l’entrée au paradis à son lointain successeur, ce dernier menace de s’en emparer par les armes ! Toutefois, si les humanistes parviennent à mettre de leur côté les rieurs, ils n’ont pas de réponse à proposer aux âmes tourmentées, qui redoutent en particulier la mort. À une époque où la vie est brève, menacée par les guerres et les épidémies, ouvrages religieux et prédications invitent les humbles et les puissants à songer sans cesse à leur condition mortelle et au trépas. Si la mort fait peur, c’est moins parce qu’elle représente le néant ou l’inconnu qu’en raison du sort qui est censé attendre la majorité des gens dans l’au-delà : les tourments cruels du purgatoire, lieu qui s’est rapproché de l’enfer à la fin du Moyen Âge. Or, les opuscules illustrés qui expliquent comment affronter les tentations diaboliques à la dernière heure, désormais largement diffusés grâce à l’imprimerie, ne parviennent pas à rassurer pleinement les fidèles : rien ne leur garantit qu’après leur mort ou au jour du jugement dernier, lorsque le Créateur fera le compte rigoureux de leurs manquements et de leurs bonnes œuvres, la balance penchera du bon côté.

Martin Luther, de la peur à la grâce de Dieu Martin Luther a vécu avec une intensité toute particulière les aspirations et les contradictions du christianisme de la fin du Moyen Âge. En 1505, la crainte de la mort le pousse au couvent des Augustins d’Erfurt, lorsque, surpris par un orage, il redoute de périr sans avoir pu se confesser et adresse à sainte Anne le vœu de se faire moine s’il en réchappe. Ce faisant, il abandonne, au grand dam de son père Hans, les études qui devaient le conduire à une lucrative carrière de juriste. Entrer au couvent, ce n’était pas seulement respecter un engagement pris dans une situation d’extrême nécessité et auquel il aurait donc pu se soustraire, c’était aussi choisir la voie qui menait le plus sûrement au salut éternel. Pourtant, au couvent d’Erfurt, où l’on observait avec rigueur les vœux de chasteté, d’obéissance

et de pauvreté, Luther continue de redouter Dieu. Certes, il n’ignore pas que Dieu s’est fait homme et que, dans la personne de son Fils, il est même mort sur la croix pour sauver l’humanité  ; mais la piété de son époque fait coexister ce Dieu plein de miséricorde avec le juge implacable qui effectuera le tri entre les quelques bons et les innombrables méchants. Surtout, la théologie de son temps, qu’il étudie à partir de 1507, est propre à accroître ses angoisses, puisqu’elle enseigne que nul ne peut savoir si ses mérites sont suffisants pour complaire à Dieu. Le soutien de son supérieur au sein de l’ordre des Augustin, Johannes von Staupitz (v. 1460-1524), et plus encore la lecture de la Bible et de saint Augustin l’amènent à changer petit à petit cette conception inquiétante de Dieu. Devenu docteur en 1512, Luther interprète l’Écriture à l’université de Wittenberg, ville dont il a rejoint le couvent des Augustins un an plus tôt. Il professe des cours sur le Psautier (1513-1515) puis sur l’épître de Paul aux Romains (1515-1516), ce qui l’amène à comprendre d’une manière nouvelle la justice de Dieu dont parle la Bible : non plus la qualité de Dieu en vertu de laquelle il châtie avec rigueur les péchés, mais l’attitude par laquelle il les déclare justes par pure grâce. Cette nouvelle compréhension de Dieu et de la justice pousse également Luther à se détacher de l’idée que l’homme collabore à son salut par ses bonnes œuvres. La seule chose que Dieu attend de l’être humain est la foi, une confiance reconnaissante. Entre  1515  et  1517, dans ses cours puis dans les thèses qu’il fait soutenir par ses étudiants, Luther critique la théologie traditionnelle, qui emprunte plus aux catégories philosophiques d’Aristote qu’aux idées bibliques.

La critique des indulgences Sa nouvelle manière de comprendre Dieu se heurte aussi à la prédication des indulgences, qui constituent, à côté des messes pour les défunts, l’un des moyens par lesquels l’Église prétend abréger tout (indulgence plénière) ou partie (indulgence partielle) du temps passé au purgatoire. En 1516, des indulgences sont vendues non loin de Wittenberg, afin de financer la reconstruction de la basilique Saint-Pierre (Rome). Pour attirer le chaland,

le dominicain Johannes Tetzel (1465-1519), chargé par l’archevêque Albert de Brandebourg (1490-1545) de ce commerce lucratif, n’hésite pas à prêter aux indulgences des effets exorbitants. Elles ne se borneraient pas à effacer les peines que le prêtre a imposées, au nom de l’Église, aux fidèles une fois qu’ils ont confessé leurs péchés et reçu l’absolution ; elles réconcilieraient également avec Dieu en effaçant les fautes les plus effroyables, y compris le péché de celui qui aurait violé la mère de Dieu ! Quant aux fidèles achetant une indulgence pour un défunt, aussitôt que leur argent tinterait dans la caisse, l’âme de l’intéressé s’envolerait du purgatoire…

Martin Luther (1483-1546) Moine, docteur en théologie, professeur à l’université de Wittenberg (Allemagne), Martin Luther entre en scène, fin 1517, avec ses 95 thèses critiques à l’égard des indulgences (remises de peine accordées par le pape, souvent monnayées), occasion d’un procès en hérésie à Rome. Pendant ce procès (1518-1520), Luther est conduit à développer des thèses d’une tout autre ampleur. Au centre, l’intuition bouleversante qu’il avait eue, peut-être dès 1515, de la « justification par la foi » (Épître de Paul aux Romains) : l’homme toujours pécheur, s’il désespère de lui et place sa confiance en JésusChrist, est déclaré juste, non pas par ses mérites et bonnes œuvres, mais par pure grâce de Dieu ; il est donc juste par sa foi (confiance). La relation directe à la parole de Dieu dans l’Écriture change le lieu de l’autorité : elle n’est plus la tradition garantie par la hiérarchie de l’Église, mais la parole reçue par le sujet croyant. Dans une série de textes de  1520, Luther exprime une nouvelle compréhension de Dieu, de l’homme, de la société, de la morale, hors du cadre de la doctrine et des pratiques traditionnelles : • L’Église est l’assemblée de ceux qui entendent la Parole et y croient (non pas le « corps mystique » sous l’autorité de la papauté).

• Entre clercs et laïcs, il n’y a aucune différence, si ce n’est celle de la fonction. La fonction du prêtre est le service (« ministère ») de la Parole. • Les sacrements, « signes visibles de la grâce » institués par le Christ (le baptême et la Cène) n’ont pas d’efficacité par l’acte du prêtre, mais uniquement par la foi de celui qui les reçoit. • Le modèle de la vie chrétienne n’est pas la vie monastique, mais la vie dans le monde  ; non pas les «  bonnes œuvres  » comptabilisées pour mériter son salut, mais la «  liberté chrétienne  »  : obéir librement au commandement d’amour de Dieu et du prochain. En 1521, Luther est excommunié comme hérétique, ses livres interdits dans tout le Saint-Empire romain germanique. Trop tard  : il est devenu une « star ». Ses écrits bouleversent toute l’Allemagne et franchissent les frontières.   Jean Calvin (1509-1564)  

Né à Noyon en 1509, Jean Calvin suit des études de droit à Orléans et Bourges, universités ouvertes aux nouveautés humanistes. De  1531  à  1534, il va et vient entre Orléans et Paris, fréquentant des groupes «  évangéliques  » dans la mouvance de Lefèvre d’Étaples, en contact avec Strasbourg et la Suisse. C’est au cours de ces années que la lecture de l’Écriture et de livres interdits, entre autres de Philipp Melanchthon et de Martin Luther, amène Calvin à quitter les croyances et les pratiques de l’Église traditionnelle. La rupture est accomplie fin  1534  : au moment où en France la répression se durcit contre les «  luthériens  » contempteurs de la messe, Calvin se réfugie à Bâle, ville suisse passée à la Réforme depuis 1529. Il y publie en 1536 Institution de la religion chrétienne, ouvrage qui le fait reconnaître comme théologien proche à la fois de Luther et des Suisses. Appelé par Guillaume Farel à Genève, ancienne cité épiscopale, qui venait d’adopter la Réforme, il tente avec lui d’y organiser l’Église (15361538), mais tous deux sont bannis de la ville après un conflit avec le Magistrat.

Choisi par Martin Bucer à Strasbourg, ville d’Empire, comme pasteur de la communauté des réfugiés français, Calvin y reste trois ans (15381541), avant d’être rappelé à Genève, ville dont il sera le réformateur et où il demeurera jusqu’à sa mort, en 1564.  

Marianne Carbonnier-Burkard Profondément choqué par cette prédication, qui fait accroire aux fidèles que le salut se monnaye, Luther commence par la combattre dans ses cours et dans ses sermons. Le 31 octobre 1517, dans 95 thèses latines destinées à être soutenues à l’université de Wittenberg, il se livre à une critique ravageuse des indulgences. Il ne se contente pas d’exalter la supériorité d’un authentique repentir et de la charité sur l’achat d’indulgences (thèses  39  et  43), de traiter de délires les affirmations de Tetzel sur le pouvoir des indulgences (th. 75) ou d’affirmer que « si le pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il préférerait que la basilique Saint-Pierre parte en cendres plutôt que d’être construite avec la peau, la chair et les os de ses brebis (th. 50)  ». Il nie l’utilité des indulgences lorsqu’il déclare que «  n’importe quel chrétien, vraiment repentant, a la rémission plénière de la peine et de la faute (th. 36)  ». Il en sape les fondements en affirmant que l’action du pape se limite aux vivants (th. 7 à 20) et que « le vrai trésor de l’Église, c’est le sacro-saint Évangile de la gloire et de la grâce de Dieu (th. 62) ». En effet, depuis la bulle Unigenitus de Clément VI (1343), la papauté a repris à son compte les affirmations des théologiens du XIIIe siècle, pour qui le surcroît de bonnes œuvres accomplies par le Christ et les saints constituaient un « trésor des mérites » ; en tant que chef de l’Église, le pape a le pouvoir de puiser dans ce trésor inépuisable pour compenser, sous la forme d’indulgences, les défaillances du plus grand nombre. À maints égards, les  95  thèses constituent un texte de réforme, puisqu’elles entendent revenir à une conception purifiée des indulgences, qui en évacue peu ou prou les aspects financiers pour mettre l’accent sur une authentique repentance. Mais Luther ne se contente pas de faire chorus

avec les théologiens qui défendent une conception rigoureuse de la pénitence  : «  Notre Seigneur Jésus-Christ (…) a voulu que la vie tout entière des fidèles soit une pénitence (th. 1).  » Ses thèses contestent des prérogatives que la papauté s’est arrogées dans les siècles passés, et mettent en péril les finances du Vatican.

La rupture avec Rome C’est pourquoi, tant l’archevêque Albert de Brandebourg, auquel il adresse ses thèses le 31 octobre, que le pape, qui les reçoit deux mois plus tard, dédaignent de discuter avec lui. Quant aux théologiens fidèles à la curie, ils s’empressent de déplacer le débat vers le thème de l’autorité dans l’Église  : «  Qui es-tu, rétorquent-ils en substance à Luther, pour critiquer l’Église et son chef ? » Luther devra son salut moins à l’immense soutien populaire qui s’affirme dès  1518  (publiées en allemand sous une version simplifiée, ses thèses connaissent un succès retentissant) qu’au soutien de Frédéric le Sage, qui a fondé l’université de Wittenberg en 1502. Ce duc de Saxe est un politicien expérimenté. Alors que se profile la succession de Maximilien Ier (il mourra en  1519), Léon X est contraint de le ménager, puisque Frédéric compte au nombre des sept puissants princes qui élisent l’empereur du Saint-Empire germanique. Aussi, entre 1518 et 1520, Rome alterne les tentatives de persuasion et les manœuvres d’intimidation, mais sans jamais offrir véritablement à Luther le débat de fond qu’il ne cesse de réclamer. Que ce soit face au cardinal Cajetan à Augsbourg (octobre 1518) ou face à Johann Eck à Leipzig (été 1519), il affirme que l’Écriture sainte se trouve de son côté : elle ne fonde ni les indulgences et le purgatoire, ni la primauté du pape. C’est en se fondant sur la Bible qu’en  1520, Luther publie trois traités qualifiés par la suite de «  grands écrits réformateurs  ». L’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande supprime la distinction entre les laïcs et les clercs  : tous sont égaux en dignité devant Dieu, à qui tout chrétien peut s’adresser directement. Cet écrit appelle les pouvoirs publics à mettre en œuvre les réformes auxquelles se refuse la papauté, qu’il s’agisse

de réduire le nombre des ordres religieux et des jours fériés, de permettre aux prêtres de se marier ou encore de réformer le droit matrimonial et l’enseignement. Le Prélude sur la captivité babylonienne de l’Église ne retient des sept sacrements traditionnels que le baptême et la sainte Cène : eux seuls ont été institués par Jésus-Christ et possèdent, à côté de la parole du Seigneur, un signe visible de la grâce de Dieu (l’eau, d’une part ; le pain et le vin, de l’autre). Enfin, De la liberté du chrétien esquisse les fondements d’une éthique chrétienne : les bonnes œuvres ne conditionnent pas le salut, mais en découlent spontanément. Ces écrits rencontrent un succès d’autant plus phénoménal que, dans les années précédentes, Luther s’est déjà imposé comme un véritable phénomène médiatique  : publiés à des dizaines de milliers d’exemplaires, les opuscules dans lesquels, en  1518  et  1519, il expose une conception rassurante de la vie et de la mort, ont enthousiasmé ses compatriotes. Ces publications ont bénéficié de l’imprimerie, ou, pour être exact, de l’invention, vers  1450, des caractères mobiles par Gutenberg. Mais la Réforme n’est pas seulement la fille de l’imprimerie, car les adversaires de Luther disposaient également de ce moyen technique. Elle est tout autant –   voire davantage  –  la fille de la langue vernaculaire  : dès  1518, Luther a compris qu’il lui fallait s’adresser aux « simples gens » dans la langue qui leur était accessible et mettre ainsi à la portée de tous les grandes questions religieuses voire théologiques.

La division de la chrétienté Le  15  juin  1520, la bulle Exsurge Domine donne à Luther deux mois pour se rétracter. Le  3  janvier  1521, la bulle Decet romanum pontificem l’excommunie. Mais grâce à Frédéric le Sage, les 17 et 18 avril 1521, il est entendu par la diète de Worms, en présence du jeune empereur Charles Quint. Sommé à nouveau de se rétracter, il s’y refuse au motif que sa «  conscience est captive de la parole de Dieu  ». Frédéric le met alors à l’abri au château de la Wartburg. Durant dix mois, Luther y déploie une activité littéraire intense, qui parachève sa rupture avec Rome  : ainsi, il

combat les vœux monastiques, provoquant la saignée des couvents en Allemagne. Il traduit aussi le Nouveau Testament en allemand, en se fondant sur le texte grec établit par Érasme. Toutefois, il refuse que l’on confonde Réforme et révolution. En mars  1522, il rentre brusquement à Wittenberg pour combattre les actes iconoclastes et les changements (culte en allemand, Cène prise par les laïcs sous les deux espèces) que certains de ses collègues ont mis en œuvre de manière intempestive  : avant de les appliquer, il faut les expliquer aux fidèles. Au cours des années  1520, Luther modifie lui-même la liturgie (il supprime notamment les invocations à la Vierge et aux saints), compose des cantiques et rédige des catéchismes (1529). Catéchismes et cantiques, qui présentent une conception rassurante de Dieu et promeuvent une existence chrétienne responsable, traverseront les siècles. Ses écrits débordent les questions proprement religieuses : dès 1523-1524, il écrit au sujet de l’État (L’Autorité temporelle), de l’éducation des garçons et des filles (Appel aux magistrats de toutes les villes allemandes à ouvrir des écoles) et de l’économie (Le Commerce et l’Usure). Avec son collègue Philippe Melanchthon (1497-1560), venu le rejoindre à Wittenberg en 1518, Luther forme les futurs pasteurs et pose les bases d’une Église nouvelle, concurrente de Rome. En  1525, il s’oppose avec véhémence au soulèvement des paysans, qui ont confondu la liberté spirituelle qu’il prônait avec une libération sociale et politique ; les rustauds sont massacrés par milliers. En Allemagne, nombreuses sont les grandes villes, voire les principautés qui s’ouvrent à son message. À l’échelle d’une cité, le plus souvent, les prédicateurs et les artisans commencent par s’en faire l’écho, avant que les classes dirigeantes les suivent. Dans les principautés, la Réforme est imposée par le haut. Éloigné du Saint-Empire par la guerre que lui livre François Ier, Charles Quint est incapable de sévir contre les « hérétiques » comme il en avait fait le serment en  1521. En  1529, lorsque la diète de Spire veut mettre un frein à l’expansion de la Réforme, les États gagnés aux idées de Luther rédigent une protestation solennelle : le protestantisme est né officiellement. Un an plus tard, l’empereur revient enfin en Allemagne

présider la diète, à Augsbourg, mais il est contraint d’entendre la confession de foi que lui présentent la Saxe électorale et ses alliés. D’autres villes protestantes, telles Strasbourg et Constance, ont rédigé leur propre confession : depuis 1525, les théologiens d’Allemagne du Sud et de Suisse (notamment le Zurichois Ulrich Zwingli –  1484-1531) ont développé une compréhension de la sainte Cène différente de celle de Luther : tandis que le Saxon défend l’idée que le Christ est lié mystérieusement au pain et au vin de la Cène, ses contradicteurs soutiennent que dans l’eucharistie, on fait seulement mémoire de lui. Les pays scandinaves, qui ont des liens étroits avec l’Allemagne, s’ouvrent à la Réforme, mais il n’en va pas de même des grands États monarchiques en Europe. François Ier règne depuis un an seulement lorsque le concordat de Bologne (1516) lui octroie de larges prérogatives en matière de nomination des évêques. Jusqu’à la fin de son règne, il réprime les protestants qui, dès les années  1530, se tournent vers les écrits de Jean Calvin (1509-1564). À l’exemple de Luther, ce théologien autodidacte excelle à diffuser les idées nouvelles dans la langue vernaculaire  ; L’Institution de la religion chrétienne (première édition française en 1541) jouera dans l’évolution de la langue française un rôle aussi important que la Bible de Luther (1534) pour l’allemand moderne. L’Espagne persécute pareillement les «  évangéliques  ». En Angleterre, Henry VIII commence par attaquer les idées de Luther sur les sacrements avant d’espérer  –  en vain – qu’il approuve son divorce avec Catherine d’Aragon. Marqué par les grands principes luthériens (le salut par la foi et par le Christ seuls  ; l’Écriture seule norme de la doctrine), l’anglicanisme reste, dans sa structure hiérarchique et sa liturgie, assez proche de Rome.

De la Réforme aux Réformes La Réforme protestante, qui trouve son origine en Luther, a sinon provoqué, du moins accéléré puissamment la réforme au sein de l’Église catholique. En réaction à la traduction de Luther, Jérôme Emser (14771527), resté fidèle à l’Église traditionnelle, propose dès  1527  une version

allemande concurrente…, qui pourtant s’inspire largement de Das Neue Testament Deutsch. De même, les catéchismes protestants, qui connaissent un large succès, stimulent la production catéchétique catholique. Quant au concile de Trente (1545-1563), il fait œuvre de réforme sur le plan pastoral voire doctrinal (il conçoit la justification comme un cadeau de Dieu), mais aussi de ContreRéforme par ses  33  condamnations des idées protestantes. Ainsi le XVIe siècle voit-il l’émergence d’une chrétienté occidentale profondément rénovée, mais aussi irrémédiablement divisée.   Matthieu Arnold

  Pour aller plus loin : Luther, Œuvres, 2  t., M. Lienhard et M. Arnold (dir.), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999 et 2017. Martin Luther, M. Arnold, Fayard, 2017. Histoire de la Réforme protestante, B. Cottret, Perrin, 2001. Histoire de la Réformation, T. Kaufmann, Labor et Fides, 2014.

  LE CONCILE DE TRENTE IMPULSE LA CONTRE-RÉFORME

  L’année  1563  voit

s’achever le concile de Trente. Le 19e concile

œcuménique reconnu par l’Église catholique s’était ouvert en  1545, après une longue attente. Sa réunion avait tardé en raison des luttes politiques opposant François Ier et Charles Quint, et des réticences pontificales devant une instance dangereuse pour l’autorité du chef de l’Église. Pourtant, les nouvelles religieuses étaient extrêmement préoccupantes pour la papauté et imposaient de réagir. Depuis l’affichage des  95  thèses de Martin Luther en  1517, la sécession protestante accomplissait des progrès rapides en Europe centrale et en Europe du Nord.

Les enjeux d’un concile La réponse catholique à ce défi protestant prend corps dans la petite ville de Trente, elle-même symbolique des difficultés à réunir un concile œcuménique. Le pape penchait pour Rome, plus facile à surveiller pour lui, et l’empereur germanique pour une ville allemande. Le choix de Trente, localité des Alpes italiennes mais ville d’Empire, relève d’un compromis. Les pères conciliaires qui s’y réunissent n’en accomplissent pas moins une œuvre forte dont la signification a fait couler beaucoup d’encre : Trente estil un concile de simple opposition au protestantisme  ? Ou un concile de réforme catholique dépassant l’enjeu protestant et s’insérant dans une dynamique interne de rénovation  ? La réponse donnée à cette double question n’est pas sans enjeu  : il s’agit d’estimer à sa juste valeur le renouveau catholique du XVIe siècle. Dans un cas, l’Église catholique ne

mène qu’une «  Contre-Réforme  », dans l’autre, c’est une véritable « Réforme catholique » qui reçoit son impulsion à Trente. Peu originale par rapport au legs antérieur, l’œuvre doctrinale du concile est assurément une réplique aux thèses protestantes. Si les protestants soutiennent que l’Écriture est l’unique autorité, les pères affirment qu’elle doit être éclairée par les traditions dont l’Église est dépositaire. Sur le sujet le plus disputé du XVIe siècle, à savoir la justification (l’acte par lequel Dieu transforme le pécheur en juste), la plupart des canons conciliaires condamnent les positions protestantes, notamment celle niant la coopération de l’homme à son salut par ses bonnes œuvre. S’agissant des sacrements, leur liste est maintenue à sept, tandis que Martin Luther n’en retenait que deux (le baptême et la Cène). Est également réaffirmée la doctrine contestée de la transsubstantiation selon laquelle le prêtre change le pain et le vin en corps et en sang du Christ pendant la messe. Quant aux indulgences, au purgatoire et au culte des saints, fortement critiqués par les protestants, ils sortent validés de la dernière session, mais la perception d’argent pour la prédication des indulgences est prohibée, de même que d’autres abus patents. En ce qui concerne la discipline, les principes anciens sont rappelés avec force. Les pères redisent la nécessité du bon choix des évêques, de la résidence, du non-cumul des bénéfices, de la prédication, de la visite pastorale, de l’organisation régulière de conciles provinciaux et de synodes diocésains. Ils fixent à 25  ans l’âge minimal pour être ordonné prêtre. Un décret enjoint aux évêques d’ouvrir des collèges pour éduquer pieusement et gratuitement des adolescents, à partir de l’âge de 12 ans, dans le but de favoriser le recrutement du clergé. La volonté du concile est bien de disposer d’un clergé nombreux, instruit et digne en vue du salut des âmes.

L’exemple jésuite Les deux principaux résultats du concile de Trente sont l’affirmation rigoureuse de la doctrine catholique contre le protestantisme, et la

détermination à disposer d’un clergé capable. Il reste à les appliquer. Le pape Pie V (1566-1572) et ses successeurs s’en chargent. L’un des meilleurs outils dont les papes disposent pour mener à bien le double travail de rénovation et de reconquête est la Compagnie de Jésus. Fondée par Ignace de Loyola en 1540 (soit avant le concile), elle rassemble des hommes rigoureusement sélectionnés qui reçoivent une formation intellectuelle et spirituelle solide leur permettant d’exercer les différents ministères qui leur sont assignés  : prédication, confession, enseignement, mission lointaine, conseil des grands de ce monde. Tout ceci dans l’obéissance la plus stricte et «  pour la plus grande gloire de Dieu  » (ad majorem Dei gloriam), selon la devise de l’ordre. Une soixantaine d’années après la clôture du concile, le pontificat de Grégoire XV (1621-1623) manifeste à un double titre la réussite des jésuites. D’une part, il s’agit du premier pape sorti des écoles de la Compagnie  ; d’autre part, il canonise Ignace de Loyola et François Xavier, son compagnon de la première heure. L’exemple jésuite suggère que si la volonté de réforme au sommet de l’Église catholique fut longue à se mettre en place, elle se traduit ensuite par une œuvre durable. De ce fait, l’impulsion donnée lors du concile de Trente s’avère décisive, encore que les effets de la rénovation ne soient visibles que très progressivement. Dans le diocèse de Paris, il faut attendre un siècle avant que les visites pastorales commencent sérieusement. Finalement, le catholicisme remodelé à Trente se présente sous un double visage, tel le Janus mythologique  : purification interne d’un côté, contreoffensive en direction du protestantisme de l’autre. Autrement dit, réforme catholique et Contre-Réforme. Cela étant, la réunion espérée des chrétiens déchirés n’a pas eu lieu. La Réforme protestante demeure un grave échec pour l’Église catholique.  

Jean-Pierre Moisset

Les dénominations issues de la Réforme

 

Le protestantisme regroupe l’ensemble des courants religieux chrétiens issus du catholicisme, nés dans l’Europe du XVIe siècle, et impulsés par des théologiens tels Martin Luther ou Jean Calvin. On dénombre aujourd’hui plus de  800  millions de protestants dans le monde, répartis entre des milliers d’Églises. • Les Églises anglicanes résultent d’une scission de l’Église catholique initiée par le roi d’Angleterre Henri VIII en  1531. Dénombrant  80  millions de fidèles, elles sont aujourd’hui présentes en Grande-Bretagne et dans ses ex-colonies. Ces Églises se disent à la fois catholiques, car elles conservent la structure épiscopale du catholicisme, et réformées, en ce qu’elles s’approchent du protestantisme en matière doctrinale. • Les Églises baptistes s’inspirent de la prédication du pasteur anglais John Smyth (1570-1612). Fortement missionnaires, elles se caractérisent par leur attachement à la lettre de la Bible et par la pratique du baptême des adultes, considérés comme seuls aptes à témoigner d’une foi volontaire. Les baptistes sont environ 120 millions, dont 35 millions aux États-Unis, où ils représentent la dénomination protestante la plus importante. • Les Églises méthodistes sont issues d’un mouvement initié par le prêtre anglican britannique John Wesley (1706-1791), qui affirmait que le Salut était accessible à tous par la foi. C’est aux États-Unis que ce courant s’est affranchi de l’anglicanisme au XIXe siècle. Il regroupe aujourd’hui 80 millions de personnes dans le monde anglo-saxon. • Les Églises évangéliques forment une nébuleuse aux contours mal cernés, qui représente le courant dominant du protestantisme avec plusieurs centaines de millions de membres. Elles connaissent une forte expansion mondiale et ont en commun d’accorder une importance cruciale à la conversion personnelle, doublée d’une relation individuelle avec Dieu. • Les Églises pentecôtistes constituent une mouvance évangélique qui accorde une importance primordiale aux «  dons du Saint-Esprit  »  :

prophéties, guérison, possession par le Saint-Esprit… • Le Renouveau charismatique est un courant chrétien dont le nom fait référence aux charismes, ou dons du Saint-Esprit. Il est présent en milieu protestant et dans l’Église catholique. Ses pratiques s’apparentent à celles du pentecôtisme.  

Laurent Testot

  LE CAPITALISME, IDÉE CHRÉTIENNE ?

  Le capitalisme est né en Chrétienté. Mais ce constat mène-t-il à un lien de cause à effet  ? Une logique a-t-elle poussé le christianisme à concevoir le capitalisme  ? Répondre à cette question implique de remonter le temps, pour montrer à quel point les opinions des théologiens chrétiens vis-à-vis des richesses évoluèrent selon les contextes. On sait par exemple que, dès la fin de l’Antiquité, l’Église réussit une OPA d’envergure sur la richesse. Elle capte le patrimoine de l’élite païenne en la convertissant à l’idée d’une redistribution. Pour vivre en bon chrétien, tout possédant doit verser une part conséquente de son patrimoine à l’Église. Les récipiendaires de ces dons, évêques, moines…, prennent les pauvres en charge. Ils financent aussi l’évangélisation et la construction de monastères. Et parfois, en gérant ce flux d’argent et de terres, les clercs oublient qu’ils étaient les gardiens du message de pauvreté évangélique. Ils affichent avec ostentation leurs beaux vêtements et prennent commande d’œuvres d’art mirifiques… L’Église se retrouve à la tête d’immenses domaines. L’anthropologue Jack Goody affirmait qu’au plus tard au VIIIe siècle, elle détient le tiers des terres cultivables en Gaule. Pour renforcer sa position économique, l’Église réforme la famille. Elle stigmatise le remariage des veuves, interdit l’adoption, comme le mariage entre cousins… Toutes ces règles, en vigueur dans l’Antiquité, favorisaient la circulation des biens. En les abolissant, l’Église met au point une stratégie de captation du capital. Entre les IXe et XIIe siècles, elle impose aux possédants l’idée qu’ils doivent léguer leurs biens afin que les moines prient pour le salut de leur âme. Plus on est riche, plus il faut payer de messes pour entrer au Paradis.

 

Deux siècles et demi plus tard, le purgatoire est inventé pour permettre aux élites de jouir d’un temps de probation. Jacques Le Goff a consacré de belles pages rappelant à quel point établir un enfer temporaire, un sas de purification vers une éternité de bonheur, institue une obligation faite aux vivants de payer pour le rachat des péchés de leurs proches décédés. L’Église gère désormais l’entrée au paradis. Les prêtres chiffrent le temps que l’âme du mort passe en souffrance, alors que ses héritiers tergiversent pour payer. Le purgatoire provoque une divergence théologique majeure entre les Églises catholique et orthodoxe, cette dernière refusant d’intégrer ce concept. Un refus que feront aussi les protestants, dès leurs débuts. Quant aux juifs, ils sont dénoncés pour leur supposé amour immodéré de l’argent. Comme il leur est interdit de cultiver la terre (alors principale source de richesse), ils en sont réduits à assumer des fonctions méprisables aux yeux des chrétiens, et pourtant indispensables à une économie : le prêt à intérêt, le commerce… Mais la Chrétienté se complexifie. À partir des XIIeXIIIe siècles, l’Europe rurale peuplée de seigneurs, de moines et de paysans se couvre de villes, animées d’artisans et de bourgeois. Paris émerge, ville universitaire où prospèrent les penseurs. Nombre des doctrines chrétiennes élaborées par les théologiens ont alors pour principale préoccupation de clarifier la position de l’Église sur l’usage ou la détention des richesses. Loin de se montrer totalement réfractaire au marché, le catholicisme ébauche les notions économiques et juridiques sur lesquelles il va s’appuyer pour se développer.

Le règne de l’argent Le contexte économique y est favorable. Les croisades, aux XIIe-XIIIe siècles, ont mis la Chrétienté au contact des richesses de l’Islam  –  un ensemble géopolitique uni par une religion, l’islam, elle-même fondée par un Prophète présenté comme un marchand. Les cités-États de Venise, Gènes, Florence, Milan, Amalfi nouent des contacts privilégiés avec les puissances musulmanes. Les marchands italiens importent les techniques

commerciales par lesquelles les princes de l’Islam avaient enrichi leurs empires, allant chercher la porcelaine en Chine ou l’or en Afrique noire : la lettre de change, l’association de marchands, l’arithmétique permettant le calcul des taux d’intérêt… Nombre de techniques musulmanes seront indispensables à l’élaboration du précapitalisme italien de la fin du Moyen Âge. Cela ne va pas sans résistances ponctuelles de l’Église. L’usage des chiffres dits « arabes » (en fait d’origine indienne), incluant l’usage du zéro, est ainsi longtemps proscrit par l’Église, car nuisible à la morale en simplifiant le calcul d’argent. Ceci s’explique. Si les théologiens chrétiens se montrent favorables à la circulation des biens, la papauté, qui concentre les dons, combat ces évolutions. Mais en 1494, patronné par la dynastie des princes commerçants des Médicis, le frère franciscain Luca Pacioli publie le premier manuel de comptabilité de l’histoire. Il y dévoile la recette avec laquelle les marchands italiens ont bâti leur fortune  : la comptabilité partagée en deux parties, une colonne pour le passif et une pour l’actif. La comptabilité en partie double, qui permet de mesurer rapidement la rentabilité d’une activité commerciale, dope les échanges. Et déjà, la dynamique de la captation des richesses par des dynasties d’entrepreneurs laïcs quitte l’opulente Italie de la Renaissance pour devenir allemande. Au début du XVIe siècle, la famille Fugger est le porte-étendard de cette nouvelle relation au patrimoine  : ils ont fait fortune dans le commerce de la laine, sont devenus des familiers des puissants de ce monde. Et ils ont massivement investi dans les mines d’argent en Autriche. Ils contrôlent dès lors le cours de ce métal précieux qui permet de battre monnaie. Tous les princes s’endettent auprès d’eux, à tel point qu’il n’est pas rare qu’un rejeton royal épouse une Fugger. Même le pape leur doit de l’argent, dans sa hâte de bâtir une basilique Saint-Pierre digne de lui. L’Église fait commerce d’indulgences, des bouts de papiers présentés comme garantissant l’entrée au paradis, pour rembourser les Fugger… Entrent alors en scène les protestants. On sait que l’acte fondateur de Martin Luther est précisément de dénoncer ce lucratif commerce des indulgences. L’œuvre du sociologue Max Weber (1864-1920) pousse depuis

longtemps à dire que l’idéologie protestante manifeste par nature des « affinités sélectives » avec le capitalisme. Or cela ne va pas de soi. Luther est un conservateur, il entend revenir aux fondements du texte biblique et condamne l’usure (comme les juifs censés s’y adonner) avec violence. Bref, avec Luther, pas d’activité bancaire. Si Jean Calvin, autre leader de la Réforme, est plus souple, les positions protestantes rejoignent grosso modo celles qui dominent dans le clergé catholique : l’argent ne fait pas le salut des individus. La différence est que Calvin n’entend pas empocher les revenus des croyants, contrairement à l’Église. Alors que Luther vitupère le goût du lucre ecclésial, l’Espagne des rois catholiques trouve une source d’argent infini dans le Nouveau Monde : la mine de Potosí (actuelle Bolivie). De cette «  montagne magique  » et de quelques gisements mexicains sera extrait, entre  1545  et  1800, 85  % de l’argent produit sur la planète. Une part du métal précieux disparaît évidemment en corruption et contrebande, mais les flux qui arrivent en métropole restent tellement colossaux qu’il faut à l’Espagne une nouvelle idéologie pour les gérer : ce sera le bullionisme. La quantité d’or et d’argent étant le gage de la richesse d’un État, il convient de stocker un maximum de lingots. Mais l’Espagne du XVIe siècle est l’empire le plus puissant de la Chrétienté. Cet État a obtenu de la papauté le privilège de diriger l’Église sur son sol : il dicte sa volonté à ses théologiens, et obtient justification de l’usage de son argent. Ce sont les catholiques espagnols qui les premiers vont justifier le prêt à intérêt. Or l’Espagne, de par sa relation privilégiée à la papauté, est aussi tenue de faire la police de la pensée en Europe. Les Pays-Bas se sont rebellés contre son autorité, l’Angleterre se proclame anglicane, les protestants sont nombreux en ces pays marginaux ouverts sur la mer. L’Espagne s’endette, engloutit son argent à livrer des guerres lointaines, à entretenir des armées de mercenaires pour tenter de vaincre ces anticatholiques. Dans cette lutte qui oppose les David anglican et protestant au Goliath ibérique, les David reprennent l’idéologie de leur adversaire et innovent économiquement et technologiquement. Ils inventent la longuevue, optimisent l’usage de l’artillerie, et défont les Espagnols, sur terre et

surtout sur mer. En  1588, la déroute de l’invincible armada espagnole, envoyée avec 28 000 hommes conquérir l’Angleterre, signe un tournant. Les États néerlandais et anglais sortent de ces guerres aussi exsangues que l’Espagne. Ils ne peuvent rien financer. Mais ils ont des marchands riches, et ils savent que le salut est au loin, dans des expéditions à l’autre bout du monde. Pour aller chercher des richesses en Asie, pousser leur marchands à investir, ils inventent l’entreprise moderne, la société par actions : la Compagnie des Indes orientales britannique (EIC) est fondée en 1600, la Compagnie des Indes orientales néerlandaises (VOC) en 1602. Les deux bénéficient de monopoles d’État dans leur marché national sur tout le commerce extérieur en provenance d’Orient. Leur puissance sera sans équivalent dans l’histoire des firmes. Au XVIIe siècle, la VOC conquiert l’Indonésie et assure aux Pays-Bas une telle prospérité que l’on parle de ce moment comme du siècle d’or néerlandais  –  un siècle d’or auquel les investisseurs catholiques contribuèrent autant que leurs compatriotes luthériens. L’EIC, de son côté, parvient à grignoter l’Inde, en se faisant déléguer par les États indiens la perception des impôts, en achetant des infrastructures de production de cotonnades, bref par une stratégie d’investissement qui permet à cette compagnie, émanation du mercantilisme d’un État de 7 millions d’habitants, de prendre au XVIIIe siècle le contrôle d’un souscontinent qui compte 150 millions d’habitants ! En ne livrant qu’une seule bataille, symbolique au demeurant, l’Angleterre conquiert l’Inde par la dynamique de ses montages financiers  –  sachant que pour commencer à investir sur place, l’EIC a été contrainte à ses débuts d’emprunter aux riches marchands indiens !

De Dieu au capital Le capitalisme est né, et les penseurs écossais David Hume et Adam Smith fondent bientôt son appareil théorique. Au XIXe siècle, l’Europe communie autour de l’idée du libre-échange. Mais il reste une dernière étape à accomplir  : faire de l’accumulation de richesses le signe de

l’élection divine, cet indice wéberien de l’éthique du capitalisme. L’alchimie prend place au plus inattendu des endroits : les États-Unis. Car l’Angleterre y avait envoyé les plus puritains de ses enfants, ceux qui professaient des protestantismes tellement rigoureux qu’ils menaçaient l’ordre social et économique du royaume. Nombre d’entre eux étaient partis pour l’Amérique comme en Terre promise, afin d’y fonder un royaume de Dieu. Et c’est là-bas qu’à grand renfort de mouvements collectifs mystiques, les «  réveils  », se forge un imaginaire du self-made man. La prospérité des États-Unis, qui au XXe siècle détrônent la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale, fera le reste. Cette idéologie du capitalisme est devenue planétaire. Le capitalisme est né en Chrétienté, c’est un fait. Il a connu des formes antérieures en Chine, qui n’ont pas pu se développer, pour des raisons à la fois économiques, sociales et environnementales1. Mais à rebours d’un lieu commun, il convient de souligner que le phénomène ne fut pas uniquement protestant. Catholiques, protestants et anglicans ont construit cette histoire. Et si ce sont des puissances protestantes qui ont écrit les derniers paragraphes de notre histoire, ce sont des catholiques qui en ont construit la base. Au final, ce sont leurs interactions rivales qui ont imprimé la trajectoire du capitalisme, jusqu’au cœur de nos existences.   Laurent Testot

  Pour aller plus loin : Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, G. Todeschini, Albin Michel, 2017. Rendez à César. L’Église et le pouvoir, IVe-XVIIIe siècle, F. Hildesheimer, Flammarion, 2017. Les Papes, l’Église et l’argent. Histoire économique du christianisme des origines à nos jours, P. Simmonot, Bayard, 2005.

1  Cette question du non-développement du précapitalisme chinois, comme celle de la conquête économique de l’Inde par la Grande-Bretagne, est développée en détail dans L. Testot, Cataclysmes.

Une histoire environnementale de l’humanité (Payot, 2017).

  CHRONOLOGIE DU CHRISTIANISME MODERNE

  492 : la Reconquista de la péninsule Ibérique sur l’islam s’achève avec la prise de Grenade. Juifs et musulmans sont expulsés d’Espagne, où la Couronne met l’Église, l’Inquisition et le clergé au service de l’État. Décimés par les maladies, les Amérindiens sont facilement acquis au christianisme – même si leurs cultes montrent souvent des réminiscences d’anciennes pratiques religieuses. XVIe siècle  : Alors que les traites négrières vont acheminer des millions d’esclaves africains vers le Nouveau Monde, l’Église justifie l’esclavage en instrumentalisant l’histoire de Noté. Dans le récit biblique, le patriarche maudit les descendants de son fils Cham, qui vient de se moquer de son ivresse. Ils serviront les enfants de ses autres fils. Comme Cham est présumé être l’ancêtre des Noirs… 1517  : le moine Martin Luther critique l’Église et initie la Réforme protestante, enrichie par d’autres théologiens, tels Ulrich Zwingli et Jean Calvin. Les guerres de Religions entre catholiques et protestants embrasent l’Europe au cours des XVIe-XVIIe siècles. 1534 : le roi d’Angleterre, Henri VIII, excommunié pour avoir répudié son épouse, promulgue l’acte de suprématie, créant une Église anglicane dont le chef sera… le monarque d’Angleterre. Cette Église se veut à michemin du puritanisme protestant et du catholicisme, auquel elle emprunte ses structures ecclésiales. 1535 : retranchés dans la ville allemande de Münster, saisis d’une fièvre apocalyptique, des anabaptistes sont massacrés par les catholiques avec l’approbation des princes protestants. Issu de l’anabaptisme (traditionnellement paisible, dont descendent les mennonites et les

amish), se développe un rameau unitarien réformé, qui rejette l’idée de Trinité. 1545-1563 : le concile de Trente impulse la Contre-Réforme, ou Réforme catholique, en réaction à la Réforme protestante. Les ordres missionnaires, dont les jésuites fondés en 1540, évangélisent le monde. 1600 : le philosophe Giordano Bruno est brûlé comme hérétique. L’Église combattra ceux qu’elle ressent comme un danger pour la pérennité de son dogme : les humanistes, les savants, les penseurs des Lumières… 1603 : la dynastie des shôgun (dictateurs) Tokugawa prend le pouvoir au Japon. Elle interdit le christianisme qu’elle ressent comme un danger pour sa souveraineté, expulse les missionnaires, massacre les convertis. Des « chrétiens cachés » subsistent pourtant. 1609 : le pasteur anglican John Smyth fonde le baptisme, un mouvement protestant évangélique. 1650 : le pasteur anglican George Fox crée le terme de quaker (tremblant, au sens de tremblant devant Dieu), qui va qualifier les membres de la Société des amis, mouvement égalitariste qui défendra l’émancipation des esclaves et des femmes. 1670  : le pasteur luthérien Philip Jacob Spener fonde le piétisme, mouvement de retrait du monde, qui influencera la pensée philosophique en Europe. XVIIe siècle : en France, les jansénistes luttent pour que l’Église catholique approfondisse sa réforme, contre l’absolutisme royal et les jésuites. XVIIe-XVIIIe siècles  : les jésuites évangélisent l’Asie en discutant d’égal à égal avec les religieux indiens et chinois. La papauté les désavoue lors de la querelle des Rites. L’ordre est dissous en 1773 et rétabli en 1814. 1784 : quittant l’Église anglicane, le pasteur «  born-again  » John Wesley crée l’Église méthodiste, qui va inspirer l’évangélisme et les mouvements de « réveil ». 1789 : alors que la Révolution française, nourrie des idéaux des Lumières, va confisquer les biens d’Église, les États-Unis créent une Église anglicane autonome dite épiscopalienne. En  1784, John Wesley avait

déjà opéré une scission au sein de l’Église anglicane, en créant l’Église méthodiste. XVIIIe-XIXe siècles : des réveils religieux agitent la société des États-Unis, prescrivant un vécu religieux à la fois plus littéraliste et plus émotionnel, qui innerve les courants protestants évangéliques. Des missions réformées concurrencent désormais les pères catholiques, partout sur la planète. 1830 : aux États-Unis, Joseph Smith fonde l’Église des Saints des derniers jours, ou Église mormone. 1844 : la prophétie de fin du monde du pasteur William Miller échoue, ce qui n’empêche pas ses adeptes de constituer l’Église adventiste du septième jour en 1860. 1854  : le pape Pie IX proclame le dogme de l’Immaculée Conception, selon lequel la Vierge Marie est née hors de la souillure du péché originel. 1870  : le concile de Vatican I consacre le dogme de l’infaillibilité pontificale, selon lequel le pape ne peut pas se tromper lorsqu’il s’exprime en matière de foi et de morale. 1906 : naissance du pentecôtisme aux États-Unis, dans les communautés afro-américaines. Cet évangélisme, marqué par la possession par l’Esprit saint, se diffuse planétairement. 1905 : loi de séparation entre Église et État en France, après le Mexique (1859). 1908  : crise du modernisme. Excommunication du théologien français Alfred Loisy, qui défend que l’Église doit concilier ses positions avec les acquis de la science. Il faudra attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que le dogme catholique cesse de coller au récit biblique. 1925  : procès du Singe. Les fondamentalistes chrétiens poursuivent un professeur pour avoir enseigné la théorie de l’évolution, contre les lois de l’État du Tennessee qui interdisent de nier «  l’histoire de la création divine de l’homme, telle qu’elle est enseignée dans la Bible  ». Si les évolutionnistes perdent en justice, ils remportent la bataille médiatique.

Années  1960  : le Renouveau charismatique, d’inspiration évangélique, associe diverses obédiences (luthériens, calvinistes des Églises réformées, épiscopaliens…) en quête de revivification de leur foi. Elles sont rejointes dans les décennies suivantes par de jeunes catholiques et orthodoxes. Au sein de l’Église de Rome, on assiste à une floraison de communautés nouvelles. 2013 : élection du pape argentin François. Il symbolise les évolutions du christianisme en général, et du catholicisme en particulier : au début du XXe siècle, une religion démographiquement centrée sur l’Europe. Au début du XXIe siècle, une religion de plus en plus latino-américaine et africaine, en essor également en Asie.  

Laurent Testot

  Pour aller plus loin : 2 000 ans de chrétientés. Guide historique, G. Chaliand et S. Mousset, Odile Jacob, 2000. Mémoire du christianisme, Collectif, Larousse, 1999. 2 000 dates pour comprendre l’Église, M. Heim, Albin Michel, 2010.

  LES PROTESTANTS, DES DISSIDENTS AUX « RÉVEILS »

  L’histoire des protestantismes est celle d’une contestation des pouvoirs. Elle est aussi marquée par la dissidence interne… Puis par les « réveils », qui vont unir ces dissidents autour d’un renouveau de l’évangélisme. Dans l’histoire du christianisme, le protestantisme n’est pas une essence soudainement surgie à Wittenberg, aux portes de l’automne  1517. Sa naissance s’est jouée sur le mode d’une dissidence. Les premiers réformateurs ne sont autres que des catholiques en rupture de ban  ! La dissidence s’est ensuite externalisée, solidifiée, instituée. Elle s’est constituée en Églises, souvent liées avec le prince. Martin Luther, Jean Calvin, Ulrich Zwingli ont encouragé la mise en place d’Églises en lien avec les autorités en place, dotées d’un clergé (un corps pastoral instruit) et d’une doctrine aux contours délimités par une confession de foi (courte synthèse théologique). Mais le protestantisme n’en est pas moins resté marqué par ce moment fondateur qu’est la dissidence. Au point que « protestant » et « dissident » sont parfois de quasi-synonymes dans la littérature scientifique spécialisée, en particulier au Royaume-Uni. On compte aujourd’hui de nombreuses études sur le Dissent, la dissidence protestante1. Cette marque a profondément traversé l’identité du protestantisme européen et transatlantique. Comment en comprendre les sources ? Et quel rapport avec les Réveils qui scandent l’histoire protestante depuis le XVIIIe siècle ?

Sources des dissidences protestantes

Le chaudron où bouillonne le protestantisme naissant, aux XVIe et XVIIe siècles, est agité par deux mouvements centripètes. La plupart des réformateurs visent à mitonner une recette fédératrice, qui a pour nom la « confessionnalisation ». De quoi s’agit-il ? Le terme désigne le processus de stabilisation de grandes Églises (luthériennes, réformées, anglicane) autour de deux éléments : un encadrement de masse en lien avec le prince, et un périmètre doctrinal strictement délimité. Mais la marmite de la Réforme est trop agitée pour se contenter de ces dynamiques. Dès le XVIe siècle, des dissidences protestantes choisissent l’option centrifuge. À l’encadrement de masse, elles préfèrent le cercle des élus, voire l’association des convertis. Et plutôt qu’un périmètre doctrinal figé, elles privilégient un libre approfondissement. Ces dissidences investissent tantôt l’ascèse, tantôt l’inspiration spirituelle. D’autres encore insistent sur une logique de purification des «  erreurs  » passées, d’où vient le terme de puritanisme. Les puritains ne sont autres que ces héritiers turbulents de Calvin, insatisfaits de ce qu’ils estiment être les compromissions faites au nom d’enjeux politiques. Quel est le périmètre de cette dissidence protestante au XVIe siècle  ? Entre  15  et  20  % des populations européennes qui se rallient aux «  idées nouvelles  » de la Réforme relèvent, à un moment ou un autre, de cette mouvance multiforme. Elle recouvre alors en large partie ce que l’historien George H. Williams2  a désigné, le premier, sous le terme générique de Réforme radicale. Des nébuleuses dissidentes en marge des Églises protestantes établies. Ces dernières se rattachent à ce qu’on appelle la Réforme magistérielle, c’est-à-dire en lien avec le magistrat, l’autorité politique (prince ou conseil urbain). Les dissidents, eux, sont indépendants des pouvoirs en place. Et ces derniers le leur font payer cher, jusqu’au bûcher, ou la noyade. Bien que persécutée, la dissidence protestante se déploie à la fois sur le continent et dans les îles britanniques. En Europe continentale, elle prend la forme des tendances illuministes, qui insistent sur la prophétie et l’inspiration directe par le Saint-Esprit, et des groupes anabaptistes. L’anabaptisme prône les associations de convertis, la séparation d’avec

l’État, le baptême à l’âge de raison, d’où le sobriquet de « rebaptiseur ». En majorité pacifique, voire pacifiste, il tend parfois au prophétisme apocalyptique (comme lors de la révolte de Münster, qui voit un soulèvement anabaptiste écrasé par une coalition de princes catholiques et protestants), voire à la contestation sociale. La guerre des Paysans (15241526), qui fascina Engels3 et horrifia Luther, n’est également pas sans lien avec certains éléments anabaptistes. Dans les îles britanniques, autre paysage. Outre-Manche, les dissidents sont principalement des calvinistes déçus du compromis anglican. Ils sont tantôt favorables à une Église d’État, mais 100 % calviniste, tantôt désireux d’une séparation claire d’avec la nouvelle Église d’Angleterre jugée corrompue. Ces derniers, obsédés par la sortie d’une Babylone compromise, sont appelés séparatistes, ou indépendants.

Sillage des dissidences : de la marge au centre Après son bouillonnement initial au XVIe siècle, le sillage des dissidences protestantes est marqué, dans les deux siècles qui suivent, par un paradoxe : sur la base d’un discours de la marge, elles vont pourtant conquérir, outreAtlantique, une centralité providentielle. Mal accueillis par la nouvelle Europe issue du « temps des Réformes », bien des dissidents vont en effet s’embarquer pour le Nouveau Monde. Ils contemplent, dans les colonies britanniques émergentes, la perspective de bâtir la «  cité sur la colline  » dont ils rêvent. Ce thème puritain porte la revanche des dissidents dont l’Europe ne voulait pas. Il est développé par le gouverneur John Winthrop (1587-1649) dans un sermon prononcé devant les Pères pèlerins (Pilgrim Fathers). Lors de leur périple océanique vers la Nouvelle-Angleterre (1630), il compare le projet dissident en Amérique à un phare appelé à éclairer le monde. Affirmant que «  les yeux de tous les peuples  » sont braqués sur eux, le puritain calviniste Winthrop exhorte ses auditeurs à ne pas décevoir l’appel reçu, sous peine d’être rejetés par Dieu. L’élan est donné. Les premières colonies américaines ne sont pas toutes puritaines pour autant, loin s’en

faut ! Mais l’empreinte d’un protestantisme dissident revanchard, optimiste et missionnaire est bien là. Cette marque dissidente va se trouver comme exacerbée, au début du XVIIIe siècle, par une grande vague de conversions. La régénération chrétienne est précédemment conçue, dans les milieux anglicans, comme un processus de toute une vie. Elle devient de plus en plus associée à une réponse immédiate, dramatique, où l’individu doit choisir entre la damnation éternelle et l’obéissance à Jésus-Christ, seule voie de salut. Jonathan Edwards (1703-1758) comme son collègue George Whitefield (1714-1770) prêchent la nouvelle naissance (new birth), et les foules du Nouveau Monde suivent. Les prédicateurs n’hésitent pas à terroriser leurs auditoires par des récits effrayants où les œuvres du diable se déchaînent, sur fond de flammes infernales. Fire and brimstone ! Le feu et le souffre ! Mais aux tourments de l’enfer répondent les joies du pardon et de la vie chrétienne, l’émotion éprouvée au moment où l’on affirme ressentir l’étreinte de la grâce divine… On parle d’un awakening, d’un «  réveil  ». Le mot va devenir un marqueur identitaire. Il désigne une réalité à trois volets : individuel (accent sur la conversion), ecclésial (création de nouvelles Églises) et sociétal (réformisme social). Les rencontres « revivalistes » abondent en ferveur et manifestations spectaculaires. On fond en sanglots, on bondit de joie, on s’évanouit, on danse en tous sens… Jusqu’à préfigurer certaines formes de hip-hop ? De 1734 à 1737, des milliers de conversions transforment la vie des Églises en Nouvelle-Angleterre. Le mouvement, un temps ralenti, reprend ensuite de plus belle avec les premiers effets de l’arrivée de Whitefield, en  1739. De la colonie de Géorgie à celles de Nouvelle-Angleterre, ce jeune prédicateur itinérant de 26 ans, formé à Oxford dans le giron de l’Église anglicane, devient vite une célébrité. Les gazettes s’extasient. Quel charisme  ! Quel timbre de voix  ! Quelle éloquence  ! Partout où il se rend, les colons accourent. Les performances du prédicateur sont relayées par les articles des journaux de Boston. Point de réseaux sociaux numériques à l’époque ! Mais avec toute la célérité dont ils sont capables, ces médias n’hésitent pas à imprimer des

témoignages de conversion et d’admiration. Avec effet de cristallisation et d’identification. Les tournées de Whitefield, soigneusement dramatisées, créent une mobilisation populaire sans précédent dans les colonies. Conversions et Églises évangéliques remplacent peu à peu le christianisme hérité de la colonisation. Après un premier « grand réveil », cinquante ans avant l’indépendance des États-Unis, un second « réveil » (à la charnière du XIXe siècle), puis un troisième, après la guerre de Sécession (1861-1865), transforment le paysage confessionnel des États-Unis  : à partir des dissidences dont l’Europe ne voulait pas, un géant protestant est né. Et l’on bascule du temps des confessions à celui des conversions.

Des dissidences marginales aux « réveils triomphants » Entre-temps, les dissidences protestantes restées en Europe connaissent d’abord le destin de minorités persécutées. L’anabaptisme, repris en main par Menno Simons (1496-1561), se protège en choisissant la discrétion agricole, se structurant en communautés rurales et endogènes. Les mouvements du Dissent britannique (Angleterre, pays de Galles et Écosse) se canalisent quant à eux en dénominations stabilisées  : le baptisme, né en  1608  sous l’impulsion de John Smyth, en offre l’exemple le plus significatif. À la croisée de l’anabaptisme hollandais, dont il emprunte le modèle baptismal, et du séparatisme puritain anglais, il construit une trajectoire confessionnelle pérenne et vouée à un essor considérable. Il faut attendre le desserrement des contraintes liées à la féodalité et aux pouvoirs autoritaires pour que ces ferments dissidents recomposent au grand jour des projets ambitieux de réforme spirituelle et ecclésiale. C’est dans ce contexte que des «  réveils  » vont secouer à son tour l’Europe anglophone et continentale. Dès la fin du XVIIe siècle, le piétisme, en terre germanique, favorise les conventicules de chrétiens pieux, non sans rappeler les associations de convertis qui font la marque de fabrique du protestantisme évangélique. Au XVIIIe siècle, c’est au tour du méthodisme, né au départ d’une dissidence interne à l’Église d’Angleterre, de

s’autonomiser sur la base d’une revendication de conversion et de centralité biblique (biblicisme). Ce «  réveil  » méthodiste est transatlantique. Il agite les colonies américaines tout comme il secoue les banlieues ouvrières d’un RoyaumeUni en pleine révolution industrielle. Avec la lente pluralisation des sociétés européennes, scandée de soubresauts révolutionnaires, l’époque contemporaine voit se multiplier ces réveils, avatars apaisés des dissidences discriminées d’antan. Les assemblées de frères et le darbysme (courant rigoriste initié par l’ex-anglican John Nelson Darby), fondés à partir des années 1830 ; les Églises évangéliques libres (séparées de l’État) ; l’Armée du Salut, créée par William et Catherine Booth à partir de 1865 sur une base à la fois conversionniste et sociale… Tous relèvent de ces vagues revivalistes. Sur des points d’appui en partie comparables à ceux des dissidences du XVIe siècle, ils contestent les Églises établies. Mais un élément capital a changé  : désormais, avec la sécularisation et démocratisation progressives des sociétés occidentales, les Églises établies n’ont plus le loisir d’en appeler à César pour contrer les contestataires. On emprisonne certes encore quelques pasteurs, y compris en France (jusqu’au Second Empire), mais le mouvement de fond penche désormais vers la liberté pour tous. Plus besoin de s’exiler au large, vers une hypothétique terre promise, une nouvelle cité sur la colline. Désormais, les réveils protestants s’ancrent partout, revendiquent des racines et des droits, nourrissant les rangs d’un protestantisme évangélique multipolaire. Les anciens dissidents sortent du ghetto pour entrer dans un réseau de plus en plus ostensible. Ses contours recouvrent un évangélisme où la conversion est au centre. Le dispositif doctrinal et social articule «  Jésus, moi et les autres ». Le pentecôtisme, né aux États-Unis, en Inde et au pays de Galles au début du XXe siècle, en constitue l’expression contemporaine la plus conquérante. S’appuyant sur des dynamiques bien plus anciennes, cette nouvelle dissidence protestante commence comme un réveil. Il s’agit de tout renouveler, en contestant au passage les discours des Églises en place. Le produit d’appel  ? Les miracles. Qui dit mieux  ? Reprenant le verset

biblique « Viens et vois » (Évangile selon Jean 1, 46), celles et ceux qu’on appelle bientôt pentecôtistes mettent en avant la revalorisation du rôle du Saint-Esprit. Comme cela s’était produit lors de mouvements précédents, la dissidence se structure, se ramifie, se multiplie, génère de nouvelles dénominations, des centres de formation, des missions. Dans les années  1960, le pentecôtisme ouvre sur de nouvelles vagues charismatiques, plus œcuméniques, puis sur les orientations prophétiques du mouvement Parole de foi ou des apôtres du combat spirituel. Ces derniers connaissent, depuis les années 1980, un essor considérable sur tous les continents. Dans cette vaste dissémination des revivalismes, une mutation de fond travaille ce champ protestant  : l’oncle Tom, l’ancien colonisé, prend peu à peu le pas sur l’oncle Sam anglophone, l’ancien missionnaire et colon. Le descendant du Dissent britannique, Bible King James sous le bras, était rompu à l’harmonium (instrument longtemps familier aux cultes protestants). La relève est désormais assurée par de nouveaux christianismes latinos, africains et asiatiques, qui chantent une autre partition. Décentrement temporaire, lié aux effets de la décolonisation ? Ou recomposition durable sur le mode d’un nouveau tiers état du christianisme ?   Sébastien Fath

  Pour aller plus loin : La Réforme radicale en Europe au XVIe siècle, M. Biagioni et L. Felici, Droz, 2017. Jésus, moi et les autres. La construction collective d’une relation personnelle à Jésus dans les Églises évangéliques : Europe, Océanie, Maghreb, C. Pons (dir), CNRS éd., 2013. Les Fils de la Réforme. Idées reçues sur les protestants, S. Fath, Le Cavalier bleu, 2012.

D'où vient l'anglicanisme ?  

En  1521, le roi d’Angleterre Henri VIII est félicité par le pape pour avoir publié Défense des sept sacrements, un manifeste réfutant les arguments de Martin Luther. Six ans plus tard, las d’une union qui ne lui a donné aucun héritier mâle viable, Henri VIII souhaite faire annuler son mariage avec Catherine d’Aragon pour épouser une de ses suivantes, Anne Boleyn. Mais Catherine est la tante du puissant Charles-Quint, qui interdit au pape toute remise de dispense. Henri VIII détache alors l’Église d’Angleterre de l’autorité pontificale. Il épouse Anne en  1533. L’acte de suprématie, inspiré par Oliver Cromwell en 1534, lui confère la mainmise sur l’Église anglaise, dont le monarque devient chef suprême. Thomas More proteste ? Il est exécuté. C’est sous le règne d’Élisabeth Ire que l’anglicanisme se consolide. En 1563, les évêques nommés par la couronne approuvent les Trente-neuf articles, base de la confession désormais officielle, qui mélange les apparences catholiques (images, crucifix, liturgie…) et l’influence calviniste (primat de la lecture de la Bible). La nouvelle Église, dite épiscopale dans ses extensions ultramarines, connaîtra une expansion mondiale avec l’Empire colonial britannique. Elle revendique aujourd’hui 90 millions d’adhérents.  

Laurent Testot

1 Voir T. Larsen et M. Ledger-Thomas, The Oxford History of Protestant Dissenting Traditions, Oxford University Press, 2017. 2 G. Williams, The Radical Reformation, Westminster Press, 1962. 3 F. Engels, La Guerre des paysans en Allemagne, 1850, rééd. Ampelos, 2017.

L'ÉTAT RÉPUDIE SES ÉGLISES

  Paris, début de l’été 1904 : la Chambre des députés est le théâtre de vifs affrontements. Pour le Parti radical au pouvoir, les congréganistes* menacent la République par leurs habits religieux et leurs vœux de pauvreté  –  contraires à l’idéal républicain d’ascension sociale  –, de chasteté – alors que la France a tant besoin d’enfants –, d’obéissance – alors que la République exige un citoyen libre. L’aile la plus militante de la majorité prône la séparation des Églises et de l’État. La commission formée dans ce but comprend 17 députés favorables à la séparation et 16 opposés. Elle dépassera ce clivage grâce à l’action commune de son rapporteur socialiste, Aristide Briand, et de son président radical, Ferdinand Buisson, qui créent une atmosphère d’écoute mutuelle.

Les trois ruptures de la séparation Un an plus tard, la Chambre adopte, en première lecture, la loi de séparation. Seuls deux députés du centre gauche approuvent Aristide Briand quand celui-ci loue la loi. Les radicaux la votent, tout en affirmant qu’il faudra la modifier (c’est-à-dire la durcir). La droite la rejette, même si elle a contribué à la façonner. Pour la louer de façon quasi unanime, il faudra attendre  2005  et la célébration de son centenaire. Sur le moment, la loi mécontente les catholiques, les anticléricaux et même une majorité de républicains. Les catholiques y voient la fin de la France « fille aînée de l’Église ». À un franc-tireur comme le philosophe Ferdinand Brunetière, qui affirme que «  la loi nous permet de croire ce que nous voulons et de pratiquer ce que nous croyons  », le député Albert de Mun oppose l’«  apostasie*  » de la nation. L’article  2 abolit le Concordat* et met fin au système des cultes reconnus –  la République «  ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne

aucun culte ». L’identité de la France n’a plus aucune dimension religieuse, mais la Constitution attendra quarante ans avant d’en prendre acte. Les anticléricaux n’acceptent pas l’article  1, dans lequel la République non seulement « assure la liberté de conscience » mais aussi « garantit (le terme est fort) le libre exercice des cultes  ». C’en est fini du combat «  émancipateur  » contre la religion, de l’anticléricalisme d’État. Aristide Briand l’a indiqué, la séparation de  1905  est aussi une séparation entre l’État et la libre-pensée*. Enfin, des républicains (Ferdinand Buisson, Georges Clemenceau…) ne décolèrent pas contre l’article  4, par lequel la République «  respecte  » (le terme est venu à plusieurs reprises dans les débats) la constitution de chaque Église, admettant ainsi la dimension collective de la religion et tournant le dos au modèle révolutionnaire de «  l’individu abstrait  ». «  Socialistes papalins  » pour les radicaux, Jean Jaurès et Aristide Briand pensent que le collectif est une dimension de l’individu et non son simple prolongement.

Réalité française ou internationale ? Dans les débats qui précèdent le vote de la loi, il est beaucoup question des pays qui ont déjà séparé la religion et l’État. Dans son rapport, Aristide Briand en signale une dizaine, notamment américains : le Brésil, le Canada, les États-Unis et le Mexique. Depuis les années 1880, ce dernier fait figure de modèle car, contre l’idée reçue que la séparation entraîne une « persécution », il montre que le catholicisme, tout en étant séparé de l’État, peut rester la religion de la grande majorité des habitants d’une nation. En  2007, proposant une Charte de la laïcité qui la durcit par rapport à  1905, le Haut Conseil à l’intégration prétend, parmi d’autres contrevérités, que le Mexique s’est inspiré de la séparation de  1905. Cette affirmation est apparue aux Mexicains comme typique de l’arrogance des tenants d’une «  laïcité exception française  ». En fêtant, en  2009, le  150e anniversaire de leur propre séparation, un professeur mexicain s’est réjoui d’appartenir au peuple «  le plus intelligent du monde  »  : «  En 1859, en

effet, nous nous sommes dits  : imaginons ce que les Français feront en 1905 et… imitons-les ! » Cette anecdote est significative  : si le mot «  laïcité  » provient de la langue de Molière, la réalité de la laïcité n’est pas que française. Ferdinand Buisson la définissait, dès  1883, comme «  l’État neutre, indépendant de tous les clergés » pour assurer « la liberté de tous les cultes » et « l’égalité des citoyens  », quelle que soit leur appartenance religieuse ou non religieuse. Quatre principes, donc, à articuler ensemble  : deux moyens (neutralité et séparation), deux finalités (liberté et égalité).

Ne pas confondre laïcité et sécularisation Tous les pays démocratiques possèdent, au moins, des éléments de laïcité. Aucun ne réalise une laïcité absolue. La laïcité reste toujours un enjeu, car chacun privilégie tel ou tel principe sur les autres. Par ailleurs, il ne faut pas confondre la laïcité, gouvernance politique des religions et des convictions, avec la sécularisation, prise de distance culturelle d’avec la religion. Au contraire, dans les sociétés modernes pluriculturelles, la laïcité doit organiser la vie commune d’individus entretenant des rapports différents avec la sécularisation.   Jean Baubérot

  L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA MODERNITÉ

  En  1600, le théologien Giordano Bruno est brûlé vif à Rome pour avoir défendu les thèses de Copernic sur la rotation de la Terre autour du Soleil. En  1633, Galilée, savant de Florence, est à son tour condamné par l’Inquisition à abjurer des découvertes mettant en cause la croyance biblique du Soleil tournant autour de la Terre ! Ces affaires deviennent les symboles de l’affrontement de la foi et de la science. Il faudra attendre la fin du… xxe siècle pour que Galilée et Bruno soient réhabilités. Aux scandales romains dénoncés par la Réforme protestante, l’Église réplique par plus de centralisation, de soumission au dogme. La « ContreRéforme  » devient même le prétexte à une nouvelle répression des hérétiques, à des guerres de religions, à une «  reconquête  » catholique indifférente aux droits des minorités, des peuples autochtones dans les pays nouvellement évangélisés, au progrès de l’esprit moderne. Les Lumières et la Révolution française sont pour Rome des inventions du diable. Car elles rompent avec l’ordre naturel du monde, avec la révélation chrétienne, avec l’autorité du prince et l’infaillibilité du pape. Leur crime est de vouloir remplacer les devoirs envers Dieu par les droits de l’homme. Toute l’histoire du XIXe siècle et des révolutions libérales (1830, 1848), du progrès des idées démocratiques et sociales se résume dans ce conflit : Dieu ou la liberté, la soumission ou la rébellion. L’Église romaine choisit son camp. Tous les papes (excepté Pie VII résistant à Napoléon) sont des monarques absolus, sourds aux craquements du monde, souverains « intransigeants » qui ne connaissent que la tradition et l’autorité, la dévotion et la soumission, la centralisation autour de la Rome éternelle et sacrée. Ils refusent tout accommodement avec les idées

libérales, révolutionnaires, nationales, modernes, avec toute forme de liberté de conscience, de pensée, de presse et de laïcité.

Le « modernisme », voilà l’ennemi ! Le XVIIe siècle avait eu son affaire Galilée. L’Église du XIXe a son Syllabus, du nom de cette bombe doctrinale jetée, en 1864, par le pape Pie IX contre « toutes les erreurs du monde moderne ». Peu après, en 1870, le concile Vatican I donne à l’absolutisme romain son nouveau dogme  : l’« infaillibilité pontificale ». Au moment où il perd son pouvoir temporel sur les États pontificaux acquis à la monarchie italienne, le pape verrouille son pouvoir religieux et se retranche derrière les murs du Vatican. Devant cette situation nouvelle d’un pape «  prisonnier  », l’antimodernisme de l’Église redouble, malgré la parenthèse libérale de Léon XIII (1878-1903). Au début du XXe siècle, toutes les initiatives de démocratie sociale, comme en France le Sillon de Marc Sangnier, sont condamnées. Mais l’Église subit les défis du positivisme et du scientisme. La « crise moderniste » vient d’un choc brutal entre la tradition dogmatique du catholicisme et les avancées de l’exégèse historique et critique. Élevé à la lecture du Syllabus, Pie X (1903-1914) condamne toute mise en cause par la science des origines du christianisme. Le « modernisme », voilà l’ennemi ! Le prêtre français Alfred Loisy est mis à l’index, comme tous les exégètes accusés de ne pas adhérer fermement à l’enseignement du magistère. Beaucoup se soumettent, mais combien souffrent de méthodes inquisitoriales ! Des évêques, des enseignants seront surveillés et poursuivis par un réseau de semi-espions à la solde du Vatican (La Sapinière).

L’« aggiornamento » du concile Vatican II « Nouveau printemps », « signes des temps », « aggiornamento » (mise à jour)…, à l’aube des années 1960, le lexique de l’Église s’enrichit. L’aprèsguerre est terminée. Les deux K. – Kennedy et Khrouchtchev – ouvrent une ère de détente. Un besoin de libération et de responsabilité se fait pressant dans toutes les sphères de la société et culminera en 1968.

Au pessimisme théologique et politique qui avait précédé les combats antimodernistes succède une sorte de confiance nouvelle. Héritiers d’un Charles Péguy, des intellectuels comme Paul Claudel, Jacques et Raïssa Maritain réconcilient le christianisme avec l’intelligence de leur temps. Des théologiens chevronnés comme Henri de Lubac, Yves Congar, MarieDominique Chenu ouvrent la voie à la réforme de l’Église et au rapprochement œcuménique. Eux aussi sont surveillés et sanctionnés, mais ils attendent leur heure. Elle vient avec l’élection, en 1958, d’un pape vieillard, Angelo Roncalli. Il a une expérience de diplomate médiocrement noté, mais une intuition fine des mutations de son temps. À la surprise du monde entier, il annonce un aggiornamento de l’Église, convoque un concile qui devra refuser toute nouvelle condamnation doctrinale et développer une vision plus confiante de la société moderne. C’est un tournant considérable. En trois ans (1962-1965), Vatican II bouleverse le visage du catholicisme, rénove le discours de l’Église, sa liturgie, son mode de gouvernement, replace au centre l’étude des Écritures. Pour la première fois, elle reconnaît la primauté de la conscience et la liberté pour tout homme du choix de sa religion. Un dialogue « œcuménique » s’ouvre avec les «  frères séparés  », protestants, anglicans, orthodoxes. À des siècles d’ostracisme visant les religions non chrétiennes  –  judaïsme, islam, bouddhisme, hindouisme – succède la reconnaissance. Soit une conversion radicale qui met hors d’elle la minorité intégriste autour de Mgr Lefebvre. Mais le pape Paul VI, qui succède en 1963 à Jean XXIII mort avant la fin du concile, tient bon. Il fera adopter la plupart des réformes et enverra, le jour de la clôture le 8 décembre 1965, des messages de confiance au monde entier, à tous les gouvernants, aux intellectuels, aux ouvriers, aux artistes, aux femmes, aux malades, aux jeunes. L’Église catholique entre enfin dans le siècle.  

Henri Tincq

  LA CONVERSION DES AMÉRIQUES Rencontre avec Bernard Lavallé

  Bernard Lavallé a rédigé de nombreux livres sur l’histoire de l’Amérique latine, des biographies du conquistador Francisco Pizarro et du prêtre militant Bartolomé de Las Casas, comme des synthèses des expéditions des conquistadores et de l’évangélisation des Amérindiens. Ses travaux éclairent le passé des populations des Amériques, qui comptent aujourd’hui pour le quart de la Chrétienté. Si les Amérindiens en constituent une part négligeable, leur histoire méconnue agit comme un révélateur de cette christianisation opérée à la période coloniale.  

Porter le message du Christ à ceux qui l’ignorent, telle est la mission que l’Espagne se donne lorsqu’elle commence la conquête des Amériques à partir de 1492. Mais comment la mise en œuvre de cet objectif se traduitelle auprès des Amérindiens ? Dans les textes qui autorisent les conquêtes  –  car elles doivent l’être préalablement par la couronne espagnole  –, il est précisé que la religion chrétienne sera propagée sur les territoires conquis. C’est pourquoi des ecclésiastiques participent souvent aux expéditions militaires. Ils assurent à la fois la vie spirituelle des conquistadores et les premiers pas de l’évangélisation des Indiens. Au début, l’aspect militaire va prévaloir. Tant que les conquêtes ne sont pas bien établies, il n’y a pas d’évangélisation. Elle ne commence que dans un second temps, lorsque l’État espagnol met en place une administration et une structure ecclésiastique qu’il contrôle en vertu d’un accord avec la papauté, le patronage royal (Real patronato).

 

Bartolomé de Las Casas, avec ses plaidoyers en faveur des Amérindiens, exerça-t-il une réelle influence ? Bartolomé de Las Casas est d’abord lui-même un colon. Il a des Indiens et des terres, sur lesquelles il cherche de l’or, dans la vega Real, la grande vallée aurifère de Saint-Domingue. En parallèle, vers  1506, il devient prêtre. À l’époque, les prêtres peuvent mener une vie quasi séculière. Mais Las Casas a vu la conquête, ses abus, le travail forcé des Indiens, les violences, la chute vertigineuse de la population indigène. En  1515, alors que la conquête de Cuba est engagée et qu’il y participe comme aumônier, il décide de consacrer sa vie à la défense des Indiens. S’il est le plus connu dans ce rôle, d’autres avocats des Indiens se sont exprimés. Des religieux, presque tous dominicains, tel Francisco de Vitoria. Ils sont soutenus par un courant d’opinion surtout au sein de l’université de Salamanque. On sait que les cours de Vitoria y étaient particulièrement suivis. En outre, Las Casas n’aurait rien pu faire sans le soutien constant de Charles Quint. Lorsque celui-ci abdique en faveur de son fils Philippe II, en 1556, Las Casas est réduit au silence.  

On imagine les colons hostiles à Las Casas… Les colons lui sont opposés, car il exige que l’on leur retire le service des Indiens. Il est surtout en lutte contre les encomenderos. L’encomienda est un système qui «  recommandait  » un certain nombre d’Indiens à un Espagnol qui bénéficiait ainsi de leurs corvées. Ils lui payaient en plus un tribut. En échange, l’encomendero était chargé de leur évangélisation, de payer un curé pour leur faire le catéchisme. Mais ce dernier volet était très mal exécuté. Il était bien connu que les encomenderos abusaient à tous égards des Indiens qui leur étaient confiés.  

Le souvenir de Las Casas n’est-il pas associé à un plaidoyer pour la traite négrière ? À la fin des années  1510, Las Casas met sur pied plusieurs plans de colonisation « humaine » de Saint-Domingue. Il veut mettre un terme aux abus, et propose à la Couronne d’agir en ce sens. Il veut regrouper les

Indiens dans des villages dans lesquels, sous l’égide de familles espagnoles, ils seraient amenés à un style de vie chrétien. Ils échapperaient ainsi aux abus de l’encomienda en travaillant de façon modérée contre un salaire. Dans un de ces projets, Las Casas envisage effectivement que les Espagnols et les Indiens soient aidés par des esclaves noirs. Aujourd’hui, les choses ne sont plus vues de la même façon. Mais relisez Utopia de Thomas More (1516), et vous verrez qu’il y a des esclaves aussi. Il ne s’agit ni de disculper Las Casas ni de le condamner au nom de principes d’une époque qui n’est pas la sienne. Il s’en est repenti à la fin de sa vie.  

Qu’en est-il de la question de l’âme des Indiens ? Un débat a lieu à Valladolid. Il opposait Las Casas, soutenu par la Couronne, à Juan Ginés de Sepúlveda, un des plus beaux esprits de son temps, un humaniste, précepteur du futur Philippe II. Au terme de deux séries de débats, les auditeurs devaient effectuer un rapport. On n’a pas ce document. Mais on sait qu’à l’issue de cette controverse, Sepúlveda a été interdit de publication. Las Casas en a déduit qu’il avait gagné. Le problème n’était pas celui de l’humanité des Indiens, une affaire décidée depuis longtemps : c’étaient des hommes, donc ils avaient une âme. Le problème était ailleurs. Pour nous, aujourd’hui, l’humanité ne se divise pas. À l’époque, où la hiérarchisation sociale était très prégnante, Sepúlveda ne niait pas que les Indiens soient des hommes, mais il les pensait moins hommes que les Européens. Au contraire, Las Casas ne voyait entre Indiens et Européens aucune différence. La question peut se reformuler ainsi  : les Indiens étaient-ils esclaves par nature ? Sepúlveda répondait oui, Las Casas non.  

Dans la pratique, n’est-ce pas Sepúlveda qui a triomphé ? Dans les années  1560, sous Philippe II, on assiste en effet à une reconsidération totale de la politique espagnole définie lors de la grande Junta Magna de 1568. L’Espagne désormais se comportera dans son empire sans état d’âme, alors qu’auparavant elle aura été la seule puissance

coloniale de l’histoire à se poser très tôt des questions sur la légitimité de ses actes.  

Il semble que l’évangélisation ait été du ressort des ordres religieux. Pourquoi ? Les ordres religieux furent les premiers à assurer l’évangélisation. Il ne pouvait y avoir au début de prêtres séculiers tant qu’il n’y avait pas d’évêques. Les ordres, qui eux pouvaient déléguer certains de leurs frères, assurèrent donc l’encadrement ecclésiastique des premiers colons, et surtout des Indiens. Les premiers, en Nouvelle-Espagne, l’actuel Mexique, furent les franciscains et, dans une mesure moindre, les dominicains. Les augustins et l’ordre de la Merci arrivèrent ensuite, puis les jésuites dans les années 1570. Globalement, les ordres religieux furent les évangélisateurs des Indiens, ce qui leur sera discuté ensuite par le clergé séculier, d’où une guérilla sourde entre clergés séculier et régulier jusqu’au XVIIIe siècle. L’évangélisation était organisée à partir de paroisses indiennes, les doctrinas. Or ces doctrinas étaient aussi des unités d’exploitation de l’Indien. Les curés abusaient de la main-d’œuvre, obligeaient les Indiens à leur acheter des produits, à leur vendre leurs biens. La rivalité dans le travail d’évangélisation se doublait d’une lutte économique entre membres du clergé.  

Vous soulignez, parmi les héritages des missions, la sauvegarde des langues indiennes. Les religieux ont joué un rôle linguistique considérable, et c’est sur la base de leurs travaux que l’on a commencé à étudier les langues indiennes. Les premiers missionnaires réalisent d’emblée que le latin et même l’espagnol sont inopérants. Rapidement, il est précisé que seuls peuvent devenir curés de paroisse indienne ceux qui maîtrisent la langue indigène. Cette obligation est respectée dans l’ensemble. Au Mexique, existaient des mondes linguistiques très marqués. Les missionnaires contribuent au

maintien des langues indiennes en constituant des grammaires, des vocabulaires… Au Pérou, les choses sont différentes, car dans l’immense empire des Incas, les populations avaient leurs propres langues. Le quechua, langue administrative des Incas, n’était connu que des élites. Par commodité, les Espagnols ont appris seulement le quechua, ils ont donc affermi son statut et surtout étendu son usage. Seul a subsisté le domaine linguistique aymara au sud et en actuelle Bolivie.   Mais les religieux n’ont-ils pas détruit de nombreuses œuvres indigènes ? Un peu plus tard, lorsque les Espagnols se sont aperçus que derrière les pratiques chrétiennes les Indiens continuaient de vénérer leurs dieux traditionnels, ils ont entrepris des campagnes d’éradication, des campagnes de destruction des objets de culte. À Mexico, ex-capitale des Aztèques, on a par exemple brûlé des codex et des « idoles » en très grand nombre. Ce fut aussi le cas au Pérou.  

Quel est l’impact des ordres sur les sociétés latino-américaines ? Au début du XVIIIe siècle, la nouvelle dynastie des Bourbons décide de donner l’intégralité des paroisses au clergé séculier, plus facilement contrôlable que les ordres qui jouissent d’une autonomie assez importante. Les dominicains, franciscains, mercédaires et augustins cessent donc l’essentiel de travail vers le milieu du XVIIIe siècle… C’est au tour des jésuites quelques décennies plus tard, lorsqu’ils sont expulsés de l’Empire. L’évangélisation des Indiens tombe dès lors entre les mains du seul clergé séculier, qui pratique une administration de la foi souvent obnubilée par les avantages matériels.  

Quel est le rôle des créoles dans l’Église ? Un des aspects très importants de l’Église a été l’affirmation en son sein des criollos, c’est-à-dire de Blancs nés en Amérique, descendants d’Espagnols (à distinguer des créoles au sens français de populations métissées). Ces criollos se sentent, dès la fin du XVIe siècle, différents des

péninsulaires mais toujours espagnols. Une identité qui n’est pas prise en compte par le pouvoir politique métropolitain. Le seul domaine dans lequel elle peut s’exprimer est celui des ordres en raison de leur autonomie. Dès le début du XVIIe siècle, Espagnols péninsulaires et criollos s’affrontent. Pour défendre leurs positions, les criollos prennent la plume, revendiquent leurs droits. Au sein des ordres émerge une sorte de protonationalisme. Ce mouvement identitaire très fort est freiné par deux aspects : 1) s’ils s’affirment américains, ces criollos insistent aussi sur leur hispanité ; 2) ils sont les fils des Espagnols qui exploitaient les Indiens… Ils s’en disaient solidaires, tout en manifestant la volonté que rien ne change.  

Les jésuites se distinguent-ils des autres ordres ? Les jésuites arrivent en Amérique avec d’autres perspectives idéologiques. Ils deviennent très vite incontournables, dès le début du XVIIe siècle, ils forment les élites hispano-américaines. Pour ce qui est des Indiens, les jésuites travaillent comme missionnaires dans le Nord du Mexique et dans les Andes. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils manifestent des réticences à s’engager dans cette voie, car ils ont conscience qu’ils n’auront pas les mains libres. Quand c’est le cas, comme au Paraguay, ils développent sans entraves leur projet de transformation du monde indien. Les jésuites restructurent la population du Paraguay, dans des villages dits «  réductions  ». Les Indiens y sont rassemblés, soumis à un système de travail précis sans être excessif, administrés dans un cadre culturel et cultuel spécifique. Ils y sont éduqués, on leur enseigne la musique, à lire et à écrire dans certains cas. On a pu parler d’un véritable État de la Compagnie de Jésus au Paraguay. Cette réussite fut extraordinaire, ce que montre l’essor démographique des «  réductions  ». Mais lorsque les jésuites sont expulsés, en  1767, elles s’effondrent. Les colons, Espagnols du Paraguay et Portugais du Brésil, se jettent sur cette main-d’œuvre pour se l’approprier. Les Indiens ne pouvaient pas se défendre sans l’encadrement des jésuites, comme ils vivaient en villages depuis un siècle. Le paternalisme des jésuites leur avait fait oublier comment survivre en dehors…

  Le christianisme joue-t-il un rôle dans les guerres d’Indépendance du XIXe siècle, qui voient les États d’Amérique latine se séparer de la Couronne espagnole ? Lorsque les processus d’indépendance sont lancés, l’Église est un élément constitutif du monde hispano-américain. Le clergé est alors presqu’exclusivement criollo. Il est donc normal que parmi les figures les plus notables de l’indépendance, en particulier au Mexique, figurent des ecclésiastiques (Hidalgo, Morelos). Dans plusieurs villes, des religieux jouent un rôle éminent, parfois militaire, certains seront exécutés pour leur participation. La célèbre Vierge de Guadalupe, emblème du pays, est enrôlée pour défendre les armées mexicaines contre les Espagnols. Cette identification d’un christianisme criollo au mouvement d’indépendance se retrouve partout, du Mexique au Río de la Plata en passant par la Colombie. Les proclamations d’indépendance sont souvent rédigées par des groupes comprenant des ecclésiastiques. Cela n’est pas étonnant dans la mesure où ce sont à la fois les plus éduqués, et les plus sensibles aux revendications criollas.   En Amérique latine, coexistent des cultes rendus à des saints locaux, une vénération pour d’anciennes divinités, des messes colorées, des progrès de l’évangélisme protestant et un engouement pour le néochamanisme… Ce brassage est-il récent ? Dans l’Église coloniale, les Indiens avaient une position d’obéissance, mais s’ils ont accepté la religion des conquérants, ils y ont introduit des éléments de leur culture. Ce mélange est resté caché ou ignoré pendant toute l’époque coloniale. Après l’indépendance, il a pu s’exprimer de façon plus visible. Le christianisme aujourd’hui est métissé, dans les Andes comme au Mexique. Mais on peut dire la même chose de l’Asie, du Pacifique ou de l’Afrique noire. En Amérique latine, le syncrétisme devient plus visible à partir du XIXe siècle, au moment des indépendances. Un bas clergé apparaît, formé de gens issus du peuple, et non plus de l’élite coloniale. Des prêtres nés en

milieu espagnol, métis, indien construisent un christianisme hybride, longtemps en position ambiguë par rapport au passé, car le christianisme a été aussi un des éléments essentiels de l’exploitation coloniale. Tardivement, avec la théologie de la libération*, certains membres du clergé ont essayé de reconsidérer cet héritage et de se positionner de façon critique par rapport aux liens séculaires entre l’Église et les pouvoirs temporels.  

Propos recueillis par Laurent Testot

  Pour aller plus loin : Au nom des Indiens. Une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole, B. Lavallé, Payot, 2014. Bartolomé de Las Casas. Entre l’épée et la croix, B. Lavallé, Payot, 2007. La Conversion inachevée. Les Indiens et le christianisme, J. Rostkowski, Albin Michel, 1998.

  ÉTATS-UNIS RELIGION PRIVÉE ET RELIGION PUBLIQUE EN TENSION

  Toute discussion circonstanciée de la place et du rôle de la religion dans la société états-unienne contemporaine implique de prendre conscience de la complexité du phénomène. Celui-ci ne se limite pas, loin s’en faut, aux «  fous de Dieu  » qui fascinent tant les médias français même s’ils ne représentent qu’une minorité des croyants aux États-Unis. Caractérisé par une vitalité foisonnante, le champ religieux états-unien a aussi connu de profondes transformations.

De la diversité religieuse au pluralisme vécu Le pluralisme et l’individualisme croissants qui le caractérisent aujourd’hui amènent à réévaluer la nature des rapports entre religion privée et religion publique sous l’angle de la mise en tension plutôt que sous celui du consensus civil-religieux. Une compilation des enquêtes récentes les plus fiables sur le fait religieux états-unien met en lumière une triple évolution  : baisse de l’identification, de l’affiliation et de la pratique régulière ; augmentation du pluralisme religieux ; forte individualisation du croire. Si, en  1990, 90  % des Américains se reconnaissaient dans une confession particulière, ils n’étaient plus que  77  % à le faire en  2001, les 23 % restants se disant « sans religion » (16 %) ou refusant de répondre (5 %), ce qui ne signifie pas qu’ils soient tous athées ou même agnostiques. Par ailleurs  50  % seulement sont aujourd’hui affiliés à une Église et la pratique hebdomadaire touche entre  25  et  30  % des Américains selon les enquêtes (contre moins de 10 % en France).

Ce processus de dérégulation institutionnelle, sur lequel nous reviendrons, est parallèle à une forte expansion du pluralisme religieux, lié à la fois à l’immigration et aux divisions internes des différentes dénominations. Si la diversité a été une constante de l’histoire religieuse états-unienne, elle n’a cessé de s’accentuer, passant d’un pluralisme protestant au XIXe siècle, à un pluralisme judéo-chrétien jusqu’à la seconde moitié du XXe, et à un pluralisme multiconfessionnel aujourd’hui. Ceci est le résultat de la loi de 1965 qui a aboli les quotas restrictifs et ouvert la voie à une immigration de masse provenant de pays non européens. Même si les estimations restent encore imprécises, il y a aujourd’hui aux États-Unis des millions de croyants «  autres  », comme les désignaient encore récemment les enquêtes statistiques  : musulmans, hindous, bouddhistes, sikhs, adeptes des religions afro-caraïbes. Ainsi, en tant que groupe ethnique, les musulmans sont désormais plus nombreux que les juifs, et les adhérents à l’islam sont plus nombreux que les épiscopaliens et les presbytériens, les deux principales dénominations des élites Wasp (Anglo-Saxons blancs et protestants). Alors que 86 % des croyants étaient chrétiens il y a une quinzaine d’années, 70  % le sont aujourd’hui  ; les catholiques, qui ont le plus bénéficié de l’immigration, représentent  21  % du total, et les protestants tout juste la moitié. Mais ces derniers sont divisés, entre les libéraux, en déclin, et les évangéliques, modérés et conservateurs, en pleine expansion. Les fondamentalistes et pentecôtistes, les plus conservateurs et militants dans leur rejet du pluralisme et de la culture contemporaine, représentent entre 20 et 30 % de ce groupe. À cette division idéologique du protestantisme s’ajoutent une plus grande diversité ethnique et, dans une certaine mesure, la dé-européanisation de certaines Églises chrétiennes, qui voient affluer en leur sein des croyants d’Asie, d’Amérique latine, des Caraïbes et d’Afrique, amenant des cultures religieuses très différentes. Autre changement significatif : dans le passé, la diversité était une réalité empirique identifiée à des communautés ethniques religieusement homogènes et sans grand contact les unes avec les autres. Les Américains, mais aussi les immigrants récents, font aujourd’hui l’expérience

quotidienne de ce pluralisme, dans leurs quartiers, leurs familles, leur pratique religieuse. L’exemple le plus frappant concerne les «  hispaniques  ». Issus de pays culturellement catholiques, ils ne sont plus que 55 % à s’identifier comme tels aux États-Unis, 22 % s’étant convertis au protestantisme, 5  % à l’islam et  18  % se disant sans religion. Autre exemple, près de  30  % des familles américaines sont religieusement mixtes  –  entre  35  et  50  % des familles juives  –, ce qui n’implique plus nécessairement la conversion d’un des deux époux à la religion de l’autre. De même, entre 1990 et 2015, 35 % des Américains adultes ont changé de religion.

L’individualisation du croire Ces pratiques du mélange et du «  switching  » sont directement liées à l’expansion du pluralisme, qui élargit les options et affaiblit les loyautés confessionnelles. Mais elles participent d’un phénomène beaucoup plus large, déjà identifié dans le processus de dérégulation institutionnelle mentionné plus haut. Dans une société consumériste où domine la culture du choix, on assiste en effet à une profonde transformation du rapport au divin. Ce dernier ne passe plus nécessairement par l’adhésion à une tradition codifiée par l’institution, mais par l’expression des aspirations spirituelles de l’individu. Ainsi, l’autorité religieuse passe de l’Église au croyant, et l’émotion prend le pas sur le dogme. L’insistance sur la quête, l’exploration, fait de la foi un parcours sans destination ni ancrage institutionnel fixés une fois pour toutes, une expérience de recherche d’authenticité où l’individu lui-même est le réceptacle du sacré. Ce phénomène n’est pas entièrement nouveau et il a un ancêtre illustre dans le poète Ralph Waldo Emerson qui, déjà au début du XIXe siècle, se proclamait «  particule divine  » et rejetait toute vérité religieuse qu’il ne trouverait pas en lui. La généralisation du phénomène, par contre, est nouvelle. Elle est portée par la culture consumériste, la multiplication des options et la grande mobilité de la société états-unienne. Ainsi, aujourd’hui, 80  % des Américains pensent que l’individu doit se forger ses propres

croyances religieuses indépendamment de toute Église. Si, pour certains, cette subjectivisation du croire mène à l’abandon pur et simple de l’institution, au profit d’une démarche spirituelle individuelle ou de la recherche d’autres formes de sociabilité religieuse  –  groupes de prières, retraites, méditation –, pour beaucoup, ces différentes formes du rapport au religieux peuvent coexister avec la participation, toujours choisie, aux rituels des Églises établies. Au sein de celles-ci, les membres se montrent aussi souvent sélectifs, choisissant les dogmes et les pratiques qui satisfont leur quête personnelle. Cette culture du choix et cette fluidité institutionnelle n’affectent guère les Églises fondamentalistes et pentecôtistes. Par leur lecture littérale de la Bible, celles-ci placent fermement l’autorité religieuse dans les Écritures, ou dans l’Esprit saint. Elles s’efforcent, par ailleurs, de protéger leurs membres contre l’influence d’une culture pluraliste et du relativisme que celle-ci nourrit, en construisant des institutions strictement séparées de leur environnement. Elles se développent en particulier dans les zones rurales du Sud ou du Midwest, où elles représentent souvent le seul lieu de socialisation, et dans les quartiers défavorisés des grandes villes, où elles offrent à des groupes défavorisés des communautés chaleureuses et solidaires. Par contre, c’est sans doute dans le courant néo-évangélique, qui s’accommode plus des évolutions culturelles ambiantes, que les phénomènes décrits plus haut sont les plus visibles. C’est en particulier le cas dans ce qu’on appelle les «  megachurches  » (mégaéglises), sorte de grands supermarchés religieux connaissant actuellement un développement soutenu. S’appuyant sur les techniques les plus modernes du marketing ciblé, elles cherchent une niche particulière dans le marché florissant de la religion en s’adressant en priorité aux baby-boomers qui se sont détournés des Églises traditionnelles. Architecture postmoderne, absence de signes religieux, omniprésence des nouvelles technologies de communication, multiplication des services  –  garderies, restaurants, salles de gym, organisation de loisirs, librairies –, tout est fait pour faire oublier que l’on se trouve dans une église. De même, les sermons et la liturgie se limitent au

minimum et, dans les grands auditoriums, l’accent est mis sur la communion spirituelle des participants à travers la musique et l’expression corporelle de l’émotion religieuse.

L’offensive de la droite chrétienne Ces Églises offrent des dizaines de petits groupes où les gens se retrouvent en fonction de leurs affinités, de leurs problèmes et de leurs quêtes individuelles. De façon paradoxale, en alliant spectacle de masse et approche thérapeutique, en mettant l’accent sur leur richesse et la diversité de leurs services, elles sont en parfaite harmonie avec la culture contemporaine, alors que leur discours moralement conservateur attire les individus à la recherche de repères qu’ils ne trouvent plus dans la multiplication des choix offerts par cette même culture. C’est bien la combinaison entre cet engagement – ou désengagement – sélectif avec leur environnement culturel et un message soigneusement adapté à la clientèle visée qui assure le succès de ces « megachurches » et en fait, pour l’instant, la réponse organisationnelle la plus novatrice aux nouvelles réalités religieuses. Les effets de cette individualisation du rapport au religieux sont paradoxaux. D’un côté, ils révèlent que le sentiment religieux, quelle que soit sa forme, se porte bien aux États-Unis. Mais par contre, combinés au pluralisme, ils ont le potentiel d’affaiblir l’influence publique de la religion  –  et des institutions religieuses elles-mêmes. Ce paradoxe est exprimé dans de nombreuses enquêtes où les répondants déclarent à la fois que l’influence publique de la religion est en déclin alors même qu’elle augmente dans leur vie personnelle. Autre expression de ce paradoxe à un niveau différent : alors que les États-Unis sont en train de devenir le pays religieusement le plus divers au monde, la religion publique a été dominée, jusqu’à une période récente par le discours des chrétiens conservateurs qui appelaient le gouvernement à défendre «  l’Amérique chrétienne  », questionnant sérieusement l’idée d’une religion civile consensuelle supposée unir les Américains à partir de valeurs partagées par toutes les

religions présentes dans le pays. En fait, on a bien assisté au cours des trente dernières années à une offensive contre-pluraliste de la part des forces chrétiennes conservatrices qui se sentaient menacées à plusieurs niveaux par l’expansion de la diversité religieuse et sa valorisation par les autorités culturelles et politiques, mais aussi par de très nombreuses Églises. La menace perçue était d’abord d’ordre théologique. Pour beaucoup d’évangéliques conservateurs, qui conçoivent leur religion comme la seule source de vérité et ont, en outre, une conception absolutiste de celle-ci, accepter le pluralisme reviendrait à reconnaître la validité des autres croyances et donc la multiplicité des vérités religieuses. Ce qui est bien sûr inconcevable, comme l’exprimait à sa manière un responsable de la Convention baptiste du Sud  –  principale dénomination fondamentaliste. Raillant le fait que dans les cérémonies officielles, on faisait toujours appel à un pasteur, un prêtre et un rabbin, il affirmait : « Mais Dieu n’entend pas la prière d’un juif…  » Cette même Convention baptiste du Sud lançait d’ailleurs en  1999 des missions dans les grandes villes américaines pour convertir les hindous «  perdus dans des ténèbres sans espoir… et qui adorent des dieux qui ne sont pas des dieux  », ajoutant par la suite à sa sollicitude les bouddhistes, les musulmans et les juifs. De la même façon, lors de la première inauguration du président George W. Bush, le pasteur Franklin Graham offrait sa prière à Jésus-Christ, expliquant ensuite à ceux qui le lui reprochaient qu’il ne connaissait pas d’autre Dieu, pas même le dieu générique de la religion civile habituellement invoqué dans ces cérémonies. Pour les évangéliques conservateurs, le pluralisme est aussi perçu comme une menace culturelle et sociale, puisqu’il implique non seulement que les différents groupes se voient garantir la liberté de maintenir et pratiquer leurs croyances en privé – ce qu’ils pourraient accepter au nom de la tolérance –, mais aussi le droit de contribuer à égalité à la définition des normes culturelles et sociales communes – ce qu’ils rejettent. On ne s’étonnera pas que ce soit dans les écoles que les partisans d’une culture commune fondée sur leurs valeurs chrétiennes ont mené une offensive acharnée, que ce soit pour y réintroduire la prière, y afficher les dix commandements ou y faire

enseigner le créationnisme (doctrine stipulant la primauté absolue du récit biblique sur la science, ce qui implique que le monde est vieux de 5 200 ans et que l’homme, à l’encontre des postulats évolutionnistes, a été créé en l’état par Dieu). Pour donner une idée du ton du débat, on peut citer un exemple  –  parmi des centaines  – de Caroline du Sud. Alors que certains parents contestaient la décision des autorités locales d’afficher les dix commandements dans les locaux de l’école, ils se virent répondre par un membre –  baptiste du Sud  –  du conseil scolaire  : «  Que les bouddhistes aillent se faire foutre et que les musulmans crèvent ! Et mettez cela dans le compte rendu. Ce que je veux, c’est promouvoir le christianisme comme la seule vraie religion. Cette nation a été fondée pour adorer, honorer, et glorifier Jésus-Christ, pas Mohammed ni le Bouddha ! » C’est en faisant référence au passé en partie imaginé d’une Amérique chrétienne soudée par les valeurs morales du protestantisme que les forces religieuses conservatrices cherchent à défendre leur pouvoir de définir les normes morales et culturelles de la société. Passé imaginé, car les pères fondateurs ont adopté une constitution laïque, fondée sur la séparation institutionnelle du politique et du religieux et l’accès égal de tous les citoyens à la sphère publique indépendamment de leurs croyances. Dans leur système libéral pluraliste, la sphère publique est une arène neutre dans laquelle les différents groupes d’intérêts présents dans la société s’affrontent selon les procédures démocratiques acceptées, et aucune « vérité religieuse » particulière ne peut s’imposer à tous. La multiplication des groupes religieux  –  garantie par le Ier Amendement qui interdit la reconnaissance officielle de toute religion et toute entrave à la liberté de croyance et de pratique – était à leurs yeux la meilleure sauvegarde contre toute tentative hégémonique sur le corps politique.

De l’utilisation du pouvoir politique Mais passé imaginé en partie seulement, car la séparation et la neutralité religieuse de l’État n’empêchèrent pas le protestantisme évangélique d’œuvrer pour créer une société protestante conforme à la volonté divine en

convertissant les citoyens, et d’imposer ainsi son hégémonie culturelle dans la société civile tout au long du XIXe et au début du XXe siècle. Cette hégémonie culturelle s’est graduellement érodée, minée d’abord par les divisions du protestantisme lui-même, puis par la montée du pluralisme, pour enfin se fracasser dans les années 1960 sous les coups de boutoir du mouvement pour les droits civiques – qui mit en lumière de façon éclatante l’illusion du soi-disant consensus moral protestant  –, du rejet de la nation messianique et de la guerre qu’elle menait au Viêtnam, enfin de l’affirmation de la pluralité des normes morales et des modes de vie. Les chrétiens conservateurs qui regardaient avec nostalgie le passé perdu mais, minoritaires, n’avaient plus les moyens d’imposer leur hégémonie culturelle dans la société civile ont tenté d’utiliser le pouvoir politique à cet effet en s’alliant avec la droite du parti républicain. Ils ont sans aucun doute contribué à façonner le débat public sur les questions sociétales au cours des dernières décennies, mais ils n’ont pas réussi à enrayer les évolutions culturelles profondes de la société états-unienne comme l’a montré la légalisation du mariage gay par la Cour Suprême en 2015. La période plus récente a montré que si l’alliance des chrétiens conservateurs et du Parti républicain a été la source de profondes divisions et a amené un certain nombre d’évangéliques à se replier sur la sphère privée, elle demeure néanmoins solide et semble même avoir été galvanisée par la récente élection présidentielle. Tous les dirigeants de la droite chrétienne ont en effet apporté un soutien appuyé au candidat perçu comme le plus « amoral » et le moins religieux de tous et, de façon paradoxale, c’est peut-être le président Trump qui va leur permettre de remporter des victoires importantes en nommant un juge proche de leurs idées à la Cour Suprême et de nombreux chrétiens conservateurs à des postes clés de son administration.  

Isabelle Richet

  AMÉRIQUE LATINE, LA VAGUE PENTECÔTISTE ET SES EFFETS POLITIQUES

  Le

pentecôtisme, expression populaire du protestantisme, connaît un

immense succès en Amérique latine. Il constitue un défi pour l’Église catholique, mais également pour les États. Depuis quelques années, son influence s’exerce jusque sur le terrain politique. Des dizaines de mouvements religieux prolifèrent aujourd’hui dans tous les pays de la région latino-américaine. Ces mouvements, pour la plupart issus de traditions protestantes, entraînent une dérégulation sans précédent du champ religieux, après cinq siècles de monopole catholique. Leur forte croissance au cours des dernières décennies les a fait passer au premier plan. Ils commencent à défier l’hégémonie de l’Église catholique. Leur influence s’exerce jusque sur le terrain politique  : des partis se sont constitués sur une base confessionnelle. Le phénomène a pris une telle ampleur qu’il est devenu impératif d’en comprendre les effets sociaux et politiques. Enraciné depuis le dernier tiers du XIXe siècle, le protestantisme latinoaméricain a pris, aujourd’hui, la forme dominante du pentecôtisme. Né en  1906  dans les banlieues de Los Angeles, le pentecôtisme est une expression populaire du christianisme fondée sur une lecture littérale de la Bible, avec de fortes tonalités millénaristes1. Ce qui fait son originalité est moins sa théologie, très rudimentaire, que sa capacité à s’adapter aux mentalités populaires en intégrant des éléments des cultes locaux. Traditions chamaniques, pratiques thaumaturgiques, exorcismes… Autant d’apports fort étrangers aux pratiques et à la culture protestante d’origine,

qui, réunis, ont permis au pentecôtisme de séduire des millions d’hommes et de femmes sur l’ensemble du continent latino-américain, et ailleurs dans le monde, en particulier en Afrique et en Corée du Sud par exemple. En Amérique latine, les premières Églises pentecôtistes sont apparues au Chili, au Brésil et au Mexique dès les années  1910. L’expansion s’est accélérée à partir des années  1950  quand de nouvelles organisations autochtones ont vu le jour dans les périphéries appauvries des mégapoles. Une troisième phase est en cours depuis les années 1980 avec la croissance de vastes organisations capables de maîtriser à la fois les codes populaires du sacré et les moyens les plus modernes de communication, en particulier la télévision, leur assurant une audience nationale, voire internationale. L’Église universelle du royaume de Dieu, fondée en  1977  au Brésil, est représentative de ce nouveau souffle qu’a connu le pentecôtisme au cours des deux dernières décennies. Mais il ne s’agit que de la version hypertrophiée d’un phénomène intégrant des centaines de micro-entreprises religieuses, qui mobilisent déjà de 5 à 30 % de la population, selon les pays. La nouveauté religieuse, en Amérique latine, se manifeste à la fois sur le mode de l’effervescence et de la diversité, et acquiert une visibilité par des édifices religieux concurrençant les églises catholiques de quartier, voire les cathédrales. Le pentecôtisme se déploie avant tout dans les régions rurales déprimées et aux périphéries des «  villes de paysans  » (nées de l’exode rural), où se retrouve une même population. Religion des pauvres, le pentecôtisme touche cependant de plus en plus certaines fractions de la classe moyenne. Un triple impact peut être souligné  : sur les populations indiennes, sur le catholicisme et sur l’espace public.

L’ethnicité redéfinie Le pentecôtisme a connu un succès spectaculaire auprès des populations rurales, en particulier dans les zones de peuplement indien. Jusque vers les années 1950, les sociétés rurales avaient vécu en autarcie et n’avaient guère connu l’économie de marché. Les inégalités sociales y étaient peu marquées

et la fête catholique servait à la redistribution de l’excédent. En effet, la famille qui assumait le coût de la fête religieuse consumait son avoir au bénéfice de la collectivité. La fête, en redistribuant ainsi les richesses, avait une fonction régulatrice essentielle. Or, avec le développement de l’économie de marché et la monétarisation des échanges, à partir des années 1970, les inégalités sociales se sont creusées, et la fête qui, autrefois, contribuait à les enrayer, n’a fait que les accroître encore un peu plus. En devenant des biens marchands, l’alcool, les bougies, nécessaires à l’organisation de toute fête digne de ce nom, sont devenus des sources de profit pour quelques caciques enrichis. C’est en réaction à ces dérives de la fête catholique que le pentecôtisme s’est propagé parmi les secteurs dominés des sociétés rurales. Ce n’est pas un hasard si le pentecôtisme refuse la consommation d’alcool lors des fêtes religieuses. En faisant la « grève » de l’alcool, ainsi que celle des bougies, les fidèles se donnent un moyen d’échapper à un des monopoles commerciaux détenus par les caciques. C’est suivant la même logique que le mouvement rejette le travail communautaire gratuit. Il s’agit de saper un privilège dont les caciques usent à leur profit. Ces différentes remises en cause ne vont pas sans heurts. Au Chiapas, cela a conduit à de violentes persécutions menées par les caciques, craignant de voir leur hégémonie menacée2. Bien que les pentecôtismes brisent l’homogénéité religieuse en se démarquant de l’Église catholique, ils reconstruisent du lien social sur une base ethnique. De nombreux anthropologues ont montré qu’à travers les rites pentecôtistes se reformulent des pratiques religieuses traditionnelles3. On a par exemple pu constater une très grande proximité entre les pratiques pentecôtistes des Indiens Tobas du Chaco argentin et celles de la religion populaire4. Les pasteurs sont d’anciens chamans, et les rites pentecôtistes reproduisent des pratiques antérieures qui visent à renforcer l’identité ethnique menacée par l’économie de marché. De tels syncrétismes n’ont rien d’exceptionnel. Sur tout le continent latino-américain, on assiste à une recomposition de la religion populaire dans le sens de la résistance et de

l’adaptation à une modernité dont les conséquences sociales sont désastreuses pour une grande partie de la population. Ainsi, les pentecôtismes servent de nouveaux marqueurs d’appartenance. Un problème identitaire est en jeu en contexte ethnique. C’est pourquoi, même quand la répression menée par les caciques a abouti à leur expulsion, les Indiens «  protestants  » cherchent à retourner sur leur territoire. En revendiquant le droit au retour, ils refusent la violence des caciques et affirment que leur identité passe par le maintien privilégié du rapport à un territoire et à une langue. Afin d’échapper aux pressions dont ils pourraient faire l’objet de la part des caciques, ils s’appuient sur des comités régionaux, nationaux et même internationaux de défense des droits de l’homme qui garantissent leur liberté de culte. Le refus de la société globale est à ce prix.

Le catholicisme déstabilisé Face au succès de l’expansion pentecôtiste et à l’hémorragie de fidèles qui en a résulté, les évêques catholiques sont passés du soupçon à une compréhension plus spécifique du phénomène. Ils ne l’ont pas fait par « charité chrétienne », mais parce que, durant les années 1970-1980, un fait nouveau est apparu. Dans tous les pays de la zone, et au Brésil plus que partout ailleurs, le pentecôtisme a progressivement gagné les rangs du catholicisme, menaçant de le déstabiliser de l’intérieur5. Sur le plan institutionnel, cela s’est traduit par la naissance d’une organisation catholique d’inspiration pentecôtiste  : le Renouveau charismatique catholique (RCC). Le RCC a suscité de nombreux ralliements, en particulier parmi les fidèles issus des couches sociales les plus pauvres. Usant des mêmes techniques et contenus doctrinaux que les autres courants pentecôtistes, ce mouvement a renoué avec certains traits caractéristiques de la religion populaire, les miracles et l’extase en particulier. Il a reçu un accueil bienveillant de la part d’une partie de la hiérarchie catholique. Certains évêques l’ont même encouragé, y voyant un moyen à la fois de reprendre en main les fidèles et de neutraliser la théologie dite de la

libération (de sensibilité marxiste). L’arme est néanmoins à double tranchant, car «  en se pentecôtisant  », le catholicisme se retourne contre certains de ses aspects les plus fondamentaux, tant doctrinaux qu’institutionnels. Sur le plan doctrinal, l’accent mis sur la liberté de l’esprit par rapport à toute autre médiation relativise les principes d’autorité et de tradition. En tentant de canaliser la force dévastatrice du pentecôtisme, reprenant certains des principes qui ont fait son succès, l’Église catholique se livre à un jeu risqué. Elle pourrait bien créer ainsi un terrain favorable à une pentecôtisation générale de l’Amérique latine. Les fidèles, libérés de toute contrainte institutionnelle, transitent aujourd’hui d’une expression religieuse à l’autre. Ils font leur choix sur un marché religieux ouvert. Les conditions semblent réunies pour que, à plus ou moins long terme, l’Église catholique, d’instance hégémonique, normative et régulatrice des croyances légitimes, devienne une instance parmi d’autres, soumise à une logique de marché. Signe d’un pouvoir régulateur en diminution, elle ne parvient plus à imposer ses produits aux acteurs sociaux, mais doit les vendre sur un marché compétitif, ce qu’elle fait, par exemple, en utilisant les médias, imitant en cela les démarches pionnières de ses concurrents. La déstabilisation qui en découle se manifeste de deux façons. Tout d’abord, on constate une multiplication des prêtres charismatiques. Leur notoriété devient plus grande que celle des évêques  : médias et pratiques thaumaturges se conjuguent pour en faire de véritables stars à la manière des télé-évangélistes nord et latino-américains. Le père Marcelo Rossi à São Paulo en est la figure emblématique, parmi bien d’autres prêtres dotés de charisme. Il y a là un ferment déstabilisateur dans la mesure où, de manière latente, une double autorité se met en place  : celle, officielle, de la hiérarchie catholique d’un côté, celle du charisme, qui s’impose dans le RCC, de l’autre. Mais ce n’est pas le seul foyer de déstabilisation. L’autorité cléricale elle-même semble menacée par la place privilégiée qu’occupent les femmes dans le RCC. Elles se signalent, en effet, comme les figures les plus charismatiques des groupes brésiliens de renouveau. Ceux-ci se forment autour d’elles. Elles dirigent presque toutes les réunions

de prières, y compris celles réalisées dans les églises avec des milliers de fidèles. Dans ces conditions, la présence du prêtre devient secondaire. Il y a un réel souci de la part de la hiérarchie catholique d’éviter les dérapages, la très grande réceptivité des femmes au charisme étant perçue comme une menace. Pour l’instant, ce sont les prêtres charismatiques eux-mêmes qui jouent un rôle régulateur face aux débordements possibles. La conférence épiscopale brésilienne a dû cependant émettre des « Orientations pastorales sur le RCC  » visant à codifier le charismatisme catholique et à le différencier du pentecôtisme. L’invocation mariale récurrente, l’affirmation de l’appartenance au catholicisme, les manifestations d’allégeance à la papauté et aux évêques, de même que le constant rappel disciplinaire aux normes et aux principes de l’institution, traduisent bien la volonté des catholicismes latino-américains d’éviter à tout prix les dérives.

La confessionnalisation du politique Pendant longtemps, le discours pentecôtiste concernant la vie politique a pu se résumer à une formule : « Ne t’en mêle pas » (« no te metas »). Cette attitude distante était motivée par le caractère précaire de ces mouvements et par leur volonté de boycotter la société globale. Mais les choses ont beaucoup changé à partir de la fin des années  1960, avec l’installation de dictatures militaires dans divers pays de la région. L’Église catholique, au Brésil comme au Chili, se montrait alors très critique à l’égard des nouveaux régimes. Ceux-ci sont donc allés chercher leurs soutiens religieux parmi les grandes sociétés pentecôtistes, qui se sont progressivement ouvertes à la politique. Ce fut, par exemple, le cas du général Pinochet au Chili qui, dès 1974, en échange de l’appui pentecôtiste, favorisa l’érection de la cathédrale pentecôtiste du quartier de Jotabeche à Santiago. La tendance n’a fait que s’accélérer au fur et à mesure que leurs assises s’étoffaient, les dotant d’une influence monnayable dans le champ politique. Aujourd’hui, alors que l’Amérique latine vit une période de transition démocratique, à chaque élection, on voit les candidats courtiser les dirigeants pentecôtistes, et même fréquemment apparaître des candidats

pentecôtistes déclarés, comme l’écologiste Marina da Silva lors des présidentielles de 2014  au Brésil. Les mouvements sont si bien implantés qu’avoir leur soutien est devenu un enjeu électoral de première importance. Ils sont également devenus des interlocuteurs privilégiés pour les autorités. Chacun y trouve son compte. Pour l’État, l’intérêt est clair : il s’agit de contrôler les acteurs religieux. Pari difficile, en raison de la multiplicité des mouvements religieux. L’interlocuteur est mobile, fractionné, diffus et donc plus difficile à mobiliser de manière monolithique. De leur côté, les mouvements pentecôtistes, dans leur majorité très hostiles au catholicisme, voient dans ce dialogue un moyen d’arracher à l’Église catholique l’influence qu’elle a longtemps tirée de ses relations privilégiées avec l’État, et pour cela se structurent en groupe de pression (lobby). Cela s’est réalisé au Chili où, depuis l’an  2000, le pentecôtisme (15  à  20  % de la population), regroupé en une entité représentative, est reconnu comme une corporation religieuse de droit public, au même titre que l’Église catholique et avec les mêmes prérogatives publiques. Mais ces différents mouvements religieux ne sont plus seulement des interlocuteurs que les politiques consultent. Ils sont devenus des acteurs politiques à part entière. En effet, depuis le début des années  1980, des partis politiques confessionnels évangéliques, donc non-catholiques, sont nés. Bon nombre sont d’inspiration pentecôtiste. Ils sont encore fragiles et marginaux, mais ont tout de même réussi à faire élire des députés, des sénateurs, et même un président (Jorge Serrano Elías, au Guatemala, en 1991) et un vice-président (Carlos García, au Pérou, en 1990). Et leurs perspectives de progression sont réelles, car les clientèles potentiellement mobilisables croissent, et les dirigeants acquièrent une expérience politique partisane dont les effets ne manqueront pas de se faire sentir à court et moyen terme. Le Brésil est un véritable laboratoire des évolutions en cours, avec une masse pentecôtiste-évangélique aujourd’hui d’environ  50  millions de fidèles, soit près du quart de sa population. Aucun observateur ne s’y attendait lorsqu’en 1987, à la faveur des premières élections démocratiques suivant la fin des dictatures militaires, une bancada, bloc ou «  front

parlementaire évangélique  », groupe de pression composé de  33  députés issus de diverses formations politiques, vit le jour au sein du parlement brésilien. En  1998, leur présence se consolidait avec 53  évangéliques députés fédéraux, l’Église universelle du royaume de Dieu (EURD) comptant à elle seule 17 députés fédéraux, élus sur le slogan « un frère vote pour un frère » à partir d’un quadrillage électoral des fidèles. Depuis lors, en dépit de tous les pronostics d’épuisement dû à l’érosion du pouvoir et à la corruption endémique qui les affectent aussi, leur présence n’a fait que de s’amplifier au point qu’aux élections parlementaires d’octobre  2010, le lobby évangélique passa à  70  députés fédéraux, soit  12  % des sièges, auxquels s’ajoutèrent  3  sénateurs. Aux élections d’octobre  2014, la bancada poursuivit sa croissance avec  81  députés fédéraux sur 513  et  3  sénateurs élus sur  81, qualifiés du titre de «  pasteur, évêque, apôtre ou missionnaire  » qu’ils revendiquaient, appartenant à 17 partis différents dans un large spectre politique allant de la gauche à la droite. Dans la foulée, São Paulo, le plus grand collège électoral du pays, et Rio de Janeiro, le troisième, élisaient 14  députés évangéliques chacun6. Dans l’État de Rio de Janeiro, près d’un tiers des députés étaient évangéliques et trois d’entre eux avaient obtenu les meilleurs scores, parmi lesquels l’actuel maire de Rio, Marcelo Crivella. Cette géographie de la représentation parlementaire évangélique reflète l’implantation à la fois urbaine et rurale des bases pentecôtistes. Plus présents que jamais en dépit des scandales de corruption dont nombre de pasteurs-députés ou de leurs prédécesseurs ont participé – au même titre d’ailleurs que d’autres députés et politiciens brésiliens  –  ils représentaient en  2014  16  % des députés, et constituaient un important groupe de pression, formant le troisième groupe parlementaire au sein de la chambre des députés. Ceci leur permet de célébrer chaque semaine un culte dans la salle des commissions du parlement brésilien à Brasilia, ce qui ne peut que surprendre dans un pays se définissant comme laïque. La récente élection présidentielle brésilienne a confirmé et même accentué leur poids politique, puisqu’on estime à 91 le nombre de députés évangéliques élus7. Au second tour du 28  octobre  2018, le candidat

conservateur du Parti Social Libéral (PSL), Jaïr Bolsonaro obtint 55 % des voix pour  45  % à son principal adversaire du Parti des Travailleurs (PT). Cette nette victoire est à attribuer en particulier au soutien des dirigeants des Églises pentecôtistes. Déjà, au premier tour du 7 octobre 2018, les plus influents parmi les plus importantes organisations pentecôtistes du pays se déclarèrent pour Bolsonaro, arrivé alors déjà largement en tête avec  46  % des suffrages. Le vote pentecôtiste, conservateur au plan de l’éthique familiale et sociale, semble avoir renforcé la position de Bolsonaro, face au candidat de la gauche, laminé par la corruption du PT qui perdait tout crédit au sein de la population. Edir Macedo, évêque autoproclamé de l’influente Église universelle du royaume de Dieu et patron de la deuxième chaîne de télévision du pays, la Rede Record, a affirmé soutenir Bolsonaro le jour de l’élection sur sa page Facebook. Parmi d’autres, le député fédéral Hidekazu Takayama, pasteur des Assemblées de Dieu et président du Front parlementaire évangélique, lui a aussi apporté son soutien. Dans un pays où près du quart de la population est évangéliquepentecôtiste, ces ralliements nombreux ont contribué à consolider la candidature de droite portée par un politicien qui, bien que d’origine catholique, a eu la prudence tactique de se faire baptiser en 2016 dans les eaux du Jourdain, en Israël, par le pasteur Everaldo Pereira, homme affaires et politicien brésilien, pasteur des Assemblées de Dieu, qui a été aussi le président du petit Parti Social-Chrétien8. La «  conversion  » de Bolsonaro, signifiée par ce baptême, a scellé son alliance avec les pentecôtistes, sans compter que sa femme, elle aussi évangélique de tradition baptiste, confortait parmi la population évangélique son image de «  politicien de Dieu9  ». Le lien avec les pentecôtistes a renforcé sa position au sein du courant conservateur dit de la « Bancada B.B.B » (« balle, bible, bœuf  »), qui regroupe au Congrès les parlementaires liés aux intérêts de la police militaire, des Églises évangéliques et de l’agrobusiness. Le cas brésilien rend indispensable d’interroger la place qu’occupe le religieux dans les pratiques politiques en Amérique latine. Ce pays est en effet un véritable laboratoire des recompositions en cours des rapports entre religion et politique. Ce qui vient de s’y passer sert de modèle aux mouvances

pentecôtistes-évangéliques du reste de la région, où leur emprise sur les masses continue de croître, tout au moins au plan statistique. Que peut-on attendre de l’entrée en politique de tous ces mouvements religieux non-catholiques, pentecôtistes-évangéliques  ? Même si la prudence est de rigueur, on peut se demander s’ils ne pourraient pas contribuer à terme à accélérer la relative démocratisation de la région. Selon le politologue Georges Couffignal, la transition démocratique latinoaméricaine se caractérise actuellement par trois traits10. Le clientélisme est tout d’abord en très net recul. L’État, les partis, les caciques locaux n’ont plus les moyens de négocier les suffrages des populations, qui votent de plus en plus librement. On assiste d’autre part au maintien et parfois au renforcement de la paupérisation de populations entières, marginalisées par la modernisation économique des sociétés. Des inégalités se sont creusées que les États ne parviennent pas à corriger. On constate enfin une crise des partis politiques traditionnels, dont la représentativité est problématique. Bon nombre d’États latino-américains ont combattu avec succès le pluralisme politique. Il n’y a pas par conséquent de partis politiques susceptibles de représenter fidèlement la société civile. On peut donc se demander si ce n’est pas aux sectes, telles que les diverses Églises pentecôtistes, que pourrait revenir ce travail de représentation qui actuellement se cherche. Leur enracinement populaire est tel qu’elles peuvent prétendre à une représentativité qu’aucune autre organisation ne peut leur contester. C’est un fait qui se vérifie très au-delà des frontières de l’Amérique latine  : la religion n’a de pouvoir politique que lorsque les frontières du politique et du religieux sont poreuses, qu’il y a interpénétration de l’un dans l’autre. Quand l’on pose au contraire comme principe, comme c’est le cas dans tous les États laïques, que l’État est incompétent en matière de religion, que l’État et la religion sont deux choses distinctes, on réduit considérablement les risques de voir une Église influer sur la conduite des affaires publiques. On peut donc avancer l’hypothèse que, si les pentecôtismes peuvent exercer une réelle influence politique au sein des sociétés latino-américaines, c’est en grande partie parce que la

sécularisation y est largement inachevée. Ce n’est pas sans intérêt sociologique, car ce succès inattendu infirme toutes les théories selon lesquelles l’entrée dans la modernité devrait obligatoirement s’accompagner d’un processus d’expulsion du religieux hors de l’espace public, voire aboutir à l’extinction pure et simple des croyances11. Dans cet « extrême Occident » qu’est l’Amérique latine, l’articulation du politique et du religieux pourrait s’opérer éventuellement au profit des dominés, et pourrait contribuer à terme à leur intégration au jeu politique national, qui jusqu’à présent s’est déroulé sans leur concours. Il n’est pas impossible que, en devenant des acteurs politiques à part entière, les divers mouvements religieux pentecôtistes parviennent même à négocier avec les pouvoirs en place et à modifier partiellement les rapports de force entre nantis et démunis, dans cette région du monde où les inégalités sociales demeurent extrêmes. Si tel était le cas, on pourrait bel et bien affirmer que la transition démocratique, ici, s’est réalisée sous une bannière religieuse.  

Jean-Pierre Bastian

1 D. Martin, Tongues of Fire : The Explosion of Protestantism in Latin America, Blackwell, Wiley, 1990. 2 M. Canton Delgado, « Protestantismo y violencia en tierras mayas : los casos de Guatemala y Chiapas (Mexico) », Antropologia, no 8, octobre 1994. 3  C. Gros, «  Fondamentalisme protestant et populations indiennes  : quelques hypothèses  », Cahiers des Amériques latines, no 13, 1992. 4 E. Miller, Los Tobas argentinos, armonia y disonencia en la sociedad, Siglo XXI, 1979. 5  A. Corten, Le Pentecôtisme au Brésil. Émotion du pauvre et romantisme théologique, L’Harmattan, 1997. 6  O Globo, São Paulo, 8  octobre  2014. Voir aussi J.-P. Bastian, «  Pluralité religieuse et scène politique au Brésil », Outre-Terre, Revue européenne de géopolitique, 2015/1 (no 42), p. 255-264. 7 http://agenciabrasil.ebc.com.br/politica/noticia/2018-10/ 8 https://noticias.gospelprime.com.br/jair-bolsonaro-batizado-rio-jordao/ 9 J.-P. Bastian, « Le rôle politique des protestantismes en Amérique latine », in : G. Kepel (dir.), Les politiques de Dieu, Seuil, 1993, p. 203-220. 10 G. Couffignal, « Démocratisation et transformation des états en Amérique latine », in D. van Eeuwen, La Transformation de l’État en Amérique latine, Karthala, 1994. 11 J.-P. Bastian (dir.), La Modernité religieuse en perspective comparée. Europe latine-Amérique latine, Karthala, 2002.

  CHRISTIANISMES D'AFRIQUE

  Le

continent africain a connu le christianisme dès le début du

Ier

millénaire de notre ère. Les Pères africains de l’Église, notamment Cyprien (vers  200-254), évêque de Carthage, et Augustin (354-430), évêque d’Hippone, sont parmi les plus grands témoins de l’Église latine de l’Antiquité. Mais il ne reste rien aujourd’hui de cette christianisation, car elle a subi l’islamisation de la région au Moyen Âge et s’est effacée. La christianisation de l’Éthiopie et de l’Érythrée a pris place à la suite des conflits christologiques qui ont marqué le christianisme antique oriental au Ve siècle, et elle s’est maintenue jusqu’à nos jours grâce à une certaine forme d’isolement. Il y eut en sus une première évangélisation catholique portugaise du royaume du Congo, qui dura de la fin du XVe siècle au premier tiers du XIXe siècle. On ne saurait la relier à la christianisation contemporaine. Car celle-ci ne prit réellement son essor qu’à la fin du XVIIIe siècle, même si elle s’esquissa auparavant, au Sud du continent. La première christianisation en Afrique australe fut le fait d’Européens protestants calvinistes, hollandais d’abord, installés au Cap par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales à partir de 1652, puis français réfugiés à partir de 1685. Se percevant comme « le peuple élu », à la base de la souche afrikaner, ces deux groupes se sont préoccupés de conserver leur foi  ; mais certains de leurs pasteurs tentèrent de la transmettre aux populations autochtones, les Koïkhoïs (Hottentots) et les Bushmen d’abord, plus tard les Bantous, selon une stricte séparation des communautés qui sera la matrice de l’apartheid contemporain. Cette création d’Églises séparées, blanches, noires et bientôt métisses, a représenté une forme de première christianisation autochtone de cette partie du continent.

Christianisations en concurrence (1795-1820) La christianisation durable et profonde de l’Afrique subsaharienne démarre véritablement à la fin du XVIIIe siècle. Les missionnaires protestants de la Société des missions de Londres (fondée en  1795), portés par une double vague, éthico-politique antiesclavagiste et religieuse revivaliste, sont les premiers chrétiens venus d’Occident à manifester un intérêt pour la terra incognita africaine. En 1797, ils atteignent la côte ouest du continent où ils fondent Freetown, destinée à recevoir des esclaves libérés et réimplantés d’Europe dans le continent africain. Un projet identique est initié par les Américains qui fondent Monrovia en 1824. Les envoyés de la Société des missions de Bâle (fondée en 1815) y arrivent en 1823, suivis de ceux de la Mission méthodiste épiscopale américaine en  1833. Ces colonies de (re)peuplement deviennent des bases de la première évangélisation des autochtones d’Afrique de l’époque contemporaine. La Mission de Londres arrive en Afrique du Sud en  1803  dans le sillage de l’occupation de la colonie du Cap par les Britanniques et s’y installe définitivement en 1806. Au cœur de l’hostilité entre ces nouveaux arrivants et les premiers occupants néerlandais et français se situe la question missionnaire  : non seulement les Britanniques désirent évangéliser les autochtones, mais ils veulent les libérer des chaînes de l’esclavage, incompatibles, selon eux, avec les préceptes de la Bible. Bien que soutenue par ce projet éthique et politique, la mission n’est pas accompagnée d’une colonisation territoriale. Nous sommes à la période précoloniale, où l’influence des Lumières et de l’Évangile façonne le premier mode de présence occidentale dans le continent africain. Aiguisés par l’esprit de concurrence avec les protestants qui les ont précédés, les catholiques s’engagent aussi dans l’action missionnaire. La Société de la propagation de la foi est fondée à Lyon en mai 1822, quelques mois avant la première société de mission protestante de langue française, la Société des missions évangéliques de Paris, fondée en novembre  1822. Au cours de ces premières décennies du XIXe siècle, les congrégations

missionnaires catholiques et les sociétés missionnaires protestantes se multiplient : elles viennent des pays latins, essentiellement de France pour ce qui concerne le catholicisme, et des pays anglo-saxons, essentiellement de Grande-Bretagne, pour ce qui concerne l’anglicanisme et le protestantisme. Mais les Nord-Américains, les Allemands, les Suisses alémaniques et les Scandinaves s’engagent également.

L’âge d’or des missions (1820-1880) Lors de cette première période, les missions cherchent des «  portes d’entrée en Afrique  ». Les premières implantations missionnaires se font dans les anciens ports négriers et commerciaux, souvent situés aux embouchures des grands fleuves (Sénégal, Niger, Congo, Ogooué, Zambèze, etc.). De là, les pionniers remontent les fleuves dans le but de créer des «  chaînes de stations missionnaires  » parmi les populations favorables. Quand leur progression n’est pas stoppée par des groupes hostiles, ils explorent les bassins des fleuves, le cas le plus spectaculaire étant celui de Livingstone sur le Zambèze et le Congo. L’hostilité est le plus souvent le fait de «  négriers  » qui ont compris que les missionnaires n’étaient pas des «  razzieurs  », mais des pacificateurs contribuant au démantèlement de l’économie de traite. Cette période est marquée par une volonté des missions d’indigéniser rapidement les cadres des premières Églises. Les trois premiers prêtres catholiques africains, les Wolofs JeanPierre Moussa, David Boilat et Arsène Fridoil (ces deux derniers métis), sont consacrés en 1840 à l’instigation d’Anne-Marie Javouey, fondatrice de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny. L’Église anglicane consacre en 1864 son premier évêque pour Lagos, Samuel Adjaï Crowther, un esclave libéré par la Société des missions anglicane. Sans doute la mortalité importante des missionnaires, avant la production industrielle de la quinine dans les années 1850, explique-t-elle en partie ces nominations. Mais l’esprit précolonial, marqué par le romantisme, l’exotisme et l’anti-esclavagisme, est relayé sur le terrain de la mission par un indigénisme ecclésial et un revivalisme religieux. Ces deux phénomènes

mettent les populations autochtones en confiance vis-à-vis des missionnaires, ceux-ci n’ayant apparemment pas d’autres intentions que de transmettre leur religion. Sans parler de conversion de masse, les témoignages concordent dans le sens d’un certain «  âge d’or de la mission », au cours duquel de nombreuses Églises émergent et s’enracinent dans les villes côtières et dans l’arrière-pays de l’Afrique équatoriale, centrale et australe.

Missions chrétiennes fondées en Afrique entre 1800 et 1910

 

Implantation des missions chrétiennes (catholiques et protestantes confondues) en Afrique  : on note que ces missions se sont essentiellement implantées sur les côtes pendant la période précoloniale, qu’elles ont pénétré le continent pendant la période coloniale sans toutefois parvenir à dépasser la limite entre les terres islamisées de longue date et les terres christianisées imprégnées depuis toujours par les religions traditionnelles africaines.

Les années de plomb (1860-1950)

La seconde période est marquée par le début de la colonisation territoriale, justifiée et amplifiée par la conférence africaine de Berlin (1884-1885), qui accorde aux entreprises, scientifiques, charitables et religieuses une protection internationale. La présence missionnaire chrétienne se renforce et se déploie à travers les œuvres scolaires et sanitaires, artisanales et agricoles. Aux sièges des institutions missionnaires en Europe, on croit à une pénétration plus profonde du continent. Mais la déclaration en faveur de la liberté religieuse, contenue dans l’Acte général de la Conférence de Berlin, se double d’une interdiction des autorités coloniales du prosélytisme chrétien en terre islamisée (Sahel, Maghreb). Le vieux principe occidental «  à chaque région sa religion  » s’applique en Afrique. Le colon a besoin de l’appui des autorités religieuses pour asseoir son pouvoir, autant celui des notables musulmans en terre islamisée que celui des chefs traditionnels qui oscillent entre catholicisme et protestantisme en terre christianisée. Le projet d’une christianisation au nord d’une ligne allant du Sénégal à la Corne de l’Afrique s’effondre. Dans le Sahel, certaines missions réussissent néanmoins à s’implanter, mais elles restent très minoritaires. Alors qu’au Maghreb, les Pères blancs et les évangélistes protestants pensent pouvoir trouver des points d’appui dans des régions comme la Kabylie, jugée par eux islamisée en surface et donc favorable à la christianisation. Dans certaines régions, comme les pays bamoun au Cameroun et wolof au Sénégal, chrétiens et musulmans parviennent à cohabiter. Mais c’est dans l’Afrique subsaharienne équatoriale de la forêt et de la côte, où dominent les religions traditionnelles, que le christianisme renforce le plus sa présence. Le Congo, sorte d’eldorado des missions catholiques et protestantes de plusieurs nations occidentales, mais aussi l’Ouganda, le Tanganyika et le Zambèze connaissent une importante christianisation. Cette période est traversée par deux guerres mondiales. La première rebat les cartes de la géographie coloniale du continent africain, la seconde favorise l’émergence de l’esprit indépendantiste autochtone. Le nationalisme européen et le confessionnalisme chrétien s’emparent dès lors des congrégations catholiques et des sociétés protestantes. D’où la

concurrence entre missions, leur dépendance plus marquée vis-à-vis de l’administration coloniale de leurs pays respectifs, et leur crainte commune de l’indépendantisme. L’indigénisation prônée au cours de la période précédente est suspendue, au nom de préalables à l’inévitable autonomie des Églises, tels que leur immaturité, voire leur incapacité à prendre leur destin en main. Ce sont les «  années de plomb  » qui certes consolident l’implantation des Églises, mais les préparent mal à affronter l’avenir.

En République Démocratique du Congo, et ailleurs dans le monde, le kimbanguisme Simon Kimbangu est une grande figure prophétique africaine. Ancien catéchiste protestant, il commença sa prédication en  1921  au Congo belge, suite à une révélation qui lui enjoignait d’annoncer le retour du Christ. La même année, il fut arrêté et condamné à mort par les autorités coloniales. Gracié, il mourut en prison trente ans plus tard, mais le mouvement kimbanguiste qu’il avait eu le temps de fonder autour de son village natal, N’Kamba, devenu une « Nouvelle Jérusalem », ne cessa de prendre de l’ampleur au cours de la période coloniale. Il s’institutionnalisa en Église au tournant de l’indépendance en prenant le nom d’Église de Jésus-Christ sur Terre par le prophète Simon Kimbangu (EJCSK). Dirigée par ses fils et maintenant par la troisième génération, l’EJCSK est aujourd’hui une puissante Église congolaise, implantée dans de nombreux pays (Congo-Brazzaville, Angola, Belgique, France, États-Unis, etc.). Elle dispose d’une chaîne de télévision et d’une remarquable chorale chantant notamment Bach et Mozart partout dans le monde.  

Jean-Pierre Dozon

Les années d’espoir et d’incertitude (1950-2000) C’est pourquoi tant l’indépendance de l’Afrique des années 1960  que l’autonomie des Églises nées de la mission dix ans auparavant sont une sorte de retournement de l’histoire plus que son accomplissement. Les responsables des organisations missionnaires, dont la direction demeurait en Europe, mettent tout en œuvre pour transférer le pouvoir qu’elles détenaient aux élites autochtones. Mais les « jeunes Églises », comme on les a souvent nommées, sont restées jusqu’à ce jour marquées par la dépendance occidentale  –  doublée d’un (res) sentiment d’abandon des «  vieilles Églises  » pas mécontentes, vue leur affaiblissement en Europe, de se délester de leur héritage missionnaire. De nouvelles organisations sont cependant imaginées : dans la lignée du Concile Vatican II (1962-1965) les épiscopats locaux du Sud et du Nord sont invités à s’associer à l’action missionnaires jusque-là réservée aux congrégations missionnaires. Du côté protestant on remplace les anciennes sociétés missionnaires par des communautés d’Églises. Ainsi en  1971  la Société des missions évangéliques de Paris se transforme en une Communauté d’action apostolique réunissant les Églises du Nord et du Sud déclarées désormais « ensemble en mission ». Mais pas plus que la coopération n’engendre le développement économique et l’émancipation politique des nations, cette mission commune ne permet véritablement le renouvellement des « jeunes Églises » durablement marquées par les traditions occidentales. En l’espace de quelques années, le christianisme africain explose en une multitude d’Églises de type charismatique du côté catholique, et de type évangélique et pentecôtiste du côté protestant, le plus souvent détachées de leur héritage missionnaire. Se rattachent-elles à l’Amérique du Nord, de retour en Afrique après la Seconde Guerre mondiale avec force moyens culturels et matériels, comme de nombreux commentateurs l’ont écrit ? Le phénomène est plus complexe, comme le montre le dossier, «  Les nouveaux

christianismes en Afrique  » récemment ouvert par la revue Afrique contemporaine. Les nations de l’Afrique subsaharienne de l’ère postcoloniale sont alors traversées par de fortes tensions sociopolitiques et interreligieuses, christianisme-islam, et par des défis économiques considérables. Le principal succès de ces nouveaux christianismes (près de 40 % de la population touchée dans certains pays, selon des estimations fiables) ne tient pas, prioritairement, au prétendu caractère extérieur et subit du phénomène, mais à une recomposition interne du christianisme africain établi qui ne parvient pas toujours à faire face à quatre défis caractéristiques des sociétés post-coloniales : 1. une modernité traversée par une insécurité généralisée ; 2. une transnationalité fruit d’une immigration conséquente vers l’Europe ; 3. un imaginaire politique façonné par un religieux multiforme ; 4. un pluralisme confessionnel à la source de nouveaux conflits, mais également de nouvelles interactions.  

Sans prétendre que les nouveaux christianismes d’Afrique relèveront adéquatement ces défis, les directeurs du dossier de la revue Afrique contemporaine estiment à juste titre qu’«  une vaste gamme d’options caractérise aujourd’hui le paysage religieux subsaharien, via une pluralisation croissante de logiques d’innovations endogènes à travers lesquelles les nouveaux christianismes sont plus que jamais des acteurs de changements  ». Cependant, compte tenu des porosités institutionnelles et idéologiques en Afrique, le renouveau religieux des nouveaux christianismes traverse également les christianismes établis, issus des missions des siècles précédents. Ils connaissent un «  renouveau  » du côté catholique, un «  réveil  » du côté protestant, non sans créer de nouvelles tensions dans leurs rangs entre tenants de la tradition et partisans du changement.  

Jean-François Zorn

  Pour aller plus loin : Missions chrétiennes et colonisation, XVIe-XXe siècle, C. Prudhomme, Cerf, 2004. « Les nouveaux christianismes en Afrique », S. Fath et C. Mayrargue (dir.), Afrique contemporaine, no 252, 2014/4. L’Autonomie et l’autochtonie des Églises nées de la mission, XIXe-XXIe siècle, J.-F. Zorn et S. Eyezo’o (dir.), Clé-Karthala, 2015.

  LE MONDE DES CHRÉTIENS

  Il y a quelques années, les historiens du christianisme Todd M. Johson et Sun Young Chung avaient tenté de cartographier le déplacement du centre de gravité de la Chrétienté globale entre les années  33  et  2100. Évidemment, la première date est plus symbolique qu’historique, dans la mesure où la crucifixion de Jésus, autant qu’on puisse parvenir à en cerner la datation, n’a pas eu lieu en 33, mais plusieurs années auparavant. Et ce centre de gravité démographique est évalué par rapport à la masse des croyants et ne correspond donc pas au centre institutionnel, politique, de la Chrétienté, qu’il faudrait d’ailleurs décliner au pluriel en raison des divisions successives qui se font faites au fil des siècles. Selon ces auteurs, le centre de gravité s’est pendant près de deux mille ans, grosso modo, translaté vers l’ouest, jusqu’à se situer quelque part au sud du Maroc vers 1970. Mais depuis, ce point se déplace en direction du sud-est et, vers  2100, il se localiserait au Nigeria. Cette évolution traduit assez bien l’histoire même du christianisme. Religion sectaire1  née parmi les juifs de Palestine, devenue ensuite religion d’État dans l’Empire romain, le christianisme s’est imposé en Europe, avec laquelle il s’est pendant longtemps confondu, avant d’être diffusé, de gré ou de force, dans de multiples autres régions du monde, notamment dans le continent américain. Aujourd’hui, c’est la croissance démographique de l’Afrique qui donne sa force à la religion chrétienne. Tel est le scénario géohistorique du christianisme qu’on pourrait rapidement esquisser. On s’attardera un peu plus sur trois moments, passé, présent, futur.

1900

Au début du XXe siècle, on estime qu’environ deux tiers des chrétiens vivaient en Europe et un peu plus d’un quart en Amérique. L’Europe restait donc encore prédominante, mais on ne pouvait plus confondre Chrétienté et Europe, comme ce pouvait être encore le cas au XVe siècle lorsque le nom même d’Europe émergea sous la plume du pape Paul II. La conquête du continent américain par les Européens à partir des années  1490  s’est accompagnée d’une christianisation forcée des populations amérindiennes, même si, jusqu’à aujourd’hui, des rituels anciens ont pu perdurer sous des formes hybrides. Le christianisme s’y est également développé avec l’arrivée d’Européens, déjà chrétiens, notamment au cours du XIXe siècle. Rappelons en effet que ce sont plus de 55 millions d’émigrés européens qui se sont alors installés en Amérique, dont 34 millions aux États-Unis. Vers 1900, rapportée à l’échelle de la population mondiale, la Chrétienté représentait 35 % des 1,8 milliard d’habitants.

2000 En un siècle, la population mondiale a considérablement augmenté, atteignant  6 milliards d’habitants en 2000, et déjà 7 milliards aujourd’hui. La proportion globale de chrétiens n’a cependant pas considérablement changé, baissant légèrement de 35  % à  32  %. En revanche, c’est la répartition de ces chrétiens dans l’espace mondial qui a significativement évolué. L’Europe n’abrite plus qu’un quart de l’ensemble des chrétiens, tandis qu’on compte plus d’un tiers d’entre eux en Amérique et presque un quart en Afrique subsaharienne. Cette place de l’Amérique dans la religion chrétienne s’est traduite lors de la dernière élection pontificale avec l’arrivée sur le trône de saint Pierre, en 2013, d’un cardinal argentin, Jorge Mario Bergoglio, devenu le pape François – Franciscus, le latin restant tout de même la langue officielle. C’était la première fois depuis des siècles qu’un cardinal non européen était élu  : le dernier, Grégoire III (731-741), était d’origine syrienne. Dans le domaine de la fiction, signalons également la série diffusée en  2016, The Young Pope, dans laquelle un cardinal étatsunien devient pape. Le scénario est moins improbable qu’on pourrait

peut-être le penser. Si on s’en tient aux seules données démographiques, les États-Unis sont en quatrième position, en nombre de catholiques, derrière le Brésil, le Mexique et les Philippines, et devant l’Italie. Mais les États-Unis représentent surtout le premier pays par le nombre de protestants, devant le Nigeria, la Chine et le Brésil. Cependant, cette montée en puissance de la Chrétienté américaine ne doit pas éclipser l’importance croissante des chrétiens en Afrique ainsi qu’en Asie du Sud-Est. Le Nigeria, la République démocratique du Congo (RDC), l’Éthiopie, en 2010, totalisent près de 200 millions de chrétiens à eux trois. Mais ils sont divisés. Si le protestantisme ne cesse de progresser en Afrique, la part de catholiques reste non négligeable en RDC (plus de 47 %), tandis que l’Éthiopie, très vieux pays chrétien, se démarque par son rattachement à l’Église orthodoxe. Rattachée au patriarcat d’Alexandrie depuis la fin du IVe siècle, l’Église éthiopienne a fini par obtenir son indépendance et devenir autocéphale en 1951. En Asie du Sud-Est, le seul pays où le christianisme est la religion dominante est les Philippines, ce qui représente tout de même  75  millions de catholiques. En janvier  2015, le pape François y a célébré la plus grande messe, avec plus de 6 millions de fidèles rassemblés dans le Rizal Park de Manille. Il entendait « préparer les nouvelles voies de l’Évangile en Asie ». Jésuite de formation, le pape renouait ainsi avec une tradition de missions initiée par François Xavier, l’«  apôtre des Indes  », mort en  1552  sur l’île de Shangchuan, au large du Guangdong. Partout ailleurs, en Asie, le christianisme reste minoritaire. Si on compte aujourd’hui 20 millions de chrétiens en Indonésie, 30 millions en Inde, plus de  65  millions en Chine, ils n’y représentent que moins de la  10  % de la population totale. Mais en Chine comme en Inde, ces chrétiens sont en grande partie des évangéliques. Selon Sébastien Fath, chercheur au CNRS, il y avait, en 2016, environ  619  millions de fidèles évangéliques dans le monde, dont 200 millions en Asie. Cependant, une partie des mouvements qui ont émergé récemment ne pourraient plus être considérés comme évangéliques. C’est une des particularités du protestantisme, d’être à la fois décentralisé et protéiforme. L’émancipation débouche parfois sur une logique sectaire.

2100 Qu’en sera-t-il à la fin du siècle ? Si le futur est difficilement prédictible, on peut tracer, sur la base d’évolutions séculaires, quelques trajectoires générales. Le Pew Research Center, un centre étatsunien spécialisé dans les questions religieuses, publie régulièrement des études cherchant à établir les évolutions à venir. Tout d’abord, la population mondiale aura très probablement dépassé les  11  milliards d’habitants. La proportion de chrétiens devrait rester aux alentours d’un tiers. Selon le Pew Research Center, on compterait actuellement  223  millions de bébés naissant de mère chrétienne pour  213  millions de bébés naissant de mère musulmane  ; en  2035, le nombre de naissances musulmanes devrait l’emporter et devrait continuer à augmenter tandis que le nombre de naissances chrétiennes devrait baisser à partir du milieu du XXIe siècle. Si on s’en tient donc au seul facteur de croissance naturelle, les chrétiens, jusqu’à présent majoritaires dans le monde, pourraient être moins nombreux que les musulmans d’ici  2100. Nonobstant, ce calcul implique d’écarter deux facteurs majeurs qui ne sont pourtant pas négligeables : la conversion et la perte de la foi. Ensuite, l’Afrique devrait atteindre entre  4  et  5  milliards d’habitants, devenant ainsi la partie du monde la plus peuplée, tandis que les autres régions, à l’exception de l’Amérique du Nord, devraient voir leur population baisser. La Chrétienté, définitivement, ne sera plus européenne. Pour les catholiques, Rome restera Rome. Il n’y a pas de raison pour que la localisation du Saint-Siège soit remise en question dans le siècle à venir. Mais l’Afrique apparaît dès aujourd’hui comme un territoire disputé, entre les religions et entre rameaux du christianisme. En 2015, lors de son premier voyage en Afrique, le pape François a tenu à se rendre à la mosquée de Koudoukou, à Bangui, la capitale centrafricaine, où des affrontements interreligieux ont régulièrement lieu. Le pape avait insisté, afin de tenir un message de dialogue : « Chrétiens et musulmans sont frères. Il faut dire non à la vengeance, à la violence et à la haine. »

Au sein même de l’Église catholique, les relations avec Rome ne sont pas toujours faciles et les nonces apostoliques, relais locaux du pouvoir pontifical, sont parfois perçus comme des menaces potentielles par des évêques locaux peu scrupuleux. Comme l’écrit l’historien des religions Odon Vallet, la multiplication des accords depuis  2013  avec plusieurs gouvernements africains tend vers un système concordataire établissant une entente entre pouvoir religieux et pouvoir civil. C’est le cas au Tchad, au Cap-Vert, au Soudan, au Bénin… Mais en  2017, le pape François a dû annuler son voyage en RDC faute d’accord. À côté de cela, la question qui se pose à propos de l’Afrique est celle de la dynamique des Églises évangéliques et pentecôtistes. Leur implantation n’est pas nouvelle puisque les missionnaires pentecôtistes de l’Église des Assemblées de Dieu y sont arrivés dès les années  1910, et que les mouvements évangéliques sont présents depuis les années  1960-1970. Cependant, comme le souligne l’africaniste Cédric Mayrargue, il ne faudrait pas céder à «  l’image d’une “vague évangélique” qui submergerait le continent  ». Entre megachurches et églises de quartier, le mouvement est fondamentalement protéiforme. Il paraît particulièrement difficile de prédire l’évolution des allégeances religieuses, particulièrement hétérogènes et changeantes dans un contexte social et politique souvent instable. Il semble donc plus prudent de considérer comme une inconnue la Chrétienté africaine à l’orée du XXIIe siècle.   Vincent Capdepuy

  Pour aller plus loin : « The changing global religious landscape », Pew Research Center, 2017. www.pewforum.org/2017/04/05/the-changing-global-religious-landscape/ « The future of World religions. Population growth projections, 2010-2050 », Pew Research Center, 2015. www.pewforum.org/2015/04/02/religious-projections-2010-2050/ « Tracking global Christianity’s statistical centre of gravity, AD 33-AD 2100 », T. M. Johnson et S. Young Chung, International Review of Mission, vol. XCIII, no 369, avril 2004.

1910 Les chrétiens sont majoritairement européens

2010 L'Amérique en première place

 

2060 Cap sur l'Afrique subsaharienne

1  Le monde juif du Ier siècle avant notre ère était animé de divers mouvements religieux divergents, appelés sectes. Le christianisme naissant peut être considéré comme l’une d’entre elles, même si elle se singularisa très rapidement par son ouverture aux non-juifs.

  GÉOPOLITIQUE DU CHRISTIANISME AU XXIe SIÈCLE LA RÉSURRECTION DE DIEU Que n’a-t-on fait dire à André Malraux sur le « retour du religieux » au XXIe siècle, au point de lui attribuer une sorte de talent prophétique sur les tensions intégristes et les conflits confessionnels à l’œuvre aujourd’hui ? En quarante ans, une formidable mutation de la scène religieuse a eu lieu. Dans les années 1960-1970, les prophètes d’un monde sans Dieu avaient pignon sur rue. Depuis Marx, Nietzsche, Freud, Dieu était mort et enterré. Sans fleurs ni couronnes. Ces nouveaux maîtres du soupçon affirmaient que le monde était entré dans une ère post-religieuse. Ils croyaient dur comme fer au «  désenchantement  » de la société moderne (Marcel Gauchet), à la laïcisation universelle des mœurs, des idées, de la politique. Ils écrivaient que le progrès de la raison scientifique et technique conduisait inéluctablement à une sortie de la religion. Mais les mêmes qui avaient observé la montée massive de la sécularisation confessaient plus tard qu’une «  revanche de Dieu  » était à l’œuvre. Que Dieu avait été simplement «  refoulé  » et ne demandait qu’à ressusciter. En 1968, le sociologue américain Harvey Cox écrivait La Cité séculière, qui exprimait cette fatalité de la disparition du christianisme. Trente ans après, le même publiait un autre livre intitulé Le Retour de Dieu, analysant l’expansion mondiale des groupes évangéliques et pentecôtistes. En  1992, Gilles Kepel, dans La Revanche de Dieu, démontrait aussi l’extraordinaire concomitance, à partir des années  1970, des phénomènes religieux identitaires  : dans le judaïsme, avec l’ascension des courants orthodoxes et partis religieux en Israël ; dans l’islam, avec le succès de la révolution iranienne en 1979 et la percée de groupes islamistes en Égypte ou en Algérie  ; dans le christianisme, avec l’affirmation des courants

évangéliques protestants et la « nouvelle évangélisation » militante prônée par un pape comme Jean-Paul II. Tout ce qui s’est passé depuis, pour s’en tenir au christianisme, confirme cette intuition. En trente ans, il est passé de la mort… à la résurrection ! On l’a cru condamné par le rouleau compresseur de la sécularisation. Aujourd’hui, il progresse numériquement, est à égalité avec l’islam en Afrique, recule en Europe, mais croît sous sa forme évangélique dans les Amériques. Il s’implante en Asie et, de manière spectaculaire, dans des pays-continents comme l’Inde ou la Chine. Quant à l’orthodoxie, elle se réduit comme peau de chagrin au Proche-Orient où est né le christianisme, mais où il est persécuté sous les coups de l’islamisme et obligé de s’exiler. En revanche, depuis la fin du communisme en Europe, l’orthodoxie est en plein essor dans les pays de l’Est et du Sud. Elle y encourage même certaines fièvres identitaires, voire nationalistes. Qualitativement aussi, les Églises chrétiennes ont connu des mutations. Elles se montrent plus visibles sur la scène publique, interviennent davantage dans les débats sociaux ou éthiques (par exemple contre l’avortement ou le mariage homosexuel) ou dans les processus de guerre et de paix. Plus décomplexé et identitaire, surtout dans les sociétés européennes où il est très minoritaire, le christianisme n’est pas épargné par certaines expressions fondamentalistes ou extrémistes, notamment dans les Églises évangéliques ou certaines Églises orthodoxes (Russie). Pour le meilleur ou pour le pire, la foi chrétienne est parfois interprétée comme une sorte de disqualification des valeurs séculières et de la morale laïque, comme une identité capable de reconstruire des communautés et des identités jugées sacrifiées sur l’autel de la modernité.

UNE CONFESSION, CINQ CONTINENTS Les chrétiens ont changé d’hémisphère et de couleur. Né dans le berceau méditerranéen, implanté pendant un millénaire et demi en Orient et sur le sol européen, le christianisme a bénéficié des vagues colonisatrices et missionnaires venues du Nord et s’est déplacé vers le Sud. Le chrétien de

demain sera de moins en moins blanc, européen, américain (sauf sous sa forme hispanique). Il sera de plus en plus noir ou métissé, africain, brésilien, mexicain, philippin, coréen, indien, chinois peut-être. C’est à l’explosion démographique des pays du Sud que la population chrétienne (environ 2,2 milliards de fidèles, soit 32 % de la population mondiale) doit l’essentiel de sa progression.  

L’Afrique subsaharienne fait figure de no  1  du christianisme. Les célébrations festives et colorées y font pâlir d’envie les assemblées austères et clairsemées d’Europe. Les pasteurs et les prêtres africains alignent des chiffres étonnants de conversions, de baptêmes, de groupes de prières, d’entrées au séminaire. L’Afrique noire est le continent où la population chrétienne, toutes confessions confondues (anglicane, évangélique, méthodiste, catholique, etc.), augmente le plus rapidement : 500 millions de chrétiens pour une population de plus d’un milliard d’hommes, soit un triplement en un quart de siècle. Deux Africains sur sept sont baptisés dans la seule religion catholique. En dépit de l’extrême pauvreté et de l’instabilité politique, c’est le continent le plus dynamique pour l’Église de Rome. C’est en Afrique centrale, au Congo, au Burundi, au Rwanda que les chrétiens sont les plus nombreux. Au Nigeria, pays le plus peuplé du continent, ils sont 30 millions, en conflit avec les musulmans du Nord. En Afrique australe (Afrique du Sud, Zambie, Angola), chrétiens anglicans et protestants sont numériquement au coude à coude avec les musulmans. Ils cohabitent plus ou moins facilement avec eux en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Bénin, au Cameroun, au Kenya, en Tanzanie. Ils sont très minoritaires dans les zones subsahariennes (Niger, Mali, Sénégal, Soudan) où les musulmans sont de très loin majoritaires.  

L’Asie est l’autre continent de l’espoir pour les chrétiens. 4  milliards d’habitants, soit la moitié de l’humanité. S’y trouvent les traditions les plus anciennes et vénérables (bouddhisme, hindouisme, taoïsme, confucianisme), mais aussi l’islam. Longtemps, le christianisme n’a pu y

prendre pied que sous la forme d’enclaves disséminées d’Occidentaux et de convertis. Ses fiefs demeurent les pays anciennement colonisés par l’Espagne catholique comme les Philippines (85 % de la population), ou par la France comme le Vietnam. Mais des progrès sont enregistrés dans d’autres pays, comme la Corée du Sud où la foi chrétienne a été introduite au XVIIIe siècle par des lettrés confucéens venus de Pékin et qui compte plus de 10 millions de fidèles, majoritairement protestants. S’ils sont moins de  1  % de la population au Japon, les minorités chrétiennes de l’Inde et de Chine incarnent le mieux le changement d’hémisphère et de couleur du christianisme au XXIe siècle. La Chine compterait près de 30 millions de protestants et de catholiques regroupés en Églises «  officielles  » (c’est-à-dire sous contrôle du régime) ou «  clandestines  ». Selon le Vatican, 5  millions de catholiques clandestins, d’une totale fidélité au pape, sont sous la menace permanente d’arrestations et de détentions arbitraires. Rompues en 1951 après la victoire de la révolution maoïste, les relations diplomatiques entre Pékin et Rome sont devenues un casse-tête de la politique internationale. Le Vatican essaie de sortir d’un long tunnel d’ignorance mutuelle et de nommer librement des évêques en Chine, mais les autorités communistes s’y refusent, sauf exception, et maintiennent une surveillance quasi policière des Églises. Les chrétiens chinois sont toutefois plus visibles dans la société chinoise, remplissent les églises et les écoles, sont bien perçus dans les milieux intellectuels et les communications n’ont jamais été aussi étroites entre les chrétiens chinois et les Églises et universités d’Occident. Le rétablissement des relations officielles avec le Vatican serait un signal sans précédent adressé aux chrétiens de Chine et au monde. En Inde aussi, malgré la menace des extrémistes hindous, les chrétiens exercent une influence qui commence à compter grâce à leurs réseaux d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et une prise en charge – hélas confondue avec du prosélytisme chrétien  –  des secteurs les plus déshérités de la société, des basses castes, des dalit (parias) et populations tribales. Les Églises indiennes forment des théologiens, des prêtres, des religieux qui

comptent, envoyés en Amérique du Nord et du Sud, en Afrique, jusqu’en Europe et au Vatican. La Compagnie de Jésus compte près d’un quart de jésuites indiens !  

L’Amérique latine tient toujours la corde dans le monde catholique et protestant évangélique. Elle compte près de la moitié – 500 millions – des catholiques du monde entier et a promu en mars  2013  le premier pape latino-américain de l’histoire, le pape François, argentin et jésuite. Le Brésil est le plus grand pays catholique du monde (155  millions), suivi par le Mexique (92  millions), la Colombie, l’Argentine, le Pérou. Mais cette réalité massive ne peut masquer la concurrence venue de l’explosion numérique des groupes évangéliques et pentecôtistes. Au Brésil, en Amérique centrale, l’Église catholique perd des fidèles au profit des « sectes ». Des partis évangéliques voient le jour dans certains parlements nationaux. Le catholicisme n’y est plus en situation de monopole et les gouvernements développent des formes de «  séparation  » Église-État qui déroutent les catholiques, longtemps tenus pour interlocuteurs uniques et désormais affrontés à des élites laïques, voire anticléricales.  

En Amérique du Nord, les catholiques restent une grande force en raison de la montée de la population hispanique aux États-Unis. Sur  300  millions d’Américains, l’Église catholique compte  70  millions de fidèles. Un Américain sur quatre est catholique et, compte tenu de l’émiettement des Églises issues du protestantisme, les catholiques restent le groupe confessionnel le plus nombreux, loin devant les baptistes et autres groupes évangéliques. L’Église catholique des États-Unis est la troisième au monde après celles du Brésil et du Mexique.  

L’Europe montre la situation la plus déprimante pour le christianisme. Les fidèles ne sont plus qu’environ 300 millions, soit moins de 40 % de la population. L’Europe serait-elle guettée par l’apostasie  ? La question est posée y compris au Vatican. À l’Est, des pays demeurent des bastions comme la Pologne, où 85 % de la population se dit encore catholique et où la pratique dominicale reste la plus élevée d’Europe, ou comme la Lituanie,

la Slovaquie, la Slovénie, la Croatie. Mais là aussi la sécularisation est galopante, favorisée depuis la chute du communisme par l’aspiration aux frontières et aux économies ouvertes. Un « néocléricalisme » a tenté de s’y manifester contre l’avortement ou pour l’introduction de cours de religion à l’école. Les échecs des politiques ultralibérales et l’arrivée de vagues de migrants et réfugiés en Europe ont accru les peurs qui s’expriment dans de nouvelles formes de populisme, notamment en Hongrie ou en Pologne. En Europe de l’Ouest, la foi chrétienne est en plein effondrement. Les enquêtes montrent une déchristianisation qui s’aggrave, une baisse de la croyance en Dieu, des pratiques régulières à l’église et des vocations religieuses. En France, l’érosion de la pratique dominicale est régulière depuis quarante ans. De  40  % après la Seconde Guerre mondiale, on est passé à des taux inférieurs à 3 %. Le nombre des baptêmes n’est plus qu’à un tiers de celui des naissances. Les entrées au séminaire et les ordinations sacerdotales (moins de 100 par an) sont en pleine crise. En Allemagne, les Églises protestante (dite «  évangélique  ») et catholique, qui sont à égalité numérique, gardent de solides réseaux dans l’assistance, l’éducation, la santé, mais donnent aussi des signes de faiblesse  : des dizaines de milliers de fidèles cessent chaque année de se déclarer catholiques ou protestants (avant le versement de l’impôt d’Église). Le nombre de prêtres et pasteurs est en chute. Des églises sont revendues pour soulager les finances des diocèses… Si, dans un pays comme l’Italie, la pratique de la messe du dimanche résiste un peu (25  %), elle s’est effondrée en Espagne, en Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, même en Irlande. Tel est le paradoxe d’un christianisme qui reste très «  européo-centré  » dans ses rites, ses usages et son droit, mais perd ses fidèles en son centre et les trouve dans des continents périphériques et lointains.

LA MARCHE EN AVANT DES ÉVANGÉLIQUES Dans le protestantisme mondial, la branche évangélique est de loin majoritaire, mais aussi la plus militante. Elle a dépassé, en chiffres et en

influence, le vieux protestantisme luthérien et réformé à dominante européenne, noyau dur des Églises issues de Calvin et Luther et depuis longtemps en perte de vitesse en France, en Allemagne, dans les pays scandinaves, en Europe de l’Est et en Amérique du Nord. Les Églises évangéliques (ne pas dire « évangélistes », ce dernier mot étant réservé aux auteurs des Évangiles) ont le vent en poupe. Grâce à un religieux «  émotionnel  », à une théologie sommaire fondée sur la conversion et la guérison et à de puissants circuits de financement, le modèle évangélique s’est exporté à une vitesse-record dans les mégapoles les plus pauvres d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. Groupées en communautés indépendantes, promues par des pasteurs «  autoproclamés  », nourries par un prosélytisme actif, les Églises évangéliques mettent l’accent sur la conversion individuelle (les «  born again  ») et la lecture de la Bible, notamment le Nouveau Testament. Une lecture fondamentaliste, encourageant par exemple le «  créationnisme  » plutôt que l’évolution des espèces selon Darwin, justifiant le combat contre l’homosexualité, l’avortement, l’euthanasie et la recherche sur des cellules embryonnaires. Fondée sur des valeurs familiales ou sexuelles rigoristes, leur vision du monde est binaire, comprenant, d’un côté, les « purs » ou les forces du bien et, de l’autre, les « corrompus » ou les forces du mal. Aux États-Unis, c’est la «  droite chrétienne  », forte de ses 30  millions d’évangéliques, qui a le plus influencé la politique américaine de George Bush Jr, lui-même « born again », après les attentats du 11 septembre 2001, en défendant l’idée de «  croisade  » contre le terrorisme musulman. Pour elle, la politique américaine doit être dirigée par une sorte de vision biblique du monde où s’affrontent les forces du bien et l’«  axe du mal  » et où les Américains, nouveau « peuple élu » par Dieu, seraient dotés d’une sorte de mission universelle de conversion et de réforme. L’influence de cette droite évangélique américaine a fortement décliné depuis les présidences de Barack Obama et Donald Trump. En France, sur un total d’un million de protestants, on estime à  400  000  le nombre des évangéliques. Ils progressent dans les grandes villes et surtout les banlieues où ils suivent les courants d’immigration

venus d’Afrique et d’Asie. À Paris par exemple, les évangéliques chinois sont plus nombreux que les protestants historiques réformés et luthériens. Outre les Africains et les Antillais, il faut aussi compter avec des Églises laotiennes, vietnamiennes, coréennes, tamoules, brésiliennes  ! Dans la région parisienne, les lieux de culte évangéliques rivalisent en affluence avec les plus grandes paroisses catholiques et protestantes. Leur succès tient à la qualité de l’accueil offert à des personnes déracinées, au dynamisme de leurs réseaux missionnaires, au charisme propre au « pasteur » évangélique qui est à la fois animateur, prédicateur, exorciste, thérapeute, par les liturgies chaleureuses, sans commune mesure avec l’austérité des célébrations catholiques ou protestantes traditionnelles.

CHRÉTIENS PERSÉCUTÉS EN ORIENT Le grand choc entre islam et Occident passe, entre autres, par la tragédie des chrétiens orientaux. Au début du XXe siècle, les chrétiens représentaient au moins un quart de la population du Proche-Orient, le berceau des trois monothéismes. Ils ne sont guère plus de dix millions, majoritairement coptes orthodoxes, sur un total de  320  millions d’habitants dans toute la région. La montée de l’islam radical en Égypte, l’occupation israélienne de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie, la guerre civile au Liban, la Révolution islamique d’Iran, l’infernal chaos irakien sont des événements qui ont accéléré l’émigration des coptes d’Égypte, des maronites libanais, des grecs orthodoxes de Palestine, des chaldéens d’Irak, des melkites de Syrie. Le pire était à venir avec les guerres civiles d’Irak et de Syrie, les attentats répétés en Égypte depuis  2011  contre des églises coptes, les exactions de Boko Haram au Nigeria et, surtout, avec la « guerre sainte » lancée en  2014  par les jihadistes de l’État islamique (Daesh) en vue d’éradiquer toute présence en Orient de chrétiens assimilés, contre tout bon sens, aux « croisés » – qui venaient des pays latins ! – et aux « ennemis » occidentaux de l’islam. En 2014, le Nord de l’Irak a connu l’une des plus brutales persécutions religieuses de l’histoire moderne. Des centaines de

milliers de chrétiens ont dû fuir leurs maisons. Des églises et des monastères ont été bombardés, incendiés, saccagés. Trois ans plus tard, au printemps  2017, les villes de Mossoul et Qaraqosh, qui abritaient de fortes communautés chrétiennes, ont été libérées par l’armée irakienne, mais les traces de ce traumatisme ne disparaîtront pas de sitôt. La violence exercée par les milices de l’État islamique contre des chrétiens, dans la région où ils sont nés et pour la seule raison qu’ils sont chrétiens, sommés de se convertir, victimes d’une haine religieuse systématique, d’un « génocide culturel », a constitué un tournant cruel dans la vision de l’islam et du sort de ces minorités. La survie des chrétiens d’Orient est autant une affaire de civilisation que de religion. Leur maintien dans cette partie la plus fragile au monde représente un facteur d’équilibre, de civilisation et de paix. De tels drames lointains, ajoutés aux nouvelles vagues de réfugiés et migrants musulmans en Europe et à l’assassinat d’un prêtre catholique en France, Jacques Hamel, le  26  juillet  2016  à Saint-Étienne-du-Rouvray, posent en d’autres termes la question de l’avenir du dialogue entre l’islam et les Églises chrétiennes. Ces dernières sont parfois accusées de sousestimer les exigences propres à la foi musulmane contraires aux règles de la laïcité, de la démocratie, de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, de l’égalité de l’homme et de la femme. Une menace pèserait ainsi sur la France et l’Europe, avec la naïve complicité de l’Église catholique et du pape François, qui seraient les « fossoyeurs » de l’identité et de la culture occidentales. Mais on ne peut oublier que l’accueil des étrangers, des réfugiés et le souci de la « famille humaine » hors des frontières des seules nations, est au cœur de la mission des Églises. Et que l’identité de l’Europe «  chrétienne  » ne peut pas rester figée. Elle correspond sans doute à un moment de notre histoire, mais n’est plus la réalité de ce continent.

L’ORTHODOXIE ENTRE MOSCOU… ET ROME L’hémorragie des chrétiens d’Orient a provoqué une redistribution complète des forces de l’orthodoxie dans le monde. Faute de fidèles, les

patriarcats historiques de Constantinople, Alexandrie, Jérusalem, Antioche sont menacés dans leur survie même. En Turquie, les chrétiens ne sont plus que quelques milliers, sous l’autorité du patriarche Bartholomée de Constantinople. Celui-ci est le « primat d’honneur » de toute l’orthodoxie, mais sa légitimité territoriale ne tient plus qu’à un fil  : le contrôle de la « diaspora » orthodoxe en France et en Europe occidentale, dans les deux Amériques, en Océanie et jusqu’au Japon. La conséquence est le leadership écrasant exercé aujourd’hui par la grande Église orthodoxe de Russie (150  millions), qui a refait ses forces après les décennies de persécutions soviétiques. Sous l’influence du patriarche Cyrille, elle occupe une place centrale dans la société et l’État russes dont elle partage les ambitions expansionnistes. Mais la collusion, devenue accablante, entre le régime de Vladimir Poutine et un patriarcat de Moscou qui lui est inféodé, complique le dialogue œcuménique en vue de rapprocher les Églises chrétiennes déchirées depuis des siècles. En allant pour la première fois, le 12 février 2015 à Cuba, à la rencontre du patriarche Cyrille, le pape François a fait un grand pas dans le sens de la réconciliation du monde chrétien, qui pourrait même être suivi d’un voyage, sans précédent pour un pape, à Moscou. Ce faisant, le pape prend le risque de cautionner en Russie  –  contre les chrétiens «  libéraux  » ouverts à l’Occident et à l’œcuménisme  –  les nationalistes crispés qui mènent le combat pour la «  pureté  » de la foi orthodoxe, dénoncent un Occident «  pourri  » aux mœurs décadentes (est visé ici le mariage homosexuel), rejettent tout dialogue avec des Églises protestantes jugées beaucoup trop libérales (sauf les évangéliques) et rêvent d’une alliance stratégique avec le Vatican en vue d’une moralisation de la société, d’une lutte contre la sécularisation et la permissivité des mœurs. Restent deux nœuds de conflit  : en Ukraine, berceau du christianisme russe, revendiqué comme terre orthodoxe à part entière par le patriarcat de Moscou, où la minorité gréco-catholique revendique l’indépendance et compte sur le soutien du pape François. En Syrie, où le pouvoir russe mène une politique pro-Assad au nom de la défense, contre le terrorisme

islamique, des chrétiens d’Orient dont la Russie historiquement se considère comme la principale « protectrice ». L’Église de Rome est à un tournant, mais celle de Moscou aussi : ou elle continue, au risque de se discréditer dans les milieux d’opposition et en Europe, de rejouer l’alliance du trône et de l’autel avec l’«  empereur  » Poutine (dans l’histoire la «  symphonie byzantine  »). Ou elle prend ses distances avec les cercles nationalistes et corrompus du pouvoir russe : elle perdrait alors son statut officiel et les avantages qui en découlent, mais regagnerait le respect de la population et la confiance des autres Églises chrétiennes en Europe, condition d’une relance du dialogue œcuménique.  

Henri Tincq

  ET L'ÉGLISE ENGENDRA L'INDUSTRIE Rencontre avec Pierre Musso

  C’est un livre monumental, aussi épais que son sujet, ciselé dans ses moindres détails telle une cathédrale baroque. On y parle peinture et comptabilité, scolastique et libéralisme. C’est d’abord une somme récapitulant un millénaire d’histoire de l’Europe chrétienne. Mais une histoire vue sous un angle inusité, mêlant histoire des idées, philosophie des techniques et sciences managériales. Pierre Musso y développe la thèse que l’entreprise telle que nous la connaissons serait fille du christianisme. Il décrit comment l’usine contemporaine dérive de la manufacture moderne, elle-même rejeton du monastère médiéval. Une thèse à première vue téléologique et eurocentrée, mais qui amène à regarder l’entreprise d’un œil nouveau : serait-elle l’incarnation contemporaine de la toute-puissance du religieux ?  

La Religion industrielle, pourquoi ce titre ? C’est un terme qui a une longue histoire, mais qui à mon sens qualifie d’abord une image du monde. La Religion industrielle, c’est la façon dont l’Occident considère le monde. Ce n’est pas une image universelle, mais elle s’est imposée à la Terre entière. Car l’Occident a rayonné et s’est imposé bien au-delà de ses frontières. Par Occident, j’entends originellement l’Europe, étendu aux États-Unis. Disons le Nord de la planète.  

Vous employez souvent le terme d’architecture fiduciaire. Qu’est-ce que c’est ? Paul Valéry a eu cette merveilleuse phrase  : «  La structure fiduciaire qu’exige tout l’édifice de la civilisation (…) est œuvre de l’esprit. » Toute

culture repose sur une architecture fiduciaire, de fides, la foi, l’idée d’une foi partagée. Pour revivifier cette notion de religion, je la définirai de foi collective que partage une communauté. Cette fides est la clé de voûte d’une société, la pièce qui fait tenir l’ensemble. Tout groupe a une croyance, un mythe fondateur, qui relève du mystère. En Occident, on peut trouver le fond de ce mystère dans le christianisme. L’Incarnation, l’homme-Dieu, le corps du Christ, Parole de Dieu incarnée, tel est le mystère constitutif du christianisme.  

Et cette architecture fiduciaire repose sur une tension ? La religion industrielle est la rencontre entre un mystère et une rationalité, entre foi et raison. Un des Pères de l’Église, Isidore de Séville, nous dit en substance que l’être humain se pose deux questions : pourquoi vivre ? Comment vivre ? Ce sont les deux versants de la foi, la tension qui traverse toute l’histoire de l’Église. Le mystère et la raison répondent à ces deux questions. Au pourquoi  ?, chaque religion donne une réponse. Au comment ?, la réponse passe par des dispositifs de structure, de technique, d’économie, de rationalité et de normativité. Toute société se dote d’institutions pour articuler, ou pour «  coller  », terme que Platon emploie dans Le Phédon, pour fixer la clé de voûte, pour faire tenir l’édifice. D’un côté le pourquoi  ?, de l’autre le comment  ? Toute institution fonctionne comme une colle entre la foi et la loi.   Vous distinguez dès lors trois grands moments. La Réforme grégorienne des XIe-XIIe siècles ; la Réforme protestante et la naissance de la science moderne aux XVe-XVIIe siècles ; et enfin l’industrialisation, à partir de la fin du XVIIIe siècle. La première bifurcation, c’est effectivement la Réforme grégorienne. À la fin du XIe siècle, elle instaure la séparation des pouvoirs temporel et spirituel. L’homme est désormais gouverné selon deux mesures et deux régimes, le pape et l’empereur, séparés et hiérarchisés – l’empereur n’aura plus le droit de nommer les évêques.

Avec la Réforme grégorienne, le christianisme, qui était une foi sans loi, va rencontrer les ruines du droit romain, qui était alors une loi sans foi. Les deux s’entrelacent et produisent un véritable «  big-bang  ». Cela va permettre la grande réorganisation des institutions en Occident. Comment vivre ? Le droit romain y répond. Pourquoi vivre ? La réponse est celle de la fides, le mystère majeur de l’Incarnation, qui s’exprime à travers une institution, l’Église, qui incarne le corps du Christ, et promet l’éternité. Au XIIe siècle, la Réforme grégorienne s’appuie sur les grands monastères notamment cisterciens qui deviennent, paradoxalement car on y pratique l’ascétisme, de véritables entreprises. L’abbé Suger, gérant le chantier de la basilique de Saint-Denis, incorpore le mystère de l’Incarnation dans le vitrail, il théâtralise l’eucharistie. En même temps, il est un des premiers à tenir un livre d’administration, un registre de fabrique. Le chantier de cathédrale est une des premières formes d’entreprise tenant sa comptabilité. La règle bénédictine, adoptée dans tous les monastères à partir du XIe siècle, ébauche un premier manuel de management, notamment dans le chapitre  48  de la règle sur le travail manuel. Organisée sur la liturgie des «  heures  », elle s’articule sur un triptyque lecture divine, prière, travail manuel. Le monastère est une communauté organisée, qui prie, qui travaille et qui lit. Elle est aussi une entreprise qui communie dans une fides partagée. On voit apparaître à Cluny, et surtout à Cîteaux et ailleurs, dans toute l’Europe, les premières formes d’usine. Se développent les technologies avec les moulins, les forges, le travail avec les convers (ndlr : moines en charge des travaux manuels). Les cisterciens bâtissent et défrichent à tour de bras.   C’est à ce moment que l’horloge et la cloche deviennent centrales ? Évidemment. Car la cloche rythme la vie collective, organise le travail et la spiritualité. Et elle va sortir des abbayes et des églises pour organiser la ville et ses rythmes. La première mesure que Jean Calvin prendra à Genève sera de faire sortir les cloches dans la ville  –  ce qui est déjà fait en Angleterre depuis le XIIIe siècle.

De cette Réforme grégorienne sont issus deux produits dérivés : l’État et l’entreprise. Le monastère est une première forme d’usine, mais c’est aussi la corporation qui organise les métiers. Au XIIe siècle, l’Arsenal de Venise était un gigantesque atelier de production navale, où s’instaure une division du travail préfigurant la manufacture décrite par Adam Smith. Les sociétés par actions voient le jour, par exemple à Toulouse, avec des moulins du Bazacle. Ce sont là les premières formes de l’entreprise, au sens d’une communauté laborieuse organisée avec des normes et des techniques. Un des grands résultats de la Réforme grégorienne est de voir naître la première Révolution industrielle au XIIIe siècle, autour de l’énergie hydraulique et des nombreuses innovations techniques d’attelage et d’agriculture. La comptabilité en partie double, qui apparaît à Gènes et à Florence, engendre avec l’essor de la productivité une révolution commerciale dans laquelle les franciscains jouent un rôle majeur. Ces moines ascètes choisissent de se déployer en milieu urbain. Et même s’ils condamnent l’usure, ils plaident pour la circulation de l’argent, contribuant à réhabiliter l’image des marchands.  

Vous situez une deuxième mutation à partir du XVIe siècle. En quoi consiste-t-elle ? Il y a effectivement une double rupture aux XVIe et XVIIe siècles avec la Réforme, l’humanisme et la naissance de la science moderne. Ce n’est plus un Grand Être, Dieu, qui incarne le mystère, mais la nature. Et le changement de l’idée de nature permet l’émergence de la science. Dans cette période s’opère une transformation radicale de l’idée de nature. Les protestants puis les savants intègrent l’idée que l’on peut agir sur la nature, qu’elle n’est plus souveraine. Francis Bacon estime que l’on peut décrypter les lois de la nature, même si elles sont d’essence divine. Dès lors, la nature peut être dominée par la science moderne, comme le déclare Descartes en faisant de l’homme un « maître et possesseur de la nature ». Se développent alors deux courants. Un courant scientifique et philosophique, appliquant le programme de Bacon et Descartes, qui va être

réalisé dès le XVIIe siècle, grâce aux grandes académies royales, en Angleterre et en France. La science appliquée doit aussi permettre de transformer le monde  : c’est la naissance de la vision industrialiste. La manufacture royale en France, chez Colbert, applique l’idée qu’on est maître des lois de la nature, que l’on peut la maîtriser, développer la production et l’économie.  

Pour vous, le changement mental a précédé la mise en œuvre. Pour passer de l’Église à la manufacture, il a d’abord fallu remplacer Dieu par la nature, une entité sur laquelle on pouvait agir ? Absolument. Pour aller à l’industrialisation, il ne suffisait pas d’avoir le moteur à vapeur de Watt. Il fallait avoir construit une architecture mentale permettant de le mettre en œuvre de façon effective. L’homme symbolise comme il respire. Avant d’agir, il lui faut construire un mythe, une vision du monde qui lui permettra d’incarner son action. Ainsi cette vision que je nomme « l’industriation » a été la condition de l’industrialisation qui est un phénomène historique.  

Dès lors, la voie est libre pour l’usine, l’entreprise, qui s’accompagne d’une sécularisation accélérée de notre société. Comment s’opère ce que vous distinguez comme une troisième mutation ? Derrière cette idée de religion industrielle, effectivement, on assiste à la troisième métamorphose des concepts. Le mystère, ou le mythe de l’Incarnation, se transforme et s’incorpore dans l’humanité. Le Grand Être n’est plus la nature, c’est l’humanité. C’est ce que déclare Auguste Comte. Il parle de Grand Être, il se proclame grand prêtre de la religion de l’humanité. En toile de fond, il y a une idée technoscientifique, présente depuis la Révolution française  : appliquer l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, idée qui sous-tendra aussi la création de l’École polytechnique et des écoles des Arts et Manufactures, sous l’impulsion de l’abbé Grégoire, en développant les usines qui vont avec ce programme. Les penseurs du socialisme dit « utopique » contemporains de Comte, à commencer par Saint-Simon qui avait été son maître, formulent avec lui la

religion industrielle contemporaine, en déplaçant le mythe de l’Incarnation dans l’humanité. Et la normativité va s’exprimer dans l’organisation du travail en usine. Il faut passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses, du politique au management. Saint-Simon a une belle formule, résumée par deux affirmations  : 1) la politique est la science de la production ; et 2) la nation doit être organisée comme un vaste atelier.  

On s’achemine dès lors vers les chaînes d’assemblage d’Henry Ford au siècle suivant… Oui, l’industrialisation fut d’abord la mécanisation. Avec son imaginaire ambivalent. C’est le grand théâtre usinier des expositions universelles, de la science qui triomphe, de l’industrie qui va apporter paix, richesses et bonheur à l’humanité. Humanité qui va transformer le monde grâce à sa capacité scientifique et productive. Le mythe du progrès relaie la providence divine. On assiste à une nouvelle métamorphose des dieux. Marx déplace le messianisme dans l’humanité. Le Grand Être n’est plus le Christ, mais la classe ouvrière.   Mais vous dites que c’est un récit concurrent, celui du management, qui va l’emporter… Oui, dès 1933, lors de l’exposition universelle de Chicago, une formule résume tout : « La science découvre, l’industrie applique, l’homme suit. » Avec en sous-titre  : «  Un siècle de progrès  ». Et la grande transformation qui accompagne cette vision du monde, c’est la production du management par les ingénieurs. Il s’agit de rendre scientifique l’organisation du travail. Ernest Renan, en 1848, l’avait prédit : « Il faut organiser scientifiquement l’humanité.  » Nous sommes dans ce paradigme de l’administration des hommes et du gouvernement des choses. La révolution managériale est bâtie sur un homme unidimensionnel, gouverné par une seule mesure. Celle de la normativité qui fixe le comment vivre  ? La question du pourquoi vivre  ? ne se pose plus. C’est ce que je décris dans mon livre comme la clôture du gouvernement des hommes

selon deux mesures. Dans les années  1830, les saint-simoniens, qui sont essentiellement des ingénieurs, soutiennent que la science sera le pouvoir spirituel, et l’industrie le pouvoir temporel. Il leur faut dès lors réaliser sur Terre une religion terrestre, alliance de la science, de l’industrie, de la technique et de l’économie, dans laquelle on se débarrasse de la religion traditionnelle.  

Ce qui nous amène à la présente numérisation du monde… Il y a une cinquantaine d’années que le cybermanagement, fruit de l’alliance du management et de l’informatique, visant à toujours plus d’efficacité, a été institué comme rationalité. Depuis, l’État se fissure dans sa production de pensée et d’imaginaire, et pas simplement dans ses institutions. Car toutes les institutions ne tiennent que sur une architecture fiduciaire. Si cette structure se défait, si le système de croyance s’effrite, l’édifice finira par s’effondrer. L’État se lézarde, la religion politique se délite, d’où la crise profonde de la représentation politique. Aujourd’hui nous sommes dans l’informatisation accélérée et généralisée du monde. Dans l’entreprise, mais aussi dans toute la société, à commencer par les quatre milliards d’individus connectés par des téléphones mobiles. Nous plaçons en Occident la normativité dans le dogme de l’efficacité, selon les règles du management, et la société est en passe de se mettre en pilotage automatique. Le monde financier, par exemple, est géré par des algorithmes. Pour le dire autrement, nous avons transféré le mystère de l’Incarnation dans l’incorporation, à commencer dans les objets techniques. L’homme-dieu est devenu l’homme-machine, mais doté d’un cerveauordinateur : l’homme occidental numérisé dessine l’horizon de la folie de la raison débarrassée de la question du pourquoi vivre et mourir ?  

Propos recueillis par Laurent Testot

  LES ORIGINES CHRÉTIENNES DE LA FRANCE : UN FAUX DÉBAT Rencontre avec Paul Veyne

  Historien aussi génial que hors norme, tant dans son parcours que dans sa personnalité, Paul Veyne est l’un des meilleurs spécialistes du monde antique. Si son domaine de prédilection reste la Rome païenne, le professeur émérite au Collège de France a également publié de passionnants travaux sur le processus qui a conduit l’Occident à devenir chrétien. Et c’est avec le recul de l’érudit que Paul Veyne revisite pour nous les héritages culturels qui ont façonné l’Europe.  

Dans votre livre Quand notre monde est devenu chrétien, vous notez qu’au début du IVe siècle, l’Empire romain compte à peine  10  % de chrétiens. Deux siècles plus tard, c’est le paganisme qui est résiduel. Comment expliquer ce formidable succès du christianisme ? Deux éléments peuvent expliquer ce succès : non seulement, à partir du règne de Constantin, les empereurs  –  exception faite de Julien l’Apostat (361-363) – soutiennent le christianisme et le financent fortement ; mais le christianisme a aussi une caractéristique exceptionnelle, et qui lui est propre : il est organisé comme une armée, avec un chef, des sous-chefs et des chefs locaux (archevêques, évêques, prêtres). De fait, cette organisation a permis de mettre en place un encadrement militaro-spirituel, si j’ose dire, de la population. J’ignore d’où vient cette organisation si particulière de la religion chrétienne, et qui mériterait d’être étudiée.  

À l’inverse, comment expliquer que le paganisme soit aussi rapidement passé aux oubliettes ?

Il faut savoir que le paganisme était en crise depuis six ou sept siècles. Aux yeux des lettrés, il comportait trop de fables et de naïvetés, si bien que le païen lettré ne savait plus ce qu’il devait ou pouvait croire. De plus, l’argent et la puissance hiérarchique avaient changé de bord. Cela dit, le paganisme n’a pas totalement disparu  : des régions entières sont restées longtemps païennes sans le dire. Ainsi, les fermiers, métayers et ouvriers agricoles qui travaillaient les grands domaines des seigneurs romains en Sardaigne étaient encore largement païens vers l’an  500. Mais on ne le disait pas trop : cela ne se faisait plus. Notons que l’on demandait à Dieu les mêmes choses qu’aux divinités païennes – de bonnes récoltes, par exemple. Les ex-voto chrétiens sont parfaitement comparables aux ex-voto païens. Néanmoins, pour les lettrés, la religion chrétienne avait une supériorité intellectuelle et spirituelle incomparable avec le paganisme, à tous points de vue. Amour et miséricorde infinie d’un Dieu profondément charismatique, moralisme qui pénètre tous les aspects de la vie du croyant et projet divin de la Création qui donne un sens à l’humanité  : autant d’éléments qui ne pouvaient qu’attirer les élites.  

Alors que Nietzsche voyait dans le christianisme une «  religion d’esclaves  », vous voyez une «  religion d’élite  », un «  chef-d’œuvre  ». Pourquoi ? Le christianisme est à mon sens la religion la plus géniale du monde – je le dis d’autant plus aisément que je ne suis pas croyant. La théologie, la spiritualité, l’inventivité de cette religion sont extraordinaires. Si Nietzsche y voit une religion d’esclaves, c’est sans doute parce qu’un croyant est soumis à Dieu, à ses commandements, et est en quelque sorte l’esclave de Dieu. Pour ma part, je suis en admiration devant l’incroyable édifice intellectuel et spirituel élaboré par les penseurs chrétiens. Je dis dans un de mes livres que le christianisme est un best-seller qui appartient au genre du thriller. En effet, sa promesse du paradis se conjugue avec la terreur qu’inspire l’idée de l’enfer… Les hommes passent leur temps à se demander de quel côté ils vont basculer. Un tel récit ne peut que « prendre aux tripes » ses lecteurs.

 

La question des origines chrétiennes de la France continue d’agiter le débat public. Quelle est votre opinion sur la question ? C’est le type même de la fausse question. Comme je l’ai écrit dans mon ouvrage Quand notre monde est devenu chrétien, «  ce n’est pas le christianisme qui est à la racine de l’Europe, c’est l’Europe actuelle qui inspire le christianisme ou certaines de ses versions ». La religion est une des composantes d’une civilisation, et non la matrice – sinon, tous les pays de culture chrétienne se ressembleraient, ce qui est loin d’être le cas ; et ces sociétés resteraient figées dans le temps, ce qui n’est pas plus le cas. Certes, le christianisme a pu contribuer à préparer le terrain à certaines valeurs. Mais, de fait, il n’a cessé, au fil des siècles, de changer et de s’adapter. Voyez par exemple le courant des catholiques sociaux de gauche  : ce christianisme charitable qui œuvre pour le bien-être du prolétariat découle directement du mouvement ouvrier socialiste du XIXe siècle. De même, il existe des courants du christianisme qui se revendiquent féministes et laïques. Mais auraient-ils existé s’il n’y avait eu, auparavant, la révolution féministe ? Et la laïcité, ce ne sont pas les chrétiens qui l’ont inventée : ils s’y sont opposés en  1905  ! En réalité, le christianisme se transforme en fonction de ce que devient la culture française, et s’y adapte.  

Vous allez jusqu’à contester l’idée de « racines ». Aucune société, aucune culture, n’est fondée sur une doctrine unique. Comme toutes les civilisations, l’Europe s’est faite par étapes, aucune de ses composantes n’étant plus originelle qu’une autre. Tout évolue, tout change, sans arrêt.  

Vous relayez également l’interrogation du sociologue (pourtant croyant) Gabriel Le Bras, « la France a-t-elle été jamais christianisée ? », tant la pratique religieuse a, de tout temps, été défaillante. Absolument. Si, pour certains croyants, qui ne constituent qu’une toute petite élite, le christianisme correspond à une réalité vécue, force est de constater que pour l’immense majorité des autres, la religion n’est qu’un vaste conformisme, auquel ils adhèrent sans réellement s’y astreindre. C’est

exactement la même chose que la notion de patrie avant  1914  : l’idée de « patrie française » tenait chaud au cœur.  

Néanmoins, on ne peut nier l’apport réel du christianisme à notre culture. Bien sûr que cet apport est immense. Le christianisme est partout  : les cathédrales, les églises jusque dans les plus petits villages, une bonne partie de notre littérature  –  Pascal  –  et de notre musique  –  Bach. Mais pour la majorité d’entre nous, il s’agit là d’un héritage, d’un patrimoine qui appartient au passé, à l’instar de Versailles ou de la pensée de Descartes. Moi-même, je suis ému quand je rentre dans une église et fais le signe de croix. Le déclin du christianisme, le fait qu’il soit sorti de notre culture, de nos croyances et de nos pratiques, a réellement commencé à toucher l’ensemble de la population au XIXe siècle.  

Vous écrivez que notre culture est aux antipodes des valeurs chrétiennes. Pourquoi ? L’Europe actuelle est démocrate, laïque, partisane de la liberté religieuse, des droits de l’homme, de la liberté de pensée, de la liberté sexuelle, du féminisme et du socialisme. Toutes choses qui sont étrangères, voire opposées, au catholicisme d’hier et d’aujourd’hui. La morale chrétienne prêchait l’ascétisme et l’obéissance. L’individualisme de notre époque, par exemple, est aux antipodes de la soumission, de la piété et de l’obéissance chrétiennes.   Plus que Jésus ou Paul, quels sont, selon vous, les penseurs aux sources de notre culture ? À l’évidence, cela me semble être l’époque des Lumières et la Révolution. Depuis la Révolution, songez qu’il n’existe plus de roi de droit divin  : il s’agit désormais de monarchies constitutionnelles, comme en Angleterre. S’il fallait absolument nous trouver des pères spirituels, on pourrait nommer Kant ou Spinoza.  

Quid de l’apport immense de la culture antique sur nos mentalités ?

Les Grecs ont inventé la philosophie, le théâtre, et tant d’autres choses. Les Romains les ont répandus, ils ont hellénisé le monde en langue latine. Le christianisme lui-même a hérité de cette culture antique, à une différence énorme près  : la notion d’un Dieu tout-puissant et éternel, créateur du monde, n’a rien de commun avec les dieux antiques. Ces derniers étaient exactement comme nous, mais immortels ; ils avaient les mêmes vices, les mêmes vertus, et n’étaient pas tout-puissants. Le Dieu des juifs et des chrétiens est un apport culturel gigantesque que le paganisme n’a jamais été en mesure d’apporter. Mais si l’héritage chrétien apparaît de façon plus évidente à l’esprit de nos concitoyens, bien que déchristianisés, que l’immense patrimoine antique dont nous sommes aussi les héritiers, c’est que, chez nous, la religion chrétienne est présente visuellement partout.  

Comment interprétez-vous le fait que le thème de nos racines religieuses revienne si souvent sur le tapis depuis quelques décennies, malgré la sécularisation de la société ? Les raisons sont purement politiques. Parler de racines religieuses permet de se montrer vertueux, attaché à certaines valeurs comme la charité. C’est une manière de se faire bien voir. Je ne crois pas du tout au «  retour du religieux » dont on parle en ce moment : les chiffres disent le contraire pour toute l’Europe, et plus encore pour la France. La moitié des Français ne sont plus baptisés.  

Dans votre livre Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, vous écrivez : «  Le Moyen Âge n’a rien de romanesque  ; il est chrétien et fait donc partie de notre monde ennuyeux. » Voilà un jugement paradoxal au vu de ce que vous dites être le génie du christianisme ! Quand j’étais petit, c’était mon sentiment. Je m’ennuyais à la messe ; par conséquent, à mes yeux, le Moyen Âge chrétien n’avait rien d’exaltant. Le paganisme, au contraire, était un monde totalement autre. J’aurais pu tout aussi bien m’intéresser au Japon, qui est également un monde radicalement autre. La société païenne antique est atroce, cruelle, effrayante. Si les supplices et les massacres ne m’attirent nullement, cette civilisation m’a

fasciné. Sur le plan religieux, cependant, les sociétés païennes étaient plus pragmatiques, pour la simple raison que tous les dieux étaient considérés comme vrais  : lorsqu’un Romain ou un Grec, en voyage à l’étranger, apprenait qu’on y vénérait tel ou tel dieu, il se disait qu’il serait peut-être utile de l’importer, de la même manière qu’on importait des plantes ou des denrées des pays étrangers. Il ne s’agissait pas de tolérance, mais d’une conception différente de la vérité. L’islam, qui a pris la mauvaise habitude d’être aussi intolérant que le christianisme, ferait bien de s’en inspirer. Car ni l’islam ni le christianisme ne disent que les dieux des autres peuples sont aussi vrais que le leur. Non, c’est leur Dieu qui est le vrai, et le seul.  

Que vous inspirent les polémiques actuelles sur l’islam ? Je pense qu’en vertu de la laïcité, de la tolérance et du fait qu’il existe des gens pour qui la religion est importante, il faut intégralement leur ficher la paix dans ce domaine. On a le droit d’avoir une religion. C’est quelque chose de très intime, une sorte de besoin ou de penchant naturel qu’il faut respecter. Pour ma part, comme il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, j’aimerais me convertir tout à coup : hélas, je n’y arrive pas (rires). Pour autant, il faut évidemment combattre les dérives religieuses, car malheureusement, certains abusent.  

Vous qui avez tant étudié l’histoire, comment jugez-vous notre époque ? Depuis qu’il n’y a plus de guerres mondiales en Occident, l’évolution est très positive. Certes, il y aura toujours des esprits chagrins pour dire que « c’était mieux avant ». Comme cette rengaine éculée est banale ! Rome a été fondée en  753  avant notre ère, et l’idée de la décadence a commencé dès 552… Cela fait 2 000 ans qu’on nous parle de décadence ! Pour ce qui nous concerne, je ne crois pas du tout à la décadence, au contraire. Il ne se passe pas une journée sans que l’on apprenne une bonne nouvelle. Ces cinquante dernières années, les progrès – en matière sociale ou de mœurs, notamment – ont été immenses. Je ne peux que m’en réjouir.  

Propos recueillis par Virginie Larousse Cette interview a été initialement publiée dans

Le Monde des religions, no 81, janvier-février 2017. Pour aller plus loin : Comment on écrit l’histoire, P. Veyne, 1970, rééd. Seuil, coll. « Points », 1996. Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), P. Veyne, Albin Michel, 2007. L’Empire gréco-romain, P. Veyne, Seuil, 2014.

 

MOTS-CLÉS

  Apostasie Attitude consistant à renoncer publiquement à une religion.  

Bible chrétienne • Ancien Testament/nouveau Testament : La Bible chrétienne se compose de l’Ancien Testament (qui reprend pour l’essentiel le contenu de la Bible hébraïque) et du Nouveau Testament. Ce dernier comprend les Évangiles, les Actes des apôtres, 21  épîtres (correspondances de leaders du christianisme naissant aux premières communautés), et l’Apocalypse (récit de la Parousie) attribuée à l’apôtre Jean. • Évangiles : Ensemble d’écrits qui relatent la vie et le message de JésusChrist. Les Évangiles selon Matthieu, Marc, Luc et Jean sont reconnus comme canoniques par les principales Églises chrétiennes.  

• Actes des apôtres : 5e livre du Nouveau Testament, qui relate les débuts de l’Église primitive constituée autour des apôtres à Jérusalem, et son expansion dans l’Empire romain.  

• Épitres pauliniennes  : Les exégètes attribuent traditionnellement à l’apôtre Paul 13 ou 14 des 21 épîtres figurant dans le Nouveau Testament, dont les deux adressées aux Corinthiens.  

Cène (ou Eucharistie) Issu du latin cena, « repas du soir », nom donné par les chrétiens au repas que Jésus-Christ prit avec les douze apôtres la veille de sa crucifixion. Selon les Évangiles, il institua alors l’Eucharistie (d’où l’emploi interchangeable de ces deux termes lors des disputes entre catholiques et protestants) en disant : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ».  

Commende Régime juridique d’administration d’un ordre monastique, dans lequel un abbé dit « commendataire » (souvent un ecclésiastique, parfois un laïc, qui n’est plus élu par les frères comme le prévoit la Règle, mais désigné par une autorité extérieure, comme le roi de France) perçoit les revenus des abbayes.  

Concordat Au sens large, désigne un traité signé entre la papauté et un État particulier, afin de définir les domaines respectifs de l’Église catholique et des autorités du pays signataire. Le Concordat dont il est ici question avait été signé en 1801 par Napoléon Ier. Parmi ses dispositions, le gouvernement français assurait les salaires des prêtres, qui devaient lui prêter serment de fidélité. La loi de  1905  y mit un terme. Le régime concordataire est toujours en activité en Alsace et en Moselle, qui étaient allemandes en 1905.  

Congréganistes Personnes vivant en communauté religieuse.  

Hérésiologues Les hérésiologues des débuts du christianisme composent des traités antihérétiques, listant et décrivant les hérésies. Le plus célèbre est l’évêque Épiphane de Salamine, dont le Panarion en présente quatre-vingt.  

Iconoclasme Désigne au sens large la destruction de représentations. La Querelle des images, qui déchire Byzance de  717  à  843, renvoie à une politique des empereurs byzantins visant à détruire les icônes, ces images ornées dans lesquelles des chrétiens voyaient se manifester la présence réelle des saints représentés. Cette politique de destruction suscitant des résistances très fortes, elle sera abandonnée à la fin du VIIIe siècle.  

Légende dorée

Ouvrage rédigé vers  1265  par le dominicain Jacques de Voragine, La Légende dorée raconte avec force miracles la vie de nombreux saint(e) s et martyr(e) s chrétien (ne) s.  

Libre-pensée Attitude philosophique consistant à refuser tout dogmatisme… Par extension, mouvement militant défendant ce principe.  

Monachisme Mode de vie de personnes qui ont prononcé des vœux de religion, et font partie d’un ordre dont les membres vivent en communauté. Le monachisme est présent dans le christianisme, le bouddhisme, et dans une moindre mesure dans le taoïsme et le jaïnisme.  

Ordines Collection de documents ecclésiaux codifiant les comportements sociaux, qui au Moyen Âge font obligation à chacun d’assumer la place et la mission que la providence lui a données : se battre, diriger, travailler, prier.  

Orthodoxie À ses débuts, l’orthodoxie est une notion. Commune à tous les fidèles d’une religion, elle les assure de ce qu’ils suivent la bonne doctrine, selon l’étymologie du mot  : «  foi droite  ». Les autres sont rejetés de la communauté par des conciles qui condamnent leur doctrine, et ils sont considérés comme hérétiques. Au fil du temps, ce mot prend une acception de plus en plus restreinte. À l’issue du concile de Chalcédoine en 451, les chrétiens qui acceptent sa doctrine christologique se disent « orthodoxes », qu’ils suivent le pape de Rome ou le patriarche de Constantinople. Après la rupture des Églises de Rome et de Constantinople en  1054, les chrétiens dépendant de Constantinople puis ceux des Églises dans l’orbite du patriarcat de Constantinople (l’Église bulgare ou russe) estiment détenir la vraie doctrine en matière de procession du Saint-Esprit. Après la chute de Constantinople en 1453, les chrétiens d’Orient se replient sur leur identité

religieuse. Ils la défendent contre les Latins, et ils sont depuis appelés les « orthodoxes ».  

Réforme grégorienne Politique de redressement de l’Église catholique impulsée par la papauté entre les Xe et XIIIe siècles, la réforme grégorienne se décompose en trois axes. 1) Primauté du pape  : une structure centralisée est établie autour de la papauté. En 1059, le pape Nicolas II crée le collège des cardinaux qui élira désormais les papes. Il multiplie les décrets, interdisant le nicolaïsme (fait pour les clercs de se livrer à des actes sexuels) et la simonie (trafic de biens spirituels, tels les sacrements ou les charges d’évêque). 2) Autonomie de l’Église  : les pouvoirs laïcs ne doivent plus intervenir dans les nominations d’évêques et d’abbés. Papes et empereurs germaniques, qui se considèrent comme les représentants de Dieu sur Terre, se déchireront sur ce point. 3) Réforme du clergé  : les prêtres seront désormais mieux instruits… et célibataires  

Théologie de la Libération Mouvement catholique, philosophico-politique, issu d’Amérique latine dans les années  1970, qui s’efforça de défendre pauvres et exclus. L’évangélisation s’y doublait d’un apport de la réflexion théologique au peuple lui-même, qui devait lire la Bible et y trouver les ressources nécessaires à son émancipation.

 

CONTRIBUTEURS

  Matthieu Arnold Professeur d’histoire du christianisme moderne et contemporain à l’université de Strasbourg, auteur de Martin Luther (Fayard, 2017).  

Jean-Pierre Bastian Professeur émérite de sociologie des religions à l'Université de Strasbourg. Il est notamment l'auteur de Le protestantisme en Amérique latine, une approche socio-historique (Labor et fides, 1994), La globalisation du religieux (en collaboration avec F. Champion et K. Rousselet, L’Harmattan, 2000) et Religions, valeurs et développement dans les Amériques (L’Harmattan 2007).  

Jean Baubérot Professeur émérite en histoire et sociologie des laïcités à l’EPHE, il est l’auteur de, entre autres, Histoire de la laïcité en France (4e éd., Puf, coll. «  Que sais-je  ?  », rééd. 2010) et Les Laïcités dans le monde (2e éd., Puf, coll. « Que sais-je ? », 2009).  

Marianne Carbonnier-Burkard Maître de conférences à l’Institut protestant de théologie/Faculté de Paris, elle a notamment publié Jean Calvin. Une vie (Desclée de Brouwer, 2009).  

Justine Canonne Journaliste scientifique.  

Vincent Capdepuy Géohistorien et cartographe, dernier ouvrage paru  : 50  histoires de mondialisations. De Néandertal à Wikipédia, Alma, 2018.  

Jean-Claude Cheynet

Professeur émérite d’histoire byzantine (Sorbonne Paris-IV), membre honoraire de l’IUF. Il est notamment l’auteur de Byzance. L’Empire romain d’Orient (Armand Colin, 2015) et Histoire de Byzance (5e éd., Puf, 2017).  

Fabien Cluzel Journaliste et consultant, auteur de L’Église catholique. Des origines à nos jours (Privat, 2005).  

Jean-Pierre Dozon Anthropologue, directeur d’études à l’EHESS et directeur scientifique de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH). Il est l’auteur notamment de L’Afrique à Dieu et à Diable. États, ethnies et religions (Ellipses, 2008).  

Bruno Dumézil Maître de conférences en histoire médiévale à l’université Paris-X, il a notamment publié Les Racines chrétiennes de l’Europe. Conversion et liberté dans les royaumes barbares, Ve-VIIIe siècle (Fayard, 2005).  

Sébastien Fath Historien (CNRS), auteur notamment de Les Fils de la Réforme. Idées reçues sur les protestants (Le Cavalier bleu, 2012).  

Aurélia Hetzel Chercheuse en littérature comparée et en sciences religieuses, collaboratrice régulière du Monde des religions et auteure de La Reine de Saba  : des Traditions au mythe littéraire (Classiques Garnier, 2012).  

Daniel-Odon Hurel Directeur de recherche au Laboratoire d’études sur les monothéismes/CNRS, auteur notamment de Prières des bénédictins (Seuil, 2010) ou, avec Denyse Riche, Cluny. De l’abbaye à l’ordre clunisien (XeXVIIIe siècle) (Armand Colin, 2010).  

Virginie Larousse Rédactrice en chef du Monde des religions.  

Bernard Lavallé Professeur émérite de civilisation hispano-américaine coloniale à l’université de la Sorbonne Nouvelle-Paris3, auteur notamment de Au nom des Indiens. Une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole (Payot, 2014) et Pacifique, à la croisée des empires (Vendémiaire, 2018).  

Daniel Marguerat Exégète suisse, spécialiste du Nouveau Testament, auteur notamment de Jésus et Mathieu. À la recherche du Jésus de l’histoire (Bayard/Labor et Fides, 2016).  

Jean-Pierre Moisset Maître de conférence à l’université Bordeaux-III, auteur notamment de Histoire du catholicisme (Flammarion, 2006, rééd. coll. « Champs », 2010).  

Pierre Musso Philosophe, professeur des Universités, Institut d’Études Avancées de Nantes, auteur de nombreux ouvrages, notamment sur Saint-Simon. Son dernier opus, La Religion industrielle. Monastère, manufacture, usine : une généalogie de l’entreprise (Fayard, 2017).  

Isabelle Richet Professeure d'études américaines à l'Université Paris-VII, auteure de  : La religion aux États-Unis, (Puf, Coll. « Que sais-Je ? », 2001).  

Mohammed Taleb Philosophe et écrivain, il a publié Arpenter les chemins de l’écopsychologie. Humanisme cosmique l’âme du Monde (Arma Artis, 2017), et, avec Marc-Alain Ouaknin et Philippe Markiewicz, Jérusalem, trois fois sainte (Desclée de Brouwer, 2016).  

Thomas Tanase Docteur et professeur agrégé d’histoire, Orient et Méditerranée. Auteur de « Jusqu’aux limites du monde. » La papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à l’Amérique de Christophe Colomb (Éd. de l’École française de Rome, 2013) ; Marco Polo (Ellipses, 2016).  

Laurent Testot Journaliste et conférencier, il a codirigé, avec Jean-François Dortier, Les Religions. Des origines au IIIe millénaire (éd. Sciences Humaines, 2017). Il est l'auteur de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité (Payot, 2017). Dernier ouvrage paru : Homo canis. Une histoire des chiens et de l’humanité, Payot, 2018.  

Henri Tincq Journaliste, spécialiste des questions religieuses au Monde de 1985 à 2008, il a notamment dirigé le Larousse des religions (Larousse, 2009).  

André Vauchez Historien, spécialiste de l’Église au Moyen Âge, auteur notamment de Les Hérétiques au Moyen Âge. Suppôts de Satan ou chrétiens dissidents  ? (CNRS, 2014).  

Paul Veyne Historien spécialiste de l’Antiquité romaine, auteur notamment de Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) (Albin Michel, nouv. éd., 2010). Paul Veyne est professeur émérite au Collège de France, titulaire de la chaire d’histoire de Rome.  

François Vouga Théologien protestant, professeur de Nouveau Testament, auteur notamment de Moi, Paul  ! (Bayard, 2005). Dernier ouvrage paru  : Dieu sans religion. Les origines laïques du christianisme (avec Henri Hofer et André Jantet, Labor et Fides, 2016).  

Jean-François Zorn Professeur émérite d’histoire du christianisme à l’époque contemporaine, Institut protestant de théologie, Montpellier.

Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.