J. Robin - René Guénon, Témoin de La Tradition (Première Édition 1978) PDF [PDF]

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Zitiervorschau

Jean Robin

René Guénon Témoin de la Tradition

G U Y T R ÉD A N I E L ÉDITIONS DE LA MAISNIE

Jean Robin

René Guénon Témoin de la Tradition

GUY TRÉDANIEL ÉDITIONS DE LA MAISNIE 19, rue du Val-de Grâce 75005 PARIS

© Guy Trédaniel, éditeur, 1978. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consente­ ment de l'éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal.

L ’encre des savants et le sang des martyrs seront pesés au Jour de la Résurrection, et la balance penchera en faveur des savants. Hadîth; in Suyûtî, Al-Jâmi’aç-Çaghîr.

René Guénon vers 1925.

Présentation

N

A

PU

DIRE

DE

L’ŒUVRE

DE

RENÉ

GUENON QU’ELLE

constituait « le miracle intellectuel le plus éblouissant produit devant la conscience moderne 1 ». Et il est vrai qu’en un temps où le changement est devenu une fin en soi, et où la notion de progrès se dissout en une perpétuelle remise en cause d’hypothè­ ses toujours plus fragiles et décevantes, cette œuvre intemporelle se présente tel un incomparable monument érigé à la gloire de « ce qui ne passe pas ». Maintenant que la conspiration du silence paraît avoir définitive­ ment échoué, et que semble également révolue l’époque des attaques haineuses, sinon celle des inlassables perfidies, seule elle demeure, inaltérée, hiératique. Après qu’elle eut été longtemps condamnée, par l’incompréhension du siècle, à une influence secrète dont l’importance n’échappa pourtant pas à des « personnalités » aussi diverses et inattendues que Daniel Rops, Robert Kanters, André Breton, Antonin Artaud, André Gide, Jean Paulhan, Raymond Que­ neau et bien d’autres, elle accède sous nos yeux, sinon à une noto­ riété profane à laquelle elle ne prétendait certes pas, du moins à une large audience parmi des intellectuels de toute provenance. En font foi très concrètement les rééditions constantes, et même la parution de certains titres en « collections de poche ». Elle suscite de plus en 1. Michel Vâlsan, « la Fonction de René Guénon et le Sort de l’Occident », Études

Traditionnelles, juillet-août-septembre-octobre-novembre 1951.

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plus, et jusque dans les milieux naguère les plus rebelles à son in­ fluence, telle l’Université, des fidélités qui s’enracinent dans son implacable rigueur et sa dimension proprement universelle. L’orien­ talisme et l’« histoire comparée des religions », qui regimbèrent tant sous l’aiguillon de sa critique, ne se peuvent désormais sérieusement concevoir sans référence à Guénon, explicite ou implicite, car par­ fois, on n’ose encore le citer 2... Enfin, et cette conséquence est peut-être la plus inattendue, en Orient même, certains intellectuels qui ont éprouvé l’inconsistance et les dangers du mirage occidental qui les avait un moment séduits, renouent grâce à Guénon avec leur propre tradition 3, administrant ainsi la plus belle preuve qui se puisse trouver de l’autorité, comme interprète de l’Orient, de celui que le grand spirituel hindou Shri Ramana Maharshi appelait « the great sûfi4 ». Et de fait, s’il fallait résumer d’un mot sa fonction, c’est sans doute celui d’interprète qui s’imposerait. C’est du moins le seul rôle qu’il ait revendiqué, affirmant toujours que les doctrines qu’il expo­ sait ne lui appartenaient pas, et regrettant même de ne pouvoir 2. Le cas le plus significatif à cet égard est sans doute celui de Mircea Eliade, dont Guénon disait, dans une lettre datée du 26 septembre 1949 : « Puisque vous parlez d’Eliade, j’ai déjà rendu compte de plusieurs travaux de lui, livres et articles, et je me propose d’en faire autant pour les derniers (il m’envoie d’ailleurs ses livres). Vous aurez peut-être remarqué que je le ménage plutôt et que je tâche surtout de faire ressortir ce qu’il y a de bon; je dois dire que c’est à cause de ce que je sais de lui par Vâlsan, qui le connaît bien. Il est à peu près entièrement d’accord au fond avec les idées traditionnelles, mais il n’ose pas trop le montrer dans ce qu’il écrit, car il craint de heurter les conceptions admises officiellement; cela produit un mélange assez fâcheux [...] nous espérons pourtant que quelques « encourage­ ments » pourront contribuer à le rendre moins timide... » 3. Voir à ce sujet la très intéressante correspondance échangée entre Michel Vâlsan et Mohammad Hassan Askarî, professeur de littérature anglaise à l’université de Karachi (Études Traditionnelles, janvier-février 1969 et mai-juin et juillet-août 1970), dont nous extrayons seulement ces lignes; « M. Askarî nous informe en même temps que dans l’Inde même, les jeunes musulmans s’intéressent de plus en plus aux idées traditionnelles dans leur élaboration guénonienne. » Enfin, il ne faut pas oublier que c’est grâce à Guénon qu’A. K. Coomaraswamy, dont les premiers écrits sont largement tributaires de la culture occidentale la plus profane, retrouva le chemin de la Tradition, et se consacra à une œuvre d’une fécondité et d’une richesse admirables, que Gérard Leconte s’emploie, par d’excellentes traductions, à mettre à la portée du public français. (Cf. Études Traditionnelles de 1974 à 1977 : « Paternité spirituelle et puppet complex »; « Lîlâ »; « Châya »; « l’Exemplarisme védique »; « Une étude sur la Katha Upanishad, IV, 1 ». Et chez Dervy-Livres : le Temps et l ’Éternité; la Doctrine du Sacrifice [recueil de huit articles].) 4. Cf. Mélanges, éd. Gallimard, 1976, p. 6.

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conserver l’anonymat. C’est assez dire le peu d’importance que revê­ taient à ses yeux les individualités; et cet effacement délibéré, cette sorte de pudeur métaphysique, s’il est permis de s’exprimer ainsi, étaient insupportables à un Occident narcissique où l’hypertrophie du « moi » était la norme de tout épanouissement bien compris, et où l’individualisme triomphait. Comment reconnaître pour l’un des siens un auteur qui répondait à un contradicteur particulièrement venimeux que, « si étrange que cela puisse lui sembler, « la personna­ lité de René Guénon » nous importe peut-être encore moins qu’à lui, attendu que les personnalités, ou plutôt les individualités, ne comptent pas dans l’ordre des choses dont nous nous occupons »? C’était déjà beaucoup qu’il exposât, avec la tranquille assurance et la totale absence de prosélytisme des hommes de certitude, des prin­ cipes contredisant sereinement les conceptions qui fondaient la civi­ lisation occidentale moderne; mais qu’il refusât d’exister aux yeux de ses contemporains, se soustrayant ainsi aux investigations psy­ chologiques ou autres qui eussent pu rassurer ceux qu’effrayait et irritait l’inaccessibilité majestueuse de l’œuvre, voilà qui passait les bornes. Il est d’ailleurs permis de se demander si cette rage qu’engendre souvent l’incompréhension, ne se mua pas certaines fois en une sorte de crainte révérencielle - qui éclairerait peut-être quel­ ques aspects de cette conspiration du silence à laquelle nous avons fait allusion. On s’interrogera légitimement, dans ces conditions, sur la néces­ sité d’une étude biographique consacrée à un tel personnage. Et il est vrai que les considérations psychologiques habituelles ne sont ici d’aucune utilité, pour des raisons que l’on mesurera mieux dans le cours de ce livre, si même l’approche de l’œuvre ne suffisait pas à en démontrer la vanité. Pourtant, selon un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’œuvre et la vie de Guénon sont indissociables. Mais si, en l’occurrence, l’homme et sa fonction s’expliquent réciproque­ ment, c’est d’une tout autre façon que l’on a accoutumé de le penser. D’une manière générale, il faut d’ailleurs bien préciser, dès l’abord, que les critères « normaux » n’ont pas cours ici. L’étude des sources, par exemple - si chère aux universitaires, et que l’on ne s’est pas fait faute d’appliquer à Guénon, quitte à en reconnaître un peu plus tard l’inanité - se révèle effectivement d’un profit dérisoire, comme nous nous proposons de le montrer. La disproportion, l’incommen­ surable distance qui existent entre tels initiateurs supposés et l’œuvre, sont trop manifestes, trop flagrantes. La somme guénonienne - si on tente de la situer parmi les cou­ 11

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rants « traditionalistes » ou « ésotériques » du xixe siècle et du début du xxe - ne s’éclaire à la lumière d’aucune œuvre préexistante qui en eût facilité la genèse. Même si, par convenance et politesse tradi­ tionnelles, il a parfois, dans sa jeunesse, rendu hommage à certains de ses aînés, Guénon fut au plus haut point un homme seul. Sa fonc­ tion à l’égard de l’Occident impliquait par définition cette hétérogé­ néité radicale, relativement à tout acquis, à tout savoir qui ne remontât pas au moins au-delà de quatre siècles. Et là encore, il y a quelque paradoxe dans cet aspect éminemment novateur d’une œuvre dont un des buts était de relier l’Occident en rupture de tradition à ses sources spirituelles profondes, à ses origi­ nes les plus lointaines et les plus oubliées, en un mot à ce Passé éter­ nellement présent dans le monde des archétypes, mais qui a revêtu aux yeux des idolâtres de l’évolutionnisme la hideur du Péché origi­ nel. Curieux exemple de la réutilisation des mythes, inconsciente et pervertie, par la pensée moderne. La solution de cette apparente contradiction entre le caractère « révolutionnaire » des livres de Guénon et leur propos souveraine­ ment « passéiste », réside précisément dans ses termes mêmes. L’éloi­ gnement où était l’Occident de sa propre tradition, l’ignorance de ceux qui auraient dû être ses guides spirituels - et cela depuis plu­ sieurs siècles déjà - impliquait que le retour aux sources prît les allu­ res d’une radicale et insoupçonnable nouveauté, puisque tout, ou presque, avait été oublié. Les quelques écrits, essentiellement médié­ vaux, qui, tels ceux de Maître Eckhart ou de Dante, témoignaient le plus explicitement de l’intellectualité occidentale, n’avaient de valeur que littéraire et poétique pour les modernes. Ou bien, si l’on consentait à les prendre pour ce qu’ils étaient : des œuvres spirituel­ les, ils tombaient sous le coup des sempiternelles accusations de panthéisme, d’immanentisme, à moins encore qu’ils ne fussent ran­ gés sous la commode étiquette du « mysticisme ». Seule, l’étude des doctrines de l’Orient, où s’était conservée jusqu’à nos jours la pure métaphysique, aurait pu faire au moins pressentir aux Occidentaux tout ce qui leur manquait dans le domaine de l’intellectualité véritable; mais la manière dont les orien­ talistes officiels trahissaient, involontairement ou non, ces doctrines qu’ils étaient chargés de présenter au public occidental, privait celuici de la dernière chance qu’il eût de connaître et de comprendre ce ternaire essentiel autour duquel s’ordonnera l’œuvre de Guénon : la Vérité métaphysique, dont la suite de cet exposé se chargera de pré­ ciser le sens, le symbolisme, et l’initiation. Ces trois termes pouvant 12

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être respectivement entendus comme le but de la « queste » proposée à tout homme. Le mode d’expression adopté par cet Absolu méta­ physique dans notre monde. L’initiation représentant quant à elle le fil d’Ariane qui relie l’être individuel à cette Origine dont la nostalgie fonde les méthodes de réalisation spirituelle de toutes les traditions, qu’elles soient purement métaphysiques et intellectuelles ou qu’elles se revêtent d’une « écorce » religieuse. De ce ternaire découlaient également deux notions d’une extrême importance. L’universalité de la métaphysique, dont l’expression, essentiellement symbolique, ne peut se circonscrire, au contraire de la pensée théologique et dogmatique, dans des formes par trop ratio­ nalisées, particularisées et limitatives, impliquait en effet, d’une part l’unité essentielle des traditions, manifestée à l’origine par cette Tra­ dition primordiale3 dont l’œcuménisme contemporain n’est que l’inefficace parodie, et d’autre part la doctrine de « l’Identité Suprême » selon les Musulmans, ou de la « Délivrance » selon les Hindous, but ultime de la voie initiatique où l’être, affranchi de tou­ tes les limitations, réintègre son Principe. Nul en Occident, à une exception près, que nous étudierons, n’avait parlé de cet aboutisse­ ment dernier de la réalisation spirituelle depuis les altissimes traités de Maître Eckhart, sauf à le réduire, là encore, par la faute d’orienta­ listes incompréhensifs, à la notion exotérique du « salut », avec laquelle il n’a aucune commune mesure, mais qui seule était connue dans l’état amoindri du Catholicisme. Restaient, pour satisfaire les aspirations de ceux dont l’horizon intellectuel n’était pas irrémédiablement borné par le mur d’un maté­ rialisme de fait, ou plus ou moins embrumé par une religiosité pusil­ lanime et étouffante, les sirènes de l’occultisme et du théosophisme, également dangereux et trompeurs dans leurs domaines respectifs. L’occultisme prétendait reconstituer artificiellement une tradition occidentale faite de pièces et de morceaux, qui relevait dans le meil­ leur des cas de ce que l’on pourrait appeler l’archéologie tradition­ nelle, et dans le pire (encore que ce ne fût pas incompatible!), de la magie cérémonielle, grande séductrice des incorrigibles amateurs de « phénomènes » que sont trop souvent les Occidentaux. Le théo­ sophisme, quant à lui, se résumait en un syncrétisme pseudo-orien­ tal, imitation des plus grossières, agrémenté de mystères tout aussi5 5. Il s’agit du Sanâtana Dharma des Hindous, dont la notion médiévale de Philosophia perennis ne représenta qu’une « traduction approchée » en mode occidental, avec toutes les limitations inhérentes à la perspective scolastique.

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frelatés que ceux de l’occultisme, et, à l’occasion, il ne dédaigna pas de fournir un support de choix aux visées de l’impérialisme britanni­ que en Inde. C’est au milieu de cette ignorance et de ces supercheries plus ou moins conscientes que s’élabora l’œuvre de Guénon, qui eut, dans un premier temps, à « déblayer le terrain » de tout ce qui pouvait faire obstacle, chez ceux à qui il destinait son exposé, à une saine appréciation des choses et à une remise en ordre de ce qui avait été embrouillé de façon quasi inextricable. Il ne fallait à aucun prix, par exemple, que l’on pût de bonne foi rendre son « hindouisme » soli­ daire de celui des théosophistes, ce qui aurait eu pour effet de réduire à néant la portée de ses études purement métaphysiques - quintessentielles, pourrions-nous dire - aux yeux des gens sérieux. Pour l’assister dans cette tâche immense, Guénon, à l’origine, n’avait à compter sur personne en Occident, si ce n’est sur des lec­ teurs issus des milieux intellectuels les plus divers, pour qui ses pre­ miers livres furent une absolue révélation, et dont l’appui, de ce fait, ne pouvait être que « moral »; et sur quelques Catholiques bien timi­ des, et de fait vite effarouchés pour la plupart. Dans ces conditions, comment admettre qu’un homme seul, si cruellement seul, ait pu assumer un tel destin, remplir une fonction aussi écrasante? C’est que, comme l’écrivait Michel Vâlsan, «les matrices de la Sagesse avaient prédisposé et formé son entité selon une économie précise 6 ». C’est à cette totale adéquation de l’individualité à sa fonction, à ce parallélisme étroit entre la destinée humaine de René Guénon et la genèse de son œuvre que nous faisions allusion tout à l’heure. Et l’on voit par là combien nous sommes loin des habituel­ les interprétations psychologiques, sociologiques, voire économi­ ques, à l’aide desquelles les exégètes tissent la trame subtile des rela­ tions entre les écrivains et leur œuvre. Aussi nous a-t-il paru indispensable de ne pas dissocier l’homme de ses écrits, fût-ce pour la commodité de l’exposé, mais de suivre au contraire leur commune destinée. La reconnaissance de la fonc­ tion dont Guénon était investi permet de comprendre, ou à tout le moins de pressentir, la portée et les prolongements de l’œuvre. Cette dernière en retour, malgré le souci d’anonymat de son auteur (ou plutôt à cause de cette discrétion...), manifeste clairement sa surémi­ nente dignité. Nous saurions d’autant moins instituer des sépara­ tions arbitraires que le caractère intangible et immuable des vérités 6. Études Traditionnelles, article cité.

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restituées par Guénon n’impliquait aucun « monolithisme » dans leur formulation, mais s’accompagnait au contraire d’une extraordinaire sensibilité aux réactions du milieu concerné, d’une intuition précise de certaines opportunités, et d’une connaissance profonde des temps, des lieux et des gens. Ainsi, en suivant la genèse de l’œuvre, c’est la trame du destin spirituel de l’Occident que nous découvrons. Car cette œuvre, qui revêt le caractère sacrificiel du don le plus authenti­ que, s’accompagne aussi de mises en garde et de constats dont il eût certes fallu tirer toutes les conséquences pour que, des trois hypothèses sur le sort de l’Occident formulées dès le premier livre, l’Introduction générale à l’Étude des Doctrines hindoues7, la plus « pessimiste » ne prévalût pas. Qu’en est-il aujourd’hui, vingt-sept ans après la mort du semeur? C’est à quoi ce livre, en dernière ana­ lyse, tentera de répondre. Car une compréhension profonde du message guénonien ne peut se borner à une simple adhésion théorique. L’œuvre la plus « principielle » et la plus intellectuelle qui ait vu le jour en Occident depuis des siècles, exhorte en effet - ultime paradoxe - au combat le plus rude qui se puisse concevoir : la Grande Guerre sainte, la guerre in­ térieure. Le but en est cette Paix dont le Christ a dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix; je ne la donne pas comme la donne le monde8. »

7. Éd. Véga, 1921. 8. Saint Jean, XIV, 27.

I D es V estiges épars

I

L

EST

DEUX

MANIÈRES,

ESSENTIELLEMENT,

D’ENVISAGER

l’œuvre de Guénon.

On peut y voir la synthèse géniale, ou discutable, formulée pour notre temps, d’antiques vérités longtemps occultées, dont des... précurseurs portèrent un discret témoignage au long des xvme et xixe siècles et qui - au-delà d’exhumations partielles et fragmentai­ res relevant plus souvent de l’érudition que d’une compréhension véritable - attendaient d’être regroupées en un corpus cohérent. Il s’agissait alors d’un travail de mise en forme à partir de données préexistantes, effectué par une individualité d’exceptionnelle valeur, certes, mais tributaire comme le commun des mortels, de son milieu, de ses sources - parfois défectueuses - de sa psychologie propre enfin, qui l’amenait peut-être à « orienter » arbitrairement l’héritage intellectuel que le destin lui avait confié, ou qu’elle s’était approprié. Rien que de très rassurant pour nos contemporains. Et cela d’autant plus que ces fragments reconstitués d’une « histoire des mythes » se présentaient somme toute, dans cette perspective, comme des curio­ sités intellectuelles, vivifiantes pour la conscience moderne, mais qui ne l’engageaient pas, toutefois, à des révisions déchirantes. Mais on peut considérer aussi cette œuvre, tout au contraire, comme une somme magistrale qui puise sa force et sa certitude en un fonds mystérieux dont aucune référence, aucune étude des sources ne peut rendre compte, et que l’on est obligé, qu’on le veuille ou non, d’accepter ou de refuser en bloc comme un ensemble indis17

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sociable et invariable dès l’origine, préexistant dans sa totalité à l’exposé progressif qui en fut fait au long de quelque 350 articles et de 17 livres (compte non tenu de 9 ouvrages posthumes) publiés entre novembre 1909 et décembre 1950. On aura suffisamment compris, en lisant notre présentation, à quel parti nous nous rangeons. Nous entendons pourtant fonder notre conviction sur des données qui nous paraissent indiscutables, et à cette fin, nous envisagerons aussi complètement que possible la première « perspective ». Entre ces deux « lectures », toutefois, il existe un lien : l’impor­ tance reconnue de l’apport oriental, direct dans la seconde hypo­ thèse, plus indirect dans la première, où il se diffuse surtout à travers le prisme des orientalistes indépendants qui, s’ils manifestaient géné­ ralement une compréhension plus vaste que les universitaires, se laissaient parfois entraîner par leur imagination, aidés en cela par ce goût constant des étymologies audacieuses qui constitua une de leurs caractéristiques majeures. Il ne serait d’ailleurs pas très diffi­ cile de trouver, de nos jours encore, des prolongements savoureux à ce fantastique engouement. Pour en revenir à la première perspective, nous dirons que ceux qui l’adoptent, sans contester le miracle de cette remanifestation de trésors cachés - un peu à la manière de ces fresques romanes revê­ tues au « siècle des lumières » d’un badigeon iconoclaste, et qui réap­ paraissent soudain dans leur éclat premier - prennent soin de mar­ quer le mérite qui revient aux archéologues solitaires qui précédèrent Guénon. Ils avaient entr’aperçu ces merveilles, et légué les moyens de les restaurer. On souligne même que, loin de se présenter comme une ineffable nouveauté, ainsi que certains l’avaient cru tout d’abord, l’essentiel des thèmes guénoniens se trouvait déjà, en fait, chez tel ou tel pionnier. La surprise et le premier émerveillement passés, que procure toujours la rencontre avec l’œuvre, on reprend prudemment les chemins tracés, on comble en hâte la faille creusée dans les tranquilles incertitudes quotidiennes, on se rassure comme l’on peut de cette transcendante irruption. Chacun selon son goût, son tempérament, sa spécialité. Tel philosophe un moment détourné de Kant ou de Hegel, de Heidegger ou de Kierkegaard, les retrouve sur ses vieux jours, reprochant à Guénon de les avoir méconnus; tel érudit spécialiste de l’histoire des religions s’efforce de rendre à Fabre d’Olivet, Creuzer, Frédéric de Rougemont, de Brière, Portai, l’abbé Jallabert, voire à Eliphas Lévi ou Saint-Yves d’Alveydre, ce 18

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qui leur revient d’influence décisive dans la genèse de la somme guénonienne... Ce faisant, on veut oublier une donnée nécessaire et suffisante, dans son évidente simplicité, pour déranger ces trop faciles accommodements avec l’esprit du siècle. Même si les modalités de cette « inspiration » sont à bien des égards fort mystérieuses, il n’en demeure pas moins certain que c’est de l’Orient contemporain, et non de celui de la Compagnie des Indes, directement, par transmis­ sion orale, que Guénon tira, dès 1908 au plus tard, l’essence de ses exposés futurs. Et il n’avait nul besoin, dans ces conditions, de se référer à ce qu’avaient (plus ou moins bien) compris des doctrines orientales les auteurs précités. Enfin, nous pouvons indiquer au passage que Marcel Clavelle (Jean Reyor) - qui lorsqu’il commença à écrire dans le Voile d’Isis en 1929, s’intéressa beaucoup, précisément, à des auteurs tels que F. de Rougemont, Portai, Jallabert, etc. - nous confia qu’il n’était pas sûr du tout que Guénon en connût seulement l’existence, en dépit des affirmations de Jean-Pierre Laurant1. Constatant leur inté­ rêt, Guénon l’encouragea d’ailleurs à les remettre au jour, et les cita à l’occasion, par la suite, ne voyant sans doute que des avantages à s’appuyer de temps à autre sur des œuvres qui, si elles étaient géné­ ralement assez peu connues, n’étaient du moins pas étrangères à la « sensibilité intellectuelle » de ses lecteurs occidentaux. De même qu’il convenait de souligner le caractère irremplaçable de l’intellectualité orientale, de même il importait de préserver la notion capitale d’universalité, qui implique que la Vérité, essentiellement Une, n’est finalement « ni d’Orient ni d’Occident », même si le crépuscule du monde où se noyait progressivement la lumière originelle, avait contraint la spiritualité de se réfugier dans les régions orientales du globe, devenues le sanctuaire de doctrines que le « sombre Occi­ dent » avait depuis longtemps niées, et oubliées. Ainsi, le support très imparfait qu’offraient les ouvrages des traditionalistes des xvme et xixe siècles ne devait pas les faire négliger pour autant. Ils témoi­ gnaient, en des époques hostiles, de ce fonds commun de l’humanité rebelle à toutes les démythifications; mais la clarté qu’ils diffusaient, pour audacieuse qu’elle parût, ne suffisait pas à dissiper ce mirage dont on ignorait encore, dans la première ferveur de l’ère scien­ tifique, qu’il s’évanouirait lors même qu’on croirait l’atteindre : l’ex-

1. Cf. le Sens caché dans l'Œuvre de René Guénon, éd. l’Age d’Homme, 1975.

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Gravure allégorique illustrant de façon pittoresque la notion d'« identité essentielle des traditions », telle qu’on pouvait la concevoir au xixe s.

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plication globale et définitive de l’homme et du cosmos en dehors de toute référence métaphysique. Car de l’apport de ces veilleurs de la Tradition, aussi estimables qu’ils fussent, on ne pouvait non plus tirer de conclusions définitives quant à l’harmonie d’un univers régi par l’Ordre sacré. Sans entraî­ ner le lecteur dans une analyse fastidieuse de leurs œuvres, souvent monumentales, il suffira, pour en démontrer l’incomplétude, de les confronter brièvement aux grands thèmes de l’œuvre guénonienne, tels que nous les avons définis plus haut. C’est incontestablement la notion de Tradition primordiale, d’où sont issues toutes les religions par adaptations successives aux temps et aux lieux, que nos auteurs se sont ingéniés à mettre le plus clairement en valeur. Et comme le souligne Marie-Paule Bernard dans son étude sur « les Idées traditionnelles au temps des grandes illusions 2 », cette doctrine et celle des cycles cosmiques, « qui échap­ pent en grande partie à la perspective exotérique et sont totalement étrangères à la philosophie profane, restaient en dehors de l’instruc­ tion religieuse courante comme de la culture générale « mon­ daine ». » Toutefois, Léon Cellier souligne, dans son introduction à un iné­ dit de Fabre d’Olivet3, que durant cette période d’intense efferves­ cence politico-mystique que fut la Restauration, le thème de la Tra­ dition primordiale reçut un accueil très chaleureux, sinon très éclairé, dans les salons du Faubourg Saint-Germain. Un témoin aussi peu suspect de « mysticisme » que Stendhal s’en fit l’écho dans Armance, mais aussi dans l ’Histoire de la Peinture en Italie et le Courrier anglais. « Nos nouveaux apôtres, remarquait-il, affirment qu’il n’y a jamais qu’une religion au monde. » « Que ces tendances s’éloignent de l’orthodoxie catholique, la chose est évidente », indi­ que Léon Cellier. Elle l’est en effet... à condition toutefois d’oublier saint Augustin et sa Religio Vera : « Ce qu’on appelle aujourd’hui religion chrétienne existait chez les Anciens et n’a jamais cessé d’exister depuis l’origine du genre humain, jusqu’à ce que le Christ lui-même étant venu, l’on a commencé d’appeler chrétienne la vraie religion qui existait déjà auparavant. » A condition aussi d’oublier Nicolas de Cuse, cardinal de Saint-Pierre-aux-Liens : « Il y a donc une seule religion et un seul culte pour tous les êtres doués d’enten­ dement, et cette religion est présupposée à travers la variété des rites. 2. Études Traditionnelles, décembre 1956. 3. La Vraie Maçonnerie et la Céleste Culture, éd. La Proue, s. d.

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« Aux diverses nations, tu as envoyé divers Prophètes et divers maîtres, les uns en un temps, les autres en un autre temps. Mais c’est une loi de notre condition d’hommes terrestres qu’une longue habi­ tude devienne pour nous seconde nature, soit tenue pour vérité et défendue comme telle. De là naissent de grandes dissensions, lors­ que chaque communauté oppose sa foi aux autres fois. « Et s’il advient qu’il soit impossible de faire disparaître cette dif­ férence des rites et que cette différence même paraisse souhaitable pour augmenter la dévotion, chaque religion s’attachant avec plus de vigilance à ses cérémonies comme si elles devaient plaire davan­ tage à ta Majesté; que du moins, comme tu es unique, il y ait une seule religion, un seul culte de latrie 4. » A condition enfin d’oublier Joseph de Maistre, dont l’orthodoxie catholique paraît difficilement contestable, et qui écrivait dans son Mémoire au duc de Brunswick que « [...] la vraie religion a bien plus de dix-huit siècles. Elle naquit le jour que naquirent les jours ». Il est bien vrai cependant - et ceci illustre de façon exemplaire le destin des données ésotériques vulgarisées et incomprises - que les spéculations politico-mystiques de Mme de Krudener ou de Mme de Saint-Aulaire, aggravées par cet engouement pour le magnétisme qui fut à l’époque le piège tendu à toute démarche spirituelle, étaient d’une nature très douteuse, et fort peu orthodoxes en effet. Cet uni­ versalisme de salon, artificiel et sentimental, ressemblait d’ailleurs fâcheusement à un vulgaire syncrétisme, à moins qu’on ne préfère le rapprocher de l’œcuménisme de Vatican II, qui se découvre là de curieux antécédents. On ne peut, dans ces conditions, l’assimiler à la reconnaissance de l’unité essentielle des traditions, telle que l’exprimera Guénon. D’autant moins que, même en abandonnant les aspects mondains qu’ont revêtus aux xvme et xixe siècles ces vestiges d’une unité origi­ nelle pressentie, et en retrouvant nos archéologues de la Tradition (qu’il serait injuste de compromettre dans cette effervescence aristo­ cratique), la nature exacte de cette Révélation primordiale était bien mal définie, et plus mal encore la situation géographique du peuple qui l’avait reçue. Etait-ce en Égypte, était-ce en Inde, ou encore dans l’Atlantide, ou même la Perse (selon Portai)? La mode avait des fluctuations étonnantes. Enfin, même chez les plus estimables, comme Portai, il semble que l’existence d’une Révélation primor­ diale et universelle se déduisît surtout d’une communauté de symbo­ 4. De Pace fidei, 1450, trad. Gandillac.

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les entre les religions antiques - la « langue des couleurs », par exem­ ple - sans que le fondement métaphysique de cette unité fût très clairement exprimé. Certes, au contraire de Fabre d’Olivet, dont la croyance au progrès de l’humanité reste un mystère d’autant plus impénétrable qu’elle contredit bon nombre de ses autres affirma­ tions, Portai énonce cette vérité très « guénonienne » selon laquelle : « Plus on s’élève vers l’origine des religions, et plus la vérité apparaît dépouillée de l’alliage impur des superstitions humaines. » Cepen­ dant, on est en droit de se demander si ce que l’on connaissait à son époque de l’Iran, qu’il présente curieusement comme « la patrie des premiers hommes », suffisait à rendre explicite cette doctrine métaphysique universelle dont l’Inde seule, à travers les traductions accessibles au xixe siècle, pouvait offrir, sinon une expression par­ faitement adéquate, eu égard aux faiblesses et aux lacunes desdites traductions, du moins une approximation suggestive. Guénon, d’ailleurs, dans un compte rendu de la réédition des Cou­ leurs Symboliques 5, après en avoir souligné l’intérêt, exprimait tou­ tefois des réserves qu’il attribuait à deux raisons principales : « l’une est une information insuffisante ou inexacte sur les doctrines orien­ tales, fort excusable d’ailleurs à l’époque où le livre a été écrit; l’autre est une influence swedenborgienne assez fortement marquée, et, en matière de symbolisme comme à bien d’autres égards, Swe­ denborg est loin d’être un guide parfaitement sûr. » Quant à Fabre d’Olivet, si l’on peut s’étonner de son incompré­ hensible progressisme - qui ne l’empêchait d’ailleurs pas de procla­ mer que « l’Europe couverte pendant longtemps d’un brouillard spi­ rituel, a perdu les lumières étrangères qu’elle avait reçues de l’Afrique et de l’Asie 6 », ou d’attribuer aux anciens initiés « les connaissances les plus étonnantes dans tous les domaines 7 » - il reste le seul, croyons-nous, qui ait exposé une véritable doctrine métaphysique, d’autant plus remarquable qu’elle semble procéder d’une génération spontanée, puisque Fabre, sans être antichré­ tien comme on l’a dit, était manifestement très éloigné du Chris­ tianisme et que, bien qu’il connût assez l’Orient, c’est d’un fonds occidental antique qu’il tira l’essence de sa doctrine. De fait, Guénon, qui consacra un chapitre de la Grande Triade à l’étude 5. Études Traditionnelles, janvier 1939; repris dans Comptes rendus, éd. Tradition­ nelles, 1973, p. 28. (Les Couleurs Symboliques ont été rééditées en 1975 par les éd. de la Maisnie.) 6. La Musique, p. 17. 7. Cf. Léon Cellier, op. cit., p. 139.

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de son ternaire : Providence, Volonté, Destin, indique que : « Les considérations relatives à ce ternaire ont été développées surtout, dans les temps modernes, par Fabre d’Olivet, sur des données d’origine pythagoricienne [...]8 ». Quelle était la nature exacte de ces données et par quel canal (uniquement livresque 9?) étaientelles parvenues à Fabre, c’est ce que nous ne saurions dire. Et le mystère est d’autant plus grand qu’il ne semble pas avoir été seule­ ment un « théoricien ». L’estime manifeste en laquelle le tenait Guénon nous incite d’ailleurs à nous arrêter un peu sur ce personnage, et à renvoyer en tout cas notre lecteur à la remarquable étude de Léon Cellier. Il s’agit, nous le répétons, d’une véritable énigme, que la publica­ tion récente de ses Souvenirs 10 n’aidera pas à résoudre, si tant est qu’il restât à glaner derrière Léon Cellier, puisque, par un ma­ lencontreux « hasard », les feuillets du manuscrit traitant de sa conversion à ce qu’il appelait la théosophie (et qui est évidemment sans rapport aucun avec le moderne « théosophisme »), ont été déta­ chés. Sur l’origine jféelle de sa vocation spirituelle, il faudra donc se résoudre à ne rien savoir, l’épisode assez fantastique d’EgérieThéophanie étant manifestement insuffisant pour tout expliquer; et on n’en apprendra pas davantage sur la nature de ce « sanctuaire » qu’il constitua à la fin de sa vie et pour lequel il rédigea ce qui, au premier abord, apparaît comme une parodie de rituel maçonnique... bien que rien n’indiquât qu’il eût été lui-même Maçon. Il évoquait d’ailleurs la Franc-Maçonnerie avec un certain dédain, écrivant que : « Les formes se sont bien à peu près conservées; mais le fond a disparu 11. » Quant aux caractéristiques individuelles de Fabre, elles se résu­ ment essentiellement en un psychisme puissant. Certains « pou­ voirs » semblent en être émanés, manifestés en particulier par une guérison de sourd-muet, contestée il est vrai, et qui en tout cas paraît 8. La Grande Triade, éd. Gallimard, chap. XXI. 9. Il semble en tout cas, après la lecture de Léon Cellier (Fabre d ’Olivet, Contribu­ tion à l ’étude des aspects religieux du Romantisme, Librairie Nizet, 1953, p. 53), qu’il faille renoncer à la légende - accréditée par Saint-Yves d’Alveydre, Fabre des Essarts et Sédir - de l’initiation pythagoricienne de Fabre en Allemagne, pendant la Terreur, puisque à cette époque il était à Paris, et que ce voyage en Allemagne, antérieur à la Révolution, ne fut apparemment consacré qu’aux affaires et au senti­ ment... 10. Collection Belisane, Nice, 1977. 11. La Vraie Maçonnerie et la Céleste Culture, p. 28.

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bien relever du seul magnétisme. Ses Souvenirs, bien qu’ils soient à certains égards fort suspects de complaisance, n’en laissent pas moins entrevoir de façon assez convaincante ces particularités psy­ chiques, auxquelles il accorda sans doute trop d’importance, et qui l’amèneront d’ailleurs - selon une attitude fort ambiguë qu’il parta­ geait avec les romantiques - , à privilégier le rôle de la volonté d’une manière plus psychologique que métaphysique, ainsi que le lui reprochera Guénon. On peut y ajouter la reconnaissance constante, et que certains jugeront un peu ostentatoire, de l’action de la Provi­ dence dans sa vie, qui l’incite à souligner qu’aucun de ses parents, de ses amis, ou même de ses simples connaissances ne périt dans la tourmente révolutionnaire, ce qui lui inspira ce commentaire pré­ somptueux ou lucide, selon qu’on voudra : « Je puis croire qu’indirectement j ’ai un peu coopéré à leur salut n . » Du regard qu’il porta sur la Révolution de 1789 - et même si ses jugements doivent leur lucidité à un certain... recul, puisqu’il ne les confia à la plume que sous la Restauration, alors qu’il fréquentait les « Ultras » - ses souvenirs nous rendent un précieux témoignage. Même a posteriori, il eut le mérite de déceler à l’origine « intellec­ tuelle » de la Révolution 1213 l’alliance archétype du sentimentalisme subversif de Rousseau et de la détermination « germanique » de Weishaupt, qui, il faut dès maintenant le préciser, n’avait rien à voir avec la Franc-Maçonnerie régulière. Certes, ils n’avaient pas à eux seuls engendré la Révolution; et cela d’autant moins que les idées philosophiques, loin d’être le moteur des transformations des sociétés (ce que suffirait d’ailleurs à empêcher leur diffusion relativement restreinte), ne constituent en somme que l’émergence de courants psychiques, plus profonds et d’origine plus mystérieuse. Mais si la Révolution, qui fut tout sauf spontanée, eut des causes plus secrètes que les spéculations « intel­ lectuelles » de la classe bourgeoise, celle-ci, de par sa nature même, incarna de la façon la plus adéquate et la plus intelligible ce courant révolutionnaire, rendant manifeste ce qui, autrement, eût été réduit à l’état souterrain, indifférencié et informulé de l’« instinct » popu­ laire - que sa plasticité rend réceptif à toutes les suggestions - et 12. Mes Souvenirs, p. 221. 13. L’accession au pouvoir de la Bourgeoisie n’en fut que la conséquence dans le domaine économico-social, et non la cause, en dépit d’apparences dont ne sait s’évader notre monde « solidifié », à qui l’on a imposé comme un dogme le primat de l’économique.

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eût ainsi échappé, dans certaines de ses composantes essentielles, à l’observateur extérieur. Fabre, en l’occurrence, analyse parfaitement la volonté fanatique de certains révolutionnaires, tout entière tendue vers la reconquête de cet « état de nature » dont Diderot avait légué à Rousseau la froide abstraction, et que la sensibilité élégiaque de Jean-Jacques transmua en « ivresse fatale ». Et comment ne pas discerner en cet Eden revu et corrigé par le siècle des lumières, en cet Age d’Or gros­ sièrement assimilé à l’état sauvage, la très exacte parodie, la matéria­ lisation évidente de ce retour à l’origine tout intérieur et spirituel qui manifeste sur la voie initiatique le terme des « petits mystères »? Qui, à la suite de Rousseau, ne se réclamera de ce romantique retour aux sources, avant que les courants transformiste et évolu­ tionniste, quelques années plus tard, ne substituent à cette parodie une nouvelle contrefaçon? Dès lors, et par un remarquable change­ ment de cap, on situa l’Age d’Or, non plus dans un passé mythique, mais dans un avenir déifié qui trouvera une de ses expressions les plus significatives - encore que déjà dépassée... - dans le célèbre Point Oméga du père Teilhard de Chardin. Il n’était d’ailleurs question, pas plus qu’il ne le sera pour les autres courants de la pensée moderne, tel le matérialisme athée, que la limite extrême de ces différents processus fût atteinte, ce qui eût été trop manifestement impossible. Il suffisait d’abord que fût accomplie la destruction de l’ordre ancien dans ses composantes in­ tellectuelle et sociale, grâce à cette quête inspirée de l’état de nature où l’homme serait enfin libéré de la civilisation perverse; ce qui ame­ nait à « détruire les trônes comme tyranniques, les autels comme imposteurs ». Puis l’on se proposait d’édifier sur les décombres un monde régénéré. Quoi qu’il en fût de cette funeste illusion, et après qu’elle eut servi à discréditer définitivement l’Ancien Régime, le Darwinisme, mieux adapté à la matérialisation progressive d’un monde qui exigeait moins d’abstraction, et davantage de cautions « scientifiques », allait opportunément relayer le Rousseauisme et ses épigones. D’ailleurs, selon la dialectique propre à ce genre de « mutations », il fallait bien, en dépit des apparences, que le Darwinisme fût contenu en germe dans le Rousseauisme comme il l’était, plus expli­ citement, dans les théories des autres Encyclopédistes. De fait, c’est le bon sauvage - représentant idéal de l’humanité primordiale - et non le demi-dieu de l’Age d’Or antique que, selon Jean-Jacques, il s’agissait de ressusciter en l’homme. Ce mythe moderne présentait 26

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donc le double et contradictoire avantage d’introduire au moins implicitement la notion de progrès biologique, puisqu’il était entendu que l’homme des origines était un sauvage... et de condamner néan­ moins l’intellectualité génératrice de tous les vices14, puisque ce sau­ vage était bon, et que les contemporains ne l’étaient plus. Mais cet audacieux équilibre propre aux époques de transition, où trop de bruit et de fureur empêchent que l’on s’attarde à scruter la logique interne des grands courants d’idées, ne pouvait se prolonger sans ris­ ques. C’est pourquoi l’on oublia vite, et non sans quelque ingrati­ tude, le bon sauvage au fond de ses savanes (qu’avait-on à apprendre désormais d’un Pithécanthrope ou d’un Néanderthalien?), et que, par un habile renversement des pôles, analogue à celui qui avait changé le « sens de l’histoire », on fixa comme but à l’humanité conquérante la divinisation de l’homme futur, ce qui n’était jamais qu’une modalité nouvelle de cette protéiforme contrefaçon qui carac­ térise les temps modernes. Ce n’est pas à dire, là encore, que, de même que le matérialis­ me perdure sous le néo-spiritualisme qui l’a supplanté dans l’« inconscient collectif », la conception rousseauiste du bon sauvage ait été entièrement balayée par le surhomme nietzschéen ou le « mutant » de l’ère cosmique. Elle subsiste elle aussi, quoique de façon un peu marginale, dans certaines utopies écologiques et, de manière plus captieuse, dans tels retours aux sources ecclésiaux, dont l’extrême dépouillement intellectuel n’a que peu à voir avec la complexité et la richesse des origines. Mais Fabre d’Olivet, contre toute attente, et après qu’il eut scruté avec une exemplaire lucidité les courants qui traversaient la France révolutionnaire, fut loin d’en tirer les conclusions qui semblaient s’imposer. Si loin qu’il proclamait : « Le mouvement qui régit l’uni­ vers n’est point rétrograde; il pousse, au contraire, à l’avancement de toutes choses. Ce mouvement est providentiel, conformez-y votre volonté 15. » Tout à sa réfutation de l’Age d’Or selon Rousseau, il avait confondu la contrefaçon et l’original, et jeté l’enfant avec l’eau du bain. Lui aussi, de surcroît, semblait assimiler au progrès général du monde, tel qu’il l’imaginait, le progrès individuel des êtres, ce 14. Que l’intellectualité fût mauvaise, ce n’est pas une certaine avant-garde... intel­ lectuelle qui, de nos jours, y contredirait. (Et nous n’y contredirions pas non plus si nous n’entendions l’intellectualité véritable d’une tout autre façon que comme un simple jeu mental.) Toutefois, Rousseau, à qui l’expérience faisait défaut, ne pou­ vait encore qualifier le langage de « fasciste ». 15. Mes Souvenirs, p. 235.

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« perfectionnement » auquel il les exhortait et dont l’aboutissement n’est autre que le retour à l’Origine intemporelle dont ils ne sont qu’illusoirement sortis. Il renchérissait en ces termes, dans YHistoire philosophique du Genre humain : « Qu’on ne soit pas surpris de me voir consacrer une assez longue digression à combattre une idée aussi frivole que celle de l’Age d’Or [...]. » On comprend combien lui était étrangère la conception traditionnelle du devenir humain remise en lumière par Guénon, et selon laquelle toutes les possibilités d’un cycle d’exis­ tence sont contenues en germe in principio, ne se manifestant ensuite, selon leur mode propre, qu’en se matérialisant et en s’éloi­ gnant progressivement de cette perfection inhérente à la synthèse originelle qui régnait au temps de la Tradition primordiale, du Sanâtana Dharma. Et l’on voit aussi, par l’exemple de deux de leurs représentants les plus éminents, combien il y avait de lacunes, de failles et de discor­ dances dans les théories des traditionalistes, combien le « génie » propre à chacun jouait un rôle prépondérant dans l’agencement des éléments épars qui leur étaient parvenus, et combien il était facile de transformer l’Empire universel de Fabre d’Olivet, en la SainteAlliance de Mme de Krudener. Dans les ruines de la Tradition, cha­ cun se promenait à sa guise, privilégiant tel vestige plutôt que tel autre, quitte à perdre totalement de vue les harmonieuses pro­ portions de l’ensemble, cachées, il est vrai, par la luxuriance d’une végétation parasite. L’homme à qui la Providence avait dévolu d’ordonner ce chaos n’était pas encore venu, et Eliphas Lévi, dont ce n’est pas médire que de reconnaître qu’il confondit systématique­ ment la Tradition primordiale avec une incertaine « philosophie occulte » - et il est fort à craindre que dans son esprit elle ne fût que simple magie - , pouvait résumer la situation en un style d’époque : « A travers le voile de toutes les allégories hiératiques et mysté­ rieuses des anciens dogmes, à travers les ténèbres et les épreuves bizarres de toutes les anciennes initiations, sous le sceau de toutes les écritures sacrées, dans les ruines de Ninive ou de Thébes, sous les pierres rongées des anciens temples et sur la face noircie des sphinx de l’Assyrie ou de l’Égypte, dans les peintures monstrueuses ou merveilleuses qui traduisent pour les croyants de l’Inde les pages sacrées des Védas, dans les emblèmes étranges de nos vieux livres d’alchimie, dans les cérémonies de réception pratiquées par toutes les sociétés mystérieuses, on retrouve les traces d’une doctrine par28

Ce qu’Eliphas Lévi appelait « les emblèmes étranges de nos vieux livres d’alchimie ». D ’après le Jardin des Roses des Philosophes, d’Arnauld de Villeneuve. Bibliothèque Vadiane, Saint-Gall.

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tout la même et partout soigneusement cachée. La philosophie occulte semble avoir été la nourrice ou la marraine de toutes les reli­ gions, le levier secret de toutes les forces intellectuelles, la clef de toutes les obscurités divines, et la reine absolue dans les âges où elle était exclusivement réservée à l’éducation des prêtres et des rois 16. » Voilà pour la Tradition primordiale. Pour ce qui est de l’Identité Suprême, il n’y fallait point songer... Pour parler comme Fabre d’Olivet : « Quant à la sphère dominatrice de ce monde et à l’Être absolu qui l’enveloppe de son insondable unité, tous s’arrêtaient à leur aspect frappés d’une terreur religieuse et s’imposaient à leur égard un silence profond I7. » Et il fallut beaucoup de courage à Marie-Paule Bernard 18, pour retrouver dans Axel et dans l’A nnon­ ciateur, de Villiers de l’Isle-Adam, quelques passages suggestifs - les seuls depuis Maître Eckhart - qui posent, il est vrai, un incontesta­ ble problème. Nous lui emprunterons cette citation de Villiers : « Mais le roi Salomon n’est, essentiellement, ni dans la Salle, ni dans la Judée, ni dans les mondes sensibles - ni même dans le Monde. « Depuis longtemps, son âme est affranchie; - elle n’est plus celle des hommes; - elle habite des lieux inaccessibles, au-delà des sphè­ res révélées. « Vivre? Mourir?... Ces paroles ne touchent plus son esprit passé dans l’Éternel. « Le Mage n’est que par accident, où il paraît être. Il ne connaît plus les désirs, les terreurs, les plaisirs, les colères, les peines. Il voit; il pénètre. Dispersé dans les formes infinies, lui seul est libre. Par­ venu à ce degré suprême d’impersonnalité qui l’identifie à ce qu’il contemple, il vibre et s’irradie en la totalité des choses. « Salomon n’est plus dans l’Univers que comme le jour est dans un édifice. » Ce passage, dépouillé de sa forme littéraire, est effectivement frap­ pant, et il est vrai que de telles conceptions étaient, comme le souli­ gne Marie-Paule Bernard, « totalement inconnues du monde profane à l’époque où Villiers de l’Isle-Adam les exposait ». Depuis Maître Eckhart, répétons-le, on chercherait vainement en Occident un exposé public de la doctrine de la Délivrance. Est-ce dans l’œuvre

16. Introduction à Dogme et Rituel de la Haute Magie, éd. Niclaus, 1972. 17. La Vraie Maçonnerie et la Céleste Culture, p. 77. 18. Études Traditionnelles, article cité.

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du Maître de Hochheim que Villiers a puisé l’inspiration de ses « pages métaphysiques »? Quant à l’initiation, enfin, qui comme son étymologie (initium) l’indique, est la condition première pour que soit ouverte la voie menant à ces sommets, ses modalités « techniques » semblaient tota­ lement ignorées de ceux-là même qui employaient ce mot. Nous recourrons, pour en faire mieux comprendre l’absence de contenu, au témoignage d’un guénonien 19 de la première heure, dont l’étonne­ ment, lorsque Guénon en exposa la nature exacte, est d’autant plus révélateur qu’il était très averti des œuvres des chercheurs des xvme et xixe siècles. En effet, lorsqu’à la fin de 1932 commencèrent à paraître dans le Voile d ’Isis les articles qui devaient constituer ulté­ rieurement les Aperçus sur l’Initiation, les lecteurs de Guénon, y compris ceux qui n’ignoraient rien des ésotéristes occidentaux des siècles passés, les reçurent comme une révélation, et en ressentirent un véritable « choc ». C’est que, avant l’exposé magistral, ils étaient non seulement dans l’ignorance la plus complète du but ultime de l’initiation, mais de surcroît, ils n’avaient conscience que de deux de ses conditions. D’abord ce que Guénon appellera la « qualifica­ tion » et que chacun était naturellement porté à s’attribuer généreuse­ ment. Elle revêtait à leurs yeux la forme d’une disposition particu­ lière de l’être, se manifestant chez certains par un manque d’intérêt pour les choses de ce monde et, corrélativement, par un désir inné de se rapprocher de Dieu; par une soif de connaissance, aussi (mais d’une nature plus « livresque » que spirituelle), qui devait les distin­ guer de la foule des croyants qui, en participant aux sacrements et en pratiquant les bonnes œuvres, entendaient seulement s’assurer les faveurs divines en ce monde, et un sort favorable dans l’autre. La seconde condition de l’initiation dont ces pionniers pressen­ taient la nécessité était l’effort personnel, qui s’appliquait d’une part au détachement et à l’ascèse, autant que le permettait la vie dans le monde, et d’autre part à l’étude des textes traditionnels, à la réflexion et à la méditation. Ce louable souci d’intellectualisme - dont on ne pouvait toutefois concevoir, alors, combien il était 19. Nous sommes bien conscient de l’inadéquation de ce terme qui, pris à la lettre, suggérerait que l’œuvre de Guénon constitue un « système philosophique » élaboré par une individualité « de génie », ce qui, on l’a compris, serait à l’exact opposé de notre perspective. Nous l’emploierons seulement pour la commodité de l’expres­ sion, en entendant par là, bien sûr, les Occidentaux qui, grâce à l’œuvre, renouèrent avec la Tradition sous ses diverses modalités, dont, autrement, ils eussent pu ne jamais comprendre ce qu’elles leur offraient.

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encore éloigné de l’intellectualité véritable - les amenait curieuse­ ment à se dispenser de toute participation à une forme traditionnelle déterminée. « D’une certaine manière, remarquait plaisamment notre guénonien, nous étions des traditionalistes sans tradition, ni reli­ gieuse ni initiatique! » En conclusion de cette rétrospective des idées traditionnelles avant Guénon, on peut donc dire que, des notions qu’il devait remet­ tre en lumière, seule la Tradition primordiale n’avait pas été totale­ ment perdue de vue, aussi imparfaite que fût sa définition. Quant à l’initiation et à son but suprême, la Délivrance, il fallait attendre que l’Orient, par la voix de Guénon, nous en fournisse la clef. Car si l’on excepte les propos « scandaleux » de Maître Eckhart, il faut bien reconnaître que, aussi loin que l’on remontât dans l’histoire tra­ ditionnelle de l’Occident, et même si certains écrits les manifestaient implicitement, ces deux notions très réservées ne firent jamais l’objet d’exposés aussi précis et aussi complets que ceux qu’il était loisible de découvrir dans les doctrines orientales, pourvu que l’on s’en don­ nât la peine. Encore fallait-il, pour cela, avoir une connaissance directe desdites doctrines et ne pas se fier aveuglément aux traduc­ tions et aux trahisons des orientalistes. Il apparaît donc bien, au point où nous en sommes, que des deux lectures de l’œuvre de Guénon proposées au début de ce chapitre, il convient d’adopter celle qui la désigne, dans le contexte occidental, comme une sorte de génération spontanée. Ou qui du moins en pré­ serve l’hétérogénéité radicale, relativement à ce qui était connu jusque-là. Ce que nous savons des ésotéristes qui l’avaient précédé nous permet de comprendre que, s’il arriva à Guénon de les citer ou de s’en inspirer pour telle de ses démonstrations, c’était purement à titre d’exemple, puisqu’une des conditions de sa fonction était qu’il exprimât les doctrines orientales de façon aussi intelligible que pos­ sible, pour un public que rien ne préparait à un tel contact, et à qui il convenait d’éviter, ne fût-ce que dans la forme, un trop grand dépaysement. Mais si nous avons pu circonscrire dans de justes limites l’apport des chercheurs indépendants des xvme et xixe siècles, il nous reste à voir quelle put être l’influence, dans la formation de Guénon, de deux de ses contemporains auxquels J.-P. Laurant attribue une grande importance 20 : son professeur de philosophie Albert Leclère, et un ami, le chanoine Gombault. 20. Cf. le Sens caché dans l ’Œuvre de René Guénon.

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Albert Leclère, avant d’être nommé à l’université de Fribourg, fut durant deux ans, en 1903 et 1904, le professeur du jeune Guénon au collège Augustin-Thierry à Blois, ce qui lui donna l’occasion de souligner le zèle de son élève, « d’autant plus méritoire qu’il est plus désintéressé ». Ce dernier, en effet, passa avec succès les deux bacca­ lauréats de Philosophie et de Mathématiques élémentaires. Leclère, surnommé « l’excellent » par ses étudiants, publia une œuvre philoso­ phique assez abondante, dont J.-P. Laurant rapproche certaines idées de quelques thèmes guénoniens. Il est très vraisemblable en effet que le jeune Guénon ait été intéressé par l’enseignement de Leclère. Toutefois, c’est bien évidemment en philosophe que ce der­ nier abordait les sujets dont il traitait, eussent-ils une « résonance » métaphysique, et lorsqu’on connaît le jugement sans appel que porta Guénon sur toute philosophie, il est permis de penser que c’est plutôt dans l’argumentation dialectique utilisée que résidait son intérêt pour ce premier « enseignement oral »... Car si l’on admet que son rôle fut de rappeler à l’Occident ce qu’étaient la métaphysique véri­ table, le symbolisme et l’initiation, il importe de relativiser quelque peu l’influence d’un professeur de philosophie à qui ces domaines étaient trop manifestement étrangers. Que, par une rencontre heu­ reuse que lui avait ménagée la Providence, Guénon ait pu profiter, au moment où il forgeait ses instruments dialectiques, de l’enseigne­ ment d’un philosophe intelligent, nous l’accordons bien volontiers. Qu’il ait trouvé dans cet enseignement un apport doctrinal, voire une révélation, c’est ce dont on nous permettra de douter fortement. D’ailleurs, l’influence de Leclère, selon J.-P. Laurant lui-même, serait sensible essentiellement dans la partie de l’œuvre guénonienne consacrée à la critique du monde moderne. En tout état de cause, il ne s’agissait donc nullement des principes métaphysiques, et cela nous conforte dans notre opinion : l’arsenal légué par Leclère pou­ vait en effet présenter de l’intérêt, ne fût-ce que pour user, lorsque c’était possible, d’une terminologie accessible au public occidental, qui n’aurait ni compris ni admis un argument d’autorité sans appel, une application tranchante et sans démonstration d’un principe métaphysique. Il était bon, au contraire, que l’on reconnût çà et là quelques paysages familiers, surtout dans la partie de l’œuvre qui réclamait le plus d’exemples, puisqu’elle prenait pour cible cet Occi­ dent moderne dont tous les lecteurs de Guénon avaient peu ou prou subi l’influence. Pour le reste... c’est-à-dire l’essentiel de l’œuvre, dont la source est assurément plus mystérieuse qu’on ne le croirait en lisant 33

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J.-P. Laurant, il faut bien dire que Leclère était au-dessus de tout soupçon quant à une éventuelle influence sur Guénon. De fait, même sur un sujet « occidental », encore que traditionnel, comme l’œuvre de Dante, J.-P. Laurant reconnaît volontiers que le Mysticisme catholique et l’âme de Dante, de Leclère, était un ouvrage « très dif­ férent certes » de ce que sera l’Ésotérisme de Dante. Et il est bien vrai que parler du mysticisme sur un ton « sentimental » et indiquer des rapprochements entre les « religions athées » comme le Boud­ dhisme et le Confucianisme, et la religion positiviste d’Auguste Comte, n’avait certes rien qui pût inspirer Guénon... Quant au chanoine Gombault, curé de Montlivault, près de Chambord, chez qui Guénon passait volontiers la journée, quelques années plus tard, lorsqu’il se rendait dans la famille de sa femme, nous ne croyons pas davantage que ce soit lui qui, comme le soutient Noële Maurice-Denis Boulet21, ait donné à Guénon ses préjugés contre le thomisme. D’une part, parce que l’on ne saurait parler de « préjugés » relativement à saint Thomas d’Aquin. C’est, au con­ traire, l’un des auteurs catholiques que Guénon cite le plus sou­ vent, dans la mesure où la scolastique peut, jusqu’au degré de l’Être qui la limite par définition puisqu’elle n’envisage rien au-delà de l’ontologie, présenter des similitudes remarquables avec les doctrines orientales. Si d’autre part Guénon a défini, comme on le verra, ces limites de la scolastique, ce fut en toute connaissance de cause. Quant au « néo-thomisme », auquel Noële Maurice-Denis Boulet pensait peut-être plus qu’au thomisme lui-même, c’est assurément tout autre chose, dont nous aurons également l’occasion de reparler. Pour la critique du spiritisme enfin, et cela dans un domaine plus contingent, il est difficile, là encore, de parler d’influence, étant donné l’ampleur de la documentation de Guénon, et les critères extra-théologiques qu’il mit en application. On peut simplement avancer qu’il fut heureux, certainement, de se rencontrer avec un représentant du Catholicisme dans le jugement qu’il porta sur un fléau qui, à l’époque, faisait des ravages. Enfin, si le chanoine Gombault, selon J.-P. Laurant, émit des criti­ ques très vives contre les indianistes allemands, c’était en tant qu’« admirateurs passionnés des théologies hindoues », et non pour avoir trahi lesdites doctrines, comme le leur reprochera Guénon. Et l’on conviendra que ce n’est pas tout à fait la même chose... 21. Cf. « L’Ésotériste René Guénon, Souvenirs et Jugements », la Pensée Catholi­ que, n° 77, 78-79, 80.

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Il faut donc s’y résoudre. De quelque côté que l’on se tourne, les influences qui se sont exercées sur René Guénon se réduisent vrai­ ment à peu de chose, pour ne pas dire à rien. Le panorama des œuvres occidentales qui l’ont précédé dans la queste périlleuse de la Tradition nous laisse déçus. Des vestiges exhumés, encore et tou­ jours; quelques synthèses partielles; des audaces malheureuses; mais rien en définitive qui pût fonder une doctrine cohérente. Rien de glo­ bal, d’universel. Rien, en un mot, qui pût réorienter une existence, qui pût montrer le but à l’« homme de désir » qui se heurtait désespé­ rément au mur du matérialisme ambiant que quatre siècles de néga­ tion semblaient avoir rendu infranchissable, ne laissant d’autre issue aux aspirations spirituelles insatisfaites par l’exotérisme religieux, que le fatras occultiste et théosophiste, les expériences dangereuses ou le désespoir. Et c’est peut-être l’excuse d’un Bloy, luciférien in­ conscient 22, celle d’un Huysmans, naturaliste du surnaturel, que d’avoir voulu défier ce siècle de fer et de plomb dont la pesanteur s’aggravait d’un triomphalisme indécent. C’est à cette époque que vint René Guénon.

22. Cf. R. Barbeau : Un Prophète luciférien, Léon Bloy, Aubier, 1957.

« Le lien entre les initiations d’Orient et d’Occident »... Manuscrit de la Bibliothèque de l'Escorial.

II L’Énigm e du Sphinx

N A SUFFISAMMENT RECONNU A GUENON LE MÉRITE D’UNE

langue rigoureuse et dense, bien qu’il déplorât què le fran­ çais fût particulièrement impropre à l’exposé métaphysique; on a suffisamment vanté ses démonstrations d’une implacable logi­ que, bien que seul importât à ses yeux le supra-rationnel; on a suffi­ samment souligné, enfin, ce qu’il y avait de classique dans la savante harmonie de ses livres « orientaux », pour que l’on ne s’étonnât pas de son hérédité. « Sans pouvoir remonter trop loin dans le passé, nous dit Paul Chacornac ', quant à la généalogie de la famille de René Guénon, nous avons pu, cependant, retrouver ce que furent ses ascendants depuis le début du xvme siècle; nous avons pu constater ainsi que l’hérédité de Guénon était depuis cette époque aussi purement fran­ çaise qu’on peut l’imaginer, les ascendants étant tous originaires des provinces angevine, poitevine et tourangelle. » Du propriétaire vigneron Jean Guénon, né à Saumur en 1741, à l’architecte-expert Jean-Baptiste Guénon, de Brézé en Saumurais, qui, après qu’il eut perdu sa première femme, épousa en 1882, à 52 ans, Anna-Léontine Jolly, d’Averdon, près de Blois, la « sub­ stance raciale » où prit forme l’individualité de René Guénon appar­ tient en effet à cette France du Milieu, génératrice d’équilibre, et dont la subtilité et l’impermanence de ses ciels, la secrète harmonie1 1. La Vie simple de René Guénon, éd. Traditionnelles, 1958.

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de son relief, qui n’est fadeur que pour les inattentifs, dévoilent sou­ dain une hiérogamie insoupçonnée, lorsque s’unissent la terre, l’eau et le ciel, à l’approche des horizons majestueux vers lesquels coule la Loire. C’est à Blois, rue de la Croix-Boissée, sur la rive gauche de la Loire, que René-Jean-Marie-Joseph Guénon naquit, le 15 novembre 1886, sous le signe du Scorpion, deux mois après que ses parents eurent été éprouvés par la mort d’une petite fille d’un an, Jeanne. Très catholiques, ils « le firent ondoyer, à leur domicile, le 4 janvier 1887, par le curé de Saint-Saturnin-en-Vienne [le faubourg de Blois où se trouvait la rue de la Croix-Boissée] et celui-ci lui donna, le 15 novembre 1887, le complément aux cérémonies du baptême 2. » Dès sa naissance, René Guénon se révéla d’une santé délicate, sur laquelle veillèrent ses parents et sa tante, Mme Duru, une institutrice qui lui apprit à lire et à écrire. Toutefois, sa vie sera marquée d’innombrables souffrances physiques. Sept ans plus tard, les Guénon s’installèrent dans une demeure plus vaste, au 74 de la rue du Foix, sur la rive droite de la Loire. Ce sera par la suite, pour Guénon, un havre de paix qu’il retrouvera aux vacances scolaires. Si le cadre géographique d’une naissance est toujours à quelque titre révélateur, puisque l’être, loin de subir son influence selon la mesure du hasard, « choisit » au contraire le milieu d’existence qui lui permettra d’actualiser toutes ses possibilités, quelles indications plus précises, évocatrices de subtiles affinités, la naissance blésoise de René Guénon peut-elle nous offrir? C’est lui-même qui, dans une lettre à Patrice Genty datée du 29 septembre 1929, nous fournit l’étymologie de Blois, qu’on appela « la ville aux loups » : Bleiz ou Beleiz était en effet le nom celtique du loup, symbole de Belen, l’Apollon gaulois. Et Guénon signale la même correspondance chez les Grecs, avec l’Apollon lycien, qui suggère en outre un curieux rapprochement entre les désignations du loup (Anxog) et de la lumière (Avxr]). Françoise Le Roux 3 remarque cependant que : « Le jeu de mots que l’on fait quelquefois entre le breton bleiz, loup, et le nom de Blois ou de Saint-Biaise ne peut dépasser le stade de la signification analogique », et elle ajoute : « Le symbolisme lumineux du loup, usuel dans les pays septentrio­ naux, n’apparaît pas dans le domaine celtique. » Mais, outre que 2. Paul Chacornac, op. cit. 3. Cf. Dictionnaire des Symboles, éd. Seghers, 1974.

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cette « signification analogique » avait été reconnue depuis fort long­ temps, puisque le premier blason de la ville portait une tête de loup, il ne faut nullement négliger ces rapprochements linguistiques qui, sans être toujours étymologiques stricto sensu, s’apparentent par leur valeur symbolique au nirukta hindou, dont nous aurons l’occa­ sion de reparler. D’ailleurs, Louis Charbonneau-Lassay, dans son Bestiaire du Christ4, après avoir rappelé que le loup fut « toujours considéré dans les anciennes traditions des pays riverains de la mer de Norvège et de la Baltique, comme un animal de lumière, une sorte de génie solaire à qui la constellation de la Grande-Ourse était consacrée », signale que les rapprochements « entre Apollon DieuSoleil et le loup se répandirent ensuite dans tout le bassin Méditer­ ranéen [...] » et, ce qui concerne directement notre propos, que « la mythologie très ancienne des pays de race celtique eut aussi son loup divin mis en relation, comme celui des pays baltes, avec la source divine et le culte de la lumière [...]. Le nom celtique du loup est bleiz, d’où les noms géographiques de Blois, Blésois, Beauce (Belsia), Blesle, etc. Le nom de l’Apollon des Gaules, du dieu gaulois de la Lumière Belen, Belenus, viendrait aussi du bleiz, du loup celtique. » Placée à l’origine sous la protection de l’Apollon gaulois, Blois devint dans la suite des siècles la ville royale par excellence, comme le symbolise le remplacement du loup par la fleur de lys, dans ses armes 5. Son destin, ou plutôt sa légende, ne s’achève d’ailleurs pas au xvie siècle, puisque le thème politico-mystique du « Grand Monarque » ou du « Roy perdu », qui alimenta la trouble ferveur des salons légitimistes, durant tout le xixe siècle, et dont on découvre aujourd’hui encore de singuliers prolongements, a trouvé dans le « séjour des Rois » du bon Ronsard un support privilégié à ses rêve­ ries eschatologiques : selon une constante de toutes les prédictions, « le roi de Blois, rejeton oublié des Capétiens, met fin aux guerres et aux troubles, détruit les « méchants » puis règne sur un Empire plus vaste que le Romain 6. » Guénon devait d’ailleurs mettre en garde contre ce thème du Grand Monarque, dont il disait : « On ne saurait croire, par exem­ ple, combien de gens ont été déséquilibrés gravement, et parfois irré­ 4. Éd. Desclée de Brouwer, 1940; LJ. Toth Reprint, 1974, p. 303-313. 5. Le loup est néanmoins toujours présent, puisqu’il soutient la fleur de lys, en compagnie d’un porc-épic. 6. Eric Muraise, Histoire et Légende du Grand Monarque, éd. Albin Michel, 1975, p. 49.

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médiablement, par les nombreuses prédictions où il est question du « Grand Pape » et du « Grand Monarque », et qui contiennent pour­ tant quelques traces de certaines vérités, mais étrangement défor­ mées par les « miroirs » du psychisme inférieur [...]7 »; et il ajoutait dans une note cette précision, qui donne la clef du passage : « La partie relativement valable des prédictions dont il s’agit semble se rapporter surtout au rôle du Mahdi et à celui du dixième A vatârcr.; ces choses, qui concernent directement la préparation du « redresse­ ment » final, sont en dehors du sujet de la présente étude; tout ce que nous voulons faire remarquer ici, c’est que leur déformation même se prête à une exploitation « à rebours » dans le sens de la subversion. » Guénon nous a appris l’ambivalence des symboles. Faut-il penser que les attributs de lumière et de royauté dévolus à l’antique Beleiz s’adombraient d’un aspect maléfique? Lui qui y était né, ne fut-il pas, sa vie durant, en butte à l’hostilité des forces ténébreuses de la « contre-initiation »? Car si le loup est symbole à la fois solaire et polaire, il se présente aussi sous l’aspect d’une divinité infernale. « Il évoque une idée de force mal contenue, se dépensant avec fureur, mais sans discernement8 », ce qui pourrait s’appliquer très exactement à cer­ taines puissances du psychisme inférieur. Il nous faut, pour pressentir les raisons de cette perversion de la spiritualité, quitter quelques instants la tradition celtique pour l’antique tradition égyptienne, et méditer sur une lettre du Caire datée du 22 avril 1932, dans laquelle Guénon évoque la survivance d’une magie fort dangereuse et d’ordre très inférieur, d’origine égyp­ tienne, et qui semble s’être réfugiée en grande partie dans certaines régions du Soudan. On ne peut éviter d’établir une relation entre ces influences ténébreuses - dont la terre d’élection devint la « région reculée du Soudan » à laquelle Guénon fait encore allusion dans le Règne de la Quantité (chap. XXVI) - et le « crépuscule des dieux » où sombrèrent les traditions celte et égyptienne et qui, des antiques sanctuaires abandonnés, fit des repaires pour ces « résidus psychi­ ques » qui seuls subsistent lorsque l’Esprit s’est retiré 9. Nous ver­ rons plus loin qu’il y a des raisons précises pour que nous associions 7. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, éd. Gallimard, 1945, chap. XXXVII. 8. Françoise Le Roux, op. cit. 9. C’est bien pourquoi le terme péjoratif de « paganisme » ne devrait s’appliquer en toute rigueur qu’à l’aspect résiduel et dévié de la tradition gréco-latine.

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les destins pervertis du Celtisme et de la tradition égyptienne. En tout cas, le Belen gaulois ne fut pas davantage épargné que son homologue grec - auquel d’ailleurs, selon Macrobe 101, la Lycopolis égyptienne était consacrée - et le Christianisme fit déchoir le lumi­ neux Apollon au rang des démons. Ce fut l’Apollyon de l’Apocalypse (IX, II)... Il n’y aurait donc rien d’invraisemblable à ce que, en terre celte, le dieu à tête de loup, après l’occultation de son aspect solaire et proprement apollinien, eût cédé la place à ce dieu à tête d’âne d’ori­ gine égyptienne mais promis à un « empire » universel, et « qui n’est autre que Set ou Typhon », dont Guénon nous dit que le culte « s’est continué jusqu’à nos jours, et certains affirment même qu’il doit durer jusqu’à la fin du cycle actuel n . » La naissance de Guénon sous le signe du Scorpion confirme que l’exploration des « régions » ténébreuses et la lutte contre les puis­ sances infernales faisaient partie de ses attributions, selon l’écono­ mie providentielle qui avait formé son individualité. Ceci nous in­ vite sans doute à discerner un lien mystérieux entre l’ancienne Beleiz celtique, promise selon la légende à un rôle des plus ambigus, et la terre d’Égypte, réservoir d’influences psychiques particulière­ ment puissantes et dangereuses entre les mains des sectateurs de Typhon. Cela pourrait constituer une explication supplémentaire à l’éta­ blissement de Guénon au Caire, qui était bien autre chose qu’une étape forcée sur la route de l’Inde, comme l’ont cru certains. Sans doute conviendrait-il aussi de méditer sur cette réplique à tels de ses contradicteurs, dont on verra par la suite qu’ils n’ignoraient pas ce fameux « dieu à la tête d’âne » : « [...] et, pour surveiller le chemin qui mène des uns aux autres, le « point géométrique » où nous nous trouvons (mettons que ce soit, si l’on veut, le sommet d’une Pyra­ mide) est particulièrement bien situé 12! [...] » Mais, se demanderat-on peut-être, par quelle singularité se distinguaient donc les habi­ tants de cette « région reculée du Soudan » où s’étaient réfugiés les mystères typhoniens? Ils pratiquaient... la lycanthropie. Quoi qu’il en soit de ces supputations relatives à certains aspects 10. Les Saturnales, L. I, XVIII. 11. « Sheth », le Voile d'Isis, octobre 1931; repris dans Symboles fondamentaux de la Science sacrée, éd. Gallimard, 1962, chap. XX. 12. Le Voile d ’Isis, janvier 1933; repris dans Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, éd. Traditionnelles, 1965, tome 1, p. 214.

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de la fonction de Guénon, il faut admettre en tout cas que les investi­ gations visant à cerner sa « personnalité », à présager son destin au moyen de l’habituel arsenal des biographes, sont d’un profit tout aussi dérisoire que l’a été l’étude de ses sources. Que, selon l’horos­ cope dressé par André Heyberger, et que reproduit J.-P. Laurant, la nervosité et la sensibilité soient les éléments essentiels de son caractère, nous le voulons bien, encore qu’en dehors d’une santé fra­ gile et d’une manifestation de « sensibilité » lors d’un incident sco­ laire, ces deux « éléments essentiels » nous soient parfaitement inuti­ les pour comprendre le premier mot de l’homme et de sa fonction. A moins que l’on entende aussi par sensibilité cette réceptivité au souffle de l’Esprit qui est la marque des grands spirituels. D’ailleurs, tous les astrologues savent la difficulté que présente l’interprétation des données brutes, dont il convient de fournir des traductions appli­ cables à des niveaux très différents. Ce « carré du Soleil sur le Milieu du Ciel [qui] annonce une bonne notoriété dans les milieux scien­ tifiques » pourrait servir d’illustration à cette remarque... On apprend encore que cet « intellectuel nerveux devait manquer de sérénité et d’aménité », ce que ne nous confirment certes pas les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé à différentes époques de sa vie. Car, puisque nous sommes dans les approximations, un témoignage vécu vaut bien un « carré d’Uranus à la Lune ». Approximations, disons-nous, car, tout en reconnaissant les mérites de l’horoscope d’A. Heyberger, qui nous réconcilie avec le Zodiaque en nous révélant, selon des « indices indubitables [...] l’existence d’une puissante et souveraine intuition », et en inférant de l’opposition de Mercure, situé en Sagit­ taire, « des aptitudes spéciales pour la métaphysique », nous devons répéter que, tenter de comprendre Guénon « de l’extérieur », c’est se condamner à se perdre dans l’inextricable lacis des apparences. On ne nous en voudra pas d’illustrer cette mise en garde par une expé­ rience de « psychologie amusante », qui, quoique anecdotique, résu­ me assez bien notre propos, et est plus généralement exemplaire des dangers qu’il y a à se fier aux témoins sérieux, lorsqu’il n’est précisé­ ment question que... d’apparences. Parmi les amis de Guénon qui ont fait le récit de leurs rencontres et de leurs entretiens, il en est deux particulièrement qu’une longue fréquentation aurait dû mettre, plus que d’autres, à l’abri de toute erreur relativement à son portrait physique. Or, Noële Maurice-De­ nis Boulet évoque en ces termes l’étudiant en Sorbonne : « C’est chez Milhaud qu’un jeune homme d’une trentaine d’années, très long et très mince, avec des petits yeux noirs fixes et pénétrants, lut un jour 42

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un étonnant mémoire sur la « Métaphysique », avec un air fort modeste, timide même, audacieux cependant par sa profonde assu­ rance et son mépris absolu des modernes en ce milieu hostile 13. » Quant à Paul Chacornac, il décrit ainsi sa première rencontre avec Guénon : « Un matin, c’était le lOjanvier 1922, nous voyons entrer dans notre magasin du quai Saint-Michel, un homme très grand, mince, brun, accusant la trentaine, vêtu de noir, ayant l’aspect clas­ sique de l’universitaire français. Sa figure allongée, barrée par une fine moustache, était éclairée par des yeux étrangement clairs et per­ çants qui donnaient l’impression de voir au-delà des apparences 14. » Il nous restera à entendre N. Bammate, qui fréquenta Guénon au Caire : « Pourtant, sur la figure très longue, à l’espagnole, un portrait du Gréco, les yeux paraissaient rapportés, surajoutés. Trop grands, ils semblaient d’une provenance étrangère, sortis d’un autre monde, et justement ils cherchaient ailleurs 15. » Puis G. Rémond : « Je me trouvai en face d’un homme frêle, très mince, maigre comme une harpe, aurait dit Saadi, très blanc, aux yeux très bleus, vêtu de la façon la plus simple, d’une galabieh et chaussé de babouches, extrê­ mement poli, quoique silencieux, si transparent qu’il semblait bien avoir gagné l’autre bord, et que je regardais de temps en temps à nos pieds, pour voir si le fleuve noir ne passait pas entre eux l6. » Et nous laisserons à notre lecteur le soin de conclure. En ayant terminé de cette nécessaire digression, nous pouvons retrouver les « années d’enfance » de Guénon, dont il y a peu à dire, sinon que la monotonie de brillantes études (en dépit de sa santé fra­ gile), ponctuées d’un accessit en physique au Concours Général, auquel il fut présenté également pour la version latine et la philoso­ phie, d’un prix décerné par la Société des Sciences et Lettres de Blois et de la médaille offerte par l’association des anciens élèves du lycée, ne fut rompue que par un incident dont le seul intérêt est de confirmer l’extrême sensibilité du jeune Guénon, alors âgé de 15 ans, et qui suivait les cours de Rhétorique de l’école religieuse NotreDame des Aydes. Cet incident, né d’un « accrochage » avec le pro­ fesseur de Littérature et de Composition française, qui avait porté sur un devoir de Guénon un jugement contesté, nous est rapporté dans une lettre de Jean-Baptiste Guénon au chanoine Montagne, le 13. 14. 15. 16.

La Pensée Catholique, n° 77. Paul Chacornac, op. cit., p. 63. N.R.F. n° 30, 1955, p. 126-127; cité par Paul Chacornac, p. 105.

L ’Égypte nouvelle-, cité par Paul Chacornac, p. 115.

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directeur de l’école : « Je crois devoir vous informer qu’hier soir pen­ dant plus d’une heure et jusque dans les rues, Monsieur S. (profes­ seur) a fait à mon fils une scène qui l’a rendu malade, et, en rentrant, René a été obligé de se mettre au lit avec une forte fièvre. Nous crai­ gnons des complications et nous sommes inquiets 17. » C’est ainsi que Guénon quitta l’école Notre-Dame des Aydes pour le collège Augustin-Thierry. Nous savons déjà qu’il passa successivement les baccalauréats de Philosophie, pour lequel il obtint une mention, et de Mathématiques élémentaires. En octobre 1904, il inaugurait à Paris sa vie d’étu­ diant, en s’inscrivant au collège Rollin afin de préparer une licence de mathématiques. Mais sa santé toujours précaire le contraignit bientôt de renoncer à ce projet, bien qu’il eût tenté de remédier aux fréquentes absences imposées par son état physique, en s’inscrivant à l’« Association des candidats à l’École Polytechnique et à l’École Normale Supérieure », pour suivre des cours complémentaires. A la fin de 1906, il abandonnait, provisoirement, les études uni­ versitaires 18, choisissant une tout autre direction. C’est à ce mo­ ment en effet qu’il s’inscrivit à l’École Hermétique de la rue Séguier, dirigée par le célèbre occultiste Papus, de son vrai nom docteur Gérard Encausse. Ce brusque changement d’orientation, cet abandon, apparemment imprévisible, d’une voie intellectuelle toute tracée et qui semblait pourtant s’ouvrir sous les plus bourgeois auspices, quelque indice pouvait-il les laisser présager? L’intérêt du jeune Guénon pour les cours de philosophie d’Albert Leclère ne se révéla-t-il de quelque importance qu’à titre rétrospectif, quand il s’en souvint à propos pour intégrer à ses démonstrations certains exemples légués par son professeur? Ou bien au moment même où il les suivait, avait-il la prescience de ce que lui commanderait la Providence, quelques années plus tard? Les indications sont inexistantes, qui nous eussent permis de déduire de telle préoccupation du jeune Guénon l’aboutis­ sement de son œuvre, de discerner en germe les virtualités qui 17. Jean Mornet, « René Guénon à Blois ». Extrait du Bulletin de l ’A ssociation des

Anciens Élèves du Lycée de Blois, 1954, p. 2. 18. Toutefois, Noële Maurice-Denis Boulet pense qu’il obtint une licence de mathé­ matiques, mais à une date que l’on ne saurait préciser. (Cf. la Pensée Catholique n° 77, p. 21, note 2.) Il se pourrait en fait qu’il y eût là une confusion, puisque Gué­ non obtint en 1915 une licence ès lettres (section : philosophie, option : mathémati­ ques générales), et se vit décerner un an plus tard un diplôme d’études supérieures en philosophie, avec un mémoire consacré à l'Examen des idées de Leibnitz sur

la signification du calcul infinitésimal.

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s’actualiseraient soudain. On peut en effet difficilement inférer de cette ambiance très catholique dans laquelle évolua Guénon, qu’il se tournerait à l’âge de vingt ans vers les études occultistes, et que l’enseignement des Barlet, Phaneg, Sédir, Champrenaud, succéderait aux leçons de Leclère. Comme la trop facile explication par la « ré­ volte contre le milieu » ne trouve en l’occurrence pas plus d’écho dans le comportement de Guénon que n’en ont trouvé les autres ten­ tatives d’interprétation « classiques », il faut alors envisager qu’il ait pu porter déjà, sur le Catholicisme amputé de sa dimension inté­ rieure, le jugement restrictif qui fut explicitement le sien par la suite, et qui ne variera plus tout au long de son œuvre, bien qu’il se fût efforcé, dans les débuts, d’éveiller à l’ésotérisme authentique les in­ telligences catholiques les plus ouvertes. D’autre part, son passage dans les milieux occultistes fut-il, du moins à l’origine, le témoignage d’une recherche encore incertaine, tâtonnante, ou bien en s’inscrivant à l’École Hermétique, savait-il déjà très précisément où il allait? Il est pratiquement impossible, là encore, de répondre à cette question, qui a d’ailleurs moins d’impor­ tance qu’il ne pourrait le sembler et qui, en tout cas, ne remet nulle­ ment en cause l’hypothèse à laquelle nous nous sommes arrêté et qui envisage l’œuvre et la fonction de Guénon comme préformées dès l’origine, et non comme le fruit d’une recherche. Car nous ver­ rons en temps opportun que les caractéristiques du « cas » spirituel de Guénon, pour exceptionnelles qu’elles fussent, n’en requéraient pas moins, pour que s’actualisât et s’exprimât totalement le « dépôt » qui lui avait été confié, l’intervention d’une influence initiatique, seule capable de jouer en quelque sorte le rôle du catalyseur dans une solution sursaturée. Et la seule question qu’il y ait finalement lieu de se poser, concerne d’abord la date, et ensuite les modalités de cette initiation. De toute façon, puisque nous allons voir très pré­ cisément que dès 1908, Guénon était prêt, sous le rapport de la connaissance doctrinale et principielle, l’incertitude où nous sommes quant à la conscience exacte qu’il put avoir, durant quelque temps, de certaines réalités contingentes du monde traditionnel, est en définitive assez secondaire. Déterminer la date de son initiation nous autoriserait donc à situer le début de la « mission » évoquée par cette réplique : « Si nous avons dû, à une certaine époque, pénétrer dans tels ou tels milieux, c’est pour des raisons qui ne regardent que nous seul19. » , 19. Le Voile d ’Isis, mai 1932; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie, t. 1, p. 197.

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C’est à Paul Chacornac que nous emprunterons le récit de l’« incident de 1908 », qui nous permet d’affirmer que dès le début de cette année, au plus tard, Guénon avait répudié l’occultisme, si tant est qu’il lui eût jamais donné son adhésion : « Lors du Congrès Spiritualiste et Maçonnique de 1908 (nous avions été chargé de toute la partie administrative avec le Voile d ’Isis comme organe officiel) qui eut lieu du 7 au 10 juin, dans la grande salle des Sociétés Savan­ tes, René Guénon était présent comme secrétaire du bureau. Il se tint sur l’estrade d’honneur, revêtu de son cordon. Ce fut là sa seule participation au Congrès. Il s’en retira, choqué par une phrase, dite par Papus, dans son discours d’ouverture : « Les sociétés futures seront transformées par la certitude de deux vérités fondamentales du spiritualisme : la survivance et la réincarnation 20. » Or, personne, en Occident21, et surtout pas les occultistes, à quel­ que mouvement qu’ils appartinssent, n’aurait pu démontrer à un néophyte l’erreur métaphysique de la réincarnation, qui était à l’époque, et qui est toujours, dans nombre de cercles néo-spiritualis­ tes, une notion de base, une croyance tout à fait établie, dont l’ori­ gine orientale ne saurait d’ailleurs faire de doute pour quiconque. Pour que Guénon affiche une telle position vis-à-vis de ce dogme, il fallait nécessairement qu’il eût été informé de son inexistence en Orient... par de véritables Orientaux, ou que ceux-ci l’aient mis dans le cas de découvrir par lui-même l’absurdité de la théorie réincarnationniste. Mais si cette croyance ne dépassa effectivement jamais, en Orient, le stade de la superstition populaire - de même qu’en Occident beau­ coup de fidèles ne vont pas au-delà du littéralisme le plus étroit, et adorent des images peintes ou des représentations mentales - il convient de reconnaître que certaines formulations, de la part d’Orientaux qualifiés, pourraient suggérer qu’ils adoptent cette hypo­ thèse. Il s’agit, en fait, ou bien d’expressions purement symboliques évoquant la transmigration de l’être à travers les états d’existence supra-humains, ou bien d’allusions à ce que les Pythagoriciens dési­ gnaient sous le nom de métempsycose, et qui n’a rien de commun 20. La Vie simple de René Guénon, p. 33. 21. On pourrait objecter à cela que les simples exotéristes catholiques rejetaient évidemment la réincarnation. Mais leur perspective, limitée par définition à la seule individualité humaine, empêchait qu’ils pussent formuler une réfutation pleinement satisfaisante. Et l’on verra bientôt que le seul point de vue auquel Guénon, dès le début, entendait se tenir - le seul pleinement légitime à ses yeux - était celui de la métaphysique la plus pure.

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avec la réincarnation. Celle-ci est d’ailleurs propre à l’Occident moderne. A ce point que le spiritisme, auquel on l’associe communé­ ment, ne l’avait pas même adoptée dans ses débuts, et que des médiums anglo-saxons de la « première génération », tel le célèbre Dunglas Home, la nièrent catégoriquement. En France même, cer­ tains spirites réfutèrent la position d’Allan Kardec, qui en fit, quant à lui, un véritable article de foi. C’est d’ailleurs à partir du spiritisme français que ce dogme se propagea au théosophisme et à l’occul­ tisme papusien 22. On peut toutefois relever la première manifestation de la théorie réincarnationniste à la fin du xvme siècle, chez le prince Charles de Hesse23. Et si l’on doutait encore que cette théorie fût toute moderne, il suffirait pour s’en convaincre de considérer les réactions des Francs-Maçons contemporains du prince, chez qui il essaya de propager sa doctrine, et que leurs recherches avaient pourtant mis au fait de tous les courants d’idées « ésotériques » plus ou moins orthodoxes qui circulaient en Occident. Après un échange de corres­ pondance fort instructif, la plupart la rejetèrent, étayant leur réfuta­ tion par des exposés théologiques et des citations bibliques dont l’interprétation témoignait parfois d’une compréhension assez pro­ fonde de leur symbolisme. Quelques-uns, même, dont Jean-Baptiste Willermoz, l’un des plus éminents Maçons de son siècle, refusèrent purement et simplement d’accepter la doctrine du prince de Hesse, par « une répugnance innée 24 ». Comme le dit G. Van Rijnberk : « Les temps n’étaient pas mûrs. » Ils l’étaient par contre en 1908, et les fausses doctrines qui n’avaient pu séduire les Maçons du xvme siècle étaient alors très lar­ gement répandues dans tous les milieux néo-spiritualistes. Dans ces conditions, nous le répétons, il est au moins très vraisemblable que ce furent des Orientaux qui en révélèrent à Guénon l’origine occiden­ tale. Sont-ce ces mêmes Orientaux qui lui communiquèrent sa pre­ mière initiation? On pourrait légitimement s’étonner, connaissant de façon indubitable, par le témoignage même de Guénon, la réalité de ses contacts orientaux et la communication corrélative d’un ensei­ 22. Cf. l’Erreur Spirite, éd. Traditionnelles, chap. VI. 23. Il est d’ailleurs permis de se demander si ce n’est pas la fréquentation du comte de Saint-Germain, dont il fut l’hôte, qui amena le prince de Hesse à professer l’idée de la réincarnation, prouvant par là qu’il n’avait pas compris le « cas » spirituel de son mystérieux ami. 24. Cf. G. Van Rijnberk, Épisodes de la Vie Ésotérique, 1780-1824, éd. Paul Derain, Lyon, s. d., p. 113-114.

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gnement oral, que l’on envisageât la seule possibilité d’une initiation qui ne fût pas orientale. Surtout lorsque l’on sait le rôle de l’Orient dans l’œuvre et la fonction de Guénon, et d’autre part la situation dans laquelle se trouvait l’Occident au point de vue traditionnel en général, et à celui des possibilités initiatiques en particulier. Mais comme la vérité n’a pas à être simple, il faut se défier des idées pré­ conçues, eussent-elles apparemment les meilleures justifications théoriques. Nous dirons à ce propos, par parenthèse, que plus on avance dans l’étude du domaine traditionnel tel que nous l’a révélé Guénon, et plus on s’aperçoit de sa complexité, insoupçonnée au premier abord. Les jugements tranchés de certains guénoniens néo­ phytes, victimes de cette propension très occidentale à schématiser - contre laquelle Guénon a pourtant mis en garde - relèvent moins de la certitude principielle que d’une tendance plus ou moins in­ consciente à assigner des bornes rassurantes aux indéfinies possibili­ tés de la Manifestation cosmologique. Mais revenons à l’initiation de Guénon. Il est des indices qui nous font penser que l’« hypothèse occidentale », pour surprenante qu’elle paraisse, n’est peut-être pas à écarter à priori. Toutefois, avant d’étudier en détail cette possibilité initiatique occidentale, il con­ vient d’évoquer un épisode très énigmatique et très troublant. J.-P. Laurant, et il faut souligner son mérite, a exhumé quelques poè­ mes et un roman de jeunesse de Guénon, inachevé, intitulé la Fron­ tière de l’A utre Monde, dont il suggère qu’il put être rédigé vers 1905 ou 1906, ce qui est au moins vraisemblable. «Au chapitre I, « l’Enigme du Sphinx », le jeune héros trouvait à son retour de pro­ menade dans les rues de Paris, un mot parvenu mystérieusement sur son bureau et l’interrogeant sur les buts de l’homme. Plus tard, une voix l’interpelait : « Le Sphinx t’a posé la triple énigme... Sache qu’elle se résout en quatre ... Toute science divine et humaine est contenue dans l’ineffable tétragramme, clé de la Sainte Kabbale... » Diverses communications suivaient. Puis : « Il ferma alors ses livres, cherchant en lui-même et non au-dehors le principe de toute connais­ sance, contrairement à ce que pensent de faux savants. » Après avoir assisté à une séance d’invocation à laquelle se présentaient des démons, il recevait, dans un camp de Bohémiens, « une initiation en forme de travaux maçonniques avec une ouverture et une fermeture. En présence de Belphégor lui-même, il devenait Prince Rose-Croix, en s’appuyant sur le Mal par « la voie gauche et grâce à la puissance noire [...] ». Au terme de cette initiation luciférienne, Samaël appa­ raissait, portant le sceptre de fer du domaine de la mort... 48

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« Cette nuit-là, mon sommeil fut agité par d’affreux cauchemars : il me semblait être assailli par des bandes de démons et la vision de Samaël m’obsédait sans cesse 2S... » Confronté à un tel document, on peut adopter deux attitudes : ou bien, convaincu qu’il s’agit là d’une ultime frasque littéraire, qui ne fait appel à nulle autre faculté qu’à l’imagination, on décide de jeter sur cet épisode un voile pudique, et de passer outre. Ou bien, se rap­ pelant que, selon Guénon lui-même, l’imagination était bien la faculté dont il était le plus complètement dépourvu, on prend au sérieux ce récit, du moins dans ses composantes essentielles. Quelle conclusion en tirer? Voir dans cette initiation des plus suspectes, présidée par Belphégor et Samaël, l’origine de la « carrière » de Guénon, est trop manifestement absurde. Il serait sans doute plus vrai­ semblable d’assimiler ce curieux épisode à l’étape purificatrice du processus initiatique qu’est la « descente aux enfers », où l’être réca­ pitule et épuise ses possibilités les plus inférieures, avant de s’élever sur les degrés de l’échelle initiatique, délivré de tout lien. Cependant, et pour des raisons qui tiennent à la spécificité du cas spirituel de Guénon, il ne nous semble pas que cette hypothèse puisse être envi­ sagée telle quelle. Il nous paraît plutôt que c’est par rapport à sa fonction, et non par rapport à son propre destin, que cette descente aux enfers doit être envisagée. En effet, si l’on admet que sa mission comprenait, outre l’exposé des principes métaphysiques, une appli­ cation de ces principes à la situation spirituelle de l’Occident, et donc la faculté de discriminer et de juger, si l’on admet encore que cette mission impliquait la connaissance « de l’intérieur », pour la mieux combattre, de cette mystérieuse et protéiforme organisation qu’il appellera la contre-initiation, on peut penser que la réception de cette initiation luciférienne était indispensable pour que s’ouvris­ sent devant Guénon les portes des Enfers et que, tel un nouveau Dante, il y descendît pour porter ensuite témoignage à la face de l’Occident incrédule, de « ce » qui constitue la trame du monde moderne. On objectera, il est vrai, que ce n’est certainement pas pour lui faire visiter à loisir l’antre où se célèbrent ses ténébreux mystères, que la contre-initiation lui permit ainsi ce voyage dans les régions obscures du psychisme inférieur. De fait, si le diable porte pierre, selon l’adage populaire (et puisque, pour la commodité de l’exposé et avant de voir ce que Guénon mettait sous cette dénomination, il 25. Cf. J.-P. Laurant, le Sens caché dans l’Œuvre de René Guénon, p. 23-24.

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faut bien l’appeler par son nom), c’est que le domaine métaphysique lui est par définition interdit, et que sa perspective ne peut lui faire connaître des êtres que ce qui, en eux, appartient au monde intermé­ diaire, ou psychique, qui est son champ d’action privilégié. Rien ne l’empêchait, dans ces conditions, de ne voir en Guénon qu’une indi­ vidualité d’une puissance animique exceptionnelle, dont il convenait de s’occuper au plus vite, afin de s’en faire un serviteur de choix. « Malheureusement », le répertoire de la sagesse populaire abonde en histoires où le diable, au petit matin, se trouve dupé. En l’occur­ rence, l’un des plus mauvais calculs qu’il ait eu l’occasion de faire concernait probablement le cas de René Guénon. Une dernière ques­ tion : Guénon lui-même était-il, dans cette hypothèse, conscient de ce qui lui arrivait? Il ne le semble pas, du moins pas complètement quant au but véritable de cette démarche. Car pour ce qui est de la nature même de l’initiation qui lui avait été conférée, il paraît bien reconnaître l’adversaire là où il est, et l’utilise selon un procédé quelque peu tantrique, « par la voie gauche et grâce à la puissan­ ce noire ». Il fallait sans doute, pour qu’il prenne parfaitement conscience du rôle qu’aurait cet épisode dans son destin, qu’il reçoive la véritable initiation qui allait lui ouvrir la « porte des dieux », d’où il pourrait enfin embrasser selon une perception unitive, l’ensemble des réalités cosmiques qu’il était dans sa fonction de connaître. Et nous voilà derechef confronté à la question posée plus haut. Sa première initiation fut-elle orientale ou occidentale? Au début de 1908, alors que Guénon, en complément à ses cours de l’École Hermétique, avait adhéré à l’Ordre Martiniste (dont les prétentions à se rattacher à Martinès de Pasqually ou encore à Saint-Martin, célèbres Maçons du xvme siècle, étaient dépourvues de tout fondement), quelques membres de cet ordre bénéficièrent de communications par « écriture directe », lors de réunions qui se tenaient dans un hôtel, au 17 de la rue des Canettes, près de SaintSulpice. « Or, nous dit Paul Chacornac 26, un certain jour, ils reçu­ rent l’ordre d’y amener Guénon. Dans les communications qui sui­ virent, tantôt rue des Canettes, tantôt rue Saint-Louis-en-PIle, l’« entité » qui se manifestait enjoignit aux assistants de fonder un « Ordre du Temple » dont Guénon devrait être le chef. » Le rituel en fut élaboré le 23 février 1908. L’Ordre comprenait sept grades: « Chevalier du Temple, Prince de la Nouvelle Jérusalem, Rose-Croix Égyptien, Chevalier de garde de la Tour intérieure, Adepte herméti26. La Vie simple de René Guénon, p. 34.

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que, Kadosh Templier, Grand Commandeur du Temple ». Parmi les 21 membres se trouvaient Victor Blanchard, Charles Blanchard (ils n’étaient pas parents), Jean Desjobert, Lucien Faugeron, Albéric Thomas et Patrice Genty. L’occultiste Téder, alias Charles Détré, qui dirigeait la Loge pseudo-maçonnique Humanidad du « Rite National Espagnol » (irrégulier), à laquelle appartenait aussi Guénon, accusa ce dernier de manœuvres souterraines dirigées contre Papus, et prétendit que l’Ordre du Temple Rénové était inspiré par l’idée de vengeance templière, avec Weishaupt pour modèle. Guénon, Desjobert et Charles Blanchard furent exclus de la Loge Huma­ nidad. Quant à Victor Blanchard, il abandonna peu après ses compagnons et, dans l’Initiation de juin 1909, publia la lettre qu’il avait envoyée à Guénon et dans laquelle il affirmait que certains membres du comité directeur de l’O.T.R. « poursuivaient dans l’ombre un but absolument contraire aux intérêts supérieurs et à la saine vitalité de la Franc-Maçonnerie et du Martinisme ». Déclarant d’autre part que « le corps des officiers de l’Ordre du Temple est gra­ vement contaminé par la présence en son sein de deux membres d’un tiers-ordre romain » (ce qui, soit dit en passant, s’accordait mal avec les accusations de Téder), il refusait de « pactiser avec les farouches exploiteurs du sentiment religieux »... Guénon lui avait finalement répondu, lui disant en substance que pour s’être conduit de la sorte, il fallait qu’il fût, et un imbécile, et un traître. L’Ordre du Temple Rénové n’eut qu’une existence éphémère, mais qui n’en pose pas moins de graves problèmes. Des péripéties déconcertantes, ou même des incongruités, ne devraient pas nous les faire éluder. Certes, pour un lecteur familier de l’œuvre de Guénon, il est difficile d’accorder beaucoup de crédit à ces séances d’allure spirite où se manifestaient les entités de Jacques de Molay, Weis­ haupt, Cagliostro et Frédéric II de Prusse. Notons toutefois, pour le moment, que seul demeura finalement Jacques de Molay, qui avait d’ailleurs été le premier à « répondre » à la fameuse séance d’invoca­ tion à laquelle participaient A. Thomas, Desjobert et Faugeron. Le dernier Grand-Maître du Temple leur avait demandé de se rendre chez Guénon, rue Saint-Louis-en-L’Ile, et là, comme on l’a vu, ordre fut donné de reconstituer la « Sainte Milice », dont Guénon serait le chef. Puis, Weishaupt, le fondateur des révolutionnaires « Illuminés de Bavière » - dont Guénon devait évoquer par la suite le rôle histo­ rique avec une extrême sévérité - et Cagliostro, mort au château Saint-Ange dans les cachots de l’Inquisition - sur lequel il portera un jugement beaucoup plus nuancé - apparurent pour réclamer jus­ 52

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tice au nom de cette vengeance templière dont on retrouve l’expres­ sion dans plusieurs hauts-grades de la Maçonnerie écossaise. Les communications dictaient le choix des membres, et désignaient les individualités que l’on devait au contraire tenir strictement à l’écart. Feu Saint-Yves d’Alveydre y était louangé d’abondance, et on solli­ cita son disciple, F.-Ch. Barlet, qui se récusa. Les cahiers d’enseigne­ ment étaient en principe dictés par les « Maîtres », encore qu’on eût parfois recours, pour aller plus vite, à l’écriture automatique, Desjobert faisant office de médium. Mais vers la fin de 1911, les Maîtres ordonnèrent à Guénon de dissoudre l’Ordre du Temple. Les résumés des séances fournissent-ils des indications sur la valeur de cette curieuse reviviscence? Effectivement, on s’aperçoit vite que toute l’œuvre de Guénon, ou peu s’en faut, est là, en germe, comme nous le révèlent les titres des communications J7. Il y est notamment question, dans un domaine que nous pourrions qualifier de cosmologique, encore que la perspective métaphysique n’en soit pas absente, de la parole perdue, des origines du langage, de la sym­ bolique des nombres et de la valeur numérale des lettres, de Caïn et d’Abel, des symbolismes du serpent, du swastika, du sceau de Salomon, de l’étoile flamboyante et de la lettre G., de la pierre noire et de la pierre cubique, des principes du calcul infinitésimal. Quant à la métaphysique pure, elle fait l’objet de « chapitres » dans lesquels on peut voir l’origine de livres futurs, tels l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, les Etats multiples de l’Etre, le Symbolisme de la Croix, etc. On trouve en effet des titres de communications traitant de l’Unité et de la Multiplicité, de l’Etre et du Non-Etre, des Etats multiples de l’Etre, de la Délivrance, de l’Infini et de l’« infini mathé­ matique », du symbolisme de la Croix, de l’impossibilité de la réin­ carnation... Par contre, le compte rendu de la 14e et de la 18e séance est beau­ coup plus déconcertant, par la manière quelque peu « théosophique » dont sont exposées l’origine et la filiation des races humaines; et l’aperçu final sur la fusion de la 6e race avec le reste de la race noire, donnant une 7e race qui durera jusqu’en 27 677, ne laisse pas de surprendre... De plus, l’exposé de la doctrine hindoue des cycles repose sur des chiffres faux. Et cette manifestation simultanée et dis­ cordante d’une doctrine métaphysique déjà grosse de tous les expo­ sés futurs et d’errances notoires dans des domaines plus contingents, nous amène à nous interroger : il serait bien intéressant de savoir27 27. Cf. J.-P. Laurant, np. cit., p. 46-47.

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ce qui, dans les cahiers d’enseignement, relevait des communications des Maîtres d’une part, et des facultés médiumniques de Desjobert d’autre part. Car dans le cas où certains thèmes néo-spiritualistes se seraient surtout manifestés par le canal de l’écriture automatique, il ne faudrait certainement pas chercher ailleurs que dans une « im­ prégnation » inconsciente du médium, la clef de cette apparente hété­ rogénéité de l’enseignement de l’O.T.R. Dans son article intitulé « la Fonction de René Guénon et le Sort de l’Occident », publié dans le numéro spécial des Etudes Tradition­ nelles consacré à Guénon 28, Michel Vâlsan, envisageant les modali­ tés de constitution d’une élite spirituelle occidentale, évoque « la pos­ sibilité qu’une initiation proprement occidentale, mais n’existant plus en Occident, se réactualise dans un milieu intellectuel propice, avec des moyens appropriés. Quelle serait cette initiation, et où se trouverait-elle? Ce ne pourrait être que l’ancienne initiation régulière et effective de l’Occident traditionnel retirée depuis longtemps, là où se retire toute initiation qui n’a plus la possibilité de se maintenir dans son milieu normal, lorsque les conditions cycliques lui sont défavorables. » Et quelques lignes plus loin, il ajoute : « Nous avons d’ailleurs certaines raisons de penser que Guénon savait par luimême quelque chose sur des possibilités de ce genre, car, à ses débuts, certaines tentatives se sont produites, à partir d’interventions de l’ancien centre retiré de la tradition occidentale. » Il est clair, et Michel Vâlsan nous l’a personnellement confirmé, qu’il avait en vue l’Ordre du Temple Rénové. Certains ont fait à ce point de vue des objections que nous exami­ nerons attentivement. D’abord, ils s’offusquaient de ce que l’on pût attribuer à « l’ancien centre retiré de la tradition occidentale » - c’est-à-dire à leurs yeux, chrétienne - l’esprit de vengeance templière qui inspirait les premières communications, et ils récusaient de même les entités qui se manifestaient : Weishaupt et Frédéric II de Prusse, parfaits représentants du siècle des lumières, et Cagliostro, à l’« aura » quelque peu ambiguë. Mais rien ne dit que « l’ancienne initiation régulière et effective de l’Occident tradition­ nel » dût prendre obligatoirement appui sur la forme chrétienne. On a peut-être tendance à oublier progressivement la distinction très nette que Guénon a toujours marquée entre l’ésotérisme et l’exotérisme, insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une différence de

28. Juillet-août-septembre-octobre-novembre 1951.

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degré, mais de nature. A ce point qu’il considérait comme une impropriété que l’on parlât de Christianisme ou d’islamisme ésotéri­ que, au lieu d’ésotérisme chrétien ou islamique. L’ésotérisme prend comme support les formes religieuses, mais ne peut en aucun cas leur être assimilé. En conséquence, l’ancienne initiation occidentale était une chose, et le Christianisme en était une autre. Que, selon l’économie providentielle qui régit le monde, elles en fussent arrivées à s’unir aussi étroitement que possible durant les siècles de pleine vitalité traditionnelle de l’Occident, c’est l’évidence, mais l’abolition de l’Ordre du Temple, 600 ans auparavant, avait marqué un fatal divorce entre ésotérisme et Christianisme, définitivement consommé semble-t-il au xvne siècle (très précisément après la guerre de Trente Ans), lorsque des « légendes » d’origine rosicrucienne assurèrent que les derniers Rose-Croix avaient quitté l’Europe et s’étaient retirés en Asie, c’est-à-dire, plus exactement encore, « là où se retire toute initiation qui n’a plus la possibilité de se maintenir dans son milieu normal »... Et de fait, on peut penser que cette défectuosité de plus en plus évidente du support chrétien, avait amené l’initiation occidentale à reprendre son indépendance, s’il est permis de s’exprimer ainsi. De plus, il est au moins un passage, dans l’œuvre de Guénon, qui pour­ rait très explicitement justifier ce point de vue. A la fin du chapitre II de l’Ésotérisme de Dante, il écrit ceci, prenant appui sur le fait que le symbolisme des nombres, spécifique de la tradition pythagori­ cienne, se retrouve chez Dante : « [...] et, si ce symbolisme n’est pas uniquement pythagoricien, s’il se retrouve dans d’autres doctrines pour la simple raison que la vérité est une, il n’en est pas moins per­ mis de penser que, de Pythagore à Virgile et de Virgile à Dante, la « chaîne de la tradition » ne fut sans doute pas rompue sur la terre d’Italie. » Que l’on remarque bien l’importance de cette simple men­ tion : « sur la terre d’Italie ». C’est ici en fonction d’un contexte géo­ graphique, plutôt qu’historique, qu’il envisage la transmission initia­ tique. Ce qui signifie, à ses yeux, que la distinction entre l’initiation et la forme exotérique qu’elle prend pour base est tellement nette que la tradition initiatique peut privilégier un certain « centre » géo­ graphique, au lieu de concerner l’ensemble d’une forme religieuse à un moment donné de son histoire. L’ésotérisme est si peu tributaire de l’exotérisme qu’en d’autres contrées où régnait pareillement le Christianisme, il se pourrait qu’une transmission initiatique ne se fût pas maintenue, alors qu’elle eût pu se perpétuer en tel haut-lieu pré­ chrétien de la géographie sacrée, par exemple, ou se réactualiser 55

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directement, sans que le Christianisme eût à intervenir pour la « valider ». Certes, l’ordre normal des choses, le complémentarisme exotérisme-ésotérisme, rendait souhaitable cette conjonction, mais il suffi­ sait que le support, par une altération de sa forme (rituelle ou doctri­ nale), ou par un manque de qualification général de la communauté humaine considérée (et en particulier des intermédiaires hiérarchi­ quement disposés pour assurer le lien entre exotérisme et ésoté­ risme), devînt inapte à jouer son rôle, pour que la transmission s’effectuât en dehors de lui. On peut penser que c’est ce qui advint progressivement en Occident après la destruction du Temple. De fait, lorsque l’on considère la situation intellectuelle du Catholicisme à la venue de Guénon, et les réponses bien décevantes, à de rares exceptions près, que suscitèrent en son sein les premiers développe­ ments de l’œuvre, il est permis de ne point trop s’étonner que l’initia­ tion occidentale se fût remanifestée en dehors de tout milieu défini. Car, corrélativement à cette perte de l’intellectualité du Catholi­ cisme, et plus spécialement du « sens métaphysique », étouffé, même chez les meilleurs, par le lourd appareil de la théologie scolastique, on est contraint de constater que c’est chez des individualités isolées, comme Stanislas de Guaita, mort trop jeune pour avoir pu connaître Guénon, ou des Occidentaux rattachés à une tradition orientale, comme le Taoïste Matgioi (Albert de Pouvourville), que se manifes­ taient les signes d’une compréhension véritable du domaine méta­ physique. On voit donc, par tout ce qui précède, qu’il n’était nullement in­ vraisemblable que cette remanifestation de l’ésotérisme occidental ne fût pas revêtue d’une forme chrétienne. Toutefois, d’autres expli­ cations sont suggérées, par ceux qui n’ont pas aperçu ces raisons, et qui récusent toute influence authentiquement initiatique à l’origine de l’O.T.R. Il se pourrait, disent-ils, évoquant une éventualité qu’exposera plus tard Guénon dans l’Erreur Spirite, que les commu­ nications aient reflété purement et simplement les idées du médium et des participants. Cette hypothèse, on l’a vu, est en partie vraisem­ blable. Toutefois, il y aurait une grave objection à ce qu’on l’étendît indûment : les comptes rendus des séances ne reflètent certainement pas les idées courantes à l’époque dans le mouvement occultiste; et, soit dit sans insulter à la mémoire des premiers « évocateurs », il fal­ lait que ce fût Guénon, et lui seul, qui eût inconsciemment influencé le médium. C’est d’ailleurs cette hypothèse qui est envisagée, en second rang; mais on se demande alors comment Guénon, qui aurait 56

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trouvé dans les enseignements des Maîtres le reflet exact de ses pro­ pres connaissances, eût pu ne pas s’interroger... Enfin, s’autorisant de ce qu’il a écrit, toujours dans l’Erreur Spirite, sur ces communica­ tions influencées à distance par des êtres parfaitement « incarnés » et inconnus des expérimentateurs, les mêmes sceptiques vont jusqu’à envisager que Guénon, puisqu’il n’était pas présent à la première séance, ait pu provoquer le phénomène et se soit désigné lui-même comme chef de l’Ordre. Certes, on atténue un peu ce qu’il pourrait y avoir d’éminemment désagréable dans cette « supercherie métapsychique », en prétextant que cet Ordre, après que l’on eût accepté momentanément leurs idées pour les attirer, devait servir à ramener dans des voies plus orthodoxes ses membres, tous issus de l’occul­ tisme. Mais on voit mal comment, selon les tenants de cette très improbable hypothèse, on y serait parvenu, puisque, en fait d’ortho­ doxie (du moins dans la perspective chrétienne qui est la leur, rappelons-le), nous nous trouvons confronté derechef à la vengeance templière, dont il ne semble vraiment pas qu’elle ait joué seulement un rôle d’« appât »... On affirme, il est vrai, que le thème de la ven­ geance exercée contre l’Église et la Monarchie était beaucoup plus acceptable pour Guénon en 1908-1909 29 qu’en 1929, par exemple, lorsque, dans A utorité spirituelle et Pouvoir temporel30, il rejettera sur Philippe le Bel la responsabilité du drame templier, accordant à Clément V un rôle de victime. Seulement, loin de voir là une évolu­ tion dans la pensée de Guénon, on peut supposer qu’en 1929, alors que la crise de l’Action Française battait son plein, il était bon de réaffirmer la primauté du Spirituel, victime des spoliations d’un pouvoir temporel rebelle à la hiérarchie véritable et, dans le cas du Temple, d’indiquer également aux Catholiques effarouchés par la « gnose » templière, que les papes du Moyen Age étaient encore res­ pectueux du domaine de l’ésotérisme, et que Clément V lui-même n’avait certainement pas approuvé le crime de l’abolition, qui, avec son aval, eût pu facilement devenir aux yeux de certains un jugement pontifical légitime à l’égard d’une organisation hérétique... D’ail­ leurs, la faiblesse de la Papauté, en l’occurrence, n’en demeurait pas

29. Mais le problème deviendrait alors tout à fait inextricable, car on se demande vraiment comment le Souverain Grand-Commandeur de l’O.T.R. aurait pu ramener les égarés à l’orthodoxie - supposée chrétienne, mais en fait très exotérique - puis­ que lui-même semblait accepter une doctrine « hétérodoxe » au premier chef... 30. Éd. Véga.

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moins un très fâcheux indice, et c’est bien en enfer que Dante rencontre Clément, le « pasteur parjuré de plus laide œuvre 31 ». Mais de toute façon, les tenants de l’hypothèse selon laquelle l’O.T.R. aurait été uniquement suscité par Guénon, dans un but qui, on le voit, resterait à définir, reconnaissent qu’une objection diri­ mante pourrait bien se trouver dans la manifestation, vingt ans plus tard, sinon du même phénomène, du moins d’un événement présen­ tant avec lui quelque analogie, et dans lequel Guénon n’était assuré­ ment pour rien. Il s’agit de l’affaire des « Polaires » et de l’« oracle de force astrale ». En 1908, le jeune Mario Fille, fils d’un Français résidant à Rome et d’une Italienne, qui était en villégiature à Bagnaia, village du Viterbais, fit la connaissance d’un mystérieux ermite que l’on appe­ lait « le père Julien », et qui demeurait en pleine montagne. Prenant plaisir à sa conversation, le jeune homme lui fit de fréquentes visites, et l’ermite le remercia en lui confiant de vieux documents contenant une méthode divinatoire à forme arithmétique, qui ne devait être divulguée sous aucun prétexte. D’abord découragé par la complexité des opérations à effectuer pour obtenir une « réponse », Mario Fille n’expérimenta l’oracle - avec succès - que quelques années plus tard. Ayant fait en Égypte, où l’avait conduit sa profession de repré­ sentant, la connaissance d’un autre Italien, Cesare Accomani, il le mit au courant de la méthode, et ce dernier s’enthousiasma à un point tel qu’il fut décidé de retrouver le père Julien. Las, celui-ci avait quitté Bagnaia, et c’est seulement en 1918 que, grâce à l’oracle, on apprit qu’il avait regagné son couvent de l’Himalaya... Mais c’est à Paris, où vinrent s’installer Mario Fille et Cesare Accomani, que l’affaire allait prendre toute son ampleur. Fernand Divoire, directeur de l’Intransigeant, et qui devait publier un livre intitulé Pourquoi je crois à l’Occultisme, organisa des séances d’expérimentation auxquelles assistèrent Maurice Magre, Jean Marquès-Rivière, Jeanne Canudo, Jean Dorsenne... et René Guénon. Comme Cesare Accomani, de plus en plus enthousiaste, projetait d’écrire un livre 32, il demanda une préface à Guénon qui, ayant d’abord accepté, l’avait finalement retirée après avoir constaté l’absurdité de certains « oracles ». Mais en dépit du jugement qu’il 31. Enfer, XIX, 83. 32. L’ouvrage, signé du pseudonyme Zam Bhotiva, paraîtra en décembre 1929 sous le titre d'Asia Mysteriosa. L ’Oracle de Force Astrale comme moyen de communication avec «les Petites Lumières d ’Orient », éd. Dorbon-aîné, Paris.

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avait porté, on utilisait son nom pour recruter les membres d’un groupe des « Polaires », dont la création avait été ordonnée par l’oracle, et il dut mettre les choses au point : « En fait, nous avons quelque peu suivi les manifestations de la méthode divinatoire dite « oracle de force astrale » en un temps où il n’était nullement ques­ tion de fonder un groupement basé sur les « enseignements » obtenus par ce moyen; comme il y avait là des choses qui semblaient assez énigmatiques, nous avons tâché de les éclaircir en posant certaines questions d’ordre doctrinal, mais nous n’avons reçu que des répon­ ses vagues et échappatoires, jusqu’au jour où une nouvelle question a enfin amené, au bout d’un temps d’ailleurs fort long en dépit de notre insistance, une absurdité caractérisée; nous étions dès lors fixé sur la valeur initiatique des hypothétiques inspirateurs, seul point in­ téressant pour nous dans toute cette histoire. [...] Nous regrettons que quelques-unes des idées traditionnelles que nous avons exposées dans le Roi du Monde soient mêlées à cette affaire, mais nous n’y pouvons rien; quant à la « méthode » elle-même [...] on pourra facile­ ment se rendre compte qu’il n’y a là rien d’autre qu’un exemple de ce que peuvent devenir des fragments d’une connaissance réelle et sérieuse entre les mains de gens qui s’en sont emparés sans y rien comprendre 33. » Ce qu’il faut retenir de ce curieux épisode, c’est que vingt ans après l’affaire du Temple, Guénon ne rejetait pas, en principe, l’hy­ pothèse d’une manifestation de ce mystérieux Centre Suprême, YAgarttha, qu’Ossendowski, après Jacolliot et Saint-Yves d’Alveydre, avait évoqué dans un récit qui connut un certain retentissement dans les années vingt 34. Donc, à une époque où, selon ceux qui croient déceler une évolution dans la pensée de Guénon, celui-ci était en pleine possession de sa doctrine, il admettait que « l’ancien centre retiré de la tradition occidentale » pût se manifester par des moyens assurément fort éloignés de la forme catholique. De plus, il est une coïncidence qui n’a pas manqué d’être relevée : le dépositaire du secret» de la Force astrale disait l’avoir reçu en Italie en 1908, Tannée même de la reconstitution de l’Ordre du Temple. Peut-être cette coïncidence contribua-t-elle à susciter l’intérêt de Guénon, et, dans cette hypothèse, il serait évidemment exclu que l’on pût lui attribuer la création de l’O.T.R. 33. Cf. le Voile d ’Isis, janvier 1931; repris dans le Théosophisme, histoire d ’une ' eudo-religion, éd. Traditionnelles, p. 448. 34. Bêtes, Hommes et Dieux, l ’énigme du Roi du Monde, Plon, 1924, J’ai lu, 1969.

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Mais ceux qui, s’autorisant des objections que nous venons pour­ tant de réfuter, refusent absolument de voir dans cet Ordre une manifestation authentique de l’initiation occidentale, une résurrec­ tion de l’Ordre du Temple, n’écartent pas, en dernier recours, la pos­ sibilité d’interventions de « résidus psychiques » résultant de la décomposition du « cadavre » du Temple aboli, voire d’une lignée déviée issue de l’Ordre qui, selon eux, aurait pu inspirer la tradition de vengeance dont les hauts-grades écossais se sont faits l’écho. Nous rappellerons toutefois, à propos de cette pierre d’achoppement que constitue le thème de la vengeance, cette strophe de la Divine Comédie, citée par Guénon dans l’Esotérisme de Dante, et qui « contient en propres termes, le Nekam A d onaï35 des Kadosh Tem­ pliers : O Signor mio, quando sarô io lieto A veder la vendetta, che, nascosa, Fa dolce l’ira tua nel tuo segreto 3536? » Mais, oublieux de cette caution d’une orthodoxie difficilement contestable, les « anti-Templiers » estiment que la dissolution du « pseudo-ordre » aurait pu correspondre chez Guénon à la prise de conscience de la nature réelle des influences en jeu. Seulement, c’est, non pas de sa propre initiative, mais « sur l’ordre des Maîtres », qu’il déclara dissous l’Ordre du Temple Rénové. Et puis, s’il faut absolu­ ment déceler dans l’O.T.R. une influence subversive, ne se résume­ rait-elle pas tout simplement aux seules manifestations de l’« entité » de Weishaupt qui, en l’occurrence, eût représenté l’élément contreinitiatique qui s’efforce toujours de neutraliser et d’inverser l’action de l’ésotérisme authentique? Rappelons-nous aussi que Jacques de Molay devait finalement rester le seul qui se manifestât. Maintenant, il nous reste à dire, pour ne laisser dans l’ombre aucun aspect du problème, qu’un guénonien qui avait eu connais­ sance de l’O.T.R. par Patrice Genty - qui était toujours resté très attaché à cette « reviviscence » - demanda à Guénon, alors au Caire, ce qu’il fallait en penser. Celui-ci lui répondit en substance que 35. « En hébreu, ces mots signifient : « Vengeance, ô Seigneur! » Adonaï devrait se traduire plus littéralement par « mon Seigneur », et l’on remarquera que c’est exacte­ ment ainsi qu’il se trouve rendu dans le texte de Dante. » 36. Purgatoire, XX , 94-96. André Pézard traduit ainsi cette strophe dans l’édition de la Pléiade : « Quand goûterai-je, ô Seigneur, la liesse de voir jaillir la vengeance renclose qui en secret fait douce ta colère? »

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Genty attachait à certaines choses plus d’importance qu’il ne leur en avait lui-même accordé, mais qu’il estimait tout à fait inutile de le contrarier à ce sujet. Ce qui était effectivement assez restrictif. Mais ce correspondant prenait soin d’ajouter qu’il se pouvait bien, après tout, que Guénon ait voulu se débarrasser d’une question indiscrète, et qu’il ne souhaitait pas aborder, surtout par corres­ pondance. Ceci nous amène à nous demander, corrélativement, si la certitude de Michel Vâlsan relativement à une authentique remanifestation de l’initiation occidentale, se fondait sur une com­ munication personnelle de Guénon, qui lui eût été faite par voie épistolaire, puisqu’il ne le rencontra jamais. D’après la réponse de Guénon à son premier correspondant, la chose est peu probable. Nous savons d’autre part que Michel Vâlsan s’informa auprès de Patrice Genty. Est-ce à cette seule source qu’il puisa sa conviction? C’est ce que, malheureusement, nous ne saurons sans doute jamais. On voit donc que si les objections à l’authenticité de l’O.T.R. ne sont pas fondées à nos yeux, la certitude contraire ne repose pas davantage sur des preuves évidentes. L’œuvre de Guénon nous four­ nira-t-elle quelque indice qui puisse nous permettre de résoudre cette énigme? A la vérité, nous ne voyons que deux passages qui puissent se référer de façon suffisamment allusive à l’O.T.R. Le premier est extrait de l’article intitulé « la Stricte Observance et les Supérieurs Inconnus 37 » : « [...] De plus, nous savons que, de nos jours encore, pareille chose est arrivée à des envoyés ou agents de certains Supé­ rieurs Inconnus, vraiment supérieurs et vraiment inconnus : s’ils se compromettent, ou si même, sans avoir commis d’autres fautes, ils échouent dans leur mission, tous leurs pouvoirs leur sont aussitôt retirés. » Avant de préciser que : « Cette disgrâce peut d’ailleurs n’être que temporaire », Guénon insiste, en note : « Assurément, tout ceci paraîtra fabuleux à certains antimaçons, historiens scrupuleuse­ ment fidèles à la « méthode positiviste », et pour qui l’existence des Supérieurs Inconnus n’est qu’une « prétention maçonnique convain­ cue de fausseté », mais nous avons nos raisons pour ne pas souscrire à ce jugement trop... définitif, et nous avons conscience de ne rien avancer ici qui ne soit rigoureusement exact [...] » D’autre part, ne peut-on discerner une discrète allusion dans cette

*' Paru sans signature dans la France Antimaçonnique des 20 novembre et 4 dé­ cembre 1913; repris dans les Études Traditionnelles de juin 1952, puis dans Études :ut la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, tome 2, p. 189.

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réplique à Paul Le Cour, qui lui reprochait de n’avoir pas vu, en telle occasion, le rapprochement de Janus avec saint Jean : « Au sur­ plus, et c’est là surtout ce qui rend cette histoire franchement amu­ sante, nous pouvons lui assurer qu’il y a d’excellentes raisons, et qui ne datent certes pas d’hier, pour que nous connaissions beaucoup mieux que lui les deux saints Jean et leur rôle solsticial 38! » Est-ce uniquement au symbolisme maçonnique que pensait Guénon? Enfin, il est une indication, extraite d’un compte rendu d’un livre du professeur Luigi Valli sur II Linguaggio segreto di Dante a dei «Fedeli d ’A more » 39, qui nous paraît suggérer un rapprochement bien curieux, surtout lorsque l’on connaît les liens étroits qui exis­ taient entre l’Ordre du Temple et les Fidèles d’Amour auxquels appartenait Dante : « Il semble que le temps soit venu où le vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin; si les interprétations de Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien pré­ parés qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) [...] » Or, c’est exactement six siècles après la destruction du Temple que se manifesta l’« entité » de Jacques de Molay... N’oublions pas, pour terminer, que le nom arabe de Guénon était Abdel Wahed Yahia : le serviteur de l’Unique, Jean. Il existe donc bien des indices assez suggestifs quant à l’authenti­ cité de la filiation templière de l’O.T.R. Est-ce à dire que ce fut là la première initiation que reçut Guénon, abstraction faite, bien sûr, de l’éventuelle initiation luciférienne dont nous avons parlé? Ce « point d’histoire » ne sera probablement jamais éclairci, et cela n’a finalement pas grande importance. Nous recourrons, pour nous faire mieux comprendre, à ce qu’écrivait Michel Vâlsan dans l’étude que nous avons déjà citée 40 : « Pour autant que les événements que nous avons en vue ici ont touché Guénon lui-même, nous ajouterons que cela ne contredit nullement la « génération orientale » personnelle de Guénon, car une coordination d’influences est possible avec l’action de centres traditionnels non chrétiens, dans des buts d’un ordre plus général. A ce propos, nous rappellerons que, « après la destruction 38. Études Traditionnelles, octobre-novembre 1946; repris dans Comptes rendus, éd. Traditionnelles, p. 168. 39. « Le Langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour », le Voile d'Isis, février 1929; repris dans Aperçus sur l ’Ésotérisme chrétien, éd. Traditionnelles, p. 4L 40. « La Fonction de René Guénon et le Sort de l’Occident », p. 250.

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Wahed, l’« Unique ». C’est sous l’invocation de ce nom divin que René Guénon était devenu le sheikh Abdel Wahed Yahia.

de l’Ordre du Temple, les initiés à l’ésotérisme chrétien se réorgani­ sèrent, d’accord avec les initiés à l’ésotérisme islamique, pour main­ tenir, dans la mesure du possible, le lien qui avait été apparemment rompu par cette destruction » et que cette collaboration entre les ini­ tiés aux deux ésotérismes mentionnés « dut aussi se continuer par la suite, puisqu’il s’agissait précisément de maintenir le lien entre les initiations d’Orient et d’Occident » (Aperçus sur l’Initiation, p. 249-252). Le réveil de l’initiation occidentale pouvait donc en principe être tenté par une telle conjonction d’influences et interven­ tions, les difficultés ultérieures seules ayant pu déterminer dans un sens plus « oriental » l’appui qui pouvait encore être offert à l’Occi­ dent. » Et cette « conjonction d’influences » expliquerait ainsi la pré63

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sence dans l’enseignement de l’O.T.R. des données doctrinales orien­ tales (dont, quoi qu’on en ait dit, il serait bien difficile de trouver l’équivalent chez Saint-Yves d’Alveydre, par exemple), qui, même dans l’hypothèse où le redressement de l’Occident sur ses bases pro­ pres eût été possible, eussent suppléé, dans un premier temps, à sa carence intellectuelle, permettant ainsi de revivifier le dépôt sacré occidental depuis longtemps incompris. Ainsi serait résolue cette question de préséance de l’Orient ou de l’Occident dans la génération spirituelle de Guénon. Mais si nous avons vu quel fut, en toute hypothèse, non pas la modalité exacte, qui reste mystérieuse, mais le « cadre » dans lequel eut lieu l’initia­ tion occidentale effective 41, l’information fait totalement défaut, par contre, sur la manière dont Guénon reçut de l’Orient la transmission orale dont il se prévalut toujours fort clairement. Dans la Gnose de novembre 1909, René Guénon, signant T Palingenius (T étant le signe de l’« épiscopat » gnostique), publiait sa pre­ mière étude véritable, ses précédents écrits se résumant à deux comptes rendus, une lettre collective, et un exposé du « programme gnostique ». Cette étude doctrinale, qui avait pour titre « le Dé­ miurge », se poursuivit en 1910, à côté d’articles portant sur des sujets plus contingents. Puis vinrent des « Remarques sur la notation mathématique », « sur la production des nombres », et en 1911, des études sur « la Prière et l’Incantation », « le Symbolisme de la Croix », « la Constitution de l’être humain et son évolution selon le Vêdânta », etc. Or, ces études témoignent d’une parfaite possession des doctrines métaphysiques orientales, que les titres relevés dans les comptes rendus de séances de l’O.T.R. nous avaient seulement permis de pressentir. C’est d’ailleurs, assez paradoxalement, de la fondation de cette revue que nous pouvons dater avec certitude la totale et harmonieuse conjonction de la perspective métaphysique de Guénon et des applications qu’il allait être amené à en tirer, relative­ ment à l’ensemble du domaine traditionnel. Cette certitude, qui nous est donnée par la lecture de « la Gnose et les écoles spiritualistes 42 », est encore confirmée par cette révélation qu’il devait faire à Noële Maurice-Denis Boulet, et selon laquelle « il n’était entré dans ce milieu de la Gnose que pour le détruire 43 ». De fait, Guénon devait 41. Nous disons effective pour la différencier de la Franc-Maçonnerie régulière, autre initiation occidentale authentique, mais devenue seulement virtuelle, et à laquelle Guénon adhéra quelques années plus tard. 42. La Gnose, décembre 1909; repris dans Mélanges, p. 176. 43. La Pensée Catholique, n° 77, p. 23.

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porter sur l’Eglise gnostique un jugement apparemment sans appel : « Les « néo-gnostiques » n’ont jamais rien reçu par une transmission quelconque, et il ne s’agit que d’un essai de « reconstitution » d’après des documents, d’ailleurs bien fragmentaires, qui sont à la portée de tout le monde 44 [...] » La « Gnose ecclésiale », en effet, avait été restaurée en 1889 à l’occasion d’une séance d’allure spirite - qui, il faut d’ailleurs l’avouer, n’était pas sans préfigurer quelque peu la fondation de l’O.T.R. - tenue dans un petit hôtel de la rue Brémontier apparte­ nant à Lady Caithness, duchesse de Pomar. Celle-ci, membre et « bienfaitrice » de la Société Théosophique, avait été également en relations avec la H.B. o f L. (Hermetic Brotherhood o f Luxor), une organisation d’un caractère plus sérieux que les cercles occultistes ordinaires, et à qui l’Ordre Martiniste aurait dû servir d’« anticham­ bre 45 ». A cette séance assistait Jules Doinel, Maçon et archiviste du Loi­ ret, qui termina sa carrière à Carcassonne. L’« entité » de Guilhabert de Castres (célèbre évêque cathare du diocèse de Toulouse de 1208 à 1237), se manifesta et, « entouré des martyrs de Montségur », lui ordonna de restaurer la Gnose, le faisant patriarche sous le nom de Valentin II. Et Doinel sentit sur sa tête se poser les mains de Guilha­ bert, lui conférant l’investiture « au nom des Saints Eons »... Il constitua donc une Eglise, en recrutant parmi les milieux occul­ tistes, et consacra des évêques selon un rituel d’origine mystérieuse. Cette Eglise gnostique (qui s’était déclarée comme société civile...) fut excommuniée par Rome quelques années après sa fondation. Cependant, le « Patriarche », soudain pris d’inquiétude, abjura bientôt Gnose et Maçonnerie devant l’évêque d’Orléans et, son repentir lui commandant de ne pas s’arrêter en si bon chemin, écrivit sous le pseudonyme de Jean Kotska un ébouriffant Lucifer démas­ qué, que n’eût pas désavoué Léo Taxil, et où Maçons, néo-gnostiques et occultistes de toutes obédiences apparaissaient comme des satanistes se livrant aux pires turpitudes. L’Eglise gnostique se donna donc un nouveau chef en la personne d’un occultiste sociali­ sant, Fabre des Essarts (Synesius en épiscopat), que Guénon rencontra lors du Congrès Spiritualiste et Maçonnique de 1908, et qui le fit entrer « en gnose ». Mais Doinel, qui manifestait une -4. Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien, chap. IV. 45. Ce projet n’avait pu aboutir et la H.B. o f L. était « en sommeil » depuis long­ temps déjà. F. Ch. Barlet, qui avait été son représentant en Europe, renseigna Guénon à son sujet.

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fâcheuse instabilité mentale, fit retour dans le giron gnostique, comme simple fidèle, puis se réconcilia de nouveau avec Rome; et l’on ne sait trop s’il mourut gnostique ou catholique. Il ne semblerait donc pas, au contraire de l’Ordre du Temple Rénové, que l’on dût s’arrêter à cette reviviscence gnostique. Nous rappellerons toutefois, pour l’instant, le vers célèbre : A l cap de sèt cents ans verdeja lo laurel46. De plus, outre des occultistes comme Papus et Sédir, l’Eglise gnostique compta dans ses rangs des individualités de valeur comme Pouvourville-Matgioi et Léon Champrenaud (Abdul-Haqq en Islam). Ils avaient écrit en collaboration, sous leurs noms gnostiques de Simon et Théophane, un petit livre intitulé les Enseignements secrets de la Gnose, qui est loin d’être sans intérêt. Ces deux personnages méritent d’ailleurs que l’on s’arrête quel­ ques instants sur leur cas, puisque aussi bien, faute de connaître les véritables Orientaux qui contactèrent Guénon, on leur attribua par­ fois une influence bien exagérée sur la « formation » de celui-ci. Une telle opinion est bien résumée, pensons-nous, dans un article d’André Préau paru dans le n° 324 des Cahiers du Sud, dont nous extrayons ce qui suit : « La question des Maîtres orientaux, qui est une noix dure pour le biographe, se trouve embrouillée par l’ambiguïté du mot oriental. Guénon, qui était né à Blois de parents français, revendiquait pour lui-même ce qualificatif : c’était pour lui le rattachement tradition­ nel, non le facteur local, national ou racial qui comptait. On peut donc se demander s’il ne regardait pas aussi comme « orientaux » des initiés de l’Orient tels qu’Abdul Haqq (Léon Champrenaud), Matgioi (Albert de Pouvourville) et Abdul Hâdî (le Russo-Finlan­ dais Ivan Gustave Aguili ou Aquili). « Il est au moins probable, écrit Paul Sérant, que l’influence de Léon Champrenaud et d’Albert de Pouvourville a joué un rôle décisif dans l’évolution intellectuelle de Guénon. » Nous le pensons aussi, en ajoutant à ces deux noms celui d’Abdul Hâdî. L’œuvre de Guénon, dans ses traits essentiels, serait donc née de conversations qui eurent lieu entre ces quatre hommes et où Guénon, bien entendu, apportait lui-même son acquis person­ nel. Dans la Gnose, Guénon appelle Matgioi « notre maître »; Mat­ gioi a été au moins l’un de ses maîtres et il est le seul dont l’influence soit apparente dans ses écrits. Il est certain, d’un autre côté, que Guénon a connu des Orientaux d’origine; mais leur part dans son 46. Au bout de sept cents ans reverdit le laurier.

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œuvre est bien difficilement décelable. Peut-être est-ce à eux surtout qu’il devait l’idée d’une civilisation tout entière traditionnelle, ou l’atmosphère de conviction dans laquelle se mouvait sa pensée, ou le sentiment, si fort chez lui, que la vérité était illimitée. » A cette opinion, Jean Reyor a excellemment répondu 47, et nous nous permettrons de faire de larges citations de sa pertinente réfuta­ tion : « En ce qui concerne cette œuvre, écrit Jean Reyor, l’explica­ tion présentée par M. Préau nous semble fort peu satisfaisante. Il semble admettre que les contacts de René Guénon avec Matgioi, Léon Champrenaud et Abdul Hâdî suffisent à rendre compte des traits essentiels de son œuvre. Il ajoute, il est vrai, que Guénon apportait son « acquis personnel ». Or, le premier jet de l’œuvre capi­ tale de René Guénon, l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, a commencé à paraître dans la revue la Gnose en 1910, c’est-à-dire à une époque où René Guénon n’avait pas encore 24 ans. La thèse de M. Préau revient donc à dire qu’une œuvre d’exposition d’une doctrine hindoue est née des entretiens d’un taoïste et de deux musul­ mans avec un jeune homme de 24 ans à peine. Que ce jeune homme, à un âge si peu avancé, ait eu déjà un « acquis personnel », nous n’en doutons pas, mais il faut tout de même bien qu’il eût reçu les élé­ ments de ce qu’il avait « acquis » si rapidement! On nous ferait diffi­ cilement croire que Guénon avait acquis par des lectures, même assimilées par une intelligence exceptionnelle, la connaissance des doctrines hindoues qu’il possédait déjà à l’époque envisagée. On nous le ferait difficilement croire, même si l’œuvre entière de Gué­ non ne protestait pas contre cette façon toute extérieure et éruditionnelle d’étudier ce qu’il appelle, dans la préface du livre sus-men­ tionné, la « science sacrée ». Il faut donc bien admettre, même si on ne peut indiquer des noms et des dates, que Guénon avait eu, avant 1910, d’autres contacts orientaux et plus précisément hindous puis­ que ses connaissances, dans l’ordre métaphysique et dans l’ordre cosmologique (cf. le début de l’étude sur les conditions de l’existence corporelle, paru dans la Gnose au début de 1912 48) se présentent tout d’abord sous une forme spécifiquement hindoue. » Quant au fait qu’il arriva à Guénon d’appeler Matgioi « notre maî­ tre », Jean Reyor lui accorde une signification fort limitée : « Nous savons parfaitement à quoi nous en tenir sur la portée, en la 47. « A propos des « Maîtres » de René Guénon », Études Traditionnelles, janvierfévrier 1955. 48. Repris dans Mélanges, chap. IV.

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circonstance, de cette expression qui n’était pas prise dans le sens technique que Guénon devait lui donner plus tard, mais qui était simplement une marque de déférence du très jeune Guénon vis-à-vis du quinquagénaire qu’était alors Pouvourville. S’il n’en était pas ainsi, comment s’expliquer que Guénon ait pu écrire dans la Crise du Monde Moderne : « [...] nous devons déclarer formellement ceci : il n’y a, à notre connaissance, personne qui ait exposé en Occident des idées orientales authentiques, sauf nous-même 49. » Quand Gué­ non écrivait cette phrase, c’est-à-dire en 1927, non seulement Albert de Pouvourville était encore vivant, mais Guénon était-il alors en relations avec lui : ils se rencontraient assez régulièrement chez Gary de Lacroze. » Nous ajouterons que Matgioi, qui sacrifiait parfois à des genres littéraires... mineurs, publia en 1934, avec imprimatur et préface de Mgr Baudrillart, une Sainte Thérèse de Lisieux d’une pieuse plati­ tude, et où, comble de disgrâce pour ce Taoïste qui avait reçu au Tonkin son initiation, il se réjouissait que l’on trouvât l’image de la sainte «jusque dans les anciennes pagodes de l’Indochine». Ce qui fit d’ailleurs dire à Guénon que si M. de Pouvourville était encore vivant, Matgioi était mort depuis longtemps. Si donc, pour le Taoïsme, il paraît évident que Guénon, comme l’écrit Paul Chacornac, « reçut plus que n’avait reçu Albert de Pou­ vourville » (fut-ce uniquement par l’intermédiaire du Tong-Sang Luat, avec qui nous savons qu’il fut en relations?) et si, pour l’Hin­ douisme, règne la plus totale incertitude, pour l’Islam, il semble éta­ bli que le premier contact eut lieu par l’entremise d’Abdul Hâdî (« le Serviteur du Guide »), c’est-à-dire le peintre John Gustav Ageli, fils de vétérinaire né en 1869 à Sala, petite ville suédoise du Vastmanland. Encouragé par deux peintres suédois, Richard Berg et Karl Nordstrom, il était venu à Paris en 1890, et était entré dans l’atelier d’Émile Bernard grâce au célèbre père Tanguy, le marchand de tableaux qu’immortalisa Van Gogh. C’est là qu’il prit son nom d’artiste : Ivan Aguéli. Après une existence itinérante et mouvemen­ tée dont nous aurons à reparler, il revint en France, et à la fin de 1910 rencontra Guénon-Palingenius, qui dirigeait la Gnose. Les deux hommes sympathisèrent, et de décembre 1910 à janvier 1912, 49. « p. 214 de l’édition de 1927; p. 119 de l’édition de 1946. Le maintien de cette phrase dans l’édition de 1946 s’explique par le fait que les travaux valables parus dans l'intervalle des deux éditions étaient tous plus ou moins inspirés par l’œuvre de Guénon, y compris ceux d’A.K. Coomaraswamy... et de M. Préau lui-même. »

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Abdul Hâdî collabora à la revue. Et c’est en 1912 que Guénon, par son canal, reçut l’initiation islamique - la barakah- ainsi qu’il l’indiqua lui-même, quoique de façon voilée, en 1931, lorsqu’il dédia le Symbolisme de la Croix : « A la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kébir El-Alim El-Malki El-Maghribi, à qui est due la première idée de ce livre. Meçr El-Qâhirah, 1329-1349 H. » Or, l’année 1329 de l’Hégire correspond à 1912, et Guénon de­ vait préciser dans une lettre qu’il s’agissait bien de la date de son initiation. Quant au sheikh Elish El-Kébir, c’était un grand soufi égyptien dont Abdul Hâdî était le représentant, le moqqadem, et de qui il tenait son pouvoir de transmettre la barakah. C’est en cette même année 1912 où il reçut l’initiation islamique que Guénon épousa Berthe Loury, une jeune femme de 29 ans, née à Bourgueil, et dont la famille possédait un domaine, « Le Portail », à Champigny-sur-Veude, au sud-est de Chinon. Cultivée et musi­ cienne, nous apprend Paul Chacornac, Berthe Loury était l’adjointe de Mme Duru, la tante de Guénon, alors institutrice libre à Montlivault. C’est là que, durant les vacances de 1911, Guénon avait fait sa connaissance. Ils se marièrent civilement à la mairie de Blois le 11 juillet 1912, et la semaine suivante, avec dispense des bans accordée par l’archevêque de Tours et l’évêque de Blois, la cérémonie religieuse fut célébrée dans la petite église Saint-Hilaire de Lémeré, le pays voisin de Champigny-sur-Veude. Quelque temps après leur mariage, ils vinrent s’installer à Paris, dans l’appartement du 51 de la rue Saint-Louis-en-l’Ile qu’habitait Guénon depuis son arrivée dans la capitale î0. C’est au troisième étage, dans un ancien hôtel particulier du xvme siècle, et qu’occupa l’archevêché en 1840, que se trouvait le petit logis qui abrita pendant vingt-cinq ans les méditations de Gué­ non. « On y entrait par un étroit vestibule, sur lequel s’ouvraient deux portes : celle d’une cuisine spacieuse et celle de la pièce faisant salle à manger et salle de réception. Ensuite, en enfilade, deux cham­ bres à coucher. De grandes fenêtres donnant sur la cour intérieure éclairaient l’appartement, et si la cuisine et la salle à manger possé­ daient le gaz, les deux chambres, le soir, n’avaient que la clarté des lampes 5051. » C’est là que vinrent les rejoindre Mme Duru et une nièce, Françoise, dont elle assurait l’éducation. 50. Il avait tout d’abord pris une chambre au Quartier Latin, mais se réfugia bien vite dans l’île Saint-Louis. 51. La Vie simple de René Guénon, p. 30.

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Le mariage de Guenon coïncida avec une nouvelle période d’investigations, dans le milieu catholique cette fois. A ce propos, nous pouvons dire que Berthe Guénon, très catholique, et vis-à-vis de qui son mari garda, semble-t-il, le secret de son rattachement isla­ mique (d’après Noële Maurice-Denis Boulet, elle espérait d’ailleurs le ramener à la pratique religieuse), eût sans doute mal compris les raisons qu’il avait de fréquenter les milieux néo-spiritualistes. Mais précisément, Guénon avait fait toutes les expériences nécessaires, et l’« époque occultiste », s’il est permis de s’exprimer ainsi, était termi­ née. Il avait dissous l’Ordre du Temple en 1911; abandonné l’Église gnostique probablement dès 1911 aussi; et la Gnose avait cessé de paraître après le numéro de février 1912. D’autre part, s’il était entré dans la Maçonnerie régulière après sa rupture avec les organisa­ tions occultistes, fréquentant la Loge Thébah de la Grande Loge de France, qui travaillait au Rite Ecossais Ancien et Accepté, ses acti­ vités maçonniques ne se poursuivirent pas après 1914. Son affilia­ tion à la Grande Loge de France ne l’empêchait d’ailleurs pas de collaborer dès janvier 1913 à la France Antimaçonnique dirigée par Clarin de la Rive, où il signait bientôt ses articles : « le Sphinx ». C’est ainsi qu’en ce même mois de janvier 1913, paraissaient dans le Symbolisme un article sur « l’Enseignement initiatique », repre­ nant une conférence faite à la Loge Thébah 347, et dans la France Antimaçonnique, «l’Initiation maçonnique du F .-. Bonaparte», signé Clarin de la Rive mais rédigé en grande partie par Guénon... Il était ainsi facile à certains d’accuser ce dernier de cultiver le paradoxe. Qu’on en juge plutôt : quoiqu’il fût secrètement musul­ man, il faisait un mariage très catholique; en outre, ayant connu en 1909, quoiqu’il fût gnostique et Souverain Grand-Commandeur de l’Ordre du Temple, le directeur d’un journal ultra-catholique lu dans les presbytères et les châteaux, il voyait s’ouvrir miraculeusement à sa collaboration les colonnes dudit journal, dans lequel il était bien normal qu’il signât « le Sphinx »... Assurément c’est sans ironie que Paul Chacornac a intitulé son livre : la Vie simple de René Guénon-, et pourtant! Mais pourquoi voudrait-on que la vérité revêtît toujours l’apparence trompeuse de la simplicité? Il suffisait que l’on perçût le fil d’Ariane qui, dans ce dédale où plus d’un se fût perdu, reliait Guénon-Palingenius-le Sphinx à cette certitude qui lui avait été une fois pour toutes accordée. Tout avait dès lors un sens - fût-il caché... mais pour qu’il apparût dans sa rigoureuse cohérence et sa parfaite intelligibilité, il fallait que les ténèbres de notre Occident chaotique se fussent dissipées à la clarté pérenne de l’Orient et que, de la pureté 70

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adamantine des doctrines métaphysiques, jaillisse l’éclair qui dissou­ drait le voile d’illusion derrière lequel nous apparaît parfois, fugitive, l’ombre de la Réalité. Ex Oriente Lux...

III La M étaphysique orientale

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nous y accoutumer, que fut inaugurée la série d’exposés des doctrines orientales qui occupe une position axiale dans l’œuvre de Guénon. L 'Introduction générale à l'étude des Doctrines hindoues, qui allait révéler pour la première fois au public occidental la manière dont les Orientaux eux-mêmes comprenaient leurs propres textes sacrés, avant que les orientalistes eussent docte­ ment expliqué comment en réalité il fallait les lire, fut néanmoins présentée comme thèse de doctorat en 1921, et Sylvain Lévi, grand pontife de l’orientalisme officiel, donna lui-même son approbation, du bout des lèvres il est vrai h Et de fait, la thèse fut finalement refu­ sée par le doyen Brunot. Il était certes difficile d’accepter que la dure vérité fût dévoilée aussi brutalement après tant d’erreurs, pas tou­ jours involontaires, ainsi qu’on en peut juger d’après l’avis d’un connaisseur en la matière, Ananda K. Coomaraswamy, qui écrivait1 ç a is

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1. Michel Vâlsan (Études Traditionnelles, septembre-octobre 1971) cite la conclu­ sion du rapport de Sylvain Lévi au doyen Brunot : « En tout cas, il [Guénon] témoi­ gne d’un effort personnel de pensée qui est respectable et que les philosophes appré­ cieront; il apporte une conception curieuse des systèmes philosophiques de l’Inde, qui tout en choquant les indianistes peut les inviter à d’utiles réflexions. Enfin, la Faculté donnera une preuve manifeste de son libéralisme en acceptant cette critique violente de la « science officielle » des philosophes comme des indianistes. Je crois donc devoir vous engager, Monsieur le Doyen, à accorder votre visa à la thèse de M. Guénon. »

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dans l’introduction à son Hindouisme et Bouddhisme2 : « [...] bien que les écrits anciens et récents ainsi que les pratiques rituelles de l’Hindouisme aient été étudiés par des érudits européens depuis plus d’un siècle, il serait à peine exagéré de dire que l’on pourrait parfai­ tement donner un exposé fidèle de l’Hindouisme sous la forme d’un démenti catégorique à la plupart des énoncés qui en ont été faits, tant par les savants européens que par les Hindous formés aux modernes façons de penser sceptiques et évolutionnistes. » Et cette incompréhension, Guénon nous en donne la raison fonda­ mentale : « C’est qu’il ne suffit pas de connaître une langue gramma­ ticalement, ni d’être capable de faire un mot-à-mot correct, pour pénétrer l’esprit de cette langue et s’assimiler la pensée de ceux qui la parlent et l’écrivent. On pourrait même aller plus loin et dire que plus une traduction est scrupuleusement littérale, plus elle risque d’être inexacte en réalité et de dénaturer la pensée, parce qu’il n’y a pas d’équivalence véritable entre les termes de deux langues diffé­ rentes, surtout quand ces langues sont fort éloignées l’une de l’autre, et éloignées non pas tant encore philologiquement qu’en raison de la diversité des conceptions des peuples qui les emploient; et c’est ce dernier élément qu’aucune érudition ne permettra jamais de péné­ trer. Il faut pour cela autre chose qu’une vaine « critique de textes » s’étendant à perte de vue sur des questions de détail, autre chose que des méthodes de grammairiens et de « littéraires », et même qu’une soi-disant « méthode historique » appliquée à tout indistincte­ ment 3. » La première partie de VIntroduction contient en résumé l’essentiel de l’œuvre guénonienne. Elle en est l’indispensable prolégomène, puisque les principes qui y sont énoncés serviront d’axes aux expo­ sés futurs. Toutefois, on peut dire qu’il ne s’agit encore là que d’un cadre; ce n’est que par la suite que seront explicitées des notions qui, telles quelles, devaient plonger le lecteur dans une certaine per­ plexité. C’est que les idées qui fondaient jusque-là la tranquille assurance occidentale venaient à peine d’être ébranlées par les massacres de la première guerre mondiale. Leur souvenir rendait certes conceva­ ble, d’une part que le « progrès moral » tant vanté par les Occiden­ taux fût chose bien relative, et d’autre part que la civilisation euro­ péenne, que l’on présentait en fait comme la Civilisation, pût 2. Traduit de l’anglais par René Allar et Pierre Ponsoye; coll. Idées, Gallimard. 3. Introduction générale à l’étude des Doctrines hindoues, Avant-propos.

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s’autodétruire, victime de son développement anarchique et d’une absence totale de principes intellectuels, qui commençait de se faire cruellement sentir. Mais les préjugés « classiques » étaient encore solidement ancrés dans la mentalité générale, et l’on pouvait redou­ ter que la leçon ne fût pas suffisante. En effet, on tenta de pallier cette carence de principes intellectuels par une inflation sentimentale dont des manifestations - plus illusoires encore dans ce domaine que dans tout autre! - purent être décelées jusque dans la vie politi­ que internationale. Contrepoids plus ou moins conscient au but, exclusivement matériel, que l’Occident, depuis longtemps déjà, avait assigné à son développement. Guénon dut d’abord rappeler que la civilisation occidentale n’était qu’une des civilisations du monde, qui ne se caractérisait d’ailleurs que par son absence de fondement traditionnel. Et il évoqua même à son sujet le symbolisme de sa situation géographique, relativement à l’Asie : « [...] la situation vraie de l’Occident par rapport à l’Orient n’est au fond que celle d’un rameau détaché du tronc [...] » Et c’est cette image, en effet, qu’appelle le schéma guénonien de l’évolution de l’Occident - excroissance monstrueuse s’éloignant toujours plus de l’Orient immuablement établi dans ses certitudes. La civilisation moderne était perpétuellement en quête d’un équili­ bre qui la fuyait d’autant plus irrémédiablement qu’elle le cherchait dans l’analyse indéfinie du monde physique, ayant abandonné aux seuls philosophes le soin de trouver une impossible synthèse. Cette divergence n’avait d’ailleurs pas été en croissant de façon continue depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Deux époques, particulière­ ment, marquèrent un temps d’arrêt dans cet éloignement progressif, durant lesquelles l’Occident reçut de nouveau cet apport intellectuel de l’Orient qui l’avait nourri dans le passé. (Les philosophes grecs proclamaient bien haut ce qu’ils devaient à l’Égypte, à la Phénicie, à la Chaldée, à la Perse et même à l’Inde.) Il s’agit de la période alexandrine4 et du Moyen Age, où la contribution des Arabes fut 4. Cf. Introduction générale à l’étude des Doctrines hindoues, l re partie, chap. IV : « Ce n’est que chez les néo-platoniciens qu’on verra reparaître des influences orien­ tales, et c’est même là qu’on rencontrera pour la première fois chez les Grecs certai­ nes idées métaphysiques, comme celle de l’Infini. Jusque-là, en effet, les Grecs n’avaient eu que la notion de l’indéfini, et, trait éminemment caractéristique de leur mentalité, fini et parfait étaient pour eux des termes synonymes; pour les Orientaux, tout au contraire, c’est l’Infini qui est identique à la Perfection. Telle est la diffé­ rence profonde qui existe entre une pensée philosophique, au sens européen du mot, et une pensée métaphysique [...] »

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décisive, soit qu’ils aient permis à l’Occident de retrouver ses pro­ pres racines, en lui léguant la philosophie aristotélicienne qui devait vivifier la scolastique, soit qu’ils lui aient fait don de leurs lumières spécifiques, soit encore qu’ils aient servi d’intermédiaire à l’Inde. C’est avec la Renaissance que la divergence reprit, lorsque se pro­ duisit cette rupture irrémédiable due au retour à une pseudo-Antiquité classique, dont seul subsistait en fait l’aspect prométhéen. Il convient d’ailleurs de redire que les Grecs ont presque tout emprunté à l’Orient, au moins dans le domaine intellectuel, bien que le « préjugé classique », c’est-à-dire « le parti pris d’attribuer aux Grecs et aux Romains l’origine de toute civilisation », eût longtemps conforté les Occidentaux dans la rassurante certitude de leur supé­ riorité, incapables qu’ils étaient, intellectuellement, de franchir la Méditerranée. Il n’est, pour se convaincre de la réalité de ces emprunts, que de relire Platon, par exemple, qui souligna lui-même tout ce qu’il devait à l’Orient. La seule originalité des Grecs - qui portait en elle les germes évidents de sa corruption, et à laquelle s’attachera presque exclusivement la Renaissance - résidait dans leur manière d’exposer ce qu’ils avaient reçu, et leur caractéristique propre était bien cette subtilité dialectique « dont les dialogues de Platon offrent de nombreux exemples, et où se voit le besoin d’exa­ miner indéfiniment une même question sous toutes ses faces, en la prenant par les plus petits côtés, et pour aboutir à une conclusion plus ou moins insignifiante; il faut croire que les modernes, en Occi­ dent, ne sont pas les premiers à être affligés de « myopie intellectuelle 5 ». » En somme, le « miracle grec » tant vanté se réduisait à une indivi­ dualisation des conceptions, et à « la substitution du rationnel à l’intellectuel pur, du point de vue scientifique et philosophique au point de vue métaphysique ». Ce qui fit aux yeux de leurs héritiers la supériorité des Grecs - cette faculté qu’ils avaient de tirer de cer­ taines connaissances des conséquences pratiques - ne reflétait en définitive qu’une tournure d’esprit qui leur était propre, et qui ne leur permettait que très difficilement de se maintenir dans le domaine des principes. Et mis à part le Moyen Age, où la spéculation pure reprit quelque peu ses droits, cette tendance « pratique », s’accentuant au cours du développement de la civilisation occidentale, allait devenir prédominante, exclusive, suicidaire. Tout ce qu’on put écrire sur le « fatalisme oriental », entraînant 5. Introduction générale à l’étude des Doctrines hindoues, l re partie, chap. III.

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cet irrémédiable et incroyable abandon des destinées de la Civilisa­ tion et du Monde aux mains d’un Occident dès l’origine conscient, lucide et décidé, ne soulignait en fait que la tendance très marquée des Orientaux à se désintéresser des applications dès lors qu’ils pos­ sèdent les principes. Car « quiconque s’attache essentiellement à la connaissance des principes universels ne peut prendre qu’un médio­ cre intérêt aux sciences spéciales [...]. Quand on sait, d’une certitude mathématique en quelque sorte, et même plus que mathématique, que les choses ne peuvent pas être autres que ce qu’elles sont, on est forcément dédaigneux de l’expérience, car la constatation d’un fait particulier, quel qu’il soit, ne prouve jamais rien de plus ni d’autre que l’existence pure et simple de ce fait lui-même; tout au plus, une telle constatation peut-elle servir parfois à illustrer une théorie à titre d’exemple, mais nullement à la prouver 6 [...]. » C’est dans cette attitude, dédaigneuse de l’expérience, que réside la différence entre le « savoir » oriental et la « recherche » occiden­ tale. Ainsi, ce qui a toujours été considéré comme la manifestation d’une certaine infériorité des Orientaux n’est que la conséquence normale d’une activité intellectuelle s’exerçant dans un tout autre domaine, et comme « ce sont précisément les divers sens où peut s’exercer l’activité mentale de l’homme qui impriment à chaque civi­ lisation son caractère propre, en déterminant la direction fondamen­ tale de son développement », on voit que la croyance des Occiden­ taux en la supériorité de leur civilisation, et corrélativement leur foi au « progrès », venaient exclusivement de ce qu’ils n’imaginaient pas qu’il pût y avoir d’autres civilisations, appliquant leur activité à d’autres domaines que ceux qu’ils avaient privilégiés, sans se rendre compte que leurs incontestables succès matériels s’étaient accom­ pagnés d’une non moins incontestable régression sur d’autres plans... Et ce sont ces domaines naguère négligés que l’on en vient mainte­ nant à considérer comme qualitativement supérieurs. Mais cette reconnaissance, hélas tardive, du fait qu’il est un côté essentiel de la nature humaine dont on ne peut l’amputer sans de tragiques conséquences, n’a pas guéri l’Occident de son étourderie et de son incohérence. Il n’est, pour le déplorer, que d’écouter certaines per­ sonnes, des mieux intentionnées, réclamer comme remède aux maux du siècle le fameux « supplément d’âme » - ce qui serait assurément une excellente chose, n’était que ceux qui y aspirent confusément 6. Ibid., chap. III.

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sont le plus souvent bien en peine d’en préciser un peu la nature... et qu’il n’est pas toujours sûr que la notion d’« âme » elle-même évo­ que pour eux une réalité quelconque. Car le fossé creusé entre l’Orient et l’Occident résulte bien du « choix » de ce dernier, qui décida à l’aube de son histoire d’appli­ quer ses efforts à l’univers sensible, la çvcnç, s'interdisant ainsi de trouver jamais la clef du devenir humain, puisqu'un plan de la Réa­ lité universelle ne se peut expliquer que par un plan supérieur d’où il tire son principe d’existence. La fuite perpétuelle de cet univers sen­ sible devant les investigations des savants, cet « évanouissement » de la matière lors même que l’on croit en atteindre le nec plus ultra, devrait suffisamment montrer que jamais la nature ne livrera son secret ultime à ceux pour qui il n’existe d’autre réalité que tangible et matérielle. Et l’Occident, dans une impasse, s’interroge sur ce qui lui manque et dont la perte, en définitive, a entraîné sa progressive déchéance. Religion, tradition, métaphysique? Que signifiaient ces mots pour les Occidentaux, au moment où Guénon écrivait VIntroduction géné­ rale! Autant de « mythes » aux yeux d’une civilisation qui, à défaut d’avoir trouvé à l’existence ce sens dont les scientistes du xixe siècle promettaient la quête grandiose, se réfugiait dans ce qu’elle croyait être une lucidité désenchantée. Suicidaire, parfois. Certes, il était possible qu’elle se fût trompée, que la voie suivie ne fût pas la bonne. Ou plutôt qu’il n’y eût pas de voie du tout, en définitive, puisque si elle avait existé, qui d’autre qu’elle, Phare de l’Évolution, aurait pu la découvrir? Et les regards furtifs que l’on commençait à jeter sur certaines civilisations « autres », quoique plus compréhensifs, reflétaient malgré tout, à quelque degré que ce fût, cette attitu­ de caractéristique du citadin surmené à qui le robuste équilibre qu’engendre la vie campagnarde arrache quelques aveux d’impuis­ sance, mais d’où n’est jamais totalement absente une certaine commisération... La paix de l’âme (et que pouvait bien évoquer d’autre, pour lui, la réalisation spirituelle?), à ce prix? Certes non, ce n’était pas pour lui, qui n’entendait pas sacrifier son « intelli­ gence » à une sérénité qu’il assimilait le plus souvent à une sorte d’hébétude bienheureuse, de léthargie sacrée, comme l’y invitait, entre beaucoup d’autres formules malheureuses, le fameux « pessi­ misme bouddhique » de Schopenhauer. Puisqu’il était bien entendu qu’il n’existait rien d’autre que la matière, et que c’est d’elle que nais­ sait le psychisme, il était évident que la domestication du mental, par exemple, que les Orientaux traitent comme « un singe attaché 78

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à un piquet », ne pouvait correspondre qu’à un véritable suicide, à une anesthésie volontaire de la plus noble faculté humaine. Il était exclu que cette « pacification » pût être l’indispensable préparation pour accéder à un état de conscience supérieur, dont l’activité men­ tale n’était que le reflet. On entrait, dès lors, pour l’Occidental, dans le domaine du Mythe, avec tout ce que peut impliquer de péjoratif l’acception moderne du mot. La tâche de Guénon consistait donc, en un premier temps, à resti­ tuer à chaque terme exprimant une réalité sacrée, son véritable sens. Le premier, dont on pouvait espérer, en principe, qu’il fût le moins déformé, était celui de religion. « La religion, d’après la dérivation de ce mot, c’est « ce qui relie »; mais faut-il entendre par là ce qui relie l’homme à un principe supérieur, ou simplement ce qui relie les hommes entre eux? » L’Antiquité gréco-romaine, qui nous a légué le mot, le prit semble-t-il dans ces deux sens, mais par l’incompréhension de plus en plus accentuée, à l’époque classique, des principes sur lesquels aurait dû normalement reposer la religion grecque, c’est surtout la seconde acception du terme - la religion considérée comme lien social - que l’on privilégia. « [...] on peut voir là une des premières manifestations de l’inaptitude métaphysique commune aux Occidentaux, inaptitude qui a pour conséquence fatale et constante une étrange confusion dans les modalités de la pensée. Chez les Grecs en particulier, les rites et les symboles, héri­ tage de traditions plus antiques et déjà oubliées, avaient vite perdu leur signification originelle précise; l’imagination de ce peuple émi­ nemment artiste, s’exprimant au gré de la fantaisie individuelle de ses poètes, les avait recouverts d’un voile presque impénétrable, et c’est pourquoi l’on voit des philosophes tels que Platon déclarer expressément qu’ils ne savent que penser des plus anciens écrits qu’ils possédaient relativement à la nature des dieux 7. Les symboles avaient ainsi dégénéré en simples allégories, et, du fait d’une ten­ dance invincible aux personnifications anthropomorphiques, ils étaient devenus des « mythes », c’est-à-dire des fables dont chacun pouvait croire ce que bon lui semblait, pour peu qu’il gardât prati­ quement l’attitude conventionnelle imposée par les prescriptions égalés 8. » Ainsi, ayant rompu le lien avec les principes métaphysi­ ques qui constituaient sa raison d’être, la religion grecque dégénéra en un simple formalisme, devenu incompréhensible à ceux-là mêmes L o is,

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livre X.

I n tr o d u c tio n g é n é r a le à l ’é tu d e d e s D o c t r i n e s h in d o u e s ,

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2e partie, chap. IV.

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qui en avaient la « garde » : elle faisait partie de la législation de la cité au même titre que les institutions gouvernementales, juridiques ou militaires. Et Guénon ajoute que cette conception de la religion comme lien social, bien qu’elle ne fût pas à proprement parler celle de la « religion d’État », telle qu’on l’entendit beaucoup plus tard, n’en avait pas moins avec elle des rapports évidents. Pour les Romains, il précise que ce n’est pas d’une « tendance esthétique envahissant tous les domaines de la pensée », mais bien « d’une complète incapacité pour tout ce qui est de l’ordre propre­ ment intellectuel », que venait leur incompréhension des symboles empruntés aux Étrusques et à divers autres peuples. Et il est évident que l’influence grecque, étant donné les carences propres à la menta­ lité hellénique, ne devait, par la suite, remédier que dans une bien faible mesure à cette insuffisance radicale de la mentalité romaine. Cette conception de la religio dans la tradition gréco-latine, fort déviée donc, ne fut pas celle de la tradition judéo-chrétienne, en dépit de l’identité du terme employé pour les désigner. L’idée de la religion essentiellement fondée sur le rattachement à un principe supérieur l’emporta largement sur celle qui la considérait comme un lien social - encore que cet aspect ne disparut jamais totalement, comme en font foi les résurgences modernes de la religion « horizontale »... Mais, précisant encore cette notion de religion dans son acception judéo-chrétienne, Guénon la définit comme « la réunion de trois élé­ ments d’ordres divers : un dogme, une morale, un culte; partout où l’un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n’aura plus affaire à une religion au sens propre de ce mot. » Le dogme constitue alors la partie intellectuelle, la morale, la partie sociale, et le culte, qui en est l’élément rituel, participe à la fois de la perspective intel­ lectuelle - en tant qu’on considère les rites comme une expression symbolique de la doctrine - et sociale, puisque son caractère de « pratique » s’adresse à l’ensemble de la communauté. D’ailleurs, Guénon précise que lorsque l’élément social et sentimental l’emporte . sur l’élément intellectuel, le culte et le dogme sont réduits d’autant, et la religion dégénère en un « moralisme » pur et simple. Cette définition de la religion comme essentiellement composée de trois éléments, était capitale, dans la mesure où elle fournissait un sûr critère pour l’étude des prétendues « religions » de l’Orient, dont on s’apercevait ainsi très vite qu’elles n’entraient pas, en fait, dans cette catégorie, à l’exception de l’Islam, qui joue à bien des égards un rôle d’intermédiaire entre Orient et Occident, et qui, bien que son aspect inférieur essentiellement métaphysique le rattache aux tradi80

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lions orientales, n’en présente pas moins, à l’extérieur, des caracté­ ristiques proprement religieuses. Guénon pouvait ainsi affirmer « qu’il est difficile d’appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de l’ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, ce qui confirme la provenance spécifiquement judaïque de la conception que ce mot exprime actuellement9. » En effet, si l’on examine les traditions de l’Orient, c’est-à-dire, en dehors de l’Islam, celles de l’Inde et de la Chine, on constate qu’un des trois éléments fait défaut; et, chose remarquable, il s’agit de la morale, absente aussi bien de l’Hindouisme que de la tradition chi­ noise, divisée en deux corps distincts : le Taoïsme qui représente son « noyau » intellectuel, et le Confucianisme, qui en est l’aspect stricte­ ment social10. Cette absence de l’élément moral, dont Guénon nous dit d’ailleurs que, dans les traditions à forme religieuse, sa « dépen­ dance de principe à l’égard du dogme est une affirmation surtout théorique », est très significative. L’aspect sentimental, en effet, pro­ pre aux formes religieuses et qui, bien qu’il se cristallise principale­ ment dans l’élément moral, n’en influence pas moins le dogme dans une mesure plus ou moins appréciable, fait totalement défaut aux traditions orientales, qui reposent sur des principes purement intel­ lectuels. L’Islam même, dont on a vu que, comme les deux autres traditions « abrahamiques », il intégrait la perspective morale parmi ses trois éléments constitutifs, la maintient à un rang très subalterne, et ne saurait envisager une « morale indépendante », c’est-à-dire, en somme, uniquement philosophique, puisque coupée de tout lien qui pût la rattacher, plus ou moins lointainement, à des principes supé­ rieurs. Car ce moralisme qui, dans l’Antiquité par exemple, fonda des doctrines comme l’Épicurisme et le Stoïcisme, et dont la résur­ gence à l’époque moderne est assez frappante, est exclusif de toute perspective proprement métaphysique. C’est cette perspective métaphysique qui faisait l’objet de la deuxième « définition » de Guénon, encore qu’il récusât ce terme de définition, relativement à la métaphysique, dont l’universalité n’admet rien qui puisse la limiter de quelque façon que ce soit. Mais justement, cette conception de la métaphysique, illimitée et univer­ selle, allait à rebours de l’acception commune de ce terme, que 9. Ibid., chap. IV. 10. On aura remarqué que, pas plus que Guénon, nous ne mentionnons ici le Bouddhisme, dont l’orthodoxie lui posa un problème; nous en suivrons plus loin l’évolution.

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l’usage a plus ou moins consacrée, par ce curieux phénomène de « rapetissement » dont il ne serait pas difficile de trouver d’autres exemples. C’est pourquoi, lorsque Guénon associe métaphysique et intellectualité, il prend soin de préciser que l’intellectualité pure, telle qu’il l’entend, n’a aucun rapport avec ce à quoi réfère le plus communément ce mot dans l’esprit des Occidentaux : des spécula­ tions ne mettant en jeu que la fonction mentale. Si l’intellectualité pure n’avait rien à voir avec la ratio, la méta­ physique, au sens guénonien, n’avait pas davantage de rapport avec un domaine spécial de la philosophie. « Nous devons déclarer tout d’abord que, quand nous employons le terme de « métaphysique » comme nous le faisons, peu nous importe son origine historique qui est quelque peu douteuse, et qui serait purement fortuite s’il fallait admettre l’opinion, d’ailleurs assez peu vraisemblable à nos yeux, d’après laquelle il aurait servi tout d’abord à désigner simplement ce qui venait « après la physique » dans la collection des œuvres d’Aristote [...] En effet, son sens le plus naturel, même étymologi­ quement, est celui suivant lequel il désigne ce qui est « au-delà de la physique », en entendant d’ailleurs ici par « physique », comme le faisaient toujours les Anciens, l’ensemble de toutes les sciences de la nature, envisagé d’une façon tout à fait générale, et non pas sim­ plement une de ces sciences en particulier, selon l’acception res­ treinte qui est propre aux modernes. [...] Nous dirons maintenant que la métaphysique, ainsi comprise, est essentiellement la connaissance de l’universel, ou, si l’on veut, des principes d’ordre universel, aux­ quels seul convient d’ailleurs proprement ce nom de principes 11 [...]. » C’est à ces principes métaphysiques qu’entendaient exclusivement se référer les traditions orientales, ce qui les différenciait on ne peut plus nettement des religions, dans lesquelles « l’influence de l’élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté intellectuelle de la doctrine ». Toutefois, cette déchéance par rapport à la perspective métaphysique était « en quelque sorte inévitable et même nécessaire en un sens, si la doctrine devait être adaptée à la mentalité des hom­ mes à qui elle s’adressait spécialement, et chez qui la sentimentalité prédominait sur l’intelligence [...]. » Mais cette adaptation partici­ pait par définition de la relativité et de la contingence, voire de la subjectivité, du sentiment, qui est bien la chose au monde la plus

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2e partie, chap. V.

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fragile et la moins pérenne, et dont relève aussi ce besoin de « conso­ lations » que doit satisfaire le point de vue religieux. Face à cette invasion du sentiment, à cette dangereuse tendance à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme, Guenon réaffir­ mait l’ineffabilité des principes : « La vérité, en elle-même, n’a point à être consolante [...]. » Par conséquent, une doctrine qui se revêt, pour satisfaire aux exigences du milieu humain particulier auquel elle s’adresse, d’une forme sentimentale correspondant à la « sensibi­ lité » propre à ce milieu, ne peut plus être identifiée à la vérité abso­ lue et totale. Et par un paradoxe qui n’est qu’apparent, c’est de cette adaptation que naît la diversité des dogmes religieux, et donc leur incompatibilité (encore aggravée par le fait qu’il existe un lien assez étroit entre la forme sentimentale d’une doctrine et le prosélytisme), « car, au lieu que l’intelligence est une, et que la vérité, dans toute la mesure où elle est comprise, ne peut l’être que d’une façon, la sen­ timentalité est diverse 12 ». C’est pourquoi Guénon rappellera sou­ vent que l’accord doit se faire sur les principes, ce qui, soulignons-le au passage, voue à l’échec un certain œcuménisme, puisqu’une alliance « exotérique » des religions est contradictoire dans les ter­ mes. L’union ne serait possible qu’à condition de renier ce qui fait la spécificité et la raison d’être de chaque religion. Il est vrai que ce reniement, à notre époque, n’a rien d’invraisemblable, et que, de même qu’il existe un accord « par le haut », sur les principes, on peut aussi envisager un consensus qui résoudrait les problèmes en rédui­ sant chaque religion, vidée de tout contenu intellectuel, à un mora­ lisme insignifiant, et qui rallierait tous les suffrages... Mais cet accord sur les principes, cette perspective métaphysique, cette « vérité absolue et totale », que pouvaient-ils évoquer d’autre, dans la conscience des Occidentaux modernes, que l’apparition d’un nouveau mythe - séduisant car exprimé dans une forme qui ne contredisait ni la logique ni la raison - qui n’était certes pas dé­ pourvu de cohérence interne, qui surprenait agréablement, en ce qu’il mettait de l’ordre dans certaines notions embrouillées à plaisir. Mais de quelle autorité ce « système » pouvait-il se prévaloir pour justifier d’aussi formidables affirmations que celle de détenir la Vérité, sinon du génie propre de son inventeur, dont la magie d’un style impersonnel et minutieux entraînait peu à peu le lecteur, sans qu’il en fût toujours conscient, dans un cheminement parallèle à la 12. Ibid., chap. VI.

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réalité, d’une irréfutable logique, certes, mais à condition qu’on en acceptât les prémisses; sinon, on se trouvait enfermé dans un univers clos, prodigieux dans la mesure où il n’y avait apparemment rien qu’il n’intégrât à ses harmonieuses proportions, rien qu’il ne s’appro­ priât, quitte à transmuer des notions quotidiennes dont on croyait la définition immuable. Un assez bon exemple de cette « sympathie » encore très extérieure - n’envisageant l’œuvre que comme un « système de pensée » qui n’engageait presque que le « sens esthétique » - nous sera fourni par R.-A. Fleury qui, dans le Mercure de France du 15 janvier 1935 (« René Guénon et l’Inde »), écrit : « Guénon, au contraire, nous jette en plein ciel glacé, mais enivrant, de la spéculation toute nue. Il nous invite aux joies transies d’une extraordinaire poésie polaire. Nous n’étions plus accoutumés aux altitudes où il se meut. Le métaphysi­ que voyage qu’il nous y fait faire avec lui est-il un voyage de rêve? Il se peut, mais, en vérité, il n’importe guère : c’est un voyage d’une passionnante beauté. Que demander de plus, puisque aussi bien la Métaphysique intégrale, telle que l’Inde l’élabora, est indiscutable­ ment le plus étonnant produit et le plus grand honneur de la pensée humaine? » Mais le moyen d’adhérer « effectivement » à ces doctrines quintessentielles qui ne parlaient pas au cœur et retranchaient impitoyable­ ment de la « réalité » quotidienne occidentale, de la « vie ordinaire » si sévèrement jugée? « La vérité absolue et totale »... « Qu’est-ce que la vérité? », demandait Pilate, songeur. L ’Introduction générale se contentait de poser les grands thèmes, de désigner les lignes de force qui allaient soutenir l’œuvre, de définir, dans la mesure où une définition était possible, les notions qui fondent la perspective guénonienne, en des couples dont l’assymétrie reflétait la différence de niveau auxquels se situaient respecti­ vement l’Orient et l’Occident, et que l’on avait coutume, jusque-là, d’identifier purement et simplement, créant une inextricable confu­ sion : religion et théologie appartenaient à l’Occident, tradition et métaphysique à l’Orient, la « croyance » relevait du point de vue sen­ timental occidental, et la certitude, de la perspective intellectuelle orientale. Mais ce cadre ainsi tracé, il restait à le remplir; il fallait qu’on pût admettre au moins théoriquement la possibilité d’une connais­ sance et d’une certitude intégrales, pour l’être humain, créature pécheresse tirée du limon ou atome de conscience lancé dans le tour­ billon cosmique, et dont l’incommensurable distance qui le séparait 84

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de son Créateur ou du Point Oméga interdisait d’envisager qu’il pût, hic et nunc, s’identifier à son Origine ou à sa F in Certes, Guénon évoquait déjà le processus qui fonde la possibilité de la réalisation métaphysique : « La métaphysique affirme l’identité foncière du connaître et de l’être [...] et, comme cette identité est essentiellement inhérente à la nature même de l’intuition intellectuelle, elle ne l’affirme pas seulement, elle la réalise. » Et il rappelait cette définition d’Aristote, selon qui « l’âme est tout ce qu’elle connaît13 », tout en ajoutant que pour le philosophe grec, cette affirmation de principe semblait être restée purement théorique; et, plus loin : « La définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus, à tous les degrés de la connaissance, est, en Occident, ce qui se rapproche le plus de la position des doctrines traditionnelles de l’Orient, parce qu’elle est ce qu’il y a de plus conforme aux données de la métaphy­ sique pure 14. » Il regrettait à cette occasion que la doctrine scolasti­ que ne se fût pas suffisamment dégagée des limitations propres à la mentalité hellénique, et que pas plus qu’Aristote, elle ne semblât avoir envisagé toutes les conséquences du principe de l’identification par la connaissance; car c’est là que réside la clef « théorique » de la réalisation métaphysique chez les Orientaux, pour qui « la théorie est toujours accompagnée ou suivie d’une réalisation effective, dont elle est seulement la base nécessaire [...] ». « C’est précisément en vertu de ce principe que, dès lors que le sujet connaît un objet, si partielle et si superficielle même que soit cette connaissance, quelque chose de l'objet est dans le sujet et est devenu partie de son être; quel que soit l’aspect sous lequel nous envisageons les choses, ce sont bien toujours les choses mêmes que nous atteignons, au moins sous un certain rapport, qui forme en tout cas un de leurs attributs, c’est-à-dire un des éléments constitutifs de leur essence. [...] Du reste, il ne faut pas perdre de vue que l’acte de la connaissance pré­ sente deux faces inséparables : s’il est identification du sujet à l’objet, il est aussi, et par là même, assimilation de l’objet par le sujet : en atteignant les choses dans leur essence, nous les « réalisons », dans toute la force de ce mot, comme des états ou des modalités de notre être propre; et, si l’idée, selon la mesure où elle est vraie et adéquate, participe de la nature de la chose, c’est que, inversement, la chose elle-même participe de la nature de l’idée 15. » Et Guénon était natu13. De anima. 14. Introduction générale à l’étude des Doctrines hindoues, 3e partie, chap. IX. 15. Ibid., 3e partie, chap. IX.

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Tellement amené à récuser les conceptions philosophiques modernes, toujours victimes d’un irréductible dualisme, et selon lesquelles il y a véritablement deux mondes, nettement séparés, que l’on qualifie d’« objectif » et de « subjectif ». Il soulignait même l’insuffisance de la perspective platonicienne qui envisage ces deux mondes comme superposés : le « monde intelligible » et le « monde sensible », et il concluait, avec les Musulmans, à l’Unicité de l’Existence, dont « [...] tout ce qu’elle contient n’est que la manifestation, sous des modes multiples, d’un seul et même principe, qui est l’Être universel ». La doctrine de l’Unicité de l’Existence impliquait en effet celle des états multiples de l’Être, qu’évoque ce passage de Tchoang-Tseu 16 cité par Guénon 17 : « Ne demandez pas si le Principe est dans ceci ou dans cela. Il est dans tous les êtres. C’est pour cela qu’on lui donne les épithètes de grand, de suprême, d’entier, d’universel, de total [...] Celui qui a fait que les êtres fussent des êtres, n’est pas Lui-même soumis aux mêmes lois que les êtres. Celui qui a fait que tous les êtres fussent limités, est Lui-même illimité, infini. [...] Pour ce qui est de la manifestation, le Principe produit la succession de ses phases, mais n’est pas cette succession (ni impliqué dans cette succession). Il est l’auteur des causes et des effets (la cause pre­ mière), mais n’est pas les causes et les effets (particuliers et manifes­ tés). Il est l’auteur des condensations et des dissipations (naissances et morts, changements d’état), mais n’est pas Lui-même condensa­ tion ou dissipation. Tout procède de Lui, et se modifie par et sous Son influence. Il est dans tous les êtres, par une terminaison de norme; mais II n’est pas identique aux êtres, n’étant ni différencié ni limité 18. » Cette doctrine allait être exprimée essentiellement dans deux livres : le Symbolisme de la Croix et les États multiples de l’Être, parus respectivement en 1931 et 1932 et qui, avec l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, constituent ce que l’on pourrait appeler l’axe métaphysique de l’œuvre guénonienne, autour duquel viennent s’ordonner, à titre d’illustration ou d’application, les autres ouvrages. Dans le premier chapitre du Symbolisme de la Croix, consacré précisément à l’exposé de « la Multiplicité des états de l’Être », Gué16. Chap. XXII; traduction du P. Wieger, p. 395-397. 17. L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, éd. Traditionnelles, chap. X. 18. On voit assez, par cette seule citation, combien nous sommes loin de tout « pan­ théisme » et de tout « immanentisme »...

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non faisait sortir l’être individuel, la créature, des limites étroites où l’avaient enfermé les conceptions modernes. « Bien loin d’être en luimême une unité absolue et complète, comme le voudraient la plu­ part des philosophes occidentaux, et en tout cas les modernes sans exception, l’individu ne constitue en réalité qu’une unité relative et fragmentaire. Ce n’est pas un tout fermé et se suffisant à lui-même, un « système clos » à la façon de la « monade » de Leibnitz [...]. » S’il en est ainsi, c’est que l’individu est « seulement un état particulier de manifestation d’un être, état soumis à certaines conditions spécia­ les et déterminées d’existence, et occupant une certaine place dans la série indéfinie des états de l’être total. » C’est la distinction du « Soi » et du « moi » qui seule permet de concevoir cette possibilité pour un être - qui est individuel dans un état d’existence donné - de se libérer précisément des limites de son individualité, en s’identifiant à ce Soi par qui sont manifestés, cha­ cun à son degré d’existence propre, tous les états de l’Être, qui ne sont par rapport à Lui que des modifications transitoires et contin­ gentes, ne pouvant en rien L’affecter dans sa permanence et son immutabilité; « de même que, pour employer une comparaison qui revient à chaque instant dans les textes hindous, le soleil est abso­ lument indépendant des multiples images dans lesquelles il se réfléchit19. » Et ce qui est vrai pour l’être individuel, comme celui qui se trouve actuellement dans l’état humain, essentiellement défini par l’espace et le temps, l’est également pour les états supra-indivi­ duels, et aussi pour les états non-manifestés, c’est-à-dire proprement principiels. L’étymologie même du mot exister (du latin ex-staré) indique assez la dépendance d’un être vis-à-vis d’un principe autre que luimême, dont il tire justement son existence. Il s’ensuit que le concept propre à la pensée moderne, selon lequel un être individuel aurait en lui-même son propre principe d’existence, puisqu’on ne veut rien envisager en dehors de lui, est tout aussi absurde que celui de l’« existence de Dieu »... qui Le ferait dépendre d’un principe qui ne serait pas Lui; et comment pourrait-on, dans ces conditions, parler encore de Dieu? Toutefois, cette notion d’un Principe Suprême, d’un Soi où toutes les possibilités sont comprises en simultanéité, dans l’« éternel pré­ sent », même si on l’admettait théoriquement, n’entraînait pas que 19. La Métaphysique orientale, éd. Traditionnelles (conférence donnée à la Sor­ bonne le 17 décembre 1925).

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l’être individuel actuellement soumis aux déterminations et limita­ tions propres à son « monde », pût réintégrer ce Principe, dont on voulait bien qu’il tirât son existence (et là-dessus un large consensus pouvait certes s’établir), mais sans que ce lien, dont la nature - ou plutôt la surnature... - restait à définir, impliquât la possibilité pour l’être de remonter à sa source, en quelque sorte. Il est vrai que, même chez les esprits religieux, la conception théologique « créationniste » n’aidait pas à accepter cette possibilité d’une identification de l’être à son Principe, dont le séparait « l’abîme de la transcendance ». Et de s’interroger : « Cette « réalisation métaphysique » qui croit tou­ cher à l’absolu comme le mystique expérimente les profondeurs de Dieu n’est-elle pas une tragique illusion spirituelle qui se trahit par sa totale méconnaissance de l’ordre de l’amour 20? » On pourrait d’abord s’étonner que soit accordé à la seule réalisa­ tion mystique le privilège « d’expérimenter les profondeurs de Dieu ». Car si la possibilité de franchir « l’abîme de la transcen­ dance » est envisagée dans certains cas, on voit mal ce qui permet, dans d’autres, de la taxer de « tragique illusion ». C’est que le moyen - le seul moyen - en est l’amour, nous dit-on. Et selon la logique de ce point de vue, que l’on est bien obligé d’appeler sentimental, on s’effraie, corrélativement, de ce que la perspective de Guénon « exclut tout ce qui pourrait ressembler à un élan ou à une expérience mystique. Tout doit être résolu par la seule intelligence et, si l’intui­ tion de l’« intellect supérieur » déborde la raison limitée et débouche sur l’absolu, elle s’exprime cependant en raisonnements serrés et dans une synthèse cohérente 21. » Sans nous attarder sur la portée d’un tel aveu relativement à certains critères d’« authenticité » de la réalisation mystique, qu’une trop grande cohérence rendrait sus­ pecte, nous passerons à une autre objection « néo-thomiste », de Jac­ ques Maritain cette fois, apparemment contradictoire mais en fait complémentaire de la précédente, qui donne la clef de bien des in­ compréhensions et constitue, involontairement, un bel hommage rendu à la « pensée vêdântine » : « S’il en est ainsi, on voit quelle duperie ce serait de prendre, comme nous le proposent certains des plus zélés interprètes occidentaux de l’hindouisme, la pensée vêdân­ tine pour le pur type de la métaphysique par excellence. Intellec­ tuelle et intellectualiste tant qu’on voudra, son sens le plus profond est pratique et mystique, non spéculatif, elle est commandée dans 20. Lucien Méroz, René Guénon ou la Sagesse initiatique, éd. Plon, 1962, p. 56. 21. Ibid., p. 139.

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sa structure interne non par la loi du savoir et de la conformité des énoncés conceptuels à ce qui est, mais par la loi d’une discipline ascétique et pratique, et de la recherche vécue du Moksha [la « Déli­ vrance »]. La spéculation y est dominée tout entière par un pragma­ tisme, qui, pour avoir un but sublime et sacré, n’en reste pas moins un pragmatisme, et n’en contrarie ou n’en dévie pas moins le déve­ loppement autonome de la philosophie comme telle. Loin qu’elle nous présente le type pur de la pensée métaphysique, la métaphysi­ que n’a jamais réussi à s’y dégager dans sa nature propre 22. » On a là l’exemple assez étonnant - et bien caractéristique des ten­ dances rationalistes de l’Occident moderne - d’un véritable renverse­ ment de la hiérarchie normale qui doit exister, même pour un théolo­ gien chrétien, entre « mystique », c’est-à-dire, quelle qu’en soit l’acception précise, connaissance intuitive et supra-rationnelle, et spéculation mentale. Celle-ci, qui ne peut être qu’une connaissance « par reflet » et n’a de valeur que comme préparation théorique, est, par une singulière aberration, considérée comme supérieure à la connaissance directe des principes qui, bien loin de lui être subor­ donnée, en est l’aboutissement normal. Ce refus plus ou moins in­ conscient d’abandonner les limites de l’individualité, et même les plus étroites qui se puissent concevoir, celles du mental, manifeste d’une certaine manière l’oubli de l’avertissement évangélique : « Qui veut sauver sa vie la perdra », et entraîne une méconnaissance pro­ fonde de la nature exacte de la réalisation métaphysique telle que l’entendait Guénon. On en trouve encore un exemple frappant chez Lucien Méroz, qu’il nous paraît d’autant plus nécessaire de relever qu’il s’accompagne, d’un point de vue théorique, d’une bonne ana­ lyse du processus de la connaissance exposé par Guénon - ce qui fait ressortir plus encore cette invincible limitation inhérente à l’es­ prit occidental moderne. Lucien Méroz souligne très justement que la proposition guénonienne selon laquelle un être est tout ce qu’il connaît, « constitue cer­ tainement le pilier central de tout l’édifice ». Et il se propose de mon­ trer « la divergence fondamentale » qui, selon lui, sépare Guénon de la conception thomiste de la connaissance, « bien éloignée pourtant de la philosophie moderne issue du cartésianisme ». « Selon saint Thomas, nous dit Lucien Méroz, l’acte de la connais­ sance suppose que l’on distingue en toutes choses susceptibles d’être

22. Cité par Lucien Méroz, p. 153.

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connues deux aspects différents. Sous un premier aspect, l’objet de connaissance appréhendé par l’intelligence est considéré purement et simplement tel qu’il est ou tel qu’il se présente immédiatement à l’intelligence. Ce que l’on saisit ainsi (un homme, un triangle, une roue, la couleur rouge, etc.), c’est l’essence même de la chose, c’est ce que la chose est, ce qui la distingue de toute autre. Mais en consi­ dérant ce que la chose est comme objet de pensée, l’intelligence fait abstraction de son existence actuelle. Elle l’en extrait, pour ainsi dire, pour ne voir en elle que sa pure intelligibilité. La notion de triangle, par exemple, ou celle d’homme, demeure inchangée indé­ pendamment de tout triangle ou de tout homme actuellement ou même possiblement existant. [...] « Il est bien vrai que l’esprit connaissant devient, d’une certaine façon, tout ce qu’il connaît et qu’il s’identifie intérieurement à ce qu’il connaît. Mais, en tant que connue, l’essence est dépouillée des limitations du concret et du singulier. Elle est individuée sous son aspect existentiel, mais elle est universalisée par l’acte de connais­ sance. Dans l’esprit connaissant, l’essence est universelle. Le con­ cept « homme » est saisi par une seule pensée, quelque chose d’un dans notre esprit, apte à être en plusieurs. « Les choses connues n’existent sous cet aspect universel que dans l’esprit connaissant et en elles-mêmes, ontologiquement, elles conti­ nuent leur existence concrète et singulière. C’est le propre de l’esprit humain de pouvoir devenir toute chose par la connaissance spiri­ tuelle et sous ce mode universel sans que, pour autant, les choses connues ni l’esprit connaissant n’en soient modifiés quant à leur exis­ tence propre. [...] « Cette double existence des choses, singulière quant à leur exis­ tence propre, et universelle quant à leur existence dans l’esprit qui les connaît, René Guénon ne semble pas l’avoir aperçue 23. » Il nous semble au contraire que c’est Lucien Méroz qui n’a pas tiré toutes les conséquences du caractère supra-individuel, qu’il décrit pourtant parfaitement, de la connaissance telle que Guénon la comprenait. Il reste irrémédiablement enfermé dans les bornes de l’intelligence spéculative; car c’est de la raison, du mental, à l’exclu­ sion de toute faculté supérieure qui les transcenderait, que relève la distinction thomiste de l’essence et de l’existence d’une chose, telle du moins que nous la présente Lucien Méroz. Il le reconnaît très

23. Op. cit. p. 78-81.

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bien lorsqu’il dit que ni les choses connues, ni l’esprit connaissant, ne sont modifiés quant à leur existence propre. Et en effet, la dualité du sujet et de l’objet ne peut être abolie - ce qui serait le fait de la véritable connaissance par identification - puisque cette essence de la chose, que seule peut s’assimiler l’esprit connaissant, n’est rien d’autre qu’une abstraction, une représentation purement mentale qui n’implique aucune possibilité d’appropriation de la chose, considé­ rée cette fois sous son aspect existentiel. Ainsi, il ne s’agit là que d’une connaissance par reflet, et nullement d’une connaissance directe, supra-rationnelle. Et contrairement à ce que pense Lucien Méroz, cette double existence des choses, singulière et universelle, n’est nullement étrangère à Guénon. Mais puisqu’il ne s’agit pas là d’abstraction, mais bien, nous le répétons, d’identification du connaissant et du connu, l’assimilation effective par le sujet de l’essence universelle d’une chose - et non pas seulement sa « concep­ tualisation » dans le mental - entraîne la possibilité de s’approprier la chose elle-même et éventuellement de la modifier quant à son exis­ tence singulière. Ainsi, il n’y a aucune raison d’opposer l’un à l’autre « l’univers de saint Thomas » et « l’univers de René Guénon », comme s’il s’agissait de perspectives inconciliables, alors qu’en fait, elles s’appliquent tout simplement à deux domaines différents de la connaissance. Rationnel chez saint Thomas, supra-rationnel dans la perspective métaphysique dont Guénon fut l’interprète. Encore conviendrait-il d’être prudent, dans l’exégèse du passage de saint Thomas que Lucien Méroz cite à l’appui de sa thèse : « C’est d’une double façon qu’une chose peut se trouver parfaite. D’une première façon, selon la perfection de son propre être qui lui convient selon son espèce propre. Mais parce que l’être spécifique d’une chose est distinct de l’être spécifique d’une autre, il en résulte qu’en toute chose créée, à la perfection qu’il possède ainsi manque autant de perfection absolue qu’il se trouve de perfection semblable­ ment possédée en toutes les autres espèces : en telle sorte que la per­ fection de toute chose considérée en soi est imparfaite, comme partie de la perfection totale de l’univers, qui naît de la réunion de toutes les perfections particulières rassemblées entre elles. Et alors, pour qu’il y ait un remède à cette imperfection, un autre mode de perfec­ tion se rencontre dans les choses créées selon lequel la perfection qui est la propriété d’une chose, cette perfection même se rencontre dans une autre chose. Telle est la perfection du connaissant en tant que tel, car en tant qu’il connaît, le connu existe en lui d’une certaine manière... Et selon ce mode-là de perfection, il est possible que dans 92

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une seule chose particulière, existe la perfection de l’univers tout entier 24. » On a là très précisément la base théorique de la réalisation méta­ physique, car, de même que pour saint Thomas d’Aquin la perfec­ tion de l’univers est contenue dans une chose particulière, dans tou­ tes les cosmogonies sacrées, l’homme est considéré comme un microcosme qui récapitule en lui l’univers tout entier. Ce qui, sur ce point, différencie apparemment René Guénon et saint Thomas, c’est que pour ce dernier, le connu existe dans le connaissant « d’une certaine manière » (et est-elle aussi restrictive que le laisse entendre Lucien Méroz?), alors que pour Guénon, il existe d’une manière cer­ taine... Car selon la Genèse : « Adam donna des noms à tous les animaux domestiques, aux oiseaux du ciel et aux animaux des champs 25. » De même que selon le Coran, Dieu apprit à Adam le nom de tous les êtres 26. Et comme le nom, originellement, manifeste la nature in­ time d’un être ou d’une chose, c’est à une connaissance essentielle, impliquant un pouvoir effectif sur ce qui est nommé, que réfère ce don accordé à Adam, qui le fait « lieutenant » de Dieu sur la terre 27, c’est-à-dire centre et « pôle » de son état d’existence, dont il synthétise en lui toutes les possibilités, qui sont autant de modali­ tés secondaires de sa nature propre. Et l’on voit que l’irréductible dualité du sujet et de l’objet, de même que la double existence des choses, singulière et universelle, est en fait résolue puisque, dans la mesure où il est réintégré dans ses prérogatives adamiques, l’homme possède, non pas « abstraitement » mais effectivement, l’essence des êtres et des choses qui lui sont subordonnés, et par là régit a fortiori leur existence singulière, par simple application de sa connaissance immédiate de leurs principes. Il faut d’ailleurs préciser que cette essence universelle n’est autre que le « génie de l’espèce 28 », et que 24. De ''eritate, 2, 2. Cité par Lucien Méroz, p. 81. 25. Genèse, II, 20. 26. Coran, II, 31. 27. Coran, II, 30. 28. Le « totémisme », si mal compris par les ethnologues, manifeste en réalité une alliance avec le génie de telle ou telle espèce animale, considérée de facto comme relativement indépendante de l’homme qui n’est pas encore effectivement rétabli dans ses prérogatives adamiques. Mais cette possibilité, qui concerne exclusivement la nature essentielle de l’espèce, ne doit pas être confondue avec des phénomènes de sorcellerie comme la lycanthropie, par exemple, entendue tout à fait concrète­ ment. Cette dernière témoigne bien de la possibilité qu’a l’homme d’assumer des formes autres que celles qui participent de sa nature propre. Mais c’est là une

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le génie de l’espèce humaine, qui les englobe tous, correspond à l’entité adamique, dont la permanence jusqu’à la fin du présent cycle d’humanité est la condition nécessaire de l’existence des individus particuliers 29. C’est aussi pourquoi : « L’unité de l’espèce est, en un sens, plus véritable et plus essentielle que celle de l’individu 30. » Ce qui s’oppose également au transformisme et à la loi du « parallélisme de l’ontogénie et de la phylogénie ». On comprend ainsi que la connaissance n’implique nullement que l’être ait à « sortir de luimême », ce qui n’aurait aucun sens, puisqu’il ne fait que développer les possibilités qui sont contenues en lui, mais à condition bien sûr de le considérer, non pas dans sa seule modalité corporelle, mais dans l’intégralité de son développement individuel (car nous nous en tenons pour le moment à la considération de l’état humain), qui est proprement l’état primordial, ou adamique, ainsi que nous venons de le voir. « Nous dirons donc que l’être humain, envisagé dans son intégra­ lité, comporte un certain ensemble de possibilités qui constituent sa modalité corporelle ou grossière, plus une multitude d’autres possi­ bilités qui, s’étendant en divers sens au-delà de celle-ci, constituent ses modalités subtiles; mais toutes ces possibilités réunies ne repré­ sentent pourtant qu’un seul et même degré de l’Existence universelle. Il résulte de là que l’individualité humaine est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins que ne le croient d’ordinaire les Occiden­ taux : beaucoup plus, parce qu’ils n’en connaissent guère que la modalité corporelle, qui n’est qu’une portion infime de ses possibili­ tés; mais aussi beaucoup moins, parce que cette individualité, loin d’être réellement l’être total, n’est qu’un état de cet être, parmi une indéfinité d’autres états 31 [...]. » Cette réalisation de l’état humain dans son intégralité, qui corres­ pond au degré de Rose-Croix et qui est, en termes hermétiques, l’aboutissement des « petits mystères », représente dans l’ésotérisme islamique le sens de l’« ampleur ». La réalisation de l’être total, qui

identification à rebours, puisqu’il est illégitime pour lui de revêtir la forme d'êtres inférieurs, dont il possède synthétiquement en lui les possibilités, sans avoir à les réaliser en mode corporel. 29. C’est une des acceptions du nom de V a ish w â n a ra qui, dans la tradition hin­ doue, signifie entre autres : « Ce qui est commun à tous les hommes ». (Cf. l ’H o m m e e t so n d e v e n ir selo n le V êd â n ta , chap. XII.) 30. L e s É ta ts m u ltip le s d e l'Ê tre, éd. Véga, chap. VII. 31. L ’H o m m e e t so n d e v e n ir se lo n te V êd â n ta , chap. II.

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D eux

r e p r é s e n t a t io n s

du

P a r a d is

te r r e s tr e ,

d o n t o n r e m a r q u e r a le s y m b o l i s m e c ir c u la ir e .

xve s. E n h a u t, e x tr a it Très Riches Heures du duc de Berry.

E n b a s, p a r F ra M a u ro , des

RENÉ GUÉNON

correspond proprement aux « grands mystères », se faisant dans le sens de IV exaltation ». Ces deux expressions réfèrent directement à un symbolisme tout à fait primordial, celui de la croix, avec ses deux axes. « En effet, ce double épanouissement de l’être peut être regardé comme s’effectuant, d’une part horizontalement, c’est-à-dire à un certain niveau ou degré d’existence déterminé, et d’autre part, verti­ calement, c’est-à-dire dans la superposition hiérarchique de tous les degrés. Ainsi, le sens horizontal représente l’« ampleur » ou l’exten­ sion intégrale de l’individualité prise comme base de la réalisation, extension qui consiste dans le développement indéfini d’un ensemble de possibilités soumises à certaines conditions spéciales de manifes­ tation [...]. Le sens vertical représente la hiérarchie, indéfinie aussi et à plus forte raison, des états multiples, dont chacun, envisagé de même dans son intégralité, est un de ces ensembles de possibilités, se rapportant à autant de « mondes » ou de degrés, qui sont compris dans la synthèse totale de l’« Homme Universel32 » [...]. » Ainsi, l’humanité n’occupe nullement un rang privilégié dans la hiérarchie des états de l’être total, et si elle « joue réellement un rôle « central » par rapport au degré de l’Existence auquel elle appar­ tient 33 », on ne saurait conférer à ce degré une importance particu­ lière parmi une multitude indéfinie d’autres états. C’est pourquoi l’extension d’un symbolisme anthropocentrique à un degré qui trans­ cende infiniment l’état humain, n’est légitimée que par l’imperfection inhérente à toute expression, et constitue une concession miséricor­ dieuse à la faiblesse de l’entendement humain; puisque, comme le dit Aristote, « l’homme ne pense jamais sans images », c’est-à-dire sans que la pensée se revête d’une forme qui est tributaire de la « forme » même du penseur. Le symbolisme géométrique, moins soumis à de semblables contingences, semble mieux approprié à l’expression de vérités supé­ rieures, et c’est pourquoi le symbole de la croix fut privilégié par Guénon, puisqu’il n’est aucun degré de la Réalité qu’il n’englobe. Du fait de cette universalité, on le retrouve dans toutes les traditions, et aux époques les plus reculées, puisqu’il se rattache directement à la grande Tradition primordiale. Cette Tradition toujours vivante,

32. Le Symbolisme de la Croix, éd. Véga, chap. III. 33. Ibid., chap. XXVIII.

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bien qu’occultée, dont les trois représentants, les « rois mages 34 », vinrent saluer Celui qui devait être mis en croix 35.

34. Cf. Marianne Elissagaray : la L é g e n d e d e s R o is M a g e s (éd. du Seuil, 1965) qui résume ainsi (p. 15) les premières « légendes » relatives aux Mages, et tirées essentiellement du L iv r e d e S e th (me s. environ), de V O p u s im p e rfe c tu m in M a tth eu m (ive s.), du L iv r e d ’A d a m e t d 'E v e (ve ou VIe s.), du L iv r e d e la C a v e rn e des T réso rs (vie s.), du T e sta m e n t ou A p o c a ly p s e d ’A d a m , du T ra ité a str o n o m iq u e du p s e u d o D e n y s l ’A r é o p a g ite , et de l ’É to ile d e s M a g e s, tous deux du vie s. : « Adam, chassé du paradis, se serait réfugié dans la Caverne des Trésors de la Vie du Silence; là, avant de mourir, il cacha, avec son fils Seth, les dons symboliques qu’il avait emmenés du Paradis : l’or, la myrrhe et l’encens. Cette caverne était creusée dans une montagne, le « Mont Victorial » ou « Montagne des Splendeurs », au-des­ sus de laquelle devait apparaître l’étoile annonçant la naissance du Sauveur. Préve­ nus par les révélations d’Adam et de Seth, douze mages, de génération en généra­ tion, se succédaient pour faire le guet au sommet de la montagne. Lorsqu’ils virent l’étoile, ils allèrent chercher les présents symboliques dans la caverne et partirent. » C’est saint Léon (pape de 440 à 461) qui fixa le nombre des Mages à trois. 35. Cf. le R o i du M o n d e , éd. Gallimard, chap. IV.

L ’A r b r e d e la m o r t e t d e la V ie . M i n i a t u r e d e B e r t h o l d F u r t m e y e r ; m is s e l d e l'a rc h e v ê q u e d e S a lz b o u r g , 1 4 8 1 .

IV Le Sym bole des sym boles

D

e s c a t h o l iq u e s , se m é p r e n a n t s u r l e p r o p o s d e g u e n o n ,

se sont offusqués de sa présentation du symbole de la croix. Certains avec une évidente mauvaise foi, tel l’inquiétant Frank-Duquesne, à qui ses attaques inconvenantes valurent d’être exclu des Etudes Carmélitaines; d’autres avec une parfaite honnêteté intellectuelle, mais un moindre discernement, telle Noële MauriceDenis Boulet, qui se faisait en ces termes le porte-parole de quel­ ques traditionalistes : « Certains d’entre nous sont particulièrement choqués dans leur foi par cet ouvrage. Il n’est pourtant pas antichré­ tien : c’est un livre nettement musulman et voilà tout *. » Pas plus qu’il n’est antichrétien, le Symbolisme de la Croix n’est un livre « nettement musulman ». Sa portée est au contraire tout à fait universelle, et Guénon spécifia bien dans son avant-propos qu’il entendait recourir aux modes d’expression des traditions les plus diverses, pourvu, bien sûr, qu’elles fussent régulières et orthodoxes. C’était l’occasion de réaffirmer avec force la différence capitale qui existe entre la synthèse et le syncrétisme. Ce dernier, extérieur et superficiel, se contentant de glaner ici ou là des éléments dont l’assemblage artificiel ne saurait constituer une doctrine véritable, et qu’aucun principe spirituel ne vient vivifier. Il est d’ailleurs évident que, contrairement à l’opinion de certains, le syncrétisme n’est nulle­ ment le fruit empoisonné d’une conception universaliste. Cette der1. La Pensée Catholique, n° 78-79, p. 139, note 2.

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nière, en effet, établit l’équivalence des différentes traditions, au regard de l’Unique Principe en qui elles trouvent, avec la légitima­ tion de leur diversité - adaptation providentielle à des communautés humaines différentes - l’abolition de leurs apparentes contradic­ tions, puisqu’il existe un lieu métaphysique où s’unifient les contrai­ res et se résolvent les oppositions. De ce « lieu », et à condition qu’on ne le perde jamais de vue, ne peut naître qu’une synthèse, opposée à tout syncrétisme en ce qu’elle justifie la diversité des voies spirituelles qui, tels des chemins menant au sommet d’une montagne, ne peuvent qu’être multiples, en bas, pour se rejoindre à leur terme, non moins nécessairement. Le syncré­ tisme au contraire, qui nie cette évidence, faute de connaître le but ultime de toute démarche spirituelle, prétend passer d’un chemin à l’autre, se condamnant ainsi à faire indéfiniment le tour de la monta­ gne, et à s’égarer très certainement. Bien loin d’être une « dégénéres­ cence », voire un corollaire, de la conception de l’unité essentielle des traditions, il en est la négation pure et simple. Par contre, si le caractère universel de la « science sacrée » des symboles, mode d’expression privilégié des réalités transcendantes, permet ainsi d’adopter une « langue métaphysique » unique, il est des formes tra­ ditionnelles qui mettront plus particulièrement l’accent sur tel ou tel aspect d’un symbole, et il sera ainsi non seulement légitime, mais nécessaire, de passer, dans un exposé théorique, d’une forme à l’autre, selon l’opportunité qu’elles offriront d’une meilleure intelligi­ bilité. Il reste encore à préciser que le symbolisme ne saurait être assi­ milé à un « code » plus ou moins arbitrairement fixé par l’homme, pour traduire des réalités dont le langage ordinaire serait impuissant à rendre le caractère ineffable. Il s’agit bien au contraire d’un mode d’expression imposé par la « nature des choses », qui fait, par exem­ ple, des phénomènes naturels, de véritables symboles, au même titre que ceux que l’on rencontre dans les différentes formes traditionnel­ les. C’est pourquoi les interprétations naturalistes des antiques sym­ boles maintenant incompris, constituent une inversion des rapports qui existent entre les différents ordres de réalités. « Ainsi, les symbo­ les ou les mythes n’ont jamais eu pour rôle, comme le prétend une théorie beaucoup trop répandue de nos jours, de représenter le mou­ vement des astres; mais la vérité est qu’on y trouve souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent phy­ siquement les principes métaphysiques dont elles dépendent. Ce que 100

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

nous disons des phénomènes astronomiques, on peut le dire égale­ ment, et au même titre, de tous les autres genres de phénomènes naturels 2 [...]. » Ce qui prouve l’inanité du fameux « mythe solaire » inventé par Dupuis et Volney et repris par Max Müller, et démontre également l’erreur de ceux pour qui la reconnaissance d’un sens symbolique est incompatible avec l’admission du sens littéral luimême, et qui, par un curieux abus, en sont venus à penser tout à fait couramment qu’un événement « symbolique » ne pouvait avoir par là même d’existence « concrète ». Une telle conception n’est due qu’à la méconnaissance de la nature profonde des symboles, ainsi que de la loi de correspondance « qui est le fondement même de tout symbolisme, et en vertu de laquelle chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspon­ dent pour concourir à l’harmonie universelle et totale qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même 3. » Cette loi vaut également pour les faits histori­ ques, traduisant au niveau humain des vérités supérieures qui seules fondent la réalité de ces événements; car une chose privée de toute dépendance à l’égard des principes ne serait que pur néant. Si aucun événement n’échappe à cette loi de correspondance, la valeur symbolique qui s’y attache se manifeste avec un éclat spécial dans ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire sacrée, dont les épiso­ des, loin d’être « mythiques », au sens où l’entendent les modernes, tirent au contraire leur réalité littérale de cette dépendance privilé­ giée où ils sont à l’égard de principes transcendants qu’ils expriment de façon immédiate et particulièrement significative. Il en est ainsi de la vie du Christ, dont le caractère hautement symbolique n’enlève évidemment rien à l’« historicité » des faits. Et l’erreur qui consiste à refuser cette dimension symbolique sous prétexte de libérer le Christ d’on ne sait quel « déterminisme », profanant en réalité la Majesté du Verbe - qui loin d’être soumis à l’anarchie des exigences sentimentales humaines, manifeste au contraire à un degré surémi­ nent l’ordre de la « Création » -, n’est pas moins condamnable que celle qui consiste à dénier toute réalité aux circonstances historiques de sa vie, en prétendant ne s’attacher qu’à un sens symbolique dont 2. Le Symbolisme de la Croix, Avant-propos. 3. Ibid., Avant-propos.

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on prouve en réalité la méconnaissance, par là même qu’on néglige la loi de correspondance entre tous les degrés de l’Universelle Réa­ lité. Cette multiplicité des significations incluse dans tout symbole, qui traduit un même principe à des degrés divers, hiérarchiquement superposés, fonde également la pluralité des sens selon lesquels, tra­ ditionnellement, doivent se lire les textes sacrés. « [...] Une chose quelconque, en effet, peut être considérée comme représentant non seulement les principes métaphysiques, mais aussi les réalités de tous les ordres qui sont supérieurs au sien, bien qu’encore contin­ gents, car ces réalités, dont elle dépend aussi plus ou moins directe­ ment, jouent par rapport à elle le rôle de « causes secondes »; et l’effet peut toujours être pris comme un symbole de la cause, à quel­ que degré que ce soit, parce que tout ce qu’il est n’est que l’expres­ sion de quelque chose qui est inhérent à la nature de cette cause 4. » Mais c’est avant tout au sens métaphysique du symbole de la croix que s’attacha Guénon, car c’était lui qui pouvait le mieux exprimer son caractère universel et sa parfaite équivalence dans l’aspect intérieur de toutes les traditions, en même temps qu’il aidait à pénétrer le sens profond des paroles de Celui qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » ❖ *



Nous avons vu que la distinction du « Soi » et du « moi » fonde la théorie des états multiples de l’être5. Cette distinction est égale­ ment celle de la « Personnalité » et de l’« individualité », connue de la philosophie scolastique qui toutefois, là encore, ne semble pas en avoir tiré toutes les conséquences. Le Soi, qui équivaut à l’Etre pur et ne dépend de ce fait d’aucun principe qui lui soit extérieur, manifeste les possibilités qu’il contient synthétiquement, en les faisant passer de la puissance à l’acte à tra­ vers une indéfinité de degrés, sans que cette « manifestation » impli­ que quelque modification que ce soit dans l’Être, dont l’immutabilité est exclusive de tout « développement » et de toute « succession ». 4. Ibid., Avant-propos. 5. Il va sans dire que cette notion du Soi est sans rapport aucun avec les concep­ tions pseudo-orientales, voire même psychanalytiques, qui en ont fait usage. Comme le souligne Guénon : « L’abus qui peut avoir été fait d’un mot n’est pas, à notre avis, une raison suffisante pour qu’on doive renoncer à s’en servir. » 102

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

Ceux-ci ne peuvent être envisagés que du côté de la manifestation, qui ne tire elle-même sa réalité relative que de la coexistence, en par­ faite simultanéité, des possibilités que l’Être comporte en Soi-même, dans l’« éternel présent ». Et ces possibilités que développe le Soi, en une multitude indéfinie, constituent autant d’états différents pour l’être intégral6. L’individualité humaine, par exemple, même consi­ dérée dans sa totalité, et par conséquent dans ses modalités extra­ corporelles, ne représente, on l’a vu, qu’un de ces états, soumis à des conditions d’existence spéciales. On comprend ainsi que le Soi détermine l’axe vertical de la croix, dont l’état humain constitue la branche horizontale 7. Il faut d’ailleurs préciser que le Soi, dans cette acception particulière qui l’assimile à la Personnalité de tout être manifesté, est ce que le Vêdânta désigne sous le nom d'Ishwara, et qui est le terme sanskrit par lequel. « Dieu » peut être traduit le moins inexactement possible. Mais la « Personnalité Divine » constitue une première détermina­ tion et implique un mode de connaissance distinctif et déjà relatif. La perspective métaphysique intégrale ne saurait se borner à l’Être, qui, comme principe de la manifestation, ne comprend les possibili­ tés de manifestation qu’en tant précisément qu’elles se manifestent. En dehors de l’Être, on doit donc envisager toutes les possibilités de non-manifestation, ainsi que les possibilités de manifestation elles-mêmes à l’état non-manifesté. Tout ce qui se trouve ainsi au-delà de l’Être ne peut être désigné que négativement par le terme de Non-Être, qui n’est en aucune façon assimilable au « néant » de certains philosophes occidentaux. Cette terminologie négative est simplement nécessitée par le fait que les idées les plus universelles, dans la mesure où elles sont exprimables, ne peuvent admettre la limitation que toute affirmation - même la plus principielle - en­ traîne forcément. Dans le langage, en effet, une affirmation est 6. La distinction qui, à ce degré, n’en est pas une à proprement parler - puisque nous sommes au-delà de la « séparativité » - entre l’Etre pur ou la « Personnalité Divine », et les êtres considérés dans leur intégralité, est ainsi exprimée par Guénon : « [...] dans l’Être, tous les êtres (nous entendons par là leurs personnalités) sont « un » sans être confondus, et distincts sans être séparés. » (L ’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. XXII.) Maître Eckhart disait de même : « fondus mais non confondus ». 7. Ce symbolisme de l’axe horizontal est d’ailleurs applicable à la multitude in­ définie des autres états d’existence hiérarchiquement superposés sur l’axe vertical, et envisagés comme autant de plans de réflexion du Soi, qui traverse et unifie tous les « mondes ».

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affirmation particulière, exclusive, donc, d’autres affirmations, alors que l’affirmation totale doit toutes les comprendre. Et c’est aussi pourquoi on ne saurait en toute rigueur parler d’unité à propos du Non-Être, qui est proprement le Zéro métaphysique, logiquement antérieur à l’Unité, à l’Être, qui n’est que le Non-Être affirmé, de même que la parole n’est que le silence exprimé. Seule la négation de toute limite correspond à l’affirmation absolue : « et cette idée de l’Infini, qui est ainsi la plus affirmative de toutes, puisqu’elle comprend ou enveloppe toutes les affirmations particulières, quelles qu’elles puissent être, ne s’exprime par un terme de forme négative qu’en raison même de son indétermination absolue 8. » La doctrine hindoue parle à cet égard de « non-dualité » (adwaita). Donc, l’Être, la première affirmation, ne saurait être identifié au Principe Suprême. Mais bien qu’il soit supérieur à l’Être, puisqu’il le contient en prin­ cipe, on peut énoncer la même restriction à l’égard du Non-Être, car, « dès lors qu’on oppose le Non-Être à l’Être, ou même qu’on les dis­ tingue simplement, c’est que ni l’un ni l’autre n’est infini, puisque, à ce point de vue, ils se limitent l’un l’autre en quelque façon; l’infinité n’appartient qu’à l’ensemble de l’Être et du Non-Être, puis­ que cet ensemble est identique à la Possibilité universelle 9. » L’Être et le Non-Être sont donc comme les deux « faces » de la Possibilité universelle. On comprend ainsi combien les restrictions émises par Guénon, relativement aux doctrines occidentales de l’Antiquité et du Moyen Age, qui n’envisageaient rien au-delà de l’Être, considéré comme le Principe Suprême, loin d’être l’expression d’on ne sait quel parti pris, étaient nécessitées au contraire par une perspective méta­ physique intégrale. Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait eu au Moyen Age des doctrines d’une portée plus universelle que la scolastique, mais, loin d’avoir un statut « officiel », elles étaient l’apanage de milieux initiatiques restreints. On en trouve un écho particulièrement significatif dans ce passage de Maître Eckhart, qui exprime très clai­ rement la limitation de l’Être : « Et nous disons maintenant : Dieu, en tant qu’il n’est que Dieu, n’est pas la fin suprême de la création et ne possède même pas autant de plénitude d’être que la moindre créature en possède en Dieu. Et s’il se pouvait qu’une mouche eût une raison et qu’avec cette raison elle pût rechercher l’Abîme éternel de l’Essence divine d’où elle est sortie, nous dirions : Dieu, avec tout 8. Les États multiples de l’Être, chap. 1er. 9. Ibid., chap. III. 104

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

ce qu’il est en tant que Dieu, ne pourrait même pas satisfaire à cette mouche ni accomplir son désir. C’est pourquoi nous prions Dieu d’être libérés de Dieu et de concevoir la Vérité et d’en jouir éternelle­ ment là où les anges les plus élevés et la mouche et l’âme sont sem­ blables, là où je me tenais moi-même et où je voulais ce que j ’étais et où j ’étais ce que je voulais 10. » On conçoit donc vers quels sommets, s’il est permis de s’exprimer ainsi, tend l’axe vertical de la croix, dont on ne saurait limiter arbi­ trairement l’extension au degré ontologique; et ceci permettra de mieux réaliser encore que les facultés individuelles qui se dévelop­ pent sur l’axe horizontal symbolisant l’état humain, ne peuvent s’identifier au « Rayon Céleste » (la Buddhi des doctrines hindoues) qui relie tous les états d’existence au Soi - qu’on le conçoive comme « Personnalité Divine » ou que l’on étende son sens à la « Possibilité Universelle » - qu’en un seul point, qui est l’intersection des deux axes de la croix. Ce point central de l’état individuel humain, ter­ me du développement des possibilités de l’être dans le sens de l’« ampleur », n’est autre que l’état primordial, ou édénique, dont on a vu plus haut que son obtention réintégrait l’être humain dans ses prérogatives adamiques, qui en font le pôle de son « monde », dont il synthétise ainsi toutes les possibilités, et dont il s’assure la maî­ trise. Ce point de vue « synthétique » qui est désormais le sien, le libère des conditions limitatives qui déterminent précisément l’état d’existence humain. C’est là, on le sait, le degré des Rose-Croix, dont la position centrale explique le privilège qu’on leur reconnut, d’être affranchis du temps et de l’espace, les deux conditions d’exis­ tence qui définissent essentiellement notre monde. Une autre caractéristique de cet état central est la résolution des oppositions et l’union des complémentaires, en un équilibre parfait qui est, entre autres, celui de l’Androgyne primordial, puisque, selon la Genèse, l’homme a été « créé mâle et femelle ». Il est égale­ ment remarquable que l’on attribue à cet Androgyne une forme sphérique 11 qui, pour les Pythagoriciens, était la forme parfaite. Quant au symbolisme chinois du Yin-yang, il est trop connu pour qu’il y ait lieu de s’y attarder. C’est d’ailleurs ce complémentarisme du masculin et du féminin qui va nous permettre de dépasser le symbolisme propre à un état 10. Sermon : « Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même », Maître Eck-

hart, Traités et Sermons, éd. Montaigne, 1942, p. 256. 11. Cf. Platon, le Banquet. 105

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particulier, en transposant en mode universel l’union des complé­ mentaires réalisée au centre de l’état humain. Ce à quoi nous invite l’étude de la somme des valeurs numériques des lettres formant en arabe les noms Adam wa Hawâ, « Adam-Ève », qui est 66, le nom­ bre d’Allah. Ceci signifie que l’« Identité Suprême » - réalisée par la totalisation des états multiples et impliquant le retour de l’être dans le Principe dont il n’était qu’illusoirement sorti - est symboli­ sée « déjà », pourrions-nous dire, par l’intégration de l’état humain, ou de n’importe quel autre état. Ce qui réside au centre de l’individualité intégrale, c’est en effet (et nous retrouvons ici les doctrines hindoues) « le « Soi » principiel et inconditionné. C’est donc vraiment l’« Esprit universel » (Atmâ), qui est, en réalité, Brahma même, le « Suprême Ordonnateur » [...]. Or Brahma, considéré de cette manière dans l’homme (et on pourrait le considérer semblablement par rapport à tout état de l’être), est appelé Purusha, parce qu’il repose ou habite dans l’individualité [...] comme dans une ville (puri-shaya), car para, au sens propre et litté­ ral, signifie « ville » 12. » Considéré maintenant par rapport à la manifestation dans son ensemble, et non plus par rapport à un état d’existence particulier, Purusha, pour que cette manifestation se produise, « doit entrer en corrélation avec un autre principe, bien qu’une telle corrélation soit inexistante quant à son aspect le plus élevé (uttama), et qu’il n’y ait véritablement point d’autre principe, sinon dans un sens relatif, que le Principe Suprême; mais, dès qu’il s’agit de la manifestation, même principiellement, nous sommes déjà dans le domaine de la relativité. Le corrélatif de Purusha est alors Prakriti, la substance primordiale indifférenciée; c’est le principe passif, qui est représenté comme féminin, tandis que Purusha, appelé aussi Pumas, est le principe actif, représenté comme masculin; et, demeurant d’ailleurs eux-mê­ mes non-manifestés, ce sont là les deux pôles de toute manifesta­ tion 13 » 12. « Cette explication du mot P u ru sh a ne doit sans doute pas être regardée comme une dérivation étymologique; elle relève du N iru k ta , c’est-à-dire d’une interpréta­ tion qui se base principalement sur la valeur symbolique des éléments dont les mots sont composés, et ce mode d’explication, généralement incompris des orientalistes, est assez comparable à celui qui se rencontre dans la Q a b b a la h hébraïque; il n’était même pas entièrement inconnu des Grecs, et l’on peut en trouver des exemples dans le C r a ty le de Platon. - Quant à la signification de P u ru sh a , on pourrait faire remar­ quer aussi que p u ru exprime une idée de « plénitude ». » (L ’H o m m e e t so n d e v e n ir se lo n le V êdânta, chap. III.) 13. L ’H o m m e e t so n d e v e n ir se lo n le V êd â n ta , chap. IV. 106

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

Le « mariage chimique », reconstituant l’Androgyne primordial.

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Il faut encore préciser que cette polarisation de l’Être (sans qu’il en soit aucunement affecté dans son unité intime) que constitue le couple Purusha-Prakriti, par rapport à la manifestation, n’implique nul dualisme, comme celui, par exemple, de l’esprit et de la matière, qui est un des fruits du cartésianisme. Pas plus que Purusha ne peut être assimilé à l’« esprit » des conceptions philosophiques occidenta­ les, Prakriti ne saurait l’être à la « matière », dont la notion est à ce point étrangère aux Hindous (comme elle l’était probablement aux Grecs, vXr], chez Aristote, étant la « substance » dans toute son universalité) qu’il n’existe pas de mot sanskrit qui la puisse traduire. C’est que la matière, en effet, n’est qu’« une spécification [de la sub­ stance universelle] par rapport à un état d’existence déterminé, en dehors duquel elle cesse entièrement d’être valable [...] ». Il est de plus évident que cette distinction universelle des deux principes, actif et passif, est susceptible d’une indéfinité de particula­ risations suivant les états d’existence dans lesquels elle est envisagée; « si bien qu’un même terme pourra jouer un rôle actif ou passif, sui­ vant ce par rapport à quoi il jouera ce rôle [...] ». Le terme actif sym­ bolisera alors Purusha, et le terme passif Prakriti. Mais si Purusha manifeste au centre de chaque état, selon l’axe vertical de la croix, cette activité « non-agissante » que la tradition extrême-orientale appelle l’« Activité du Ciel », et qui « informe » le plan horizontal substantiel, ce dernier, en toute rigueur, ne saurait être identifié à Prakriti elle-même, qui est non-manifestée. Ce plan horizontal, à quelque degré qu’on l’envisage dans la « multitude indéfinie des états de la manifestation », est nécessairement déjà déterminé par « un cer­ tain ensemble de conditions spéciales d’existence (celles qui définis­ sent un monde), et qui joue le rôle de Prakriti, en un sens relatif, à un certain niveau dans l’ensemble de la manifestation universelle 14. » Nous ouvrirons ici une parenthèse pour indiquer que la Vierge « personnifie » ainsi la substance universelle, envisagée par rapport à l’état humain. L’importance de la « médiation mariale » dans le Christianisme s’explique par le fait qu’en cette « fin des temps », la conscience des êtres est de plus en plus périphérique, de plus en plus éloignée du centre de l’individualité intégrale qui est le lieu de l’« Activité du Ciel », et où l’action du Verbe s’exerce de manière directe; il faut donc une influence qui, « horizontalement » en quel­ que sorte, puisse relier au moins virtuellement à ce centre l’être ainsi 14. Le Symbolisme de la Croix, chap. VI. 108

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

exilé aux confins de son état d’existence. Ce rôle est assumé par la Vierge, du fait de son aspect substantiel. D’autre part, le dogme de l’« Immaculée Conception » ne peut se comprendre parfaitement que si, comme tous les « mystères de la foi », on l’envisage dans une pers­ pective pleinement métaphysique, ce que nous permettent de faire les doctrines hindoues : l’immaculée Conception ne saurait être alors assimilée qu’à Prakriti qui, non-manifestée, échappe ainsi à ce qui, traduit en langage théologique, devient la tache du péché origi­ nel, puisque le lien est immédiat entre le péché originel et la chute, c’est-à-dire la manifestation et l’« éloignement », par rapport au Prin­ cipe, de possibilités qui, dans leur essence, y demeurent néanmoins contenues synthétiquement en parfaite simultanéité. Seule peut donc échapper au péché originel une possibilité envisagée dans son état de non-manifestation, comme l’est la Vierge-Prakriti considérée in principio. Ainsi est résolue l’apparente contradiction qui fait de la Vierge, toujours selon le langage théologique, « notre sœur en Adam », une « créature », c’est-à-dire une spécification et une person­ nification de la substance primordiale à un degré particulier de l’Existence universelle, et ên même temps, sous son aspect essentiel, « notre mère en l’Esprit-Saint15 ». Nous ajouterons que le symbolisme le plus élevé et le plus univer­ sel que puisse exprimer le plan horizontal - le plan de réflexion de l’« Activité du Ciel » - est celui de la « surface des Eaux ». Ces Eaux qui réfléchissent la Lumière Divine et qui, dans toutes les traditions, symbolisent la « passivité universelle », ainsi que nous le rappelle la Genèse (1,2) : « Et l’Esprit Divin était porté sur la face des Eaux. » C’est encore la Genèse qui nous indique un dédoublement de ce symbolisme : « Dieu dit : « Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. » Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue d’avec les eaux qui sont au-dessus 16. » Ici, « l’ensemble des possibilités formelles est désigné comme les « Eaux inférieures » et celui des possibilités infor­ 15. De surcroît, « suivant la doctrine hindoue, Buddhi, qui est l’Intellect pur et qui, comme telle, correspond au Spiritus et à la manifestation informelle, est elle-même la première des productions de Prakriti, en même temps qu’elle est aussi, d’autre part, le premier degré de la manifestation d’Atma ou du Principe transcendant. » (La Grande Triade, chap. XI.) Car l’Esprit lui-même, considéré du côté de la mani­ festation, devient nécessairement partie intégrante de cette dernière, et apparaît alors comme une production tirée de la materia prima. C’est aussi pourquoi la Vierge engendre le Christ... 16. Genèse, I, 6-7. 109

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melles comme les « Eaux supérieures » [...]; et il est à remarquer que le mot Maïm, qui désigne l’eau en hébreu, a la forme du duel, ce qui peut, entre autres significations, être rapporté au « double chaos » des possibilités formelles et informelles à l’état potentiel. Les Eaux primordiales, avant la séparation, sont la totalité des possibili­ tés de manifestation, en tant qu’elle constitue l’aspect potentiel de l’Être Universel, ce qui est proprement Prakriti. Il y a encore un autre sens supérieur du même symbolisme, qui s’obtient en le trans­ posant au-delà de l’Être même : les Eaux représentent alors la Possi­ bilité Universelle, envisagée d’une façon absolument totale, c’està-dire en tant qu’elle embrasse à la fois, dans son Infinité, le domaine de la manifestation et celui de la non-manifestation 17. » En envisageant ainsi des sens symboliques de plus en plus élevés, on aboutit donc au Principe Suprême, par la « résorption » du plan horizontal dans l’axe vertical, assimilé alors à l’« Axe du Monde » ou à l’« Arbre du Milieu », présent dans toutes les traditions, et dont le plan horizontal formait les branches. Cet « Arbre du Milieu » n’est autre que l’« Arbre de Vie » du symbolisme biblique, planté au mi­ lieu du « Paradis terrestre », c’est-à-dire au centre de l’état humain. Mais il est, dans le Paradis terrestre, un autre arbre, l’« Arbre de la Science du bien et du mal », que son symbolisme unit étroitement à l’« Arbre de Vie ». « La nature de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » peut, comme son nom même l’indique, être caractérisée par la dualité, puisque nous trouvons dans cette désignation deux termes qui sont, non pas même complémentaires, mais véritablement opposés, et dont on peut dire en somme que toute la raison d’être réside dans cette opposition, car, quand celle-ci est dépassée, il ne saurait plus être question de bien et de mal; il ne peut en être de même pour l’« Arbre de Vie » dont la fonction d’« Axe du Monde » implique au contraire essentiellement l’unité18. » Ces deux symbolismes de l’« Arbre de Vie » et de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » peuvent d’ailleurs s’unir dans celui de l’« Arbre séphirothique » de la Kabbale, qui est proprement l’« Arbre de Vie », mais qui possède une « colonne de droite » et une « colonne de gauche », dont la dua­ lité s’unifie dans la « colonne du milieu ». Un symbolisme analogue est celui de l’« Arbre des vifs et des morts » du Moyen Age, qui s’apparente par ses deux côtés - porteurs des fruits des œuvres 17. L ’Homme et son devenir selon le Vêdânta, chap. V. 18. Le Symbolisme de la Croix, chap. IX. 110

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

Le symbolisme ternaire de l’arbre dans le Paradis terrestre, en relation avec les trois croix du Golgotha. Bois gravés du x \ e s.

Les arbres du Paradis égyptien.

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bonnes et mauvaises - à l’« Arbre de la Science du bien et du mal », mais qui, par son tronc, le Christ lui-même, est en même temps l’« Arbre de Vie ». « La nature duelle de IV Arbre de la Science » n’apparaît d’ailleurs à Adam qu’au moment même de la « chute », puisque c’est alors qu’il devient « connaissant le bien et le m a l19 ». C’est alors aussi qu’il est éloigné du centre qui est le lieu de l’unité première, à laquelle corres­ pond l’« Arbre de Vie »; et c’est précisément « pour garder le chemin de l’« Arbre de Vie » que les Kerubim (les « tétramorphes » synthéti­ sant en eux le quaternaire des puissances élémentaires), armés de l’épée flamboyante, sont placés à l’entrée de VEden20. Ce centre est devenu inaccessible pour l’homme déchu, ayant perdu le « sens de l’éternité », qui est aussi le « sens de l’unité 21 »; revenir au centre, par la restauration de l’« état primordial », et atteindre l’« Arbre de Vie », c’est recouvrer ce « sens de l’éternité » 22. » On sait, d’autre part, que la croix du Christ est également désignée comme le lignum vitae, l’« Arbre de Vie »; mais qui plus est, selon une « légende de la Croix » médiévale, « elle aurait été faite du bois de l’« Arbre de la Science », de sorte que celui-ci, après avoir été l’instrument de la « chute », serait devenu ainsi celui de la « rédemp­ tion ». On voit s’exprimer ici la connexion de ces deux idées de « chute » et de « rédemption », qui sont en quelque sorte inverses l’une de l’autre, et il y a là comme une allusion au rétablissement de l’ordre primordial23; dans ce nouveau rôle, IV Arbre de la Science » s’assimile en quelque sorte à IV Arbre de Vie », la dualité étant effectivement réintégrée dans l’unité 24. » 19. « Genèse, III, 22. Lorsque « leurs yeux furent ouverts », Adam et Ève se couvri­ rent de feuilles de figuier (ib id ., III, 7); ceci est à rapprocher du fait que, dans la tradition hindoue, IV Arbre du Monde » est représenté par le figuier, et aussi du rôle que joue ce même arbre dans l’Évangile. » 20. Ib id ., III, 24. 21. Cf. le R o i du M o n d e , chap. V. 22. L e S y m b o lis m e d e la C r o ix , chap. IX. 23. « Ce symbolisme est à rapprocher de ce que saint Paul dit des deux Adam ( /" É p itre a u x C o rin th ie n s, XV) [...] La figuration du crâne d’Adam au pied de la Croix, en relation avec la légende d’après laquelle il aurait été enterré au G o lg o th a même (dont le nom signifie « crâne »), n’est qu’une autre expression symbolique du même rapport. » 24. « Il est à remarquer que la croix, sous sa forme ordinaire, se rencontre dans les hiéroglyphes égyptiens avec le sens de « Salut » (par exemple dans le nom de Ptolémée S o te r). Ce signe est nettement distinct de la « croix ansée » (a n kh ) qui, de son côté, exprime l’idée de « vie », et qui fut d’ailleurs employée fréquemment comme symbole par les Chrétiens des premiers siècles. On peut se demander si le 112

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

« Chute » et « rédemption » introduisent bien évidemment un sym­ bolisme connexe du symbolisme de l’arbre : celui du serpent, dont le caducée d’Hermès évoque la double signification, maléfique et bénéfique - cette dernière étant plus particulièrement symbolisée par le « serpent d’airain » de Moïse, signe de « rédemption 25 ». Car bien que l’on soit plus accoutumé à voir dans le serpent un symbole maléfique, en l’associant alors à l’« Arbre de la Science », le fait de privilégier cette signification ne doit jamais faire perdre de vue qu’il est aussi un symbole du Christ, ainsi qu’on peut le constater dans la figuration de l’« amphisbène », le serpent à deux têtes, qui repré­ sentent respectivement le Christ et Satan. Ces deux aspects opposés nous ramènent aux rôles joués par l’« Arbre de Vie » et l’« Arbre de la Science ». S’ils sont parfois réunis comme dans IV Arbre séphirothique », dont le ternaire, on l’a vu, synthétise leurs différents aspects, on trouve aussi un « ensemble de trois arbres unis par leurs racines, celui du milieu étant IV Arbre de Vie », et les deux autres correspondant à la dualité de IV Arbre de la Science » 26 ». Ainsi se présente la croix du Golgotha, entre celles du bon et du mauvais larron, qui correspondent entre autres, par rapport au Christ, à la « Miséricorde » et à la « Rigueur », « les attri­ buts caractéristiques des deux colonnes latérales de l’« Arbre séphi­ rothique ». La croix du Christ occupe toujours la place centrale qui appartient proprement à IV Arbre de Vie »; et, lorsqu’elle est placée entre le soleil et la lune comme on le voit dans la plupart des ancien­ nes figurations, il en est encore de même : elle est alors véritablement IV Axe du Monde » 27. » Enfin, comme nous y invite expressément le symbolisme de ses deux axes, tel que nous l’avons examiné plus haut, la croix doit être aussi envisagée comme le signe de l’union des deux natures, humaine

premier de ces deux hiéroglyphes n’aurait pas un certain rapport avec la figuration de P« Arbre de Vie », ce qui relierait l’une à l’autre ces deux formes différentes de la croix, puisque leur signification serait ainsi en partie identique; et, en tout cas, il y a entre les idées de « vie » et de « salut » une connexion évidente. » (L e S y m b o ­ lism e d e la C ro ix , chap. IX.) 25. Nombres, XXI. 26. L e S y m b o lis m e d e la C ro ix , chap. IX. 27. « Cette identification de la croix à l’« Axe du Monde » se trouve énoncée expres­ sément dans la devise des Chartreux : « S ta t C ru x d u m v o lv itu r o rb is ». - Cf. le symbole du « Globe du Monde » où la croix, surmontant le pôle, tient également la place de l’axe (voir l ’E s o té ris m e d e D a n te , ch. VIII). » (L e S y m b o lis m e d e la C r o ix , chap. IX.) 113

Le serpent crucifié (église Saint-Pierre de Loudun, xvme s.) et le serpent d’airain (Cahier de l’Estoile Internelle, x \ e s.).

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

et divine, dans le Christ2S. C’est ce qu’indiquent les Actes de Pierre, un apocryphe du Nouveau Testament très répandu dans les milieux ecclésiastiques et monastiques des premiers siècles chrétiens, en met­ tant dans la bouche de l’Apôtre ces propos cités par Michel Vâlsan : « Car il convient de s’attacher à la croix du Christ qui est la Parole étendue (tetamenos Logos), une et seule, de qui l’Esprit a dit : « Qu’est donc le Christ, sinon la Parole (Logos) [et] l’Écho (Ekhô) de Dieu? » De la sorte, la Parole, ce sera la partie dressée de la croix, à laquelle je suis crucifié; l’Écho sera la partie transversale, la nature de l’homme; et le clou qui attache par le milieu la partie transversale à la partie dressée, ce sera le retournement (epistrophê) et la trans­ formation spirituelle (metanoia) de l’homme 2829. » Mais la Voie désignée par le Christ, qui au centre de l’état humain s’identifie à l’« Axe du Monde », est semblablement manifestée dans toute théophanie anthropomorphique. Ainsi retrouve-t-on le même symbolisme cruciforme dans le « Voyage Nocturne » du Prophète Mohammed, chevauchant la jument ailée Bôraq de La Mecque à Jérusalem - identifiée symboliquement au centre du monde - où commence l’ascension céleste qui le mènera au-delà de la Dualité. La première partie de ce voyage initiatique est appelée Ylsrâ (Trans­ fert nocturne) et correspond à l’axe horizontal de la croix, la deuxième partie, dans le sens de l’« exaltation », étant désignée par le terme M i’râj (moyen d’ascension, échelle 30). La représentation symbolique du centre du monde par Jérusalem permet un rapprochement avec un autre voyage initiatique, celui de Dante, qui prend aussi Jérusalem comme origine de son ascension à travers les cieux, sous la guidance successive de Virgile, Béatrice et saint Bernard, de même que le Prophète Mohammed était guidé par l’ange Gabriel. Or, dans la Divine Comédie, l’enfer que va explorer Dante, avant de parcourir les cieux, se situe sous Jérusalem. Ceci nous amène à 28. Cf. Michel Vâlsan : « Références islamiques du Symbolisme de la Croix », Étu­

des Traditionnelles, mars-avril, mai-juin et novembre-décembre 1971. 29. Michel Vâlsan ajoute plus loin, en note, que « la symbolique des deux natures n’est pas absente non plus de la croix sacrificielle, mais elle en présente surtout l’aspect séparatif : c’est ce que disent d’ailleurs les paroles mêmes du Crucifié : « Eli, Eli, lamma sabactani » = « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu aban­ donné? », qui constituent le cri de la « nature humaine » qui se sent abandonnée par la « nature divine », et qui ne devait être exaltée qu’après la descente de la croix. » 30. Cf. Michel Vâlsan, article cité. 115

RENÉ GUÉNON

considérer dans notre symbolisme cruciforme, la partie verticale de la croix située sous le point d’intersection avec l’axe horizontal - que nous avions jusque-là négligée - et qui représente les états inférieurs de l’être, c’est-à-dire les « Enfers », correspondant aux états précé­ dant logiquement l’état humain 31, et « qui en ont déterminé les conditions particulières ». Cette définition de trois « mondes » (les Enfers, la Terre et les Cieux, qui forment les trois parties de la Divine Comédie), à laquelle nous conduit cette nouvelle acception du symbolisme de la croix, entraîne corrélativement l’examen de la théorie hindoue des trois gunas, « qui sont les qualités ou plutôt les tendances fondamentales dont procède tout être manifesté; selon que l’une ou l’autre de ces tendances prédomine en eux, les êtres se répar­ tissent hiérarchiquement dans l’ensemble des trois mondes, c’està-dire de tous les degrés de l’existence universelle 32. » Ces gunas ne sont donc pas des états, ni des conditions spéciales déterminant un état, tels l’espace et le temps, mais bien des conditions générales de l’existence universelle auxquelles sont soumis tous les êtres mani­ festés. « Les trois gunas sont en effet inhérents à Prakriti même, qui est la « racine » (mûla) de la manifestation universelle; ils sont d’ail­ leurs en parfait équilibre dans son indifférenciation primordiale, et toute manifestation représente une rupture de cet équilibre 33. » « Les trois gunas sont : sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Être (Sat), qui est identique à la lumière de la Connaissance (Jnâna), symbolisé par la luminosité des sphères célestes qui repré­ sentent les états supérieurs de l’être; rajas, l’impulsion qui provoque l’expansion de l’être dans un état déterminé, c’est-à-dire le dévelop­ pement de celles de ses possibilités qui se situent à un certain niveau de l’Existence; enfin, tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance (avidyâ), racine ténébreuse de l’être considéré dans ses états inférieurs 34. » D’autre part, des couleurs symboliques sont attribuées à tamas, rajas et sattwa : respectivement le noir, le rouge et le blanc. Or, si l’on applique la théorie des trois gunas au microcosme que constitue l’individualité humaine, une remarque s’impose : en Inde, la caste se traduit par varna. Ce terme, « qui signifie proprement « couleur », et par généralisation « qualité », est employé analogique­ 31. En dehors de cet état humain en effet, à qui le temps appartient en propre, la succession chronologique ne saurait s’appliquer, et il ne peut s’agir, analogique­ ment, que d’une succession « causale ». 32. L'Esotérisme de Dante, éd. Gallimard, chap. VI. 33. Le Symbolisme de la Croix, chap. V. 34. Ibid., chap. V. 116

LE SYMBOLE DES SYMBOLES

ment pour désigner la nature ou l’essence d’un principe ou d’un être 3S. » Le symbolisme des gunas fonde en effet la théorie des cas­ tes, dans lesquelles se répartissent les êtres, tels - pour n’envisager à titre d’exemple que les deux premières castes - les Brâhmanes, en qui sattwa prédomine, les orientant vers des états supra-humains et en faisant les représentants de l’Autorité spirituelle; et les Kshatriyas, dont les tendances « expansives » sont déterminées par rajas, qui « tend à la réalisation des possibilités comprises dans l’état humain 36 », et à qui s’adressent spécifiquement les voies spirituelles à forme « dévotionnelle » (traduction imparfaite du terme hindou bhaktî) qui satisfont la tendance sentimentale qui leur est propre, puisque la pure connaissance intellectuelle, réservée aux Brâhmanes, leur est par nature inaccessible 37. On voit donc que, contrairement aux idées reçues en Occident, la caste n’est nullement héréditaire en principe. Si elle l’est le plus souvent en fait, c’est que le rôle de l’héré­ dité dans la formation de la nature individuelle est dans la majorité des cas prépondérant, mais sans être exclusif pour autant. *

*

En conclusion de ces aperçus sur le symbolisme de la croix, nous pouvons dire qu’il n’est aucun domaine de la Réalité - du Macro­ cosme et du microcosme - qu’il n’englobe; et le survol des thèmes principaux que Guénon y rattacha, principalement dans les trois livres 38 qui constituent l’axe métaphysique de son œuvre, l’aura, croyons-nous, suffisamment prouvé. Il aura aussi prouvé, si les réserves émises par certains Catholiques 39 n’y avaient pas suffi, à quel point le symbole majeur du Christianisme était, dans son essence, incompris de ceux-là même qui auraient dû être les premiers à l’approfondir, et qui, ne voyant rien au-delà de la croix sacrificielle 35. Ib id ., chap. V. 36. A u to r ité s p ir itu e lle e t P o u v o ir te m p o re l, éd. Véga, chap. IV. 37. Il est remarquable que cette alliance de la tendance sentimentale et de la prédis­ position à l’action qui est propre aux Kshatriyas, se retrouve dans l’Occident médié­ val, avec la Chevalerie. 38. L 'H o m m e e t so n d e v e n ir se lo n le V êdânta, le S y m b o lis m e d e la C r o ix , les É ta ts m u ltip le s d e l ’Ê tre.

39. Encore s’agissait-il de ceux pour qui le contenu intellectuel de leur religion n’était pas lettre morte, et qui ne la réduisaient pas, comme cela est devenu tout à fait courant, à son seul aspect « social ». 117

RENÉ GUENON

du Golgotha, négligeaient de suivre la Voie qui leur avait été mon­ trée, et qui leur eût permis de sonder « la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’amour de Jésus-Christ » qu’évoque saint Paul dans VÉpître aux Éphésiens (III, 18). Mais si la description théorique des possibilités de conception proprement infinies contenues dans ce symbole suscitait d’insurmon­ tables réticences, que dire des incompréhensions farouches auxquel­ les se heurta dans le même milieu l’exposé des moyens de réalisation de ces possibilités, en prenant ce terme dans le sens effectif et « opé­ ratif » que Guénon avait en vue lorsqu’il énonçait le principe de l’identification du connu et du connaissant. Car encore une fois, la compréhension simplement théorique du contenu symbolique de la croix - si riche et si « nourrissant » fût-il pour la spéculation menta­ le - était tout à fait insuffisante. Du moins ne s’agissait-il là que d’une préparation, indispensable, bien sûr, mais à laquelle on ne devait pas se borner. Il n’y avait pas là non plus matière à littérature ou à philosophie, encore que l’ineffable majesté des significations principielles éveillât, certes, d’autres échos que les désolantes platitu­ des d’une médiocre apologétique. Mais la possibilité de passer de la connaissance théorique à la connaissance effective était à ce point étrangère à la mentalité occi­ dentale commune, à ce point insoupçonnée, même des esprits les plus ouverts, que les exposés de Guénon relatifs à l’initiation, qui est l’indispensable condition, la clef de toute réalisation effective, revêtirent l’aspect d’une bouleversante révélation, ainsi que nous l’avons montré. Ce n’était pas que la notion d’initiation elle-même fût inconnue, mais les occultistes et néo-spiritualistes de toutes obédiences l’avaient accaparée illégitimement pour la rabaisser au niveau déri­ soire de leurs conceptions, à moins encore qu’elle ne fût assimilée au mysticisme, selon une confusion déjà signalée. Il importait donc de lui restituer son véritable sens, et de montrer « concrètement » comment la théorie selon laquelle l’être est tout ce qu’il connaît pou­ vait déboucher sur l’Identification à son Principe, degré où il est à lui-même sa propre loi, « parce que cet être est pleinement identique à sa raison suffisante, qui est à la fois son origine principielle et sa destinée finale40. »

40. Les États multiples de l’Être, chap. XVIII.

V

L’Initiation

’est a la fin de 1932 (après donc que les grands thèmes métaphysiques qui « orientent » l’œuvre eurent été exposés ')> que parurent successivement dans le Voile d ’Isis trois articles de Guénon consacrés à l’initiation, envisagée dans une perspective non plus théorique mais « opérative », et qui, selon le témoignage des guénoniens, constituèrent une véritable révélation. Il s’agissait « des Conditions de l’Initiation », « de la Régularité ini­ tiatique » et « de la Transmission initiatique 12 ». Dans le premier de ces trois articles, Guénon commençait par éta­ blir la distinction fondamentale entre le mystique et l’initié, dont l’équivalence aux yeux de certains était une inépuisable source d’erreurs et de confusions, pas toujours désintéressées. Il spécifiait que le mystique, dont la « voie » est éminemment passive, doit pré­ senter des dispositions naturelles entièrement différentes, voire même opposées à celles de l’initié. Cette affirmation souventes fois répétée fit se récrier certains Catholiques. Mais avant de voir de quoi se nourrissait ce malentendu, du côté catholique, il convient d’éclair­ cir un point qui semble être resté obscur chez quelques guénoniens, victimes là encore de cette tendance à schématiser et à simplifier 1. L ’Homme et son devenir selon le Vêdânta parut en 1925, le Symbolisme de la Croix en 1931, et les États multiples de l’Être en 1932. 2. Ces trois articles constituent respectivement les chapitres IV, V et VIII des Aper­ çus sur l ’Initiation (éd. Traditionnelles). 119

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exagérément ce qui, par nature, est fort complexe. Nous voulons parler des bornes arbitrairement assignées à l’exotérisme - dont la voie mystique ne représente qu’une possibilité. A la vérité, pour ceux qui pensent que rien, absolument rien, n’est possible sans l’initiation, l’expérience mystique, qui par définition n’implique aucune initiation, revêt un aspect fort ambigu, et le mys­ tique semble se mouvoir dans une sorte de « région » psychique très incertaine, peuplée de visions plus ou moins illusoires, et où le reflet de réalités supérieures à peine entrevues se trouble au souffle des imaginations propres du sujet. Bien qu’il y ait dans ce jugement sévère une large part de vérité, il n’en est pas moins un peu som­ maire. Mais aussi n’est-ce pas tout à fait ce qu’a dit Guénon. Il suffit pour s’en convaincre de lire quelques passages très explicites. D’abord celui concernant l’ascèse et où, après avoir précisé le carac­ tère actif de l’« ascétique » religieuse 3, bien qu’elle soit évidemment, comme le mysticisme, limitée à l’ordre exotérique et individuel, il souligne que les états spirituels qui, dans l’ordre religieux, semblent réservés aux mystiques, peuvent très bien, en réalité, être atteints par cette ascèse. Or, en insistant encore sur le fait que « le point de vue exotérique auquel celle-ci est liée se rapporte exclusivement à l’état individuel humain [...], il ajoute en note : « Il est bien entendu qu’il s’agit ici de l’individualité envisagée dans son intégralité avec toutes les extensions dont elle est susceptible, sans quoi l’idée religieuse de « salut » elle-même ne pourrait avoir véritablement aucun sens4. » Or, nous savons que la réalisation intégrale de l’individualité humaine correspond à la réintégration dans l’état primordial, au terme des « petits mystères » antiques. D’ailleurs, en distinguant l’ascèse religieuse de l’ascèse initiatique, Guénon précise immédiate­ ment après que cette dernière, nullement soumise aux mêmes limites que l’« ascétique », « comprend la réalisation des états supra-indivi­ duels jusqu’à l’état suprême et inconditionné inclusivement ». Il sem­ blerait donc que ce soit seulement pour la réalisation de ces états supérieurs de l’être, donc à partir de la réintégration au centre de l’individualité humaine, que l’initiation fût indispensable, et que, soit par le mysticisme, soit par l’ascèse, on pût réaliser l’état de RoseCroix. Ceci paraît encore confirmé par deux autres mentions 3. Un exemple de voie ascétique est fourni par les « Exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola, « dont l’esprit est incontestablement aussi peu mystique que pos­ sible [...] ». 4. Initiation et Réalisation spirituelle, éd. Traditionnelles, chap. XIX.

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L’INITIATION

concordantes : après avoir souligné qu’il ne s’agit pas, en opposant voie initiatique et voie mystique, de « nier la valeur au moins relative du mysticisme, ni de lui contester la place qui peut légitimement lui appartenir dans certaines formes traditionnelles 5 », il indique que les deux voies « peuvent parfaitement coexister » et, là encore, il complète en note : « Il pourrait être intéressant, à cet égard, de faire une comparaison avec la « voie sèche » et la « voie humide » des alchimistes, mais ceci sortirait du cadre de la présente étude ». Donc, il semble bien que nous soyons en présence - au moins jusqu’à un certain degré de réalisation - de deux voies parallèles. Et l’analogie établie par Guénon avec les deux voies des alchimistes confirmerait de surcroît que ce degré est bien l’état primordial, puis­ que la voie sèche et la voie humide, quoique par des moyens diffé­ rents, menaient toutes deux en principe au même but : la réalisation des « petits mystères ». L’hermétisme, en effet, dont relève l’alchimie, est une doctrine cosmologique et non métaphysique, et il se limite par définition à l’état individuel ou, pour reprendre le symbolisme de la croix, à l’axe horizontal de celle-ci6. Mais pour éviter toute équivoque et bien montrer qu’il y a là - semble-t-il - une possibilité inhérente à l’exotérisme en tant que tel, et nullement un privilège propre au Christianisme, nous pren­ drons, toujours chez Guénon, un autre exemple, tiré cette fois du Confucianisme, dont nous avons vu au chapitre III de cet ouvrage qu’il constituait l’aspect exotérique et « social7 » de la tradition chi­ 5. Aperçus sur l'Initiation, chap. 1er. 6. Il faut d’ailleurs préciser que cet exemple pris par Guénon constitue une simple comparaison, et que la voie mystique ne saurait être assimilée purement et simple­ ment à la « voie humide » des alchimistes, qui, bien qu’elle présente un aspect dévo­ tionnel l’apparentant à une voie « bhaktique », n’en implique pas moins l’initiation, l’alchimie étant en effet une doctrine initiatique. 7. Cette conception d’une tradition exclusivement « sociale » peut soulever quel­ ques difficultés, dans la mesure où, sans référence explicite à des principes supé­ rieurs, on ne voit pas bien de quelles influences ses rites sont les supports, autrement dit, quel « profit » peuvent en tirer ses membres, et cela d’autant plus que Guénon condamne les « pseudo-rites » laïques de nos communautés profanes. La réponse est fournie dans Aperçus sur l ’Initiation (« la Prière et l’Incantation »), et, soit dit en passant, elle permet également de comprendre la raison véritable du « culte des ancêtres » : « On peut donc regarder chaque collectivité comme disposant [...] d’une force d’ordre subtil constituée en quelque façon par les apports de tous ses membres passés et présents, et qui, par conséquent, est d’autant plus considérable et suscepti­ ble de produire des effets d’autant plus intenses que la collectivité est plus ancienne et se compose d’un plus grand nombre de membres [...]. Chacun des membres pourra, lorsqu’il en aura besoin, utiliser à son profit une partie de cette force, et 121

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noise, son aspect ésotérique étant représenté par le Taoïsme. Or, dans l’Homme et son devenir selon le Vêdânta, Guénon évoque la théorie des « quatre Bonheurs », « dont les deux premiers sont la « Longévité », qui [...] n’est pas autre chose que la perpétuité de l’existence individuelle, et la « Postérité », qui consiste dans les pro­ longements indéfinis de l’individu à travers toutes ses modalités 8. Ces deux « Bonheurs » ne concernent donc que l’extension de l’indi­ vidualité, et ils se résument dans la restauration de l’« état primor­ dial », qui en implique le plein achèvement [...]. » Et après avoir indi­ qué que les deux autres « Bonheurs », le « Grand Savoir » et la « Parfaite Solitude », se rapportaient, au contraire, aux états supé­ rieurs et extra-individuels de l’être, Guénon ajoutait en note : « C’est pourquoi, tandis que les deux premiers « Bonheurs » appartiennent au domaine du Confucianisme, les deux autres relèvent de celui du Taoïsme 9. » Il ressort à première vue de toutes ces citations que rien ne semble s’opposer, en principe, à ce que la réintégration dans l’état primor­ dial puisse être obtenue sans initiation, par les seuls moyens inhé­ rents à tout exotérisme, qu’il revête ou non une forme religieuse. Or il existe là, toujours en s’en tenant à ce qu’a écrit Guénon, une réelle difficulté, qui présente même au premier abord l’apparence d’une contradiction. Au chapitre XVIII de la Grande Triade (« l’Homme véritable et l’Homme transcendant »), il indique en effet, à propos de la hiérar­ chie initiatique taoïste, qu’elle comprend, outre l’« homme transcen­ dant » et l’« homme véritable », qui correspondent respectivement au terme des « grands mystères » et à celui des « petits mystères », trois autres degrés inférieurs, « qui représentent naturellement des étapes contenues dans le cours des « petits mystères 10 », et qui sont, dans il lui suffira pour cela de mettre son individualité en harmonie avec l’ensemble de la collectivité dont il fait partie, résultat qu’il obtiendra en se conformant aux règles établies par celle-ci et appropriées aux diverses circonstances qui peuvent se présen­ ter [...]. » Mais, bien sûr, tout ceci, qui s’applique seulement à un certain « niveau », n’empêche pas que, à l’origine et dans son essence, toute tradition authentique se rattache à des principes purement spirituels. 8. Ils correspondent donc à l’état désigné dans le Christianisme par le terme de « salut », qui est considéré, dans ce cas, comme ne pouvant être atteint qu’après la mort. 9. Chap. XXIII : « Vidêha-mukti et jîvan-mukti ». 10. « On remarquera que, par contre, les étapes qui peuvent exister dans les « grands mystères » ne sont pas énoncées distinctement, car elles sont proprement « indescriptibles » dans les termes du langage humain. » 122

L’INITIATION

l’ordre descendant, l’« homme de la Voie », c’est-à-dire celui qui est dans la Voie (Tao-jen), P« homme doué » (tcheu-jen), et enfin l’« homme sage » (cheng-jen), mais d’une « sagesse » qui, tout en étant quelque chose de plus que la « science », n’est pourtant encore que d’ordre extérieur. En effet, ce degré le plus bas de la hiérarchie taoïste coïncide avec le degré le plus élevé de la hiérarchie confucianiste, établissant ainsi la continuité entre elles, ce qui est conforme aux rapports normaux du Taoïsme et du Confucianisme en tant qu’ils constituent respectivement le côté ésotérique et le côté exotérique d’une même tradition : le premier a ainsi son point de départ là même où s’arrête le second. » A la lecture de ce passage, deux questions viennent à l’esprit. Tout d’abord, peut-on inférer du fait que la hiérarchie exotérique confucianiste s’arrête à un degré déterminé de connaissance, que tous les autres exotérismes sont limités à ce même degré, quel que soit le nom qui lui est donné, ou même sans qu’il lui en soit donné aucun, puisqu’il est des exotérismes, tel le Catholicisme, où (en dehors de celle, purement « fonctionnelle », du clergé) il n’existe nulle hiérar­ chie, en théorie sinon en fait? Il semble bien qu’on puisse répondre par l’affirmative : il y a là une limite qui est inhérente à tout exotérisme, et ceci pour la raison suivante. La description, en ordre ascen­ dant, des trois degrés de la hiérarchie confucianiste (le « lettré » [cheu], le « savant » [hien] et le « sage » \cheng], qui correspond donc au cheng-jen taoïste) est accompagnée de ce commentaire chi­ nois : « Le cheu regarde (c’est-à-dire prend pour modèle) le hien, le hien regarde le cheng, le cheng regarde le Ciel »; et Guénon précise à propos du cheng que, « du point-limite entre les deux domaines exotérique et ésotérique où ce dernier se trouve placé, tout ce qui est au-dessus de lui se confond en quelque sorte, dans sa « perspec­ tive », avec le Ciel lui-même u . » On a donc là l’indice très net qu’il ne s’agit pas d’une hiérarchie plus ou moins formelle et qui pourrait être dépassée sans que l’on eût à sortir du domaine exotérique, mais bien d’une borne qui lui est en somme connaturelle, puisqu’il est un moment où, selon la perspective même de l’être, et non selon un cadre théorique plus ou moins arbitraire, la « trace » des modalités supérieures de son individualité s’évanouit en quelque sorte pour lui, se confondant avec un « Ciel » qui, dès lors, lui est inaccessible sans l’initiation *12. Il .L a Grande Triade, chap. XVIII. 12. On pourrait déduire de ce que, ici, Tésotérisme prend en quelque sorte le relais 123

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Mais il est temps maintenant d’en venir à la deuxième question que pose cette description des degrés de l’exotérisme (en l’occur­ rence le Confucianisme), dont on voit que le plus élevé n’atteint pas au terme des « petits mystères », à la réintégration dans l’état primor­ dial, contrairement à ce que pouvaient faire croire les citations pré­ cédentes, et, pour ne pas quitter encore la tradition extrême-orien­ tale, celle précisément qui concernait les « quatre Bonheurs ». Il convient, pour résoudre cette apparente contradiction, de bien exa­ miner la citation. Lorsque Guénon dit que les deux premiers « Bon­ heurs » ne concernent que l’extension de l’individualité, et qu’ils « se résument dans la restauration de l’« état primordial », qui en impli­ que le plein achèvement », cela signifie clairement qu’aucun des deux « Bonheurs », envisagé séparément, ne peut être identifié à l’état pri­ mordial, non plus que leur réunion, à laquelle il manquera « quelque chose » qui en assurerait le « plein achèvement ». Et celui-ci sera alors le fruit d’une voie initiatique. Nous ferons remarquer à ce propos que l’« Arbre de Vie », qui est situé au centre de l’état humain, est inaccessible à l’homme déchu, c’est-à-dire au profane qu’est tout exotériste exclusif; car, nous l’avons vu, c’est pour garder cet « Arbre de Vie » que « les Kerubim (les « tétramorphes » synthétisant en eux le quaternaire des puis­ sances élémentaires) armés de l’épée flamboyante, sont placés à l’en­ trée de VEden u . » Et l’on pourra rapprocher ceci de la « purification par les éléments » que l’on retrouve dans certaines initiations, ainsi* de l’exotérisme lorsque celui-ci a réalisé toutes les possibilités inhérentes à son domaine, que l’initiation ne peut pas intervenir « avant », et que par conséquent cette sorte de parallélisme, du moins jusqu’à un certain degré, que nous avons évo­ qué tout à l’heure entre voie mystique ou ascétique et voie initiatique, est impossi­ ble. En fait, il n’en est rien, et l’initiation peut être conférée sans que les possibilités de l’exotérisme aient été réalisées dans leur intégralité; mais le cas du Taoïsme et du Confucianisme est à cet égard très spécial, car ces deux faces ésotérique et exotérique d’une même tradition originelle, en sont venues à se séparer très nettement, jusqu’à former deux corps de doctrine distincts, si bien que le Confucianisme a été « contraint », si Ton peut dire, de réaliser par ses propres moyens tout ce qui est du domaine de Texotérisme, et c’est d’ailleurs ce qui en fait un exemple particulière­ ment significatif des limites que peut atteindre Texotérisme lorsqu’il est « livré à luimême ». Encore convient-il de préciser, pour dissiper toute équivoque, que le degré taoïste de cheng-jen est le premier degré d’initiation effective, et que beaucoup de Taoïstes ayant reçu une initiation, d’abord virtuelle, sans avoir au préalable réalisé les prolongements de leur individualité dans Tordre exotérique, ont suivi, avant d'arriver à ce premier degré répertorié, un cheminement parallèle à celui des Confucianistes qui s’élevaient dans leur propre hiérarchie jusqu’au degré du cheng. 13. Le Symbolisme de la Croix, chap. IX. 124

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que du symbolisme bien connu de l’« épée flamboyante », même si les rituels où elle intervient sont, dans l’état actuel des choses, assu­ rément fort loin d’assurer la réintégration effective dans l’état pri­ mordial... Ayant ainsi défini les limites de l’exotérisme, que ses possibilités soient réalisées en mode ascétique ou en mode mystique, il nous reste à expliquer le caractère passif que Guénon a toujours attribué à cette dernière voie, scandalisant ainsi certains Catholiques, comme nous le disions au début de ce chapitre. En fait, cette passivité des mystiques ne saurait être assimilée au « quiétisme », qui n’en constitue qu’une forme déviée et « aberrante ». Toutefois, leur seule activité - dont le côté extérieur et parfois « spectaculaire » peut justement faire illusion - consiste en l’ac­ complissement des rites exotériques et la pratique des vertus à un degré « héroïque », encore que les austérités auxquelles ils s’as­ treignent soient souvent excessives et toutes imprégnées de cette idée commune en Occident, et qui est d’ailleurs loin d’appartenir en pro­ pre aux mystiques, selon laquelle la souffrance, et spécialement la souffrance volontaire, possède en elle-même une valeur « proba­ toire ». Les plus grands spirituels de l’Occident, qui n’étaient pas des mystiques, se sont d’ailleurs élevés contre cette déviation plus ou moins morbide, qui n’est pas sans lien avec la conception dualiste de l’esprit et de la matière (ici réduite aux dimensions de l’âme et du corps), qui trouve là en quelque sorte une application religieuse. Sans évoquer les paroles trop connues de saint François d’Assise, que certains, se méprenant sur le caractère « bhaktique » de sa spiri­ tualité, ont pris à tort pour un précurseur des mystiques, nous souli­ gnerons simplement les interventions de saint Bernard - que l’on peut pourtant difficilement accuser de laxisme - faisant cesser les austérités excessives de ses moines et indiquant que « pour l’esprit bon la chair est une bonne et fidèle compagne ». C’est que, comme le dit très justement Albert Béguin 14 : « L’homme dont il parle n’est pas radicalement corrompu dans sa nature : de sa noble origine, il a gardé quelque chose, et c’est ce quelque chose en lui qui peut être le point de départ de son ascension. » Car il est écrit que « le Verbe s’est fait chair », et non point « âme » seulement. En dehors de ces seules formes d’activité - encore une fois très extérieures et d’une certaine façon négatives puisqu’elles s’efforcent 14. Préface aux Œuvres mystiques, éd. du Seuil, 1953. (Toutes réserves étant faites quant à ce titre qui témoigne de l’inévitable assimilation déjà signalée.) 125

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de détruire, au lieu de transmuer, ce qui est de l’ordre de la nature le mysticisme se définit, dans le domaine spirituel, par une totale passivité (oubliant que « le Royaume des Cieux appartient aux vio­ lents »), qui d’ailleurs, en même temps que sa caractéristique essen­ tielle, constitue son principal critère d’authenticité, avec ses corollai­ res d’imprévisibilité et de non-stabilité. Sans parler des risques d’interférence avec les tendances psychologiques de l’individu, et des suggestions intérieures ou extérieures qui peuvent influer sur l’« ex­ périence mystique ». Cette passivité est d’ailleurs strictement inévitable, imposée en quelque sorte par la nature des choses, sinon par la nature propre du mystique, puisqu’il est trop évident que l’on ne peut s’efforcer d’atteindre qu’un but que l’on connaît, au moins théoriquement. L’initié est dans ce cas, du fait de la préparation doctrinale indispen­ sable qui précède la réalisation effective. Pour le mystique, au contraire, dont l’horizon intellectuel se limite à l’exotérisme reli­ gieux, des notions comme la Délivrance ou simplement la réintégra­ tion dans l’état primordial sont parfaitement inconnues, et d’ailleurs tout à fait inconcevables. Et même dans les limites assez étroites assignées à son « expérience », les « points de repère » lui font le plus souvent défaut, avec tous les risques de s’égarer que cela comporte. On pourrait dire, pour résumer, que le seul élément méthodique du mysticisme consiste en une voie « purgative » qui devrait n’être que la première étape de la réalisation spirituelle, mais qui est prise en fait pour une fin en soi. Encore cette purification est-elle bien imparfaite (on pourrait la dire passive, elle aussi) en ce qu’elle se contente d’« étouffer » les défectuosités, n’écartant pas le danger de brutales récurrences et de déséquilibres toujours possibles, qui s’ajoute à toutes les illusions qu’aucun critère doctrinal sûr ne per­ met de déjouer, puisque l’« abandon » du mystique le rend réceptif à tout, indistinctement. Dans la voie initiatique au contraire, la phase de purification, qui correspond à la « descente aux enfers », permet de récapituler et d’épuiser totalement les possibilités inférieu­ res de l’être. Il est d’ailleurs permis de se demander si les phénomènes plus ou moins extraordinaires qui accompagnent parfois l’expérience mysti­ que, et les souffrances non moins exceptionnelles endurées par le sujet - ce qui renforce la croyance en leur absolue nécessité comme condition du progrès spirituel - ne témoignent pas, plus souvent que d’attaques « diaboliques », d’une dissonance, d’une disharmonie entre les différentes parties constitutives de l’être, qui normalement Saint Bernard. M anuscrit du XIIIe s. Bibliothèque de Douai. ►

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devraient toutes s’intégrer hiérarchiquement au processus de réalisa­ tion. Mais ces quelques remarques relatives aux limites et aux dangers du mysticisme, faisant ressortir par antithèse le caractère actif de la voie initiatique 15, sont fort loin de circonscrire la différence fon­ damentale qui existe entre mysticisme et initiation (autrement, comment distinguer, au moins au début, voie initiatique et « ascéti­ que » religieuse, dont on a vu le caractère actif?), et qui se résume dans l’absolue nécessité, pour l’aspirant à l’initiation, de se rattacher à une organisation traditionnelle régulière. Cette condition sine qua non était parmi les plus étrangères à la mentalité commune des milieux néo-spiritualistes, où il était certes beaucoup question d’initiation, mais sans que ce terme recouvrît des réalités très précises, et sans que l’on se résignât à admettre que les déclamations plus ou moins « romantiques » et nébuleuses auxquel­ les on était accoutumé étaient certes fort loin de faire assentir les règles rigoureuses auxquelles il eût fallu se conformer, mais qui étaient si gênantes pour l’individualisme occidental et sa conception très particulière des « choses de l’esprit ». En effet : « Il est des igno­ rants qui s’imaginent qu’on « s’initie » soi-même, ce qui est en quel­ que sorte une contradiction dans les termes; oubliant, s’ils l’ont jamais su, que le mot initium signifie « entrée » ou « commence­ ment », ils confondent le fait même de l’initiation, entendue au sens strictement étymologique, avec le travail à accomplir ultérieurement pour que cette initiation, de virtuelle qu’elle a été tout d’abord, devienne plus ou moins pleinement effective. L’initiation, ainsi comprise, est ce que toutes les traditions s’accordent à désigner comme la « seconde naissance »; comment un être pourrait-il bien agir par lui-même avant d’être né 16? ». Cette absolue nécessité de l’initiation, entendue comme la trans­ mission d’une « influence spirituelle » dont les organisations tradi­ tionnelles sont les seules détentrices, est imposée par les conditions actuelles de notre monde, par la solidification du milieu et l’obscur­ cissement spirituel corrélatif chez les êtres de cette fin de cycle. De même qu’on ne saurait envisager de génération spontanée dans 15. Dont nous pouvons pour l’instant donner une première idée en citant ces paro­ les d’un maître musulman rapportées par Guénon : « Il faut que l’homme domine le hâl (état spirituel non encore stabilisé), et non pas que le hâl domine l’homme. » (Aperçus sur l'Initiation, chap. XXXV.) 16. «Rappelons ici l’adage scolastique élémentaire: «pour agir, il faut être».» (.Aperçus sur l ’Initiation, chap. IV). 128

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l’ordre corporel, de même dans l’ordre spirituel, et sans tenir compte d’anomalies comme celle que constitue le cas des mystiques, sur lesquels les bornes trop étroites assignées à leur réalisation empê­ chent de s’appesantir, on ne peut admettre de développement sans la condition première de l’initiation. C’est que l’analogie du Macro­ cosme et du microcosme exige que ce développement de l’être indivi­ duel reproduise les phases de la manifestation cosmique, ainsi que le symbolise très clairement le « Grand-Œuvre » hermétique; et il est opportun de rappeler ici ce texte védique qui fait référence à la théo­ rie des trois gunas que nous avons exposée au chapitre précédent : « Tout était tamas : Il (le Suprême Brahma) commanda un change­ ment, et tamas prit la teinte (c’est-à-dire la nature) de rajas (intermé­ diaire entre l’obscurité et la luminosité); et rajas, ayant reçu de nou­ veau un commandement, revêtit la nature de sattwa 11. » Il en va de même au niveau microcosmique. « On peut dire, en effet, que les aptitudes ou possibilités incluses dans la nature individuelle ne sont tout d’abord, en elles-mêmes, qu’une materia prima, c’est-à-dire une pure potentialité, où il n’est rien de développé ou de différencié 1718; c’est alors l’état chaotique et ténébreux que le symbolisme initiatique fait précisément correspondre au monde profane, et dans lequel se 17. Cf. l ’É s o té ris m e d e D a n te , chap. VI. Il ne faudrait pas se méprendre sur cette répartition des trois mondes en ordre ascendant, et y voir l’indice d’une conception « évolutionniste », dont elle est en réalité l’exact opposé. Le processus ascendant est ici considéré comme un retour au Principe, une résorption de l’ensemble de la manifestation dans le non-manifesté; mais la loi de la « Respiration » universelle impliquant une phase descendante de différenciation et une phase ascendante de retour vers l’état principiel, que symbolisent la « coagulation » et la « solution » her­ métiques, trouve son analogie à chaque niveau de l’Existence universelle. L’épuise­ ment progressif, en mode « descendant », des possibilités de notre monde, corrélatif de son éloignement du Principe, et donc aux antipodes de l’évolution et du progrès, trouve son terme dans la résorption finale de ce monde, selon l’adage hermétique : « Ig n é N a lu ra R e n o v a tu r In teg ra », que l’on rapprochera du « Jugement par le feu » de l’Apocalypse. On voit donc que le retour de la manifestation vers son Principe ne s’effectue pas de manière linéaire, mais s’accompagne, selon l’indéfinité de ses degrés, et suivant les phases successives du Respir cosmique, d’une multitude de « cycles » secondaires reproduisant à leur niveau le processus universel. 18. « Il va de soi que ce n’est, à rigoureusement parler, une m a te ria p r im a qu’en un sens relatif, non au sens absolu; mais cette distinction n’importe pas au point de vue où nous nous plaçons ici, et d’ailleurs il en est de même de la m a te ria p r im a d’un monde tel que le nôtre, qui, étant déjà déterminée d’une certaine façon, n’est en réalité, par rapport à la substance universelle, qu’une m a te ria se cu n d a (cf. le R è g n e d e la Q u a n tité e t les S ig n es d e s T e m p s, chap. II), de sorte que. même sous ce rapport, l’analogie avec le développement de notre monde à partir du chaos ini­ tial est bien vraiment exacte. »

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trouve l’être qui n’est pas encore parvenu à la « seconde naissance ». Pour que ce chaos puisse commencer à prendre forme et à s’organi­ ser, il faut qu’une vibration initiale lui soit communiquée par les puissances spirituelles que la Genèse hébraïque désigne comme les Elohim; cette vibration, c’est le Fiat Lux qui illumine le chaos, et qui est le point de départ nécessaire de tous les développements ulté­ rieurs; et, au point de vue initiatique, cette illumination est précisé­ ment constituée par la transmission de l’influence spirituelle dont nous venons de parler 19. Dès lors, et par la vertu de cette influence, les possibilités spirituelles de l’être ne sont plus la simple potentialité qu’elles étaient auparavant; elles sont devenues une virtualité prête à se développer en acte dans les divers stades de la réalisation initiatique 20. » On voit par là combien l’initiation véritable, dont les modalités de transmission sont soumises à des lois aussi rigoureuses que celles qui régissent le monde corporel, est loin des conceptions des occul­ tistes et des néo-spiritualistes qui, au gré de la mode et de « reconsti­ tutions archéologiques » plus ou moins érudites - mais où l’influence spirituelle était en tout cas absente - prétendaient se rattacher « idéa­ lement », qui à la tradition celtique, qui aux mystères égyptiens, sans parler bien sûr des innombrables organisations pseudo-rosicruciennes (européennes et américaines) pour lesquelles la clientèle ne fit jamais défaut, alors même que la majorité de leurs membres eussent été bien en peine de dire ce qu’était exactement un Rose-Croix... Il est vrai qu’une inclination sentimentale, nourrie de lectures « ésotéri­ ques », et une aspiration plus ou moins vague, semblaient servir tout à la fois de qualification et de rattachement initiatique, fût-ce « en astral », à moins encore que, à la mode américaine, on ne se fît initier par correspondance... Mais il faut aussi reconnaître, et ceci souligne encore s’il en était besoin la totale « nouveauté », en Occident, des conceptions tradi­ tionnelles ressuscitées par Guénon, que sa présentation de l’initia­ tion était aux antipodes, non seulement des fantaisies occultistes, mais aussi des croyances d’un Saint-Yves d’Alveydre, par exemple, 19. « De là viennent des expressions comme celles de « donner la lumière » et « re­ cevoir la lumière », employées pour désigner, par rapport à l’initiateur et à l’initié respectivement, l’initiation au sens restreint, c ’est-à-dire la transmission même dont il s’agit ici. On remarquera aussi, en ce qui concerne les Elohim, que le nombre septénaire qui leur est attribué est en rapport avec la constitution des organisations initiatiques, qui doit être effectivement une image de l’ordre cosmique lui-même. » 20. Aperçus sur l’Initiation, chap. IV. 130

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dont on a prétendu parfois faire l’un de ses plus sérieux inspirateurs. Pour Saint-Yves, en effet, l’initiation, telle qu’il l’évoque dans la Mis­ sion des Souverains, semble n’être qu’un enseignement supérieur à l’enseignement universitaire, mais faisant lui aussi abstraction de la seule chose nécessaire. Car c’est une autre idée fausse, et assez communément répandue, que celle qui envisage la connaissance ini­ tiatique comme l’acquisition d’un savoir livresque plus ou moins analogue au savoir profane, mais auquel on se plaît bien sûr à atta­ cher un caractère « ésotérique ». En réalité, l’initiation virtuelle, entendue au sens technique, et qui nécessite la mise en œuvre de rites précis, n’a rien à voir avec une quelconque érudition. Quant à l’ini­ tiation effective, que seul le travail personnel de l’initié lui permettra d’atteindre, elle consiste en la réalisation de modalités extra-corpo­ relles de l’état individuel humain, puis en l’accession aux états supé­ rieurs de l’être, jusqu’à la Délivrance, c’est-à-dire le retour au Prin­ cipe Suprême. Il s’agit là, à tous les degrés, d’états qu’il faut réaliser intérieurement, donc d’une connaissance qui est proprement in­ communicable, et pour l’obtention de laquelle l’initié n’a à compter que sur lui-même. La seule aide qui puisse lui être fournie se résume en un double apport, nécessaire, mais non suffisant : d’une part, l’exposé doctrinal et non pas « érudit » qui constitue un indispensa­ ble préalable à l’initiation effective, car au contraire du mystique qui, s’il est permis de s’exprimer ainsi, ne sait jamais très exactement ce qui lui arrive, l’initié doit avoir une connaissance théorique pré­ cise du « voyage » spirituel qu’il va entreprendre, afin d’en distinguer les diverses étapes et de conserver toujours le contrôle de ses états; et d’autre part, l’enseignement des « méthodes préparatoires à l’obtention de ces états ». Comme l’on ne peut transmettre que ce que l’on a soi-même reçu, il est évident que les initiatives individuelles sont par définition inva­ lides en matière initiatique, ce qui frappe de nullité toutes les organi­ sations pseudo-traditionnelles, auxquelles on peut assigner un créa­ teur, au contraire des organisations initiatiques véritables, dont l’origine « non humaine » est partout et toujours réaffirmée 21. On 21. C'est ainsi que d’anciens documents maçonniques anglais proclament que la Maçonnerie existe from time immémorial. Cette origine non humaine découle du caractère supra-individuel du « but » de l’initiation, dont les influences spirituelles qui la régissent doivent par définition trouver leur source dans un autre « monde » que le monde humain, soumis au temps et à l’espace; ce qui suffit à montrer la vanité des enquêtes historiques relatives aux organisations initiatiques, dont on peut seulement désigner la « trace » extérieure de leurs filiations, mais jamais l’origine. 131

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pourrait il est vrai objecter, si l’on a bien compris l’absolue nécessité des rites dans la transmission initiatique, que ces rites, pourvu qu’ils soient scrupuleusement observés, car il s’agit de notions tout à fait « positives », devraient suffire à assurer l’initiation; ce qui permet­ trait, par exemple, d’accorder une valeur traditionnelle à des reconstitutions très exactes de rituels appartenant à des formes dis­ parues ou à des traditions auxquelles on n’est pas rattaché régulière­ ment au niveau exotérique. En réalité, ce serait oublier l’élément « vital » qui seul assure la validité des rites, et faute duquel ils ne seraient que simulacres, parodies sans aucune portée effective : « C’est ainsi, pour prendre un exemple simple (puisque le rite s’y réduit essentiellement à la prononciation d’un mot ou d’une for­ mule), que, dans la tradition hindoue, le mantra qui a été appris autrement que de la bouche d’un guru autorisé est sans aucun effet, parce qu’il n’est pas « vivifié » par la présence de l’influence spiri­ tuelle dont il est uniquement destiné à être le véhicule 22. » Car le rite ne tire pas son efficacité de lui-même, ce qui prouve bien l’incompréhension ou la mauvaise foi des contempteurs d’une conception soi-disant magique des rites initiatiques, auxquels on reproche de vouloir soumettre l’Esprit à des opérations d’ordre matériel. En fait, c’est là prendre les choses à rebours. C’est au contraire l’Esprit qui exige, pour se manifester, un support symboli­ que conforme à l’Ordre sacré qui régit notre monde. C’est ce qu’ex­ prime Guénon, dans une lettre à Noële Maurice-Denis Boulet, en rappelant que le principe de la réalisation n’est pas dans l’homme individuel, « puisqu’il est dans l’Intellect transcendant, mais cela n’empêche que l’individualité doit lui fournir un point d’appui23 ». Ainsi, la réalisation métaphysique n’est pas une absurde création ex nihilo à rebours, qui verrait l’initié élaborer lui-même sa propre transcendance, mais bien la réponse de l’être individuel, du « moi », au « Soi » dont il n’est qu’illusoirement séparé - puisqu’il a éternelle­ ment en Lui sa cause - et dont l'appel se transformera en élection, lorsque, par un travail revêtant nécessairement au début des modali­ tés plus ou moins extérieures, et destiné à « préparer les voies » de l’Intellect transcendant, l’être aura « aboli » cette séparation - fruit de son ignorance - et réintégré le Principe qui est à la fois son Ori­ gine et sa Fin, et dont l’absolue Liberté s’accompagne de la totale détermination du « moi », tant qu’il n’a pas réalisé son Identité avec 22. Aperçus sur l’Initiation, chap. VIII. 23. Cf. la Pensée Catholique, n° 77, p. 38. 132

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Lui. C’est le sens profond de cette parole de saint Jean l’Évangé­ liste : « La Vérité vous rendra libres. » Mais pour comprendre la nécessité d’un support rituel, au début du travail de réalisation - car il s’agit bien de réaliser ce qui est de toute éternité - il faut se rappeler le caractère réel des symboles, tel que nous l’avons défini au chapitre IV, et qui n’est certes pas une vaine abstraction ni le fruit d’une simple spéculation mentale. Or, « les rites sont des symboles « mis en action », et « tout geste rituel est un symbole « agi » [...]; ce n’est en somme qu’une autre façon d’exprimer la même chose, mettant seulement plus spécialement en évidence le caractère que présente le rite d’être, comme toute action, quelque chose qui s’accomplit forcément dans le temps 24, tandis que le symbole comme tel peut être envisagé d’un point de vue « intem­ porel ». En ce sens, on pourrait parler d’une certaine prééminence du symbole par rapport au rite; mais rite et symbole ne sont au fond que deux aspects d’une même réalité; et celle-ci n’est autre, en défini­ tive, que la correspondance qui relie entre eux tous les degrés de l’Existence universelle, de telle sorte que, par elle, notre état humain peut être mis en communication avec les états supérieurs de l’être 25. » Le caractère symbolique des rites, envisagés comme supports et véhicules d’une influence spirituelle, ayant été ainsi remis en lumière, on comprendra mieux encore que, s’il est indispensable que rien ne vienne en altérer le déroulement, ce n’est pas qu’ils aient par eux-mê­ mes une vertu opérative, ou plutôt une force contraignante, « méca­ nique » ou « automatique », comme le prétendent certains, qui trou­ vent expédient de caricaturer grossièrement les conceptions traditionnelles pour pouvoir les combattre à moindres frais. C’est tout au contraire que les influences spirituelles ne sont pas soumises aux fantaisies individuelles et aux préférences sentimentales de ceux qui, trouvant sans doute l’Ordre sacré par trop rigoureux, veulent se libérer de règles intangibles, prétextant à l’occasion que « l’Esprit souffle où il veut ». Ce qui est vrai assurément, mais non pas ainsi qu’ils l’entendent; car la mesure humaine, par définition, ne vaut pas en la circonstance. 24. « En sanskrit, le mot karma, qui signifie tout d’abord « action » en général, s’emploie d’une façon « technique » pour désigner en particulier l’« action rituelle »; ce qu’il exprime alors directement est ce même caractère du rite que nous indiquons ici. » 25. Aperçus sur l ’Initiation, chap. XVI. 133

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Les rites, répétons-le, sont ainsi la condition nécessaire, mais non suffisante, pour que s’effectue la transmission initiatique. Pour que les formes rituelles ne soient pas des simulacres, pour qu’elles ser­ vent effectivement de support à l’influence spirituelle qui illuminera le chaos profane, il faut que la transmission de cette influence s’effectue non seulement, par rapport à chaque individu, dans le sens vertical (« du supra-humain à l’humain »), pour reprendre un symbo­ lisme qui nous est familier, mais aussi, en considérant plus spéciale­ ment les organisations détentrices de l’initiation, dans le sens hori­ zontal, « à travers les états ou les stades successifs de l’humanité; la transmission verticale est d’ailleurs essentiellement « intempo­ relle », la transmission horizontale seule impliquant une succession chronologique 26. » Et l’on comprendra ainsi l’importance capitale de ce que toutes les traditions désignent comme la « chaîne » initiati­ que. « Ce mot « chaîne » est celui qui traduit l’hébreu shelsheleth, l’arabe silsilah, et aussi le sanskrit paramparâ, qui exprime essentiel­ lement l’idée d’une succession régulière et ininterrompue 27. » En dehors de cette succession, l’élément essentiel qui vivifie les rites ferait défaut. Au reste, ces considérations ne devraient pas être étrangères à ceux qui - pour établir une comparaison avec le domaine exotérique - admettent que seule l’ordination sacerdotale permet de consacrer validement. Ainsi, et pour nous résumer, nous pouvons dire qu’il existe trois conditions à l’initiation, « qui se présentent en mode successif, et qu’on pourrait faire correspondre respectivement aux trois termes de « potentialité », de « virtualité » et d’« actualité » : 1° la « qualifica­ tion », constituée par certaines possibilités inhérentes à la nature propre de l’individu, et qui sont la materia prima sur laquelle le tra­ vail initiatique devra s’effectuer : 2° la transmission, par le moyen du rattachement à une organisation traditionnelle, d’une influence spirituelle donnant à l’être l’« illumination » qui lui permettra d’ordonner et de développer ces possibilités qu’il porte en lui; 3° le travail intérieur par lequel, avec le secours d’« adjuvants » ou de « supports » extérieurs s’il y a lieu et surtout dans les premiers sta­ des, ce développement sera réalisé graduellement, faisant passer l’être d’échelon en échelon, à travers les différents degrés de la hié­

26. Ibid., chap. IX. 27. Ibid., chap. VIII.

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rarchie initiatique, pour le conduire au but final de la « Délivrance » ou de l’« Identité Suprême » 28. » Mais en Occident, quelles étaient donc, à l’époque où Guénon écrivait ces lignes, extraites « des Conditions de l’Initiation », les organisations qui détenaient le pouvoir de transmettre l’influence spirituelle, grâce à une « chaîne » ininterrompue? Et leurs membres avaient-ils la possibilité d’atteindre le but ultime de la voie initiatique? Ce fut un aspect de la fonction de Guénon que d'entrer dans tou­ tes les organisations traditionnelles ou néo-spiritualistes, afin d’en éprouver la valeur initiatique. Ce n’est pas encore le lieu d’étudier les critères qu’il mit en œuvre pour cela, et qui pourraient bien sur­ prendre par leur simplicité. C’est à la situation traditionnelle de l’Occident de l’entre-deux guerres qu’il va falloir nous intéresser plus spécialement, afin de voir quelle application pouvaient y trouver les principes remis en lumière par Guénon, et si l’écho qu’ils reçurent dans les milieux à qui ils étaient destinés, fut tel qu’il laissât augurer un redressement spirituel de l’Occident sur ses bases propres. La tâche paraissait écrasante, disproportionnée, aux yeux de ceux qui avaient compris, et ils étaient bien peu nombreux... Mais Guénon répéta à plusieurs reprises que le nombre importait peu en cet ordre de choses. Même si la situation a, depuis 40 ans, évolué de façon désastreuse - et on peut dire maintenant que Guénon l’avait très lar­ gement prévu - le bilan des espoirs et des désillusions ne présente pas seulement un intérêt rétrospectif. Aujourd’hui encore, telle des possibilités de redressement évoquées par Guénon, alors même qu’il ne se faisait guère d’illusions quant à ses chances de réalisation, n’est pas encore définitivement écartée par certains. Plusieurs tendances s’affrontent, se réclamant également de l’Œuvre, mais où, parfois, les préférences sentimentales contrebattent les « choix » dictés par des considérations purement intellectuelles. Souvent aussi, la nature humaine s’ingénie à mêler inextricablement - en vue de garantir des positions sûres ... - ce qui participe de l’intellect et ce qui appartient au sentiment, selon des proportions indéfiniment variables. Il n’en est que plus nécessaire d’étudier « objectivement » ce que Guénon a écrit, et de considérer, corrélativement, la situation du milieu tradi­ tionnel à qui il s’adressait.

28. Ibid., chap. IV.

VI Un Prem ier B ilan

I

L EST UN PASSAGE DES « APERÇUS SUR L’iNITIATION 1 » QUI

a suscité d’innombrables exégèses. Il s’agit d’une note, plus pré­ cisément, ce dont on ne s’étonnera pas outre mesure si l’on sait l’importance « discrète » que revêtent chez Guénon les renvois en bas de page, auxquels il convient d’être particulièrement attentif. Nous nous devons de la citer intégralement car elle résume les expé­ riences dont nous parlions tout à l’heure, qui conduisirent Guénon dans des organisations d’une orthodoxie plus que douteuse, et elle constitue en même temps la meilleure réponse qui se puisse trouver à ceux qui se plaignaient qu’il s’en tînt toujours aux principes, sans condescendre jamais à satisfaire aux aspirations « pratiques » des initiables - ou qui du moins se croyaient tels - qui auraient souhaité mettre ces principes en application. S’il lui était certes impossible d’inventer des possibilités initiatiques en Occident, du moins put-il mettre en garde et préserver de dangers innombrables ceux qui sans lui eussent risqué de prêter une oreille complaisante aux sirènes de la pseudo-initiation. « Des investigations que nous avons dû faire à ce sujet, en un temps déjà lointain, nous ont conduit à une conclusion formelle et indubitable que nous devons exprimer ici nettement, sans nous préoccuper des fureurs qu’elle peut risquer de susciter de divers côtés : si l’on met à part le cas de la survivance possible de quelques

1. Cf. chap. V : « De la régularité initiatique ». 137

RENÉ GUÉNON

rares groupements d’hermétisme chrétien du Moyen Age, d’ailleurs extrêmement restreints en tout état de cause, c’est un fait que, de toutes les organisations à prétentions initiatiques qui sont répandues actuellement dans le monde occidental, il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmis­ sion initiatique réelle; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches mul­ tiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie. Tout le reste n’est que fantaisie ou charlatanisme, même quand il ne sert pas à dissimu­ ler quelque chose de pire; et, dans cet ordre d’idées, il n’est pas d’invention si absurde ou si extravagante qu’elle n’ait à notre époque quelque chance de réussir et d’être prise au sérieux, depuis les rêve­ ries occultistes sur les « initiations en astral », jusqu’au système amé­ ricain, d’intentions surtout « commerciales », des prétendues « initia­ tions par correspondance »! » Est-ce à dire que la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage fus­ sent à même de mener leurs membres jusqu’au terme de la voie ini­ tiatique, tel que nous l’avons entrevu dans les chapitres précédents? Certes non, et il s’en fallait même de beaucoup. D’abord parce que ces deux organisations relevaient explicitement de ce qu’il est convenu d’appeler l’initiation artisanale, qui est en Inde le domaine des Vaishyas, la troisième caste après les Brâhmanes et les Kshatriyas, et que ce domaine, commun en cela avec l’initiation chevaleresque des Kshatriyas, est par nature limité à l’ordre des « petits mystères », qui se propose, nous le savons, la réintégration de l’être humain au centre de son état d’existence, et qui ne dépasse donc pas les limites de l’individualité, considérée il est vrai dans toute l’extension dont elle est susceptible. Mais le terme même des « petits mystères » ne pouvait être atteint, bien sûr, qu’à condition que la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage fussent inaltérés sous le double rapport de la doctrine et de la méthode, ou en d’autres termes qu’ils pussent offrir à leurs membres un enseignement initiati­ que intégral - encore que limité au seul domaine cosmologique, à l’exclusion de la perspective métaphysique propre aux « grands mys­ tères » - et un rituel « opératif ». Si tel était bien le cas des corpora­ tions médiévales de bâtisseurs de cathédrales, dont les « chefsd’œuvre » s’ornent d’innombrables symboles soulignant très claire­ ment leur maîtrise dans l’art sacré, il n’en était plus de même de nos jours. 138

UN PREMIER BILAN

A vrai dire, l’état de dégénérescence où se trouvait la Maçonnerie était tel que, non « contente » d’avoir laissé s’altérer doctrine et méthode au point de ne plus offrir aucun support efficace à la réali­ sation spirituelle, elle s’était de surcroît laissé convaincre par l’esprit du temps, et cela depuis le xvme siècle, que ses buts étaient en fait tout profanes, et elle se satisfaisait apparemment, dans sa majorité, de n’être rien de plus qu’une société de pensée véhiculant les idées à la mode, dont, loin d’être la propagatrice consciente et perverse, elle n’était que la première victime, puisque ces idées achevaient de la détourner de son but véritable en lui faisant oublier son caractère initiatique, qui était tout simplement sa raison d’être. Dès lors, le rituel, qui constitue évidemment un élément indispensable dans une organisation traditionnelle, fut peu à peu vidé de son sens symboli­ que véritable, qui fit place à des commentaires et à des exégèses d’une désolante banalité et d’un plat moralisme, très au goût du « siècle des lumières ». Puis, d’incompréhensions en incompréhen­ sions, on en vint naturellement à s’interroger sur la nécessité même du rituel, qui dans ce contexte profane n’apparaissait plus que comme une survivance désuète, un vestige « folklorique » que l’on ne conservait - ou du moins que l’on n’altérait pas au point que la transmission initiatique qu’il assurait fût invalidée - uniquement pour des raisons sentimentales ou en tout cas « psychologiques ». Mais ce qui est vrai du rituel d’initiation proprement dit ne l’était même plus de la méthode, qui lui succède normalement et est prati­ quement indispensable pour permettre le passage de l’initiation vir­ tuelle - c’est-à-dire l’initiation stricto sensu envisagée comme un germe déposé dans le chaos intérieur de l’être par l’influence spiri­ tuelle qui lui a été communiquée - à l’initiation effective, qui repré­ sente le développement de ce germe, son passage de la puissance à l’acte. Cette méthode était en effet liée à la pratique du métier, qu’elle sacralisait et intégrait ainsi à l’ordre cosmique dont seul le respect légitime et rend fécondes les activités humaines, grâce à cette science du geste qui fait de l’acte rituel l’épicentre de « vibrations » indéfinies, se propageant à toutes les modalités de l’être et les harmo­ nisant entre elles selon l’« intention droite » de l’initié. Mais, si la « bonne volonté », quoique entendue de la façon la plus extérieure, ne faisait pas défaut à certains Maçons, cette « intention droite » qui doit l’accompagner pour que soit obtenue la « Paix », était nécessai­ rement réduite elle aussi, par l’absence de supports rituels qui eus­ sent pu la rendre opérative, à un état de virtualité qui empêchait que le jeu universel des actions et réactions concordantes pût s’étendre 139

M a ç o n o p é r a tif . C a r n e t s d e V illa r d d e H o n n e c o u r t,

xme s.

L e G r a n d A r c h i t e c t e d e l 'U n iv e r s . B i b l e d u

xv

s

J

UN PREMIER BILAN

à des modalités très « lointaines » de l’individualité; en un mot que l’aspiration de l’initié pût être suffisamment soutenue pour entraîner une « réponse » perceptible, venant des prolongements subtils de son individualité, dont il n’avait pas actuellement conscience. Encore s’agissait-il là de Maçons ayant quelque intuition de la nature véritable de l’organisation à laquelle ils appartenaient, et qui tentaient de retrouver la « Parole perdue ». Mais beaucoup, pour ne pas dire l’écrasante majorité, non seulement se satisfaisaient, comme nous le disions, de l’état de dégénérescence où était réduite la Maçonnerie, mais encore applaudissaient à la transformation effec­ tuée au début du xvme siècle par les protestants Anderson et Desaguliers, et qui la fit déchoir de sa réalité opérative en une simple vir­ tualité « spéculative » que l’on considéra donc comme un progrès, mais qui signifiait en fait que l’on confondait avec les jeux du men­ tal, ou même avec une activité sociale des plus profanes, la véritable illumination intellectuelle qui, comme eût dit saint Bernard, n’a aucun rapport avec les « arguties » et les « finesses » de la dialectique, et moins encore avec les idées, certes bien peu platoniciennes, du « siècle des lumières »... Mais encore une fois, ce n’était que par une méconnaissance plus ou moins complète de sa nature et de son origine, que l’ancienne confrérie des bâtisseurs de cathédrales avait pu se renier à ce point. Nous demanderons d’ailleurs, conforté par les études histori­ ques les plus sérieuses et les plus impartiales, comme celles de René Le Forestier, qui prouvent à l’évidence que la Maçonnerie n’eut aucunement le rôle privilégié qu’on lui prêta dans la préparation de la Révolution de 1789, si l’Église contemporaine, par le fait que les idées qui contaminèrent avant elle la Maçonnerie y trou­ vent maintenant le plus large accueil, doit être pour cela qualifiée de secte satanique. Récusera-t-on le témoignage « d’un homme parfai­ tement véridique tel que Joseph de Maistre et si bien au courant de la vie des loges, grâce à une expérience assidue de près de vingt années 2 [...] »? Car, aussi gênant que cela puisse être pour certains, il ne faut pas oublier que le frère Josephus a Floribus réfuta ligne à ligne les célèbres Mémoires pour servir à l’histoire du Jacobi­ nisme 3 de l’abbé Barruel, dans l’un de ses manuscrits inédits où. 2. Émile Dermenghem, Joseph de Maistre mystique, éd. La Colombe, 1946, p. 84. (Nous pouvons refaire, à propos du « mysticisme » de Joseph de Maistre, la même remarque que pour saint Bernard...) 3. Réédités par la « Diffusion de la Pensée Française », 1973. 141

RENÉ GUÉNON

nous apprend Emile Dermenghem, « il défend surtout les martinistes 456contre le reproche de manichéisme avec une véhémence extraordinaire 5 ». A propos de l’« Illuminisme », Maistre remarque, en 1800 6 : « Il y a bien des malentendus sur ce mot d’illuminés; et bien peu de personnes parlent sur ce point avec une parfaite connais­ sance de cause. » Et il ajoute : « La Maçonnerie pure et simple, telle qu’elle existe encore en Angleterre... n’a rien de mauvais en soi, et elle ne saurait alarmer ni la religion, ni l’État. » De fait, Maistre s’en prend aux seuls Illuminés de Bavière, qui constituaient bien une « secte », mais qui n’avait rien de maçonnique. Emile Dermenghem souligne à juste titre que « c ’est uniquement à ce genre d ’illuminisme que Maistre réserve ce dernier mot quand il lui donne un sens péjo­ ratif ». En effet, selon Joseph de Maistre : « Le véritable illuminisme est le philosophisme moderne 7 greffé sur le protestantisme. [...] Voilà pourquoi l’illuminisme est beaucoup plus féroce en Allemagne qu’ailleurs, parce que le venin protestant a son principal foyer dans ces contrées. C’est aussi dans ce pays que le nom de la grande secte a pris naissance. Les conjurés ont nommé dans leur langue aufklarung l’action de la nouvelle lumière qui venait dissiper les ténèbres des anciens préjugés; et les Français ont traduit ce mot par celui d’illuminisme 8. » On trouve la même distinction entre « vrais » et 4. Il faut entendre évidemment par la les lecteurs et admirateurs de Louis-Ciaude de Saint-Martin, dont les membres de l’Ordre Martiniste fondé par Papus ne sau­ raient se réclamer - nous l’avons déjà dit - qu’au titre d’une filiation toute « idéale », puisque Saint-Martin, bien loin de « créer » un ordre dont la chaîne initiatique se fût perpétuée jusqu’à nos jours, donna, à la fin de sa vie, la préférence au mysti­ cisme. 5. Émile Dermenghem, op. cit., p. 46, note 6. 6. A Cagliari, le 9 novembre, Mélanges B (inédits), p. 605; cité par E. Dermen­ ghem, p. 78. 7. Nous devons faire remarquer, à ce propos, que « parmi les personnages du xvm e siècle qui sont communément regardés comme ayant été rattachés à la Maçonnerie, il en est beaucoup pour lesquels il n’y a pas le moindre indice sérieux qu’ils l’aient jamais été réellement; c'est le cas, entre autres, de la très grande majo­ rité des Encyclopédistes. » (Compte rendu par Guénon de l ’Histoire de la FrancMaçonnerie française, d’Albert Lantoine. Cf. Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. 1, p. 106.) Quant à Mirabeau, il pensait, reprenant une idée à la mode, que la Franc-Maçonnerie « n’était autre chose qu’une affiliation de l’Ordre des Jésuites ». (Cf. De la Monarchie prussienne, chap. VIII, titre V.) Enfin, on lira avec intérêt l’article de Denys Roman prouvant que l’initiation de Voltaire, d’ailleurs âgé de 84 ans, fut invalide (Études Traditionnelles, mars 1952). 8. Quatrième lettre sur l’éducation en Russie. (Œ. C., t. VIII, p. 210-215.) Cité par E. Dermenghem, p. 80. 142

UN PREMIER BILAN

« faux » illuminés, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg (II, 329) : « On donne le nom d’illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le chris­ tianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple ver­ tueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le christia­ nisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de la loi divine. » Encore faut-il préciser que lorsque parut le livre de Barruel, non seulement de Maistre prit la défense des « sociétés secrètes en général », mais encore il refusa d’admettre que les Illumi­ nés de Bavière fussent aussi noirs que le prétendait l’abbé : « Quoique infiniment condamnables, ils ne peuvent pas, dit-il en 1800, avoir fait, à beaucoup près, tout le mal qu’on leur attribue »; et il ajoute ironiquement : « Si ces gens étaient d’ailleurs si redouta­ bles avec leur aqua tophana, comment le docteur Zimmermann, comment l’abbé Barruel lui-même et tant d’autres, ont-ils pu écrire impunément contre ces Messieurs 9? » Maistre consacra, nous l’avons dit, « un opuscule entier à réfuter phrase par phrase les Mémoires de Barruel101. Cet écrit se distingue par sa violence. Il ne fait grâce à l’auteur d’aucune de ses faiblesses, de ses contradictions, de ses aveux. Il manie avec virtuosité l’ironie et le raisonnement per absurdum. Maistre signale d’abord deux aveux de l’abbé Barruel reconnaissant l’innocence de la F.-M. anglaise et ajoutant qu’« il fut longtemps en France et en Allemagne une exception presque générale à faire pour la plupart des loges ». Ce sont les intrigues des Illuminés bavarois, dit Barruel, qui ont fini par corrompre la maçonnerie et l’infecter des projets révolutionnai­ res. La F.-M. n’est donc pas mauvaise par essence; et il faut recourir à la comparaison d’un régiment gâté par la propagande des rebelles, commente Maistre. Puis, comme son adversaire reconnaît qu’un grand nombre de maçons étaient d’honnêtes gens, mais qu’« un très petit nombre d’adeptes connaissaient le dernier objet de l’associa­ tion », il conclut : « Alors, l’association est fort innocente; mais il y avait dans le nombre immense des associés un très petit nombre de scélérats. J’aimerais autant dire que le clergé de France était un corps détestable dont le vrai secret n’était connu que du cardinal de Brienne et de l’évêque d’Autun u . » 9. Mélanges B (inédits), p. 685, sept, et nov. 1800. Cité par E. Dermenghem, p. 85. 10. Dossier Illuminés. 11. Cf. E. Dermenghem, op. cit., p. 85-86.

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nous apprend Emile Dermenghem, « il défend surtout les martinistes 4 contre le reproche de manichéisme avec une véhémence extraordinaire 56». A propos de F« Illuminisme », Maistre remarque, en 1800 6 : « Il y a bien des malentendus sur ce mot d’illuminés; et bien peu de personnes parlent sur ce point avec une parfaite connais­ sance de cause. » Et il ajoute : « La Maçonnerie pure et simple, telle qu’elle existe encore en Angleterre... n’a rien de mauvais en soi, et elle ne saurait alarmer ni la religion, ni l’État. » De fait, Maistre s’en prend aux seuls Illuminés de Bavière, qui constituaient bien une « secte », mais qui n’avait rien de maçonnique. Emile Dermenghem souligne à juste titre que « c’est uniquement à ce genre d ’illuminisme que Maistre réserve ce dernier mot quand il lui donne un sens péjo­ ratif ». En effet, selon Joseph de Maistre : « Le véritable illuminisme est le philosophisme moderne 7 greffé sur le protestantisme, f...] Voilà pourquoi l’illuminisme est beaucoup plus féroce en Allemagne qu’ailleurs, parce que le venin protestant a son principal foyer dans ces contrées. C’est aussi dans ce pays que le nom de la grande secte a pris naissance. Les conjurés ont nommé dans leur langue aufklarung l’action de la nouvelle lumière qui venait dissiper les ténèbres des anciens préjugés; et les Français ont traduit ce mot par celui d’illuminisme 8. » On trouve la même distinction entre « vrais » et 4. Il faut entendre évidemment par îa les lecteurs et admirateurs de Louis-Claude de Saint-Martin, dont les membres de l’Ordre Martiniste fondé par Papus ne sau­ raient se réclamer - nous l’avons déjà dit - qu’au titre d’une filiation toute « idéale », puisque Saint-Martin, bien loin de « créer » un ordre dont la chaîne initiatique se fût perpétuée jusqu’à nos jours, donna, à la fin de sa vie, la préférence au mysti­ cisme. 5. Émile Dermenghem, op. cit., p. 46, note 6. 6. A Cagliari, le 9 novembre, Mélanges B (inédits), p. 605; cité par E. Dermen­ ghem, p. 78. 7. Nous devons faire remarquer, à ce propos, que « parmi les personnages du xvme siècle qui sont communément regardés comme ayant été rattachés à la Maçonnerie, il en est beaucoup pour lesquels il n’y a pas le moindre indice sérieux qu’ils l'aient jamais été réellement; c’est le cas, entre autres, de la très grande majo­ rité des Encyclopédistes. » (Compte rendu par Guénon de l'Histoire de la FrancMaçonnerie française, d’Albert Lantoine. Cf. Études sur la Franc-Maçonnerie et te Compagnonnage, t. 1, p. 106.) Quant à Mirabeau, il pensait, reprenant une idée à la mode, que la Franc-Maçonnerie « n’était autre chose qu’une affiliation de l’Ordre des Jésuites ». (Cf. De la Monarchie prussienne, chap. VIII, titre V.) Enfin, on lira avec intérêt l’article de Denys Roman prouvant que l’initiation de Voltaire, d’ailleurs âgé de 84 ans, fut invalide (Études Traditionnelles, mars 1952). 8. Quatrième lettre sur l ’éducation en Russie. (Œ. C., t. VIII, p. 210-215.) Cité par E. Dermenghem, p. 80. 142

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« faux » illuminés, dans les Soirées de Saint-Pétersbourg (II, 329) : « On donne le nom d’illuminés à ces hommes coupables, qui osèrent de nos jours concevoir et même organiser en Allemagne, par la plus criminelle association, l’affreux projet d’éteindre en Europe le chris­ tianisme et la souveraineté. On donne ce même nom au disciple ver­ tueux de Saint-Martin, qui ne professe pas seulement le christia­ nisme, mais qui ne travaille qu’à s’élever aux plus sublimes hauteurs de la loi divine. » Encore faut-il préciser que lorsque parut le livre de Barruel, non seulement de Maistre prit la défense des « sociétés secrètes en général », mais encore il refusa d’admettre que les Illumi­ nés de Bavière fussent aussi noirs que le prétendait l’abbé : « Quoique infiniment condamnables, ils ne peuvent pas, dit-il en 1800, avoir fait, à beaucoup près, tout le mal qu’on leur attribue »; et il ajoute ironiquement : « Si ces gens étaient d’ailleurs si redouta­ bles avec leur aqua tophana, comment le docteur Zimmermann, comment l’abbé Barruel lui-même et tant d’autres, ont-ils pu écrire impunément contre ces Messieurs 9? » Maistre consacra, nous l’avons dit, « un opuscule entier à réfuter phrase par phrase les Mémoires de Barruel101. Cet écrit se distingue par sa violence. Il ne fait grâce à l’auteur d’aucune de ses faiblesses, de ses contradictions, de ses aveux. Il manie avec virtuosité l’ironie et le raisonnement per absurdum. Maistre signale d’abord deux aveux de l’abbé Barruel reconnaissant l’innocence de la F.-M. anglaise et ajoutant qu’« il fut longtemps en France et en Allemagne une exception presque générale à faire pour la plupart des loges ». Ce sont les intrigues des Illuminés bavarois, dit Barruel, qui ont fini par corrompre la maçonnerie et l’infecter des projets révolutionnai­ res. La F.-M. n’est donc pas mauvaise par essence; et il faut recourir à la comparaison d’un régiment gâté par la propagande des rebelles, commente Maistre. Puis, comme son adversaire reconnaît qu’un grand nombre de maçons étaient d’honnêtes gens, mais qu’« un très petit nombre d’adeptes connaissaient le dernier objet de l’associa­ tion », il conclut : « Alors, l’association est fort innocente; mais il y avait dans le nombre immense des associés un très petit nombre de scélérats. J’aimerais autant dire que le clergé de France était un corps détestable dont le vrai secret n’était connu que du cardinal de Brienne et de l’évêque d’Autun n . » 9. Mélanges B (inédits), p. 685, sept, et nov. 1800. Cité par E. Dermenghem, p. 85. 10. Dossier Illuminés. 11. Cf. E. Dermenghem, op. cit., p. 85-86.

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Il importe, de surcroît, de bien souligner qu’à l’origine l’Ordre des Illuminés de Bavière n’avait rien de maçonnique : « Sans aucun contact avec la Maçonnerie dans son principe, de 1776 à 1781, l’Ordre des Illuminés était à la fois, par son programme et par les exercices scolaires qu’il imposait à ses membres : lectures et disser­ tations, une association d’enseignement supérieur et laïque, un insti­ tut d’éducation civique et une ligue anticléricale 12. » Ce n’est qu’en 1782, à la faveur du convent de Wilhelmsbad, que Weishaupt et ses disciples tentèrent de s’infiltrer dans la Maçonnerie et d’y faire triompher leurs idées. Mais Dittfurth, leur porte-parole, y rencontra si peu de succès qu’il quitta le convent avant la fin des débats, fort dépité. « Le seul résultat positif qu’obtint l’action de Dittfurth au convent fut d’attirer fâcheusement l’attention des députés sur le pré­ tendu système maçonnique créé par les Bavarois et de le leur rendre odieux par les doctrines et les tendances que lui attribuait son interprète 13. » De fait, le rationalisme, l’égalitarisme et le retour à « l’état de nature » prêchés par les Illuminés suffirent à les perdre dans l’esprit des Maçons réguliers. « En réalité, l’Ordre des Illuminés de Bavière fut, de tous les systèmes maçonniques qui existèrent en Allemagne et aussi en France, le seul qui ait eu pour but de modifier, en théorie et à terme, l’ordre social et de combattre la religion tradi­ tionnelle; il n’a exercé aucune influence appréciable sur l’ensemble des Loges allemandes ou même sur une minorité d’entre elles 14. » La Franc-Maçonnerie ayant été ainsi lavée de ces accusations in­ famantes, il restait, de nos jours, à la défendre... contre ses propres membres, qui, incomparablement plus éloignés de la « Parole per­ due » que leurs frères du xvme siècle, avaient fini par se sentir flattés qu’on leur attribuât le rôle subversif qu’ils n’avaient pas joué, et qu’ils ne jouaient pas même en ce début du xxe siècle où, pourtant, l’Ordre ne pouvait tomber plus bas qu’il n’était. Au point que la Maçonnerie de la me République fut longtemps associée aux méfaits d’une politique désastreuse. Que la Maçonnerie, par son recrutement bourgeois, participât en cette triste époque de la médiocrité propre à la classe moyenne, dont la perspective, exclusive de toute spiritualité, se complaisait dans la pesanteur et l’épaisseur d’un monde qu’elle avait engendré, ce n’était 12. René Le Forestier, la Franc-Maçonnerie templière et occultiste, éd. AubierMontaigne, 1970, p. 642. 13. Ibid., p. 674. 14. Ibid., p. 674, note 57. 144

%v

UN PREMIER BILAN

Gravure figurant l’arbre généalogique de la Maçonnerie. A gauche, brisé, le rameau adventice des Illuminés de Bavière.

RENÉ GUÉNÔN

que trop vrai, mais de là à voir l’action de Satan dans des « arrièreloges » qui n’existèrent jamais que dans l’imagination des antima­ çons, il y avait ... un abîme, que certains n’hésitèrent pourtant pas à franchir, faisant preuve d’une incompréhension tout aussi déso­ lante que celle dont témoignaient les Maçons anticléricaux. A vrai dire, la surenchère dans l’absurde que suscitèrent les campagnes antimaçonniques, les véritables monstruosités qui en naquirent, ne pouvaient s’expliquer suffisamment par l’union d’une foi supersti­ tieuse ou en tout cas peu éclairée, et de passions politiques déchaî­ nées. Une certaine cohérence interne, à défaut de bon sens, des silences étonnants, relativement à des choses qui eussent pourtant dû occuper en priorité les antimaçons, des attaques convergentes venant de milieux apparemment sans liens, voire même opposés, l’action plus ou moins discrète de personnages fort suspects, prou­ vaient à l’évidence que « quelque chose » inspirait et orchestrait ces campagnes. Mais les traditionalistes, trop aveuglés pour s’interroger sur les dessous de l’antimaçonnisme, jouèrent consciencieusement un rôle de dupes, simples instruments entre les mains de « ce » qu’ils cherchaient à tort dans les « arrière-loges » et qui, s’il est permis de s’exprimer ainsi, les avait lancés sur une fausse piste. L’archétype de ces campagnes aux dessous ténébreux est bien l’« affaire Taxil15 », dont les répercussions se firent sentir tout au long de l’entre-deux guerres, et dont nous n’oserions pas dire, en entendant tel prélat accuser les Maçons de célébrer des messes noi­ res, qu’elle est aujourd’hui oubliée, dans certains milieux. Comme l’écrit Denys Roman 16 : « Aucune mystification ne fut mieux mon­ tée, aucune ne réussit plus parfaitement. Les fumisteries les plus savoureuses qui la suivirent : le buste d’Hégésippe Simon le Précur­ seur, le peuple poldève gémissant sous le joug des « hobereaux », la conjuration internationale dirigée par Crimias, Tarcos et Xullpo, - ces aimables farces d’écoliers ont duré quelques semaines, quel­ ques mois tout au plus. L’affaire Taxil a duré 12 ans; et quand on sut le fin mot de l’histoire, cela fit beaucoup rire... « Seulement, quand la victime de la plaisanterie est la plus haute autorité religieuse du monde chrétien, pour peu qu’on ait le respect des choses saintes, on rit moins fort et l’on commence à réfléchir. » Léo Taxil, de son vrai nom Gabriel-Antoine Jogand-Pagès, né à 15. Cf. Satan franc-maçon, la mystification de Léo Taxil présentée par Eugen Weber, collection archives, Julliard, 1964. 16. Études Traditionnelles, juillet-août et septembre-octobre 1967. 146

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Marseille en 1854, dans une famille bourgeoise et catholique, renia très vite son milieu et son nom, et milita activement dans la presse anticléricale, ce qui ne l’empêchait pas à l’occasion de fournir à la police des renseignements sur le personnel républicain qu’il fréquen­ tait. Vivant d’expédients, il accumula les condamnations et s’enfuit finalement à Genève... d’où il fut expulsé pour annonces fallacieuses « ayant pour but de profiter de la crédulité publique ». L’amnistie de 1878 facilita son retour en France, et il fonda à Paris la « Bibliothè­ que anticléricale », qu’il alimenta d’un torrent de pamphlets fangeux aux titres sans équivoque : les Maîtresses du Pape, le Fils du Jésuite, l ’Empoisonneur Léon XIII, le Pape femelle, les Crimes du Clergé, les Livres secrets des Confesseurs, Calotte et Calotins, etc. Mais son exploitation simultanée et fructueuse de la pornographie et de la libre-pensée le discrédita totalement aux yeux de ceux dont il préten­ dait soutenir la cause. Les amendes, les procès, l’opprobre général vinrent à bout de son industrie naguère florissante, tant et si bien qu’en 1885, Taxil, subitement touché par la Grâce, se convertit miraculeusement et abjura toutes ses erreurs, pour se lancer aussitôt dans le « bon combat », en l’occurrence l’antimaçonnisme, à qui l’encyclique Humanum Genus, de Léon XIII, parue en 1884, venait de donner un nouvel essor. Il est fort à regretter que le « discerne­ ment des esprits » ait fait en la circonstance davantage défaut aux Catholiques qu’aux anticléricaux, puisque le nonce apostolique en personne releva Taxil de toutes les excommunications qu’il avait encourues et que, deux ans plus tard, le Pape, qui avait lu tous ses ouvrages, le reçut et le bénit. Or, il fallait bien qu’un véritable climat de « suggestion collective » eût été créé pour que fussent ainsi accep­ tés sans sourciller par des gens sensés des factums où l’absurde le disputait au grotesque, et où certaines « orgies maçonniques » étaient trop complaisamment détaillées pour que l’on ne reconnût pas la première manière du sieur Taxil. Il lui fallait en tout cas une cer­ taine audace pour dévoiler les secrets du Palladisme - la fameuse Maçonnerie des « arrière-loges » - dans des livres comme les Mystè­ res de la Franc-Maçonnerie, Y a-t-il des femmes dans la FrancMaçonnerie?, les Femmes et la Franc-Maçonnerie, les Sœurs ma­ çonnes, et pour accuser de satanisme les « Odd-Fellows », banale association américaine de secours mutuel, que l’on rebaptisa pour la circonstance « Ré-Théurgistes optimates », et que Léon XIII se hâta d’excommunier, ainsi que deux autres associations américai­ nes : les « Chevaliers de Pythias » et les « Fils de la Tempérance »! Ce n’est pas encore le lieu d’évoquer les ténébreux arcanes de la 147

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mystification de Taxil, aidé par son compère le docteur Bataille (de son vrai nom docteur Hacks) dont le Diable au xixc siècle révélait entre autres qu’un Maçon aussi inoffensif que l’Américain Albert Pike disposait d’un fort ingénieux « téléphone infernal », et que Luci­ fer apparaissait tous les vendredis dans le Sanctum Regnum maçonnique de Charleston en Géorgie; mais nous noterons pour le moment qu’en dehors des autorités ecclésiastiques trompées, appa­ rurent dans cette affaire quelques personnages fort louches, tels l’ex­ rabbin Paul Rosen (alias Moïse Lid-Nazareth), Domenico Margiotta et quelques autres, dont Guénon allait avoir l’occasion de démasquer certains successeurs, dans une longue polémique qui l’opposa à la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, aux objec­ tifs fort ambigus. Quoi qu’il en soit, la mystification prit fin le lundi de Pâques, 19 avril 1897, à la salle de la Société de Géographie, lorsque son auteur, avec un parfait cynisme, en démonta le mécanisme devant un auditoire composé de Catholiques atterrés et écœurés et d’anticlé­ ricaux triomphants qui, à la fin, faillirent en venir aux mains. Certains virent dans le dénouement inattendu de cette folle équi­ pée antimaçonnique, une « ruse du diable » propre à discréditer définitivement ceux qui, après une telle mystification, auraient le courage de le chercher encore dans les « arrière-loges ». Taxil avait délibérément forcé la note pour ridiculiser les antimaçons, mais il avait fabulé à partir d’un fond authentique. Il en est même qui pensè­ rent que son seul mensonge résidait dans l’aveu de sa supercherie, qui pour eux n’en était pas une! Cette hypothèse ne tient pas, d’une part parce que, nous l’avons dit, derrière ce « bateleur » qu’était Taxil, et qui représente le type même du mystificateur mystifié, assez peu conscient sans doute du rôle qu’on lui fit jouer, se profilaient d’inquiétants inspirateurs, qui réapparurent ensuite, poursuivant manifestement la tâche qu’ils s’étaient de longue date assignée, et qui, au-delà du point fort que constitua l’affaire Taxil, consistait à attaquer sans relâche cette Maçonnerie que Taxil était d’autant moins porté à « défendre » qu’il avait été exclu, alors qu’il était « encore » libre-penseur, de la Loge du Grand-Orient à laquelle il appartenait. Seulement, dans le cas présent, les forces qui étaient à l’œuvre derrière le sieur Jogand-Pagès avaient joué et gagné sur plu­ sieurs tableaux. D’une part, on avait ridiculisé l’Église dans la per­ sonne même du Pape et de hauts prélats, tel le cardinal Rampolla, décourageant nombre de Catholiques de rechercher les causes de la subversion moderne : en effet, après avoir vu le diable partout, et 148

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surtout là où il n’était pas, on refusa désormais de le voir là où il était vraiment. D’autre part, on avait malgré tout jeté dans certains milieux qui, contre vents et marées, restèrent farouchement attachés à l’idée d’une Maçonnerie satanique, des germes dont on surveilla et favorisa l’épanouissement. Pour certaines personnes d’une in­ contestable bonne foi, l’affaire Taxil ne s’arrêta malheureusement pas le 19 avril 1897; et toute une littérature «taxilienne» naquit, dans l’entre-deux guerres, de la conjonction d’un courant traditiona­ liste dévoyé et de certaines forces politiques, conjonction provoquée par des agents de cette « contre-initiation » qui est la véritable puis­ sance subversive qui sous-tend l’histoire contemporaine. Mais l’opposition contre nature de l’Église et de la FrancMaçonnerie, bien qu’elle eût revêtu là un tour d’une violence encore jamais atteinte, reflétait la triste situation spirituelle d’un Occident déchiré où les deux aspects de la Tradition - en l’occurrence la Maçonnerie, représentant ce qui subsistait encore d’ésotérisme, et l’exotérisme catholique - se heurtaient depuis bientôt deux siècles, au lieu de se superposer harmonieusement. La première condamna­ tion pontificale portée contre la Maçonnerie fut la bulle In Eminenti, fulminée par Clément XII... ou plutôt par le cardinal Neri Corsini n , le 28 avril 1738. Le principal grief fait aux Maçons concernait le secret initiatique et son corollaire, le serment : « car s’ils ne faisaient point le mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière ». Ce jugement très « exotérique », et qui oubliait la disciplina secreti ou disciplina arcani de l’Église chrétienne des premiers siècles, fut en quelque sorte implicitement réfuté par Guénon 1718, qui expliqua que le « secret » des organisations initiatiques avait essentiellement valeur de symbole, relativement au véritable secret initiatique, pure­ ment intérieur, que l’on ne peut « découvrir » que par la réalisation spirituelle et qui, étant inexprimable, est nécessairement incommuni­ cable, non pas en vertu d’une convention quelconque, mais par la nature même des choses. « Quoi qu’on puisse penser des autres orga­ nisations secrètes, on ne peut donc, en tout cas, faire un reproche aux organisations initiatiques d’avoir ce caractère, puisque leur secret n’est pas quelque chose qu’elles cachent volontairement pour 17. Sur les motifs, essentiellement politiques, de cette bulle, et sur l’extrême discré­ tion, pour dire le moins, du rôle de Clément XII, à qui le gouvernement de l’Église n’appartenait plus, on lira entre autres, de Charles V. Bokor : Papes, Rois, FrancsMaçons, éd. Québec/Amérique, 1977. 18. Aperçus sur l ’Initiation, chap. XIII : « Du Secret initiatique ». 149

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des raisons quelconques, légitimes ou non, et toujours plus ou moins sujettes à discussion et à appréciation, comme tout ce qui procède du point de vue profane, mais quelque chose qu’il n’est au pouvoir de personne, quand bien même il le voudrait, de dévoiler et de communiquer à autrui. Quant au fait que ces organisations sont « fermées », c’est-à-dire qu’elles n’admettent pas tout le monde indis­ tinctement, il s’explique simplement par la première des conditions de l’initiation telles que nous les avons exposées plus haut, c’està-dire par la nécessité de posséder certaines « qualifications » parti­ culières, faute desquelles aucun bénéfice réel ne peut être retiré du rattachement à une telle organisation. » Certes, dans cette incompréhension, une part de responsabilité revenait à la Maçonnerie, qui, par sa dégénérescence et son « extério­ risation » corrélative, qui la fit se constituer en « société », avait donné prise dans une certaine mesure aux attaques du monde pro­ fane, en se plaçant en quelque sorte sur son terrain. Toutefois, le caractère trop manifestement extérieur des reproches adressés à l’Ordre, l’absence totale du sens des proportions et la profonde méconnaissance dont témoignaient les encycliques, telle Humanum Genus, proclamant que les Francs-Maçons « doivent promettre d’obéir aveuglément et sans discussion aux injonctions des chefs; de se tenir toujours prêts, sur la moindre notification, sur le plus léger signe, à exécuter les ordres donnés, se vouant d’avance, en cas contraire, aux traitements les plus rigoureux, et même à la mort », inclinent à croire que ces condamnations du Vatican participaient de ce que l’on pourrait appeler les empiètements illégitimes de l’exotérisme sur un domaine qui ne relevait ni de sa compétence, ni de sa juridiction. Guénon réaffirma d’ailleurs la nette distinction entre les deux domaines dans les Aperçus sur l’Initiation I9, en écrivant que « l’infaillibilité dans le domaine exotérique n’entraînera aucune­ ment l’infaillibilité dans le domaine ésotérique et initiatique ». Et il insistait : « [...] une fonction d’ordre exotérique, quelle qu’elle soit, ne saurait conférer aucune infaillibilité, ni par conséquent aucune autorité, vis-à-vis de l’ordre ésotérique; et, ici encore, toute préten­ tion contraire, qui impliquerait d’ailleurs un renversement des rap­ ports hiérarchiques normaux, ne pourrait avoir qu’une valeur rigou­ reusement nulle. » Il n’en reste pas moins qu’il fallait un certain courage ou, comme dans le cas de Guénon, un exceptionnel discernement, pour s’iqtéres19. Chap. XLV : « De l’Infaillibilité traditionnelle ». 150

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ser à la Maçonnerie, en ce début du xxe siècle qui constitua sans doute la limite extrême de cette longue déchéance qui l’avait vue se renier elle-même, en s’ouvrant aux influences les plus dissolvantes d’un monde profane contre lequel elle n’avait pas su se défendre. De mars 1910 date le premier article « maçonnique » de GuénonPalingenius, paru dans la Gnose20, et qui s’ouvrait sur une citation d’Albert Pike, le « grand chef dogmatique » luciférien des romans de Taxil, qui pour l’heure se contentait de déclarer que : «La Gnose est l’essence et la moelle de la Franc-Maçonnerie ». C’était l’occa­ sion, pour Palingenius, de répudier dès l’abord les concomittances fâcheuses de ce terme tant galvaudé, en lui restituant tout simple­ ment son sens originel, et en indiquant par là, pour ce qui concernait plus généralement le programme de sa revue, de quels principes tra­ ditionnels relevaient ses écrits : « Ce qu’il faut entendre ici par Gnose, c’est la Connaissance traditionnelle qui constitue le fonds commun de toutes les initiations, et dont les doctrines et les symbo­ les se sont transmis, depuis l’Antiquité la plus reculée jusqu’à nos jours, à travers toutes les Fraternités secrètes dont la longue chaîne n’a jamais été interrompue. » Après avoir longuement cité Oswald Wirth, une « lumière » des Loges à l’époque, qui lui servait de cau­ tion sans le compromettre aucunement tant le passage était judicieu­ sement choisi, il concluait d’une manière qui ne laissait aucun doute sur la conscience aiguë qu’il avait de sa fonction, qui, dans le cas présent, consistait à rendre aux Maçons le sens de leur tradition, en l’épurant sans « violence » de toutes les fausses doctrines qui depuis deux siècles en avaient totalement altéré l’éclat originel. Car l’appa­ rente banalité de cette conclusion, dont l’évidence ne pouvait mani­ festement heurter de front les idées communément répandues, voilait en fait une habileté et une lucidité significatives. « Pour terminer, et afin d’écarter toute équivoque, nous dirons que, pour nous, la Maçonnerie ne peut et ne doit se rattacher à aucune opinion philosophique particulière, qu’elle n’est pas plus spiritualiste que matérialiste, pas plus déiste qu’athée ou panthéiste, dans le sens que l’on donne d’ordinaire à ces diverses dénominations, parce qu’elle doit être purement et simplement la Maçonnerie. Chacun de ses membres, en entrant dans le Temple, doit se dépouiller de sa per­ sonnalité profane, et faire abstraction de tout ce qui est étranger aux principes fondamentaux de la Maçonnerie, principes sur lesquels 20. Repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, p. 257. 151

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tous doivent s’unir pour travailler en commun au Grand-Œuvre de la Construction universelle. » Si l’on approfondit ce qui pourrait au premier abord passer pour un tissu d’évidences, ne se distinguant en rien de la littérature néo­ spiritualiste ordinaire, on constate la présence de grands thèmes guénoniens, prêts à revêtir immédiatement une dimension propre­ ment métaphysique, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Et redisonsle, cette forme très synthétique, et d’une trompeuse simplicité, qui caractérise la « manière » de Palingenius, est hautement révélatrice de sa maîtrise - que manifestent aussi les citations soigneusement choisies de spiritualistes en renom qui, à ses yeux, avaient pour seule fonction de rassurer le lecteur, à qui l’on présentait de surcroît ce qu’il y avait d’« utilisable » dans leurs écrits. Il en va de même pour « l’Orthodoxie maçonnique », parue le mois suivant, toujours dans la Gnose, et où est déjà affirmé le caractère supra-humain et « anhistorique » de la transmission initiatique, et la véritable nature de sa régularité, qui avait à l’époque - et qui a tou­ jours pour certains - un côté fâcheusement « administratif ». Palin­ genius soulignait que cette régularité résidait essentiellement dans l’orthodoxie maçonnique; « et cette orthodoxie consiste avant tout à suivre fidèlement la Tradition, à conserver avec soin les symboles et les formes rituéliques qui expriment cette Tradition et en sont comme le vêtement, à repousser toute innovation suspecte de moder­ nisme. » Il n’est pas jusqu’à l’idée de l’adaptation providentielle de la Tradition une à des temps et des lieux différents, qui ne fût là en germe, ce qui autorisait à répudier tout « dogmatisme », mais en posant à cette adaptation les limites précises qui lui éviteraient de toucher « à aucun point essentiel ». Toutes les tendances de l’époque, les courants d’idées en apparence les moins compatibles avec la perspective traditionnelle, étaient transmués par cet « abstracteur de quintessence », dans toute la mesure où le permettait la loi selon laquelle il n’y a pas d’erreur absolue, toute fausse doctrine ayant pour origine une vérité incomprise ou volontairement déformée. Cette véritable alchimie, changeant le plomb en or, trompa pourtant certains lecteurs hâtifs qui, du fait que certaines expressions évo­ quaient pour eux un contexte « historique » bien précis, ne les voyaient sous la plume de Palingenius - qu’ils imaginaient « en évo­ lution » et qu’ils opposèrent au Guénon de la « maturité » - que comme des concessions involontaires à l’esprit du temps, à l’in­ fluence duquel il ne se fût pas encore totalement soustrait. Leur erreur est manifeste, comme nous allons le voir. 152

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Si, par exemple, le symbole du Grand Architecte de l’Univers n’implique pas « la reconnaissance de l’existence d’un Dieu quelconque », cela ne doit pas s’entendre d’un anticléricalisme pré­ tendument hérité de Matgioi; c’est tout simplement que la concep­ tion courante de Dieu dans les milieux spiritualistes, bien loin même de l’assimiler à Ishwara qui - c’est Guénon qui l’a dit et non Palingenius - est seulement le terme sanskrit par lequel il peut être traduit le moins inexactement possible, le réduisait, comme Camille Flam­ marion, à « n’être qu’un dieu [...] puisqu’il n’est qu’un aspect du Démiurge [...]. Du reste, il est des savants qui ne s’affirment athées que parce qu’il leur est impossible de se faire de l’Être Suprême une autre conception que celle-là, laquelle répugne trop fortement à leur raison (ce qui témoigne du moins en faveur de celle-ci); mais M. Flammarion n’est point de ce nombre, puisque, au contraire, il ne perd aucune occasion de faire une profession de foi déiste 21. » On voit donc quelle était la nature véritable de l’« anticléricalisme » ou du « rationalisme » de Palingenius, qui ne faisait qu’émonder le spiritualisme du début du siècle, qu’il fût « laïque » ou religieux, pour rendre vie à la Tradition étouffée sous les végétations parasites. D’ailleurs, les absurdités métaphysiques de tel scientifique parlant d’une pluralité d’infinis et d’une création « éternelle dans le passé », étaient trouvées au moins aussi condamnables que l’anthropomor­ phisme des exotérismes religieux. L’osmose en laquelle se dévelop­ paient en fait les grands courants d’idées occidentaux, en dépit de leurs apparentes oppositions, et qui était due à une commune limita­ tion des esprits religieux et athées, n’avait pas été sans altérer grave­ ment ce qui subsistait, dans l’ordre religieux, de conceptions authen­ tiquement traditionnelles, qu’il fallait à tout prix désolidariser des idées fausses que s’en faisaient conjointement croyants et agnosti­ ques. Et il est remarquable que chaque fois qu’était soulignée une déformation exotérique, sa variante scientiste ou néo-spiritualiste était encore plus vigoureusement dénoncée, ce qui permettait d’ou­ vrir, par antithèse, sur une perspective purement métaphysique. Que si l’on hésitait encore à attribuer au « don des langues », plu­ tôt qu’à de fâcheuses et involontaires concessions à la mentalité pro­ fane, cette faculté qu’avait Palingenius d’extraire les conceptions les plus élevées de négations apparemment imprégnées d’anticlérica­ lisme ou de rationalisme, il faudrait méditer, entre beaucoup d’au21. « A propos du Grand Architecte de l’Univers », la Gnose, juillet et août 1911; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, p. 273. 153

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très, ce passage de « Conceptions scientifiques et Idéal maçonni­ que 22 », accusant la moderne « science des religions » d’être « surtout le prétexte à une exégèse à tendances protestantes ou modernistes (c’est d’ailleurs à peu près la même chose) [...] », ce qui, on l’avouera, reflétait mal un prétendu progressisme... Cette notion de progrès était d’ailleurs, d’une façon générale, très explicitement récu­ sée (il ne pouvait s’agir, on l’a vu, que d’adaptations), à la fois dans son principe... ou plutôt dans son absence de principe, grâce à la multiplicité des états de l’être, qui « permet d’envisager toutes choses sous l’aspect de la simultanéité aussi bien (et en même temps) que sous celui de la succession, et qui réduit les idées de « progrès » et d’« évolution » à leur juste valeur de notions purement relatives et contingentes 23 », et dans son application historique, puisque dès 1910, dans « la Religion et les religions 24 », les Occidentaux moder­ nes étaient présentés comme nettement déchus, sous le rapport intel­ lectuel, ^relativement aux Gréco-Romains, par exemple. Il faut d’ailleurs reconnaître que « la Religion et les religions » est sans doute l’article de la Gnose qui pourrait susciter le plus de diffir cultés, puisque les religions y sont présentées comme des déviations de la Religion, c’est-à-dire de la Tradition primordiale. Seulement, il faut se demander de quelles religions il est ici question. Il ne s’agit manifestement pas des exotérismes orientaux et extrême-orientaux, auxquels la présence d’un ésotérisme corrélatif assigne sans ambi­ guïté ni confusion possible la place qui revient normalement à tout exotérisme. Ce n’est donc nullement î’exotérisme en tant que tel qui est visé 25; bien au contraire, sa nécessité, dont certains croiront l’affirmation très tardive et presque « forcée », est exprimée claire­ ment ici, puisqu’il est dit qu’en Orient, les rites extérieurs (distingués des rites initiatiques) « sont inhérents à l’organisation de la société, et tous les membres de celle-ci y participent, à quelque communion ésotérique qu’ils puissent appartenir, aussi bien que s’ils n’appartien­ nent à aucune ». Le Bouddhisme lui-même n’est pas en cause, malgré les restrictions que nous avons évoquées plus haut et sur lesquelles 22. La Gnose, octobre 1911; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, p. 288. 23. « Conceptions scientifiques et Idéal maçonnique », op. cit., p. 296. 24. La Gnose, septembre-octobre 1910. 25. Et cela d’autant moins que dans « la Prière et l’Incantation » (la Gnose, janvier 1911; repris dans Aperçus sur l ’Initiation, chap. XXIV), Palingenius définit d’une manière très « technique » l’origine et la nature exactes des possibilités exotériques, ainsi que nous l’avons vu (cf. chap. V, note 7). 154

C e lu i q u i d e s o n c o m p a s m a r q u a le s l i m i te s d u m o n d e e t r é g la a u - d e d a n s t o u t c e q u i s e v o i t e t t o u t c e q u i e s t c a c h é » ( D a n te ) .

RENÉ GUENON

nous aurons à revenir, puisque Palingenius nous dit qu’il « n’est pas plus déiste qu’athée, pas plus panthéiste que néantiste, au sens que ces dénominations ont pris dans la philosophie moderne, et qui est aussi celui où les ont employées des gens qui ont prétendu interpré­ ter et discuter des théories qu’ils ignoraient ». Il reste donc à envisa­ ger les trois traditions abrahamiques, les seules, d’ailleurs, auxquel­ les on puisse attribuer légitimement le terme de « religions ». Or, dans « A propos du Grand Architecte de l’Univers », Palingenius écrit ceci, critiquant l’étude d’un Maçon matérialiste : « C’est d’ail­ leurs à tort que, au Dieu anthropomorphe des Chrétiens exotériques, le F . ’. Nergal assimile Jéhovah, c’est-à-dire mir , l’Hiérogramme du Grand Architecte de l’Univers lui-même (dont l’idée, malgré cette désignation nominale, demeure beaucoup plus indéfinie que l’auteur ne peut même le soupçonner), et Allah, autre Tétragramme dont la composition hiéroglyphique désigne très nettement le Principe de la Construction Universelle 26; de tels symboles ne sont nullement des personnifications, et ils le sont d’autant moins qu’il est interdit de les représenter par des figures quelconques. » Il faut donc s’y résoudre, c’est bien le seul exotérisme catholique qui est visé par Palingenius, non pas, certes, en tant qu’exotérisme, et pas davantage en tant que catholique, mais simplement parce que des circonstances très spéciales avaient amputé le Catholicisme de sa dimension intérieure, de son « noyau » ésotérique, au contraire du Judaïsme qui avait conservé la Kabbale, et de l’Islam, où le Soufisme était particulièrement vivant. Et cette perte de l’ésotérisme, qui avait virtuellement rompu le lien entre le Catholicisme et le Cen­ tre Spirituel Suprême, l ’Agarttha, ceci dans une perspective « hori­ zontale », avait corrélativement effacé, aux yeux des Chrétiens exotéristes, et dans le sens « vertical » cette fois, le rayon (les Hindous diraient le sûtrâtma) qui relie l’être individuel à son Principe, à tra­ vers la multitude indéfinie de ses états hiérarchiquement superposés. Le lien entre l’individualité et la Personnalité avait été en quelque sorte perdu de vue, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et l’appropria­ tion et la déformation par la mentalité exotérique commune, d’une doctrine originellement métaphysique - ce qui ne fût pas advenu si, 26. « En effet, symboliquement, les quatre lettres qui forment en arabe le nom d’Allah équivalent respectivement à la règle, à l’équerre, au compas et au cercle, ce dernier étant remplacé par le triangle dans la Maçonnerie à symbolisme exclusi­ vement rectiligne (voir « l’Universalité en Islam », la Gnose, 2e année, n° 4, p. 126). » 156

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l’ésotérisme subsistant, les adaptations légitimes de la Doctrine à chaque niveau de compréhension avaient été « garanties » par une autorité spirituelle effective - avaient engendré une confusion plus ou moins générale, et en tout cas une intrusion illégitime de points de vue très extérieurs, tel le sentimentalisme, dans des domaines où ils n’avaient que faire. Sur le plan intellectuel, on en était arrivé ainsi à réduire involontairement la conception de l’Être pur à une notion effectivement démiurgique. Pour exprimer ceci dans les termes de l’ésotérisme hébraïque, VA dam Qadmon, c’est-à-dire l’Homme Uni­ versel, était devenu YAdam Protoplastes (premier formateur), consti­ tué par la « collectivité [des] êtres individuels, envisagée dans son ensemble »; ce qui était en quelque sorte inévitable pour une tradi­ tion à qui était désormais interdite la connaissance effective et même simplement théorique des états supérieurs de l’être, et dont la pers­ pective ne pouvait s’étendre qu’au seul état individuel humain, que l’exotérisme, par ses moyens propres, ne peut aucunement dépasser, comme nous le savons. Cette perspective strictement exotérique eût été bien sûr acceptable à son niveau, n’était cette confusion inextri­ cable - et qui prenait parfois la forme d’une profanation au sens strict du mot - qu’avait entraînée, répétons-le, la perte de l’ésoté­ risme, dont les représentants eussent été seuls en mesure d’effectuer les adaptations légitimes. Les négations de Palingenius équivalaient donc purement et simplement à des affirmations plus hautes, resti­ tuant à chaque terme son sens véritable. Cette limitation de l’horizon intellectuel catholique engendra d’ail­ leurs très « normalement » les incompréhensions auxquelles se heurta l’œuvre de Guénon, et dont la moindre n’était pas cette impuissance radicale à concevoir la possibilité pour l’être actuelle­ ment dans un état individuel, de réintégrer son Principe, en se libé­ rant de toutes ses entraves. L’erreur (au sens d’illusion, précise Palingenius) d’une conception posant « un Être Suprême extérieur à nous », qui a donné naissance à l’anthropomorphisme, était facilitée, certes, mais nullement impliquée par la notion de création, propre aux trois traditions abrahamiques, et donc à l’Islam. Toutefois, dans la « manifestation » des doctrines orientales, qui est en somme la tra­ duction métaphysique de l’idée de création, la dépendance des êtres par rapport au Principe « est en même temps une « participation » : dans toute la mesure de ce qu’ils ont de réalité en eux, les êtres parti­ cipent du Principe, puisque ces êtres, en tant que contingents et limi­ tés, ainsi que la manifestation tout entière dont ils font partie, sont nuis par rapport au Principe [...]; mais il y a dans cette participation 157

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comme un lien avec celui-ci, donc un lien entre le manifesté et le non-manifesté, qui permet aux êtres de dépasser la condition relative inhérente à la manifestation. Le point de vue religieux, par contre, insiste plutôt sur la nullité propre des êtres manifestés, parce que, par sa nature même, il n’a pas à les conduire au-delà de cette condi­ tion [...]. » Il n’en importe pas moins de remarquer qu’en Islam, qui n’est certes pas moins « créationniste » que le Christianisme, « il y a un certain niveau à partir duquel l’idée de création disparaît. Ainsi, il est un aphorisme suivant lequel « le Çûfi (on doit bien faire atten­ tion qu’il ne s’agit pas ici du simple mutaçawwuf) n’est pas créé » (Eç-Çûfi lam yukhlaq)\ cela revient à dire que son état est au-delà de la condition de « créature », et en effet, en tant qu’il a réalisé l’« Identité Suprême », donc qu’il est actuellement identifié au Prin­ cipe ou à l’Incréé, il ne peut nécessairement être lui-même qu’incréé 27. » Mais si cette coexistence des deux perspectives, méta­ physique et religieuse, au sein d’une même tradition, indique claire­ ment qu’il ne saurait y avoir entre elles contradiction ou opposition, il n’en va pas de même, encore une fois, dans une tradition amputée de sa dimension ésotérique, où les risques de déformation de l’idée même de création sont multiples : « si « créer » est synonyme de « faire de rien », suivant la définition unanimement admise, mais peut-être insuffisamment explicite, il faut assurément entendre par là, avant tout, de rien qui soit extérieur au Principe; en d’autres ter­ mes, celui-ci, pour être « créateur », se suffit à lui-même, et n’a pas à recourir à une sorte de « substance » située hors de lui et ayant une existence plus ou moins indépendante, ce qui, à vrai dire, est du reste inconcevable. On voit immédiatement que la première rai­ son d’être d’une telle formulation est d’affirmer expressément que le principe n’est point un simple « Démiurge » (et ici il n’y a pas lieu de distinguer selon qu’il s’agit du Principe Suprême ou de l’Etre, car cela est également vrai dans les deux cas); ceci ne veut cependant pas dire nécessairement que toute conception « démiurgique » soit radicalement fausse; mais, en tout cas, elle ne peut trouver place qu’à un niveau beaucoup plus bas et correspondant à un point de vue beaucoup plus restreint, qui, ne se situant qu’à quelque phase secondaire du processus cosmogonique, ne concerne plus le Principe en aucune façon. » Une autre erreur serait de considérer le « rien » dont est tirée la 27. « Création et Manifestation », Études Traditionnelles, octobre 1937; repris dans Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, éd. Gallimard, 1973, p. 88. 158

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création comme une sorte de principe négatif, ce qui aggraverait l’erreur « démiurgique » envisageant une substance extérieure au Principe, en y ajoutant la contradiction formelle consistant à accor­ der à ce « rien », c’est-à-dire au néant, une certaine réalité. « Si l’on prétendait, pour échapper à cette contradiction, que le « rien » dont il s’agit n’est pas le néant pur et simple, mais qu’il n’est tel que par rapport au Principe, on commettrait encore en cela une double erreur : d’une part, on supposerait cette fois quelque chose de bien réel en dehors du Principe, et alors il n’y aurait plus aucune diffé­ rence véritable avec la conception « démiurgique » elle-même; d’autre part, on méconnaîtrait que les êtres ne sont aucunement tirés de ce « rien » relatif par la manifestation, le fini ne cessant jamais d’être strictement nul vis-à-vis de l’Infini. » Et l’on oublierait, de surcroît, que selon les théologiens, et même s’ils s’arrêtent à la considération de l’Être, à l’exclusion du Principe Suprême, l’Intellect divin, ou le Verbe, est envisagé comme le « lieu des possibles ». Et ces possibles compris dans l’Etre sont bien évi­ demment éternels comme lui. D’autre part, ces idées éternelles, ces « archétypes », au sens platonicien 28, ne sont nullement de simples « virtualités » par rapport aux êtres manifestés, comme le croient cer­ tains : « il y a là une illusion qui est sans doute due surtout à la dis­ tinction vulgaire du « possible » et du « réel », distinction qui [...] ne saurait avoir la moindre valeur au point de vue métaphysique. Cette illusion est d’autant plus grave qu’elle entraîne une véritable contra­ diction, et il est difficile de comprendre qu’on puisse ne pas s’en apercevoir; en effet, il ne peut rien y avoir de virtuel dans le Principe, mais, bien au contraire, la permanente actualité de toutes choses dans un « éternel présent », et c’est cette actualité même qui constitue l’unique fondement réel de toute existence 29. » Ainsi, l’erreur de ceux qui ne voient dans les idées éternelles que « des sortes d’images (ce qui, remarquons-le en passant, implique encore une autre contradic­ tion en prétendant introduire quelque chose de formel jusque dans le Principe), n’ayant pas avec les êtres eux-mêmes un rapport plus effectif que ne peut en avoir leur image réfléchie dans un miroir », implique un véritable renversement des rapports du Principe avec 28. Bien que Platon ait certainement eu en vue, avec son « monde intelligible », la manifestation informelle, plutôt que l’Être pur, une transposition était bien sûr tou­ jours possible. 29. «Les Idées éternelles», Études Traditionnelles, septembre 1947; repris dans Mélanges, p. 37. 159

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la manifestation. En réalité, « l’idée dont il s’agit est le principe même de l’être, c’est-à-dire ce qui fait toute sa réalité, et sans quoi il ne serait qu’un pur néant; soutenir le contraire revient à couper tout lien entre l’être manifesté et le Principe [...]. En fait, ce qui est virtuel, ce n’est point notre réalité dans le Principe, mais seulement la conscience que nous pouvons en avoir en tant qu’êtres manifestés, ce qui est évidemment tout à fait autre chose; et ce n’est que par la réalisation métaphysique que peut être rendue effective cette conscience de ce qui est notre être véritable, en dehors et au-delà de tout « devenir », c’est-à-dire la conscience, non pas de quelque chose qui passerait en quelque sorte par là de la « puissance » à l’« acte », mais bien de ce que, au sens le plus absolument réel qui puisse être, nous sommes principiellement et éternellement. » C’est très précisément ce qu’exprimait Maître Eckhart lorsqu’il disait : « Quand j’étais encore dans ma cause première, là je n’avais pas de Dieu, et j’étais ma propre cause. Je ne voulais rien, je ne dési­ rais rien, me connaissant moi-même dans la jouissance de la Vérité. C’est moi-même que je voulais et rien d’autre; ce que je voulais, je l’étais, et ce que j ’étais, je le voulais; j ’étais libre de Dieu et de toutes choses. Mais quand je sortis de ma volonté libre et que je reçus mon être créé, j ’eus un Dieu; car avant qu’il y eût des créatures, Dieu n’était pas encore Dieu, mais II était ce qu’il était. Lorsque la créa­ ture fut et qu’elle reçut sa nature de créature, Dieu n’était pas Dieu en lui-même, Il était Dieu dans la créature 30. » Quant à saint Tho­ mas d’Aquin, et même s’il ne déduisait pas, au contraire de Maître Eckhart, toutes les conséquences « effectives » de cette affirmation, qui pour lui restait sans doute théorique 31, il n’en écrivait pas moins, lui aussi : « La créature en Dieu c’est l’Essence divine elle-même 32. » « Je ne crois pas, dit Noële Maurice-Denis Boulet en parlant de Guénon 33, qu’il ait eu accès, je ne dis pas à maître Eckhart, mais même à Tauler, à Rusbrouck, à saint Jean de la Croix, à sainte Thé­ rèse, en dehors des citations de dictionnaires. » Outre que Guénon a connu Maître Eckhart suffisamment pour savoir que la notion d’identité Suprême était au centre de ses écrits, ce qui était bien 30. Sermon : « Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même », trad. Gandillac. 31. Encore faudrait-il ajouter, et l’on a peut-être trop tendance à l’oublier, que la Somme n’était, dans l’intention de son auteur, qu’un traité élémentaire à l’usage des étudiants... 32. De Potentia, q. III, article 16, ad. 24. 33. Cf. la Pensée Catholique, n° 78-79, p. 153.

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l’essentiel, nous regretterons à notre tour que Noële Maurice-Denis Boulet n’ait pas eu accès... à la pleine compréhension du Maître de Hochheim, qu’elle prend apparemment pour un mystique, pas plus qu’à celle de Ruysbrœck, qui lui eussent pourtant servi d’excellente introduction à Guenon; car nous n’osons croire qu’on puisse, en toute bonne foi et en pleine connaissance de cause, les opposer! Il faut d’ailleurs reconnaître que Maître Eckhart pose bien des problè­ mes aux traditionalistes - qu’ils le louent ou le blâment également à contresens - ainsi qu’on peut le constater en lisant « le Cas ambigu de Maître Eckhart » par Thomas Molnar 34, à qui, malgré l’échec « en sens inverse » de Noële Maurice-Denis Boulet, nous nous per­ mettrons cette fois de conseiller la lecture de Guénon, où nous vou­ lons croire qu’il saura trouver, quant à lui, la solution des apparentes « contradictions » du grand dominicain allemand, puisque aussi bien il avoue très franchement : « [...] nous ne voyons pas clair dans les notions fondamentales d’Eckhart. » Encore faudrait-il, bien sûr, l’étudier plus attentivement que le cardinal Daniélou ne l’avait sans doute fait des doctrines hindoues, puisque dans son Essai sur le Mystère de l’Histoire, il écrivait que la « philosophie de l’Inde » le laissait incertain, entre autres, sur « la transcendance absolue de Dieu », ce qui, on en conviendra, est plutôt inattendu! Le savant jésuite, qui avait lu Guénon suffisamment pour que l’on eût hélas la certitude qu’il le comprenait également très mal, aurait dû tout de même inférer de ce que le fini ne cesse jamais « d’être strictement nul vis-à-vis de l’Infini », une certaine « transcendance » du Prin­ cipe... Cette incompréhension propre à certains milieux catholiques est d’ailleurs résumée par le père Henri de Lubac qui, le 31 décembre 1962, écrivait à Noële Maurice-Denis Boulet, après la parution de son étude dans la Pensée Catholique, qu’il y avait chez Guénon « une hostilité réelle à ce qui fait la moëlle de l’Évangile, à l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ [...] » Pourtant, après son mariage, nous l’avons dit, Guénon orienta son activité vers les milieux catholiques, où il rencontra parfois un accueil favorable, encore qu’il se fût heurté dès le début au principal représentant du mouvement néo-thomiste, Jacques Maritain, dont l’hostilité vigilante ne se démentit jamais, et qui alla jusqu’à profiter de sa situation d’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, après la dernière guerre, pour demander sa mise à l’index. Mais sa 34. La Pensée Catholique, n° 169. 161

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requête ne trouva aucun écho auprès de Pie XII, dont nous avons quelques raisons de penser que son attitude vis-à-vis de Guénon devait être assez différente de celle du paysan de la Garonne... Il importe toutefois de noter qu’en dehors de Jacques Maritain, qui était trop manifestement éloigné de l’orthodoxie catholique pour que sa position fût pleinement représentative, Guénon fut « en­ chanté », selon Noële Maurice-Denis Boulet, de faire la connais­ sance des pères Peillaube, qui dirigeait la Revue de Philosophie, et Sertillanges, « ce dernier très emballé au début ». Guénon, qui venait de « renouer » avec les milieux universitaires, visait l’agrégation de philosophie 35, après avoir obtenu un diplôme d’études supérieures. Noële Maurice-Denis Boulet tenta d’ailleurs de faire paraître sa thèse de diplôme dans la Revue de Philosophie, où elle reçut le nihil obstat du père Blanche, et l’accord du père Peillaube ... mais se heurta au refus de Jacques Maritain. En 1916, les lettres de Guénon à Pierre Germain évoquent à plusieurs reprises ce « débat métaphy­ sique » qui l’opposait à Maritain, signalant par exemple que, pour le chanoine Gombault, qui condamnait lui aussi les néo-thomistes, ceux qui admettent un infini secundum quid comme étant autre chose que de l’indéfini ne peuvent être regardés comme de vrais sco­ lastiques. Guénon précisait encore que, si l’on considérait « le pré­ tendu « infini potentiel » comme véritablement infini, ainsi que le fait Maritain », on ne pouvait échapper « à une foule de contradictions; et d’ailleurs il doit nécessairement en être ainsi, puisque la contradic­ tion est dans l’hypothèse même. » En juillet 1919, après la fin de ses cours au lycée de Blois, Guénon vint passer à Paris son agrégation et fut admissible. « Je suis un des sept sur vingt-quatre qui se sont tirés de cette première épreuve », écrivait-il à Noële Maurice-Denis Boulet. Mais l’oral eut lieu dans des conditions surprenantes, l’agrégation étant manifestement réser­ vée aux candidats âgés de moins de trente ans, ce que confirma une circulaire officielle, au mois d’octobre. De surcroît, et par une cruelle ironie du sort, Guénon « tira » un sujet de morale (l’idée de 35. Entre-temps, il avait été nommé pendant l’été 1916 professeur de philosophie au lycée de Tulle (il écrivait à son ami Pierre Germain qu’en plus de la philosophie, il accepterait à la rigueur d’enseigner les mathématiques et l’anglais, mais qu’il refu­ sait absolument la littérature et l’histoire), puis en octobre, au collège de Saint-Germain-en-Laye, après qu’il eut demandé à rester près de Paris. Au retour du titulaire, il reçut une nouvelle affectation, en Algérie cette fois, à Sétif, où il enseigna d’octobre 1917 à septembre 1918; enfin, il fut nommé à Blois, ce qui fit s’exclamer Noële Maurice-Denis Boulet : « Comment avait-il eu tant de chance? » 162

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sacrifice!), ce qui était assurément fort loin de ses préoccupations intellectuelles. Enfin, pour couronner le tout, le président du jury, un certain Boutroux, était absent. Cet échec coïncida avec l’abandon par Guénon de l’enseignement public. Quant à l’Université, son In­ troduction générale à l’étude des Doctrines hindoues, dont nous avons vu qu’il tenta d’en faire une thèse de doctorat, prouvera qu’il n’avait pas totalement renoncé, en 1921, à exposer dans ce milieu éminemment hostile des conceptions traditionnelles, « malgré la dif­ ficulté de faire accepter un sujet général de métaphysique pure 36 ». Si les tentatives de ce côté tournèrent court, toutefois, assez rapi­ dement, il n’en alla pas tout à fait de même avec le milieu catholique. Le père Peillaube, en 1920, pressait Guénon d’écrire dans sa Revue de Philosophie des articles contre le théosophisme - ce qui faisait pour une fois l’unanimité. Mais Jacques Maritain, qui prenait déci­ dément à cœur son rôle de censeur, ne laissait passer aucune occa­ sion de déployer son zèle, ainsi que nous le rapporte avec une cer­ taine ingénuité Noële Maurice-Denis Boulet, évoquant la recension de l’Introduction générale à l’étude des Doctrines hindoues qu’elle fit paraître dans la Revue Universelle, le 15 juillet 1921 : « Ces dix grandes pages avaient d’abord été discutées avec Jacques Maritain. Celui-ci désirait me voir « indiquer dans un paragraphe spécial que la métaphysique de Guénon est radicalement inconciliable avec la foi... » Pour finir, il rédigea lui-même la dernière phrase servant de conclusion, tout en me laissant libre de la modifier sur épreuves, ce que je ne fis pas. » Mais avec d’autres Catholiques, il était possible de poursuivre une plus fructueuse collaboration. Ce fut le cas du père Anizan, qui diri­ geait la revue Regnabit, et à qui Louis Charbonneau-Lassay, le savant archéologue et héraldiste chrétien de Loudun, présenta Gué­ non. C’est en 1921 que le R.P. Félix Anizan, des Oblats de Marie Immaculée, avait fondé Regnabit, dont le sous-titre était : « Revue universelle du Sacré-Cœur », et qui donna bientôt naissance à une « Société du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur ». Celle-ci, au début de 1926, lançait un appel adressé aux écrivains et aux artistes, rédigé par le père Anizan et signé, entre autres, par L. CharbonneauLassay et Guénon : « Alors que dans le monde catholique, par une invraisemblable et trop réelle aberration, tout ce qui est Sacré-Cœur est par là même catalogué simple dévotion, nous sommes persuadés, nous, que le Sacré-Cœur apporte à la pensée humaine le mot de 36. Cf. Noële Maurice-Denis Boulet, la Pensée Catholique, n° 77, p. 35. 163

RENÉ GUÉNON

L e c œ u r c o m m e c e n tr e d u m o n d e . M a r b r e a str o n o m iq u e d e l ’a n c ie n n e c h a r tr e u s e d e S a i n t - D e n i s d ' O r q u e s , S a r th e .

xvie s . dans

R e p r o d u it p a r L o u is C h a r b o n n e a u -L a ss a y

Regnabit

et

le Bestiaire du Christ.

salut, le mot que nous devons inlassablement redire, le dernier mot de l’Évangile... De la Révélation du Sacré-Cœur - nous ne la datons point du xviie siècle - nous avons une idée très vaste, que nous croyons très exacte. Après Bossuet qui voyait dans le Cœur du Christ « l’abrégé de tous les mystères du christianisme, mystère de charité dont l’origine est au cœur », nous pensons que la Révélation du Sacré-Cœur est toute l’idée chrétienne manifestée en son point 164

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essentiel, et sous l’aspect qui est le plus capable de saisir la pensée humaine. Loin de nous l’opinion, aussi erronée que répandue, que la Révélation du Sacré-Cœur est uniquement le principe d ’une dévo­ tion. Certes, la dévotion au Sacré-Cœur est belle entre toutes, et, bien comprise, elle doit rayonner dans toute la vie chrétienne. Mais la Révélation du Sacré-Cœur déborde, et de beaucoup, le cadre d ’une dévotion, si belle et si rayonnante qu’on la suppose. Directe­ ment et de sa nature, cette Révélation s’adresse à l’esprit, pour le mettre ou pour le remettre dans le sens de l’Évangile. Puisque le symbole est essentiellement une aide à la pensée - puisqu’il la fixe et puisqu’il l’entraîne - c’est à la pensée que s’adresse le Christ en se montrant dans un symbole réel qui, même aux peuples antiques, est apparu comme une source d ’inspiration, comme un foyer de lumière. Rappel de son amour et rappel de son amour sous le sym­ bole de son Cœur, voilà qui est de l’ordre de l’esprit; voilà qui nous ramène directement « sur la piste de l’Évangile ». Et de ce chef, nous estimons que la Révélation du Sacré-Cœur sera toujours d ’une importance capitale ... Nous ne pensons point que le Sacré-Cœur soit le salut du monde uniquement par la dévotion dont II est l’objet. Le mal est d’une autre essence. C ’est la pensée elle-même qui se déchristianise. En portant notre affirmation dans la zone de la pen­ sée, nous avons conscience de la placer au point vital37... » Guénon collabora à Regnabit de 1925 à 1927, s’efforçant princi­ palement de mettre en lumière le lien qui unissait les symboles des traditions antiques et orientales à ceux du Christianisme, témoignant ainsi de leur commune Origine. Mais là encore, la censure néo-tho­ miste ne devait pas tarder à se manifester, ainsi que nous l’apprend Guénon lui-même dans une note placée au début de son article sur « le Grain de sénevé 3839», et indiquant que cet article, « qui avait été écrit autrefois pour la revue Regnabit [...] ne put y paraître, l’hosti­ lité de certains milieux « néo-scolastiques » nous ayant obligé alors à cesser notre collaboration [...] ». Guénon devait évoquer cet épi­ sode en 1927 dans la Crise du Monde moderne 39 : « [...] il est grand temps, pour ceux à qui leur situation confère les plus graves respon­ sabilités, d’agir en pleine connaissance de cause et de ne plus per­ 37. Regnabit, janvier 1926. Cf. l’introduction de Michel Vâlsan à la première édi­ tion des Symboles fondamentaux de la Science sacrée, Gallimard, 1962. 38. Repris dans les Études Traditionnelles, janvier-février 1949, et dans les Symbo­ les fondamentaux de la Science sacrée, chap. LXXIII. 39. Éd. Gallimard, chap. IX. 165

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mettre que des tentatives qui peuvent avoir des conséquences de la plus haute importance risquent de se trouver arrêtées par l’incompré­ hension ou la malveillance de quelques individualités plus ou moins subalternes 4041, ce qui s’est vu déjà, et ce qui montre encore une fois de plus à quel point le désordre règne partout aujourd’hui. [...] Ce que nous disons présentement n’est que le résumé des conclusions auxquelles nous avons été conduit par certaines « expériences » tou­ tes récentes, entreprises, cela va sans dire, sur un terrain purement intellectuel [...]. » Mais si l’Eglise catholique dans son ensemble n’était guère mieux disposée que la Maçonnerie à recevoir le message de la Tradition, que dire du monde « intellectuel »! On trouvera dans l’intéressant ouvrage de Jean Biès - Littérature française et Pensée hindoue des origines à 195041 - une consternante anthologie de l’incompréhen­ sion occidentale, dont nous extrairons ces quelques perles du plus bel... orient : « Dès 1919, Valéry, qui a le mérite de discerner la plu­ ralité des civilisations et de les découvrir mortelles, n’en célèbre pas moins l’Europe, ce « petit cap du continent asiatique », comme bien supérieure au continent entier. L’Europe est « la partie précieuse de l’univers terrestre », le « cerveau d’un vaste corps »; le reste de l’hu­ manité étant constitué par « les nègres variables et les fakirs in­ définis ». Écho lointain de Gobineau, Valéry explique le miracle européen par la « qualité de sa population ». Que l’on mette dans le plateau d’une balance l’empire des Indes, dans l’autre plateau, le Royaume-Uni, c’est celui-là qui penchera! L’Europe est synonyme d’activité, curiosité intellectuelle, imagination et logique équilibrées, scepticisme non pessimiste, mysticisme non résigné. Héritière de la Grèce, de Rome et du Christianisme, elle est ce lieu privilégié de la culture, de la science, du progrès et des « réalisations42 »43. » L’incommensurable naïveté des « penseurs » de l’Occident, infa­ tués d’une bien illusoire supériorité, s’aggrave, lorsqu’ils sont chré­ tiens, d’un étonnant manque de « charité »... On croit rêver en enten­ dant Claudel refuser « la nuit abominable » des « brahmes, bonzes, philosophes 44 », ou comparer « le trois fois infâme Bouddha tout

40. 41. 42. 43. 44.

Il s’agissait en l’occurrence de l’archevêque de Reims. Éd. Klincksieck, 1974. La Crise de l'Esprit, 2e lettre ( Œuvres, I, Gallimard, 1957, p. 995 sv.). Jean Biès, op. cit., p. 177. Cinq grandes Odes, III, p. 99; cité par Jean Biès. 166

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blanc sous la terre », à un « Ver immonde45 », ou déclarer, enfin, que : « Rien mieux que (la pensée hindoue) ne saurait nous aider à réaliser les conditions constitutives (de l’enfer)46 ». Et Jean Biès de s’interroger : « Claudel n’aime pas l’Inde, il n’aime pas l’hindouisme, il n’aime pas son frère hindou. A voir tant de mépris et une telle sûreté de soi, l’on se pose la question : l’un de nos plus grands poètes chrétiens, et peut-être le plus grand, était-il vraiment chrétien? Clau­ del écrase ce qu’il ignore, il le fait avec fanatisme. Cette partie de son œuvre n’est assurément pas la meilleure, elle n’augmente pas sa gloire, ni ne sert l’Église qu’il prétend servir 47. » De l’Inde, « noire damnée » de Claudel, aux caricatures d’hommes que sont pour Teilhard de Chardin les yogin, ces « esprits infer­ naux », c’est le même mépris qui se manifeste, et c’est encore l’Esprit qui est outragé, par l’agitation ratiocinante d’un Occident qui se complaît irrémédiablement dans la rassurante illusion de ses jeux vains. Moins haineux toutefois que Claudel, Teilhard de Chardin in­ tègre ses « impressions de voyage » à son hasardeuse cosmogonie, et imagine la « synthèse en le Christ cosmique des deux formes d’adoration qui se partagent l’humanité : christianisme d’une part, et, de l’autre, ce qui est récupérable dans les « panthéismes humanitaires » 48 ». On pourra s’étonner que ces « panthéismes humanitaires » (et à condition bien sûr que la sempiternelle et absurde accusation de panthéisme eût encore un sens quelconque pour ceux qui en faisaient un épouvantail) fussent contredits par le reproche adressé à l’« âme asiatique », d’avoir séparé l’Un et le Mul­ tiple, de les avoir même opposés en considérant que « l’Unité s’obtient en niant et détruisant le Multiple », tant il est vrai que la pensée schématique de l’Occident, irréductiblement dualiste, ne s’ex­ prime qu’en termes d’opposition et de destruction, là où il n’y a en fait que synthèse et intégration. Mais de ces antilogies de Teilhard, prendra-t-on vraiment la peine de s’offusquer, si l’on se souvient 45. Corona benignitatis anni Dei, « Deuxième partie de l’année », p. 351; cité par Jean Biès. 46. Emmaüs, p. 78; cité par Jean Biès. 47. Jean Biès, op. cit., p. 168-169. Faut-il croire que Claudel révisa un jour son jugement? Olivier de Carfort, dans un article de Réforme (27 janvier 1951) consa­ cré à Guénon et intitulé : « Un sage vivait au pied des pyramides », écrit en effet : « Paul Claudel, parlant dans le privé, aurait désigné René Guénon comme étant « le plus grand écrivain français à l’heure actuelle »; mais nous mentionnons ce pro­ pos compromettant sous toutes réserves. » 48. Jean Biès, op. cit., p. 155. 167

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qu’« un Être participé de plérômisation », un Dieu qui se laisserait compléter, achever par l’être créé, sont aussi absurdes du point de vue hindou que chrétien49 »? Jean Biès a grandement raison d’éta­ blir un rapprochement symbolique entre l’attitude de Teilhard de Chardin et celle de Râmakrishna - « Le premier, dès sept ans ado­ rant la Matière dans le « Dieu Fer », le second, criant de douleur au toucher de ce métal 50L. » Quant aux « traditionalistes » dans le domaine politique, par voca­ tion grands défenseurs d’un Occident... qui n’avait en fait à se proté­ ger que de lui-même, ils étaient comme il se doit très hostiles à tout ce qui venait de l’Orient. Charles Maurras « avait eu déjà l’occasion de prendre à partie Guénon, emberlucoqué dans ses manvantârcr, et Barrés avait avoué : « Tous ces fakirs m’embêtent » (il est vrai qu’il s’agissait des théosophes de la Blavatsky). La même méfiance bour­ rue à l’égard de l’Inde suinte des encriers de Brasillach, Bardèche, Maulnier, Céline, des plumes-épées du camp nationaliste, des plu­ mes-crosses du camp intégriste 51. » Pour Massis, enfin, l’incarnation des maux qui menacent l’Occident revêt l’aspect d’une hydre tricéphale : l’individualisme allemand, le mysticisme slave et le pan­ théisme asiatique... Mais la palme de l’incompréhension, d’autant plus manifeste qu’elle émane d’un érudit qui faisait profession d’étu­ dier l’Orient, revient sans conteste à Sylvain Lévi, qui n’hésita pas à dire que : « L’Inde a donné au problème de la vie et de la destinée une solution si particulière qu’elle se sépare du reste du monde. Impuissante à dépasser l’horizon de son pays natal, elle n’a jamais pu s’élever à une vision universelle de l’homme et de la vie humaine 52. » Il faut avouer que l’on se fût attendu à tout, sauf à ce reproche qui est bien le plus extraordinaire que l’on pût concevoir, et auprès duquel la hargne de Claudel vis-à-vis de « l’Hindou » luci­ férien « qui ne se propose rien de moins que de conquérir la Chaire de l’Altissime et de participer à Sa Substance », semble presque lucide... Seule voix sympathique dans ce concert de vitupérations, celle de Léon Daudet, sans doute le plus « ouvert » des gens de

49. Ibid., p. 156. 50. Guénon, dans le chapitre XXII du Règne de la Quantité et les Signes des Temps, consacré à la « Signification de la Métallurgie », a fait allusion à cette parti­ cularité du grand spirituel hindou, symbolique de l’influence maléfique des métaux. 51. Jean Biès, op. cit., p. 160. 52. Cité par Massis dans l ’Occident et son Destin, p. 112.

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UN PREMIER BILAN

P« Action Française », comme en témoigne cette recension dûOrient et Occident parue dans l ’A ction Française du 15 juillet 1924 53 : « N’attendez pas de moi une analyse critique à’Orient et Occident, qui est, lui-même, un ouvrage critique, je le répète, d’une exception­ nelle pénétration et où abondent les horizons nouveaux. La constata­ tion double que fait M. Guénon, et que tout homme attentif et cultivé peut faire avec lui, doit être ainsi résumée : « 1° L’Occident est placé, depuis les Encyclopédistes et au-delà, depuis la Réforme, dans un état d’anarchie intellectuelle qui est une véritable barbarie. « 2° La civilisation, dont il est si fier, repose sur un ensemble de perfectionnements matériels et industriels - qui multiplient les chan­ ces de guerre et d’invasion - sur un soubassement moral et intellec­ tuel assez faible, sur un soubassement métaphysique nul. « Par des voies différentes, j ’étais arrivé à une conclusion analogue dans l’examen du stupide xixe siècle : mais mon ignorance de la phi­ losophie orientale - que possède à fond M. Guénon - ne m’avait pas permis de dresser le redoutable parallèle qu’il nous expose. Il ressort, sans qu’il l’exprime d’une façon positive, que l’Occident est menacé, plus du dedans, je veux dire par sa débilité mentale, que du dehors, où cependant sa situation n’est pas si sûre. » Qu’il était donc regrettable en effet que l’Occident, au fif des siè­ cles, se fût durci dans son orgueil, vraiment luciférien, lui, et dans son refus d’un Ordre que méconnaissaient radicalement les traditio­ nalistes eux-mêmes, qui n’envisageaient de revenir qu’à un moindre désordre, à peine plus supportable que le chaos présent. Comment pouvaient-ils imaginer que les dérisoires ressources intellectuelles d’un conservatisme étroit fussent suffisantes pour rallier les énergies et lutter efficacement contre cette crise du monde moderne dont les temps qu’ils glorifiaient n’étaient guère plus innocents que l’Occident contemporain, puisqu’ils en avaient semé les germes? Les derniers des « quarante rois qui en mille ans firent la France » avaient aussi préparé le règne de la Bourgeoisie en s’opposant, comme Philippe le Bel, à l’Autorité spirituelle, en détruisant la noblesse (équivalent occidental de la caste des Kshatriyas), et en établissant un pouvoir centralisateur dont le jacobinisme devait tirer le parti que l’on sait. D’ailleurs, parmi les innombrables contradictions des traditionalis­ tes relevées par Guénon, la moindre n’était pas celle qui les faisait condamner ce jacobinisme révolutionnaire tout en se présentant 53. Cité par Paul Chacornac, la Vie simple de René Guénon, p. 71-72. 169

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comme les farouches défenseurs d’un « nationalisme » qui en était pourtant issu en droite ligne, et sans apparemment se douter que cette conception toute moderne et antitraditionnelle de la nation - inconnue de l’Orient avant que les colonisateurs ne lui en eussent inoculé le poison - s’opposait directement à l’idée de la Chrétienté médiévale, supra-nationale, qui eût pourtant dû éveiller leur sympathie 34. Oui, quel dommage que l’Occident eût, en si peu de temps, renié le seul aspect positif de l’héritage de Voltaire : son intérêt pour l’Inde, qui ne fut pas seulement dicté par des considérations de polé­ mique antichrétienne, mais par une curiosité apparemment très réelle pour les doctrines orientales - même si sa compréhension était trop limitée pour que sa « philosophie » pût s’en trouver changée et qui lui faisait dire que seuls les ignorants ont pu croire que « tout ce qui habite au-delà de notre petite Europe ... et tout ce qui n’est pas nous, ont toujours été des idolâtres odieux et ridicules ». Et comme l’on voudrait qu’il eût été bon prophète lorsqu’il annonçait que, lorsque ces autres mondes seraient mieux connus, « tout agran­ dira la sphère de nos idées, et diminuera celle de nos préjugés ». D’ailleurs, les nations orientales « n’avaient nul besoin de nous, et nous avions besoin d’elles 53 », particulièrement l’Inde, « de qui toute la terre a besoin, et qui seule n’a besoin de personne 5456 ». Non, décidément, nul ne pensait plus, à l’heure où vint Guénon, que le destin de l’Occident pût dépendre de l’accueil qu’il ferait aux doctrines orientales, dont il ne semblait guère qu’il éprouvât un besoin vital. Et pourtant, l’Orient était secourable, à condition que l’on fît vers lui le premier pas - ce qui ne manquait pas d’étonner le prosélytisme occidental, pour qui une telle discrétion était certes inconcevable. Mais de toute façon, l’Occident, dans son ensemble, ne croyait ni au péril, ni au remède. Tout juste lui fallait-il quelques condiments exotiques pour épicer des genres littéraires mineurs, ou mieux quelques recettes de santé physique et psychique, au demeu­ rant illusoires ou dangereuses, que se proposaient de lui transmettre force charlatans. Il n’y avait donc apparemment aucun avantage, et 54. Il convient d’ailleurs de préciser, à cet égard, que les modernes contrefaçons du « Saint-Empire » sont vouées à l’échec, comme les événements ne le démontrent que trop, car leur principe d’unité, au lieu d’être intellectuel comme pour la Chré­ tienté médiévale, est d’ordre uniquement matériel. Et il est dans la nature même de la matière, principium individuationis, de ne pouvoir engendrer que la division. 55. Essai sur les mœurs, III, cité par Jean Biès, p. 62-63. 56. Op. cit., IV.

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UN PREMIER BILAN

au contraire beaucoup d’inconvénients, à ce que l’on recourût à la métaphysique orientale et à ses applications. Les fallacieuses verro­ teries fabriquées à l’usage des Occidentaux par les théosophistes ou autres « spiritualistes », en eussent perdu leur éclat tapageur, et l’on eût vite découvert la supercherie. Et pourtant, la clef de la crise occi­ dentale ne se trouvait nulle part ailleurs que dans l’intemporelle sagesse de l’Orient vrai.

La Melencolia, par Albert Durer.

VII Le Sort de l ’Occident

D

ÈS

SON PREMIER LIVRE,

« L ’INTRODUCTION

GÉNÉRALE

A

l’étude des Doctrines hindoues », Guénon avait formulé trois grandes hypothèses, représentant chacune la « réponse » de l’Ordre sacré aux différentes attitudes que l’Occident serait suscepti­ ble de prendre vis-à-vis de sa tradition et des doctrines orientales qui devaient lui servir à la restaurer, ou s’y substituer dans le cas où un redressement sur ses bases propres s’avérerait définitivement impossible. Ces trois hypothèses seront examinées de nouveau dans Orient et Occident et la Crise du Monde moderne - les deux ouvra­ ges, parus en 1924 et 1927 où, avec le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), qui les couronne et les achève sans les annuler en aucune façon, il traite plus particulièrement des applica­ tions de la perspective traditionnelle à la crise de l’Occident. Ces rappels permettront d’évaluer au fil des années les chances qu’elles avaient respectivement de se réaliser. Toutefois, nous pouvons dire que là encore, comme nous le montrerons, il n’y eut pas d’évolution dans la pensée de Guénon, qui ne fut nullement influencé dans ses jugements par le déroulement des événements extérieurs. S’il n’a rien négligé, manifestant ainsi une scrupuleuse honnêteté intellectuelle, pour revivifier certaines possibilités dont il savait pourtant dès le début qu’elles étaient vouées à l’échec, c’est que sa fonction impli­ quait qu’il passât méthodiquement en revue tout ce qui pouvait contribuer au redressement occidental, afin que l’on ne pût l’accuser de partialité. Mais dès 1921, et même avant, il savait laquelle des 173

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trois possibilités évoquées se réaliserait, et c’est sans doute ce qui explique sa réserve lorsqu’il écrivait que « les explications que nous allons donner ne sauraient correspondre à notre pensée tout entière 1 ». A. la fin de YIntroduction générale, il envisageait le destin de l’Occident, non sans avoir pris soin de mettre en garde ses lecteurs contre certaines « interprétations » : « Tout d’abord, la mentalité spé­ ciale qui est celle de certains Occidentaux nous oblige à déclarer expressément que nous n’entendons formuler ici rien qui ressemble de près ou de loin à des « prophéties »; il n’est peut-être pas très diffi­ cile d’en donner l’illusion en exposant sous une forme appropriée les résultats de certaines déductions, mais cela ne va pas sans quel­ que charlatanisme, à moins d’être soi-même dans un état d’esprit qui prédispose à une sorte d’autosuggestion : des deux termes de cette alternative, le premier nous inspire une répugnance invincible, et le second représente un cas qui n’est heureusement pas le nôtre 2. » Et il profitait de l’occasion pour souligner le discrédit qui frappe en Orient les arts divinatoires, qui revêtent au contraire une importance considérable dans l’occultisme. Pour en revenir au destin de l’Occident, l’idée d’un progrès absolu, dont nous avons vu déjà l’absurdité « métaphysique », et qui ne s’ap­ pliquait en fait qu’au seul développement des possibilités matérielles, au détriment de l’ordre purement intellectuel, semblait destinée à s’effondrer un jour ou l’autre dans la mentalité commune, puisque aussi bien « un développement unilinéaire est forcément soumis à certaines conditions limitatives, qui sont plus étroites lorsque ce développement s’accomplit dans l’ordre matériel qu’en tout autre cas [...] ». Quant aux conditions dans lesquelles ce changement se produirait, et quant à la nature des événements qui y contribue­ raient, on pouvait envisager là aussi plusieurs hypothèses : « [...] il est possible qu’on finisse par s’apercevoir que les choses aux­ quelles on attache présentement une importance exclusive sont impuissantes à donner les résultats qu’on en attend; mais cela même supposerait déjà une certaine modification de la mentalité commune, encore que la déception puisse être surtout sentimentale et porter, par exemple, sur la constatation de l’inexistence d’un « progrès mo­ ral » parallèle au progrès dit scientifique. En effet, les moyens du changement, s’ils ne viennent d’ailleurs, devront être d’une médio­ 1. Introduction générale à l ’étude des Doctrines hindoues, conclusion. 2. Ibid.

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crité proportionnée à celle de la mentalité sur laquelle ils auront à agir; mais cette médiocrité ferait plutôt mal augurer de ce qui en résultera. On peut encore supposer que les inventions mécaniques, poussées toujours plus loin, arriveront à un degré où elles apparaî­ tront comme tellement dangereuses qu’on se verra contraint d’y renoncer, soit par la terreur qu’engendreront peu à peu certains de leurs effets, soit même à la suite d’un cataclysme que nous laisserons à chacun la possibilité de se représenter à son gré. Dans ce cas encore, le mobile du changement serait d’ordre sentimental, mais de cette sentimentalité qui tient de très près au physiologique [...]3. » Mais quelles que soient les conditions et la date d’un « change­ ment de cap » - dont Guénon nous dit qu’il serait certes possible, à l’aide des lois cycliques, de déterminer au moins approximative­ ment l’époque, mais qu’il est préférable de s’abstenir de ce genre de considérations - on se trouve de toute façon confronté à ces trois hypothèses que nous avons évoquées, et dont l’une devra forcément se réaliser, après l’abandon - contraint ou spontané - de ce en quoi consiste la civilisation occidentale actuelle. La plus défavorable des trois « est celle où rien ne viendrait rem­ placer cette civilisation, et où, celle-ci disparaissant, l’Occident, livré d’ailleurs à lui-même, se trouverait plongé dans la pire barbarie ». Il n’est pour comprendre cette possibilité, et sans même remonter au-delà des temps dits historiques, que de considérer toutes les civili­ sations qui ont disparu purement et simplement, entraînant, quand elles étaient étroitement localisées, l’extinction des peuples corres­ pondants, qui survivaient au contraire dans un état de dégénéres­ cence comparable à celui des « sauvages » actuels (qui ne sont en aucune façon des « primitifs »), lorsque l’aire d’extension des civili­ sations disparues était plus vaste. La deuxième hypothèse est celle « où les représentants d’autres civilisations, c’est-à-dire les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force, à supposer que la chose fût possible, et que d’ailleurs l'Orient y consentît, dans sa totalité ou dans quelqu’une de ses par­ ties composantes. Nous espérons que nul ne sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas reconnaître combien cette hypothèse serait préférable à la précédente [...]. » Mais, bien sûr, « l’Occident devrait renoncer à ses caractéristiques propres et se trouverait absorbé purement et simplement ». 3. Ibid. 175

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Enfin, dans le meilleur des cas - du moins au point de vue occi­ dental, puisque pour l’ensemble de l’humanité, cette troisième possi­ bilité serait équivalente à la deuxième - l’« anomalie occidentale » disparaîtrait, « non par suppression comme dans la première hypo­ thèse, mais comme dans la seconde, par retour à l’intellectualité vraie et normale; mais ce retour, au lieu d’être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait effectué alors volon­ tairement et comme spontanément. On voit ce qu’implique, pour être réalisable, cette dernière possibilité : il faudrait que l’Occident, au moment même où son développement dans le sens actuel toucherait à sa fin, trouvât en lui-même les principes d’un développement dans un autre sens, qu’il pourrait dès lors accomplir d’une façon toute naturelle; et ce nouveau développement, en rendant sa civilisation comparable à celles de l’Orient, lui permettrait de conserver dans le monde, non pas une prépondérance à laquelle il n’a aucun titre et qu’il ne doit qu’à l’emploi de la force brutale, mais du moins la place qu’il peut légitimement occuper comme représentant une civili­ sation parmi d’autres, et une civilisation qui, dans ces conditions, ne serait plus un élément de déséquilibre et d’oppression pour le reste des hommes 4. » Mais après avoir décrit les trois hypothèses, il reste à envisager les conditions qui détermineraient leur réalisation : « [...] tout dépend évidemment, à cet égard, de l’état mental dans lequel se trou­ verait le monde occidental au moment où il atteindrait le point d’arrêt de sa civilisation actuelle. » Si aucun changement n’interve­ nait dans la mentalité commune, c’est évidemment la première hypo­ thèse qui prévaudrait, puisqu’il n’y aurait rien qui pût remplacer cette civilisation défunte, et que l’assimilation par d’autres peuples serait rendue impossible par la différence des mentalités. « Cette assimilation, qui répond à notre seconde hypothèse, supposerait, comme minimum de conditions, l’existence en Occident d’un noyau intellectuel, même formé seulement d’une élite peu nombreuse [...]. » Le rôle de cette élite, indispensable dans la deuxième et a fortiori dans la troisième hypothèse, ainsi que les conditions de sa forma­ tion, a parfois constitué une pierre d’achoppement pour les guénoniens, qui l’interprétèrent différemment. C’est pourquoi il convient d’étudier attentivement ce que Guénon avait en vue quand il envisa­ geait la constitution de l’élite occidentale. Dans la deuxième hypo­ thèse, celle d’une assimilation de l’Occident par les civilisations 4. Ibid. 176

LE SORT DE L’OCCIDENT

orientales, cette élite, d’une part montrerait aux détenteurs des tradi­ tions orientales que « si leurs appréciations les plus sévères ne sont pas injustes envers l’intellectualité occidentale prise dans son ensem­ ble, il peut y avoir du moins d’honorables exceptions, indiquant que la déchéance de cette intellectualité n’est pas absolument irrémédia­ ble », et servirait d’autre part d’indispensable point d’appui « à une action dont l’Occident n’aurait pas l’initiative [...] ». Cette élite serait en quelque sorte la condition nécessaire et suffisante pour intéresser l’Orient au sort de l’Occident, à titre d’ultime et quintessentiel témoi­ gnage de la spiritualité occidentale. Mais son rôle serait tout autre « si les événements lui laissaient le temps d’exercer une telle action directement et par elle-même, ce qui correspondrait à la possibilité de la troisième hypothèse ». L’élite agirait alors à la façon d’un fer­ ment, préparant la transformation du monde occidental dans son ensemble, et permettant à sa civilisation reconstituée sur des bases traditionnelles, de conserver un statut de « puissance autonome », reconnue par l’Orient. « Dans ce cas, la transformation aurait une apparence de spontanéité, d’autant plus qu’elle pourrait s’opérer sans heurt, pour peu que l’élite eût acquis à temps une influence suf­ fisante pour diriger réellement la mentalité générale. » L’aide des Orientaux, indirecte cette fois, ne lui faisant naturellement pas défaut dans cette hypothèse optimale. Par contre, il ne serait nulle­ ment nécessaire, et cela constituerait même plutôt un désavantage sérieux, que la masse occidentale, « même en se bornant à la masse soi-disant intellectuelle, y prenne part tout d’abord »; quelques indi­ vidualités pleinement conscientes suffiraient. Et, comme « le défaut de rattachement effectif à une tradition est, au fond, la racine même de la déviation occidentale », le redressement présupposerait le retour à une civilisation traditionnelle, « dans ses principes et dans tout l’ensemble de ses institutions ». Le retour à la tradition était donc le but essentiel assigné à l’élite ntellectuelle, qui pourrait prendre le Moyen Age comme exemple d’un « développement traditionnel proprement occidental », sans qu’il soit question de « copier » purement et simplement, mais seule­ ment de s’en inspirer, pour une indispensable adaptation aux :irconstances nouvelles. Que cette tradition fût conçue en mode religieux 5, cela était nécessité par la mentalité occidentale, actuelle:. Guénon précise que, selon l’Évangile, cet aspect religieux que doit de toute façon -ev êtir la forme traditionnelle adaptée à l’Occident, s’imposera jusqu’à la « consom­ mation du siècle », c’est-à-dire la fin du cycle actuel. 177

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ment plus encore qu’au Moyen Age, mais « il suffirait que quelques esprits eussent conscience de l’unité essentielle de toutes les doctri­ nes traditionnelles dans leur principe, ainsi que cela dut avoir lieu à cette époque [...] ». Ainsi, l’Occident, « se trouvant en possession de la tradition la mieux appropriée à ses conditions particulières, et d’ailleurs suffisante pour la généralité des individus, serait dispensé par là de s’adapter plus ou moins péniblement à d’autres formes tra­ ditionnelles qui n’ont pas été faites pour cette partie de l’humanité; on voit assez combien cet avantage serait appréciable. » Mais de toute façon, que l’élite, en s’en tenant à la deuxième hypo­ thèse, se bornât à servir de support à l’action de l’Orient, ou, en envi­ sageant la troisième, qu’elle eût la possibilité de revivifier la conscience traditionnelle de l’Occident et de susciter le redressement de celui-ci sur ses propres bases, elle n’en devait pas moins, dans tous les cas, rester strictement occidentale pour pouvoir jouer son rôle. Car « ceux qui se sont assimilé directement l’intellectualité orientale ne peuvent prétendre qu’à jouer [un] rôle d’intermédiai­ res [...]; ils sont, du fait de cette assimilation, trop près de l’Orient pour faire plus; ils peuvent suggérer des idées, exposer des concep­ tions, indiquer ce qu’il conviendrait de faire, mais non prendre par eux-mêmes l’initiative d’une organisation qui, venant d’eux, ne serait pas vraiment occidentale 6. » Cette position marginale, ou plutôt in­ termédiaire, des Occidentaux orientalisés, est très clairement réaffir­ mée dans la Crise du Monde moderne. Évoquant les possibilités de reconstitution de l’élite par des individualités dont les aspirations ne sont encore guidées par « aucune organisation qui puisse leur fournir la direction doctrinale nécessaire », Guénon ajoute : « Nous ne par­ lons pas en cela, bien entendu, de ceux qui ont pu trouver cette direc­ tion dans les traditions orientales, et qui sont ainsi, intellectuelle­ ment, en dehors du monde occidental; ceux-là, qui ne peuvent d’ailleurs représenter qu’un cas d’exception, ne sauraient aucune­ ment être partie intégrante d’une élite occidentale; ils sont en réalité un prolongement des élites orientales, qui pourrait devenir un trait d’union entre celles-ci et l’élite occidentale le jour où cette dernière serait arrivée à se constituer 7 [...].» Ceci étant clairement posé, il reste à voir quelles pourraient être les modalités de constitution de cette élite, pour laquelle il convient d’envisager deux hypothèses. La première, la plus favorable à tous 6. Orient et Occident, éd. Véga, deuxième partie, chap. III. 7. La Crise du Monde moderne, éd. Gallimard, chap. IX. 178

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points de vue, supposait que la tradition catholique fût conservée dans son intégrité par quelques individualités formant un petit « noyau » préservé de l’obscurcissement général. Mais Guénon déclarait son existence fort peu vraisemblable, et de fait, nous pou­ vons dire aujourd’hui qu’il eût été bien extraordinaire qu’un « appel » émanant d’une individualité investie d’une telle fonction fût resté sans réponse. D’autre part, rien ne manifestait extérieurement son influence, qui eût été à un degré ou à un autre perceptible s’il avait existé. Il convenait donc de s’en tenir à la seconde hypothèse : l’élite, pour se constituer, devrait faire en quelque sorte une assimilation au second degré des doctrines orientales, dont l’aide se révélait alors indispensable. Mais il faut nous arrêter un peu sur le caractère exact de cette aide. Guénon a insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il ne s’agissait nullement dans son esprit d’études livresques : « [...] nous parlons d’une étude vraie et profonde, avec tout ce qu’elle comporte quant au développement personnel de ceux qui s’y livrent, et non d’une étude extérieure et superficielle à la manière des orienta­ listes 8 . » De toute évidence, il est ici question, non pas de théorie, mais bien de « réalisation ». Il s’agit, pour les membres de l’élite, d’« acquérir et développer en eux-mêmes la pure intellectualité », et ensuite il faudrait que l’élite, entendue dans sa pleine réalité, et pour réaliser les adaptations requises par sa fonction, soit constituée d’hommes « dégagés de toute forme particulière, qui aient la pleine conscience de ce qu’il y a derrière les formes, et qui, se plaçant dans le domaine des principes les plus transcendants, puissent participer indistinctement à toutes les traditions 9 ». Nous sommes donc fort loin de simples « cercles d’études », et l’on voit ce que représentait pour Guénon cette notion d’élite occidentale. Ceci confirme bien que le « développement personnel » engendré par l’étude des doctrines orientales, doit s’entendre d’une réalisation spirituelle effective et non de la simple acquisition d’un savoir théorique, aussi « universa­ liste » et traditionnel qu’on pût le concevoir... Mais cette affirmation suscite une réelle difficulté : comment i'élite occidentale pourrait-elle concilier ce « support » de réalisation que constituent les doctrines orientales, avec le refus énergique de tout syncrétisme, qui n’autorise qu’une assimilation de ces doctrines au second degré, contrairement aux Occidentaux orientalisés - les intermédiaires - qui eux se les sont assimilées directement mais qui, 8. Orient et Occident, deuxième partie, chap. IV. 9. Ibid., deuxième partie, chapitre IV.

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on le sait, ne font en aucune façon partie de l’élite occidentale? Il ne saurait en effet être question, pour les membres de cette élite, d’adhérer à une tradition étrangère et donc d’en pratiquer les rites (au moins jusqu’à ce qu’ils aient atteint le degré de Rose-Croix, où il est évidemment possible de participer indifféremment à toutes les formes). Mais dans ces conditions, quel profit « effectif » les doctri­ nes orientales peuvent-elles leur procurer? En fait, la clef de cette apparente contradiction se trouve dans ce que certains ont appelé la « minimisation » des rites, par Guénon, caractéristique d’une cer­ taine période. On voulut voir, dans le fait qu’il leur accorda ultérieu­ rement une grande importance, la preuve d’une évolution, ce qui tournait décidément à l’obsession, alors qu’il ne s’agissait en fait que d’adaptations destinées à actualiser des possibilités de nature diffé­ rente. Cette période dura approximativement jusqu’à son départ pour l’Égypte, en 1930 (n’oublions pas que les premiers articles « techniques » sur l’initiation et les rites parurent en 1932), date à laquelle la possibilité de reconstitution d’une véritable élite occiden­ tale disparaissait et où Guénon, dont le rôle d’intermédiaire s’ache­ vait, du moins dans une perspective précise, quittait l’Occident, sa fonction revêtant désormais d’autres modalités. Un passage de l’Homme et son devenir selon le Vêdânta (chap. XXII) permet tout d’abord de comprendre comment le travail de l’élite aurait pu être « opératif » sans être « rituel » : « [...] La Déli­ vrance, disons-nous, peut être obtenue par le Yogi (ou plutôt par celui qui devient tel en raison de cette obtention) à l’aide des obser­ vances indiquées dans le Yoga Shâstra de Patanjali. Elle peut aussi être facilitée par la pratique de certains rites [...] ; mais, bien entendu, tous ces moyens ne sont que préparatoires et n’ont à vrai dire rien d’essentiel, car « l’homme peut acquérir la vraie Connaissance Divine, même sans observer les rites prescrits [...] ; et l’on trouve en effet dans le Vêda beaucoup d’exemples de personnes qui ont négligé d’accomplir de tels rites (dont le même Vêda compare le rôle à celui d’un cheval de selle qui aide un homme à arriver plus aisément et plus rapidement à son but, mais sans lequel il peut néanmoins y par­ venir), ou qui ont été empêchées de le faire, et qui cependant, à cause de leur attention perpétuellement concentrée et fixée sur le Suprême Brahma (ce qui constitue la seule préparation réellement indispensa­ ble) ont acquis la vraie Connaissance qui Le concerne (et qui, pour cette raison, est également appelée « suprême »)10. » 10. Brahma-Sûtras, 3e Adhyâya, 4e Pâda, Sûtras 36 à 38. 180

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Pour comprendre, maintenant, les modalités particulières de « par­ ticipation » de l’élite occidentale à une doctrine étrangère, il faut se reporter à ce que disait Guénon dans les Aperçus sur l’Initiation 11 : « Tout autre est le cas de celui qui, prenant ces mêmes livres [dont le contenu est d’ordre initiatique] comme « supports » de son travail intérieur, ce qui est le rôle auquel ils sont essentiellement destinés, sait voir au-delà des mots et trouve dans ceux-ci une occasion et un point d’appui pour le développement de ses propres possibili­ tés [...]. » Ceci sera encore précisé dans « A propos du rattachement initiatique 12 » : « Pour lui [celui qui est entré dans la voie de la réali­ sation], le contenu du livre n’est plus alors proprement qu’un sup­ port de méditation, au sens qu’on pourrait dire rituel [...]. Au-delà de la « lettre » qui alors a en quelque sorte disparu pour lui, celui-là ne verra véritablement plus que l’« esprit », et ainsi pourront s’ouvrir à lui [...] des possibilités tout autres que celles d’une simple compré­ hension théorique [...]. » Mais le but très élevé assigné par Guénon à l’élite dont il envisa­ geait la formation, qui « par définition en quelque sorte, doit être au-delà de toutes les formes 13 », et en même temps, l’absence de méthode rituelle, impliquait que cette élite fût constituée d’individua­ lités exceptionnellement qualifiées, et pour qui les « ressources inté­ rieures » fussent en mesure de suppléer le manque de support exté­ rieur. Car, même lorsque dans la Crise du Monde moderne (chap. IX), Guénon évoque l’éventualité pour l’élite d’avoir à créer elle-même les instruments de son action, il ne s’agit pas d’un rituel que ses membres eussent à élaborer à leur propre usage, ce qui serait d’ailleurs quelque peu contradictoire, mais bien, puisqu’il est ques­ tion en terme propre d’action et non de réalisation, des moyens qu’aurait l’élite d’exercer son influence sur le milieu occidental. Tou­ tes proportions gardées, il s’agirait analogiquement d’un processus de « réalisation descendante 14 » collective. C’est aussi pourquoi Guénon envisageait la possibilité, si le Catholicisme - hostile à l’ésotérisme et reniant son propre nom, qui étymologiquement signifie : universel - s’avérait définitivement incapable de retrouver le sens de sa tradition, et donc de servir de base à un redressement 11. 12. 13. 14.

Chap. XXXIII : « Connaissance initiatique et « culture » profane ».

Initiation et Réalisation spirituelle, chap. V. La Crise du Monde moderne, chap. II. Cf. « Réalisation ascendante et Réalisation descendante », chap. XXXII à'Ini­

tiation et Réalisation spirituelle. 181

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occidental général, que l’élite pût se constituer en dehors de tout milieu défini. A la vérité, la présence d’une organisation occidentale ne changeait rien pour elle : cette organisation ne pouvait, par défini­ tion, lui être d’aucun secours, puisque le rôle de l’élite était précisé­ ment de la revivifier. Par contre, la conscience plus ou moins effec­ tive qu’elle pouvait encore avoir de sa nature propre, et donc la « qualité » du support qu’elle serait susceptible d’offrir à l’action de cette élite, entraînait des conséquences incalculables pour l’Occident considéré dans son ensemble. On ne s’étonnera pas qu’en analysant les supports possibles d’un redressement, Guénon ait étudié le cas de la seule Église catholique, ne faisant aucune mention, par exemple, de la Maçonnerie, dont nous savons pourtant qu’il la considérait comme la seule organisa­ tion initiatique subsistante. La première raison de ce silence pouvait résider dans le fait que, comme nous l’avons dit, cette organisation était d’ordre uniquement cosmologique, et que la perspective pure­ ment métaphysique lui faisait par définition défaut. Or, c’est cette perspective qu’il assignait à l’élite qui, par l’accord sur les principes - et l’on sait qu’ils étaient de l’ordre le plus élevé - eût rendu possi­ ble une entente salvatrice avec l’Orient traditionnel. On pourra tou­ tefois faire à ce point de vue une objection parfaitement recevable, et que nous ne saurions d’ailleurs refuser sans nous mettre en contra­ diction avec nous-même. L’élite étant contrainte de se constituer sans l’aide de supports rituels, l’essentiel était que ses membres eus­ sent reçu l’initiation, quelle que fût l’organisation qui la leur trans­ mettait, puisque aussi bien ils devaient trouver en eux-mêmes les moyens de rendre cette initiation effective. Il importait donc peu, en définitive, que la méthode de réalisation fût absente de la Maçonne­ rie contemporaine, et même que celle-ci, envisagée par hypothèse dans sa pleine vitalité, fût une organisation limitée aux « petits mys­ tères ». Car cette limitation n’en est une, à vrai dire, qu’en ce qui concerne l’enseignement doctrinal qui y est donné (ou qui devrait l’être) d’une part, et d’autre part les pratiques rituelles qui, prenant appui sur le métier (nous envisageons toujours la Maçonnerie opéra­ tive) participent donc du domaine de l’action et ne visent « immédia­ tement » et en quelque sorte par nature, qu’à prendre conscience des prolongements subtils de l’individualité, et dans le meilleur des cas à réaliser celle-ci dans son intégralité. Mais rien n’empêchait en prin­ cipe, que pour des individualités exceptionnelles, toutes ces limita­ tions fussent dépassées, car « dès lors que quelqu’un a été rattaché à la silsilah [la « chaîne » initiatique], il n’est plus au pouvoir de per­ 182

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sonne de l’empêcher d’accéder à tous les degrés s’il en est capable 15 ». En effet, les rites qui « confirment » en quelque sorte la possession de degrés de réalisation (au moins théoriquement lorsque l’initiation n’est que virtuelle), ne sont en aucun cas de « nouvelles initiations » qui commanderaient la suite du « voyage spirituel ». Ceci est d’autant plus évident que le nombre des degrés, qui « ne constituent jamais qu’une sorte de classification générale et « sché­ matique », limitée à la considération de certaines étapes principales ou plus nettement caractérisées 16 », varie considérablement d’une organisation initiatique à l’autre. De. plus, une autre objection - étroitement liée d’ailleurs à la pré­ cédente - qui pourrait être faite à ce que ce fût uniquement le carac­ tère cosmologique de la Maçonnerie qui empêchait que Guénon en parlât comme d’un support à l’activité de l’élite, serait que, comme nous l’avons vu, le rôle de l’organisation était de fournir un point d’appui à Yaction de l’élite, et non pas à sa réalisation, ce qui, encore une fois, est trop évident, puisque si une organisation initiatique avait possédé une doctrine et une méthode capables de mener, en principe et en fait, au terme de la Voie, le problème de la constitution d’une élite occidentale ne se fût pas posé... non plus que celui de la crise du monde moderne. La véritable raison du silence de Guénon relativement à la Maçonnerie résidait dans le fait que cette organisation initiatique, aussi « profanée » soit-elle, est néanmoins réservée à un nombre rela­ tivement restreint d’aspirants, alors qu’un changement de la menta­ lité générale impliquait que la totalité des Occidentaux, quelles que fussent leurs qualifications, pussent participer à l’Ordre sacré, à un degré ou à un autre. Et seule une tradition à forme religieuse et dévo­ tionnelle, destinée à tous mais ayant retrouvé son aspect intérieur et ésotérique, eût offert à ceux qui ne pouvaient dépasser l’exotérisme tout ce qui leur était nécessaire, en même temps qu’elle eût permis à ceux qui étaient qualifiés d’accéder à sa dimension propre­ ment métaphysique. Ce qui est, notons-le en passant, le cas de l’Islam, par exemple. Pour que la troisième hypothèse - celle d’un redressement de l’Occident sur ses propres bases traditionnelles - pût se réaliser, il fallait donc que l’Église catholique, ayant recouvré, du moins en son

15. Aperçus sur l ’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, p. 151. 16. Initiation et Réalisation spirituelle, chap. XXV.

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intérieur, ce sens métaphysique qui lui faisait si cruellement défaut, fût en mesure, à plus ou moins longue échéance, de servir de support à Faction de l’élite, dont elle eût en quelque sorte transmis les in­ fluences vivifiantes à l’ensemble de la communauté. Qu’en est-il aujourd’hui? La situation de l’exotérisme catholique lui-même ins­ pire hélas les plus graves inquiétudes, et il semble maintenant défini­ tivement exclu que ce qui subsiste encore de l’Église puisse jouer un rôle positif quelconque. D’ailleurs, nous savons que Guénon, dès l’origine, ne s’était jamais fait d’illusions quant à cette possibilité. Sans même parler des articles de Palingenius, nous relevons dans sa correspondance des affirmations très nettes à cet égard. Dès le 2 septembre 1932, il répondait ainsi à une question : « Vous me demandez, sur la question d’« attitude », s’il y a quelque chose de changé depuis la publication de certains de mes ouvrages. Je vous répondrai très nettement : oui, certaines portes, du côté occidental, se sont fermées d’une façon définitive. Je ne me suis d’ailleurs jamais fait d’illusions, mais je n’avais pas le droit de paraître négliger cer­ taines possibilités; il fallait que la situation devienne tout à fait nette, et ce que j ’ai fait y a contribué pour sa part. Peut-être y aura-t-il encore un dernier résultat (négatif) à obtenir pour que chacun sache à quoi s’en tenir sans équivoque possible [...]. » Ét le 24 septembre 1933, il précisait encore : « Rome, en condam­ nant tout ce qui se rattache à l’ésotérisme, prononcerait en réalité sa propre condamnation, car ce serait la rupture définitive avec le « Centre »; il est bien compréhensible qu’on y regarde à deux fois, même si l’on n’a pas bien nettement conscience de ce qui est en jeu. Mais une reprise de contact vraiment effectif est bien invraisembla­ ble aussi, maintenant plus que jamais [...]; c’est à se demander si la susdite rupture ne serait pas préférable, car elle rendrait du moins la situation plus nette et déblaierait en quelque sorte le terrain... » Ce jugement est certes dépourvu d’ambiguïté, mais il faut encore considérer, bien que ce ne soit là qu’un aspect en quelque sorte mar­ ginal, voire anecdotique, du problème, le cas de deux organisations initiatiques chrétiennes dont la « remanifestation » partielle coïncida approximativement avec la publication des ouvrages de Guénon. Nous disons que ce problème est marginal puisque ces organisations étaient de toute façon fort loin de posséder l’intégrité du « dépôt » de l’ésotérisme chrétien, et que leur remanifestation n’eut malheureu­ sement pas de suite. Si nous devons pourtant nous y attarder quelque peu, c’est que, comme il n’est que trop fréquent dans les milieux occidentaux, des rumeurs plus ou moins incontrôlées, des informa­ 184

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tions souvent dépourvues de fondement17, entretinrent chez certains l’espérance illusoire que toute possibilité initiatique occidentale extra-maçonnique n’était pas définitivement exclue, et qu’il conve­ nait en conséquence de relativiser quelque peu la portée des conclu­ sions pessimistes de Guénon, dont on soulignait à l’occasion qu’il n’avait été informé que très tardivement du réveil de ces initiations chrétiennes. En un mot, on sous-entendait plus ou moins clairement que son « infaillibilité » s’était trouvée prise en défaut, et ce sur un point qui n’était certes pas sans importance, puisqu’il concernait directement le destin de l’Occident. Qu’en était-il donc de ces deux organisations? Elles « dataient » du xve siècle, et s’intitulaient respectivement « l’Estoile Internelle » et la « Fraternité des Chevaliers du Divin Paraclet ». La première était composée exclusivement de douze membres qui se recrutaient par cooptation, chacun se choisissant un successeur qui, à sa mort, prenait sa place. Par contre, le nombre des membres du « Paraclet » n’était pas limité. Mais en 1668, cette dernière organisation, qui avait été florissante surtout dans l’Ile-de-France, la Beauce, le Maine, l’Anjou et le Poitou, se trouvait réduite à un très petit nom­ bre de membres, qui la mirent « en sommeil ». Or, à cette époque, le Chevalier-Maître du « Paraclet » était en même temps l’un des douze membres de « l’Estoile Internelle », et il fut décidé que le « Pa­ raclet » se résorberait en quelque sorte dans celle-ci, qui était d’un ordre plus élevé, et que les archives de la fraternité lui seraient égale­ ment confiées. Toutefois, pour assurer la permanence au moins vir­ tuelle de cette forme d’initiation, il fut convenu qu’à chaque généra­ tion, plusieurs membres de « l’Estoile Internelle » recevraient l’investiture du « Paraclet », afin qu’on puisse, si des circonstances plus favorables se présentaient, réveiller un jour cette fraternité, dans laquelle l’initiation peut être transmise d’homme à homme. La Révo­ lution de 1789 faillit provoquer la rupture de la « chaîne » initiatique, par la mort de la plupart des membres de « l’Estoile Internelle », mais l’un d’eux, âgé de plus de 80 ans, put, avant de mourir, assurer la transmission des deux organisations. Dans la seconde moitié du xixe siècle, les chefs de « l’Estoile Internelle » tentèrent à diverses 17. On trouve un exemple assez caractéristique de ces fantaisies dans un article de Robert Amadou intitulé « Ésotérisme de Guénon » (les Cahiers de l'Homme-Esprit, n° 3, 1973). Il est vrai qu’on ne pouvait s’attendre à beaucoup de sérieux de la part de quelqu’un qui « constatait », dans le même article, que « l’érotisme [et il ne s’agissait pas d’un lapsus!] n’a point enflammé, animé, transporté [l’œuvre de Guénon] »... 185

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reprises de réveiller la « Fraternité du Paraclet », mais se heurtèrent aux scrupules, injustifiés faut-il le préciser, des Catholiques qu’ils avaient pressentis, et qui craignaient de s’engager dans une voie qui ne fût pas orthodoxe. Les choses restèrent en l’état jusqu’en 1925, date à laquelle un vieil archiprêtre de la cathédrale de Poitiers, le chanoine Th. Barbot, que Louis Charbonneau-Lassay connaissait depuis de longues années, révéla à ce dernier l’existence des deux organisations, dont il était alors le chef, et lui proposa de lui transmettre l’initiation du « Paraclet », sous l’engagement de reconstituer cette fraternité s’il en voyait la possibilité. Charbonneau-Lassay, hésitant, s’ouvrit de cette proposition à son ami le comte Palud du Bellay, mais la mort de celui-ci, en 1929, vint tout arrêter. Sur ces entrefaites, un des corres­ pondants de Guénon, intrigué par les allusions de CharbonneauLassay, dans ses études de Regnabit puis du Rayonnement intellec­ tuel 18, à des organisations chrétiennes fermées 19 dont l’enseigne­ ment lui avait permis de mieux comprendre la signification de cer­ tains symboles, « fit le siège » de l’archéologue de Loudun qui, à la fin, lui confia ce qu’il en était. Pour vaincre ses hésitations et le déci­ der à tenter ce réveil, ce guénonien dut lui apprendre que certains de ceux qui adhéraient à la Doctrine exposée par Guénon, et qui aspiraient à l’initiation, s’étaient résolus à entrer en Islam, faute de trouver quelque chose du côté chrétien. Charbonneau-Lassay lui demanda alors s’il connaissait des personnes qui fussent intéressées à la reconstitution de la fraternité, et après que son interlocuteur, répondant que c’était son cas, eut reçu en septembre 1938 l’investi­ ture du « Paraclet » et présenté à Charbonneau Georges Tamos 20, qui allait succéder à l’auteur du Bestiaire du Christ à la tête de l’organisation, quelques initiations eurent lieu dans le courant de l’année 1939. Naturellement, l’interlocuteur de Charbonneau-Lassay avait com­ muniqué à Guénon, dès le début, toutes les indications nécessaires pour qu’il pût se faire une idée exacte de la nature de la transmission initiatique du « Paraclet », et porter ainsi un jugement. Celui-ci 18. Cette dernière revue avait succédé à Regnabit, victime de l’hostilité des néo­ thomistes. 19. Charbonneau-Lassay mentionne des organisations chrétiennes, car, bien qu’il n’en fît pas partie, on l’avait autorisé à compulser les archives de « l’Estoile Internelle », outre celles du « Paraclet ». 20. De son vrai nom Thomas, et qui avait également publié des études dans le Voile d ’Isis sous le pseudonyme d’Argos. 186

La Queste du Graal (manuscrit du XVe s.), dont témoignait encore le symbolisme de l'Estoile Internelle (en haut).

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conclut favorablement quant à l’orthodoxie de l’organisation, mais constata de graves lacunes, en ce sens que, pas plus que dans la Maçonnerie spéculative, on ne trouvait trace d’une méthode quel­ conque, et qu’il ressortait des documents eux-mêmes que certaines choses avaient été perdues. De sorte qu’à l’examen, il apparaissait que la survivance de cette organisation présentait moins d’intérêt qu’on eût pu le croire tout d’abord. A tel point que le guénonien dont nous parlions, conscient d’avoir tenté tout ce qui pouvait l’être, entra finalement en Islam. Certes, quelques mois avant sa mort, survenue le 26 décembre 1946, Charbonneau-Lassay devait transmettre à Tamos un élément nouveau, mais qui était cependant bien loin de constituer une méthode de réalisation complète. D’autre part, certai­ nes susceptibilités, après la mort de Charbonneau-Lassay, empêchè­ rent que l’on profitât comme on l’aurait dû de l’aide de Guénon, que l’on s’efforça plutôt de tenir à l’écart, oubliant plus ou moins volon­ tairement que c’était à lui, en dernière analyse, que l’on était redeva­ ble du réveil de l’organisation. On pourrait nous objecter qu’en tout cela, il a été surtout question du « Paraclet », et qu’il se pourrait que « l’Estoile Internelle », réputée d’un ordre plus intérieur, eût conservé un dépôt initiatique plus important. Mais comme le « Paraclet », depuis qu’il lui avait été réuni, jouait vis-à-vis d’elle, si l’on veut, le rôle de « cercle exté­ rieur », il est évident que si « l’Estoile Internelle » avait préservé quant à elle doctrine et méthode, il lui eût été possible de remédier aux lacunes de la fraternité qu’elle s’était agrégée et de la revivifier de l’intérieur, plutôt que d’attendre une aide extérieure. Toutes ces hésitations, ces incertitudes, ajoutées au caractère fort incomplet de ce à quoi l’on tentait de redonner vie, montrent à l’évi­ dence que l’on n’avait pas affaire à la remanifestation délibérée d’un centre initiatique parfaitement conscient de certaines lois cycliques, par exemple, mais bien à une tentative d’un niveau beaucoup plus modeste. Et cela d’autant plus que, après la mort de CharbonneauLassay, l’état de santé du nouveau « Chevalier-Maître » lui interdit toute activité, et que celle de son adjoint était, pour d’autres raisons, extrêmement réduite. Les initiations furent ainsi peu à peu suspen­ dues, et le « Paraclet » est aujourd’hui de nouveau en sommeil. D’ailleurs, le 24 août 1950, Guénon écrivait déjà à Fernando G. Galvào, son traducteur brésilien : « [...] en ce qui concerne la pos­ sibilité d’une initiation spécifiquement chrétienne, il n’y a toujours rien, pratiquement du moins, du côté catholique; l’organisation du Paraclet, sur laquelle nous avions fondé quelques espoirs à un cer­ 188

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tain moment, semble bien, depuis la mort de notre ami Charbonneau-Lassay, être retombée dans le sommeil où elle était restée pen­ dant longtemps avant lui, et je ne vois actuellement personne qui puisse l’en tirer de nouveau. » Et il ajoutait, le 12 novembre de la même année : « [...] évidemment, sa « fermeture » presque complète est due à un ensemble de circonstances qui ne sont la faute de per­ sonne. » Maintenant, et bien que ce point n’ait plus qu’un intérêt rétrospec­ tif, il est permis de se demander si Guénon n’avait été informé de ces possibilités qu’en 1938 seulement. Il est d’autant plus permis de se poser la question que Charbonneau-Lassay, on l’a vu, avait été mis au courant dès 1925 de l’existence de ces deux organisations et que, jusqu’au départ de Guénon pour Le Caire, en mars 1930, il lui eût été loisible d’en faire part oralement à son éminent ami. Cette hypothèse, à notre avis, ne doit pas être rejetée à priori, et cela malgré le fait que Guénon ait paru accueillir comme des nouveautés les informations qui lui parvinrent à ce sujet par voie épistolaire, jusques et y compris les précisions successives qui transformèrent en « certaines formes d’initiation chrétienne 21 » ce qui avait d’abord été qualifié de « groupements d’hermétisme chrétien 22 » sur la foi (?) de renseignements fournis par un correspondant qui n’avait pas tenu compte du sens précis du mot hermétisme. L’infinie délicatesse que manifestait Guénon à l’égard de ses correspondants, l’inlassable attention qu’il leur témoignait, rendaient au moins plausible qu’il ait voulu leur éviter le désappointement de se voir devancés. Une autre éventualité serait que, informé de l’existence desdites initiations par un autre canal, il lui ait été impossible de révéler ses sources. Ce qui nous amène à avancer de telles hypothèses, c’est encore une mention relevée dans la correspondance de Guénon, et cela dès 1921. Il écrivait en effet à Noële Maurice-Denis Boulet pour s’étonner de ce qu’elle envisageât des incompatibilités entre le Brah­ manisme et la foi catholique, et il précisait : « D’autre part, je sais qu’il est des Catholiques éminents qui sont loin de partager votre façon de voir et de trouver les prétendues in­ compatibilités qui paraissent vous effrayer; si j ’avais le droit de tout

21. Cf. « Christianisme et Initiation », Études Traditionnelles, septembre, octobrenovembre et décembre 1949; repris dans Aperçus sur l'Ésotérisme chrétien, p. 24, note 1. 22. Aperçus sur l ’Initiation, chap. V, p. 41, note 1. 189

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dire, je pourrais même invoquer l’autorité d’un cardinal qui n’est mort que depuis peu d’années... » On nous accordera que ces quelques lignes, qui datent, rappelonsle, de juillet 1921, engagent à ne pas restreindre trop les possibilités d’information qu’avait Guénon dans le milieu catholique... Mais quoi qu’il en soit de toutes ces hypothèses, la situation est hélas encore plus nette aujourd’hui qu’elle ne l’était du vivant de Guénon, et l’« évolution » du Catholicisme en ces dernières années n’a fait que justifier, dans des proportions que l’on eût pu difficile­ ment prévoir, son absence totale d’illusions, confirmée en privé, rela­ tivement à un redressement traditionnel de l’Occident sur la base catholique. Oui, avant même qu’il eût commencé à écrire, le destin de l’Occident était scellé. Car nous sommes pour notre part intime­ ment convaincu que deux possibilités de constitution d’une élite occidentale, dues à des remanifestations de centres spirituels « re­ tirés » depuis plusieurs siècles, avaient échoué. La première fut représentée par l’Ordre du Temple Rénové, et la seconde par... l’Eglise gnostique. Si nous avons indiqué les raisons qui rendent très vraisemblable l’hypothèse selon laquelle l’O.T.R. fut une authentique résurgence de l’initiation templière, le cas de la Gnose pose en apparence de tout autres problèmes. Pourtant, bien des indices sérieux nous incitent à établir avec l’« affaire » de l’O.T.R. un parallèle qui nous paraît concluant. D’abord, nous l’avons déjà signalé, la restauration par Jules Doinel de la « Gnose ecclésiale » présente avec la reconstitution du Tem­ ple une étonnante similitude. Ensuite, le déséquilibre évident de Doinel pourrait bien s’interpréter comme la manifestation de certaines failles dans une individualité ayant reçu un dépôt trop lourd. Enfin, Guénon répondit dans le Voile d’Isis de mars 1931 23 à une attaque de Guillebert des Essars (l’un de ses plus perfides adversaires de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes) : « [...] et pourquoi, lui qui a fort bien connu Jules Doinel, éprouve-t-il le besoin d’en faire un « vintrasien »? » Comme nous le verrons, il n’était pas sans importance que Guénon eût ainsi « disculpé » Doinel de toute accointance avec les successeurs de Vintras et de l’abbé Boullan. Et comme il paraît que la Gnose, de même que le Temple, constituait

23. Compte rendu repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnon­

nage, t. 1, p. 171.

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une cible privilégiée dans certains milieux, Guillebert revint à la charge, s’attirant une nouvelle réplique, dans le Voile d’Isis de juillet 1931 24 : «Quant au « vintrasianisme » de Jules Doinel, quoique celui-ci ait effectivement passé par beaucoup de doctrines diverses, nous continuons à n’y pas croire, d’autant plus que les explications données ne concordent nullement avec la réalité des faits et des dates. » En outre, de même que l’O.T.R. avait été en butte à l’hostilité vigi­ lante de Téder, l’Église gnostique fut l’objet d’attentions toutes parti­ culières de la part de Joanny Bricaud (Sa Béatitude Johannès II ou Jean II, Souverain Patriarche de l’Église gnostique de Lyon et égale­ ment prêtre du Carmel de Vintras, le sataniste de Tilly-sur-Seulles) qui, pour faire pièce à l’Église gnostique de France de Fabre des Essarts (Synesius), qualifiée de « valentino-albigeoise », avait fondé une Église gnostique universelle. Ceci donna l’occasion à la France Antimaçonnique, outre sa petite rubrique intitulée « Chez les Gnostiques », de faire très largement écho dans sa « Tribune pour tous », aux excommunications réciproques des deux Églises, dont elle se délectait fort... Cette « Tribune pour tous » s’honora de la « collabo­ ration » de « Sa Grâce Palingenius » qui, avant de devenir le Sphinx, était ainsi accueilli ironiquement par Clarin de la Rive... qui lui ouvrait néanmoins très volontiers ses colonnes; et elle permit égale­ ment de découvrir un énigmatique « Gnostique qui n’est pas évê­ que », mais qui ne manquait ni d’humour ni de discernement et que - n’était certaine familiarité bon enfant - on aurait presque pu pren­ dre pour Palingenius, à tel point que Guénon dut préciser longtemps après, à l’un de ses correspondants, qu’il ne s’agissait pas de lui. Ce ' gnostique inconnu » s’employa à démasquer Bricaud, demandant par exemple, dans la France Antimaçonnique du 12janvier 1911, " quel jugement Sa Béatitude porte, maintenant, sur un abominable opuscule, imprimé en 1902 à Gaillac, intitulé : Méthode pratique pour l’incubat et le succubat, écrit sous le pseudonyme de Jean des Esseintes, nom donné par M. J.-K. Huysmans à l’un des personna­ ges de ses sataniques ouvrages sur la magie et l’occultisme. » Et ce qui est fort étrange, c’est que ce « Gnostique qui n’est pas evêque », et qui aidait fort efficacement Palingenius en dénonçant cum grano salis quelques néo-spiritualistes parmi les plus influents,

1- Repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. 1, p. 180. 191

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semblait lui aussi être le très bienvenu dans cette « Tribune pour tous ». A tel point que ses lettres en arrivèrent à être précédées de notes de la rédaction ainsi conçues : « Nous avons reçu la très inté­ ressante communication suivante [...]. » Mieux encore, on l’invitait explicitement à répondre à ses contradicteurs : « Le « Gnostique qui n’est pas évêque » tiendra probablement à répondre à M. Albert Jounet, dans notre prochain numéro »... Et, chose peut-être plus surpre­ nante, Palingenius semblait ne pas connaître son allié. Celui-ci était donc apparemment un pur produit de la Gnose, s’il est permis de s’exprimer ainsi, et il faut avouer que des individualités aussi « douées » ne se rencontraient pas fréquemment, fût-ce dans ce qui subsistait d’organisations initiatiques. On s’en persuadera tout à fait en lisant cet extrait de sa communication du 5 octobre 1911 dans la « Tribune pour tous » de la France Antimaçonnique : « [...] Aujourd’hui qu’un traité d’alliance a été conclu entre l’Église gnostique Universelle (de Lyon, qui doit organiser un Cen­ tre, à Paris, sous l’Obédience du Patriarche Jean II Bricaud) et l’Ordre Martiniste 2S, il m’a paru bon de poser à nouveau ma ques­ tion du 10 janvier dernier [relative à la fameuse Méthode pratique pour Vincubat et le succubat] et de faire observer que le Patriarche Jean II Bricaud a, plus qu’il ne convient, pris le temps de la réflexion. « Un mot encore : Puisque M. Bricaud s’intitule « Jean II », je serais curieux de savoir qui fut « Jean 1er »; serait-ce le « Docteur Johannès », autrement dit feu l’abbé apostat Boullan, de sinistre mémoire? Comme il est admis dans l’« Église du Carmel » que Vintras fut le prophète Élie réincarné (car ces gens-là croient à la réin­ carnation), et que l’abbé Boullan fut de même saint Jean-Baptiste, M. Bricaud doit logiquement se croire... saint Jean l’Évangéliste en personne! « Mais si M. Bricaud est bien le successeur légitime de Boullan (qualité que personne ne lui envie), celui-ci le fut-il de même de Vintras? Beaucoup de disciples de ce dernier se refusèrent obstinément 25. A propos de cette alliance de la « Gnose vintrasienne » et du Martinisme, qui recueillit ainsi un « héritage » des plus compromettants, Guénon écrivait à l’un de ses amis, le 1er mars 1919 : «Vous avez sans doute appris la mort de Téder et son remplacement par l’illustre Bricaud; c’était bien la peine de combattre Boullan comme l’a fait autrefois Papus, pour en arriver à avoir comme successeur le repré­ sentant direct et authentique dudit Boullan! Il fallait que tout cela finisse de cette façon ridicule; c’est tout de même dommage que la « France Antimaçonnique » ne paraisse plus... » 192

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à le reconnaître comme tel. Il y aurait pourtant, en ce qui concerne M. Bricaud, un moyen de s’assurer de la « légitimité » de son acces­ sion au Souverain Pontificat carméléen : ce serait de savoir s’il a hérité de certain démon familier, qui, sous divers noms d’emprunt (des noms d’archanges, s’il vous plaît!) fit beaucoup parler de lui durant tout le cours du xixe siècle et jusqu’en ces dernières années, où il joua encore le premier rôle dans quelques apparitions et révéla­ tions d’un caractère éminemment suspect. [...] ». Outre ce « Gnostiqup qui n’est pas évêque et prétend ne pas avoir la berlue » (certes!), l’Église gnostique comprenait, nous l’avons dit, des hommes comme Pouvourville-Matgioi et Champrenaud. Toutefois, l’aspect extérieur de la « Gnose ecclésiale », ses cérémo­ nies au caractère incontestablement parodique, pourraient s’inscrire en faux contre l’hypothèse qui en fait une authentique reviviscence initiatique. Et l’on pourrait s’autoriser à cet égard du jugement très sévère que Guénon porta sur les « néo-gnostiques » dans « le Lan­ gage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour » 26 » : « M. Valli dit que la « critique » apprécie peu les données traditionnelles des « gnostiques » contemporains [...]; pour une fois la « critique » a rai­ son, car ces « néo-gnostiques » n’ont jamais rien reçu par une trans­ mission quelconque, et il ne s’agit que d’un essai de « reconstitution » d’après des documents, d’ailleurs bien fragmentaires, qui sont à la portée de tout le monde; on peut en croire le témoignage de quel­ qu’un qui a eu l’occasion d’observer ces choses d’assez près pour savoir ce qu’il en est exactement. » Ceci pourrait paraître définitif. Il n’en est rien, croyons-nous, et cela pour deux raisons. La première est qu’il est ici question de transmission de documents, et non de transmission initiatique. Or, si pour l’Ordre du Temple Rénové, il est permis de supposer que les noms des sept grades, par exemple, n’étaient pas dus à l’inspiration du Centre Suprême mais à l’initia­ tive des « néo-templiers », de même l’appareil « ecclésial » de la Gnose devait plus à Valentin II ou à Synesius qu’à... Guilhabert de Castres. C’est que dans les deux cas, et compte tenu des conditions de reconstitution de l’élite, il faut établir une nette distinction entre l'influence initiatique transmise, qui seule importe finalement, et la reconstruction plus ou moins artificielle qui vient s’y ajouter « exté­ rieurement » et qui est exclusivement le fait des membres de l’élite potentielle. (Ce qui, soit dit en passant, était d’ailleurs un fâcheux26 26. Le Voile d’Isis, février 1929; repris dans Aperçus sur l ’Ésotérisme chrétien, Y éd., p. 51, note 1. 193

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indice quant à la possibilité qu’elle aurait d’actualiser cette « poten­ tialité ».) La seconde raison, et la plus décisive, est que Palingenius, alors directeur de la Gnose, portait sur l’Église gnostique exactement le même jugement que Guénon, ayant d’abord bien soin de marquer que la Gnose n’avait rien à voir avec les... néo-gnostiques; ainsi dans la « Tribune pour tous » de la France Antimaçonnique du 26 août 1911, où il écrivait : « D’autre part, nous ne sommes point des « néognostiques » [...] et, quant à ceux (s’il en subsiste) qui prétendent s’en tenir au seul gnosticisme gréco-alexandrin, ils ne nous intéres­ sent aucunement. Voilà pour la filiation, définie en quelque sorte négativement, et que l’on est bien obligé, puisqu’elle n’était pas « gnostique », d’appeler « cathare », comme nous y invite d’ailleurs la qualité de l’« entité » qui suscita cette reviviscence, mais sans qu’il soit possible de trancher ici la question des origines exactes de cette lignée spiri­ tuelle, d’autant plus difficiles à définir qu’outre les interprétations fausses et malveillantes, qui viennent compliquer le problème, il n’y eut pas un seul Catharisme 27... Il nous suffit en l’occurrence de reconnaître la présence d’un courant initiatique qui, avec celui repré­ senté par le Temple (les deux filiations confluèrent d’ailleurs à leur plus haut niveau dans le thème du Graal), constitua incontestable­ ment, dans son essence et non dans ses déviations 28, la trame spiri­ tuelle du Moyen Age. Nous rappellerons en effet que si ce qui est généralement connu du Catharisme relève souvent de l’un des cas

27. Cf. Jean Vassel : « Aspect historique et « prophétique » du Tarot », Études Tra­ ditionnelles, décembre 1949, p. 364 : «La Mort (XIII) symbolise évidemment la disparition des organisations initiatiques occidentales, et par conséquent le retrait du Graal que l’Occident n’était plus digne de conserver. Le fait historique corres­ pondant est la trop célèbre « croisade des Albigeois », que l’on a pu appeler une « croisade contre le Graal », et où l’habile « confusion » des organisations initiati­ ques et contre-initiatiques, opérée par les secondes, permit à celles-ci de détruire les premières, malgré les tergiversations et les scrupules d’innocent III. L’ésotérisme chrétien fut par là même condamné à mort - cependant que disparaissait la bril­ lante civilisation romane - ou tout au moins il fut réduit à ne plus pouvoir exercer d’action « directe » sur la chrétienté virtuellement agonisante. » Jean Vassel était d’autant plus autorisé, croyons-nous, à écrire ces lignes, que son oncle, le comte Palud du Bellay, l’ami de Charbonneau-Lassay, avait acquis la certitude qu’une filiation cathare s’était perpétuée jusqu’à la fin du x ix e siècle au sein de quelques familles nobles du Midi de la France. 28. Cf. Charles Vachot : « Peut-on parler d’orthodoxie cathare? », Études Tradi­ tionnelles, mai-juin 1966. Comme le souligne d’autre part Guénon (Aperçus sur l'Initiation, chap. XI) : « [...] si certaines « sectes » ont pu naître ainsi d’une dévia194

LE SORT DE L’OCCIDENT

où l’accusation d’« hérésie » put être portée légitimement contre une organisation initiatique : celui où, devenue plus ou moins ignorante de sa nature propre, elle confond les deux ordres exotérique et ésotérique 29, il n’en reste pas moins que dans l’Ésotérisme de Dante (chap. III), Guénon cite ce passage du Manuel maçonnique de Vuilliaume : « [...] car la fleur symbolique des Rose-Croix (la Rosa candida des chants xxx et xxxi) a été adoptée par l’Église de Rome comme la figure de la Mère du Sauveur (Rosa mystica des litanies), et par celle de Toulouse (les Albigeois) comme le type mystérieux de l’assemblée générale des Fidèles d'Amour. Ces métaphores étaient déjà employées par les Pauliciens, prédécesseurs des Catha­ res aux xe et xie siècles. » Et aussi Aroux (p. 13) : « [...] les Cathares avaient, dès le xne siècle, des signes de reconnaissance, des mots de passe, une doctrine astrologique : ils faisaient leurs initiations à l’équinoxe de printemps; leur système scientifique était fondé sur la doctrine des correspondances : à la Lune correspondait la Gram­ maire, à Mercure la Dialectique, à Vénus la Rhétorique, à Mars la Musique, à Jupiter la Géométrie, à Saturne l’Astronomie, au Soleil l’Arithmétique ou la Raison illuminée 30. » Enfin, pour en revenir au jugement que Palingenius lui-même 31 portait dès l’origine sur l’« attirail » néo-gnostique, le distinguant très nettement de ce qui relevait de la pure Gnose (non pas, nous l’avons vu, la gnose historique, le « gnosticisme », mais bien la Connais­ sance, impliquée par la transmission initiatique), nous citerons

tion de l’enseignement initiatique, cela même suppose évidemment la préexistence de celui-ci et son indépendance à l’égard des « sectes » en question; historiquement aussi bien que logiquement, l’opinion contraire apparaît comme parfaitement insou­ tenable. » 29. Cf. l'Ésotérisme de Dante, chap. 1er. 30. D’autre part, dans une lettre datée du 5 décembre 1933, Guénon, alors au Caire, faisait encore allusion aux Cathares, dans un passage d’autant plus intéres­ sant qu’il montre de quelle autorité intellectuelle jouissait le sheikh Abdel Wahed Yahia, parmi ses coreligionnaires arabes : « L’expression ed-din el-hanîf désigne la religion d’Abraham; justement il était question ici, il y a quelque temps, du sens 3e ce mot hanîf, et on envisageait différentes significations; finalement, on a été Yaccord pour admettre celle que je donnais : hanîf = tâher, c’est-à-dire pur. Les - unaja sont donc littéralement les « purs » (comme les Cathares, ce qui est assez curieux); ce sont ceux d’entre les Arabes qui avaient conservé intacte la religion c Abraham, car il y en a toujours eu jusqu’à l’Islam (certains ont pu être prophètes, mais non pas tous); et Mohammed lui-même, avant sa mission, était hanîf. ». 3 1 Bien qu’il ne fût âgé que de 24 ans, Synesius l’appelait : « Notre cher et vénéré secrétaire général »... 195

RENÉ GUENON

encore ces lignes de compte rendu tout à fait explicites, extraites de la rubrique « Bibliographie » de la France Antimaçonnique du 14 août 1913, et relatives à un Bref exposé de la Doctrine gnostique, par S.-I. Esclarmonde : « [...] l’erreur de ces anciens gnostiques [...] ne se retrouve-t-elle pas précisément avec les mêmes conséquences, chez certains de leurs continuateurs actuels? Pourquoi donc restentils, eux aussi, dans ce « domaine contingent », et jusqu’à quel point leurs restaurations d’un culte extérieur [c’est Palingenius qui souli­ gne] se rattachent-elles à la Gnose pure [...]? S’ils s’en tenaient exclusivement à la haute spéculation métaphysique, la déclaration suivante nous paraîtrait plus pleinement justifiée : « L’Église gnostique n’impose aucun dogme et ne se met non plus en contradiction avec aucun, puisqu’elle ne se place pas au même point de vue que les religions exotériques, avec lesquelles elle ne peut conséquemment pas entrer en lutte ni en concurrence. » D’autre part, dans une lettre datée du 15 octobre 1916, il écrivait à un « gnostique » de ses amis, après la démission de Synesius : « [...] à mon avis, le mieux est de laisser la chose complètement « en sommeil », et, si elle devait être reprise un jour ou l’autre, il faudrait que ce soit tout autrement que sous cette forme d’Église, dont pour ma part, je ne vois pas du tout la raison d’être, car ce n’est jamais sur ce terrain-là qu’on fera quelque chose de sérieux. » Nous espérons avoir suffisamment montré combien est illusoire l’« évolution » que certains, victimes des apparences, ont cru pouvoir discerner, de Palingenius à Guénon. En conséquence, puisque Palin­ genius ne fut influencé à aucun titre ni à aucun degré par l’occul­ tisme, ou par l’« anticléricalisme » de Matgioi, il fallait bien qu’il eût trouvé « quelque chose » dans l’Église gnostique, dont il s’occupa manifestement de très près à une certaine époque. « Quelque chose » que l’on pût « mettre en sommeil », ce qui ne s’entend ordinairement que des organisations initiatiques, puisque dans les pseudo-initia­ tions, il n’y a évidemment rien à « réveiller »; « quelque chose » enfin que l’on ne pouvait pas - connaissant les perspectives purement métaphysiques qu’il assignait aux « gnostiques », sans doute insuffi­ samment conscients du dépôt qu’ils avaient reçu, et égarés dans l’extériorité de leurs reconstitutions archéologiques - ne pas mettre en relation avec les conditions de formation de l’élite telles qu’il les concevait. Tous ces indices sont, nous semble-t-il, parfaitement concordants, qui désignent la reviviscence gnostique comme authen­ tiquement initiatique dans son essence. Et nous ajouterons encore ce détail significatif : à l’occasion d’une polémique avec Albert Jou196

LE SORT DE L’OCCIDENT

net (un gnostique démissionnaire qui, comme Bricaud, fut victime de l’ironie et du discernement du « Gnostique qui n’est pas évêque »), Palingenius insista sur le fait que cet « Évêque élu » n’avait jamais été consacré 32. Et l’on conviendra que cette importance accordée au rite de la consécration, mise en parallèle avec le dédain professé pour l’appareil ecclésial, renforce la conviction qu’il y avait là deux domaines bien distincts, et que seule importait l’influence spirituelle communiquée. Maintenant, nous devons dire qu’il existe un argument apparem­ ment décisif, qui à lui seul suffirait à ruiner nos conclusions. Nous avons écrit plus haut que Guénon, dans une lettre à Noële MauriceDenis Boulet, avait déclaré qu’il n’était entré dans ce milieu de la Gnose que pour le détruire. Or, et ceci n’est pas un paradoxe, cette affirmation de Guénon nous conforte dans notre opinion, surtout si nous la rapprochons de l’ordre qui lui fut donné par les « Maîtres » de fermer l’Ordre du Temple Rénové. On pourra d’abord noter qu’il n’a jamais été question d’une telle destruction en ce qui concerne les groupements pseudo-initiatiques d’obédience martiniste et papusienne dans lesquels Guénon est passé. Il se trouve que les deux seules organisations pour lesquelles la nécessité impérieuse d’une « fermeture » ou d’une « destruction » ait été proclamée, sont aussi les deux seules pour lesquelles il soit possible d’envisager une transmission initiatique véritable. Pour résoudre cette contradiction, il suffit de se reporter au chapi­ tre XXVII du Règne de la Quantité (« Résidus psychiques »), dans lequel Guénon explique que lorsque les influences spirituelles se sont retirées d’une tradition, il ne subsiste plus de celle-ci qu’un « sup­ port » d’autant plus dangereux qu’il a servi d’intermédiaire à une action plus puissante, et qui, dès lors réduit à l’état de « cadavre psy­ chique » abandonné par l’Esprit, peut devenir un instrument redouta­ ble entre les mains de « magiciens noirs » qui le manœuvrent et l’uti­ lisent à leur guise. Il convient encore d’ajouter que « dès que des organisations traditionnelles sont assez amoindries et affaiblies pour ne plus être capables d’une résistance suffisante, des agents plus ou moins directs de l’« adversaire 33 » peuvent déjà s’y introduire pour 32. Cf. la France Antimaçonnique, 31 août 1911, p. 379. Ceci, notons-le par parenthèse, n’en rend que plus énigmatique le cas du « Gnostique qui n’est pas évê­ que »... 33. « On sait qu’« adversaire » est le sens littéral du mot hébreu Shatan, et il s’agit en effet ici de « puissances » dont le caractère est bien véritablement « satanique ». » 197

RENÉ GUÉNON

travailler à hâter le moment où la « subversion » deviendra possible; il n’est pas certain qu’ils y réussissent dans tous les cas, car tout ce qui a encore quelque vie peut toujours se ressaisir; mais, si la mort se produit, l’ennemi se trouvera ainsi dans la place, pourrait-on dire, tout prêt à en tirer parti et à utiliser aussitôt le « cadavre » à ses propres fins. » L’action de Téder vis-à-vis de l’Ordre du Temple Rénové, et celle de Bricaud, relativement à l’Église gnostique, mon­ trent assez, croyons-nous, que le rapprochement que nous suggérons n’est pas sans fondement. Et de fait, tant pour l’O.T.R. que pour la Gnose, une « faille », due à un relatif manque de qualification du milieu humain concerné, et compte tenu, il faut le rappeler, des buts très élevés qui lui étaient proposés, fit échouer ces deux ultimes ten­ tatives de reconstitution de la tradition occidentale. Cette faille explique d’abord les critiques de Palingenius à l’égard des « néognostiques », et justifie ensuite la destruction méthodique des deux organisations, empêchant que l’adversaire pût s’emparer de leur cadavre. Il reste maintenant à tirer les conclusions de cet épisode. Tout semble concourir à prouver que l’initiation occidentale, polarisée en quelque sorte dans les deux filiations cathare et templière 34, se rema­ nifesta après plusieurs siècles, comme l’exigeaient certaines lois cycliques. L’échec de cette ultime remanifestation scellait le destin de l’Occident - ou rendait au moins impossible un redressement sur ses bases propres - ce que Guénon n’ignorait certes pas. Si elle avait au contraire réussi, permettant à plus ou moins long terme la reconstitution de la tradition occidentale dans son intégralité, sa fonction eût été tout autre, et certainement moins « publique ». Quoi qu’il en soit, nous pouvons donc affirmer que, dès ses premiers livres, il savait que l’hypothèse optimale ne se réaliserait jamais, et il l’envisagea seulement, pourrions-nous dire, comme une figure d’école. Restaient l’hypothèse qui voyait l’Occident sombrer dans la barbarie pure et simple, et celle qui rendait inévitable une action directe de l’Orient, le sauvant de cette irrémédiable déchéance grâce au point d’appui que lui fournirait une élite occidentale de toute

34. Restant bien entendu que cette distinction est toute relative et que la conjonc­ tion des deux courants (nous n’envisageons bien sûr que le Catharisme orthodoxe) devait forcément se produire à un certain niveau, ce que suffirait à prouver très explicitement le cas des « Fidèles d’Amour » de Dante, dont les liens avec le Tem­ ple, d’une part, et le Catharisme, d’autre part, sont trop connus pour avoir besoin d’être soulignés. 198

LE SORT DE L’OCCIDENT

façon indispensable, mais dont la formation ne pouvait être dès lors envisagée que dans un avenir indéterminé. Nous devons toutefois préciser, dès maintenant, que lorsqu’il affir­ mait la nécessité de cette élite spécifiquement occidentale, Guénon, par hypothèse, supposait que le présent cycle d’humanité se prolon­ gerait encore pendant un certain temps, quel que fût le destin promis à l’Occident. Cette attitude était indispensable pour ne pas ajouter au désordre général, et pour laisser une chance de s’actualiser à tout ce que la conscience traditionnelle occidentale comportait encore de virtualités. Même si pour certaines d’entre elles un aboutissement de portée générale était d’ores et déjà exclu, le profit qu’on en pouvait tirer à titre individuel restait une acquisition inaliénable; et comme nous l’avons vu plus haut, certaines modalités occidentales de parti­ cipation à la Tradition purent ainsi être partiellement et momentané­ ment réveillées. Mais l’accélération sans cesse croissante du proces­ sus de « chute » cyclique permet aujourd’hui de situer le destin de l’Occident dans une perspective proprement eschatologique, ce que Guénon ne pouvait encore faire, explicitement et publiquement. Car il n’en était pas moins, dès le début, en possession de données cycli­ ques lui permettant de déterminer avec le maximum de précision la chronologie de la « fin des temps », que seuls des impératifs de pru­ dence et de réserve traditionnelles l’empêchèrent d’exposer. Néan­ moins, nous verrons qu’il donna « discrètement » dans son œuvre, des clefs qui nous permettront de prendre une exacte conscience de l’imminence de cette « fin des temps »... Et dans ce contexte nouveau, il faut évidemment reconsidérer le rôle de l’élite occidentale, qui semble ne plus s’imposer avec la même évidence, puisque la réafïïrmation ultime de l’Ordre divin se fera nécessairement avec une force et selon des modalités qui rendront vraisemblablement inutile le sup­ port jusque-là nécessaire que cette élite eût constitué, dans un cadre traditionnel que n’eût pas « brisé » l’irruption de la Parousie. Il n’en est que plus important de s’interroger maintenant sur la signification profonde du départ de Guénon pour l’Égypte, en mars 1930, qui constitue dans sa vie un tournant décisif, et qui ne peut pas ne pas marquer, corrélativement, une accentuation de sa fonc­ tion dans un sens plus nettement déterminé, et peut-être même, en définitive, un jugement à l’égard de cet Occident qu’il ne devait jamais revoir, vivant en terre d’Islam les vingt dernières années de son existence.

VIII Le Sheikh Abdel W ahed Yahia

GUÉNON QUITTA LA FRANCE, LE 5 MARS 1930, après avoir passé une quinzaine de jours dans le Midi chez son ami le docteur Tony Grangier, aucun lien ne l’attachait plus à son pays d’origine. En quelques mois, sa vie avait été mar­ quée d’une étonnante succession de malheurs. Le 15 janvier 1928, Berthe Guénon succombait à une méningite cérébro-spinale. Neuf mois plus tard, Mme Duru, la tante de Guénon, mourait à son tour; et, en mars 1929, la mère de Françoise, la nièce qu’il avait élevée et choyée comme sa propre fille, vint reprendre son enfant. Guénon, désormais, était aussi seul sur le plan humain que sur le plan intellectuel. Pourtant, les raisons apparentes de son départ pour l’Égypte ne semblaient nullement impliquer une installation définitive sur la terre du Sphinx. Il s’agissait en principe de rechercher des textes éso­ tériques islamiques destinés à une maison d’édition nouvellement créée, et dont la tâche essentielle serait de publier les ouvrages de Guénon (on racheta aux différents éditeurs ceux qui étaient déjà parus), ainsi que des travaux d’inspiration traditionnelle. Ce projet était le fait d’une amie de Guénon, Mme Dina, née Marie W. Shillito, fille du roi des chemins de fer canadiens et veuve d’Hassan Farid Dina, un ingénieur égyptien mort en 1928. Héritière d’une fortune considérable, elle avait décidé de la mettre au service de la cause traditionnelle, et avait fondé à cette fin la Librairie Vé­ ga, sise alors au 43 de la rue Madame, qui, dans sa collection ORSQUE

◄ René Guénon au Caire. 201

RENÉ GUENON

« l’Anneau d’Or » dont Guénon devint le directeur, publia aussi l ’Éloge du Vin d’Ibn al Farid traduit par Émile Dermenghem, et le traité Des Dieux et du Monde de Salluste, traduit par Mario Meunier. Les textes soufis étaient donc destinés à compléter cette collection, et Guénon annonça à ses amis qu’il partait pour trois mois environ l. Mais la tâche entreprise exigeait en fait un délai beaucoup plus long et Mme Dina, qui l’avait accompagné en Égypte, rentra seule en France. Malheureusement, les choses devaient tourner court assez rapide­ ment. Peu après son retour, en effet, Mme Dina épousa Ernest Britt, dont elle avait fait la connaissance chez le docteur Rouhier, direc­ teur commercial des Éditions Véga. Britt était un veuf d’une soixan­ taine d’années, qui appartenait à un groupe d’occultistes du genre « scientifique », comprenant entre autres Oswald Wirth, Pierre Vincenti (Piobb, auteur du Secret de Nostradamus et d’un Formulaire de Haute Magie), Francis Warrain (le commentateur de Wronski) et le docteur Rouhier lui-même 2, tous très hostiles à Guénon. Quel­ ques mois passèrent et ce dernier cessa de recevoir des nouvelles de Mme Dina, ainsi que les appointements qui avaient été prévus. Il convient d’ouvrir ici une petite parenthèse pour souligner que Mme Dina, si elle manifestait une évidente bonne volonté, manquait sans doute un peu de discernement, et qu’en tout cas lui faisait défaut la compréhension profonde qui seule eût pu nourrir son enthousiasme passager pour l’œuvre. Sans doute put-on assez facile­ ment la convaincre de retirer son appui à Guénon... De fait, sur les instances de son mari, Mme Dina-Britt céda la librairie au docteur Rouhier, qui fit savoir à Guénon qu’il ne poursuivrait pas la collec­ tion projetée et qu’il se bornerait à publier les États multiples de l’Être. Guénon écrivit alors à ses amis qu’il resterait en Égypte jusqu’à nouvel ordre, ne s’ouvrant à personne de ses difficultés matérielles. 1. Déjà, en 1908, il avait été question d’un voyage en Égypte avec Léon Champrenaud, mais le projet n’avait pas eu de suite. 2. Celui-ci, qui écrivit entre autres, sous le pseudonyme de R.P. Sabazius, Envoûte­ ment et Contre-Envoûtement, appartenait de surcroît à une société secrète appelée le « Très Grand Lunaire », dont l’enseignement était basé sur les ouvrages de Lotus de Païni, Schwaller de Lubicz, Fulcanelli et Aleister Crowley, et qui comptait parmi ses membres Jules Boucher, Jean Marquès-Rivière et Robert Ambelain. On trouvera des renseignements sur ce T.G.L. (rebaptisé pour la circonstance « TrèsHaut Lunaire ») dans les Sociétés secrètes de Paris, par Pierre Geyraud, éd. ÉmilePaul, 1938. 202

LE SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

Pratiquement sans ressources depuis qu’on lui avait « coupé les vivres 3 », il n’aurait pas même eu les moyens de payer son retour en France, qui lui eût pourtant été facilité par ses amis s’il leur en avait parlé. Mais aussi ne l’envisageait-il déjà plus. Et c’est la preuve que, quelles que fussent les apparences, c’était bien en Égypte qu’il entendait se fixer un jour ou l’autre. Ce n’est que deux ans plus tard que ses amis, inquiets, déléguèrent au Caire l’un d’entre eux, jouis­ sant d’une certaine aisance, qui proposa tout d’abord à Guénon de le ramener en France, ce que tous souhaitaient. Mais il se heurta à un refus formel : Guénon entendait bien ne pas retourner en Europe, sinon pour un bref voyage qui lui permettrait de régler cer­ taines affaires et qui, en fait, n’eut jamais lieu. Il accepta, non sans peine, une aide financière immédiate et un accord pour une aide continue : il donnerait au Voile d’Isis deux articles par mois au lieu d’un, et ces articles lui seraient payés par Chacornac à un taux plus élevé. En fait, leur prix fut versé à Chacornac par ces amis. D’autres appuis survinrent, par la suite, que Guénon semble avoir acceptés plus volontiers parce qu’ils venaient de Musulmans. Toutefois, s’il eut une existence décente, il connut les difficultés matérielles jusqu’à sa mort. A son arrivée au Caire, il avait tout d’abord habité l’hôtel Dar al Islam, en face de la mosquée Seyidna El Hussein, puis rue Tambaksiyyah, et enfin rue Koronfish, « dans la maison de Dohol, le confiseur, nous dit Paul Chacornac, située près de l’université d’El-Azhar [...]. Or, un matin, à l’aube, comme chaque jour, René Guénon se trouvait dans la mosquée de Seyidna El Hussein, priant devant le tombeau du saint, lorsqu’il remarqua près de lui un des locataires de la maison qu’il habitait. Les deux hommes firent connaissance et sympathisèrent, et c’est ainsi que le sheikh Moham­ mad Ibrahim, négociant de son état, entra en relation avec le sheikh Abdel Wahed Yahia, « le Français René Guénon ». « Leurs relations devinrent bientôt si étroites que le sheikh

3. Il n’avait pour subsister que ses droits d’auteur, bien modestes, et les maigres rétributions que lui versait Paul Chacornac - pas toujours très régulièrement d’ail­ leurs - pour sa collaboration au Voile d ’Isis. De plus, ses frais de correspondance représentaient plus du double de ce qu’il dépensait pour sa nourriture! Il était en effet submergé de demandes auxquelles il se faisait une obligation de répondre, sacrifiant ses jours et ses nuits : « Je ne me sens pas le droit de ne pas répondre, si ce n’est quand les gens m’écrivent des choses absolument folles », disait-il à un ami. 203

RENÉ GUENON

Mohammad Ibrahim invita fréquemment Guénon à venir chez lui [...]. « Et c’est ainsi que vers la fin de juillet 1934, René Guénon, ou plutôt Abdel Wahed Yahia, épousa la fille aînée de son hôte, et alla habiter chez son beau-père4. » Après qu’il eut donné congé de son appartement de la rue SaintLouis-en-l’Ile, au mois de juin 1935, l’arrivée des caisses de livres et de papiers le contraignit de déménager à nouveau, et il alla cette fois rue d’El-Azhar. Ce fut l’avant-dernière étape, avant qu’il ne trouve enfin le havre de paix tant recherché, dans le faubourg de Doki. « Au coin d’une rue tranquille, la rue Nawal, c’était une mai­ son blanche, enfouie sous la verdure, ayant l’apparence d’un cottage sans coquetterie ni pauvreté. De là, on découvrait, au loin, les deux grandes pyramides, au-dessus de la ligne sombre des palmiers. « Guénon l’appela « Villa Fatma », par affection pour sa femme, dont c’était le prénom [...]. « On entrait dans la villa, passé une porte en bois, dans un petit jardin brûlé où reposent quelques taches de bougainvillées, puis, gra­ vissant deux marches, on accédait à la maison par une porte sous auvent, dominée par cette phrase, en arabe : Dieu est la Majesté des Majestés. Dans le vestibule carrelé, se rencontrent toutes les pièces de la villa, dont toutes les portes sont ouvertes mais les volets soi­ gneusement clos, à cause de la grande chaleur. « Guénon s’était réservé deux pièces à son usage personnel. L’une était son cabinet de travail, l’autre, son oratoire. « Au milieu du cabinet de travail se trouvait un bureau, avec tout ce qu’il comporte, accompagné d’une chaise d’un style arabe rusti­ que, en bois noir, sur laquelle il prenait place, et de chaque côté du bureau, un fauteuil de velours, pour les visiteurs. En face du bureau, deux hauts rayonnages de bois blanc sont remplis de dossiers, de livres et de revues, méticuleusement alignés et étiquetés. Derrière lui, sur le mur, on peut lire en arabe : Plus tu seras reconnaissant et plus tu seras comblé. Sur le mur, à droite, est écrit : Qu’est-ce que la vic­ toire, sinon celle qui vient de Dieu. Sur le mur, à gauche, on lit : Allah est Allah et Mohammed est son Prophète. « La pièce de son oratoire comportait, en plus du tapis pour les prières rituelles, orienté en direction de La Mecque, un panneau sur lequel on lisait une prière musulmane, dont voici la traduction : 4. La Vie simple de René Guénon, p. 98.

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LE SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

Le nom d’Allah, accompagné de versets coraniques. Lithographie maghrébine.

RENÉ GUÉNON

Au nom du Dieu bon et miséricordieux, Lui seul est vivant et éternel. Il est hors du temps et du sommeil Et pour lui il n’est point de ciel et point de terre. Et personne n’est exaucé sans son consentement. Il sait ce qui est dans nos mains et ce qui est caché. Rien n’est connu de Sa connaissance sans Sa volonté. Son trône est plus vaste que les cieux et la terre. Il est le Très Haut, il est le Tout-Puissant5. » C’est dans cette maison qu’en 1944 devait naître sa première fille, Khadija; puis, des raisons mystérieuses l’ayant obligé pendant quel­ ques mois à abandonner la villa Fatma, qu’il loua, pour un petit appartement du centre du Caire, près du palais royal, Leila y vit le jour au début de 1947. Ayant réintégré peu après la villa Fatma, c’est avec une joie manifeste qu’il accueillit la naissance de son pre­ mier fils, Ahmed, le 5 septembre 1949. Son second fils devait être un enfant posthume, né le 17 mai 1951, et à qui l’on donna le nom de son père : Abdel Wahed. Ce dernier, en effet, victime depuis plu­ sieurs semaines de troubles ne pouvant être reliés à aucune lésion organique particulière, était mort le 7 janvier 1951, peu après 23 h, en invoquant le nom d’Allah. Son ami le docteur Katz ne put s’expli­ quer les raisons de sa mort, « si ce n’est que l’âme est partie mysté­ rieusement ». Et le sheikh Abdel Wahed Yahia repose désormais dans le caveau Mohammad Ibrahim, au cimetière de Darassa, la face tournée vers La Mecque. Oui, quelles que fussent les apparences, c’était bien sur la terre du Sphinx que la Providence lui commandait de finir ses jours. Sur cette terre dont il écrivait en 1930, à son arrivée : « Dans la lumière intense des pays d’Orient, il suffit de voir pour comprendre ces cho­ ses [l’Unicité de l’existence et l’immutabilité du Principe], pour en saisir immédiatement la vérité profonde; et surtout il semble impos­ sible de ne pas les comprendre ainsi dans le désert, où le Soleil trace les Noms divins en lettres de feu dans le ciel6. » Son départ avait d’ailleurs été préparé de longue date, en quelque sorte, puisque c’est en 1912, selon toute vraisemblance, qu’AbdulHâdi (Ivan Aguéli) transmit à Guénon l’initiation islamique. Cette « génération spirituelle » remontait donc fort loin, et il ne s’agissait 5. Ibid., p. 99-101. 6. Le Voile d ’Isis, juillet 1930; repris dans Aperçus sur l’Ésotérisme islamique et le Taoïsme, p. 37. 206

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nullement, en 1930, d’une « conversion à l’Islam 7 », comme tentè­ rent de l’accréditer au prix de mensonges éhontés quelques journalis­ tes aux intentions mal définies, tel l’« envoyé » de l’Intransigeant qui, en 1938, se flatta d’avoir rencontré Guénon et d’avoir recueilli ses confidences... purement imaginaires, bien sûr, ou encore la corres­ pondante d’un Bulletin de l’Action Intellectuelle dont le tissu d’inep­ ties, publié en 1948, fit déclarer à Guénon, dans le numéro 278 des Etudes Traditionnelles : « Nous n’avons jamais été converti à quoi que ce soit. » L’importance capitale de ce rattachement islamique doit nous in­ citer à examiner un peu la personnalité de celui par qui il s’effectua. Nous connaissons déjà les origines suédoises d’Abdul-Hâdi, ainsi que les activités artistiques qui le menèrent à Paris, en 1890. C’est là que, deux ans plus tard, alors qu’il s’était lié avec la poétesse socialiste et théosophe Marie Huot, il fut arrêté pour avoir donné asile à un anarchiste, et emprisonné à Mazas pendant plusieurs mois. « Il met à profit sa détention en étudiant l’hébreu, l’arabe et le malais. Il avait, écrira un de ses amis, « une faculté incroyable de s’assimiler de nouvelles langues, de pénétrer et d’analyser leurs architectures ». Il lit, ou projette de lire, la Bible en hébreu, Fabre d’Olivet, l’Evangile de saint Jean en arabe, Denys l’Aréopagite, Swe­ denborg - qui l’influença fortement - Villiers de l’Isle-Adam, etc.8 » Libéré, il partit pour l’Égypte où, après avoir passé plusieurs mois au Caire, il se rendit à Assiout, l’ancienne Lycopolis, pour peindre et dessiner. Puis il revint à Paris en 1895, étudiant avec une belle ardeur les langues et les civilisations orientales. C’est aux environs de 1897, semble-t-il, qu’Ivan Aguéli devint musulman, mais sans qu’il soit possible d’obtenir des indications précises quant aux modalités de son entrée en Islam. Après avoir entrepris un voyage qui devait le mener jusqu’à Lhassa, mais qui en fait se termina à Ceylan, il rentra de nouveau à Paris en 1899. Ayant fait la connais­ sance d’un Italien, Enrico Insabato, qui, comme lui, souhaitait œuvrer à un rapprochement entre l’Orient et l’Occident, il se rendit avec lui en Égypte en 1902, « pour travailler ensemble à la réalisa7. L’impossibilité « doctrinale » d’une conversion quelconque, pour qui est conscient de l’unité essentielle des traditions et ne peut faire intervenir, dans le « choix » d’une forme étrangère, que des possibilités plus effectives de réalisation spirituelle, dépassait bien évidemment la compréhension desdits journalistes, et c’est pourquoi nous nous en tenons ici à un examen chronologique des faits, le seul qui leur fût accessible, à défaut d’être le plus probant. 8. La Vie simple de René Guénon, p. 44. 207

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tion de ces projets ». Ils publièrent deux journaux arabo-italiens, Il Commercio italiano et II Convito. C’est surtout dans ce second jour­ nal qu’Abdul-Hâdi publia de nombreux articles et des traductions, en italien, de traités de Pésotérisme islamique 9. « C’est que durant son séjour en Égypte, à une époque que nous ne pouvons fixer avec certitude, mais qui est certainement antérieure à 1907, Aguéli avait rencontré le sheikh Abder-Rahman Elish el-Kébir Celui-ci l’initia au Taçawwuf, et ainsi Ivan Aguéli devint Abdul-Hâdi, et [fut fait] moqqadem de son initiateur, c’est-à-dire son représentant10. » C’est précisément au sheikh Elish el-Kébir, dédicataire du Symbo­ lisme de la Croix, que Guénon faisait allusion en ces termes, dans cet ouvrage (chap. III) : « [...] Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un per­ sonnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé : « Si les Chrétiens ont le signe de la Croix, les Musulmans en ont la doctrine. » Or, le sheikh Elish el-Kébir, qui, dans l’ordre exotérique, était à l’université d’El-Azhar le chef du rite mâlikite, l’une des quatre éco­ les juridiques sur lesquelles repose l’Islam, était aussi, dans le domaine initiatique, sheikh, c’est-à-dire maître spirituel, d’une orga­ nisation initiatique (tarîqah), fondée 11 au vne siècle de l’Hégire par Abû-l-Hasan ash-Shâdhilî, un très grand soufi. Le sheikh Elish était donc une autorité dans les deux domaines en lesquels se polarise la tradition, et il est assez significatif de constater que la génération

9. Cf., entre autres, le Traité de l ’Unité, « dit d’Ibn’ Arabi », éd. Orientales, Paris, 1977. 10. La Vie simple de René Guénon, p. 46. Expulsé d’Égypte en 1915, pour des raisons obscures, par les autorités britanniques, Abdul-Hâdi se rendit alors à Barce­ lone. C’est aux environs de cette ville qu’il devait trouver la mort, le 1er octobre 1917, écrasé par une locomotive. Cette mort tragique pose d’ailleurs un problème, car s'il était devenu sourd, Abdul-Hâdi n’était pas aveugle... 11. Après ce que nous avons dit, au chapitre V, de la nature de la transmission initiatique, on s’étonnera peut-être que nous parlions ici de la « fondation » d’une organisation. En réalité, il ne peut s’agir dans tous les cas que d’une spécification de la méthode de réalisation, réadaptée en quelque sorte par un grand spirituel, en fonction de possibilités humaines et historiques différentes. L’influence initiatique elle-même, nécessairement intemporelle et a-historique, n’est évidemment pas impli­ quée dans une telle fondation. Ceci est très clairement indiqué dans la tradition islamique, puisque toutes les turuq (les organisations initiatiques) sont dites remon­ ter au Prophète et à l’Ange Gabriel, ce qui souligne assez leur véritable origine.

L ’arbre généalogique des turuq. Sur le tronc, les noms d’Allah, de ► Gabriel, de Mohammed et des quatre califes.

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spirituelle de Guénon, du côté islamique, avait pour origine le garant le plus éminent, pour son époque, de l’orthodoxie intégrale. De surcroît, le sheikh Elish était lui-même nourri de l’intellectualité du plus grand des maîtres spirituels - le sheikh el-Akbar - , c’està-dire Muhyi-d-dîn Ibn’ Arabî, né en 1165 à Murcie, en Andalou­ sie, et mort en 1240 à Damas, pur métaphysicien à qui l’on doit l’exposition complète de la doctrine de l’Identité Suprême ( Wahdatu-l-Wujûd, équivalent de VAdwaïta, la Non-Dualité du Vêdânta). Il rendait ainsi totalement explicite à l’élite contemporaine qui, comparée aux Compagnons du Prophète, était déjà relativement déchue sous le rapport de la pure intellection métaphysique, cet ultime degré de la réalisation initiatique qui constitue en même temps le fond doctrinal originel commun à toutes les traditions - car « la doctrine de l’Unité est unique » (at-Tawhîdu wâhidun) - même si toutes n’en gardent pas la pleine conscience au cours de leur his­ toire. (C’est donc cette conscience plus ou moins effective qui consti­ tuera pour une tradition le critère essentiel d’authenticité et de vita­ lité.) Et naturellement, cette affirmation de l’Identité Suprême s’accompagnait chez Ibn’ Arabî, à titre d’application en quelque sorte, de la notion d’unité essentielle des traditions, « expérimentée » par lui comme elle le fut, à un moindre degré et selon des modalités moins principielles, par Ramakrishna; ce qu’il exprimait dans ces vers célèbres extraits du Tarjumân al-Achwâq (« Interprète des Désirs ») : « Mon cœur est capable de toutes les formes. Il est le cloître du moine chrétien, un temple pour les idoles, une prairie pour les gazel­ les, la Ka’ba du pèlerin, les Tables de la Loi mosaïque, le Coran... Amour est mon credo; de quelque côté que se tournent ses chamel­ les, Amour est mon credo et ma fo i12. » La fonction de René Guénon avait donc en Islam de prestigieux antécédents, et selon une filiation d’autant plus directe et explicite 12. Cette notion ésotérique de « l’Amour», aux antipodes d’un plat sentimenta­ lisme œcuménique, que seule l’époque moderne pouvait engendrer, réfère à la même Réalité métaphysique que les derniers vers de la Divine Comédie : « Ici les forces manquèrent à ma sublime vision; mais déjà, comme une roue qui se meut d’un mouvement uniforme, mon désir et ma volonté étaient réglés par l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles. » Les relations constantes entre initiés orientaux et occidentaux, au Moyen Age, permettent d’ailleurs de comprendre les similitudes de la forme elle-même, entre Ibn’Arabî et Dante, comme le souligne Guénon dans l’Ésotérisme de Dante (chap. V). 210

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que le sheikh Elish el-Kébir, le maître d’Abdul-Hâdi, avait apporté sa collaboration à An-Nâdi = Il Convito, sous la forme d’un court article consacré à Ibn’Arabî. D’abord publié en arabe, il fut traduit en italien dans le numéro de septembre-décembre 1907 sous le titre : « le Prince de la Religion, le grand pôle spirituel, l’Étoile brillante dans tous les siècles ». L’article était précédé de cette note de la rédaction : « Le vénérable Cheikh Elish, qui est pour ainsi dire le descendant spirituel d’Ibn Arabî, s’étant beaucoup intéressé à nos traductions et études du grand maître du Soufisme, nous a promis sa précieuse collaboration [...]. » Le sheikh Elish écrivait entre autres que Muhyid-dîn Ibn’ Arabî était constamment mû par l’Esprit-Saint, et le tra­ ducteur - très vraisemblablement Abdul-Hâdi - notait à cette occa­ sion : « Les Soufis, parvenus à certains degrés, reçoivent du monde spirituel supérieur des ordres directs auxquels ils obéissent et qui déterminent leurs actes, gestes et paroles. Le Cheikh Elish est dans ce cas. » Plus loin, après avoir souligné l’éminente orthodoxie d’Ibn’Arabî, le sheikh Elish citait ces paroles du sheikh Majdud-Dîn el-Fîrûzabâdî, « l’auteur du grand Trésor de la langue arabe intitulé le Qâmûs (l’Océan) [...] : « Plus d’un a encore dit que nul soufi n’a été aussi savant en ésotérisme et exotérisme que le Cheikh (el-Akbar) Muhiyyu-d-Dîn. C’est pourquoi son orthodoxie est aussi pure et grande que celle de n’importe quel théologien de n’importe quelle religion. » Et Abdul-Hâdi notait : « Ici, nous nous permettons de réclamer l’attention du lecteur sur le fait qu’un des plus célèbres hommes de science parla spontanément, sans être réfuté, de l’ortho­ doxie de plusieurs religions à la fois 13. » L’unité essentielle des traditions constituait donc bien l’un des fondements de l’intellectualité islamique, ainsi que l’exprimaient ses représentants les plus autorisés, et cela est encore confirmé par l’intérêt qu’attachait le sheikh Elish el-Kébir à certaines possibilités de reviviscence de la tradition occidentale, dans ses modalités chré­ tienne et maçonnique, comme l’atteste, pour cette dernière, une note de Palingenius que nous avons déjà citée, et qui est directement ins­ pirée par l’enseignement du sheikh 14 : « En effet, symboliquement, 13. Cf. Michel Vâlsan, « l’Islam et la Fonction de René Guénon », Études Tradi­

tionnelles, janvier-février 1953, p. 43. 14. « A propos du Grand Architecte de l’Univers », la Gnose, juillet et août 1911; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. II, p. 285, note 1. 211

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les quatre lettres qui forment en arabe le nom d’Allah équivalent res­ pectivement à la règle, à l’équerre, au compas et au cercle, ce dernier étant remplacé par le triangle dans la Maçonnerie à symbolisme exclusivement rectiligne [...]. » De tout ce qui précède, on pourrait conclure que la source intel­ lectuelle de l’œuvre de Guénon n’était finalement pas aussi mysté­ rieuse que l’on aurait pu le penser, et qu’une connaissance approfon­ die de sa « génération islamique » suffirait à résoudre le problème des origines. En réalité, ce serait aller beaucoup trop vite, et sim­ plifier exagérément les choses. Ce serait en particulier faire bon mar­ ché de tout ce qui, dans cette œuvre, concerne expressément le sym­ bolisme hindou, et qui n’est certes pas négligeable. C’est bien pourquoi, en parlant du rôle de l’Islam dans la fonction de Guénon, le regretté Michel Vâlsan, son commentateur le plus autorisé, souli­ gne que : « Cette origine immédiate et particulière n’exclut point qu’elle en ait une autre plus généralement orientale, car l’unité de direction de tout l’ordre traditionnel comporte la participation de facteurs multiples et divers, agissant tous dans une parfaite cohé­ rence et harmonie. L’Islam lui-même apparaît dans l’œuvre de René Guénon par ce qu’il y a en lui de plus essentiel et transcendant, et donc de plus universellement traditionnel15. » En effet, plus que d’une origine unilatéralement islamique de la fonction de Guénon, que contredirait apparemment le contenu même de l’œuvre, il s’agit au premier abord d’une rencontre tout à fait nor­ male avec l’aspect le plus intérieur de l’Islam. On pourrait dire, dans ces conditions - tombant cette fois dans l’excès inverse - qu’il n’y avait là rien qui permît de privilégier cette tradition ou d’étudier plus spécialement ses rapports avec l’œuvre guénonienne, étant donné, encore une fois, la place assez modeste qui lui est faite dans celle-ci, en comparaison de celle qui revient aux doctrines hindoues. Quant au fait que Guénon fût lui-même musulman, il apparaissait à beau­ coup, non pas, certes, comme anecdotique, eu égard à la dignité spi­ rituelle de l’homme, mais enfin, il restait du domaine du « choix » personnel et n’engageait que l’« individualité », à l’exclusion de la fonction. Ainsi, Paul Chacornac pouvait-il écrire : « On s’est sou­ vent demandé pourquoi René Guénon avait choisi l’Islam pour sa voie personnelle, alors que son œuvre fait préférablement appel à la Tradition hindoue. A vrai dire, il s’agit là d’une question qui ne regarde véritablement personne, et à laquelle, sans doute, personne 15. Cf. Michel VâUtan, article cité, p. 46. 212

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ne saurait répondre avec certitude 16. » Mais, outre que cette distinc­ tion tranchée entre l’homme et la fonction laisse passablement insa­ tisfait... et sceptique, puisque tout dans l’existence de Guénon mani­ feste au contraire un parallélisme étroit entre les deux domaines, réagissant en harmonieuse corrélation, il y a de surcroît une raison majeure à ce que l’Islam soit envisagé plus particulièrement : c’est que celui-ci, ainsi que le symbolise même son aire d’extension géo­ graphique, « est l’intermédiaire naturel entre l’Orient et l’Occident, et par cela il est solidaire, même sur le plan extérieur, de tout l’ordre terrestre. C’est cela même qui répond à la question qui concernait le rapport entre la position personnelle islamique de René Guénon et sa fonction doctrinale générale 17. » Il était normal en effet que Guénon, P« archétype » de ces intermé­ diaires dont il avait défini le rôle, se rattachât à l’Islam, dont le Livre sacré est le plus explicitement universaliste qui se puisse trouver : « Ceux qui croient, ceux qui pratiquent le Judaïsme, ceux qui sont Chrétiens ou Çabéens, ceux qui croient en Dieu et au dernier Jour, ceux qui font le bien : voilà ceux qui trouveront leur récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront plus alors aucune crainte, ils ne seront pas affligés 18. » « Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fa it19. » « Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Dieu; il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends 20. » Il est donc parfaitement clair, d’autre part, et cela devrait rassurer 16. 17. 18. 19. 20.

La Vie simple de René Guénon, p. 48. Cf. Michel Vâlsan, article cité, p. 47. Coran, II, 62. Traduction D. Masson, Bibliothèque de la Pléiade. Coran, V, 48. Coran, V, 48. 213

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ceux qui redoutent on ne sait trop quel « panislamisme intellectuel », issu du non moins fameux « fanatisme musulman », que la loi mohammadienne a pour fonction de confirmer ce qui subsiste effec­ tivement des lois antérieures, comme en témoignent les versets sui­ vants : « Nous t’avons révélé le Livre et la Vérité, pour confirmer ce qui existait du Livre, avant lui, en le préservant de toute altération 21. » Et encore : « Mais comment te prendraient-ils pour juge (ô Muhammad)? Ils ont la Tora où se trouve le jugement de Dieu 22. » « Que les gens de l’Évangile jugent les hommes d’après ce que Dieu y a révélé 23. » Il faut toutefois ajouter que l’eschatologie islamique décrit dans un cadre spécifiquement musulman le retour de Seyidna Aïssa (le Christ glorieux de la Seconde Venue), précédé par le Mahdi, person­ nage dont le rôle s’apparente quelque peu à celui de Guésar de Ling, au Thibet, et qui luttera contre l’Antéchrist, le privilège de tuer celuici revenant à Jésus. Cette eschatologie, confirmée magistralement par Ibn’Arabî, considère donc que lors du Second Avènement, qui concerne expressément la « fin des temps », Jésus, loin de promul­ guer une nouvelle loi sacrée, qui n’aurait sa raison d’être que si le présent cycle d’humanité devait se prolonger, se conformera au contraire extérieurement à la dernière loi qui l’aura précédé, celle formulée par Mohammed. De fait, l’Islam est considéré comme le « Sceau de la Prophétie », c’est-à-dire la dernière forme traditionnelle destinée à notre humanité; ce qui explique encore son caractère ouvertement universaliste, puisque tout ce qui a eu, au cours des âges, une existence effective dans l’ordre traditionnel, doit se retrou­ ver à la fin du cycle sous son aspect ésotérique, pour une ultime « ré­ capitulation » destinée à former l’arche qui abritera ainsi la quintes­ sence de toutes les traditions (ce seront les germes du monde futur), en assurant, lors du passage intemporel entre les deux cycles, la per­ manence de cette double continuité qui relie « horizontalement » les

21. Coran, V, 48. 22. Coran, V, 43. 23. Coran, V, 47. 214

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humanités entre elles, et qui, « verticalement », les rattache à leur Principe, à travers la hiérarchie des mondes célestes. Il ne faudrait d’ailleurs pas voir de contradiction entre cette isla­ misation générale d’une part, et d’autre part les textes coraniques assurant la validité, en simultanéité et non pas seulement en succes­ sion, des formes traditionnelles orthodoxes; et pas davantage avec la nécessité du « réveil » final de toutes les traditions 2425. Car cette islamisation se situe très précisément après que l’ordre sacré aura été complètement détruit, au moins extérieurement, sur toute la pla­ nète, par le règne de ce que Guénon a appelé la « grande parodie », et qui, traduit en langage théologique, devient le règne de l’Anté­ christ, du Faux Messie, de celui que l’Islam appelle al-Masih ad-dajjâl (« le Messie menteur »), et qui instaurera une contre-tradition épuisant les possibilités les plus inférieures - qui devaient se mani­ fester logiquement à la fin du cycle, au moment du plus grand éloi­ gnement de la Source principielle - préfigurant en mode inversé le triomphe final de la Tradition. « D’ailleurs, toutes les prophéties (et, bien entendu, nous prenons ici ce mot dans son sens véritable) indi­ quent que le triomphe apparent de la « contre-tradition » ne sera que passager, et que c’est au moment même où il semblera le plus complet qu’elle sera détruite par l’action d’influences spirituelles qui interviendront alors pour préparer immédiatement le « redresse­ ment » final23; il ne faudra, en effet, rien de moins qu’une telle inter­ vention directe pour mettre fin, au moment voulu, à la plus redouta­

24. L’interprétation ésotérique de la légende des Sept Dormants d’Éphèse en fait les symboles de sept traditions destinées à se « réveiller » à la fin du cycle. Ibn’ Arabî porte d’ailleurs leur nombre à neuf, justifié en cela par ces versets du Coran (XVIII, 22) : « On dira : « Ils étaient trois, et leur chien le quatrième. » On dira : « Ils étaient cinq et leur chien le sixième. » On dira encore, en cherchant à percer le mystère : « Ils étaient sept, et leur chien le huitième. » Dis : « Mon Seigneur connaît leur nombre mais il en est peu qui le sachent. » 25. « C’est à quoi se rapporte réellement cette formule : « c’est quand tout semblera perdu que tout sera sauvé », répétée d’une façon en quelque sorte machinale par un assez grand nombre de « voyants », dont chacun l’a naturellement appliquée à ce qu’il a pu comprendre, et généralement à des événements d’une importance beau­ coup moindre, voire même parfois tout à fait secondaire et simplement « locale », 215

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ble et à la plus véritablement « satanique » de toutes les possibilités incluses dans la manifestation cyclique 26 [...]. » L’Islam lui-même ne sera donc pas épargné, et rien ne sera sauvé de sa structure exotérique, seul son « noyau » ésotérique étant préservé 21. D’ailleurs, les commentateurs musulmans autorisés sont unanimes à voir dans la Seconde Venue de Jésus une restauration de l’Islam. C’est donc seulement après la destruction du royaume de l’Antéchrist, et dans une perspective proprement eschatologique, que se manifestera « concrètement » l’aspect universel de cette tradi­ tion, prédisposée par l’économie providentielle à servir d’arche pour l’ésotérisme des autres formes traditionnelles. On s’interrogera peut-être sur la nécessité d’un tel « support », puisque aussi bien toutes les traditions doivent, d’une manière ou d’une autre, se remanifester. C’est qu’en fait, cette mise en lumière de l’aspect intérieur de toutes les formes - puisqu’il n’est rien de caché qui ne doive être révélé - ne pourra avoir lieu que dans un « cadre » unique; car, « il n’y aura qu’un seul troupeau, un seul pasteur 28 ». Mais ne s’agirait-il pas alors, tout simplement, de la remanifestation de la Tradition primordiale en tant que telle? A cela nous répondrons qu’il n’y a jamais identité, mais seulement analogie entre la fin d’un cycle et son commencement; c’est d’ailleurs pour­ quoi, bien qu’ils réfèrent tous deux à une même réalité spirituelle, le symbolisme du Paradis terrestre est végétal, alors que celui de la Jérusalem céleste est minéral. « C’est que la végétation représente l’élaboration des germes dans la sphère de l’assimilation vitale, tandis que les minéraux représentent les résultats définitivement fixés, « cristallisés » pour ainsi dire, au terme du développement cyclique 29. » De même, il faut nécessairement intégrer, à la fin de leur cycle de manifestation, et donc en tant que possibilités distinctesen vertu de cette tendance « rapetissante » que nous avons déjà signalée à propos des histoires relatives au « Grand Monarque », et qui aboutit à ne voir en celui-ci qu’un futur roi de France; il va de soi que les prophéties véritables se réfèrent à des choses d’une tout autre ampleur. » 26. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXXVIII. 27. Là encore, il convient de remarquer l’organisation spécifique de l’Islam, qui fait en quelque sorte de chaque Musulman son propre prêtre, ce qui, en une période d’occultation de la tradition et de destruction des formes extérieures, le met dans une position beaucoup plus favorable que le membre d’une communauté dépen­ dante d’un clergé pour sa nourriture spirituelle. 28. Saint Jean, X, 16. 29. L ’Ésotérisme de Dante. Gallimard, chap. VIII. Le passage de la « sphère » du Paradis terrestre au « cube » de la Jérusalem céleste, n’est autre que ce que les 216

La Jérusalem céleste (A p ocalyp se de Beatus,

xne-xnie s.).

Le Paradis terrestre (C osm ographie universelle, 1559).

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et « cristallisées », toutes les formes traditionnelles qui étaient conte­ nues en germe dans la Tradition primordiale indifférenciée. « Du reste, il faut considérer la « tradition primordiale » comme concer­ nant essentiellement les principes 30 [...]. » Mais par contre, pour qu’il y ait bien analogie, il faudra néanmoins qu’à la fin comme au début il n’existe qu’une seule communauté, dont l’Islam sera alors la base providentielle. Mais il est bien entendu qu’il s’agira d’un Islam en quelque sorte élargi, dilaté, selon des modalités qu’il serait présomptueux de chercher dès maintenant à définir. C’est d’ailleurs à cette « marge » entre l’Islam actuel et sa « réadaptation » eschatologique que Muhyi-d-dîn Ibn’ Arabî fait allusion lorsqu’il dit : « Après t’avoir montré le rôle de Jésus, lors de sa descente, tu seras libre de le considérer comme bon te semblera : soit deux lois ayant même contenu, soit une seule lo i31. » Et c’est aussi pourquoi Guénon évoque en ces termes la fin du cycle : « Ce redressement32 devra d’ailleurs être préparé, même visi­ blement, avant la fin du cycle actuel; mais il ne pourra l’être que par celui qui, unissant en lui les puissances du Ciel et de la Terre, celles de l’Orient et de l’Occident, manifestera au-dehors, à la fois dans le domaine de la connaissance et dans celui de l’action, le dou­ ble pouvoir sacerdotal et royal conservé à travers les âges, dans l’intégrité de son principe unique, par les détenteurs cachés de la Tradition primordiale. Il serait d’ailleurs vain de vouloir chercher dès maintenant à savoir quand et comment une telle manifestation se produira, et sans doute sera-t-elle fort différente de tout ce qu’on pourrait imaginer à ce sujet; les « mystères du Pôle » (el-asrâr-el-qutbâniyah) sont assurément bien gardés, et rien n’en pourra être connu à l’extérieur avant que le temps fixé ne soit accompli33. » hermétistes désignaient comme la « quadrature du cercle ». (Cf. le Roi du Monde, chap. XI.) 30. Orient et Occident, chap. IV. 31. Futûhât, I, 306; cité par Michel Hayek dans ie Christ de l’Islam, éd. du Seuil, 1959. 32. Il s’agit de ce « retournement » instantané marquant la fin du cycle, et symbo­ lisé par la descente de la Jérusalem céleste, qui manifeste le passage intemporel de ce cycle au suivant, et représente, pour ce monde futur, l’équivalent de ce qu’était le Paradis terrestre pour notre humanité. On voit donc qu’avant la fin du cycle, et en accord avec toutes les traditions, Guénon place le règne de Celui qui est attendu à la fois comme le Christ du Second Avènement, Seyidnâ Aïssa, le Messie, le Bouddha Maitreya et le Kalki-avatâra. 33. « Initiation sacerdotale et Initiation royale », le Voile d ’Isis, janvier 1931; repris dans Aperçus sur l’Initiation, chap. XL. 218

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Ces lignes ayant été écrites en 1931, Guénon précisait ces pers­ pectives eschatologiques en 1938 dans «les Mystères de la lettre Nûn 34 », en interprétant l’économie traditionnelle du cycle à la lumière du symbolisme de deux alphabets sacrés : l’arabe et le sans­ crit. La lettre nûn, commune aux alphabets arabe et hébraïque, et qui termine la première moitié de l’alphabet arabe, correspond sym­ boliquement à la baleine (c’est ainsi que le prophète Jonas est appelé Dhûn-Nûri) et d’une façon générale au poisson, considéré essentielle­ ment comme le « poisson-sauveur » : le Matsya-avatâra des Hindous ou Ylchthus des premiers Chrétiens. « La baleine, à cet égard, joue aussi le même rôle qui est joué ailleurs par le dauphin, et, comme celui-ci, elle correspond au signe zodiacal du Capricorne, en tant que porte solsticiale donnant accès à la « voie ascendante »; mais c’est peut-être avec le Matsya-avatâra que la similitude est la plus frappante, comme le montrent les considérations tirées de la forme de la lettre nûn, surtout si on la rapproche de l’histoire biblique du prophète Jonas. « Pour bien comprendre ce dont il s’agit, il faut tout d’abord se souvenir que Vishnu, se manifestant sous la forme du poisson (Matsya), ordonne à Satyavrata, le futur Manu Vaivaswata 35, de construire l’arche dans laquelle devront être enfermés les germes du monde futur, et que, sous cette même forme, il guide ensuite l’arche sur les eaux pendant le cataclysme qui marque la séparation des deux Manvantaras [ou ères de Manu] successifs. Le rôle de Satya­ vrata est ici semblable à celui de Seyidnâ Nûh (Noé), dont l’arche contient également tous les éléments qui serviront à la restauration du monde après le déluge; peu importe d’ailleurs que l’application qui en est faite soit différente, en ce sens que le déluge biblique, dans sa signification la plus immédiate, paraît marquer le début d’un cycle plus restreint que le Manvantara\ si ce n’est pas le même évé­ nement, ce sont du moins deux événements analogues, où l’état anté­ rieur du monde est détruit pour faire place à un état nouveau [...]. » Si l’on rapproche ceci de l’histoire de Jonas, on voit alors que la baleine, au lieu de guider l’arche, devient l’arche elle-même, dans 34. Études Traditionnelles, août-septembre 1938;-repris dans Symboles fondamen­ taux de la Science sacrée, chap. XXIII. 35. Manu est le « Législateur primordial et universel, dont le nom se retrouve, sous des formes diverses, chez un grand nombre de peuples anciens; rappelons seulement à cet égard, le Mina ou Ménès des Égyptiens, le Menw des Celtes et le Minos des Grecs. » (Le Roi du Monde, chap. II.) 219

RENÉ GUÉNON

laquelle Jonas est enfermé. Et, grâce à l’analogie de la manifestation individuelle et de la manifestation cosmique, la sortie de Jonas du ventre de la baleine, symbole de résurrection après une période d’obscuration indiquant le passage entre deux états, correspond à l’apparition d’un monde nouveau dans l’ordre cosmique. Ce qui est d’ailleurs confirmé par le sens de « naissance » qui, « dans la Kab­ bale hébraïque surtout, s’attache à la lettre nûn, et qu’il faut entendre spirituellement comme une « nouvelle naissance », c’est-à-dire une régénération de l’être individuel ou cosmique ». Le symbolisme de la lettre nûn est encore précisé par la forme même de la lettre arabe, qui est « constituée par la moitié inférieure d’une circonférence. Or, la demi-circonférence inférieure est aussi la figure de l’arche flottant sur les eaux, et le point qui se trouve à son intérieur représente le germe qui y est contenu ou enveloppé; la posi­ tion centrale de ce point montre d’ailleurs qu’il s’agit en réalité du « germe d’immortalité », du « noyau » indestructible qui échappe à toutes les dissolutions extérieures. On peut remarquer aussi que la demi-circonférence, avec sa convexité tournée vers le bas, est un des équivalents schématiques de la coupe [...]. » Maintenant, si l’on considère, dans l’alphabet sanscrit, la lettre correspondante na, on s’aperçoit que, « ramenée à ses éléments géo­ métriques fondamentaux, [elle] se compose également d’une demicirconférence et d’un point; mais ici, la convexité étant tournée vers le haut, c’est la moitié supérieure de la circonférence, et non plus sa moitié inférieure comme dans le nûn arabe. C’est donc la même figure placée en sens inverse, ou pour parler plus exactement, ce sont deux figures rigoureusement complémentaires l’une de l’autre; en effet, si on les réunit, les deux points centraux se confondant naturel­ lement, on a le cercle avec le point au centre, figure d’un cycle complet, qui est en même temps le symbole du Soleil dans l’ordre astrologique et celui de l’or dans l’ordre alchimique. » Pour repren­ dre le symbolisme de l’arche de Noé, on s’aperçoit alors que le na représente l’arc-en-ciel, et le nûn l’arche 36. Ces deux moitiés de l’« Œuf du Monde » correspondent aux « eaux supérieures » et aux « eaux inférieures », « et la figure circulaire, qui était complète au début du cycle, avant la séparation de ces deux moitiés, doit se 36. Leur réunion représente ainsi l’« Œuf du Monde » : « [...] pendant la période de trouble, la moitié supérieure est devenue invisible, et c’est dans la moitié infé­ rieure que se produit alors ce que Fabre d’Olivet appelle l’« entassement des espèces ». » (Le Roi du Monde, chap. XI.)

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«M i

Représentation antique du «poisson-sauveur ». Maison du Trident, Délos. Le Christianisme utilisera le même symbole.

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Représentation antique du «poisson-sauveur ». Maison du Trident, Délos. Le Christianisme utilisera le même symbole.

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reconstituer à la fin du cycle 3738.On pourrait donc dire que la réunion des deux figures dont il s’agit représente l’accomplissement du cycle, par la jonction de son commencement et de sa fin, d’autant plus que, si on les rapporte plus particulièrement au symbolisme « solaire », la figure du na sanscrit correspond au Soleil levant et celle du nûn arabe au Soleil couchant. » L’application de ce symbolisme à l’économie traditionnelle du cycle permet d’en déduire le complémentarisme de l’Hindouisme et de l’Islam, en tant que première et dernière formes traditionnelles. Enfin, on peut encore ajouter une considération d’ordre astrologi­ que : l’Hindouisme est placé sous l’influence de Saturne 3S, au der­ nier ciel planétaire, et l’Islam est régi par la Lune, qui occupe le pre­ mier ciel. Tout ceci permettait à Michel Vâlsan d’écrire, dans une remarqua­ ble série d’articles 39 qui constitue en quelque sorte le développement de ce qui était contenu « en germe » dans l’étude de Guénon : « Dans la phase actuelle du Kali-Yuga40, les choses devant aller jusqu’à l’état, annoncé par les Livres sacrés de l’Inde, « où les castes seront mêlées et la famille n’existera plus », la base indispensable même de la tradition hindoue, le régime des castes, disparaîtra41 et lorsqu’un redressement traditionnel deviendra possible, il ne pourra l’être que dans la formule fraternitaire d’une législation sacrée comme celle de l’Islam 42. » C’est d’ailleurs à une telle possibilité que Guénon faisait allusion lorsqu’il écrivait : « [...] l’Inde apparaît comme plus particu­ lièrement destinée à maintenir jusqu’au bout la suprématie de la contemplation sur l’action, à opposer par son élite une barrière in­ franchissable à l’envahissement de l’esprit occidental moderne, à conserver intacte, au milieu d’un monde agité par des changements incessants, la conscience du permanent, de l’immuable et de l’éternel. 37. Cf. le Roi du Monde, chap. XI. 38. Il est remarquable que dans l’Antiquité occidentale, Saturne était également le régent de l’Age d’Or; il faut encore préciser que, d’après des indications d’origine hébraïque, Sabbathiel, l’esprit de Saturne, est considéré comme désignant le Messie attendu. 39. « Le Triangle de l’Androgyne et le Monosyllabe Om », Études Traditionnelles de mars-avril 1964 à juillet-août et septembre-octobre 1966. 40. L’« Age sombre » de la tradition hindoue, correspondant à l’« Age de fer » des traditions de l’Antiquité occidentale. 41. «Selon les hadiths [traditions orales remontant au Prophète] «la ruine de l’Inde viendra de la Chine ». » 42. Études Traditionnelles, novembre-décembre 1964. 222

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« Il doit être bien entendu, d’ailleurs, que ce qui est immuable, c’est le principe seul, et que les applications auxquelles il donne lieu dans tous les domaines peuvent et doivent même varier suivant les circonstances, et suivant les époques, car, tandis que le principe est absolu, les applications sont relatives et contingentes comme le monde auquel elles se rapportent. La tradition permet des adapta­ tions indéfiniment multiples et diverses dans leurs modalités; mais toutes ces adaptations, dès lors qu’elles sont faites rigoureusement selon l’esprit traditionnel, ne sont autre chose que le développement normal de certaines des conséquences qui sont éternellement conte­ nues dans le principe; il ne s’agit donc, dans tous les cas, que de rendre explicite ce qui était jusque-là implicite, et ainsi le fond, la substance même de la doctrine demeure toujours identique sous tou­ tes les différences des formes extérieures 43. » C’est donc un aspect intemporel, informel, que revêtira la fonction spirituelle de l’Inde, comme le confirme encore symboliquement Guénon, évoquant la valeur numérique de nûn, qui est 50 : « D’autre part, la figure circulaire complète est encore habituellement le sym­ bole du nombre 10, le centre étant 1 et la circonférence 9 44; mais ici, étant obtenue par l’union de deux nûn, elle vaut 2 x 50 = 100 = IO2, ce qui indique que c’est dans le « monde intermédiaire45 » que doit s’opérer la jonction; celle-ci est en effet impossible dans le monde inférieur, qui est le domaine de la division et de la « séparativité », et, par contre, elle est toujours existante dans le monde supérieur, où elle est réalisée principiellement en mode permanent et immuable 43. « L’Esprit de l’Inde », le Monde Nouveau de juin 1930; repris dans Études Tra­ ditionnelles de novembre 1937, et Études sur l’Hindouisme, éd. Traditionnelles, p. 15. 44. Ceci permet d’entrevoir la raison profonde des 9 traditions destinées à se réveil­ ler, et que nous avons évoquées au sujet des Sept Dormants d’Éphèse. (Jacques de Voragine, quant à lui, assimile les Sept Dormants dans la Caverne à Jonas dans le ventre de la baleine.) Car, dans une perspective eschatologique et « récapitula­ tive », le septénaire dominant qui régit l’ordre terrestre, quelles que soient les formes traditionnelles qui l’incarnent successivement, devrait être ainsi complété pour manifester l’accomplissement du cycle dans sa plénitude. 45. Notons à ce propos la relation que ceci présente avec la « résurrection des morts » et avec le fait que Jésus, lors du Second Avènement, est désigné comme le Christ glorieux. Précisons d’ailleurs qu’il est question, dans l’Apocalypse, de deux résurrections : la première, dont il est dit : « Heureux et saint, celui qui a part à la première résurrection! Sur ceux-là, la seconde mort n’a pas de pouvoir » (Apo­ calypse, X X , 6), doit donc s’entendre de la résurrection des « élus » qui, réintégrés dans l’état édénique, jouissent de la « perpétuité corporelle », puisqu’ils disposent « éminemment » de toutes les possibilités de l’état humain; ce seront les « prêtres 223

RENÉ GUENON

dans F « éternel présent »46. » De tout ceci, l’on peut donc déduire que la Tradition primordiale ne se remanifestera pas en tant que telle, et, secondairement, que l’Hindouisme, qui en est la plus proche adaptation, n’aura pas une fonction « effective » dans l’ordre terres­ tre, rôle qui reviendra à l’arche islamique. Et d’ailleurs, une conjonc­ tion « extérieure » et « visible » des deux formes traditionnelles ne pourrait être qu’un syncrétisme. Une ultime confirmation nous est donnée par cette note du Règne de la Quantité que nous avons déjà citée et où, évoquant les dangers de certaines « prédictions », Guénon souligne que : « La partie relati­ vement valable des prédictions dont il s’agit semble se rapporter sur­ tout au rôle du Mahdi et à celui du dixième Avatâra [...]. » En effet, à travers ces deux personnages typifiés en quelque sorte selon la ter­ minologie respective de l’Islam et de l’Hindouisme, c’est encore le complémentarisme des deux traditions qui est évoqué. Au Mahdi, et donc à l’Islam, revient implicitement une fonction « terrestre » de lutte contre les puissances sataniques et de restauration de l’ordre traditionnel (déformée par la mentalité des voyants en la conception du « Grand Monarque »), et au dixième Avatâra (assimilé selon la même déformation au « Grand Pape ») revient une fonction essentiel­ lement spirituelle et ésotérique, puisqu’il n’aura pas à promulguer de nouvelle législation sacrée. Il faut d’ailleurs souligner au passage que, pour les Hindous, il existe un lien étroit entre le neuvième Ava­ târa (le Mleccha Avatâra, ou Descente divine pour les étrangers, que certains identifient à tort au Bouddha et qui désigne en réalité le Christ) et le dixième Avatâra, Kalki. D’autre part, dans le symbo­ lisme de l’arche, « l’arc-en-ciel, au moment qui marque la rénovation de toutes choses, paraît « dans la nuée », c’est-à-dire dans la région de Dieu et du Christ », selon l’Apocalypse, que l’on peut sans doute identifier aux compagnons du Mahdi ou de Seyidnâ Aïssâ. Ce sont également eux qui, du fait de leur position « centrale », hors du temps et de l’espace, sont « sauvés » lors du passage intemporel entre les deux cycles. Formant ainsi l’humanité primordiale du cycle futur, dont la modalité d’existence sera « subtile », incorporelle, comme l’était celle d’Adam avant qu’il ne revêtît la « tunique de peau » de la forme grossière, ils vivront les mille ans (nombre symbolique référant à la « perpétuité ») du fameux Millenium, qui est d’ailleurs susceptible, très normalement, d’autres sens symboli­ ques secondaires. Quant à la seconde résurrection, correspondant proprement au « Jugement dernier » et à la fin du cycle, elle vaudra pour l’humanité entière. Ces deux résurrections semblent correspondre à la Qiyâmatu-l-Kubrâ et à la Qiyâmatuç-Çughrâ dont parle Qâchâni dans son commentaire du Coran. (Cf. Études Tradi­ tionnelles, novembre-décembre 1972.) 46. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap. XXIII. 224

Le Christ vainqueur du Second Avènement (A p ocalyp se de BeatusJ

et le Kalki-avatâra (gravure de Bernard Picard).

RENÉ GUÉNON

des eaux supérieures 47 », selon la même figuration, exactement, qui voit le Christ du Second Avènement « assis sur la nuée » (Apoca­ lypse, XIV, 14). C’est que celui-ci, qui régnera donc dans le cadre de la législation islamique, manifeste néanmoins à un degré surémi­ nent les prérogatives de la Tradition primordiale dont il récapitule en lui tous les aspects, en tant que prêtre et roi, et donc réunissant les deux fonctions essentielles dont la distinction ne s’établit que dans le cours descendant du cycle. Il faut bien prendre garde, d’ailleurs, que si l’Hindouisme ne peut être assimilé purement et simplement à la Tradition primordiale, dont il est seulement, nous l’avons dit, la forme la plus rapprochée, la fonction du Christ ne saurait, quant à elle, se borner à manifester l’aspect intemporel et informel de la tradition hindoue. C’est pourquoi, de même que la Tradition primordiale sera seule­ ment reconstituée analogiquement par la conjonction de l’Hin­ douisme et de l’Islam, qui en sont, s’il est permis de s’exprimer ainsi, les deux moitiés (intégrant chacune selon des modalités diverses les autres formes traditionnelles), de même le cercle solaire ainsi reformé symbolisera le Christ - Sol Justitiae - qui manifeste les puissances du Ciel et de la Terre et transcende ainsi les deux tradi­ tions. Ceci est encore précisé par une autre acception du symbolisme de l’arc-en-ciel, dont les sept couleurs correspondent aux sept êtres humains « bons » que porta l’Arche du Déluge : Noé, Sem, Cham, Japhet et leurs épouses (la femme de Noé étant rejetée par le Coran [LXVI, 10] comme ayant trahi son mari), et désignent ainsi les archétypes célestes des différentes traditions dont l’Arche véhicule les modalités « visibles 48 ». Or, parmi ces sept couleurs, il en est une qui est simplement le fait d’une substitution toute moderne, née de la méconnaissance du sens symbolique de l’arc-en-ciel : « L’indigo, qu’on a coutume d’énu­ mérer parmi les couleurs de l’arc-en-ciel, n’est en réalité rien de plus qu’une simple nuance intermédiaire entre le violet et le bleu [...]. Pour résoudre la question du septième terme qui doit réellement s’ajouter aux six couleurs pour compléter le septénaire, il faut nous reporter à la représentation géométrique des « sept rayons », telle que 47. Le Roi du Monde, chap. XI. 48. A propos de cette double modalité, « intelligible » et « sensible », que revêtent les formes traditionnelles, et de la plus ou moins grande « effectivité » qu’elles pour­ ront avoir avant la fin du cycle, il est intéressant de remarquer que la notion d’« Eglise invisible », par exemple, se rencontre de plus en plus fréquemment. 226

LE SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

nous l’avons expliquée en une autre occasion, par les six directions de l’espace, formant la croix à trois dimensions, et le centre luimême d’où ces directions sont issues. » De même que l’on peut pla­ cer les trois couleurs fondamentales aux sommets d’un triangle, et les trois couleurs complémentaires à ceux d’un triangle inversé par rapport au premier, et formant ainsi le « sceau de Salomon », de même les six directions de l’espace sont opposées deux à deux, « suivant trois lignes droites qui, s’étendant de part et d’autre du cen­ tre, correspondent aux trois dimensions de l’espace; et, si l’on veut en donner une représentation plane, on ne peut évidemment les figurer que par trois diamètres formant la roue à six rayons (schéma général du « chrisme » et des divers autres symboles équivalents); or, ces diamètres sont ceux qui joignent les sommets opposés des deux triangles du « sceau de Salomon », de sorte que les deux représenta­ tions n’en font qu’une en réalité [...]. Il résulte de là que le septième terme devra, par rapport aux six couleurs, jouer le même rôle que le centre par rapport aux six directions; et, en fait, il se placera aussi au centre du schéma, c’est-à-dire au point où les oppositions appa­ rentes, qui ne sont réellement que des complémentarismes, se résol­ vent dans l’unité. Cela revient à dire que le septième terme n’est pas plus une couleur que le centre n’est une direction, mais que, comme le centre est le principe dont procède tout l’espace avec six direc­ tions, il doit aussi être le principe dont les six couleurs sont dérivées et dans lequel elles sont contenues synthétiquement. Ce ne peut donc être que le blanc, qui est effectivement « incolore », comme le point est « sans dimensions »; il n’apparaît pas dans l’arc-en-ciel, pas plus que le « septième rayon » n’apparaît dans une représentation géomé­ trique; mais toutes les couleurs ne sont que le produit d’une différen­ ciation de la lumière blanche, de même que les directions de l’espace ne sont que le développement des possibilités contenues dans le point primordial49. » On voit en conséquence quelle est, dans le symbolisme de l’arc-enciel, la « place » qui revient au Christ, réunissant en lui les attributs de la Tradition primordiale dont l’Hindouisme, pour compléter le septénaire visible des formes traditionnelles, n’est en somme que le substitut dans l’ordre manifesté. Loin d’être soumis à une forme déterminée, ce qui ne peut être que selon les apparences, le Christ les réunit au contraire toutes en lui. Ce qu’exprime ainsi Muhyid-dîn Ibn’Arabî : « Or cette connaissance [la connaissance de Dieu 49. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap. LVII. 227

L e s S e p t D o r m a n t s e n O c c i d e n t la tin (m a n u s c r it d u

xme s .)

e t en I s la m

( c a llig r a p h ie t u r q u e d e 1 9 0 0 r e p r é s e n t a n t le u r s n o m s , a u t o u r d e c e lu i d e le u r c h ie n ).

LE SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

la plus parfaite] n’est donnée qu’au Sceau des envoyés de Dieu (khâtim ar-rusuf) [Mohammed] [...], et au Sceau des saints (khâtim al-awliyâ)so [Jésus]; aucun des prophètes et des envoyés 5051 ne la puise ailleurs que dans le tabernacle (mishkât) [...] de l’envoyé qui est leur sceau. D’autre part, aucun des saints ne la puise ailleurs que dans le tabernacle du saint qui est leur sceau; de sorte que les envoyés aussi puisent cette connaissance, dans la mesure où ils la puisent, dans le tabernacle du Sceau des saints, car la fonction d’envoyé de Dieu et celle de prophète - j ’entends la fonction prophé­ tique en tant qu’elle comporte la promulgation d’une loi sacrée cessent, alors que la sainteté ne cesse jamais; de ce fait, les envoyés ne reçoivent cette connaissance, en tant qu’ils sont eux aussi des saints, que du tabernacle du Sceau des saints [...]. Et ceci est vrai, bien que le Sceau des saints se conforme à la loi sacrée donnée par le Sceau des prophètes; cela ne porte pas préjudice à son rang spiri­ tuel et n’enlève rien à ce que nous venons de dire [...]. Le Sceau des envoyés se rattache donc, sous le rapport de sa sainteté, au Sceau des saints, de la même manière dont les autres envoyés et prophètes se rattachent à lui. Car il est lui-même simultanément le saint (alwalî), l’envoyé (ar-rasûl) et le prophète (an-nabl). Quant au Sceau des saints, il est le saint, l’héritier (al-wârith) qui puise dans l’origine, celui qui contemple tous les rangs 52... » Dans l’application du symbolisme septénaire de l’arc-en-ciel à l’économie traditionnelle qui régit le monde terrestre 53, il faut se souvenir en effet que « le septième terme est en réalité le premier 54, puisqu’il est le principe de tous les autres, qui sans lui ne pourraient avoir aucune existence; mais il est aussi le dernier en ce sens que tous rentrent finalement en lu i55 ». De même, dans le symbolisme

50. « Le rôle de « Sceau des prophètes » correspond à une fonction cyclique appa­ rente, tandis que la fonction de « Sceau des saints » est nécessairement intemporelle et cachée; elle représente le prototype de la Spiritualité indépendamment de toute « mission » (risâ la h ). » (Note de Titus Burckhardt.) 5 1. « Tout « envoyé » (ra sâ t) est prophète (n a b i) par son degré d’inspiration; cepen­ dant, n’est appelé « envoyé » que le prophète qui promulgue une nouvelle loi sacrée. » (Note de Titus Burckhardt.) 52. Muhyi-d-dîn Ibn’ Arabî, la S a g e sse d e s P ro p h è te s, traduction et notes par Titus Burckhardt, éd. Albin Michel, 1955, p. 46-50. 53. Ce septénaire des formes traditionnelles correspond encore aux sept Églises de l’Apocalypse, qui représentent en fait autant de traditions. 54. « Avant qu’Abraham ne fût, j’étais. » (Saint Jean, VIII, 58.) 55. S y m b o le s fo n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c rée, chap. LVII. 229

RENÉ GUÉNON

de l’arche et de l’arc-en-ciel, désignant respectivement les modalités sensible et intelligible des formes traditionnelles, Sem, Cham, Japhet et leurs épouses correspondent à six traditions, et Noé représentera ainsi la Tradition primordiale 56, au moins analogiquement, puisque le Déluge, ne correspondant pas au début du Manvantara, mais à un cataclysme secondaire, il n’en peut être lui aussi, en toute rigueur, qu’un substitut. Quant à la femme de Noé, c’est une « figure » de la contre-initiation, ainsi que nous le montrerons plus loin. Enfin, même s’il n’est pas possible ici de préciser les modalités exactes selon lesquelles aura lieu l’intégration par l’Islam des autres traditions - qui se fera de toute façon par leur « noyau » ésotéri­ que - on peut néanmoins constater que, indépendamment du carac­ tère qu’elle revêtira extérieurement, cette intégration est déjà réalisée in principio, au sein de l’Islam. Il existe en effet dans cette tradition, des catégories initiatiques en lesquelles se répartissent en quelque sorte les soufis, selon des « affinités » essentielles, et qui se ratta­ chent aux différents prophètes antérieurs à Mohammed. Les initiés au taçawwuf se placent donc sous la maîtrise spirituelle de ces pro­ phètes tout en restant naturellement dans le cadre légal de l’Islam le plus orthodoxe, et certains soufis, comme Ibn’Arabî, sont d’ail­ leurs passés, au cours de leur carrière initiatique, sous la guidance de tous les prophètes, avec, dans le cas de Muhyi-d-dîn, un rapport tout à fait privilégié avec Jésus, maître de la spiritualité aïssawie. Cette caractéristique propre à l’ésotérisme islamique, et qui est encore une des spécifications de sa fonction récapitulative, se fonde sur le fait que : « Le Sceau de la Prophétie a reçu les Paroles Synthé­ tiques (Jawâmi’ u-l-Kalim) correspondant aux prophètes législa­ teurs antérieurs, et ceux-ci constituent ensuite autant de types spiri­ tuels réalisables en formule mohammadienne 57 [...]. » Enfin, en conclusion de toutes ces considérations, nous ne pou­ vons mieux faire que de citer deux passages de Guénon qui les résu­ ment et les confirment de toute l’autorité du sheikh Abdel Wahed Yahia, qui n’ignorait certes pas les « secrets du Pôle », bien qu’il n’en exprimât que ce qui convenait exactement aux temps et aux lieux. D’abord dans ces lignes écrites en 1938 : « [...] ce que nous venons de dire en dernier lieu permet d’entrevoir 56. Ce à quoi réfèrent implicitement les mentions relatives à la « tradition noachite » que l’on trouve jusque dans la Maçonnerie. 57. Michel Vâlsan, « le Triangle de l’Androgyne et le Monosyllabe Om », Études Traditionnelles, novembre-décembre 1964. 230

LE SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

que l’accomplissement du cycle, tel que nous l’avons envisagé, doit avoir une certaine corrélation, dans l’ordre historique, avec la rencontre des deux formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa fin, et qui ont respectivement pour langues sacrées le sanscrit et l’arabe : la tradition hindoue, en tant qu’elle représente l’héritage le plus direct de la Tradition primordiale, et la tradition islamique, en tant que « Sceau de la Prophétie » et, par conséquent, forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel5S. » Et ceci était encore précisé en 1949 : « En outre, il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradition islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes les autres traditions orthodoxes; et, s’il en est ainsi, c’est parce que, étant la première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doi­ vent intégrer également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui se sont produites dans l’intervalle, afin de rendre possible le « retour aux origines » par lequel la fin du cycle devra rejoindre son commencement, et qui, au point de départ d’un autre Manvantara, manifestera de nouveau à l’extérieur le véritable Sanâtana Dharma 5859. » Maintenant, si l’on s’étonnait de ce que Guénon eût apparemment fait si peu de place à l’Islam, dans son œuvre, relativement aux doc­ trines hindoues, il faudrait se souvenir que ce qui pouvait subsister de conscience traditionnelle chez les Occidentaux à qui il s’adressait, était d’origine chrétienne, et qu’il convenait donc que les doctrines orientales qui leur serviraient en quelque sorte de support de médita­ tion fussent - non pas dans leur essence puisque toutes les doctrines sont évidemment Une, mais dans leur formulation - les plus pure­ ment métaphysiques, et les moins susceptibles, par conséquent, d’en­ trer en conflit, au début, avec cet héritage chrétien, revêtu, donc, d’une forme religieuse, comme l’est aussi extérieurement l’Islam. D’ailleurs, la haine dont cette tradition était parfois l’objet, du fait de certaines contingences historiques, permet de comprendre sans peine la prudence de Guénon... Et l’on notera de surcroît que le rôle spécial que jouait en l’occurrence la tradition hindoue, à travers 58. « Les Mystères de la lettre Nûn », É tu d e s T ra d itio n n e lles, août-septembre 1938; repris dans S y m b o le s fo n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c rée, chap. XXIII. 59. « Sanâtana Dharma », C a h ie rs d u S u d , n° spécial : « Approches de l’Inde »; repris dans É tu d e s su r l ’H in d o u is m e , p. 105. 231

RENÉ GUÉNON

l’œuvre de Guénon, relevait bien de cette fonction informelle et pure­ ment intellectuelle qui lui est dévolue 60. Il n’en reste pas moins que Guénon souligna clairement son éta­ blissement en terre d’Islam, en datant selon le calendrier musulman les premières études qu’il rédigea, du Caire, pour le Voile d’Isis. De fait, P « intégration » du sheikh Abdel Wahed Yahia était totale, et il n’est aucun aspect du monde islamique qui lui fût étranger, ainsi qu’en témoignent ces quelques lignes de correspondance écrites le 2 septembre 1932, relatives au Khalifat et à la situation politique contemporaine : « [...] Quant à l’Islam politique, mieux vaut n’en pas parler, car ce n’est plus qu’un souvenir historique; c’est certainement dans ce domaine politique que les idées occidentales, avec la concep­ tion des « nationalités », ont fait le plus de ravages, et avec une sin­ gulière rapidité. C’est à tel point que maintenant les Egyptiens ne veulent pas venir en aide aux Syriens, ni ceux-ci aux Palestiniens, et ainsi de suite; et il en est beaucoup à qui on ne peut même plus arriver à faire comprendre combien ce particularisme est contraire aux principes traditionnels. - Cela n’a pas empêché un soi-disant « explorateur » français, qui n’est probablement qu’un vulgaire tou­ riste, de prétendre, dans un livre récent, que le Khalifat existe tou­ jours en fait, et, mieux encore, qu’il a son siège ici-même, à El-Azhar. Ce serait à éclater de rire si la réalité, à cet égard, n’était assez triste au fond; savez-vous qu’au congrès de Jérusalem, en décembre dernier, la question du rétablissement du Khalifat ayant été posée, il a été impossible d’arriver à une entente et à une solution quelconque? Et savez-vous aussi, en ce qui concerne spécialement El-Azhar, que le recteur, il y a à peu près un an, a refusé de signer une protestation contre les atrocités italiennes en Tripolitaine, sous le prétexte que « c’était là une question politique dans laquelle il n’avait pas à intervenir »? » Et quelques jours plus tard, le 7 septembre, il donnait encore, sur le Khalifat, de précieux renseignements : « [...] Pour l’article sur le Khalifat, je vois bien de quoi il s’agit : c’est un mauvais tour que la France veut jouer à l’Angleterre, laquelle voudrait, elle aussi, et 60. Un dernier exemple de ce complémentarisme de l’Hindouisme et de l’Islam nous est fourni par l’histoire de l’Occident. Il est remarquable en effet que l’Islam ait joué un rôle actif et « vivificateur » vis-à-vis de la tradition occidentale, ce qui est particulièrement manifeste dans les origines du Rosicrucianisme, par exemple, alors que l’Inde, selon la « légende », servit de refuge ultime à ce même courant initiatique, lorsque les conditions du monde européen le contraignirent à se « ré­ sorber en germe ». 232

LF. SHEIKH ABDEL WAHED YAHIA

depuis longtemps déjà, avoir un Khalife « de façade » qui ne serait en réalité qu’un instrument entre ses mains; et je m’explique mainte­ nant le voyage d’un certain personnage marocain qui nous avait un peu intrigués il y a quelques mois... En fait, l’une des deux solutions ne vaudrait guère mieux que l’autre, étant donné surtout ce qui se passe actuellement dans l’Afrique du Nord (sans parler de la Syrie); jamais encore les Français ne s’étaient comportés de pareille façon jusqu’ici; c’est sans doute l’effet des belles promesses faites pendant la guerre! Quoi qu’il en soit, il est plutôt maladroit de confier le « lancement » de cette idée à des gens aussi grossièrement ignorants que l’auteur de l’article en question. « Puissance sacerdotale », « sou­ veraineté pontificale », etc., autant d’âneries que de mots... Il est d’ailleurs tout à fait faux que la présence d’un Khalife soit nécessaire au maintien de l’orthodoxie, et il ne l’est pas moins que le Khalife doive remplir telles ou telles conditions définies; on préférerait en général qu’il soit d’origine arabe mais cela même n’est nullement nécessaire, et en fait, n’importe qui peut être désigné. Lors du Congrès de Jérusalem, certains pensaient à mettre en avant la candi­ dature de quelqu’un que je connais très bien, et qui ne remplit aucune des prétendues conditions; c’est seulement un homme énergi­ que et très instruit des choses de l’Islam, et c’est là l’essentiel [...]. D’autre part, il y a trois modes possibles de désignation d’un Kha­ life, tout aussi réguliers l’un que l’autre, et qui correspondent propre­ ment aux trois titres respectifs de « Khalifah », d’ « Imâm » et d’« Amîrul-Muminîn »; vous voyez que c’est assez complexe et que personne en Europe n’y connaît quoi que ce soit. Quant à Mustafa Kémal, je comprends bien pourquoi il entrerait dans la combinaison, et vous pouvez être sûr que ses raisons n’ont rien de « spirituel », mais comment lui et ses partisans pourraient-ils bien continuer à se prétendre, je ne dis pas « sunnites », mais simplement orthodoxes, quand ils se servent dans les mosquées, d’une traduction du Qoran, ce qui est tout ce qu’il y a de plus rigoureusement interdit? Du reste, des gens qui ont fait du port d’une casquette le symbole de la « civili­ sation » sont jugés par là même. Je ne veux pas dire qu’il y ait là une question de principe (c’est bien moins important qu’ils ne le croient eux-mêmes), mais je prends cela comme un « signe » qui donne assez exactement la mesure de leur « horizon intellectuel ». » Il est difficile, en lisant ces lignes, de ne pas admettre que l’islami­ sation de Guénon (qui devait obtenir de surcroît la nationalité égyp­ tienne en 1949) représentait bien autre chose qu’une option toute personnelle, un choix purement individuel dicté par certaines consi­ 233

RENÉ GUÉNON

dérations de méthode et aussi par un « manque de goût » (!) pour le Christianisme, mais sans que cela eût la moindre relation avec le rôle eschatologique promis à l’Islam, que l’on voulait de toute façon ignorer... De plus, il réaffirma à maintes reprises qu’il n’entre­ tenait en Egypte aucune relation avec le milieu européen, dont il ne parlait, à l’occasion, que pour dénoncer les agissements à son égard de certains de ses représentants. Cette « retraite » totale du sheikh Abdel Wahed Yahia - dont presque personne ne connaissait l’adresse puisqu’il se faisait envoyer son courrier poste restante avait des raisons plus précises encore que l’affirmation d’une « orien­ tation » qui eût pu éclairer ses lecteurs sur certain « jugement » impli­ citement formulé à l’égard de l’Occident. Il s’agissait principalement de se protéger - et donc de lutter plus efficacement - contre certaines puissances ténébreuses dont les assauts ne cessèrent jamais et qui, selon des modes d’action parfois bien étrangers à la mentalité occi­ dentale moderne, tentèrent de s’opposer à ce que, grâce à Guénon, l’Ordre sortît du Chaos...

IX L’A dversaire

I

L EST CONVENU QU’ON NE PEUT PARLER DU DIABLE SANS

provoquer, de la part de tous ceux qui se piquent d’être plus ou moins « modernes », c’est-à-dire de l’immense majorité de nos contemporains, des sourires dédaigneux ou des haussements d’épaules plus méprisants encore; et il est des gens qui, tout en ayant certaines convictions religieuses, ne sont pas les derniers à prendre une semblable attitude, peut-être par simple crainte de passer pour « arriérés », peut-être aussi d’une façon plus sincère. Ceux-là, en effet, sont bien obligés d’admettre en principe l’existence du démon, mais ils seraient fort embarrassés d’avoir à constater son action effective; cela dérangerait par trop le cercle restreint d’idées toutes faites dans lequel ils ont coutume de se mouvoir h » Ainsi s’exprimait Guénon en 1923. C’est cette même idée que reprenait Henri-Irénée Marrou en 1948, dans le numéro spécial des Etudes Carmélitaines consacré à Satan : « Cette impression de gêne et de désagrément que cause l’idée de l’existence du Diable au commun des hommes d’aujourd’hui est facile à observer chez tout lecteur, disons par exemple de la littéra­ ture ancienne relative aux Pères du Désert, si familiers avec la pré­ sence quotidienne des démons [...]; même André Gide agace souvent son public, qu’il soit protestant ou catholique, par l’insistance avec 1. L ’Erreur Spirite, chap. X : «la Question du Satanisme». 235

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laquelle il utilise la notion du Démon; ce n’est pourtant chez lui qu’un thème mythologique, mais, même réduit à l’état de mythe, nos contemporains n’aiment pas entendre parler de Satan. » Le professeur Marrou ne faisait là que constater implicitement le succès de cette ruse ultime du diable, qui est de faire croire qu’il n’existe pas. Indulgent, néanmoins, à l’égard de ce matérialisme de fait empêchant qu’il soit démasqué par ceux-là mêmes qui se disent chrétiens, H.-I. Marrou proposait, pour rendre compte de ce qu’il appelait un « refoulement », une hypothèse, « simple application d’ailleurs d’un fait d’observation très général : souvent les difficultés qui s’opposent à l’acceptation d’un article de la foi s’expliquent par une méconnaissance profonde de l’objet réel de cette foi : les objec­ tions qu’on lui oppose, parfaitement valables et fondées, s’adressent en réalité non à la vraie foi mais à une image déformée jusqu’à la caricature, à un « fantôme », phantasma, pour reprendre un mot de saint Augustin [...]. » La moindre des déformations en question n’est pas celle qui confère à Satan une réalité distincte de celle de Dieu, qui le pose en principe indépendant. Cette perspective proprement dualiste - manichéenne si l’on veut, encore qu’il soit bien difficile de savoir exactement quelles étaient les doctrines des Manichéens - en arrive ainsi à envisager deux principes antagonistes. Or cette vision, contredite bien évidemment par la doctrine métaphysique de l’Uni­ cité de l’Existence et, au niveau théologique, par le « monothéisme », peut au contraire se concilier, selon des modalités variables, avec les conceptions modernes, hétérodoxes et antimétaphysiques, qui postulent un Dieu limité - ainsi que le font certaines sectes comme les Mormons et des « penseurs » comme William James - ou un Dieu qui évolue (ce qui présuppose d’ailleurs qu’il est limité, sans quoi il est évident qu’il ne pourrait évoluer...) - comme l’admettent les théories proprement « immanentistes » et « panthéistes » qui sont celles des philosophes modernes depuis Hegel, et dont on trouve en quelque sorte 1’ « achèvement » chez le père Teilhard de Chardin. De cette véritable incapacité à s’élever à la pure métaphysique sont nés les inextricables problèmes relatifs au « Bien » et au « Mal » qui préoccupent tant nos contemporains, que leur horizon intellectuel par trop borné enferme dans un irréductible dualisme, plus ou moins conscient d’ailleurs, mais dont on conçoit en tout cas très bien, sur­ tout-si l’on y ajoute les exigences d’un sentimentalisme exacerbé, qu’il heurte leur « sensibilité », et ce qui leur reste de sens logique. Et pourtant, la doctrine métaphysique de l’Identité Suprême, 236

Saint Michel terrassant le dragon, par Albert Durer.

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au-delà de toute opposition, fait s’évanouir instantanément ces faux problèmes qui ne trouvent leur origine que dans la négation du domaine spirituel, fermé par définition aux représentants de cette contre-initiation qui a l’illusion de s’opposer à l’initiation véritable, et qui est la spécification pour notre monde de cette force centrifuge par quoi toutes choses s’éloignent progressivement de leur Principe, jusqu’à ce qu’elles aient épuisé en mode distinctif, dans le règne ultime de la quantité, toutes les possibilités qu’elles comportaient synthétiquement et « qualitativement » à l’origine. Par là, cette force descendante et « satanique » ne fait qu’accomplir le « Plan divin » - auquel rien, absolument rien, ne saurait se soustraire - puisqu’elle accompagne en quelque sorte le Respir cosmique jusqu’à cette disso­ lution dans laquelle elle s’anéantira et qui, marquant la fin d’un cycle d’existence, permettra le redressement instantané et le retour à l’Origine. Et c’est bien en effet à l’émergence des possibilités les plus inférieures de notre cycle d’humanité que nous assistons aujourd’hui, en une époque jugée par cette parole évangélique sous le double rapport de la nécessité providentielle - qui fait que les désordres partiels concourent à l’Ordre total - et d’une non moins providentielle condamnation : « Il faut qu’il y ait du scandale, mais malheur à celui par qui le scandale arrive 2. » C’est aussi pourquoi l’Antéchrist, qui synthétisera, pour le règne de la grande parodie, toutes les puissances de la contre-initiation, sera le plus illusionné de tous les êtres - et c’est là la « sottise du diable » - en même temps qu’il sera le trompeur, le dajjâl, « par excellence ». Ce règne, manifesté par une contre-tradition dont on pourrait dire que la contre-initiation en représentera 1’ « esprit », si l’esprit ne lui était pas par définition inaccessible (il ne peut s’agir que d’une « spi­ ritualité à rebours 3 » qui voudra parodier ainsi les rapports de l’ini­ tiation et des traditions authentiques), est préparé de longue date par le mensonge systématique, appliqué à tous les domaines, et allant jusqu’au renversement - qui est le satanisme stricto sensu - de la hiérarchie normale. On peut toutefois se demander si la contre-initiation elle-même est pleinement consciente de cette confusion, qu’elle a pourtant réussi à instaurer, entre le psychique et le spirituel, qui est la marque de notre époque, et qui constitue la clef de ces prétendus « renouveaux 2. Saint Matthieu, XVIII, 7. 3. Cf. le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. X X X IX : « la Grande Parodie ou la Spiritualité à rebours ».

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spirituels », de ces « ères nouvelles », dont l’attente généralisée crée un climat particulièrement propice à la manifestation de celui qui est à la fois l’Antéchrist et l’Antichrist, et qui voudra donc se faire passer pour le Messie. On peut d’autant plus s’interroger sur cette « conscience » de la contre-initiation que, répétons-le encore, la pure spiritualité lui est absolument interdite, et que la confusion du psy­ chique et du spirituel peut n’être chez elle que le fruit d’une igno­ rance complète, plutôt que d’un mensonge délibéré. Quoi qu’il en soit, le monde intermédiaire, ou psychique, est, lui, son domaine privilégié, et c’est de sa « manipulation » - parfaitement consciente en tout état de cause... - que naîtront ces « miracles » capables de séduire les élus eux-mêmes, si cela était possible... Ce « champ d’action », toutefois, puisqu’il n’est pas rattaché, dans ce cas, à un principe supérieur, est lui-même illusoire, en définitive : les représen­ tants de la contre-initiation « peuvent avoir des connaissances aussi étendues qu’on voudra le supposer quant aux possibilités du « monde intermédiaire », mais ces connaissances n’en seront pas moins toujours irrémédiablement faussées par l’absence de l’esprit qui seul pourrait leur donner leur véritable sens. » Cependant, « de tels êtres ne peuvent jamais être des mécanistes ni des matérialistes, ni même des « progressistes » ou des « évolutionnistes », au sens vul­ gaire de ces mots, et, quand ils lancent dans le monde les idées que ceux-ci expriment, ils le trompent sciemment4 [...]. » C’est cette tromperie qui fonde l’antitradition actuelle, préparant l’établissement de la contre-tradition où s’incarnera l’illusion des « magiciens noirs », et après le règne fugitif de laquelle il n’y aura plus pour eux que la dissolution et la chute dans les « ténèbres exté­ rieures », « où sont rejetés finalement les « rebuts » d’un cycle, et qui correspondent aussi, dans le symbolisme hindou, à la région obscure située au-delà du mont Loka-Aloka 5 [...]. » On peut distinguer deux étapes dans cette phase préparatoire représentée par l’antitradition : le matérialisme et le néo-spiritualisme, antagonistes en apparence, mais complémentaires en fait, et concourant au même but. « L’action antitraditionnelle devait nécessairement viser à la fois à changer la mentalité générale et à détruire toutes les institutions traditionnelles en Occident, puisque c’est là qu’elle s’est exercée tout d’abord et directement, en attendant de pouvoir chercher à s’étendre ensuite au monde entier par le moyen des Occidentaux ainsi prépa­ 4. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXVIII. 5. Lettre à A.K. Coomaraswamy, du 22 avril 1936. 239

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rés à devenir ses instruments. D’ailleurs, la mentalité étant changée, les institutions, qui dès lors ne lui correspondaient plus, devaient par là même être facilement détruites; c’est donc le travail de déviation de la mentalité qui apparaît ici comme véritablement fondamental, comme ce dont tout le reste dépend en quelque façon, et, par consé­ quent, c’est là-dessus qu’il convient d’insister plus particulièrement. Ce travail, évidemment, ne pouvait pas être opéré d’un seul coup, quoique ce qu’il y a peut-être de plus étonnant soit la rapidité avec laquelle les Occidentaux ont pu être amenés à oublier tout ce qui, chez eux, avait été lié à l’existence d’une civilisation tradition­ nelle : si l’on songe à l’incompréhension totale dont les xvne et xvme siècles ont fait preuve à l’égard du Moyen Age, et cela sous tous les rapports, il devrait être facile de comprendre qu’un change­ ment aussi complet et aussi brusque n’a pas pu s’accomplir d’une façon naturelle et spontanée. Quoi qu’il en soit, il fallait tout d’abord réduire en quelque sorte l’individu à lui-même, et ce fut là surtout [...] l’œuvre du rationalisme [...]. Il fallait ensuite tourner entière­ ment l’attention de l’individu vers les choses extérieures et sensibles, afin de l’enfermer pour ainsi dire, non pas seulement dans le domaine humain, mais, par une limitation beaucoup plus étroite encore, dans le seul monde corporel; c’est là le point de départ de toute la science moderne, qui, dirigée constamment dans ce sens, devait rendre cette limitation de plus en plus effective 6. » Et cette science profane, mécaniste depuis Descartes et matéria­ liste depuis la seconde moitié du xvme siècle, forma, ou plutôt déforma progressivement la mentalité générale, aidée en cela par ses applications industrielles, qui la « cautionnaient » en quelque sorte, et contribuaient à fixer l’attention des hommes sur les seules réalisa­ tions matérielles. « L’homme « mécanisait » toutes choses, et finale­ ment il en arrivait à se « mécaniser » lui-même, tombant peu à peu à l’état des fausses « unités » numériques perdues dans l’uniformité et l’indistinction de la « masse », c’est-à-dire en définitive dans la pure multiplicité; c’est bien là, assurément, le triomphe le plus complet qu’on puisse imaginer de la quantité sur la qualité. « Cependant, en même temps que se poursuivait ce travail de « matérialisation » et de « quantification », qui du reste n’est pas encore achevé et ne peut même jamais l’être, puisque la réduction totale à la quantité pure est irréalisable dans la manifestation, un autre travail, contraire en apparence seulement, avait déjà 6. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXVIII.

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commencé, et cela, rappelons-le, dès l’apparition même du matéria­ lisme proprement dit. Cette seconde partie de l’action antitradition­ nelle devait tendre, non plus à la « solidification », mais à la dissolu­ tion; mais, bien loin de contrarier la première tendance, celle qui se caractérise par la réduction au quantitatif, elle devait l’aider lors­ que le maximum de la « solidification » possible aurait été atteint, et que cette tendance, ayant dépassé son premier but en voulant aller jusqu’à ramener le continu au discontinu, serait devenue elle-même une tendance vers la dissolution 7. Aussi est-ce à ce moment que ce second travail, qui d’abord ne s’était effectué, à titre de préparation, que d’une façon plus ou moins cachée et en tout cas dans des milieux restreints, devait apparaître au jour et prendre à son tour une portée de plus en plus générale, en même temps que la science quantitative elle-même devenait moins strictement matérialiste, au sens propre du mot, et finissait même par cesser de s’appuyer sur la notion de « matière », rendue de plus en plus inconsistante et « fuyante » par la suite même de ses élaborations théoriques. C’est là l’état où nous en sommes présentement : le matérialisme ne fait plus que se survivre à lui-même, et il peut sans doute se survivre plus ou moins longtemps, surtout en tant que « matérialisme prati­ que »; mais, en tout cas, il a désormais cessé de jouer le rôle princi­ pal dans l’action antitraditionnelle 8. » Après avoir enfermé l’homme dans une sorte de coquille étanche qui lui donnait une relative impression de sécurité 9, lui interdisant toute communication avec des domaines supérieurs mais le proté7. En effet, Guénon explique ainsi, auparavant, ce processus : « Si même, en se pla­ çant momentanément au point de vue de la science moderne, on voulait, d’une part, réduire la « corporéité » à l’étendue comme le faisait Descartes, et, d’autre part, ne considérer l’espace lui-même que comme un simple mode de la quantité, il resterait encore ceci, qu’on serait toujours dans le domaine de la quantité continue; si l’on passe à celui de la quantité discontinue, c’est-à-dire du nombre, qui seul peut être regardé comme représentant la quantité pure, il est évident que, en raison même de cette discontinuité, on n’a plus aucunement affaire au « solide » ni à quoi que ce soit de corporel. « Il y a donc, dans la réduction graduelle de toutes choses au quantitatif, un point à partir duquel cette réduction ne tend plus à la « solidification », et ce point est en somme celui où l’on en arrive à vouloir ramener la quantité continue elle-même à la quantité discontinue; les corps ne peuvent plus alors subsister comme tels, et ils se résolvent en une sorte de poussière « atomique » sans consistance [...]. » (L e R è g n e d e la Q u a n tité e t les S ig n es d e s T e m p s, chap. XXIV.) 8. L e R è g n e d e la Q u a n tité e t les S ig n e s d e s T em p s, chap. XXVIII. 9. L’expression : « matérialiste endurci » est assez évocatrice...

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géant d’une certaine façon des influences dissolvantes du psychisme inférieur, le matérialisme passe le relais, s’il est permis de s’exprimer ainsi, au néo-spiritualisme, dont le rôle est de percer par le bas la coquille, permettant ainsi aux puissances de dissolution assimilées symboliquement aux hordes de Gog et de Magog, de pénétrer dans notre monde. Cette seconde phase est d’autant plus dangereuse qu’elle donne à certains l’illusion de s’opposer au matérialisme et de réintroduire la spiritualité, alors qu’il s’agit, nous le savons déjà, d’une spiritualité à rebours qui ne peut aboutir qu’à une communica­ tion avec les états inférieurs de l’être. Il est significatif à cet égard que la psychanalyse, par exemple, parodie une étape du processus initiatique dont nous avons déjà parlé : la « descente aux enfers », qui a pour but de récapituler et d’épuiser les vestiges des états inférieurs 10 - et antérieurs -, ceux par lesquels l’être est passé avant de naître à l’état humain. Il s’agit donc là d’une étape purificatrice indispensable avant de pouvoir accéder aux états supérieurs. Mais la psychanalyse, à qui toute spiri­ tualité est certes radicalement étrangère, et qui n’envisage jamais de « superconscient » corrélatif de son « subconscient », se contente de plonger l’être dans des bas-fonds dont il gardera l’ineffaçable souil­ lure, tel le profane tombant dans le bourbier des Mystères d’Eleusis. A propos de la psychanalyse, il est remarquable que les deux phases, matérialiste (en l’occurrence à l’état « résiduel » puisque la psycha­ nalyse se caractérise en fait par le maniement d’influences psychi­ ques inférieures) et spiritualiste, soient représentées respectivement par Freud, manifestant ainsi qu’il était un instrument assez in­ conscient des forces qu’il avait déchaînées, et par Jung, qui réintro­ duit le symbolisme, mais pris au rebours de son sens légitime puis­ qu’il applique à un domaine proprement « infernal » ce qui concerne uniquement le supra-humain. C’est aussi à ce travail de dissolution que servent les innombra­ bles groupements néo-spiritualistes 11 : occultistes, théosophistes, spirites, auxquels Guénon consacra en 1921 et 1923 deux gros livres : le Théosophisme, histoire d ’une pseudo-religion, et l’Erreur Spirite (seulement précédés par YIntroduction générale à l’étude des Doctrines hindoues), indiquant par là combien il était nécessaire, 10. Qui sont les « enfers » proprement dits, comme nous l’avons vu. 11. C’est le lieu de rappeler l’avertissement contenu dans l’épître de saint Jude, et relatif à la fin des temps : « Ces gens-là sont les fauteurs de discorde, des psychiques qui n’ont pas l’Esprit. » Et ceci s’applique, a fortiori, à la contre-initiation.

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avant d’exposer complètement les véritables doctrines, de mettre expressément en garde contre toutes les funestes confusions qui avaient cours en Occident, y compris chez certains traditionalistes, dont le discernement n’était certes pas à la mesure de leur bonne volonté. Certains « engouements » de Léon Daudet, dont on a vu par ailleurs les bonnes dispositions, en sont un exemple. Mais naturelle­ ment, l’immense majorité des néo-spiritualistes, s’ils constituent une remarquable masse de manœuvre, ne sont nullement conscients de ce à quoi ils servent de « support », et de toute façon leur rôle n’est que préparatoire. Il reste donc à voir quelle est l’origine et la nature de cette contreinitiation qui est à l’œuvre derrière toutes les falsifications contem­ poraines, en apparence les plus contradictoires, mais qui font en réa­ lité partie intégrante d’un même plan. « Quoi qu’il en soit, ce qui permet que les choses puissent aller jusqu’à un tel point, c’est que la « contre-initiation », il faut bien le dire, ne peut pas être assimilée à une invention purement humaine, qui ne se distinguerait en rien, par sa nature, de la « pseudo-initiation » pure et simple; à la vérité, elle est bien plus que cela, et, pour l’être effectivement, il faut nécessairement que, d’une certaine façon, et quant à son origine même, elle procède de la source unique à laquelle se rattache toute initiation, et aussi, plus généralement, tout ce qui manifeste dans notre monde un élément « non humain 12 », mais elle en procède par une dégénérescence allant jusqu’à son degré le plus extrême, c’est-à-dire jusqu’à ce « renversement » qui constitue le « satanisme » proprement dit [...]. » L’origine de cette dégénérescence doit être recherchée dans la per­ version de « quelqu’une des anciennes civilisations ayant appartenu à l’un ou à l’autre des continents disparus dans les cataclysmes qui se sont produits au cours du présent Manvantara. » Et Guénon pré­ cise en note : « Le chapitre VI de la Genèse pourrait peut-être four­ nir, sous une forme symbolique, quelques indications se rapportant à ces origines lointaines de la « contre-initiation » 13. » Dans cette 12. C’est pourquoi, en langage théologique, Satan est qualifié d’ange déchu. Cette origine « non humaine », d’une part, et le bannissement du monde céleste d’autre part, corrélatif de la « chute », sont évoqués symboliquement en ces termes par Ruysbrœck : « Le démon voit comme à travers une cloison de diamant qu’il ne rom­ pra jamais sa beauté d’archange éternellement subsistante dans la pensée divine; l’unité de son être est à jamais brisée et il sait que cette splendeur de lui-même, il ne la rejoindra plus. » 13. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXXVIII.

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perspective, les « fils de Dieu » dont il est question dans ce chapitre de la Genèse pourraient alors être assimilés aux représentants d’une lignée spirituelle, dont l’union avec les « filles des hommes » - c’està-dire la déviation, manifestée selon le Livre d ’Hénoch par la divul­ gation illégitime de certains « secrets » - engendre les géants, que l’on peut considérer comme le type des Kshatriyas révoltés contre l’autorité spirituelle. Et cette dégénérescence progressive aboutit finalement à la contre-initiation, ainsi que l’exprime symboliquement le passage du luciférianisme au satanisme. Il ne faut pas oublier en effet que l’apparition sur la terre de la contre-initiation, « incarnant » cette force cosmique descendante déjà évoquée, ne pouvait se pro­ duire qu’en une période relativement éloignée des origines du Manvantara, et où les conditions générales du milieu n’étaient plus in­ compatibles avec cette manifestation de la plus inférieure de toutes les possibilités. Enfin, il convient ici d’ouvrir une parenthèse pour souligner combien il est curieux que ce chapitre VI de la Genèse soit très fré­ quemment invoqué par les auteurs traitant des « Objets Volants Non Identifiés », vulgairement appelés « soucoupes volantes ». Il est encore plus curieux que ces « fils de Dieu », maudits selon la Tradi­ tion, soient communément assimilés par ces auteurs aux fameux « extra-terrestres » prétendument venus d’autres planètes (singulier anthropomorphisme qui les fait plus ou moins à notre ressem­ blance!), et crédités d’un rôle éminemment positif, puisqu’ils sont censés avoir légué à nos ancêtres, non pas les germes de toute cor­ ruption, mais au contraire, selon la conception évolutionniste, les ferments du progrès humain. Ce « renversement » du rôle des anges déchus n’est d’ailleurs nullement étonnant si l’on veut bien réfléchir au caractère parodique que revêt d’une façon générale ce thème des « extra-terrestres », dont l’attente, soigneusement entretenue par toute une littérature, revêt chez certains un caractère quasi messiani­ que. Sans doute faut-il voir là la préparation immédiate de la venue de l’Antéchrist. Mais revenons à la Tradition. Saint Jude, dans son épître, confirme bien en effet, en se référant expressément au Livre d ’Hénoch, le caractère « contre-initiatique » des « fils de Dieu » déchus, qu’il évoque en ces termes : « Quant aux anges qui n’ont pas gardé leur rang, mais ont abandonné leur habita­ tion, il les garde pour le Jugement du Grand Jour, dans des liens éternels, sous l’obscurité. » D’autre part, selon la Genèse, ce sont les crimes des géants nés des « fils de Dieu » et des « filles des hommes », qui provoquent le déluge. Il resterait donc à savoir quel est le conti244

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nent englouti par le déluge biblique, dans lequel Guénon, avec les textes sacrés, situe l’origine de la contre-initiation. Il s’agit en fait de l’Atlantide. Guénon rapproche en effet la situa­ tion occidentale de ce continent, donc dans une région « qui corres­ pond au soir dans le cycle diurne », et à l’automne dans le cycle annuel, du fait que, selon la tradition hébraïque, le monde fut créé à l’équinoxe d’automne. « [...] et peut-être est-ce là aussi la raison la plus immédiate (il y en a d’autres d’un ordre plus profond) de l’énonciation du « soir » (ereb) avant le « matin » (boqer) dans le récit des « jours » de la Genèse 14. Ceci pourrait trouver une confirmation dans le fait que la signification littérale du nom d’Adam est « rouge », la tradition atlantéenne ayant été précisément celle de la race rouge; et il semble aussi que le déluge biblique corresponde directement au cataclysme où disparut l’Atlantide, et que, par consé­ quent, il ne doive pas être identifié au déluge de Satyavrata qui, sui­ vant la tradition hindoue, issue directement de la Tradition primor­ diale, précéda immédiatement le début de notre Manvantara 15. Bien entendu, ce sens qu’on peut appeler historique n’exclut nullement les autres sens; il ne faut d’ailleurs jamais perdre de vue que, suivant l’analogie qui existe entre un cycle principal et les cycles secondaires en lesquels il se subdivise, toutes les considérations de cet ordre sont toujours susceptibles d’applications à des degrés divers; mais ce que nous voulons dire, c’est qu’il semble bien que le cycle atlantéen ait été pris comme base dans la tradition hébraïque, que la transmission se soit faite d’ailleurs par l’intermédiaire des Egyptiens, ce qui tout au moins n’a rien d’invraisemblable, ou par tout autre moyen 16. » Nous sommes là en possession de « clefs » cycliques fort impor­ tantes et, pour ce qui concerne directement l’origine de la contre-ini­ tiation, il n’y a plus de doute, si l’on rapproche ainsi les divers élé­ ments fournis par Guénon, qu’elle doive se situer dans la perversion de la civilisation atlantéenne, et que les « fils de Dieu » aient été les représentants de sa lignée initiatique déviée. En effet, en récapitulant toutes ces données, nous pouvons retracer schématiquement la : 4. « Chez les Arabes également, l’usage est de compter les heures du jour à partir du m a g h reb , c’est-à-dire du coucher du soleil. » 15. « Par contre, les déluges de D e u c a lio n et d’O g y g è s , chez les Grecs, semblent ^ rapporter à des périodes encore plus restreintes et à des cataclysmes partiels pos­ térieurs à celui de l’Atlantide. » ■b. « Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara », le V o ile d ’Is is, aoûtseptembre 1931; repris dans F o r m e s tra d itio n n e lle s e t C y c le s c o s m iq u e s , éd. Gallimard, p. 49-50. 245

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« filiation » suivante : d’après Guénon, l’origine de la contre-initia­ tion doit être cherchée dans la perversion d’une civilisation ayant appartenu à un continent disparu. Or, une note nous invite aussitôt à nous reporter au chapitre VI de la Genèse, qui décrit effectivement la déchéance de certains anges, les fameux « Veilleurs » du Livre d'Hénoch n , qui apportent aux hommes des secrets d’ordre inférieur, concernant très vraisemblablement le monde intermédiaire. On a donc là l’archétype, si l’on peut dire, de ces traditions déviées dont seul subsiste l’aspect magique, comme ce sera, beaucoup plus tard et à un moindre degré, le cas de la tradition égyptienne par exemple. Or, toujours selon la Genèse, c’est la corruption issue de cette chute des anges, en d’autres termes de la perversion d’une lignée spiri­ tuelle, qui provoque le déluge. Comme Guénon nous dit encore que le déluge biblique doit être très vraisemblablement assimilé au cata­ clysme qui engloutit l’Atlantide, la conclusion s’impose : les crimes des géants nés du péché des « anges déchus » réfèrent à la corruption de la tradition atlantéenne - prenant la forme d’une révolte de Kshatriyas - et c’est donc bien chez celle-ci que se trouve l’origine de la contre-initiation. C’est ce qu’indique encore ce passage du Critias de Platon 178 : « Mais quand vint à se ternir en eux [les Atlantes], pour avoir été mélangé, et maintes fois, avec maint élément mortel, le lot qu’ils tenaient du Dieu\ quand prédomina chez eux le caractère humain, alors, impuissants désormais à porter le poids de leur condition pré­ sente, ils 'perdaient toute convenance dans leur manière de se comporter, et leur laideur morale se révélait à des yeux capables de voir, puisque, entre les biens les plus précieux, ils avaient perdu ceux qui sont les plus beaux; tandis qu’à des yeux incapables de voir le rapport d’une véritable vie avec le bonheur, ils passaient justement alors pour être beaux en tout au suprême degré et pour être bienheu­ reux, remplis comme ils étaient d’injuste cupidité et de puissance. C’est alors que le Dieu des Dieux, lui qui règne au moyen de lois et dont la qualité est d’être capable d’observer ce genre de choses, songeant à quel point de dépravation en était venue une race excel­ lente, prit le parti de lui imposer un châtiment, afin de la faire rentrer dans la mesure par la leçon qu’il lui aurait infligée. » La double conclusion à laquelle nous sommes conduit, quant à 17. Livre qui, bien que non canonique, est cité dans l’épître canonique de saint Jude. 18. Trad. Léon Robin, éd. de la Pléiade, p. 546-547.’

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l’origine « atlantéenne » de la contre-initiation et quant à sa première manifestation : la révolte des Kshatriyas (symbolisés par ces géants qui ne sont pas sans rapport avec les Titans), trouve une nouvelle confirmation dans quelques passages de Guénon. Là encore, ce sont autant de clefs qui nous permettront de suivre, depuis ces lointaines origines, la filiation « historique » et même géographique de ce cou­ rant subversif qui, selon des modalités assez surprenantes, tenta, comme nous l’avons dit, de faire obstacle à la fonction de Guénon. Mais voyons tout d’abord ces confirmations. Dans son étude sur « le Sanglier et l’Ourse 19 », après avoir rappelé l’assimilation, par toutes les traditions, et en particulier par le Celtisme et l’Hindouisme, du sanglier à l’autorité spirituelle « primordiale » et de l’ours au pouvoir temporel, il évoque ce que les Celtes appellent précisément la lutte du sanglier et de l’ours, « c’est-à-dire la révolte des représentants du pouvoir temporel contre la suprématie de l’autorité spirituelle, avec les vicissitudes diverses qui s’ensuivent au cours des époques histori­ ques successives. Les premières manifestations de cette révolte, en effet, remontent beaucoup plus loin que l’histoire ordinairement connue, et même plus loin que le début du Kali-Yuga, dans lequel elle devait prendre sa plus grande extension [...]. » Ceci s’éclaire et se précise si l’on se reporte à certaine note dont on mesurera mieux encore l’importance quand nous aurons à évoquer les perspectives eschatologiques que Guénon nous a laissé entrevoir 20 : « Nous pen­ sons que la durée de la civilisation atlantéenne dut être égale à une « grande année » entendue au sens de la demi-période de précession des équinoxes; quant au cataclysme qui y mit fin, certaines données concordantes semblent indiquer qu’il eut lieu sept mille deux cents ans avant l’année 720 du Kali-Yuga, année qui est elle-même le point de départ d’une ère connue, mais dont ceux qui l’emploient encore actuellement ne semblent plus savoir l’origine ni la significa­ tion. » La corruption de la tradition atlantéenne remontait donc bien plus loin que le début du Kali-Yuga ». Quant à la forme que revêtit cette corruption, là encore Guénon nous indique comment il faut l’envisager : « Chez les Grecs, la révolte des Kshatriyas était figurée par la chasse du sanglier de Calydon, qui représente d’ailleurs mani­ festement une version dans laquelle les Kshatriyas eux-mêmes expri­ 19. Études Traditionnelles, août-septembre 1936; repris dans Symboles fondamen­ taux de la Science sacrée, chap. XXIV. 20. Formes traditionnelles et Cycles cosmiques, p. 48, note 2.

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ment leur prétention de s’attribuer une victoire définitive, puisque le sanglier y est tué par eux; et Athénée rapporte, suivant des auteurs plus anciens, que ce sanglier de Calydon était blanc21, ce qui l’identifie bien au Shwêta-varâha de la tradition hindoue 22. Ce qui n’est pas moins significatif à notre point de vue, c’est que le premier coup fut porté par Atalante, qui, dit-on, avait été nourrie par une ourse; et ce nom d’Atalante pourrait indiquer que la révolte eut son commencement, soit dans l’Atlantide elle-même, soit tout au moins parmi les héritiers de sa tradition [...]. Le fait que l’ours est souvent pris symboliquement sous son aspect féminin, comme nous venons de le voir à propos d’Atalante, et comme on le voit aussi par les dénominations des constellations de la Grande Ourse et de la Petite Ourse 23, n’est pas sans signification non plus quant à son attribution à la caste guerrière, détentrice du pouvoir temporel, et cela pour plu­ sieurs raisons. D’abord cette caste a normalement un rôle « ré­ ceptif », c’est-à-dire féminin, vis-à-vis de la caste sacerdotale puisque c’est de celle-ci qu’elle reçoit, non seulement l’enseignement de la doctrine traditionnelle, mais aussi la légitimation de son propre pou­ voir, en laquelle consiste strictement le « droit divin ». Ensuite, lors­ que cette même caste guerrière, renversant les rapports normaux de subordination, prétend à la suprématie, sa prédominance est généra­ lement accompagnée de celle des éléments féminins dans le symbo­ lisme de la forme traditionnelle modifiée par elle, et parfois même aussi, comme conséquence de cette modification, de l’institution

21. D e ip n o so p h is ta ru m , IX, 13. 22. « Il est à peine besoin de rappeler que le blanc est aussi la couleur attribuée symboliquement à l’autorité spirituelle; et l’on sait que les druides, en particulier, portaient des vêtements blancs. » 23. A l’origine, la constellation de la Grande Ourse était représentée par le San­ glier, en accord avec la localisation originellement « polaire » de la Tradition pri­ mordiale, dans la « terre du sanglier » - V a râ h i en sanscrit - c’est-à-dire la région « boréenne ». En effet, « la racine va r, pour le nom du sanglier, se retrouve dans les langues nordiques sous la forme b o r [...]. » La substitution de la constellation de la Grande Ourse à celle du Sanglier résulte donc de la révolte des Kshatriyas. (Il est curieux à cet égard que Seth-Typhon ait été assimilé à la Grande Ourse par les Égyptiens. « Dans les documents grecs de la Basse-Époque, Typhon continue d’être appelé ainsi Arctos. » [Cf. Jean Hani, la R e lig io n é g y p tie n n e d a n s la p e n s é e d e P lu ta rq u e, éd. Les Belles Lettres, 1976, p. 201].) Cette révolte explique même le transfert du nom b o r, du sanglier (en anglais b o a r, et en allemand E ber) à l’ours (en anglais bear, en allemand B a r). Et la « terre du sanglier » devint ainsi la « terre de l’ours », « pendant une période de prédominance des Kshatriyas à laquelle, sui­ vant la tradition hindoue, mit fin P a ra sh u -R â m a . »

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d’une forme féminine de sacerdoce, comme le fut celle des druidesses chez les Celtes 2425.» A l’origine, toutefois, l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel ne constituaient pas deux fonctions différenciées, comme nous le savons, mais étaient « unis dans leur principe commun 2î, et l’on retrouve encore un vestige de cette union dans le nom même des druides (dru-vid, « force-sagesse », ces deux termes étant symbolisés par le chêne et le gui); à ce titre, et aussi en tant que représentant plus particulièrement l’autorité spirituelle, à laquelle est réservée la partie suprême de la doctrine, ils étaient les véritables héritiers de la Tradition primordiale, et le symbole essentiellement « boréen », celui du sanglier, leur appartenait en propre. Quant aux chevaliers, ayant pour symbole l’ours (ou l’ourse d’Atalante), on peut penser que la partie de la tradition qui leur était plus spécialement destinée comportait surtout les éléments procédant de la tradition atlante; et cette distinction pourrait même peut-être aider à expliquer certains points plus ou moins énigmatiques de l’histoire ultérieure des tradi­ tions occidentales 26. » Avant d’éclairer cette dernière allusion à la lumière d’un autre passage, il convient de préciser que le sanglier et l’ours ne furent pas toujours antagonistes, comme le montre la citation précédente, où ils symbolisent au contraire l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel envisagés dans leur rapport hiérarchique normal. C’est ce qu’indique encore la légende de Merlin, le druide (qui est aussi le sanglier de la forêt de Brocéliande, où il n’est pas tué comme le san­ glier de Calydon, mais endormi par une puissance féminine repré­ sentée par la fée Viviane), et d’Arthur, dont le nom dérive de celui de l’ours, arth ; « plus précisément, ce nom est identique à l’étoile Arcturus, en tenant compte de la légère différence due à leurs dériva­ tions respectivement celtique et grecque 27 ». Mais il n’en reste pas moins que cette partie de la tradition à l’usage des Kshatriyas, dérivée de la tradition atlante, recélait des germes de corruption (de même que l’Arche de Noé portait la femme du patriarche qui devait le trahir), ainsi que le prouvèrent surabon­ 24. S y m b o le s fo n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c rée, chap. XXIV : « le Sanglier et l’Ourse ». 25. Comme ils le seront à la fin du cycle, lorsque se manifestera précisément ce principe commun, sous la forme du dixième A v a tâ r a . 26. S y m b o le s f o n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c rée, chap. XXIV. 27. Ib id ., chap. XXIV. 249

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damment les épisodes ultérieurs de l’histoire traditionnelle occiden­ tale. Ce sont ces déviations qu’évoque Guénon dans le chapitre XL des Aperçus sur l’Initiation (« Initiatiop sacerdotale et Initiation royale ») : « [...] par un phénomène assez étrange, on voit parfois reparaître, d’une façon plus ou moins fragmentaire, mais néanmoins très reconnaissable, quelque chose de ces traditions diminuées et déviées qui furent, en des circonstances fort diverses de temps et de lieux, le produit de la révolte des Kshatriyas, et dont le caractère « naturaliste » constitue toujours la marque principale 28. Sans y insister davantage, nous signalerons seulement la prépondérance accordée fréquemment, en pareil cas, à un certain point de vue « ma­ gique » (et il ne faut d’ailleurs pas entendre exclusivement par là la recherche d’effets extérieurs plus ou moins extraordinaires, comme il en est lorsqu’il ne s’agit que de pseudo-initiation), résultat de l’alté­ ration des sciences traditionnelles séparées de leur principe métaphysique 29. » Ce n’est certes pas à dire que tous les vestiges de ces traditions de Kshatriyas doivent être attribués tels quels à la contre-initiation, car, comme le dit Guénon, du luciférianisme au satanisme, il y a bien des degrés, mais il n’en reste pas moins que par affinité de nature ou par « hérédité », et étant donné le caractère que revêtit la première manifestation de la contre-initiation elle-même : une révolte de Kshatriyas, ces traditions, une fois déviées, sont toutes prédisposées à lui servir de support. On peut trouver une confirma­ tion symbolique de ce lien dans le rapprochement des rôles respectifs de Nimrod et de Sheth 30. Etymologiquement, Nimrod dérive de l’hé­ breu namar, qui, comme nimr en arabe, désigne l’animal tacheté, et donc le tigre, la panthère et le léopard. D’autre part, comme l’ours 28. « Les manifestations de ce genre semblent avoir eu leur plus grande extension à l’époque de la Renaissance, mais, de nos jours encore, elles sont fort loin d’avoir cessé, bien qu’elles aient généralement un caractère très caché et qu’elles soient complètement ignorées, non seulement du « grand public », mais même de la plupart de ceux qui prétendent se faire une spécialité de l’étude de ce qu’on est convenu d’appeler vaguement les « sociétés secrètes ». » 29. « Il faut ajouter que ces initiations inférieures et déviées sont naturellement cel­ les qui donnent le plus facilement prise à l’action d’influences émanant de la contreinitiation; nous rappellerons à ce propos ce que nous avons dit ailleurs sur l’utilisa­ tion de tout ce qui présente un caractère de « résidus » en vue d’une oeuvre de sub­ version (voir le R è g n e d e la Q u a n tité e t les S ig n es d e s T e m p s, chap. XXVI et XXVII). » 30. Cf. « Sheth », le V o ile d 'Isis, octobre 1931; repris dans S y m b o le s fo n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c rée, chap. XX. 250

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D e v a n t O s ir i s , H o r u s e x é c u t e S e t, le d ie u à la t ê t e d ’â n e .

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dans la tradition nordique, le tigre symbolise le Kshatriya, et Guénon indique à cet égard que « la fondation de Ninive et de l’empire assyrien par Nimrod semble être effectivement le fait d’une révolte des Kshatriyas contre l’autorité de la caste sacerdotale chaldéenne. De là le rapport légendaire établi entre Nimrod et les Nephilim ou autres « géants » antédiluviens, qui figurent aussi les Kshatriyas dans des périodes antérieures; et de là également l’épithète de « nemrodien » appliquée au pouvoir temporel qui s’affirme indépendant de l’autorité spirituelle. » Le Set égyptien, d’autre part - que les Grecs nommèrent Typhon frère et meurtrier d’Osiris, comme Caïn le fut d’Abel, représente le principe ténébreux qui « inspire » Nimrod, mais sans que l’on puisse les assimiler purement et simplement, de même que l’origine de la contre-initiation ne réside pas dans la révolte des Kshatriyas proprement dite, mais que celle-ci en est seulement la conséquence immédiate. Maintenant, une difficulté pourrait se présenter si l’on rapprochait le Set égyptien du Sheth biblique, le fils d’Adam, qui, aux antipodes de l’idée de destruction, implique au contraire stabilité et restaura­ tion de l’ordre, à tel point qu’il est souvent regardé comme une pré­ figuration du Christ. La clef de ce problème nous est encore fournie par une autre forme animale, sous laquelle, outre le tigre et le léo­ pard qui lui sont communs avec Nimrod, le Set égyptien est repré­ senté : il s’agit du serpent. (Guénon fait en outre remarquer que le nom grec Typhon est anagrammatiquement formé des mêmes élé­ ments que Python.) Et, connaissant déjà le double symbolisme du serpent, on ne s’étonnera pas qu’en hébreu, le mot Sheth ait les deux sens opposés de « fondement » et de « ruine ». « Le mot est identique dans les deux cas, mais, chose assez curieuse, il est masculin dans le premier et féminin dans le second 31. » Enfin, Set est encore sym­ bolisé par deux animaux : le crocodile et l’hippopotame, « dans lequel certains ont voulu voir le Behemoth du livre de Job, et peutêtre non sans quelque raison, quoique ce mot (pluriel de behemah, en arabe bahîmah) soit proprement une désignation collective de tous les grands quadrupèdes [...]. Mais un autre animal qui a ici au moins autant d’importance que l’hippopotame, si étonnant que cela puisse sembler, c’est l’âne, et plus spécialement l’âne rouge 32, qui 31. Symboles fondamentaux de la Science sacrée, chap. XX. 32. « Encore un étrange rapprochement linguistique : en arabe « âne » se dit himar (en hébreu hemor), et « rouge » ahmar; l’« âne rouge » serait donc, comme le 252

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était représenté comme une des entités les plus redoutables parmi toutes celles que devait rencontrer le mort au cours de son voyage d’outre-tombe, ou, ce qui ésotériquement revient au même, l’initié au cours de ses épreuves; ne serait-ce pas là, plus encore que l’hippo­ potame, la « bête écarlate » de l’Apocalypse 33? En tout cas, un des aspects les plus ténébreux des mystères « typhoniens » était le culte du « dieu à la tête d’âne », auquel on sait que les premiers chrétiens furent parfois accusés faussement de se rattacher [...]; nous avons quelques raisons de penser que, sous une forme ou sous une autre, il s’est continué jusqu’à nos jours, et certains affirment même qu’il doit durer jusqu’à la fin du cycle actuel. » Ces considérations nous ramènent à l’hypothèse formulée dans notre deuxième chapitre, lorsque, évoquaqt le destin de Guénon, nous établissions un rapprochement entre les civilisations celtique et égyptienne, dont la commune déchéance avait dû se prêter tout particulièrement à ce que leurs vestiges servissent de support à cette contre-initiation dont nous venons de définir l’origine et la nature 34, et qui combattit Guénon par tous les moyens. Nous invoquions, à l’appui de cette hypothèse - et pour ce qui concerne plus particuliè­ rement la tradition égyptienne -, un passage extrait de la correspon­ dance de Guénon (22 avril 1932), dont voici les termes exacts : « [...] En effet, la seule chose qui subsiste de l’ancienne Egypte est une magie fort dangereuse et d’ordre très inférieur; cela se rapporte d’ail­ leurs précisément aux mystères du fameux dieu à la tête d’âne, qui n’est autre que Set ou Typhon. Cela semble d’ailleurs s’être réfugié en grande partie dans certaines régions du Soudan, où il y a des cho­ ses vraiment peu ordinaires : ainsi, il paraît qu’il y a une région où tous les habitants, au nombre d’une vingtaine de mille, ont la faculté de prendre des formes animales pendant la nuit; on a été obligé d’établir des sortes de barrages pour les empêcher d’aller faire au-dehors des incursions pendant lesquelles il leur arrivait souvent de dévorer des gens. Je tiens la chose de quelqu’un de très digne de foi, « serpent d’airain », une sorte de « pléonasme » en symbolique phonétique. » 33. « Dans l’Inde, l’âne est la monture symbolique de Mudêvi, aspect « infernal » de la Shakti. » 34. On peut remarquer que Guénon, immédiatement après avoir évoqué la perpé­ tuation des mystères typhoniens, dans l’étude sur Sheth que nous venons de citer, indique en conclusion, comme exemple de ces civilisations dont ne persiste que l’aspect inférieur et dévié, outre l’Atlantide qui en constitue évidemment l’« arché­ type », l’Egypte, la Chaldée et le druidisme, non sans avoir précisé auparavant que la constatation de cette survivance, pour lesdites traditions, est « facile à faire »... 253

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qui a été dans le pays et qui a eu même un domestique de cette espèce, qu’il s’est d’ailleurs empressé de congédier dès qu’il s’en est aperçu. » Le 12 mars 193 3, Guénon précisait encore, au même cor­ respondant : « La sorcellerie de l’Afrique du Nord n’est pas arabe, mais berbère, et peut-être en partie d’origine phénicienne, quoique l’élément le plus puissant (je veux parler de ce qui concerne la tête d’âne) soit égyptien et continue les mystères typhoniens; je pense même que c’est tout ce qui a survécu de l’ancienne civilisation égyp­ tienne, et ce n’est pas ce qu’elle avait de mieux... Il semble d’ailleurs que le côté « magique » y ait été très développé d’assez bonne heure, ce qui indique qu’il y avait eu déjà une dégénérescence; il y a, dans certains tombeaux, des influences qui sont vraiment épouvantables, et qui paraissent capables de se maintenir là indéfiniment35. » Maintenant, si l’on cherchait la raison profonde de cet « héritage » contre-initiatique que l’Egypte - avec la Chaldée et la Celtide - sem­ blait, dans ses antiques mystères typhoniens, avoir reçu assez direc­ tement de l’Atlantide, il faudrait se reporter encore à l’article sur la « Place de la tradition atlantéenne dans le Manvantara ». Après avoir indiqué, dans des lignes que nous avons citées, qu’il n’y avait rien d’invraisemblable à ce que la tradition égyptienne eût servi d’intermédiaire entre l’Atlantide et la tradition hébraïque, dont la « base » était précisément le cycle atlantéen, Guénon prenait soin d’ajouter que ladite transmission avait pu aussi s’effectuer « par tout autre moyen ». Et il précisait : « Si nous faisons cette dernière réserve, c’est qu’il semble particu­ lièrement difficile de déterminer comment se fit la jonction du cou­ rant venu d’Occident, après la disparition de l’Atlantide, avec un autre courant descendu du Nord et procédant directement de la Tra­ dition primordiale, jonction dont devait résulter la constitution des différentes formes traditionnelles propres à la dernière partie du Manvantara. Il ne s’agit pas là, en tout cas, d’une réabsorption pure et simple, dans la Tradition primordiale, de ce qui était sorti d’elle à une époque antérieure; il s’agit d’une sorte de fusion entre des for­ mes préalablement différenciées, pour donner naissance à d’autres formes adaptées à de nouvelles circonstances de temps et de lieux [...]. Sans doute faudrait-il, si l’on voulait rechercher les condi­ tions dans lesquelles s’opéra cette jonction, donner une importance 35. Sans insister outre mesure, il est permis de mettre ceci en rapport avec les épi­ sodes tragiques accompagnant certaines découvertes archéologiques, et autour desquels on fit grand bruit en Occident. 254

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particulière à la Celtide et à la Chaldée, dont le nom, qui est le même, désignait en réalité non pas un peuple particulier, mais bien une caste sacerdotale 36 [...]. » De fait, Abraham, le « père » des trois traditions à forme religieuse, vint « d’Ur en Chaldée ». Quant à la jonction du courant occidental ou atlantéen, avec le courant nordi­ que ou « primordial », on en trouve un résumé symbolique précisé­ ment dans la rencontre d’Abraham et de Melchissédec, représentant la Tradition primordiale, et qui bénit le Patriarche 37. Mais tout ceci, qui concerne bien sûr la filiation légitime des élé­ ments pleinement orthodoxes de la tradition atlantéenne, transmis aux traditions égyptienne, chaldéenne et celte, devait inévitablement véhiculer, en même temps, les germes de corruption qui avaient pro­ voqué la déviation de cette même tradition 38, germes qui, tout aussi inévitablement, se développèrent seuls lorsque l’esprit se fut retiré des trois traditions susdites. Quant à la modalité la plus extérieure de la filiation, nous entendons son cadre « géographique », elle est très facile à concevoir, si nous relisons Platon : « Or donc, dans cette île Atlantide, s’était formée une grande puissance de rois; elle domi­ nait l’île entière, ainsi que beaucoup d’autres îles et de parties du continent39; outre cela encore, de ce côté-ci du détroit [les Colonnes 36. F o rm e s tra d itio n n e lle s e t C y c le s c o s m iq u e s , p. 50. 37. Épître aux Hébreux, VII, 1-19. 38. Si l’on éprouvait quelque difficulté à concevoir la possibilité, pour une civilisa­ tion, de comprendre en simultanéité et non pas seulement en succession des aspects positifs et des aspects négatifs, qui constituent en quelque sorte la « face obscure » des premiers, et qui peuvent hâter, dans l’ombre, la ruine de la tradition, il faudrait se souvenir de la distinction très nette établie par exemple dans le Coran entre les B ân û Is râ il et les Y ahû d. Notons à ce propos que la civilisation hébraïque semble offrir un exemple particulièrement net de cette dualité, ce dont on se convaincra en lisant entre autres J u d a ïsm e c o n tre S io n ism e , d’Emmanuel Lévyne (collection monographies, éd. Cujas, s.d.). Guénon, de son côté, évoquant le rôle particulière­ ment subversif de certains Juifs détachés de leur tradition, évoquait l’envers de la « mission des Juifs » (É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie e t le C o m p a g n o n n a g e , t. 1, p. 111). Dans cet ordre d’idées, on pourra consulter également F re u d e t la tra d itio n m y s tiq u e ju iv e , de David Bakan (éd. Payot, 1964), et K a r l M a r x e t S a ta n , de Richard Wurmbrand (Apostolat des Éditions, 1976). 39. Il s’agit proprement du continent américain. D ’ailleurs la ville de T ula, au Mexique (image, comme la T ula atlante dont elle est l’émanation, de la T ula hyperboréenne, T h u lé chez les Grecs, siège de la Tradition primordiale), doit son origine aux Toltèques; or « ceux-ci, dit-on, venaient d’Aztlan, « la terre au milieu des eaux », qui, évidemment, n’est autre que l’Atlantide, et ils avaient apporté ce nom de T ula de leur pays d’origine [...]. » (L e R o i du M o n d e , chap. X.) « A propos de la T ula atlante, nous croyons intéressant de reproduire ici une information que nous avons relevée dans une chronique géographique du J o u rn a l d e s D é b a ts (22 janvier 1929), 255

RENÉ GUÉNON

d’Hercule], ils régnaient sur la Libye jusque vers l’Égypte, sur l’Eu­ rope jusqu’à la Tyrrhénie [l’Italie occidentale]40. » L’Égypte, par sa seule localisation géographique, constituait donc un réceptacle privilégié pour l’héritage atlante, dans ses aspects posi­ tifs mais aussi maléfiques. La « pérennité » des mystères typhoniens ne laisse subsister aucun doute sur le caractère particulièrement puissant que revêtit ici la contre-initiation. Enfin, nous ajouterons quelques indications relatives à certaines activités qui s’exercèrent dans cette région à des époques reculées, et qui nous paraissent encore de nature à confirmer ce caractère, sinon par elles-mêmes, du moins par le côté « résiduel » qui put en subsister. Dans une lettre datée du 6 janvier 1934, Guénon écrivait : « [...] à ce propos, je ne sais plus où j ’ai vu, il n’y a pas très longtemps, qu’on avait fait des découvertes assez curieuses au sujet des forgerons qui habitaient la presqu’île du Sinaï, et qui seraient les Kénites, que certains disent être des Kaïnites 41; en tout cas, toutes ces histoires de forgerons se rattachent toujours d’une façon ou d’une autre à Tubalcaïn. » Or, si l’on en croit Platon, il semble que l’Atlantide était de son côté très riche de ressources minières : on y extrayait tous les métaux et particulièrement ce mystérieux orichalque, « ayant Pétincellement du feu ». Or, étymologiquement, l’orichalque est le « cuivre de monta­ gne »; et en arabe, nahâs est le cuivre, et nahas... la calamité42. Comme tout symbolisme, celui des métaux est évidemment sus­ ceptible d’une double acception, et c’est pourquoi Tubalcaïn joue dans la Maçonnerie un rôle positif. En effet, les métaux, « en raison de leurs correspondances astrales, sont en quelque sorte les « pla­ nètes du monde inférieur »; ils doivent donc naturellement avoir, comme les planètes elles-mêmes dont ils reçoivent et condensent pour ainsi dire les influences dans le milieu terrestre, un aspect « bé­ sur les In d ien s d e l'isth m e d e P a n a m a [...] : « En 1925, une grande partie des In­ diens Cuna se soulevèrent, tuèrent les gendarmes de Panama qui habitaient sur leur territoire et fondèrent la République indépendante de T ulé, dont le drapeau est un s w a stik a sur fond orange à bordure rouge. Cette république existe encore à l’heure actuelle. » Cela semble indiquer qu’il subsiste encore, en ce qui concerne les tradi­ tions de l’Amérique ancienne, beaucoup plus de choses qu’on ne serait tenté de le croire. » (F o rm e s tra d itio n n e lle s e t C y c le s c o s m iq u e s , p. 38, note 1; et le S y m b o ­ lism e d e la C r o ix , chap. X, note 1.) 40. Platon, T im ée, trad. Léon Robin, p. 440. 41. A propos de l’aspect maléfique des métaux, il est intéressant de noter que, selon Plutarque, les Égyptiens appelaient le fer « os de Typhon ». (Cf. Jean Hani, o p . cit„ p. 238.) 42. Cf. S y m b o le s f o n d a m e n ta u x d e la S c ie n c e sa c ré e , chap. XX. 256

L’ADVERSAIRE

néfique » et un aspect « maléfique » [...]. De plus, puisqu’il s’agit en somme d’un reflet inférieur, ce que représente nettement la situation même des mines métalliques à l’intérieur de la terre, le côté « ma­ léfique » doit facilement devenir prédominant; il ne faut pas oublier que, au point de vue traditionnel, les métaux et la métallurgie sont en relation directe avec le « feu souterrain », dont l’idée s’associe sous bien des rapports à celle du « monde infernal » [...]. Bien entendu, les influences métalliques, si on les prend par le côté « bé­ néfique » en les utilisant d’une façon vraiment « rituelle » au sens le plus complet de ce mot, sont susceptibles d’être « transmuées » et « sublimées », et elles peuvent même d’autant mieux devenir alors un « support » spirituel que ce qui est au niveau le plus bas correspond, par analogie inverse, à ce qui est au niveau le plus élevé; tout le sym­ bolisme minéral de l’alchimie est en définitive fondé là-dessus, aussi bien que celui des anciennes initiations kabiriques [...]. Par contre, quand il ne s’agit que d’un usage profane des métaux, et étant donné que le point de vue profane lui-même a nécessairement pour effet de couper toute communication avec les principes supérieurs, il n’y a plus guère que le côté « maléfique » des influences correspondantes qui puisse agir effectivement, et qui se développera d’ailleurs d’au­ tant plus qu’il se trouvera ainsi isolé de tout ce qui pourrait le res­ treindre et lui faire équilibre; et ce cas d’un usage exclusivement pro­ fane est évidemment celui qui, dans le monde moderne, se réalise dans toute son ampleur43. » Dans le cas qui nous occupe plus particulièrement, celui du Sinaï, et qui ressortit encore à la localisation géographique de l’héritage atlante, c’est le côté maléfique des métaux qui apparaît, quoique leur usage ici ne fût pas simplement profane, ce qui n’en rendait que plus dangereuses encore les influences subtiles résiduelles qui seules demeurèrent lorsque la sacralisation de la métallurgie eut cessé, comme le confirme Guénon dans ce même chapitre du Règne de la Quantité44, lorsqu’il parle des forgerons, « dont le métier s’associe du reste souvent avec la pratique d’une magie inférieure et dange­

43. « Le cas de la monnaie, telle qu’elle est actuellement, peut encore servir ici d’exemple caractéristique : dépouillée de tout ce qui pouvait, dans des civilisations traditionnelles, en faire comme un véhicule d'« influences spirituelles », non seule­ ment elle est réduite à n’être plus, en elle-même, qu’un simple signe « matériel » et quantitatif, mais encore elle ne peut plus jouer qu’un rôle véritablement néfaste et « satanique », qu’il n’est que trop facile de constater effectivement à notre époque. » 44. Chap. XXII : « Signification de la Métallurgie ». 257

RENÉ GUENON

reuse, dégénérée finalement, dans la plupart des cas, en sorcellerie pure et simple. » Ainsi, même si la contre-initiation, parodiant en tout l’initiation, dispose de réservoirs d’influences psychiques répartis à travers le monde, qui sont comme l’image inversée des centres spirituels, il faut convenir que tout concourait à faire de la région où s’éteignit l’ancienne tradition égyptienne un centre particulièrement impor­ tant, voire tout à fait « primordial »... à sa façon. La lutte que Guénon fut amené à entreprendre contre lui ne commença d’ailleurs pas avec son installation en Egypte. Dès le début de sa « carrière », il fut en butte à l’hostilité déclarée des adorateurs du dieu à la tête d’âne, ou tout au moins de personnages véhiculant plus ou moins consciemment des influences issues de l’antre où se célébraient les mystères typhoniens, et le diable sait que de tels personnages furent nombreux! Une indication particulièrement significative - dans un contexte où on ne l’eût peut-être pas attendue - de 1’ « affinité » entre certains courants initiatiques occidentaux déviés, et les mystères typhoniens, nous est fournie dans le long compte rendu que fit Guénon d’un livre de Robert Ambelain intitulé A l ’ombre des cathédrales45, et où l’on trouvera en quelque sorte l’illustration tout à fait « concrète » et contemporaine des filiations dont nous avons évoqué plus haut l’as­ pect théorique et « historique ». Guénon écrit en effet que : « [...] le point de vue auquel se place l’auteur ne lui appartient pas entière­ ment en propre; on y retrouve (et sans doute la dédicace du livre « à la mémoire de Fulcanelli » est-elle un indice assez significatif à cet égard) des traces d’une certaine initiation de Kshatriyas (ou de ce qui y correspond dans le monde occidental), mais dégénérée par la perte complète de ce qui en constitue la partie supérieure [...]. » On retrouve donc là le cas signalé dans les Aperçus sur l’Initiation, et Guénon relève dans le livre de Robert Ambelain des « marques » fort suspectes, et qui ne laissent finalement planer aucun doute sur la nature de l’inspiration qui présida à sa gestation. Rien n’y man­ que, depuis les affirmations dualistes et lucifériennes, jusqu’à ce qui en constitue la véritable « signature » : « l’auteur ne déclare-t-il pas lui-même que « toute magie pratique est et ne peut être que satani­ que » (et il précise qu’il l’entend en ce sens qu’elle appartient au domaine du Seth égyptien, lequel est, ne l’oublions pas, le « dieu à la tête d’âne »!) [...]. » 45. Cf. Études Traditionnelles, mars-avril

1945; repris dans Comptes rendus, p. 46.

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L’ADVERSAIRE

Or, Seth-Typhon, symbole de la contre-initiation, se présente avant tout, naturellement, comme l’adversaire de l’initiation... et de ceux qui la représentent, à quelque titre que ce soit. Selon Plutarque, « Typhon est l’ennemi de cette divinité (Isis), Typhon est aveuglé par la fumée de l’ignorance et de l’erreur; il ne s’emploie qu’à déchique­ ter et à ternir la parole sacrée (l’initiation), la parole sacrée que la déesse rassemble, compose et livre à ceux qui s’initient à la divinisation 46. » De fait, et aussi « fantastique » que cela puisse sem­ bler, à qui a été de trop longue date habitué, voire contraint, à ne considérer que la surface des choses, ce sont bien des sectateurs contemporains de ce culte ténébreux qui tentèrent d’empêcher par tous les moyens que la fonction de Guénon s’accomplît. Les preuves de cette action, consciente, délibérée, protéiforme, sont évidentes, et confondantes pour la mentalité rationaliste (aussi bien que spiritua­ liste), qui ne veut voir toujours et partout que conflits d’intérêts poli­ tiques et économiques, à la rigueur oppositions entre des perspecti­ ves « philosophiques » différentes (que l’on s’empresse d’ailleurs de rattacher aux catégories précédentes), mais à qui la possibilité d’un tel « drame cosmique », s’il est permis de s’exprimer ainsi, apparaî­ trait comme tout à fait « mythique », c’est-à-dire invraisemblable et, à franchement parler, ridicule et inconvenante. A moins toutefois qu’on ne préférât, pour sauver ce qui peut l’être de la réputation d’un auteur « cautionné », sinon parfaitement compris, par des membres distingués de Yintelligentsia, ne voir dans tout cela qu’un conflit « symbolique », c’est-à-dire tout aussi inexistant que s’il eût été « my­ thique », mais avec la nuance péjorative en moins; ou enfin, que l’on se résignât à l’interprétation « psychologique », euphémisme qui nous rapproche dangereusement des asiles psychiatriques. Oui, en vérité, la plus grande ruse du diable, comme le disait entre autres Baudelaire, est de faire croire qu’il n’existe pas. Mais aussi, combien affligeant est l’aveuglement de.nos contemporains. Il est certes évident que ceux-là même qui prennent une part plus ou moins publique à certaines entreprises suspectes, sont souvent inconscients de ce à quoi ils servent de support, à quelque « camp » ou à quelque

46. Isis e t Osiris, § 2 et § 44, 49, etc.; cité par S. Mayassis, Mystères e t Initiations l ’Égypte ancienne, Bibliothèque d’Archéologie Orientale d’Athènes, 1957. Chose curieuse, dans de nombreuses contrées, et il n’y a pas si longtemps encore dans bien des provinces françaises, on qualifiait d’« âne rouge » un homme particulière­ ment malfaisant. (Cf. L. Charbonneau-Lassay, le Bestiaire du Christ, p. 233.) de

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RENÉ GUÉNON

« parti » qu’ils appartiennent, mais il n’est pourtant pas bien difficile de deviner ce qui, dans l’ombre, manœuvre ce tragique théâtre de marionnettes qu’est le monde moderne...

X Les M agicien s noirs

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losophiques »...) que Guenon rencontra sur son chemin furent Charles Détré (alias Téder), Joanny Bricaud et Charles Nicoullaud. Charles Détré, dont nous connaissons déjà l’hostilité à l’égard de l’Ordre du Temple Rénové, n’avait de remarquable, à pre­ mière vue, qu’une énorme érudition historique dont il usait fort habi­ lement, mais surtout pour « truquer » certains documents et les inter­ préter à sa guise. Il avait commencé sa carrière par la publication d’un ouvrage antimaçonnique (ce qui était semble-t-il, dans certain milieu, une indispensable propédeutique) intitulé les Apologistes du Crime, puis il avait fait du journalisme en Belgique avant d’être expulsé à la suite d’une affaire de chantage. Il était alors passé en Angleterre, où il avait fait la connaissance de John Yarker, et c’est de celui-ci que, de même que Papus, il tenait tous les grades maçonniques plus ou moins authentiques, et en tout cas irréguliers, dont il était décoré. Il avait d’ailleurs pris sur Papus - Grand Pontife de l’occultisme français en général et du Martinisme en particulier un ascendant d’autant plus étonnant que, jusque-là, celui-ci s’était toujours arrangé pour écarter les gens susceptibles de lui porter ombrage. L’antimaçonnisme réel de Téder, en dépit de ses faux titres, trouva d’ailleurs son complément dans celui de Papus. Le docteur Encausse, en effet, paraissait ne s’attaquer qu’au seul Grand Orient, coupable de rationalisme, mais en fait, et pour ne donner qu’un exemple, tous les Martinistes du deuxième degré, hommes et 261

C hrist armé. M anuscrit du x n e s.

L e v i a t h a n p r i s à l ’h a m e ç o n d u C h r i s t s e n r o u le l ' A r b r e d e V ie

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p a r s a i n t M ic h e l. P e i n t u r e d ’A q u i l é e ,

xne s.

LES MAGICIENS NOIRS

femmes, recevaient communication des mots et signes des trois gra­ des de la Maçonnerie symbolique, sans qu’il leur soit demandé aucun serment, et cela sous le prétexte que, au xvme siècle, l’initia­ tion à l’Ordre des Élus Coens, dont le Martinisme, on l’a vu, se pré­ tendait bien à tort l’héritier, présupposait la possession de ces trois grades. Quoi qu’il en soit, Téder profita de son influence sur Papus pour éliminer Guénon du milieu martiniste. On sait déjà que ce dernier avait appartenu à la Loge Humanidad, dont Téder était le vénérable, et qui relevait du « Rite National Espagnol », une organisation pseu­ do-maçonnique tout à fait irrégulière, et qui était en étroite connexion avec le Martinisme. Téder, pour impressionner Papus, fabriqua toute une série de fausses lettres de Guénon, dont, chose remarquable, il ne pouvait jamais montrer que des photographies, mais dont il fit néanmoins la base d’un « rapport ». Enfin, n’étant tout de même pas très sûr que Papus ne se ressaisirait pas au dernier moment, il profita de son absence pour faire prononcer l’exclusion de Guénon par quelques pauvres gens rassemblés à grand-peine. Il faut préciser en effet que la fameuse Loge Humanidad avait déjà cessé d’exister en fait et ne se réunissait plus; ce fut là sa dernière manifestation. Pourtant, cette prétendue « exclusion de la Maçonne­ rie » allait servir à plusieurs générations d’occultistes, dans leurs in­ lassables attaques contre Guénon, qu’ils poursuivaient d’une haine vigilante *. Mais ce qui est encore plus curieux dans cette affaire, c’est que les personnages dont il vient d’être question ne furent jamais Maçons réguliers : Papus, malgré tous ses efforts, fut constamment refusé (et cela même à la Loge le Libre Examen, dont cependant son père était membre); quant à Téder, on sait d’où venaient ses titres. Mais, outre l’affaire du Temple, il avait d’excellentes raisons d’écarter Guénon. Il craignait en effet que celui-ci, dont il avait peut-être pressenti la « fonction », ne vît clair dans son jeu, à propos d’une certaine campa­ gne, instructive à plus d’un titre, et qui constitua en quelque sorte le « chef-d’œuvre » de cet érudit faussaire. Dans sa revue Hiram, Téder avait en effet lancé des attaques contre Guénon, bien sûr, mais aussi contre le templarisme maçonnique - en d’autres termes contre la reconnaissance d’une filiation entre l’Ordre du Temple et la 1. Dans la C h a în e d ’U n io n de janvier 1946, par exemple, paraissait une note du F/. Jules Boucher, reprenant ces très anciens racontars, ce qui n’avait d’ailleurs rien de trop étonnant, étant donné ses relations avec le Martinisme.

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Maçonnerie - et, chose encore plus surprenante, contre le Grand Orient, à qui il était reproché de mentionner dans son « annuaire », en tête de la liste des Grands Maîtres, les noms de deux Ecossais jacobites 2 : le chevalier James Hector Macleane, premier Grand Maître du Grand Orient, et Charles Radcliffe, comte de Derwentwater, qui, par la suite, rentra en Ecosse avec le prétendant CharlesEdouard, fut fait prisonnier à la bataille de Culloden et décapité. Mais quel que fût le talent avec lequel Téder exerçait sa coupable industrie - et qui impressionna tant le Grand Orient qu’il eut la fai­ blesse de rayer de sa liste les deux Ecossais - il ne pouvait cependant empêcher que tôt ou tard la vérité prévalût, fût-ce, ironie du destin, par le biais de découvertes « érudites », en l’occurrence de « docu­ ments suédois » tout à fait indiscutables. Et le G.O. repentant rendit aux deux partisans jacobites les honneurs qui leur étaient dus. Mais si nous mentionnons cette querelle d’érudits, c’est qu’elle avait des raisons profondes tout à fait insoupçonnées des... profanes. Que pou­ vaient bien signifier en effet deux noms de plus ou de moins sur un « annuaire »? Ils signifiaient beaucoup, si l’on en croit une remarqua­ ble étude de Denys Roman 3, qui souligne que : « La contre-initia­ tion, à laquelle Téder appartenait très vraisemblablement, n’aurait certainement pas déployé de tels efforts si Macleane et Derwentwater n’avaient pas été aussi autre chose que des fidèles de l’infortunée descendance de Jacques IL » Car ce ne sont pas les données historiques qui manquent, pour faire de l’Ecosse une terre de refuge où les Templiers subsistèrent fort longtemps. Et ce ne sont pas non plus les éléments symboliques qui font défaut, invitant au contraire à des rapprochements entre l’Ecosse, l’antique Caledonia, la forêt de Calydon, et cette Thulé qui est « dans tous les textes antiques, le nom de la plus septentrionale des îles Shetland au nord de l’Ecosse 4 », et qui pourrait bien être ainsi un substitut de YUltima Thulé. En tout cas, l’hypothèse formu­ lée par Denys Roman, fruit d’une longue méditation sur la tradition maçonnique d’une part, et d’un examen attentif des précieux rensei­ 2. Partisans des Stuarts catholiques contre les Orangistes protestants, qui tiraient leur nom du roi Jacques II d’Angleterre (Jacques VI d’Écosse), catholique, qui fut détrôné par son gendre Guillaume d’Orange et se réfugia en France, où Louis XIV lui offrit l’hospitalité au château de Saint-Germain. 3. « Maçonnerie templière, Maçonnerie jacobite et Maçonnerie écossaise », É tu d e s T ra d itio n n e lles, mai-juin et juillet-août 1970. 4. Françoise Le Roux, In tro d u c tio n g én éra le à l'étu d e d e la T ra d itio n c e ltiq u e , 1.1, p. 77, note 57 (cité par Denys Roman). 264

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gnements fournis par René Le Forestier 5 d’autre part, nous paraît tout à fait fondée : « La Maçonnerie « jacobite » serait une « couver­ ture » utilisée par les prolongements du Templarisme subsistant en Ecosse, pour influer sur la Maçonnerie spéculative (et cela presque dés les origines de celle-ci) dans un sens traditionnel, et pour réparer la déchirure de 1717 par l’adjonction à la « Maçonnerie du Métier » d’une superstructure entièrement différente (constituée principale­ ment par de nombreux vestiges des initiations chevaleresques), à laquelle, en raison des rapports de l’Ecosse avec VUltima Thulé, avec le Temple et avec les Stuarts, convient parfaitement le nom qui lui est donné universellement, de « Maçonnerie Ecossaise » [...]. » A l’appui de cette hypothèse de Denys Roman, nous pouvons ajouter qu’il est question dans certaines « légendes » de neuf Tem­ pliers qui se seraient réfugiés en Ecosse, et que l’on a rapprochés des neuf évêques templiers plus particulièrement accusés (bien à tort) de manichéisme, auxquels Charbonneau-Lassay fait d’ailleurs allusion dans sa correspondance avec Guénon. Enfin, et pour en revenir à Téder, on ne manquera pas de rapprocher son antitemplarisme « historique » de ses attaques contre l’Ordre du Temple Rénové, qui apportent encore une confirmation, a contrario, de l’au­ thenticité de celui-ci. Quant à Joanny Bricaud, alias Jean des Esseintes, alias Sa Béati­ tude Johannès II, on sait qu’il joua, vis-à-vis de la Gnose, le même rôle que Téder vis-à-vis du Temple. Il succéda d’ailleurs à ce dernier à la tête du Martinisme, dont le rôle suspect en bien des domaines ne devait plus, désormais, se démentir. Avec ce personnage, nous abordons plus particulièrement la question de la contre-initiation sous un de ses aspects certainement les plus étrangers à la mentalité contemporaine, mais qui n’en revêt pas moins une certaine impor­ tance... Nous nous ferons mieux comprendre en citant ce passage de la correspondance de Guénon, daté du 22 mai 1932 et visant Joanny Bricaud :«[...] bien qu’il soit certainement beaucoup moins itelligent que Cr. [le célèbre Aleister Crowley], je le crois beaucoup plus dangereux en réalité. » Et cet autre, extrait d’une lettre adressée a Julius Evola, le 28 février 1948 : « Pour ce qui est des maléfices 'envoûtements), il existe une grande différence entre les vrais sor: :ers comme ceux auxquels nous avons affaire et les simples « occul•..stes » qui malgré leurs prétentions ne parviennent jamais à de réels résultats. î.

L a F ra n c -M a ç o n n e rie te m p liè re e t o c c u ltis te a u x

265

xvin'

et

xixe siè cles.

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« Lorsque vous me dites que ces actions ne devraient pas pouvoir atteindre ceux qui ont une stature spirituelle, il convient de faire une distinction. Si vous vous référez au domaine psychique et mental, vous avez complètement raison. Mais il n’en va pas de même dans le domaine physique dans lequel n’importe qui peut être atteint. Au reste, étant donné que, selon la Tradition, des sorciers parvinrent à rendre malade le Prophète, je ne vois vraiment pas qui pourrait se vanter d’être à l’abri des attaques de leurs semblables. » Guénon, auparavant, avait donné dans cette même lettre à Julius Evola l’explication d’une curieuse « crise de rhumatismes » : « Ce que vous me dites me fait souvenir de ce qui m’est arrivé à moimême en 1939 quand je dus rester six mois durant étendu dans un lit sans pouvoir me retourner ni faire aucun mouvement. « Pour les gens, il se serait agi d’une crise de rhumatismes, mais, en réalité, il s’agissait de bien autre chose et nous savons très bien qu’inconsciemment, cela servait de véhicule à une influence ma­ léfique (c’était la seconde fois que cela se produisait, mais la pre­ mière fois la chose avait revêtu une moindre gravité). « Des mesures furent prises pour l’éloigner et pour que cela ne puisse plus revenir en Egypte; depuis lors, il ne s’est plus rien pro­ duit de semblable. » Déjà, à Paris, Guénon avait été souvent en butte aux agissements de « magiciens noirs ». C’est ainsi qu’un jour, prévenu d’une « attaque », il était sorti pour la dérouter. Rentrant chez lui en compagnie d’un ami, ils constatèrent qu’une des vitres de son bureau avait volé en éclats, comme si l’on avait lancé un objet lourd, mais avec cette particularité que les éclats de verre étaient à l'extérieur, sur le rebord de la fenêtre. Certaines fois, les attaques se « matériali­ sèrent » sous la forme d’animaux noirs, ce qui nous ramène directe­ ment aux mystères typhoniens. Dans une lettre datée du 22 avril 1932, et adressée à l’un de ses amis qui lui aussi avait eu des « ennuis », Guénon mettait en effet ces attaques en rapport avec le dieu à la tête d’âne : « Il me paraît à peu près sûr que c’est bien là le vrai centre de toutes les choses malfaisantes que vous savez. J’ai pu me rendre compte qu’on emploie dans certains rites le sang d’ani­ maux noirs; à ce propos, n’avez-vous jamais eu à constater chez vous de manifestations prenant la forme desdits animaux? Il serait intéressant que je sache cela... » Et le 22 mai 1932, il expliquait à ce même correspondant : « J’ai eu aussi une attaque d’ours autrefois, au temps des histoires de Téder; j ’ai même eu au cou une morsure dont j ’ai gardé la marque pendant un certain temps. » Or, le sang 266

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R e n é G u é n o n a u C a i r e , v i c t i m e d ’u n e c u r ie u s e « c r i s e d e r h u m a t i s m e s ».

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des animaux noirs était utilisé dans la magie sethienne, comme en témoigne, entre autres, ce papyrus magique où est figuré un crâne d’âne appelé r vcpoovoç xpaviov 67et tracé avec le sang d’un chien noir \ Mais pour en revenir à Joanny Bricaud, dont le caractère « dange­ reux » a été à l’origine de ces considérations, son cas est d’autant plus significatif qu’il était en outre le successeur de l’abbé Boullan (le docteur Johannès du Là-bas de Huysmans, qui mit bien long­ temps avant de découvrir le caractère plus que suspect de son « héros »), lui-même héritier plus ou moins légitime de Vintras, le « prophète » de Tilly-sur-Seulles, qui se prétendait Elie réincarné, et qui fonda un « Carmel » de sa façon. Cette ténébreuse histoire8, en étroite connexion avec l’énigme de Louis XVII - embrouillée à dessein de façon inextricable - et avec quelques fausses appa­ ritions dont la moindre ne fut pas celle de La Salette, constitua la trame du xixe siècle, agité souterrainement de convulsions insoupçonnées. Guénon y fit allusion en ces term es dans l’Erreur Spirite (chap. X) :« [...] aussi est-il fort possible que Vintras lui-même n’ait été qu’un sataniste parfaitement inconscient, en dépit de tous les phénomènes qui s’accomplissaient autour de lui et qui relèvent nettement de la « mystique diabolique »; mais peut-être ne pourrait-on pas en dire autant de certains de ses disciples et de ses successeurs plus ou moins légitimes; cette question, d’ailleurs, demanderait une étude spéciale, qui contribuerait à éclairer singuliè­ rement une foule de manifestations « préternaturelles » constatées pendant tout le cours du xixe siècle. » Pour en terminer avec Joanny Bricaud, héritier, comme on le voit, d’un inquiétant « dépôt », nous ajouterons encore, à titre anecdoti­ que, qu’il rédigea en 1926 une petite biographie du célèbre « Maître Philippe » de Lyon, guérisseur qui fut vénéré comme un maître spiri­ tuel par nombre d’occultistes, à commencer par Papus, et dont le rôle à la cour de Russie, en cette période troublée qui précéda la révolution bolchevique, demanderait à être examiné de très près. Il

6. Jean Hani confirme à ce propos que, « à l’époque gréco-romaine, l’assimilation de Seth à l’âne est totale ». 7. Cf. Jean Hani, la R e lig io n é g y p tie n n e d a n s la p e n s é e d e P lu ta rq u e , p. 426. 8. Cf. entre autres : Eliphas Lévi, H isto ir e d e la M a g ie , éd. de la Maisnie; Maurice Barrés, la C o llin e inspirée', Maurice Garçon, V in tra s, h érésia rq u e e t p r o p h è te , éd. Émile Nourry, 1928. Et également, sur Boullan : le numéro spécial des C a h ie rs d e la T o u r S a in t-J a cq u es consacré à J.-K. Huysmans (1963), les É tu d e s C a rm é lita in e s sur Satan (1948), p. 420-423, et sur Élie (1956), t. II, p. 301 ss. 268

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est assez édifiant de voir Bricaud - après avoir signalé que, dès l’âge de six ans, certaines prédispositions inquiétaient le prêtre qui édu­ quait Philippe - , donner en toute simplicité l’explication de la voca­ tion du « thaumaturge », que nous livrons à notre tour à la médita­ tion des dévots du « Maître Philippe » : « On raconte qu’à l’âge de treize ans, étant tombé malade pendant qu’il était chez son oncle à la Croix-Rousse, il fut guéri par une vieille sorcière qui lui dit, après lui avoir examiné les lignes de la main : « Ecoute, petit, me voilà vieille; je vois que tu es doué, je vais te donner mes recettes. » Il se mit, dès lors, à guérir les malades 9. » Avec Charles Nicoullaud (alias l’astrologue Fomalhaut), collabo­ rateur éminent de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, nous abordons une nouvelle phase de l’action contre-initiatique qui, pendant de longues années, trouva dans cette revue aux objectifs pour le moins ambigus un « support » de choix. C’est en 1912 qu’un prêtre fort riche et certainement de très bonne foi, l’abbé (puis Monseigneur) Jouin, curé de l’église Saint-Augustin à Paris, fondait la R.I.S.S., pour reprendre le flambeau de l’antimaçonnisme « taxilien », ce qui ne témoignait pas d’un très grand discernement, mais laissait présager, par contre, bien des péripéties fantastiques. A vrai dire, ceux qui avaient manipulé Taxil ne laissè­ rent pas passer l’occasion, si même ils ne la suscitèrent pas, et Mgr Jouin devint bientôt un simple prête-nom, couvrant de vérita­ bles énormités. Le directeur effectif de la R.I.S.S. fut donc Charles Nicoullaud, un ex-Maçon. On découvre la première passe d’armes entre Nicoullaud - ou plu­ tôt « A. Martigue » - et Guénon - ou plutôt « le Sphinx » - dans la France Antimaçonnique du 18 décembre 1913. Le Sphinx, dans une étude intitulée « A propos des Supérieurs Inconnus et de l’A stral10 », relevait les curieuses assertions d’un antimaçon de la R.I.S.S. signant A. Martigue, et qui, bien qu’il usât généreusement de circonlocutions, n’en insinuait pas moins très clairement que les jésuites étaient en somme responsables de l’action subversive de Weishaupt, leur élève à Ingolstadt. L’auteur aggravait son cas en reprochant à ses confrères en antimaçonnerie de YAgence Internatio­ nale Roma, de négliger la critique historique moderne - ce à quoi le Sphinx rétorquait que les « progrès de la science et de la critique » 9. J. Bricaud, le Maître Philippe, éd. Chacornac, 1926. 10. Repris dans Etudes sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, t. 2, p. 208. 269

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servaient surtout à justifier l’exégèse moderniste et la « science des religions ». Puis, A. Martigue abordait le thème des Supérieurs In­ connus, qui auraient inspiré secrètement la Haute Maçonnerie du xvme siècle, et dont il faisait, quant à lui, des habitants de l’« Astral », terme par lequel les occultistes et théosophistes dési­ gnent plus ou moins approximativement le monde intermédiaire, ou subtil, devenu pour eux un commode fourre-tout. « Et c’est de là que, par la théurgie, l’occultisme, le spiritisme, la voyance, etc., ils diri­ gent les chefs des Sectes, du moins au dire de ceux-ci. » Le Sphinx, après avoir constaté le curieux contraste entre les « méthodes scien­ tifiques et critiques » prêchées par A. Martigue, et des conclusions aussi fantastiques, posait le dilemme suivant, ce qui, remarquons-le en passant, était l’occasion de parler d’initiation véritable dans une revue antimaçonnique... « De deux choses l’une : ou M. Martigue admet l’existence de 1’ « Astral » et de ses habitants, Supérieurs In­ connus ou autres, et alors nous sommes en droit de trouver qu’ « il y a des antimaçons bien étranges » autres que M. Gustave Bord; ou il ne l’admet pas, comme nous voulons le croire d’après la dernière restriction, et, dans ce cas, il ne peut pas dire que ceux qui l’admet­ tent sont « les vrais initiés ». Nous pensons au contraire qu’ils ne sont que des initiés très imparfaits, et même il n’est que trop évident que les spirites, par exemple, ne peuvent à aucun titre être regardés comme des initiés. » Nous ouvrirons ici une très brève parenthèse, anticipant sur l’examen de la fonction du Sphinx, pour faire remar­ quer avec quel art il permettait aux plus intelligents de ses lecteurs catholiques et antimaçons, en répudiant ainsi les fausses assimila­ tions ayant pour but de compromettre l’initiation véritable, de pren­ dre conscience peu à peu de la nature exacte de cette dernière, et d’en tirer les conclusions... Mais il paraît qu’A. Martigue avait intérêt, lui, à entretenir ces confusions. Quoi qu’il en soit, l’intervention du Sphinx suscita... son silence total, ainsi qu’une dérobade de Nicoullaud - qui semblait rattaché à son confrère « par des liens bien étroits » - et une longue réponse en forme d’apologie due à Gustave Bord, historien positi­ viste assez besogneux qui, appelé en renfort, vola très maladroite­ ment au secours de ses confrères de la R.I.S.S., dans ce qui ressem­ blait fort à une manœuvre de diversion. Guénon examina son laborieux plaidoyer dans « l’Enigme », parue dans la France Anti­ maçonnique du 29 janvier 1914, et sur laquelle nous aurons à reve­ nir, étant donné son importance à d’autres égards. Mais entre-temps, Nicoullaud, « qui, maintenant, s’identifie tout à fait à M. Martigue », 270

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s’étant subitement ravisé, publia dans la R.I.S.S. une longue « Ré­ ponse au Sphinx », sans même attendre la réplique de ce dernier à G. Bord; ce en quoi il eut tort, car ayant été touché au vif par certai­ nes allusions, contenues dans cette réplique, à quelques romans qu’il avait commis, il fut contraint de récidiver dans la R.I.S.S. du 5 mars 1914, précisant alors qu’il n’avait écrit que deux romans : l’Expiatrice et Zoé la Théosophe à Lourdes. C’était, hélas, deux de trop, pour le distingué directeur de la revue de Mgr Jouin. Et l’on va voir que s’il y avait dans la R.I.S.S. et dans la France Antimaçonnique des « antimaçons étranges », quoique pour des raisons fort différen­ tes, il y avait assurément dans la R.I.S.S. des Catholiques tout à fait singuliers. Il suffisait en effet, pour être édifié à ce sujet, de se repor­ ter aux notices consacrées aux romans de Nicoullaud par le célèbre bibliophile Pierre Dujols n , dans lesquelles M. Nicoullaud, « écri­ vain catholique »... et « réaliste », apparaissait comme un auteur de romans licencieux et anticléricaux, où seule la Théosophie « s’en tire sans trop de mal »! Même l’antimaçon « officiel » ne pouvait s’empêcher d’accepter avec empressement bien des choses malpropres, en l’occurrence « certaines fantaisies pseudo-kabbalistiques, quelque peu déplacées dans une revue qui se respecte ». Et le Sphinx ajoutait : « Il y a long­ temps que nous sommes fixé sur la valeur de ce genre de travaux, car nous en connaissons fort bien l’origine et l’inspiration, peut-être mieux que ne les connaît M. Nicoullaud lui-même; et nous ne déses­ pérons pas de voir apparaître un de ces jours, commenté selon toutes les règles de l’« initiation verbale » et « littérale », le fabuleux « Gennaïth-Menngog de Rabbi Eliézer Hakabir »! Or, seize ans plus tard, et toujours dans la R.I.S.S., Henri de Guillebert des Essars, nouvel adversaire de Guénon issu de la même famille « intellectuelle » que Nicoullaud, évoquait tout aussi imprudemment la personnalité d’un certain Le Chartier 112, présenté comme une sorte de « précurseur » méconnu, mais dont on devine qu’il avait joué un rôle de premier plan dans l’affaire Taxil... Ceci donna l’occasion à Guénon de signa­ ler en passant qu’il possédait « un important manuscrit de Le Char­ tier, intitulé Le Gennaïth-Menngog de Rabbi Eliézer ha-Kabir, qui est bien ce qu’on peut imaginer de plus extraordinaire dans le genre 11. B ib lio th è q u e d e s S c ie n c e s É so té riq u e s, avril 1912, p. 39-40. 12. Cf. la R e v u e In te rn a tio n a le d e s S o c ié té s S e c rè te s, 1er décembre 1930, compte rendu du S ip h ra d i-T ze n iu th a , traduit par Paul Vulliaud. (Réédité en 1977 par les Éditions Orientales, Paris.) 271

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« pornographie érudite » et qu’il nous a suffi de rapprocher de cer­ tains articles parus dans les tout premiers numéros de la R.I.S.S.. il y a à peu près vingt ans, pour identifier aussitôt les origines intel­ lectuelles, si l’on peut dire, de l’auteur desdits articles, qui se dissi­ mulait alors sous l’étrange et « antéchristique » pseudonyme d’Armilous. Nous avons aussi quelques lettres du même Le Chartier, dont une contient la traduction (?) du véritable Gennaïth-Menngog, celui de Taxil-Vaughan, et dont une autre, avec signature en hébreu rabbinique, renferme une bien curieuse allusion à un mystérieux person­ nage qu’il appelle « son Maître »; et tout cela ne date pas d’hier 13... » De fait, une des tâches principales de la R.I.S.S. était de ressusci­ ter l’antimaçonnisme taxilien, à base de fables malsaines, mais on y trouvait aussi à rire de temps à autre, en lisant par exemple, dans le numéro du 27 octobre 1929, un article intitulé «la Mode du Triangle », où l’on apprenait que les grands magasins vendaient des poupées « qui ont été soumises dans les Hautes Loges, à des incanta­ tions et à des envoûtements », ou que le triangle est « le symbole de la religion de Satan 14 », ce qui transformait par là même un nombre respectable d’églises catholiques en temples sataniques... Mais on était décidément bien imprudent, dans ce milieu de la R.I.S.S., que les mises en garde de l’Archevêché n’arrêtaient pas dans son entreprise. L’une des principales « erreurs » commises fut certainement l’accusation anonyme lancée contre Guénon dans le numéro du 1er février 1932, et à laquelle il répondit en ces termes dans le Voile d’Isis de mai 1932 15 : « Enfin, nous avons eu la stupé­ faction d’apprendre que nous avions « de nombreux amis » en Alle­ magne; nous étions bien loin de nous en douter, car ils ont toujours négligé de se faire connaître à nous, et il se trouve justement que c’est un des rares pays où nous n’ayons aucune relation [...]. » Oui, c’était là bien imprudent de la part de ces farouches patriotes de la R.I.S.S., « Organe de la Ligue franc-catholique », mais où le nationa­ lisme de ses collaborateurs le disputait en étrangeté à leur Catholi­ cisme, puisque nous verrons bientôt qu’ils avaient des accointances avec Aleister Crowley - espion notoire travaillant à la fois pour l’Angleterre et pour l’Allemagne - et qui entourait ses « diableries » pseudo-maçonniques de toute la publicité souhaitable. Cela allait trop bien dans le sens des « idées » de la R.I.S.S., de même que les 13. Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, 1.1, p. 180. 14. Ibid., p. 151. 15. Ibid., p. 198.

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rêveries théosophistes sur la « Grande Loge Blanche », grossière contrefaçon de VAgarttha. Il est vrai que la contre-initiation se signale essentiellement par ce renversement des symboles qui assi­ mile les manifestations de l’Esprit à leur parodie ou à leur contraire - si tant est que l’Esprit puisse avoir un contraire qui ne soit pas illusion pure. Cela présente un double avantage. Dans une période préparatoire et pour un public « sérieux », susceptible de retrouver la voie de la Tradition, on discrédite définitivement l’original en l’identifiant à des contrefaçons particulièrement ridicules ou odieu­ ses; à plus long terme, on vise un public beaucoup plus vaste qui - lorsque l’outrance délibérée des attaques aura finalement suscité l’incrédulité relativement au « satanisme » - ne retiendra plus que les fausses assimilations. Et ces contrefaçons, passant pour authenti­ ques, seront d’autant plus faciles à réhabiliter que les attaques « subies » auront été plus grossières et plus stupides... Retrouvant quelques instants les fameuses « soucoupes volantes », nous nous demandons si le rôle - inconscient bien sûr - de certains sceptiques particulièrement bornés (les phénomènes, bien qu’ils n’aient pas l’origine qu’on veut leur attribuer, sont trop aisés à constater), ne serait pas de créer à peu de frais un « martyrologe » des dévots des extra-terrestres. Ce serait d’autant plus habile, psychologiquement, que le grand public est toujours prompt à se réjouir de la sottise avé­ rée des Diafoirus de la science officielle, que l’on peut d’autant mieux ridiculiser qu’elle a joué son rôle, et fait son temps. Celui des « miracles » destinés à séduire les élus est maintenant venu, et c’est là qu’il convient de se souvenir que le monde intermédiaire, propre à toutes les « manipulations » et à toutes les illusions, est le domaine où l’action satanique s’exerce de façon privilégiée. Mais revenons à Crowley et à l’importance bien singulière que lui accordaient les rédacteurs de la R.I.S.S. C’est que le magicien noir anglais, selon le plan dont nous venons de définir les grandes lignes, jouait un rôle complémentaire du leur. Certes, il arrive en de sembla­ bles occurrences que, tout en étant manipulés pour un même but, les « antagonistes » soient suffisamment inconscients du rôle qu’on leur fait jouer pour se croire réellement adversaires. Ce n’était pas le cas pour Crowley et les gens de la R.I.S.S., comme nous le révèle une lettre de Guénon à Renato Schneider en date du 5 novembre 1936 : « [...] Quoi qu’il en soit, le gros recueil de documents publié par des ex-collaborateurs de la R .I.S.S.16 m’a donné, d’une façon16 16. L. Fry, Léo Taxil et la Franc-Maçonnerie (British-American Press, Chatou), 273

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inattendue, l’occasion d’avoir la preuve de leur connivence, que j ’avais soupçonnée depuis longtemps, avec le fameux Aleister Crowley... » Déjà, en effet, dans le Voile d ’Isis de février 1930 17, en rendant compte de l’article d’un antimaçon, l’abbé Tourmentin, qui évoquait ses souvenirs sur la mystification taxilienne dans une vraie revue catholique, la Foi Catholique, Guénon avait reproduit en la commentant une note de la rédaction de cette revue, ainsi conçue : « On ne s’explique guère le motif de cet incroyable essai de résurrec­ tion du « taxilisme ». On se l’explique d’autant moins que les preuves nouvelles, annoncées, clamées à son de trompe, se réduisent exacte­ ment à rien. » « C’est tout à fait notre avis [ajoutait Guénon]; et la note en question se termine par cette phrase qui pourrait donner la clef de bien des choses : « L'Intelligence Service a prodigué cette année les secrets de cette espèce. Ce n’est pas rassurant. » De tout cela, jusqu’ici, la R.I.S.S. n’a pas soufflé mot. » C’est ici le lieu de rappeler ce que Guénon écrivait quelques années plus tard, dans les Études Traditionnelles d’avril 1938 I8, à propos du rôle contre-initiatique par lui attribué à Benjamin Frank­ lin, et qui avait suscité, dans France-Amérique du Nord, la curiosité et l’incompréhension de Gabriel Louis-Jaray : « Du reste, si nous ajoutons que Cromwell nous paraît bien aussi avoir joué antérieure­ ment un rôle tout à fait du même genre que Franklin, M. Gabriel Louis-Jaray comprendra peut-être qu’il ne s’agit pas là simplement de politique « anglaise » ou « anti-anglaise », mais de quelque chose où, en réalité, l’Angleterre, l’Amérique ou d’autres nations peuvent être « utilisées » tout à tour, suivant les circonstances, pour des fins qui n’ont sans doute pas grand’chose à voir avec leurs intérêts parti­ culiers; se servir de quelqu’un, homme ou peuple, n’est pas tout à fait la même chose que le servir, même s’il se trouve que les effets extérieurs coïncident accidentellement. » Et c’est bien pourquoi les organisations d’espionnage, par définition « internationales » et ten­ taculaires, peuvent être utilisées, en tant que telles ou à travers cer­ tains de leurs agents, à ces fins ténébrèuses tout à fait indépendantes des intérêts des nations qu’elles sont censées servir. D’où la « dou­ publié par les « Amis de Mgr Jouin », et dont on remarquera la maison d’édition, inattendue pour ces habituels contempteurs de la Judéo-Maçonnerie et des AngloSaxons... (Cf. É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie e t le C o m p a g n o n n a g e , 1.1, p. 102.) 17. Cf. É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie e t le C o m p a g n o n n a g e , 1.1, p. 157. 18. Repris dans É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie e t le C o m p a g n o n n a g e , 1.1, p. 292. 274

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ble appartenance » de contre-initiés comme Crowley ou TrebitschLincoln, qui travaillaient pour YIntelligence Service en même temps qu’ils jouaient un rôle non négligeable dans l’« avènement » d’Hitler 19. Guénon écrivait d’ailleurs à R. Schneider, le 4 septembre 1938, à propos d’un article paru dans l’Intransigeant, journal qu’il qualifiait d’« organe officieux de l’I.S. anglais en France » : « Ce qu’il y a de vrai, c’est que, au début de l’affaire d’Hitler, il n’y a pas eu seulement Trebitsch-Lincoln, mais aussi Aleister Crowley et un cer­ tain colonel Ettington [...]. » Dans le domaine du Fascisme, l’information de Guénon n’était pas moins étendue que dans celui du Nazisme, ainsi qu’en témoigne cette lettre à R. Schneider, du 12 octobre 1936 : « [...] il n’en est d’ailleurs pas moins vrai qu’il [Mussolini] était Maçon, et même, détail amusant, la chemise noire avec laquelle il fit son entrée à Rome lui avait été offerte par les Loges de Bologne. » Il faut toute­ fois ajouter que le 6 janvier 1937, il précisait au même correspon­ dant : « [...] il y a de singulières ressemblances entre les emblèmes du Fascisme et ceux d’une certaine « Maçonnerie noire », qui n’avait d’ailleurs de maçonnique que le nom [...]. » Et dans une lettre datée du 28 mars 1937, il répondait à A.K. Coomaraswamy : « Je suis bien de votre avis au sujet du Fascisme et des autres régimes similai­ res actuels, qui semblent vouloir s’opposer à la « démocratie », mais qui, au fond, sont tout aussi dépourvus de véritables principes. » Quant à certaine interprétation du swastika - le « signe du Pôle » - par les Nazis, voici ce qu’il en pensait dès 1931 20 : « [...] Nous laissons entièrement de côté, cela va sans dire, l’usage tout artificiel et même antitraditionnel du swastika par les « racistes » allemands qui, sous l’appellation fantaisiste et quelque peu ridicule de hakenkreuz ou « croix à crochets », en firent très arbitrairement un signe d’antisémitisme, sous prétexte que cet emblème aurait été propre à la soi-disant « race aryenne », alors que c’est au contraire, comme nous venons de le dire, un symbole réellement universel. - Signalons à ce propos que la dénomination de « croix gammée », qui est souvent donnée au swastika en Occident à cause de la ressem­ blance de la forme de ses branches avec celle de la lettre grecque gamma, est également erronée; en réalité, les signes appelés ancien­ nement gammadia étaient tout différents, bien que s’étant trouvés 19. On connaît la formule sinistrement parodique de Crowley : « Avant qu’Hitler ne fût, je suis. » Ce qui avait au moins le mérite d’être net quant à l’intention. 20. Cf. le Symbolisme de la Croix, chap. X. 275

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parfois, en fait, plus ou moins étroitement associés au swastika dans les premiers siècles du Christianisme. » L’antisémitisme des Nazis nous ramène logiquement à celui de la R.I.S.S. qui, à la vérité, n’était pas moins étrange que son Catholi­ cisme et son nationalisme. Certes, on dénonçait bien de temps en temps les méfaits de la haute finance juive, mais on faisait preuve, néanmoins, de beaucoup d’indulgence pour les Juifs devenus magnats de la banque, de l’industrie et du commerce, et d’une façon générale pour tous les Juifs détachés de leur tradition. Ceux qui fai­ saient l’objet de toutes les exécrations se trouvaient être les prati­ quants et surtout les Kabbalistes qui, par leur interprétation matéria­ liste (sic) de la Bible, étaient les grands agents de la perversion intellectuelle du monde chrétien et tendaient à établir leur domina­ tion sur l’univers. Il va sans dire que les Protocoles des Sages de Sion faisaient autorité à la R.I.S.S. Il n’est hélas pas douteux que, pendant un quart de siècle, des fidèles, des prêtres, des prélats, parmi les mieux intentionnés - sinon parmi les plus éclairés et les plus perspicaces - ont pris tout cela pour argent comptant, et, là encore, nous n’oserions dire que ces tristesses sont révolues (et pourquoi le seraient-elles?!) puisque, répétons-le, il est certains milieux où les « messes noires des Francs-Maçons » font toujours recette... Cet aveuglement de certains Catholiques était particulièrement regrettable. En effet, on publiait force révélations tendant à prouver que les Maçons pratiquaient la magie noire et se livraient aux pires turpitudes sexuelles - ce dont, depuis Taxil, une certaine clientèle ne se lassait pas... - soit en attribuant à la Maçonnerie des théories et des pratiques qui étaient uniquement le fait de quelques groupus­ cules occultistes, soit en inventant purement et simplement. Car l’imagination des collaborateurs de la R.I.S.S. était certes aussi féconde que malsaine. Mais en même temps, on dénonçait comme Maçons ou complices de la Maçonnerie, prêtres, religieux (surtout jésuites) et prélats de tous rangs, au point qu’on aurait pu croire que l’archevêché de Paris, par exemple, sous le gouvernement du cardi­ nal Verdier, était une simple succursale de la rue Cadet! Mgr Jouin, nous l’avons dit, couvrait de son nom ces énormités. Et c’est sans doute à son âge et à son état qu’il dut de ne pas être suspendu. Mais il est plus curieux que la revue n’ait pas été interdite et qu’elle ait seulement fait l’objet d’un blâme du Conseil de Vigilance du diocèse de Paris. Avait-elle à la Curie de hauts protecteurs? Mais nous n’en avons pas encore fini avec la R.I.S.S., dont, après avoir étudié la doctrine et décelé la source de son inspiration, il reste S w a s t i k a s s u r l ’A r b r e d u M o n d e . M a n u s c r i t d e s L e t t r e s d e s a i n t P a u l. N o r th u m b e r l a n d ,

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à considérer la méthode. C’est que l’on était fort loin, dans les échan­ ges avec Guénon, d’un simple « débat d’idées ». Comme Paul Chcornac, en 1933, avait émis la prétention de faire cesser ce qu\ appelait les « polémiques » avec les gens de la R.I.S.S., en refusar à Guénon l’insertion de ses réponses, ce dernier déclara qu’il faisa:' de cette publication la condition sine qua non de sa collaboration et il écrivit à l’un de ses amis qui s’occupait du Voile d’Isis : « Je ne peux évidemment pas espérer faire comprendre à Chacornac qt; les articles de ces gens sont le support des attaques psychiques lan­ cées contre moi, et que mes réponses jouent exactement le même rôle. C’est pourquoi je vous prie de veiller à ce qu’on n’en change ni un mot ni une virgule... » Ceci éclaire d’un jour singulier certain s épisodes de ladite polémique, dont nous nous contenterons de relever certains « temps forts » qui, croyons-nous, se passent de commenta: res : « Enfin, une chose tout à fait amusante pour terminer : nous avons, dans notre récent article sur Sheth, fait allusion aux mystères du « dieu à la tête d’âne »; là-dessus, mais sans d’ailleurs s’y référer, le « Dr G. M ariani21 » se met à parler à son tour du « dieu à la tête d’âne » dans la RJ.S.S.; quelle imprudence! Le « savante dottore ■ semble vraiment un peu trop jeune encore pour le rôle qu’il veut jouer... ou qu’on veut lui faire jouer 22. » « La Revue Internationale des Sociétés Secrètes (n° du 1er décem­ bre, « partie occultiste ») annonce la mort de son collaborateur, M. Henri de Guillebert des Essars; il est à souhaiter qu’il ait emporté dans la tombe son ténébreux secret23. » « Est-il vrai que le « Dr G. Mariani » ait trouvé une mort tragique, vers la fin de décembre dernier, dans un accident d’aviation? [...] mais alors, comment se fait-il que la R.I.S.S. n’ait pas annoncé clai­ rement cette nouvelle, ni consacré la moindre note nécrologique à ce « regretté collaborateur »? Craindrait-elle que la sombre atmos­ phère de drame dont elle est entourée n’impressionne fâcheusement ses lecteurs? Quel est encore ce nouveau mystère? « Il y a bien, dans le numéro du 1er avril, une phrase où il est parlé 21. Il s’agissait en fait du lieutenant de vaisseau L.-G. Bouillier, un ami de Pierre Mariel. 22. L e V o ile d ’Isis, janvier 1932; repris dans É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie e t le C o m p a g n o n n a g e , 1.1, p. 186. 23. L e V o ile d'Isis, février 1932; repris dans É tu d e s su r la F ra n c -M a ç o n n e rie et le C o m p a g n o n n a g e , 1.1, p. 189. 278

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de « Mariani » au passé, mais cela ne saurait suffire; nous ne voulons pourtant pas supposer qu’il ne s’agisse que d’une mort simulée... à la manière du pseudo-suicide d’Aleister Crowley! Nous attendons des explications sur cette étrange affaire; et, si elles tardent trop à venir, nous pourrions bien apporter nous-même des précisions en citant nos sources, ce qui ne serait sans doute pas du goût de tout le monde. Quoi qu’il en soit, cette « disparition » a suivi de bien près celle de M. de Guillebert; mais, au fait, pourquoi celui-ci, devenu subitement silencieux à la suite de nos allusions à l’affaire Le Char­ tier, n’a-t-il attendu que notre article sur Sheth pour mourir?... Comprendra-t-on enfin à la rédaction de la R.I.S.S. et ailleurs, qu’il est des choses auxquelles on ne touche pas impunément24? » Guénon avait vu juste, concernant « G. Mariani », et il s’agissait bien d’une sinistre mystification. Le lieutenant de vaisseau Bouillier avait tiré parti d’un « étonnant ensemble de circonstances » pour disparaître : la victime de l’accident où il était censé avoir trouvé la mort portait en effet le même nom à une lettre près, avait le même âge, le même grade et la même résidence! Et Guénon concluait en disant : « [...] il y aura sans doute encore d’autres marionnettes à démonter, d’autres mystifications à démasquer, avant de pouvoir faire apparaître enfin au grand jour ce qui se cache der­ rière tout cela. Si déplaisante que soit une telle besogne, elle n’en est pas moins nécessaire; et nous la continuerons autant qu’il le fau­ dra, et sous telles formes qu’il conviendra... jusqu’à ce que nous ayons écrasé le nid de vipères! » Parmi les collaborateurs les plus notables de la R.I.S.S., se trou­ aient deux prêtres, dont l’un, l’abbé Paul Boulin, devait publier à la fin de sa vie, sous le pseudonyme de Roger Duguet, un curieux :vre intitulé Autour de la Tiare25, dans lequel il apportait un inté­ ressant témoignage sur certains dessous auxquels il avait été mêlé. Quant à l’abbé Raymond Dulac, on peut penser que lui aussi fut fnalement éclairé sur la nature de l’officine dans laquelle il s’était fourvoyé, et sa collaboration ultérieure à des revues catholiques comme la Pensée Catholique ou Itinéraires, fut certes mieux... inspi­ rée que les regrettables articles qu’il commit dans la R.I.S.S., et qui faisaient dire à Guénon : « Le plus triste dans son cas, c’est que, paraît-il, il est prêtre; prendrait-il à tâche de prouver par son*2 24. Le Voile d ’Isis, juin 1932; repris dans Études sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, 1.1, p. 201. 2i

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exemple que, entre « clergé » et « sacerdoce », il y a plus qu’une nuance 26? » Mais si l’atmosphère de la R.I.S.S. était particulièrement sinistre, d’autres adversaires de Guénon étaient plus divertissants. Ainsi de Paul Le Cour, fondateur d’Atlantis, qui le faisait rire aux éclats; « et les occasions en sont trop rares, en cette maussade fin de Kali-Yuga, pour que nous ne lui en sachions pas quelque gré [...]. » Paul Le Cour, que la question de l’Atlantide préoccupait beaucoup, et dont il assimila longtemps la tradition à celle des Hyperboréens - c’està-dire à la Tradition primordiale - avait en outre hérité du baron de Sarachaga un secret tout à fait étonnant qui résidait dans le bizarre assemblage de deux mots : A or, signifiant la lumière en hébreu, et Agni, qui est le feu en sanscrit. Atteint de cette « folie éty­ mologique » que nous avons déjà évoquée, il faisait d’Aor-Agni une clef universelle, à grand renfort d’expériences de « philologie amu­ sante », comme disait Guénon, allant même, comble de disgrâce, jusqu’à vouloir réhabiliter le « dieu à la tête d’âne », puisque selon lui, il s’agissait en fait d’une tête d’onagre, dans lequel il retrouvait inévitablement Aor-Agni ! Mais quelle que fût leur « origine intellectuelle », il y avait entre tous les ennemis de Guénon, au-delà de leurs antagonismes appa­ rents, un « lien » incontestable : la défense de l’Occident, prétendu­ ment menacé, et, corrélativement, une haine farouche de l’Orient. A cette union sacrée, tous se ralliaient, mettant en commun leurs in­ compréhensions. Des diableries de la R.I.S.S. aux acrobaties philo­ logiques de Paul Le Cour, en passant par les factums parfois in­ convenants, hélas, des R.R.P.P. Allô ou Roure, une « inspiration » unique se manifestait, suscitant jusque dans les détails des rappro­ chements... curieux. Ainsi, le père Allô, auteur de Plaies d’Europe et Baumes du Gange, publia dans la Vie Spirituelle du 1er février 1932 un article de 35 pages intitulé « le Sens de la Croix chez les Ésotéristes », qui se voulait une réponse au Symbolisme de la Croix. Au début de cet article, il écrivait : « Le lecteur le moins averti doit se douter, en voyant la vignette de la couverture qui représente Ganeça, le dieu hindou à tête d’éléphant, et en s’apercevant que l’ou­ vrage est dédié à la mémoire d’un savant musulman et daté des années de l’hégire, qu’il y trouvera bien autre chose que de la spiri­ tualité chrétienne. » Or, dans Atlantis de janvier-février 1932, Paul 26. Le Voile d ’Isis, avril 1933; repris dans Études sur ta Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage, 1.1, p. 221. 280

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Le Cour, qui ne consacrait pas moins de deux articles à attaquer Guénon, dont l’un précisément à propos du Symbolisme de la Croix, écrivait de son côté : « En fait, il est singulier qu’un ouvrage sur la croix porte sur sa couverture l’image du dieu Ganeça à tête d’élé­ phant..., puis de lire une dédicace à un cheik (sic) arabe disciple du croissant?!), de le voir daté d’une année de l’Egire (resic) et de lire qu’il fait suite à un ouvrage sur le Vêdânta; il n’y a rien de chrétien dans tout cela. » Et Guénon de commenter : « Comme ces gens se rencontrent! La concordance va même un peu trop loin, et nous serions tenté de demander tout simplement : lequel des deux a copié l’autre? A moins pourtant, étant donné la simultanéité de leurs arti­ cles, que quelque « autre » ne leur ait dicté à tous deux cette même phrase... sensationnelle 27! » Mais si l’union sacrée pour la défense de l’Occident suscitait ainsi des alliances contre nature, il faut avouer que les fantaisies pseudo­ orientales faisaient trop bien son affaire, selon ce plan déjà signalé à propos des rapports de la R.I.S.S. et de Crowley. Là encore, on discernait le double but : « canaliser » certaines aspirations encore mal assurées doctrinalement, les empêchant ainsi d’avoir jamais accès aux authentiques doctrines orientales, et également, aux yeux d’un autre public, discréditer l’Orient d’une façon plus pernicieuse encore que ne le faisaient les farouches « défenseurs de l’Occident ». Il ne fallait donc pas s’étonner de découvrir dans les différents rameaux tous plus ou moins issus de la Société Théosophique de MMrs Blavatsky et Besant, de singuliers personnages, revêtant suc­ cessivement des déguisements appropriés. Que tous ces groupes fus­ sent en dissension constante n’ôtait rien à leur force subversive, bien au contraire. Et, parmi ces « Orientaux » d’un genre particulier, on retrouvait bien sûr quelques figures familières, comme en témoigne cette lettre de Guénon à R. Schneider en date du 13 septembre 1936 : « Trebitsch-Lincoln, qui est un agent connu de la « contre-initiation », est passé, lui aussi, par bien des transformations successi­ fs, et il a toujours été mêlé à de multiples espionnages; il a été ; multanément au service de l’Angleterre et à celui de l’Allemagne, tout comme son confrère Aleister Crowley... Depuis qu’il est devenu ie « Lama Dorji-Den », il a séjourné un certain temps au Canada, puis il est revenu en Europe, à la tête d’un groupe de « Lamas » du ~:éme genre (parmi lesquels il y a plusieurs Français), et s’est mis

Z~. Le Voile d ’Isis, mai 1932; repris dans Comptes rendus, p. 126-127. 281

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à recruter des fonds pour établir un monastère bouddhique en Suisse. Je soupçonne, d’après certaines allusions, qu’il est en rela­ tions assez étroites avec le « Bouddha vivant » susdit, lequel est même mêlé aussi au projet du monastère bouddhique. Voilà déjà plusieurs fois qu’il y a des projets semblables (et toujours en Suisse), qui n’ont jamais abouti, et qui ont toujours tourné plus ou moins en escroquerie... » Le « Bouddha vivant » dont parle Guénon descen­ dait tantôt de Gengis-Khan, tantôt des anciens rois Khmers, entre autres prestigieuses ascendances, et il se parait des noms et des titres les plus flatteurs. Il était entre autres l’inspirateur de Mrs Bailey, une ancienne Théosophiste plus ou moins dissidente qui prétendait, selon la coutume de ce milieu, écrire sous la dictée d’un « Maître » dont on voit que, comme les autres inspirateurs de nombre d’ouvrages théosophistes, il n’avait rien d’une « entité astrale »... Un autre Oriental de même farine était le Dr Alexander Cannon, qui s’intitulait modestement « Yogi Kushog du Thibet septentrional, Cinquième Maître de la Grande Loge Blanche de l’Himalaya, Che­ valier Commandeur d’Asie », etc. Il avait écrit l’Influence invisible, amas d’anecdotes pillées ici ou là, et dont certaines provenaient d’un roman d’aventures anglais que Guénon avait lu dans sa jeunesse! Ce livre avait en outre la particularité d’être traduit par Grâce Gassette et Georges Barbarin. Or, ce dernier connut la notoriété en 1936, lorsqu’il publia le Secret de la Grande Pyramide, auquel la presse et la radio firent le plus incroyable accueil. Il n’est pas jusqu’à ce malheureux Léon Daudet, déjà coupable de faiblesses à l’égard de la radiesthésie, qui, dans Candide, ne se laissât aller à un enthou­ siasme bien mal venu. L’hypothèse de Barbarin était pour le moins curieuse, qui faisait de la pyramide un monument... judéo-chrétien. Il voulait voir en effet dans les mesures des couloirs et des chambres, traduites en années, des indications prophétiques concernant le Judaïsme et le Christianisme. Mais toutes ces fantaisies ne sem­ blaient destinées qu’à promouvoir deux thèmes; l’un, constant dans toute la littérature néo-spiritualiste, annonçait l’avènement plus ou moins imminent d’une nouvelle ère spirituelle; cette trop fameuse « Ère du Verseau » à laquelle Paul Le Cour consacra un livre, et dont on suscitait l’attente de tous côtés, à grand renfort de prédictions hétéroclites. L’autre thème, plus caché mais tout aussi important, se rapportait à ces non moins fameuses « tribus perdues d’Israël », dont la légende jouissait d’une fortune assez extraordinaire dans le monde anglo-saxon. Il semble d’ailleurs qu’il y ait là quelque chose dont on entende tirer un parti spécial, si nous nous en référons à un 282

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curieux petit livre récemment paru 28, fort habilement fait au demeu­ rant, où l’on réussit le tour de force de réunir les thèmes des tribus perdues d’Israël, « francisées » pour la circonstance, du Grand Mo­ narque, et... des extra-terrestres. Mais l’un des sujets favoris des pseudo-Orientaux fut sans conteste la « Grande Loge Blanche », particulièrement chère aux Théosophistes, et que l’on utilisa abondamment à des fins parodi­ ques. Elle rie suffisait pourtant pas à « neutraliser » la doctrine tradi­ tionnelle se rapportant à YAgarttha, le Centre Suprême, et au Roi du Monde, que l’on fit des efforts désespérés pour assimiler au princeps hujus mundi, le Prince de ce Monde de l’Évangile, dont il est évidemment l’exact opposé. Selon ce double but qui commence à nous être familier, il fallait d’une part que l’identification de YAgart­ tha à sa parodie, la « Grande Loge Blanche », fût définitivement acquise, ce que les écrits de Guénon rendaient impossible - il conve­ nait donc, sur ce point, de le combattre avec un acharnement tout particulier - et d’autre part, il importait que toutes les influences maléfiques propres à la contre-initiation fussent momentanément attribuées à cette même Agarttha, pour le public qui croyait encore au diable, et que le Roi du Monde fût de même traduit par Satan ou Antéchrist. Ce n’est certainement pas par hasard que le Nazisme prit comme emblème le swastika, le symbole « primordial » par excellence, et ce n’est pas non plus sans arrière-pensées que certains voulurent situer YAgarttha en Allemagne, et que de prétendus Orien­ taux, qui n’étaient autres que des contre-initiés comme TrebitschLincoln et ses disciples, furent associés à l’avènement d’Hitler. De toutes les attaques « doctrinales » portées contre Guénon par la contre-initiation, celle qui avait trait à YAgarttha et au Roi du Monde fut de très loin la plus importante et la plus constante. La piste est aisée à suivre, du « Dr G. Mariani », qui se donnait beau­ coup de mal, dans « le Christ Roi et le Roi du Monde » (R.I.S.S. du 1er novembre 1930), pour assimiler ce dernier au Prince de ce Monde, comme il se doit, à Albert Frank-Duquesne qui, dans le numéro spécial des Études Carmélitaines sur Satan (1948), évoquait, entre autres fantaisies occultistes et théosophiques - qualifiées de « traditions initiatiques » - « le cas de deux victimes de YAgarttha foudroyées à distance après avertissement », et traduisait inévitable­

28. Gérard de Sède, la Race fabuleuse, Extra-Terrestres et Mythologie mérovin­ gienne, éd. J’ai lu, 1973.

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ment Sâr ha-ôlam par « Prince de ce Monde » - ce que Guénon qua­ lifiait de « véritable énormité 29 ». Là encore, c’est à Guénon, et à lui seul, qu’il revenait de combat­ tre la contre-initiation, et d’exposer pour la première fois en Occi­ dent, comme nous le verrons plus loin, les données traditionnelles relatives à VAgarttha et au Roi du Monde - qui manifeste les attri­ buts de « Justice » et de « Paix ». Il fallait bien en effet que, face à tous les envoyés plus ou moins « astraux » de la « Grande Loge Blan­ che » ou des « fraternités spirituelles » innombrables qui préparaient l’« Ère du Verseau », se dressât le témoin de la Tradition. Et « l’homme qui devait accomplir cette fonction fut certainement pré­ paré de loin et non pas improvisé 30 ».

29. É tu d e s T ra d itio n n e lles, janvier-février 1949; repris dans C o m p te s rendu s, p. 197. Détail « amusant » : les allongements successifs et en quelque sorte involon­ taires que Frank-Duquesne avait fait subir à son texte avaient abouti à ce que ce numéro spécial des E tu d e s C a r m é lita in e s eût exactement 666 pages... D ’autre part, après le compte rendu de Guénon dans les É tu d e s T ra d itio n n e lles, il lui envoya « une lettre de huit grandes pages dactylographiées, qui n’est d’un bout à l’autre qu’un tissu d’injures d’une inconcevable grossièreté. C’est là un document « psycho­ logique » peu ordinaire et des plus édifiants [...]. » Le 12 juin 1950, enfin, Guénon écrivait à F.-G. Galvào : « Depuis ma deuxième réponse, cet individu s’est tenu tranquille et n’a plus réagi de nouveau; en se voyant désapprouvé à peu près par tout le monde, il a peut-être fini par comprendre qu’il ferait mieux d’être plus pru­ dent. Je viens de voir, dans une revue belge, un programme de conférences d’un groupe « radiesthésiste » où son nom figure à côté de celui d’occultistes de l’espèce la plus suspecte! » 30. Michel Vâlsan, « la Fonction de René Guénon et le Sort de l’Occident », É tu d e s T ra d itio n n e lles, juillet-août-septembre-octobre-novembre 1951, p. 217.

XI La « P ersonnalité »» de R ené Guénon

N A ASSEZ STIGMATISÉ, DANS CERTAINS MILIEUX, « L’iN-

tellectualisme glacé » de Guénon, on a assez déploré son « manque de charité », sa « méconnaissance de l’Amour » (qui sont, comme chacun sait, des vertus typiquement occidenta­ les...) pour que nous ne croyions pas déplacé de restituer à l’homme sa véritable dimension. En fait, il devrait suffire, pour montrer l’ina­ nité de ces reproches, de rappeler à tous ces défenseurs des valeurs de l’Occident - soit dit cette fois sans sombre ironie - que Guénon a consacré sa vie à exprimer, à l’intention de ses semblables, les véri­ tés les plus hautes; et cela en dépit de toutes les incompréhensions, souvent haineuses, en dépit de tous les « assauts », toujours redouta­ bles. Nous voudrions savoir comment un tel homme pouvait man­ quer de charité, entendue dans sa plus complète acception, lui qui, de surcroît, eût pu faire sienne la devise des Templiers : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam '. Il est vrai que les vertus, entendues même simplement dans leur sens exotérique, ont été vidées progressivement de toute significa­ tion, pour se réduire à un plat moralisme, à un vague sentimenta:sme. Nous serons donc contraint de nous départir quelques ins­ tants de la perspective purement intellectuelle qui a été la nôtre . isqu’ici, pour illustrer de façon un peu anecdotique la « charité »• • Ce n’est pas nous, Seigneur, ce n’est pas nous mais ton nom qu’il faut couvrir

'je gloire. » Lettre de R en é G uénon à R enato Schneider. Voir pages suivantes. ^

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