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French Pages 397 Year 1966
Histoire de France
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Michelet
HISTOIRE DE FRANCE présentée et commentée par CLAUDE METTRA
La Fin de Louis XIV
:EDITIONS RENCONTRE LAUSANNE
© Editions Rencontre 1966
ENTRE LE DESIR ET LE REPOS
La cité, comme les hommes, se pet'Dertit dès qu'elle 'Oeut se construire en dehors des lois naturelles, dès qu'elle cesse de se conce'Ooir, non comme la communauté 'Oi'Oante d' énergies toutes tendues 'Ders la même fin, mais comme une architecture du pri'Dilège, où les rapports humains de'Oiennent ceux du maître et de l'escla'Oe. Elle de'Dient alors l'Etat, un monde de la cohérence formelle, où les valeurs de 'Die n'émanent plus d'une étroite participation au mou'Oement cosmique du monde (ce qui fut le cas de la polis grecque, de la commune médiévale), mais d'une soumission a'Oeugle aux lois de la politique et à celle de l'argent. Le règne de Louis XIV en est pour Michelet l'éclatant exemple. Pour lui, le XVIIe siècle, surtout à son achè'Oement, est le plus ténébreux de toute notre histoire. Là est 'Oenu mourir la Joie, qui a'Oait caractérisé le XVIe siècle. «Le rire des dieux, comme on l'entendit à la Renaissance, celui des héros, des inventeurs qui voyaient commencer un monde, on ne l'entend plus depuis Galilée. » Ce jugement de Michelet contredit singulièrement la 'Dision commune de notre passé. Le Roi Soleil est le symbole du Grand Siècle, et si grand est son rayonnement que toute l'Europe du XVIIIe siècle semble une vaste et seroile imitation de la solarité monarchique. Versailles sert de prototype à toutes les demeures princières et royales d'Alle7
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magne, d'Autriche et de Russie. La langue française, parvenue à son point d'extrême concision, devient le langage des nations, et la bourgeoisie mercantile, sur laquelle la France fonde sa prospérité et son expansion coloniale, apparaît à l'horizon social comme le premier élément, le plus hardi, le plus inventif de la nouvelle classe dirigeante dans le monde. En un certain sens, quelques historiens n'hésitent même pas à avancer qu'en préparant et en confirmant l'avènement de la grande bourgeoisie capitaliste, Louis XIV a permis directement l'avènement de la grande Révolution.
LA ST:ËRILITE
C'est précisément dans sa conception même de la Révolution qu'il faut trouv.er l'explication de l'attitude de Michelet en face du Grand Siècle. La Révolution est une religion, elle est une apocalypse. Elle ne saurait donc naître d'un temps voué tout entier aux compromissions et aux incohérences de la politique. Le caractère essentiel de tout le règne de Louis XIV, c'est son refus d'assurer la religiosité de l'histoire, c'•est une lutte contre les élans profonds du devenir qu'avait manifesté la Réforme, c'est la peur du mouvement, en un mot, pour reprendre un des thèmes essentiels de la théologie de Michelet, c'est la stérilité. Le règne qui commence en 1663 et qui plonge déjà ses racines profondément dans la France monarchique de Richelieu et de Mazarin, représ.ente en fait un véritable arrêt de l'histoire. La source de cet arrêt, le signe sinon la 8
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cause, en est l'orgueil démesuré du roi. En empruntant une qualité solaire que ne pouvait lui accorder, ce qui était le cas dans les royaumes primitifs, aucune réalité religieuse, Louis XIV dissimule à ses contemporains le vrai soleil, symbole de tout mouvement et de toute chaleur. Il se dresse, en face du peuple asservi, comme la figure même de l'antipeuple, du héros qui substitue sa fatalité propre, son désir d'être lui-même à la liberté qui trouve refuge et qui ne s'épanouit que par le peuple. Louis XIV, comme Napoléon, est un usurpateur, il est celui qui impose sa vérité en lieu et place de la vérité universelle. Il représente donc la mort, c'est-à-dire l' anti-amour. Si nous voulons comprendre les fondements profonds de la vision propre à Michelet, nous devons tout de suite souligner que c'est une vision excrémentielle. Barbey d'Aurevilly l'accusera, précisément à propos de son Louis XIV, d'être "fort amateur des petites saletés physiologiques qu'on peut trouv.er dans l'histoire 11; mais ici le sens commun confirme l'observation de Michelet: la saleté du Château de Versailles est demeurée légendaire; pendant près de soixante années, la santé de la France a été conditionnée par les accomplissements digestifs du roi, que son style de vie transformait en une machine à manger; et ce n'est point un hasard si la seule technique médicale du temps fut la purgation, comme si l'obsession biologique du xvue siècle avait été précisément les rapports de l'individu avec son ventre. Le lecteur nous pardonnera d'insister peut-être lourdement sur cet aspect peu ragoûtant d'une société à laquelle nous devons par ailleurs ces chefs-d' œuvre d'abstraction que furent les constructions de Le Nôtre et de Mansart, les tragédies de Racine ou les Maximes de La Rochefoucauld. Mais il est frappant de constater que l'analyse à peine explicite 9
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que nous donne Michelet de la physiologie politique de Louis XIV se trou'Oe symboliquement confirmée par la psychanalyse historique moderne.
VISION EXCR:EMENTIELLE
L'histoire de Louis XIV, c'est d'abord l'histoire d'un corps. On sait Zes circonstances assez exceptionnelles dans lesquelles Louis XIV 'Oint au monde: il est 'Oraisemblable que Louis XIII n'eut de goût que pour les pages, et nul ne saurait affirmer qu'il fut 'Oraiment le père du Roi Soleil. De toute manière, ce père disparaît tôt, en sorte que le petit enfant se développe mentalement dans un uni'Oers d'où le pèr.e est absent et où, par les fonctions mêmes auxquelles il est appelé, par les soins particuliers dont il est entouré, surtout au moment de la Fronde, il n'a pas 'Oécu complètement ce que Freud appelle la phase œdipienne ou phallique de son dé'Oeloppement, phas,e dans laquelle l'enfant tue symboliquement le père pour se substituer à lui. Existentiellement, il s'est fixé sur cette phase, que Freud qualifie de sadicoanale: dans cette période, l'enfant, décou'Orant le cycle périodique de la nutrition, commence à se conce'Ooir comme un être autonome, puisqu'il vit lui-même, à l'intérieur de son prop11e organisme, les métamorphoses de la matière. Lorsqu'il se rend compte que l'élément excrémentiel est la manière dont sa propre liberté a transformé ce qu'il a pris au monde extérieur, il se conçoit par rapport à son entourage comme un être complet, accomplissant par ses propres moyens l'échange biologique qui assure sa sur'Oie. 10
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C'est l'ébauche d'une fascination narcissique, à travers laquelle l'enfant finit par considérer l'excrément comme aliment. Selon les voies de la sublimation nécessaire, l'aliment matériel se transformera en aliment spirituel. En revivant l'aventure psychique de Louis XIV, Michelet a revécu sa propre aventure. L'obsession qu'il eut lui-même du cycle nutritif, son souci constant des fonctions digestives, l'application morbide qu'il mit pour ennoblir l'excrément et en faire le terme d'une métamorphose alchimique - toute action impliquant à un stade quelconque de son développement la putréfaction - tout montre suffisamment qu'à travers le monarque, c'est l'image d'un Michelet enfoui dans le labyrinthe le moins déchiffrable que l'historien poursuit. Louis XIV est, dans une certaine manière, le double honteux de l'auteur de La Sorcière. La lecture du Journal est à ce sujet suffisamment édifiante. Et la haine dont il poursuit le souverain n'est que la forme inavouée de la haine qu'il se porte à lui-même. L'itinéraire parcouru ici est très caractéristique de la randonnée intérieure: l'histoire, il l'a dit cent fois, est le produit de la digestion des peuples. Elle est putréfaction et excrément. Et pourtant il s'en nourrit, il ne vit que par elle, n'étant jamais plus .exalté qu'au moment où elle soulève en lui la nausée la plus forte.
LA PATERNITE SOUVERAINE
C'est dans cette optique que le personnage de Louis XIV va prendre, se substituant à Michelet, ses véritables 11
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dimensions. La première est bien entendu la dimension paternelle, la. paternité étant conçue comme une autorité de droit divin, tenant sa justification en elle-même puisque le roi, s'étant par sa névrose délivré de son père réel, assume sa propre paternité. Il est donc par essence un être complet, échappant aux nécessités et aux lois de l'ascendance. D'où le symbole qui implique une force sans filiation, une donnée astrale. Comme le père, Louis XIV rassemble son Etat autour de lui; il le log.e presque tout entier dans sa demeure et nul ne saurait s'évader de la médiocrité de son sort sinon par grâce et choix du souverain. Il asservit à son pouvoir 1' ensemble des forces matérielles et spirituelles de la nation, choisissant parmi ces forces celles qui lui proposent une structure de type paternel: l'armé-e et l'Eglise, et, dans cette Eglise, l'ordre qui constitue à lui seul une armée, les jésuites. Ils assurent la domination des âmes et la servitude des cœurs. Au sein de cette société avilie par la transcendance royale, des mutations se font jour qui montrent que, chaque jour un peu plus, s'éteignent les volontés et les libertés. Michelet en voit l'exemple le plus frappant dans le bouleversement de la condition féminine. Dans Le Prêtre il écrit: « La femme livra ce qu'il y a de meilleur, la famille et le foyer. Eve trahit encore Adam, la femme l'homme, son mari, son fils. La passion féminine fut soutenue ici par l'obstination virite de la main mystérieuse qui se cachait derrière elle.» D'où la prolifération d'une littérature pastorale et fade recouvrant la disparition de tout sentiment historique, d'où l'ennui qui envahit les foyers et prépare l'arrivée de tous les Tartuffes.
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EXERCICE DE LA CRUAUTE
La seconde dimension du destin de Louis XIV, c'est l'épanouissement d'un tempérament sadique qui semble s'être manifesté av.ec une acuité croissante au fur et à mesure que le monarque s'enfonçait dans la vieillesse. Selon certains psychanalystes, ces tendances sadiques trouveraient leur source dans le complexe anal et dans le sentiment d'autopunition qui l'accompagne. Cet aspect a particulièrement plu à Michelet, car il insiste avec une constante application sur la cruauté à l'œuvre dans tout le royaume. La France du XVIIe siècle est une société d'expiation, et elle semble expier tous les péchés que le roi a pris en charge mais dont il ne veut pas supporter lui-même le châtiment. Cette cruauté est d'ailleurs le fruit immédiat de ta fonction paternelle, puisqu'en revendiquant son rôle de père absolu, Louis XIV prend en charge tous les péchés des rois, ces autres pères, qui l'ont précédé. En abolissant l'histoire, puisque rien n'existe en dehors de lui, il revendique comme son fardeau personnel toutes les erreurs de l'histoire. Tout sadisme étant mené par l'instinct de mort, le règne va donc devenir une vaste organisation funèbre. Ce n'est pas sans frémissement que l'on découvrira les pages fulgurantes écrites par Michelet sur les hôpitaux, les galères et les prisons, ces antichambres de la mort. Le monde solaire de la monarchie veut être un monde propre et froid; il convient de poursuivre toutes les formes aberrantes ou dégradées de la condition humaine, car ces formes sont le visage même du péché, et ce péché doit apparaître comme
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Entre te
d~sir
et te repos
l'abcès par lequel une société conséquente se vide de ses humeurs maléfiques. Pas de pitié donc pour tous ces êtres en marge, tous ces abandonnés, exclus par naissance ou destinée de l'ordre réel. Il faut limiter, circonscrire leur domaine, afin qu'ils ne viennent pas contaminer le pur visage de l'Etat: «La Cour et les puissants n'aimaient pas à voir errer ces grands troupeaux de misérables. On fit la chasse aux pauvres, on les traqua par tous les moyens de police. •
L'ARGENT
Cette hantise de la pauvreté qui souille et dégrade l'image même du soleil nous conduit à ta troisième dimension de ta monarchie: l'argent. Nous ne saurions indiquer ta diversité des analyses qui tentent de définir ta nature profonde, intérieure, de la réalité économique. Freud et, après lui, Ferenczi supposaient qu'il y avait une relation très précise entre l'érotisme et l'argent, ce dernier n'étant que l'excrément-aliment devenu sec et brillant par sublimation. Ce serait confirmer avec peut-être beaucoup d'audace, et en tout cas sans certitude scientifique, le point de vue inconscient de Michelet sur Louis XIV. Mais, ce qu'on peut souligner, c'est que te rôle particulier reconnu à l'argent, au moment du développement du capitalisme européen, est d'essence religieuse. Si, comme le dit Locke, l'humanité a consenti à accorder une valeur imaginaire à l'or et à l'argent, à aucun moment comme dans la France du XVIIe siècle cette valeur imaginaire ne fut plus évidente. L'or (solaire également par nature) est le 14
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complément naturel de la fonction de père sacré. C'est pourquoi il sera essentiellement utilisé, non pour le peuple, non pour la nation, mais pour le monarque, pour ses plaisirs et son éternité. Rassemblant entre ses mains tous les biens du royaume, se confondant avec l'or qu'il amasse autour de lui au détriment de tous les investissements productifs, Louis XN accroît en même temps sa force magique, son rayonnement surnaturel, et aussi son autorité. Cette magie de l'or, corollaire de la magie du pouvoir, va déterminer d'ailleurs beaucoup des traits constants de la bourgeoisie mercantile française: son goût de la thésaurisation, son obsession de l'intérêt, son exigence de biens tangibles, qui ont la même réalité, le même brillant que l'or, sa difficulté à passer de l'état commercial à l'état industriel, tout ce qui, deux siècles plus tard, inspirera Balzac et sa Comédie humaine.
LE LABYRINTHE
Tout cet ordonnancement de mort et d'or trouve son dans Versailles et son parc. Mais, parce que le monarque est un souverain d'usurpation, esclave d'une mythomanie qui substitue à la France réelle une France intemporelle, Versailles n'est en aucune manière le berceau, le nœud ou l'expression de la cité agissante. Versailles est un labyrinthe. Là Michelet est incomparable pour nous faire saisir la complexité désordonnée, le délire, l'absence totale de rigueur qui président à la vie du roi et de sa cour. La vision intériorisée qu'il nous donne du château ne ~erme
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coïncide à aucun moment avec tout ce qu'on peut supposer d'ordre, de hiérarchie et de fonction à ce temple de la prétendue nécessité classique. C'est dans ce hiatus entre l'idée de Versailles (sa sévérité, son rituel) .et la réalité qui s'y installe (le désordre, l'intrigue, la confusion des passions) que se révèle à nu la tare profonde du régime: son vide, son incohérence, son absence de réponse aux problèmes essentiels du temps. Versailles n'est Versailtes qu'après la fin des fêtes, dans le sommeil qui peuple les longs couloirs désertés. Et dans ce labyrinthe, pourtant, que d'ombres maléfiques s'agitent et tournoient. Michelet ici semble se souvenir de Piranèse, de ces prisons dorées dont les escaliers ouvrent sur Zes fleuves infernaux, de ces machineries démentes autour desquelles des hommes minuscules errent comme des fantômes. Car toute une étrange vie nocturne, la seule vie dans ce siècle coupé de la vraie réalité, peuple la demeure, constitue l'aura onirique à travers laquelle chaque nuit cherche à effacer la douleur de chaque journée. Labyrinthe qui n'est hélas qu'un cloaque, où s'entassent les souffrances, les espérances et les aveuglements de toute une nation. Sous ce soleil trop exclusif, tout l'esprit semble sombrer dans un ensommeillement douloureux. Et ce sommeil, Michelet va le voir s'emparer des formes les plus riches et les plus contrastées de la pensée du temps. C'est tout l'objet de son étude sur la pensée religieuse au XVIIe ·et tout spécialement sur l'histoire du quiétisme.
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LE DIEU CACHE
Plus la France gouvernante s'enfonce dans la matérialité, plus la France pensante sublime sa solitude et tente de la transformer en théologie. Mais dans le quiétisme il y a repos, c'est-à-dire sommeil, suspension du mouvement et, selon la dialectique de Michelet, menace de mort. Pourquoi l'historien s'est-il arrêté avec prédilection devant les visages les plus secrets de la vie intellectuelle? Pourquoi a-t-il, dans le mouvement spirituel du siècle, élu avec un acharnement exclusif le terme extrême d'un christianisme que, déjà sous Louis XIII, il jugeait agonisant? Car, enfin, on pourrait s'interroger sur les obscurités, sur les silences de l'Histoire de France. Prophétique à tant d'égards, laboureur infatigable du sol profond où vivent les forces directrices des siècles, comment Michelet a-t-il pu survoler le XVII• siècle en esquivant Pascal, en laissant Descartes à son poêle et en négligeant le vaste courant utopique qui, de Gassendi à Cyrano de Bergerac, de Campanella à Peiresc, dessine à travers les lignes imaginaires de l'époque le contour du monde futur. Non qu'il n'y ait pensé. On s'en apercevra dans l'histoire du XVIII• siècle. Mais si le quiétisme ou toutes les formes hérétiques du catholicisme à la fin du grand règne le préoccupent à ce point, c'est qu'elle se relie pour lui à un souci très personnel d'existence et de survie. En ressuscitant en Louis XIV le siècle de la mort, Michelet revit d'une certaine manière sa propre mort, l'annonce d'un engloutissement dont la menace, aux alentours de la soixantaine, se fait plus précise. Or, qu'éprouve-t-il en face du quiétisme, sinon que c'est
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une attitude religieuse admirablement faite pour les vieillards: une religion de paix, de sérénité, d'irresponsabilité.
L'ENSOMMEILLEMENT
Dans la doctrine du pur amour s'exerce avec une liberté totale cette disponibilité du cœur qui aime avec d'autant plus de ferveur que l'amour n'a pas d'objet. La foi, réduite à une puTie attitude intérieure de soumission et d'abandon à la volonté divine, qu'exprime-t-elle sinon précisément ce contre quoi Michelet aura lutté toute sa vie durant: l'abandon de la volonté à l'autorité d'un autre, l'abdication. C'est alors que toute l'analyse de Michelet tourne à la protestation. Malgré l'attachement réel qu'il ressent pour Fénelon (ce Fénelon, qui allait devenir l'homme de Mme de Maintenon, avait été te premier à s'élever contre l'état pitoyable où la monàrchie laissait la France), il ne peut s'empêcher de voir en lui le symbole même de 1' ensommeillement mortel où sombre le sentiment religieux, symbole d'autant plus dangereux que Fénelon est, à bien des égards, un homme fascinant rempli de sortilèges et de bonne foi équivoque. Et, pour mieux montrer les périls où la doctrine du pur amour va conduire les âmes assoiffées de Dieu, Michelet va y voir la source des dégradations et des perversions catholiques qui trouvent leur aboutissement extrême dans le culte du Sacré Cœur. Ce qui était nécessaire alors à Michelet, parvenu à cette vue exhaustive de l'horizon religieux de la France monar18
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chique, c'était de montrer dans cette fuite de la responsabilité, dans ce refus d'assumer les tâches de la vie, le masque redouté et honni de la stérilité. Ce qu'il a admirablement mis en évidence, c'est tout oe que la religiosité fade et intemporelle, telle qu'elle s'incarne dans le culte du Sacré Cœur, comporte d'érotisme solitaire. Assurément il pressent, avant les études de jean Baruzzi et d'Henri Delacroix, tout ce que le mysticisme cache de chair y,efoulée, de désirs enfouis sous le visage de la sainteté. Mais il va plus loin: il montre comment, dans la prolifération du culte du Sang divin, s'incarne non un refus mais une déviation du sexe, qui n'ouvre que sur l'abîme de la solitude et du narcissisme. Résurrection morbide des cultes anciens, où le sacrifice du sang s'accomplissait comme lien vivant entre les membres d'une même communauté; inversion pathologique d'une sexualité qui ne trouve à aucun degré la possibilité de s'exprimer dans une société où le péché lui-même a perdu toute définition: il y a un peu de tout cela dans les aberrations mystiques dont Marie Alacoque est la représentation idéale. Et si Michelet y insiste tant, c'est que lui, qui se sait visionnaire, veut montrer tout .le fossé qui sépare la fausse vision de la vraie vision. Car la vision mystique, telle qu'elle s'incarne dans les couvents du Sacré-Cœur-de-]ésus ou du Sacré-Cœur-deMarie, est une vision close. Elle n'ouvre que vers ta pure ;ouissance de soi-même. Tous les témoignages ici concordent: la prière, l'extase, la contemplation ne sont pour les religieuses que des moyens d'union sexuelle avec le Christ, figuré le plus souvent non sous une hautaine forme divine mais sous une forme humaine et plus qu'humaine, de type très évidemment androgyne. Les représentations du temps ne sont finalement pas très différentes de leur postérité 19
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dans l'art saint-sulpicien du XJXe et du xxe siècle: le Christ est un jeune homme blond, aux boucles ardentes et à la stature frêle. Ses lèvres minces disent la soif et la familiarité du baiser (et l'on sait le sort du baiser mystique dans toute la liturgie du Saint Sacrement). Son regard apitoyé, ses épaules fragiles, son costume efféminé (le respect de l'histoire sert ici singulièrement la force du mythe) appellent la dévotion et, pourrait-on dire, la protection des fidèles. En priant le Sacré Cœur, en épousant mystiquement jésus, la femme accomplit à son égard une manière de fonction maternelle. Elle se considèr.e comme le seul rempart contre les dangers qui menacent le Christ, la seule muraille contre les affres de la Passion.
LE SANG MYSTIQUE
Quant au sang généralement plus noir que rouge, qui s'offre statique et éternellement bouillonnant dans le cœur du Christ, il provoque chez la femme le goût de la bZessure à guérir, de la douleur à étancher. Toutes les religieuses alors se considèrent comme les infirmières du Christ; en tant que telles, elles ont des droits sur lui, elles le créent en quelque sorte en tant que Dieu malade, purulent, dont la survie est suspendue aux prières et aux dévotions de ses servantes. Les manuels ne déclarent-ils pas alors aux novices que leurs cœurs «doivent désirer dans l'ouverture du cœur de jésus et s'abîmer sans cesse dans cette plaie amoureuse ». Que la dévotion finisse par transformer en fonction 20
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maternelle vis-à-vis du Christ ce qui devait tout au plus exprimer une fonction filiale, on en trouve l'exemple dans le développement du culte du Cœur de Marie, transfert exemplaire du plan humain au plan divin. Par rapport à Jésus, chaque religieuse, chaque femme en prière assume à sa manière te rôle de Marie mère de Dieu. Et, dans certaines figurations, on place le cœur de Marie au-dessus du Cœur de Jésus. Ainsi, écrit Michelet, dans certaines estampes: « Marie est plus jeune que son fils, ayant vingt ans par exemple, quand il en a trente, en sorte qu'au premier coup d'œil il semble moins fils qu'époux ou amant. A Rouen, sur un dessin que les demoiselles ont fait à la plume ,et qui est approuvé au bas par l'autorité ecclésiastique, Jésus est à genoux devant la Vierge agenouillée. » Ce qui est le plus frappant dans toute cette exaltation religieuse, c'est la mort définitive du symbolisme. Trait qui, plus que tout autre peut-être, a frappé Michelet, dont l'intelligence est essentiellement un relais de signes. S'il avait voulu parodier la pauv11eté symbolique de la prière telle qu'elle était conçue dans les confréries du Sacré-Cœur, il eût dit volontiers qu'elle se résumait tout entière dans un mouton. Assurément ce mouton était l'agneau pascal, signe du sacrifice et de la communion divine, témoin du dialogue entre le Créateur et la créature. Mais l'agneau avait subi de singulières métamorphoses. Parfois certains tableaux, gommant le Christ lui-même, l'avait confondu avec le bélier sacré, qu'on représentait comme le Christ, le poitrail largement ouvert et offrant son cœur sanguinolent à l'adoration des foules. Comme nous sommes loin ici de la richesse symbolique dont s'était nourrie l'Eglise médiévale.
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LE NIRVANA
Cette pau'Dreté symbolique est très significati'De, car elle indique dans toute la religion de l'époque un appau'Drissement, un ,efus de l'échange qui, pour Michelet, est proche de la mort. A l'époque où il écrit son Louis XIV, il n'a pénétré que très timidement dans les religions orientales, mais déjà, comme le traduira la Bible de l'Humanité, ce n'est point la philosophie du non-désir, l'élaboration du niroâna qui retient son attention, mais bien l'aspect cosmologique de leurs théologies. Il 'Deut 'Doir en elles non une identification au repos di'Din, mais bien ce qu'il a cherché toute sa 'Die, une philosophie de la réintégration, un mou'Dement où toute sa 'Die s'accomplit dans ta 'Die et où toute mort n'est que le masque apparent de la 'Die qui ne connaît point d'arrêt. Il est é'Dident que le problème du niroâna s'est posé pour Michelet de manière impérieuse à maintes reprises. Il est é'Dident qu'au cours de cette longue épreu'De semée de chutes et de remords que fut l'Histoire de France, il s'est interrogé sur la 'Dateur 'Véritable de sa philosophie du de'Denir. De'Denir qui, en définiti'De, est bien proche de l'Etemfll Retour nietzschéen. Mais, s'il y a retour éternel au même point de con'D.ergence et de dispersion, la tentation n'est-elle pas grande d'habiter ce que Bachelard appelait « le temps immobile», de chercher ce moment d'équilibre fragile, cette inertie, cette homéostatis où le monde s'accomplit dans son essence. N'était-ce pas après tout le but final de deux millénaires de philosophie platonicienne? En poussant dans son extrême r.etranchement te mou'De-
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ment mystique au XVIIe siècle, en déchirant la fragile architecture que le quiétisme avait construite autour du catholicisme moribond, Michelet dit non à la philosophie du repos et dit oui à la philosophie du désir. Ainsi, pour l'essentiel, toute l'histoire de Louis XIV est-elle finalement un règlement de comptes entre Michelet ·et lui-même. En accusant les forces de mort à l'œuvre dans l'histoire, en se délivrant de toutes les images de repos que lui offrent les grands modèles de l'art (son indifférence pour les œuvres classiques ne peut s'expliquer que par l'immobilisme, l'aveu de formalisme dont elles lui semblent témoigner) ou de la pensée, Michelet se délivre de son propre sépulcre. Louis XIV est le dernier livre tragique de Michelet. L'histoire du XVIIIe siècle sera, comme celle de la Renaissance, une chronique du bonheur. Après le XVIIe siècle, il peut s'écrier: «je suis né d'hier!» Et toutes les saisons qui passent s.emblent lui apporter de nouveaux signes de rajeunissement. C'est le moment où il a, après des années de tâtonnements, trouvé avec Athénaïs la justification de son métier de mari, qui est à la fois amant et père, et qui en ces deux fonctions s'abolit dans une érotique du regard. C'est le moment aussi où, à travers le premier bain de mer, le premier bain de boue, il échang•e sa substance contre la substance du monde, qui ne connaît pas ta mort. En fuyant te sang noir qui pèse sur Versailles, en fuyant le sang rose qui, immobile, emplit le Sacré Cœur, Michelet cherche refuge dans le sang cosmique. Six mois après avoir quitté Louis XIV tout plein « de sang aigre et d'humeur âcre », il publie La Mer, où d'autres images viennent effacer tes funèbres célébrations du Grand Siècle. « Le beau sang rose, le sang chaud, c'est te triomphe de la mer. Avec toute 23
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sa violence, la grande génératrice n'en verse pas moins l'âpre joie, la flamme vive et féconde, la flamme de sauvage amour dont elle palpit.e elle-même.» C'est en face de cette mer qu'en 1874, Michelet, mourant, offrira son sang à la communion universelle. CLAUDE METTRA
LOUIS XIV (Suite)
CHAPITRE XXV
Tension excessive de la situation Le roi opéré La détente 1686-1687 Les suspects
Tel le roi, telle la France. Elle subit toutes les variations de sa santé. La proscription s'aigrit avec le mal du roi. L'opération amène une détente subite, une faiblesse, une énervation générale. Résultat pitoyable qui n'est point d'amélioration. La Révocation, en 1686, est une fureur; en 1687, une affaire. On sursoit aux martyres, on se rue sur les biens. Le roi, triste et violent, dans sa pénible attente, en lutte avec les chirurgiens qui, dès l'été, voudraient agir, en fit pâtir l'Europe. A la nouvelle de la Ligue d'Augsbourg, quoiqu'on lui remontre humblement qu'elle est purement défensive, il fait sur le Rhin un acte agressif, plus qu'un acte, une fondation. C'est un fort qu'il bâtit sur la rive allemande, en face d'Huningue, et près de Bâle. Défi à la Suisse, défi à l'Empire. Tête de pont pour passer quand on voudra. Voilà pour le Haut-Rhin. Il y tenait déjà l'Alsace. Mais, plus bas, il réclamait une grande part du Palatinat au nom de la duchesse d'Orléans, sœur du duc de Bavière. Plus bas encore, il aurait eu Cologne, sous le nom de Furstemberg, son agent, son traître gagé, qui déjà lui avait fait ouvrir Strasbourg. Immobile cette année et ne pouvant chasser, il se lançait d'autant plus sur la carte avec Louvois, dans cette grande chasse allemande. L'Electeur de Cologne, qui se mourait, était aussi l'évêque de Liège, et il avait
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1686
encore les évêchés d'Hildesheim et de Munster, en Westphalie. Louvois par Furstemberg qu'il allait faire élire de force, donnait tout cela au roi, la Meuse centrale et le BasRhin. Il plongeait au cœur de l'Empire. L'empereur, occupé des Turcs et des Hongrois, n'y pouvait rien. Le seul obstacle, c'était cette affaire intérieure de la Révocation que l'on disait finie et qui traînait. Elle était cependant menée avec vigueur. Mais l'on émigrait d'autant plus. L'argent fuyait par toutes les frontières. Les rebelles échappaient, tout au moins par la mort. Soumis de leur vivant, ils avaient la malice d'attendre l'agonie pour se dédire, rétracter tout et se dire protestants. Là, une scène violente. Le confesseur faisait venir le juge au lit, et l'on signifiait à l'agonisant qu'il allait être traîné nu sur la claie. A Dijon, une femme y fut mise avant d'expirer (Elie B., 985-987). A Arvert, près de La Rochelle, une demoiselle, près de se marier, meurt, et son pauvre corps, suivi du fiancé en larmes, repaît les yeux d'une foule cruelle. Ne l'ayant eue vivante, du moins il ne la quitta pas, la garda, et la nuit l'ensevelit de ses mains. A Rouen, la dame Vivien est traînée, mais non enterrée. Trois jours durant, elle amusa les petits garçons du collège, écoliers des Jésuites. A Cani, en Caux, un gardien fit une exhibition de la femme Diel, à tant par tête, pour voir le ''corps d'une damnée,,_ Les personnes les plus respectables ne furent point exceptées. Le vicomte de Novion, vieil officier, la vénérable Mlle de Montalembert, qui avait quatrevingts ans, furent ignominieusement traînés. Tels enterrés d'abord, mais condamnés plus tard, furent, dans l'état le plus horrible, exhumés, pleins de vers, empestant l'air, effrayant la nature. Chacun fermait ses portes et ses fenêtres au passage des hordes qui traînaient ces charognes. 28
Supplices protestants
Un bourreau renonça, s'enfuit. Mais il lui fallut revenir sous peine de mort. Cela fit créer un supplice. M. Mollières de Montpellier, faible et malade, fut condamné à traîner un corps mort. Il tomba en faiblesse. Les soldats le frappèrent. En vain. Il était mort; on le mit sur la même claie. Celui au nom duquel on faisait tout cela craignait la mort lui-même. L'ulcération se déclarait, il fallait opérer. Auparavant, il voulut faire un acte de piété. Il était touché, non des maux des hommes, mais de l'indigne et cruel traitement que subissait l'hostie, donnée à des bouches indignes. Il défendit de faire communier personne qui n'y consentît librement. Mais qui n'y consentait pouvait, en revenant, retrouver les dragons chez lui. L'intendant Foucauld, qui vint à Versailles au moment de l'opération, et qui le vit après, le trouva adouci. Il désirait du moins que la persécution fût plus habile, que les évêques et curés ne prissent pas si ouvertement les fonctions de police, qu'ils s'abstinssent dans leurs sermons de menaces militaires. Il blâma la férocité imprudente des confesseurs qui, au premier refus d'un mourant, forçaient le juge de venir, de procéder publiquement. Le spectacle hideux de la claie irritait trop. Plusieurs, exaspérés, proclamèrent qu'ils défiaient ce supplice, le désiraient d'avance, comme honteux aux persécuteurs. Le roi recommanda (8 décembre) de prendre en douceur ces refus de mourants et de n'en pas faire bruit. Il défendit aussi une aggravation révoltante qu'on donnait à ses ordonnances. Les femmes enfermées devaient d'abord être rasées; mais, par excès de zèle, on leur rendait la chose effrayante, infamante: elles étaient tondues par la main du bourreau (Corresp. admin., IV, 373). On commençait à réfléchir sur l'effet de la dragonnade. 29
1686
Lâcher ainsi le soldat chez les riches et les gens aisés, qu'était-ce sinon soulever toutes les convoitises des pauvres? Le soldat n'était rien qu'un paysan en uniforme qui pouvait fort bien être imité par le paysan. Dans les environs de Paris, plusieurs prenaient ce métier lucratif, s'affublaient en dragons, et, sous le terrible habit vert, pillaient, rançonnaient les maisons, sans trop s'informer de la foi des maîtres. Ainsi la jacquerie militaire, lancée à l'étourdie, eût eu ce noble fruit de faire un peuple de voleurs. On contint les soldats, mais comment contenir la Cour? Elle était bien tentée. Le roi, fort affaibli, était entouré d'une foule frémissante dont les mains démangeaient. Le Père La Chaise, tout désintéressé, était moins importun. Il ne prit qu'une chose, et si petite! une feuille de papier. Quelle? La Feuille des Bénéfices, le maniement complet de l'Eglise de France, la nomination aux évêchés, abbayes, cures, etc., autrement dit la disposition d'un bien de quatre milliards. Les autres grappillaient. Ils fondirent sur les biens vacants des fugitifs. On en donnait gratis, ou on en vendait à vil prix. Pour les non-émigrants, on pouvait par le zèle des dénonciations en faire des émigrants, les dépouiller. Si quelques catholiques s'honorèrent en sauvant la fortune des fugitifs, beaucoup d'autres effrontément, dans ce moment où tout était permis, se firent héritiers d'hommes vivants, nièrent même les dépôts confiés. Un exemple, illustre en ce genre, est celui de M. de Harlay. Ce magistrat, entre les mains duquel Ruvigny, en partant, avait laissé sa fortune, se fit scrupule d'être en contravention avec les défenses du roi, se dénonça, et, ce bien confisqué, il le reçut du roi en don. 30
Les routes de 1' exil
Cela est beau, rare, héroïque. Mais sans s'élever à ces hautes vertus, beaucoup s'enrichissaient par des spéculations fort simples. Mme de Maintenon, personne de conscience, et peu intéressée, ne voit nulle indélicatesse à acheter pour rien les biens pris aux proscrits. Dans une lettre souvent citée, elle engage son frère à s'établir grandement en achetant de ces terres; elle prévoit, espère > lui disait-on. «Vous pouvez penser quel cas je fais d'un jacobin, quand j'en fais si peu d'un apôtre. >>
CHAPITRE XIX
Dernière année du roi 1715
La mort vivante ou la vie morte, ce misérable état intermédiaire qui n'est ni l'un ni l'autre, c'est ce que je suis condamné à décrire pour épuiser ce règne de soixante-douze ans, terminer ce siècle éternel, enterrer ce revenant grotesque et violent, l'Unigenitus. Funèbre carnaval de morts mal enterrés, qui paradent encore aux approches du jour, qui courent en furieux, et maltraitent encore les passants. Regardons bien dans les trois fosses. J'appelle ainsi l'arrière-appartement où vit presque toujours Louis XIV à cette époque. J'appelle ainsi le maussade Gesù de la rue SaintAntoine, où les trois terroristes de la Société, Doucin, Lallemand, Tournemine, préparaient les mesures violentes que Tellier exigeait du roi. Enfin, pour l'humiliation de la nature et du génie, voyons ce palais de Cambrai, où l'homme de la bulle, Fénelon inquiet, donne le triste spectacle de sa stérile agitation. Qui écrit, écrira. On ne peut plus s'en empêcher; c'est une maladie. Fénelon écrit à tous, et sur tout. Il régente la guerre, défend les batailles à Villars. Il régente l'Etat. Et, avec quelle sagesse! Pour l'avenir, une république de grands seigneurs. Pour le présent, un Conseil de régence que Louis XIV doit créer de son vivant, pour partager a'Dec lui l'autorité! Mais la grande affaire, c'est la bulle. Il la salue à sa naissance d'un éloge effréné (12 octobre); il en est le 359
La dernière année du roi
poète et l'apôtre, le berger d'Orient qui vient s'agenouiller à son Noël. Mais tous ne sentent pas comme lui la beauté du Dieu nouveau-né. Les Jésuites seuls sont avec lui. Son cœur est au Gesù de la rue Saint-Antoine. Ses communications continuelles et confidentielles avec le bon Père Lallemant. Il veut que Lallemant lui choisisse de sa main un vicaire général qui travaille avec lui contre les Jansénistes. Pour le connaître mieux encore, il faut l'étudier dans une source trop négligée, mais singulièrement instructive, qui révèle et l'homme et le temps. Fénelon, toute sa vie, fut par-dessus tout directeur. Regardons-le dans la direction de Mme de Montberon. C'est la plus acharnée des saintes, la persévérante brebis. Celle-ci, traînant son mari, vint à Cambrai, vécut là sur cette frontière. Il en est fort embarrassé. Le genre d'activité qu'il garde, c'est de se diviser entre mille petits soins, lettres, affaires d'amitié, d'hospitalité, d'aumônerie, d'économie de son domaine, de justice parfois; car il juge lui-même, comme prince-évêque de Cambrai. Il va, vient, il suffit à tout; d'autant plus sec qu'il est plus tiraillé. Il est tari et las de tout. Adieu le flot du cœur. Mais elle, elle ne veut que cela; car, malgré son âge, elle est jeune. Seulement dans sa voie quiétiste où ill' a soutenue longtemps, elle est comme un enfant qui ne sait plus marcher, qui pleure, qui veut être porté. Elle prie, elle supplie. Elle meurt, s'il ne peut pas la confesser. Le mari, qui la voit dans cet état, vient lui-même prier Fénelon. Hélas! ce qu'on demande, il ne l'a plus, il ne sait plus que dire. Cette royauté des âmes (exquise et sensuelle pour les plus saints), elle a abouti là, au néant de l'énervation. Tout ce qu'il trouve pour se tirer d'affaire, c'est de lui dire toujours: « Communiez. » - « Mais quoi? sans préparation, sans confession? » -