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Carlo Rovelli
Helgoland Le sens de la mécanique quantique Flammarion Traducteur : Sophie Lem © 2020 Adelphi Edizioni S.P.A. Milano. © Flammarion, 2021, pour la traduction francaise. ISBN numérique : 978-2-0802-5175-6 ISBN du pdf web : 978-2-0802-5174-9 Le livre a été imprimé sous les références : ISBN : 978-2-0815-2207-7 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Présentation de l’éditeur : « Il était environ trois heures du matin lorsque le résultat de mes calculs apparut devant moi. Agité, je quittai la maison et me mis à marcher dans la nuit. Après avoir grimpé au sommet d’un rocher surplombant la mer, j’attendis le lever du soleil. J’étais profondément troublé. J’avais la sensation de regarder, à travers la surface des phénomènes, vers un intérieur d’une étrange beauté. » Été 1925. Isolé sur l’île perdue d’Helgoland en mer du Nord, Werner Heisenberg a un éclair de génie : l’idée qui fonde la théorie des quanta. Avec Paul Dirac, Wolfgang Pauli et d’autres (très) jeunes physiciens, il en deviendra l’un des pères. Un siècle plus tard, la théorie fonctionne à merveille puisqu’elle rend compte du monde, de la couleur du ciel aux neurones de notre cerveau, en passant par le fonctionnement de nos ordinateurs et l’origine des galaxies. Son sens profond, en revanche, nous échappe toujours… Dans son nouvel opus, Carlo Rovelli se fait volontiers passeur pour mieux nous raconter la « quantique » et en proposer aussi son interprétation personnelle, fruit d’une vie de recherche. Avec ce merveilleux message : la réalité est profondément différente de ce que nous imaginons.
Carlo Rovelli est physicien théoricien, spécialiste de la gravité quantique. Il est notamment l’auteur de L’Ordre du temps (Flammarion, 2018), qui a connu un succès mondial.
à Ted Newman, qui m’a fait comprendre que je ne comprenais pas la mécanique quantique.
Helgoland
Plonger son regard dans l’abîme
Časlav et moi sommes assis sur le sable, à quelques pas de la mer. Nous venons de parler intensément pendant des heures. Profitant de l’après-midi libre de la conférence, nous sommes partis sur l’île de Lamma, en face de Hong Kong. Časlav est l’un des experts les plus renommés de la mécanique quantique. Durant la conférence, il a présenté une analyse d’une expérience de pensée complexe. Nous en avons discuté et rediscuté sur le chemin qui longe la jungle jusqu’à la plage, puis ici, au bord de l’eau. Nous en arrivons à être pratiquement d’accord. Sur la plage, un long silence s’installe. Nous regardons la mer. C’est vraiment incroyable, chuchote Časlav, comment peut-on y croire ? C’est comme si elle n’existait pas… la réalité… Voilà où nous en sommes avec les quanta. Après un siècle de résultats inouïs, la théorie la plus féconde de la science, qui nous a donné la technologie contemporaine et la base de toute la physique du XXe siècle, nous remplit encore d’étonnement, de confusion et d’incrédulité. Il y a eu un moment où nous avons cru avoir élucidé la grammaire du monde : à la racine de toutes les formes variées de la réalité, il n’y avait que des particules de matière entraînées par quelques forces. L’humanité a pu penser qu’elle avait soulevé le voile de Maya et vu le fond de la réalité. Mais cela n’a pas duré ; trop de faits ne collaient pas. Jusqu’à ce que, durant l’été 1925, un jeune Allemand de vingt-trois ans aille passer quelques jours d’une solitude agitée sur une île venteuse de la
mer du Nord : Helgoland, l’Île sacrée. Là, il trouve une idée qui permet de rendre compte de tous les faits récalcitrants et de construire la structure mathématique de la mécanique quantique, la « théorie des quanta ». Peutêtre la plus grande révolution scientifique de tous les temps. Le nom du jeune homme est Werner Heisenberg, et c’est avec lui que commence le récit de ce livre. La théorie des quanta a clarifié les bases de la chimie, le fonctionnement des atomes, des solides, des plasmas, la couleur du ciel, les neurones de notre cerveau, la dynamique des étoiles, l’origine des galaxies, etc., mille aspects du monde. Elle est à l’origine des technologies les plus récentes, des ordinateurs aux centrales nucléaires. Des ingénieurs, des astrophysiciens, des cosmologistes, des chimistes et des biologistes l’utilisent tous les jours. Ses rudiments figurent dans les programmes des lycées. Elle n’a jamais été prise en défaut. C’est le cœur battant de la science d’aujourd’hui. Pourtant, elle reste profondément mystérieuse. Subtilement inquiétante. Elle a détruit l’image d’une réalité faite de particules se déplaçant le long de trajectoires définies, sans préciser toutefois comment penser autrement le monde. Ses mathématiques ne décrivent pas la réalité, elles ne nous disent pas « ce qu’il y a ». Des objets éloignés semblent reliés les uns aux autres comme par magie. La matière est remplacée par des ondes de probabilité fantasmatiques. Quiconque s’arrête un instant pour se demander ce que la théorie quantique nous apprend sur le monde réel a de quoi rester perplexe. Einstein, qui en avait anticipé les idées en mettant Heisenberg sur la voie, ne l’a jamais digérée ; Richard Feynman, le grand physicien théorique de la seconde moitié du XXe siècle, a écrit que personne ne comprend les quanta. Mais c’est cela, la science : l’exploration de nouvelles façons de penser le monde. C’est la capacité que nous avons de remettre constamment en question nos concepts. C’est la force visionnaire d’une pensée rebelle et
critique, capable de modifier ses propres fondements conceptuels, de redessiner le monde de zéro. Si l’étrangeté de la théorie nous confond, elle ouvre aussi de nouvelles perspectives pour comprendre la réalité. Une réalité plus subtile que celle du matérialisme simpliste des particules dans l’espace. Une réalité faite de relations, avant que d’objets. La théorie suggère de nouvelles voies pour repenser les grandes questions, de la structure de la réalité à la nature de l’expérience, de la métaphysique à, peut-être, la nature de la conscience. Tout cela fait aujourd’hui l’objet d’un débat animé entre scientifiques et philosophes, et c’est ce dont je parle dans les pages qui suivent. Sur l’île d’Helgoland, nue, extrême, balayée par le vent du Nord, Werner Heisenberg a soulevé un coin du voile entre la vérité et nous ; derrière ce voile, un abîme est apparu. Le récit de ce livre part de l’île où l’idée de Heisenberg a germé et s’élargit progressivement aux questions plus vastes ouvertes par la découverte de la structure quantique de la réalité.
J’ai écrit ces pages en premier lieu pour ceux qui ne connaissent pas la physique quantique et qui sont curieux de comprendre ce qu’elle est et ce qu’elle implique, pour autant que nous en soyons capables. J’ai essayé d’être aussi concis que possible, en laissant de côté tout ce qui n’est pas essentiel, afin de saisir le cœur du problème. J’ai tenté d’être aussi clair que possible, sur une théorie qui est au centre de l’obscurité de la science. En fait, davantage que d’expliquer comment comprendre la mécanique quantique, j’explique peut-être seulement pourquoi il est si difficile de la comprendre. Mais j’ai aussi écrit ce livre en songeant à mes collègues scientifiques et philosophes, dont la perplexité s’accroît au fur et à mesure que leur connaissance de la théorie s’approfondit ; pour poursuivre le dialogue
actuel sur la signification de cette physique stupéfiante. Le livre contient des notes destinées à ceux qui connaissent déjà bien la mécanique quantique. Elles expriment avec plus de précision ce que j’essaye de dire dans le texte de façon plus lisible. Le principal objectif de mes recherches en physique théorique a été de percer la nature quantique de l’espace et du temps : rendre la théorie quantique cohérente avec les découvertes d’Einstein sur l’espace et le temps. J’ai fini par penser constamment aux quanta. Ce texte reflète l’état actuel de ma réflexion. Il n’ignore pas les positions différentes, mais il prend résolument parti. Il est centré sur la perspective que je considère comme la plus efficace et qui ouvre, je crois, les pistes les plus intéressantes : l’interprétation « relationnelle » de la théorie. Un mot d’avertissement avant de commencer. L’abîme de ce que nous ne savons pas est toujours magnétique et vertigineux. Mais considérer la mécanique quantique sérieusement, réfléchir à ses implications est une expérience quasi psychédélique, qui nous force à renoncer, d’une manière ou d’une autre, à quelque chose qui nous semblait solide et inattaquable dans notre compréhension du monde. Il nous faut accepter que la réalité est profondément différente de ce que nous imaginions. Plonger notre regard dans l’abîme, sans craindre de sombrer dans l’insondable. Lisbonne, Marseille, Vérone, London (Ontario) 2019-2020
PREMIÈRE PARTIE
« Un intérieur d’une étrange beauté. » Comment un jeune physicien allemand trouva une idée vraiment étrange, qui décrivait toutefois très, très bien le monde, et la grande confusion qui en résulta.
1. L’idée absurde du jeune Werner Heisenberg : « les observables »
«
Il était environ trois heures du matin lorsque le résultat de mes calculs
apparut devant moi. Je me sentis profondément secoué. J’étais si agité qu’il me fut impossible d’aller dormir. Je quittai la maison et me mis à marcher dans la nuit. Je grimpai au sommet d’un rocher surplombant la mer situé à la pointe de l’île et attendis le lever du soleil 1. » Je me suis souvent demandé quelles étaient les pensées et les émotions du jeune Heisenberg, perché sur son promontoire, sur l’île nue et venteuse d’Helgoland en mer du Nord, tandis qu’il contemplait l’immensité des flots en attendant le lever du soleil, après avoir le premier posé son regard sur l’un des secrets de la nature les plus vertigineux que l’humanité ait jamais entrevu. Heisenberg avait vingt-trois ans. Il est sur l’île pour soulager l’allergie dont il souffre. À Helgoland, dont le nom signifie « terre sacrée », il n’y a pratiquement aucun arbre et donc très peu de pollen (« Helgoland, avec son arbre unique » – ainsi la nomme Joyce dans Ulysse). Heisenberg est surtout là pour s’immerger dans le problème qui le hante. La patate chaude que Niels Bohr lui a refilée. Il dort très peu, passe ses journées en solitaire, essayant de calculer quelque chose qui justifierait les règles incompréhensibles de Bohr. Il s’interrompt de temps en temps pour escalader les rochers de l’île ou pour apprendre par
cœur des poèmes tirés du Divan occidental-oriental de Goethe, le recueil où le plus grand poète allemand chante son amour pour l’Islam. Niels Bohr est déjà un scientifique renommé. Il a écrit des formules simples, mais étranges, qui prédisent les propriétés des éléments chimiques avant même que celles-ci n’aient été mesurées. Elles prédisent par exemple la fréquence de la lumière émise par les éléments chauffés : la couleur qu’ils prennent. Un succès remarquable. Les formules sont toutefois incomplètes, car elles ne permettent pas de calculer l’intensité de la lumière émise. Mais, surtout, ces formules ont quelque chose de vraiment absurde : elles supposent, sans raison, que les électrons dans les atomes ne tournent autour du noyau que sur certaines orbites précises, à certaines distances précises du noyau, avec certaines énergies précises ; et qu’ils « sautent » ensuite, comme par magie, d’une orbite à l’autre. Les premiers « sauts quantiques ». Pourquoi seulement ces orbites ? Que sont ces « sauts » incongrus d’une orbite à l’autre ? Quelle force inconnue peut donc pousser un électron à adopter un comportement aussi bizarre ? L’atome est la « brique élémentaire » de tout. Comment fonctionne-t-il ? Comment les électrons se déplacent-ils à l’intérieur ? Bohr et ses collègues tournent autour de ces questions depuis plus de dix ans. À vide. À Copenhague, Bohr a réuni autour de lui les jeunes physiciens les plus brillants qu’il ait pu dénicher pour travailler sur les mystères de l’atome, comme dans l’atelier d’un peintre de la Renaissance. Parmi eux se trouve Wolfgang Pauli, brillant, intelligentissime, arrogant, audacieux, ami et camarade d’école de Heisenberg. Il recommande son ami Heisenberg au grand Bohr, en lui disant que, s’il veut progresser, c’est lui qu’il faut faire venir. Bohr suit son conseil et, à l’automne 1924, il invite aussi Heisenberg, qui est à l’époque l’assistant du physicien Max Born à Göttingen. Heisenberg reste quelques mois à Copenhague, à discuter avec Bohr devant des tableaux noirs remplis de formules. Le jeune homme et le maître font de
longues promenades ensemble dans les montagnes tout en parlant des mystères de l’atome, de physique et de philosophie 2. Heisenberg s’immerge dans le problème, il en fait son obsession. Il essaye tout, lui aussi, à l’instar des autres. Rien ne marche. Aucune force raisonnable ne semble pouvoir guider les électrons sur les étranges orbites et les non moins étranges sauts de Bohr. Pourtant, ces orbites et ces sauts permettent de prédire correctement les phénomènes atomiques. Confusion. Le désespoir conduit à chercher des remèdes extrêmes. Seul sur son île de la mer du Nord, Heisenberg décide d’explorer des idées radicales. Après tout, c’est avec des idées radicales qu’Einstein a sidéré le monde vingt ans plus tôt. Le radicalisme d’Einstein s’est avéré efficace. Pauli et Heisenberg sont épris de sa physique. Einstein est leur mythe. Le moment est-il venu, se demandent-ils, d’effectuer un pas tout aussi radical pour sortir de l’impasse des électrons dans l’atome ? Et si c’étaient eux qui le faisaient, ce pas ? À vingt ans, vos rêves n’ont pas de limite. Einstein a montré que les convictions les plus enracinées sont parfois erronées. Ce qui semble évident n’est pas forcément exact. Pour parvenir à une meilleure compréhension, il est parfois nécessaire d’abandonner des hypothèses apparemment incontestables. Einstein enseigne à ne se fonder que sur ce que nous voyons, et non sur ce que nous pensons devoir exister. Pauli rappelle souvent ces idées à Heisenberg. Les deux garçons se sont nourris de ce miel vénéneux. Ils ont suivi les discussions sur la relation entre réalité et expérience, qui parcourent la philosophie autrichienne et allemande au début du siècle. Ernst Mach, qui a eu une influence décisive sur Einstein, prêchait la nécessité de fonder la connaissance sur les seules observations, en se libérant de toute hypothèse « métaphysique » implicite. Tels sont les ingrédients disparates qui se mélangent dans les pensées du très jeune Heisenberg, comme les composants chimiques d’un explosif, lorsqu’il se réfugie sur l’île d’Helgoland à l’été 1925.
Et là, il a l’idée. Une idée qu’on ne peut avoir que dans le radicalisme sans limites de ses vingt ans. L’idée destinée à bouleverser toute la physique, toute la science, notre entière conception du monde. L’idée que l’humanité, je pense, n’a pas encore digérée.
Le saut de Heisenberg est aussi simple que téméraire. Personne n’a réussi à identifier la force capable d’imprimer aux électrons leur comportement bizarre ? Abandonnons donc l’idée d’une nouvelle force. Utilisons celle que nous connaissons déjà : la force électrique qui attire l’électron vers le noyau. Nous ne trouvons pas de nouvelles lois du mouvement qui justifieraient les orbites et les sauts de Bohr ? Eh bien, contentons-nous des lois du mouvement que nous connaissons déjà, sans les modifier. Changeons plutôt notre façon de penser l’électron. Renonçons à l’idée selon laquelle un électron serait un objet qui se déplace le long d’une trajectoire. Renonçons à décrire le mouvement de l’électron. Décrivons seulement ce que nous observons de l’extérieur : l’intensité et la fréquence de la lumière émise par l’électron. Fonder tout le raisonnement seulement sur des quantités observables, voilà l’idée. Heisenberg essaye de recalculer le comportement de l’électron en utilisant uniquement les quantités que nous observons : la fréquence et l’amplitude de la lumière émise. Il tente de recalculer l’énergie de l’électron en partant de là. Nous pouvons observer les effets des sauts de l’électron d’une orbite de Bohr à l’autre. Heisenberg remplace les variables physiques par des tableaux de nombres, où les orbites de départ sont indiquées dans les lignes tandis que les orbites d’arrivée figurent dans les colonnes. Chaque case du tableau se trouve à l’intersection d’une ligne et d’une colonne et décrit le saut d’une orbite donnée à une autre. Heisenberg passe son temps sur l’île à essayer d’exploiter ces tableaux pour calculer quelque chose qui justifierait
les règles de Bohr. Il dort très peu. Il ne réussit pas à mener les calculs pour l’électron dans l’atome, ils sont trop compliqués. Il essaye alors avec un système plus simple, un pendule, et cherche les règles de Bohr pour ce cas simplifié. Le 7 juin, quelque chose commence à se dessiner : « Quand le premier terme sembla concorder [avec les règles de Bohr], je commençai à m’agiter, commettant une erreur de calcul après l’autre. Il était environ trois heures du matin quand le résultat final apparut devant mes yeux. Il était juste pour tous les termes. Soudain, je n’avais plus aucun doute quant à la cohérence de la nouvelle mécanique “quantique” que mes calculs indiquaient. « J’étais profondément troublé. J’avais la sensation de regarder, à travers la surface des phénomènes, vers un intérieur d’une étrange beauté ; je me sentais étourdi à la pensée que je devais maintenant explorer cette nouvelle profusion de structures mathématiques que la Nature déployait aussi généreusement devant moi. » Des mots à couper le souffle. À travers la surface des phénomènes, « un intérieur d’une étrange beauté ». Ils résonnent avec ceux de Galilée, lorsqu’il vit apparaître une régularité mathématique dans ses mesures de la chute d’objets le long d’un plan incliné, la première loi mathématique découverte par l’homme qui décrit le mouvement des objets sur Terre : il n’y a pas d’émotion comparable à celle d’entrevoir une loi mathématique derrière le désordre des apparences.
Le 9 juin, Heisenberg quitte l’île d’Helgoland pour rejoindre son université, Göttingen. Il envoie une copie des résultats à son ami Pauli, en commentant : « Tout cela est encore très vague et peu clair pour moi, mais il semble que les électrons ne se déplaceront plus sur des orbites. »
Le 9 juillet, il remet une copie de son travail à Max Born, le professeur dont il est l’assistant (à ne pas confondre avec Niels Bohr, de Copenhague), avec la note suivante : « J’ai écrit un article fou et je n’ai pas le courage de l’envoyer à une revue pour qu’il soit publié. » Il lui demande de le lire et de lui donner son avis. Le 25 juillet, Max Born envoie lui-même le travail de Heisenberg au journal scientifique Zeitschrift für Physik 3. Il a saisi l’importance du pas franchi par son jeune assistant. Il tente de suite de clarifier les choses. Avec son étudiant Pascual Jordan, il essaie de mettre de l’ordre dans les résultats bizarres de Heisenberg 4. Heisenberg essaye de son côté d’impliquer Pauli, mais ce dernier n’est pas convaincu : tout cela lui semble un jeu mathématique trop abstrait et abscons. Au début, ils ne sont donc que trois à travailler sur la théorie : Heisenberg, Born et Jordan. Ils travaillent fébrilement et, en quelques mois, ils arrivent à mettre au point l’entière structure formelle d’une nouvelle mécanique. C’est très simple : les forces sont les mêmes que celles de la physique classique ; les équations sont les mêmes que celles de la physique classique (plus une 5, dont je parlerai plus loin) ; mais les variables sont remplacées par des tableaux de nombres, ou « matrices ».
Pourquoi des tableaux de nombres ? Ce que nous observons d’un électron dans un atome, c’est la lumière émise lorsque, selon l’hypothèse de Bohr, l’électron saute d’une orbite à l’autre. Un saut implique deux orbites : celle de départ et celle d’arrivée. Chaque observation peut donc être insérée, comme je l’ai mentionné, dans la case d’un tableau, où l’orbite de départ détermine la ligne et l’orbite d’arrivée la colonne. L’idée de Heisenberg est d’écrire toutes les quantités qui décrivent le mouvement de l’électron, non plus comme des nombres, mais comme des
tableaux de nombres. Au lieu d’avoir une seule position X pour l’électron, on a un tableau entier de positions possibles X : un pour chaque saut possible. L’idée de la nouvelle théorie est de continuer à utiliser les équations de la physique classique, en remplaçant simplement les quantités habituelles (position, vitesse, énergie et fréquence de l’orbite, etc.) par ces tableaux. L’intensité et la fréquence de la lumière émise lors d’un saut, par exemple, seront déterminées par la case correspondante dans le tableau. Le tableau correspondant à l’énergie n’a de nombres que sur la diagonale, nombres qui indiqueront les énergies des orbites de Bohr.
Une matrice de Heisenberg : le tableau de nombres qui « représente » la position de l’électron. Le nombre X23 se réfère par exemple au saut de la deuxième à la troisième orbite.
C’est clair ? Absolument pas. Clair comme la poix, oui. Et pourtant, cette recette absurde consistant à remplacer les variables par des tableaux permet de calculer les bons résultats : elle prédit exactement ce que nous observons dans les expériences. Avant la fin de l’année, à la stupeur des trois mousquetaires de Göttingen, Born reçoit par courrier un court article écrit par un jeune Anglais inconnu.
Il y construit en gros la même théorie, dans un langage mathématique encore plus abstrait que les matrices de Göttingen 6. Le jeune homme en question est Paul Dirac. En juin, Heisenberg avait donné une conférence en Angleterre, à l’issue de laquelle il avait évoqué ses idées ; Dirac était dans le public, mais il était fatigué et n’avait rien compris. Plus tard, il prend connaissance de l’article de Heisenberg grâce à son professeur, qui l’a reçu par courrier et n’y comprend rien lui non plus. Dirac le lit, décide que cela n’a aucun sens et le met de côté. Mais quelques semaines plus tard, alors qu’il réfléchit à la question lors d’une promenade dans la nature, il réalise que les tableaux de Heisenberg lui rappellent quelque chose qu’il a étudié en cours, dont il ne se souvient pas bien. Il doit attendre l’ouverture de la bibliothèque, le lundi suivant, pour se rafraîchir les idées dans un livre 7... À partir de là, il construit rapidement lui aussi, de manière indépendante, la même théorie complète que les trois magiciens de Göttingen. Il ne reste plus qu’à appliquer la nouvelle théorie à l’électron dans l’atome et à voir si elle fonctionne vraiment. Permet-elle réellement de calculer toutes les orbites de Bohr ? Le calcul s’avère difficile, et le trio ne parvient pas à l’achever. Ils demandent de l’aide à Pauli 8, de tous le plus brillant (et le plus effronté). Pauli répond : « Effectivement, c’est un calcul trop difficile… pour vous. » Il le finit en quelques semaines, avec des techniques acrobatiques 9. Le résultat est parfait : les valeurs de l’énergie calculées avec la théorie des matrices de Heisenberg, Born et Jordan sont exactement celles prédites par Bohr. Les étranges règles de Bohr concernant les atomes découlent du nouveau schéma. Et ce n’est pas tout. La théorie permet également de calculer l’intensité de la lumière émise, ce que les règles de Bohr ne réussissaient pas à faire. Et les expériences confirment ! C’est un triomphe. Einstein écrit dans une lettre à Hedi, la femme de Born : « Les idées de Heisenberg et de Born tiennent tout le monde en haleine et occupent l’esprit
de quiconque s’intéresse à la théorie 10. » Et dans une lettre à l’ami de toujours, Michele Besso : « Le développement le plus intéressant de ces derniers temps est la théorie de Heisenberg-Born-Jordan des états quantiques. Un vrai calcul de sorcellerie 11… » Bohr, le maître, se souviendra des années plus tard : « Nous n’avions alors qu’un vague espoir de [parvenir à] une reformulation de la théorie dans laquelle tout usage inapproprié des idées classiques serait progressivement éliminé. Impressionnés par la difficulté d’un tel programme, nous avons tous ressenti la plus grande admiration pour Heisenberg lorsque, à vingt-trois ans seulement, il atteignit l’objectif en un seul coup 12. » Hormis Born qui a quarante ans, Heisenberg, Jordan, Dirac et Pauli ont tous la vingtaine. À Göttingen, leur physique est appelée Knabenphysik : la « physique des gamins ».
Seize ans plus tard. L’Europe est déchirée par une autre guerre mondiale. Heisenberg est devenu un scientifique célèbre. L’Allemagne lui demande de mettre sa connaissance de l’atome au service de la construction d’une bombe qui lui fera gagner la guerre. Heisenberg prend le train jusqu’à Copenhague, dans le Danemark occupé, et rend visite à son ancien mentor. Le vieux et le jeune se parlent. Ils se quittent sans s’être compris. Heisenberg dira plus tard qu’il était allé voir Bohr troublé par le problème moral soulevé par la perspective d’une bombe effrayante. Tout le monde ne le croira pas. Peu après, un commando anglais kidnappe Bohr avec son consentement et lui fait quitter le Danemark occupé. Bohr est transféré en Angleterre, où Churchill le reçoit en personne, puis aux ÉtatsUnis, où ses connaissances viennent s’unir à celles de la génération des jeunes physiciens qui ont appris à se servir de la mécanique quantique pour manipuler les atomes. Hiroshima et Nagasaki sont anéanties, et deux cent
mille êtres humains, hommes, femmes et enfants, sont tués en une fraction de seconde. Aujourd’hui, nous vivons avec des dizaines de milliers d’ogives nucléaires pointées sur nos villes. Si quelqu’un perd la tête, il peut détruire la vie sur Terre. Le pouvoir mortel de la « physique des gamins » est sous les yeux de tous.
Grâce au ciel, il n’y a pas que la bombe. La théorie quantique a été appliquée aux atomes, aux noyaux atomiques, aux particules élémentaires, à la physique des liaisons chimiques, à la physique des matériaux solides, liquides et gazeux, aux semi-conducteurs, aux lasers, à la physique des étoiles comme le Soleil, à la physique des étoiles à neutrons, à l’Univers primordial, à la physique de la formation des galaxies… et ainsi de suite, je pourrais continuer pendant des pages. Elle a permis de comprendre des pans entiers de la nature, par exemple le tableau périodique des éléments, de concevoir des applications médicales qui ont sauvé des millions de vies, de nouveaux équipements, de nouvelles technologies, des ordinateurs. La théorie a prédit des phénomènes jamais observés ou même envisagés auparavant : les corrélations quantiques à des kilomètres de distance, les ordinateurs quantiques, la téléportation, etc., toutes prédictions qui se sont révélées exactes. Les succès s’enchaînent depuis un siècle, et cela ne semble pas près de s’arrêter. Le schéma de calcul de Heisenberg, Born, Jordan et Dirac, l’étrange idée de « se limiter uniquement à ce qui est observable » et de remplacer les variables physiques par des matrices 13, n’a jamais été pris en défaut. C’est jusqu’à présent la seule théorie fondamentale au monde qui ne s’est jamais trompée et dont nous ne connaissons pas les limites.
Mais pourquoi n’est-il pas possible de décrire où se trouve l’électron et ce qu’il fait quand nous ne le regardons pas ? Pourquoi ne pouvons-nous parler que de ses « observables » ? Que de son effet lorsqu’il saute d’une orbite à l’autre, sans pouvoir indiquer simplement où il se trouve à tout moment ? Que signifie substituer des tableaux de chiffres à des chiffres ? Et encore, que signifie : « Tout cela est encore très vague et peu clair pour moi, mais il semble que les électrons ne se déplaceront plus sur des orbites » ? Pauli écrira, à propos de son ami Heisenberg : « Il raisonnait de façon terrible, il n’était qu’intuition, il ne se souciait pas d’élaborer clairement les hypothèses fondamentales et leur relation avec les théories existantes… » L’article magique de Werner Heisenberg, qui est à l’origine de tout, conçu sur l’Île sacrée de la mer du Nord, s’ouvre par cette phrase : « Ce travail vise à fournir les bases d’une théorie de mécanique quantique exclusivement fondée sur des relations entre des quantités qui sont en principe observables. » Observables ? Qu’en sait-elle, la nature, s’il y a ou non quelqu’un qui observe ?
La théorie ne dit pas comment l’électron se meut pendant un saut. Elle dit seulement ce que nous voyons quand il saute. Pourquoi ?
2. La fausse piste du ψ d’Erwin Schrödinger : « la probabilité »
L’année suivante, 1926, tout semble devenir plus clair. Le physicien autrichien Erwin Schrödinger réussit à retrouver le résultat de Pauli, c’est-àdire qu’il calcule les énergies de Bohr de l’atome, mais d’une manière complètement différente. Ce résultat, lui non plus, ne sort pas d’un département universitaire : Schrödinger y parvient lors d’une escapade dans les Alpes suisses en compagnie d’une mystérieuse amante. Erwin Schrödinger a grandi dans l’atmosphère libre et permissive de la Vienne du début du siècle. Brillant et charmant, il a toujours eu plusieurs compagnes à la fois et ne cache pas sa fascination pour les préadolescentes. Des années plus tard, et malgré son prix Nobel, il devra quitter son poste à Oxford à cause de son style de vie trop peu conventionnel, même pour le prétendu non-conformisme anglais : il vit en effet avec sa femme Anny et sa maîtresse Hilde, qui attend un enfant de lui et qui est l’épouse de son assistant. Aux États-Unis, ça ne passe pas davantage : Erwin, Anny et Hilde voudraient vivre ensemble à Princeton en prenant soin de la petite Ruth, née entre-temps ; Princeton n’est pas prêt. Ils iront vivre à Dublin, plus libérale. Mais, là aussi, Schrödinger finira par faire scandale après avoir eu deux enfants de deux étudiantes différentes… Commentaire de sa femme Anny :
« Je sais qu’il est plus facile de vivre avec un canari qu’avec un cheval de course, mais je préfère le cheval de course 14. » Le nom de celle qui accompagne Schrödinger dans ses montagnes au début de l’année 1926 est resté un mystère. Nous savons seulement qu’il s’agissait d’une vieille amie viennoise. La légende veut qu’il soit parti avec pour seuls bagages elle, deux perles pour mettre dans ses oreilles afin de s’isoler quand il voulait réfléchir à la physique et la thèse d’un jeune scientifique français, Louis de Broglie, qu’Einstein lui avait conseillé de lire. Dans cette thèse, Louis de Broglie avance l’idée selon laquelle les particules comme les électrons pourraient être en fait des ondes, à la façon des vagues à la surface de la mer ou des ondes électromagnétiques. En se fondant sur quelques analogies théoriques assez vagues, il suggère que nous pouvons nous représenter un électron comme une petite onde en mouvement. Quelle relation peut-il y avoir entre une onde, qui se diffuse partout, et une particule, qui reste bien compacte sur une trajectoire déterminée ? Prenez le faisceau lumineux d’un laser : il semble suivre une trajectoire bien nette. Mais il est fait de lumière, qui est une onde, une oscillation du champ électromagnétique. Et en effet, à long terme, le faisceau laser se disperse dans l’espace. La ligne précise dessinée par la trajectoire d’un faisceau de lumière n’est qu’une approximation, qui néglige cette dispersion. L’idée selon laquelle les trajectoires des particules élémentaires ne seraient, elles aussi, que des approximations du comportement d’une onde sous-jacente captive Schrödinger 15. Il en parle lors d’un séminaire à Zurich, et un étudiant lui demande si ces ondes obéissent à une équation. Dans ses montagnes, parmi les moments charmants avec son amie viennoise, ses perles dans les oreilles, Schrödinger parcourt habilement à rebours le chemin qui conduit de l’équation d’une onde à la trajectoire d’un rayon
lumineux 16. De cette façon acrobatique, il trouve l’équation que l’ondeélectron doit satisfaire lorsqu’elle est dans un atome. Il étudie les solutions de cette équation, et en extrait… exactement les énergies de Bohr 17. Wow ! Puis, ayant pris connaissance de la théorie de Heisenberg, Born et Jordan, il montre que, d’un point de vue mathématique, les deux théories sont en substance équivalentes : elles prédisent les mêmes valeurs 18.
L’idée des ondes est tellement simple qu’elle prend à contre-pied le petit groupe de Göttingen et ses spéculations ésotériques sur les quantités observables. C’est comme l’œuf de Colomb : Heisenberg, Born, Jordan et Dirac auraient construit une théorie compliquée et obscure uniquement parce qu’ils ont emprunté un chemin tortueux et trompeur. Les choses sont beaucoup plus simples : l’électron est une onde, voilà tout. Les « observations » n’ont rien à voir là-dedans. Schrödinger est lui aussi un produit de la vie philosophique et intellectuelle animée de la Vienne du début du siècle : ami du philosophe Hans Reichenbach, il est fasciné par la pensée orientale, en particulier par le Vedānta hindou, et (comme Einstein) il se passionne pour la philosophie de Schopenhauer, qui interprète le monde comme une « représentation ». Bien loin d’être retenu par le conformisme ou par la préoccupation du qu’endira-t-on, l’idée de remplacer un monde de matière par un monde d’ondes ne lui fait nullement peur. La lettre que Schrödinger utilise pour désigner ses ondes est la lettre ψ, « psi ». La quantité ψ est souvent appelée « fonction d’onde 19 ». Le splendide calcul de Schrödinger semble montrer que le monde microscopique n’est pas fait de particules : il est fait d’ondes ψ. Autour des noyaux des atomes, on ne trouve pas de petits points de matière en orbite, mais les ondulations continues des ondes de Schrödinger, comme les vagues qui rident un petit lac constamment agité par le vent.
Cette « mécanique ondulatoire » apparaît soudain beaucoup plus convaincante que la « mécanique des matrices » de Göttingen, même si elle donne les mêmes prédictions. Le calcul de Schrödinger est plus simple que celui de Pauli. Les physiciens de la première moitié du XXe siècle sont familiers avec les équations des ondes, pas avec les matrices. « La théorie de Schrödinger a représenté un soulagement : nous n’avions plus à apprendre les étranges mathématiques des matrices », se souvient un physicien bien connu de l’époque 20. Surtout, les ondes de Schrödinger sont faciles à imaginer et à visualiser. Elles nous montrent clairement ce qu’il en est de la « trajectoire de l’électron » que Heisenberg voulait faire disparaître : l’électron est une onde qui peut se diffuser, c’est simple. Schrödinger semble triompher sur toute la ligne.
Mais c’est une illusion. Heisenberg comprend immédiatement que la clarté conceptuelle des ondes de Schrödinger n’est que de la poudre aux yeux. Tôt ou tard, une onde se diffuse dans l’espace, ce qui n’est pas le cas d’un électron : lorsqu’il arrive de quelque part, il arrive toujours et uniquement tout entier en un seul point. Si un électron est expulsé d’un noyau atomique, l’équation de Schrödinger prédit que l’onde ψ se disperse uniformément partout dans l’espace. Mais lorsque l’électron est détecté, par exemple par un compteur Geiger ou par un écran de télévision, il arrive en un point unique, il n’est pas dispersé dans l’espace. La mécanique ondulatoire de Schrödinger suscite rapidement une discussion qui ne tarde pas à s’envenimer. Heisenberg, qui a l’impression que l’importance de sa découverte est remise en cause, se montre tranchant : « Plus je pense aux aspects physiques de la théorie de Schrödinger, plus je les trouve rebutants. Ce que Schrödinger écrit sur la
“visualisabilité” de sa théorie “n’est probablement pas entièrement exact”, en d’autres termes : ce sont des sottises 21. » Schrödinger tente de répondre par l’ironie : « Je ne peux pas imaginer qu’un électron saute de-ci de-là comme une puce 22. » Mais c’est Heisenberg qui a raison. Petit à petit, il devient évident que la mécanique ondulatoire n’est pas plus claire que la mécanique des matrices de Göttingen. C’est un autre outil de calcul, qui produit des chiffres exacts, peut-être plus facile à utiliser, mais qui ne nous donne pas en lui-même une image claire et immédiate de ce qui se passe, ce que Schrödinger espérait. La mécanique ondulatoire est aussi obscure que les matrices de Heisenberg. Si, chaque fois que nous voyons un électron, nous le voyons en un point donné, comment l’électron peut-il être une onde qui se diffuse dans l’espace ? Des années plus tard, Schrödinger, qui deviendra malgré tout l’un des penseurs les plus pénétrants sur les questions quantiques, reconnaîtra sa défaite : « Il y a eu un moment, écrit-il, où les créateurs de la mécanique ondulatoire [c’est-à-dire lui] se sont bercés de l’illusion d’avoir éliminé les discontinuités de la théorie des quanta. Mais les discontinuités éliminées des équations de la théorie réapparaissent lorsque nous comparons la théorie avec ce que nous observons 23. » De nouveau, cette référence à « ce que nous observons ». Mais, une fois de plus, qu’en sait-elle, la nature, si nous l’observons ou pas ?
C’est Max Born, une fois encore, qui éclaircit : il est le premier 24 à comprendre la signification du ψ de Schrödinger. Born, avec son air d’ingénieur sérieux et un peu démodé, est le moins flamboyant et le moins connu des créateurs de la théorie quantique, mais il en est peut-être le véritable architecte, et non pas seulement, comme le disent les Américains, « le seul adulte de la pièce », au sens propre et figuré. C’est lui qui, en
1925, a clairement en tête que les phénomènes quantiques exigent une mécanique radicalement nouvelle, c’est lui qui instille cette idée chez les jeunes qui l’entourent, c’est lui qui reconnaît la bonne idée dans le premier calcul confus de Heisenberg et la traduit en une véritable théorie. Born comprend que la valeur de l’onde ψ de Schrödinger en un point de l’espace détermine la probabilité d’observer l’électron en ce point 25. Si un atome entouré de compteurs Geiger émet un électron, la valeur de ψ là où il y a un compteur détermine la probabilité que ce soit ce compteur, et non un autre, qui révèle l’électron. Le ψ de Schrödinger n’est donc pas la représentation d’une entité réelle : c’est un instrument de calcul qui nous indique la probabilité que quelque chose de réel se produise, de la même façon que les prévisions météorologiques nous disent ce qui pourrait arriver. Il en va de même pour la mécanique des matrices de Göttingen : les mathématiques nous fournissent des prédictions probabilistes, et non des prédictions exactes. La théorie quantique, tant dans la version de Heisenberg que dans celle de Schrödinger, prédit des probabilités, pas des certitudes.
Pourquoi des probabilités ? Nous parlons généralement de probabilité lorsque nous ne disposons pas de toutes les données d’un problème. La probabilité qu’un 5 sorte à la roulette est de une sur trente-sept. Si nous connaissions avec exactitude l’état initial de la bille au moment du lancer, ainsi que les forces qui agissent sur elle, nous pourrions prédire le nombre qui sortira. (Dans les années 1980, un groupe de brillants jeunes gens a raflé ainsi une somme conséquente en dollars dans les casinos de Las Vegas, en recourant à un petit ordinateur caché dans une chaussure 26…) Lorsque nous n’avons pas toutes les données du problème, nous ne savons pas avec certitude ce qui va se passer ; nous parlons alors de probabilité.
La mécanique quantique de Heisenberg et de Schrödinger prédit des probabilités : est-ce une théorie qui ne tient pas compte de toutes les données pertinentes du problème ? Est-ce pour cela qu’elle ne nous fournit que des probabilités ? Ou bien la nature saute-t-elle vraiment de-ci de-là au hasard ? Einstein a formulé cette question en utilisant une expression colorée : « Dieu joue-t-il aux dés ? » Il affectionnait le langage figuré et s’amusait à placer « Dieu » dans ses métaphores, malgré son athéisme déclaré. Mais, dans ce cas, sa phrase peut être prise au sens littéral : Einstein aimait Spinoza pour qui « Dieu » est synonyme de « Nature ». « Dieu joue-t-il aux dés ? » signifie donc littéralement « Les lois de la Nature sont-elles réellement non déterministes ? » Cent ans après la controverse entre Heisenberg et Schrödinger, cette question, ainsi que nous le verrons, n’est toujours pas résolue.
Quoi qu’il en soit, l’onde ψ de Schrödinger ne suffit pas à dissiper l’obscurité des quanta. Penser l’électron comme une simple onde ne suffit pas. L’onde ψ est quelque chose de peu clair, qui détermine la probabilité que l’électron, une particule qui se montre toujours concentrée en un seul point, soit observé à un endroit plutôt qu’à un autre. L’onde ψ évolue dans le temps en suivant l’équation écrite par Schrödinger, mais seulement tant que nous ne la regardons pas. Quand nous la regardons, pouf ! elle se concentre en un point donné, et nous voyons à cet endroit la particule 27. Comme si le simple fait d’observer suffisait à modifier la réalité. À l’idée obscure de Heisenberg selon laquelle la théorie ne décrit que des observations, et non ce qui se passe entre une observation et une autre, s’ajoute l’idée que la théorie ne prédit que la probabilité d’observer une chose ou une autre. Le mystère s’épaissit.
3. La granularité du monde : « les quanta » Je viens de retracer la naissance de la mécanique quantique en 1925 et 1926 et j’ai introduit deux idées clés de la théorie : l’idée étrange, trouvée par Heisenberg, de ne décrire que les observables, et le fait, compris par Born, que la théorie ne prédit que des probabilités. Il y a une troisième idée fondamentale. Pour l’illustrer, faisons un saut en arrière dans le temps et revenons sur les deux décennies qui ont précédé le voyage fatidique de Heisenberg sur l’Île sacrée. Le comportement bizarre des électrons dans les atomes n’était pas le seul phénomène étrange et incompris au début du XXe siècle. D’autres avaient été observés. Ils avaient tous une chose en commun : ils révélaient une curieuse granularité de l’énergie et d’autres quantités physiques. Avant les quanta, personne ne soupçonnait que l’énergie pouvait être granulaire. L’énergie d’une pierre qu’on lance dépend par exemple de la vitesse de la pierre : la vitesse de la pierre peut être quelconque, tout comme l’énergie. Mais au tournant du siècle des comportements bizarres de l’énergie sont mis en évidence par des expériences.
Dans un four, par exemple, les ondes électromagnétiques se comportent de façon curieuse. La chaleur (qui est de l’énergie) ne se distribue pas entre les ondes de toutes les fréquences comme on s’y attendrait : elle n’atteint jamais les ondes de haute fréquence. En l’an 1900, vingt-cinq ans avant le voyage de Heisenberg à Helgoland, le physicien allemand Max Planck trouve une formule 28 qui reproduit bien la façon, mesurée en laboratoire, dont l’énergie de la chaleur se répartit entre les ondes de différentes fréquences 29. Planck réussit à dériver cette formule en partant des lois générales, au prix toutefois de l’ajout d’une hypothèse bizarre : l’énergie de chaque onde ne peut être qu’un multiple entier d’une énergie élémentaire.
Un peu comme si l’énergie se concentrait en paquets. Pour que le calcul de Planck fonctionne, la dimension de ces paquets doit être différente pour des ondes de fréquences différentes : elle est proportionnelle à la fréquence de l’onde 30, ce qui implique que les ondes de haute fréquence sont composées de paquets plus énergétiques. L’énergie n’arrive pas aux fréquences les plus élevées, car il n’y en a pas assez pour faire des paquets assez gros. Planck calcule la constante de proportionnalité entre l’énergie d’un paquet et la fréquence de son onde en utilisant les mesures de laboratoire. Il appelle cette constante « h », sans vraiment savoir ce qu’elle signifie. Aujourd’hui, à la place du h, on se sert généralement du symbole ℏ, qui signifie h divisé par 2π. C’est Dirac qui a pris l’habitude de barrer le h car, dans les calculs, h est souvent divisé par 2π, et il en avait assez d’écrire « h/2π » à chaque fois. Le nom en français du symbole ℏ est « h-barre ». Il est parfois aussi appelé « constante de Planck », comme le h non barré, ce qui crée une certaine confusion. Aujourd’hui, c’est le symbole le plus caractéristique de la théorie quantique. (J’ai un t-shirt avec un petit ℏ brodé, dont je suis très fier.)
Cinq ans plus tard, Einstein suggère que la lumière et toutes les autres ondes électromagnétiques sont réellement composées de « grains » élémentaires, chacun d’entre eux ayant une énergie fixe qui dépend de la fréquence 31. Les premiers « quanta ». Aujourd’hui, nous nommons les quanta de lumière des photons. La constante h de Planck mesure leur dimension : chaque photon possède une énergie égale à h fois la fréquence de la lumière dont il fait partie. En posant que ces « grains élémentaires d’énergie » existent réellement, Einstein réussit à expliquer un phénomène encore incompris à l’époque,
l’effet photoélectrique 32, et à en prédire les caractéristiques avant qu’elles ne soient mesurées. Einstein est le premier à réaliser, dès 1905, que les problèmes soulevés par ces phénomènes sont tellement sérieux qu’ils exigent une révision de toute la mécanique. Ce constat fait de lui le père spirituel de la théorie quantique. Certes, sa conception de la lumière comme une onde, mais aussi comme un nuage de photons, est confuse, mais c’est l’idée qui conduit Louis de Broglie à penser que toutes les particules élémentaires sont des ondes, puis Schrödinger à introduire l’onde ψ. Einstein est donc l’inspirateur de la mécanique quantique à plusieurs égards : Born lui emprunte l’idée selon laquelle la mécanique doit être entièrement révisée ; c’est son influence qui pousse Heisenberg à limiter son attention aux seules quantités mesurables ; Schrödinger part de l’idée de Louis de Broglie, qui dérive des photons d’Einstein. Mais ce n’est pas tout : Einstein est également le premier à étudier les phénomènes atomiques en se servant des probabilités, ce qui met Born sur la voie pour comprendre que la théorie ne prédit que des probabilités. La construction de la théorie quantique a été un travail d’équipe.
La constante de Planck réapparaît en 1913 dans les règles de Bohr 33. Là encore, même logique : les orbites de l’électron dans l’atome ne peuvent avoir que certaines énergies, comme si l’énergie se présentait en paquets, en grains. Lorsqu’un électron saute d’une orbite de Bohr à une autre, il libère un paquet d’énergie qui devient un quantum de lumière. Et puis encore en 1922, dans une expérience conçue par Otto Stern et réalisée à Francfort par Walther Gerlach, qui montre que même la vitesse de rotation des atomes n’est pas arbitraire, mais ne prend que certaines valeurs discrètes. Ces phénomènes – les photons, l’effet photoélectrique, la répartition de l’énergie entre les ondes électromagnétiques, les orbites de Bohr, la mesure
de Stern et Gerlach… – sont tous régis par la constante de Planck ℏ. En 1925, lorsqu’elle voit enfin le jour, la théorie de Heisenberg et de ses compagnons permet d’un coup d’un seul de rendre compte de tous ces phénomènes : de les prévoir, d’en calculer les caractéristiques. Elle permet de dériver la formule de Planck pour la répartition de la chaleur entre les fréquences dans un four chaud, l’existence de photons, l’effet photoélectrique, les résultats des mesures de Stern et Gerlach et tous les autres étranges phénomènes « quantiques ». Le nom de la théorie quantique vient de « quanta », c’est-à-dire « grains ». Les phénomènes quantiques révèlent un aspect granulaire du monde, à une très petite échelle. La granularité ne concerne pas seulement l’énergie : elle est extrêmement générale. Mon domaine d’étude, la gravité quantique, montre que l’espace physique dans lequel nous vivons est granulaire à une très petite échelle. Là encore, la constante de Planck détermine l’échelle (extrêmement petite) des « quanta élémentaires d’espace ». La granularité est le troisième ingrédient conceptuel fondamental de la théorie quantique, avec la probabilité et les observations. Les lignes et les colonnes des matrices de Heisenberg correspondent directement aux valeurs individuelles granulaires ou, comme on dit, discrètes que prend l’énergie.
Nous approchons de la conclusion de la première partie de ce livre, qui raconte la naissance de la théorie et la confusion qu’elle a générée. Dans la deuxième partie, je décris des voies pour sortir de cette confusion. Toutefois, avant de clore cette partie, je voudrais dire quelques mots sur l’unique équation que la théorie quantique ajoute à la physique classique. C’est une drôle d’équation. Elle dit que multiplier la position par la vitesse ne revient pas à multiplier la vitesse par la position. Si la position et la vitesse étaient des nombres, il n’y aurait aucune différence, parce que
7 × 9 et 9 × 7 sont équivalents. Mais la position et la vitesse sont maintenant des tableaux de nombres et, quand vous multipliez deux tableaux, l’ordre a une importance. La nouvelle équation nous donne la différence entre la multiplication de deux quantités dans un ordre ou dans l’ordre inverse. Elle est compacte, très simple. Incompréhensible. N’essayez pas de la déchiffrer : les scientifiques et les philosophes se disputent sur le sens à lui donner. Plus loin dans ce livre, je discute un peu plus le contenu de cette équation. Mais je l’écris tout de même ici, parce que c’est le cœur de la théorie quantique et qu’on ne peut pas conclure la présentation de la théorie sans elle. La voici : XP − PX = iℏ C’est tout. La lettre X indique la position d’une particule, la lettre P indique sa vitesse multipliée par sa masse (dans le jargon, l’« impulsion »). La lettre i est le symbole mathématique de la racine carrée de −1, et, comme nous l’avons vu, ℏ est la constante de Planck divisée par 2π. D’une certaine façon, Heisenberg et compagnie n’ont ajouté à la physique que cette simple équation : tout le reste en découle, des ordinateurs quantiques à la bombe atomique. Le prix de cette extrême simplicité de la forme est une extrême obscurité du fond. La théorie des quanta prédit la granularité, les sauts, les photons et tout le reste, sur la base d’une seule équation de huit caractères qui vient s’ajouter à la physique classique. Une équation qui dit que multiplier la position par la vitesse, ce n’est pas la même chose que multiplier la vitesse par la position. L’obscurité est totale. Ce n’est peut-être pas un hasard si Murnau a tourné des scènes de Nosferatu à Helgoland.
En 1927, Niels Bohr donne une conférence en Italie, sur le lac de Côme, où il résume tout ce qu’on comprend (et ce qu’on ne comprend pas) de la
nouvelle théorie des quanta et explique comment l’utiliser 34. En 1930, Dirac écrit un livre dans lequel la structure formelle de la nouvelle théorie est magnifiquement élucidée 35. C’est aujourd’hui encore le meilleur livre pour l’étudier. Deux ans plus tard, le plus grand mathématicien de l’époque, John von Neumann, met de l’ordre dans les questions formelles dans un splendide texte de physique mathématique 36. La construction de la théorie est récompensée par une pluie de prix Nobel sans équivalent dans l’histoire. Einstein reçoit le prix Nobel en 1921 pour avoir éclairci l’effet photoélectrique en introduisant les quanta de lumière. Bohr en 1922 pour ses règles sur la structure de l’atome. De Broglie en 1929 pour l’idée des ondes de matière. Heisenberg en 1932 « pour la création de la mécanique quantique ». Schrödinger et Dirac en 1933 pour la « découverte de nouvelles formes productives de la théorie atomique ». Pauli en 1945 pour ses contributions techniques à la théorie. Born en 1954 pour avoir compris le rôle de la probabilité (il a fait bien plus que cela). Le seul oublié est Pascual Jordan, bien qu’Einstein avait (à juste titre) proposé Heisenberg, Born et lui comme les véritables auteurs de la théorie. Mais Jordan a montré trop de loyauté envers l’Allemagne nazie, et les hommes ne reconnaissent pas les mérites des vaincus 37. Malgré ces reconnaissances, malgré le succès retentissant, malgré la technologie qui en est issue, la théorie reste un puits ténébreux. Niels Bohr écrit : « Il n’existe pas de monde quantique. Il n’y a qu’une description quantique abstraite. Il est faux de penser que la tâche de la physique consiste à décrire comment est la Nature. La physique ne s’intéresse qu’à ce que nous pouvons dire de la Nature. » Conformément à l’intuition originale de Werner Heisenberg à Helgoland, la théorie ne nous dit pas où se trouve une quelconque particule de matière quand nous ne la regardons pas. Elle nous indique seulement la probabilité de la trouver en un point donné si nous l’observons.
Mais, une fois encore, qu’en sait-elle, la particule de matière, si nous l’observons ou pas ? La théorie scientifique la plus efficace et la plus puissante que l’humanité ait jamais produite est une énigme.
DEUXIÈME PARTIE
Un curieux bestiaire d’idées extrêmes Dans lequel d’étranges phénomènes quantiques sont illustrés et où l’on raconte comment scientifiques et philosophes tentent de les comprendre, chacun à leur façon.
1. Superpositions
J’ai beaucoup hésité sur l’orientation de mes études. Ce n’est qu’au tout dernier moment que je me suis décidé pour la physique. Lorsque je suis allé m’inscrire à l’université (on ne s’inscrivait pas encore en ligne), il y avait à Bologne des files d’attente plus ou moins longues selon la faculté, et le fait que la queue pour s’inscrire en physique ait été la plus courte m’a aidé à choisir. Ce qui m’attirait vers la physique, c’était le pressentiment que, derrière l’ennui mortel de la physique telle qu’on l’enseigne au lycée, derrière la bêtise des exercices avec les ressorts, les leviers et les billes qui roulent, se cachait une véritable curiosité envers la nature de la réalité. Une curiosité qui résonnait avec ma curiosité exubérante d’adolescent qui voulait tout essayer, tout lire, tout savoir, tout voir, tout connaître : tous les lieux, tous les milieux, toutes les filles, tous les livres, toutes les musiques, toutes les expériences, toutes les idées... L’adolescence est une période durant laquelle les réseaux de neurones du cerveau se réorganisent à l’improviste. Tout apparaît intense, tout attire, tout désoriente. J’en étais sorti plein de confusion, dévoré de questions. Je voulais comprendre la nature des choses. Je voulais comprendre comment notre pensée réussit à déchiffrer cette nature. Qu’est-ce que la réalité ? Qu’est-ce que la pensée ? Qui suis-je, moi qui pense ?
Ce sont ces curiosités adolescentes extrêmes et brûlantes qui m’ont poussé à aller voir quelles lumières la science, le Grand Savoir Nouveau de notre époque, avait à offrir. Non pas que j’en attendais de vraies réponses, et encore moins des réponses définitives… mais comment ignorer ce que l’humanité avait compris au cours des deux derniers siècles sur la structure fine des choses ?
L’étude de la physique classique m’a à la fois amusé et ennuyé. Elle est élégante dans sa concision. Plus sensée et plus cohérente que les formulettes vides de sens qu’on avait essayé de me faire avaler au lycée. L’étude des découvertes d’Einstein sur l’espace et le temps m’a rempli d’émerveillement, de joie et a fait battre mon cœur plus vite. Mais c’est la rencontre avec les quanta qui a allumé des lumières colorées dans mon cerveau. Toucher la matière incandescente de la réalité, là où la réalité remet en question les préjugés que nous avons sur elle… Ma rencontre avec la théorie des quanta a été frontale. Seul face au livre de Dirac. Voilà comment cela s’est passé : je suivais le cours de mathématiques du professeur Fano, à Bologne, qui s’intitulait « Méthodes mathématiques pour la physique », que nous raccourcissions en « Méthodes ». Pour ce cours, nous devions étudier seuls un sujet en profondeur et le présenter en classe devant nos camarades. J’avais choisi une partie des mathématiques qu’on étudie maintenant en faculté de physique, mais qui ne figurait pas dans les programmes de l’époque : la « théorie des groupes ». Je suis allé parler au professeur Fano pour lui demander ce que devait contenir ma présentation. Il m’a répondu : « Les bases de la théorie des groupes et son application à la théorie des quanta ». Prudemment, je lui ai fait remarquer que je n’avais encore suivi aucun cours sur la théorie des quanta… j’en ignorais strictement tout. Il m’a répondu : « Et alors ? Qu’est-ce que tu attends pour t’y mettre ? »
Il plaisantait. Mais moi, je n’ai pas compris qu’il plaisantait. J’ai acheté le livre de Dirac, dans l’édition grise de Boringhieri. Il sentait bon (je renifle toujours les livres avant de les acheter : l’odeur d’un livre est déterminante). Je me suis enfermé et je m’y suis plongé pendant un mois. J’ai aussi acheté quatre autres livres 38 que j’ai également étudiés à fond.
L’un des plus beaux mois de ma vie. Et une source de questions qui m’ont poursuivi toute mon existence. Et qui, après de nombreuses années, de nombreuses lectures, de nombreuses discussions et de nombreuses incertitudes, m’ont conduit à écrire ces lignes. Dans ce chapitre, je m’aventure dans l’étrangeté du monde des quanta. Je commence par décrire un phénomène concret qui en saisit la bizarrerie : un phénomène que j’ai eu l’occasion d’observer en personne. Il est subtil, mais il capture le point essentiel. Ensuite, j’énumérerai quelques-unes des idées les plus discutées aujourd’hui pour essayer de donner un sens compréhensible à cette étrangeté. Je garde pour le chapitre qui suit l’idée que je trouve la plus convaincante. Si vous voulez y arriver sans attendre, vous pouvez sauter les circonvolutions amusantes, mais tarabiscotées, du reste de ce chapitre et passer directement au suivant.
Qu’y a-t-il donc de si étrange dans les phénomènes quantiques ? Que des électrons se trouvent sur certaines orbites et en sautent n’est tout de même pas la fin du monde… Le phénomène dont découlent les bizarreries des quanta s’appelle la « superposition quantique ». On parle de « superposition quantique » lorsque deux propriétés contradictoires sont, d’une certaine façon, présentes ensemble. Par exemple, un objet peut être ici et être aussi là-bas. C’est l’idée de Heisenberg lorsqu’il dit que « l’électron n’a plus de trajectoire » : l’électron n’est ni dans un endroit ni dans un autre. Dans un certain sens, il est dans les deux endroits. Il n’a pas qu’une seule position. C’est comme s’il avait plusieurs positions à la fois. Dans le jargon, on dit qu’un objet peut être dans une « superposition » de plusieurs positions. Dirac appelle cette bizarrerie le « principe de superposition », et c’est pour lui la base conceptuelle de la théorie des quanta. Qu’est-ce que ça veut dire, qu’un objet est à deux endroits en même temps ? Attention : cela ne signifie pas que nous voyons directement une « superposition quantique ». On ne voit jamais un électron à deux endroits différents. La « superposition quantique » n’est pas quelque chose que l’on voit directement. C’est quelque chose qui produit des effets observables, indirectement. Ce que nous voyons, ce sont les conséquences subtiles du fait qu’une particule se trouve d’une certaine façon à plusieurs endroits à la fois. On appelle ces conséquences des « interférences quantiques ». C’est l’interférence que nous observons, pas la superposition. Examinons un peu ce que c’est. La première fois que j’ai observé une interférence quantique de mes propres yeux, c’était bien après l’avoir étudiée dans des livres. J’étais à Innsbruck, dans le laboratoire d’Anton Zeilinger, un Autrichien sympathique à grande barbe qui fait penser à un ours débonnaire. Zeilinger
est l’un des grands physiciens expérimentaux qui font des merveilles avec les quanta : il a été un pionnier de l’informatique quantique, de la cryptographie quantique et de la téléportation quantique. Je vais vous raconter ce que j’ai vu et qui résume la raison pour laquelle les physiciens sont déconcertés. Anton m’a montré une table avec des instruments optiques : un petit laser, des lentilles, des prismes qui séparent le faisceau laser puis le recombinent, des détecteurs de photons, etc. Là, un faible faisceau laser composé de quelques photons était séparé en deux faisceaux distincts, qui suivaient deux chemins différents, disons un « à droite » et un « à gauche ». Les deux chemins se rejoignaient ensuite, puis étaient de nouveau divisés pour aboutir à deux détecteurs : un « en haut » et un « en bas ».
Un faisceau de photons séparé en deux par un prisme, recomposé et à nouveau divisé.
Voici ce dont j’ai été témoin : si on laisse les deux chemins (celui de gauche et celui de droite) libres, les photons finissent tous dans le détecteur du bas : aucun n’arrive en haut (première image du dessin ci-après). Mais si vous mettez votre main pour barrer l’un ou l’autre des chemins, une moitié des photons continue vers le bas, l’autre moitié vers le haut (seconde image du dessin). Comment cela peut-il se produire ?
Il y a là quelque chose d’étrange : la moitié des photons qui passent par l’un ou l’autre des chemins arrive en haut (b). On s’attend donc à ce que la moitié des photons passant par les deux chemins finisse également en haut. Mais non, ils n’arrivent jamais en haut (a).
Interférence quantique. Si les deux chemins sont libres, les photons vont tous vers le bas (a). Si au contraire je bloque un chemin avec ma main, la moitié des photons arrive en haut (b). Comment la présence de ma main sur un chemin peut-elle induire les photons qui passent par l’autre chemin à se mouvoir vers le haut ? Personne ne le sait.
Comment ma main qui bloque l’un des chemins peut-elle indiquer aux photons qui passent par l’autre chemin d’aller vers le haut ? La disparition des photons dans le détecteur du haut lorsque les deux chemins sont libres est un exemple d’interférence quantique. Il s’agit d’une « interférence » entre les deux chemins : celui de droite et celui de gauche. Lorsque les deux sont libres, il se passe quelque chose qui n’advient ni pour les photons qui passent par un chemin ni pour ceux qui passent par l’autre : les photons qui vont en haut disparaissent.
Selon la théorie de Schrödinger, l’onde ψ de chaque photon se sépare en deux parties : deux petites ondes. L’une suit le chemin de droite, l’autre celui de gauche. Lorsque les petites ondes se retrouvent, l’onde ψ se recompose et prend le chemin du bas. Cependant, si je bloque l’un des deux chemins avec ma main, l’onde ψ ne se recompose pas comme avant et se comporte donc différemment : elle se redivise en deux et une partie se dirige vers le haut. Que les ondes se comportent ainsi n’est pas étrange : l’interférence des ondes est un phénomène connu. Les ondes lumineuses et les vagues dans la mer font ce genre de choses. Mais ici, nous n’observons jamais une onde divisée en deux parties, nous ne voyons que des photons individuels qui passent chacun d’un seul côté : soit à droite, soit à gauche. Si nous plaçons des détecteurs de photons le long des chemins, ces détecteurs ne révèlent en effet jamais un « demi-photon » : ils nous montrent que chaque photon passe (entièrement) à droite ou (entièrement) à gauche. Chaque photon se comporte comme s’il passait par les deux chemins, comme le font les ondes (sinon il n’y aurait pas interférence), mais, si nous regardons où il se trouve, nous le voyons toujours sur un seul chemin. C’est la « superposition quantique », dont nous voyons les conséquences : le photon passe « tant à droite qu’à gauche ». Il est dans une superposition quantique de deux configurations : celle de droite et celle de gauche. La conséquence est le fait que les photons ne vont plus en haut, ce serait le cas s’ils étaient passés par l’un ou l’autre des deux chemins. Mais ce n’est pas tout. Il y a autre chose. De complètement inouï : si je mesure par lequel des deux chemins passe le photon… l’interférence disparaît !
Il suffit de mesurer par quel chemin passent les photons pour que l’interférence disparaisse ! Si je mesure où ils passent, la moitié des photons se retrouve de nouveau dans le détecteur du haut.
Il semble que le simple fait d’observer modifie ce qui se passe ! Notez l’absurdité : si je ne regarde pas où passe le photon, il finit toujours en bas, mais, si je regarde où il passe, il peut finir en haut. Ce qui est stupéfiant, c’est qu’un photon peut finir en haut même si je ne l’ai pas vu. Autrement dit, le photon change de chemin juste parce que « je l’attendais au tournant », du côté où il n’est pas passé. Même si je ne l’ai pas vu ! On lit dans les manuels de mécanique quantique que, si j’observe par où passe le photon, son ψ saute entièrement dans un chemin. Si je vois le photon à droite, l’onde ψ saute tout entière à droite. Si j’observe et ne vois pas le photon à droite, l’onde ψ saute tout entière à gauche. Dans les deux cas, il n’y a plus interférence. Dans le jargon, on dit que la fonction d’onde « s’effondre », c’est-à-dire qu’elle saute tout entière en un point, au moment de l’observation. C’est cela, la « superposition quantique » : le photon est « dans les deux chemins à la fois ». Si je le regarde, il saute sur un et un seul des deux chemins, et l’interférence disparaît. À ne pas y croire. Pourtant, c’est ce qui se passe : je l’ai vu de mes propres yeux. Même si j’avais longuement étudié ce sujet à l’université, le voir et y mettre
littéralement la main m’a laissé confus. Essaye donc toi aussi, cher lecteur, de trouver une explication sensée à ce comportement… Cela fait un siècle que tout le monde y travaille. Si tout cela te confond et que tu n’y comprends rien, tu n’es pas le seul. C’est pourquoi Feynman a affirmé que personne ne comprend les quanta. Si, au contraire, tout te semble limpide, cela signifie que c’est moi qui n’ai pas été assez clair. Niels Bohr disait : « Ne vous exprimez jamais plus clairement que vous ne pensez 39. »
Erwin Schrödinger a illustré ce casse-tête avec un apologue célèbre 40 : au lieu d’un photon qui emprunte simultanément le chemin de droite et le chemin de gauche, il imagine un chat qui est à la fois éveillé et endormi. L’histoire est la suivante : un chat est enfermé dans une boîte avec un dispositif où un phénomène quantique a une probabilité d’un sur deux de se produire. S’il se produit, le dispositif ouvre une fiole de somnifère qui endort le chat. La théorie veut que le du chat soit dans une « superposition quantique » chat-éveillé/chat-endormi, et demeure ainsi tant que nous n’observons pas le chat 41. Le chat est donc dans un état de « superposition quantique » chatéveillé/chat-endormi. Ce n’est pas la même chose que de dire que nous ne savons pas si le chat est éveillé ou endormi, pour la raison suivante : il existe des effets d’interférence entre chat-éveillé et chat-endormi (comme les effets d’interférence entre les deux chemins des photons de Zeilinger), qui ne se produiraient ni si le chat était éveillé ni s’il était endormi. Ces effets se produisent si le chat se trouve dans cette « superposition quantique » chatéveillé/chat-endormi. Comme l’interférence dans l’expérience de Zeilinger, qui n’advient que si les photons « passent par les deux chemins à la fois ». Pour un système aussi grand qu’un chat, les effets d’interférence prévus par la théorie sont trop difficiles à observer 42. Mais il n’y a pas une raison
convaincante de douter de leur réalité. Le chat n’est ni éveillé ni endormi. Il est dans cette superposition quantique chat-éveillé/chat-endormi… Mais qu’est-ce que cela signifie ? Comment se sent un chat dans une superposition quantique chatéveillé/chat-endormi ? Si toi, lecteur, tu te retrouvais dans une superposition quantique toi-éveillé/toi-endormi, comment te sentirais-tu ? C’est l’énigme des quanta.
2. Prendre ψ au sérieux : mondes multiples, variables cachées et effondrements physiques
Si vous voulez déclencher une discussion animée au cours d’un dîner lors d’une conférence de physique, il suffit de poser la question suivante à votre voisin de table : « À votre avis, le chat de Schrödinger est-il vraiment à la fois éveillé et endormi ? » Les discussions sur les mystères des quanta ont été enflammées dans les années 1930, après la naissance de la théorie. Le débat entre Einstein et Bohr, qui se poursuivit pendant des années au travers de rencontres, de conférences, d’écrits et de lettres, est resté célèbre. Einstein résiste à l’idée de renoncer à une image plus réaliste des phénomènes. Bohr défend la nouveauté conceptuelle de la théorie 43. Durant les années 1950, l’attitude consistant à ignorer le problème se répand : la puissance de la théorie est tellement spectaculaire que les physiciens ont fort à faire pour l’appliquer dans tous les domaines possibles, sans trop se poser de questions. Mais à ne pas se poser de questions, on n’apprend rien. Dès les années 1960, l’intérêt pour les problèmes conceptuels se ranime, curieusement stimulé aussi par l’influence de la culture hippie, fascinée par l’étrangeté des quanta 44. Aujourd’hui, les discussions sont fréquentes dans les départements de philosophie et de physique, avec des opinions divergentes. De nouvelles
idées naissent, on éclaircit des questions subtiles. Certaines idées sont abandonnées, d’autres résistent. Les idées qui résistent à la critique nous proposent des façons possibles de comprendre les quanta, mais chacune d’entre elles comporte un coût conceptuel élevé : elles nous obligent toutes à accepter quelque chose de bizarre. Le bilan coûts/bénéfices final qu’impliquent les différentes visions de la théorie n’est pas encore clair. Je pense que nous finirons par tomber d’accord, comme cela a été le cas lors des autres grandes disputes scientifiques qui semblaient insolubles : la Terre est-elle immobile ou tourne-t-elle ? (Elle tourne.) La chaleur est-elle un fluide ou le mouvement rapide des molécules ? (Le mouvement des molécules.) Les atomes existent-ils vraiment ? (Oui.) Le monde est-il seulement « énergie » ? (Non.) Avons-nous des ancêtres communs avec les singes ? (Oui.) Etc. Dans ce livre, qui est un chapitre du dialogue en cours, j’essaye de décrire où nous a menés selon moi la discussion et de faire le point sur la direction vers laquelle elle nous entraîne. Avant d’aborder dans le chapitre suivant les idées que je trouve les plus convaincantes, je résume ci-dessous les alternatives parmi les plus discutées. On les appelle les « interprétations de la mécanique quantique ». D’une façon ou d’une autre, elles nous demandent toutes d’accepter des idées radicales : des univers multiples, des variables invisibles, des phénomènes jamais observés et autres bêtes étranges. Ce n’est la faute de personne : c’est l’étrangeté de la théorie qui nous oblige à excogiter des solutions extrêmes. Le reste de ce chapitre est donc dense en spéculations. Si elles vous ennuient, passez au chapitre suivant, où j’en arrive à l’essentiel : la perspective relationnelle. Si, au contraire, vous voulez avoir un aperçu de la discussion actuelle et une idée des arguments en jeu, les voici. Les spéculations sont amusantes...
Mondes multiples L’interprétation des « mondes multiples » est à la mode aujourd’hui dans certains cercles philosophiques et chez quelques physiciens théoriciens et cosmologistes. L’idée est de prendre au sérieux la théorie de Schrödinger. C’est-à-dire de ne pas interpréter l’onde ψ comme une probabilité, mais comme une entité réelle, qui décrit le monde tel qu’il est effectivement. D’une certaine façon, cette idée revient à méconnaître le prix Nobel de Max Born, qui lui a été décerné pour avoir compris que l’onde ψ est seulement une évaluation de probabilité. Selon cette hypothèse, le chat de Schrödinger est vraiment décrit par son ψ très réel. Il est donc vraiment dans une superposition chat-éveillé/chatendormi : les deux existent concrètement. Comment se fait-il alors que, si j’ouvre la boîte et que je regarde le chat, je le vois soit éveillé, soit endormi, mais pas les deux à la fois ? Tenez-vous bien. L’explication, selon l’interprétation des mondes multiples, réside dans le fait que moi, Carlo, je suis aussi décrit par mon onde ψ. Lorsque j’observe le chat, mon onde ψ interagit avec l’onde du chat et se sépare elle aussi en deux composantes : l’une qui représente une version de moi qui voit le chat éveillé, l’autre une version de moi qui voit le chat endormi. Selon cette interprétation, elles sont toutes les deux bien réelles. L’onde ψ totale a donc désormais deux composantes : deux « mondes ». Le monde s’est ramifié en « deux mondes » : un monde dans lequel le chat est éveillé et où Carlo voit le chat éveillé, et un autre monde dans lequel le chat dort et où Carlo voit le chat dormir. Il y a donc maintenant deux Carlo : un pour chaque monde. Alors, pourquoi est-ce que je vois (par exemple) seulement le chat éveillé ? La réponse est que je ne suis, maintenant, qu’un seul des deux Carlo. Dans un monde parallèle, tout aussi réel, tout aussi concret, une copie de moi voit le chat dormir. Voilà pourquoi, même si le chat peut être à
la fois éveillé et endormi, je ne vois qu’un seul de ces deux états lorsque je le regarde ; si je le regarde, je me dédouble aussi. Comme le ψ de Carlo interagit continuellement avec d’innombrables autres systèmes, outre celui du chat, il s’ensuit qu’il existe une infinité d’autres mondes parallèles, tout aussi existants, tout aussi réels, où une infinité de copies de moi font l’expérience de toutes sortes de réalités alternatives. C’est la théorie des « mondes multiples ».
Cela vous semble fou ? Ça l’est. Pourtant, d’éminents physiciens et philosophes estiment que c’est la meilleure lecture possible de la théorie des quanta 45. Ce ne sont pas eux qui sont fous, c’est cette théorie qui fonctionne si bien depuis un siècle qui est folle… Toutefois, est-il vraiment nécessaire, pour sortir des brumes qui entourent la théorie, de supposer l’existence concrète et réelle d’un nombre infini de copies de nous-mêmes, inobservables, cachées à l’intérieur d’une gigantesque onde ψ universelle ? Je vois aussi une autre difficulté dans cette interprétation. La gigantesque onde ψ universelle qui contiendrait tous les mondes est comme la nuit noire de Hegel où toutes les vaches sont noires : elle ne rend pas compte, en elle-
même, de la réalité phénoménale que nous observons 46. Pour décrire les phénomènes que nous observons, nous avons besoin d’autres éléments mathématiques que ψ, et je ne vois pas l’interprétation des mondes multiples en rendre compte.
Variables cachées Il existe un moyen d’éviter la multiplication infinie des mondes et des copies de nous-mêmes. Il est fourni par un groupe de théories appelées « à variables cachées ». La meilleure d’entre elles a été conçue par de Broglie, le père des ondes de matière, et mise au point par David Bohm. David Bohm est un scientifique américain qui a eu une vie difficile, simplement parce qu’il était communiste du mauvais côté du rideau de fer. Il fait l’objet d’une enquête pendant le maccarthysme, est arrêté en 1949 et emprisonné pendant une courte période. Bien qu’il soit acquitté, l’université de Princeton le licencie par souci hypocrite de respectabilité. Il est forcé d’émigrer en Amérique du Sud. L’ambassade américaine lui retire son passeport, de peur qu’il ne se rende en Union soviétique… Sa théorie est simple : l’onde ψ d’un électron est une entité réelle, comme dans l’interprétation des mondes multiples ; mais, en plus de l’onde ψ réelle, nous avons aussi un électron réel : une particule de matière réelle, qui a toujours une position définie. Cela résout le problème du lien entre la théorie et les phénomènes que nous observons. Il n’y a qu’une seule position, comme en mécanique classique : pas de « superposition quantique » donc. L’onde ψ évolue selon l’équation de Schrödinger, et l’électron proprement dit se meut dans l’espace physique guidé par l’onde ψ. Bohm étudie une équation qui montre comment l’onde ψ peut effectivement guider l’électron 47. L’idée est géniale : les phénomènes d’interférence sont déterminés par l’onde ψ qui guide les objets, mais les objets eux-mêmes ne sont pas en
superposition quantique. Ils sont toujours dans une seule position. Le chat est soit éveillé, soit endormi. Mais son ψ possède les deux composantes : l’une correspond au chat réel, l’autre est une onde « vide » sans chat réel. Cette onde vide peut cependant donner lieu à des interférences, en interférant avec l’onde du chat réel. Voilà pourquoi je vois le chat soit éveillé, soit endormi, alors que les effets d’interférence existent malgré tout : le chat est dans un seul état, mais, dans l’autre état, une partie de son onde engendre des interférences.
Cela explique l’expérience de Zeilinger décrite plus haut. Pourquoi ma main, lorsqu’elle bloque un des deux chemins, affecte-t-elle le mouvement du photon qui passe par l’autre chemin ? Réponse : parce que, si le photon ne passe que par un seul chemin, son onde, elle, passe par les deux. Ma main altère l’onde qui guide alors le photon différemment de ce qu’elle aurait fait si ma main ne s’était pas trouvée là. Ma main modifie le comportement futur du photon, même si celui-ci passe loin d’elle. C’est une belle explication. L’interprétation à variables cachées ramène la physique quantique dans le même royaume logique que la physique classique : tout est déterministe et
prévisible. Si nous connaissions la position de l’électron et la valeur de l’onde, nous pourrions tout prédire. Mais ce n’est pas aussi simple. En fait, nous ne pouvons jamais vraiment connaître l’état de l’onde, car nous ne la voyons jamais : nous ne voyons que l’électron 48. Le comportement de l’électron est donc déterminé par des variables qui restent pour nous « cachées » (l’onde). Les variables sont par principe cachées : on ne peut jamais les déterminer. C’est la raison pour laquelle la théorie s’appelle « à variables cachées 49 ». Le prix à payer, si l’on considère sérieusement cette théorie, est de supposer l’existence de toute une réalité physique qui nous serait inaccessible. Dont le seul but, à bien y regarder, est de nous rassurer sur ce que la théorie ne nous dit pas. Faut-il supposer l’existence d’un monde inobservable, sans aucun effet qui ne soit déjà prédit par la théorie quantique, dans le seul but d’apaiser notre peur de l’indétermination ? Il y a d’autres difficultés. La théorie de Bohm est très appréciée de certains philosophes, car elle offre un cadre conceptuel précis. Mais elle est peu aimée des physiciens, parce que, dès que l’on essaye de l’appliquer à quelque chose de plus compliqué qu’une simple particule, les problèmes s’accumulent. L’onde ψ de plusieurs particules, par exemple, n’est pas la somme des ondes des particules individuelles : c’est une onde qui ne se meut pas dans l’espace physique, mais dans un espace mathématique abstrait 50. Nous perdons l’image intuitive et nette de la réalité que la théorie de Bohm nous offre dans le cas d’une seule particule. Les problèmes les plus sérieux, toutefois, se présentent dès que l’on prend en compte la relativité. Les variables cachées de la théorie violent brutalement la relativité : elles déterminent un système de référence privilégié. Le prix à payer pour penser que le monde est constitué de variables toujours déterminées, comme en physique classique, est donc d’accepter non seulement que ces variables soient cachées à jamais, mais
également qu’elles contredisent tout ce que nous avons appris sur le monde grâce à cette même physique classique. Cela en vaut-il la peine ?
Effondrement physique Il existe une troisième façon de tenir l’onde ψ pour réelle, tout en évitant tant les mondes multiples que les variables cachées : considérer les prédictions de la mécanique quantique comme des approximations, qui négligent quelque chose d’autre capable de rendre le tout plus cohérent. Il pourrait exister un véritable processus physique, indépendant de nos observations, qui se produirait spontanément, de temps en temps, et qui éviterait que l’onde ne se disperse. Ce mécanisme hypothétique, jamais observé jusqu’à présent, prend le nom d’« effondrement physique » de la fonction d’onde. L’« effondrement de la fonction d’onde » ne se produirait donc pas parce que nous observons, mais spontanément, et d’autant plus rapidement que les objets sont macroscopiques. Dans le cas du chat, l’onde ψ sauterait d’elle-même très vite dans l’une ou l’autre des deux configurations, et le chat serait rapidement ou bien réveillé, ou bien endormi. Si tel est le cas, la mécanique quantique habituelle ne s’applique plus aux entités macroscopiques comme les chats 51. Ce genre de théorie délivre donc des prédictions qui s’écartent de celles de la théorie quantique habituelle. Plusieurs laboratoires dans le monde ont essayé et essayent encore de vérifier ces prédictions, pour savoir qui a raison. Pour l’instant, c’est la théorie quantique qui a toujours raison. La plupart des physiciens, y compris votre très humble ami qui écrit ces lignes, parieraient que la théorie quantique continuera d’avoir raison pendant encore un bon moment...
3. Accepter l’indétermination
Les interprétations de la mécanique quantique que j’ai présentées jusqu’à présent tentent d’éviter l’indétermination 52 en considérant ψ comme un objet réel. Le prix à payer est d’ajouter à la réalité des choses comme des mondes multiples, des variables inaccessibles ou des processus jamais observés. Mais il n’y a aucune raison de prendre la fonction d’onde ψ autant au sérieux. L’onde ψ n’est pas une entité réelle : c’est un instrument de calcul, un peu comme les prévisions météorologiques, le budget d’une entreprise ou les paris sur les courses de chevaux 53. Les événements réels du monde se produisent de manière probabiliste, et la quantité ψ est notre façon de calculer la probabilité qu’ils ont de se réaliser. Les interprétations de la théorie qui ne prennent pas l’onde ψ aussi au sérieux sont dites « épistémiques », car elles interprètent ψ uniquement comme un résumé de la connaissance (ἐπιστήμη) que nous avons de ce qui se passe. Le « q-bisme » est un exemple de cette façon de penser. Il prend la théorie quantique telle quelle, sans chercher à « compléter » le monde. Le nom q-bisme dérive de « quantum Bayesianism », bayésianisme quantique, et fait référence à l’interpretation subjective (ou « bayésienne ») de la probabilité. L’idée est la suivante : ψ n’est que l’information dont nous
disposons sur le monde. En somme, la physique ne décrit pas le monde. Elle décrit ce que nous savons du monde. Elle décrit l’information que nous avons sur le monde. L’information augmente lorsque nous effectuons une observation. Voilà pourquoi ψ change lorsque nous observons : non pas parce que quelque chose se passerait dans le monde extérieur, mais seulement parce que l’information que nous avons à son sujet change. Nos prévisions météorologiques changent si nous regardons un baromètre : non pas parce que le ciel change brusquement lorsque nous regardons le baromètre, mais parce que nous apprenons soudain quelque chose que nous ne savions pas auparavant. Le nom « q-bisme » joue aussi sur sa consonance avec le cubisme de Braque et Picasso, le mouvement artistique qui se développe en Europe dans les mêmes années où la théorie quantique s’élabore. Le cubisme et la théorie quantique s’éloignent tous les deux de l’idée selon laquelle le monde peut être représenté de manière figurative. Les tableaux cubistes superposent souvent des images inconciliables d’un objet ou d’une personne, prises de différents points de vue. De même, la théorie quantique reconnaît que les mesures de différentes propriétés d’un même objet physique peuvent ne pas être conciliables (c’est une idée sur laquelle je reviendrai bientôt plus en détail). Dans les premières décennies du XXe siècle, c’est l’ensemble de la culture européenne qui ne pense plus pouvoir représenter le monde de manière simple et complète. En Italie, entre 1909 et 1925, les années de naissance de la théorie quantique, Pirandello écrit Un, personne et cent mille, qui parle de l’éclatement de la réalité du point de vue de différents observateurs. Le q-bisme renonce à une image réaliste du monde au-delà de ce que nous voyons ou mesurons. La théorie ne parle que de ce qu’un agent voit. Nous n’avons aucune légitimité pour parler du chat ou du photon quand nous ne les regardons pas.
Le point du q-bisme que je trouve faible est sa conception fortement instrumentale de la science. Le but de la science n’est pas de faire des prédictions, mais d’offrir une image de la réalité, un cadre conceptuel pour penser les choses. C’est cette ambition qui a rendu la pensée scientifique efficace. Si le but de la science était seulement de faire des prédictions, Copernic n’aurait rien découvert de plus que Ptolémée : ses prédictions astronomiques n’étaient pas meilleures que celles de Ptolémée. Mais Copernic a trouvé une clé pour tout repenser et mieux comprendre. Il y a un autre point important, qui est selon moi la clé de voûte de toute la discussion : le q-bisme ancre la réalité à un sujet de connaissance, un « moi » qui sait, comme s’il se tenait en dehors de la nature. Au lieu de voir
l’observateur comme faisant partie du monde, le q-bisme voit le monde reflété dans l’observateur. Il abandonne un matérialisme naïf, mais finit par tomber dans un idéalisme exaspéré 54. Or le point crucial est que l’observateur lui-même peut être observé. Il n’y a aucune raison de penser que l’observateur réel n’est pas, lui aussi, décrit par la théorie quantique. Si j’observe un observateur, je peux voir des choses que l’observateur ne voit pas. J’en déduis, par une analogie raisonnable, qu’il y a des choses que moi aussi, en tant qu’observateur, je ne vois pas. Il y a donc plus de choses que je ne peux en observer. Le monde existe même si je ne l’observe pas. Je veux une théorie physique qui rende compte de la structure de l’Univers, qui clarifie ce qu’est un observateur à l’intérieur d’un Univers, et non une théorie qui fait dépendre l’Univers du « moi » qui observe.
En fin de compte, donc, toutes les interprétations de la théorie quantique présentées dans ce chapitre ne font que reproposer la diatribe entre Schrödinger et Heisenberg : entre une « mécanique ondulatoire », qui tente à tout prix d’éviter l’indétermination et la probabilité dans le monde, et le saut radical de la « physique des gamins », qui paraît trop dépendre de l’existence d’un sujet qui « observe ». Ce chapitre nous a présenté plusieurs idées curieuses, mais il ne nous a pas fait faire un véritable pas en avant. Qui est le sujet qui connaît et détient l’information ? Qu’est-ce donc que l’information qu’il possède ? Qu’est-ce qu’un sujet qui observe ? Échappet-il aux lois de la nature, ou est-il lui aussi décrit par les lois naturelles ? Est-il en dehors de la nature ou fait-il partie du monde naturel ? S’il fait partie de la nature, pourquoi lui réserver un traitement spécial ? Cette question, la énième reformulation de la question posée par Heisenberg – qu’est-ce qui caractérise une observation ? Qu’est-ce qu’un observateur ? –, nous amène, enfin, aux relations.
Est-il possible que quelque chose soit réel par rapport à toi, mais pas par rapport à moi ? Où l’on parle finalement des relations.
1. Il fut un temps où le monde semblait simple
Dans l’Europe de Dante, nous pensions le monde comme le miroir brouillé d’une vaste hiérarchie céleste : un grand Dieu et ses sphères d’anges menaient les planètes dans leur course à travers le ciel. Ils participaient avec trépidation et amour aux vies d’une fragile humanité. Puis nous avons changé d’idée. Au cours des siècles suivants, nous avons compris certains aspects de la réalité, découvert des grammaires cachées, trouvé des stratégies pour atteindre nos objectifs. La pensée scientifique a tissé un édifice complexe de connaissances. La physique a joué un rôle moteur et unificateur dans ce processus, offrant une image nette de la réalité : un vaste espace où courent les particules, poussées et tirées par des forces. Faraday et Maxwell y ajoutent le « champ » électromagnétique, une entité diffuse dans l’espace, à travers laquelle des corps distants exercent des forces les uns sur les autres. Einstein complète le tableau en montrant que la gravité elle aussi est portée par un « champ » : un champ qui est la géométrie même de l’espace et du temps. La synthèse est limpide et belle. La réalité est une luxuriante stratification : les montagnes enneigées et les forêts, le regard des amis, le grondement du métro les matins d’hiver gris, notre soif insatiable, le cliquetis des touches du clavier de l’ordinateur portable, le goût du pain, la douleur du monde, le ciel nocturne, l’immensité des étoiles, Vénus qui brille solitairement dans le ciel bleu outremer du crépuscule… Nous pensions avoir trouvé la trame de fond de ce
foisonnement kaléidoscopique, l’ordre caché derrière le voile désordonné des apparences. C’était l’époque où le monde semblait simple. Mais les grands espoirs que nous nourrissons, nous, minuscules créatures mortelles, ne sont que de brefs rêves. La clarté conceptuelle de la physique classique a été balayée par les quanta. La réalité n’est pas telle que la décrit la physique classique. Un réveil brutal nous a tirés du sommeil heureux dans lequel nous avaient bercés les illusions du succès de Newton. Mais c’est un éveil qui nous ramène au cœur battant de la pensée scientifique, qui n’est pas faite de certitudes acquises : c’est une pensée en mouvement continu, dont la force réside précisément dans sa capacité à toujours tout remettre en question, sans craindre de renverser un ordre du monde pour en chercher un plus efficace, pour le remettre de nouveau en question, et renverser, encore et encore. La force de la science, c’est de ne pas avoir peur de repenser le monde : Anaximandre a éliminé les colonnes sur lesquelles reposait la Terre, Copernic l’a lancée en rotation dans le ciel, Einstein a dissous la rigidité de la géométrie de l’espace et du temps, et Darwin a démasqué l’illusion de l’altérité des humains… La réalité se redessine sans cesse sous des formes de plus en plus efficaces. Le courage de réinventer le monde en profondeur : c’est le charme subtil de la science qui a captivé les rébellions de mon adolescence…
2. Relations
Dans un laboratoire de physique, où l’on étudie un petit objet tel qu’un atome ou un photon des lasers de Zeilinger, on sait clairement qui est l’observateur : c’est le scientifique, qui prépare, observe et mesure l’objet quantique étudié à l’aide de ses instruments. Ces derniers révèlent la lumière émise par l’atome ou l’endroit où finissent les photons. Mais le vaste monde n’est pas fait de scientifiques dans leurs laboratoires ou d’instruments de mesure. Qu’est-ce qu’une observation, lorsque aucun scientifique n’est là pour prendre la mesure ? Que nous dit la théorie des quanta, là où il n’y a personne pour observer ? Que nous dit la théorie des quanta sur ce qui se passe dans une autre galaxie ? La clé de la réponse, je pense, et la clé de voûte des idées de ce livre, est le simple constat que le scientifique et son instrument de mesure font eux aussi partie de la nature. Ce que la théorie quantique décrit est la manière dont une partie de la nature se manifeste auprès d’une autre partie de la nature. Le cœur de l’interprétation « relationnelle » de la théorie quantique est l’idée que la théorie ne décrit pas la façon dont les objets quantiques se manifestent auprès de nous (ou auprès des entités particulières qui « observent »), elle décrit comment n’importe quel objet physique se manifeste auprès de n’importe quel autre objet physique. Comment un objet physique agit sur un autre objet physique.
Nous pensons le monde en termes d’objets, de choses, d’entités (dans le jargon scientifique, nous les appelons « systèmes physiques ») : un photon, un chat, une pierre, une horloge, un arbre, un garçon, un village, un arc-enciel, une planète, un amas de galaxies, etc. Ces objets ne sont pas murés chacun de leur côté dans une solitude dédaigneuse. Au contraire, ils ne cessent d’agir les uns sur les autres. Ce sont ces interactions que nous devons examiner pour comprendre la nature, et non les objets isolés. Un chat écoute le tic-tac de l’horloge ; un garçon lance une pierre ; la pierre perturbe l’air qu’elle traverse, heurte une autre pierre et la déplace, presse le sol où elle atterrit ; un arbre absorbe l’énergie des rayons du soleil, produit l’oxygène que les habitants du village respirent en regardant les étoiles, et les étoiles courent à travers la galaxie, entraînées par la gravité d’autres étoiles… Le monde que nous observons est continuellement en interaction. C’est un réseau dense d’interactions. Les objets sont caractérisés par la façon dont ils interagissent. Si un objet n’a pas d’interactions, n’influence rien, n’agit sur rien, n’émet pas de lumière, n’attire pas, ne repousse pas, ne se laisse pas toucher, ne sent rien, etc., c’est comme s’il n’existait pas. Parler d’objets qui n’interagissent jamais, c’est parler de choses qui, quand bien même elles existeraient, ne nous concernent pas. Nous ne comprenons même pas ce que dire que de telles choses « existent » pourrait signifier. Le monde que nous connaissons, qui nous touche, qui nous intéresse, ce que nous appelons la « réalité », est le vaste réseau d’entités en interaction qui se manifestent les unes aux autres en interagissant et dont nous faisons partie. C’est à ce réseau que nous nous intéressons. Le photon observé par Zeilinger dans son laboratoire est une de ces entités. Mais Anton Zeilinger en est une autre. Zeilinger est une entité comme une autre, au même titre que le photon, un chat ou une étoile. Toi, lecteur qui parcours ces lignes, tu es une autre entité ; moi, qui les écris par un matin d’hiver canadien, tandis que le ciel est encore sombre derrière la
baie vitrée de mon bureau, en compagnie d’une chatte de couleur ambre qui ronronne blottie entre l’ordinateur et moi, je suis aussi une entité comme les autres. Si la théorie des quanta décrit comment un photon se manifeste à Zeilinger et si ceux-ci sont deux systèmes physiques, alors elle doit également décrire comment n’importe quel objet se manifeste auprès de n’importe quel autre objet. L’essence de ce qui se passe entre un photon et Zeilinger qui l’observe est la même que celle de ce qui se passe entre deux objets quelconques lorsqu’ils interagissent, lorsqu’ils se manifestent l’un à l’autre en agissant l’un sur l’autre. Il existe évidemment des systèmes physiques particuliers qui sont « observateurs » au sens strict du terme : ils ont des organes sensoriels, une mémoire, ils travaillent en laboratoire, ils sont macroscopiques, etc. Mais la mécanique quantique ne décrit pas uniquement comment le monde agit sur ces systèmes : elle décrit la grammaire élémentaire et universelle de la réalité physique, sous-jacente non seulement aux observations en laboratoire, mais à n’importe quelle interaction. Si nous envisageons les choses de cette façon, il n’y a rien de spécial dans les « observations » de la mécanique quantique, les fameuses « observations » introduites par Heisenberg. Les « observateurs » n’ont rien de spécial pour la théorie : toute interaction entre deux objets physiques compte comme une observation, et nous devons pouvoir traiter n’importe quel objet comme un « observateur », lorsque nous considérons comment d’autres objets se manifestent auprès de lui. C’est-à-dire lorsque nous examinons comment les propriétés des autres objets se manifestent auprès de lui. La théorie des quanta décrit la manifestation des choses les unes aux autres. Ce qu’a découvert la théorie des quanta, je crois, c’est que les propriétés de chaque entité ne sont rien d’autre que la façon dont celle-ci affecte d’autres entités. Elles n’existent donc, au sens strict, que dans l’interaction
avec d’autres choses. La théorie des quanta est la théorie qui nous dit comment les choses s’influencent mutuellement, et c’est la meilleure description de la nature que nous ayons aujourd’hui 55. C’est une idée simple, mais elle a deux conséquences radicales, qui ouvrent l’espace conceptuel nécessaire à la compréhension des quanta.
Pas d’interaction, pas de propriétés Bohr parle de « l’impossibilité de séparer nettement le comportement des systèmes atomiques de l’interaction avec l’appareil de mesure qui sert à définir les conditions dans lesquelles le phénomène apparaît 56 ». Au moment où il écrit ces lignes, dans les années 1940, les applications de la théorie sont confinées aux laboratoires qui mesurent les systèmes atomiques. Près d’un siècle plus tard, nous savons que la théorie s’applique à tous les objets de l’Univers. Il faut remplacer « systèmes atomiques » par « tout objet », et « interaction avec l’appareil de mesure » par « interaction avec n’importe quelle autre chose, quelle qu’elle soit ». Ainsi révisée, l’observation de Bohr rend compte de la découverte qui est au cœur de la théorie : l’impossibilité de séparer les propriétés d’un objet des interactions au cours desquelles ces propriétés se manifestent et des objets auprès desquels elles se manifestent. Les propriétés d’un objet sont la façon dont il agit sur d’autres objets. L’objet lui-même est un ensemble d’interactions avec d’autres objets. La réalité est ce réseau d’interactions, en dehors duquel nous ne comprenons même pas de quoi nous serions en train de parler. Au lieu de considérer le monde physique comme un ensemble d’objets aux propriétés définies, la théorie quantique nous invite à voir le monde physique comme un réseau de relations dont les objets sont les nœuds. De là suit qu’attribuer toujours nécessairement des propriétés à une chose, même lorsqu’elle n’interagit pas, est superflu et peut induire en
erreur. Cela revient à parler de quelque chose qui n’existe pas : il n’y a pas de propriétés en dehors des interactions 57. C’est le sens de l’intuition première de Heisenberg : demander quelle est l’orbite de l’électron alors qu’il n’est pas en train d’interagir avec quelque chose est une question vide de sens. L’électron ne suit pas une orbite, car ses propriétés physiques sont uniquement celles qui déterminent comment il agit sur quelque chose d’autre, par exemple la lumière qu’il émet. Si l’électron n’est pas en train d’interagir, il n’a pas de propriétés. C’est un saut radical, qui revient à affirmer que toute propriété n’est que la façon dont un objet agit sur quelque chose d’autre. Lorsque l’électron n’interagit avec rien, il n’a pas de propriétés physiques. Il n’a pas de position, il n’a pas de vitesse.
Les propriétés ne sont que relatives La seconde conséquence est encore plus radicale. Supposons, cher lecteur, que tu sois le chat de l’apologue de Schrödinger décrit dans le chapitre précédent. Tu es enfermé dans une boîte et un mécanisme quantique (un atome radioactif par exemple) a une probabilité d’une sur deux de déclencher la libération d’un somnifère. Tu perçois si le somnifère a été émis ou pas. Dans le premier cas, tu t’endors, dans le second, tu restes éveillé. Pour toi, le somnifère a été libéré, ou pas. Il n’y a aucun doute là-dessus. Pour toi, tu es éveillé ou tu es endormi. Pas les deux en même temps. Moi, je suis en revanche à l’extérieur de la boîte et je n’interagis ni avec la fiole de somnifère ni avec toi. Plus tard, je peux observer des phénomènes d’interférence entre toi-éveillé et toi-endormi : des phénomènes qui ne se seraient pas produits si je t’avais vu endormi, ou si je t’avais vu éveillé. En ce sens, pour moi, tu n’es ni éveillé ni endormi. Je dis que tu es « dans une superposition d’éveil et de sommeil ».
Pour toi, le somnifère a été libéré ou pas, et tu es soit éveillé, soit endormi. Pour moi, tu n’es ni éveillé ni endormi. Pour moi, « il y a une superposition quantique d’états différents ». Pour toi, il y a la réalité d’être éveillé ou de ne pas l’être. La perspective relationnelle permet aux deux choses d’être vraies, car chacune est relative à des interactions liées à deux observateurs différents : toi et moi.
Est-il possible que quelque chose soit réel par rapport à toi et pas par rapport à moi ? Je crois que la théorie des quanta est la découverte que la réponse à cette question est oui. Les propriétés d’un objet qui sont réelles par rapport à un deuxième objet ne le sont pas nécessairement par rapport à un troisième. Une propriété peut être réelle par rapport à une pierre donnée, et non réelle par rapport à une autre pierre 58. Le mystère de la mécanique quantique est la contradiction entre deux lois : l’une décrit ce qui se passe dans une « mesure », et l’autre (l’évolution « unitaire ») décrit ce qui se passe en dehors d’une « mesure ». L’interprétation relationnelle consiste à dire que les deux lois sont correctes : la première s’applique aux événements relatifs au système en interaction, la seconde aux événements relatifs à un système qui n’est pas en interaction.
3. Le monde subtil et raréfié des quanta
J’espère ne pas avoir perdu trop de lecteurs dans les pages précédentes, délicates, mais centrales. En résumé, les propriétés des objets n’existent qu’au moment des interactions et peuvent être réelles par rapport à un objet, mais pas par rapport à un autre. Le fait qu’il existe des propriétés définies uniquement par rapport à quelque chose d’autre ne devrait pas nous surprendre. Nous le savions déjà. La vitesse, par exemple, est une propriété que possède un objet par rapport à un autre objet. Si tu marches sur le pont d’un bac en train de traverser un fleuve, tu as une vitesse par rapport au bac, une autre vitesse par rapport à l’eau du fleuve, une vitesse encore différente par rapport à la Terre, une autre vitesse par rapport au Soleil, une autre par rapport à la galaxie, et ainsi de suite sans fin. La vitesse est forcément définie (implicitement ou explicitement) par rapport à quelque chose. C’est une notion qui regarde deux objets (toi et le bac, toi et la Terre, toi et le Soleil, etc.). Elle n’existe que par rapport à quelque chose d’autre. C’est une relation entre deux choses. Les exemples similaires sont nombreux : accepter l’idée que la Terre est une sphère signifie accepter l’idée que le « haut » et le « bas » ne sont pas des notions absolues, mais relatives à l’endroit où nous nous trouvons sur Terre. La relativité restreinte d’Einstein est la découverte que la notion de simultanéité est relative à l’état de mouvement d’un observateur, et ainsi de
suite. La découverte de la théorie quantique est juste un peu plus radicale : c’est la découverte que toutes les propriétés (variables) de tous les objets sont relationnelles, comme l’est la vitesse. Les variables physiques ne décrivent pas les choses : elles décrivent la façon dont les choses se manifestent les unes aux autres. Il n’y a aucun sens à leur donner une valeur, si ce n’est au cours d’une interaction. Une variable prend une valeur (la particule a une position, ou une vitesse) par rapport à quelque chose au cours d’une interaction avec cette chose. Le monde est le réseau de ces interactions. Des relations qui s’établissent lorsque des objets physiques interagissent. Une pierre heurte une autre pierre. La lumière du Soleil arrive sur ma peau. Toi, le lecteur, tu lis ces lignes.
Le monde qui en émerge est un monde raréfié. Un monde où, au lieu d’entités indépendantes aux propriétés définies, on trouve des entités qui n’ont de propriétés et de caractéristiques que par rapport à d’autres, et uniquement lorsqu’elles interagissent. Une pierre n’a pas de position en soi : elle n’a de position que par rapport à une autre pierre avec laquelle elle entre en collision. Le ciel n’a pas de couleur en soi : il a une couleur par rapport à mon œil qui le regarde. Une étoile ne brille pas dans le ciel en tant qu’entité indépendante : c’est un nœud dans un réseau d’interactions qui forme la galaxie dans laquelle elle réside… Le monde des quanta est donc plus ténu que celui imaginé par l’ancienne physique, il n’est fait que d’interactions, d’occurrences, d’événements discontinus, sans permanence. C’est un monde à la texture fine et aérée, comme la dentelle de Burano. Chaque interaction est un événement, et ce sont ces événements légers et éphémères qui constituent la réalité, et non les lourds objets chargés de propriétés absolues que notre philosophie posait en support à ces événements. La vie d’un électron n’est pas une ligne dans l’espace : c’est une manifestation ponctuée d’événements, un ici et un là, lorsqu’il interagit avec quelque chose d’autre. Des événements pointiformes, discontinus, probabilistes, relatifs. Dans Cosmological Koans, un livre enchanteur sur les mystères de la physique, Anthony Aguirre décrit ainsi cette conclusion déconcertante : « Nous fractionnons les choses en morceaux de plus en plus petits, mais ensuite les morceaux, lorsque nous les examinons, ne sont pas là. Il n’y a que leurs agencements. Que sont donc les choses, un bateau, ses voiles, ou vos ongles ? Qu’est-ce que c’est ? Si ce sont les formes de formes de formes de formes, et si les formes sont de l’ordre, et que l’ordre est défini par nous... elles n’existent, semble-t-il, que créées par et en relation avec nous et l’Univers. Elles sont, dirait le Bouddha, vacuité 59. »
La continuité solide du monde à laquelle nous sommes habitués dans notre vie quotidienne ne reflète pas le grain de la réalité : elle est le résultat de notre vision macroscopique. Une ampoule électrique n’émet pas une lumière continue, mais une grêle serrée d’infimes photons évanescents. À petite échelle, il n’y a pas de continuité ou de fixité dans le monde réel, il n’y a que des événements discrets, des interactions espacées et discrètes. Schrödinger s’est battu comme un lion contre la discontinuité quantique, contre les sauts quantiques de Bohr, contre le monde matriciel de Heisenberg. Il défendait l’image de réalité continue de la vision classique. Mais lui aussi a fini par capituler, des décennies après les affrontements des années 1920, avant d’admettre sa défaite. Les mots de Schrödinger qui suivent le passage que j’ai cité plus haut (« Il y a eu un moment où les créateurs de la mécanique ondulatoire se sont bercés de l’illusion d’avoir éliminé les discontinuités de la théorie des quanta ») sont clairs et définitifs : « […] il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois, ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents, mais cela n’arrive que dans des circonstances particulières et pendant une période de temps extrêmement courte dans chaque cas particulier 60. »
Qu’est-ce donc que l’onde ψ ? C’est le calcul probabiliste de l’endroit où, par rapport à nous, nous nous attendons à ce que le prochain événement se réalise 61. C’est une quantité prospective : un objet n’a pas qu’une seule onde ψ, il en a une différente par rapport à chaque autre objet avec lequel il a interagi. Les événements qui se produisent par rapport à autre chose que nous n’affectent pas la probabilité d’événements futurs qui se produiront
par rapport à nous 62. L’« état quantique » décrit par ψ est donc toujours seulement un état relatif 63. Les interprétations des « mondes multiples » et « à variables cachées » résumées au chapitre précédent cherchaient à « remplir » le monde avec des réalités supplémentaires au-delà de ce que nous voyons, pour retrouver la « plénitude » du monde classique, pour exorciser l’indétermination des quanta. Le prix à payer était de postuler un monde rempli d’invisibles. La perspective relationnelle prend la théorie telle qu’elle est – après tout, c’est la meilleure théorie que nous ayons – avec sa description esquissée du monde, et en accepte pleinement l’indétermination 64, comme le fait le qbisme. À la différence du q-bisme, elle parle du monde entier, et non de l’information d’un sujet, comme si celui-ci était extérieur à la nature. C’est la grammaire de notre compréhension de la réalité que nous devons accepter de modifier, comme lorsque Anaximandre a compris la forme de la Terre en changeant la grammaire des notions de « dessus » et de « dessous » 65. Les objets sont décrits par des variables qui prennent une valeur lorsqu’elles interagissent, et cette valeur est déterminée en relation aux objets en interaction, et non par rapport aux autres. Un objet est un, personne et cent mille. Le monde se fragmente en un jeu de points de vue, qui n’admet pas une vision globale unique. C’est un monde de perspectives, de manifestations, et non d’entités aux propriétés définies ou de faits univoques. Les propriétés ne résident pas dans les objets, elles sont des ponts entre les objets. Les objets ne sont tels que dans un contexte, c’est-à-dire uniquement en relation avec d’autres objets, ce sont des nœuds où se rencontrent les ponts. Le monde est un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n’existent que dans leur reflet l’un dans l’autre. Le grain fin des choses est ce monde ténu étrange, où les variables sont relatives, où l’avenir n’est pas déterminé par le présent. Ce fantomatique monde quantique est notre monde.
Le réseau de relations qui tisse la réalité Où l’on parle de la façon dont les choses se parlent.
1. Intrication
Dans le chapitre précédent, j’ai évoqué le cœur de la théorie des quanta : les propriétés des choses sont relatives à d’autres choses et se réalisent dans les interactions. Je vais décrire maintenant le phénomène quantique qui incarne le mieux cette interdépendance, un phénomène subtil et enchanteur qui fait rêver : l’intrication quantique. C’est le phénomène le plus étrange de tous les phénomènes quantiques, celui qui nous éloigne le plus de notre ancien monde. Ainsi que l’a souligné Schrödinger, c’est le trait caractéristique de la mécanique quantique. Mais c’est aussi un phénomène général, qui tisse la structure même de la réalité. Ici apparaissent les aspects de la réalité les plus vertigineux révélés par la théorie des quanta. Une intrication est la situation dans laquelle se retrouvent deux choses ou deux personnes qui sont restées, d’une façon mystérieuse, « entremêlées ». Enchevêtrement, intrication, implication, trame, imbroglio, relation sentimentale… En physique quantique, l’intrication est le phénomène par lequel deux objets distants, par exemple deux particules qui se sont rencontrées dans le passé, conservent une sorte de lien étrange, comme s’ils pouvaient continuer à se parler. Comme deux amants séparés qui devinent les pensées de l’autre. Ils restent, dit-on, entangled, intriqués. C’est un phénomène qui a été vérifié en laboratoire. Récemment, des scientifiques chinois ont réussi à
maintenir deux photons dans un état intriqué à des milliers de kilomètres de distance 66. Voyons de quoi il retourne. Tout d’abord, deux photons intriqués ont des caractéristiques corrélées : c’est-à-dire que, si l’un est rouge, l’autre est rouge aussi ; si l’un est bleu, l’autre l’est également. Jusqu’à présent, rien d’étrange. Si je sépare une paire de gants et que j’en envoie un à Vienne et un à Pékin, celui qui arrive à Vienne sera de la même couleur que celui qui arrive à Pékin : ils sont corrélés. La bizarrerie apparaît si les deux photons, envoyés respectivement à Vienne et à Pékin, se trouvent dans une superposition quantique. Par exemple, ils peuvent être dans une superposition d’une configuration où ils sont tous deux rouges, et d’une autre où ils sont tous deux bleus. Chaque photon peut se révéler aussi bien rouge que bleu au moment de l’observation, mais, si l’un d’eux se montre rouge, l’autre – à distance – fera de même. L’aspect de la question qui nous laisse perplexes est le suivant : si tous deux peuvent se révéler aussi bien rouges que bleus, comment se fait-il qu’ils se révèlent toujours de la même couleur ? La théorie nous dit que, tant que nous ne l’observons pas, chacun des deux photons n’est ni définitivement rouge ni définitivement bleu. La couleur est déterminée, au hasard, uniquement au moment où nous le regardons. Mais, s’il en est ainsi, comment est-il possible que la couleur déterminée au hasard à Vienne soit la même que celle déterminée au hasard à Pékin ? Si je lance une pièce à Pékin et une autre à Vienne, les deux résultats sont indépendants, ils ne sont pas corrélés : je ne tombe pas sur pile à Vienne à chaque fois que la pièce tombe sur pile à Pékin. Il ne semble n’y avoir que deux explications possibles. La première est qu’un signal porteur de la couleur du photon voyage très rapidement d’un photon à l’autre, c’est-à-dire que, dès qu’un photon décide d’être bleu ou
rouge, il le communique immédiatement, d’une manière ou d’une autre, à son frère éloigné. La seconde possibilité, plus raisonnable, c’est que la couleur soit en réalité déjà déterminée au moment de la séparation, comme dans le cas des gants, bien que nous ne le sachions pas (Einstein s’attendait à quelque chose de ce genre). Malheureusement, aucune des deux explications ne fonctionne. La première implique une communication trop rapide à partir d’un endroit trop éloigné, ce qui va à l’encontre de tout ce que nous savons de la structure même de l’espace-temps, qui empêche l’envoi de signaux aussi rapides. En effet, il n’y a aucun moyen d’utiliser des objets intriqués pour envoyer des signaux. La corrélation n’est donc pas liée à une transmission rapide de signaux. Mais l’autre possibilité – c’est-à-dire que les photons, comme les gants, « savent » déjà avant de se séparer s’ils sont tous deux rouges ou tous deux bleus – a été invalidée par le physicien irlandais John Bell dans un magnifique article rédigé en 1964 67. Par un raisonnement élégant, subtil et très technique, Bell montre que, si toutes les propriétés corrélées des deux photons étaient déterminées dès le moment de leur séparation (au lieu d’être déterminées au hasard au moment de l’observation), il s’ensuivrait des conséquences précises (appelées aujourd’hui inégalités de Bell), qui sont au contraire contredites par ce qui est observé. Les corrélations ne sont pas déterminées avant 68. Voilà qui ressemble à un casse-tête insoluble. Comment deux particules intriquées peuvent-elles prendre la même décision, sans s’être mises d’accord au préalable et sans s’envoyer de message ? Qu’est-ce qui les lie ?
Mon ami Lee m’a raconté que lorsque, jeune homme, il étudiait l’intrication, il passait des heures allongé sur son lit, les yeux au plafond, à imaginer comment chaque atome de son corps avait interagi dans un passé
lointain avec d’innombrables autres atomes de l’Univers. Chaque atome de son corps était donc lié à des milliards d’autres atomes, dispersés dans la galaxie… Il se sentait mêlé au cosmos. L’intrication indique que la réalité est définitivement différente de comment nous la pensions. Deux objets pris ensemble ont davantage de caractéristiques que les deux mêmes objets pris séparément. Plus précisément, il existe des situations dans lesquelles, même si je sais tout ce que je peux prédire dans cette situation sur un objet et sur l’autre, je reste incapable de prédire quoi que ce soit sur les deux objets pris ensemble. Rien de cela n’est vrai dans le monde classique. Si ψ1 est l’onde de Schrödinger d’un objet et ψ2 l’onde d’un second objet, notre intuition nous souffle que, pour prédire tout ce que nous pouvons observer des deux objets, il devrait suffire de connaître ψ1 et ψ2. Et pourtant, tel n’est pas le cas. L’onde de Schrödinger de deux objets n’est pas l’ensemble des deux ondes. C’est une onde plus compliquée, qui contient d’autres informations : des informations sur les possibles corrélations quantiques qui ne sauraient être contenues dans les deux ondes ψ1 et ψ2 69. En somme, même si nous savons tout ce qu’il y a à savoir dans une situation particulière sur un objet donné, nous ne savons pas tout de lui : nous ignorons ses corrélations avec les autres objets de l’Univers. La relation entre deux objets n’est pas quelque chose qui est contenu dans l’un et dans l’autre : c’est quelque chose de plus 70. Cette interconnexion entre tous les composants de l’Univers est déconcertante.
Revenons à notre casse-tête : comment deux particules intriquées peuvent-elles se comporter de la même manière, sans s’être mises d’accord au préalable et sans s’envoyer de message à distance ?
La perspective relationnelle a une solution à cette énigme, mais celle-ci montre à quel point cette perspective est radicale. La solution consiste à se souvenir que les propriétés existent par rapport à quelque chose. La mesure de la couleur du photon effectuée à Pékin détermine la couleur par rapport à Pékin. Mais pas par rapport à Vienne. La mesure de la couleur à Vienne détermine la couleur par rapport à Vienne. Mais pas par rapport à Pékin. Puisqu’il n’existe aucun objet physique qui voit les deux couleurs au moment où les deux mesures sont effectuées, il n’y a aucun sens à se demander si les résultats sont identiques ou pas. Cela ne correspond pas à quelque chose qui peut être constaté. Dieu seul peut voir à deux endroits en même temps, mais Dieu, s’Il existe, ne nous dit pas ce qu’Il voit. Ce qu’Il voit n’est pas pertinent pour la réalité. Nous ne pouvons pas poser que ce que Dieu seul voit existe. Nous ne pouvons pas présumer que les deux couleurs existent, car il n’y a rien par rapport à quoi elles seraient toutes les deux déterminées. Il n’y a que des propriétés qui existent par rapport à quelque chose : l’ensemble de deux couleurs n’existe pas par rapport à quoi que ce soit. Bien sûr, nous pouvons comparer les deux mesures, à Pékin et à Vienne, mais pour le faire il faut un échange de signaux : les deux laboratoires peuvent s’envoyer des emails, s’appeler au téléphone. Mais un email a besoin de temps, et la voix au téléphone aussi ; rien ne voyage instantanément. Ce n’est que lorsque le résultat des mesures prises par Pékin parvient à Vienne, par email ou par téléphone, qu’il devient réel aussi par rapport à Vienne. Or, à ce stade, il n’y a plus de signal mystérieux à distance : par rapport à Vienne, la matérialisation de la couleur du photon de Pékin ne se produit que lorsque le signal contenant l’information parvient à Vienne. Mais, par rapport à Vienne, que se passe-t-il au moment de la mesure à Pékin ? Rappelons que les appareils qui effectuent les mesures, les
scientifiques qui les lisent, les cahiers sur lesquels ils prennent des notes, les messages qu’ils envoient avec les résultats de la mesure sont tous des objets quantiques également. Tant qu’ils ne communiquent pas avec Vienne, leur état par rapport à Vienne est indéterminé : par rapport à Vienne, ils sont tous comme le chat en superposition chat-endormi/chat-éveillé. Ils sont dans une superposition quantique d’une configuration dans laquelle ils ont mesuré bleu et d’une autre dans laquelle ils ont mesuré rouge. Par rapport à Pékin, c’est l’inverse. Dans les deux cas, les corrélations ne deviennent réelles que lorsque des signaux sont échangés. Nous pouvons ainsi comprendre les corrélations sans transmission magique de signaux ni prédétermination du résultat. C’est la solution à l’énigme, mais son prix est élevé : il n’y a pas de compte rendu univoque des faits ; il existe un compte rendu des faits relatifs à Pékin, et un autre des faits relatifs à Vienne, et les deux ne coïncident pas. Les faits relatifs à un observateur ne sont pas des faits par rapport à l’autre observateur. La relativité de la réalité se révèle ici de façon éclatante. Les propriétés d’un objet ne sont telles que par rapport à un autre objet. Par conséquent, les propriétés de deux objets ne sont telles que par rapport à un troisième. Dire que deux objets sont corrélés, c’est affirmer quelque chose concernant un troisième objet : la corrélation se manifeste lorsque les deux objets corrélés interagissent tous les deux avec ce troisième objet. L’apparente aberration soulevée par ce qui semblait être une communication à distance entre deux objets intriqués est due à l’oubli de ce fait : l’existence d’un troisième objet qui interagit avec les deux systèmes est nécessaire pour révéler et donner une réalité aux corrélations. Tout ce qui se manifeste se manifeste à quelque chose. Une corrélation entre deux objets est une propriété des deux objets ; comme toutes les propriétés, elle n’existe que par rapport à un troisième objet ultérieur. L’intrication n’est pas une danse à deux, c’est une danse à trois.
2. La danse à trois qui tisse les relations du monde
Imaginons une observation d’une propriété d’un objet. Zeilinger détecte un photon et le voit rouge. Un thermomètre relève la température d’un gâteau. Une mesure est une interaction entre un objet (le photon, le gâteau) et un autre (Zeilinger, le thermomètre). À la fin de l’interaction, un objet « a recueilli de l’information sur un autre objet ». Le thermomètre a recueilli de l’information sur la température du gâteau qui est en train de cuire. Que signifie ici que le thermomètre « a de l’information » sur la température du gâteau ? Rien de compliqué : cela signifie simplement qu’il existe une corrélation entre le thermomètre et le gâteau. C’est-à-dire qu’après la mesure, si le gâteau est froid, le thermomètre indique « froid » (la colonne de mercure est en bas) ; si le gâteau est chaud, le thermomètre indique « chaud » (la colonne de mercure est montée). La température et le thermomètre sont devenus comme les deux photons : corrélés. Cela rend plus clair ce qui advient durant n’importe quelle observation. Mais, attention : si le gâteau était dans une superposition quantique de différentes températures, alors : – par rapport au thermomètre, le gâteau a manifesté l’une de ses propriétés (la température) au cours de l’interaction ; – par rapport à un troisième système physique quelconque, qui ne participe pas à cette interaction, aucune propriété ne s’est manifestée, mais
le gâteau et le thermomètre sont maintenant dans un état intriqué. C’est ce qui arrive au chat de Schrödinger. Pour le chat, soit le somnifère est libéré, soit il ne l’est pas. Pour moi, qui n’ai pas encore ouvert la boîte, la fiole de somnifère et le chat sont dans un état intriqué : une superposition quantique de fiole-ouverte/chat-endormi et de fiole-fermée/chat-éveillé. L’intrication n’est donc pas un phénomène rare qui se produit dans des situations particulières : c’est ce qui se produit normalement dans une interaction. D’un point de vue externe, toute manifestation d’un objet à un autre, c’est-à-dire toute manifestation d’une propriété, est une corrélation qui s’établit : la réalisation d’une intrication entre les objets qui interagissent. L’intrication, en somme, n’est rien d’autre que la perspective extérieure sur la relation même qui tisse la réalité : la manifestation d’un objet à un autre, au cours d’une interaction dans laquelle les propriétés des objets deviennent actuelles.
Tu observes un papillon et remarques la couleur de ses ailes. Par rapport à moi, une corrélation s’est établie entre le papillon et toi : vous êtes maintenant dans un état d’intrication. Même si le papillon s’éloigne de toi, il n’en reste pas moins que, si je regarde la couleur de ses ailes et que je te demande ensuite de quelle couleur tu les as vues, je constaterai que nos réponses correspondent, bien qu’il ne soit pas impossible qu’il existe de subtils phénomènes d’interférence avec la configuration dans laquelle le papillon était d’une autre couleur… Toute l’information que l’on peut avoir sur l’état du monde, considérée de l’extérieur, se trouve dans ces corrélations. Et puisque toutes les propriétés ne sont que des propriétés relatives, toutes les choses du monde n’existent que dans ce réseau d’intrication.
Mais il y a de la méthode dans cette folie. Si je sais que tu as regardé les ailes du papillon et que tu me dis qu’elles étaient bleues, je sais que, si je les regarde moi aussi, je les verrai bleues : c’est ce que prédit la théorie 71, bien que les propriétés soient relatives. L’éclatement des points de vue, la multiplicité des perspectives ouvertes par le fait que les propriétés ne sont que relatives sont recousus par cette cohérence, qui est intrinsèque à la grammaire de la théorie. Elle est aussi à la base de l’intersubjectivité qui fonde l’objectivité de notre vision commune du monde. Pour nous tous qui nous parlons, les ailes du papillon seront toujours de la même couleur.
3. Information
Les mots ne sont jamais précis ; le nuage flou d’acceptions qu’ils véhiculent constitue leur force expressive. Mais il peut aussi être trompeur – ’cause you know sometimes words have two meanings. Le mot « information » que j’ai utilisé quelques lignes plus haut est un mot plein d’ambiguïté, utilisé dans des contextes différents pour indiquer des notions différentes. Il est souvent employé pour faire référence à quelque chose qui a une signification. Une lettre de notre père est « riche d’informations ». Pour déchiffrer ce genre d’informations, il faut un esprit qui comprenne la signification des phrases de la lettre. C’est l’information « sémantique », c’est-à-dire liée au sens. Mais il existe aussi une acception du mot « information » qui est plus simple et n’a rien de « sémantique », ou de mental : elle appartient directement à la physique, où l’on ne parle ni d’esprit ni de sens. C’est l’usage que j’ai fait du mot « information » tout à l’heure, quand j’ai écrit que le thermomètre « a de l’information » sur la température du gâteau, pour dire tout bêtement que, si le gâteau est froid, le thermomètre indique « froid », tandis que, si le gâteau est chaud, le thermomètre indique « chaud ». C’est le sens simple et général du mot « information » en physique. Si je laisse tomber une pièce par terre, il y a deux résultats possibles : pile ou
face. Si je laisse tomber deux pièces, il y a quatre résultats possibles : pilepile, pile-face, face-pile et face-face. Mais, si je colle les deux pièces sur la même feuille de plastique transparent, toutes les deux du même côté, et je les laisse tomber ainsi, je n’obtiens plus quatre résultats, mais seulement deux : pile-pile et face-face. Le fait qu’une pièce tombe côté face implique que l’autre tombe aussi côté face. Dans le langage de la physique, on dit que les côtés des deux pièces sont « corrélés ». Ou que les côtés des deux pièces « ont de l’information l’un sur l’autre ». Dans le sens où, si je vois l’un des deux, cela « m’informe » sur l’autre. Dire qu’une variable physique « a de l’information » sur une autre variable physique, dans ce sens, revient simplement à dire qu’il existe une contrainte quelconque (une histoire commune, un lien physique, la colle sur la feuille de plastique) qui fait que la valeur d’une variable implique quelque chose pour la valeur de l’autre 72. C’est le sens du mot « information » que j’utilise ici. J’ai hésité à parler d’information dans ce livre justement parce que le mot « information » est ambigu et chargé : chacun a tendance à y lire instinctivement ce qu’il veut, et on ne se comprend pas. Mais la notion d’information est importante pour les quanta, je me risque donc à en parler quand même. N’oubliez pas qu’ici le terme « information » est employé dans un sens physique, et non mental ou sémantique.
Les propriétés d’un objet physique se réalisent par rapport à un second objet, et nous pouvons les envisager, ainsi que nous l’avons vu, comme l’établissement d’une corrélation entre les deux, c’est-à-dire comme de l’information qu’un objet a sur l’autre. On peut alors considérer la physique quantique comme une théorie sur l’information (dans le sens que nous venons de voir) que les systèmes possèdent les uns sur les autres.
Même en physique classique, nous pouvons considérer l’information que les systèmes physiques ont les uns sur les autres. Mais il y a deux différences, qu’il est possible de résumer en deux lois générales, ou « postulats ». Elles différencient la physique quantique de la physique classique et en capturent la nouveauté 73 : I. La quantité d’information pertinente que nous pouvons avoir sur un objet physique 74 est finie. II. En interagissant avec un objet, nous pouvons toujours acquérir de l’information nouvelle et pertinente. À première vue, les deux postulats semblent se contredire. Si la quantité d’information est finie, comment puis-je en obtenir toujours davantage ? La contradiction n’est qu’apparente, car les postulats parlent d’information « pertinente ». L’information pertinente est celle qui nous permet de déterminer le comportement futur de l’objet. Lorsque nous acquérons de l’information nouvelle, une partie de l’information ancienne devient « non pertinente » : c’est-à-dire qu’elle ne change pas ce que nous pouvons dire sur le comportement futur de l’objet 75. Ces deux postulats résument la théorie des quanta 76. Voyons comment. I. L’information est finie : le principe de Heisenberg Si nous connaissions toutes les variables physiques qui décrivent une chose avec une précision infinie, l’information serait infinie. Mais c’est impossible. La limite est déterminée par la constante de Planck ℏ 77. C’est la signification physique de la constante de Planck : la limite supérieure avec laquelle nous pouvons déterminer les variables physiques. C’est Heisenberg qui a mis en évidence ce fait crucial, en 1927, peu après avoir construit la théorie 78. Il montre que si ΔX est la précision avec laquelle nous avons de l’information sur la position d’une chose et ΔP la précision avec laquelle nous avons de l’information sur sa vitesse (multipliée par la masse), les deux précisions ne peuvent pas être toutes
deux arbitrairement bonnes. Le produit des précisions ne peut être inférieur à une quantité minimale : la moitié de la constante de Planck. En formule, cela donne : ΔX ΔP ≥ ℏ/2 Elle se lit comme suit : « delta X par delta P est toujours supérieur ou égal à la moitié de h-barre ». Cette propriété générale de la réalité est appelée le « principe d’indétermination de Heisenberg ». Il s’applique à tout. La granularité en est une conséquence immédiate. La lumière est par exemple constituée de photons, des grains de lumière, car des portions d’énergie qui seraient encore plus petites violeraient ce principe : le champ électrique et le champ magnétique (qui, pour la lumière, sont comme X et P) seraient trop déterminés et violeraient le premier postulat. II.
L’information est inépuisable : la non-commutativité
Le principe d’indétermination ne signifie pas que nous ne pouvons pas mesurer avec une grande précision la vitesse d’une particule, puis mesurer avec une grande précision sa position. Nous pouvons le faire. Mais, après la seconde mesure, la vitesse ne sera plus la même : en mesurant la position, nous perdons de l’information sur la vitesse, c’est-à-dire que, si nous la mesurons à nouveau, nous constatons qu’elle a changé. Cela découle du second postulat, qui dit que, même lorsque nous atteignons la quantité maximale d’information sur un objet, nous pouvons toujours apprendre encore quelque chose d’inattendu (en perdant cependant les informations précédentes). L’avenir n’est pas déterminé par le passé : le monde est probabiliste. Puisque la mesure de P modifie X, mesurer d’abord X, puis P donne des résultats différents que mesurer d’abord P, puis X. Il est donc nécessaire qu’en mathématiques « d’abord X, puis P » soit différent de « d’abord P, puis X » 79. C’est exactement la propriété qui caractérise les matrices :
l’ordre compte 80. Pensez à la seule équation nouvelle introduite par la théorie quantique : XP − PX = iℏ C’est exactement ce qu’elle nous dit : « d’abord X, puis P » est différent de « d’abord P, puis X ». Différent de combien ? D’une quantité qui dépend de la constante de Planck : l’échelle des phénomènes quantiques. C’est la raison pour laquelle les matrices de Heisenberg fonctionnent : elles permettent de prendre en compte l’ordre dans lequel les informations sont acquises. Le principe de Heisenberg, c’est-à-dire l’équation de la page précédente, suit facilement de l’équation XP − PX = iℏ, qui résume donc tout. Elle traduit en termes mathématiques les deux postulats de la théorie quantique. Ces deux postulats capturent, au mieux de notre compréhension actuelle, sa signification physique. Dans la version de Dirac de la théorie quantique, il n’y a même pas besoin de matrices : tout s’obtient simplement en utilisant des « variables qui ne commutent pas », c’est-à-dire qui satisfont cette équation. « Qui ne commutent pas » signifie qu’on ne peut pas en intervertir l’ordre impunément. Dirac les nomme « q-nombres » : des quantités définies par cette équation. Leur nom mathématique prétentieux est « algèbres non commutatives ». Dirac est toujours un poète quand il écrit la physique : il simplifie tout à l’extrême. Vous rappelez-vous les photons de Zeilinger avec lesquels j’ai commencé à décrire les phénomènes quantiques ? Ils peuvent prendre un chemin « à droite ou à gauche » et finir « en haut ou en bas ». Leur comportement peut être décrit par deux variables : une variable X, qui peut valoir « droite » ou « gauche », et une variable P, qui peut valoir « haut » ou « bas ». Ces deux variables sont comme la position et la vitesse d’une particule : elles ne peuvent pas être toutes les deux déterminées. Pour cette raison, si je bloque un chemin en déterminant la première variable (« droite » ou « gauche »), la
seconde est indéterminée : les photons vont au hasard « en haut » ou « en bas ». Vice versa, pour que la seconde variable soit déterminée, c’est-à-dire que les photons aillent tous « en bas », il faut que la première variable ne le soit pas, c’est-à-dire que les photons puissent passer par les deux chemins. L’ensemble du phénomène est donc une conséquence de l’unique équation qui dit que ces deux variables « ne commutent pas » et qu’elles ne peuvent donc pas être toutes les deux déterminées.
Les dernières considérations étaient techniques, j’aurais peut-être pu les mettre dans une note… Mais j’arrive à la fin de la deuxième partie du livre et je voulais compléter le tableau de la théorie des quanta, y compris les postulats sur l’information qui la résument et le noyau de sa structure mathématique, donné par une seule équation. En somme, cette structure nous dit d’abord que le monde n’est pas continu, mais granulaire, et donc qu’il existe une limite inférieure finie à sa détermination. Il n’y a rien d’infini en allant vers le très petit. Ensuite, elle nous dit que l’avenir n’est pas déterminé par le présent. Et enfin, elle nous dit que les choses physiques n’ont de propriétés que par rapport à d’autres choses physiques, et que ces propriétés n’existent que lorsque les choses interagissent. Des perspectives différentes ne peuvent se juxtaposer sans apparaître contradictoires. Dans notre vie quotidienne, nous ne nous rendons pas compte tout cela. Le monde nous semble déterminé parce que les phénomènes d’interférence quantique se perdent dans le brouhaha du monde macroscopique. Nous ne réussissons à les mettre en lumière que par des observations délicates et en isolant autant que possible les objets 81. Lorsque nous n’observons pas les interférences, nous pouvons ignorer les superpositions quantiques et les réinterpréter comme l’effet de notre ignorance : si nous n’ouvrons pas la boîte, nous ne savons pas si le chat est
éveillé ou endormi. Si nous ne voyons pas d’interférence, il n’est pas nécessaire de penser qu’il y a une superposition quantique ; une « superposition quantique », je le rappelle, parce que les confusions sont fréquentes sur ce point, signifie seulement que nous voyons des interférences. Nous ne voyons pas les délicats phénomènes d’interférence entre chat-éveillé et chat-endormi parce qu’ils se perdent dans le bruit du monde. En fait, plus que pour de petits objets, les phénomènes quantiques se produisent pour des objets très bien isolés, qui permettent d’isoler et de détecter les subtiles interférences quantiques. D’habitude, nous observons le monde à de grandes échelles et nous n’en voyons donc pas la granularité. Nous voyons des valeurs moyennes, établies sur un nombre important de petites variables. Nous ne voyons pas chaque molécule : nous voyons le chat dans son entier. Lorsqu’il y a tant de variables, les fluctuations ne sont plus pertinentes, la probabilité s’approche de la certitude 82. Les milliards de variables discontinues et ponctuelles du monde quantique agité et fluctuant se réduisent aux quelques variables continues et bien définies de notre expérience quotidienne. À notre échelle, le monde est comme un océan parcouru par la houle vu de la Lune : la surface plane d’une bille immobile. Notre expérience quotidienne est donc compatible avec le monde quantique : la théorie des quanta comprend la mécanique classique et notre vision habituelle du monde comme des approximations. Elle les comprend comme un homme doté d’une bonne vision peut comprendre l’expérience d’un myope qui ne voit pas le bouillonnement d’une marmite sur le feu. Mais, à l’échelle des molécules, le tranchant d’un couteau en acier est aussi fluctuant et imprécis que le bord d’un océan tumultueux qui s’effrange sur une plage de sable blanc. La solidité de la vision classique du monde n’est que notre propre myopie. Les certitudes de la physique classique ne sont que des
probabilités. L’image nette et solide du monde de l’ancienne physique est une illusion.
Le 18 avril 1947, à Helgoland, l’Île sacrée, la marine britannique fait exploser six mille sept cents tonnes de dynamite, ce qui restait des munitions abandonnées là par l’armée allemande. C’est probablement la plus grande explosion réalisée avec des explosifs conventionnels. Le village d’Helgoland est totalement détruit. Un peu comme si l’humanité s’efforçait d’effacer la déchirure dans la réalité ouverte sur l’île par un jeune physicien. Mais la déchirure demeure. L’explosion conceptuelle déclenchée par ce jeune homme est bien plus dévastatrice que quelques milliers de tonnes de TNT : c’est la trame même de la réalité telle que nous la concevions qui s’effiloche. Il y a quelque chose de désorientant dans tout cela. La solidité de la réalité semble se dissoudre entre nos doigts, dans une régression infinie de références. J’interromps l’écriture de ces lignes pour regarder par la fenêtre. Il y a encore de la neige. Ici, au Canada, le printemps arrive tard. Dans la pièce, la cheminée est allumée. Je me lève et j’ajoute un peu de bois. J’écris sur la nature de la réalité. Je regarde les flammes et je me demande de quelle réalité je parle. De la neige ? De ce feu vacillant ? Ou de la réalité dont on parle dans les livres ? Ou simplement de la chaleur du feu sur ma peau, des scintillements sans nom de rouge orangé, de ce blanc céruléen du crépuscule qui approche ? Pendant un instant, ces sensations aussi se mélangent. Je ferme les yeux et je vois des lacs lumineux aux couleurs vives qui s’ouvrent devant moi comme des rideaux, dans lesquels j’ai l’impression de m’enfoncer. Est-ce aussi la réalité ? Des formes violettes et orange dansent, je ne suis plus là. Je prends une gorgée de thé, je ravive le feu, je souris. Nous naviguons dans une mer incertaine de couleurs et nous avons à notre disposition de bonnes
cartes pour nous orienter. Mais, entre nos cartes mentales et la réalité, il y a la même distance qu’entre les cartes des marins et la fureur des vagues sur les rochers blancs des falaises où volent les goélands. Le voile fragile qu’est notre organisation mentale n’est guère plus qu’un outil maladroit pour naviguer à travers les mystères infinis de ce kaléidoscope magique inondé de lumière dans lequel nous nous étonnons d’exister, et que nous appelons notre monde. Nous pouvons le traverser sans nous poser de questions, confiants dans les cartes que nous possédons et qui, au fond, nous permettent de vivre relativement bien. Nous pouvons rester silencieux, submergés par sa lumière et son infinie beauté qui nous émeut. Nous pouvons nous asseoir avec patience devant une table, allumer une bougie ou un MacBook Air, aller au laboratoire, discuter avec nos amis et nos ennemis, nous retirer sur l’Île sacrée pour calculer et escalader un rocher à l’aube. Ou bien nous pouvons boire un peu de thé, raviver la flamme dans l’âtre et recommencer à écrire, en essayant ensemble de comprendre quelques grains de plus, de reprendre la carte des navigateurs et de contribuer à en améliorer une section. Une fois encore, repenser la nature.
TROISIÈME PARTIE
« La description non ambiguë d’un phénomène inclut les objets auxquels le phénomène se manifeste. » Où l’on se demande ce que tout cela implique pour nos idées sur la réalité, et où l’on découvre que la nouveauté de la théorie des quanta n’est pas si nouvelle que ça.
1. Aleksandr Bogdanov et Vladimir Lénine
En 1909, quatre ans après la révolution manquée de 1905 et huit ans avant la victorieuse Révolution d’octobre, Vladimir Lénine, sous le pseudonyme « V. Il’in », publie Matérialisme et empiriocriticisme. Notes critiques sur une philosophie réactionnaire, son texte le plus philosophique 83. Sa cible politique implicitement visée est Aleksandr Bogdanov, fondateur et principale tête pensante des bolcheviks avec lui et jusqu’alors ami et allié. Dans les années précédant la Révolution, Aleksandr Bogdanov a publié un ouvrage en trois volumes 84 pour fournir une base théorique générale au mouvement révolutionnaire. Il y fait référence à une perspective philosophique appelée empiriocriticisme. Lénine commence à voir en Bogdanov un rival et craint son influence idéologique. Dans son livre, il critique férocement l’empiriocriticisme, une « philosophie réactionnaire », et défend ce qu’il appelle le matérialisme. L’empiriocriticisme est le nom avec lequel Ernst Mach désignait ses propres idées. Ernst Mach, vous vous souvenez ? Source d’inspiration philosophique pour Einstein et Heisenberg. Mach n’est pas un philosophe systématique et manque parfois de clarté, mais il a eu une influence sur la culture contemporaine qui est, à mon avis, sous-estimée 85. Il a inspiré le début des deux grandes révolutions de la physique du XXe siècle, la relativité et les quanta. Il a joué un rôle direct dans la naissance de l’étude scientifique de la perception. Il était au centre
du débat politico-philosophique qui a conduit à la Révolution russe. Il a exercé une influence décisive sur les fondateurs du Cercle de Vienne (dont le nom officiel était Verein Ernst Mach), le milieu philosophique où a germé l’empirisme logique, la racine d’une grande partie de la philosophie des sciences contemporaine, qui a hérité de Mach sa rhétorique « antimétaphysique ». Son influence va jusqu’au pragmatisme américain, une autre racine de la philosophie analytique contemporaine. Sa marque s’étend à la littérature : Robert Musil, l’un des plus grands romanciers du XXe siècle, a fait sa thèse de doctorat sur Ernst Mach. Les discussions agitées du protagoniste de son premier roman, Les Désarrois de l’élève Törless, reprennent les thèmes de sa thèse sur le sens de la lecture scientifique du monde. Les mêmes questions traversent en filigrane son œuvre majeure, L’Homme sans qualités, dès la première page, qui s’ouvre sur une habile double description, scientifique et quotidienne, d’une journée ensoleillée 86. L’influence de Mach sur les révolutions de la physique a presque été personnelle. Mach était ami de longue date du père de Wolfgang Pauli et parrain de Wolfgang, l’ami avec lequel Heisenberg discutait de philosophie. Il était aussi le philosophe préféré de Schrödinger, qui dans sa jeunesse avait lu pratiquement tous ses écrits. Einstein avait pour ami et condisciple à Zurich Friedrich Adler, fils du cofondateur du Parti social-démocrate autrichien, promoteur d’une convergence d’idées entre Mach et Marx. Adler allait devenir un leader du Parti social-démocrate ouvrier ; pour protester contre la participation de l’Autriche à la Grande Guerre, il assassinera le Premier ministre autrichien Karl von Stürgkh et il écrira en prison un livre sur… Mach 87. Ernst Mach se tient en somme à un carrefour impressionnant, entre science, politique, philosophie et littérature. Et dire qu’aujourd’hui, certains considèrent les sciences naturelles, les sciences humaines et la littérature comme des domaines imperméables les uns aux autres…
La cible de Mach est le mécanicisme du XVIIIe siècle : l’idée selon laquelle tous les phénomènes sont produits par des particules de matière qui se meuvent dans l’espace. Selon Mach, les progrès de la science indiquent que cette notion de « matière » est une hypothèse « métaphysique » injustifiée ; un modèle utile un temps, mais dont il faut apprendre à se départir, pour ne pas qu’il devienne un préjugé métaphysique. Mach insiste sur le fait que la science doit se libérer de tout postulat « métaphysique ». Fonder la connaissance uniquement sur ce qui est « observable ». Cela vous rappelle quelque chose ? C’est exactement l’idée de départ de l’article magique de Heisenberg conçu sur l’île d’Helgoland, la réflexion qui a ouvert la voie à la théorie des quanta et l’histoire racontée dans ce livre. Voici comment commence l’article de Heisenberg : « Le but de ce travail est de jeter les bases d’une théorie de la mécanique quantique fondée exclusivement sur des relations entre grandeurs en principe observables », quasiment une citation de Mach. L’idée selon laquelle la connaissance se fonde sur l’expérience et l’observation n’est évidemment pas originale : c’est la tradition de l’empirisme classique qui remonte à Locke et Hume, sinon à Aristote. L’attention portée à la relation entre le sujet et l’objet de la connaissance et le doute sur la possibilité de connaître le monde « tel qu’il est vraiment » avaient abouti, dans le grand idéalisme allemand, à la centralité philosophique du sujet connaissant. Mach, scientifique, ramène l’attention du sujet à l’expérience elle-même, que Mach appelle « sensations ». Il étudie la forme concrète par laquelle la connaissance scientifique se développe à partir de l’expérience. Son œuvre la plus connue 88 examine l’évolution historique de la mécanique. Il l’interprète comme un effort pour synthétiser, de la manière la plus économique, les faits connus sur le mouvement tels que révélés par les sensations. La connaissance n’est donc pas considérée par Mach comme la déduction ou l’intuition d’une hypothétique réalité au-delà des sensations, mais
comme la recherche d’une organisation efficace de la façon dont nous organisons ces sensations. Le monde qui nous intéresse, pour Mach, est constitué de sensations. Toute hypothèse sur ce qui se cacherait « derrière » les sensations est suspecte de « métaphysique ». La notion de « sensation » chez Mach est ambiguë. C’est sa faiblesse, mais aussi sa force : Mach tire ce concept de la physiologie des sensations physiques pour en faire une notion universelle indépendante de la sphère psychique. Il utilise le terme « éléments » (dans un sens similaire aux dhammas de la philosophie bouddhiste). Les « éléments » ne sont pas seulement les sensations éprouvées par un être humain ou un animal. Il s’agit de tout phénomène qui se manifeste dans l’Univers. Les « éléments » ne sont pas indépendants : ils sont liés par des relations, que Mach appelle « fonctions », et ce sont elles que la science étudie. Même si elle est imprécise, la pensée de Mach est donc une véritable philosophie naturelle, qui remplace le mécanicisme de la matière se mouvant dans l’espace par un ensemble général d’éléments et de fonctions 89. L’intérêt de cette position philosophique réside dans le fait qu’elle élimine aussi bien toute hypothèse sur une réalité derrière les apparences que toute hypothèse sur la réalité du sujet de l’expérience. Pour Mach, il n’existe aucune distinction entre le monde physique et le monde mental : la « sensation » est également physique et mentale. Elle est réelle. Bertrand Russell décrit la même idée de la manière suivante : « Le matériau brut dont est fait le monde n’est pas de deux sortes, la matière et l’esprit ; il est simplement arrangé en différentes structures par ses interrelations : nous appelons certaines structures mentales, d’autres physiques 90. » L’hypothèse d’une réalité matérielle derrière les phénomènes disparaît, tout comme l’hypothèse d’un esprit qui connaît. Celui qui a la connaissance, pour Mach, n’est pas le « sujet » abstrait de l’idéalisme : c’est l’activité humaine concrète, dans le cours concret de l’histoire, qui apprend à organiser sous
une forme progressivement meilleure les faits du monde avec lesquels elle interagit. Cette perspective, historique et concrète, entre facilement en résonance avec les idées de Marx et d’Engels, pour qui la connaissance s’inscrit aussi dans l’histoire humaine. La connaissance est dépouillée de tout caractère anhistorique, de toute ambition d’absolu ou de prétention à la certitude, pour s’inscrire dans le processus concret de l’évolution biologique, historique et culturelle de l’humanité sur notre planète. Elle est interprétée en termes biologiques et économiques, comme un instrument permettant de simplifier notre interaction avec le monde. Il ne s’agit pas d’une acquisition définitive, mais d’un processus ouvert. Pour Mach, la connaissance est la science de la nature, mais sa perspective n’est pas éloignée de l’historicisme du matérialisme dialectique. La consonance entre les idées de Mach et celles d’Engels et de Marx est développée par Bogdanov et rencontre un certain consensus dans la Russie pré-révolutionnaire. La réaction de Lénine est cinglante : dans Matérialisme et empiriocriticisme, il attaque violemment Mach, ses disciples russes et implicitement Bogdanov. Il l’accuse de faire de la philosophie « réactionnaire », la pire des insultes. En 1909, Bogdanov est exclu du comité de rédaction du Prolétaire, le journal clandestin des bolcheviks, et peu après du Comité central du Parti. La critique de Mach par Lénine et la réponse de Bogdanov 91 nous intéressent. Non pas parce que Lénine est Lénine, mais parce que sa critique est la réaction naturelle aux idées qui ont conduit à la théorie quantique. La même critique nous vient naturellement à nous aussi, et la question débattue par Lénine et Bogdanov resurgit dans la philosophie contemporaine. Leur querelle nous donne une clé pour comprendre la signification révolutionnaire des quanta.
Lénine accuse Bogdanov et Mach d’être des « idéalistes ». Un idéaliste, pour Lénine, nie l’existence d’un monde réel en dehors de l’esprit et réduit la réalité au contenu de la conscience. S’il n’y a que des « sensations », argumente Lénine, alors il n’y a pas de réalité extérieure, je vis dans un monde solipsiste où il n’y a que moi avec mes sensations. Je me pose, moi, le sujet, comme unique réalité. L’idéalisme est pour Lénine la manifestation idéologique de l’ennemi, la bourgeoisie. Il lui oppose un matérialisme qui voit l’être humain, sa conscience, son esprit, comme les aspects d’un monde concret, objectif, connaissable, fait uniquement de matière en mouvement dans l’espace. Quoi que l’on pense de son communisme, Lénine était sans aucun doute un politicien extraordinaire. Sa connaissance de la littérature philosophique et scientifique est également impressionnante ; si nous élisions aujourd’hui des politiciens aussi cultivés, ils seraient peut-être plus efficaces. Mais, comme philosophe, Lénine ne vaut pas grand-chose. L’influence de sa pensée philosophique s’explique davantage par son long règne politique que par la profondeur de ses arguments. Mach mérite mieux 92. Bogdanov réplique à Lénine que sa critique se trompe de cible. La pensée de Mach n’est pas un idéalisme, encore moins un solipsisme. L’humanité qui connaît n’est pas un sujet transcendant isolé, ce n’est pas le « moi » philosophique de l’idéalisme : c’est l’humanité réelle, historique, qui fait partie du monde naturel. Les « sensations » ne sont pas « dans notre esprit ». Ce sont des phénomènes du monde : la forme sous laquelle le monde se présente au monde. Elles n’arrivent pas à un « moi » coupé du monde : elles arrivent à la peau, au cerveau, aux neurones de la rétine, aux récepteurs de l’oreille, tous éléments de la nature. Dans son livre, Lénine définit le « matérialisme » comme la conviction qu’il existe un monde en dehors de l’esprit 93. Si telle est la définition du « matérialisme », alors Mach est très certainement matérialiste, nous sommes tous matérialistes, même le pape est matérialiste. Mais ensuite,
pour Lénine, la seule version acceptable du matérialisme est l’idée qu’« il n’y a rien d’autre dans le monde que de la matière en mouvement dans l’espace et le temps », et que nous pouvons arriver à « des vérités absolues » en connaissant la matière. Bogdanov souligne la faiblesse, tant scientifique qu’historique, de ces assertions péremptoires. Le monde est extérieur à notre esprit, certes, mais il est plus subtil que ce matérialisme naïf. Notre choix ne se limite pas à un monde qui n’existerait que dans l’esprit, ou fait uniquement de particules de matière en mouvement dans l’espace. Mach ne pense certainement pas qu’il n’y a rien en dehors de l’esprit. Au contraire, il s’intéresse précisément à ce qui est en dehors de l’esprit (quoi que puisse être l’« esprit ») : la nature, dans toute sa complexité, dont nous faisons partie. La nature se présente comme un ensemble de phénomènes, que Mach recommande d’étudier pour construire des synthèses et des structures de concepts qui en rendent compte, au lieu de postuler des réalités sous-jacentes. La proposition radicale de Mach est de ne pas penser les phénomènes comme des manifestations d’objets, mais de penser les objets comme des nœuds de phénomènes. Ce n’est pas une métaphysique des contenus de la conscience, ainsi que l’interprète Lénine : c’est un pas en arrière par rapport à la métaphysique des objets-en-soi. Mach est cinglant : « La vision du monde [mécaniciste] nous apparaît comme une mythologie mécanique [comparable à] la mythologie animiste des religions antiques 94. » Einstein a reconnu à plusieurs reprises sa dette envers Mach 95. La critique de l’hypothèse (métaphysique) de l’existence d’un espace réel fixe « dans lequel » se meuvent les choses a aplani la voie pour sa relativité générale. Dans l’espace ouvert par la lecture de la science de Mach, qui ne tient pour acquise la réalité de quelque chose que dans la mesure où elle permet d’organiser les phénomènes, se glisse Heisenberg, pour dépouiller l’électron
de sa trajectoire et le réinterpréter uniquement en termes de ses manifestations. La possibilité de l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique s’ancre dans ce même espace : les éléments utiles pour décrire le monde sont les manifestations des systèmes physiques les uns aux autres, et non les propriétés absolues de chaque système. Bogdanov reproche à Lénine de faire de la « matière » une catégorie absolue et anhistorique, « métaphysique » au sens de Mach. Mais il lui reproche par-dessus tout d’oublier la leçon d’Engels et de Marx : l’histoire est un processus, la connaissance est un processus. La connaissance scientifique évolue, écrit Bogdanov, et la notion de matière propre à la science de notre temps pourrait n’être qu’une étape intermédiaire sur le chemin de la connaissance. La réalité est peut-être plus complexe que le matérialisme naïf de la physique du XVIIIe siècle. Paroles prophétiques : quelques années plus tard, Werner Heisenberg entrouvre la porte du niveau quantique de la réalité. La réponse politique de Bogdanov à Lénine est tout aussi impressionnante. Lénine parle de certitudes absolues. Il présente le matérialisme historique de Marx et Engels comme quelque chose d’acquis, pour toujours. Bogdanov observe que ce dogmatisme idéologique, non seulement ne saisit pas la dynamique de la pensée scientifique, mais conduit également au dogmatisme politique. La Révolution russe, argumente Bogdanov dans les années turbulentes qui la suivent, a créé une nouvelle structure économique. Si la culture est influencée par la structure économique, ainsi que le suggère Marx, alors la société post-révolutionnaire doit être capable de produire une culture neuve, qui ne peut plus être le marxisme orthodoxe conçu avant la Révolution. Le programme politique de Bogdanov est de laisser le pouvoir et la culture au peuple, pour nourrir cette nouvelle culture, collective et généreuse, souhaitée par le rêve révolutionnaire. Le programme politique de
Lénine, au contraire, consiste à renforcer l’avant-garde révolutionnaire, dépositaire de la vérité, qui doit guider le prolétariat. Bogdanov prédit que le dogmatisme de Lénine figera la Russie révolutionnaire en un bloc de glace qui n’évoluera plus, étouffera les acquis de la Révolution et se sclérosera. Là encore, des paroles prophétiques.
« Bogdanov » est un pseudonyme. Un parmi tous ceux qu’il a utilisés pour se cacher de la police du Tsar. Son nom de naissance est Aleksandr Aleksandrovic Malinovskij, fils d’un instituteur de village, le deuxième de six enfants. Indépendant et rebelle dès son âge le plus tendre, la légende veut que les premiers mots qu’il ait prononcés, à dix-huit mois, lors d’une dispute familiale, aient été : « Papa est bête 96 ! » Grâce à la promotion de son père (qui était loin d’être bête) à un poste de professeur de physique dans une ville dotée d’une école plus grande, le petit Aleksandr a accès à une bibliothèque et à un laboratoire de physique rudimentaire. Il bénéficie d’une bourse pour fréquenter le lycée, dont il se souviendra en ces termes : « L’étroitesse d’esprit et la méchanceté des professeurs m’ont appris à me méfier des puissants et à rejeter toute autorité 97. » Le même refus viscéral de l’autorité qui caractérise la formation d’Einstein, qui est presque de la même génération. Après avoir brillamment terminé sa scolarité, il s’inscrit à l’université de Moscou pour étudier les sciences naturelles. Il rejoint une organisation étudiante qui aide les camarades des provinces éloignées. Il s’engage dans des activités politiques et est arrêté à plusieurs reprises. Il publie en russe Le Capital de Marx, fait de la propagande politique, écrit des textes sur l’économie pour les travailleurs. Il étudie la médecine en Ukraine, est de nouveau arrêté et exilé. À Zurich, il entre en contact avec Lénine. Il devient l’un des leaders du mouvement bolchevique, le numéro deux, en quelque sorte. Dans les années qui suivent sa controverse avec Lénine, il est exclu
de la direction et, après la Révolution, il est tenu à l’écart des centres de pouvoir. Il reste toutefois universellement respecté et continue d’exercer une forte influence culturelle, morale et politique dans la Russie révolutionnaire. Dans les années 1920 et 1930, il est le point de référence de l’opposition clandestine « de gauche », qui tente de défendre les succès de la Révolution contre l’autocratie bolchevique, jusqu’à ce que cette dissidence soit écrasée par Staline. Le concept clé de la production théorique de Bogdanov est la notion d’« organisation ». La vie sociale est l’organisation du travail collectif. La connaissance est l’organisation de l’expérience et des concepts. Nous pouvons comprendre la réalité comme organisation, structure. L’image du monde que propose Bogdanov se présente comme une échelle de formes d’organisation de plus en plus complexes : partant d’éléments minimaux qui interagissent directement, en passant par l’organisation de la matière dans les êtres vivants, le développement biologique de l’expérience individuelle organisée en individus, jusqu’à la connaissance scientifique, qui est, pour Bogdanov, une expérience organisée collectivement. À travers la cybernétique de Norbert Wiener et la théorie des systèmes de Ludwig von Bertalanffy, ces idées auront une influence méconnue, mais profonde, sur la pensée moderne, sur la naissance de la cybernétique, sur la science des systèmes complexes, jusqu’au réalisme structurel contemporain. Dans la Russie soviétique, Bogdanov est professeur d’économie à l’université de Moscou, dirige l’Académie communiste et publie un roman de science-fiction, L’Étoile rouge, qui connaît un succès d’édition retentissant. Le roman décrit une société utopique libertaire sur Mars, qui a annulé toute hiérarchie entre hommes et femmes. Elle utilise un système statistique efficace pour élaborer des données économiques capables d’indiquer aux usines ce qu’il faut produire et aux chômeurs dans quelle usine trouver du travail, et ainsi de suite, tout en laissant chacun libre de choisir sa façon de vivre.
Bogdanov organise des centres de culture prolétarienne, où une nouvelle culture fondée sur la solidarité est libre de s’épanouir de façon autonome. L’intuition de Bogdanov sur le rôle de la culture pour la révolution sera reprise et développée par Gramsci. Lorsque Lénine lui retire également cette activité, il se consacre à la médecine. Médecin de formation, il a servi sur le front pendant la Grande Guerre. Il fonde un institut de recherche médicale à Moscou et devient l’un des pionniers des techniques de transfusion sanguine. Dans son idéologie révolutionnaire et collectiviste, les transfusions sanguines sont le symbole de la possibilité pour les hommes de collaborer et de partager. Médecin, économiste, philosophe, scientifique, auteur de science-fiction, poète, enseignant, homme politique, précurseur de la cybernétique et des sciences de l’organisation, pionnier de la transfusion sanguine, révolutionnaire d’une vie, Aleksandr Bogdanov est l’un des personnages les plus complexes et les plus fascinants du monde intellectuel du début du XXe siècle. Ses idées, trop radicales pour les deux côtés du rideau de fer, se sont diffusées lentement, de façon souterraine. Ce n’est que fin 2020 que son œuvre en trois volumes, qui a suscité la critique de Lénine, a été publiée en anglais. Curieusement, on trouve davantage trace de lui dans la littérature : il a inspiré le roman Proletkult de Wu Ming 98, ainsi que le grand personnage d’Arkady Bogdanov dans la splendide trilogie Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue de Kim Stanley Robinson 99. Fidèle à son idéal de partage, Aleksandr Bogdanov meurt d’une manière incroyable, au cours d’une expérience scientifique où il échange son propre sang avec un jeune homme souffrant de tuberculose et de malaria, pour tenter de le guérir. Jusqu’au dernier moment, le courage d’expérimenter, le courage de partager, le rêve de la fraternité.
2. Un naturalisme sans la substance
J’ai digressé. Mais la perspective de Mach qui permet à Heisenberg de faire le pas crucial est importante pour comprendre ce que nous avons découvert sur le monde avec les quanta. Quant à la controverse entre Lénine et Bogdanov, elle met en évidence le point qui génère les malentendus. L’esprit « anti-métaphysique » promu par Mach est une attitude d’ouverture : n’essayons pas d’enseigner au monde comment il doit être, soyons plutôt à son écoute afin qu’il nous enseigne la meilleure façon de le penser. Lorsque Einstein objecte à la mécanique quantique que « Dieu ne joue pas aux dés », Bohr lui rétorque : « Arrête de dire à Dieu ce qu’il doit faire. » Traduction de la métaphore : la nature est plus riche que nos préjugés métaphysiques. Elle a plus d’imagination que nous. David Albert, l’un des philosophes ayant étudié la théorie quantique avec le plus d’acuité, m’a un jour demandé : « Carlo, comment peux-tu penser que des expériences réalisées avec des bouts de métal et de verre dans un laboratoire aient le poids suffisant pour remettre en question nos croyances métaphysiques les plus enracinées sur la façon dont est fait le monde ? » La question m’a longtemps poursuivi. Mais, finalement, la réponse me semble simple : « Que sont “nos croyances métaphysiques les plus enracinées”, si ce n’est quelque chose que nous avons pris l’habitude de tenir pour vrai, justement en manipulant des pierres et des morceaux de bois ? »
Nos préjugés sur comment est faite la réalité sont le résultat de notre expérience. Notre expérience est limitée. Nous ne pouvons pas considérer comme gravées dans le marbre les généralisations que nous avons opérées dans le passé. Personne ne le dit mieux que Douglas Adams avec son ironie habituelle : « Le fait que nous vivions au fond d’un profond puits de potentiel gravitationnel, sur la surface d’une planète couverte de gaz qui gravite autour d’une boule de feu nucléaire à 150 millions de kilomètres de nous, et que nous trouvions tout cela “normal” prouve à quel point nos perspectives peuvent être distordues 100. » Attendons-nous à devoir les ajuster, nos perspectives métaphysiques provinciales, si nous voulons en savoir un peu plus. C’est mieux prendre au sérieux les choses nouvelles que nous apprend le monde, même si elles heurtent nos préjugés sur la nature de la réalité. Celle-ci est une attitude qui renonce à l’arrogance de la connaissance, mais a confiance dans la raison et sa capacité à apprendre. La science n’est pas dépositaire de la vérité, elle repose sur la conscience qu’il n’y a pas de « dépositaires de la vérité ». Le meilleur moyen d’apprendre est d’interagir avec le monde en essayant de le comprendre, en réajustant nos schémas mentaux en fonction de ce que nous découvrons. Ce respect pour la science, en tant que source de notre savoir sur le monde, a évolué jusqu’au naturalisme radical de philosophes comme Willard Quine, pour qui notre propre connaissance est un processus naturel parmi d’autres et doit être étudié comme tel. De nombreuses « interprétations » de la mécanique quantique, comme celles énumérées au chapitre II, me semblent des efforts pour comprimer les découvertes de la physique fondamentale dans les canons de nos préjugés métaphysiques. Sommes-nous persuadés que le monde est déterministe, que le futur et le passé sont déterminés de manière univoque par l’état actuel du monde ? Alors, nous ajoutons des quantités qui déterminent le passé et le futur, même si elles sont inobservables. La disparition d’une composante
d’une superposition quantique nous trouble ? Nous inventons un univers parallèle inobservable, où cette composante ira se cacher. Et ainsi de suite. Je pense que nous devons adapter notre philosophie à notre science, et non l’inverse.
Niels Bohr est le père spirituel des jeunes-turcs qui ont fait la théorie des quanta. C’est lui qui pousse Heisenberg à se pencher sur le problème et qui l’accompagne à l’intérieur du mystère des atomes. Il sert de médiateur dans la querelle entre Heisenberg et Schrödinger. Il formule la manière de penser la théorie qui figure dans les manuels de physique de la planète entière. C’est peut-être le scientifique qui, entre tous, a le plus essayé de comprendre ce que tout cela impliquait. Sa dispute légendaire avec Einstein sur la plausibilité de la théorie a duré des années, poussant les deux géants à clarifier leurs positions, à céder du terrain. Einstein a toujours reconnu que la mécanique quantique constituait un progrès dans la compréhension du monde : c’est lui qui propose Heisenberg, Born et Jordan pour le prix Nobel. Mais la forme que prenait cette théorie ne l’a jamais convaincu. Il l’a accusée, à différents moments, d’être incohérente, non plausible, incomplète. Bohr défend la théorie contre les critiques d’Einstein, parfois à raison, parfois aussi en remportant l’escarmouche avec des arguments erronés 101. La pensée de Bohr est loin d’être limpide, elle est toujours un peu obscure. Mais ses intuitions sont lumineuses et ont contribué à la compréhension actuelle de la théorie. L’idée clé de Bohr est résumée dans cette observation, à laquelle j’ai déjà fait référence : « Alors qu’en physique classique, les interactions entre un objet et l’appareil de mesure peuvent être négligées (ou bien, si cela est nécessaire, nous pouvons en tenir compte et les compenser), en physique quantique cette interaction est une partie inséparable du phénomène. C’est pourquoi la
description non ambiguë d’un phénomène quantique doit en principe inclure la description de tous les aspects pertinents du dispositif expérimental 102. »
Ces mots capturent l’aspect relationnel de la mécanique quantique, mais dans le contexte circonscrit d’un phénomène mesuré en laboratoire par des instruments de mesure. C’est pourquoi ils prêtent à confusion : nous pourrions penser que nous ne parlons que d’une situation qui implique un être particulier, qui utilise des instruments pour mesurer. Or il est absurde de penser qu’un être humain, son esprit ou les chiffres qu’il emploie, jouent un rôle particulier dans la grammaire de la nature. Ce qu’il faut ajouter au paragraphe de Bohr, c’est la prise de conscience, qui s’est développée au cours d’un siècle de succès de la théorie, que toute la nature est quantique et qu’il ne se passe rien de spécial dans un laboratoire de physique doté d’un appareil de mesure. Nous n’avons pas d’un côté des phénomènes quantiques en laboratoire et de l’autre des phénomènes non quantiques ailleurs : tous les phénomènes sont quantiques en dernière analyse. L’intuition de Bohr, élargie à n’importe quel phénomène naturel, devient : « Alors que nous pensions auparavant que les propriétés de tout objet étaient déterminées même si nous négligions les interactions en cours entre cet objet et les autres, la physique quantique nous montre que l’interaction est inséparable des phénomènes. La description non ambiguë de tout phénomène demande d’inclure tous les objets impliqués dans l’interaction dans laquelle le phénomène se manifeste. »
Cela est radical, mais clair. Les phénomènes sont les actions d’une partie du monde naturel sur une autre partie du monde naturel. L’erreur de Lénine a été de confondre cette découverte avec quelque chose qui aurait un rapport avec notre esprit : dans sa polémique contre Mach, c’est lui le dualiste, celui qui ne peut concevoir les phénomènes que comme relatifs à un sujet transcendant. L’esprit n’a rien à voir ici. Des « observateurs » spéciaux n’ont aucun rôle réel à jouer dans la théorie. Le point central est plus simple : nous ne pouvons pas attribuer les propriétés d’un objet à l’objet seul. Nous ne
pouvons pas les séparer des autres objets qui sont en interaction avec lui. Toutes les propriétés (variables) d’un objet ne sont finalement telles que par rapport à d’autres objets. Un objet isolé, en lui-même, indépendamment de toute interaction, n’a pas d’état particulier. Tout au plus pouvons-nous lui attribuer une sorte de disposition probabiliste 103 à se manifester d’une manière ou d’une autre, qui n’est en fin de compte qu’une anticipation de phénomènes futurs et un reflet de phénomènes passés, toujours et seulement relative à un autre objet. La conclusion est radicale. Elle fait voler en éclats l’idée selon laquelle le monde doit être constitué d’une substance ayant des attributs 104 et nous oblige à penser toute chose en termes de relations. C’est, je crois, ce que nous avons découvert sur le monde avec les quanta.
3. Sans fondement ? Nāgārjuna
Cette façon de comprendre la découverte centrale de la mécanique quantique s’enracine dans les intuitions originelles de Heisenberg et de Bohr, mais n’a commencé à devenir plus claire qu’au milieu des années 1990, avec l’émergence de l’« interprétation relationnelle de la mécanique quantique 105 ». Le monde de la philosophie a réagi de manière variée à cette interprétation. Différentes écoles de pensée ont tenté de la cerner dans des termes philosophiques différents. Bas van Fraassen, l’un des plus brillants philosophes contemporains, en fait une analyse pénétrante dans le cadre de son « empirisme constructif 106 ». Michel Bitbol en donne une lecture néo-kantienne 107, François-Igor Pris l’interprète dans le cadre d’un réalisme contextuel 108. Pierre Livet la lit en termes d’une ontologie des processus 109. Mauro Dorato, dans un article éclairé qui en analyse différents aspects philosophiques 110, l’inclut dans le réalisme structurel, selon lequel la réalité est constituée de structures 111. Laura Candiotto défend la même thèse avec d’excellents arguments 112. Je n’entrerai pas ici dans le débat entre les différents courants de la philosophie contemporaine. Je voudrais toutefois partager quelques réflexions et raconter une histoire personnelle. Découvrir que des quantités que nous pensions absolues sont au contraire relatives est un fil qui parcourt l’histoire de la physique. La relativité de la vitesse discutée par Galilée en est un exemple. Les découvertes d’Einstein
s’inscrivent dans la même lignée. La différence entre un champ électrique et un champ magnétique est relationnelle : elle dépend de la façon dont nous nous déplaçons. La valeur du potentiel électrique est relative au potentiel existant ailleurs. Et ainsi de suite. Au-delà de la physique, la pensée relationnelle se retrouve dans toutes les sciences. En biologie, les caractéristiques des systèmes vivants ne sont compréhensibles qu’en relation avec l’environnement, formé par d’autres êtres vivants. En chimie, les propriétés des éléments sont la manière dont ils interagissent avec d’autres éléments. En économie, nous parlons de relations économiques. En psychologie, la personnalité individuelle existe dans un contexte relationnel. Dans ces cas et dans bien d’autres, nous comprenons les choses (vie biologique, vie psychique, composés chimiques, etc.) dans leur être en relation avec d’autres choses. Dans l’histoire de la philosophie occidentale, la critique de la notion d’« entité » prise comme fondement de la réalité est récurrente. On la retrouve dans les traditions philosophiques les plus disparates 113, du « Tout s’écoule » d’Héraclite à la métaphysique contemporaine des relations. Rien qu’en 2020, des livres tels que Une approche formelle à la métaphysique des perspectives 114 ou Le Relativisme des points de vue : une nouvelle approche épistémologique fondée sur le concept de point de vue 115 ont été publiés. Dans la philosophie analytique, le réalisme structurel 116 est fondé sur l’idée que les relations viennent avant les objets : pour Ladyman, par exemple, la meilleure façon de comprendre le monde est de le penser comme un ensemble de relations sans les objets qui sont en relation 117. Dans une perspective néo-kantienne, Michel Bitbol a écrit De l’intérieur du monde. Pour une philosophie et une science des relations 118. En Italie, Laura Candiotto a publié avec Giacomo Pezzano un livre intitulé Philosophie des relations 119.
Mais cette idée est ancienne. En Occident, on la trouve déjà dans les derniers dialogues de Platon. Dans Le Sophiste, il s’interroge sur le fait que ses Idées atemporelles doivent malgré tout entrer en relation avec la réalité phénoménale pour prendre sens, et en arrive à mettre dans la bouche du personnage central du dialogue, l’Étranger d’Élée, cette fameuse définition totalement relationnelle – et terriblement peu éléenne – de la réalité : « Je dis que ce qui par nature peut agir sur n’importe quelle autre chose, ou subir même la plus petite action, de la partie de quelque chose d’autre, même la plus insignifiante, et ne fût-ce qu’une seule fois, seulement cela peut être appelé réel ; je propose donc cette définition de l’être : il n’est rien sinon action (δύναμις) 120. » Et une petite voix pourrait nous susurrer à l’oreille que, comme d’habitude, Platon avait déjà dit tout ce qu’il y avait à dire en une seule phrase… Même cet aperçu minime et fragmentaire suffit à montrer combien l’idée selon laquelle les relations et les interactions, plutôt que les objets, tissent le monde, est récurrente.
Prenons un objet, la chaise que je vois devant moi. Elle est réelle et se trouve de facto devant moi : il n’y a aucun doute là-dessus. Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement, que cet ensemble est un objet, une entité, une chaise, réel ? La notion de chaise est définie par sa fonction : un meuble construit pour que l’on puisse s’y asseoir. Elle présuppose l’humanité, qui s’assoit. Elle n’a pas trait à la chaise en elle-même, mais à la façon dont nous la concevons. Cela ne change rien au fait que la chaise existe là, en tant qu’objet, avec ses caractéristiques physiques évidentes, sa couleur, sa dureté, etc. Ces caractéristiques, par ailleurs, sont également relatives à nous. La couleur résulte de la rencontre des fréquences de la lumière réfléchie par la
surface de la chaise avec les récepteurs particuliers de notre rétine. La plupart des autres espèces animales ne voient pas les couleurs de la même manière que nous. Les fréquences mêmes de la lumière émise par la chaise proviennent de l’interaction entre la dynamique de ses atomes et la lumière qui l’éclaire. La chaise, de toute façon, est un objet indépendant de sa couleur. Si je la déplace, elle bouge d’un bloc… En fait, ce n’est pas complètement vrai non plus : cette chaise est faite d’une assise posée sur un cadre, et l’assise quitte le cadre si je la soulève. C’est l’union de plusieurs pièces. Qu’est-ce qui fait que cette union constitue un objet, une unité ? Pas grand-chose, à part le rôle que cet ensemble a pour nous… Si nous cherchons ce qu’est la chaise en elle-même, indépendamment de ses relations avec le monde extérieur et en particulier avec nous, nous ne la trouvons pas. Il n’y a rien de mystérieux à cela : le monde n’est pas divisé en entités indépendantes. C’est nous qui le divisons en objets pour notre commodité. Une chaîne de montagnes n’est pas découpée en plusieurs montagnes individuelles : c’est nous qui la divisons en fonction des parties qui nous frappent. D’innombrables définitions, si ce n’est toutes nos définitions, sont relationnelles : une mère est une mère parce qu’il y a un enfant, une planète parce qu’elle tourne autour d’une étoile, un prédateur parce qu’il y a une proie, une position se définit par rapport à autre chose. Même le temps est défini par des relations 121. Rien de tout cela n’est nouveau. Mais on a longtemps demandé à la physique de fournir une base solide sur laquelle poser ces relations, une réalité qui sous-tendrait, ou soutiendrait, ce monde de relations. La physique classique, avec sa conception d’une matière qui se meut dans l’espace, caractérisée par des qualités primaires (la forme) sous-jacentes aux qualités secondaires (la couleur), semblait pouvoir jouer ce rôle :
fournir les ingrédients premiers du monde, que l’on peut concevoir comme existants en eux-mêmes, à la base du jeu des combinaisons et des relations. La découverte des propriétés quantiques du monde, c’est la découverte que la matière physique n’est pas en mesure de jouer ce rôle. La physique fondamentale décrit bien une grammaire élémentaire et universelle, mais ce n’est pas une grammaire constituée de simple matière en mouvement, dotée de qualités primaires propres. La relationnalité qui imprègne le monde descend jusqu’à cette grammaire élémentaire. Nous ne pouvons pas décrire une entité élémentaire hors du contexte de ce avec quoi elle est en interaction. Cela nous prive de tout point d’appui. Si la matière porteuse de propriétés définies et univoques n’est pas la substance élémentaire du monde, si le sujet de la connaissance est une partie de la nature, quelle est alors la substance élémentaire du monde ? À quoi pouvons-nous ancrer notre conception du monde ? De quoi pouvons-nous partir ? Qu’est-ce qui est fondamental ? L’histoire de la philosophie occidentale est pour une bonne part une tentative de répondre à cette question. La recherche d’un point de départ à partir duquel il serait possible de dériver le reste : la matière, Dieu, l’esprit, les atomes et le vide, les formes platoniciennes, les formes a priori de la connaissance, le sujet, l’Esprit absolu, les moments élémentaires de la conscience, les phénomènes, l’énergie, l’expérience, les sensations, le langage, les propositions vérifiables, les données scientifiques, les théories falsifiables, l’être, les cercles herméneutiques, les structures, etc. Une longue liste de candidats, dont aucun n’a jamais réussi à convaincre tout le monde de sa validité en tant que fondement ultime. La tentative de Mach de prendre les « sensations », ou « éléments », comme fondement a inspiré scientifiques et philosophes, mais, tout bien pesé, elle ne me semble pas plus convaincante que les autres. Mach a beau tonner contre la métaphysique, en réalité, il élabore sa propre métaphysique,
plus légère, plus souple, mais une métaphysique quand même d’éléments et de fonctions. Un réalisme des phénomènes, ou un « empirisme réaliste 122 ». Dans mes tentatives de donner un sens aux quanta, j’ai parcouru les textes des philosophes à la recherche d’une base conceptuelle, afin de comprendre l’étrange image du monde offerte par cette incroyable théorie. J’ai trouvé de très belles suggestions, des critiques subtiles, mais rien qui me convainque parfaitement. Puis, un jour, je suis tombé sur un texte qui m’a sidéré. Je termine ce chapitre, qui ne peut avoir de conclusion, par le récit de cette rencontre.
À plusieurs reprises, alors que je parlais des quanta et de leur nature relationnelle, j’ai rencontré des personnes qui me demandaient : « As-tu lu Nāgārjuna ? » Au énième « As-tu lu Nāgārjuna ? », j’ai décidé de le faire. C’est un texte peu connu en Occident, mais ce n’est pas un texte mineur : au contraire, c’est l’une des pierres angulaires de la philosophie indienne, et c’est uniquement en raison de ma lamentable méconnaissance de la pensée asiatique, caractéristique d’un Occidental, que je l’avais ignoré jusque-là. Il a pour titre l’un de ces mots indiens impossibles : Mūlamadhyamakakārikā, qui a été traduit de différentes manières, « Les stances de la voie du milieu » par exemple. Je l’ai lu dans la traduction annotée d’un philosophe analytique américain 123. Il m’a laissé une profonde impression. Nāgārjuna a vécu au IIe siècle. Son texte a suscité d’innombrables commentaires et, au cours du temps, interprétations et exégèses se sont stratifiées. L’intérêt des textes anciens gît précisément dans cette stratification de lectures qui nous les livre enrichis par différents niveaux de signification. Ce qui nous intéresse vraiment dans ces textes anciens, ce n’est pas ce que l’auteur voulait dire au départ : c’est ce que le texte peut nous suggérer aujourd’hui.
La thèse centrale du livre de Nāgārjuna est simplement que rien ne possède une existence en soi, indépendante d’autre chose. La résonance avec la mécanique quantique est immédiate. Naturellement, Nāgārjuna ne savait rien et ne pouvait rien savoir des quanta, là n’est pas la question. Ce qui nous intéresse, c’est que les philosophes nous proposent des façons originales de penser le monde, et que nous pouvons nous en servir si elles nous sont utiles. La perspective que nous offre Nāgārjuna nous permet peutêtre de concevoir un peu plus facilement le monde des quanta. Si rien n’a d’existence propre, tout n’existe que dans la dépendance de quelque chose d’autre, en relation avec quelque chose d’autre. Le terme technique utilisé par Nāgārjuna pour décrire l’absence d’existence indépendante est la « vacuité » (śūnyatā) : les choses sont « vides » dans le sens où elles n’ont pas de réalité autonome, elles existent grâce à, en fonction de, en relation avec, dans la perspective de quelque chose d’autre. Si je regarde un ciel nuageux, pour prendre un exemple simpliste, je peux y voir un château et un dragon. Y-at-il vraiment dans le ciel un dragon et un château ? Non, évidemment : ils naissent de la rencontre entre l’apparence des nuages et les sensations et les pensées dans ma tête ; en eux-mêmes, ce sont des entités vides, qui n’existent pas. Jusque-là, c’est facile. Mais Nāgārjuna suggère que les nuages, le ciel, les sensations, les pensées et ma propre tête sont également des choses qui naissent d’une rencontre avec d’autres choses : des entités vides. Et moi, qui suis en train d’observer une étoile ? Est-ce que j’existe ? Non, pas plus que le reste. Qui voit l’étoile alors ? Personne, répond Nāgārjuna. Regarder l’étoile est une composante de cet ensemble que j’appelle par convention mon être moi. « Ce qu’exprime le langage n’existe pas. Le cercle des pensées n’existe pas 124. » Il n’y a pas d’essence ultime ou mystérieuse à comprendre, qui serait la véritable essence de notre être. « Je » n’est rien d’autre que le vaste ensemble interconnecté des phénomènes qui le constituent, chacun d’entre eux dépendant de quelque
chose d’autre. Des siècles de spéculations occidentales sur le sujet et la conscience disparaissent comme le givre au soleil du matin. Nāgārjuna distingue deux niveaux, comme le font de nombreuses philosophies et sciences : la réalité conventionnelle, apparente, avec des aspects illusoires ou liés à la perspective, et la réalité ultime. Mais il fait prendre à cette distinction une direction inattendue : la réalité ultime, l’essence, est absence, vacuité. Elle n’est pas. Alors que toute métaphysique cherche une substance première, une essence dont tout le reste dépendrait, un point de départ d’où découlerait tout le reste, Nāgārjuna suggère que la substance ultime, le point de départ… n’existe pas. Il existe, dans la philosophie occidentale, de timides intuitions qui vont dans une direction similaire. Mais la perspective de Nāgārjuna est radicale. L’existence conventionnelle quotidienne n’est pas niée ; au contraire, elle est affirmée dans sa complexité, avec ses différents niveaux et facettes. Elle peut être étudiée, explorée, analysée, réduite à des termes plus élémentaires. Mais, pour Nāgārjuna, en chercher le substrat ultime n’a pas de sens. La différence avec le réalisme structurel contemporain, par exemple, me semble évidente : on pourrait imaginer Nāgārjuna ajouter aujourd’hui à son petit livre un petit chapitre intitulé : « Les structures, elles aussi, sont vides ». Elles n’existent que dans la mesure où elles sont pensées pour organiser autre chose. Dans son langage : « Elles ne sont ni précédentes aux objets, ni non précédentes aux objets, ni les deux à la fois, ni, finalement, ni l’une ni l’autre 125. » Le caractère illusoire du monde, le saṃsāra, est un thème général du bouddhisme ; le reconnaître permet d’atteindre le nirvāṇa, la libération et la béatitude. Mais, pour Nāgārjuna, saṃsāra et nirvāṇa sont la même chose : ils sont tous les deux vides d’existence propre. Non existants. L’unique réalité est-elle alors la vacuité ? Est-ce cela, la réalité ultime ? Non, écrit Nāgārjuna dans le chapitre le plus vertigineux de son livre,
chaque perspective n’existe que par rapport à quelque chose d’autre, ce n’est jamais une réalité ultime, et cela vaut également pour la perspective de Nāgārjuna. Même la vacuité est vide d’essence : elle est conventionnelle. Aucune métaphysique ne survit. La vacuité est vide. Nāgārjuna nous offre un instrument conceptuel formidable pour penser la relationnalité des quanta : il est possible de penser l’interdépendance sans essences autonomes qui entreraient ensuite en relation. Au contraire, l’interdépendance – et c’est là l’argument principal de Nāgārjuna – exige d’oublier toute essence autonome. La longue recherche de la physique de la « substance ultime », qui est passée par la matière, les molécules, les atomes, les champs, les particules élémentaires, etc., a fait naufrage dans la complexité relationnelle de la théorie quantique des champs et de la relativité générale. Se pourrait-il qu’un ancien penseur indien nous offre un outil conceptuel pour nous y retrouver ?
On apprend toujours des autres, de la différence. Malgré des millénaires d’un dialogue ininterrompu, Orient et Occident ont peut-être encore des choses à se dire. Comme dans les mariages réussis. La fascination de la pensée de Nāgārjuna va au-delà des questions de la physique moderne. Sa perspective a quelque chose de vertigineux. Elle entre en résonance avec le meilleur de la philosophie occidentale, classique et récente. Avec le scepticisme radical de Hume, avec la dissolution des questions mal posées que nous permet la pensée de Wittgenstein. Mais il me semble que Nāgārjuna évite le piège où tombent tant de philosophes, en postulant des points de départ qui finissent toujours par se révéler peu convaincants sur le long terme. Il parle de la réalité, de sa complexité et de sa compréhensibilité, tout en nous éloignant du piège conceptuel qui consiste à vouloir en trouver le fondement ultime.
Sa position n’est pas une extravagance métaphysique : elle est sobriété. Reconnaître que la question de savoir quel est le fondement ultime de tout est une question qui pourrait tout simplement ne pas avoir de sens. Cela n’exclut pas la possibilité d’enquêter. Au contraire, elle la libère. Nāgārjuna n’est pas un nihiliste qui nie la réalité du monde, ni un sceptique qui affirme que nous ne pouvons rien savoir de la réalité. Le monde des phénomènes est un monde que nous pouvons étudier et toujours mieux comprendre, pour en trouver les caractéristiques générales. Mais il s’agit d’un monde d’interdépendances et de contingences, ce n’est pas un monde qu’il faut essayer de dériver à partir d’un Absolu. Je crois que l’une des grandes erreurs que font les êtres humains lorsqu’ils essayent de comprendre quelque chose est de vouloir des certitudes. La quête de la connaissance ne se nourrit pas de certitudes : au contraire, elle se nourrit d’une absence radicale de certitudes. Grâce à la conscience aiguë de notre ignorance, nous sommes ouverts au doute et pouvons apprendre toujours davantage. Cela a toujours été la force de la pensée scientifique, la pensée de la curiosité, de la révolte, du changement. Il n’y a pas de Nord, pas de point fixe final, philosophique ou méthodologique, auquel ancrer l’aventure de la connaissance. Il existe de nombreuses interprétations différentes du texte de Nāgārjuna. La multiplicité des lectures possibles témoigne de la vitalité et de la capacité à nous parler que possède ce texte ancien. Ce qui nous intéresse, encore une fois, ce n’est pas ce que pensait le prieur d’un monastère en Inde il y a plus ou moins deux millénaires – c’est son affaire. Ce qui nous intéresse, c’est la force des idées qui émanent aujourd’hui des lignes qu’il a laissées et comment celles-ci, enrichies par des générations de commentaires, peuvent nous ouvrir de nouveaux espaces de pensée en se croisant avec notre culture et nos connaissances. C’est cela, la culture : un dialogue sans fin qui nous enrichit en nous nourrissant d’expériences, de connaissances et, surtout, d’échanges.
Je ne suis pas un philosophe, je suis un physicien : un vil mécanicien. À ce vil mécanicien, qui travaille sur les quanta, Nāgārjuna enseigne qu’il est possible de penser les manifestations des objets physiques sans devoir se demander ce qu’est l’objet physique indépendamment de ses manifestations. Mais la vacuité de Nāgārjuna alimente aussi une attitude éthique profondément rassurante : comprendre que nous n’existons pas en tant qu’entités autonomes nous aide à nous libérer de l’attachement et de la souffrance. C’est précisément en raison de son impermanence, de l’absence de tout absolu, que la vie a un sens et est précieuse. À l’être humain que je suis, Nāgārjuna enseigne la sérénité, la légèreté et la beauté du monde : nous ne sommes que des images d’images. La réalité, y compris nous-mêmes, n’est qu’un voile ténu et fragile, au-delà duquel… il n’y a rien.
« Pour la nature, le problème est déjà résolu. » Où je divague un peu et me demande où habitent les pensées et si la nouvelle physique n’a pas sensiblement modifié les termes de la vexata quaestio.
1. Simple matière ?
So, however mysterious the mind-body problem may be for us, we should always remember that it is a solved problem for nature 126 .
De temps en temps, je passe quelques heures sur Internet à lire ou à écouter avec tristesse la montagne d’absurdités qui se masse derrière l’adjectif « quantique ». Médecine quantique, théories holistiques quantiques de toutes sortes, spiritualismes quantiques aux tonalités mystiques, et ainsi de suite, un incroyable défilé d’idioties. Les pires sont celles qui se mêlent de médecine. Je reçois parfois des messages angoissés : « Ma sœur se fait soigner par un médecin quantique, qu’en pensez-vous, professeur ? » J’en pense tout le mal possible, mon pauvre ami, tentez de mettre votre sœur en sécurité le plus vite possible. Lorsqu’on en vient à la médecine, la loi doit intervenir, je pense. Chacun a le droit de se soigner comme il l’entend, mais personne n’a le droit de tromper les autres avec des charlataneries qui peuvent vous coûter la vie. La lassitude de la loi de nos pays vers la montagne de charlatans qui s’enrichissent sur la peau des gens naïfs est criminelle. D’autres m’écrivent : « J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment, est-ce un effet quantique, professeur ? » Bon sang, bien sûr que non ! Qu’est-ce que la complexité de notre mémoire et de nos pensées a à voir avec les quanta ? Rien, absolument rien ! La mécanique quantique n’a rien
à voir avec des phénomènes paranormaux, les médecines alternatives, les ondes qui nous portent et les vibrations mystérieuses. De grâce, moi aussi j’adore les bonnes vibrations. Moi aussi, j’ai eu les cheveux longs retenus par un bandana rouge et j’ai chanté dans ma jeunesse le « Om » assis en tailleur aux côtés d’Allen Ginsberg. Mais la délicate complexité de la relation émotionnelle qui existe entre nous et l’Univers a autant à voir avec les ondes ψ de la théorie quantique qu’une cantate de Bach avec le carburateur de ma voiture. Le monde est suffisamment complexe pour rendre compte de la magie de la musique de Bach, des bonnes vibrations et de notre profonde vie spirituelle sans faire intervenir les bizarreries quantiques. Ou vice versa, si vous préférez, la réalité des quanta est beaucoup plus étrange que tous les aspects délicats, mystérieux, enchanteurs et complexes de notre réalité psychologique et de notre vie spirituelle. Je trouve également peu convaincantes les tentatives d’exploiter la mécanique quantique pour expliquer des phénomènes complexes que nous comprenons mal, comme le fonctionnement de l’esprit.
Toutefois, la découverte de la nature quantique du monde, même si elle est éloignée de notre expérience quotidienne directe, est trop radicale pour n’avoir aucune pertinence sur les grandes questions encore irrésolues, telles que la nature exacte de l’esprit. Non pas parce que l’esprit ou d’autres phénomènes que nous comprenons mal seraient des phénomènes quantiques, mais parce que la découverte des quanta change les termes de la question, parce qu’elle modifie notre conception du monde physique et de la matière. Ce livre repose sur la conviction que nous, créatures humaines, faisons partie de la nature. Nous sommes un cas particulier parmi d’innombrables phénomènes naturels, dont aucun n’échappe aux grandes lois naturelles que
nous connaissons. Mais qui ne s’est jamais demandé : « Si le monde est fait simplement de matière, de particules en mouvement dans l’espace, comment mes pensées, mes perceptions, ma subjectivité, la valeur, la beauté et le sens peuvent-ils exister ? » Comment la « simple matière » réussit-elle à produire les couleurs, les émotions, la sensation vivante et brûlante que j’ai d’exister ? Comment fait-elle pour connaître et apprendre, s’émouvoir, s’interroger, lire un livre, et en venir à se demander comment fonctionne la matière elle-même ? La mécanique quantique ne nous donne pas de réponses directes à ces questions. Je ne vois aucune explication quantique à la subjectivité, aux perceptions, à l’intelligence, à la conscience ou à d’autres aspects de la vie mentale. Les phénomènes quantiques interviennent dans la dynamique des atomes, des photons, des impulsions électromagnétiques et des nombreuses autres structures microscopiques qui donnent naissance à nos corps, mais rien de spécifiquement quantique ne nous aide à comprendre ce que sont les pensées, les perceptions ou la subjectivité. Il s’agit d’aspects qui impliquent le fonctionnement du cerveau à grande échelle, c’est-à-dire précisément là où l’interférence quantique se perd dans le bruit de la complexité. La théorie des quanta ne nous aide pas directement à comprendre l’esprit. Mais indirectement, elle nous apprend quelque chose de pertinent, parce qu’elle modifie les termes de la question. Elle nous apprend que la source de la confusion pourrait bien résider dans les intuitions erronées que nous avons non seulement sur la nature de la conscience (où nos intuitions sont certainement biaisées), mais aussi, et de façon cruciale, sur ce qu’est la « simple matière » et comment elle fonctionne. Il nous est difficile d’imaginer comment nous, les êtres humains, pouvons être constitués seulement de minuscules cailloux qui rebondissent les uns contre les autres. Mais, à y regarder de plus près, un caillou est un vaste monde : une galaxie d’entités quantiques rutilantes où fluctuent probabilités
et interactions. Ce que nous appelons « caillou », par ailleurs, est une stratification de significations dans nos pensées, évoquées par l’interaction entre nous et cette galaxie d’événements physiques relatifs et ponctuels. La « simple matière » se décompose en couches complexes et nous semble soudain moins simple. Le hiatus entre la simple matière et le démaillage évanescent de notre esprit semble peut-être alors un peu moins infranchissable. Si le grain fin du monde est constitué de particules de matière qui n’ont que masse et mouvement, il semble difficile de reconstruire à partir de ce grain amorphe la complexité de ce que nous sommes, nous qui percevons et pensons. Mais, si le grain fin du monde est mieux décrit en termes de relations, si aucune chose n’a de propriétés intrinsèques autrement qu’en relation à d’autres choses, alors c’est peut-être dans cette physique que nous trouverons les éléments capables de se combiner de manière compréhensible, pour former la base de ces phénomènes complexes que nous appelons nos perceptions et notre conscience. Si le monde physique est tissé à partir de la trame subtile d’images de miroirs reflétées dans d’autres miroirs, sans le fondement métaphysique d’une substance matérielle, il nous est peut-être plus facile de nous reconnaître comme une partie de celui-ci.
Certains ont suggéré qu’il y aurait quelque chose de psychique en chaque chose. L’argument est que, puisque nous sommes conscients et que nous sommes constitués de protons et d’électrons, les électrons et les protons devraient déjà avoir une sorte de proto-conscience. Je ne trouve pas ce « panpsychisme » et cet argument convaincants. C’est comme dire que, puisqu’un vélo est fait d’atomes, alors chaque atome doit être proto-cycliste. Notre vie mentale a besoin de l’existence des neurones, des organes de perception, de notre corps, de l’élaboration complexe
d’informations qui a lieu dans notre cerveau : de toute évidence, sans tout cela, notre vie mentale ne peut exister. Mais il n’est pas nécessaire d’attribuer une proto-conscience aux systèmes élémentaires pour contourner le gel de la simple matière. Il suffit d’observer combien le monde est mieux décrit par des variables relatives et par leurs corrélations. Cela nous permet peut-être de sortir de la prison de l’opposition radicale entre objectivité de la matière et vie mentale. La distinction rigide entre le monde mental et le monde physique s’atténue. Nous pouvons essayer de considérer tant les phénomènes mentaux que les phénomènes physiques comme des phénomènes naturels : ils sont tous deux le produit d’interactions entre des parties du monde physique. Dans ce chapitre, le dernier avant la conclusion, j’essaye, humblement, de faire quelques suggestions dans cette direction difficile.
2. Que signifie « signification » ?
Les créatures humaines vivent dans un monde de significations. Les mots de notre langage « signifient » quelque chose. Le mot « chat » signifie un chat. Nos pensées « signifient » : elles se produisent dans notre cerveau, mais, si nous pensons à un tigre, nous faisons référence à quelque chose qui n’est pas dans notre cerveau, le tigre peut être n’importe où dans le monde. Toi, lecteur, qui lis ce livre, tu vois l’image des lignes noires et blanches sur le papier ou sur l’écran. « Voir » est quelque chose qui se passe dans ton cerveau, et pourtant tu vois ces lignes « à l’extérieur » de toi. Dans ton cerveau, un processus en rapport avec les lignes sur le papier est en train de se dérouler. Celles-ci acquièrent à leur tour une signification : elles font référence à mes pensées lorsque j’écris, qui à leur tour font référence à un toi imaginaire en train de me lire… Un nom technique pour le fait de « se référer à quelque chose » de nos processus mentaux (promu par le philosophe et psychologue allemand Franz Brentano) est « intentionnalité ». L’intentionnalité est un aspect important de la notion de signification et d’une grande partie de notre vie mentale. Il existe une relation étroite entre ce qui se passe dans les pensées et ce qui se passe en quelque sorte « en dehors » de celles-ci, et ce que les pensées peuvent signifier. Il y a une relation étroite entre le mot « chat » et un chat, ou entre un panneau de signalisation et ce qu’il signifie.
Il semble n’y avoir rien de tel dans le monde naturel. Un événement physique en soi ne signifie rien. Une comète voyage selon les lois de Newton, mais elle ne lit pas les panneaux routiers… Si nous faisons partie de la nature, ce monde de significations doit émerger du monde physique. Comment ? Qu’est-ce que le monde des significations, en termes purement physiques ? Deux concepts nous rapprochent d’une réponse, bien qu’aucun des deux ne suffise à lui seul pour comprendre ce qu’est la signification en termes physiques : l’information et l’évolution.
Dans la théorie de l’information de Shannon, l’information consiste simplement à compter le nombre d’états possibles de quelque chose. Une clé USB contient une certaine quantité d’information, exprimée en bits ou en giga-octets, qui nous indique de combien de façons différentes cette mémoire peut être disposée. Le nombre de bits ne sait pas ce que signifie ce qui est stocké dans la mémoire ; il ne sait même pas si ce qui est dans la mémoire signifie quelque chose ou n’est que du bruit. Shannon définit également la notion d’« information relative », qui est celle que j’ai utilisée dans les chapitres précédents : une mesure de la corrélation physique entre deux variables. Deux variables, je le rappelle, ont de l’« information relative » si elles peuvent être dans moins d’états que le produit du nombre d’états dans lesquels chacune peut se trouver. Le côté des deux pièces de monnaie collées sur la même feuille de plastique rigide est corrélé : les deux pièces « ont chacune de l’information sur le côté de l’autre ». Cette notion d’« information relative » est purement physique. Elle est centrale dans la description du monde physique, si l’on tient compte de sa structure quantique : l’information relative est la conséquence directe des interactions qui tissent le monde. L’information relative relie deux choses
différentes, tout comme la signification. Mais cela ne suffit pas à nous faire comprendre en termes physiques ce qu’est la signification : le monde fourmille de corrélations, mais la grande majorité d’entre elles ne signifient rien. Pour comprendre ce qu’est la signification, il nous manque un élément. La découverte de l’évolution biologique, de son côté, nous a permis de jeter des ponts entre les concepts que nous utilisons lorsque nous parlons des êtres animés et ceux que nous utilisons pour le reste de la nature. Elle a notamment clarifié l’origine biologique et, en dernière analyse physique, l’origine de notions telles que l’« utilité » et la « pertinence ». La biosphère est formée de structures et de processus utiles à la continuation de la vie : nous avons des poumons pour respirer et des yeux pour voir. Grâce à Darwin, nous avons compris pourquoi ces structures existent en inversant l’ordre de cause à effet entre leur utilité et leur existence : la fonction (voir, manger, respirer, digérer… contribuer à la vie) n’est pas le but des structures. C’est le contraire : les êtres vivants survivent parce que ces structures existent. Nous n’aimons pas pour vivre : nous vivons parce que nous aimons. La vie est un processus biochimique qui se déploie à la surface de la Terre et dissipe l’abondante énergie libre (faible entropie) dont regorge la lumière du Soleil qui inonde la planète. Elle est composée d’individus qui interagissent avec ce qui les entoure, qui sont formés de structures et de processus qui s’autorégulent, maintenant des équilibres dynamiques qui persistent dans le temps. Mais les structures et les processus ne sont pas là pour que les organismes survivent et se reproduisent. C’est le contraire : les organismes vivants survivent et se reproduisent parce que ces structures, qui perdurent et se reproduisent, se sont progressivement développées. Elles se reproduisent et peuplent la Terre parce qu’elles sont fonctionnelles. L’idée remonte au moins à Empédocle, ainsi que le souligne Darwin dans son magnifique livre 127. Aristote nous raconte dans sa Physique comment
Empédocle suggère que la vie est le résultat de la formation aléatoire de structures, due à la combinaison normale des choses. La plupart de ces structures périssent rapidement, à l’exception de celles qui ont des caractéristiques telles qu’elles survivent : ce sont les organismes vivants 128. Aristote objecte que nous ne voyons naître que des veaux bien structurés, et non des veaux de toutes les formes dont seuls les plus aptes survivraient 129. Toutefois, il est devenu clair aujourd’hui que l’idée d’Empédocle, transposée des individus aux espèces et enrichie par ce que nous avons appris sur l’hérédité et la génétique, est dans l’ensemble correcte. Darwin a éclairci l’importance capitale de la variabilité des structures biologiques, qui nous permet de continuer à explorer l’espace illimité des possibilités, ainsi que de la sélection naturelle, qui permet d’accéder à des régions de plus en plus vastes de cet espace, où se trouvent des structures et des processus qui sont encore mieux à même, ensemble, de perdurer. La biologie moléculaire illustre le mécanisme concret par lequel cela se produit. Le point qui m’intéresse ici, c’est que le fait d’avoir compris tout cela ne retire pas tout intérêt à des notions comme l’« utilité » et la « pertinence ». Au contraire, elle éclaircit leur origine, leur enracinement dans le monde physique : ce sont les caractéristiques de ces phénomènes naturels qui, de facto, donnent lieu à la survie. Ces idées sont merveilleuses, mais elles ne nous expliquent pas non plus comment la notion de « signification » peut émerger du monde naturel. La « signification » a des connotations intentionnelles qui ne semblent pas être liées à la variabilité et à la sélection. La signification de « signification » doit être fondée sur quelque chose d’autre.
Un petit miracle se produit cependant lorsque les deux idées, information et évolution, se combinent.
L’information joue plusieurs rôles en biologie. Les structures et les processus se reproduisent à l’identique pendant des centaines de millions, voire des milliards d’années, et ne sont modifiés que par la lente dérive de l’évolution. Les molécules d’ADN, qui restent quasiment identiques à celles qui les ont précédées, sont le vecteur principal de cette stabilité. Cela implique que des corrélations, c’est-à-dire de l’information relative, traversent des temps très longs. Les molécules d’ADN codent et transmettent des informations. Cette stabilité de l’information est peut-être l’aspect caractéristique de la matière vivante. Mais l’information est pertinente en biologie d’une seconde façon : dans les corrélations entre l’intérieur et l’extérieur d’un organisme. La plupart de ces corrélations ne sont pas pertinentes pour l’organisme. L’état d’une molécule dans mon cerveau est peut-être corrélé à une étoile lointaine à cause d’un rayon cosmique absorbé : cette corrélation n’a pas d’importance pour ma vie. Il existe toutefois des corrélations qui sont « pertinentes » pour la vie, au sens de la théorie de Darwin : elles favorisent la survie et la reproduction. Je vois une pierre qui tombe sur moi 130. Si je bouge, je survis. Le fait que je bouge n’est pas mystérieux, la théorie de Darwin l’explique : ceux qui ne bougeaient pas sont morts écrasés, je suis un descendant de ceux qui se sont déplacés pour éviter l’impact. Mais, pour pouvoir bouger, mon corps doit savoir d’une façon ou d’une autre qu’une pierre est en train de tomber sur moi. Pour qu’il le sache, il doit y avoir une corrélation physique entre une variable physique en moi et l’état physique de la pierre. Cette corrélation existe, évidemment, parce que le système visuel remplit exactement cette fonction : il met en corrélation notre environnement avec des processus neuronaux dans le cerveau. Il existe toutes sortes de corrélations entre l’extérieur et l’intérieur, mais celle-ci a une caractéristique particulière : si elle n’existait pas, ou si elle ne se produisait pas de façon adéquate, je mourrais écrasé par la pierre. La corrélation entre l’intérieur et l’extérieur,
qui relie l’état de la pierre aux neurones de mon cerveau, est directement pertinente au sens darwinien : sa présence ou son absence affecte ma survie. Une bactérie possède une paroi cellulaire capable de détecter les gradients de glucose dont elle se nourrit, des cils qui lui permettent de nager et un mécanisme biochimique qui lui signale la direction où il y a le plus de glucose. La biochimie de la paroi détermine une corrélation entre la distribution du glucose et l’état biochimique interne, qui détermine à son tour la direction dans laquelle nage la bactérie. La corrélation est pertinente : si elle est interrompue, la possibilité de survie de la bactérie, privée de nourriture, diminue. Il s’agit d’une corrélation physique avec une valeur de survie. L’existence de ces corrélations pertinentes indique la source physique possible de la notion de signification : l’information relative pertinente. Information relative au sens (physique) de Shannon, pertinente au sens (biologique, donc en définitive physique aussi) de Darwin. C’est dans ce sens précis que nous pouvons dire que l’information sur la concentration de sucre a une signification pour la bactérie. Ou que l’évocation du tigre dans mon cerveau, c’est-à-dire de la configuration neuronale correspondante, signifie effectivement un tigre. Ainsi définie, la notion d’information pertinente est purement physique, mais elle est aussi intentionnelle au sens de Brentano. C’est une connexion entre quelque chose (d’interne) et quelque chose d’autre (généralement externe). Elle comporte naturellement une notion de « vérité » ou de « justesse » : dans toute situation particulière, l’état interne de la bactérie peut ou non coder correctement le gradient de glucose. On retrouve ainsi plusieurs des ingrédients nécessaires pour caractériser la « signification ». Bien sûr, nous parlons de « signification » dans des contextes très variés, qui n’ont généralement pas de rapport direct avec la survie. Un poème est plein de signification, mais lire un poème n’augmente pas a priori mes chances de survivre ou de me reproduire (qui sait, peut-être un peu : une
femme pourrait tomber amoureuse de mon âme romantique…). Le spectre de ce que nous appelons « signification » en logique, psychologie, linguistique, éthique, etc., ne se réduit pas à l’information directement pertinente. Mais cette ample gamme s’est développée au cours de l’histoire biologique et culturelle de notre espèce à partir de quelque chose qui a des racines physiques, auxquelles se sont ajoutées les articulations propres à notre énorme complexité neuronale, sociale, linguistique, culturelle, etc. Ce quelque chose est l’information relative pertinente. La notion d’information pertinente, en d’autres termes, n’est pas toute la chaîne entre la physique et la signification dans le monde mental ; c’est toutefois le premier maillon, le plus difficile, le premier pas entre le monde physique, où il n’existe rien qui corresponde à la notion de signification, et le monde de l’esprit, dont la grammaire est faite de significations et de signaux qui ont une signification. En ajoutant les articulations et les contextes qui nous caractérisent (le cerveau et sa capacité à manipuler des concepts, c’est-à-dire des processus qui ont une signification, ses intégrations émotionnelles, sa capacité à se rapporter aux processus mentaux d’autrui et de manière récursive, aux siens propres, le langage, la société, les normes, et ainsi de suite), nous obtenons quelque chose qui s’approche toujours davantage des différentes notions, plus complètes, de la signification. En effet, une fois que le premier lien entre les notions physiques et les significations est établi, le reste suit de manière récursive : toute corrélation qui contribue à l’information directement pertinente est également significative, et ainsi de suite de manière récursive. L’évolution s’est manifestement servie de tout cela. Ces observations clarifient la raison pour laquelle nous ne pouvons parler de signification que dans le contexte des processus biologiques ou d’origine biologique. Mais elles enracinent aussi la notion de signification dans le monde physique : c’est l’un de ses nombreux aspects. La notion de
signification n’est pas extérieure au monde naturel. On peut parler d’intentionnalité sans quitter le domaine du naturalisme. La signification met en corrélation quelque chose avec quelque chose d’autre, c’est un lien physique, et elle joue un rôle biologique. C’est ce qui fait d’un élément de la nature le signe de quelque chose d’autre, pertinent pour nous. Nous voici finalement là où je voulais en venir. Si nous pensons le monde physique en termes de simple matière aux propriétés variables, les corrélations entre ces propriétés sont des faits accessoires. Il semble alors nécessaire d’ajouter quelque chose d’étranger à la matière pour pouvoir en parler. Mais la découverte de la nature quantique de la réalité est la découverte que la nature du monde physique est un réseau de corrélations : de l’information réciproque, précisément dans le sens physique de la corrélation. Les choses de la nature ne sont pas des ensembles d’éléments isolés qui ont chacun leurs propriétés propres, dans un individualisme dédaigneux. La signification et l’intentionnalité, entendues comme cidessus, ne sont que des cas particuliers, dans la sphère biologique, de l’ubiquité des corrélations. Il existe une continuité entre le monde des significations de notre vie mentale et le monde physique. L’un et l’autre sont des relations. La distance qui sépare la façon dont nous pensons le monde physique et la façon dont nous pensons cet aspect du monde mental diminue.
Le fait qu’un objet possède de l’information sur un autre objet peut vouloir dire des choses différentes en fonction du contexte. L’existence d’information relative entre deux objets signifie que, si j’observe les deux objets, je trouve des corrélations : « Tu as de l’information sur la couleur du ciel aujourd’hui » signifie que, si je te demande quelle est la couleur du ciel et que je vérifie ensuite, je constaterai que ce que tu m’as dit correspond à ce que je vois. Il y a donc une corrélation entre toi et le ciel. Le fait que
deux objets (toi et le ciel) disposent d’une information relative est donc en fin de compte quelque chose qui concerne un troisième objet (moi, qui vous observe). L’information relative, je le rappelle, est une danse à trois, comme l’intrication. Mais, si un objet (toi) est suffisamment complexe pour faire des calculs et des prédictions (comme un animal, un être humain, une machine construite par notre technologie, etc.), le fait « d’avoir de l’information » dans le sens ci-dessus implique aussi d’avoir les ressources nécessaires pour faire des prédictions sur le résultat d’interactions ultérieures : si tu as de l’information sur la couleur du ciel et que tu fermes les yeux, tu peux prédire ce que tu verras quand tu rouvriras les yeux, avant même de regarder. Tu as de l’information sur la couleur du ciel dans un sens beaucoup plus fort que le mot « information » : tu sais ce que tu vas voir avant de le voir. En d’autres termes, la notion élémentaire d’information relative est la structure physique sur laquelle reposent toutes les notions d’information plus complexes, qui ont effectivement maintenant une valeur sémantique. Parmi celles-ci figure la notion d’information qui renvoie au fait que nous étudions le reste du monde physique tout en faisant nous-mêmes partie de ce monde. Une vision du monde, une théorie du monde, pour être cohérente, doit pouvoir justifier et rendre compte des manières dont les habitants de ce monde arrivent à cette vision, à cette lecture. Cette condition, qui est souvent considérée comme la difficulté du matérialisme naïf, est immédiatement remplie si nous repensons la matière comme interactions et corrélations. Ma connaissance du monde est un exemple du résultat des interactions qui génèrent des informations significatives. C’est une corrélation entre le monde extérieur et ma mémoire. Si le ciel est bleu, il y a une image d’un ciel bleu dans ma mémoire. Ma mémoire a donc les ressources nécessaires
pour me permettre de prédire la couleur du ciel si je ferme les yeux et les rouvre immédiatement après. En ces termes, elle a de l’information sur le ciel également dans un sens sémantique. Nous savons ce que signifie le fait que le ciel soit bleu : nous le reconnaissons lorsque nous rouvrons les yeux. C’est dans ce sens que j’utilise le mot « information » dans les postulats de la mécanique quantique à la fin du chapitre IV. Le double sens du concept d’« information » lui confère son caractère ambigu. La base dont nous disposons pour comprendre le monde est notre information sur le monde, qui est une corrélation, dont nous nous servons, entre nous et le monde.
3. Le monde vu de l’intérieur
La notion d’information significative relie le monde physique à certains aspects du monde mental, mais elle ne comble pas l’impression de distance entre ces deux mondes. Or quelque chose d’autre nous vient en aide, grâce à la remise en cause radicale de la réalité à laquelle nous contraint la théorie quantique. Le problème de la distance entre le monde mental et le monde physique peut nous apparaître clair de façon intuitive, mais il est en fait très difficile à cerner avec précision. Notre monde mental a tant d’aspects différents – la signification, l’intentionnalité, les valeurs, la finalité, les émotions, le sens esthétique, moral, l’intuition mathématique, les perceptions, la créativité, la conscience… Notre esprit fait beaucoup de choses – il se souvient, anticipe, réfléchit, déduit, s’excite, s’indigne, rêve, espère, voit, s’exprime, fantasme, reconnaît, connaît, réalise qu’il existe… Prises une à une, de nombreuses activités de notre cerveau ne semblent pas si éloignées de ce que peut réaliser plus ou moins facilement un dispositif physique suffisamment complexe. Mais y a-t-il quelque chose qui ne peut pas émerger de la physique que nous connaissons ? Dans un article célèbre, David Chalmers divise le problème de la conscience en deux parties, qu’il appelle le problème « facile » et le problème « difficile » (qui sont parfois désignés par les expressions originales anglaises easy problem/hard problem of consciousness) 131. Le
problème que Chalmers qualifie de « facile » est tout sauf facile : il s’agit de savoir comment notre cerveau fonctionne, c’est-à-dire comment il donne lieu aux différents comportements que nous associons à notre vie mentale. Le problème qu’il qualifie de « difficile » est de comprendre ce qu’est la sensation subjective qui accompagne tout cela. Chalmers considère qu’il est plausible que le problème « facile » puisse être résolu dans le cadre de la conception physique actuelle du monde, mais il doute de la possibilité de faire de même avec le problème « difficile ». Pour illustrer ce point, il nous demande d’imaginer une machine, qu’il appelle un « zombie », capable de reproduire tous les comportements observables (même avec un microscope) d’un être humain ; en bref, un dispositif extérieurement impossible à distinguer d’un être humain, mais qui n’aurait aucune expérience subjective. « À l’intérieur duquel », écrit Chalmers, « il n’y aurait personne. » Le simple fait que nous puissions concevoir cette possibilité montrerait qu’il existe quelque chose « en plus » qui distingue un être qui ressent d’un hypothétique zombie, qui en reproduirait tous les comportements observables. Cette chose « en plus » identifie, selon Chalmers, la difficulté de rendre compte de l’expérience subjective dans les termes de notre conception actuelle du monde physique. Tel serait, pour Chalmers, le véritable problème de la conscience. Les neurosciences font des progrès remarquables dans la compréhension du fonctionnement des sens, de la mémoire, de la capacité du cerveau à se situer dans l’espace, de la production du langage, de la formation des émotions, de leur rôle, etc. Tout cela et bien d’autres choses encore seront probablement élucidés. Mais quelque chose continuera-t-il à nous échapper ? Chalmers répond par l’affirmative, car le « problème difficile » n’est pas de comprendre comment fonctionnent les activités cérébrales, mais de comprendre pourquoi ces activités s’accompagnent de la sensation subjective correspondante que nous percevons lorsqu’elles se produisent. En d’autres termes, pour comprendre la relation entre notre vie mentale et le
monde physique, il est essentiel de tenir compte du fait que nous décrivons le monde physique de l’extérieur, tandis que nous faisons l’expérience directe de nos activités cérébrales/mentales. Mais le réexamen de notre vision du monde auquel nous forcent les quanta modifie les termes de la question. Si le monde est relation, si nous comprenons la réalité physique en termes de phénomènes qui se manifestent à des systèmes physiques, alors une description du monde de l’extérieur ne peut pas exister. Les descriptions du monde qui sont possibles proviennent toutes, en définitive, de l’intérieur. Elles sont toutes, en dernière analyse, « à la première personne ». Notre perspective sur le monde, notre point de vue en tant qu’êtres situés dans le monde (notre situated self, ainsi que l’écrit Jenann Ismael 132), n’est pas spécial : il repose sur la même logique que celle que suggère la physique. Si nous imaginons la totalité des choses, nous sommes en train d’imaginer que nous sommes en dehors de l’Univers et que nous regardons « de là-bas ». Mais il n’existe pas un « en-dehors » de la totalité des choses. Le point de vue extérieur est un point de vue qui n’existe pas 133. Toute description du monde se fait de l’intérieur. Le monde vu de l’extérieur n’existe pas : il n’y a que des perspectives internes au monde, partielles, qui se reflètent mutuellement. Le monde est ce reflet réciproque de perspectives. La physique des quanta nous montre que cela est déjà le cas pour les choses inanimées. L’ensemble des propriétés relatives à un même objet forme une perspective. Si nous faisons abstraction de toute perspective, nous ne reconstruisons pas la totalité des faits : nous nous retrouvons dans un monde sans faits, car les faits ne sont que des faits relatifs. C’est précisément la difficulté de l’interprétation à mondes multiples de la mécanique quantique : elle ne décrit que ce à quoi un observateur extérieur au monde devrait s’attendre s’il interagissait avec le monde, mais, comme il
n’y a pas d’observateurs extérieurs au monde, elle ne décrit donc pas les faits du monde. Thomas Nagel, dans un article bien connu 134, pose la question « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » pour faire valoir que les questions de ce type sont bien posées, mais échappent à la science naturelle. L’erreur consiste ici à supposer que la physique est la description des choses à la troisième personne. Au contraire : la perspective relationnelle montre que la physique est toujours une description de la réalité à la première personne, d’un seul point de vue. Toute description se fait implicitement depuis l’intérieur du monde, depuis un point de vue associé à un système physique.
Les idées sur la nature de l’esprit se cantonnent souvent à trois options : le dualisme, selon lequel la réalité de l’esprit est complètement différente de celle des choses inanimées ; l’idéalisme, pour lequel la réalité matérielle n’existe que dans l’esprit ; le matérialisme naïf, selon lequel tous les phénomènes mentaux peuvent être réduits au mouvement de la matière. Le dualisme et l’idéalisme sont incompatibles avec la découverte que nous, êtres sentients, faisons partie de la nature comme les autres et avec les éléments toujours plus nombreux qui indiquent que tout ce que nous connaissons, y compris nous-mêmes, suit des lois naturelles déjà connues. Le matérialisme naïf, pour sa part, semble intuitivement difficile à concilier avec la réalité de l’expérience subjective. Mais ce ne sont pas les seules possibilités. Si les qualités d’un objet naissent de l’interaction avec quelque chose d’autre, alors la distinction entre les phénomènes mentaux et physiques s’atténue beaucoup. Tant les variables physiques que ce que les philosophes de l’esprit appellent les « qualia », c’est-à-dire les phénomènes mentaux élémentaires tels que « je
vois rouge », peuvent être pensés comme des phénomènes naturels plus ou moins complexes. La subjectivité n’est pas un saut qualitatif par rapport à la physique : elle exige une augmentation du degré de complexité (Bogdanov dirait d’« organisation »), mais toujours dans un monde fait de perspectives, dès son niveau le plus élémentaire. Il me semble donc que, lorsque nous nous interrogeons sur la relation entre le « moi » et la « matière », nous utilisons deux concepts peu clairs, et c’est là l’origine de la confusion qui entoure les questions sur la nature de la conscience. Qui est le « moi » qui éprouve la sensation de ressentir, sinon l’ensemble intégré de nos processus mentaux ? Bien sûr, nous avons une intuition d’unité lorsque nous pensons à nous-mêmes, mais elle s’explique facilement par l’intégration de notre corps et par la façon dont nos processus mentaux fonctionnent, où la partie que nous appelons consciente fait une chose à la fois. Le premier terme du problème, le « moi », est, je pense, le résidu d’une métaphysique erronée : le résultat de l’erreur fréquente de confondre un processus avec une entité. Mach est apodictique, Das Ich ist unrettbar, « le Moi ne peut être sauvé ». Se demander ce qu’est la conscience après en avoir démêlé les processus neuronaux revient à se demander ce qu’est un orage après en avoir compris la physique : une question dénuée de sens. Ajouter un « possesseur » des sensations, c’est comme ajouter Jupiter au phénomène de l’orage. C’est comme dire que, après avoir compris la physique de l’orage, il reste encore, dans le langage de Chalmers, le « problème difficile » de le relier à la colère de Jupiter. Il est vrai que nous avons « l’intuition » d’une entité indépendante qui est le « moi ». Mais nous avions aussi « l’intuition » que Jupiter déchaînait les orages… et que la Terre était plate. Ce n’est pas sur des « intuitions » acritiques que nous construisons une compréhension efficace du monde. L’introspection est le pire des outils d’investigation, si l’on s’intéresse à la
nature de l’esprit : cela revient à aller chercher ses préjugés les plus profondément ancrés pour s’y vautrer. Mais le second terme de la question, la « simple matière », est davantage encore le résidu d’une métaphysique erronée, fondée sur une conception trop naïve de la matière comme substance universelle, définie uniquement par la masse et le mouvement. C’est une métaphysique erronée parce qu’elle est contredite par la physique quantique. Si nous pensons en termes de processus, d’événements, en termes de propriétés relatives d’un monde de relations, le hiatus entre les phénomènes physiques et mentaux est beaucoup moins marqué. Nous pouvons les considérer tous deux comme des phénomènes naturels engendrés par des structures complexes d’interactions.
Notre connaissance du monde s’articule autour de différentes sciences, plus ou moins liées les unes aux autres. Dans cette relation entre les composantes de notre savoir, la physique joue un rôle que les quanta ont pour part amoindri, pour part enrichi. La prétention du mécanicisme du e XVIII siècle à avoir clarifié la substance fondamentale à la base de tout s’est évanouie ; en revanche, une compréhension de la grammaire de la réalité s’est développée, peut-être déconcertante, mais plus riche et plus subtile, qui nous permet de penser le monde de manière plus articulée. Le monde est un réseau d’information réciproque au niveau physique le plus élémentaire. L’information qui devient significative dans le cadre du mécanisme darwinien a un sens pour nous. Ὁ κόσμος αλλοίωσις, ὁ βίος ὑπόληψις. « Le cosmos est changement, la vie est discours », clame le fragment 115 parfois attribué à Démocrite. Le cosmos est une interaction, la vie organise l’information relative. Nous sommes une broderie délicate et complexe dans le réseau de relations dont est constituée la réalité (pour autant que nous réussissions à la comprendre aujourd’hui).
Si je regarde une forêt de loin, je vois du velours vert foncé. En m’approchant, le velours dévoile sa trame faite de troncs, de branches et de frondes. L’écorce des arbres, la mousse, les insectes fourmillent de complexité. Dans chaque œil de chaque coccinelle se trouve une structure élaborée de cellules, reliées à des neurones qui la guident pour survivre. Chaque cellule est une ville, chaque protéine un château d’atomes ; dans le noyau de chaque atome s’agite un enfer de dynamique quantique, les quarks et les gluons tourbillonnent, excitations de champs quantiques. Et ce n’est qu’une petite forêt sur une petite planète qui tourne autour d’une petite étoile, parmi les cent milliards d’étoiles d’une galaxie parmi un trillion de galaxies constellées d’événements cosmiques éblouissants. Dans chaque coin de l’Univers, nous trouvons des puits vertigineux de strates de réalité. Dans ces strates, nous avons pu reconnaître des régularités, sur lesquelles nous avons rassemblé des informations pertinentes pour nous, ce qui nous permet de nous former une image cohérente des différentes couches. Chacune d’elles est une approximation. La réalité n’est pas divisée en niveaux. Les niveaux dans lesquels nous la décomposons, les objets dans lesquels nous la divisons, sont les façons dont la nature se corrèle en nous, dans ces configurations dynamiques d’événements physiques dans nos cerveaux que nous appelons concepts. La séparation de la réalité en niveaux est relative à la façon dont nous interagissons avec elle. La physique fondamentale ne fait pas exception. La nature suit toujours ses lois simples, mais la complexité des choses rend les lois générales non pertinentes pour nous. Savoir que ma petite amie obéit aux équations de Maxwell ne m’aide pas à la rendre heureuse. Le meilleur moyen d’apprendre comment fonctionne un moteur est d’ignorer les forces nucléaires entre ses particules élémentaires. Il existe une autonomie et une indépendance des niveaux de compréhension du monde qui justifie l’autonomie des savoirs. En ce sens, la physique élémentaire est bien plus inutile que ce qu’un physicien se plaît à penser.
Mais il n’y a pas de véritables fractures : les bases de la chimie sont compréhensibles en termes de physique, les bases de la biochimie en termes de chimie, les bases de la biologie en termes de biochimie, et ainsi de suite. Nous comprenons bien certaines articulations, d’autres moins. Les fractures ne sont que les lacunes de notre compréhension. C’est le sens de la question sur la base physique de la notion de signification évoquée plus haut. La perspective relationnelle nous éloigne des dualismes sujet/objet, matière/esprit, et du dualisme apparemment irréductible réalité/pensée ou cerveau/conscience. Si nous parvenons à démêler les processus qui se déroulent à l’intérieur de notre corps et leurs relations avec le monde extérieur, que reste-t-il à comprendre ? Ces processus impliquent notre corps et l’extérieur, ce sont des réactions et des élaborations de corrélations entre notre corps et l’environnement. Ce sont des processus à cheval entre l’extérieur et l’intérieur (et entre l’intérieur et l’intérieur) de notre corps. Qu’est-ce que la phénoménologie de notre conscience, si ce n’est le nom que ces processus s’attribuent dans le jeu de miroirs des informations pertinentes contenues dans les signaux portés par nos neurones ? Cela ne résout évidemment pas le problème de la compréhension du fonctionnement de l’esprit. Perdure ce que Chalmers appelle le problème « facile », qui est loin d’être facile et loin d’être résolu. Nous comprenons encore très peu de chose sur le fonctionnement du cerveau. Mais nous en comprenons davantage, sans sortir des lois naturelles connues. Et il n’y a aucune raison de penser que quelque chose dans notre vie mentale pourrait ne pas être compréhensible en termes des lois naturelles connues. Les objections contre la possibilité de comprendre notre vie mentale en termes de lois naturelles connues, à y regarder de plus près, se bornent à répéter de façon générique « cela me semble peu plausible », en se fondant sur des intuitions sans apporter des arguments à l’appui 135. Si ce n’est au triste espoir d’être constitué de quelque fumeuse substance immatérielle,
qui resterait vivante après la mort : une perspective qui, en plus d’être (pour le coup, oui !) complètement invraisemblable, me fait froid dans le dos. Comme l’écrit le philosophe américain Erik Banks dans l’épigraphe qui ouvre ce chapitre, « Pour aussi mystérieux que soit pour nous le problème corps-esprit, nous devons toujours nous rappeler que, pour la nature, c’est un problème résolu. Il ne nous reste plus qu’à comprendre comment elle a fait. »
Où je tente de conclure une histoire qui n’est pas terminée.
Mais est-ce vraiment possible ?
You do look, my son, in a moved sort, As if you were dismay’d: be cheerful, sir. Our revels now are ended. These our actors, As I foretold you, were all spirits, and Are melted into air, into thin air: And, like the baseless fabric of this vision, The cloud-capp’d towers, the gorgeous palaces, The solemn temples, the great globe itself, Yea, all which it inherit, shall dissolve, And, like this insubstantial pageant faded, Leave not a rack behind. We are such stuff As dreams are made on; and our little life Is rounded with a sleep.
L’une
des avancées récentes les plus fascinantes des neurosciences
concerne le fonctionnement de notre système visuel : comment voyonsnous ? Comment savons-nous, d’un simple coup d’œil, qu’il y a un livre ou un chat devant nous ? Il semblerait naturel de penser que les récepteurs détectent la lumière qui arrive sur la rétine de nos yeux, puis la transforment en signaux qui se dirigent alors vers l’intérieur de notre cerveau, où des groupes de neurones élaborent les informations de manière de plus en plus complexe, jusqu’à les interpréter et identifier les objets. Des neurones reconnaissent les lignes qui séparent les couleurs, d’autres neurones les formes dessinées par ces lignes,
d’autres encore comparent ces formes avec les données de notre mémoire… d’autres enfin parviennent à reconnaître quelque chose : c’est un chat. Et pourtant, le cerveau ne fonctionne pas ainsi. Il fonctionne dans l’autre sens. Une bonne partie des signaux ne vont pas des yeux au cerveau : ils vont dans le sens inverse, des couches internes du cerveau en direction des yeux 136. Ce qui se passe en fait, c’est que le cerveau s’attend à voir quelque chose, sur la base de ce qui s’est passé auparavant et de ce qu’il sait. Il traite une image de ce qu’il prévoit que les yeux doivent voir. Ces informations sont envoyées du cerveau vers les yeux, en passant par des étapes intermédiaires. Si une divergence est détectée entre ce que le cerveau prévoit et la lumière qui atteint les yeux, et seulement dans ce cas, alors les circuits neuronaux envoient des signaux vers le cerveau. En d’autres termes, ce n’est pas l’image de l’environnement observé qui voyage des yeux vers le cerveau, mais seulement la nouvelle d’éventuelles divergences par rapport à ce à quoi le cerveau s’attend. Cette découverte a été une surprise. Mais, en y réfléchissant un peu, il est clair qu’il s’agit d’un moyen efficace de recueillir des informations sur l’environnement. Quel serait l’intérêt d’envoyer au cerveau des signaux qui ne font que confirmer ce que le cerveau sait déjà ? Les informaticiens utilisent des techniques similaires pour comprimer les fichiers d’images. Au lieu de stocker la couleur de tous les pixels, ils ne stockent que les informations sur les endroits où la couleur change : moins d’informations, mais suffisantes pour reconstruire l’image. Les implications conceptuelles de la relation entre ce que nous voyons et le monde sont toutefois considérables. Lorsque nous regardons autour de nous, nous n’« observons » pas vraiment : nous évoquons plutôt une image du monde en nous appuyant sur ce que nous savons (y compris sur nos préjugés erronés). Et, sans en avoir conscience, nous scrutons notre
environnement pour relever d’éventuelles divergences et tenter de corriger notre représentation si cela s’avère nécessaire. Ce que nous voyons, en d’autres termes, n’est pas une reproduction du monde extérieur. C’est ce à quoi nous nous attendons, corrigé par ce que nous réussissons à percevoir. Les données pertinentes ne sont pas celles qui confirment ce que nous savions déjà. Ce sont celles qui contredisent nos attentes. Parfois, c’est un détail : le chat a bougé une oreille. Parfois, quelque chose nous alerte et nous incite à changer d’hypothèse : Ah ! Ce n’était pas un chat, c’était un tigre ! Parfois, c’est une scène totalement neuve, à laquelle nous essayons de donner un sens en imaginant une version qui ait du sens pour nous. C’est en fonction de ce que nous savons déjà que nous essayons de donner un sens à ce qui parvient à nos pupilles. Il pourrait même s’agir d’un mode de fonctionnement général du cerveau. Par exemple, l’hypothèse qui sous-tend le modèle PCM (Projective consciousness model 137) est que la conscience serait l’activité du cerveau qui tente de prédire les données entrantes qui dépendent prospectivement de la variabilité du corps et du monde, en construisant en ce sens des représentations, tout en essayant constamment de minimiser les erreurs de prédiction sur la base des divergences observées. Pour reprendre les mots d’Hippolyte Taine, un philosophe français du e XIX siècle, nous pouvons dire que « notre perception externe est un rêve du dedans qui se trouve en harmonie avec les choses du dehors ; et au lieu de dire que l’hallucination est une perception extérieure fausse, il faut dire que la perception extérieure est une hallucination vraie 138. » La science n’est au fond qu’une extension de la façon dont nous voyons : nous recherchons les divergences entre ce à quoi nous nous attendons et ce que nous réussissons à saisir du monde. Nous avons des visions du monde et, si elles ne fonctionnent pas, nous essayons de les changer. Tout le savoir humain s’est construit de cette manière.
La vision se produit dans le cerveau de chacun d’entre nous, en quelques fractions de seconde. Le développement de la connaissance se fait beaucoup plus lentement, dans le dialogue étroit de l’humanité entière, sur des années, des décennies, des siècles. La première a trait à l’organisation individuelle de l’expérience et forme le monde psychique ; la seconde concerne l’organisation sociale de l’expérience qui fonde l’ordre physique tel que le décrit la science. (Bogdanov : « La différence entre l’ordre psychique et l’ordre physique se résume à la différence entre l’expérience organisée individuellement et l’expérience organisée socialement 139. ») Mais il s’agit de la même chose : nous actualisons et améliorons nos cartes mentales de la réalité, notre structure conceptuelle, pour rendre compte des divergences que nous observons entre les idées que nous avons et ce qui nous parvient de la réalité. Pour la déchiffrer par conséquent de mieux en mieux 140. Parfois, c’est un détail, nous apprenons un fait nouveau. Parfois, la remise en question de nos attentes touche la grammaire conceptuelle même de notre façon de penser le monde. Nous actualisons notre image la plus profonde du monde. Nous découvrons de nouvelles cartes pour penser la réalité, qui nous montrent le monde un peu mieux. Voilà ce qu’est la théorie des quanta.
Bien sûr, il y a quelque chose de déconcertant dans la vision du monde qui émerge de cette théorie. Nous devons abandonner quelque chose qui nous semblait très, très naturel : l’idée d’un monde fait de choses. Nous devons admettre qu’il s’agit d’un vieux préjugé, d’une vieille charrette dont nous n’avons plus besoin. Une partie du caractère concret du monde semble se dissoudre dans l’air, comme dans les couleurs irisées et violacées d’un voyage psychédélique. Nous en restons stupéfaits, un peu comme le décrit Prospero dans l’épigraphe placée en tête de ce chapitre : « Et de cette vision le support
sans racine, les tours couronnées de nuages, les palais somptueux, les temples solennels et le vaste globe lui-même et tout, ou tout ce qui peut hériter de lui, va se dissoudre un jour, et comme ce spectacle immatériel s’est effacé, il ne laissera pas une traînée de brume… » C’est la fin de La Tempête, la dernière œuvre de Shakespeare, l’un des passages les plus émouvants de l’histoire de la littérature. Après avoir fait voler son public en imagination et l’avoir transporté un instant hors de luimême, Prospero/Shakespeare le réconforte : « Vous avez l’air, mon fils, d’être d’humeur troublée comme par le chagrin. Allons, un peu de joie, nos fêtes maintenant sont finies. Nos acteurs, comme je vous l’ai dit, n’étaient que des esprits qui se sont dispersés dans l’air, dans l’air léger. » Pour se dissoudre ensuite sereinement dans ce murmure immortel : « car nous sommes de cette étoffe dont les rêves sont faits. Notre petite vie est entourée par un sommeil ». C’est ce que je ressens à la fin de cette longue méditation sur la mécanique quantique. La solidité du monde physique semble s’être dissoute dans l’air, comme les tours couronnées de nuages et les palais merveilleux de Prospero. La réalité s’est effrangée en un jeu de miroirs. Mais ici, il ne s’agit pas de l’imagination somptueuse du Barde de Stratford et de ses incursions dans le cœur des hommes, ni de la récente spéculation débridée d’un physicien théorique un peu trop imaginatif. Non, c’est la recherche patiente, rationnelle, empirique, rigoureuse de la physique fondamentale qui nous a amenés à cette dissolution de la substantialité. C’est la meilleure théorie scientifique découverte à ce jour par l’humanité, la base de la technologie moderne, dont la fiabilité est incontestable. Je pense qu’il est temps de regarder cette théorie en face, de discuter de sa nature au-delà des cercles restreints des physiciens théoriques et des philosophes, de faire couler son miel distillé, très doux et un peu vénéneux, dans les mailles de toute la culture contemporaine 141.
J’espère que cet écrit pourra y contribuer. La meilleure description de la réalité que nous ayons trouvée est celle d’événements qui tissent un réseau d’interactions. Les « entités » ne sont que des nœuds éphémères dans ce réseau. Leurs propriétés ne sont déterminées qu’au moment de ces interactions et seulement par rapport à autre chose : toute chose n’est que ce qui se reflète dans les autres. Chaque vision est partielle. Il n’existe aucune façon de voir la réalité qui ne dépende pas d’une perspective. Il n’y a pas de point de vue absolu, universel. Cependant, les points de vue communiquent, les connaissances dialoguent entre elles et avec la réalité ; dans le dialogue, elles se modifient, s’enrichissent, convergent, et notre compréhension de la réalité s’approfondit. L’acteur de ce processus n’est pas un sujet distinct de la réalité phénoménale, ni un point de vue transcendant : il est un morceau de cette même réalité, à qui la sélection a appris à traiter les corrélations utiles, les informations qui ont une signification. Notre discours sur la réalité fait luimême partie de la réalité. Ce sont les relations qui font notre moi, nos sociétés, notre vie culturelle, spirituelle et politique. C’est pourquoi tout ce que nous avons réalisé au cours des siècles l’a été au sein d’un réseau d’échanges. C’est pourquoi une politique de collaboration est plus judicieuse et plus efficace qu’une politique de compétition… C’est aussi la raison pour laquelle, je crois, l’idée même d’un moi individuel, ce moi rebelle et solitaire qui m’avait poussé à me poser les questions débridées de mon adolescence, ce moi qui se croyait complètement indépendant et totalement libre… ce moi finit par se reconnaître comme une simple vaguelette dans un réseau de réseaux. Les questions qui m’ont poussé à m’inscrire en physique il y a tant d’années, pour comprendre la structure de la réalité, comment fonctionnent
nos esprits, comment nous comprenons la réalité, restent sans réponse. Mais nous apprenons. La physique ne m’a pas déçu. Elle m’a ensorcelé, étonné, confondu, assommé, m’a fait passer des nuits blanches à regarder dans le noir en pensant : « Est-ce vraiment possible ? Comment peut-on y croire ? » La question murmurée par Časlav sur la plage de l’île de Lamma, avec laquelle j’ai commencé ces pages. La physique me semblait le lieu où l’imbrication entre la structure de la réalité et les structures de la pensée était la plus étroite, le lieu où cette imbrication était mise à l’épreuve incandescente d’une évolution continue. Le voyage entrepris a été plus surprenant et plus aventureux que je ne l’avais prévu. L’espace, le temps, la matière, la pensée, toute la réalité n’ont cessé de se redessiner devant mes yeux, comme dans un vaste kaléidoscope magique. La théorie des quanta, plus que l’immensité de l’Univers et la découverte de sa grande histoire, plus encore que les extraordinaires prédictions d’Einstein, a été pour moi le cœur de cette remise en cause radicale de nos cartes mentales. La vision classique du monde, pour reprendre les mots de Taine, est une hallucination qui n’est plus confirmée. Le monde fragmenté et insubstantiel de la théorie des quanta est, pour l’instant, l’hallucination la plus en harmonie avec le monde… Il y a un sentiment de vertige, de liberté, de gaieté, de légèreté dans la vision du monde que nous offrent les découvertes sur les quanta. « Vous avez l’air, mon fils, d’être d’humeur troublée comme par le chagrin. Allons, un peu de joie ! » Après tout, les curiosités adolescentes, qui m’ont conduit vers la physique comme un enfant qui suit une flûte magique, m’ont fait visiter plus de châteaux enchantés que je ne l’avais espéré. Le monde de la théorie des quanta, que le voyage d’un jeune homme sur l’Île sacrée de la mer du Nord nous a ouvert et que j’ai essayé de raconter dans ces pages, me semble extraordinairement beau.
Goethe écrivait que l’île d’Helgoland, extrême, balayée par les vents, était un endroit sur Terre qui illustrait « la fascination sans fin de la Nature ». Et que, sur l’Île sacrée, on pouvait un peu plus faire l’expérience de « l’esprit du monde », le Weltgeist 142. Qui sait, c’est peut-être cet esprit qui a parlé à Heisenberg, pour l’aider à écarter un petit pan de brume… Chaque fois que quelque chose de solide est remis en question, quelque chose d’autre s’ouvre, nous permettant de voir plus loin. Observer la dissolution de la substance, de ce qui semblait aussi solide que la roche, rend plus légers, me semble-t-il, le caractère éphémère et le doux écoulement de la vie. L’interconnexion des choses, le reflet de l’une dans l’autre, brille d’une lumière claire que la froideur de la mécanique du XVIIIe siècle n’a jamais réussi à capturer. Même si elle nous laisse abasourdis. Même si elle nous laisse un profond sentiment de mystère.
REMERCIEMENTS
Merci à Blu. Merci à Emanuela, Lee, Časlav, Jenann, Ted, David, Roberto, Simon, Eugenio, Aurélien, Massimo, Enrico, pour mille choses. À Andrea pour ses précieux commentaires sur une première version de ce livre, à Maddalena pour avoir rendu ces lignes lisibles, à Sami, avec nostalgie, pour son soutien et son amitié, à Guido pour m’avoir montré le chemin de ma vie, à Bill pour avoir été, il y a quinze ans, le premier à vouloir m’écouter sur ces choses, à Wayne pour ses idées, à Chris pour son hospitalité, à Antonino pour ses belles suggestions. À mon père qui m’enseigne ce que signifie être encore là quand on n’est plus là. À Simone et Alejandro pour avoir formé ensemble le plus beau groupe de recherche du monde. À mes fantastiques étudiants, à mes collègues physiciens et philosophes avec qui j’ai discuté de toutes ces choses au fil des ans, à mes merveilleux lecteurs. À toutes ces personnes, qui tissent ensemble la toile magique des relations, dont ce livre est un fil. Merci, surtout, à Werner et à Aleksandr.
NOTES
1. Cette citation ainsi que les suivantes sont extraites, avec quelques adaptations minimes, de W. Heisenberg, Der Teil und das Ganze, Piper, München, 1969. Pour une traduction française, se reporter à La Partie et le Tout. Le monde de la physique atomique (Souvenirs, 1920-1965), Flammarion, Paris, 2016. 2. N. Bohr, « The Genesis of Quantum Mechanics », dans Essays 19581962 on Atomic Physics and Human Knowledge, Wiley, New York, 1963, p. 74-78 ; voir pour la traduction française Physique atomique et connaissance humaine, « Folio essais », Paris, 1991. 3. W. Heisenberg, « Über quantentheoretische Umdeutung kinematischer und mechanischer Beziehungen », Zeitschrift für Physik, vol. 33, 1925, p. 879-893. 4. M. Born et P. Jordan, « Zur Quantenmechanik », Zeitschrift für Physik, vol. 34, 1925, p. 858-888. 5. XP − PX = iℏ. 6. P.A.M. Dirac, « The Fundamental Equations of Quantum Mechanics », Proceedings of the Royal Society A, vol. 109, no 752, 1925, p. 642-653.
7. Il réalise que les tableaux de Heisenberg sont des variables qui ne commutent pas, ce qui lui fait penser aux parenthèses de Poisson qu’il a rencontrées dans un cours de mécanique avancé. Un délicieux récit de ces années fatidiques, des lèvres mêmes d’un Dirac âgé de soixante-treize ans, est disponible à l’adresse www.youtube.com/watch?v=vwYs8tTLZ24 8. M. Born, My Life: Recollections of a Nobel Laureate, Taylor & Francis, London, 1978, p. 218. 9. W. Pauli, « Über das Wasserstoffspektrum vom Standpunkt der neuen Quantenmechanik », Zeitschrift für Physik, vol. 36, 1926, p. 336-363, un feu d’artifice technique. 10. Cité dans F. Laudisa, La realtà al tempo dei quanti: Einstein, Bohr e la nuova immagine del mondo, Bollati Boringhieri, Torino, 2019, p. 115. 11. A. Einstein, M. Besso, Correspondance (1903-1955), Hermann, Paris, 1972. 12. N. Bohr, « The Genesis of Quantum Mechanics », op. cit., p. 75. 13. Selon les termes de Dirac : q-nombres. En termes plus modernes : opérateurs. Plus généralement : variables de l’algèbre non commutative définie par l’équation que j’examinerai au chapitre IV. 14. W.J. Moore, Schrödinger, Life and Thought, Cambridge University Press, New York, 1989. 15. E. Schrödinger, « Quantisierung als Eigenwertproblem (Zweite Mitteilung) », Annalen der Physik, vol. 384, no 6, 1926, p. 489-527. 16. C’est-à-dire en inversant l’approximation iconale. 17. E. Schrödinger, « Quantisierung als Eigenwertproblem (Erste Mitteilung) », Annalen der Physik, vol. 384, no 4, 1926, p. 361-376. Il commence par écrire l’équation relativiste et se persuade qu’elle est
erronée. Puis il se contente d’étudier la limite non relativiste, et cela fonctionne. 18. E. Schrödinger, « Über das Verhältnis der Heisenberg-BornJordanschen Quantenmechanik zu der meinen », Annalen der Physik, vol. 384, no 5, 1926, p. 734-756. 19. Tout au long du livre, j’appelle ψ tant la fonction d’onde, c’est-à-dire l’état quantique dans la base de position, que l’état quantique abstrait, représenté par un vecteur dans un espace de Hilbert. Pour les considérations qui suivent, la distinction n’est pas pertinente. 20. G. Uhlenbeck, cité dans A. Pais, « Max Born’s Statistical Interpretation of Quantum Mechanics », Science, vol. 218, 1982, p. 1193-1198. 21. Cité dans M. Kumar, Quantum: Einstein, Bohr, and the Great Debate about the Nature of Reality, Icon Books, London, 2010. 22. Ibid. 23. E. Schrödinger, Nature and the Greeks and Science and Humanism, Cambridge University Press, Cambridge, 1996. Science et humanisme. La physique de notre temps, Desclée de Brouwer, Paris, 1954. 24. M. Born, « Quantenmechanik der Stoßvorgänge », Zeitschrift für Physik, vol. 38, 1926, p. 803-827. 25. Le carré du module de ψ(x) donne la densité de probabilité que la particule soit observée au point x plutôt qu’ailleurs. 26. Les règles ont été modifiées et le truc est désormais illégal. 27. De même, la théorie de Heisenberg nous donne la probabilité de voir quelque chose, compte tenu des observations précédentes. 28. B = 2hν3c−2/(ehν/kT – 1).
29. M. Planck, « Über eine Verbesserung der Wien’schen Spectralgleichung », Verhandlungen der Deutschen Physikalischen Gesellschaft, vol. 2, 1900, p. 202-204. 30. E = hν. 31. A. Einstein, « Über einen die Erzeugung und Verwandlung des Lichtes betreffenden heuristischen Gesichtspunkt », Annalen der Physik, vol. 322, no 6, 1905, p. 132-148. 32. C’est l’effet sur lequel se basent les cellules photoélectriques : sur certains métaux, la lumière produit un petit courant électrique. Étrangement, cela ne se produit pas pour la lumière à basse fréquence, indépendamment de l’intensité de la source lumineuse. Einstein comprend que les photons de basse fréquence, quel que soit leur nombre, possèdent une énergie plus faible, insuffisante pour arracher des électrons aux atomes. 33. N. Bohr, « On the Constitution of Atoms and Molecules », Philosophical Magazine and Journal of Science, vol. 26, 1913, p. 1-25. 34. Publiée par la suite dans N. Bohr, « The Quantum Postulate and the Recent Development of Atomic Theory », Nature, vol. 121, 1928, p. 580590. 35. P.A.M. Dirac, Principles of Quantum Mechanics, Oxford University Press, Oxford, 1930. 36. J. von Neumann, Mathematische Grundlagen der Quantenmechanik, Springer, Berlin, 1932. 37. J. Bernstein, « Max Born and the Quantum Theory », American Journal of Physics, vol. 73, 2005, p. 999-1008. 38. P.A.M. Dirac, Les Principes de la mécanique quantique, Presses universitaires de France, Paris, 1931 ; L.D. Landau et E.M Lifšits, Physique
théorique : Tome 3 - Mécanique quantique, Mir, 1998 ; R. Feynman et al., Le Cours de physique de Feynman, Dunod, Paris ; E.H. Wichmann, « Fisica quantistica », dans La fisica di Berkeley, Zanichelli, Bologna, vol. IV, 1973 ; A. Messiah, Mécanique quantique tome I, Dunod, Paris, 2003. 39. Cité dans A. Pais, Ritratti di scienziati geniali. I fisici del Bollati Boringhieri, Torino, 2007, p. 31.
XX
secolo,
40. E. Schrödinger, « Die gegenwärtige Situation in Quantenmechanik », Naturwissenschaften, vol. 23, 1935, p. 807-812.
der
41. Dans la version originale, la fiole ne contient pas un somnifère, mais un poison, et le chat, au lieu de s’endormir, meurt. Mais je n’aime pas plaisanter avec la mort d’un chat. 42. C’est pour cette raison que nous ne sommes pas conscients de la mécanique quantique dans notre vie quotidienne. Nous ne voyons pas les effets d’interférence et nous pouvons donc confondre la superposition quantique du chat éveillé/endormi avec le simple fait de ne pas savoir si le chat dort ou pas. La suppression des phénomènes d’interférence pour les objets qui interagissent avec un grand nombre de variables est bien comprise. Son nom technique est « décohérence quantique ». 43. De nombreux livres reconstituent cette discussion historique en détail. Par exemple l’excellent Quantum de Manjit Kumar (op. cit.), et le plus récent La realtà al tempo dei quanti de Federico Laudisa (op. cit.). Laudisa sympathise avec l’intuition d’Einstein ; je m’inscris davantage dans la lignée de Bohr et de Heisenberg. 44. D. Kaiser, How the Hippies Saved Physics: Science, Counterculture, and the Quantum Revival, W.W. Norton & Co, New York, 2012. 45. Cette interprétation est défendue dans un livre récent destiné au grand public, Something Deeply Hidden: Quantum Worlds and the Emergence of
Spacetime de Sean Carroll (Dutton Books, New York, 2019). 46. L’onde ψ et l’équation de Schrödinger ne suffisent pas pour définir et utiliser la théorie quantique : il faut spécifier une algèbre d’observables, sinon rien ne peut être calculé et il n’y a aucune relation avec les phénomènes que nous expérimentons. Le rôle de cette algèbre d’observables, évident dans d’autres interprétations, n’est pas clair pour moi dans l’interprétation des mondes multiples. 47. On trouvera une présentation et une défense de la théorie de Bohm dans Quantum Mechanics and Experience de David Z. Albert (Harvard University Press, Cambridge-London, 1992). 48. La manière dont nous interagissons avec la particule est subtile et souvent peu claire dans les présentations de la théorie : l’onde d’un appareil de mesure interagit avec l’onde de l’électron, mais la dynamique de l’appareil est dictée par la valeur de l’onde commune déterminée par la position de l’électron ; son évolution est par conséquent déterminée par l’endroit où se trouve réellement l’électron. 49. Il existe une autre possibilité : que la mécanique quantique ne soit qu’une approximation et que les variables cachées se révèlent effectivement dans un régime particulier. Cependant, ces modifications des prédictions de la mécanique quantique ne se voient pas pour l’instant. 50. L’espace des configurations de l’ensemble des particules. 51. Il existe différentes versions de ces théories, toutes assez artificielles et incomplètes. Deux sont plus connues : un mécanisme concret conçu par les physiciens italiens Giancarlo Ghirardi, Alberto Rimini et Tullio Weber et l’hypothèse de Roger Penrose selon laquelle l’effondrement est induit par la gravité lorsque la superposition quantique entre différentes configurations de l’espace-temps dépasse une valeur seuil.
52. C. Calosi et C. Mariani, Quantum Relational Indeterminacy, Studies in History and Philosophy of Science. Part B: Studies in History and Philosophy of Modern Physics, 71, 2020, p. 158-169. 53. Plus précisément, la quantité ψ est comme la fonction S de Hamilton (solution de l’équation de Hamilton-Jacobi) de la mécanique classique : un outil de calcul, et non une entité à considérer comme réelle. Pour preuve, notez que la fonction S de Hamilton est bien la limite classique de la fonction d’onde : ψ ~ exp iS/ℏ. 54. Dans le sens de Fichte, Schelling et Hegel. 55. Pour une introduction technique à l’interprétation relationnelle de la mécanique quantique, consulter l’entrée « Relational Quantum Mechanics », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy, sous la direction de E.N. Zalta, à l’adresse : plato.stanford.edu/archives/win2019/entries/qm-relational/ 56. N. Bohr, The Philosophical Writings of Niels Bohr, Ox Bow Press, Woodbridge, vol. IV, 1998, p. 111. 57. Les propriétés auxquelles je fais référence ici sont les propriétés variables, c’est-à-dire celles décrites par des fonctions sur l’espace des phases. Pas les propriétés invariantes comme la masse non relativiste d’une particule. 58. Un événement est réel par rapport à une pierre s’il agit sur elle, s’il la modifie. Un événement n’est pas réel par rapport à la pierre si son occurrence implique que les phénomènes d’interférence ne se produisent pas par rapport à la pierre, mais ailleurs. 59. A. Aguirre, Cosmological Koans: A Journey to the Heart of Physical Reality, W.W. Norton & Co, New York, 2019.
60. E. Schrödinger, Nature and the Greeks and Science and Humanism, op. cit. 61. Un événement e1 est « relatif à A, mais pas à B », au sens suivant : e1 agit sur A, mais il existe un événement e2 qui peut agir sur B et qui aurait été impossible si e1 avait agi sur B. 62. C’est l’intuition technique centrale de l’interprétation relationnelle de la théorie des quanta. Plus précisément : la probabilité d’événements réalisés par rapport à nous est déterminée par l’évolution de la fonction d’onde ψ définie par rapport à nous, qui inclut la dynamique de toutes les interactions avec les autres systèmes, mais n’est pas affectée par les événements réalisés par rapport à d’autres systèmes. 63. Le premier à prendre conscience du caractère relationnel de l’onde ψ est un jeune doctorant américain, vers le milieu des années 1950 : Hugh Everett III. Sa thèse de doctorat, intitulée « La formulation de la mécanique quantique basée sur les états relatifs », a eu une grande influence sur les discussions relatives aux quanta. 64. Dans l’interprétation des mondes multiples, chaque fois que j’observe un événement, il y a « un autre moi » qui observe quelque chose de différent. La théorie de Bohm suppose que seule l’une des deux composantes de ψ me contient : l’autre est vide. L’interprétation relationnelle déconnecte ce que j’observe de ce qu’un autre observateur peut observer. Si je suis le chat, je suis éveillé ou endormi, mais cela n’interdit pas les phénomènes d’interférence par rapport à un autre objet, car, par rapport à celui-ci, il n’y a pas un élément de réalité qui limite ces interférences : l’observation que j’ai faite est relative à moi, pas aux autres. 65. C. Rovelli, La Naissance de la pensée scientifique : Anaximandre de Milet, Dunod, Paris, 2009.
66. Juan Yin, Yuan Cao, Yu-Huai Li et al., « Satellite-based entanglement distribution over 1 200 kilometers », Science, vol. 356, 2017, p. 1140-1144. 67. J.S. Bell, « On the Einstein Podolsky Rosen Paradox », Physics Physique Fizika, vol. 1, 1964, p. 195-200. 68. L’argument de Bell est subtil, très technique, mais solide. Le lecteur intéressé peut le trouver avec de nombreux détails dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy : https://plato.stanford.edu/entries/belltheorem/ 69. L’état de deux systèmes ne réside pas dans la somme tensorielle des deux espaces de Hilbert H1 ⊕ H2, mais dans leur produit tensoriel H1 ⊕ H2. Dans une base quelconque, la fonction d’onde générale des deux systèmes ne prend pas la forme ψ12(x1, x2) = ψ1(x1)ψ2(x2), mais est une fonction générique ψ12(x1, x2) et peut donc être une superposition quantique de termes de la forme ψ12(x1, x2) = ψ1(x1)ψ2(x2) ; c’est-à-dire qu’elle inclut des états intriqués. 70. Dans le langage de la philosophie analytique, la relation ne « survient » pas de l’état des objets individuels. Elle est nécessairement externe, et non interne. 71. La raison en est que dans l’état intriqué de la forme |A ⊕ |OA + |B ⊕ |OB où A et B sont les propriétés observées et OA et OB sont les variables de l’observateur corrélées à ces propriétés, une mesure de A effondre le système sur l’état |A ⊕ |OA et implique donc qu’une mesure successive des variables de l’observateur donne OA. 72. C’est la définition de l’« information relative » donnée par Shannon dans son texte classique qui présente la théorie de l’information : C.E. Shannon, « A Mathematical Theory of Communication », The Bell System Technical Journal, vol. 27, 1948, p. 379-423. Shannon insiste sur le fait que sa définition n’a rien de mental ou de sémantique.
73. Ces postulats ont été introduits dans C. Rovelli, « Relational Quantum Mechanics », International Journal of Theoretical Physics, vol. 35, 1996, p. 1637-1678 ; https://arxiv.org/abs/quant-ph/960900 74. Dont l’espace des phases a un volume de Liouville fini. Tout système physique peut être correctement approximé par un espace de phase de volume fini. 75. Par exemple, si nous mesurons le spin d’une particule de spin ½ le long de deux directions différentes, le résultat de la seconde mesure rend le résultat de la première non pertinent pour prédire les résultats des futures mesures de spin. 76. Des idées similaires à celles introduites dans l’article cité à la note 69 ont été introduites indépendamment dans A. Zeilinger, « On the Interpretation and Philosophical Foundation of Quantum Mechanics », Vastakohtien todellisuus, Festschrift for K.V. Laurikainen, sous la direction de U. Ketvel et al., Helsinki University Press, Helsinki, 1996 ; Ñ. Brukner et A. Zeilinger, « Operationally Invariant Information in Quantum Measurements », Physical Review Letters, vol. 83, 1999, p. 3354-3357. 77. Plus précisément : aucun degré de liberté d’aucun système physique ne peut avoir son état localisé dans son espace des phases avec une précision supérieure à ℏ (la constante ℏ a les dimensions d’un volume dans l’espace des phases). 78. W. Heisenberg, « Über den anschaulichen Inhalt der quantentheoretischen Kinematik und Mechanik », Zeitschrift für Physik, vol. 43, 1927, p. 172-198. 79. Heisenberg et Bohr interprètent d’abord de manière concrète le fait que mesurer une variable en modifie une autre : en raison de la granularité, aucune mesure, pensent-ils, ne peut être suffisamment délicate pour ne pas modifier l’objet observé. Mais Einstein, avec ses critiques insistantes, les
force à reconnaître que les choses sont plus subtiles. Le principe de Heisenberg ne signifie pas que la position et la vitesse ont des valeurs définies, même si nous ne pouvons pas les connaître toutes les deux, puisque la mesure de l’une modifie l’autre. Il signifie qu’une particule quantique est quelque chose qui n’a jamais une position et une vitesse parfaitement déterminées. Il y a toujours quelque chose dans ses variables qui reste indéterminé et qui ne se détermine qu’au moment d’une interaction, au prix de rendre quelque chose d’autre indéterminé. 80. Les observables forment une algèbre non commutative. 81. Ce point est bien expliqué par le phénomène de « décohérence quantique », qui implique que les phénomènes d’interférence quantique ne se voient pas dans un environnement comportant de nombreuses variables. 82. C’est le théorème de la limite centrale (central limite). Dans une version simple, la fluctuation de la somme de N variables croît généralement comme , ce qui implique une fluctuation de la moyenne de l’ordre de /N allant jusqu’à zéro pour les grands N. 83. V. Il’in, Materializm i empiriokriticizm, Zveno, Moskva, 1909 ; trad. fr. V. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme : notes critiques sur une philosophie réactionnaire, Éd. Science marxiste, 2009. 84. A. Bogdanov, Empiriomonizm. Stat’i po filosofii, S. Dorovatovskij i A. Ñarušnikov, Moskva - Sankt Peterburg, 1904-1906 ; trad. anglaise Empiriomonism: Essays in Philosophy, Books 1-3, Brill, Leiden, 2019. 85. On trouvera un compte rendu perspicace des idées de Mach et une réévaluation intéressante de sa pensée dans E.C. Banks, The Realistic Empiricism of Mach, James, and Russell: Neutral Monism Reconceived, Cambridge University Press, Cambridge, 2014.
86. « On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’août 1913. » (incipit de R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, Rowohlt, Berlin, vol. I, 1930 ; trad. fr. L’Homme sans qualités, Seuil, Paris, vol. I, 1957). 87. Adler, Ernst Machs Überwindung des mechanischen Materialismus, Brand & Co, Wien, 1918. 88. E. Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung historischkritisch dargestellt, Brockhaus, Leipzig, 1883 ; trad. fr. : La Mécanique : exposé historique et critique de son développement, Éd. J. Gabay, Paris, 1987. 89. E.C. Banks, The Realistic Empiricism of Mach, James, and Russell, op. cit. 90. B. Russell, The Analysis of Mind, Allen & Unwin - The Macmillan Company, London - New York, 1921 ; trad. fr : Analyse de l’esprit, Payot, Paris, 2006. 91. A. Bogdanov, « Vera i nauka (O knige V. Il’ina Materializm i empiriokriticizm», dans Padenie velikovo fetišizma (Sovremennyj krizis ideologii) [La chute du grand fétichisme (La crise idéologique
contemporaine)], S. Dorovatovskij i A. Ñarušnikov, Moskva, 1910 . On trouvera une critique détaillée des idées de Mach dans A. Bogdanov, Prikljuéenija odnoj filosofskoj školy [Les mésaventures d’une école philosophique], Znanie, Sankt Peterburg, 1908. 92. Popper lui aussi interprète mal Mach en suivant des raisonnements similaires : K. Popper, « A Note on Berkeley as Precursor of Mach and Einstein », The British Journal for the Philosophy of Science, vol. 4, 1953, p. 26-36. 93. « La seule propriété de la matière à laquelle est attachée la position philosophique du matérialisme est celle d’être une réalité objective, d’exister en dehors de notre esprit » (V. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, op. cit., chap. V). 94. E. Mach, Die Mechanik in ihrer Entwicklung historischkritisch dargestellt, op. cit. 95. Et si cela ne suffisait pas, relisez la note de bas de page du paragraphe 4.9 de La mécanique : exposé historique et critique de son développement (op. cit.) : on dirait l’explication diligente d’un bon étudiant de l’idée qui sert de base à la relativité générale d’Einstein. Sauf que... elle a été écrite en 1883, trente-deux ans avant qu’Einstein ne publie sa théorie. 96. D.W. Huestis, « The Life and Death of Alexander Bogdanov, Physician », Journal of Medical Biography, vol. 4, 1996, p. 141-147. 97. https://brill.com/view/book/edcoll/9789004300323/front-7.xml 98. Wu Ming, Proletkult, Einaudi, Torino, 2018. 99. K.S. Robinson, Red Mars; Green Mars; Blue Mars, Spectra, New York, 1993-1996 ; trad. fr. Mars la rouge ; Mars la verte ; Mars la bleue, Presses de la Cité, Paris, 1994-1996.
100. D. Adams, The Salmon of Doubt: Hitchhiking the Galaxy One Last Time, Del Rey, New York, 2002 ; traduction fr. Fonds de tiroir, Gallimard, 2004. 101. Par exemple, sa réponse à l’objection d’Einstein présentée avec l’expérience de pensée de la boîte à lumière est erronée : Bohr évoque la relativité générale, mais celle-ci n’a rien à voir avec la question, qui relève d’une intrication entre objets distants. 102. N. Bohr, The Philosophical Writings of Niels Bohr, op. cit., p. 111. 103. M. Dorato, « Bohr meets Rovelli: a dispositionalist accounts of the quantum limits of knowledge », Quantum Studies: Mathematics and Foundations, vol. 7, 2020, p. 233-245; https://doi.org/10.1007/s40509-02000220-y 104. Pour Aristote, la relation est une propriété de la substance. C’est le propre de la substance qui est de quelque chose d’autre (Catégories, 7, 6a, 36-37). De toutes les catégories, la relation est pour Aristote celle qui a le moins de substance et de réalité (Métaphysique, XIV, 1, 1088 a, 22-24 et 30-35). Est-il possible de penser autrement ? 105. C. Rovelli, Relational Quantum Mechanics, op. cit. ; entrée « Relational Quantum Mechanics », dans The Stanford Encyclopedia of Philosophy, op. cit. 106. B.C. van Fraassen, « Rovelli’s World », Foundations of Physics, vol. 40, 2010, p. 390-417; www.princeton.edu/~fraassen/abstract/Rovelli_sWorld-FIN.pdf 107. M. Bitbol, De l’intérieur du monde : Pour une philosophie et une science des relations, Flammarion, Paris, 2010. (La mécanique quantique relationnelle fait l’objet du Chapitre III.)
108. François-Igor Pris, « Carlo Rovelli’s quantum mechanics and contextual realism », Bulletin of Chelyabinsk State University, vol. 8, 2019, p. 102-107. 109. P. Livet, « Processus et connexion », dans Le Renouveau de la métaphysique, sous la dir. de S. Berlioz, F. Drapeau-Contim et F. Loth, Vrin, Paris, à paraître. 110. M. Dorato, « Rovelli’s relational quantum mechanics, anti-monism, and quantum becoming », dans The Metaphysics of Relations, sous la dir. de A. Marmodoro et D. Yates, Oxford University Press, Oxford, 2016, p. 235262; http://arxiv.org/abs/1309.0132 111. Voir par exemple S. French et J. Ladyman, « Remodeling structural realism: quantum physics and the metaphysics of structure », Synthese, vol. 136, 2003, p. 31-56 ; S. French, The Structure of the World: Metaphysics and Representation, Oxford University Press, Oxford, 2014. 112. L. Candiotto, « The reality of relations », Giornale di Metafisica, 2, 2017, p. 537-551 ; http://philsci-archive.pitt.edu/14165/ 113. M. Dorato, « Bohr meets Rovelli », art. cit. 114. J.J. Colomina-Almiñana, Formal Approach to the Metaphysics of Perspectives: Points of View as Access, Springer, Heidelberg, 2018. 115. A.E. Hautamäki, Viewpoint Relativism: A New Approach to Epistemological Relativism Based on the Concept of Points of View, Springer, Berlin, 2020. 116. S. French et J. Ladyman, « In defence of ontic structural realism », dans Scientific Structuralism, sous la direction de A. Bokulich et P. Bokulich, Springer, Dordrecht, 2011, p. 25-42 ; J. Ladyman et D. Ross, Every Thing Must Go: Metaphysics Naturalized, Oxford University Press, Oxford, 2007.
117. J. Ladyman, « The foundations of structuralism and the metaphysics of relations », dans The Metaphysics of Relations, op. cit. 118. M. Bitbol, De l’intérieur du monde, op. cit. 119. L. Candiotto et G. Pezzano, Filosofia delle relazioni, Il nuovo Melangolo, Genova, 2019. 120. Platon, Le Sophiste, 247 d-e. 121. C. Rovelli, L’Ordre du temps, Flammarion, Paris, 2018. 122. E.C. Banks, The Realistic Empiricism of Mach, James, and Russell, op. cit. 123. Nāgārjuna, Mūlamadhyamakakārikā; trad. anglaise de J.L. Garfield, The Fundamental Wisdom of the Middle Way: Nāgārjuna’s « Mūlamadhyamakakārikā », Oxford University Press, Oxford, 1995. Pour une traduction française : Stances du milieu par excellence (Madhyamakakārikās), Gallimard, Paris, 2002, ou Traité du Milieu, Seuil, Paris, 1995. 124. Ibid., XVIII, 7. 125. C’est un exemple de « tétralemme », la forme logique des arguments de Nāgārjuna. 126. E.C. Banks, The Realistic Empiricism of Mach, James, and Russell, op. cit., conclusion. 127. Ch. Darwin, The Origin of Species by Means of Natural Selection, Murray, London, 1859. 128. [Les êtres] chez lesquels il s’est trouvé que toutes les parties sont telles que si elles avaient été produites en vue de quelque chose, ceux-là ont survécu étant, par un effet du hasard, convenablement constitués ; ceux, au contraire, pour qui [il n’en a] pas [été] ainsi, ont péri et périssent ; et tels
sont les bovins à face d’homme dans Empédocle. » Aristote, Physique, II, 8, 198 b, 29-32. 129. Ibid., II, 8, 198 b, 35. 130. Ce chapitre suit de près l’article de C. Rovelli, « Meaning and intentionality = information + evolution », dans Wandering Towards a Goal, sous la dir. de A. Aguirre, B. Foster et Z. Merali, Springer, Cham, 2018, p. 17-27. L’exemple et l’idée sont inspirés d’une conférence de David Wolpert intitulée « Observers as systems that acquire information to stay out of equilibrium », présentée lors du congrès The physics of the observer, qui s’est tenue à Banff, au Canada, en 2016. 131. D.J. Chalmers, « Facing up to the problem of consciousness », Journal of Consciousness Studies, vol. 2, 1995, p. 200-219. 132. J.T. Ismael, The Situated Self, Oxford University Press, Oxford, 2007. 133. M. Dorato, « Rovelli’s relational quantum mechanics, anti-monism, and quantum becoming », art. cit. 134. Th. Nagel, « What Is It Like to be a Bat? », The Philosophical Review, vol. 83, 1974, p. 435-450 ; trad. fr. « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris », Vues de l’esprit, D. Hofstadter et D. Dennett (éd.), Paris, Interéditions, 1987, p. 394. 135. Un exemple de cette attitude peut être trouvé dans Thomas Nagel, Mind and Cosmos : Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False (Oxford University Press, Oxford, 2012 ; trad. fr : L’esprit et le cosmos : pourquoi la conception matérialiste néodarwinienne de la nature est très probablement fausse, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2018). L’auteur répète de manière obsessionnelle « Cela ne me semble pas possible, cela ne me semble pas possible », mais son livre n’offre à une lecture attentive aucun argument réel à l’appui de
cette thèse, si ce n’est une ignorance, une incompréhension et un désintérêt explicites et déclarés pour les progrès des sciences naturelles. 136. Consulter par exemple A. Clark, « Whatever next? Predictive brains, situated agents, and the future of cognitive science », Behavioral and Brain Sciences, vol. 36, 2013, p. 181-204. 137. D. Rudrauf, D. Bennequin, I. Granic, G. Landini et al., « A mathematical model of embodied consciousness », Journal of Theoretical Biology, vol. 428, 2017, p. 106-131 ; K. Williford, D. Bennequin, K. Friston, D. Rudrauf, « The projective consciousness model and phenomenal selfhood », Frontiers in Psychology, 2018. 138. H. Taine, De l’intelligence, Librairie Hachette, Paris, vol. II, 1870, p. 13. 139. A. Bogdanov, Empiriomonizm. Stat’i po filosofii, op. cit. ; trad. ang. op. cit., p. 28. 140. La relation entre vision et science est développée dans la leçon « Appearance and physical reality », https://lectures.dar.cam.ac.uk/video/100/appearance-and-physicalreality, en cours de publication dans le volume Vision des Darwin College Lectures (Cambridge University Press, Cambridge). 141. Naturellement, de nombreux courants de pensée s’inspirent ou s’enracinent déjà dans la mécanique quantique, de manière plus ou moins sérieuse. Je trouve par exemple perspicace et fascinante l’utilisation que fait Karen Barad des idées de Bohr : Meeting the Universe Halfway (Duke University Press, Durham, NC, 2007) et « Posthumanist performativity: toward an understanding of how matter comes to matter », Signs : Journal of Women in Culture and Society, vol. 28, 2003, p. 801-831.
142. J.W. Goethe, lettre à Christian Dietrich von Buttel du 3 mai 1827, dans Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche, sous la dir. de E. Beutler, Artemis, Zürich, vol. XXI, 1951, p. 741 ; lettre à Karl Friedrich Zelter du 24 octobre 1827, ibid., p. 767.
CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES
▸ : © Snap2Art / Shutterstock ; ▸ (A) : P.A.M. Dirac, I principi della meccanica quantistica, trad. it. di P.L. Casalini e V. Silvestrini, Bollati
▸ (B) : © Editori Reuniti ; ▸ (C) : © D.R. ; ▸ (D et E) : © Zanichelli editore, Bologna ; ▸ : © Snap2Art / Shutterstock ; ▸, ▸, ▸, ▸, ▸, ▸ : © ElenaShow / Shutterstock ; ▸, ▸, ▸, ▸, ▸, ▸ : © Robodread / Adobe ; ▸, ▸, ▸ : © Black Creator 24 / Shutterstock ; ▸, ▸ : © Anton Belo / Shutterstock ; ▸ : © Perapong / Adobe ; ▸ : © Can Stock Photo / FancyStudio ; ▸ : © Serz_72 / Shutterstock ; ▸ : Werner Boringhieri, Torino 1976 ;
Heisenberg, 1924 © 2020 Foto Scala, Firenze/bpk, Bildagentur für Kunst, Kultur und Geschichte, Berlin ; particulière, D.R.
▸ : Aleksandr Bogdanov © Collection
INDEX
Les nombres en italique renvoient aux notes.
A Adams, Douglas, 1, 2 Adler, Friedrich, 1, 2 ADN, 1 Aguirre, Antony, 1, 2, 3 —, Cosmological Koans, 1, 2 Albert, David Z., 1, 2 algèbre non commutative, 1, 2, 3 Anaximandre, 1, 2, 3 Aristote, 1, 2, 3, 4 autonomie des savoirs, 1
B Banks, Eric, 1, 2-3, 4 Barad, Karen, 1
—, Meeting the Universe Halfway, Bell, John, 1, 2 Bertalanffy, Ludwig von, 1 Besso, Michele, 1, 2 bit, 1 Bitbol, Michel, 1, 2, 3-4 Bogdanov, Aleksandr, 1, 2-3, 4, Bohm, David, 1-2, 3, 4, 5 Bohr, Niels, 1-2, 3, 4 5, 6-7, 17-18, 19-20, 21, 22, 23-24 boîte à lumière, 1 Bologne, 1, 2 bombe atomique, 1, 2 Boringhieri, 1 Born, Hedi, 1 Born, Max, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7, Bouddha, 1 bouddhisme, 1, 2 Braque, Georges, 1 Brentano, Franz, 1, 2 Broglie, Louis de, 1, 2, 3, 4 Brukner, Časlav, 1, 2 Burano, 1
C Candiotto, Laura, 1-2, 3-4 —, Filosofia delle relazioni, 1, 2 Carroll, Sean, 1 Cercle de Vienne, 1
1
5, 6-7, 8 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16,
8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15
cerveau, 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8-1998, 9-10, 11-12, 13-14 Chalmers, David, 1-2, 3, 4, 5 charlataneries, 1 chat, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8-9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16, 17, 18, 19 Churchill, Winston, 1 coccinelle, 1 Copenhague, 1, 2, 3 Copernic, Nicolas 1, 2 corrélations, 1, 2-3, 4, 5-6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14-15, 16, 17, 18 cubisme, 1-2 cybernétique, 1-2
D Dante, 1 Darwin, Charles, 1, 2-3, 4 Démocrite, 1 Dieu joue-t-il aux dés ? 1, 2 Dirac, Paul, 1, 2, 3, 4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12-13, 14 —, livre de, 1, 2 Dorato, Mauro, 1, 2-3 Dublin, 1 δύναμις, 1
E effondrement physique (interprétation), 1, 2, 3, 4, 5
Einstein, Albert, 1, 2, 3-4, 5, 6, 16, 17, 18-19, 20, 21, 22, 23, Einstein et Bohr, polémique entre, 1, Empédocle, 1-2, 3 empiriocriticisme, 1-2, 3, 4-5 empirisme, 1, 2, 3, 4 — constructif, 1 — logique, 1 Engels, Friedrich, 1, 2-3 —, Le Capital, 1 entropie, 1 état relatif, 1, 2 Étoile rouge (L’), 1 Étranger d’Élée, 1 Everett, Hugh, 1 évolution, 1, 2, 3, 4, 5-6, 7, 8,
F Fano, Guido, 1 Faraday, Michael, 1 Feynman, Richard, 1, 2, 3 Fichte, Johann G., 1 Fraassen, Bastiaan C. van, 1, 2
G Galilée 1, 2, 3 Ghirardi, Giancarlo, 1
7, 8, 9-10, 11, 12, 13, 14-15, 24, 25, 26, 27-28, 29, 30 2, 3
9
Ginsberg, Allen, 1 Goethe, Johann W. von, 1, 2, 3 Göttingen, 1, 2, 3, 4 5-6, 7, 8 Grande Guerre, 1, 2 granularité, 1-2, 3, 4, 5, 6-7, 8
H ℏ, 1, 2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9 ; voir aussi Planck, Max, constante de Hamilton, fonction de, 1-2 Hegel, Georg W. F., 1, 2 Heisenberg, Werner K., 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8, 9-10, 11-12, 13, 1415, 16, 17, 18, 19-20, 21-22, 23-24, 25, 26, 27, 28, 29-30, 31, 32 —, principe de, 1-2, 3 Helgoland, 1, 2, 3, 4, 5, 6 ; voir aussi Île sacrée Héraclite, 1 Hume, David, 1, 2
I iconale, approximation, 1 Île sacrée, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 ; voir aussi Helgoland information, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10, 11-12, 13, 14-15, 1617, 18-19, 20, 21 intentionnalité, 1, 2, 3, 4-5, 6 interférence quantique, 1, 2-3, 4, 5-6, 7, 8 interprétations de la mécanique quantique, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 intrication, 1-2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10
Ismael, Jenann, 1, 2
J Jordan, Pascual, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 Joyce, James, 1 —, Ulysse, 1 Jupiter, 1
L Ladyman, James, 1, Las Vegas, 1 Laudisa, Federico, 1, Lénine, Vladimir, 1, Liouville, volume de, Locke, John, 1
2-3 2 2-3, 4-5, 6, 7-8 1
M Mach, Ernst, 1, 2-3, 4, 5, 6, 7, 8-9 Marx, Karl, 1, 2, 3-4, 5 —, Le Capital, 1 matérialisme, 1, 2, 3-4, 5-6, 7, 8-9, 10, 11 matrices, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8 —, mécanique des, 1, 2, 3 Maxwell, James C., 1, 2 mécanique ondulatoire, 1-2, 3, 4, 5
médecine quantique, 1 médecines alternatives, 1 monde classique, 1, 2, 3, 4, 5 mondes multiples (interprétation des), 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9 Murnau, Friedrich Wilhelm, 1 —, Nosferatu, 1 Musil, Robert, 1-2, 3 —, Les Désarrois de l’élève Törless, 1 —, L’Homme sans qualités, 1, 2
N Nāgārjuna, 1, 2-3, 4 —, Mūlamadhyamakakārikā (Les Stances de la Voie du Milieu), 1, 2 Nagel, Thomas, 1, 2, 3 —, L’esprit et le cosmos, 1 neurones, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Newman, Ted, 1 Newton, Isaac, 1, 2 nirvāna, 1 Nobel, prix, 1, 2, 3, 4
P Parti social-démocrate ouvrier, 1 Pauli, Wolfgang, 1-2, 3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10, 11 Pékin, 1-2, 3-4 Pezzano, Giacomo, 1, 2 —, Philosophie des relations (Filosofia delle relazioni), 1, 2
phénomènes paranormaux, 1 photons, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8-9, 10, 11-12, 13-14, 15-16, 17, 18, 19, 20 « physique des gamins », 1, 2 Picasso, Pablo, 1 Pirandello, Luigi, 1 —, Un, personne et cent mille, 1 Planck, Max, 1-2, 3 —, constante de, 1-2, 3, 4, 5 ; voir aussi ℏ Platon, 1, 2 —, Idées atemporelles, 1 —, Le Sophiste, 1, 2 Princeton, 1, 2 principe de superposition, 1 Pris, François-Igor, 1, 2 probabilité, 1, 2, 3-4, 5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14, 15-16, 17 problèmes faciles et le problème difficile de la conscience, 1 Prospero, 1-2 Ptolémée, 1
Q q-bisme, 1-2, 3 q-nombres, 1, 2 qualia, 1 Quine, Willard, 1
R
réalisme structurel, 1, 2-3, 4 Reichenbach, Hans, 1 relativité, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Révolution russe, 1, 2, 3 Rimini, Alberto, 1
S saṃsāra, 1 Schelling, Friedrich W. G., 1 Schopenhauer, Arthur, 1 Schrödinger, Anny, 1 Schrödinger, Erwin, 1-2, 3-4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20-21, 22, 23 sensations, 1, 2-3, 4-5, 6-7, 8, 9, 10-11, 12-13 Shakespeare, William, 1 —, La Tempête, 1-2 Shannon, Claude E.,191, 1, 2 signification, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7-8, 9, 10-11, 12-13, 14, 15 simple matière, 1, 2, 3-4, 5, 6, 7 solipsisme, 1 Stürgkh, Karl von, 1 śūnyatā, 1 superposition quantique, 1-2, 3, 4-5, 6, 7, 8, 9, 10-11, 12, 13, 14-15, 16 survenance, 1 système visuel, 1, 2
T
Taine, Hippolyte-Adolphe, 1, 2, 3 tensoriel(le) —, somme, 1 —, produit, 1 théorie des groupes, 1 théorie des systèmes, 1
U Union soviétique, 1
V vacuité, 1, 2-3, 4 variabilité, 1, 2 variables cachées (interprétation à), 1, 2, 3-4, 5, 6 Vedānta, 1 Vienne, 1, 2, 3-4, 5-6, 7
W Weber, Tullio, 1 Weltgeist, 1 Wiener, Norbert, 1
Z Zeilinger, Anton, 1, 2-3, 4, 5, 6-7, 8-9, 10, 11
Zurich, 1, 2, 3
TABLE Plonger son regard dans l'abîme PREMIÈRE PARTIE I - « Un intérieur d'une étrange beauté. » 1. L'idée absurde du jeune Werner Heisenberg : « les observables » 2. La fausse piste du ψ d'Erwin Schrödinger : « la probabilité »
DEUXIÈME PARTIE II - Un curieux bestiaire d'idées extrêmes 1. Superpositions 2. Prendre ψ au sérieux : mondes multiples, variables cachées et effondrements physiques 3. Accepter l'indétermination
III - Est-il possible que quelque chose soit réel par rapport à toi, mais pas par rapport à moi ? 1. Il fut un temps où le monde semblait simple 2. Relations 3. Le monde subtil et raréfié des quanta
IV - Le réseau de relations qui tisse la réalité 1. Intrication 2. La danse à trois qui tisse les relations du monde 3. Information
TROISIÈME PARTIE
V - « La description non ambiguë d'un phénomène inclut les objets auxquels le phénomène se manifeste. » 1. Aleksandr Bogdanov et Vladimir Lénine 2. Un naturalisme sans la substance 3. Sans fondement ? Nāgārjuna
VI - « Pour la nature, le problème est déjà résolu. » 1. Simple matière ? 2. Que signifie « signification » ? 3. Le monde vu de l'intérieur
VII Mais est-ce vraiment possible ?
Remerciements Notes Crédits photographiques Index