Hajar Bali-Ecorces [PDF]

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Zitiervorschau

Du même auteur Trop tard, nouvelles, éditions Barzakh, Alger, 2014 Rêve et vol d’oiseau, théâtre, Act Mem Lyon, 2007 ; éditions Barzakh, Alger, 2007

 

Hajar Bali

Écorces roman

À la mémoire de Khadidja et Abdelkader

« La voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel. » Jean Amrouche, Chants berbères de Kabylie

I.

2016 — Tu es sûre, Baya ? Je n’en ai aucun souvenir. — Évidemment ! Il était là où il y a la cour, maintenant. Tu n’étais pas encore né quand ils ont tout rasé mais il  est resté un petit bout de l’arbre qui pousse à l’extrémité du vieux tuyau d’évacuation. Ça ne meurt jamais, un figuier. Regarde bien, tu le verras. — Ah, c’est vrai. T’as raison, ma Baya. En se penchant pour examiner la  cour d’en face, Nour n’a pas vraiment cherché le  petit bout d’arbre. Attiré par le  gros chien solitaire qui le regarde, il se demande comment lui faire parvenir un peu d’eau. L’animal semble anéanti par la  soif. Ou la  faim. Personne ne le nourrit jamais. Si, maintenant que j’y pense, il  y a ce gros gaillard, je  l’ai vu une ou deux fois, qui vient lui hurler des  ordres, comme pour le  dresser. Ensuite il  lui jette une bouillie, un tas, il  doit certainement lui donner à boire, mais si peu… pauvre chien. — Ah, ça ne s’oublie pas. La terre a des tripes, comme tout ce qui est vivant. Alors, nous autres, en marchant, on  sent ces odeurs-là, quand on  passe à proximité d’un figuier, même et surtout s’il a été abandonné. Même s’il n’existe plus. Tu m’entends, Nour ?

Nour a toujours éprouvé comme un rejet, ou plutôt du  dégoût, pour la  figue, et pour l’arbre, et surtout pour les  feuilles. C’est certainement dû à leur texture râpeuse. Quand il  était enfant, on devait lui ouvrir la figue pour qu’il la mange sans avoir à y toucher. Et encore ! Il fallait qu’elle soit bien mûre, et qu’il ferme les yeux pour ne pas voir ce qui lui semblait être une multitude de vers mouvants à l’intérieur. Et Baya insistait auprès de  Meriem  : Il  doit en manger. Il doit y toucher, force-le, il prendra l’habitude. Mais non, ne l’épluche pas ! La peau, ça se mange aussi. J’en ai des démangeaisons rien que d’y penser. — Oui, Baya. Tu as raison. L’odeur du figuier… Son odeur, en revanche, comme celle de  l’arbre dégénéré qu’il croise en ville, humusienne caractéristique, n’est pas désagréable, c’est comme un souvenir d’enfance. Ces senteurs-là, entêtantes, ont toujours eu sur lui un effet rassurant. L’obsession de  Baya pour le figuier de son enfance a décidément contaminé toute la famille. Il est comme un rappel silencieux de  l’origine organique de  la vie. Il  exhale son odeur millénaire qui, comme un fouet, ramène aux origines. Je suis d’ici. De la terre. Je ne suis plus le même, et pourtant je  suis le  même. Mon enfance se superpose à moi tel que je  suis aujourd’hui. Qu’est-ce qui me fait me retourner et observer cet ancêtre ? Le  figuier est le  nœud ombilical de  tout exilé. Et Baya en est une, d’exilée. Elle ne veut pas descendre de son arbre, elle est et elle n’est plus la  même. Comme si elle tenait à durer pour que je  devienne ce que, perdue dans la ville, elle renonce à être. — Il faudra que tu ailles un jour cueillir des figues à même l’arbre. Tu  comprendras alors ce que je  dis là. Cette chose qui nous vient de loin, de nos ancêtres. C’est très important. Tu m’entends ? — Oui, Baya. Cueillir la figue à même l’arbre, comme tu le faisais toi.

— Tu verras que ça change. — Ça change quoi ? — Tu changes, toi. Tu vas t’apercevoir du changement en toi. Il te dira, il te répondra. Tu verras. — Il me dira quoi ? — Tu verras, je te dis. Ça dépend de toi. Tu sauras. Il te rappellera par exemple ton enfance au village. Comme ça, l’espace d’une seconde. — Je n’ai pas eu d’enfance au village, Baya. — Tu verras que si ! Nour est un citadin. Pourtant c’est bien cette vision, un souvenir diffus de  balades et de  rires d’enfants, de  robes multicolores, de liberté, et de Baya courant les cheveux au vent, qui lui vient. Baya est mon figuier. Pourtant, lui, immanquablement, se tait et reste inchangé. Pareil à ces populations lointaines qui continuent invariablement les  mêmes gestes  : les  pêcheurs sur un fleuve oublié du Bangladesh, répétant ce geste immémorial, ce lancer du filet comme au ralenti… Avec sa théorie sur le figuier, Nour est près de toucher à quelque chose d’essentiel, une chose qui fuit dès que sa pensée veut la saisir, une chose grisante, comme s’il s’apprêtait à résoudre l’énigme de l’espace-temps. Car le tout devient instant, le monde se résume à une seule âme émerveillée. Il n’y a plus de mouvement, il n’y a plus d’immobilité, il y a les vies simultanées de Baya dans le monde. Son monde. Baya, son arrière-grand-mère, quatre-vingt-quinze ans aujourd’hui, que la mort dédaigne toujours. Il se dit  : Je  suis le  monde que son regard de  vieille enfant continue d’embrasser. — Tu ne m’écoutes pas. — Mais si, je t’écoute. Continue.

— Donne-moi de l’eau, je t’ai dit. J’ai tellement soif. Nour lui sert son eau puis revient s’asseoir à la table de la cuisine pour entamer son petit déjeuner. Baya, sur son fauteuil, observe son arrière-petit-fils qui étale de  larges bandes de  beurre sur son toast. Il a toujours aimé le beurre, mais ne sait pas s’en servir convenablement. Il prend des mottes avec son couteau, comme s’il s’agissait d’un fromage. Ça coûte quand même cher, le beurre. Mais ce n’est pas grave. Tout est permis à l’enfant chéri.   Il est déjà midi, il a traîné au lit pendant que Meriem, sa mère, et Fatima, sa grand-mère, apprêtaient, comme chaque jour, Baya. La  toilette de  Baya. Il  y a de  la majesté, quelque chose de  l’ordre du cérémonial, se dit-il. Comme si elles s’obstinaient à vouloir vivre dans un autre temps. Comme si rien de ce qui arrive dans le monde réel ne les ébranlait. On installe Baya sur la cuvette des WC, en prenant soin de faire déborder son jupon pour ne rien laisser voir de  ses cuisses. Puis on la maintient debout tant bien que mal, le temps de la laver ; enfin, on  l’habille soigneusement. Sa robe est prête depuis la  veille  : repassée et étendue sur le dossier d’une chaise de la cuisine. Une robe chemisier comme elle en a toujours porté. Ses jambes amaigries et veineuses ne supportent pas de collants ni de chaussettes. Juste une paire de  chaussons aux pieds. Ensuite commence le  rituel de  la coiffure  : deux tresses rousses, qu’elle a conservées de  sa jeunesse, surmontées d’un petit cône de velours rouge sont délicatement posées sur sa rare chevelure blanchie. Puis un foulard noir recouvre l’ensemble, les franges de soie jouant sur son large front fuyant. Avec ses petites mains bossues, elle touche ses pommettes saillantes, comme pour vérifier qu’elles sont toujours là. La  coiffe donne à sa tête une forme allongée et altière, dont elle n’est pas peu fière, ses petits yeux perçants lui sourient dans le  miroir. On  ramène enfin

les  tresses devant. Sur les  épaules. À l’aide d’un crayon noir, on  redessine le  grain de  beauté près de  l’aile gauche du  nez. C’est ainsi chaque jour. Son Altesse Baya, dans son modeste royaume, satisfaite, trône sur un fauteuil métallique dont les  roues, tels des  serviteurs maladroits, accompagnent les  déplacements. Elle se dirige vers le petit lavabo-évier pour se laver les mains, se concentre sur ses gestes qu’elle veut à la  hauteur de  sa majesté, glissant lentement, par le  bas d’abord, une main humide sous l’autre, puis la  ramenant dans le  sens contraire, toujours avec douceur, comme font leurs ablutions les nobles gens. Les jours de travail, Nour doit impérativement se lever avant Baya pour avoir le temps de faire sa toilette et de sortir, car il faut respecter l’intimité de cette grande dame. Le minuscule carré de douche auquel est adjointe la cuvette des WC donne directement sur la cuisine, qui devient par conséquent le  lieu où tout  le  monde s’habille à tour de  rôle. La  loggia, encombrée de  bassines et de  plantes finissant de s’étioler, contient la machine à laver dont on se sert très rarement, car il  faudrait, pour atteindre le  couvercle, l’en débarrasser de  la planche alourdie par toutes les  affaires de  Nour –  trousse, cahiers gonflés de  paperasse, livres d’algorithmes, ordinateurs désossés, calculatrice. La porte de  la loggia aurait dû être supprimée pour agrandir la  cuisine. C’est un des  nombreux projets qui en sont restés là et qu’on rediscute invariablement chaque printemps, lorsque le moment du grand nettoyage arrive. Il y a enfin la  vaste chambre aménagée sur le  devant en salon, avec un canapé convertible en lit que partage Nour avec sa mère. Le lit de Baya et Fatima, lui, est en retrait, collé au vieux buffet qui sert de murette de séparation dans l’espace de vie.  

Il fait une matinée douce, comme seule sait en offrir cette ville, malgré les  journées précédentes, écrasées d’une chaleur que de surprenantes pluies diluviennes ont provisoirement chassée. L’été est monstrueux. Quand même. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il refera chaud dans quelques heures. Fatima met de  l’ordre, tandis que Meriem prépare le  déjeuner. Nour ferme les  yeux. Une odeur d’oignons, de  tomates et de  poivrons frits. Il va devoir se conformer aux us : déjeuner à midi trente, quitte à expédier son petit déjeuner. Le repas est, comme toujours, frugal mais succulent. Quatre parts sont constituées à partir de  deux tranches de  foie d’agneau assaisonnées au cumin. Meriem en fait couler le  jus équitablement sur chaque assiette. La journée passe tranquillement, on  s’installe en face de  la télévision, seule Fatima suit assidûment son feuilleton préféré, tandis que Meriem enfourche ses lunettes et se remet à la  lecture de  son roman : Les Alouettes naïves. Nour a un travail à finir, sa recherche lui prend du temps. Sa mère appelle encore ça ses «  devoirs  ». Elle lui pose parfois la  question  : T’as pas de devoirs, toi ? Il répond gentiment non. Il sait qu’il est seul à se soucier de sa recherche, tellement loin des préoccupations de sa famille. Pour les femmes de la maisonnée, il n’est encore qu’un petit écolier, malgré ses vingt-trois ans. Alors il préfère leur consacrer son week-end, même si son cerveau est encombré de  questions. Il  aura le  temps de  se ruer à la  bibliothèque dès dimanche matin  pour se rattraper. Il ne sait pas faire autrement. Baya se fait servir son verre d’eau et entame alors le  récit, toujours recommencé, de son enfance au village.

II.

1935 Baya a quatorze ans. Son corps hésite entre l’enfance et l’âge adulte.   Le figuier et l’olivier sont des arbres bénis de Dieu, dit le père. Ils sont cités dans le Coran… Alors elle a appris la sourate du « Figuier », où il  est dit que la  terre des  musulmans est bénie… Elle veut la  réciter près  de son figuier. Elle ne comprend pas les  mots, mais le père lui assure : On ne comprend pas facilement la parole de Dieu. Son arbre à elle n’est certainement pas le  plus beau. Il  est très vieux, ses fruits sont devenus rares maintenant. Mais il en a, chaque année, à offrir à Baya. On  ne soupçonne pas sa présence, caché derrière les  broussailles. Comme abandonné, écarté de  la rangée des  autres figuiers, impeccables et tellement orgueilleux. Son petit tronc tout noueux a l’air comme ça fragile, mais il  ne l’est pas. Toujours poussiéreux, comme récalcitrant au nettoyage par la pluie ; elle seule connaît son secret. Il est bien planté sur ses pieds, il avance dans la vie sans besoin. — Il ne ressemblait pas aux autres. Il était sûrement plusieurs fois centenaire. D’ailleurs, il ne cherchait pas à ressembler à quoi que ce soit. C’était un solitaire.

Peut-être, le  secret de  la longévité serait dans l’absence de  désir, ou d’orgueil, ou dans la  rareté des  amis, qu’il faut choisir avec parcimonie. Après la  récitation rituelle de  la sourate, Baya, nichée au creux de  l’arbre, lève les  yeux et fixe le  soleil. Il  s’agit de  tenir le  plus longtemps possible, jusqu’à ce que les larmes jaillissent d’elles-mêmes et qu’elle éprouve cette sensation d’aveuglement total, avant de  se retourner, le  regard neuf, pour embrasser le  paysage qui s’offre en cette délicieuse matinée de septembre. Depuis son poste d’observation, Baya distingue toutes les maisons du  hameau, tout petits cubes ingénieusement orientés de  façon à éviter le  vis-à-vis, chacune avec sa courette et ses terrasses écrasées de  soleil. Baya reconnaît les  gens de  sa tribu à leur silhouette. La  mère, assise à même le  sol, dans la  cour, les  jambes écartées, aplatissant de  sa paume les  galettes encore crues, puis les  posant délicatement dans un large torchon étalé devant elle, tandis qu’une fumée monte déjà du  petit four en terre sur lequel vont cuire les pains. Louisa, deux maisons plus loin, dépliant d’un geste sec et précis, tchak ! une large toile au pied d’un olivier. Encore plus loin, comme planté au centre du  village, le  vieux Bachir debout, appuyé sur sa canne, droit, immobile, ne faisant rien d’autre que se tenir ainsi des heures durant. Et là-bas, là où commence la  route, en contrebas, la  fontaine et son bassin où s’affairent Dahbia et Hassina, les ballots de linge posés devant elles, tandis que le  petit Merouane court à l’intérieur du bassin, tout nu, de l’une à l’autre. Après, après, il  y a la  route, qui continue sur le  village colonial, que l’on devine par le clocher de l’église et les constructions en pierre aux toits de  tuiles pointus. L’école se trouve au beau milieu, avec sa

grande cour d’où parviennent à l’heure de  la récréation les  cris des  enfants décidés à lâcher enfin une énergie trop longtemps contenue. Lorsqu’elle y allait, à l’école, Baya préférait, sans oser l’avouer, courir avec les garçons, se bagarrer. Jouer à cloche-pied avec les plus grands. Elle se savait capable de ne jamais poser le deuxième pied à terre. Mais il  lui fallait faire comme toutes les  filles  : jouer à la marelle ou se raconter des histoires, sagement assises dans un coin de la cour. À la sortie, ils pouvaient enfin tous courir, et Baya ne s’en privait pas. Sylvie, la fille du maire, courait derrière, alourdie par ses grosses chaussures vernies, qu’elle finissait par ôter puis balancer d’un coup par-dessus la  petite barrière du  jardin de  la mairie, près de  l’école. Baya dépassait la  maison en feignant d’ignorer les  appels de  sa mère, ou, parfois, faisait un large signe de  la main, criant  : J’arrive  ! À elles deux, elles parvenaient à semer tous les  autres camarades. Essoufflées, elles s’arrêtaient enfin en haut de la colline. Maman a dit que bientôt on  n’aurait plus rien à manger. Je  suis grande maintenant, j’ai déjà douze ans. Il  est temps que j’arrête l’école. Je  l’aiderai à la  maison et dans les  champs. Et j’aurai un prétendant. Quelle chance tu  as, répondait Sylvie. Mais tu  viendras me voir, on  fera des  excursions, on  ira jusqu’au Bois-Joli toutes les deux ! —  J’ai quitté l’école juste avant le  certificat d’études. Comme l’avait fait ma grande sœur avant moi. Je  n’aurais pas pu continuer, il y avait trop à faire à la maison. Il aurait fallu, après l’examen, que je  poursuive à Constantine. Ma famille ne m’a obligée à rien, mais je connaissais mes limites. — Ça ne t’a pas manqué ? Baya n’a plus jamais revu Sylvie, ni les autres camarades. Elle se dit qu’elle devrait faire un tour au village, mais quelle raison a-t-elle

maintenant d’y aller  ? Ses amies sont toutes pensionnaires à Constantine ou à Sétif. Elle les a perdues de vue. Elle repasse dans sa tête les événements de la matinée. Mimouna a reçu de la semoule. Son fils s’est enrôlé dans l’armée, alors ils leur ont donné un grand sac. Et elle a partagé avec nous. Je suis contente, on va manger de  la galette  ! Je  lui ai apporté des  œufs et des  figues en remerciement. Mais les  œufs, on  n’en a plus beaucoup. Les  poules sont trop faibles, alors on les sacrifie avant qu’elles ne meurent. Il n’y a que la  vieille Messaouda qui continue à pondre. Sauf aujourd’hui. On  va peut-être la sacrifier elle aussi. J’espère qu’elle en aura. Ça me ferait trop de  peine de  la perdre. Maman a dit  : Si au moins on  pouvait manger les chiens. Moi je préfère mourir que faire ça. C’est vrai qu’il n’y a plus de bétail alors que les chiens sont encore là. Eux, au moins, ils avalent tous nos restes sans rechigner. On  n’a même pas besoin de  les nourrir. Même l’herbe, ils la mâchent, et ils sont contents… Elle se penche en écartant quelques branches pour appeler les  chiens. Un léger sifflement, et les  voilà au  pied de  l’arbre. Elle saute et court jusqu’au sommet de la colline, poursuivie joyeusement par les  aboiements de  ses camarades de  jeu. Ses pieds évitent adroitement les ronces. — Je connais ma terre par cœur. Elle est en sueur. Ses cheveux crépus collent en touffes sur son front et sur son dos. Elle tente de  les  discipliner vaguement de  ses mains, puis s’essuie le visage avec ses paumes. Découvrant aux coins de sa bouche quelques gouttes lactées de figue, elle y passe ses doigts pour les recueillir et les lèche avec délectation, c’est glacé et acide à la fois. —  Il faudra un jour, mon garçon, que tu  manges une figue à même l’arbre. Autrement tu ne peux pas comprendre ce que c’est, ce goût dont je te parle.

Elle reprend sa course, encore plus loin, suivie des  chiens qui ralentissent prudemment et s’arrêtent à l’orée de  la forêt que tout le monde appelle le « Bois-Joli », comme dans le livre de français, car, comme il est dit dans le livre, il est dangereux de s’y aventurer. Mais Baya n’a pas peur. Ou peut-être que si, un tout petit peu, à cause du  loup siffleur qui prend parfois la  forme d’un ange et vous attire par sa mélodie avant de  vous manger. Elle est aux aguets, mais continue d’avancer, contente d’avoir échappé à la  vigilance de  sa mère. Elle ne perd pas de  vue son point d’accès, prête à rebrousser chemin en cas de danger. Si elle entend le sifflement, elle prendra ses jambes à son cou. Elle sait, on  le  lui a souvent répété, qu’elle court comme personne. Elle avance donc, en silence, hardiment, sur la  terre humide puis ferme irrésistiblement les  yeux pour mieux ressentir la  fraîcheur soudaine et respirer les  senteurs sauvages, enivrantes. — Dis-moi, Nour, tu n’es jamais allé dans la forêt, tout seul ! — Je vais à la mer. — Oui, c’est bien. Mais c’est autre chose. Brusquement, Baya écarquille les  yeux et hurle. On  vient de  lui griffer la jambe. En se retournant, elle accroche sa jupe aux ronces et tombe, désespérée. Très vite, il faut faire vite, elle rebrousse chemin et s’apprête à quitter le  Bois-Joli, lorsqu’elle entend de  petits miaulements, ou gémissements, à moins que ce ne soit… Mais oui, elle reconnaît évidemment le piaillement des petits oiseaux, nouveaunés, qui provient du gros arbre juste à la lisière de la forêt. Le nid est là, au creux de  l’arbre mort. Les  oisillons sont tout seuls, deux. Chauves et fripés, les  becs entrouverts, ils tendent désespérément le cou vers le ciel, comme des aveugles. Plus loin…   — Plus loin, je découvre un nid qui abrite trois œufs de perdrix. Trois petits œufs beiges mouchetés de  noir. Je  me dis  : C’est un

cadeau du ciel ; je vais les offrir à Messaouda pour qu’elle les couve. Alors je  les ai pris et je  suis retournée à mon figuier pour les examiner. C’est à ce moment qu’elle les entend arriver. Une superbe Traction Avant, noire, scintillante, on dirait un corbillard. Les deux hommes se garent à l’entrée du  chemin de  pierre qui mène à la  maison. Ils descendent rapidement de  la voiture et marchent d’un rythme nerveux, comme s’ils étaient traqués. Le plus âgé, quoique trapu, se tient droit dans un burnous dont le  pan gauche, jeté sur l’autre épaule, découvre un saroual aux plis impeccables. C’est le père. Le fils, lui, est habillé « en civilisé ». Baya en a le souffle coupé. — Je n’avais jamais vu un homme aussi beau ni aussi élégant. Ses chaussures impeccablement cirées semblent flotter au-dessus de  la terre poussiéreuse, ayant miraculeusement échappé au sable, qui envahit tout, s’attaque systématiquement aux hommes et aux choses qui habitent cette région aride et venteuse, où les bourrasques jamais ne s’interrompent. En réalité, l’homme n’est pas, comme on  dit, d’une beauté à tomber par terre. Loin de  là. Il  est certain qu’il est d’une élégance toute citadine, rare de par ici. Sa veste à la coupe impeccable a beau être taillée dans l’étoffe la  plus précieuse, elle ne réussit pas à comprimer une proéminence au niveau de  l’abdomen qui s’épanouit justement maintenant que, se croyant seuls dans ce paysage désolé, ne se sachant pas observés par Baya, ils abandonnent en quelque sorte un peu de  leur superbe, et le  fils libère sa bedaine en ouvrant d’un geste machinal le  dernier bouton. Il  avance, tête et buste légèrement inclinés en arrière, les  pieds négligemment jetés en diagonale devant lui, comme ne faisant pas partie du  reste de  son corps, les jambes écartées.

Sa démarche aurait été du plus mauvais effet sur toute jeune fille moins éberluée et plus lucide que Baya. Et surtout moins amoureuse. Car, évidemment, Baya vit là ses premiers émois. L’originalité vestimentaire, l’attitude un peu distante de  l’homme, la  noblesse du père, l’esprit de l’innocente Baya s’empare de tous ces ingrédients et les identifie à ses idéaux. Elle croit voir se mouvoir devant elle la  personnification du  prince charmant, provoquant les  premiers désirs  du corps, fabriquant la  romance. C’est évidemment ce qu’on appelle le coup de foudre.   Sans le savoir, elle regarde son destin venir, se dit Nour, ému. Car il  connaît l’histoire d’amour de  Baya par cœur. Ce n’est jamais que la  neuvième ou dixième fois qu’elle la  raconte, distillant au passage quelques nouveaux détails, avec un don incroyable de conteuse.   On est venu la chercher. Baya, Baya ! Ils sont là pour toi. Va servir le  café aux hommes. La  mère a déjà emporté toutes les  galettes à l’intérieur. Seul demeure le four fumant inutilement. On lui a mis le  plateau entre les  mains. La  chambre des  invités, attenante à la  salle des  ablutions, possède sa propre entrée, mais on peut également y accéder par l’unique pièce de la maison. C’est là que se tiennent sa mère et sa grande sœur, tendant l’oreille pour décrypter les rares propos des hommes, qui ont semble-t-il du mal à s’attaquer au vif du  sujet. Qui c’est, ces hommes, Mama  ? Ils sont venus te demander en mariage. Moi  ?! Baya n’en croit pas ses oreilles. Se peut-il qu’une histoire d’amour se conclue aussi rapidement  ? Elle voudrait comprendre les  raisons de  cette alliance qui semble avoir été négociée dans son dos. Cette surprenante demande en mariage, la  doit-elle à sa beauté  ? Il  faut dire que, secrètement, elle n’a jamais douté de son charme, car ses camarades de  classe et toute la  famille n’ont jamais cessé de  lui en faire

le  compliment. Et même qu’un jour un camarade de  classe a tenté de  lui prendre la  main, lui soufflant  : Si tu  coiffais tes cheveux, tu  serais vraiment très belle. T’es une belle «  rougia  »  ! Depuis, elle s’était prise à rêver qu’elle ferait un beau mariage avec le plus beau des  hommes du  village. Tout le  monde rêve de  sublime destin. Il  arrive souvent qu’elle entende des  sifflements d’admiration lorsqu’elle passe non loin des  garçons, surtout lorsqu’elle relève sa jupe pour courir. Mais eux, là, elle les  connaît tous, ce sont des  teigneux, elle ne leur a jamais accordé un seul regard, même si elle se sent flattée, intérieurement, elle se sent belle, désirable, c’est sûr. Ainsi donc, elle aurait été vue, aimée, secrètement, par une sorte de  prince dont elle ignorait l’existence  ? Satisfaite de  son analyse, même si subsiste au fond d’elle un doute inexprimable, elle s’empresse de  réagir et s’inquiète de  son accoutrement misérable et de ses cheveux indisciplinés, elle sent son cœur battre de plus en plus fort et jette à sa sœur un regard de détresse. Attends ! Qu’est-ce que tu as fait à ta jupe ? Tiens, mets la mienne. La mère intervient à son tour  : Mets mes chaussures.  Et coiffe donc cette tignasse. Fadila, sa sœur aînée, lui attache habilement les  cheveux. Voilà. Tu  es belle, Baya. Vas-y, maintenant. Il ne l’a pas regardée. — Il ne m’a pas regardée. Heureusement pour elle, car personne ne lui avait recommandé de  se garder d’afficher un sourire aussi radieux, d’autant que sa dentition accidentée était encore parsemée de  grains de  figue, ni de  tenter de  capter aussi effrontément le  regard des  étrangers, les  yeux grands ouverts et insistants –  ne jamais se livrer aussi ouvertement, au contraire, humilité et réserve sont de  rigueur en de telles circonstances.

—  Il ne m’a pas regardée, ou alors, il  a dû me trouver laide. Comme il avait les yeux baissés, j’ai pensé : Il a certainement vu que les  chaussures que je  porte sont trop grandes, des  chaussures de vieille, en plus. Ça se voyait que c’étaient celles de ma mère. Tu ne peux pas t’imaginer comme j’avais honte ! Depuis ce jour, l’effervescence a gagné toute la maison. Les enfants, lâchés dans la  nature, car plus personne ne les  surveille depuis l’annonce du  futur mariage de  Baya, accrochent les  rares poules encore vivantes sur la  corde à linge par les  ailes. Les  pauvres petites créatures se débattent comme elles peuvent, caquettent, leurs pattes battant désespérément le vide. Certaines sont blessées. Elles ne survivront pas. Seule Messaouda, la  pondeuse, protégée par un grillage métallique, royalement indifférente, couve tranquillement les trois œufs de perdrix que Baya a apportés. En ces temps de disette, on se promet un repas royal avec les futurs oiseaux, qu’il faudra quand même nourrir avant  de. Lorsque les  oisillons naissent, leur maman adoptive les guide, et ils marchent gentiment à la queue leu leu, ignorant alors leur atout, leur capacité génétique à voler.   Tout le  monde ne parle que de  ça  : Baya va épouser un Abdelouahab. Maintenant, chaque fois qu’elle s’éloigne de  la maison, Baya se fait rappeler. Soit pour essayer une robe, soit pour parfaire son apprentissage en cuisine. Elle n’a plus le temps de rendre visite à son figuier. On l’appelle de loin. À peine a-t-elle cueilli sa première figue qu’elle doit redescendre. Alors, elle dévale la  colline, toujours aussi joyeuse, et arrive en trombe sur sa mère qu’elle manque renverser. Fais attention, tu vas me faire tomber. Et puis, arrête de courir, tu n’es plus une gamine. Tu as quand même quatorze ans ! Allez ! Allez jouer ailleurs ! lance-t-elle aux chiens qui tournoient autour d’elles. Tiens,

Slimane, attrape  ! Je  te l’ai dit mille fois, Slimane, ce n’est pas un nom de chien. Arrête de jouer. Viens m’aider. Dans la maison, Fadila n’en finit pas d’épicer la soupe, trop fade, dit-elle en tournant vers Baya un visage cramoisi. Qu’est-ce qu’il fait chaud ! Baya s’accroupit aux côtés de sa sœur. Tu veux goûter ? Dismoi. C’est bon. Un peu trop légère, quand même. Oui mais papa l’aime comme ça. Et puis je  vais émietter du  pain, ça l’épaissira un peu. Impatiente, la mère a déjà commencé à faire cuire le pain. Baya la rejoint juste à temps pour retourner la galette à la main, poussant des Ah Ah au contact de la pâte brûlante. Mais elle adore faire ça, elle a maintenant la  dextérité, elle sait comment retourner très vite le pain, en évitant de se brûler. C’est une grande famille, tu  verras, ils sont riches, il  te couvrira de  bijoux. On  dit d’eux qu’ils sont de  descendance andalouse authentique, craints et respectés. Ça me fait peur, Mama, t’as vu comment ils sont  ? Comment ils parlent  ? Ils ont l’air si différents. Je les ai vus marcher, ils ne regardent rien autour d’eux. C’est comme s’ils étaient ailleurs. Et puis… il est tellement beau ! Tu es sotte, Baya. Qu’est-ce que la beauté a à faire ici ? Tu seras la mère de ses enfants, prends garde surtout à ne pas te laisser impressionner. Je  sais que tu auras assez de force pour… La mère regarde un instant les toutes petites mains de sa fille. Pas le temps de s’apitoyer, allez… Ton père t’a promise à cette famille. Rien que parce qu’il veut en faire partie, marmonne-t-elle. Cette famille compte plus d’officiers et de  décorés de  l’armée coloniale que je  n’ai de  printemps.  Et d’ajouter, orgueilleuse  : Le  petit peuple se laisse impressionner par les  galons mais n’en pense pas moins. Aux yeux de  tous, en vérité, les Abdelouahab sont des « m’tournine », tu vois ?… Ben, c’est-à-dire, des traîtres à la religion, quoi.

Comme Taos  ? Non, ma fille. Taos, c’est elle toute seule qui a trahi. Elle est sortie du rang. Mais sa famille, c’est des gens bien. Ils n’ont pas mérité ça. Elle a cru aux mensonges d’un juif, tu  t’imagines  ? Un juif. Son père était obligé de  la bannir publiquement. C’est comme ça. On  ne piétine pas les  lois de  Dieu impunément. Ni celles de  la communauté. Je  pourrai revenir ici, Mama  ? Pas souvent, non. Seulement s’ils t’y autorisent. Mais je viendrai, moi, te rendre visite. Bien que fière et heureuse, Baya a du mal à s’imaginer loin de son figuier, de tout ça. Où donc sera-t-elle ? Pourra-t-elle se suffire de la reconstitution de  son monde par la  seule pensée  ? Aura-t-elle l’opportunité de  se ménager des  moments bien à elle, sans la présence de cette future famille tellement différente, et qu’elle va devoir côtoyer jour et nuit ? Elle s’accroche comme elle peut à l’image de son fiancé qu’elle imagine attentionné. J’espère qu’il sera bon avec moi, dit-elle, j’espère que je  ne serai pas malheureuse, se surprendelle à ajouter. Ça n’a rien à voir avec le  bonheur, c’est la  vie qui est comme ça. On  est toutes passées par là. Ne t’inquiète pas, tu  auras tellement à faire… Baya se regarde tandis qu’on ajuste à sa taille la robe de velours rouge de sa mère. Comme tu es belle ! dit celle-ci, soudain triste. La robe est un peu flétrie, elle sent le renfermé. Ta fille est trop maigre. Il faut lui donner du fenugrec, tu verras, l’appétit lui reviendra. Elle ira vivre à Constantine. À la ville. Tu te rends compte de ta chance, petite ? —  Je connaissais Constantine. J’y allais parfois avec mon père. Mais là j’allais y vivre. Bon, ce n’était pas très loin, mais, à l’époque, il n’y avait pas toutes ces voitures. Baya ! Mais enfin ! Tout le monde attend, le cortège est prêt ! Elle marmonne quelque chose. Une prière, se dit la mère. Mama ? Pourquoi tu pleures ? C’est rien. Vas-y, dépêche-toi, enjoint-elle en se

passant rapidement les deux mains sur les yeux. La future belle-sœur s’avance et empoigne Baya. Elles s’engouffrent dans la  voiture subtilement décorée de  roses. Le  reste de  la petite famille s’entasse dans les  deux carrioles et l’étroit chemin de  pierre se vide instantanément. Restée seule, la  mère voit le  cortège s’éloigner, et laisse enfin libre cours à ses larmes, tellement abondantes, tellement douloureuses, qu’on dirait excessives, comme l’annonce ou le  pressentiment d’un effondrement à venir. On  ne s’endurcit jamais complètement, et lorsque les  larmes viennent, elles font voler en éclats les  nombreuses couches dont on  a voulu les  envelopper. L’étincelle fait resurgir instantanément dans les  mémoires une série de  faits malheureux, qui s’y étaient accumulés, et qui alors constituent un tout indistinct, aux aguets, tyrannique. C’est comme ça, c’est normal, Baya s’en va. J’aurais dû lui dire. Elle ne sait rien. Elle se revoit, vingt ans plus tôt, se dirigeant à pied, lors d’une cérémonie bien plus modeste, de  la première à la  troisième maison, où l’avait accueillie celui qu’elle allait épouser, un cousin, qu’on disait gentil, instruit et travailleur, qui possédait quelques belles chèvres et un petit magasin de  tissus en ville. On  s’était bien gardé de  l’avertir du  vice caché du  pauvre bougre, qu’elle découvrit à ses dépens, lorsque les  escapades nocturnes de  l’homme dans les  bars de  Constantine finirent par assécher la  petite dot qu’elle avait apportée, alors que les  soucis et les  responsabilités s’étaient mis à pleuvoir sur ses épaules d’adolescente, alors que les  enfants continuaient de  naître régulièrement malgré les  nombreuses tentatives de les « faire tomber ».   Dans la voiture, sous son voile de tulle, Baya se tient droite. Deux femmes l’encadrent sans rien dire. Devant, le beau-père discute avec le chauffeur, un jeune homme insignifiant. Ils parlent en français, et Baya les  entend mentionner régulièrement «  Le Manifeste  » en

baissant légèrement la voix, comme s’ils craignaient d’être entendus, ou comme on  dirait un blasphème. Le  cœur de  la gamine se serre, elle repense à sa mère séchant ses larmes. Elle se revoit l’enlaçant précipitamment, lui pinçant discrètement son joli bras tout dodu. Comme elle fait toujours. Pour rire. En arrivant en ville, le  cortège s’arrête devant une superbe villa dont le  portail ouvert laisse découvrir une allée fleurie de  jasmins, bougainvillées, roses et autres fleurs aux senteurs enivrantes. Des femmes l’ont agrippée et entraînée dans une grande salle. Ça rit, ça lance des  youyous stridents, mais il  n’y a pas que de  la joie. Certaines pleurent. On entre d’abord dans un vaste hall qui débouche sur le patio. Là sont disposés matelas et coussins. L’une des  petites pièces qui entourent le  patio, sortes d’alcôves, abrite un orchestre araboandalou. La  musique s’emballe et les  violonistes s’acharnent à scier leurs instruments, devant l’indifférence des  joueurs de  oud qui semblent planer tout en chantant à l’unisson. Les plateaux de gâteaux défilent tandis qu’un groupe de  femmes est occupé à contenir l’une d’entre elles, cheveux lâchés, qui semble entrée en transe. La plupart des convives sont assis et se goinfrent en examinant la mariée qu’on installe sur l’unique fauteuil placé au centre du  patio, près de  la fontaine. Baya, gauchement, lisse sa robe puis cherche des  yeux un visage familier. Elle aperçoit enfin sa sœur qui vient vers elle, avec toujours ce sourire gentil de mère. Ne montre pas trop ta joie, Baya. Sois plus posée. Baisse les yeux. Et arrête de regarder partout. Où est Mama ? Elle viendra te rendre visite, demain. C’est alors qu’elle remarque cette femme, d’une beauté triste, et qui la  fixe intensément de ses yeux noyés de  larmes. Gênée, Baya détourne la tête.

— Mais tu sais, comme je suis bête, j’ai eu le cœur serré de la voir, cette femme, pourtant j’étais loin de  deviner  qui elle était. J’ai d’abord pensé qu’elle était jalouse, toutes les jeunes filles m’enviaient. Ça, c’est sûr. Mais elle, là, elle m’a fait tout de suite sentir que j’étais l’intruse, l’indésirable. Moi, même si dans ma tête j’ai tout compris, je  m’obstinais à ne pas comprendre, tu  vois  ? Ça restait là et ça ne voulait pas sortir. Je  les avais pourtant entendues chuchoter, en parlant de  moi (Elle est encore jeune, c’est son premier mariage  ! Qu’est-ce que tu  veux  ? Ils sont riches et bienveillants. Ç’aurait pu être pire…) et alors comme ça, je n’étais que la seconde épouse. Oui. Celle qui leur donnerait enfin un héritier mâle. Et elle, j’étais sa rivale, tu comprends ?   Tard dans la nuit, les femmes l’accompagnent jusqu’à la chambre. On ferme la porte et elle attend, recroquevillée. Dehors, la coépouse est prise d’une crise d’hystérie. Baya entend les  autres la  calmer. On jette de l’eau, on psalmodie contre Satan. Il frappe doucement à la porte et entre. — Il ne m’a pas regardée. On a fait ce qu’il y avait à faire et il est parti. J’ai quand même pu voir ses yeux. D’un bleu unique. Rarissime. Tacheté de vert. Et humides. Ou alors il pleurait. — Pourquoi il pleurait ? —  Tu le  sais bien, Nour. Lui, il  aimait sa première femme. Il  ne voulait pas lui faire ça. Mais comme elle n’arrivait pas à avoir d’enfant, il s’est laissé marier de force, en quelque sorte. — Il te l’a dit ? — Non. Bien sûr que non. Ce sont des choses qu’on comprend. — T’en as voulu à personne ? —  Non. Jamais. Je  sais que, lui surtout, il  ne me voulait aucun mal. Et puis, comme tu le sais, je l’ai aimé dès le premier regard.

Lequel, de l’homme, de sa première femme, ou de Baya, n’est pas l’instrument d’une volonté qui le dépasse ? Se soustraire à ce que l’on croit être légitime était-il même envisageable ? S’opposer à la raison de  tous au lieu de  s’en accommoder suppose l’acceptation d’un inconfort qu’aucun des trois n’était prêt à vivre. Baya, qui brandit son amour pour l’homme comme une défense absolue, malgré les  arguments discutables qu’elle avance, malgré l’impossible réciprocité, ne veut pas se départir de sa joie de vivre ni de son envie d’accéder au statut enviable d’épouse puis de mère. Instinctivement, comme tout animal, elle prend acte de  la réalité immédiate sans rechigner. —  Je crois que j’espérais qu’il me regarde enfin. Et qu’il comprenne que je  pouvais aussi le  rendre heureux. J’aurais partagé avec lui tout ce que je  sais, je  l’aurais amusé, il  me paraissait tellement triste. Même quand j’ai su pour la première femme, je n’ai même pas pleuré. J’aurais tout fait pour le rendre heureux. — Et l’autre, elle était là. Tu aurais voulu qu’il la quitte pour toi ? —  Je ne sais pas. Maintenant, avec du  recul, je  pense que la  situation, telle qu’elle était, ne me gênait pas du  tout. J’allais donner naissance à un enfant, et ça, ç’a compté plus que tout. Mais ce soir-là, tu  vois, je  n’avais pas tout compris. Ce que je  te dis là, qu’il avait une première épouse, je  ne l’avais pas encore compris à ce moment-là. Comme il n’y arrivait pas, j’ai pensé qu’il pleurait à cause de ça, tu vois ? — Il n’arrivait pas à quoi ? —  Tu le  sais bien  ! Je  te l’ai raconté mille fois. Il  a fallu que je  l’aide. Ç’a été long et douloureux et triste. Oui, quand même, c’était triste. — Baya ! Arrête de raconter ces choses au petit… — Mais il n’est plus petit, ton fils ! Quel âge as-tu, mon Nour ?

— Vingt-trois ans. — Tu vois ? Meriem te croit encore petit. C’est qu’on ne s’aperçoit jamais que nos enfants vieillissent. Elle sent le feu entre ses jambes. Un liquide rouge. — Pas comme celui des menstrues, il est rouge vif et clair, celui-là. J’étais devenue femme, tu comprends ? — Baya ! Passé les festivités, on la consigne dans sa chambre. —  On mangeait tout le  temps. Deux à trois fois par jour. Alors quand ma mère venait, je  glissais dans ses affaires des  fruits ou des gâteaux que je gardais dissimulés dans ma chambre.   Dans sa nouvelle famille, Baya n’a même pas à accomplir les  tâches ménagères auxquelles sa mère l’a préparée. Sa rivale s’occupe de tout. Elle ne sait pas protester. On lui apporte ses repas et on attend. On scrute son ventre avec empressement. —  Il était déjà là, le  premier mois, se souvient-elle en caressant son ventre. Haroun était déjà là.

III.

21 janvier 2006 — Il y avait cette femme, elle me regardait, et ses yeux, on aurait dit ceux d’un loup, tu vois ? J’ai voulu fuir. Alors j’ai couru aussi vite que je  pouvais mais quelque chose me ralentissait, comme si j’étais retenu en arrière par un fil invisible. Brusquement, les yeux m’ont fait face, ils n’étaient plus derrière moi, ils étaient devant, immenses, et ils brillaient comme des  étoiles. J’ai vu une voiture, portières ouvertes. J’ai foncé dedans et elle a démarré. Elle roulait très vite, en fait elle était sur des rails, et quelqu’un poussait par-derrière. Je me suis retourné, c’était papa. Il poussait et la voiture avançait de plus en plus vite comme sur une montagne russe. Les  yeux étaient toujours devant nous, et papa riait. Les  yeux riaient aussi. Papa avait une dentition impeccable, très blanche. On  allait tellement vite que la  voiture a quitté les  rails et, au sommet de  la montagne, j’ai été éjecté. Papa a cessé de pousser, et il m’a regardé tomber dans le ravin en riant encore plus fort. —  Ne t’en fais pas, Nour, c’est juste un cauchemar. Sors maintenant de  dessous la  table. C’est pour ça que tu  fais des  cauchemars, on  ne peut pas dormir confortablement sous une table. Allez, sors. Ton père ne va pas tarder à rentrer.

— Je dois encore réfléchir, Mama. Laisse-moi. Meriem prend la  télécommande en soupirant et s’installe sur le fauteuil. Y a-t-il lieu de s’inquiéter à propos du cauchemar de son fils  ? Il  y a quand même de  quoi se poser des  questions sur cette étrange manie qu’il a de  se mettre sous la  table. Il  faudra que je  la change, cette table. Elle est trop grande, tout le  temps en désordre. Kamel ne se décidera jamais à ranger ses sacs de  clous. Ni à balancer la  vieille radio alors qu’il ne l’utilise pas. Il  faut absolument qu’on change tout le mobilier. Tiens, je vais lui demander de fabriquer un petit coin pour Nour, pour lui tout seul. Je l’ai vu une fois réaliser un meuble avec bureau rabattable, pas encombrant. Et, pour aller dessus, il  lui fabriquera un lit, en hauteur, avec des  marches, ça l’amusera. Kamel saura faire ça. Comme ça, au moins, Nour n’aura pas envie de se nicher par terre à avaler toute la poussière du sol.   La table à manger, qui sert à la fois de bureau pour tout le monde, et de vide-poche, sur laquelle toute la paperasse de la maison côtoie la corbeille à pain et celle des fruits, semble trôner au milieu du petit salon, comme une menace de  chaos. Meriem s’en sert souvent pour pétrir le  pain, repoussant comme elle peut leur bordel vers les  extrémités, les  objets retrouvant invariablement leur désordre, comme des herbes folles, sitôt que Nour ou son père y touchent. Elle est d’autant plus grande que le salon est petit. Serait-il autiste ? C’est comme s’il voulait s’abriter de quelque chose, ou s’isoler. Et puis ce rêve, récurrent,  de son père qui le  jette dans le  vide… On  ne lui a pas appris à s’amuser dehors, avec les  autres enfants. De  toute façon, il  n’aime pas ça. C’est un solitaire, Nour. Mais c’est un adolescent, maintenant, il  a besoin de  son espace. Il  faudrait qu’il ait sa propre chambre. Oui, c’est la solution : le lit en hauteur. Avec une jolie lampe. Il  est temps qu’il quitte notre chambre, qu’il n’ait pas à se farcir les ronflements de son père.

La maîtresse a dit : Votre fils a la bosse des maths. Il est excellent quoique trop rêveur. C’est comme s’il s’ennuyait en classe. Mais tout va bien, il répond toujours correctement et me précède parfois dans la  résolution des  problèmes. Ça doit juste être sa nature. Ne vous inquiétez pas. Meriem a très peu connu son beau-père, Haroun. Mais elle sait qu’il était taciturne et très bizarre. Sa veuve Fatima dit de  lui que c’était un poète. Tu  parles  ! J’ai parcouru quelques-uns de  ce qu’ils appellent les « poèmes » de Haroun : un bavardage, ou des rêveries, sans cohérence, presque sans verbes. S’il avait été véritablement poète, ça se saurait ! Il était capable, dit Fatima, de te parler longuement sans que tu comprennes quoi que ce soit à ce qu’il racontait. Bon. Ben ça ne fait pas de  lui un poète  ! Il  était juste un peu cinglé, quoi. Mais ils ne le reconnaîtront pas. C’est sûr. Et même Kamel, parfois, avec ses silences. Je me demande s’il est sournois ou calculateur ou juste absent, dans son monde. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont un grain dans la famille. Kamel va arriver.   Dehors, Kamel hâte le  pas, il  n’y a personne alentour. Comme agrippé à un sac en plastique noir, il jette un regard inquiet à chaque coin de rue qu’il traverse. Le temps est doux, presque chaud pour un soir de janvier. Il arrive enfin chez lui, il  est à présent en sueur. La  porte est fermée à double tour. Meriem est, comme d’habitude, en face du téléviseur. Elle regarde une série américaine : «  Je ne peux pas m’empêcher d’avoir du  désir pour une jolie femme. Je suis parfois obligé de m’en détourner violemment. —  Pourquoi t’en détourner si ce désir est irrésistible  ? Tente ta chance. — Ben, je suis un homme marié, et bien éduqué ! (Rires préenregistrés. Meriem semble distraite.)

—  Tu vois, c’est comme si je  me mettais en état d’excitation maximale, et que je me freinais au paroxysme de mon érection… (Rires.) » Kamel lui sourit, il  est heureux de  retrouver son foyer. Elle juge qu’il n’a pu réprimer ce sourire, non pas à elle destiné, ils n’ont pas l’habitude de  se sourire, mais parce que ce qu’il vient d’entendre à la  télé l’amuse. Il  rit parce qu’il comprend bien cette histoire d’excitation et de désir. Meriem, aux aguets, ne laisse passer aucune occasion d’accumuler les preuves de ce qu’elle appelle « sa culpabilité ». Depuis ce fameux soir où, sans raison apparente, il  a cessé les  caresses, pris ses distances et, en quelque sorte, déserté la couche, puisqu’il lui tourne ostensiblement le  dos en murmurant un vague Bonne nuit. Sans même tenter un baiser innocent, fraternel. Trois ans. Trois ans que ça dure. On  ne peut pas dire qu’ils grimpaient aux rideaux avant, mais, enfin, il  accomplissait quand même son devoir conjugal. Cet éloignement physique, devenu aujourd’hui habitude, indiscuté, a installé une série de  tabous, et surtout de sérieux doutes chez Meriem au sujet de la viabilité de leur couple. Non pas que les  performances qu’ils réalisaient, plutôt piètres, plutôt laborieuses (même si, il  faut le  reconnaître, il  eut souvent beaucoup de générosité, attendant patiemment son tour, titillant ses zones sensibles sans jamais, ou si peu, la  précéder dans la  jouissance), lui manquent  ; elle devrait même admettre que la  chose ne l’a jamais vraiment passionnée. Mais voilà que, depuis, s’est développée en elle une perte cruciale de confiance en sa beauté, certes altérée maintenant, à près de  quarante ans, mais dont les  beaux restes sont encore bien visibles, et confirmés par

les  multiples compliments qu’on continue de  lui faire dans la  rue et parmi son entourage. La voisine à qui elle avait fini par confier sa détresse, avec maladresse, ne sachant trop comment le  dire, lui a quasiment ri au nez, comprenant illico de  quoi il  retournait, lui répliquant  : Tu  sais, les hommes se lassent parfois et ne donnent aucune explication. À présent, ce qu’elle appelle le « détachement » de Kamel l’obsède, alors même que rien ne semble avoir changé en lui. Il  est toujours aussi attentif à ses besoins matériels et à ceux de  l’enfant. Peut-être un peu trop, maintenant que j’y pense, se dit-elle, en le  regardant enfouir avec nervosité un gros sac en  plastique noir dans la  poche de son manteau. À moins que cette Mayssa ait refait surface ? Kamel ne sait pas que je  sais à propos de  ce premier amour. C’était avant moi. Mais je  sais qu’il y pense encore. Je  sais qu’elle compte encore. Il  dit toujours qu’il est fatigué, ou épuisé. Ce n’est pas une excuse.   Il est vrai que leur petit commerce, la  menuiserie, semble plus florissant depuis que Kamel a tout pris en main. Elle accapare tout son temps. Son père décédé, il  s’est d’abord laissé aller à une sorte de mélancolie dont il ne voulait plus sortir. Un matin, on a commencé à tout rénover. Je l’ai poussé. Il rentrait tard, épuisé, les yeux morts, mais ç’a marché. C’est elle qui a proposé d’installer une vitrine à la  place de  la grande porte métallique qui servait d’entrée. L’atelier proprement dit fut relégué au fond, et on  disposa devant quelques meubles  : tables basses, chaises, bibelots… transformant la  menuiserie en une jolie boutique. L’enseigne annonçait  : «  Meubles sur mesure Haroun et fils  ». Tout le  monde le  voyait s’abîmer dans le  travail, sa mère et Baya redoublant envers lui de  ce qu’elles ont toujours pensé être des  marques d’affection, mais qui ne sont que des  déclarations d’amour quotidiennes redondantes et épuisantes, visites à toute

heure, assorties des  cadeaux les  plus inutiles  : gâteaux saturés de  sucre, panses farcies bien grasses et autres poisons qu’on s’empresse en général de  donner au premier mendiant venu ou aux voisins crédules, sans même y toucher. Ç’a marché, effectivement. Son acharnement à reconfigurer la  boutique a attiré les  clients, charmés par une devanture tout en bois, et des  soieries colorées en guise de  rideaux. Quoique, pour les  rideaux, Meriem s’était demandé comment, sans la  solliciter, il avait pensé tout seul à cette belle gamme de pastels. Il y a forcément une femme derrière. Les commandes ont commencé à affluer, les quelques bourgeois, le peu de touristes s’étant donné l’adresse, il  dut même engager le neveu de Meriem pour le seconder. Tout allait pour le mieux.   Il ne se passe pas un jour sans qu’il leur apporte cadeaux et fruits, comme pour se déculpabiliser. Serait-ce la seule raison de sa soudaine grande générosité envers elle ? Aurait-il une maîtresse  ? Voilà, c’est dit. Cette idée, qui lui trotte dans la tête depuis la désertion conjugale, fait son chemin et occupe l’imaginaire, devenu infini, de  Meriem. Au fur et à mesure que ses soupçons grandissent, sa conviction augmente, ne laissant plus place au moindre doute. Elle en est arrivée à souhaiter qu’il ait une liaison, quelque chose de  passager  ; elle n’y consent pas non plus, certes, mais c’est plus supportable que le  retour de  cette… Ah, elle ne peut même plus prononcer son nom. Oui, elle pourrait, à la rigueur, tolérer quelque chose de moins sérieux que l’autre, quelque chose qui ne compte pas. Kamel finirait par lui revenir, au moins. Après tout, la fidélité, ça s’éprouve. Et la patience aussi. La colère étant montée, entretenue par ces suppositions qui augmentent graduellement en elle, devenues quasiment

des  certitudes, elle ne peut maîtriser l’amertume qu’elle affiche désormais. — Je t’avais dit d’apporter le pain. C’est toujours comme ça avec toi, tu oublies la moitié des choses. Ils sont venus, ils ont embarqué Dahman et son fils, Halim. Faut voir, ils étaient armés jusqu’aux dents. Figure-toi, confie-t-elle plus bas, que Nour, ton fils, il était tout excité, pas du tout effrayé, il me fait peur ce gosse. Il sourit. Encore. —  Ben quand même  ! Tu  rigoles  ? Il  a treize ans, c’est plus un bébé  ! Au fait, Baya t’envoie des  beignets. Elle en parle comme si c’était elle qui les  avait faits… Bref, elle attend sûrement que tu l’appelles pour la remercier. L’enfant chante sous la table. Il est heureux. L’odeur des beignets… —  Elles voudraient qu’on s’installe avec elles. C’est une bonne idée, non  ? Pour elles et pour nous. Elles n’ont plus toute leur tête tu sais, elles pourraient mettre le feu à l’appartement sans s’en rendre compte. Et puis, ça nous ferait des frais en moins… Il hausse les épaules et fait mine de ressortir. — Non, non. Tu ne vas pas ressortir à cette heure-ci ? Avec ce qui vient de se passer ? Tu vas où comme ça ? — Ben, acheter du pain. — Non. Laisse. On se débrouillera sans, va. Nour surgit de  dessous la  table. Il  se jette dans les  bras de  son père, celui-ci le serre et constate que le petit grandit à vue d’œil. Son squelette est maintenant recouvert d’une légère épaisseur de  chair. Mais le visage, toujours le même, est resté poupon. Nour entend battre le cœur de son père, quelque chose l’inquiète, il en est sûr. Il le sent. — Il faut que tu cesses de te cacher comme ça sous la table, à ton âge !

— Mama t’a dit pour mon cauchemar ? — Tu as fait un cauchemar ? Il a fait un cauchemar ? — Mais oui, rétorque Meriem. À force de dormir sous la table… Kamel passe sa main sur le  visage de  Nour, comme pour effacer le cauchemar. Le père et le fils se sourient. —  Fatima te fait dire que sa pension est arrivée, il  faut que tu ailles à la poste. Tu as perdu ton écharpe rouge ? Elle est où ton écharpe rouge ? Ou est-elle bleue ? —  Oh et puis j’en ai marre de  ne servir qu’à ça. T’as qu’à la chercher toi-même. Kamel est presque heureux de  retrouver les  reproches familiers de sa femme, il sait que Meriem lui en veut de ne plus la désirer, qu’y peut-il ? Elle pourrait être plus conciliante, après tout, « ça » pourrait lui revenir, il en est sûr, mais, là comme ça, son agressivité ne fait que l’éloigner davantage d’elle. S’en rend-elle compte  ? Elle doit penser que je la trompe, pff c’est tellement facile.   Elle ne sait pas qu’elle a été elle-même la première tromperie qu’il ait faite à un amour délaissé et perdu.   Mayssa. À vingt ans, il  aimait éperdument Mayssa. Qui était très amoureuse de  lui. Pourquoi se sont-ils quittés  ? À  cause justement de cet amour. Déraisonnable. Ah, ce n’est pas le  moment d’y penser. Non. La  séparation est une violence qu’il ne veut plus jamais envisager. La  vie est trop dure comme ça, et si Meriem voulait y mettre du  sien, les  choses s’arrangeraient et ils pourraient vivre à peu près correctement, avec les quelques joies que leur procure Nour. Raisonnablement.

Le petit lui caresse la joue en souriant. On dirait qu’il sent quelque chose. Et ce quelque chose est on ne peut plus sérieux.   Qu’est-ce qui m’a pris de  me laisser piéger comme ça  ? Je  n’aurais jamais dû fréquenter ce Boualem. Il s’est toujours douté, s’avoue-t-il maintenant, de  ce que manigançait l’homme. C’est vrai que quelque chose comme une amitié de  quartier doit être entretenu. C’est ce qu’il a pensé, au départ, lorsque Boualem et ses amis ont commencé à venir au magasin juste pour discuter. Kamel a fait, comme dit Meriem, le caméléon. T’as rien à dire à des gens qui prétendent que la  Terre est plate  ! Ben si, justement. Je  discute  ! J’argumente ! répondait-il, furieux. Meriem avait raison. Dès le  début, il  s’en souvient, il  a voulu, en quelque sorte, se fondre dans le paysage, se montrer courtois, ouvert, tolérant, comme on  dit. Ensuite, c’est devenu régulier, quotidien. On  a apporté le  café, installé des  chaises en plastique, celles qu’on sort lorsqu’il fait soleil. Il  s’est pris au jeu de  la nonchalance, accordant à ses nouveaux amis le  monopole des  sujets de  conversation. Les  trouvant gentils, généreux, quoique un peu bornés, ou même carrément stupides. Il a essayé quelques fois d’engager des débats, comme ce fameux jour de  ramadan où, tentant de  tromper l’ennui et la  fatigue qui les  gagnait déjà alors qu’il restait encore quatre heures de  temps à faire mourir avant la rupture du jeûne, il avait lancé : —  Vous vous rendez compte  ? Ils veulent réinstaurer la  peine de mort. —  Je suis d’accord avec ça, avait répliqué Salim. Il  faudrait les tuer, tous ces drogués, ces voyous. — C’est plus compliqué que ça, avait tenté Kamel mollement. Il y a tout un travail éducatif à faire.

—  Y a rien à faire. La  peine de  mort est autorisée explicitement par la loi divine. — Oui, peut-être, mais dans une société idéale, pas chez nous où la jeunesse est… — Excuse-moi, mon ami, était intervenu Boualem, la voix grave, tandis que les  autres se taisaient respectueusement. Seules la sanction, la sévérité peuvent servir d’exemple. Silence. Kamel ne s’est jamais permis de  contredire Boualem parce que, depuis le  début, ce dernier avait établi entre lui et les  autres une espèce de rapport tacite, du genre maître-disciples, ou quelque chose de  cet ordre. En réalité, Boualem a savamment profité de  l’éblouissement qu’il avait provoqué dans le  regard de  Kamel, le  jour de  leur rencontre, lorsqu’il avait prétendu commander un confident. C’est pour l’anniversaire de ma femme, avait-il ajouté. Elle a toujours voulu en avoir un. Jamais, durant toute sa carrière de menuisier ébéniste, Kamel ne s’était vu passer pareille commande. Immédiatement, il  avait imaginé l’homme s’asseyant auprès de  son épouse sur ledit confident, lui avouant, les  yeux dans les  yeux, son amour. Il y a encore des couples qui s’aiment et qui le clament. Kamel en avait bêtement conclu que l’homme était d’une sophistication et d’une culture irréprochables. Son admiration-amitié pour Boualem venait de  naître. Comme quoi il  suffit de  peu pour impressionner l’âme solitaire de qui-se-croit-différent.   Kamel a connu avec Mayssa (encore elle) l’exaltation, une espèce d’enthousiasme à être différent, à vivre dans la marginalité. Avec elle à ses côtés, il  aurait eu la  force de  s’opposer au ronronnement quotidien et imbécile de la plupart de ses concitoyens. Il se souvient avec quel étonnement ils découvraient comment la  magie se renouvelle de  jour en jour. En montant  les  marches vers

l’appartement, il  entendait résonner les  notes du  piano. Mayssa l’accueillant invariablement avec une nouvelle histoire à partager. — Sais-tu que le dernier jour de sa vie Schumann a fait entendre à sa femme «  Rêverie  », croyant qu’il venait tout juste de  la composer ? Elle l’a écouté, les larmes aux yeux. Elle a compris qu’il se mourait. Puis Mayssa s’asseyait et jouait de tout son cœur. — Mais pourquoi tu pleures, maintenant, toi aussi ? Il la  prenait dans ses bras, à la  fois attendri et heureux de  retrouver entre ces murs un monde à part, loin des  bigoteries et de la malhonnêteté grandissante de leurs compatriotes. Pourquoi pense-t-il encore à Mayssa ? Boualem a-t-il jamais été son ami  ? Meriem avait essayé de  le prévenir. —  Vous êtes une drôle de  famille, quand même. On  dirait que vous n’avez pas d’amis. —  Ben si, j’ai des  amis. Je  t’ai parlé de  Boualem et Salim. Et les autres. Les jeunes. Ils me rendent visite à la boutique. On s’entend bien. — Pourquoi tu ne les invites pas ici ? Je peux préparer un repas. Ou bien on peut sortir tous ensemble, avec leurs femmes et Nour. — Mais non. — Tu ne connais pas leurs femmes, n’est-ce pas ? — Ben non. Arrête ! Tu as des amies, toi ? — J’ai pas le temps. — Moi non plus. — Boualem, c’est celui qui croit encore que la Terre est plate ? —  Non  ! C’est un autre qui a dit ça. Un des  jeunes. Non, quand même, Boualem n’est pas si stupide. — C’est bien lui qui était là l’autre jour quand je suis passée ?

— Oui. On prenait le soleil. — Et tu t’es empressé de me pousser à l’intérieur. Comme si tu ne voulais pas nous présenter… — Peut-être. Il est un peu timide. Je crois. —  Oh, ne me raconte pas de  salades. De  toute façon, il  ne me plaît pas. Il est misogyne, ça se voit. Il ne m’a même pas regardée. — Pourquoi tu voudrais qu’il te regarde ? Il est correct, c’est tout. S’il t’avait regardée, tu l’aurais traité de vicieux. — Ça dépend comment il m’aurait regardée. T’as aucune nuance, Kamel. — C’est toi qui n’as pas de nuances ! Il ne te regarde pas, tu dis qu’il est misogyne ! — Parce qu’il y a plusieurs façons de ne pas regarder une femme ! Il y avait comme du dégoût dans ses yeux. Crois-moi, je m’y connais.   Maintenant, Kamel sait qu’il s’est laissé prendre au piège de cette pseudo-amitié. Lorsqu’il a compris que Boualem était un repenti, il  s’est gardé d’en informer Meriem, qui lui aurait recommandé de  le fuir comme la  peste, ajoutant  : Tu  vois  ? Je  te l’avais dit, je  l’ai compris dès le premier jour… Kamel considère que les repentis sont juste de nouveaux sacrifiés aux causes populistes des  uns et des  autres. Les  autres civils autour d’eux, se repentant de  ne pas  être des  repentis, se sentant un peu coupables de ne pas affronter quoi que ce soit ou qui que ce soit dans leur triste vie, manifestent déférence et admiration envers Boualem. Comme ça. Bêtement. Il faut reconnaître que Kamel était de ceux-là. Peut-être bien est-ce justement, se dit-il, effaré de l’aveu qu’il se fait, parce que Meriem et Fatima et Baya le  lui auraient interdit qu’il a décidé d’assumer cette amitié, avec, tout de même, l’intention de s’en affranchir en temps voulu, c’est-à-dire une fois blanchi de  tout

soupçon de laïcité que ses nouveaux amis, s’il arrivait qu’ils se sentent délaissés brusquement, n’auraient pas manqué d’avoir. Cela lui aurait certainement valu la  désapprobation générale de  la rue et du voisinage. Il n’aurait pas pu l’affronter.   Qu’aurait fait Mayssa  ? Elle aurait certainement dit  : Partons loin d’ici. Bref, quelque chose d’adorablement absurde. Depuis quelques jours, déjà, il  réfléchit au moyen d’échapper à Boualem et ses amis. Il a commencé à comprendre qu’en cédant sur le terrain de l’argumentation il confinait de plus en plus son esprit et lui refusait les  méditations apaisées dans l’atelier, ou simplement les plongées salutaires dans les souvenirs heureux de sa jeunesse. Et puis, surtout, il  a senti qu’il s’ennuyait en leur compagnie, qu’il perdait son temps. C’est ça. Se demandant comment leur échapper, il a décidé qu’il s’inventerait une maladie contagieuse, ou autre chose, enfin, il  trouverait une solution, ça ne pouvait plus durer. Pourquoi s’est-il empêtré comme ça ? Son expérience religieuse, qu’il cache à sa femme par peur de devoir répondre à son regard droit et froid, alors qu’il n’a pas d’argument autre qu’une tiédeur maladive et désenchantée envers ce qu’il appelle un communautarisme masculin imposé, il  la perçoit comme une atteinte à sa liberté de  rêver et de  penser, une agression permanente, une nuisance, avec son lot de  multiples nouveaux rites et gestes prescrits qu’il voudrait jeter à la  poubelle. Oui, c’est ça. Vlan. Allez  ! Et même, il  va plus loin, se disant qu’il n’a jamais rien trouvé de pertinent ni de particulièrement transcendant dans ce texte, le Coran ; ni même décelé cette fameuse beauté littéraire inimitable dont semblent se convaincre certains, récitant, les  larmes aux yeux, des  passages volontairement abscons, impénétrables  : comme si Dieu, étalant grossièrement son érudition, voulait impressionner ses créatures, exigeant qu’on se mette à genoux devant le  miracle de  la rime, un peu comme ces écrivains bourrant

leurs romans de  symboles et de  trouvailles littéraires insolites, s’offusquant qu’on leur jette à la gueule leur bouquin au bout de trois pages indigestes puis qu’on leur crache dessus par dépit et par vengeance. Car tout écrit, en réalité, n’est rien d’autre qu’un point de vue, une formule, au mieux, allez, une idée, que l’auteur impose au lecteur (se délectant parfois de  l’effet détestable qu’il espère infliger à ce dernier), le  sommant en quelque sorte de  faire face à la créature qu’il tient entre ses mains. Il n’est pas sûr que la relation qui s’établit alors, qu’elle soit passionnelle ou platonique, soit d’une quelconque utilité pour l’un ou pour l’autre. Toujours est-il que, de temps en temps, le monde en est bouleversé. C’est comme ce livre détestable, tiens, que m’a fait lire Meriem, où il  est question d’une métamorphose : un homme se découvrant un beau matin transformé en insecte. Et alors ? Ceux qui n’y pigent rien n’y pigent rien, et les autres, eh, ils savent bien que le  monde est absurde. Kamel ne voit, dans ce qu’il appelle la  gymnastique des  mots, la  recherche forcenée d’un langage, le  désir obstiné orgueilleux de  déterrer ce fameux inconscient, aucune raison qu’ils soient divulgués au monde, à moins d’une découverte révolutionnaire pour les  esprits pour la  science ou pour l’art de vivre. Et pourtant il se souvient avec quel bonheur il écoutait, sans rien y comprendre, Haroun lui lire son fatras, tenant d’une main tremblante son petit cahier d’écolier  : «  Il y a cette chose qui nous dépasse, et qui nous rapproche de la compréhension du monde. » Et Haroun ajoutait, alors qu’ils s’étaient arrêtés devant la  petite mosquée attenante à la menuiserie : Ici je me sens parfois comme à deux doigts d’en découvrir le  secret. Car souvent, à l’approche des  festivités religieuses, lorsqu’ils avaient suffisamment travaillé, Haroun l’y emmenait. Là, ils retrouvaient d’autres hommes assis en tailleur, psalmodiant inlassablement. Il  fallait rejoindre le  cours du  récit, qui ne s’interrompait pas avant le  lever du  jour suivant.

Kamel s’apercevait après coup que son esprit s’était vidé. Ça s’était fait comme ça. Simplement. Cette paix qui le  gagnait alors que Haroun, fièrement, marmonnait à ses côtés, il  ne saurait l’expliquer. Le  texte y est-il pour quelque chose  ? On  aurait tout aussi bien pu y réciter la  Torah ou l’Évangile ou Le Capital. Ce n’est pas une question de mots, c’est une histoire d’âmes, de réconciliation, de partage, et parce que j’étais heureux auprès de lui. Mon père, ce fou dans un monde trop raisonnable. Seule la folie, c’est ça, la folie, a un sens, a droit à la vie. Seule cette folie, comme il l’appelait, de son père, trouvait grâce à ses yeux. Comme si une œuvre poétique ne pouvait s’apprécier que dans la marge, dans la singularité même du poète ou dans quelque chose d’autre, qui serait de  l’ordre de  la ressemblance avec le  lecteur qui, forcément, se sentirait touché par la  grâce, vaincu par un bouleversement du dedans, inexpliqué, profond, rare. Y a rien de tout ça là-dedans, autrement ça se saurait, se disait-il, tout en s’appliquant pourtant à lire et à relire les sourates, installé pour sa pause au fond du  magasin, content d’être surpris par les  voisins zélés, qui le  congratulaient et, pensait-il, me foutront la  paix croyant qu’il est des leurs.   Tout à l’heure, Boualem est venu lui rendre visite. Le  regard inhabituellement sévère, comme s’il avait pressenti les  nouvelles intentions de Kamel. Sur un ton grave, il lui a fait part de l’arrestation d’Untel, tellement gentil, a-t-il précisé, innocent, sans problème. Le  Untel en question fait partie des  visiteurs quotidiens de  la menuiserie. Kamel, sincèrement inquiet, a tout de même cherché à comprendre la raison de cette arrestation. Mais Boualem, louvoyant, éludant savamment les questions précises, n’a pas cessé de répéter sa litanie sur les gens bons innocents et sans problèmes que le pouvoir poursuit assidûment de  ses injustices et cruautés. Le  peuple récupérera un jour sa souveraineté, nous y veillons mon frère.

Comme tu n’es pas encore soupçonné, attention, ils viendront fouiller le magasin ! On m’a dit de t’informer qu’une arme a été dissimulée là, juste derrière ton bureau. Il  faudra que tu  nous la  restitues. Pas maintenant, ils sont aux aguets. Demain. Voici l’adresse. Il  te suffit de la déposer devant la porte à quatorze heures précises. On compte sur toi, mon frère. Puis l’homme s’en est allé tranquillement, laissant Kamel en proie aux pires angoisses. Il s’est empressé de  récupérer l’objet dont il  n’avait jamais soupçonné l’existence, ici, chez lui, quel culot ! Comme c’est terrible ! Puis, tout tremblant, il  a décidé de  rentrer chez lui avec l’arme camouflée dans deux sacs en plastique noir. Le voilà dans de beaux draps.   Meriem l’a vu dissimuler quelque chose dans sa poche. Elle s’est attendue à le  voir en sortir quelque présent  : une bougie, par exemple, comme celle qu’il avait fabriquée l’année dernière pour leur anniversaire. Pourquoi cache-t-il l’objet ? Il sait pourtant que je l’ai vu, mais il me connaît : je ne poserai pas de question. Je suis trop fière. Kamel a lu une profonde interrogation dans les yeux de sa femme. Il  sait qu’elle ne dira rien, mais qu’elle brûle d’envie d’en connaître le contenu. Il n’est pas question qu’il lui en parle. Quoique, elle serait rassurée de  voir qu’il peut avoir d’autres obsessions que les  jupes des clientes. Si tu savais ! Réfléchir. Quoi faire ? Il attendra que tout le monde soit endormi pour cacher l’objet, elle ne doit rien savoir. Elle a été particulièrement virulente, lui reprochant tout et n’importe quoi, inquiète de le voir encore plus absent. Pourtant il était comme soulagé de  me retrouver, comme désireux de  se rapprocher, de  pleurer dans mes bras. Il  a un souci. Mais je  ne suis pas sa mère. Je ne veux pas qu’il me réduise à un réceptacle de ses angoisses, de son stress. Sans m’en parler, en plus  ! Comme si j’étais incapable de comprendre. Il veut peut-être que je lui chante une berceuse ?

  Dans la nuit, oh miracle ! il s’est allongé près d’elle, tout près, l’a serrée très fort contre lui. Plus tard, elle s’en voudra de  n’avoir pas saisi la  gravité de  la situation. Elle s’est même raidie, se répétant qu’il fallait absolument que Kamel fabrique un lit au petit, des  fois que ça reprenne, car elle entend Nour toussoter à leurs pieds, depuis le  canapé, quasiment collé au lit. Kamel s’est accroché à elle comme à une bouée de sauvetage, imaginant les pires scénarios : découverte de l’arme par la police, et lui, Kamel, dans le box des accusés, criant son innocence tandis que sa mère Fatima s’évanouissait et que le petit Nour pleurait comme une fontaine. Ou alors  : les  «  frères  » venant lui reprocher de  ne pas avoir déposé l’arme comme convenu, le  traînant jusqu’à la  forêt pour le  pendre, et lui, agonisant le  lendemain, seul, sous l’arbre, dont la  branche aurait cédé sous son poids, puis Meriem et Nour accourant, trop tard, Nour debout, pleurant, impuissant, devant la dépouille de son père. Ils sont restés comme ça très longtemps, Kamel blotti dans les  bras de  Meriem, et elle, radoucie, lui caressant le  dos. Il  a des regrets, ça va revenir, je le sens. Il ne se souvient pas avoir fermé l’œil, pourtant Meriem a encore dû endurer ses ronflements incessants jusqu’au matin. Du moins, c’est ce qu’elle a pensé, car, bien évidemment, elle s’est endormie à son tour, lui donnant en quelque sorte la  réplique par de  petits ronflements plutôt semblables à une longue respiration nasale.

22 janvier 2006 – 11 heures

Il se hâte, jette un œil furtif à sa montre. La rue est bruyante. Un couple s’attarde sur le  trottoir étroit, discutant nonchalamment, forçant les  passants à les  contourner, à se déporter sur la  chaussée asphyxiée, hurlante. Il  est tellement maigre, sans vie, le  visage inexpressif, indifférent. Comme si ses jambes seules remuaient pour le faire avancer. Il s’arrête enfin devant un grand portail. D’autres parents d’élèves sont là. Personne ne le  salue. Il  ne salue personne. Les  enfants jaillissent par grappes, déchaînés, libérant rires et jurons, manières d’adultes ou sanglots de bébés. Nour, seul, le  regard à peine sorti d’un long songe, apparaît. Parfois gentiment bousculé, charrié par de grands gaillards qu’on ne vient plus attendre. Il  esquisse un sourire ou jette quelques paroles juste assez claires pour signifier la mise à distance de la bande. Kamel à présent s’est radicalement transformé sans que l’on puisse dire ce qui, précisément, en fait un autre homme. Il affiche un sourire enfantin, éclairant son visage d’une lumière jusque-là absente, son corps se tendant tout entier vers l’objet de  son amour, se désarticulant, un peu comme un pantin qu’on aurait oublié, endormi au fond d’un coffre du  grenier, et dont on  aurait déclenché le  réveil en manœuvrant les ficelles. Il semble véritablement renaître. À présent, la main de l’enfant dans la sienne, il voudrait accueillir la terre entière, indifférent à lui-même, s’abandonnant, livrant à qui veut le  voir son bonheur et sa fierté de  déambuler aux côtés de  cet adolescent qui lui ressemble tant. Il en a presque oublié son angoisse, et le rendez-vous, plus tard. Ils trottent, tous les trois, quelqu’un, juste derrière, de plus en plus proche. Kamel, affolé, feint de ne pas remarquer cette présence dans son dos. L’arme est soigneusement cachée à la  maison, dans

le réservoir de la chasse d’eau, c’est un abri sûr, il l’a vu utilisé dans les films. Il se secoue comme pour enlever une poussière, en profite pour jeter un œil sur l’inconnu. C’est une jeune femme. Cela le  rassure. Une admiratrice, aurait dit Meriem, se raconte-t-il en souriant à luimême. Depuis la  veille, il  n’a pas cessé de  ressasser…  : se rendre à la police, faire une déclaration sincère et totale. Mais qu’en penseront ces brutes  ? Ils sont capables de  l’inculper pour complicité, et les  autres, allait-il les  dénoncer  ? Malgré sa grande honnêteté, il  a la  faiblesse de  comparer tout dénonciateur, fût-il de  bonne foi, à la  pire race d’individus. Cela lui vient sans doute de  son père, Haroun, condamné à la prison lors de la guerre de Libération, et qui, pour ne pas dénoncer ses complices, avait décidé de  se faire muet jusqu’au bout. Ils se hâtent de rentrer à la maison, son troisième œil toujours en alerte. La jeune femme regarde leurs deux frêles silhouettes gravir les nombreuses marches en colimaçon qui les éloignent d’elle. Elle se recroqueville, il fait froid, et son cœur hésite entre chaque battement. Elle attend. Elle espère qu’il finira par ressortir.

22 janvier 2006 – 13 heures Elle a attendu sans bouger. Mouna savait qu’il reviendrait, il  sortira bien pour quelque course. Elle est prête à le  suivre encore. Je lui dirai… Il est revenu. Seul, cette fois.

À la  poste, il  attend, comme tout le  monde, assis, le  ticket à la  main, la  veste soigneusement roulée sous le  bras. Il  est redevenu cadavre indifférent. Elle le regarde, elle est assise juste derrière. Elle se dit que cet homme est de ceux que l’on ne voit pas. Une chemise propre, ajustée, le  col élimé, d’une couleur incertaine. Elle a dû être blanche, bien que de  fines rayures bleues apparaissent, effacées par le  temps et les  lavages innombrables au moyen d’une mauvaise lessive. Il se tient droit, raide, dans une espèce de dignité, d’orgueil des pauvres gens soumis au diktat de l’arrogante cité où la  tenue vestimentaire constitue dorénavant l’unique indicateur de  respectabilité. La  chemise est tirée à la  taille pour disparaître dans le  pantalon, sous une grosse ceinture noire. Le pantalon, certainement trop large, songe-t-elle, remonté très haut, se plisse autour de  la ceinture, puis laisse flotter les  jambes sous l’épaisse toile bleue. Ses vieux mocassins bâillent légèrement par endroits. Ses cheveux grisonnants frisottent autour de l’oreille. Il tourne parfois la  tête pour examiner le  compteur  : cinquantehuit, cinquante-neuf, soixante, puis re-cinquante-neuf. Légère protestation des  clients. Le  compteur fait donc marche arrière, puis le  voilà qui s’arrête. La  protestation reprend de  plus belle, sous l’indifférence des employés aux guichets, qui continuent pour certains leur travail, tandis que d’autres, imperturbables, discutent et se font des  confidences à voix haute  : T’as vu la  photo  ? Il  vient de  me l’envoyer. Pas mal. Mais il  ose quand même se montrer torse nu  ! Je ne le connais pas ! C’est osé, tu ne trouves pas ? Et toi ? Tu lui as envoyé la tienne ?… Une dame, excédée, se poste devant le comptoir et s’improvise distributrice de tours : C’est au numéro soixante et un maintenant ! Kamel est pris à témoin par son voisin de  droite qui se plaint à la fois de la lenteur du service à la poste et du prix exorbitant de la

pomme de  terre, quel scandale, en passant par l’incivisme et la malhonnêteté de ce peuple d’« ignares », déversant non sans fierté un flot de haine et de jugements sans appel. Kamel ne bronche pas. Mouna en profite pour examiner son profil. Il  plie ses jambes squelettiques, probablement dérangé par mon regard qu’il semble avoir détecté, se détourne légèrement en lui présentant son dos, le  visage dirigé vers la fenêtre qui ne laisse voir que le ciel blafard. Kamel toussote. Il  enfile sa veste, une jolie écharpe bleue pend de la poche, plutôt volumineuse d’ailleurs.   Ou était-elle rouge ? Puis il entreprend de remplir son chèque, ça va probablement être son tour. Une légère odeur de  poudre de  bois, pas désagréable. Son voisin semble maintenant somnoler derrière ses grosses lunettes. À présent, Kamel est au guichet numéro six. Il  signe les  documents, empoche deux ou trois maigres billets et s’apprête à se retirer. Il tourne, imperceptiblement, son profil dans la direction de Mouna. Vont-ils échanger un regard  ? Un adieu muet, comme une reconnaissance. Elle s’y prépare. Il sort l’écharpe, longue, de sa poche à la profondeur, décidément, insoupçonnable, et, comme surpris, effrayé, il  rattrape en tremblant un sachet noir, doublé d’un autre identique, qui s’en échappe. Mais, s’empêtrant dans les  sacs dont il  cherche désespérément les  anses, il  laisse tomber l’objet qu’il tente de  camoufler. Une arme. Elle regarde la scène. Elle s’est figée, et, en même temps, se dit, très vite : Il a de la chance que je sois la seule personne ici qui s’intéresse à lui, qui suive ses faits et gestes, et surtout, que je  sache qu’il n’est pas criminel. Et enfin : Il m’expliquera. Un jour. Bref, elle se dit toutes ces choses en une fraction de seconde.  

Plus tard, elle notera : « Une pensée ordonnée et froide alors que le corps panique. »   L’arme est aussi noire que les sacs, mais bien visible, luisante. Il la ramasse maladroitement, les  yeux exorbités. Elle semble lourde malgré sa très petite taille  ; il  tente, plié en deux, de  la dissimuler discrètement, mais ses mains tremblent. Il regarde Mouna. Intensément. Elle est médusée, horrifiée. Comme s’il voulait pointer l’arme sur moi. Il  retourne s’asseoir sans mot dire et tourne vers elle un visage blême, l’arme enfin rangée dans le sac serré entre ses cuisses. Il est maintenant totalement calme et continue à la  regarder comme si j’étais quelque fantôme surgi de  son passé. Puis il  se lève et s’en va, courant presque vers la sortie.   Elle écrira : « Je n’ai pas bougé. »

IV.

La police a déboulé. Meriem arrivait derrière, le  cœur battant, avec son panier. Qui vont-ils embarquer encore aujourd’hui  ? Ils ont cogné à la  porte sans ménagement. Nour leur a ouvert puis est retourné se réfugier sous la  table. Kamel était là, assis, comme proscrit, tétanisé, dans un coin du  salon, toujours vêtu de  son manteau. Après l’incident de  la poste, il  s’est empressé de  rentrer à la  maison, négligeant de  déposer l’arme comme convenu. Ou peutêtre ne voulait-il pas se résoudre à une quelconque complicité avec les autres. Cette jeune femme au regard bleu a tout vu. Elle n’a rien dit. Qui est-elle ? Je la connais. Je crois que… Kamel Sindou, veuillez nous suivre. Kamel s’est levé, comme étourdi, le regard blanc. Il est fouillé, le policier se saisit du sac et en extrait l’arme. C’est quoi ça ? Espèce de vermine. Puis ils sont partis, soutenant Kamel par les  deux bras. Ils l’ont jeté dans une camionnette aménagée en cellule, barreaudée, dans laquelle se tenaient d’autres hommes, dont Boualem, que Meriem, rentrant de  ses courses et scrutant l’intérieur du  véhicule de  police stationné en bas de  l’immeuble, a immédiatement reconnu. C’est depuis ce moment que son cœur a commencé à battre, lui faisant pressentir que le  branle-bas de  combat auquel assistaient tous les habitants du quartier concernait son homme.

Une heure plus tard, la police est revenue fouiller l’appartement, à la recherche d’autres indices. Meriem essaie de réfléchir.   La police fouille partout. Ce n’est pas possible. Kamel va revenir, comme chaque soir, et me dire que j’ai rêvé. Non. Pas lui. Pas ça, Kamel, pas eux. Je  me doutais bien qu’il avait un secret. J’aurais dû… Oui, j’aurais dû envisager ce mensonge-là, au lieu de… Oh comme j’ai honte. C’était donc ça qu’il me cachait. Quelle imbécile je suis, vraiment. Voilà sa mère et Baya qui débarquent. Fatima, bien entendu, hurle, vocifère, se frappe le  visage. Les  voisins sont tous là, tous sur le  palier. Ils ne veulent pas entrer. Soupçonneux malgré leurs paroles qu’ils imaginent réconfortantes. Halim aussi, ils l’ont pris. Mais ils l’ont vite relâché. C’est vrai aussi qu’il n’avait pas d’arme, lui. Nour s’est encore caché sous la  table. Ils l’en ont extrait tellement brutalement ! Je les aurais tués s’ils n’avaient pas été armés. Il est tout petit, mon garçon. Maintenant je lui tiens fermement la main. On ne me le prendra pas. Nour a les  yeux grands ouverts. Tout le  monde le  console, il  se demande si son père est mort. —  Comment est-ce possible  ? se lamente Fatima. Ne  me dis pas que tu ne savais pas. —  Non, vraiment, répond Meriem. Tu  sais comment il  est, il  ne parle pas. — On réglera ça demain. J’irai voir le commissaire Gacem. Il me connaît. Il nous aidera. — Il est à la retraite. —  Oui, mais il  connaît du  monde. Bon. Tu  ne vas pas rester là toute seule ? — Nour est avec moi.

—  C’est un enfant. Vous venez chez nous. Ce n’est pas loin. Ces affaires-là, ça prend du temps, malheureusement. Hein, Baya ? — J’en sais rien. Allez, viens avec moi, Nour. On y va. Prends-moi la main, je n’y vois pas très clair. Meriem ?   Je savais que Kamel me cachait quelque chose avec ce sac noir. J’ai tenu bon. Je  n’ai pas voulu regarder. Par  bravade. Ou j’ai eu peur de  découvrir ce qu’il dissimulait. Je  sais qu’il a des  secrets. Ça me fait mal. Et puis, hier, il  était tellement différent. Je  n’ai pas compris. Oh comme je m’en veux. Je ne crois pas un seul instant qu’il puisse être mêlé à un complot terroriste. C’est qu’ils ne connaissent pas Kamel. Demain. Demain je trouverai une solution. Baya et Fatima ne me lâcheront pas. On verra. Demain. Et la boutique ? Mon Dieu, qu’est-ce qu’on va devenir ? Il n’est pas question que Nour arrête l’école. La vieille a sa pension. On vendra l’appartement. On vendra tout. Ça ira. Je lui parlerai. Baya et Nour sont partis. Fatima et Meriem rangent la  maison, Meriem enfouissant à la va-vite les affaires de Nour dans une valise. — J’espère qu’ils ont de vrais sièges de WC, à la prison, s’inquiète Fatima. Lorsqu’il était enfant, il ne supportait pas les toilettes turques. Je devais le tenir par les deux mains. — Il est grand. Il a appris, depuis. — Oh non ! Je connais mon fils. Il est fragile. —  Je crois qu’on va devoir vendre l’appartement. Sans l’argent de la menuiserie on ne pourra pas assurer les dépenses pour l’école et le reste. — Oui, bien sûr. Et quand Kamel reviendra, on vous achètera un grand lit. Tu n’as qu’à bazarder celui-là, il est trop vieux. — Le canapé est bon.

— On le récupérera pour Nour. On fermera la loggia, ça fera une pièce supplémentaire pour toi et Kamel quand il  reviendra. C’était déjà prévu, tu te souviens ? On en a parlé hier. —  Oui. Tu  crois qu’il pourra faire quelque chose, ton commissaire ? Comment se fait-il qu’on en ait parlé, justement hier. Comme si on avait eu l’intuition de ce qui arrivait. — Il a intérêt. On l’a hébergé pendant la guerre, chez nous. On a pris des risques pour lui, tout un hiver. Il me doit bien ça. La valise bouclée, Meriem se laisse brusquement tomber par terre, en pleurs, effrayée par la  somme de  soucis qui s’annonce, car, bien que méthodique et prévoyante, bien que rassurée par les  paroles réconfortantes de  sa belle-mère, elle mesure l’énormité du  fardeau que constituent dorénavant pour ses frêles épaules son enfant et les  deux vieilles dames qui vont désormais l’accompagner au quotidien, elle sait qu’il lui faudra redoubler de  patience et affûter son esprit méthodique pour assumer cette soudaine responsabilité à elle seule. Alors, elle a juste envie de  redevenir petite fille, de  lire des  romans d’amour, et de  s’endormir, confiante, respirer l’odeur de  sa mère, penchée sur son lit, qui vient retirer de  sous l’oreiller la radio encore allumée sur quelque douce romance. —  Allez, viens, on  y va, lui dit Fatima, doucement. J’irai le  voir. Demain.   Le lendemain, lorsque Fatima se rend chez le  désormais excommissaire Gacem, celui-ci la reçoit, à bras ouverts comme on dit. — C’est incroyable, tu as la vie longue, Fatima. On parlait de toi avec Salem, pas plus tard qu’hier. — Ah ? Qu’est-ce qu’il devient ? — Tu ne l’as pas su ? Il vient d’être nommé au bureau politique. Ah, il a fait du chemin, le gredin. Tu sais qu’il a été soupçonné dans

l’affaire de la vodka frelatée ? — Oui, on l’a su. Mais il s’en est sorti. —  Bien sûr, je  suis intervenu personnellement. Trois jours en prison, et c’était réglé. Ils n’avaient rien de concret contre lui, à part de vagues soupçons, sous prétexte qu’il voyage souvent en Russie, et de  petits détails du  genre  : quelques bouteilles entreposées dans sa cave. Mais qui n’en a pas, de la vodka frelatée, dans sa cave ? On a eu chaud, vraiment. Comme tu  sais, ce sont des  histoires de  jalousie. On  voulait m’atteindre à travers lui. Eh bien, j’ai pris ma retraite. Voilà, je vous laisse les responsabilités et les tracas, que je leur ai dit. Rien à foutre. Du  coup, j’ai exigé de  lui qu’il quitte l’import-export. C’est trop dangereux, en ce moment, on connaît mal nos concurrents, et il n’est pas assez malin pour ça. Je l’ai fait inscrire en droit, j’y ai des amis, des anciens de la wilaya 3, comme Dahman, Achour… Tous avocats maintenant. Ils ont réussi, tu verrais la maison de Dahman ! Il a même acheté un pied-à-terre à Paris. On a une affaire en vue làbas. Je  compte m’associer avec lui. Un petit truc, hôtel, restaurant, c’est pas très grand, mais ça rend service à nos compatriotes, tu vois ? Petits prix, quartier modeste, commerces de gros, ça bouge bien. Mais bon, je  parle, je  parle, et toi alors  ? Dis-moi  ? Qu’est-ce que tu  deviens  ? La  dernière fois qu’on s’est vus, c’était à l’enterrement de Haroun. Que Dieu ait son âme. Et Baya ? Elle est toujours… heu… —  Toujours vivante, oui. Mais on  a un gros souci, là. Avec mon fils, Kamel. Je  viens te voir pour ça. Je  pense que tu  pourrais nous aider. — Dis-moi. — Il a été arrêté hier. — Arrêté ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a fait ? —  Il avait une arme sur lui. Tu  peux imaginer  : soupçon de terrorisme.

— Ton fils, terroriste ? Mais c’est absurde. — À qui le dis-tu. — Une arme ? Comment il a fait ? Tu sais où ils l’ont emmené ? —  Non. Tu  es la  première personne que je  viens voir. Hier, la police n’a rien dit, ils ont perquisitionné chez lui. On ne sait rien. — Attends-moi, je reviens, je dois donner quelques coups de fil. Gacem se retire dans la  véranda. Fatima l’observe. Elle le  voit, de  l’autre côté de  la baie vitrée, assis sur un fauteuil en rotin, il  allume nerveusement une cigarette et lui lance parfois un regard rapide. Elle est confiante, rit intérieurement, se gronde d’avoir été si découragée la veille. Ce n’est pas dans ses habitudes. Elle n’a jamais manqué d’assurance, c’est d’ailleurs Gacem qui l’avait surnommée « l’anarchiste optimiste ». Elle se souvient du séjour qu’il a passé chez elles, à Rocher-Noir, pendant la  guerre. Il  était admiratif, presque amoureux (même s’il n’en a rien dit, il faut le reconnaître). Mais elle le trouvait trop vieux pour elle, et, de toute façon, elle était fiancée à Haroun. Jamais elle n’a douté que Haroun survivrait aux geôles coloniales. Le  camarade qui dirigeait la  cellule FLN dont elle faisait partie ne semblait pas trop apprécier la  présence de  Gacem dans le  grenier de  Baya, il  faut dire qu’elles prenaient un gros risque en l’hébergeant tout un hiver, alors que, déjà, depuis l’arrestation de  Haroun, elles étaient surveillées de  près. Mais, quand même, c’était agaçant de  voir tous ces types du  parti se conduire en grands frères, protecteurs, comme si, au lieu d’être des alliées, des combattantes au vrai sens du  terme, on  était un poids supplémentaire, un souci. Gacem est bien introduit, toute cette histoire ne sera bientôt plus qu’un mauvais rêve. Ça lui fera plaisir de  me rendre service, il  a la  fierté des gens de ce peuple : ne jamais oublier une dette morale. Le voilà revenu, il  a l’air soucieux. Après un léger silence gêné, il  propose à Fatima un thé et appelle la  bonne avant même que

Fatima, trop pressée d’en finir, n’ait eu le temps de décliner. —  Une arme  ! Tu  sais ce que ça veut dire, Fatima, il  faut que l’enquête se fasse. On ne peut rien faire tant qu’on n’a pas établi son innocence. —  Quoi  ? Mais je  te dis, moi, qu’il est innocent. Ça  ne te suffit pas ? — Tu sais, on a vu tellement de cas, comme ça, de parents qui ne soupçonnaient pas leurs enfants d’être criminels… — Criminels ? — C’est arrivé, je t’assure. Je ne suis pas en train de dire que c’est le cas pour ton fils, mais on ne peut rien faire là, tout de suite. Croismoi. Il faut patienter. —  Combien de  temps  ? Je  l’ai bien éduqué, mon fils. Il  ne supportera pas longtemps d’être dans une cellule. Tu sais comment ça se passe. —  Tu ne peux quand même pas nier qu’il avait une arme  ! Il  se trouve que cette arme, justement, a servi à commettre un acte terroriste l’an dernier, c’était lors de  l’accrochage à Miliana. Un officier a été tué  ! Ce  n’est pas rien  ! C’est très délicat, tu  sais  ? Surtout en ce moment, avec la campagne pour les législatives qui va commencer, on reçoit, comme d’habitude, des menaces. Le terrorisme s’intensifie chez nos voisins et à l’international. On  ne peut rien négliger dans ces affaires. Ces affaires-là sont classées secret-défense, il est impossible d’interférer tant que la justice et l’armée, ajoute-t-il, le  regard soudain en feu, n’auront pas statué. Personne n’y pourra rien, crois-moi. Fatima remercie machinalement la bonne qui verse dans les verres un thé brûlant, tandis qu’un doux parfum de  menthe emplit instantanément la pièce. Elle essaie de redonner à ses jambes la force de la porter. Elle veut partir ; Gacem s’est renfrogné, il garde les yeux

baissés. Elle prend encore le temps d’espérer une parole, se concentre sur les  ongles impeccablement manucurés de  l’homme qui lui fait face. Se souvenant du  jour où il  était arrivé, fourbu, à Rocher-Noir, elle se revoit lui lavant les pieds à l’eau tiède, tout en riant de la gêne qu’il ne pouvait cacher, rougissant jusqu’à la  racine de  ses cheveux alors hirsutes, disant  : Non  je  t’en prie,  ma sœur, relève-toi. Et elle, n’ayant rien trouvé d’autre à lui offrir en guise de  «  repos du  guerrier  » que ce massage naïf au gant de  crin. Elle surprenait souvent son regard de mâle sur ses hanches, c’était même la première fois qu’un flux d’émotions l’atteignait, provoquant en elle irritation et fierté mêlées. Sentiments vite refoulés sous le regard sévère de Baya. J’aurais pu, si j’avais voulu. J’étais déjà pubère. Mais il  ne me mérite pas, ce poltron. Elle se lève enfin, court presque pour s’en aller, murmurant un au revoir inaudible. Il se redresse : Attends. Je reviens. Il s’éloigne, cette fois en direction du  deuxième salon. Fatima prend le  temps de  regarder autour d’elle. Des  photos de l’époque du  maquis sont accrochées au-dessus de  la cheminée. Gacem, en bottes, maigre et pâle, les  yeux enfoncés, les  pommettes saillantes. C’est bien lui, tel qu’elle l’a connu. De retour, il lui tend une enveloppe. Non ! Elle se lève, repoussant la  main toujours dirigée vers elle. Mais si, je  t’en prie. Tu  en auras besoin. Puis il ajoute, doucement : Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi, toi et Baya. Crois-moi, si je pouvais… Laisse-moi au moins t’aider d’une façon ou d’une autre. On  n’en a pas besoin, Gacem. Moi, j’en ai besoin, dit-il en baissant la tête. Ah ? Elle imagine sa gêne et son désir d’en finir avec sa dette envers elle. Alors, dans un sursaut de  générosité mêlée de  peine, la  gorge nouée, elle s’empare de l’enveloppe et se précipite vers la porte.

En tout cas, tiens-moi informé, lui crie-t-il, renonçant à la raccompagner. La bonne est près du  portail, le  déverrouille tandis qu’un chien invisible aboie à tout rompre. Alors Fatima lui donne l’enveloppe. Tiens, lui dit-elle, c’est pour tes enfants. Tu as des enfants ?

V.

Rivière tremblante. Berceau de l’automne. Soleil irisant la surface, se cherchant de la profondeur. Douce mélodie du roseau dans le vent.

4 juillet 2016 —  Ouf. Onze étages, ça tue. Quand allez-vous enfin réparer les ascenseurs ? Selma n’est pas là ? Nour reprend son souffle tandis que Yacine retourne s’affairer devant son ordinateur. Yacine et Selma sont le seul couple qu’il fréquente, depuis qu’il a décidé de  vivre un peu. S’il était sincère, il  dirait que ses nouveaux amis ne sont pas réellement des  amis, même s’ils sont plus que de  simples relations de  travail. Ce n’est pas non plus une amitié de  circonstance. Ils s’apprécient, vraiment. Mais il  y a une retenue. Peut-être est-ce dû au rang social  ? Et  puis, on  garde toujours une certaine timidité envers ses anciens professeurs. Impossible à dépasser. D’autant qu’il voue à Yacine une admiration sans bornes pour son savoir scientifique et sa grande culture.

Sitôt que Nour s’est inscrit en doctorat de mathématiques, Yacine l’a pris sous son aile, dirigeant ses travaux et l’incluant dans le laboratoire de recherche en cryptologie. Il faut dire que Nour fait montre de  réelles capacités intuitives et que son sérieux, sa ponctualité, surtout, sont cités en exemple, cette dernière étant une qualité suffisamment rare pour être signalée, voire recherchée assidûment chez les jeunes doctorants. Selma dirige un groupe d’informaticiens qui collaborent souvent avec le labo de crypto. Pour tout le  monde, Yacine et Selma sont «  le  » couple, mariés depuis seulement deux ans, mais ensemble depuis la nuit des temps. Ils appartiennent à cette tranche sociale inclassable. Toujours d’humeur égale, à la fois distants et aimables, compétents, bourgeois, populaires, mais bon sang ! jamais surpris en flagrant délit de colère ou d’euphorie. Maintenant constamment une sorte d’équilibre, de moyenne, de fadeur, finalement. Justes, trop justes. C’est pourquoi Nour se fatigue un peu en leur compagnie, forcé de  paraître intelligent, sage. Il  n’en a pas l’habitude chez lui, où tout le  monde parle en même temps, sans écouter l’autre. Mais il  doit bien  reconnaître que la  compagnie de  ces amis, car il  considère quand même qu’ils sont amis, malgré la  retenue constante qu’ils affichent, lui procure enrichissement et tranquillité. Ils sont les seuls à qui il a pu confier son histoire. Kamel, son père, accusé de  terrorisme. Emprisonné voilà dix ans maintenant. Le ministre de la Justice martelant : Le terrorisme est certes résiduel, mais il est à combattre fermement. C’est le plus sournois, celui-là, qui se niche dans les centres urbains. Les ennemis de la nation… Lui, un terroriste ? Mama n’en a jamais rien cru. Qu’est-ce qui lui a pris de jouer dans la cour des truands et des maffieux ? Les gens comme

lui, on ne peut pas les comprendre. On s’en méfie, alors on les range au fond d’une cellule, en attendant. Aujourd’hui, comme chaque veille de 5-Juillet, on espère la grâce présidentielle. Toute la ville a plus ou moins entendu parler de cette affaire, tout le  monde s’est fait son opinion, souvent peu élogieuse à l’égard de son père. Alors Nour est reconnaissant à ses nouveaux amis de ne jamais lui poser les mauvaises questions.   Selma s’est fait sa petite idée du  drame. Le  père, comme beaucoup, est coupable de n’avoir rien dit. Il a dû suivre ces illuminés de la dernière heure juste pour fuir le harcèlement de sa femme, qui, selon les dires de Nour, porte la culotte. On ne soupçonne pas assez les motivations des hommes. Selma a appris à se méfier des  évidences, elle qui a grandi dans une famille dite équilibrée, bourgeoise, où ses deux frères et elle avaient exactement les mêmes droits. C’est-à-dire celui de vivre leur vie comme bon leur semblait à condition de toujours maintenir haut « le flambeau », comme disait son père, ce qui consistait à être reçu aux examens avec brio. Tous les trois bacheliers à dix-sept ans, puis excellents à l’université. Yacine, son ami dès l’enfance, brillant mathématicien, tout avait l’air de ronronner. Un paradis. Celui que se construisent les  hommes. Un peu comme dans ces petites villes américaines à l’architecture coquette, où coule une rivière et chantent les  oiseaux, et où, subitement, un étudiant sans histoire achète une arme et tire d’abord sur ses amis puis se suicide. Qu’est-ce que le  paradis finalement  ? Un lieu d’où on  prétend chasser le  mal  ? Des jardins entourés de hautes murailles où Satan n’aurait pas droit de  cité  ? Un abri pour les  crédules et les  bonnes gens  ? Comme si les  humains pouvaient vivre en ne sollicitant qu’un pôle de  leur

imagination, comme si la  folie meurtrière ne pouvait pas se loger dans les recoins les plus inattendus de notre cerveau. Le frère aîné de  Selma, Sabri, «  le rebelle  », comme aimait l’appeler, avec une condescendance qui se voulait affectueuse, sa mère (croyant tout de même qu’on ne pouvait être qu’innocemment rebelle lorsqu’on a été éduqué à l’amour et au respect), un beau jour, en a eu assez de  faire comme si. Il  faut dire que lui trottait dans la tête depuis quelque temps l’idée qu’un père officier de l’armée ne pouvait, par définition, être épargné par les  accusations. On  commençait à parler ici et là des  compromissions de  l’armée, de  son rôle ambigu  dans la  guerre civile. Il  mena son enquête, aidé par des amis militants. Tu devrais éviter de traîner avec ces débraillés, le prévenait sa mère (elle était un peu effrayée quand même, car elle en savait certainement un bout. Puis sa santé déclina d’un coup, elle perdit la boule). Sabri inconsolable, coupant et recoupant les indices, ne trouvant pas de réponse auprès de son père (qui se murait dans un silence coupable), arriva à la  conclusion que ce dernier ne pouvait qu’être impliqué dans les crimes qu’on lui imputait. On citait le père par son nom dans des  rapports révélés au public via Internet  : on  l’accusait d’être responsable du  gazage de  civils, réfugiés avec femmes, enfants et bétail dans une grotte du  Grand Babor. Alors, armé d’une barre de  fer, tout simplement, Sabri brisa les  jambes du  père qui s’agenouillait au cimetière pour enterrer la  mère partie trop tôt, sans rien dire, sans remous. On  contint le  fils, on  sauva les  apparences, mais c’en était fini de  l’harmonie familiale. Le  petit paradis silencieux était devenu un enfer tout aussi silencieux, étouffant, que les enfants se mirent à déserter, comme réveillés d’un long sommeil, d’abord désemparés, puis résignés, puis décidant de se jeter dans la  vie, la  vraie, celle du  dehors. C’est ainsi que Selma trouva refuge définitivement dans les  bras de  Yacine, qui, bien que

refusant tout embrigadement depuis qu’il avait claqué la  porte du  domicile familial à dix-huit ans en raison du  virage dévot des siens, se mit en ménage avec elle. Selma garde à présent au fond d’elle cette conviction que le  bonheur est une abstraction à laquelle ne peuvent aspirer que les idiots. Elle a du mal encore aujourd’hui à exprimer le fond de sa pensée, surtout en public  ; on  assume toujours malgré soi les « maladies honteuses » des siens. Mais elle s’impose une droiture extrême et une franchise totale, au moins envers elle-même.   Elle a envie de dire à Nour de fuir à son tour ses mères. Car il en a trois. Nour vit avec la mère Meriem, la grand-mère Fatima et l’arrièregrand-mère que tout le monde appelle Baya. Tous habitent chez Baya depuis l’arrestation de  Kamel. L’appartement de  la grand-mère n’est pas plus grand ni mieux éclairé, mais, comme dit Meriem, ça permet de faire des économies. Les trois femmes, probablement traumatisées par la  vie, entourent exagérément Nour d’attentions, calculant le temps de parcours entre la fac et la maison, entre la bibliothèque et la  maison, entre le  marché et la  maison. Les  sorties sont rares, c’est en somme une prison d’amour qui lui est offerte. C’est comme si j’avais trois mères, a-t-il confié un jour à Selma. Elles me couvent, elles me surveillent, je ne bronche pas. Alors Selma lui a dit  : Il  faut que tu  vives un peu pour toi, maintenant. Tu  as quand même vingt-trois ans. C’est ainsi qu’il prit cette étrange résolution : vivre pour lui-même. Mais sait-il au moins ce que cela signifie  ? Pour l’heure, même s’il continue à donner son emploi du  temps à ses mères, incluant les moments de détente chez ses amis, dont instinctivement, comme pour protéger sa prétendue intimité, il ne parle jamais dans le détail, prétextant réviser ses leçons avec un copain à la  Bibliothèque

nationale, le  seul écart qu’il se permet, c’est de  rester dîner chez Yacine et Selma, et de rentrer tard alors que toutes font semblant de  dormir, alors qu’en s’approchant du  lit de  sa mère juxtaposant le sien, il lit le reproche inscrit sur ses yeux obstinément fermés. —  Je suis passé te demander l’autorisation d’inviter une amie à votre dîner, demain. — T’as pas besoin de demander, répond Yacine. T’es venu plutôt pour m’en parler. Vas-y, accouche. — Elle s’appelle Mouna. C’est joli, non ? — Et elle est jolie ? — Je ne sais pas encore. Enfin, si, j’ai juste vu sa photo. —  Ben demain, alors. Pour dîner. Selma va essayer une recette de  la vraie moussaka. Tu  peux rester si tu  veux, mais je  dois finir de préparer mon cours.   Nour marche sur le boulevard, un vent violent secoue les arbres. Étrange pour un jour d’été. Les  étés ne sont plus ce qu’ils étaient, aurait dit Meriem. Le boulevard est désert. C’est l’heure de la sieste, ce moment où, les  yeux fermés ou grands ouverts, fixant le  plafond ou le fond de leur conscience, les hommes se demandent enfin à quoi rime leur existence. On est debout, c’est définitif. On doit marcher, avancer. À moins que cet axiome absurde soit remis en question, mais ce n’est pas demain la veille… Il sourit de  sa pensée, se trouve beau, léger, et un peu poète, quand même. Cette Mouna s’invite de plus en plus fréquemment dans son esprit. Ça fait du  bien de  se savoir désiré. Maintenant qu’il est beau et séduisant, toutes les  femmes qu’il croise ont l’air de  le désirer. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, non ? Ça s’est passé très simplement : Une personne cherche à devenir votre amie.  Tu fais quoi en ce moment  ? Rien. Sinon, dans la  vie  ?

J’écris des articles pour le magazine El Madina, je fais des reportages sur la mode, sur les coutumes et traditions dans les patelins… Alors tu voyages ? Dans le pays. Oui, beaucoup. Elle m’écrit, cherche à devenir mon amie, puis carrément propose un rendez-vous. Ah, ça fait du bien ! Il ne se souvient pas que cela lui soit jamais arrivé. Une fois, une camarade d’école avait partagé son croissant avec lui. Il lui a juste dit merci et elle a souri. Alors il s’est mis à la regarder, à la chercher tout le temps. Mais lorsqu’il s’est enhardi à lui demander de sortir avec lui (ça se disait comme ça) elle a répondu : Jamais ! Et s’en est allée en riant. Il a été stupide ce jour-là. Il aurait dû se douter qu’il n’était pas de  la même espèce. Car, bien que son père se soit saigné pour lui payer des cours dans la meilleure école privée du quartier, on voyait bien de  quel milieu il  venait  : propre mais pas branché, bon élève mais pas assez arrogant. Ah  et puis il  y a eu cette jeune assistante, tellement timide, croisée l’année dernière à la bibliothèque. Les cheveux attachés, une longue jupe, sans charme, elle a certainement vu en Nour un frangin de  misère. Elle s’est aventurée à lui demander de  l’aide pour retrouver un titre, elle ne savait évidemment pas chercher dans les rayons, signe que même les livres l’intimidaient. Et que cherchait-elle ? Les Bourbaki ! Ces leçons de mathématiques que tout le monde prétend connaître mais que personne n’a jamais lues, tellement elles sont indigestes. Beaucoup d’excellents livres ont ce destin. Un peu comme en littérature, tout le monde connaît Proust, ou Don Quichotte. Ça ne se fait pas de ne pas connaître, mais personne, ou presque, ne les a vraiment lus. Ou comme le Coran, tiens. Eh ben, elle, là, elle allait s’attaquer aux Bourbaki. Quel courage  ! Il  en avait été admiratif. Depuis ce jour, Nour s’est amusé à la regarder lorsqu’elle se mettait à une table pour consulter un ouvrage. Il savait qu’elle sentait son regard. Mais il n’a pas osé aller plus loin. Cette fille-là aurait pu

s’intéresser à lui, puisqu’elle semblait si seule. Mais une relation d’emblée tellement sérieuse… tellement bourbakiste  ! À vrai dire, il ne voulait pas faire l’effort. C’est comme ça. Il regarde les arbres dont il découvre subitement la majesté. Leurs racines se retrouvent bien au centre de  la Terre. Pourquoi les  verticales ne devraient-elles jamais se rencontrer  ? Est-ce pour cela qu’ils déploient leurs branches ? C’est comme si les  branches des  arbres se tendaient irrésistiblement pour réaliser la  rencontre. Résistance du  prolétariat arboricole à l’axiome des parallèles. Les axiomes sont décidément un frein à la liberté de penser, d’imaginer… Il s’empresse d’envoyer un message à Mouna  : Demain je  dîne chez des amis, si ça te dit… Elle répond instantanément  : Avec plaisir. Dis-moi où et à quelle heure ? Que c’est bon et reposant ! Que c’est facile ! Toute cette verticalité nous fatigue, vraiment. On  s’est emprisonnés dans un monde vertical, plus de  rencontre possible, plus même d’accident. On  est debout, verticaux, donc, on  est mathématiquement dans l’impossibilité de se toucher. Il croise deux jolies filles qui le regardent dans les yeux. Tendre les  bras et se toucher, c’est cela que nous n’osons pas faire. On nous condamnerait pour révisionnisme ou pour atteinte à la sacrosainte profession de foi mathématique. Le père Euclide et ses adeptes ne tolèrent aucune entorse, aucune contorsion de nos corps fatigués à force de se tendre, debout et raides, les yeux levés vers les mondes ronds, bleus et doux de l’univers… Après tout, la Terre est ronde, on peut très bien se balader en orbites elliptiques autour de la Terre, le temps de voir ce qu’il se passe ailleurs…

Un axiome n’est finalement qu’un dogme. Comme notre observation du  monde est biaisée  ! Et comme on  est paresseux  ; on  a adopté la  solution de  facilité  : figer en une seule explication tous les  mystères du  monde. Axiomatiser. Mais on  ne peut plus. Il  faut que ça change. Il  nous faut désaxiomatiser. Nour se dit qu’il est plus facile d’être réactionnaire que progressiste. Ça demande moins d’efforts et d’imagination. Tout à ses pensées, il  oublie de  tourner au coin de  la rue, et se retrouve à errer loin de  chez lui. Alors il  décide, comme ça, d’aller voir la mer. Un banc face à la mer, les cris des enfants qui jouent, les goélands, qu’on appelle mouettes parce que c’est plus joli, et lui, transporté de bonheur. Je vais l’appeler, elle me rejoindra dans ce petit coin de paradis. Puis se ravise. Mais non. Chaque chose en son temps. Le désir de bonheur est plus fort que le  bonheur lui-même. Ne pas se précipiter, ne pas gâcher ce moment d’attente, où l’esprit construit une rencontre mieux que ne le fait la rencontre elle-même. Il faut donner sa part au rêve, y croire comme à un vécu authentique, pur, s’emplir l’âme de  sensations nouvelles. N’est-ce pas, finalement, la  concrétisation de  nos attentes qui en amoindrit la  fulgurance  ? Ah,  s’il avait une canne à pêche là, maintenant. Bien sûr, il ne sait pas pêcher, mais il y a dans le  geste quelque chose de  l’ordre du  silence intérieur qui lui manque tout de  même. Il  aurait aimé aussi fermer les  yeux et que monte en lui cette douce chanson :   I’m taking the time / It sounds crazy I know / I know nothing about fishing…   Une fillette fait ses premiers pas, attaquant bravement la  terre meuble de  ses petites jambes maladroites, se mordant la  langue en

tanguant dangereusement, suivie de sa mère, qui la tient patiemment par la manche. C’est ainsi, les efforts des hommes pour grandir ne sont pas que sourdes velléités. Plus loin, sur la plage, quelqu’un a mis une musique de  scouts. C’est toujours bon à prendre. Se laisser aller au rythme quasi militaire de la marche. Veille de 5-Juillet oblige. Ah, mais j’aurais dû m’inquiéter de  savoir si Kamel va être enfin libéré. Il constate que, pour la  première fois de  sa vie, il  a oublié de penser à son père.   ّ ‫ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ‬ ّ ‫ ﻣﻦ‬/ ‫ ﻧﺤﻦ اﺑﺘﺴﺎم اﻟﺤﺰﯾﻦ‬/ ‫ﻧﺤﻦ ﻣِﻼك اﻻﻣﯿﻦ‬ ‫ﻛﻞ دﯾﻦ‬   Partout de  par le  monde, les  scouts sont auréolés de  prestige, perçus comme des saints au service de l’humanité. ّ ‫ﻛﻞ ﺟﻨﺲ ﻣﻦ‬ ّ ‫ﻣﻦ‬ …  » Tu  parles  ! Qu’est-ce qu’on apprend aux « ‫ﻛﻞ دﯾﻦ‬ enfants scouts  ? À accomplir des  B.A., à courir dans la  forêt ramasser les champignons. À chanter la gloire, l’innocence, les prétendues valeurs que l’humanité n’a jamais réussi à s’offrir ? Et, bien sûr, la discipline. Ce sont de véritables petites armées d’enfants. Des armées. Mais sitôt qu’ils grandissent, ils oublient les B.A. Ou en parlent avec nostalgie, comme s’il n’était plus possible à un certain âge d’en faire, de  courir,  etc. Des armées. Je déteste tous les uniformes. On aura beau discipliner les  corps, la  tête d’un enfant, elle, a juste besoin de  s’amuser. C’est tellement formidable de  jouer. Qui sommesnous ? Des passants, des animaux en détresse, de joyeux transgresseurs, recommençant inlassablement l’indispensable ascension vers des sommets enfouis au plus profond de nos désirs. Ah, décidément, il se sent poète, ce soir, Nour. Ce n’est que lorsque les premiers lampadaires s’allument, éclairant doucement les  petites vaguelettes venant mourir au-devant de  l’immense masse devenue sombre qui lui fait face, qu’il se lève,

subitement inquiet, se demandant comment préparer ses mères à son absence du  lendemain, alors qu’il a déjà entamé leur impatience en ne rentrant pas ce soir à l’heure convenue. C’est l’été, il  n’y a plus de  travail à l’université. Il  décide alors qu’il consacrera toute la  matinée à choyer sa maman, à faire raconter toutes ses petites histoires à Baya, elle ne se fera pas prier, bref, à endormir la  maisonnée par un surplus d’affection, pour pouvoir s’esquiver le soir. Et puis, cette fois, il  dira qu’il va dîner chez des  amis. Tant pis. Après tout, il a décidé de « vivre un peu pour lui ».   À la  maison, Meriem a mis les  pois chiches à tremper pour le repas du 5-Juillet. Elle ne dort pas encore. Fatima et Baya ronflent à l’unisson sur leur lit double. Ses lunettes de mémé sur le nez, Meriem épluche le journal sous le regard attendri de Nour. Car sa mère lui paraît soudain tellement fragile, les jambes croisées et les sourcils froncés, prête à commenter comme à son habitude les articles de journaux avec la verve qu’il lui connaît, mais en même temps, forcée à paraître forte et critique face au monde qui l’ignore. —  Pourquoi s’obstinent-ils, peste-t-elle, à dépoussiérer ce traître d’Abd el-Kader ? Ça n’intéresse personne. Chaque veille de 5-Juillet, ils nous bassinent avec ça, alors que les  honnêtes gens croupissent dans les prisons. — Rien de nouveau ? —  Évidemment non  ! Tu  l’aurais su. Il  faudra qu’on trouve un autre avocat, tout le  monde a été gracié sauf lui. T’étais où tout ce temps ? — Me suis promené. Il ne fait pas trop chaud encore. Si tu veux, je t’accompagne demain à la prison ?

—  Non. Tu  me feras des  courses. Inutile que tu  viennes. Tu  connais ton père. Dieu merci, tu  n’es pas comme lui. Il  s’abrite derrière le silence. Il ne se donne aucune chance. Je pense que c’est lui qui décourage l’avocat. Nour se demande si elle a jamais aimé Kamel. Il lui arrive parfois de  feuilleter la  dizaine d’albums photo. Il  y a aussi la  vidéo de  leur mariage. Sur le boîtier, Meriem, méticuleusement, a écrit : « Mariage de Meriem et Kamel, 03/08/1987 ». Partout les mariés sont souriants. Leur mariage a été une fête extraordinaire. Trois albums rien que pour ça. Meriem en fausse blonde, méconnaissable sous son maquillage. À chacun de  ses défilés, une robe différente. Et papa, comme traînant derrière elle, bien qu’à ses côtés. Elle le  dépasse légèrement avec ses talons. —  Qu’est-ce que tu  regardes  ? Ah, t’as vu comme ton père était beau ? — Toi aussi, Mama, tu es belle. —  Non. Djaouida a raté mon maquillage. Mais oui, je  crois que j’étais quand même pas mal, hein ? — Je ne vois pas tes parents ni tonton Karim. Hassina était déjà malade, n’est-ce pas ? —  Oui mais elle était là. La  voilà, tiens  ! On  se ressemble beaucoup. On  était inséparables. J’aurais aimé qu’elle te connaisse. Que Dieu ait son âme. Les albums de photos, c’est cruel parfois. Nos morts y sont tous vivants… Tiens, regarde, mon père. Il  était tellement fier et là, derrière, c’est ta grand-mère, ma petite maman. T’as vu  ? Elle pleure. Les  femmes pleurent quand leurs filles se marient. — Pourquoi ? —  C’est comme ça. La  famille de  la fille perd la  fille. Alors que celle du garçon la gagne. Tu vois ? C’est comme ça. Tu comprendras

ça plus tard. Quoique, toi, tu es un homme. — Et alors ? —  Et alors, ces choses-là te passeront par-dessus la  tête, les  hommes ne font pas attention à ces détails. Vous êtes la  priorité absolue de  vos mères et de  vos femmes. En général, ça vous suffit. Tu verras quand tu te marieras. — Et si je ne me marie pas ? — Pourquoi donc ? Tu es fou ? Alors, elle s’assoit près de son fils et raconte. C’est Fatima qui a d’abord rencontré Meriem. À une fête de mariage chez les voisins. On lui a dit : Elle fait des études de droit. Alors Fatima a pensé  : C’est quand même une intellectuelle, comme l’autre, Mayssa. Il  aime les  intellectuelles, mon Kamel. En même temps, celle-là n’est pas sauvage, elle semble bien accepter nos coutumes. — Tu savais qu’il avait eu un premier amour avant moi ? — Oui, tu me l’as dit, Mama. — C’était une folle. Il a eu du mal à s’en dépêtrer… Elle ajoute, après un temps : — … À ce que m’en a dit Fatima en tout cas. Et puis, ma famille, c’est des  gens bien. Mon grand-père a même connu la  belle-famille de Baya, les Abdelouahab. Chez nous on était plutôt PPA, FLN, alors que les  Abdelouahab c’étaient des  assimilationnistes. Bon. On  ne va pas médire des  morts, mais, tu  vois, chaque génération a ses assimilationnistes : après l’indépendance, ils ont inventé l’article 121. — C’est quoi, cet article ? — Ça dit que si tu veux critiquer, tu dois d’abord adhérer au FLN. Ils appelaient ça le soutien critique. Ton grand-père Haroun Sindou a adhéré. Je sais qu’il n’y a pas pensé tout seul. Il était comme Kamel. Effacé, il  s’en foutait. Je  crois que c’est Baya qui l’a forcé. En  même

temps, je  comprends. C’est comme ça qu’ils ont eu le  deuxième logement et la  menuiserie et tout. Tu  vois  ? Alors que mon père à moi, au contraire, il  s’est retiré sans rien réclamer. Pas même une carte d’ancien moudjahid. Il a dit : Je n’ai pas pris les armes pour ça. Il a dit : J’ai voulu libérer mon pays. C’est mon devoir. On est comme ça, nous. C’est pour ça que tout le monde reconnaît qu’on est de vrais patriotes. Dans ma famille, continue Meriem, on  est restés, certes, pauvres, dépouillés, mais on est fiers. Tu vois ce que je veux dire ? Elle se souvient, quand même, mais ça, elle ne le  dit pas, c’est juste une image qui traverse sa mémoire quelques secondes, que sa grand-mère a harcelé le vieux pour qu’il aille se faire inscrire comme ancien moudjahid. Ben oui, les  femmes, elles comprennent vite les  enjeux. C’est elles qui subissent la  misère  : les  enfants à nourrir, la maison à entretenir, les études. Les hommes, ils ne voient rien de tout ça. — Mais on est restés fiers, ça, tout le monde nous le reconnaît. À mon avis, Baya m’a demandée en mariage pour ton père parce qu’elle a toujours voulu s’allier avec des  gens comme nous. Propres. Nets. Tu vois ? Même si on est pauvres. — Tu n’as pas dit non. —  Il me plaisait bien, mais à ma mère, pas trop. Elle m’a dit  : Les fils uniques, c’est difficile. Leur mère ne les lâche jamais. Moi j’ai eu la mère et la grand-mère. Tu imagines ? Deux belles-mères. Ce que je regrette parfois, c’est d’avoir abandonné mes études. — C’est papa qui l’a exigé ? Ils l’ont exigé de toi ? — Non. Pas du tout. Tu vois ton père, toi, exiger quoi que ce soit ? Non. C’est moi. Je ne voulais plus. — Et tu le regrettes ? —  Oui, un peu. Pas trop. Ce que je  regrette, c’est la  fac, l’ambiance, les  camarades. J’aurais dû faire des  études

de journalisme. Si j’avais fait du journalisme, je n’aurais pas arrêté.   Meriem se laisse aller à une courte rêverie. Elle revoit la  fac de  droit, et ce grand garçon aux cheveux longs, une guitare sur le dos. Ils ne se sont jamais parlé, mais ils se retrouvaient à la sortie, avec une bande de  copains. On  lui avait dit  : C’est Nadim. Il  est journaliste. Le  groupe s’asseyait sur un petit muret à côté de  l’arrêt de  bus. Ils parlaient de  tout, refaisaient le  monde, découvraient le militantisme clandestin avec les amis communistes et trotskistes. Nadim grattait parfois sur sa guitare. Il ne la regardait pas, mais, lorsque le  bus de  Meriem arrivait, il  levait les  yeux vers elle et lui souriait un timide au revoir. Un jour, ils sont allés tous ensemble, une bonne dizaine, à la cinémathèque. Meriem se souvient encore de ce film qui lui avait ouvert les yeux ou lui aurait donné le courage de se battre contre une autre forme d’oppression, plus globale  : Rosa Luxemburg. Elle comprenait enfin plus concrètement ce que signifiaient les  concepts dont usaient constamment ses nouveaux amis  : peuples, solidarité, femmes. Elle se souvient d’un passage du film qui l’avait ébranlée. Un couple s’approche de  Rosa à la  fin de  son discours et lui dit  : On  s’aime, mais on  hésite à se marier  car le  mariage est une institution bourgeoise, n’est-ce pas ? Et Rosa de répondre, gentiment : À votre place, j’essaierais quand même le  mariage. Ainsi donc, il  est possible d’être conforme sans l’être, seule la  vigilance active est à envisager partout et en toute situation. Mais elle n’osait rien dire à ses amis, elle se demandait même si Nadim avait jamais entendu le son de sa voix, elle était tellement intimidée. Elle repense à cette jeune fille qui suivait les mêmes cours de droit et qu’elle aimait bien. Maya. C’est ça. Elle s’appelait Maya. C’était une militante, une communiste authentique.

— Moi je ne me marierai pas, avait-elle dit un jour. J’ai pas envie de  m’occuper d’un homme, de  lui laver ses chaussettes et de supporter son sale caractère. —  Tous les  hommes ne sont pas comme tu  dis, avait rétorqué Meriem. Et l’amour ? —  C’est le  plus égoïste des  sentiments. C’est ravageur, c’est cloîtrant et c’est pour rien. — Et les enfants ? Tu veux quand même avoir des enfants, non ? — Des enfants ? Pour quoi faire ? —  Ben on  est un peu faites pour ça, un enfant, un foyer, c’est l’accomplissement d’une vie pour une femme. — Et pour un homme ? — Ben… pour un homme aussi, je suppose. —  Mais tu  as commencé par dire  : pour une femme. Tu  es de  mauvaise foi, Meriem. Ou alors tu  es inconsciente du  degré d’aliénation de ton esprit. C’est normal, on a été éduquées comme ça. C’est difficile à combattre, mais, crois-moi, c’est plutôt l’enterrement d’une vie, le mariage. Moi je veux voyager, aimer un tas de gens. Si tu  veux un enfant, t’as qu’à en faire. T’es pas obligée de  te marier pour ça. Elles avaient ri toutes les  deux. Choquée, quand même, Meriem s’était petit à petit détournée de  sa camarade, même si, en son for intérieur, elle était restée inquiète, habitée par un doute qu’elle chassait de ses pensées. Peut-être par paresse. Elle s’était accrochée à la parole de Rosa Luxemburg : À votre place, j’essaierais le mariage. Elle avait peur du célibat. Elle avait peur de pousser trop loin sa réflexion, de  devoir tout lâcher  : convictions, traditions  ; de  risquer pour elle-même l’inconfort de la solitude et du jugement des autres. Pourtant elle se savait capable d’être contaminée par les  idées libertaires qu’elle n’avait jamais vraiment rejetées en théorie, mais

n’avait pas eu la  force d’assumer pour autant, se disant qu’elle tenterait d’être plus ouverte, plus libérale, mais plus tard, sûrement, envers ses enfants. C’est ça. Plus tard. — Lorsque Fatima a parlé à ma mère, celle-ci n’a pas dit non. Bien sûr, le  dernier mot me revenait. Les  deux familles ont fait discrètement leur enquête. Meriem, qui avait plus d’une fois croisé Kamel dans le  quartier, le  trouvait plutôt pas mal. Elle le  vit un jour s’arrêter longuement devant la  vitrine du  magasin d’instruments de  musique de  la rue de Tanger. Cela a suffi pour la décider. Peut-être avait-il une guitare, ou un piano  ? Et puis Nadim semblait prendre son temps. Il  n’a jamais cherché à lui adresser la  parole. D’ailleurs, elle le  voyait de plus en plus rarement. Meriem avait quitté la fac, comme honteuse d’avoir à annoncer à ses amis sa décision de  se marier, alors, pensait-elle, qu’ils étaient tellement au-dessus de  toutes ces considérations futiles. Elle avait tourné la page. Son choix était fait : elle épouserait ce Kamel. Son trousseau presque terminé, il  ne lui restait plus qu’à le  compléter par une paire de  chaussures et un tailleur de  ville. Et puis, il fallait préparer la fête, les tenues et les bijoux. Je ne veux pas d’une grande fête, avait-elle tenté de  dire sans succès. — En somme, mon garçon, une petite dot a suffi. Probablement pas si petite que ça, se dit Nour. Peut-être que papa s’est laissé faire. Il  a dû la  trouver plutôt mignonne. Ça lui suffisait. Il est incapable de décider tout seul, il est tellement mou. En réalité, Kamel ne résiste plus depuis qu’il a perdu Mayssa, depuis qu’il a abdiqué. — Allez, range ça. Il faut qu’on dorme maintenant.

5 juillet 2016 — Nour, réveille-toi. Tu vas me faire des courses pour le déjeuner de ton père. Baya et Fatima dorment toujours. Il n’est que sept heures. En se lavant le  visage, Nour pense à Kamel, amaigri, silencieux. Triste. Il a cessé d’aller rendre visite à son père, qui ne dit rien, même pas pour sa défense. Il  lui en veut. Cet homme silencieux lui fait honte. Meriem, obstinément, lui apporte son panier chaque semaine. Nour regarde sa mère préparer la  chekhchoukha. Aujourd’hui, c’est la fête. On mangera, comme chaque 5-Juillet, un repas de fête. Les mains enduites d’huile, Meriem soulève habilement la pâte et l’étire, laissant passer en dessous des  bulles d’air. Étirer la  pâte de  plus en plus finement sans la  déchirer, il  faut qu’elle soit transparente, gage de  finesse extrême. Elle a le  geste sûr, naturel, comme instinctif. Il pense de nouveau aux pêcheurs bengalis étalant leurs filets sur le fleuve. Elle semble presque heureuse. Ce panier est devenu la  raison de  vivre de  ma mère. Quand elle a fini, elle revient s’occuper de  moi. Et des  deux vieilles qui attendent le moment de se mettre à table. — Donne-moi à boire. Baya s’est réveillée. — Tu veux bien me donner à boire ?   Vers midi, Meriem revient. Elle est comme absente. Elle semble bouleversée. Nour se dit que s’ils avaient été seuls, tous les deux, elle lui aurait certainement parlé. Mais les  deux vieilles s’impatientent cruellement, il  est l’heure de  déjeuner. Je  pourrais m’éloigner un moment avec elle, prétendre n’importe quoi pour lui chuchoter quelque chose sur le  canapé, comme nous le  faisons parfois. Mais Nour n’en a

pas la force. Il sent que cette histoire risque d’être longue à raconter et à vivre, et il  a besoin d’entretenir la  bonne humeur dans la  maisonnée, car, autrement, comment pourrait-il s’éclipser le  soir sans provoquer de drame ? Meriem, tout à son angoisse, ne songe même pas à pester comme à son habitude contre la  paresse des  autres. Personne n’a pensé à réchauffer la  sauce, personne ne met la  table, ni même ne l’a débarrassée des  restes du  petit déjeuner. Elle s’active. Les  yeux baissés, silencieuse, le  cœur lourd. Lorsqu’elle surprend le  regard inquiet de  Nour sur elle, elle va jusqu’à lui sourire bravement, lui murmurant en son for intérieur : Mon petit, j’ai le cœur en lambeaux. Si tu savais ! Kamel a été bavard cette fois. Il a parlé, parlé, si tu savais. Et à la fin, il a même dit : Depuis le jour de mon arrestation, j’attends que tout le monde me pardonne.   Baya et Fatima ont, bien sûr, demandé des  nouvelles de  Kamel. Comme ça, machinalement, sans même entendre la  réponse laconique. Ça va. Sans même que le  silence inhabituel de  Meriem les  interpelle. Sans relancer le  débat comme de  coutume au sujet de  l’amnistie attendue et de  l’incompétence criante de  l’avocat commis d’office qui ne leur coûte pas grand-chose certes, mais dont personne n’a même entendu la  voix. Justement  ! Il  serait probablement judicieux de  s’interroger, se demander pourquoi personne ne parle. Peut-être est-ce une indifférence feinte qu’affiche Fatima envers son fils unique, pour qui elle s’est pourtant démenée tant de  fois, pour qui elle a remué ciel et terre, tapant à toutes les  portes, jusqu’à comprendre que rien n’y ferait, que la  recomposition du  paysage révolutionnaire l’avait définitivement exclue, jusqu’à voir dans l’attitude des  jeunes journalistes (qui venaient autrefois la questionner sur ses « faits de guerre », le regard admiratif, intimidé) un soudain aplomb insultant, une distance

glaçante. Un nouveau monde, avec ses priorités, amnésique, l’avait exclue, elle n’était plus rien. Peut-être est-ce, par une forme de pragmatisme mêlé de discrétion, qu’elle ne désire plus rien savoir, s’enfermant dans le  monde de  Baya, devinant la  cruauté du  destin, son impuissance. Comme la  miséricorde de  Dieu, l’amnistie est refusée aux plus faibles, aux moins chanceux, aux moins quémandeurs. On  absout les  plus visibles, on  oublie les  autres. L’exemple est ainsi donné, l’honneur de la nation est sauf. Les timides ne parleront pas. Baya rote bruyamment et Fatima pose son morceau de viande sur le  côté, à même la  table, le  réservant pour la  fin. Puis un silence de mort s’installe, et Nour ne sait quoi dire pour préparer son éclipse du soir. — Papa a dû se régaler, lui aussi, lance-t-il avec un faux entrain. — Oui. Sûrement, répond Meriem après une longue minute.   L’après-midi a été tout aussi morose. Meriem prétend faire la sieste, au lieu de, comme à son habitude, commenter les discours redondants transmis à la  télévision, qui emplissent maintenant le  silence de  la pièce. Il  aurait aimé l’entendre râler, prétendre que la  télévision hypnotise le  peuple à coups de  slogans et de  chants patriotiques. Tournée face au mur, elle écarquille les yeux et cherche à s’accrocher au souvenir de ses vingt ans, se demandant en définitive pourquoi la  fac, les  rêves, pourquoi tout cela est si loin. Elle était ravie d’abandonner études et camarades pour se marier. Elle pense maintenant à Nour, qui a l’air de tourner comme un lion en cage. Mon Dieu, qu’ai-je fait pour le  libérer du  carcan familial  ? Mayssa aurait fait comment ? Voilà qu’elle pense encore à cette Mayssa dont Kamel lui a enfin parlé ce matin, dans son délire. Il a dit : Ce n’est pas elle que je  regrette, crois-moi si tu  veux, c’est moi. C’est ce que je  suis.

C’est ce que je vous ai fait, à Nour et à toi. Alors, elle se tourne vers Nour, le regard lointain. — Tu devrais sortir, va donc voir tes amis. Tu ne vas quand même pas passer ta vie avec trois vieilles femmes ! Nour n’en revient pas. Baya et Fatima redressent vivement la tête, puis, comprenant d’instinct que Meriem ne voudra rien entendre, elles ne disent mot. Baya recommence à somnoler sur son fauteuil, Fatima se lève en soufflant et s’empare du gros savon noir pour aller laver «  le blanc  » comme elle dit, dans le  petit lavabo. Meriem regarde avec dédain sa belle-mère s’obstiner à ne pas utiliser la machine à laver, sous prétexte qu’« elle lave mal ». Jamais de sa vie Meriem ne s’est sentie plus malheureuse. — Bon, j’y vais. Personne ne réagit. Nour ferme la  porte derrière lui, décontenancé, hésitant.

5 juillet 2016 – Le soir Kouky lit  : Intercaler toujours le  papier absorbant entre les tranches d’aubergines frites… — Dire qu’on déteste les aubergines à six ans et qu’on les adore à vingt. —  Les aubergines, seules, c’est dégueulasse. C’est les  rondelles de  pommes de  terre caramélisées qui relèvent le  goût. Et la  sauce tomate, avec du  bœuf haché. Et regarde tout le  parmesan. Il  faut couvrir le plat. — C’est qui cette fille ? —  Elle s’appelle Mouna. Nour pense qu’elle le  drague, ou du  moins qu’il lui plaît. Ça le  met en forme. Il  fait le  beau,

tu le connais, ça le rend encore plus con. Nour est volubile : —  Il n’est pas seulement question de  verticalité, mais plus largement de l’axiomatisation liberticide. Il ne veut pas rater sa première rencontre avec Mouna. Selma a raison, il cherche à l’impressionner. Mais ce qu’elle ignore, c’est que, en même temps qu’il parle d’autre chose, il  ne peut s’empêcher de  penser à sa mère, soucieuse et tellement différente aujourd’hui. Voilà ! même lorsque je veille avec mes amis et avec la bénédiction, pour une fois, de ma mère, je ne m’en libère pas. Merde ! Pourquoi est-ce si difficile de s’oublier ? Pourquoi a-t-elle eu ce soudain revirement à son égard : Vas-y, va rejoindre tes amis, a-t-elle dit. Comme quand il était petit et qu’elle l’envoyait subitement jouer au salon : Va jouer, Nour, allez, vas-y, et que lui parvenaient de  la cuisine les  éclats de  voix de ses parents, disputes au cours desquelles Meriem semblait toujours avoir le dernier mot. La voix grave de Kamel était plus conciliante. Selma et Kouky rejoignent les autres au salon. Mouna, un peu en retrait, observe Nour. Il  fait de  grands gestes. L’immobilité de  son regard et celle de  ses jambes contrastent avec l’agitation qui anime le jeune homme durant la conversation. Comme si une part de lui était ailleurs. Intriguée, elle sort de son sac un petit calepin et note : « Il parle de quelque chose et pense à autre chose. » Yacine réfléchit à la beauté de Mouna. Est-elle belle ou non ? Elle a le sourire rare. Qu’est-ce qu’elle note, là, debout ? On dirait qu’elle fait un inventaire. Elle n’est pas ce qu’on pourrait appeler une belle femme. Un peu boulotte, même assez ronde, la  peau grasse et les yeux bleus. C’est quand même rare, les  yeux bleus. Et puis, une belle dentition. Impeccable. Elle est jolie, bien que d’une beauté transparente, de  celles qu’on regarde passer dans la  rue sans y prêter attention. Surtout si

on ne remarque pas ses yeux. Mais jolie quand même ! Oui, finalement, elle est jolie. Selma regarde, inquiète, Mouna qui s’est mise à circuler dangereusement, maladroitement, entre les  multiples statuettes, reconstitution d’un monde figé, modelé dans la terre, boueux. Elle n’a même pas lâché son sac, se dit-elle. Mouna examine les  bibelots, nullement gênée. Elle a un côté plouc. Ce sans-gêne, cette façon de  se promener, d’afficher sa curiosité. Et puis, pour qui elle se prend, à griffonner, là, comme ça, sous notre nez, sur son carnet ? Elle se la joue. Petite frimeuse. Quelle pimbêche, alors… Puis Selma se ressaisit, se réprimande en son for intérieur, consciente de sa nervosité. Comme si un étranger empiétait sur sa vie privée… N’en pouvant plus, Selma se dit qu’elle ferait mieux de  retourner à la  cuisine. Le  spectacle de  Mouna frôlant de  près ses statuettes, un calepin à la  main, et les autres, lancés dans leur discussion stérile au sujet de la verticalité du  monde, élevant trop la  voix, faisant les  coqs devant l’inconnue impassible, tout cela l’exaspère. Elle remarque tout de  même que Yacine, lui aussi, observe Mouna à la dérobée. —  Étant donné, donc, que les  axiomes sont un frein à la  liberté de penser, d’imaginer… —  Non. Là, tu  exagères. Je  pense, moi, qu’à un moment donné de  l’histoire des  personnes ont vu des  choses avec plus d’acuité que les  autres, et les  ont transmises. Ils n’ont pas freiné la  pensée. Au contraire, ils l’ont fait avancer… Kouky mange l’inconnue des yeux. —  Kouky, je  t’avais demandé d’apporter le  dessous-de-plat avec toi. Dépêche-toi, ça brûle ! — Aïe, pardon… Le mendiant a lâché son bâton d’aveugle. — Pas grave, s’entend dire Selma.

Yacine seul perçoit dans la  voix de  Selma un sanglot désespéré. Elle n’est pas tranquille. Quelque chose la  tourmente, et ce n’est pas la maladresse de Mouna. Toute la journée elle s’est affairée à la cuisine en silence. — Je vais le replacer. Il n’est pas cassé… — Non, non, laisse tomber. Assieds-toi, Mouna. Les garçons, faites une place. Elle pourrait au moins poser ce gros sac, remettre le carnet dans sa poche. Elle n’ose pas le  lui suggérer. Selma se trouve quand même bien élevée. La  petite voix intérieure est prête à hurler, alors que, gentiment, elle lui propose de s’asseoir. — Assieds-toi, je t’en prie. Je verrai ça plus tard. —  Voilà comment la  verticalité chute en horizontalité, plaisante Mouna, à l’adresse de Nour. Réfugiée dans la cuisine, Selma se jette sur un morceau de pain. Kouky, qui l’a rejointe, lance, amusé, une plaisanterie au sujet de  la statuette du mendiant aveugle, puis s’empare de la petite fiche tachée sur laquelle est inscrite la recette. — T’as mis du miel ! Yacine arrive dans son dos : — Qu’est-ce que t’as ? chuchote-t-il. — Rien ! Elle m’énerve, c’est tout. Ils se mettent enfin à table. Font les éloges à la cuisinière. Selma se détend, sourit gentiment à Mouna. Tout semble aller pour le mieux. Le silence s’installe. Et pourtant, ce n’est pas encore le  silence. Les  paroles, comme des  ondes, bondissent puis se ramollissent puis repartent puis s’en vont désespérément puiser dans les  cerveaux la  force de  combattre le  rien supposé, insupportable, du  silence absolu.

Mais c’est bien un silence qui enferme chacun dans sa pensée profonde, songe Mouna. (Plus tard, elle se souviendra qu’à ce moment-là elle a aussi pensé : Pureté de la pensée propre.) Elle seule n’ouvre pas la bouche, forçant, en quelque sorte, chacun à parler plus haut, plus fort, à ne plus entendre que son silence à elle. — Toi qui fais l’éloge de la transversalité, lance Kouky à l’adresse de  Nour, tu  nages dans la  verticalité, quand même, avec tes trois femmes à la maison : mère, grand-mère et arrière-grand-mère. C’est lourd tout ça ! Quel imbécile, ce Kouky, se dit Selma. Toujours à mettre les pieds dans le plat. Nour, qui connaît assez bien Kouky, pour l’avoir croisé au labo plus d’une fois, médiocre technicien en informatique, poursuivant de  ses assiduités Selma et Yacine dans le  but d’intégrer leur équipe, voit dans sa remarque le  désir impérieux de  le rabaisser aux yeux des  autres, et peut-être aussi celui de  faire de  l’esprit pour charmer Mouna. — Oui, répond Nour, en riant. C’est ma croix. Tout le monde rit car l’image de la croix aux axes perpendiculaires pourrait relancer le  débat, ils s’en rendent bien compte, mais c’est l’heure de la détente après un si bon dîner. — Tu fais quoi de toutes ces statuettes ? Mouna vient de  poser une question à Selma, qui, désirant se hisser à la  hauteur  de la  singularité de  cette femme, répond orgueilleusement, trop orgueilleusement : —  J’observe le  monde. Je  le transforme à ma guise, je  m’en nourris. (Elle rit. Pourquoi rit-elle ?) Ça te fait rire ? —  Ça me plaît que tu  transformes le  monde. C’est pour ça que je ris.

Puis elle ajoute : —  J’ai besoin de  réfléchir à ça… En fait, tu  fais bouger tes statuettes, comme on peut le faire, enfant, avec nos poupées… (Elle rit encore.) Pourtant tu  n’es pas prête à en accepter les  transformations, lorsqu’elles ne sont pas induites par ta propre volonté. J’ai vu ta nervosité augmenter, juste parce que je  ne m’asseyais pas gentiment tout à l’heure. Puis elle ajoute encore : —  Le monde se transforme sans arrêt. C’est nous qui le  freinons parce que nous nous donnons le droit d’en stopper les contingences. Nour mesure le  silence absolu qui vient de  s’installer, sans crier gare, tyrannique. Alors, il croit bon de voler au secours de ses amis : —  Ben voilà. Inventons une nouvelle axiomatique. L’observation du monde en indique sa transformation constante. Rien n’est acquis, tout est possible. On  part de  là  : axiomatiser la  non-fixation des choses… Il se noie. D’où vient cette gêne grandissante ? —  Rien à faire  ! intervient Kouky, qui, seul, semble n’avoir rien remarqué… (Toujours en retard, il ne sent pas les tensions, toujours à l’aise, jamais inquiet. C’est la marque des idiots, conclut Nour en luimême.)… Rien de rien. Tu dois décider d’une voie, d’une loi. Quitte à en sortir un jour. Autrement tu ne peux rien construire. Nour n’ose pas faire face au mystère de ces grands yeux bleus qui l’observent. Comment maîtriser le  trouble qui l’envahit alors qu’il se tait, et que Mouna le regarde tranquillement, les jambes croisées, un léger sourire aux lèvres, décidée à ne pas trancher l’épaisseur, la tension, de ce moment.   Plus tard, elle notera  : «  Le silence, comme une pâte visqueuse, palpable, plutôt dérangeante, s’installe. Ainsi donc, tout ce bavardage n’était que mensonge, feinte, maladresse. Noyer le poisson… »

Elle écrira encore  : «  Il y a moi et les  autres… en moi. Que je cherche. Quelquefois, c’est impérieux. «  J’aime dire, par exemple, que le  soleil descend, s’attarde sur le mur d’en face. Il fait moins chaud. «  Il faut noyer le  poisson. Autrement, ça serait trop dur.  Leur bavardage tait l’essentiel. Prendre le risque de perdre. »   Le téléphone sonne, au grand soulagement de  Selma qui se précipite dans le salon. Kouky en profite pour se lever à son tour en demandant s’il y a de  la connexion. Mouna débarrasse et guette, depuis la cuisine, le retour à une insouciance simple de ses nouveaux amis. Mes  amis, vraiment  ? Les  conversations s’animent, l’excluant de fait, elle entend Selma raccrocher et rejoindre les autres. Pourquoi suis-je si compliquée ?   Et une autre fois encore, elle écrira : « La pensée surgit, limpide, sans mots. Aussitôt, le  langage s’en empare avidement, restitue, construit, ordonne, en affaiblit la fulgurance. »   Lorsque Selma la  rejoint dans la  cuisine, elle dit  : C’était bon merci. Voilà. C’était tout simple. Tout le  monde, maintenant, se détend au salon. Nour a accepté le  dernier verre de  vin, il  se dit qu’il lui faudra se retirer un instant à la  salle de  bains. La  technique est simple, manger un peu de  savon, puis cracher, puis recommencer, puis souffler sur la  main jusqu’à s’assurer qu’il n’y a plus d’odeur. Ensuite, s’asperger d’eau de Cologne, il y en a toujours chez Selma. Et tu  fais quoi dans la  vie, Mouna  ? Elle raconte qu’elle écrit des articles pour le magazine El Madina. Ses parents ? Elle dit qu’ils ont divorcé. Son père vit en France, elle l’a très peu connu. Sa mère est morte officiellement d’un cancer du  sein. Mais je  pense, moi,

qu’elle est morte de  chagrin, un chagrin immense, dit-elle soudain d’un ton étrange  : j’ai toujours eu à rivaliser avec son chagrin. Actuellement je vis seule dans un petit immeuble à Hydra. Pas d’amis, non, mais un chat qui va et qui vient, et le piano de ma mère. C’est avec soulagement que Selma raccompagne Nour et Mouna à la porte. —  Qu’est-ce que c’est que cette créature démodée  ! s’exclame Selma. Elle ne sera jamais mon amie. — Pourquoi donc ? Elle est sympa ! lance Kouky. —  On sera comme deux mecs  : peut-être copains mais jamais confidents. Tu comprends ? Yacine soupire : — Qu’est-ce que vous êtes compliquées, vous les femmes ! Il pense qu’il y a entre elles une espèce de  rivalité de  femmes. C’est ce que pensent toujours les hommes lorsque leur intuition leur fait redouter des complications pénibles à assumer dans le futur. Il dit : — Le temps fera les choses.   Nour a décidé de raccompagner Mouna ; ils ont pris un taxi. Une fois seul avec elle, il ne sait pas quoi dire. Il se sent comme forcé au silence après les  révélations de  Mouna, bien qu’elle ait annoncé les drames consécutifs de sa vie en toute tranquillité. Moi au moins, j’ai encore ma mère. J’en ai même trois. Je pourrais lui en passer une, tiens. Il ne pense décidément plus à son père. Le taxi, observant le  couple qui vient de  s’installer derrière, se dit  : Ces deux-là s’ennuient ensemble. Quels terribles tête-à-tête s’imposent les gens dans cette ville. Ils ne cherchent même pas à lui faire la  conversation. Ces petits-bourgeois qui sortent la  nuit et rentrent tristement chez eux, puant le  tabac et l’alcool, quel monde triste que le leur !

En réalité, Nour est quasiment paralysé, incapable de pousser plus loin la  connaissance intime de  cette fille dont il  rêve depuis déjà quelques jours, et à qui il avait projeté de dire tant de choses, elle, se taisant donc, car, n’ayant pas eu de vie sociale, elle n’a jamais appris à parler de rien, comme ça, pour meubler. Chez Yacine et Selma, on  finit de  ranger le  salon. Kouky s’en va enfin. Yacine débarrasse en silence. Il  est inquiet, Selma sent son regard interrogateur. Il connaît cet air. Quelque chose la tracasse. — Ça va ? — Tu la trouves comment ? — Ben, normale, quoi, répond-il très vite, comme pris en faute. —  Normale  ? Ah bon  ? C’est tout ce que tu  as à dire  ? Pourtant tu n’as pas cessé de la regarder, c’en était gênant. —  Quoi  ? Mais t’es folle  ! T’es en train de  me faire une crise de jalousie ou quoi ? Brusquement, Selma se met à pleurer. Il  ne dit rien mais refuse de  s’apitoyer. Quel enfantillage, cette jalousie, après tant d’années. Pourtant son cœur se déchire car il  sait au fond de  lui qu’il y a quelque chose d’autre. Alors il attend. — Arrête de pleurer. Dis-moi ce qui se passe. Qu’est-ce qui te fait peur ? Puis il se tait, vaincu et en rage. Il a même envie de la gifler pour lui faire cracher le morceau, qu’elle dise ce qui se passe vraiment. Elle se calme enfin et murmure : — Sabri m’a appelée ce matin. C’était donc ça. Le frère s’est encore manifesté. Ce grand égoïste pour lequel Selma serait prête à tout sacrifier, perdant lucidité et cohérence, tandis que Sabri se complaît dans une attitude à la  fois distante et victimaire. Depuis son coup d’éclat au cimetière, il n’a fait que traîner de  ville en ville, réapparaissant pour se faire entretenir

discrètement par sa sœur. Bien sûr, Yacine ne dit rien, ça la  regarde après tout. — Tu l’as vu ? —  Non. Il  est à Oran. Mais il  est très mal. Je  lui ai dit de  venir, il ne veut voir personne. Yacine traduit en son for intérieur : Il ne veut pas te voir. — Je dois réfléchir à ce que je peux faire. Pour l’aider, ajoute-t-elle avec un regard suppliant, car elle craint une remarque désobligeante de Yacine. — Ça va aller. Invite-le ici, je peux vous laisser, j’irai faire un tour chez mes parents. —  Non, non. Ça m’étonnerait qu’il vienne. Ou  peut-être juste quelques heures. Je  l’inviterai à déjeuner quelque part. Ou dîner. Peut-être la semaine prochaine… Peut-être lundi soir… Yacine devine que tout est déjà convenu entre Selma et son frère. Que le  rendez-vous est pris. Il  la regarde tenter vainement de  ménager sa susceptibilité, puis s’embourber, comme d’habitude, dans une complication démesurée, disproportionnée. Elle n’a jamais su lui mentir à lui. Il  en est à la  fois attendri et triste. Tendrement, il la prend dans ses bras. Elle s’y blottit, rassurée. Reconnaissante qu’il n’ait rien dit, pourtant il n’en pense pas moins. Elle est persuadée que personne mieux qu’elle ne connaît la  fragilité de  Sabri, son grand cœur. Elle ne veut pas avoir à le  défendre, surtout pas auprès de  Yacine, qui est si rationnel, si tranquille. Elle ne peut pas exiger des  autres, tous les  autres, qu’ils soient patients devant un esprit torturé comme celui de  Sabri. Oh, comme elle voudrait qu’il soit heureux ! Je  suis la  seule personne qui puisse l’écouter sans rien dire. Il ne demande rien, il faut juste l’écouter avec bienveillance. Elle l’aide comme elle peut. Pourquoi les  personnes qui en ont le  plus besoin ne demandent-elles pas qu’on les aide ?

Yacine la serre encore plus fort. Allons dormir, Sou. Yacine et Selma se dirigent comme ça, collés, jusqu’à la chambre, se déshabillent lentement puis s’allongent et se regardent intensément dans la nuit noire. Il caresse longuement ce corps dont il  connaît les  moindres courbes. Elle se détend, passe son doigt sur l’arête de  son nez, s’enhardit à lui mordiller le lobe de l’oreille. Quelque chose s’ouvre à l’intérieur de  leur cage thoracique, comme un soupir, ou plutôt comme un souffle animal, chacun libérant de  son âme une onde lointaine, cosmique, rejoignant le vide sidéral qui les transcende. Tu sens combien je  t’aime  ? Oui. Ils se chuchotent des  mots faibles, à l’apparence trop faible, car il n’y en a pas d’autres, mais dont ils sont seuls à comprendre le  sens profond. Leurs corps soudain brûlants s’épousent enfin. Sans hâte. Recherchant désespérément la  fusion totale. Celle qui les transportera, telles des particules infinitésimales, réunies en une seule onde, dans l’univers primordial, infini et silencieux. Mais, comme à chaque fois, la force de leur amour, contrariée par la  réalité indépassable de  leurs corps, abdique dans une espèce de  convenance absurde, les  faisant s’agiter, s’étourdir, désirer en quelque sorte l’accélération du temps pour accéder à l’orgasme : trop mince récompense, abrégeant d’un coup leur désir d’infini. Comme si, bouleversé par son hymne au chérubin, Tchaïkovski s’appliquait pourtant à reprendre une existence banale dès les  dernières notes composées, mettant en sourdine l’infinité de  sa propension à aimer. Il choisit de se suicider, dit-on. Le suicide est un désir d’infini. Après l’amour, ils se serrent sous la  couverture et, enlacés, ils reprennent chacun, comme sorti d’un rêve, le cours de leurs pensées propres, qui revient les  tyranniser irrémédiablement. Elle repense à Nour, qui prend, dans son imagination, les  traits de  Sabri, elle

souhaite, prie en secret pour que Nour connaisse enfin l’amour, celui qu’on ne peut définir par les  mots. Yacine, lui, pense aux yeux de  Mouna tout en se disant que jamais il  ne cessera d’aimer cette femme qui s’endort maintenant sur son épaule droite. Ils continueront toute la nuit à se chercher sous la couverture : un pied pesant sur la jambe de l’autre, un bras entourant la taille de l’autre, fouillant l’aisselle, ce coin de  sueur où se mêlent à présent leurs odeurs.

5 juillet 2016 – Minuit Mouna, ayant élu domicile pour la  nuit dans la  chambre de  sa mère, reprend son journal, elle est presque heureuse de s’être choisi un cahier tout neuf, dans la pile disposée sur le bureau. Des cahiers d’écolier soigneusement empilés, jamais ouverts, sentant encore la colle. «  En fouillant ta chambre, après ton enterrement, j’ai trouvé les  cahiers dont tu sembles ne t’être jamais servie. Comme si tu m’invitais à y écrire, à terminer une conversation entamée. Lorsque j’écris, je  te sens penchée sur mon épaule. Maintenant que tu  n’es plus, que je n’ai pas à affronter ton désordre et ta folie, tu me parais infiniment sage, à mon écoute. Enfin. «  J’aime bien ta chambre. Je  repense à ces voiles que tu  sortais de l’armoire pour danser, courant autour du lit, m’invitant à te suivre. On sautait en riant, puis, brusquement, tu tendais l’oreille comme si quelque fantôme te susurrait quelque musique. C’est le  chant de  la Lune, me disais-tu. Écoute. Je  répondais que je  n’entendais rien. Essaie  ! Puis tu  me lançais ton regard de  folle et te recroquevillais dans un coin. Cette chambre, j’en ai fait une espèce de  lieu sacré.

Je  viens y dormir parfois pour sentir ton odeur et toucher les  tissus dont tu  aimais recouvrir lit et fenêtres. Soies et organza, tu  adorais ça. Alors j’effleure et je  renifle, je  pleure aussi, comme ces femmes agrippées aux étoffes des  mausolées, priant un saint homme, le suppliant d’intervenir pour que la bénédiction de Dieu se pose sur elles ou sur leur progéniture. Sauf que moi, je  ne prie pas. J’écris. Cette chambre est devenue mon abri. J’essaie parfois de pénétrer tes pensées, toutes tournées vers le seul amour de ta vie, dont l’absence n’a cessé de résonner entre nous. «  Quelque part, je  crois que je  préfère te savoir morte. Ne le  prends pas mal. Ce que je  veux dire, c’est juste que tu  es enfin toute à moi, morte. Pourquoi est-ce si compliqué ? «  Aujourd’hui j’ai rencontré Nour. C’est un beau jeune homme de  vingt-trois ans. Il  fait son doctorat en mathématiques. Il  est tellement intelligent  ! Et  tellement délicat  ! Il  n’ose même pas me regarder dans les  yeux, je  crois que je  lui plais. On  se ressemble un peu. Je crois. « Un jour je lui dirai que j’étais là, à la poste, le jour où son père… Je lui raconterai que je l’ai vu, lui aussi, le matin, trottant aux côtés de son papa. « Le jour de mes vingt ans (cela faisait deux semaines que tu étais morte), j’ai décidé de fêter mon anniversaire toute seule. Je me suis acheté une toute petite part de  gâteau. (Le Russe  : notre gâteau préféré, qui était tellement maigre qu’on l’a surnommé «  le Tchétchène », tu te souviens ? Ça, c’était quand tu riais encore.) « Tu ne t’es pas souciée de ce qui m’arriverait à moi, toute seule. Là. Ayant abandonné ton corps à la  fièvre, tu  t’es réjouie lorsque le  médecin a diagnostiqué des  métastases dans ton sein gauche. Eh bien, ce jour-là, je me suis assise au piano, moi aussi, et j’ai dégusté mon gâteau. Toute seule.

«  Lorsque tu  t’obstinais à taper sur ton piano, je  devinais que quelque chose de  terrible s’exprimait. Tu  devais sûrement entendre mes appels, mais tu  ne t’en souciais  pas. Je  t’appelais doucement. Maman… Tu  pivotais sur le  tabouret et me lançais un regard ahuri, comme surprise que je  sois là. Un regard dément, étrange. Parfois tu  t’arrêtais au bout d’un instant, terminant une conversation avec ton piano, puis tu me faisais face, comme sur le point de te souvenir de  quelque chose. Je  retenais ma respiration, pour t’encourager. Le silence durait ; moi, immobile, je voyais tes yeux égarés reprendre doucement contenance puis tu  te retournais sans rien dire, nous revenions, après un souffle, à notre combat muet, toi tapant de plus en plus vigoureusement sur les  touches et moi dévorant une pâtisserie. «  Quand j’y pense, tu  n’as jamais été cohérente. Toujours à fabriquer des petits mensonges. Ça te venait comme une composition de musique, tu introduisais des tonalités, des odeurs, j’aimais écouter, j’ai fait semblant de te croire. Ç’a toujours été comme ça entre nous. »   (Plus tard, dans la marge, elle ajoutera : « Le mensonge spontané, irrattrapable. »)   « On se fabrique son destin. « Je t’ai vue heureuse. Dans ton monde fantasque, cet amour que tu décrivais comme si tu l’avais lu dans un livre, comme si tu créais un monde imaginaire, magnifié par la beauté tragique du destin. «  Alors que papa tentait de  suivre les  débats politiques à la  télévision, tu  me chuchotais tes histoires à l’oreille  : Il  a fabriqué un cheval de bois, et durant deux semaines, il n’a eu de cesse de lui insuffler la vie. Si bien qu’un soir, alors que la boutique était fermée, les lumières éteintes, ne voilà-t-il pas que le petit cheval de bois s’est mis à bouger  ! D’abord lentement. Articulant les  jambes l’une après

l’autre, puis redressant la  tête. Voilà qu’il se découvre une échine noire comme la  nuit, lumineuse, et que ses yeux d’un bleu, comme les tiens, ma belle, tacheté de vert, se mettent à cligner joyeusement. Le  lendemain, Kamel le  découvre inchangé, à la  même place, mais il  a une lumière particulière dans les  yeux… On  peut jouer, si tu  veux  ? Je  ne sais pas… Avec Kamel, j’avais l’habitude de  danser. C’est un chef. Il  danse très bien le  cha-cha-cha. Et tu  sais  ? Il  me prend comme ça, par la taille, vas-y, lève-toi. Attends, Mouna, tu ne veux pas apprendre ? « Je courais dans la maison. Tu me faisais peur. « Papa, un jour, t’a crié de me laisser tranquille. Je m’étais mise à tourner, à tourner, je ne pouvais pas m’arrêter. Tu es revenue t’asseoir sur le fauteuil, avec, dans le regard, une sorte de détresse. Alors je me suis blottie dans tes bras, et tu  m’as chuchoté  : Tu  es revenue, mon enfant. On ne résiste pas au rythme, tu vois ? « Enfant, j’y ai cru. Kamel apparaissait dans mes rêves comme un chevalier auréolé  : Beau comme la  lumière du  jour, disais-tu. Tu  m’installais sur le  petit cheval  du  manège et tu  me faisais des  signes de  loin, en souriant. Un jour, un autre enfant m’a fait des  grimaces, alors je  me suis accrochée à ton sourire pour ne pas pleurer. « Tu n’as pas été cruelle dans ta solitude, dans ton malheur. Tu as été pire que ça. Indifférente au monde, et, par conséquent, à moi. Et plus le temps passait, moins j’existais à tes yeux. J’étais là, moi. Près de toi. C’est pourtant lui seul que tu espérais, que tu as espéré toute ta vie. «  Eh bien moi je  n’y crois pas. Pas du  tout. On  ne peut pas se laisser mourir d’amour. C’est inconcevable. Je crois même qu’on peut aimer n’importe qui. Cet  homme, Kamel, tu  te l’es inventé. Pour justifier ton refus de vivre. Pour t’expliquer à toi-même…

(Elle réfléchit, le stylo entre les doigts…) « … pourquoi tu méprises tant mon père. Il n’est pas méprisable. Il  est juste normal. Mais toi, tu  n’as  pas  admis que ton menuisier te jette. Car il t’a jetée, non ? Il a compris que, même lui, tu allais finir par t’en lasser. Ce  que tu  aimes, c’est l’idée d’aimer. Tu  aimes te complaire dans la douleur. Et en plus, tu veux en avoir le monopole. C’est pour ça que, moi aussi, tu  m’as effacée. Tu  n’as été qu’une parfaite égoïste. «  Kamel, après toi, s’est marié, et il  a eu un enfant. Son enfant, lui, est heureux. Comblé d’amour. «  Kamel est un père aimant. Tu  n’as pas été le  centre de  sa vie. Mais ça, tu n’as pas voulu l’entendre. Qu’est-ce que cet amour qui ne peut irradier le monde ? «  Je sais que tu  ne l’as jamais revu. Moi, je  l’ai cherché. Je  l’ai trouvé, je  l’ai suivi et suivi. J’ai essayé de  m’accrocher. Aurait-il compris ça ? Son troisième œil aurait-il tout vu, tout saisi ? «  Je t’imagine, jeune et belle Mayssa, te tenant près de  lui. Pourquoi lui ? Pourquoi toi ? J’aimerais comprendre. «  Tu t’es laissé abîmer dans cet amour, et ta folle obsession pour le piano, maudit instrument de torture. Tu étais pourtant d’une autre espèce. «  Je me penche aujourd’hui sur ton odeur, Maman, et je  me demande, en repensant à cet homme, ce qu’il y a à comprendre. Vous m’avez refusé l’accès à vos secrets, vous m’avez tenue à l’écart. «  Ayant vu ce que j’ai vu ce jour-là, Kamel, face à moi, pétrifié, je n’ai rien dit. « Je n’ai pas bougé, Maman. »

VI.

20 juillet 2016 Trois paires d’yeux les  regardent discuter intensément en marchant. — Nour et Mouna ont l’air de bien s’apprécier, lance Kouky. Mouna a pris l’habitude de  surgir comme ça au moment où la petite bande d’amis déjeune. Elle porte dorénavant les chaussures à talons de sa mère, ce qui lui donne une allure vaporeuse charmante, même si elle trébuche encore souvent sur le chemin cabossé qui mène à la  cabane-fast-food pompeusement nommée «  Cafétéria de l’université ». Son visage paraît moins grave, comme si elle cherchait à se délester d’un fardeau, pense Selma. Mais elle n’arrive toujours pas à en masquer la  froideur quasi naturelle. Nour, quant à lui, rayonne, parle sans arrêt, fait part de  ses préoccupations de  scientifique à sa nouvelle amie, et lui prend maladroitement le  coude pour lui éviter de  se tordre la  cheville. Il  sent venir le  moment des  confidences profondes, celui où il  pourra enfin lui prendre la  main sans risquer de  la brusquer. Ça  va venir. Il  en est sûr. Mais pour l’instant, il  veut partager avec elle cette formidable idée qui lui est venue dans la nuit. C’est impérieux pour lui et sans gravité pour leur couple. Depuis qu’il

connaît Mouna, ses insomnies ont pris de la couleur. Les ronflements de  Baya l’attendrissent, il  a de  l’amour à distribuer, et surtout, il  est comme obsédé par ce qui lui semble subitement être une unité miraculeuse et harmonieuse du monde. — Et si nous étions tout en même temps ? Si ce qu’on appelle nos rêves, ou nos intuitions, ce que tu  m’as dit à propos de  certaines de  nos paroles qui précéderaient notre pensée, si… Attends. Ça va venir… (Il se passe les deux mains sur le visage, comme pour effacer quelque chose, il  cherche…) Nous sommes incapables de  percevoir le monde au-delà de trois dimensions. — D’accord. —  Mais nous savons qu’à quatre et plus nous pourrions voir des choses invisibles pour nous, là. — Donne-moi un exemple. — Imagine ton ombre sur le sol. Elle vit sur le sol, mais elle ignore qu’au-dessus il  y a toi, comme continuité d’elle  ; si ton ombre avait conscience de l’espace à trois dimensions, elle comprendrait pourquoi son bras, sans qu’elle le sache, se dresse, ou ses cheveux s’envolent. — Oui. Je vois. C’est intéressant. — C’est plus qu’intéressant, Mouna ! Imagine maintenant que toi, à ton tour, tu ne sois qu’un aspect de ta personne qui voguerait dans un espace à plus de  quatre dimensions. Ton rêve, par exemple, est comme la trace, un renseignement de ce que tu fais en étant ailleurs, tu serais autre, simultanément. Quoique l’idée de simultanéité ne me plaise pas trop, car elle contient celle de  temps. Et là, c’est encore autre chose, le temps. Il est une dimension supplémentaire qu’on fait généralement semblant d’ignorer, mais… — Mais que l’on utilise pour caser ce qui nous échappe ? — Si tu veux… (Il ne l’écoute visiblement pas.) Bon. Tu vois, mon idée  ? C’est de  dire qu’on recevrait des  bribes d’informations sur

nous-mêmes. Toutes ces paroles qui jailliraient de  nous sans qu’on les prémédite, ou ce qu’on appelle les intuitions. Tout ça ne serait que nous, nous, qui nous révélons à nous-mêmes à travers une forme de communication qu’on ne comprend pas encore. — Ça serait grisant si, en plus, on était une seule et même chose, dans ce monde que tu imagines. — Je ne l’imagine pas. Je sais qu’il existe. —  Peut-être que nous ne sommes pas séparés… Je  veux dire, s’emballe Mouna, il  se pourrait que toi et moi soyons la  même personne, ou entité. —  Mais oui  ! En réalité, on  est une multitude de  particules qui s’amusent à inventer une infinité de  liens entre elles. J’ai besoin encore de  réfléchir à tout ça. Ça  donne le  vertige. Et ces gens, qui attendent le bus… Allons-y, Mouna, prenons le bus. — Et ton travail ? — J’ai fini. — Tu veux aller où ? Au bout du monde, avec toi. —  On va quelque part, s’asseoir sur un banc. Ça  te dit  ? Allez, monte ! Leurs amis, médusés, les  regardent monter dans le  bus. C’est à peine s’ils se retournent et leur font un vague signe de la main. — Au premier banc qu’on voit, on descend ! Mouna, à qui la chaussure gauche scie le pied, est soulagée de ne pas avoir à marcher. Ils ont acheté deux gobelets de thé fumant et des cacahuètes. Et ils sont restés là, assis, dans la  poussière et sous un soleil ardent. Mouna s’est discrètement déchaussée et, lorsque le  flux de  la conversation est tombé, il s’est enhardi, non pas à la toucher, mais à étendre le  bras derrière elle sur le  dossier du  banc. Puis,

définitivement silencieux, ils ont observé deux chats, toutes griffes dehors, qui se battaient violemment. —  Qu’est-ce que vous faites là  ? Ce n’est pas un endroit pour les couples, ici. Partez. Il y a un parc plus loin, si vous voulez. Allez, déguerpissez ! Le flic, en brisant l’harmonie du  silence qui commençait quand même à peser, est surpris que ces deux-là se lèvent sans protester, et s’en aillent tranquillement comme sur un nuage. La  vérité est que Nour se moque de cet individu malheureux et triste, il ne peut être que cela, misérable petit agent frustré et aigri, et que Mouna n’a pas vraiment entendu les propos agressifs du policier, préoccupée qu’elle est de  la situation dans laquelle elle s’enfonce de  jour en jour. Son visage s’est assombri, et elle déclare vouloir rentrer chez elle. —  Ne t’en fais pas. C’est un pauvre type. Il  ne faut pas que ça t’énerve. — Non, tout va bien. J’ai juste besoin de rentrer. Il l’a raccompagnée. Dans le  taxi, elle s’est renfrognée. Au moment de  le quitter, elle a quand même fait un grand sourire en remerciant Nour poliment, trop poliment.   « Mon plan a l’air de fonctionner, Maman. Je ne vais rien lui dire, encore. Je  vais le  laisser venir, tranquillement. J’ai prémédité cette rencontre sans trop savoir où ça nous mènerait. Il  va tomber dans le  piège, il  est déjà amoureux, je  l’ai vu dans ses yeux. Déjà. On  n’est  jamais plus fort que le  réel. Et, te l’ai-je dit  ? J’ai  vu dans le regard de Kamel qu’il savait. Lui, il sait. Je vais surgir dans leur vie, lui et ses sorcières de  mères, et il  sera trop tard pour qu’ils m’ignorent. Je  nous vengerai, Maman. Peut-être suis-je habitée, comme toi, par cette famille.  Peut-être, comme toi, suis-je réduite à ressasser sans fin la même obsession, dans cette chambre où ton odeur continue à flotter après tant d’années. »

  Le chat se cherche une place sur les feuilles éparpillées, il finit par se mettre en boule et ils s’endorment enfin l’un contre l’autre. En rêve, elle se voit briser à coups de hache le piano de sa mère. Celle-ci la  regarde tristement et lui dit  : Je  ne m’en fais pas, Kamel m’en fabriquera un autre, à ma mesure. Ces notes-là, ajoute-t-elle en plaquant des accords hideux sur les restes de touches, sont intactes, tu  vois  ? Alors Mouna continue de  plus belle et Mayssa récupère les petits marteaux et les range soigneusement dans sa commode. Je vais te faire payer. Tu paieras. Vous paierez.   À son réveil, Mouna se dirige vers le  piano. Il  est toujours là. La dernière partition, celle de Liszt, est encore ouverte sur le pupitre. Elle revoit sa mère soufflant en travaillant ses écarts. Elle la  revoit examinant sa main gauche, trop petite. Liszt avait sûrement les  plus grandes mains de  la terre. Elle plaquait un étrange accord, dont la  dissonance était accentuée par des  répétitions incessantes, son petit doigt glissant invariablement entre deux touches. Excédée, sentant Mouna arriver dans son dos, elle marmonnait  : Il  faut que je travaille mon écart. Revenue à la chambre, Mouna écrit avec rage, comme revivant ce jour, celui de  ses dix-huit ans, espérant mettre de  l’ordre dans ses pensées, pour qu’apparaisse enfin quelque chose de sensé à quoi elle pourrait s’accrocher. «  Tu t’en allais. Tu  m’avais, auparavant, raconté cette histoire de  fleur empoisonnée. Comme celle qui a poussé dans le  ventre de  Chloé, disais-tu. Elle me ronge la  poitrine. Gentiment, tu  sais  ? Mais je vais bientôt abdiquer. »   Mouna se revoit arrivant derrière sa mère, un petit gâteau à la  main. Mayssa, sentant son souffle dans son  dos, n’a pas bronché.

Je  sens son souffle, là, dans mon dos. Elle attend que je  dise quelque chose, mais je ne peux pas. C’est son anniversaire, ma fille chérie. Dixhuit ans déjà. Elle veut que j’interrompe mon travail. Je pourrais, non, je ne peux pas. Il faut que je travaille mon écart, j’ai dit. C’est la seule façon d’y arriver. À ce foutu accord. La voilà qui sort ; elle est furieuse. Tant pis. Qu’elle aille au diable. Elle doit apprendre à respecter mes urgences. Est-ce que je  la dérange, moi, quand elle travaille  ? Chaque chose en son temps. Ce soir, je l’emmènerai manger une pizza. Je la ferai rire. Je  sais la  faire rire, mon bébé. J’adore quand elle rit en baissant la tête, comme pour s’en excuser. Elle n’aime pas Kamel. Mais elle ne le connaît pas ! Enfin ! C’est ce que je me tue à lui dire. Elle s’est renseignée. Il est marié, tu sais ? Voilà ce qu’elle m’a lancé au visage  ! Et il  a un fils… Comme si j’allais me sentir offensée, comme si elle pouvait comprendre quoi que ce soit à l’amour qui nous lie, Kamel et moi ; cette chose au-delà du visible. J’ai dit, ben t’as qu’à aller le  voir. Elle a réfléchi puis a répondu  : Un jour j’irai. Peut-être. Et toi ? Tu ne veux pas le voir ? Pourtant elle sait bien que je l’attends. Je ne le cherche pas. C’est lui qui viendra. Il l’a promis. J’ai juste fermé les  yeux pour effacer Mouna de  ma vue. Elle peut être tellement cinglante. Elle le  sait, son agressivité me blesse. Mais elle comprendra un jour. Mouna revoit le dos, obstiné, de sa mère. Elle se revoit tournant les  talons, dépitée, le  cœur en pièces, et claquant violemment la porte.   (Dans la  marge, elle écrit  : «  J’étais agressive parce que tu  étais cruelle. »)

VII.

Illusion du savoir. Tout le monde regarde. Qu’est-ce que le péché ? N’aie pas peur. On trouvera.

29 novembre 1984 En entrant dans la menuiserie, ce matin-là, Mayssa s’est composé un air hautain, pour mettre d’emblée à distance l’homme qui s’y trouvait, au cas où il serait tenté de me draguer. Elle ne salue jamais. C’est tellement compliqué, cette ville. Ou alors c’est moi qui suis compliquée. Suis-je orgueilleuse ? Toujours peur d’être jugée. S’il avait tenté de  lui manquer de  respect, elle aurait tourné les  talons, en les faisant claquer insolemment, juste pour le plaisir. Et la rencontre n’aurait pas eu lieu. Il suffit de peu.   (Mouna écrit  : «  Tous ces non-dits qui nous travaillent de l’intérieur. »)   Donc, elle est entrée. D’abord hautaine, ou distraite, surtout ne pas le  regarder dans les  yeux, lui faire comprendre que je  n’ai d’autre

but que celui qui, pourtant, devrait paraître évident  : acheter ou se renseigner. Puis repartir. Vite. Il est au fond du  magasin, occupé à poncer une table de  salon fraîchement découpée dans un bois des  plus ordinaire. Il  lui paraît tellement ordinaire, lui aussi, que, enhardie, elle décide de le saluer. Il  répond gentiment, noblement, en la  regardant dans les  yeux. Des  yeux jaunes aux pupilles immenses tachetées de  vert. Pas de regard lourd sur sa poitrine ou ses jambes. Bon point. Quoique cela l’ait vaguement  déçue. Elle est pourtant élégante, plutôt jolie. Puis il se remet au travail sans lui adresser la parole. Peut-être a-t-il perçu quelque chose de  méprisant chez cette dame. Toujours est-il qu’il lui paraît, plutôt qu’ordinaire ou inoffensif, un brin orgueilleux. Ou indifférent. Elle s’est mise à regarder ses mains. Ostensiblement. Les  doigts fins et velus, des  petits tas de  poils sur chaque phalange, la peau rêche, une paume large qui va et vient sur la planche. Nue. Voilà qu’une bouffée de désir, inexplicable, l’envahit. Je voudrais être cette planche, je  voudrais m’allonger là, sous ses mains. Quelle folle je suis. C’est elle, maintenant, qui désire son regard sur sa poitrine. Elle a tourné dans le  magasin. L’odeur du  bois et la  fine poussière répandue sur  le sol, ses mains recouvertes de  sciure qui vont et viennent régulièrement. Je pourrais rester là l’éternité entière. Comme il ne pose toujours pas de question, elle dit sur un ton où pointe son impatience qu’elle veut commander un tabouret. Il  s’est redressé, et il est venu vers elle. Un tabouret  ? Avez-vous un modèle  ? Elle propose d’improviser un croquis, là, sur place, un peu grisée. Il va chercher un bout de  papier. Elle le  suit du  regard.  Il  a les  fesses bombées. Elle a dessiné  : trois pieds, un siège pivotant. J’ai besoin de  pouvoir en régler la  hauteur. C’est pour mon piano, a-t-elle dit, surveillant du  coin de  l’œil l’effet que ça lui faisait. Dans quel bois  ? a-t-il

répondu sur un ton qui se voulait imperturbable, mais ç’a marché, je  le sens, j’ai fait mouche, il  est intrigué  ! J’ai du  hêtre, du  noyer, il  m’en reste, ou simplement du  bois blanc, c’est moins cher et pas mal du  tout. Il  lui dit de  revenir dans deux semaines, et il  note son numéro  de  téléphone. Pour le  cas où, précise-t-il. Pour le  cas où quoi ? Elle n’a pas osé poser la question. Puis il a noté le sien sur un bout de  papier. C’est Kamel. Si vous appelez, demandez à parler à Kamel. Et elle est partie.

13 décembre 1984 Oh ! Je ne cesse de penser à lui. J’ai besoin des  valses de  Chopin  ; ou plutôt de  ce nocturne, le  deuxième, impossible à fredonner tellement il  est houleux. Oui, c’est ça, je veux m’en envelopper le cœur, je veux crever de désir.   (Mouna, tout à ses pensées, comme rejoignant celles de  sa mère trente ans plus tôt, dessine une série de croquis : ce qui semble être un tabouret, mais aussi des  fleurs, des  cœurs, des  brindilles fines et délicates. Elle arrache une page de partition et la colle sur le carnet.)   — C’est Kamel, le menuisier. — Vous avez tardé (quelle conne vraiment)… — Non. Je vous appelle à la date convenue. — Non, non. Tout va bien. Je peux passer tout de suite ? J’ai hâte de voir…

23 décembre 1984 Ils choisissent ensemble un coussin de  soie, pour recouvrir le tabouret, et de jolis clous dorés. Elle le fait rire. Ils dansent, ils s’enlacent.   (Sur l’une des  partitions, Mayssa a collé des  bouts de  tissus de  soie, et, sur la  double page du  milieu, elle surcharge la  portée d’une folle cascade de doubles-croches, qui montent et redescendent en vagues, ne s’interrompant qu’au bout de la deuxième page, comme un joyeux mouvement à la fois chorégraphique, musical et poétique. Mouna écrit : « Pourquoi lui, Maman ? »)

VIII.

28 mars 1985 Ce matin, Mayssa et Kamel ont du mal à s’extraire du lit. Les yeux ouverts, chacun dans ses pensées, ils  attendent que leur corps se réveille alors que la matinée est largement entamée. — Kamel, est-ce que tu m’aimes ? —  Comment peux-tu me poser une telle question  ? Je  mourrais pour toi ! — Je ne t’en demande pas tant… Kamel ! — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je suis enceinte. Il accuse le coup en silence, les yeux fermés. Il essaie de réfléchir, vite. Comment est-ce possible ? Pourtant… — Pourtant, on… — Oui. Mais ça arrive. Le silence se prolonge. Après une dizaine de  minutes qui lui paraissent une éternité, Mayssa ose : — J’ai une amie qui peut m’aider… — OK. Renseigne-toi combien. Je paierai. Puis il s’empare précipitamment de sa montre, regarde l’heure et se lève.

—  Mince, il  est tard. Il  faut que j’y aille. On  en reparle, je  suis vraiment très en retard. Je t’appelle. Et c’est tout ce qu’il a dit. Alors, brusquement, comme réveillée à la froide réalité de la vie, comme si la comédie de l’amour avait été interrompue sans préavis, Mayssa se découvre une capacité incommensurable à la  haine et au mépris. Et  comment deux malheureux mots, Je  paierai, peuvent-ils provoquer un tel séisme intérieur ? Le temps de la lucidité arrive sans prévenir. Quatre mois d’amour n’ont été, en définitive, qu’aveuglement béat, résistance vaine à l’axiome qui régit toute relation humaine. Celui qui institua, par la séparation des corps, celle des esprits, depuis la première division cellulaire. La journée s’écoule, maussade, irréelle, elle n’arrive pas à réfléchir, elle est comme tétanisée. Puis elle passe un long moment au fond de  la baignoire à examiner son ventre encore plat.   Kamel, sorti, est resté longtemps sous le  choc. Il  se sent comme pris au piège. Elle me demande d’abord si je  l’aime, elle sait que je  réponds invariablement oui, et j’ajoute que je  mourrais pour elle. C’était bien réfléchi, mais enfin, elle est bien consciente que ce n’est pas une chose banale, un bébé. Comment l’annoncer à Fatima et Baya ? Plus tard, Kamel a appelé et proposé qu’ils se retrouvent à la  pizzeria pour dîner. Il  avait une voix comme éteinte. Il  a besoin de  monde autour de  nous. Ce  n’est pas bon signe. Il  a peur. Bon, on verra bien. Je le regarderai dans les yeux.   Ils dînent, faussement joyeux, chacun cherchant en vain à ranimer la flamme, disparue, comme par enchantement. Elle dit : — Tu te souviens, comme on était gauches, le premier jour ?

— Tu regardais mes mains. J’en tremble encore aujourd’hui. — J’ai attendu, j’ai pensé à toi, tout le temps. — Je me suis appliqué pour finir le tabouret dans les délais alors que j’avais un travail fou. J’ai tout laissé en plan. En même temps, je savourais le plaisir de l’attente, de la solitude heureuse. — Je comprends. — Ça s’est passé tellement vite. — Tu veux dire, entre nous ? Ou le premier jour ? Ou… ça ? (Il feint de ne pas entendre le dernier mot.) — Je t’aimerai toujours, Mayssa, n’en doute pas.   Il ment  ? Elle a l’impression qu’ils se font des  adieux. Au  lit, il s’empresse de ronfler. Il la met à distance. Elle est persuadée qu’il peut commander son ronflement. Puis il  est parti chez lui, quelques jours seulement a-t-il dit, prétextant un travail urgent pour lequel il doit se faire aider par son père, Haroun. Mayssa a pensé  : le  temps de  digérer la  chose. Il  reviendra avec des fleurs et des projets d’avenir plein la tête.   Deux jours plus tard, ils ont eu le temps d’y repenser, de se dire, peut-être, qu’ils allaient ensemble surmonter ce souci, que rien n’entamerait leur amour. Lui, se disant que dans quelques mois tout cela serait oublié, ils pourraient alors envisager sérieusement le  mariage, mais pas tout de suite. Qu’un bébé, ça se désire, etc. En réalité il avait été incapable de  trouver les  mots pour annoncer à sa mère et à Baya, comme ça, je  vais être père. Haroun, son père, l’aurait peut-être soutenu. C’est un être tellement exceptionnel, rien ne l’étonne, tout le  ravit. Mais papa est un poète que personne n’écoute. Le fait est que c’en est fini de l’harmonie idyllique du couple. Ils parlent de  tout sauf de  ce tabou, jouant la  comédie de  l’amour, se

taisant orgueilleusement, attendant chacun que l’un se rallie à la  raison de  l’autre. Comme si quelque miracle allait empêcher que la vie qui a osé se manifester à eux, comme ça, sans crier gare, leur sape leur doux quotidien, plutôt morose somme toutes, et définitivement empoisonné par ce silence opaque et enveloppant. Comme s’ils ne s’aimaient plus. Le cœur amer et l’esprit froid, une propension au dédain pour toute chose, un gouffre phénoménal creusé quelque part entre soi et les autres, entre soi et soi. Impossible de continuer à faire comme si.   Il repense au jour où, deux mois auparavant, le  cœur battant, il est venu annoncer à Baya et Fatima son désir de vivre avec Mayssa. —  Comment ça  ? Tu  veux dire, dans le  péché  ? Avec cette traînée ? Il n’a rien répondu. Haroun, son père, a continué de griffonner sur son cahier d’écolier. En réalité, il  écrivait des  mots mystérieux, audelà du  réel sur lequel, visiblement, personne n’a prise  : «  Tout le monde regarde. Qu’est-ce que le péché ? N’aie pas peur. » — Dis quelque chose, toi ! l’interpelle Fatima. Alors, forcé d’endosser le rôle trivial qu’on veut lui faire jouer, il a dit : — Peut-être qu’on pourrait organiser une fête ? Devant les regards ahuris qui lui font face, il s’empresse d’ajouter : — Je veux dire, un mariage. — Il n’en est pas question. Cette fille habite seule avec, soi-disant, une copine. Ses parents l’envoient du  bled en ville, et voilà ce qui arrive quand on n’éduque pas ses filles. — Qu’est-ce que le péché ? demande Haroun. — Eh bien, c’est tout ça ! hurle Baya. Tu te rends compte ? Qu’estce que vont dire les gens ?

—  Oui, acquiesce Fatima. Tu  dois réfléchir aux conséquences, Kamel. Si tu épouses cette… — Mayssa, Mama, elle s’appelle Mayssa. On n’a pas parlé mariage encore, je te rassure. —  ON  ! À elle, tu  demandes un avis, c’est ça  ? Et  nous, tu  nous mets devant le fait accompli. —  Lorsqu’elle est venue, l’autre jour, avec son air hautain et ses figues… — Elle sait que tu aimes les figues, Baya. — … Elle n’a même pas voulu s’asseoir ! Il n’y avait rien à dire, elles étaient tellement furieuses que Kamel s’en est allé en claquant la porte. Il avait besoin de  réfléchir. Il  a tenu bon. Deux mois. Deux mois chez Mayssa, la colocataire ayant eu la gentillesse de s’éclipser le plus souvent possible. À la menuiserie, son père lui donnait des nouvelles. Au bout d’une semaine, il lui a dit : —  Viens, tu  es leur enfant. Elles ne te chasseront pas. Viens les voir. Ce qu’il a fait. Fatima et Baya, à chacune de  ses visites, l’ont nourri comme s’il revenait du  bagne. Elles lui demandaient de  les accompagner au marché ou en ville, rien que pour montrer au voisinage que leur cher Kamel était bien là, que tout n’était qu’harmonie et bonheur. À propos de  l’affaire Mayssa, Baya recommandait le  silence  : Le  silencieux l’emporte sur le méchant, disait-elle.   Après deux mois de vie commune et ce qu’ils ont appelé l’épreuve de la grossesse, Mayssa et Kamel le sentent bien : tout est fini. C’est Mayssa elle-même qui propose de le raccompagner chez lui. Elle n’est pas triste. Elle est furieuse. Non, elle n’est pas furieuse. Elle

est profondément blessée. Et triste. Oui, finalement, elle est triste, mais elle ne pleure pas. Pas encore. Mayssa le ramène donc chez lui, dans sa petite voiture. — Réfléchis. Prends ton temps. Je t’attendrai. — Tu me diras pour le… — Oui, bien sûr. Je te dirai. — On dîne ensemble demain, si tu veux. C’est tellement dur de  mettre un point final. Elle est convaincue qu’il reviendra un jour. Tout à elle. Comment peut-on répondre à l’appel du cœur lorsque celui-ci est divisé ? Il sombre dans la mélancolie, il ressent avec acuité l’horreur de son geste mais ne peut rien faire. Il souhaite mourir, disparaître.   Kamel a donc repris le  chemin de  la maison familiale, Baya, moyennement rassurée, infusant par à-coups son venin. Une fois, elle dit : Une femme digne de ce nom ne doit jamais chercher à éloigner un homme de  sa propre mère. Une autre fois  : Tout acte digne doit être béni par les parents. Ou encore : Satan, pour arriver à ses fins, prend parfois les  traits de  l’innocence et de  la beauté. Ou encore  : Les  hommes irréfléchis sont comme des  chiens, ils suivent leurs instincts et reniflent sans arrêt le cul des femelles. Il hurle intérieurement de  colère et de  douleur, recevant parfaitement les  piques de  sa grand-mère. Que savez-vous au juste d’elle ? est-il tenté de crier, impuissant. Il marche dans la  rue. Il  erre. Il  ne veut plus aller dans aucune maison. Il est furieux après Baya. Comment se dépêtrer de tout ça ? Il  en veut au monde entier. Mais il  ne peut empêcher que les  mots de sa grand-mère s’insinuent dans son esprit. Alors il dirige sa haine vers Mayssa, l’amour de sa vie. Parce qu’il est difficile de  croire en soi. Il  est difficile de  braver l’entendement général sous prétexte qu’on aurait eu la bonne intuition, seul contre

tous. Les condamnations sans appel de Fatima et de Baya reviennent insidieusement dans sa pensée. Il ne dira rien aujourd’hui. Ni demain. Mais l’idée que Mayssa ait pour seul objectif de  l’éloigner des  siens revient l’occuper. Alors qu’elle sait ce qu’elles ont souffert, ce que je leur dois.   Ils se retrouvent encore une ou deux fois à la pizzeria du quartier. Il  ne dit plus grand-chose. Elle non plus. Déjà, un autre Kamel lui emboîte le  pas, lui susurre cruellement combien est laide et sophistiquée cette femme, combien elle peut être trop désordonnée dans sa vie, trop folle. Maintenant elle invente une grossesse pour me garder dans ses filets, elle est carrément diabolique. Sa mauvaise foi, induite par un sentiment de culpabilité, de lâcheté, puisqu’en réalité il  n’a pas été à la  hauteur de  l’annonce de  la grossesse, ne lui saute aux yeux que plus tard, dans la  soirée, lorsque, alors qu’ils sont sur le point de se quitter, Mayssa mentionne avec une nonchalance feinte, en retenant de justesse la nausée qui monte en elle, qu’elle a décidé de rejoindre ses cousins en France. — Ce sont eux qui m’ont invitée. — Tu… Mais… Et comment… — Oui. Ils le feront là-bas. Il en est encore temps. Alors, comme un clown pathétique, il  a éclaté en sanglots. Le cerveau, décidément, joue des tours surprenants. Cet amour dont il  croyait s’être affranchi en douceur, presque sans souffrance, lui éclate à la  figure. Il  n’est tout simplement pas capable d’envisager de  vivre mutilé ainsi de  la seule femme qu’il pourrait jamais aimer. Elle lui sourit, l’embrasse sur les deux joues. Il la regarde s’éloigner, le cœur en miettes, et enregistre pour la dernière fois (mais cela, il ne le  sait pas encore) l’image de  cette femme élégante dont les  talons résonnent sur le  trottoir, tandis qu’un homme se retourne sur son passage.

  (Mouna écrira plus tard : « Lorsqu’on croit aimer, on n’aime pas. Et lorsqu’on croit ne pas aimer, on aime quand même. Le fait est que le questionnement même sur ce sujet n’a pas lieu d’être. »)

11 avril 1985 Mayssa se raconte que sa mère est décédée en la  mettant au monde. Et que c’est à cause du  père. Parce qu’il envisageait de  se remarier. Ce qui n’est pas complètement vrai. En réalité, sa mère avait, diton, attrapé une infection à l’hôpital. Elle en serait morte quelques jours plus tard. Mayssa n’en croit rien. Pour elle, la  mort de  sa maman était préméditée. Il  l’a tuée. Ou laissée mourir. C’est pareil. Car  il  n’a pas daigné appeler le  docteur alors qu’elle saignait abondamment. Lui n’avait qu’une idée en tête  : épouser ma tante (la  jeune sœur de ma mère). Lorsqu’elle est morte, on a dit au père : seule la tante maternelle peut remplacer la mère, tes enfants seront aimés. Tu parles. Elle n’est pas et ne sera jamais notre mère. Mon grand frère m’a raconté qu’un jour que je régurgitais du lait sur ses cuisses elle m’a secouée si fort que j’en ai perdu connaissance. C’est mon frère qui m’a sauvée. Il la déteste lui aussi. Dès qu’il a pu, il a rejoint nos cousins en France. Cette femme a fait main basse sur la fortune et le cœur de papa. Il faut préciser que la  tante, venue leur rendre visite pour la cérémonie du septième jour du bébé (et aussi pour aider sa sœur, comme ça se fait toujours), a littéralement foudroyé le  père par sa beauté, qu’on disait légendaire. Lui, tous les sens en éveil, bouleversé

par la  divine beauté se tenant là, debout, les  seins ronds et bien dressés sous une robe légère, découvrant la  sublime  femme qu’était devenue l’adolescente boutonneuse dont il  avait gardé le  souvenir, n’eut plus qu’un seul désir  : la  posséder, comme on  dit. La  mettre dans son lit. La scène se conçoit aisément : la mère de Mayssa, dans la  flétrissure postaccouchement, les  yeux cernés, les  seins crevassés, déprimée, vieillie, s’engageant inexorablement dans la  voie du  renoncement et du  fatalisme, devinant l’émoi de  son mari, qu’il n’eut même pas la  décence de  maîtriser, là, devant tout le  monde, les  parents et amis du  village venus constater, dans la  chambre étouffante, la  fin de  cette femme courageuse, entourée de  ses trois enfants, dont le bébé braillait sur son cœur. La pauvre femme, terrassée par la  fièvre, incapable de  se redresser, aurait désigné des  yeux, du  menton, de  tout son corps, les  trois enfants présents autour d’elle. Et prononcé faiblement  : Prends soin des enfants. Il a prémédité son veuvage. Mon grand frère me l’a dit. Ils n’ont même pas attendu le quarantième jour pour célébrer les noces. Et il  s’est donc remarié avec la  tante, comme ça, sans vergogne, alors que l’odeur de  maman flottait encore dans la  maison. Elle se parfumait à la lavande. Les enfants ont fini, tous, par quitter le foyer. Un à un. Mayssa fut la dernière. Inscrite au conservatoire d’Alger. Il a dit : Tu es celle qui ressemble le  plus à ta mère. Elle a été mon plus grand amour, que Dieu ait son âme. J’en ai été écœurée. C’était la  première fois qu’il l’évoquait.  Il faut croire que la perspective d’une séparation délie les langues.   En se remémorant tout cela, Mayssa cherche en réalité à comprendre comment son père a pu à la  fois aimer d’un si grand amour sa mère, et se hâter d’effacer de sa mémoire le souvenir même

de cette passion. Comment a-t-il eu le cran de partager sa couche avec la  petite sœur, sa presque sœur  ! fût-elle sublime, alors que le  corps de ma maman ne s’était même pas encore refroidi ? Il n’a plus cherché à me revoir. Et moi non plus. Je me demande si la maladie de maman ne l’a pas tout simplement épuisé. Lui. L’épuisement est fatal à toute relation. C’est ça. Kamel, lui, a dû anticiper un épuisement : tiraillé qu’il était entre ses mères et Mayssa. C’est ça. Épuisé mais s’accrochant tout de  même à la  vie, mon père a désiré se reposer sur un corps solide, il  a voulu rajeunir. Tout simplement. Comme un animal.   Mon enfant sera la réincarnation de Kamel. Maintenant elle en est sûre, on peut aimer de multiples manières. Ce n’est pas condamnable, et ce n’est pas incompatible avec l’amour, l’unique. Pourquoi ne dirait-elle pas oui à ce cousin, qui lui est, en quelque sorte, destiné depuis le berceau ? Elle se sent prête à envisager le mariage avec lui. Et à l’aimer. Elle cherche la juste équation. Amour = hasard, rencontre, découverte de soi, du meilleur de soi. Fulgurance. Étonnement. Désir. Passion. Image de  soi. Valorisation. Stagnation. Paresse. Épuisement. Et si cela ne débutait pas par le hasard, si l’amour était juste une affaire à préméditer comme étant une nécessité de  la vie  ? Et si on  ôtait la  passion  ? Que  serait-ce alors  ? Amour =  processus non aléatoire. Acceptation. Sérénité. Élaboration. Découverte. Étonnement. Désir. Image de  soi. Valorisation. Stagnation. Paresse. Épuisement. Et voilà. Toujours la même issue. La boucle est bouclée.

C’est ainsi qu’elle s’est décidée, se disant je vais aimer ce cousin. Ça sera viable, sans passion. Les deux seules conceptions de l’amour qu’elle répertorie et croit identifier, qu’elle met, en quelque sorte en équation, sont celles qui, selon elle, correspondent à la  vérité du  monde. Elle se dit que cet homme-là, le lointain cousin, pas si mal, va l’accompagner toute une vie durant, tranquillement, avec amitié et bonté. Car on  dit de  lui qu’il est bon et généreux et respectueux et de bonne famille, C’est-àdire, a ajouté la  cousine, comme nous. Elle gardera au fond de  son cœur cette chose intacte qui brûle. Kamel. Juste pour elle, en elle. Sait-elle que ce secret va grandir et, telle une marée montante, ou le plus indomptable des fleuves, la submerger et déborder, ravageant sur son passage le  cœur de  Mouna et le  sien bien sûr  ? Sait-elle qu’une fois admise comme vérité toute obsession devient… fanatisme ? Guettant comme un chat sa proie ! Ce qui était sûr, c’est que l’enfant, fruit de  leur amour, elle ne le  sacrifierait pas. Elle allait vivre avec ce secret en elle, qu’elle ne partagerait qu’avec Kamel, plus tard, lorsqu’ils se reverraient. En attendant, l’enfant aura un père, qui l’élèvera comme le sien, parce qu’il croira que c’est le sien. Et puis elle se promet d’aimer le cousin, de lui donner tout son amour, en compensation de sa trahison dont elle ne mesure certainement pas la gravité.   Mayssa ne sait pas encore, toute à ses préparatifs et à la découverte de ce futur compagnon qui ne lui déplaît pas du tout, que, graduellement, elle va en quelque sorte rechuter, s’abîmer dans une raison de vivre mortifère, donc une raison de se laisser mourir. Déjà le  jour de  ses noces, elle adresse une missive à Kamel  : «  19  mai 1985. Je  me marie demain. Je  t’aime.  » C’est sa première lettre à Kamel depuis leur séparation. Qu’elle puisse avoir le cran, ou l’indélicatesse, ou, disons-le, la  cruauté, ce jour-là, de  rédiger son

message d’amour alors même que son pauvre bougre de  mari la  couvre de  baisers, à mille lieues de  se douter de ce qu’elle griffonne, là sur sa commode, soucieuse et comme détachée (un mot pour immortaliser ce moment, espère-t-il), en ce jour où ils viennent de  se jurer fidélité,  etc. (quoique tout autre moment aurait certainement la  même valeur de  cruauté. Nous sommes, en réalité, tellement attachés aux symboles), ne la perturbe nullement. Elle s’est convaincue d’avoir agi en toute bonne foi. Et même si un léger doute l’a effleurée, elle a dû le chasser, se répétant : Je suis juste. Car, sinon, pourquoi aurait-elle eu à le préciser pour elle-même comme ça, sans raison  ? Je  suis juste, se martèle-t-elle. Ah, la  cruauté de l’autoconviction !   (Mouna écrira plus tard : « À quel endroit suis-je sincère ? À quel endroit suis-je juste  ? Combien de  couches recouvrent ma réalité vraie ? »)   Le répit dure cinq ans. Cinq années de sincère amitié, de bonheur quasi total. La  naissance de  Mouna y contribue, offrant de  la petite famille d’immigrés modèles qu’ils forment alors un tableau parfait, enviable et fréquentable. Mais en réalité, Mayssa n’est plus elle-même. L’a-t-elle jamais été ? Lorsqu’elle écrit sa seconde missive à Kamel, nous sommes le 2 décembre 1985, elle inscrit d’abord cinq mots : « Mouna est née ce matin.  » Puis elle ajoute, comme honteuse, hâtivement  : «  Je t’aime. »   Le père providentiel de Mouna a, c’est certain, compté les jours et les  mois, constaté que l’enfant naissait au septième mois de  la grossesse, et en bonne santé, sans qu’il y ait eu besoin de  couveuse comme on  aurait pu s’y attendre pour une prématurée. Il  a

certainement surpris les  infirmières chuchoter sur son passage, se voyant quasiment affublé de cornes. Qu’il n’ait rien dit, cela procède soit d’une incommensurable grandeur d’âme, soit d’une ignorance idiote. Toujours est-il qu’il poussa l’abnégation jusqu’à déclarer, peutêtre un peu trop fort, à qui voulait l’entendre, que sa fille était son portrait craché, allant jusqu’à prendre en photo les petits pieds plats et grassouillets de  Mouna ressemblant en tout point, proclamait-il, aux siens.   Kamel a sûrement été heureux que Mayssa, de qui il commence à se détacher, il  le jurerait (certes, il  pleure encore parfois, les  larmes étant en quelque sorte son refuge, un état de  nostalgie qu’il affectionne particulièrement, qui n’appartient qu’à lui, comme une amie fidèle), ait enfin un bébé. Le « Je t’aime » l’a troublé. Ou alors, ça l’a irrité. Ce qui est sûr, c’est que cette deuxième missive a ravivé le souvenir. Celui de leur petite retraite hors du logis maternel, puis de  la séparation (en douceur, semble-t-il penser). Le  cœur, comme on le sait, dans un réflexe naturel de protection, estompe le souvenir de  la douleur et magnifie les  moments heureux partagés. Il  s’est dit content que tout soit enfin réglé pour elle, et qu’enfin elle puisse donner vie à un enfant, après le sacrifice nécessaire du précédent. Qu’il croit ! Il irait jusqu’à la serrer dans ses bras, s’il la rencontrait par hasard. Car, souvent, il  imagine une rencontre, il  l’imagine apparaissant subitement dans la  menuiserie, dans sa robe violette, le  sourire aux lèvres. Il  en rirait presque en songeant combien ce serait simple et bon enfant. Et surtout, il  n’a pas voulu compter les  mois. Il  n’a pas laissé le  soupçon s’insinuer en lui. Il  a, comme on  dit, appliqué la politique de l’autruche et pensé que le meilleur antidote au poison du  doute serait le  temps et l’oubli. Maintenant que tout est réglé, je suis prêt. Chacun aura un enfant. Chacun de son côté. Moi, une fille.

Ou même un garçon. Pourquoi pas ? Et avec la bénédiction de ma mère et de Baya. La bénédiction d’une mère, c’est sacré. Oui, c’est ça. Ça ne se discute pas. C’est comme ça. Il ou elle s’appellera Nour : lumière. En amour, il  serait partisan, quant à lui, d’une troisième voie  : celle de l’acceptation du destin. Son dogme serait : amour = passion. Devoir. Il se place dorénavant dans la dernière phase du processus à deux variables, celle du devoir. En épousant Meriem, il s’appliquera à être un époux modèle, chassant définitivement de son esprit, espèret-il, l’image douloureuse de ce premier amour. Ainsi donc, il  existerait une nouvelle voie. Pourtant, ne sommesnous pas partie prenante de  la nature  ? Qui, elle, offre à nos âmes l’opportunité de  contempler tellement de  possibles  ? Tout comme les autres êtres vivants dont nous ne saurions trop nous singulariser, n’avons-nous pas d’infinies façons de  nous lier et d’aimer  ? De  la fidélité du  pigeon à la  frénésie sexuelle du  bonobo, en passant par le tranquille détachement du hêtre, ignorant superbement, mais avec grâce, les  appels incessants des  lianes, s’enroulant si coquettement autour de son tronc imperturbable ?   (Mouna écrira plus tard : « Voici donc une évidence : Rien de ce qui existe n’est contre nature. »)   Mayssa finit pourtant par rechuter. Elle s’abîme dans ses absences, sortes de  méditations intenses, durant lesquelles elle s’enferme longtemps, trop longtemps, dans sa chambre, prétextant une migraine  ; ou elle s’acharne sur le  piano de  longues heures durant, le  regard vide, négligeant ses devoirs conjugaux (il  lui arrive même de regarder d’un œil terrifiant son mari comme si ce dernier était un inconnu surgissant inopinément dans sa vie, ce qui était en réalité le cas si on voulait y voir de plus près) ; ou alors elle s’oublie dans ses rêveries tandis que Mouna, réclamant son attention, se jette sur

les pâtisseries, dévorant choux et gâteaux sans retenue, avant d’aller vomir, étourdie et gavée, après les  interminables tours de  manège dans lesquels sa mère l’emprisonne des après-midi entiers.

Mayssa, une nuit d’août 1989 Il fait nuit. Toute la  journée j’ai pensé à ce brin d’herbe. Que je  ne reverrai jamais. Quel a été son destin ? Peut-être qu’un air de flûte serait approprié, pour que je dépasse cette angoisse. N’importe lequel. Un seul son, long, entrecoupé de  quelques trilles. Je  l’entends dans ma tête, le ney. Je regardais ce brin d’herbe. Il  flottait sur l’eau, il  semblait vouloir s’adresser à moi. Joyeux, sûr de  lui, se laissant porter sans se soucier de sa destinée. Et si la vague venait à le submerger ? Maman ! Mouna a crié. Alors je me suis retournée, inquiète. Elle n’avait rien à me dire. Elle voulait juste me détourner de  mes pensées. Elle est tyrannique. Peut-être croit-elle que je  pense encore à Kamel  ? Elle est jalouse. Et  alors  ? Qu’est-ce que ça peut lui faire  ? Je suis là, non ? Je m’occupe d’elle, je joue avec elle. Lorsque j’ai voulu reprendre mon observation du  petit brin, il  avait disparu. Voilà pourquoi je suis si mal. C’était comme si, brusquement, on me refusait le  droit de  respirer. Kamel, lui, aurait compris. Kamel aurait su. Il m’aurait secondée auprès de notre fille. Je lui en veux de s’en être si bien sorti, au fond. L’autre, je ne le supporte plus. Il a proposé qu’on vienne ici, à Nice, au bord de la mer ; je pensais que ça nous réconcilierait. Il n’y a rien à réconcilier, en fait. Il  me dégoûte, c’est tout. Mais on  n’y peut rien. Le  soir même où on  est arrivés ici, alors que je  prétendais avoir une migraine pour ne pas sortir faire une promenade en amoureux (qu’est-ce

qu’il croit ?), il s’est mis à hurler que j’étais une espèce de folle égoïste et sans cœur. C’est ce qu’il a dit. Depuis, il  disparaît toute la  journée et rentre très tard la nuit pour s’allonger tout habillé sur le canapé. Ça ne me fait rien, ça ne m’émeut pas. Je crois que je ne supporte même plus sa vue. Elle a vu ma colère et a fondu en larmes. On  ne peut plus méditer tranquillement dans ce monde. Il a fallu que je la prenne dans mes bras (son petit corps déjà dodu), je  lui ai chanté  : tic tic tic… en espérant qu’elle enchaîne, qu’elle oublie sa frayeur. Sa jolie voix a fini par conclure : Khoukh ou roumane. Un enfant, ça se console vite. Au moment de partir, j’ai voulu la prendre par la main pour qu’elle ne tombe pas, elle est encore maladroite. Elle m’a lancé un regard glacé. Un regard d’adulte. Elle m’intimide. Ma propre fille m’intimide. Mais moi, moi, pourquoi n’ai-je pas droit à une vie pour moi ? Il y a moi et les autres. Pourquoi moi, moi, moi ?   Mouna grandissant, elles deviennent des  compagnes de  solitude, et l’enfant doit porter sur ses fragiles épaules le fardeau de la mère, accueillant les  rares paroles de  Mayssa comme autant de  secrets, indéchiffrables. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Rien. Laisse-moi. Tu vois bien que je réfléchis. Ce regard bleu, ce bout de  ciel tacheté, comme constamment nuageux. J’aimerais qu’elle cesse de  m’interroger comme ça… Elle ne comprend pas… — Maman, je suis là. Moi. — Et alors ? Je le vois bien que tu es là. Mouna est tellement froide, tellement cruelle.   La petite  a beau creuser les  souvenirs endoloris de  sa mère à la  recherche de  quelque trésor dont elle pourrait se nourrir, elle ne

peut en pénétrer qu’une infime partie, cette histoire d’amour, ravageuse, omnivore. Quant au père illégitime, on  peut s’en douter, lassé de tant de négligence à son égard, mis à distance par sa femme et aussi par sa fille, drapées qu’elles sont derrière un voile opaque infranchissable, il s’acoquine avec l’alcool et les amours d’un soir, puis finit tout simplement par s’en aller sans laisser d’adresse.   Mayssa souhaite alors, quelques années plus tard, retourner au pays. Elle veut jouir en toute tranquillité de sa liberté retrouvée. Une grosseur au sein gauche lui fait dire en elle-même avec un soupçon de fierté : mon cœur va éclater. Le pourrissement physique s’ajoute, fatalement, sournoisement, à cet étrange spleen. La  mère et sa fille sont rapatriées, au grand soulagement des  parents et cousins de  France, ne sachant plus trop quoi faire pour consoler leur petite cousine, délaissée, pensent-ils, obligés de  constater, navrés, l’abandon par leur fils du  domicile conjugal. Le  divorce est prononcé aux torts de  l’absent et il  est possible d’affirmer sans crainte d’exagération que Mayssa s’en sort plutôt très bien, puisqu’elle va même bénéficier de  l’appartement d’Alger, sorte de résidence d’été de sa belle-famille ; en échange, elle ne réclamera pas de pension. Elle récupère son piano, son tabouret, ses rideaux, que Kamel aime tant, ses livres et partitions, et ses quelques bibelots.   Je ne suis pas une sainte, je n’irai pas tendre l’autre joue… C’est ce qu’elle a dit à son frère qui s’inquiétait à propos du divorce. Mayssa semble déjà aller beaucoup mieux. Il  faut croire que lui manquait la lumière d’Alger. Elle avait probablement besoin de sentir Kamel encore plus proche. Je  me demande s’il s’est marié, s’il a des enfants. D’autres enfants.

Le soir, elle improvise des  histoires à raconter à Mouna. Ainsi, l’histoire d’amour entre elle et Mozart. — Ce que j’aime, par-dessus tout, dit-elle, c’est sa joie de vivre, et la  fulgurance de  ses intuitions. Je  crois que je  l’aurais épousé, s’il avait voulu de moi. Et si on avait pu se rencontrer. — Tu ne l’as pas rencontré, Maman ? — Si, bien sûr ! Mais pas en vrai. Un soir où je roulais en voiture. Il pleuvait fort. Il a surgi comme ça à mes côtés. — Comme un fantôme ! —  Exactement. J’avais un gros cafard ce soir-là. Alors, je  l’ai écouté. Il  m’a joué une de  ses musiques sublimes. J’en ai pleuré de bonheur. — Alors tu étais triste. —  Non. J’étais reconnaissante. Il  a dit qu’il avait fait un long voyage dans le temps et dans l’espace pour me rencontrer. — Dans une fusée. —  Oui. Une énorme fusée. Quand elle vole, elle enveloppe la Terre entière, mais très peu de gens la voient. — Tu l’as vue, toi ? —  Non. Je  ne l’ai pas vue arriver. Il  était là, c’est tout. C’était comme ça. Comme de la magie. — C’est un magicien, Mozart. —  Oui. Mais si tu  veux, on  peut l’appeler. On  ferme les  yeux, et on écoute le Requiem. Tu veux ? — Non. J’ai peur. Il nous fera mal. On est bien toutes les deux. Avec Mozart pour père, Mouna n’aurait pas été si maussade, si dure, pense Mayssa.   (Quelques notes de  musique dansent sur les  pages de  Mouna, sans portée. Comme libérées de toute contrainte académique.)  

Le matin, elles vont faire leurs emplettes. Chacune son panier. Mouna imite les  pas de  sa mère, portant fièrement son tout petit panier au bras. L’annonce disait  : Dame diplômée du  conservatoire. Donne cours de piano à domicile. Tous niveaux. Les élèves ont commencé à affluer, il  a fallu s’organiser. Faut-il le  préciser  ? Mayssa espérait secrètement que Kamel découvre l’annonce sur le journal et qu’il accoure. Chaque jour, elle se préparait à accueillir un élève, avec l’espoir de le voir, lui, devant sa porte. —  Alors  ? Dis-moi, elle te plaît, ma robe  ? Elle n’est pas trop courte ? — T’es belle, Maman. — Passe-moi mes mules, s’il te plaît. On a bien fait de les acheter, hein  ? Mais donne-les-moi, Mouna  ! Enlève-les, elles sont trop grandes, trop hautes pour toi, tu risques de tomber. — Je veux ça. — Attends. Mayssa essaie d’arracher la  bande en mousse rose qui recouvre les mules. C’est mieux comme ça. Ça paraît moins kitsch. — Tiens. T’as vu comme c’est doux ? — Je veux un chat, Maman. Tu m’as promis. Je vais devoir mettre des bas, il ne fait pas assez chaud et je n’ai pas encore verni mes ongles. Ah mais le  rose avec ma robe jaune, ça va jurer ! Tant pis, après tout, je suis à la maison. — On va préparer le thé, en guise de bienvenue. Et je jouerai un morceau joyeux, rien que pour toi, mon ange. Elle est tellement solitaire. Je lui achèterai un chat. J’espère qu’elle se fera des  amis à l’école. Alors Mozart. Ou  Satie. De  la joie, de  la joie, de la joie. Je suis enfin à Alger.

IX.

Crier. Personne ne sait rien. On trouvera. Sans poser de question à haute voix. Pas ça. Pas ce que tu sais.

Août 2016 Kamel est décédé mystérieusement dans sa cellule. La  famille, soulagée, a organisé l’enterrement, Meriem accusant le  coup sans frémir, prenant en charge à elle seule repas et veillées. Elle ne verse aucune larme, et, parfois, Nour la  surprend fixant sur lui un regard énigmatique, indéfinissable, pouvant être assimilable tout autant à de la haine qu’à de l’effroi, ou à de l’affolement. Mouna aurait reconnu le regard mayssien, d’avant la folie, de sa mère. Kamel, avant de  partir, se serait délesté d’un fardeau, aurait, semble-t-il, passé le  relais à sa femme, soulageant enfin sa conscience, contaminant Meriem et, par ricochet, Nour, comme il l’avait fait auparavant avec Mayssa et Mouna. Quoique, il faut être honnête, Kamel ne peut être rendu responsable du poids du destin et des  traditions sur ses non-choix existentiels, ni de  l’obsession démesurée de  Mayssa à son égard, ni même de  la tyrannie

des remords qui, embusqués dans un coin de la conscience, libèrent, lorsque la  mort s’annonce, leur venin dans les  cœurs de  ceux qui restent et qui n’ont d’autre choix que d’être le réceptacle de la parole monstrueuse et accablante proférée par la  bouche aimée désormais libre, inconsciente, cruelle. Depuis le fameux jour de juillet où, semble-t-il, il s’est confessé à elle, Meriem a pressenti et attendu l’annonce du  décès. Alors, bien entendu, elle a pris le temps de pleurer son homme, avec de l’avance sur le reste du monde.   Nour, lui, ne ressent rien. Ou, plutôt, est comme étourdi. Sa mère, depuis un mois, semble s’être émancipée par procuration, le poussant à se libérer du carcan familial, y compris d’elle. Il s’en serait réjoui s’il ne voyait, en même temps, dans ses yeux, cette détermination quasi haineuse qui fait froid dans le  dos, et le  silence qu’elle oppose au bavardage inquiet de Fatima. Il a attendu Mouna. Tous les  amis sont venus lui présenter leurs condoléances. Il  n’a fait qu’attendre Mouna. Sans en laisser rien paraître. Un jour pourtant, elle finit par appeler, rapidement, elle bafouille quelques regrets et propose un dîner chez elle pour, dit-elle, se voir entre amis, avec les  autres. Nour ne lui en veut pas. Elle est d’une autre espèce.   Il annonce qu’il sort dîner avec ses amis, et tire la porte derrière lui, honteux de se sentir si joyeux. — Il aurait dû rester, lance Fatima. Imagine que des gens viennent pour les  condoléances. Ça ne se fait pas, ils ne trouveraient aucun homme à la maison. — Il est jeune, lâche Meriem. Et puis, il est tard. On n’a qu’à ne pas ouvrir.

Fatima ne répond pas, son silence comme un lourd reproche agace Meriem, qui soupire intérieurement. On rallume la télévision malgré le deuil récent. — Qui a allumé la télé ? hurle Fatima. — Moi, éclate Meriem. Ce n’est pas la peine de faire semblant. En réalité, tu  le  sais bien, plus personne ne vient nous rendre visite. Arrête de pleurer, tu t’en fous de Kamel, de toute façon. — Quoi ? Kamel, mon fils ? Tu oses prétendre… — Tu n’es jamais allée le voir quand il croupissait en prison. — Mais c’est toi qui ne voulais pas… —  J’ai juste précédé ta pensée. Y en a toujours eu que pour Haroun. Kamel, vous l’avez ignoré, vous l’avez brimé, alors qu’il travaillait comme un fou. Vous en avez fait un mollasson, un pleurnichard. Je  te préviens,  je ne  veux plus que tu  te mêles des affaires de Nour. Je ne vous laisserai pas détruire aussi mon fils. — Mais elle est folle ! Baya, qui somnolait sur son fauteuil, se redresse. Elle fait signe à Fatima de  se calmer. Elle la  connaît bien. Elle sait que très peu de  choses ont pu l’ébranler dans  sa vie. Lorsque l’on naît quasiment dans la  rue et sans famille, on  ignore l’apitoiement. Cette vieille femme qu’elle a connue enfant n’a jamais agi qu’en la mimant, elle. Ce que Baya a enseigné à Fatima n’était hélas que gestes et paroles. Artifices de  la vie sociale. Alors bien sûr, Meriem ne croit pas aux larmes de Fatima. A-t-elle raison, pour autant ? — On a tous un cœur et une tête, Meriem, ma fille. On sait que tu es fatiguée, alors repose-toi. Fatima a fait ce qu’il fallait pour son fils. C’est vrai qu’il n’a pas eu de  chance. C’est la  faute du  destin. J’aurais dû mourir à sa place. Dieu n’a pas voulu me prendre. Elle ajoute : — La télévision fait passer le temps. Comment on faisait avant ?

Mais où puise-t-elle toute cette force ? se demande Meriem.   Bouleversée, elle décide de sortir et claque la porte, sans dire où elle va, malgré l’heure tardive, malgré l’interdiction sociale tacite, pour une veuve, de quitter le domicile conjugal avant quarante jours. Ses pas la  mènent chez sa mère, qui accueille, surprise, les  gros sanglots de sa fille. Elle devine que Meriem ne pleure pas seulement Kamel. Elle voit bien qu’elle est ailleurs. Au bout de quelques heures, elle lui dit  : Mais que va penser ta belle-famille  ? Tu  dois retourner chez toi. Il  n’a jamais échappé à la  mère de  Meriem que sa fille accordait la  majeure partie de  son temps et de  ses joies à sa bellefamille, négligeant les  siens ou les  reléguant à un statut inférieur, comme honteuse, ou plutôt, comme démesurément séduite par les autres, par Baya et Fatima, dont les personnalités orgueilleuses ne souffrent aucune concurrence sur leur terrain. Alors, ayant fini par intégrer ce fait, c’est elle à présent qui serait prête à renvoyer sa fille dans son foyer, après lui avoir concédé un temps auprès d’elle, le temps du relâchement, du refuge dans l’amour discret et constant du cocon originel. En réalité, Meriem ne veut pas sombrer dans la  mélancolie, elle est résolue coûte que coûte à accompagner son fils dans sa vie d’adulte. Elle retournera à la  maison et se reprendra en main bravement, sans rien dire, elle le sait.   Mouna attend Nour et les autres. Ce qu’elle ressent  ? Rien. Nour et sa bande, comme elle les  appelle, sont devenus des  amis. Quelque chose qui fait plutôt du bien. Lorsqu’elle les observe, Mouna se dit parfois qu’ils sont là par sa propre volonté, qu’ils pourraient être ailleurs, par sa propre volonté, aussi. Je suis maître à bord. Nous sommes tous maîtres à bord.

Elle aime cette idée de  possession, ou, plutôt, d’emprunt, pour un temps, cet échange amical devenu plaisir, de  pensées intimes et de rires. Nour arrive le premier dans l’appartement. Il semble fébrile. C’est qu’il a décidé de franchir le pas. Il se laisse tomber près d’elle, essoufflé. — Ça va ? Je suis désolée, je n’ai pas pu venir à la veillée… — Oh ! c’est passé maintenant… — Il te manque, n’est-ce pas ? Pas tant que ça, est-il sur le point d’avouer, se retenant de justesse par respect pour la mémoire de son père. Alors, il dit : — Tu sais, mon père, c’était un mélancolique. Et maintenant, il est mort. C’est peut-être ce qu’il souhaitait. Depuis le  jour de  son emprisonnement, il n’était plus le même. Il s’est mis à nous regarder comme si nous étions des fantômes. Je crois qu’il est devenu fou. Ou quelque chose comme ça. — J’aurais voulu le rencontrer, dit-elle. —  Ah  ? Il  t’aurait aimée. Je  veux dire  : tu  as dans les  yeux la même mélancolie. — Et ta mère ? — Ça va… Enfin, je crois. Papa n’a jamais rien choisi. Je ne veux pas lui ressembler. — C’est pour ça que tu n’aimes pas la verticalité. Il ne comprend pas bien ce qu’elle dit. Elle sait qu’il n’a pas compris. Elle sait que  : «  La pensée surgit, limpide, sans mots. Aussitôt, le  langage s’en empare avidement, restitue, construit, ordonne, en affaiblit la fulgurance. » Elle ne bouge pas. Elle apprécie et mesure l’avancée gigantesque, pour ce grand bonhomme si gauche, que constitue le seul fait d’effleurer

mes jambes. Elle note  : «  Nour étouffe sous l’emprise de  la matière, d’un érotisme insoutenable. » — Tu as griffonné quelque chose, là, n’est-ce pas ? — Bof, juste des idées comme ça que je ne veux pas perdre. — Ah. Quoi, exactement ? — Exactement, je ne peux pas dire. Quelquefois, c’est impérieux. Elle note : « Quelquefois, c’est impérieux. » Il lit, penché par-dessus son épaule  : «  Érotisme insoutenable. Comme une petite rivière que l’on entend sourdre, assourdissante, têtue, sous le  vacarme du  torrent. Comme s’il était impossible d’ordonner son chaos intérieur. » Elle s’empresse de fermer le cahier. Il doit réfléchir à la suite à donner à cette situation si singulière. Il est en train d’évoquer la mort récente de son père, mais tout ce qui lui importe là maintenant, c’est d’être auprès de Mouna, de la sentir. Leurs deux cuisses s’effleurant, il suffoque tout en continuant à parler, car, s’il s’arrête, il  tentera de  commettre l’irréparable, il  sera bien entendu maladroit… Mais non, il  ne peut pas. Il  ne sait pas faire. Pourquoi est-ce si compliqué ? Les autres tambourinent à la  porte. J’essaierai une autre fois. Il essaiera une autre fois. Très vite, la table est mise, et les pizzas sont disposées au centre. On sort bouteilles et verres, le chat que personne ne surveille ne sait plus où donner de la langue, se régalant d’anchois et de courgettes. — Eh, toi ! Il s’appelle comment, ton chat ? — Le chat. Allez, viens. Elle le dépose sur son fauteuil favori, recouvert de poils. On se met donc à table, tout le  monde remarquant l’aspect chaotique du  salon, qui a certainement été, jadis, coquet, avec ses

petits fauteuils ronds dont le bois semble rongé par les mites, et ses rideaux aux couleurs assorties, passées maintenant, pièce envahie de poussière et de vieille paperasse que Mouna ramasse pêle-mêle et jette par terre dans un coin. — C’est un lieu qui a l’air d’avoir été déserté depuis la guerre, au moins, chuchote Kouky à l’adresse de Selma. Le piano, un joli quart de queue, est fermé, le  pupitre recouvert de  partitions jaunies. Le  cœur de  Nour se serre subitement lorsqu’il voit le  tabouret, comme s’il y reconnaissait l’empreinte de  son père. Il est vrai que Kamel en avait fabriqué un à peu près semblable. Pas aussi joli. Son coussin n’avait pas cette belle tapisserie, et les  clous n’étaient pas dorés. On l’avait posé près de la fenêtre. Il ne servait à rien. Mais Kamel l’affectionnait particulièrement, refusant de  le vendre aux clients. Nour se souvient qu’il aimait s’asseoir dessus et le faire pivoter jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il se sente bien haut, alors que son père le  regardait en souriant mystérieusement. Puis Kamel le  tournait dans l’autre sens avec vigueur, provoquant cris et rires de l’enfant, comme dans un manège dangereux, pour le faire revenir à la position initiale. Alors Nour, machinalement, s’assoit sur le  tabouret et recommence le jeu, revient tout seul à la position de départ, les yeux fermés. Lorsqu’il les  rouvre, il  surprend le  regard de  Mouna sur lui, dont l’expression intense l’effraie et le  bouleverse à la  fois. Elle détourne très vite les yeux, et Nour essaie de  décrypter cette dérobade, inquiet de  ce qu’il croit entrevoir, incapable de  fixer sa pensée, comme l’impression d’un moment déjà vécu, lointain. — J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise, annonce Kouky. — La bonne ? —  La bonne, c’est que notre proposition de  créer une revue est non seulement acceptée, mais soutenue par le conseil scientifique.

— La mauvaise ? — La mauvaise, c’est qu’on a carte blanche. Et tout juste un mois pour finaliser le projet et proposer un numéro zéro. —  C’est trop court comme délai, lance Yacine. Fallait pas mêler le conseil scientifique à ça. C’est notre projet, on fait comme on veut. —  Ben voilà. C’est pour ça que je  dis que c’est une mauvaise nouvelle. — Y a plus qu’à s’y mettre, réplique Selma joyeusement. La conversation s’anime, Nour, silencieux, obsédé par l’image de  son père, par le  sourire comme innocent de  Kamel, réalise maintenant l’absence. Des larmes jaillissent, abondantes, qu’il n’essaie même pas de  retenir. Il  hoquette, il  n’en peut plus. Personne ne réagit. Il faut bien que le deuil se fasse. Mouna se jette sur un morceau de pizza et le dévore avec avidité en fixant son regard froid sur Nour, comme lorsqu’elle était petite et qu’elle attendait que sa mère se tourne vers elle et lui parle.

X.

Je cherche la lumière. Ta main dans la mienne. Et toujours le ciel.

Les jours passent. Nour n’arrive toujours pas à avouer sa flamme. Mouna semble à la fois douce et glaciale, gentille et distante, elle s’intéresse à lui, à ses histoires de  famille, très attentive. Trop attentive, même. Comme si elle voulait s’approprier les histoires des autres. —  Comme si elle cherchait à se socialiser en s’identifiant à des gens normaux comme nous, tu vois ? —  Elle veut juste vivre, réplique Selma. Elle ne connaît pas le mode d’emploi. Fais gaffe, elle s’accroche à toi, mais ne te donnera rien. Elle disparaît parfois, raconte qu’elle était en mission. En réalité, bien qu’il lui arrive d’aller effectivement en mission dans le  pays, le  plus souvent elle reste allongée au fond du  lit, une bonne partie de la journée, le chat circulant sur son corps.   Tôt le matin, la lumière commence à se glisser à travers les volets fermés. C’est son moment préféré. Elle joue à observer les  rais lumineux qui dessinent sur le  mur des  lignes équidistantes

s’estompant plus loin, de  petites taches sombres perturbent légèrement, une fraction de  seconde, le  temps que passe un oiseau dehors, leur impeccable tracé. Le téléphone éteint, ses pensées figées. Il y a bien eu quelques mois de bonheur, se souvient-elle, après leur retour à Alger. Mais elle a continué à l’attendre sans y croire vraiment.   (Elle ouvre un cahier : « Tu n’y croyais pas vraiment, n’est-ce pas ? Tu savais qu’il ne viendrait jamais. Alors tu as refusé d’affronter mon regard. Mes interrogations. »)   La première fois, inquiet, Nour est venu sonner à la  porte. Elle savait que c’était lui, à la façon timide qu’il a eue de sonner. Puis il est reparti. Son sac de croissants à la main. Je vis avec trois femmes, lui a-t-il dit un jour. Ma mère, ma grand-mère et mon arrière-grandmère. Elle a survécu à tous ses enfants. C’est moche. Ce n’est pas naturel. Elle note  : «  Qu’est-ce qui est moche  ? Qu’est-ce qui n’est pas naturel ? » Un autre jour, elle écrira  : «  Le spleen est un état mélancolique choisi, une saveur entretenue pour ne pas s’en sortir. » Le jour où cette idée sur le  spleen (qui allait affleurer dans son esprit bien plus tard) a commencé à germer au fond de sa conscience, elle s’est secouée, se disant (c’était son alibi) qu’il lui fallait tout de même goûter aux croissants. Elle commençait à avoir faim. C’était la troisième tentative de Nour (qui avait de plus en plus de mal à se concentrer au travail, dont l’humeur s’était considérablement dégradée) se tenant debout derrière la porte, persévérant, nullement honteux de  son insistance, convaincu  qu’elle était bien là, de  l’autre côté, elle aussi, ayant, il est vrai, perçu le frôlement de ses pieds nus sur le carrelage.

Alors elle a ouvert la porte, le regard cerné, mais dans lequel une lointaine, très lointaine lumière commençait à percer. Ce garçon m’aime telle que je  suis  ; cela, même si elle s’obstine à l’ignorer, la  flatte et, inconsciemment, allège ses épaules du  poids dont elle continue à les charger. La vie prendra le dessus. Ils font un café. Il ne pose pas de  questions, mais observe face à lui un corps amaigri et malade. L’évier est jonché de vaisselle sale. —  J’ai pris du  retard, je  dois aller à Constantine pour une enquête. Je  vais être encore partie pour quelques jours. Mais cette migraine… Le prétexte qu’elle s’apprête à construire se dérobe à son esprit. Elle se tait. — Je viens avec toi. (Il ne veut pas la laisser s’enferrer dans son mensonge, son truc de  migraine.) Je  te raconterai l’histoire de  ma famille, qui commence justement là-bas, au cœur de  la ville aux ponts. Il prononce ces derniers mots avec une emphase qui le  surprend lui-même, comme gonflé d’orgueil soudain, plein de sa filiation.   Tôt le lendemain, ils prennent la route pour Constantine. Nour se souvient du petit village de Baya. — La grand-mère de mon père… — Baya ? — Ah, tu t’en es souvenue ? Je t’ai dit son nom ? — Oui ! — Eh bien, Baya est originaire d’un petit village tout près d’ici. Si j’en avais le courage, je… — Oh oui ! S’il te plaît. Allons-y. —  Mais, pour être franc, c’est une histoire compliquée. Et puis, je ne connais pas du tout sa famille. — Tu sais comment ils s’appellent ? On cherchera.

Ils questionnent un vieux monsieur qui somnolait sur une grosse pierre. Le village des Beni Hadid est là, après le deuxième virage, en descendant sur le chemin de pierres en direction de la rivière. —  Dire que Baya a grandi ici. Sur ce coin de  terre. Mais je  ne retrouve pas les  lieux comme elle les  a décrits. Peut-être un peu le village colonial. Et, tiens, la fontaine ! Elle paraît tellement petite, pas comme je l’ai imaginée. Autour, désormais, des bâtiments se dressent. La voiture ralentit à la sortie de l’école. Un groupe d’enfants court déjà dans ce qui reste des  champs. Nour aperçoit une petite fille portant un pantalon de laine sous une robe fleurie. C’est peut-être une lointaine cousine, une autre Baya qui aura des histoires à raconter. Ils s’arrêtent devant de  magnifiques figuiers dont les  branches fragiles ploient sous le poids de fruits déjà bien mûrs. —  Il n’y a personne, pas âme qui vive. Je  vais en cueillir pour Baya. Comme des voleurs, ils grimpent sur la murette et se servent aussi vite qu’ils le peuvent. Se remémorant les  histoires de  Baya, ses recommandations (Il faudra que tu manges un jour une figue à même l’arbre. La sensation est différente), Nour décide de grimper à l’arbre et Mouna le suit en riant. Les yeux fermés, il prend le temps de chercher en lui ce ressenti dont parle Baya. Mouna respire l’odeur forte de l’arbre. Elle ferme à son tour les yeux et lèche le liquide blanchâtre.   Elle écrira plus tard : « Le goût de la figue sur l’arbre de sa grandmère m’a réconciliée avec Kamel. Mon père. »   Plus du tout de maisons comme celles du hameau où vivait Baya. À la  place, des  bâtiments qui semblent neufs malgré leur

délabrement. Comme rongés par la désillusion. Il y en a une dizaine au moins, tous identiques, que jouxte un bidonville vaguement dissimulé derrière un mur. Bien que déçu, Nour respire à pleins poumons, il cherche dans ses souvenirs, dans les odeurs de bois brûlé qui leur parviennent, quelque chose qui aurait subsisté. — Un autre monde est là, indifférent à mon histoire. —  Oui, répond Mouna. Ou alors c’est le  même monde qui s’est refait une beauté. — Tu as raison. Nous ne sommes plus les mêmes et pourtant nous sommes toujours les mêmes. Ils reprennent la  route, et Nour, encouragé par Mouna, raconte l’histoire de sa famille. —  Baya a vécu ici les  quatorze premières années de  sa vie. Puis elle a été mariée à un homme qui avait déjà une femme. Elle a dû quitter son village pour aller vivre à Constantine. Mais dès qu’elle a eu son enfant, mon grand-père Haroun, elle a été répudiée. Ils ont gardé Haroun. Alors un jour, elle l’a enlevé et a fui avec son bébé jusqu’à Sétif. — Toute seule ? — Oui. Toute seule. Et Nour raconte maintenant à Mouna, et c’est la voix de Baya qui remonte du fond des âges : J’ai accepté qu’il soit baptisé et qu’il porte le  prénom de  Vincent. Mais au fond de  moi, dans mon cœur, je  l’ai toujours appelé Haroun. C’était pour le  protéger pendant la guerre. Comme il avait les yeux bleus, on le prenait pour un Français. Tout au moins un métis, vu qu’il avait quand même de sacrés cheveux crépus. Ça, ça ne vient pas de ma famille. On  a de  beaux cheveux, nous. C’est les  autres,

les Abdelouahab. En réalité, sous leurs faux airs de nobles, ils nient leur ascendance gitane, tu  vois  ? Ce ne sont que des  Gitanos. Des  Mauros. Ceux-là sont pires que nous. De  vrais sauvages. Ce n’est que récemment qu’ils ont découvert la  civilisation, qu’ils ont commencé à se laver, alors, ils n’ont rien à nous apprendre… —  Encore aujourd’hui, quand Baya parle de  lui et qu’elle sent venir un danger quelconque, elle l’appelle Vincent.   Une certaine Julie Saindoux, ce fameux soir d’août  1938, s’abîmant comme de  coutume en d’intenses et interminables prières nocturnes, vit en songe l’ange Gabriel lui-même qui semblait lui annoncer la fin de son calvaire, c’est-à-dire l’arrivée imminente d’un enfant à chérir. Il  faut dire que son époux, pétainiste notoire, zélé, gras et suintant, grand amateur de belles chairs, passait le plus clair de son temps au bordel de la ville, au vu et au su de tous, négligeant ses devoirs conjugaux et de bon chrétien. C’est ce soir-là que Baya et le  petit Haroun, tremblants de  peur et de  faim, frappèrent à leur porte. —  Oui, Mouna, elle a fui la  ville toute seule avec son enfant. Ils ont pris le train jusqu’à Sétif. Il faisait chaud. C’était l’été. Mon grandpère était encore bébé. Il avait à peine deux ans. Ils ont couru jusqu’à une ferme à la sortie est de Sétif. Il y avait cette immense allée de  cailloux blancs bordée de  palmiers, c’est par là que nous sommes entrés. Moi j’ai foncé au hasard, j’étais tellement  fatiguée. L’allée était sombre, il  faisait nuit mais la  lune éclairait doucement le  chemin, et je  voyais quelques lumières au loin qui

provenaient de  la  maison. Je  savais que c’était une ferme de  colons, donc, pour moi, ils étaient étrangers à mon histoire, je  pouvais les  convaincre de  nous héberger et de m’employer pour le travail des champs ou le ménage. En ouvrant la porte, Julie, le regard exorbité, émue, transportée, crut immédiatement voir en cette apparition la  confirmation du songe. Elle nous a regardés, et c’était comme si elle avait vu descendre les  anges du  ciel en la  nuit sacrée du  vingtseptième jour du ramadan. En bonne chrétienne, elle décide très vite d’engager Baya à son service, et surtout, d’adopter ce joli garçon « européanisable » malgré sa tignasse rebelle. Baya et son fils furent logés dans une petite cabane attenante à la maison, que venait de déserter l’homme à tout faire, rejoignant clandestinement un groupe de messalistes. La ferme des  Saindoux était comme une immense aire de  jeux pour Haroun. Je  nettoyais la  maison, j’astiquais les  cuivres, je  faisais à manger, je  crois que la  bénédiction de  ma mère me suivait. Et  Julie a tout de  suite aimé Haroun, qui continuait à ouvrir de grands yeux sans parler. Mais les  arbres, les  animaux, ça, c’étaient ses meilleurs amis. Il restait des heures dans l’écurie ou accroupi au bord de  l’étang à grenouilles. Ça  ne lui faisait pas peur, les  croacroa, il  prenait une grenouille entre ses doigts et la rejetait sur la berge pour la voir sauter vers son refuge.

Les  Saindoux avaient quelques oliviers et un immense champ de blé. Avec le  temps, j’ai appris à connaître les  ouvriers et les  autres femmes de  ménage. Je  les connaissais tous par leur nom, mais je  les fuyais, car ils étaient susceptibles de  révéler ma présence ici à des  compatriotes de  Constantine ou des  environs. J’avais encore trop peur que les Abdelouahab me retrouvent. Instinctivement, pourtant, ces hommes et ces femmes lui inspiraient confiance. Elle se savait surveillée, comme protégée. M.  Saindoux lui-même semblait effrayé par les  regards fixes et silencieux qu’ils posaient sur lui à chacune de  ses remontrances ou basse plaisanterie. Un  jour, mécontent de  ressentir une trouille inexplicable face à ce mur de  silence, il  a délibérément tenté d’humilier le  palefrenier en pelotant sa femme en public. Celui-ci, sans hésiter, fonça sur lui, la tête en avant. Mais le Saindoux, sur la défensive, s’est vite emparé de son arme qu’il gardait à sa ceinture. L’épouse du  palefrenier s’est ainsi retrouvée veuve à vingt-cinq ans, son troisième bébé accroché à son gros sein encore gorgé de  lait, mais altière, le regard sec, même pas honteuse d’exhiber ainsi sa poitrine, que Saindoux, retirant tantôt le  châle qui la  protégeait, avait tâté de  sa sale patte, tandis que de l’autre il tripotait ses fesses. Après ça, elle a disparu, elle et ses enfants. On ne l’a plus revue. Je me souviens que, ce jour-là, comme ça, le sein à l’air, elle a regardé Saindoux un long moment. Il a fini par baisser les yeux.

Haroun sera scolarisé et suivra parallèlement les  cours de catéchisme en vue de son futur baptême. Tandis que Baya raconte l’histoire de son enlèvement à Mme Julie, celle-ci la rassure : Ce n’est pas un enlèvement  ! Après tout, c’est son fils. Elle a le  droit de  le reprendre. Puis elle se met à échafauder ses plans, à commencer par l’établissement d’un état civil pour l’enfant. Elle le  fait inscrire à la mairie à son nom à elle : Vincent Saindoux, usant ainsi des faveurs accordées à son mari, il lui doit bien ça. On l’appellera Vincent. L’ange Gabriel me l’a envoyé. J’ai tout vu en songe le  soir de  la SaintVincent, lorsque vous avez frappé à ma porte. On  doit respecter les signes, dit-elle en se signant. Les deux femmes devinrent complices, presque amies, à la limite de  cette frontière qu’une subordonnée se doit de  ne pas franchir, partageant l’enfant, constituant cet étrange ménage à trois à propos duquel les  mauvaises langues s’étaient empressées de  propager les  rumeurs les  plus farfelues. Ce cochon de  M.  Saindoux, disait-on, avait engrossé la  Baya, qui, toute honte bue, acceptait  de  s’afficher avec ces mécréants, leur servant à la fois de bonne et de concubine, réchauffant le  lit de  l’un et les  plats de  l’autre. La  Julie, elle, s’était même découvert des  goûts déviants, partageant son lit et son mari avec la bonne, qui, ayant pour seul vêtement son tablier de cuisine, se faisait fouetter au grand plaisir des deux autres, tandis que le petit, à qui nul ne songeait à épargner la  vue de  ces horribles scènes orgiaques, ouvrait des  yeux épouvantés. Voyez comme il  est silencieux et triste. Ne sont-ils pas monstrueux ? Haroun, ou Vincent, c’est selon, circule de la cabane à la grande maison en toute liberté. Baya le  regarde avec nostalgie grimper aux arbres, c’est bien mon fils, ou caresser pendant de  longues heures le petit âne. Il ne rit jamais mais semble heureux.

Tout a commencé ce jour-là, madame Julie, le  jour où l’homme qui allait devenir mon beau-père nous a fait monter, mon père et moi, dans sa calèche. D’ailleurs, je ne l’ai même pas reconnu lorsque, quelques jours plus tard, il est venu demander ma main pour son fils. Donc, il nous a vus marcher sur le  chemin, papa voulait faire quelques emplettes en ville, je  l’accompagnais pour, suivant les  ordres de  ma mère, éviter qu’il dépense trop de  sous, pour éviter qu’il se rende au bar. Car mon père avait ce vice, vous savez, il  aimait bien boire, mais pas trop. On  marchait sur le  bord de  la route, sous un soleil de  plomb, je  m’en souviens très bien. Alors mon père, impressionné par le  beau véhicule et les  chevaux et tout le reste, s’est mis à lui raconter, quand j’y pense, tout ce qui lui passait par la tête. Il a même tenté de verser une larme en évoquant nos problèmes matériels. Écœurant il  était. Mais c’est vrai que, vous devez vous en souvenir, madame Julie, c’était la famine. Il nous arrivait de passer deux jours sans manger. Le  vieux se laissait raconter les  salades de  mon père, tandis que moi je  regardais défiler les  rues propres et les  belles boutiques de  Constantine, et je  priais pour que mon père se taise. Tout en écoutant les  propos maladroits de  l’homme, le  haj Abdelouahab se caressait la barbe, le regard poli, et dessinait dans sa tête la stratégie lumineuse qui venait de s’y inscrire. Il se trouvait que l’épouse de  son fils, son héritier, ne donnait toujours pas d’enfant. Le  fiston s’en était entiché au point de  refuser catégoriquement de  la  répudier. Qu’il prenne donc une deuxième épouse  ! Et  voilà. C’est comme ça que ça s’était passé. Baya, bien sûr, n’en pensait rien.

Bon d’accord, j’étais un peu fière parce que mon fiancé, c’était vraiment quelqu’un. Il  était beau et riche, et j’allais enfin vivre dans la  ville. Tout ça, vous voyez  ? Si c’était à refaire, eh bien, je  le referais. Parce qu’il y a eu Haroun. Vincent. Le petit est maintenant sagement assis entre les  deux femmes, regardant dans le vague. Baya le prend dans ses bras, sous le regard jaloux de  Julie, et Haroun s’endort aussitôt, bercé par le  flot de paroles que sa mère ne semble plus vouloir contenir. Le jour de  la naissance de  mon fils (et elle chuchote) son père est entré dans ma chambre. Il s’est assis au bord du lit et m’a enfin regardée dans les  yeux. J’ai plongé dans ses yeux bleus. D’un bleu étrange, tacheté de  vert, la  pupille démesurée. Il  m’a remerciée, m’a glissé un billet dans la  main, et il  est parti. Il  n’a même pas regardé son fils. Haroun était pourtant tellement beau. Lui aussi a les yeux bleus, vous voyez ? Julie soupire en acquiesçant. Alors que Baya parle, elle regarde l’enfant dans les  bras de  sa mère. Parfaite représentation de  la Madone à laquelle j’ai donné une chance de  survie, en échange d’un statut de seconde mère, certes bien mince, mais Vincent sera un jour à moi. Je  sais qu’il choisira de  vivre dans le  confort et la  joie que je  me promets de  lui offrir. Que ferait-il d’une maman qui ne sait même pas lire ? J’ai attendu que mon bébé soit en mesure de fuir avec moi, que nous puissions quitter la ville ensemble. J’ai bien tout

préparé. Ils l’ont très vite répudiée, l’enfant grandissant auprès de la rivale, devenue sa nouvelle maman. On  négocia un droit de  visite pour Baya, qui retourna chez ses parents, au village. Mais, voyez comme ils sont cruels, madame Julie, je devais me contenter d’observer le  petit derrière les  grilles du  jardin. Alors moi, j’ai tout planifié. Personne n’en a jamais rien su. Pas même ma mère, qui ne pensait plus au gamin. Elle a montré de  l’entrain, proposant chaque jour à son père de l’accompagner en ville. Celui-ci ne se préoccupait plus de chercher un éventuel candidat pour le  remariage de  Baya. Il  faut dire qu’il percevait des « dommages et intérêts » mensuels très confortables que lui versaient les  Abdelouahab en échange de  sa discrétion. Leur respectabilité ne souffrait pas qu’ils soient traînés en justice ou même qu’une quelconque revendication de  l’enfant soit assimilée à un procès pour enlèvement. Cela n’empêchait pas que de  multiples versions de  l’histoire, toutes plus farfelues les  unes que les  autres, soient relayées dans les  foyers de  la ville, certains évoquant des échanges de coups entre les deux rivales, d’autres chuchotant que Baya aurait été surprise dans les bras du jardinier, on raconta même que le  père n’était pas le  père mais plutôt le  grand-père. Le  père de Baya se promenait dans sa nouvelle carriole en civilisé, c’est-à-dire en homme comblé, exhibant sa toute relative fortune. Il ne voyait pas d’inconvénient à ce que sa fille l’accompagne, et même se complaisait-il à rappeler à tout instant à son ex-belle-famille, au cas où elle aurait eu l’idée d’oublier ses devoirs, l’existence, comme une

verrue sur le visage, de cette pauvre femme désormais inconvoitable par d’éventuels jeunes prétendants de  bonne famille, puisqu’elle n’était plus vierge. Lorsque son père se retirait dans l’arrière-boutique pour sa sieste, Baya en profitait pour courir jusqu’au portail des  Abdelouahab. Il  lui arrivait d’apercevoir le  petit, dans une magnifique poussette en osier, en compagnie de  ses cousins. Invariablement, lorsqu’elle l’appelait timidement, il  tournait sa tête vers elle et lui lançait un sourire radieux. Mais aussitôt quelqu’un s’empressait de le conduire à l’intérieur, alors que le petit se penchait par-dessus le  landau, toujours souriant. C’est ainsi qu’elle put l’observer et constater qu’il grandissait, se développait, riait, et même pleurait. Elle le  vit, le  cœur battant, faire ses premiers pas, la  main dans celle de  sa mère adoptive, Daaaddech disait-elle. Elle le  vit même un jour se faire lâchement gifler par une cousine, elle pleura de douleur, cramponnée aux barreaux, impuissante. Elle étudia les déplacements des uns et des autres et échafauda un plan. Tout fut fin prêt : du linge, les billets de train, et même une petite dose d’anesthésiant pour le  cas où l’enfant se débattrait. Il  venait d’avoir deux ans. Baya était devenue une femme forte et déterminée. Elle avait repéré, près du  portail, un passage dans la  haie dense ceignant la  maison, et s’était assurée qu’il menait au jardin. On  pouvait s’y faufiler et progresser, en rampant, jusqu’à la  lisière du parc. Elle se glissa donc dans le passage et, depuis les broussailles où elle avait avancé à quatre pattes, guetta le moment d’inattention où la  gouvernante, appelée pour quelque tâche à l’intérieur de  la maison, laisserait le landau un instant. Elle bondit hardiment jusqu’à l’enfant, le prit, pivota et s’engouffra dans la haie. Il se mit à crier, elle le gifla fortement, pour le calmer, ce qui fit redoubler ses hurlements.

Puis elle le  bâillonna de  la paume de  la main, et rampa à travers les  ronces tout en le  maintenant serré contre elle (comme il  est léger !) ; il tenta de la mordre, mais elle tint bon. Elle le força à boire la  potion et il  s’endormit instantanément. Baya n’eut pas le  temps de  vérifier si la  dose était trop forte, s’il était encore vivant. Elle atteignit l’issue du passage, c’était la rue, vite ! il fallait courir jusqu’à la  gare. Au  bout d’une heure de  calvaire passée à attendre, maintenant son enfant blotti contre elle, embusquée dans un recoin tout près des  rails, elle vit le  train arriver, bondé. Ils  partirent enfin pour Sétif. Lorsque, dans la  voiture, les  regards se faisaient insistants, elle baissait les  yeux et serrait Haroun encore plus fort contre elle. Elle n’avait pas peur. Elle se défendrait, plus jamais on  ne la  séparerait de son enfant. Lorsqu’il s’est réveillé, je lui ai donné du pain à mâchouiller. Il  regardait le  paysage défiler. Ça  l’a occupé un bon moment.  Il a joué avec la  feuille de  figuier que je  lui ai confiée, il s’est enfin calmé et a bu de l’eau. Il ébauchait un sourire puis me dévisageait avec frayeur. Bien sûr, il  était perdu. Je  lui ai tout raconté, je  lui ai expliqué que c’était moi sa mère, que je ne lui ferais aucun mal. C’était encore un bébé, mais il avait l’air de tout comprendre déjà. En tout cas, il  s’est endormi contre ma poitrine, totalement confiant. Fou de  rage, le  beau-père congédia gardienne et jardinier, se faisant encore plus d’ennemis dans le  «  petit peuple  » puisqu’il replongeait ainsi brusquement dans la précarité ses employés et leur famille qui, jusque-là, avaient été d’une fidélité et d’une discrétion

sans faille (bien que, parfois, oh mais presque rien, le  jardinier ait largement servi la  populace en fruits et légumes empruntés à son patron, et que la  gardienne ait alimenté les  fameuses rumeurs au sujet de  la naissance controversée du  marmot) et qui, se retrouvant comme ça du jour au lendemain à la porte du domaine, se vengèrent en colportant les pires ragots au sujet de la soi-disant bonne famille Abdelouahab, qui osait lancer la  police coloniale aux trousses de Baya. Le patriarche menaça le  père de  Baya, lui coupa les  vivres, et, même, insulta haut et fort toute la lignée du pauvre paysan qui ne sut quoi répondre. Mais il y avait des témoins. La famille de Baya, ainsi insultée, bien que silencieuse, attendrait patiemment, elle, de prendre sa revanche. On n’attaque pas impunément la dignité de nobles gens. Des rumeurs finirent par parvenir aux oreilles des  Abdelouahab, qui, désormais, menaient leur enquête discrètement. Baya avait été vue dans le  train Constantine-Alger. C’était assez vague, mais c’était une piste. Les  autres, ceux qui avaient bel et bien tout vu, qui savaient, bien sûr, ne dirent rien. Ils avaient choisi leur camp. La mère de  Baya, qui avait pressenti, on  s’en souvient, que quelque chose de triste allait arriver à cause de cette alliance contre nature, pleura, se lamenta à grands cris, se faisant offrir par les voisines aide et victuailles, se tapant les cuisses de ses deux mains en balançant son corps d’avant en arrière sous les  regards médusés de  ses petits-enfants. On  classa enfin les  Abdelouahab dans la  catégorie des  vendus à la  France, chuchotant ici et là que le  gendarme Untel prenait régulièrement son thé chez ces traîtres, négligeant, quand même, sciemment, de  relater que par la  porte de derrière pénétrait, certains soirs, après la dernière prière, le cheikh Ibn Badis en personne accompagné d’acolytes.

Après quatre ans de  recherches infructueuses et de  misère grandissante, on  n’évoqua plus Baya qu’avec  des soupirs désolés, la  mère elle-même ayant fait son deuil. Que pensait-elle au fond  ? Nul ne le sait. La famine et tant d’autres bouches à nourrir suffisaient à ses soucis…   Lorsqu’ils entrent dans Constantine, Nour en est là  : Baya a fui vers Sétif avec Haroun dans ses bras. — Elle se demande parfois si Haroun lui en a voulu. Toute sa vie, elle a eu peur de  le perdre à nouveau. Longtemps, elle l’a surveillé étroitement. C’est devenu son obsession. Je lui ai tout raconté, je  lui ai expliqué que c’était moi sa mère, que je ne lui ferais aucun mal. Il a joué avec la feuille de figuier que je lui ai confiée, il s’est enfin calmé. — C’est incroyable quand même. Quelle histoire ! —  Oh, c’est une des  versions, j’ai choisi de  te raconter ma préférée. Il  faudra que tu  la  rencontres, ma Baya  ; elle est encore vivante, tu sais ? — Oui, je sais. Dans la voiture, le silence de nouveau les rapproche. Mouna sort son petit calepin. La  voiture ralentit dans les  ruelles envahies de piétons. —  Je dois passer au bureau régional récupérer les  autorisations. Tu me déposes ? Il la  regarde s’éloigner, elle est légère, rayonnante. À son retour, il lui parlera. Ils ont convenu de  déjeuner dans une gargote bruyante, comme ça on devra crier pour mieux s’entendre, a-t-elle dit. Il pense lui aussi

que ce sera le  lieu le  plus intime. Omar Khayyam n’aimait-il pas méditer au fond de la plus obscure taverne ? C’est dans ces lieux bondés et vivants que les  âmes se relâchent et font fi des  convenances. Il  s’imagine lui chuchotant à l’oreille les  paroles les  plus folles. Il l’imagine riant, puis, surprise, lui lancer son regard froid et brûlant à la  fois avant de  glousser en se retranchant derrière son sac. Il  se prépare à la singularité de leur bonheur.   À présent, ils se faufilent à pied, le  gros sac de  Mouna cognant contre son flanc. Au restaurant, il a l’audace de la regarder longuement dans les yeux… Elle semble sourire au monde entier. Le serveur jette sur la table en Formica une énorme corbeille de pain puis revient avec deux assiettes fumantes dans lesquelles flottent de minuscules morceaux de viande dans une sauce grasse d’un rouge vif. Mouna s’empare d’un bout de pain et le trempe. Elle est tellement tranquille, tellement confiante, comment l’arracher à cette joie simple et immédiate ? Il ne doit pas être grave, il n’y a rien de grave à dire des mots comme… Il cherche. — Tu ne manges pas, Nour ? — Si, si, bien sûr. Ç’a été ton entretien ? se surprend-il à bégayer, alors que d’autres paroles obsédantes, chaotiques, se bousculent et veulent jaillir de sa bouche, sans qu’il puisse y mettre de l’ordre. —  Je ne pensais pas qu’on se retrouverait là un jour, toi et moi, dit-elle. Que veut-elle dire ? — Tu veux dire ici, à Constantine ? — Oui, là où tout a commencé. — Quoi donc ? Qu’est-ce qui a commencé ? Son cœur bat. Se peut-il qu’elle tente de le dire, elle ? — Eh bien, ton histoire, celle de Baya, quoi.

— Ça me fait plaisir de découvrir cette ville avec toi, s’enhardit-il à dire. Tu comptes beaucoup pour moi. —  Toi aussi, répond-elle. J’aime cette complicité entre nous. On  pourrait être frère et sœur, tu  ne trouves pas  ? lance-t-elle péniblement, les yeux baissés. — Je ne sais pas. Je n’ai pas de sœur. Ça serait tellement facile si… Ah, il est tellement droit. Et lui : Elle est tellement complexe. Mon Dieu comme c’est difficile. Et elle  : Pourquoi l’ai-je attiré dans ce guêpier ? — Tu es heureux, n’est-ce pas ? — Oui. Et toi ? — Je ne sais pas. Toi, tu as une famille, des amis… — Vas-tu cesser de me le reprocher ? dit Nour, comme une douce remontrance. Elle termine son assiette, goulûment, renfrognée et les  yeux baissés. — Je t’aime bien, Nour. Tu comprends ? J’ai envie de – je dois – te dire quelque chose. Il ne répond pas. Qu’elle ait ajouté « bien » à « je t’aime » le blesse au plus haut point. Elle enchaîne précipitamment : —  J’ai rencontré quelqu’un. Il  me plaît. Je  compte faire un bout de chemin avec lui.   (Elle notera  : «  Le mensonge spontané, irrattrapable.  » Et ajoutera : « Spontané ? C’est tout ce que tu as trouvé à dire, pauvre cloche. »)   Il ne dit rien. Envie de sangloter, de hurler. — Il est tard, tu ne crois pas ? Peut-être devrions-nous passer une nuit à l’hôtel, ajoute-t-elle. J’en connais un pas loin. Correct. J’ai des frais de mission pour ça.

— Si tu veux.   Ils ont marché longtemps, sans parler, puis contemplé le  Rhummel, assis sur un banc. Les  corbeaux ont tournoyé un moment au-dessus du  gouffre. Lorsqu’il a commencé à faire nuit, de  petites chauves-souris ont pris le  relais, frôlant, dans ce chuchotement caractéristique, les  arbustes autour. Il  s’est raidi lorsque Mouna s’est blottie contre son épaule. Était-il triste, lui en voulait-il, ou craignait-il qu’un quelconque gardien des mœurs vienne les déloger ? Elle s’est redressée et a dit : —  Mon père n’est pas mon père. Mon histoire à moi aussi commence ici. — Ah ? Tu veux m’en parler ? — Oui. Il faudra bien. — Rentrons. J’ai sommeil. Aveuglé qu’il est par la  blessure que vient de  lui infliger Mouna, Elle en aime un autre, Nour ne veut même pas écouter les confidences que s’apprête à lui faire, péniblement, sa nouvelle amie. Ils se remettent à marcher, lui prenant de  l’avance, refoulant une colère absurde qui monte en lui. Mouna regarde le  dos légèrement incliné de  Nour, elle repense à ce jour où Kamel, gêné par sa présence, pressait le  pas, comme Nour aujourd’hui, inquiet lui aussi, pressentant certainement quelque grave révélation que pourrait lui faire ce regard bleu.   Arrivés à l’hôtel, ils prennent deux chambres mitoyennes. Accoudés au balcon commun qui domine l’inquiétant ravin, laissant leurs âmes s’emplir du deuil inexplicable de la vie. — Ton père, tu disais… ? (Par décence, il préfère la questionner sur ce père qui n’est pas son père, alors que seul l’obsède ce

«  quelqu’un  » dont elle a avoué être éprise quelques minutes plus tôt.) —  C’était notre secret, à ma mère et moi. Dès que j’ai pu comprendre, elle me l’a dit. L’autre, son mari, ce n’était pas mon père. —  As-tu essayé de  retrouver ton vrai père  ? (Où a-t-elle bien pu le rencontrer ? Elle est tellement solitaire.) — Oui. Pourquoi ? —  C’est naturel. (Elle ment. Je  suis sûr qu’elle ment. Elle veut m’éloigner. Nous partageons les mêmes sentiments, j’en suis sûr.) — Je l’ai suivi toute une journée. Je crois qu’il a deviné qui j’étais. C’est tout. — Hmm… Sentant qu’elle se referme, Nour se tait. Il entend vaguement qu’elle évoque sa mère, leur séjour en France. —  On allait se promener au Luxembourg. Elle était pianiste, tu  sais  ? Elle me disait  : Tiens, ceux-là sont de  chez nous. Des hommes, toujours seuls, engoncés dans des costumes étriqués. Ils nous regardaient passer, se demandant si on en était ou pas. Parfois, maman leur lançait un joyeux Salamou alikoum. À d’autres moments elle me prenait la main et m’ordonnait de regarder droit devant moi. Alors je regardais droit devant moi. Ça dépendait des jours. Et de son humeur. On  rencontrait des  groupes, des  familles, des  gens qui s’allongeaient sur l’herbe. Tu  vois, ceux-là sont inconscients, me disait-elle. Ils laissent leurs enfants sans surveillance. Elle me faisait promettre, la  peur dans les  yeux, de  ne jamais, jamais, trop m’éloigner : Si tu veux courir, il ne faut jamais t’éloigner de ma vue. On  était heureuses ensemble. Son mari ne nous accompagnait pas. On lui achetait ses bières et du fromage les jours de match. Mon père, lui, ne donnait pas de  nouvelles. Au  point que je  me suis parfois

demandé s’il existait vraiment. (Elle inventait constamment des  histoires.) Alors, pour se remonter le moral, elle disait  : C’est mieux comme ça. Son silence. Ça me permet de  le rêver comme je veux. Je devrais lui écrire, lui parler de toi, lui envoyer des photos, pour que tu ne sois pas une inconnue pour lui, lorsqu’il me reviendra. Je n’ai jamais pu tout comprendre mais je  ressens, jusqu’à maintenant, la  force de  notre connivence. Tout était désordonné en elle. Et puis, il y avait la musique…   Dans le  silence de  la nuit, comme adossée à la  bienveillante présence de  Nour, Mouna se laisse aller à la  rêverie. Elle se revoit, enfant, trottant auprès de sa mère dans le parc. Elles s’assoient sur un banc. Mouna, à genoux sur le  gravier, rejetant d’un regard glacé les  tentatives d’approche des  autres enfants, regarde sa mère rire, raconter, volubile (Ah, je  n’aime pas les  Allemands  ; avec leur musique puissante, oui, c’est ça : leur rêve de puissance. Pourtant ils n’ont pas colonisé, eux, ou peut-être est-ce justement à cause de ça. Tu comprends  ? Écoute  : tatatatannn  ! T’as vu  ? Leur musique est trop arrogante, pas tous, bien sûr, il  y a des  individualités, comme Schumann et Schubert –  peut-être était-il autrichien, celui-là…  ?  –, ou trop sinueuse, non, pas les  sinuosités tourmentées des  Russes et Hongrois et autres Slaves. Tu  n’y comprends rien, ma petite, pas encore, mais souviens-toi de  ce que je  te dis là. Un jour, je  te ferai découvrir la monstrueuse érudition de Bach. Qui, au lieu de s’occuper de  sa ribambelle de  gamins, construisait ce qu’il voulait être la  plus implacable des  perfections. Et ça l’est, merde  !). Puis inquiète (J’ai prévenu à mon ancienne adresse, j’ai donné instruction qu’on m’achemine le  courrier. Rien. Il  n’écrit pas). Et  enfin, s’enfermant dans un interminable songe, fredonnant parfois des airs de musique devenus familiers à l’enfant.

  Mouna se souvient de  ce long monologue qu’un jour, bien plus tard, quand elles étaient rentrées à Alger, Mayssa lui avait tenu, cette logorrhée effrayante et flamboyante, qui l’avait tétanisée, et elle, Mouna, n’y comprenant rien ou presque  : L’ouverture de  Lohengrin est à l’image du génie malfaisant allemand, ça commence tout doux. On  croit entendre les  oiseaux chanter dans une nature colorée, papillons et fleurs et joie. Mais quelque chose sourd. Ça croît, ça va prendre à la  gorge. Il  ne va pas faire ça  ? qu’on se dit. Mais si. Brusquement, tout éclate, je  sens mes vaisseaux et mes nerfs se propulser hors de ma peau. Comme lorsqu’on a glissé mon corps tout entier dans cette machine, le  scanner. L’assistant m’avait prévenue  : Vous aurez une sensation de chaleur, peut-être des picotements. C’est normal. À l’intérieur, j’ai fermé les yeux courageusement. C’est alors que j’ai cru éclater. Ça montait, oh, ça montait, Mouna, ma fille chérie, mais je  ne me sentais pas le  droit de  crier  ; il  m’avait prévenue. C’est terrible. C’est violent et brut. Le malheur, c’est qu’on en veut encore, de  cette satanée ouverture. Je  l’ai écoutée des  millions  de  fois. La  prochaine fois, je  me laisserai hurler, ça me fera du  bien. J’ai  sagement écouté le  médecin m’expliquer qu’il n’y avait pas lieu de  s’alarmer. Juste surveiller, faire des  contrôles réguliers, m’a-t-il dit. Baya et Fatima sont sa priorité. Je le sais. Pas moi. Mozart, c’est autre chose. Lui, c’est un enfant qui se joue de tout et de  tous. On  devrait se sentir crétinisé à vie par ce grand esprit. Non, je  ne veux pas en parler. Pas maintenant. Pas à toi, ma toute petite, hein, mon adorée, tu es encore trop jeune, oh, quel mal je te fais là  ! Et alors, qu’est-ce qu’ils ont fait, les  Allemands, le  siècle dernier ? Ils ont massacré leurs concitoyens. Voilà ce que ça fait de ne pas parcourir le  monde. Ça  rend malade. Un jour, on  devra tous voyager, il  faudra que ça devienne une obligation (décret, loi,

subventions de  voyage). Ça peut se faire sans le  prétexte de  la guerre ! C’est à tenter, pour que la musique ne meure pas. Je ne sais plus comment tu as grandi, ma petite Mouna. Je ne sais pas comment te parler. Alors écoute, cette histoire de  colonisation. (Tu comprendras un jour, j’en suis sûre. Pour l’instant, retiens bien ce que je  te dis.) Les  pillages, les  massacres, le  racisme, tout le  monde te les racontera. Mais on ne te dira pas qu’il y a dans cette musique-là quelque chose de l’ordre du chaos humain. Humain. Parce qu’il y a eu rencontre avec les  populations colonisées. Ils ont vu, de  leurs yeux, malgré leur entêtement à l’ignorer (cette malhonnêteté criante), d’autres couleurs, d’autres beautés. Ils ont bien dû retranscrire tout cela dans leur musique. Sais-tu pourquoi Berlioz courait dans le parc en se bouchant les  oreilles  ? Parce que sa musique l’assaillait. Il  y a tout cela dans la  musique coloniale  : culpabilité, amour, souffrance, reniement de  soi et des  autres, vie. Vie, quand même. Lorsqu’on a touché une peau noire, même du  bout des  doigts, on  sait apprécier la douceur. Alors qu’eux, là, les Wagner et Beethoven, ils n’ont certes pas fait (ou donné procuration pour faire) la guerre dans des contrées lointaines. Qu’espéraient-ils trouver, alors, d’autre qu’un désir instinctif de pouvoir ? Ils tapent comme des forcenés sur les touches du  piano. Comme ça. Écoute  un peu cet accord  ! Diabolique, non  ? Est-ce que Claude Debussy s’est révolté, à un moment de  sa vie, contre la colonisation ? Il faut avoir écouté sa musique pour deviner qu’il ne faisait que rechercher, obstinément, à redonner un sens à la vie qu’il menait ; se tournant exclusivement vers les sons les plus tranquilles de  la nature (cascades, chants mis en arpèges), comme pour interroger l’immuable, comme pour ne pas se trahir. La musique, mieux qu’un livre d’histoire, raconte l’humain. C’est pour ça que le  contemporain, maintenant conscient, ne raconte plus rien. Il  faut ne pas être trop savant, trop maître de  son inconscient. Quelque

chose dans les  chants des  Aurès m’interpelle. Et aussi dans la  sueur du  joueur de  mandoline. Quelque chose d’orgueilleux et de  brisé à la fois. Il faudra qu’on écoute ensemble Taos Amrouche. Il faudra que je parle de tout ça à Kamel.   Il est tard lorsque, rompant ce silence infini où il  sent qu’il n’a plus sa place, Nour décide de se retirer dans sa chambre.   (Au moment de s’endormir, Mouna notera : « J’aurais dû être plus attentive à ta musique. C’est là que tu étais toi. J’aurais peut-être saisi quelque chose de ton désordre. »)

XI.

Le monde est un livre qui n’a pas besoin de ces mots-là. Sens-tu mon hésitation ?

11 janvier 1955 Ils avaient promis de  venir le  chercher. Il  est déjà une heure du matin, personne. Ils ont dit : —  Tu ne bouges pas. Quelqu’un viendra te remettre ta feuille de route. Il a demandé : — À quelle heure ? Ils ont répondu : — Autour de vingt-deux heures. Le chef a ajouté : — Ne commets aucune imprudence, petit. Tu ne dois en parler à personne. Pas même à ta mère. Il se sent heureux, grisé. L’autre a juste dit : —  Nous portons haut le  flambeau de  la révolution. Demain sera un nouveau jour, plus rien ne pourra arrêter le cours de l’histoire.

Mais pourquoi n’y a-t-il encore personne  ? Haroun entend les hélicoptères de l’armée. Ils ont dû avoir vent de ce qui se trame. Il doit rester calme, la fenêtre entrouverte sur la cour, comme promis. Peut-être que le messager a senti le danger. Il aura sûrement vu, lui aussi, le remue-ménage. Peut-être se terre-t-il ici, tout près, peut-être faut-il aller le chercher, le secourir ? Mais mieux vaut ne pas bouger. Respecter les  consignes, il  n’y a que ça à faire. Attendre. Haroun a tout bien préparé. L’échelle discrètement cachée dans la  broussaille sous la fenêtre, les explosifs, c’est lourd à porter, mais il s’en sortira, la  mairie n’est pas si loin. Juste deux kilomètres à parcourir. Mais il  faut qu’ils viennent, qu’est-ce qu’ils attendent  ? Que l’armée ait le temps d’organiser sa riposte ? Ça va faire mal. Ça y est, il entend des pas. Le messager est enfin là. A-t-il repéré la  fenêtre, avec le  chiffon rouge bien en vue, étendu sur la  corde, mêlé au linge de  maison  ? Le  voilà qui arrive en courant, les  yeux fous, il  n’a qu’un saut à faire et il  bondit dans la  chambre par la  fenêtre. Il  est agile, on  croirait un chat, ses yeux sont comme retournés au-dedans. Il  fait signe à Haroun, sans parler, de  vite reprendre le chiffon rouge, tandis qu’il fouille le sac. Il s’en met plein les  poches, de  grenades, et se glisse, toujours sans mot dire, sous le  lit. C’est alors qu’une vive lumière éclaire du  dehors toute la maison et qu’une voix forte ordonne à tous de sortir, les mains sur la tête. L’autre n’a pas bougé de dessous le lit. Baya est déjà dehors et crie à son fils de la rejoindre, vite. Haroun descend les  marches, les  mains sur la  nuque. À partir de  maintenant, je  dois me taire et me concentrer, il  faut à la  fois que je comprenne ce qui se passe et que j’anticipe l’avenir. Il n’a pas peur. Pourquoi sont-ils là ? Quelqu’un m’aurait dénoncé ? Mais qui ? Et surtout, que fait cet homme au regard blanc sous mon lit, prêt à tous nous exploser ? Tout le monde est très nerveux, les chiens

lui aboient dessus. S’ils n’étaient pas tenus en  laisse, ils l’auraient déchiqueté. Ça, c’est sûr. Deux d’entre eux sont montés fouiller la  maison. Deux autres gardent Haroun et sa mère bien en vue. Ils ont les jambes écartées, les pieds plantés sur le sol. J’ai toujours voulu avoir des bottes comme celles-là. Puis ils décident de renvoyer Baya à l’intérieur. Alors qu’il fait mine de  l’accompagner, l’un d’eux lui fait un croche-pied, faisant ainsi redoubler les  hurlements de  sa mère, je l’aurais bien giflée moi aussi, Baya, un peu de pudeur, quand même !   Haroun se fait molester sans rechigner, il se sent brave, une sorte d’ivresse le prend. Et, comme il ne veut répondre à aucune question mais écoute attentivement, à l’affût du  moindre renseignement qui pourrait filtrer de  leurs échanges hystériques, il  apprend que plusieurs assassinats viennent d’avoir lieu, ainsi que le sabotage de la ligne de  chemin de  fer  ; et que c’est vers leur maison qu’a couru tantôt le  criminel qui vient d’égorger le maire. Le  jeune garçon est dépité. C’était donc ça. Ils l’ont fait. Et sans moi. Les autres ressortent en poussant l’homme devant eux, talonnés par la  mère qui gémit et se lamente, n’en finit pas d’entrer et de  sortir, se balançant, un pied dedans, un pied dehors, se griffant le  visage, incontrôlable. Ils s’apprêtent à les  pousser dans la camionnette, quand le prisonnier, plus rapide que l’éclair, s’échappe et court en direction des  champs, poursuivi par un chien et les  vociférations stridentes des  hommes. Le  chien le  rattrape par la jambe (les crocs s’enfoncent dans la chair), un dernier appel, puis une rafale de  mitraillette qui fait flamber d’un  coup l’homme et le  chien en une formidable boule de  feu, quelques grenades retardataires prolongeant le  spectacle d’artifice qui s’offre à leurs yeux ronds. Ça s’est passé si rapidement.

Voilà que même maman et les  chiens se sont tus. Je  devrais en profiter pour réfléchir très vite à la situation, mais je ne peux pas. Il se met à vomir, là, sur ses pieds nus. Je ne peux pas bouger, ni me baisser, les  deux, là, me tiennent solidement, un bras chacun. Lorsque les  aboiements, puis les  lamentations de  sa mère reprennent, cela leur fait en quelque sorte l’effet d’un coup de fouet. Ils se remettent à jurer et ils le  poussent dans le  véhicule, tout en éloignant violemment, à coups de pied et de crosse, Baya qui s’accroche à lui en hurlant en arabe, bien sûr, quelque chose comme  : Tu  m’as trahie, tu avais ce criminel dans ta chambre, sous mon toit, tu voulais nous faire tous mourir, que t’arrive-t-il mon fils, ils vont te pendre, qu’estce que je vais devenir, moi ? etc. Je ne sais pas si elle va pouvoir me survivre. Je ne sais pas ce qui va m’arriver. C’est le prix à payer. Le sacrifice. Pour la patrie. Voilà, c’est définitif, je me tais, je ne parlerai plus. Pas un mot. Je ne dis plus aucun mot. Ils ne pourront rien me faire dire. Jamais. Il avait à peine dix-huit ans… Menotté, ballotté dans le camion, Haroun pense son heure venue. Il  ne veut pas prier, sa mère lui aurait certainement suggéré de  le faire. Elle est sûrement agenouillée, les mains jointes et le cœur serré, pleurant toutes les  larmes de  son corps, priant de  toutes ses forces pour que son enfant lui soit rendu. Quelque part, Haroun est heureux. Oui. Heureux. Il  est libre à présent de  se replier sur luimême, de  ne rien dire, car, en réalité, il  ne sait pas. Un jour, il  s’en souvient, il  a failli confier à Baya qui l’interrogeait pour la  millième fois –  Pourquoi tu  ne dis rien  ? À quoi tu  penses  ?  – combien est tragique la répétition incessante des mêmes mots, des mêmes actions. Il aurait souhaité exprimer par un grognement son souhait d’inventer

une langue qui ne dise pas les mêmes choses, qui dirait autre chose, comme, il s’en souvient encore, ce jour-là : Mama, soulève ta robe et laisse-moi revenir dedans, dans ton ventre. Je  choisirai alors l’heure de ma renaissance : celle où tu auras retrouvé les mots essentiels, une combinaison des  cinq éléments et de  nos rires et de  nos larmes et du sifflement du chacal la nuit. Il ne le disait certainement pas encore avec ces mots, car sa pensée englobait en un coup tellement de choses indicibles.   « Les mots ne sont pas à la hauteur », écrira-t-il plus tard.   Les mots ne peuvent pas franchir la  barrière du  corps sans se diluer ou se caser dans un formalisme admis, ils échelonnent, organisent, imposent une chronologie du récit, détruisent finalement la  vaste immédiateté de  l’univers de  sensations qui pleuvent comme un miracle sur ses yeux écarquillés.   Lui rappeler certain soir, en pleine révolte de 1945 près de Sétif, lorsqu’il avait fallu fuir après les  émeutes, la  violence sauvage, l’assassinat des  Saindoux. Ils  avaient couru, couru, et trouvé refuge dans une masure abandonnée. Mère et fils s’étaient regardés longuement. Le vent faisait claquer un volet cassé dans l’unique pièce glaciale, elle avait eu l’air de capituler. Plus rien que le souffle du vent et un hurlement lointain de  chacal. Avaient suivi quelques jours de  pur bonheur, de  silence, de  dialogues réinventés dans le  silence. Jusqu’au moment où il avait fallu encore repartir. Puis une autre ville, au bord de  la mer, cette fois, Rocher-Noir. Puis l’école, qu’il ne commence à fréquenter qu’à l’âge de  neuf ans. L’école, où il  devient la  risée de  ses camarades à cause des  mots qui ne lui viennent pas. Les  mots, toujours les  mêmes, répétés, des  phrases avec sujet verbe complément, des  prières et génuflexions le  matin, les  rires débiles

des élèves devant l’absence de ses mots à lui. Alors on l’a surnommé « le Muet ». Pourtant il parle, il ne dit pas les mêmes choses, c’est tout. Il aime rire, il aime pleurer, bonjour est un mot inutile comme merci, puisque le  regard suffit. Dans son lit, depuis l’enfance, il  invente. Caca pour papa parce que papa c’est caca. Baya ou Bama ou Maya pour Mama. C’est selon les  jours. Parfois, il  dessine avec son index des  lettres imaginaires, et rit lorsqu’elles deviennent si compliquées à imiter, à redire. Lorsque la maîtresse lui demande s’il a appris la leçon et qu’il répond Oui, un grand silence se fait. Certains gloussent dans le coin. Puis la maîtresse de crier : Qu’est-ce que tu attends, Vincent ?! Récite donc ! Comme si elle le lui avait demandé ! Alors il se lève. Il récite. Parfaitement. Des  choses d’une évidence déconcertante  : Le  matin, je dois me laver, dire bonjour… La maîtresse, surprise et furieuse qu’il se fasse prier ainsi, ce morveux, alors qu’il connaît sa leçon, le réprimande. Les élèves, furieux eux aussi de s’être préparés à rire de leur camarade, rient quand même. Le matin, aurait-il eu envie de  dire, je  cherche à continuer mon rêve. La  mère (comme il  l’appelle à ce moment-là, à cause de  la distance que cela instaure, ne voulant décidément rien comprendre) me force à dire ce qu’il y a, me presse de questions, m’assaille : Qu’est-ce qui se passe ? Parle-moi, enfin ! Alors, au lieu d’emprunter le chemin traditionnel, une multitude de  mots pour dire ça, il  répond  Merde. C’est ce qu’il répond. Il reçoit une gifle retentissante. C’est tout ce que tu as à me dire ? Voyou ! Suit une série de jérémiades répétées encore et toujours, comme provenant d’une autre bouche que la sienne, comme si ses propos étaient une de  ces stupides récitations apprises à l’école  : Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter un fils pareil  ? Tu  n’es même pas reconnaissant pour tous les  sacrifices… Sacrifices, Dieu, respect… Tous ces mots qui viennent de partout, cette

façon bête d’insister, de  ne jamais rien apporter de  lumineux. Un jour, elle a dit : Mais réponds ! Je ne parle pas chinois, quand même ! Eh ben, si tu veux savoir, c’est toi le Chinois ! Lui n’a pas décelé l’injure. Heureux enfin de  découvrir qu’il était assimilable à ce peuple (car il  s’empresse de  chercher dans le  dictionnaire). Des  gens souriants, sages, dit-on. Leurs yeux bridés vous disent des  choses belles qui viennent du dedans. Sans qu’il y ait besoin de mots. Cette fois, Mama a été forte, intelligente, intuitive. Il sait qu’elle a compris ce qu’il veut. Ce jour-là, il  a été heureux jusqu’au prochain rêve, ou plutôt jusqu’à la fin du prochain rêve. Depuis le jour où, se promenant seul dans les collines de RocherNoir, il  les a vus arriver, silencieux, le  regard lointain et comme en dedans, il a su qu’il serait des leurs. On les appelait les moudjahidine. Il  les a suivis. Ils ont longé la  rivière, personne ne disait rien mais on se comprenait. Trois hommes au visage émacié, vêtus pauvrement mais élégamment. C’est ce qui l’a attiré, pense-t-il. Leur élégance. Cette aura qui se dégage de  leur personne, comme les  mendiants de Dieu que lui a montrés un jour Baya, sur le livre. Elle a dit : Ces gens-là, ils marchent et vivent de l’aumône des autres. Ils prient pour le salut des musulmans sur terre. C’est leur mission. À moins, à moins, à moins… que ce soit le  surgissement d’un souvenir confus enfoui depuis l’enfance, et dont il aurait des images vagues mais réelles, défilant comme des flashs ou comme une vieille pellicule en noir et blanc d’un film d’enfance oublié, mais titillant la persistance rétinienne du souvenir. Ces hommes, il les avait déjà rencontrés, c’étaient les mêmes peutêtre, ou d’autres, identiques. Une sorte de  communauté en marche silencieuse. C’était en 1945, après les  massacres du  8  mai, à Sétif. Baya courait dans les  champs, le  portant contre son cœur (il était petit et frêle, malgré ses neuf ans révolus). Beaucoup d’autres gens

couraient. Il entendait le cœur de sa mère battre, et respirait sa sueur. Puis elle l’avait posé par terre, le  suppliant de  courir. Alors, pour quelques minutes, il  avait accepté de  le faire, sa petite main dans celle de Baya, trébuchant tous les deux sur les chemins obscurs. Elle tirait, son bras lui faisait mal. Puis l’un de ces hommes l’avait arraché du  sol, il  avait cru voler. L’homme était vigoureux et très grand, et avait, dans le regard, ce quelque chose qui fit immédiatement penser à Haroun qu’il était d’une bonté infinie, comme celle de Dieu. Haroun avait levé les yeux au ciel, écarté les bras. L’homme l’avait serré contre lui et avait continué de courir auprès de Baya, qui, d’un regard, sans un mot, sans méfiance, lui avait exprimé sa reconnaissance.   Ainsi, le  trio de  combattants, futurs acteurs de  la  Libération, prolonge le  rêve de  l’enfant qu’il était à neuf ans, et qu’il persiste à être encore à dix-huit. Lorsqu’ils installent leur campement au bord de  la  rivière, ils se tournent enfin vers l’adolescent, surpris qu’il soit encore là, traînant son corps maigre comme sorti de  quelque conte de  Dickens, les  mains inutiles relâchées au bout de  ses longs bras maladroits. Il s’assoit et partage la gamelle. Tu es perdu ? Tu es seul ? J’habite la maison jaune, au bout de la ville. Les autres se regardent. Tu veux dire, celle qui est vraiment au bout ? Carrée, avec un étage ? Voilà que la  providence leur offre un lieu de  repli inespéré pour l’action de sabotage prévue. Haroun est enrôlé, à son grand bonheur. Ça s’est passé comme ça. Cette nuit-là, il  ne rentre pas à la  maison. Les  hommes, ses nouveaux amis, l’instruisent gentiment. Ils parlent en métaphores, comparant la future nation à une femme violée dont il faudra un jour reconstituer la  virginité. Ils évoquent le  courage d’être, disent-ils, les  promoteurs de  la renaissance du  monde. Ils rêvent d’un éclatant soleil qui déverserait toute sa rayonnante beauté sur la  terre. Ils

disent la  bravoure du  soldat d’aujourd’hui qui retournera demain à la dignité de l’anonymat et de l’amour universel partagé. Puis tout le monde s’endort. Toute la  nuit, il  a observé les  étoiles, heureux comme jamais. Il  repense à tout ça, à tous ces mystérieux discours. Est-ce vraiment ainsi que les hommes ont parlé, ou est-ce lui qui chemine déjà vers sa poésie  ? Il  est encore incapable de  préciser les  choses par des  mots. Il apprendra. Au lever du  jour, il  s’endort enfin, tandis que ses nouveaux compagnons reprennent leur chemin.   Lorsque Baya le trouve, endormi au bord de la rivière, elle s’assoit près de lui et attend son réveil. C’est comme ça, il est comme ça. Mon fils sera poète. Le monde est plein de  fractures, il  n’y a rien à inventer. Juste suivre le flux de la rivière, capter le tourbillon, en faire un monde à raconter. Reconnaître le  désir infini d’une littérature à venir. Sans cohérence, sans objectivité. Juste ça  : un monde qu’on regarde, un livre monde, avec son propre langage.

XII.

Ma cellule, un cylindre. Avec un sommet pointu. Et le ciel tout en haut. Pourquoi ? Alors que le ciel est vaste, et la lumière, généreuse.

Elle dit : Dieu a toujours veillé sur moi. Je retrouverai mon fils. On l’a beaucoup interrogée, elle n’a rien dit. De toute façon, elle n’avait rien à dire, puisque Haroun ne lui a  pas confié son secret. Durant les interrogatoires, elle a réitéré sans relâche son désir de voir son fils, se lamentant, hurlant, priant. Las, le  commissaire ordonne qu’on la laisse partir, et qu’on la suive discrètement. Ce n’est pas sans fierté qu’elle raconte, à qui veut l’entendre, que son fils est un moudjahid de la première heure. Il est vivant. J’en suis sûre, répète-telle pour s’en persuader.   Fatima, petite fille maigre au regard brillant, la  serpillière crasseuse dans la  main, écoute les  récits de  Baya. Émue jusqu’aux larmes, elle se mouche bruyamment dans les  coins de  son foulard. Baya mesure l’effet de ses discours sur la petite. Car dans sa douleur, peut-être inconsciemment, elle continue à planifier son avenir. Toute personne qui a connu la  souffrance sait qu’en soi apparaissent

de menus interstices, au plus profond, de l’ordre de la joie, ou du rire satanique. Y prêter attention est une véritable consolation de  l’âme. Cette petite – comment s’appelle-t-elle déjà ? Fatima ! – peut sûrement être éduquée, programmée en quelque sorte, pour être à la fois l’alliée et la compagne, la confidente, une espèce de serviteur fidèle. Car, même si elle ne se le dit pas en ces termes, Baya sait qu’une grosse lassitude commence à la gagner. Non pas qu’elle soit vieille, elle n’a que trente et quelques années. Mais elle a tellement vécu, elle sait qu’il faudra continuer à entretenir le  foyer pour y accueillir Haroun lorsqu’il reviendra, pour voir grandir ses futurs petits-enfants. Fatima fera une bonne épouse, il  ne reste plus qu’à lui apprendre les  notions de respect et de bonne conduite pour lui tracer un avenir autrement plus radieux que celui de  femme de  ménage et bonne à tout faire dans l’usine de sardines.   Fatima, petite orpheline recueillie à la  Section administrative spécialisée, la  fameuse SAS, jolie malgré ses cheveux crépus et sa peau bronzée, maligne comme une Gitane, s’est constitué un sacré magot en faisant les ménages et la lessive, le week-end, dans les villas de colons. Il lui arrive de chaparder ici et là quelques petits bibelots qu’elle refile discrètement au colporteur. Elle récupère le  pain rassis que les colons jettent négligemment dans la poubelle, elle en emplit un sac, après avoir pris soin d’embrasser puis de  porter à son front chaque morceau, pour remercier le Ciel, car Dieu envoie aux hommes la  nourriture qu’ils négligent, dans leur ignorance, de  bénir, et dont ils ne prennent pas soin. Le  pain est vendu pour quelques sous aux éleveurs de volaille. Baya l’a finement saisi. C’est une femme intelligente. Il est aisé d’en faire quelque chose de bien. La petite est généreuse et sensible. En plus, elle n’a pas froid aux yeux. Elle fera une parfaite alliée. Les  deux

femmes se lient d’amitié, deviennent inséparables, si bien qu’on les croit mère et fille. Un jour, elle lui dit, comme ça, l’air de rien : Si tu veux, tu peux dormir au grenier, dans le  lit de  Haroun, puisque, de  toute façon, il t’épousera dès son retour.   La petite Fatima, en plus d’être rusée, et ce n’est pas un facteur à négliger, sert d’agent de  liaison aux moudjahidine. Elle court dans les  champs, la  jupe relevée jusqu’aux cuisses, sans peur des  ronces, jusqu’au piedmont où l’attend le  camarade dont on  ne lui a jamais révélé le  nom. Alors, elle extrait de  sa poitrine des  papiers froissés volés dans la  poubelle du  commissaire ou dans celle de  l’adjoint à la  mairie. Parfois, lorsqu’elle pressent qu’une réunion de  haute importance a lieu dans le  salon de  l’officier, elle colle son oreille à la  porte et s’en vient répéter mot pour mot les  propos entendus. Le camarade, suspendu à ses lèvres, note fiévreusement le baragouin récité devant lui, qu’il faudra décrypter, dans l’espoir d’en tirer quelque information. Le  fait est que, plus d’une fois, des renseignements de haute importance ont été transmis. Comme ce jour où l’officier reçut un émissaire d’Alger et fut pris d’une grande colère, vociférant (elle fit ce qu’elle put pour restituer le  plus fidèlement possible ses éructations) que les « fell » se terraient chez Boualem, qu’il n’était pas question de reporter le moment de l’attaque surprise, prévue pour le  lendemain,  etc. Ces révélations permirent à la  fois de  sauver in  extremis un bataillon entier de  combattants, et de découvrir le double jeu du traître Boualem, qui s’apprêtait à livrer dès l’aube ses propres hôtes, tapis dans la vaste cave de sa ferme.   Un soir, un an après, un camarade l’informe qu’un détenu a fui de la prison de Maison-Carrée, et qu’il se trouve là, tout près de chez

eux, hébergé par des  patriotes pour une nuit seulement, avant de rejoindre le maquis. Fatima court en informer Baya. —  Il faut que j’aille le  voir, s’impatiente Baya, il  a peut-être rencontré mon Haroun. Il a sûrement des renseignements à donner. Il fut convenu que, dès la nuit tombée, elles iraient voir le fugitif, accompagnées du camarade. — Cet homme-là, ce camarade, je crois qu’il en pince un peu pour toi, ma Baya, lui dit Fatima en chemin, pour la détendre.   Fallait voir comme elle était belle, se souvient Fatima devant un Nour attentif et distrait à la  fois, feignant parfois, par indulgence, de  découvrir cette énième version de  l’histoire. Ses longs cheveux tressés, le  matin, je  me mettais par terre devant elle, elle prenait des  heures à se faire belle. Très coquette, vraiment. Lorsqu’elle a commencé à perdre ses  cheveux, elle s’est fait une grosse tresse, et je  l’ai coupée à ras. Et, comme tu  vois, elle la  porte toujours. Il  lui suffit de l’attacher à un ruban. Elle n’était pas rousse, non, c’est juste que le henné sur ses cheveux, ça donne rouge.   Lorsqu’ils se trouvent à proximité de  la maison en question, le  camarade se coiffe de  son tarbouche rouge comme cela avait été stipulé, et ils entrent dans une petite pièce bondée de  femmes et d’hommes venus aux nouvelles. Tous assis à même le  sol, sauf l’homme qui trône sur une chaise, racontant avec emphase et en un arabe châtié ses exploits de  guerrier. Les  pauvres paysans dont les enfants ou les frères ont disparu écoutent, médusés, admiratifs, ne comprenant qu’à moitié le  récit savant, ponctué de  citations coraniques, attendant patiemment qu’on en vienne à l’essentiel. Baya, tremblante d’émotion, a enfin le  courage d’interrompre le  discours enflammé de  l’homme pour demander, subitement

intimidée, s’il a rencontré un certain Haroun Sindou. Sur la requête de son interlocuteur, elle décrit son fils : —  Vingt ans maintenant, les  yeux bleus, longiligne, plutôt silencieux. — Le Muet ? — Non ! Il est assez silencieux, mais il n’est pas muet ! Si ! C’est peut-être lui. Vous l’avez vu ? — Qu’a-t-il fait pour la révolution ? —  Euh, je  ne sais pas. Il  ne m’a rien dit. Ils l’ont arrêté le 11 janvier 1955. — Ah. A-t-il tué quelqu’un ? — Non ! —  Ah  ! Écoute, ma sœur. Je  ne crois pas l’avoir croisé. Mais tu  ferais mieux de  te rapprocher des  autorités,  ils te renseigneront. Ton fils n’a rien fait, finalement. Ils pourront simplement le relâcher. Enhardis, d’autres interviennent pour décrire à leur tour leur parent. Il y a un brouhaha énorme que le propriétaire de la maison a du  mal à calmer, craignant de  se faire repérer par les  patrouilles, chacun entrant dans les  moindres détails. Baya, déçue, sort, suivie de Fatima et du fidèle camarade. —  Tu as vu qu’il a parlé d’un  muet  ? Je  suis sûre qu’il l’a vu. Pourquoi ne veut-il rien dire ? —  Il ne veut pas te donner de  faux espoirs, Baya, commente le camarade, gentiment. —  En tout cas, j’en ai encore plus, de  l’espoir. Ça, c’est sûr. Je retrouverai mon fils. Le camarade raccompagne les deux femmes et promet à Baya d’essayer d’en savoir plus. Il  est très prévenant. Peut-être nourrit-il effectivement à son égard des sentiments amoureux. En tout cas, il ne l’a jamais laissé entendre, il  est tellement timide, et Baya, devinant

probablement ce qui anime son cœur, se dit que « ça » ne l’intéresse plus.   Fatima aime les histoires que lui raconte Baya, laquelle se nourrit de  l’admiration sans bornes que lui voue sa future belle-fille. Elles passent ainsi les nuits d’hiver à tricoter (Fatima a accumulé une série de  pelotes de  laine de  toutes les  couleurs, prises ici et là, et des  aiguilles  de  toutes tailles et de  tous calibres, depuis que Baya a exprimé son désir de tricoter, comme le lui a enseigné sa mère il y a longtemps : L’hiver, ça sert à ça, tricoter et se raconter des histoires, surtout si on ne sait pas lire), tandis que Baya revient inlassablement, au grand bonheur de Fatima, sur le récit de sa vie. La petite se réjouit d’appartenir bientôt à une si merveilleuse famille, car il faut dire que Baya en rajoute un peu parfois pour valoriser les siens et surtout son beau chevalier de  mari, pour qui, curieusement, elle n’a jamais eu aucune rancœur. Ensemble, elles se rendent au commissariat pour demander des nouvelles de Haroun. Personne ne peut ou ne veut les renseigner. Les écharpes s’entassent, les  bonnets et les  pulls. Puis Baya propose d’en vendre quelques-uns. On  garde les  plus beaux pour Haroun, qu’on dépose soigneusement dans un carton. Leur petite entreprise fleurit, elles tricotent encore plus vite, la  demande grandissant autour d’elles. Elles en offrent parfois, aux combattants (ces hommes affamés et exsangues qu’elles hébergent discrètement, le  temps, pour eux, de  se reposer avant de  repartir au maquis) et Baya, se demandant si Haroun a fui, lui aussi, de sa prison, l’imagine tremblant de  froid et d’effroi. Alors, comme pour se solidariser avec lui, elle décide de se priver de laine à son tour.   L’été arrive, elle se dit qu’il doit avoir soif maintenant. Elle l’imagine marchant dans le désert, s’abritant du mieux qu’il peut sous

l’ombre hélas insuffisante d’un acacia, ou d’un palmier. Alors, par solidarité encore, elle décide qu’elle ne boira plus que par nécessité. Elle ne se permet plus aucune distraction, s’enfonçant de plus en plus dans son obsession de retrouver Haroun. Parfois, elle paie une glace à la petite, la regardant, avec envie, lécher sa boule de vanille. Sa bourse, qu’elle conserve dans sa poitrine, commence à enfler. Elle décide qu’elle recommencera à vivre lorsque Haroun sera revenu. Oui. C’est ça. L’individu qui se trouvait dans sa maison le  jour de  l’arrestation de Haroun, personne ne le connaissait. Pourquoi Haroun ne lui a-t-il rien dit à elle, sa mère ? —  C’est par lui qu’il faut commencer les  recherches, lui dit le camarade. — Mais il est mort. On l’a vu flamber sous nos yeux. — Je sais.

XIII.

Comment dire l’infinité de la mort dans la vie. Et pas hors de la vie. Regarde comme le soleil s’attarde sur le mur d’en face.

— T’étais où ? Franchement, Nour, tu déconnes. —  J’ai accompagné Mouna à Constantine. On  est rentrés hier, mais j’étais fatigué. —  On t’a cherché partout. Tu  ne préviens même pas. Pourquoi tu ne répondais pas au téléphone ? — J’avais pas envie. — Oh, ça va ! Nour a bien le droit d’aller où il veut sans rendre de  comptes  ! Dis-lui quand même qu’il ne s’est rien passé en son absence. En plus, les  profs de  maths sont en grève. Et nous, on les suit. — Pourquoi ? — Le doyen abuse. Il a mis Zohra à la porte sous prétexte qu’elle ne sait pas rédiger de lettres. — Ah ça, c’est vrai. Elle ne maîtrise aucune langue, elle fait tout le temps la gueule, c’est une plaie, vraiment. — Et devine qui il recrute à sa place ? Sa propre fille.

—  Ben elle est jolie, elle, au moins. Elle fait très secrétaire-dudoyen, quoi. Non ? — … — Je plaisante. Bon. Où est Kouky ? — Il arrive. Mouna ne vient pas ? —  Je ne l’ai pas invitée. De  toute façon, c’est une réunion informelle, entre nous, pour la  revue. Qu’est-ce qu’elle viendrait faire ? Nour est un peu triste, comme fâché. En réalité, Nour n’a toujours pas avalé cette histoire que lui a inventée Mouna : un homme dans sa vie. Il refuse d’y croire. — Elle cherche juste à me mettre à distance, dira-t-il plus tard à Selma. —  Non. Je  pense qu’elle ne t’aime pas, Nour. Elle t’aime bien, certes, tu saisis la nuance ? Il sait que Selma a raison.   (Mouna, dans sa chambre, écrit  : «  Autrement ça serait trop dur. »)   Kouky arrive. On  s’installe pour travailler. Le  projet de  revue semble leur tenir à cœur, comme s’ils cherchaient une raison pour continuer à se voir, être ensemble sans avoir l’impression de  s’ennuyer, de  perdre leur temps. Comme si l’oisiveté, ou, pire, le silence, entre amis, ne pouvait plus se concevoir. Ils arrivent à l’âge adulte bête de l’efficacité nécessaire en tout temps et en tout lieu. Kouky a déjà dessiné un plan, et listé ceux qui participeront à l’aventure : — Il y aura, bien sûr, le doyen, qui fera un mot de présentation. Je pourrais le rédiger pour lui.

— Pourquoi « bien sûr » ? Pourquoi le doyen ? Je ne comprends pas, lâche Yacine froidement. Je pensais que ça serait notre revue, un peu comme un jeu entre nous. Pas plus. —  Mais on  a besoin de  financements, on  devra faire quelques concessions, accepter d’intégrer les  personnes qui pourraient nous aider, tu vois ? Personne ne dit rien. Kouky est prêt à assumer les  petits arrangements nécessaires, il ne se laisse pas démonter par le silence hostile de  ses camarades. Il  tient à ce projet qui lui servira, d’une part, à se glorifier auprès des collègues, et, d’autre part, à consolider une place de  leader dans le  groupe même de  ses amis, qui auront la  fâcheuse tendance à déléguer à des  gens comme moi le  sale boulot, celui de la compromission supposée auprès de l’administration. Ah ! Ils pensent ainsi protéger leur intégrité, n’empêche qu’ils sont là, et qu’ils accepteront toutes les conditions, oui toutes ! en faisant mine de rester discrets et tout juste scientifiquement corrects. Quels hypocrites, au fond. Un jour, j’aurai ma revanche, se dit-il encore, surpris lui-même par cette pensée fugitive. Oui, un jour je  dirigerai tout ce beau monde du haut de ma chaire de recteur. — Bon. Ce qui compte, c’est le contenu, n’est-ce pas ? Yacine se renfrogne. Il va éclater, Selma le pressent. — Ce numéro portera sur les principaux axiomes mathématiques, poursuit Kouky, et leur retentissement dans la pensée et dans la vie, et, dans l’idée d’imaginer un monde différent… Selma regarde Yacine, puis Nour, qui a l’air ailleurs. Dis quelque chose. —  On n’a pas spécialement envie d’en faire une publication, ditelle. Moi aussi je  voyais ça comme un truc confidentiel, sans contraintes, qu’on ferait paraître quand on  peut, qu’on fabriquerait même de façon artisanale…

— Pourquoi ? À quoi ça sert de faire ça ? On a des choses à dire, on  les  dit, vous êtes trop frileux les amis. Proposer des  réflexions intelligentes, faire du bien, ça ne fait pas de mal. —  Faire du  bien  ! Arrête, Kouky, lance Yacine, excédé. Moi je cherche juste à me faire plaisir. Et puis, si tu veux parler de monde différent, commence par agir différemment. — Je vous ai dit l’autre jour que le conseil scientifique approuvait. Vous n’avez pas relevé. Il  fallait réagir à ce moment-là. Vous m’avez laissé m’avancer en notre nom à tous, et maintenant vous vous rétractez ! — Non, tente encore Selma, on ne dit pas qu’on n’en veut pas. — Mais de là à se corrompre comme ça, ajoute Yacine, se vendre spontanément sans même qu’on nous le  demande  ! Et prétendre, quelle haute opinion de soi, « faire du bien » ! — Qu’est-ce que tu insinues, Yacine, je serais corrompu ? — Comment veux-tu que je le dise autrement ? Tu te vois même écrire à la  place du  doyen  ! Est-ce que tu  te  rends compte  ? Que le conseil scientifique approuve, voire finance, ça passe, mais ils n’ont pas à se mêler du  contenu. En tout cas, moi, c’est ma condition. Autrement je me retire. — Pour qui tu te prends ? — Pour ce que je suis. Et toi ? Vont-ils en arriver aux mains ? Yacine se lève et s’en va, claquant la porte derrière lui. Kouky est sombre. Dire que je  veux secouer mes amis, mais je  n’ai aucune ambition personnelle, moi, qu’est-ce qu’ils croient  ? À  se draper dans leur arrogance, à toujours me voir, moi, comme le rigolo qu’on peut vexer sans ménagement. Alors que mon seul souci est de hausser mes compatriotes au niveau des grandes réflexions du monde. Rien que ça !

Le voilà s’apitoyant sur son sort, gonflé d’orgueil, se plaignant, probablement à juste titre, de  jouer le  «  rigolo  » de  service. À l’entendre, on en aurait les larmes aux yeux s’il n’y avait, sous-tendu, l’indice implacable de  sa mauvaise foi. Prétendre n’avoir aucune ambition personnelle est justement l’aveu qu’il en a (souvenons-nous que, auparavant, l’idée de se construire un avenir brillant de recteur a surgi inopinément dans sa pensée). Car il y a dans toute affirmation gratuite de  déni la  confession flagrante d’une évidence contraire (exactement comme nous l’avons vu avec Mayssa, qui se prétendait «  non injuste  » à l’égard de  son mari, alors que personne de  toute façon ne l’interrogeait à ce sujet). Selma résiste à l’envie de  suivre Yacine, qu’elle devine bouleversé, il a horreur des situations de conflit, même minimes ; elle ne sait pas quoi faire. Nour n’a pas bougé. Il ne dit rien. Il a juste mal au cœur et réalise que le réconfort qu’il a pour habitude de trouver auprès de ses amis est mis en péril. Comme s’il n’y avait nul lieu où le discours théorique, le bonheur sans ambition, la  posture lévitationnelle, au-dessus de  la mêlée, pour le  plaisir, puissent survivre. — Laissons les choses mûrir, dit-il enfin, conciliant, par paresse ou par désillusion. —  Oui, reprend Selma, faisons-nous plaisir, que chacun écrive dans son coin, ensuite on verra. Kouky s’en va, sans mot dire, lui qui avait rêvé d’un « brainstorming » amusant, où on aurait ri aux éclats. Il maintiendra son projet. Ça deviendra son projet. Et qui m’aime me suive.   Lorsque Selma et Nour s’en vont à leur tour, il fait nuit et une lune énorme, absolument sphérique, éclaire la mer. Ils se dirigent vers elle. La petite plage est là, quasi déserte. Un pêcheur débarque en silence un vieux filet. Une forte odeur iodée. Selma rejoint Yacine à sa place habituelle, au bord, tout au bord. Il a ôté ses chaussures mais ne se

mouille pas les pieds. Ils restent silencieux. La géométrie des courbes et des  surfaces (avec laquelle seule l’abstraction d’une pensée pure peut rivaliser en poésie), dictée par la  nature, continue à dépeindre invariablement le  même monde, affichant tranquillement sa beauté stupéfiante. Il y a aussi la musique, se dit Nour, en regardant ses amis assis sur le  sable, dont les  silhouettes éclairées par la  lune lui font penser à une peinture qu’il aurait aimé réaliser. Et  toutes ces choses silencieuses que l’on perçoit : l’amour. Yacine et Selma partagent le silence apaisant. Un petit galet noir, luisant, lutte contre la  vague qui le  fait glisser d’avant en arrière, il  s’accroche comme il  peut puis, projeté loin devant par une vague plus forte, il  se fige, définitivement hors de  danger. Un  tout petit crabe surgit on  ne sait d’où et se glisse rapidement sous le  galet, creuse son nid pour la  nuit. Yacine n’est pas malheureux. Comment peut-on l’être devant ça  ? Selma lui a pris la  main. Il  est heureux de la sentir là, toujours. Il est juste triste d’avoir encore raison : trop de  gens cherchent les  raccourcis, on  ne s’amuse plus dans ce monde et la vie est trop longue.

XIV.

Son sac de voyage à la main, Nour n’est pas mécontent de rentrer à la  maison. Il  a dû inventer une mission à Constantine (pour ses recherches), ce qui n’est qu’à moitié faux. — Je crois que le paradis c’est ici. Sur la terre. Il faudra juste qu’à la  fin des  temps Dieu procède à une distribution plus équitable des  hommes dans les  jardins du  monde. Et tu  vois, celle-là, cette figue, oui, c’en est une bonne. Ça fait longtemps que je  n’en ai pas goûté une comme ça. Comme celles de chez nous. — Oui, ma Baya. Je te l’ai apportée de Constantine. — Qu’est-ce que t’es allé faire là-bas ? Nour ? —  Parti en mission. J’ai rencontré là-bas un Abdelouahab. Il  est journaliste. — J’espère que tu ne lui as pas parlé ? Nour éclate de  rire et serre Baya dans ses bras. N’était ce corps petit et maigre et difforme, il  jurerait que  la  vieille est tout juste sortie de  l’enfance. Plutôt  que ridé, ce qu’il est évidemment, son visage semble tanné par le  soleil, comme ceux des  enfants aux cheveux décolorés que l’on croise dans les  villages côtiers. Elle a encore le regard vif, malgré cet effacement diffus, une opacité légère de la cornée, lui donnant un aspect fantomatique, annonciateur de la fin inexorable de  la vie. C’est une vieille enfant de  quatre-vingtquinze ans.

—  Ne ris pas, on  ne rit pas lorsque l’on évoque un mauvais souvenir. Ça fait revenir le  malheur. On  n’est jamais loin de  la malédiction. Attention. Les  Abdelouahab sont dangereux et le  resteront pour nous. Tu  ne dois jamais les  fréquenter, tu m’entends ? Vincent aimait bien Constantine. Je  crois qu’il n’a jamais supporté de ne plus y vivre. Tout ça, c’est à cause de moi. Finalement. (Voilà qu’elle se remet à l’appeler Vincent. Elle a peur. Elle se souvient.) Tous les  jours, Julie épluchait le  journal pour moi, je  la suppliais de  guetter les  éventuelles réactions des  Abdelouahab. Je  n’ai pas voulu l’inscrire à l’école de  Sétif, malgré l’insistance de Julie. J’avais trop peur qu’on me le prenne. Je m’inquiète de  son silence, ai-je dit à Julie. Vous ne trouvez pas que Vincent est bizarre ? Il est souvent absent. Comme s’il regrettait sa vie à Constantine. Ne  crains rien, m’a-t-elle répondu. Il se reconstitue, c’est normal. Mais j’ai peur qu’il se fasse insulter ou traiter de  bâtard, par les autres. Les enfants, c’est cruel. Un jour qu’il était assis tout seul sur le  perron, alors que les  autres couraient et se bousculaient et tombaient, comme on doit le faire à son âge, je lui ai demandé : — Tu ne joues pas avec eux ? — Non. — Pourquoi ? Tu aimes bien Malek, non ? — Oui. Il fait des tours de magie. — Comme quoi ? —  Il sait retourner ses yeux. Il  regarde en dedans. Il  m’a appris. Regarde…

— Ah non ! Arrête ! C’est affreux ! — Aujourd’hui on s’est battus. Il m’a traité de sale Arabe. — Et qu’as-tu répondu ? —  Que j’étais pas sale. Et j’ai ajouté que s’il n’était pas content, je lui crèverais les yeux. Mais c’était pour rire. Tout ça parce que je ne voulais pas lui rendre sa bille. — Tu lui as pris sa bille ? — Non. Je l’ai gagnée. Rassurée, j’ai dit en moi-même  : Il  se défend bien, mon petit. C’est un silencieux, mais qui sait dire ce qu’il y a à dire. Comme son père. Lorsque le  père de  Haroun débarque à Sétif, nous sommes en mai 1945, nul ne sait s’il répond à l’appel du Parti du peuple algérien, auquel bon nombre d’intellectuels musulmans avaient adhéré, ou si, après avoir mené une enquête minutieuse sur les  traces de  Baya, il s’apprête à enlever à son tour le petit Haroun. La ville est à feu et à sang, des  cadavres sont entassés au bord de  la chaussée, le  futur drapeau de l’Algérie indépendante, certainement cousu main, comme c’est le  cas de tous ceux qui commencent à circuler alors, gît en lambeaux sur le  trottoir. Il  se baisse, certainement ému, pour le ramasser, et reçoit instantanément une balle qui le tue sur le coup. On ne sait pas s’il fut assassiné par les uns ou par les autres, car ses positions politiques étaient considérées comme ambiguës par les uns et par les  autres. Après cet épisode dramatique, la  recherche de l’enfant fut vraisemblablement abandonnée par les siens. On vivait une époque trouble et dangereuse. Les colons ont tiré les  premiers sur le  défilé, les  nôtres, alors, se sont déchaînés. Notre 8 mai 1945 à nous a été terrible.

Saindoux et sa femme n’ont pas été épargnés non plus. On les a retrouvés dans les champs, massacrés à la hache. Julie ne méritait pas une fin aussi atroce, elle avait été si généreuse avec nous. Mais Julie Saindoux avait tout de  même tendance à ignorer les injustices faites en son nom, à commencer par les coups de sabot répétés du contremaître sur les flancs des hommes et des femmes qui les  servaient, sans parler des  insultes et autres humiliations que son cochon de  mari leur infligeait, tirant avec sa mitraillette aux pieds de  ces pauvres gens pour les  faire détaler en zigzaguant devant lui. Il faut dire qu’elle aussi en riait. Le peuple n’oublie pas. On  raconte que c’est la  femme du  palefrenier qui est venue finir le  Saindoux à la  hache. En tout cas, elle était là. Tout le monde l’a vue. Craignant les représailles, les employés durent fuir. Il fallait quitter les lieux, très vite. Alors Baya à son tour ramasse ce qu’elle peut et entame une longue course, son baluchon à l’épaule, Vincent traînant derrière, accroché à ses basques, jusqu’à ce que cet homme, soudain, l’aide à le  porter  : il  semblait invincible, et Vincent se cramponnait à lui, transporté, confiant. Ça tirait partout, ça hurlait au fond des  ravins, on  fonçait sans regarder derrière.

Le petit, curieusement, ne se plaint pas. Il  se voit vivre une fabuleuse aventure, dans une campagne devenue vivante, sauvage. Les « frères » qu’ils croisent leur donnent des conseils, les confient à des amis dans de pauvres chaumières où on leur propose pain et gîte. C’est depuis lors devenu le rêve récurrent de Vincent : se battre aux côtés de ces hommes au regard brûlant. Accompagnés de  l’homme qui les  a aidés dans leur fuite, ils finissent par découvrir une petite masure abandonnée à l’orée d’une vaste forêt de  pins. Le  toit est très abîmé, si bien qu’ils dorment un peu à la  belle étoile. Ce qui n’est pas pour déplaire à Vincent, dont la capacité d’émerveillement semble infinie, ses grands yeux humides de  bonheur percevant le  non-percevable. Le  sommeil finit quand même par le  gagner et  Baya, morte de  trouille, en alerte, guette les  bêtes  et les  hommes qui s’aventureraient là, même si l’ange gardien  n’est pas très loin, en retrait, veillant sur eux. Le  silence amplifiant les  hurlements des  chacals, elle reste assise, face à la  porte, une branche d’olivier dans la  main, dérisoire défense, le petit allongé dans son dos. Elle récite ses prières, sans même faire les ablutions, sans même orienter son tapis dans la bonne direction. Elle récite la  sourate du  «  Figuier  », et deux autres petites sourates, puis enchaîne sur ses propres mots, suppliant le  Seigneur de  lui donner la  force, de  les préserver,  etc., puis elle se couvre le visage des deux mains pour se réconforter.   Lorsque les  militaires français sont arrivés au crépuscule du  sixième jour, ils les  ont emmenés sans ménagement jusqu’à leur campement, persuadés dans leur soupçon paranoïaque que Baya et son fils avaient été installés ici en éclaireurs pour accueillir quelque résistant égaré. Le petit, qui ne s’était nourri jusque-là que d’herbes et de  fruits, accepte volontiers de  partager le  repas des  gaillards qui s’amusent à lui tirer les vers du nez.

— Alors comme ça, tu t’appelles Vincent ? — Oui, mon papa est andalou et j’ai été baptisé. Baya, farouche, sur ses gardes, surveille de  loin son enfant. Ils restent là deux jours, le  temps pour les  militaires de  se lasser du silence de la femme et des mots incohérents du petit, ces deux-là sont juste de pauvres bougres innocents. Pris de  pitié, ils décident même de  les mettre dans le  prochain convoi pour Rocher-Noir, aux abords d’Alger, et offrent à Haroun du  chocolat américain fraîchement débarqué sur les  côtes du  pays, que les arrogants GI sèment à tout-va. Lorsque les Américains ont débarqué sur nos côtes, ils ont été accueillis en fanfare. Il  faut dire qu’ils ont libéré les  Français de  l’occupation allemande. Je  me souviens, on  les  voyait passer en trombe dans leurs camions, ils  étaient beaux et joyeux avec leur tenue militaire,  ils jetaient vers les  paysans amassés sur les  trottoirs chocolat et chewing-gums. Il  paraît que même les  cafards qui courent encore aujourd’hui dans nos cuisines, ce sont eux qui nous les ont apportés. Je crois qu’ils n’ont pas compris que, nous, on  n’était pas français. Ils ont  quand même dû voir qu’on était différents, mais je crois qu’ils s’en fichaient. Ils draguaient les  belles femmes. Hadda, par exemple, qui ne parlait aucune langue, eh ben elle s’est mise à parler couramment l’anglais à la  fin de  sa vie. Tout récemment. Certains ont dit qu’elle était habitée par un démon américain, mais moi je  crois que l’Américain a bel et bien existé et qu’elle l’a connu pendant ces années-là. Faut dire qu’elle était très belle. Et comme c’était la pagaille en ce temps-là, tout le  monde marchait dans tous les  sens,

les  gens ne pouvaient pas se permettre de  surveiller leurs filles. Elles partaient. Elles disparaissaient. Et puis elles revenaient. À Rocher-Noir, de  nouveau, Baya dut frapper aux portes pour proposer ses services. Elle fut affectée au ménage dans une usine toute neuve qui mettait en boîte des  sardines. Elle s’acquittait sérieusement de ses tâches, l’enfant toujours près d’elle. Silencieux, mais bienheureux.   La petite maison jaune que lui céda le  père François, instituteur et, accessoirement, bénévole en alphabétisation au sein même de l’usine, fut une véritable aubaine. Elle décida de se rendre chaque dimanche à la  messe, accompagnée du  petit, dans l’espoir qu’il soit éduqué comme il  faut, espérant, dans sa naïveté, le  protéger ainsi de  ce qu’elle appelait «  les dérives de  jeunesse  » qui gagnaient, malheureusement pour elle, la grande majorité des enfants indigènes du  pays. À l’intérieur de  l’église, tenant fermement la  petite main de Vincent, elle lui faisait tourner discrètement l’index droit et récitait silencieusement mais de tout son cœur les quelques sourates dont elle se souvenait encore, les  plus courtes, les  plus rythmées, les  plus poétiques, les  plus belles. Le  soir, ils révisaient ensemble les  cours du  père François, tandis que Vincent dégustait les  excellentes sardines Ferrino. Puis Baya, qui prétendait aimer surtout les  arêtes, finissait d’éponger l’huile de la boîte avec une grosse mie de pain. Elle adore ça, la  mie de  pain. Et on  se mettait au lit, repus. Parfois, elle rêvait de son chevalier andalou, arrivant jusqu’à elle à cheval, séchant ses larmes en disant  : Ce n’est qu’un cauchemar. Dors, ma douce, alors elle s’endormait dans ses bras et il la couvrait de baisers en lui caressant les lèvres, les seins…

Tout allait pour le  mieux. Mais Haroun grandissait et la guerre a éclaté. On appelait encore ça les événements. Et juste après, ils l’ont pris.

XV.

5 juillet 1962 C’est la fête. Lorsque le train s’arrête à la grande gare d’Alger, Baya et Fatima, que le  fidèle ami, le  camarade, accompagne, suivent la  foule qui s’engouffre dans un immense ascenseur aux parois vitrées. Au premier étage, la  mer apparaît soudain. La  baie d’Alger offre sa beauté tranquille et silencieuse au regard émerveillé de Fatima qui se fait bousculer par les  autres, impatients de  rejoindre la  liesse populaire. Les voilà dans la  rue. La  rue, toutes les  rues sont bondées de  danseurs et de  danseuses, des  drapeaux partout, et partout la même ferveur. Les pavés des  orgueilleux boulevards haussmanniens sont enfin battus par ceux qui, hier encore, n’osaient pas s’y montrer, ou rasaient les  murs, intimidés et apeurés, craignant l’insulte ou le  mépris de ceux qui, dans leur aveuglement, se disaient leurs maîtres et qui, la veille, ont dû s’entasser dans les bateaux, en partance pour un pays étranger dont ils n’ont cessé de  revendiquer une filiation hypothétique, aux dépens d’une fraternité dorénavant inenvisageable ici.  

Les commissariats sont en fête, personne ne lui répondra ce jour. Il faut attendre le lendemain ou les jours suivants. On n’a pas toutes les listes des prévenus. Beaucoup ont été relâchés la veille, le 4, pour qu’ils participent aux réjouissances. Les prisonniers politiques, et avec eux ceux de  droit commun, tout le  monde, en vrac, sauf ceux que personne ne réclamait. Justement. De  la  grande prison de  Barberousse à celle de  Maison-Carrée, elles courent toutes les  deux, Baya flanquée de  Fatima, sa fidèle future, d’une prison à l’autre et toujours rien. On lui conseille de  voir les  hôpitaux, des  fois que… ou les  morgues. Personne n’a les  listes. On  lui conseille d’attendre. Les moudjahidine ne l’ont pas répertorié malgré l’insistance de Baya à leur expliquer son implication dans l’assassinat du maire de RocherNoir. Cherchez bien, s’il vous plaît. Il n’est dans aucune liste de  martyrs, ce qui constitue déjà un espoir qu’il soit en vie.   Peut-être l’a-t-on déporté ? suggère le camarade, toujours là, prêt à secourir cette petite femme obstinée dont il  s’est épris dès le  premier jour  : ce fameux jour de  1945 où ils couraient dans les champs, et où il a offert de porter l’enfant. Bien sûr, elle ne l’a pas reconnu lorsque, plus tard, il  s’est encore manifesté. Ce  terrible soir de 1945, elle avait été reconnaissante, lui adressant un merci discret, fatigué. Il se souvient d’avoir discrètement veillé sur eux lorsqu’ils se sont abrités dans la  petite cabane. Il  restait, la  nuit, derrière la  maison, transi, enveloppé dans son burnous élimé. Il  l’entendait prier, il  surveillait les  alentours, prêt à tirer sur toute personne qui voudrait s’approcher du  taudis pendant la  nuit. Jusqu’au jour, le sixième, où il vit de loin venir des militaires. Il eut juste le temps de se dissimuler dans un trou et d’attendre la nuit pour s’éloigner et prendre la  fuite. Il  ne put rien faire pour empêcher qu’elle fût

emmenée, mais il  continua à suivre leur trace, inventant des prétextes pour justifier ses déplacements, auprès de  ses supérieurs de l’Armée de libération nationale. Il ne les a jamais abandonnés, se faisant muter au gré des  errances de  Baya et du  petit. C’était son combat à lui. Sa révolution. Aujourd’hui, Baya semble habituée à cette présence à la  fois mystérieuse et réconfortante. Comme un familier, un ange gardien, il entre à la maison sans frapper, et, discrètement, s’assoit et prétend ne pas avoir faim, n’osant partager les  maigres repas de  la petite famille qu’il s’est donné pour mission de  protéger. Dans l’euphorie de  la fête d’indépendance, les  deux femmes semblent plus malheureuses que jamais. Il offre à Baya un verre d’eau et lui glisse dans la  main un billet. Elle accepte l’argent, se refusant toujours à boire, se disant que son enfant, lui, est peut-être tout simplement mort de soif dans les geôles françaises d’outre-mer. L’argent lui servira, il  en faut beaucoup, certes, car elles vont voyager et chercher. Les  deux femmes se partagent les  sous pour les porter sur leur sein gauche, se jurant de ne jamais y toucher avant ce qu’elles appellent leur libération. Elle dut abandonner la  maison. Juste pour un temps, faisant promettre au camarade de la garder. Car elle ne veut pas qu’il les suive. Elle ne veut pas apparaître à son fils flanquée de  l’homme, fût-il discret  ; elle craint que son gamin n’interprète cela comme une négligence vis-à-vis de  lui. Après tout, elle  n’a jamais appartenu qu’à un seul homme, et jamais  elle ne se serait oubliée dans les bras d’un autre. Elle doit ça à son fils, Haroun. Elle prend donc son baluchon, accompagnée de  Fatima, qui ne la quitte plus. De ville en ville, de campagne en campagne, de prisons en hôpitaux et d’hôpitaux en prisons et c’est invariablement la même réponse. Fatima mendie parfois, elles se contentent de  pain pour survivre, mais l’eau, non, ça ne passe pas.

L’argent est soigneusement conservé sur leur cœur en prévision des  retrouvailles. Fatima dégotte quelques boulots ici et là. On  leur offre de quoi manger et quelques vieux habits.   Longtemps après, peut-être six mois, c’était l’hiver, son fameux ange gardien, le camarade, qui avait continué à enquêter de son côté, surveillant la  maison jaune abandonnée de  Rocher-Noir, envoie un émissaire à Baya, qui se trouve aux environs de  Saïda, lui signalant la présence d’un réfugié du côté d’El Bayadh. Il ne faut pas s’emballer, fait-il dire à Baya, ça pourrait ne pas être lui. Il a été découvert dans une prison, comme personne ne le réclamait, il a été relâché quelques jours après les  festivités de  l’indépendance. Il  travaille dans une menuiserie, on m’a dit qu’il avait des yeux bleus, c’est ce qui m’a fait penser que… Sur les  documents de  la prison, on  n’a rien trouvé. Même pas son nom. Et… il est muet ! À El  Bayadh, il  fait un froid vif, glacial. Elle a emporté avec elle les  plus beaux lainages, et se réjouit de  pouvoir, enfin, en vêtir son enfant, qu’elle imagine grelottant, quasi nu, souffrant. Son cœur lui dit que c’est bien lui. L’air de  la ville, quelque chose dans l’atmosphère, elle se sent tellement légère. Il est là. C’est sûr, c’est lui. Son Haroun.   C’était bien Haroun. Lorsqu’il voit sa mère, il lui sourit et lui baise la main. Il était justement en train d’écrire : « Le monde est un livre qui n’a pas besoin de ces mots-là. » Il n’y eut pas d’effusions ni de larmes, Baya tenant à rester digne en présence des gens qui les entourent et qui attendent de savoir s’il s’agit bien du  révolutionnaire de  la première heure qui, refusant de  dénoncer ses camarades, a été affreusement torturé  ; et privé d’eau  ! ajoute Baya. Plus tard, elle en remet une couche  : On  lui a coupé la langue ! Le tortionnaire lui a dit comme ça : Puisque tu ne

veux dénoncer personne, alors ta langue ne sert à rien, n’est-ce pas ? Et tchak ! Ils la lui ont coupée ! (Depuis ce jour, Baya se remet à boire de l’eau, sans arrêt, comme pour rattraper ces longs mois passés à s’en priver.) Haroun enfile (docilement) le  tricot rouge dont l’encolure serrée lui scie le cou, mais il n’en laisse rien paraître. Allez, on rentre à la maison.   Haroun se laisse faire, poussé discrètement hors du  magasin par Miloud, le maître menuisier au regard rieur et tendre. Que pourrait-il faire ou dire ? Baya, qui voit toujours en lui son petit gamin, ne s’est jamais doutée qu’il était si parfaitement heureux dans la  menuiserie d’El  Bayadh. Le  ciel y est vaste, la  lumière, généreuse. Et personne pour te tirer par le  bras à tout moment, pour t’empêcher de  rêver tranquillement, pour te bombarder de paroles inutiles. Le vieux Miloud n’a rien enseigné à Haroun. Il  lui a juste demandé de le regarder faire et de lui poser toutes les questions qui lui venaient. Les mains calleuses de Miloud le fascinaient. Après avoir poncé le  bois, il  passait et repassait la  main à plat, vigoureusement, se blessant parfois la  paume, la  plongeant dans le  sable puis s’essuyant avec un large chiffon avant de  recommencer, jusqu’à vaincre toute résistance du bois qui apparaissait alors lisse et comme heureux, comme s’il avait fait une toilette définitive. En fin de journée, ils  allaient invariablement marcher. On  atteignait vite la  sortie du village et de vastes collines de pierre et de sable s’étalaient à perte de  vue. Puis lorsque le  muezzin annonçait l’heure du  couchant, Miloud s’agenouillait pour réciter quelque prière. Sans tapis, sans ablutions. Tranquillement. Haroun se demandait alors : Baya est-elle en train de prier, là maintenant ? Pense-t-elle toujours à son chevalier andalou ? À moi ? Que fait-elle ?

Un soir qu’ils rentraient au village, ils entendirent des  voix, des psalmodies. Cela provenait d’une petite maison toute blanche et carrée surmontée d’un joli dôme fraîchement blanchi à la  chaux. Miloud et Haroun y entrèrent. Une dizaine d’hommes, assis à même le sol, récitaient vraisemblablement le Coran, leur buste se mouvant d’avant en arrière. Certains avaient posé sur leurs cuisses le  Livre ouvert et y jetaient parfois un œil. Miloud, se joignant aux récitants, se lança lui aussi dans le chant, invitant Haroun à l’imiter. Ce dernier, adossé au mur, la cuisse calée sur celle de son maître, ne sachant quoi faire ou dire, surprenant les  regards amusés quoique bienveillants des  autres, baissa la  tête un peu confus. Son vieil ami, un sourire malicieux aux lèvres, lui suggérait de  suivre simplement la  musique en balbutiant des  mots jusqu’à, disait-il, rentrer dans  le  texte. C’est comme ça que tu apprendras. Suis le récit, c’est facile, lui dit Miloud. Les  fins de  phrases sont toutes identiques, tu  entends  ? Nouououn. Commence comme ça, le reste viendra. Ils passèrent ainsi de longues heures, Haroun s’apercevant subitement que plus personne ne faisait attention à lui, utilisant ses vagues connaissances et une sorte d’association logique ou primaire dont il  ne soupçonnait pas l’existence en lui pour rattraper ses compagnons dans le  récit, miraculeusement désankylosé, son genou ne le faisant plus souffrir, et même découvrant qu’une espèce d’harmonie méditative les  liait les uns aux autres et qu’il sentait une tranquillité infinie l’envahir.   Une fois rentrés à la maison de Rocher-Noir, restée vide pendant ces longs mois de  recherche, Haroun, Baya et  Fatima se reposent enfin. Baya avale des  litres d’eau  et on  prépare un vrai bon repas familial. Haroun fait connaissance avec Fatima, dont il  apprend qu’elle est sa future épouse. Il sourit timidement, attendri par le flot de  paroles des  deux femmes qui lui racontent  le  temps  de  son

absence. Le soir venu, il n’a qu’une hâte, se mettre au lit. Fatima, qui n’est pas encore son épouse, devra dormir en bas avec Baya. Il monte enfin, soulagé, dans son ancienne chambre, les souvenirs de la nuit de son arrestation affluent. Il a apporté avec lui son petit cahier sur lequel il note ses mots à lui : « Pourquoi ? Alors que le ciel est vaste, et la lumière, généreuse. » C’est en prison qu’il a griffonné avec passion ce qu’il appelle des poèmes, et qui sont en fait une succession de mots à la résonance magique. Il lui est arrivé également de dessiner le ciel et de chercher la  juste transcription de  ce qu’il appelle par-devers lui la  lumière du monde. Il est épuisé, ému, s’apprête à se jeter sur son lit lorsqu’il y découvre tricots et écharpes empilés, soigneusement pliés, recouverts de pétales de rose séchés. C’est alors que lui apparaissent avec acuité la  force de  l’amour de  Baya et, toujours, sa confiance sans faille en l’avenir, la  certitude inébranlable qu’elle a eue, tout le  temps, de  le retrouver. Les souvenirs des années de cavalcade depuis son « kidnapping » par Baya, à Constantine, lui reviennent en désordre et, pour une fois, c’est par ses yeux à elle qu’il essaie de  se remémorer, par ses récits qu’il n’écoutait pourtant que d’une oreille  : Tu  te souviens du  petit âne qui te promenait dans la ferme des Saindoux, un jour tu nous as fait une peur terrible. On  t’a cherché partout, tu  avais disparu. En fait, tu étais sorti de la limite de la ferme et, tu sais, c’est lui, le petit âne, qui est allé droit vers ta cachette, et qui t’a retrouvé. Tu  n’as même pas été surpris de nous voir. Je me souviens que tu tenais un ver de  terre dans la  main, et que tu  l’examinais. J’avais tellement peur qu’ils viennent te reprendre, les autres… Toujours, dans ses mots, la  peur, traumatisée qu’elle était par l’arrachement premier.

Enfouissant son visage dans la  douce laine délicatement parfumée, il  pleure silencieusement et le  remords s’insinue en lui parce qu’il comprend alors l’étendue du calvaire que ces huit années d’absence ont été pour Baya, le  seul être au monde qui n’ait jamais cessé de l’accompagner. Il l’imagine priant chaque soir, reprenant son enquête chaque matin, se privant, et, toujours, sans se lasser, sans jamais perdre confiance. Il  s’en veut de  ne pas avoir tenté de  la chercher, lui aussi, lorsqu’il a été libéré il  y a un an. Ni d’avoir, en prison, rejoint les  autres  : ceux qui ont organisé leur évasion, puis ceux qui ont constitué des  commissions de  négociation ou de protestation. On le lui répétait : Ils n’ont presque rien contre toi, on  peut t’aider, il  y a des  avocats,  etc. En réalité, Haroun a profité de  son mutisme pour se faire en quelque sorte oublier. Car  il  appréciait la  solitude carcérale. Il  ne voulait rien. Il  voulait disparaître. C’était même cela, probablement, le  secret de  son enrôlement précipité. Et même s’il y a eu ce merveilleux échange avec les  combattants, près de  la  rivière, même si, ce jour-là, il  a voulu, avec eux, libérer la terre de ses ancêtres, comme ils le lui avaient si bien fait comprendre, eh bien, la patrie, en réalité, était le prétexte. Pas le but.   Les jours suivants, Baya et Fatima élaborent un stratagème en vue de  l’insertion immédiate de  Haroun dans la  vie sociale. Ainsi donc, Baya a eu l’intelligence, aidée en cela par Fatima, de  construire le récit qui leur permit de tirer quelques avantages du statut d’ancien combattant de  Haroun. Après tout, ils avaient tellement souffert et, s’il en avait eu l’occasion, il  aurait certainement pris les  armes. Et puis, les  dégâts de  la guerre sont multiformes, la  mort n’en est pas la pire issue. Le discret camarade apporta son témoignage en faveur de Fatima, vanta son courage et sa contribution au juste combat pour la  liberté. En guise de  remerciement, le  gouvernement attribua à

Fatima et à Haroun un appartement chacun et couronna bien entendu Haroun de  la médaille du  mérite. Fatima échangea son appartement contre une échoppe située au centre de  Bab-el-Oued, que Haroun exploitera plus tard en menuiserie, puis elle vint naturellement s’installer chez Baya et Haroun.   Le mariage est célébré une nuit, sur la  terrasse de  l’immeuble er de  la rue baptisée «  avenue du  1 -Novembre  » où ils logent désormais. Ils s’installent donc tous là, dans l’un des  biens vacants généreusement offert par l’État au moudjahid Haroun Sindou. Plutôt sombre et humide  : une minuscule cuisine, et une unique pièce qui fait office de salon-salle à manger-chambre. Haroun, découvrant par la petite fenêtre de leur chambre une vue vertigineuse sur la mer et sur la  lumière infinie qui s’en dégage, est comblé. Il  ouvre les  battants, un vent violent le  frappe au visage, il  ferme les  yeux, pour à la fois le sentir sur sa peau, respirer l’odeur fortement iodée, et ne pas entendre les  plaintes de  Baya en bruit de  fond à propos de l’exiguïté des lieux. Il s’imagine voguer sur les mers. C’est suffisant pour qu’il persiste dans son projet de devenir un jour poète. « Accéder au silence imperturbable du ver de terre. »   Haroun recommence parcimonieusement à parler, mais Baya lui interdit de l’ouvrir en public de crainte que l’on ne découvre son petit mensonge. Fatima, toujours aussi joyeuse, pleine de  ressources, apporte joie et bonne humeur. L’aurait-il épousée, pour autant  ? En  réalité, il  ne s’est jamais posé la  question. Il  la trouve jolie et entreprenante, il  se laisse marier, ravi d’attirer le  regard de  cette friponne, découvrant un peu tard les  émois de  l’adolescent qu’il n’a jamais eu le  temps d’être. Il  a déjà vingt-sept ans et ne songe pas à opposer une quelconque résistance au projet des  deux femmes, se disant c’est comme ça. C’est bien. Puis tout ce joli monde s’occupe,

des  mois durant, à mettre en fonction la  future menuiserie, Fatima distribuant les ordres en parfait entrepreneur. Tout semble enfin aller pour le mieux.   L’ange gardien n’a plus jamais reparu, Baya refusant ses avances qu’il a eu le courage (tout bardé de médailles qu’il était) de formuler une fois la  paix revenue. En réalité, Baya se débarrasse en quelque sorte de tout ce qui lui rappelle son douloureux passé, et, surtout, elle ne veut pas que les  témoins de  son gros mensonge au sujet de  la mutilation qu’aurait subie son fils sous la torture viennent un jour à se rendre compte de  la supercherie. Car Haroun parle, et non seulement il parle, mais il prétend faire de la poésie ou quelque chose comme ça, dans son jargon si particulier. L’ange gardien s’installe donc définitivement à Rocher-Noir, optant pour le célibat. On n’en est pas sûr, mais c’est ce qu’a un jour confié Baya non sans fierté (et peutêtre un soupçon de coquetterie) à Fatima : Il m’a dit, je t’attendrai ; et Fatima de soupirer cruellement : Le pauvre ! Aux dernières nouvelles, il  aurait rejoint le  père François dans sa mission éducative auprès de l’énorme masse d’adultes à alphabétiser.   L’année 1963 n’est pas encore finie lorsque naît Kamel. La menuiserie fonctionne bien. Dès qu’il est en âge d’apprendre le métier, Kamel est formé par son père. Tous les soirs, après l’école, ils s’enferment, ravis de partager une nouvelle passion. Car, très vite, il  devient évident que Kamel, comme son père, est d’une timidité maladive, et préfère le silence de la petite menuiserie aux bavardages incessants de  Baya. Celle-ci, installée dans la  vie normale, n’a pas pour autant perdu les  réflexes de  la  vie d’avant, quand régnaient précarité et danger. Elle couve exagérément ses fils, calculant tous les  temps de  parcours école-maison, menuiserie-maison, marchémaison. Les sorties en famille sont rares. Mais ni le père ni le fils ne

s’en plaignent ouvertement. Y pensent-ils seulement  ? Il  n’y a, en réalité, jamais aucune tension, et même souvent blaguent-ils tous ensemble. La  maisonnée de  Baya résonne de  rires. Fatima multiplie les  attentions envers Haroun et Kamel. Elle prodigue ouvertement des  caresses à Haroun  ; on  ne se censure pas, Baya ayant donné le la  en racontant dans le  détail à sa petite famille sa fameuse nuit de noces. Non. Tout a l’air d’aller pour le mieux. Mais sitôt arrivés à la menuiserie, les deux hommes sont unis par un même soupir de soulagement. Ils retrouvent la singularité de leur corps et de leur esprit, comme s’ils n’avaient fait qu’un jusque-là avec leurs mères, et qu’on les en avait enfin détachés. Haroun reprend ses méditations silencieuses, qu’il interrompt de  quelques paroles mystérieuses, quasi philosophiques, que Kamel écoute religieusement avec l’intention de comprendre un jour. — À El Bayadh, le ciel est tellement vaste ! Je pourrais y dormir. J’aurais pu rentrer à la maison. Je m’en veux un peu. — Tu étais heureux. — Je ne sais pas. Crois-tu que l’on cherche le bonheur ? Pour soi ? — Au désert, oui. — Il n’y a pas de désert. Mais on avance plus vite là-bas. Je crois que c’est ce qu’il faut chercher. À avancer plus vite. À embrasser l’univers. Vite. Avant que… (Il  se tient les  tempes.) Avant que la lumière magnifique ne nous quitte. — Je veux voir la lumière magnifique, Papa. — On ira voir demain le lever du jour sur la mer. Tu aimeras peutêtre… Chacun a sa lumière. Baya nous offre des  gâteaux. C’est sa lumière à elle. Tu comprends ? — Oui. —  J’aurais dû revenir. Je  lui aurais épargné quelques mois d’anxiété. Mais je ne voulais pas. Je ne pouvais pas bouger. C’est dur

d’être aimé. — Tu parles comme un livre, Papa. — Je veux inventer un langage qui n’existe pas encore, ou qu’on ne voit pas. En tout cas, on ne sait pas dire l’infinité de la mort dans la vie. Et pas hors de la vie. L’écriture, aujourd’hui, nous sépare de la mort. Je ne veux pas la contrer. Tu comprends ? — … — Quel âge as-tu, mon fils ? — Quinze ans, Papa. — Tu es encore jeune. — Ben non, pas tant que ça. —  Tu as raison. Ce que j’aime chez Fatima, c’est qu’elle est, comme moi, intimidée par l’écriture, par les  mots qui ont trop de sens. Ils passent ainsi des heures entières dans la boutique silencieuse. Haroun raconte avec émotion sa vie à El  Bayadh, loin du  bruit inutile de la ville, comme il dit. Le vieux menuisier, Miloud, qui l’avait initié au métier, était lui-même très peu bavard. Mais chacun de ses gestes, rares eux aussi, était un enseignement. Il ne m’a rien appris, mais il m’a tout enseigné.   Une fois rentrés à la  maison, Haroun et son fils retrouvent le  regard anxieux de  Baya auquel elle substitue vite des  paroles tyranniques  : Donne-moi de  l’eau. J’ai tellement soif. Tandis que Fatima raconte en un flot ininterrompu les  moindres détails de  la journée passée à… les attendre. Kamel a vingt-sept ans lorsque Haroun décède. Il avait contracté une maladie étrange : Des amibes, il a attrapé ça en prison. Il  s’est mis à pisser du  sang, expliquera Baya aux gens venus présenter leurs condoléances. Et, une nuit, silencieusement, il s’est éteint dans son lit.

Ce soir-là, il a dit à Baya, qui ne cessait d’avaler ses sanglots : —  Tu vois, Maman, comme le  soleil s’attarde sur le  mur d’en face ? Il prend tout son temps. — C’est le soleil d’automne, a-t-elle répondu, désespérée. — Où est Kamel ? — Chez lui. Tu veux que je l’appelle ? — Non, mais rappelle-lui pour nour… J’ai compris qu’il s’en allait. Pour la  première fois, il  m’a appelée Maman. Il  faisait nuit, et il  croyait encore voir le  soleil sur le  mur d’en face. J’ai  compris que c’était le  soleil de  l’au-delà. J’aurais dû comprendre. La  veille, déjà, j’ai vu un signe : le croissant de lune derrière la vitre. Je  n’ai pas voulu y croire.  Sa dernière pensée a  été pour Kamel, et pour la lumière… nour. Il a toujours regardé audelà des choses. Toujours. Lorsqu’elle le  découvre mort, le  matin, comme dormant paisiblement dans son lit, elle court faire ses ablutions et se dresse face à Dieu, devant le  tapis de  prière. Elle dit  : Mon Dieu, toi seul peux ressusciter les morts. Je te supplie de me le rendre, comme c’est dit dans le Coran que tu peux le faire. Je ferai tout ce que tu voudras, en échange. Je  le quitterai, je  t’offre ma vie. Je  t’en supplie, mon Dieu  ! Prends-moi à sa place. Ou alors, attends un peu. Il  n’a que cinquante-quatre ans, il commence à vivre, mon enfant. Tu le sais, toi. Je t’en prie ! Fatima essaie de  maîtriser Baya qui hurle comme une démente. Dépassée, elle court chercher Kamel, qui habite juste à côté, depuis trois ans déjà, c’est-à-dire depuis son mariage avec Meriem.

Kamel est pris d’un violent vertige. Il repense à ce que lui avait dit son père : C’est dur… d’aimer ? Ou quelque chose comme ça. Évidemment, Baya et Fatima furent inconsolables. Baya s’adressant directement à Dieu : Pourquoi pas moi ? Pourquoi dois-je survivre à mon enfant  ? Maintenant qu’on commençait à être heureux. Il est trop jeune. On cite dans le  journal la  disparition prématurée du  patriote. Cette unique annonce est encore aujourd’hui placardée sur le  mur du salon. Il est mort de la mort de Dieu, dirent les voisines en guise de  consolation. On  murmurait cependant que survivre à son enfant était sûrement une douleur indépassable. Peut-être aurait-il mieux valu qu’il meure à la  guerre. Comme beaucoup d’autres. On  s’y fait plus facilement. Les guerres serviraient-elles à ça ? À mieux supporter la mort des plus jeunes ? Kamel pleura longtemps, seul dans la menuiserie, son unique ami. Le rire disparut, remplacé par un état d’inquiétude pathologique, d’angoisse devant la  vie et la  société qui paraissait, par contraste, tellement insouciante. Kamel comprend la douleur de ses mères, qu’il regarde, impuissant, se flétrir. Alors, parce qu’il les  aime du  plus profond de son être, et malgré son désir de s’émanciper, qu’il n’a pas toujours su réprimer, il se promet de veiller sur elles à jamais, après tout c’est ça la vie.   Lorsque, quelques années plus tôt, il a vu débarquer Mayssa dans sa boutique, il  ne s’est pas posé de  question et l’a suivie sans se retourner, deux mois durant, se disant c’est le  destin. Comme son père réfléchissant au trop-plein d’amour qu’il avait fui en prenant racine à El  Bayadh, il  a, lui aussi, se dit-il, failli quelque part  à son devoir. Alors il  se promet maintenant d’assumer ce terrible serment fait en son for intérieur : n’ajouter à leur peine aucune contrariété ! Meriem ne s’y opposerait pas, elle qui comprend qu’elle ne sera

jamais la priorité absolue de son homme, et qui s’en accommode en bonne épouse, attendant (pendant longtemps, trop longtemps) d’occuper un jour le statut de mère à son tour, et de diriger enfin tout ce monde. Fatima, comme pour inciter Meriem à prendre en quelque sorte son mal en patience, lui raconte un jour l’épisode «  Mayssa  ». Évidemment, pense Meriem sans le  dire à sa belle-mère, Mayssa, comme n’importe quelle jeune femme, a dû très vite comprendre, après quelques visites rendues à ses mères, le degré d’aliénation dans lequel s’enfonçait Kamel. Fatima raconte comment cette femme, trop émancipée, dit-elle, trop détachée, a rendu leur fils malheureux. Comment elles essayèrent d’en convaincre Kamel, qui, révolté, accablé, n’arrivait pas à s’imposer. Trop d’habitudes prises à accepter leurs règles du  jeu, il  n’a pas su taper du  poing sur la  table. Cette Mayssa doit avoir une sacrée personnalité… —  Tu te rends compte qu’il s’en est allé vivre chez elle dans le  péché et sans plus donner de  nouvelles  ! Heureusement que son père, que Dieu ait son âme, l’a convaincu de venir au moins nous voir. Et quand il  est venu, on  a vu qu’il était amaigri et tellement triste. Le pauvre. Fatima n’est pas méchante, elle est même un peu délurée. Kamel a dit, un jour, à propos de sa mère : C’est la voix de son maître. Baya lui a tout appris. Elle épouse ses pensées et ses paroles. Mais elle est très généreuse et n’a peur de rien.   Kamel s’installe donc dans un intolérable compromis, modérant parfois les  colères inévitables de  sa femme, qui, malgré ses sages résolutions, a du  mal à supporter l’envahissement quotidien de  ses belles-mères. — Les miens, par égard pour moi, se font discrets. Parce que dans ma famille on est très discrets. Mais elles, elles ne prêtent même pas

attention à moi. Je ne suis pas, je ne serai jamais leur fille ! Baya et Fatima, cruellement, ne cessent d’insinuer que l’attente d’un enfant n’a que trop duré. Alors les jeunes époux s’appliquent et surveillent le cycle, tous les deux, et, à chaque ovulation de Meriem, c’est le même manège angoissé : six ans, cela dure six ans. Jusqu’au jour où, enfin ! Meriem annonce triomphalement la nouvelle : elle est enceinte de deux mois. Baya, ravie, souhaite qu’on le nomme Haroun, versant une petite larme au passage. Et pourquoi pas Vincent, tant qu’on y est ? proteste Meriem en son for intérieur. — On l’appellera Nour, dit Kamel, sèchement. Ce furent les seuls propos fermes que Kamel put tenir à ses mères, qui n’osèrent pas lui opposer de résistance. — Et puis si c’est une fille, j’ai décidé qu’elle s’appellerait Hassina, comme ma sœur, s’enhardit Meriem, résolue à se battre pour la  perpétuation du  prénom de  sa sœur aînée, disparue elle aussi prématurément. — Nour. Fille ou garçon, ça sera Nour. — Oh, ça sera un garçon, lui dit Baya. Nous, on ne sait faire que des garçons.   Le destin ou le hasard, c’est pareil, donna raison à Baya, et Nour naquit le 20 novembre 1993. L’enfant apporta enfin un peu de joie. Nour est, littéralement, le  rayon de  soleil de  Kamel, car seule la  présence de  l’enfant fait disparaître ce voile sombre dont il  s’enveloppe désormais. Le  souvenir de  la quiétude de  la vie dans la  menuiserie, avec son père, lui revient sans cesse. Nour est ma lumière, confie-t-il en pensée à son père. Il  néglige son travail, se laissant aller, une fois enfermé dans la  menuiserie, au plus profond désespoir. Seule Meriem voit son Kamel se décomposer de  jour en jour. C’est, certes, une jeune fille «  comme nous  », selon les  propos

de  Baya et Fatima, mais, sous ses dehors de  femme soumise, elle s’applique à protéger Kamel de l’amour vorace de ses mères. On sait déjà qu’elle sut trouver le juste compromis : ils vivraient à proximité de  ses mères, qu’il aurait loisir de  voir chaque jour. Mais les  visites quotidiennes devenant pesantes pour sa petite famille qu’elle entend se réapproprier, elle se propose de se rendre elle-même chez Baya, portant son bébé sur son dos, pour, dit-elle, leur éviter la  fatigue du déplacement à leur âge. Elle ne veut plus les avoir dans les pattes à chaque retour de Kamel, contraint de se composer un visage souriant alors qu’il pleure en dedans. Elle le voit bien. Elle veut de l’intimité. Ce n’est quand même pas trop demander ! C’est ainsi que, prenant sur elle d’aller chaque jour rendre visite aux deux femmes, déjeuner avec elles, leur faire un peu de nettoyage, elle peut accueillir Kamel en fin de  journée sans lui imposer de  les trouver là à l’attendre, alors qu’il n’aspire qu’à se reposer chez lui auprès de sa petite famille. Elle mène son foyer en véritable tyran, peu à peu aigrie, il  est vrai, par la  froideur de  son mari qui partage de moins en moins sa couche. Il s’enferme dans une posture spleenétique ravageuse. Non pas que sa mélancolie ne soit pas sincère, mais le  devoir, s’il en est un dans la vie, n’est-il pas de cesser de la prendre, la vie, justement, trop au sérieux, et de rire de soi lorsque la douleur est trop envahissante ? Il finit un jour par lui confier son angoisse. Le petit dort et ils sont assis face à la télévision allumée qu’ils ne regardent pas. —  Je ne supporte plus la  menuiserie. Je  pense à lui, parti juste quand il  commençait à réfléchir à sa lumière… Il  disait vouloir accéder au silence imperturbable du ver de terre. Il n’avoue pas, bien sûr, que Mayssa occupe encore ses pensées et que parfois lui revient, comme une douleur, le  souvenir de  la jeune femme à la  robe violette qui parut un jour chez lui, semblable à un

rayon de soleil s’offrant une magnifique brèche dans les nuages. Il y pense maintenant quasi physiquement. Un désir violent le prend. Lors de  ses séances d’amour en solitaire qu’il pratique désormais régulièrement dans la salle de bains, il revoit le corps de Mayssa, que le souvenir maintient évidemment intact dans toute sa jeunesse et sa beauté. Est-ce la  raison pour laquelle il  n’a plus de  désir pour Meriem ? — On n’y peut rien. De quelle lumière parles-tu ? — C’est trop compliqué à expliquer. Je crois qu’il voulait repartir à El Bayadh. — Il avait une femme là-bas ? —  Mais non. Qu’est-ce que tu  racontes  ? Le  vieux Miloud lui manquait. —  Qu’est-ce que tu  en sais  ? On  a tous des  secrets. Il  te l’a dit, c’est quoi sa lumière ? — Je ne sais pas. Après tout, peut-être que tu as raison. J’aurais dû l’emmener là-bas avant… mais je crois qu’il aurait tout de même refusé d’y retourner. — Il voulait y aller ou il ne voulait pas ? —  Il n’aurait peut-être pas voulu revenir. Ça n’aurait pas eu de sens. Et même Miloud ne l’aurait pas approuvé. J’en suis même sûr maintenant que j’y pense. Est-ce que toi, qui regrettes tant la  fac, tu aurais voulu y retourner ? — Je ne sais pas. Il y a toi, et Nour. — Lui, il m’avait moi, et toutes ces choses qu’il voulait écrire. —  Kamel. Tu  as un enfant. On  a un enfant. C’est notre lumière, tu ne crois pas ? Comme toi tu as été la sienne. Il n’avait pas besoin de repartir ailleurs. Tu étais là près de lui. Kamel, surpris, se dit que oui, c’est sûrement vrai. Il  y a un peu de ça.

—  Écoute-moi, poursuit Meriem, consciente d’avoir touché un point sensible, reprends-toi. Tu n’as pas le droit de nous abandonner. Ton fils a besoin de  toi. On  va retaper la  menuiserie, on  va tout refaire. Je vais t’aider. Tu verras. Il faut que Nour soit heureux. Lui au moins, ajoute-t-elle plus bas. Elle lui prend la  main doucement mais fermement et il  pleure, presque content. Reconnaissant.   Les travaux de  rénovation de  la menuiserie commencent dès le  lendemain. C’est comme ça que Kamel, lentement, surmonte sa dépression, et que la  vie reprend un semblant de  normalité. Les  cahiers de  son père l’accompagnent lorsqu’il baisse le  rideau métallique  et s’accorde enfin une petite pause dans la  boutique silencieuse. L’infinité de la mort dans la vie. Et pas hors de la vie. Lorsque tout est terminé – cela a bien pris une année – Kamel fait faire des  rideaux aux couleurs de  ceux de  Mayssa. C’est son secret. Il s’offre les mêmes soieries que Mayssa, comme on s’offre des fleurs pour appeler à soi la  joie. Meriem n’est pas dupe. Elle ne croit pas que le bon goût de Kamel soit juste instinctif. Pour elle, il y a anguille sous roche. Quelqu’un, une femme certainement, l’a conseillé. Ah, qu’il est aisé de s’empoisonner la vie avec des soupçons invérifiables ! Lorsqu’il est en âge d’aller à l’école, Nour est scolarisé dans la  meilleure du  quartier. Il  est d’une intelligence remarquable, capable de  gaieté malgré des  accès d’abattement qui inquiètent sa mère, et cette manie qu’il a de  se fourrer sous la  table… Les  écoles privées coûtent cher. Cela demande à Kamel des efforts considérables, il met, comme on dit, les bouchées doubles, travaille sans relâche et Meriem, discrètement, fait la  promotion de  la superbe menuiserie auprès de  ses amies et voisines. Heureuse, un brin nostalgique, Meriem accompagne à la  porte ses deux hommes qui quittent

la maison très tôt chaque matin, le père portant fièrement le sac à dos du gamin, riant, joyeux. Souvenons-nous toutefois qu’une scène aussi idyllique n’est parfois que poudre aux yeux, ou tout au moins, un bref répit avant le  retour des  éternelles et insensées angoisses existentielles. On  sait que Kamel eut la mauvaise idée de permettre l’intrusion, dans sa vie, de  ce qu’il croyait être de  réels moments de  communion, certains vendredis, lorsque tel jeune et brillant imam présidait la  prière, et éclairait par son savoir et même parfois par ses doutes, d’une voix sincère, les  nombreuses zones d’ombre dans lesquelles se perdait le  sens des  sourates. Mal lui prit de  s’exhiber ainsi au milieu de  la communauté, car de ça, prières puis sermons, puis discussions autour d’un café sur le trottoir, devant la boutique, puis échanges d’adresses e-mail, il  n’eut pas le  droit de  se lasser impunément. Lui, l’éternel insatisfait.

XVI.

Une cellule noire. Dans mon souvenir, circulaire. Un cylindre. Avec un sommet pointu. Rouge. Ou violette. Noire.

— Donne-moi de l’eau. Je meurs de soif. Le salon est minuscule. Tapissé de  matelas. J’imagine que tout le  monde dort dans la  même pièce. Un  coin cuisine sur le  côté. Une odeur indéfinissable, comme un mélange de  naphtaline et d’urine. Mouna essaie d’imaginer Mayssa découvrant la vétusté des lieux où a grandi Kamel. Elle se demande bêtement où Mayssa aurait pu mettre son piano si… — Vas-tu me donner à boire, enfin ? Nour s’est tourné vers Meriem. La  grand-mère et Baya la regardent d’un œil réprobateur, comme si je venais en ennemie. — Qui c’est celle-là ? Donne-moi à boire, Nour ! Nour chuchote des mots à sa mère, dans un coin, avec tendresse. Comme deux amants. Ou plutôt, comme si c’était lui, la  mère. On  n’arrive pas à distinguer les  mots murmurés, elle doit sûrement lui dire quelque chose comme  : Tu  aurais pu nous prévenir, Nour,

on  aurait fait un peu de  ménage. N’en pouvant plus, Mouna se lève pour donner à boire à la vieille. — Ces yeux ! Je les connais ! C’est les yeux de mon fils, les yeux de  Vincent  ! Absolument les  mêmes. Encore de  l’eau. Approche, petite. J’ai tellement soif. Personne hormis son père n’a les  yeux de mon fils. Tu dois avoir du sang andalou, toi. Qui est ton père ? Meriem regarde à son tour Mouna, qui a l’air tellement à l’aise. Elle semble décontenancée, se tient droite. Son fils, penché sur elle, attend une réaction qui ne vient pas. — Votre fils s’appelle Vincent ? Tu sais très bien qui je  suis. Mouna examine Baya et se souvient de la description que lui en a faite Nour. (Elle est très coquette. Elle a conservé la tresse de sa jeunesse qu’elle ne quitte jamais, elle la glisse sous son foulard. Et, en guise de  sourcils, elle trace au henné deux demi-cercles au-dessus des  yeux.) Sa mère, Mayssa, quant à elle, lorsqu’elle lui donnait son cours de  dessin, et qu’elle représentait la  sorcière aux cheveux rouges sur son balai, la  nommait Baya. Mouna sourit à ce souvenir. — Laisse tomber, Mouna, lance Nour, comme agacé. Il est furieux, même s’il tente de  n’en rien laisser paraître. Les vieilles sont carrément hostiles et Mouna semble ne pas s’en être aperçue. Elle a un petit sourire narquois. Elle veut que je  me dise  : Heureusement que Mouna semble ne pas s’en être aperçue… Elles savent, je  suis sûre qu’elles savent qui je  suis, elles m’ont reconnue. Nour, empressé, mal à l’aise, pose les questions d’usage, un café ? Dans un silence de  mort. Meriem reste muette, elle aussi, comme foudroyée. Cette première visite est un fiasco. Les deux vieilles femmes n’ont pas desserré les  dents. Elles sont comme… haineuses. Et la  mère

de  Nour, moins odieuse, certes, je  le sens, mais muette quand même. Mouna décide de  partir. Un gentil sourire, encore ce sourire prétentieux, un léger signe de la main à Nour et au revoir. Nour tente mollement de la retenir. Il est malheureux. Mais il reste. Et la laisse partir. Seule. Elle a fait semblant de  ne pas savoir que Haroun s’appelle aussi Vincent. Ou peut-être cherchait-elle juste à alimenter la  conversation  ? Ce n’est pas dans ses habitudes.   Nour, sitôt que Mouna est partie, éclate : — C’est quoi, cet accueil ? — On ne l’a pas chassée ! réplique Fatima. Elle ne voulait même pas s’asseoir. Pour qui elle se prend ? On est des pauvres gens, c’est ça. Pas assez riches pour elle. — Quoi ? Mais tu dis n’importe quoi ! — T’as vu comment elle examinait tous les recoins de la maison ? Meriem se lève soudain, pâle. Jusque-là, elle s’était tenu les tempes, comme elle fait souvent lorsqu’elle veut réfléchir mais que ça parle sans arrêt autour d’elle. Personne n’a remarqué sa pâleur. — C’est… ton amie ? Vous êtes… — C’est une bonne amie. C’est tout, hurle Nour. —  Comment l’as-tu rencontrée  ? Comment s’appelle sa mère  ? Connais-tu sa famille ? Nour est abasourdi. Il  constate qu’il doit répondre à un questionnaire en règle. — Je n’en sais rien ! Je ne connais pas sa mère. Elle est morte. — Morte, tu dis ? — Son père est en France. (Meriem serait-elle en train de tenter de  ruiner sa première relation, sa première amitié, avec une fille  ?) C’est quoi ces questions, Mama !

— C’est normal. Elle débarque chez nous, avec toi. Il est normal qu’on veuille savoir d’où elle vient. Elle, j’imagine qu’elle sait tout de toi. Non ? — Ben non ! J’ai été bête de penser que ça vous ferait plaisir de la rencontrer. —  T’es sûr qu’elle ne sait rien de  nous  ? De  notre famille  ? Comment l’as-tu connue, Nour, dis-le-moi, c’est important. Nour ne comprend pas ce qui arrive. Ces femmes voient le danger partout, ce sont de  vraies psychopathes  ! Cependant, au fond de  lui, une petite voix lui rappelle les  circonstances de  sa rencontre avec Mouna, les  questions incessantes qu’elle lui pose, sur lui, sur sa famille. Machinalement, il dit, comme pour se défendre, et en même temps pour comprendre : — Elle s’intéresse à moi. Et moi aussi, je m’intéresse à elle. — Tu t’intéresses à elle ? Vraiment ? À sa famille, par exemple ? Pourquoi ne nous as-tu jamais parlé d’elle ? Pourquoi l’as-tu amenée ? Est-ce elle qui l’a souhaité ? —  Ouais. Oh et puis, ce n’est qu’une amie. C’est pas toi, Mama, qui m’as conseillé de… —  Tu as raison. Mon fils, je  voudrais la  revoir, m’excuser. Dis-lelui, s’il te plaît. J’aimerais la revoir. Nour ne dit rien. Il sort en claquant la porte, repense à son père contraint de  quitter son unique amour. Ces femmes ont une telle force de conviction ! Le voilà, tout de même, presque déçu de Mouna, comme si elle avait prémédité quelque crime envers sa famille. Et puis il y a le mystérieux mensonge qu’elle lui a fait au sujet d’un amoureux imaginaire. Et  maintenant cette question à propos de Vincent, ce sourire, comme si elle nous prenait de haut, cette fausse innocence. Pourquoi  ? Il  a pensé, tout à l’heure, pour se rassurer, qu’elle cherchait à le  rendre jaloux. Peut-être est-elle tout simplement

une fieffée menteuse, une manipulatrice. Il  a besoin de  réfléchir, mais n’y arrive pas. Trop de déceptions, oui, c’est le mot, le submergent. Dès que Nour est sorti, Meriem, toujours aussi pâle, se tourne vers les deux vieilles : — C’est la fille de Mayssa. J’en suis sûre. Puis, la gorge nouée, la voix blanche : — Et de Kamel. — Quoi, quoi Kamel ? Elle ne dit rien, donne le  temps à la  nouvelle de  pénétrer leur esprit. Les  trois femmes semblent se tenir, chacune, un monologue intérieur. Les yeux de Haroun. — Kamel me l’a dit. —  Et tu  attendais quoi pour nous en informer  ? Depuis quand le sais-tu ? — Qu’est-ce que ça aurait changé que je vous en parle ? J’espérais qu’on ne la verrait jamais. J’espérais… —  Alors, dit Fatima, atterrée, c’est sa sœur  ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Ils ont peut-être déjà passé la nuit ensemble ! Ces femmes-là ne s’encombrent pas de principes. Rappelle-toi, Baya… — Oh, ça suffit, maintenant ! crie Meriem. Le chien dans la cour d’en face semble hurler à la mort. Comme un loup. — Il faut tout lui dire. — À qui ? — Mais à Nour ! —  Non  ! Ça va se propager. La  honte sur notre famille. Une bâtarde ! Je t’interdis de le lui dire. — Et si elle tombe enceinte ? Baya marmonne une prière, appelle ardemment la  bénédiction de Dieu. Elle regrette d’avoir vu ces yeux bleus. Elle aurait dû ne rien

voir. C’est ça. Ne rien voir, c’est tout. Cette sotte de Fatima n’aurait pas relevé. — J’ai vu ses yeux, remarque lentement Fatima. Je n’ai pas voulu croire ce que je voyais. Qu’est-ce qu’on va devenir ?   En marchant, Nour s’est surpris à se diriger machinalement vers l’appartement de  Mouna. Alors il  a rebroussé chemin. Il  a hésité, changé d’itinéraire, est allé sonner chez Yacine et Selma. Il  aurait voulu parler seul à seul avec Selma, mais Yacine lui dit  : Elle est sortie dîner avec quelqu’un. — Mais ne reste pas là, entre. T’en fais une tête. — Non, ça va. OK, je prendrais bien un petit remontant. — Je t’en prie, sers-toi. Kouky était là juste avant. On a parlé. — Ah… —  J’essaie de  relativiser. Il  n’est pas méchant, au fond. Un Ricard ? — Oui, merci. Ils s’affalent tous les  deux, l’un en face de  l’autre. Yacine est tellement sensé ! Comment réussit-il à rester calme, toujours ? Nour n’a évidemment pas noté les légères inflexions de voix de Yacine, lorsque celui-ci a parlé de  Selma, ou lorsqu’il a évoqué sa discussion avec Kouky, ni remarqué comment il s’est laissé tomber dans le fauteuil, en un gros soupir. Ils restent longtemps silencieux, tous les  deux, appréciant ce moment de  calme infini, que leur sincère amitié n’oblige pas à briser. Puis, comme s’il se réveillait d’un long sommeil, Nour réagit enfin aux propos de Yacine : — Relativiser, tu dis ? — Oui. Je trouve que je ne suis pas assez fort pour ça. L’autre jour, j’ai perdu mon calme parce que je n’arrive pas à comprendre qu’on se laisse embarquer dans des contraintes qu’on se fabrique soi-même. — Tu veux dire, à propos de la revue ?

Nour réalise effectivement que, contrairement à ce qu’il a pensé, il arrive à Yacine de perdre son sang-froid. —  Peut-être que tu  as raison, notre projet n’était pas censé prendre ces proportions. T’en as reparlé à Kouky ? —  Oui. Kouky a d’autres ambitions, c’est tout. J’ai eu, moi, la  chance de  percer, d’obtenir assez vite ce poste, de  vivre confortablement et de faire ce que j’aime. Lui, non. Tu comprends ? —  Il n’a pas bossé aussi dur que toi, et puis, il  a le  temps, il  est plus jeune que nous tous. — Je sais. Il est aussi plus pragmatique. Je ne devrais pas lui en vouloir pour ça. Ils restent encore un long moment silencieux, puis Yacine relance le  sujet, décidé à ne négliger aucun détail, comme se parlant à luimême, aidé en cela par une légère ébriété : —  En vérité, je  crois que je  suis coupable d’avoir eu simplement envie de renoncer au projet. — Ah ! répond Nour distraitement. (Il faudrait que je dise à Mouna que Mama veut la rencontrer. Peut-être que ça dégèlera la relation.) — Oui. — Oui, bien sûr (… mais qu’est-ce qu’elles pourront bien se dire ?). —  J’avoue que j’ai été malhonnête. En fait, je  n’avais pas trop réfléchi, en voulant m’attaquer à l’axiome du  choix. Comparer le  destin à la  chaussure gauche qu’on ne peut choisir de  porter que par le  pied gauche, tu  vois  ? Je  me sens carrément déterministe. Je n’ai rien à contredire là-dedans. —  Hmm… (Et si ça foire entre elles  ? Si Mama l’insulte ou que Mouna lui fait mauvaise impression, avec sa façon de  se recroqueviller sur elle-même…) —  Mais comme je  n’y ai pas assez réfléchi, je  crois que j’ai volontairement abrégé la  réunion, prenant prétexte de  me fâcher.

Je  crois que je  suis incapable de  reconnaître mes torts. C’est grave, tu ne trouves pas ? — Peut-être qu’on réfléchit trop. —  Peut-être. Quand on  vient au monde, l’équation s’écrit. Nous nous agitons pour enlever des  poussières alors que le  moindre mouvement, le  moindre vécu, introduit des  paramètres à l’équation première. Elle s’épanouit, se renforce, finit par avoir raison de nous. Ce que vivent les gens détermine ce qu’ils sont. On n’y peut rien. — Ah, ça ! À qui tu le dis ! —  Je crois qu’on ne peut regarder qu’à partir de  soi. C’est notre condition. C’est même ça le véritable axiome indépassable. —  Mais être soi, c’est quoi  ? On  est multiples,  on  est impressionnables, on  a des  intuitions, des  rêves. On  est  tout ça à la fois. — Oui. Ils restent encore longtemps ainsi sans parler, se resservent à boire, leurs esprits se rejoignant, comme enlacés, et pourtant le  champ d’application des  idées de  l’un diverge de  celui de  l’autre. Car chaque atome gravite invariablement autour de  son propre noyau.   Lorsqu’il rentre à la  maison, Nour est accueilli par un silence de  mort. Il  se réfugie la  tête dans le  frigo, se cherche une sucrerie. Il voudrait tellement fermer les yeux, ne voir personne, ne pas parler. Mouna est partie précipitamment. Elle n’aime pas ma famille, mon milieu. Elle n’a fait aucun effort. À présent, il  s’enferme dans les toilettes pour réfléchir. Il a vu Baya s’emparer de son chapelet. Sa mère et Fatima lui adressent un sourire coupable. Qu’elles aillent au diable ! Il  va dormir. C’est ça. Il  va s’allonger et leur tourner le  dos. Demain on parlera.

Fatima, après un gros soupir, reprend ses aiguilles à tricoter. Meriem n’a pas bougé. Elle regarde son enfant s’allonger, elle repense à sa dernière conversation avec Kamel. Ce fameux jour à la  prison, elle lui donnait, comme d’habitude, des  nouvelles de  Nour, de  Fatima, de  Baya, de  tout le  monde, puis, alors qu’elle s’apprêtait à partir, découragée par son silence, il a crié.

XVII.

Le secret. Sombre. Personne ne sait rien. Mais toi ?

5 juillet 2016 — Attends ! Toi, tu dois le savoir. Il faut que je te le dise. Elle a repris sa place en face de lui, les autres prisonniers et leurs familles se sont retournés, surpris par le  cri inhabituel du  «  Muet  ». Il  avait les  mains moites, elles imprimaient la  vitre crasseuse qui les séparait, ajoutant à son opacité. — Jamais je ne t’ai trompée, Meriem. Jamais. — Parle moins fort, Kamel, tout le monde nous regarde. Qu’est-ce que tu appelles tromper, pauvre imbécile ? — Avant toi, bien avant toi, j’ai connu une femme… — Je sais. Ça parle, tu sais ? Ta mère, les voisines… —  Mayssa. Elle s’appelle Mayssa. Ne m’interromps pas. Je  sais qu’elle a eu un enfant. Je  croyais qu’elle avait avorté. Eh bien non. Elle a eu… On  a eu… une fille. Elle m’a écrit pour m’annoncer sa

naissance. Moi, j’ai pensé, comme elle s’était mariée, que c’était ça, tu vois ? —  Mais de  quoi parles-tu, Kamel  ? Attends. Prends le  temps de formuler des phrases intelligibles. — Ne m’interromps pas ! Je te dis que ce jour-là à la poste, je l’ai vue. — Qui ? —  Tais-toi, je  t’en prie… Cette fille. C’est le  portrait de  Mayssa, avec, en plus, les yeux bleus, les mêmes yeux bleus que papa. Tu sais comme ils étaient particuliers. Je  suis sûr que c’est… euh… notre fille, à Mayssa et à moi. Elle m’a suivi toute la  matinée. Je  l’ai repérée, j’ai compris. Je te jure que j’ai même pensé à la tuer. J’étais désemparé. Pourquoi j’ai voulu la  tuer  ? Je  me serais tiré une balle aussi. J’ai rien fait. Je l’ai regardée. Elle a compris que j’avais compris. Elle a surgi comme ça, comme une torture. J’ai eu peur qu’elle fasse du mal à Nour. — Chut. Parle moins fort, Kamel. Calme-toi. Tu n’es pas sûr, après tout. — Si, je te dis. — Arrête de crier ! — Crois-moi. C’est elle, je ne l’avais jamais vue avant ce jour. Elle m’a suivi. J’avais cette arme à la  main, je  me suis senti cerné, la  malédiction s’est abattue sur moi. Puis j’ai abdiqué. Parce que j’ai fait trop de mal. Tu comprends ? À elle, à ma famille, à toi, à notre fils. Il s’est tu. Elle l’a regardé, son corps cadavérique, ses yeux exorbités. Elle a attendu que les  battements de  son cœur, que sa respiration se calment. —  Qu’est-ce que tu  veux, maintenant  ? s’est-elle surprise à dire, froidement.

—  Je te confie mon secret, Meriem, tu  es sage, tu  sauras quoi faire. Depuis le jour de mon arrestation, j’attends que tout le monde me pardonne. Cette enfant et sa mère, je  les ai abandonnées, tu comprends ? Je ne voulais plus entendre parler d’elle. Je te le jure, je  sais juste que sa fille est née le  2  décembre  1985, et qu’elle s’appelle Mouna. C’est elle que j’ai vue à la  poste. Je  jure que c’est elle. Il s’étrangle encore en un gros sanglot. Elle le  regarde, elle est définitivement calme. Le regard glacial. —  OK, tu  l’as dit. Je  m’en vais, Kamel. Repose-toi. On  en reparlera.   Puis elle s’est levée et s’en est allée. Comment pouvait-il prétendre ne pas l’avoir trompée, alors qu’il avait vécu tout ce temps avec ce terrible secret en lui ? Ainsi, il aurait une fille. Et Mayssa ne le lui aurait jamais dit. Peutêtre bien, mais il  a dû s’en douter. Pourquoi lui aurait-elle annoncé la naissance d’un enfant, si ce n’était pour qu’il comprenne ? Je suis sûre que ce n’est pas seulement le  jour où il  a vu la  petite, ce n’est pas seulement à la  couleur de  ses yeux qu’il a compris. Il  le savait. Depuis le  début. Depuis la  lettre de  Mayssa. Et il  n’a rien dit. Alors, comme s’autoflagellent les  fanatiques religieux, il  s’est imposé une vie monastique, austère, nous privant des  plaisirs les  plus simples. Que tu  es  piètre,  Kamel. Ce  que tu  peux être piètre. Il  n’en finissait plus de s’étaler, aujourd’hui. C’était grotesque. Elle ne ressent absolument aucune compassion pour cet homme pour lequel elle se demande à présent comment elle a pu avoir tant de  désir, nourrir cette obsession. C’est tout simplement un idiot qui, tant qu’il était silencieux, passait pour un sage, un grand. Comme il  dégringole de  son piédestal  ! Et puis, toute cette mise en scène, à vomir !

  Mouna a écrit, quelque part : « En finir avec les postures. »   Alors Meriem décide qu’elle n’ira plus le voir. Elle ne lui en veut pas, non. C’est pire que ça, elle le  méprise. Les  autres prisonniers le regardaient sangloter, elle avait un peu honte pour lui. Aujourd’hui, Kamel a juste décidé de  parler. Il  fait de  moi la  dépositaire d’un lourd secret, il  se sentira mieux maintenant, puisqu’il m’a confié le  fardeau. Démerde-toi avec ça, ma vieille. Un jour, j’en parlerai à Nour.   Sur le chemin du retour, elle essaie de dénouer le récit maladroit, haché et incohérent de Kamel. Il a pensé à tuer cette fille, parce qu’il est incapable de  faire face. Les hommes sont incapables d’aimer les êtres qui les mettent en danger. Et il veut que je protège Baya, Fatima, Nour, tout le monde, quoi ! Non. Elles sont tellement plus fortes que moi  ! Ce qu’il veut, c’est juste se débarrasser du  secret. Ne plus penser qu’à sa pomme. Comme il  a toujours fait. Que va penser Nour de son père ? Je ne vais rien dire. Rien faire. Attendons. Elle hèle un taxi, paie la course, pour ne pas le partager. Elle veut être seule. Elle se sent incapable de  prendre le  bus, d’affronter le regard des gens. Incapable de fixer sa pensée, elle regarde la ville défiler, une femme insouciante, sûrement heureuse, observe son reflet sur la  vitrine d’un magasin, un enfant traverse la  rue dangereusement, portant un énorme sac de pains, pourquoi suis-je si malheureuse ? Le chauffeur ne dit mot, il lui lance des regards curieux à travers son rétroviseur. Puis, subitement, elle réalise que c’en est fini. Son cœur s’affole. Il va mourir. Kamel va mourir. Je ne le reverrai plus.

XVIII.

Cramponne-toi. La vie démarre, Comme un ascenseur. Ne t’en fais pas.

Lorsqu’elle quitte la  maison de  Nour, Mouna décide de  marcher le long du boulevard de front de mer. Les lampadaires commencent à s’allumer. (Il fait encore jour, pourtant.) Il est déçu que je  sois partie si vite. Je  l’ai lu dans ses yeux. Elle a une boule au ventre. Elles ont l’air tellement méchantes ! Ne pas même l’inviter à s’asseoir ! Elle pénètre maintenant au cœur de  la ville, remonte lentement l’avenue Didouche-Mourad quasi déserte, seuls quelques groupes de jeunes hommes discutent en fumant au pied de leur immeuble ; ils s’arrêtent de  parler pour la  regarder passer et lancent quelques compliments  : Vous êtes charmante, mademoiselle. Aïe, je  suis amoureux… et autres maladresses qui, parfois, la font sourire malgré elle, car, évidemment, les  déclarations d’amour gratuites sont, finalement, les blagues préférées de ses concitoyens, qu’il faut savoir accueillir parfois comme un rayon de soleil qui se serait oublié dans la  nuit. Elle ne se sent pas en danger. Elle ne s’est jamais sentie en danger dans sa ville. C’est sa force.  

Au loin, elle aperçoit un couple qui va entrer dans un restaurant aux enseignes lumineuses tapageuses. Mais oui, c’est bien elle. C’est Selma qui tient par le bras un jeune homme élégant et mince. Peutêtre un peu trop mince. Ils n’ont pas vu Mouna, qui, instinctivement, les  suit, attirée par la  singulière lumière qui auréole ces deux-là. Comme s’ils étaient seuls au monde. Elle se rapproche, regarde à travers la vitrine de la pizzeria. Ils s’assoient sans un mot, la salle est pour ainsi dire vide. Tandis que le  serveur se tient debout, décidé à expédier la commande, Selma regarde le jeune homme qui consulte le menu, et, le corps penché vers lui, comme s’il était son enfant, elle lui sourit de  tout son cœur. Selma, qui a toujours gardé le  visage distant et froid, la  voilà comme nue dans toute la  fragilité et la  délicatesse de  son amour pour l’homme. Il  a le  même visage allongé qu’elle, les mêmes mains fines et délicates. C’est son frère, et c’est son amour secret, se dit Mouna.   Elle notera : « Il est fort probable que chaque être humain ait un amour secret. Un amour qui ne saurait s’accommoder de  la lumière du  jour, qui ne supporte aucune pollution de  l’extérieur, mais qui nous ronge de  l’intérieur sans que nous parvenions à en finir. Une mort qui côtoie la vie indéfiniment. Un silence pour soi. Douceur et amertume, abîme. »   Un taxi s’arrête sans qu’elle lui ait fait signe. Elle se laisse conduire chez elle, murmurant son adresse sans même avoir salué, comme s’ils continuaient un voyage interrompu quelque part auparavant. Ils sont tous les  deux silencieux, le  chauffeur semble absent, ou plutôt songeur, la  radio seule emplit la  nuit d’un chant long et triste : ّ ‫ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل‬ ‫اﻟﺸﻤﻌﺔ ﻣﺎ ﺿ ّﻮاﺗﻨﻲ ﻓﻲ اﻟﻀﻼم‬ ‫اﻟﺴﻌﺪ ﻣﺎ ﺳﭭّﻤﻠﻲ اﻷﯾﺎم‬ ّ ‫ﻣﺎﻟﻲ ﻣﺎﻟﻲ و ﻣﺎل‬

Il va m’appeler, je lui expliquerai. Une fois rentrée, elle s’installe sur le  grand lit de  sa mère et se replonge dans ses cahiers. Elle y avait glissé auparavant trois feuillets, des partitions.   «  Un soir, c’était la  veille de  ta mort, tu  m’as donné ces pages, dans lesquelles tu  avais composé une musique. Spécialement pour moi. Comme un testament. J’ai composé pour toi cette mélodie, m’astu murmuré. Mon  enfant. Mon trésor. Trois doubles portées, soigneusement dessinées. Les notes pour la main droite vont le plus souvent dans l’aigu. Elle est dans ma tête depuis que nous nous sommes quittés, Kamel et moi, as-tu ajouté. C’est joli. Et c’est pour toi, ma Mouna. «  J’ai du  mal à la  jouer, je  m’énerve, je  claque le  couvercle du  clavier. J’ai toujours été la  plus mauvaise de  tes élèves. La  pire. Tout ce que j’arrive à faire, c’est jouer les  mains séparées. La  main droite joue en la  majeur tandis que la  gauche gémit en mi mineur. C’est carrément impossible à concilier, tu le sais bien. Simultanément joie et nostalgie, vigueur et abattement. Chaque état mettant l’autre en sourdine. Je  sais maintenant que c’est le  seul moyen que tu  aies trouvé de  me faire comprendre tout ça. Tout ça qui t’arrive. Je  sais que ton état était indicible. Je sais, Maman. Mais moi, je ne suis pas votre erreur, je  suis vous. Je  suis votre mélancolie, le  désir amer et frivole de votre génération. « Mais je serai différente. Aujourd’hui, je veux envisager un autre monde, moins secret, moins têtu. Je n’ai que faire de votre héritage, de votre histoire mouvementée et sans issue. »   Mouna finit par s’endormir, lâchant les  cahiers que le  chat s’empresse de piétiner, ronronnant sur le papier froid et doux. Elle se

réveille brusquement. C’est encore la nuit. Il est tard maintenant, il ne m’a pas appelée. Qu’est-ce que je fais ? — Allô ? Oui, c’est Mouna. T’es toujours chez toi ?… Ah, OK. Euh, non. Je voulais juste… Oui, d’accord, je te laisse. À demain ? Il a dit : —  Oui, à demain peut-être. (Nour raccroche devant les  trois regards inquiets qu’il sent dans son dos. Il  n’arrive toujours pas à dormir.) Peut-être ? Elle l’a attendu. Longtemps. Elle erre dans la  maison, l’appelle encore, une heure plus tard, en vain. Il ne répond pas. Cette fois je lui dirai tout. Ce qu’elles ont fait à ma mère et à moi. Ce que lui a caché son père. Il en voudra à la terre entière, mais ça lui passera. Il le faut. Retourner dans la  chambre. Rouvrir les  cahiers. Écrire pour soimême.   «  Oh Maman, tu  es restée si énigmatique. Tu  pouvais me parler simplement, au lieu de te jeter à corps perdu dans ta musique. « Que de fois je t’ai appelée à mon secours. «  Sur la  plage, à Nice, tu  étais censée m’aider à construire un château de sable. Mais, brusquement, tu t’es tournée face à la mer et tu as pris ton air lointain. Tu allais encore m’abandonner. J’ai fondu en larmes.  Alors, tu  m’as serrée dans tes bras et on  a chanté ensemble. Mais ça n’a pas duré. Les  moments de  répit ne durent jamais avec toi. Ne voyais-tu donc pas que ton Kamel occupait trop de place ? Trop de place ? Pourquoi nous as-tu enfermées dans cette histoire ? « Il y a Nour, que je cherche… en moi. Je ne désire plus être moi pour moi toute seule. Nour m’a déshabituée de ma solitude. »   Mouna sent sa gorge se nouer.

    Très tôt le  matin, Nour débarque au bureau. Il  cherche Selma. Celle-ci, lisant instantanément la détresse dans les yeux de son ami, l’entraîne au café, loin de Yacine et de Kouky. Elle écoute, comme toujours, silencieusement et sérieusement Nour qui raconte ce qu’il appelle la  rencontre désastreuse entre ses mères et Mouna, le départ précipité de celle-ci, il parle de son père et d’un amour contrarié, se noie dans des  histoires de  trahison et de mensonge. Et puis il y a cet homme que Mouna prétend aimer ou quelque chose comme ça… Selma prend la  mesure de  l’amour que Nour voue à cette fille. Alors elle décide qu’elle ne dira rien, qu’elle ne fera que l’écouter le  plus longtemps possible. Elle  sait bien que la raison n’a rien à voir là-dedans. — Qu’est-ce que je peux faire ? — … — Tu ne dis rien ? — Écoute, c’est difficile comme situation. Parle-lui de tout ça, et, si tu  veux mon avis, lance-t-elle finalement, vaincue par le  regard suppliant de son ami, ta famille n’a pas à se mêler de ta vie. Il dévore son gâteau puis s’attaque, sans s’en rendre compte, à celui de Selma. —  Ou alors, dit-elle encore, prends un peu de  recul. Réfléchis. Seul. Disant cela, elle se sent un peu ridicule d’avoir tant parlé. À sa grande surprise, il répond : — Tu as raison. Je vais prendre du recul. Merci. Elle sait pertinemment que cette décision ne tiendra pas plus de… allez… vingt-quatre heures.  

Il ne rentre chez lui que tard dans la soirée ; il retrouve ses mères toujours aussi prévenantes, s’affairant autour de  lui comme des petites fourmis, il étouffe, leur amour démesuré l’emprisonne, il a envie de  les tuer. C’est ça. S’en débarrasser. Se sentir enfin libre de  manger ou pas, de  se couvrir ou pas, jeter à la  vieille son verre d’eau à la figure, les foutre dehors, dans la vie, quoi. Alors il ressort sans répondre à leurs questions. Il veut continuer à penser à Mouna et à son étrange attitude. Elles le  regardent partir, inquiètes, malheureuses  : Va-t-il la rejoindre ? C’est sûr, elle est en train de le transformer, notre Nour. Va savoir ce qu’elle va lui mettre dans la tête. Il nous déteste.

XIX.

Accéder au silence du ver de terre. S’enrouler en soi. Bonté infinie. Sans os.

Lorsque Nour sonne à sa porte, Mouna est en larmes. Des pleurs ininterrompus, lourds, désespérés. Il  était venu dans le  but d’avoir une explication sur son mensonge, cette histoire d’amour imaginaire, du  moins c’est l’argument qu’il a trouvé pour s’encourager à revenir vers elle. Il n’en est plus question.   En l’état actuel des  choses, sachant ce qu’elle sait, était-elle en droit de se laisser embrasser ? Il ne faut pas prolonger ce tête-à-tête, il-ne-faut-pas, c’est ce qu’elle se martèle au-dedans d’elle-même. — Je t’ai menti. Je sais pourquoi. — Je sais. Tu voulais me rendre jaloux. — Ou t’éloigner de moi… J’ai envie de sortir, invente-t-elle. On va chez Yacine et Selma ? — Maintenant ? Il est presque minuit ! Bon, d’accord. À propos, dit-il, sur le pas de la porte, ma mère souhaite te revoir. Elle s’en veut de t’avoir si peu parlé. Tu l’appelleras ?

Il est presque enjoué maintenant.

Minuit Le ciel est superbe, la  nuit, lumineuse. Nour est heureux de  marcher en compagnie de  Mouna. Ils ont décidé qu’ils iraient à pied chez leurs amis. —  Il pleurait souvent, tu  sais  ? C’était comme s’il avait un lourd secret, ou qu’il imaginait quelque chose de terrible. — Pourquoi ? — Je ne sais pas. Peut-être que c’était un romantique. Il y avait en lui, bien qu’il ait été plutôt traditionnel, je  dirais même obéissant, conformiste, comme une autre personne totalement opposée. C’était comme s’il avait volontairement contrarié son destin. — Et avec ta mère ? — Oh, je t’ai dit, il ne montrait rien. — C’était un mariage arrangé. —  Oui, mais qu’est-ce qui empêchait l’amour  ? C’est pas toi qui dis qu’on peut aimer à peu près n’importe qui ? — J’ai dit ça ? — Tu l’as écrit. — Tu lis mes notes ? — Oui. J’ai envie de te comprendre. Tu es tellement mystérieuse. Tu m’en veux ? — Oui. Un peu. Pourquoi t’as fait ça, Nour ? —  Je ne l’ai fait qu’une fois. Juste deux ou trois phrases. Ton écriture est indéchiffrable. Tu écrivais à propos de la vérité, je crois. Tu te demandais combien de couches recouvrent notre réalité vraie. — T’en as pensé quoi ?

—  Je ne suis pas sûr que ça t’intéresse de  le savoir. Ton écriture ressemble à des monologues. C’est comme si tu te parlais à toi-même. Ce que j’en pense, moi, c’est que la vérité est un attrape-nigaud. On a plusieurs réalités. Parfois qui se contredisent. On  choisit seulement de les hiérarchiser, de se préférer juste plutôt que cruel, par exemple, tu vois ? — Oui. Ils marchent vite, il lui prend le bras. Il s’applique à synchroniser ses pas avec ceux de  Mouna, compte secrètement les  marches qu’ils descendent à un rythme qu’il veut régulier, forçant parfois Mouna à sautiller machinalement, pour le rattraper et pour que l’harmonie ne soit pas perdue. —  Tu es comme mon grand-père Haroun, il  écrivait sans arrêt des trucs qu’il était le seul à comprendre. — Comme quoi ? — Comme s’enrouler en soi. Bonté infinie, sans os. — Il voulait être un ver de terre. — Exactement. Il a écrit qu’il désirait « accéder au silence du ver de  terre  ». Ça ne sert à rien, c’est la  vanité de la poésie. N’empêche que tu l’as compris, toi, le truc du ver de terre. — Il n’y a pas que le langage courant qu’on ait besoin de partager. Il y a un autre langage, plus intérieur, plus lent à venir, car les os font barrage. C’est le langage du monde silencieux, qui est aussi en nous. — Je te ferai lire les poèmes de Haroun. Ils marchent en silence, Mouna cédant à une sorte de  vertige, de fierté, heureuse de constater cette étrange parenté, se disant que les  chromosomes du  grand-père ont choisi les  siens propres pour se perpétuer. La  réconciliation, entamée sur le  figuier à Constantine, se  prolonge ce soir, et même, elle est en mesure de dire à présent de  Kamel, son père, je  sais pourquoi lui. Comme s’il pouvait en être

autrement, elle constate enfin qu’elle n’est pas issue de rien. Elle n’est pas seule. Est-ce juste un désir fort de  se raccrocher à cette famille (comme un chaînon manquant se ferait récupérer grâce aux transmissions involontaires mais indiscutables du  sang), ou est-ce simplement une image de soi qui la fait se reconnaître en les autres (cette satisfaction de  l’ego tellement incompréhensible mais réelle) qui la bouleverse tant ? Brusquement, sans qu’il sache pourquoi, Nour dit : —  Mon père, il  pensait à quelqu’un d’autre. Une  autre femme. J’en suis sûr. Je sais même qu’il y en avait une avant maman. Mayssa. —  Pourquoi aurait-il quitté alors cette autre femme  ? répond Mouna, émue d’entendre Nour prononcer le  nom de  sa mère avec autant de spontanéité. — Il laissait les autres décider pour lui. C’était ce qu’on appelle un raté. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu pleures ? — Non. Elle tente de  ravaler ses larmes, le  mettant à distance, elle s’en veut d’être si fragile ces derniers temps. Puis le  silence de  nouveau s’installe. Une lune quasi irréelle éclaire la mer. — Et toi ? — Quoi, moi ? demande Nour. — Te considères-tu comme un raté ? —  Je ne sais pas. Ce n’est pas à moi de  le dire. Je  suppose que je suivrai le même chemin, si je n’essaie pas de m’en détourner. Baya me survivra à moi aussi, rien que pour bousiller ma vie. Pardon. Non. J’exagère. Mais c’est quand même aussi un peu ça. À trois, avec Fatima et Meriem, elles voudront régenter ma vie, comme elles l’ont fait avec mon père. Même si Meriem a changé ces derniers temps.

Je me demande ce que vous allez vous dire quand tu la rencontreras. Tu vas l’appeler, hein ? — Tu te laisseras faire. — C’est une question ? — Non. Tu portes les mêmes gènes. —  Tout se corrige. Même les  gènes. Tu  te souviens de  notre conversation au sujet de  la verticalité  ? Tu  m’as dit, et je  ne l’ai pas tout de  suite compris, qu’à cause de  mon héritage génétique je n’aimais pas la verticalité. — En fait, je pensais à ce moment-là que tu ne savais pas encore pourquoi tu  ne comprenais pas. Et même moi, je  ne pouvais pas m’expliquer pourquoi je disais ça. C’est ce qui arrive souvent. On ne sait pas pourquoi une parole surgit à un moment de  la vie, comme inopinée, alors que la  pensée qui la  sous-tend ne s’est pas encore développée. Elle se construit lentement et n’émerge que longtemps après. — Tu veux dire que la parole précède la pensée ? —  Oui, parfois. Je  crois. Il  y a les  paroles construites, élaborées, pensées en amont, mais ce dont je  parle, ce sont ces mots ou expressions que l’on prononce accidentellement, comme venus d’ailleurs, et qui seraient annonciateurs d’une pensée future. — Une pensée plus forte que nous. Nous pouvons la rejoindre ou pas, nous sommes dépassables. Ah,  mais, dis-moi, tu  dois me raconter, toi aussi. Ton père… Ou était-ce un mensonge ça aussi ? — Non. Ce n’était pas un mensonge. Je crois que tu le sais déjà. Fais confiance à ton intuition. — C’est dangereux, ça, pour un mathématicien. On est arrivés.   Elle notera plus tard : « Notre bavardage tait l’essentiel. »  

Selma, malgré l’heure tardive, est ravie de les accueillir. On aurait dit qu’elle les attendait un peu. Quelque chose a changé en Selma. Ou  est-ce moi qui la  vois différemment, depuis que je sais son secret ? Tout le monde est là, on rit et on se taquine, comme ça, pour rien. Mouna est surprise de  se sentir normale, c’est-à-dire, joyeuse, insouciante. Nour est transporté, il lui pousse des ailes. Avec Mouna il y a eu ce baiser furtif, mais vrai, ensuite une conversation profonde, intime. — Avec tout ce que tu griffonnes, toi, lui dit-il tendrement, alors qu’elle sort son calepin de son sac, il y aurait de quoi faire un livre, tu ne crois pas ? — Oh, ce sont des pensées en vrac. Des choses réelles et d’autres, imaginaires. — Et d’autres en voie de fabrication dans nos cerveaux, dit-il, en lui lançant un clin d’œil. Décidément, tu me fais penser à mon grandpère. Elle a envie d’ajouter : Ces choses imaginaires peuvent au mieux nous transformer, au pire nous détruire. Il  lance, presque rêveur, comme en réponse à ce qu’elle pense : — On ne part pas du néant. L’imagination transforme, refabrique le réel. Mais de quel réel s’agit-il, y en aurait-il un seul ? Ces paroles le  plongent subitement dans une réflexion intense. Il  s’assoit, comme absorbé par le  sol, le  cœur battant, près de  faire une découverte bouleversante, essentielle. Mouna ne dit rien, se contente de  sourire. Nour ne pense plus à elle, il est ailleurs. Elle le  sent pourtant bien là, tout près d’elle et à jamais. À présent, même la perspective d’une séparation, qu’il faudra bien envisager, ne l’effraie pas. Les  multiples particules qui les  lient

s’étirent maintenant comme des  cordes élastiques, ondulant autour d’eux sans jamais se briser. Jamais.   Elle garde au fond d’elle son secret, toujours incapable d’en parler. Elle se sent, cependant, comme libérée d’avoir découvert, la  veille, celui de  Selma, par hasard. Comme si ce moment intime qu’elle a volé malgré elle installait une connivence, comme si les  murs respiraient plus profondément, comme si un souffle nouveau traversait le salon. Elle note, rapidement  : «  Réfléchir à la  force ondulatoire du monde. » — Un roman ? demande Kouky. — Non. Rien encore. Juste du bavardage avec moi-même. — C’est ce que je disais. Un roman. Alors ? —  Alors rien. J’écris ce que je  veux. Et lorsqu’il y a télescopage avec ma vie intérieure, je noie le poisson. J’écris : « Le soleil descend, s’attarde sur le mur d’en face. Il fait moins chaud. Autrement ça serait trop dur. » Voilà. —  Tu veux dire que dans ton histoire tu  tais des  choses que tu pourrais révéler, par exemple, des choses viles, peu glorieuses, qui viendraient du  plus profond de  ton être  ? Mais c’est ça qui est formidable. Enfin, on saurait qu’on est tous pareils. Yacine rit un peu trop fort à ce qui semble être une blague de Kouky, comme si quelque chose, singulièrement, se détendait entre ces deux-là, aussi, comme si tout avait été dit, entendu. Comme après une dispute entre deux amants qui n’ont pas envie de se perdre. — Parfois, je prends le risque de… me perdre. Brusquement, Nour, qui était jusque-là absorbé par ses pensées, se lève et va vers Mouna. Il  lui saisit la  main et la  serre très fort, douloureusement, les larmes aux yeux.

—  Je viens d’avoir une idée. Quelque chose de  puissant. Il  faut qu’on en parle. Après. D’accord. — Bon. Alors, qu’est-ce qu’on fait de la revue ? demande Nour à brûle-pourpoint. Un court silence. Une fraction de seconde, perceptible par chacun, accentuée par le  sourire ironique, ou gêné, qu’échangent Yacine et Kouky. —  Ben moi, j’y ai réfléchi, commence Kouky prudemment. La meilleure façon de désaxiomatiser, c’est de produire une nouvelle théorie basée sur des  axiomes en contradiction avec ceux que nous connaissons. — C’est donc une réaxiomatisation. — Qu’est-ce que c’est, un axiome ? demande Mouna. — C’est une vérité invérifiable par la science, mais admise. — Et qu’est-ce que c’est, une vérité ? —  Ben, heu, bonne question  ! C’est, on  va dire, quelque chose d’avéré. Que le  bon sens accepte. Par  exemple, en géométrie, l’idée que par un point extérieur à une droite on  ne peut mener qu’une parallèle à cette droite. Sur une surface plane… — Vas-y doucement, Kouky, lance Selma. En fait, ça dit que deux parallèles ne se coupent jamais. —  Ce qui n’est pas toujours vrai, intervient Mouna, n’est-ce pas, Nour  ? Tu  m’as expliqué qu’Euclide avec ses parallèles n’a pas toujours raison, que ça dépend de l’échelle sur laquelle on se place. À cause des  verticales qui se touchent au centre de  la Terre. N’est-ce pas ? — C’est un peu ça, oui. En fait, toute axiomatique a un contexte propre. — Et les axiomes sont indémontrables, ajoute Kouky. Mais ce sont des  vérités à partir desquelles se construisent les  théories. On  en a

besoin pour avancer. Voilà. — C’est en quelque sorte une base de travail. Consensuelle. Tout le reste est une déclinaison, plus ou moins complexe, de ces vérités. — Il y en a combien ? — Oh, beaucoup ! Chaque théorie mathématique se développe à partir d’une poignée d’axiomes. —  Si je  dis  : pour mourir il  faut être né. C’est une vérité, non  ? Je peux donc en faire un axiome ? Et j’ajoute : pour vivre il faut être né. Deuxième axiome. — Ça serait un axiome si cette vérité devait te servir à établir une théorie. Et puis, ta deuxième phrase est probablement une reformulation de  la première. Puisque la  mort fait partie de  la vie. Tu  dois choisir l’une ou l’autre. C’est pas très grave, ce n’est pas contradictoire, mais ça serait intéressant de  prouver l’équivalence de  tes deux propositions. Ça pourrait être le  travail d’une vie, ou le sujet de ton roman. Car il vaut mieux faire en sorte que les axiomes ne disent pas la même chose, détecter donc les vérités identiques qui ont des formulations différentes. La conversation continue, à propos d’axiomes, dont Mouna perçoit la  grandeur et l’élégance, sans vraiment tenter d’en comprendre le sens. Elle note  : «  Si le  langage devait rendre compte de  la  pensée profonde, il  faudrait, comme avec les  sciences, des  détecteurs de  redondances. Et  comment en percevoir, retranscrire l’infinité des sens avec un aussi faible moyen que la parole ? »   Selma se tourne vers Mouna, lui adresse un léger sourire. Elle semble vouloir lui parler, lui faire des confidences. —  Tu n’étais pas là, la  dernière fois, lui chuchote-t-elle. On  a discuté de la fameuse revue, ç’a failli tourner au vinaigre entre Yacine et Kouky.

Mouna regarde Yacine et Kouky. Ils sont comme deux amants qui n’ont pas envie de se perdre. —  Quoi qu’on fasse, dit Kouky, si on  existe, on  a juste deux parents, n’est-ce pas  ? Au-dessus de  ces deux-là, sur la  même verticale, il y en aurait quatre, etc. Du coup, au-dessus de nos têtes se construisent des pyramides inversées… Mouna dit qu’ils ont l’air d’enfants. Selma répond en riant que c’est ce qu’ils sont. —  Une pyramide par personne vivante. Certaines pyramides flottent un peu plus haut, lorsqu’il n’y a pas de descendance. Pourtant nous avons un ancêtre commun ! — Ce n’est pas démontré, intervient Nour. — Comment ça ? — Ben c’est qui, notre ancêtre commun ? —  Appelle-le comme tu  veux  : le  big bang, le  photon… Il  n’y a aucune raison que l’espèce n’ait pas suivi le  même schéma de perpétuation que nous connaissons aujourd’hui. —  Justement. S’il y a un ancêtre commun, alors toutes les pyramides doivent se refermer quelque part, en un point unique. —  Exactement. Sinon, il  y aurait une multitude de  pyramides inversées au-dessus de  chacune de  nos têtes, qui seraient en perpétuelle expansion par le haut. —  Tu oublies que l’arbre pyramidal possède des  nœuds, des branches qui s’enchevêtrent… — Tu comprends ce qu’ils disent ? Cette histoire de pyramides… demande Mouna à Selma. — Oh, c’est stupide, mais ils ne l’admettront jamais. Regarde-les, ils sont heureux de compliquer leur démonstration. Ils font semblant de nous avoir oubliées. Je suis censée faire partie du groupe, mais ils nous tournent le dos à toutes les deux et parlent de plus en plus fort.

Alors qu’en réalité ils ne cherchent qu’à nous épater. C’est du machisme bon enfant.   Selma s’empare du carnet de Mouna et écrit : « C’est comme s’ils n’avaient plus besoin d’aller chercher les choses au-dedans. » — Je t’ai aperçue hier soir. C’est ton frère, n’est-ce pas ? — Oui. Yacine observe les  deux femmes, qui semblent se confier l’une à l’autre avec, toujours, ce mystère incompréhensible  : Une complicité féminine si profonde, qui exclut le reste du monde. —  Nous sommes tous la  même personne, continue Kouky, c’est une erreur de  parallaxe qui nous fait penser que nous sommes des singularités. Selma écrit  : «  Ce que nous voyons du  monde du  dedans nous effraie. Nous enferme. Alors on fonce dans le monde visible avec tous ces mots, avec un langage convenu, qui n’est pas à la  hauteur de  la pensée. Nous avons peur. Peur de ce que nous entrevoyons et qui n’a pas encore… » Mouna : « Pas encore de mots. Ce nouveau langage à construire et qu’il faudra découvrir, extraire du  fin fond de  nos consciences avec d’infinies précautions. » Selma : « C’est comme si on essayait sans cesse d’ignorer combien est vaste l’univers. » Mouna : « C’est dur, parce qu’il faut quand même des mots pour dire. » Kouky continue, sous le regard maintenant fatigué de ses amis : —  … Pas seulement à cause de  la courbure de  la  Terre, mais surtout parce qu’une droite est quand même un amas de droites… Selma  : «  L’erreur a été de  fixer les  choses, de  restreindre les combinaisons de mots à des besoins immédiats de sens. » Alors, simultanément, Selma et Kouky lancent bien haut :

—  Il nous faut souffrir de  l’incompréhension du  monde, de  l’inconfortable précaution à prendre. Il  nous faut deviner le mystère. Sans forcément le nommer. —  Nous circulons sur une multitude de  faisceaux qui nous traversent tous pareillement, nous sommes une et même chose. —  Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas, réplique Nour, tentant d’introduire du concret dans les évasions de ses amis. Prise dans le  vertige de  cette singulière cacophonie, Mouna écrit hâtivement les mots qui lui viennent et qu’elle ne veut pas rattraper, puis les  montre à Selma. Mon petit frère pourrait-il devenir mon amant ? Est-ce concevable ? Selma se raidit instantanément. Elles se regardent. Yacine met de la musique et arrache Selma à son amie au prétexte de la faire danser. Il n’aime pas cette attitude condescendante qu’elles ont l’air de  prendre, discutant en aparté, alors que Kouky développe une idée originale. Ce refus qu’elles ont, parfois, de  se mettre au diapason, d’essayer de comprendre ce qui se dit ! Elles décident comme ça de  se désintéresser de  choses importantes. Elles flottent en permanence dans un non-savoir orgueilleux, comme revendiqué. Et s’inventent des  sujets de  conversation qui nous excluent. Comme c’est agaçant ! Dance me to the end of love. Selma s’agrippe à Yacine en fermant les yeux. Pourquoi tout est si compliqué ? Nour remarque que Mouna s’est de  nouveau réfugiée dans ses pensées. Elle replonge dans son calepin et note quelque chose : « Si toi et moi ne sommes qu’une seule et même chose, alors je  peux prendre le risque de te perdre. »

  Il fait presque jour lorsque Nour et Mouna quittent leurs amis. Arrivés devant chez elle, ils restent comme ça, sans rien dire, un long moment. Il  espère se faire inviter. Il  espère que cette nuit sera leur première nuit d’amour. Il s’y est préparé. — Il faut que je te parle de ma découverte, à propos de l’infini… — Tu me l’écriras. —  Oui, d’accord. Je  t’envoie ça par e-mail. Ou tu  préfères que je l’imprime ? Il est désappointé. Des mots secs, sans le regarder. — Monte, s’il te plaît. J’ai quelque chose à te dire. Elle lui explique brusquement, devant la porte, sans même l’ouvrir (mais pourquoi m’a-t-elle fait monter jusque-là ?), qu’elle a accepté un poste à Madrid. Ce qu’elle avait prévu de lui dire ne vient pas. Elle n’y arrive pas. Le chat gratte la  porte, il  attend que Mouna ouvre. Il  ne miaule jamais. — Je pars dans une semaine, ajoute-t-elle. — Tu reviens quand ? — Je t’écrirai… — Et… euh… comment tu vas faire… — … — … pour le chat ? — Je le donne à ma petite-cousine.   Dans la  cage d’escalier, il  est pris de  vertige et s’assoit sur une marche. Comment, après tout ça, peut-elle partir ? Quelle capricieuse ! Peut-être que j’aurais dû être plus expressif ? Peut-être qu’elle attendait d’autres paroles, alors que moi, comme un idiot, je fais semblant d’être obsédé par ma nouvelle découverte. Quel égoïste je  suis. Je  pensais qu’elle comprendrait mes sentiments, justement, parce que je n’ai voulu

partager ça qu’avec elle. Elle en est l’instigatrice. Elle m’inspire. Voilà ce que j’aurais dû lui dire. Deux fois, il  a hésité. Il  a même gravi quelques marches, dans l’intention de sonner à sa porte. Puis il est parti. Demain.   Mouna retrouve la  chambre en désordre, mal aérée. Elle ouvre grandes les  fenêtres, laisse une douce brise pénétrer  ; son cœur, curieusement, est léger. Pas  de  larmes ni de  rancœur. Elle se sent grandie. Ses  cahiers, qu’elle ne range plus, s’étalent sur le  lit, certaines pages froissées par les pattes furieuses du chat.

XX.

La mer : un ciel en ébullition. Un tourbillon noir hurlant. Indifférent. Suis le cours de la rivière. Elle seule est à ta portée.

— Nour va rentrer tard ce soir. Elle le sait. — Je sais. Tenez, je vous ai apporté des figues. — Merci. Tu veux bien m’en rincer une ? — Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ? Deux paires d’yeux lancent à Mouna un regard hostile, presque assassin. Meriem, quant à elle, a le  regard droit. Franc. Impossible de savoir ce qu’elle ressent, songe Mouna, déstabilisée. Le silence épais s’impose, il  se moque de  leur impuissance à l’ignorer. Il amplifie la déglutition de la salive, le battement du cœur, ou le  rythme devenu chaotique, non maîtrisable, de  la respiration. C’est une tempête sourde qui leur tombe dessus parce que ce qui n’a pas encore été dit est infiniment plus puissant. Cette chose guette, menace de mettre à nu les âmes. Le chien, dans la  cour d’en face, a repris ses hurlements. Et, comme s’il fallait que le  monde prenne part au drame qui se joue,

les voisins du dessus traînent un meuble lourd, et le goutte-à-goutte du robinet qui fuit semble s’être subitement amplifié. —  Ma mère m’a tout raconté. Je  veux que Nour connaisse la vérité. Je crois que vous lui devez ça. De toutes les façons, il saura. Mouna tremble. Est-ce de  colère  ? Meriem se fige face à  son émotion, à son élégance, devinant à la seule vue de la jeune femme la  profondeur du  sentiment que vouait Kamel à Mayssa, et qu’elle a toujours soupçonnée. Toujours. — Quoi ? — Tout. Un long silence lui répond. — Et voilà. Je vous ai retrouvés. J’ai vu Kamel et… — Tu lui as parlé ? — Non. On s’est juste regardés. Le silence visqueux, chacune se prépare à charger. Effroi. Alors, Fatima dit doucement : —  Si Nour apprend la  vérité, il  en sera très malheureux. Nous l’avons protégé du malheur, il a reçu une bonne instruction. Il ne se drogue pas, il ne fume pas, il ne boit pas. Nous avons toujours veillé sur lui. Il est tout ce qui nous reste. Prends ta part, ma fille, ne sois pas égoïste. Prends ta part. Il  est tout ce qu’il leur reste. S’il le  faut, j’accepte de prendre ma part. —  Je suis votre enfant, moi aussi. Vous n’y pensez pas  ? tente Mouna, dans un élan mélodramatique qui l’insupporte. —  Tes parents ont fait une erreur. Ils ont payé. Maintenant on enterre tout. C’est comme ça. — Veux-tu t’asseoir, ma fille ? demande gentiment Meriem. Un silence lourd.

—  Je veux savoir, pour ma mère, pourquoi… bafouille-t-elle, comme suppliante, et un peu honteuse de  ces sentiments qui la submergent. — On ignorait ton existence. — Vraiment ? Les deux femmes se regardent longuement. — Pardonne-lui, comme je lui ai pardonné. Le pardon donne ses chances à l’avenir. — Donnez-moi à boire. J’ai soif, ordonne Baya, le regard inquiet. Pourquoi pensent-elles que ça rendrait Nour malheureux ?   Subitement, Mouna prend conscience du  pathétique de  la situation, de la vanité de sa démarche. Sait-elle seulement ce qu’elle cherche  ? Que veut-elle entendre  ? Qu’est-ce qui la  rassurerait  ? Des excuses ? Elle tourne les talons et s’approche de la porte, quand Meriem l’interpelle : — Que vas-tu faire ? Dis-nous. En se retournant, elle voit trois paires d’yeux au paroxysme de  l’anxiété, les  corps sont cependant droits et la  défient, comme pour l’impressionner. Trois panthères protégeant l’entrée de la grotte d’où l’on entend couiner leurs petits. Elles ne se doutent pas de ce que leurs regards révèlent. Elles lui font pitié. — Je vais partir. Vous ne me reverrez pas. — Et lui ? Tu vas le revoir ? — Nour n’est pas bête, vous savez ? — Ce n’est pas notre faute, tout ça. Ils auraient dû réfléchir avant de… Elle sort avec, au fond d’elle, une grosse envie de  rire. Est-elle soulagée ? Non. Elle n’est pas non plus amère. La vie, décidément, est une grande farce.

Elles ne vont pas s’en sortir comme ça. Elles ont établi leurs axiomes de vie, elles m’ont classée dans la rubrique danger.   Une fois chez elle, dans son lit-cocon, Mouna écrit  : «  Le spleen est un état mélancolique choisi, une saveur entretenue pour ne pas s’en sortir. » Elle revoit par la pensée sa mère sur son lit de mort, lui tendant, anxieusement, maladroitement, les  notes de  musique, avec ces derniers mots : C’est pour toi et c’est joli. Ma Mouna. Puis elle éteint les  lumières et décide de  chercher le  sommeil. Jusqu’à ce que le  silence de  la chambre devienne épouvantable, jusqu’à ce que le  rire, diabolique, nerveux peut-être, la  gagne de nouveau. Alors elle parle comme ça, toute seule, le chat courant se protéger sous le  lit parce que la  voix de  sa maîtresse l’effraie, parce qu’elle rit et hurle démesurément. Vous voulez tous que je parte. Oui. C’est ça. Hein  ? De  quoi pourrais-je m’éloigner qui ne sache me rattraper  ? Bien sûr, ça sera facile aux autres, à tous les  autres, de  m’oublier. Vous n’allez pas vous en sortir comme ça. Non. Alors que moi, pour m’en sortir, justement, j’ai deux solutions : faire éclater la vérité au grand jour ou me laisser aller à vivre cet amour singulier jusqu’au bout, jusqu’à notre mort à tous les deux s’il le faut. Si je m’en vais, vous continuerez le  mensonge. Vous dormirez sur vos deux oreilles. Sales égoïstes  ! Mais si je  reste, vous ne serez plus tranquilles. Et alors ? L’ai-je été, moi ? Maman !   En rentrant du  travail, Nour est soucieux. Mouna serait-elle déjà partie ? Son téléphone est éteint. Elle n’est pas connectée, et, lorsqu’il est monté jusqu’à son appartement, elle n’a pas ouvert. Il a vu, d’ailleurs, que les lumières étaient éteintes. Pourquoi ne lui a-t-elle même pas dit au revoir ? À la maison, on s’affaire autour de Baya, qui semble mal en point.

— C’est rien, lui dit Meriem. Une chute de tension. Ne t’inquiète pas. Elle l’observe du coin de l’œil. Elle sait qu’il est malheureux. Elle n’a pas su trouver de  solution. Son fils, elle l’a compris depuis longtemps déjà, est trop épris de  Mouna pour entendre une révélation aussi bouleversante. Elle  se dit que la  meilleure solution est, effectivement, que la  petite prenne ses distances. Un jour, peutêtre (elle a vu ça une fois au cinéma), rencontrera-t-il la  fille de  Mouna, et, sans le  savoir, fera-t-il un enfant à sa propre nièce. Le monde est plein de secrets qui vous éclateraient au visage comme la plus ravageuse des bombes s’ils vous étaient révélés après coup. Fatima lui chuchote à l’oreille : — T’es sûre qu’elle va partir sans le revoir ? Imagine ! Si elle tente quelque chose, ça va faire mal ! Tu vois ce que je veux dire ? — Mais non, elle a promis. — Elle n’a rien promis ! Tu as vu comment elle est partie… — Tais-toi, Nour nous regarde.   Nour aide, sans conviction, Fatima à mettre Baya au lit. Il  ne remarque pas que sa grand-mère est bouleversée. Personne, en réalité, hormis Baya, sa seule amie, ne connaît Fatima, finalement. Elle se met au lit, à son tour, les yeux embués, le cœur lourd, tandis que Baya ferme les paupières et lui tourne le dos, l’abandonnant à sa terreur. Elle qui a vécu la guerre comme un grand champ d’aventures, elle dont on  dit qu’elle n’a jamais peur de  rien, elle qui ne s’est jamais laissé abattre, eh bien, ce soir, elle est terrorisée. Si Mouna commet l’irréparable avec notre fils, que deviendrons-nous  ? Que ferons-nous du  monstre qu’elle va engendrer  ? Ensuite Nour finira par tout savoir. Seulement après. Car cette jeune femme est diabolique, avec ses yeux de glace. Suis-je la seule à envisager les atrocités qui nous guettent ?

— Baya, Baya… —  Endors-toi, Fatima, tu  vois bien qu’elle est fatiguée. Laisse-la dormir. Demain, Dieu y pourvoira. — Je suis tellement fatiguée… Laisse-moi. Fatima repense à son enfance. À la  guerre. Mon Dieu, comme c’était bon de vivre ! Puis il a bien fallu fonder un foyer, se conformer aux lois de  la société. Haroun lui a donné un fils, et la  peur a commencé à l’habiter : peur de perdre son enfant, peur qu’il ne sache pas s’adapter au monde, comme son père. Elle se souvient des paroles mystérieuses de Haroun, qui la berçaient au début de leur mariage : En suivant le cours de la rivière, on ne peut pas se perdre. Ou alors, si  ! on  accepte de  se perdre, et rien d’autre n’a d’importance. Tu comprends ? Elle lui chatouillait les pieds pour entendre ses rires timides. Arrête, Fatou, tu  ne m’écoutes pas. D’accord, je  me laisse faire. Puis, un jour noir  : Pourquoi est-ce si compliqué  ? Dis-moi. Tu es si forte. Pourquoi est-ce si compliqué ? Il disait vouloir retourner à la lumière de son exil. Elle n’a jamais su ce que cela signifiait. Et puis Kamel s’est entiché de  cette femme. Belle, il  est vrai. Sophistiquée, oui. Musicienne. Et Haroun insistait : Laisse faire. Suis le cours de la rivière. C’est dangereux de contrarier la nature. Le bien, le  mal, ça n’a pas de  sens. Qu’est-ce qui a du  sens  ? Elle s’avoue, maintenant, qu’elle trouvait son époux idiot, un brin débile. Baya disait  : C’est un poète. Ne t’inquiète pas, tu  ne pourras pas comprendre. Il faudrait être dans sa tête. N’essaie pas. Lorsque Kamel est revenu à la maison, ça n’a pas été une victoire, non. Elle reconnaît maintenant que l’amertume a entaché leur relation. Avec Baya, elles en ont reparlé une ou deux fois. Baya disait : J’ai bien dû quitter le père de Haroun. Et pourtant je l’aimais, si tu savais ! On ne fait pas que ce que l’on veut. On doit choisir. Et si

on ne sait pas choisir, ceux qui nous aiment nous y aident. C’est à ça que sert la famille. Moi, ma mère avait trop d’enfants à nourrir. C’est pour ça qu’elle n’a rien pu faire pour moi. Mais je  voyais sa souffrance. Je suis sûre qu’elle était fière de moi quand elle a appris ce qui s’est passé. Une  fois, même, je  m’en souviens, elle m’a dit  : Si  j’avais une  arme, j’irais tuer ces gens et libérer ton fils. Et même une autre fois : Si j’avais une maison loin d’ici, je le volerais et tu t’en irais avec lui.   Fatima a toujours eu du  mal à mesurer la  part authentique dans le  récit de  Baya. Mais elle l’écoutait. Pour elle, Baya est la  sagesse même. Dieu ne nous a donné qu’un enfant, à toi et à moi. Et, dis-moi, penses-tu  qu’on ne les  aime pas  ? Qu’on ne leur veuille pas que du bien ? Non. Alors ? Aujourd’hui, Fatima songe  : Savions-nous, justement, ce qu’était leur bien ? Comme dirait Haroun, qu’est-ce qui a du sens ?   Baya a déliré toute la  nuit, appelant Haroun et Kamel à son chevet, réclamant encore plus d’eau à boire, comme au temps de ses retrouvailles avec Haroun, où elle avait levé brusquement pour ellemême le jeûne qu’elle s’était prescrit. Qu’elle appelle les morts, c’est mauvais signe. Nour ne voit pas que Baya s’en va, lui qui semble déjà dormir profondément. En réalité, Nour a juste fermé les yeux, et recompose dans sa tête le message qu’il écrira demain à Mouna.

XXI.

Baya semble aller mieux, mais reste couchée. Le médecin prescrit quelques vitamines : il n’y a rien d’autre à faire, il dit que sa tension est revenue à la  normale, qu’il faut éviter de  l’énerver ou de  l’angoisser. L’aurait-on énervée par hasard  ? Non, répondent les  siens, les  yeux cernés. Il  sait que l’appareillage  (tensiomètre, stéthoscope et une ordonnance bien remplie) servira de placebo aux siens, qui semblent tellement anxieux. Nour propose d’aller à la pharmacie. L’absence de Mouna l’obsède. Maintenant il  gravit lourdement les  onze étages pour se rendre chez Yacine et Selma. Il  se sent tellement las. Yacine est, comme d’habitude, à son ordinateur. Il  est seul. La  maison est calme. Alors Nour s’installe à la table voisine, et commence à rédiger son e-mail.   « Chère Mouna », écrit-il, puis il reprend, songeant : L’expression est trop banale. Il a beau réfléchir, il ne trouve rien d’exceptionnel à dire en guise d’introduction. Alors, banal pour banal, mieux vaut l’être pour de vrai. «  Mouna  : je  ne comprends pas que tu  t’en ailles comme ça, subitement, sans nous laisser l’opportunité… » Il hésite. Lui vient à l’esprit un poème de  Haroun qui, pense-t-il, prend tout son sens, là, à ce moment précis. Il  se dit  : Elle y sera sensible, elle est comme lui. Belle astuce !

« Mouna : Le monde est un livre qui n’a pas besoin de ces mots-là. Sens-tu mon hésitation ? » Oh et puis merde  ! Il  poursuit, libéré, envoyant au diable toutes les  contraintes syntaxiques et toutes les  exigences de  cohérence que seuls les esprits axiomatisés s’infligent. « Alors que je t’écris, Yacine a mis la “Sarabande” de Haendel en fond sonore. Il te faudra l’écouter en me lisant. Car cette musique est celle qui approche le mieux la notion d’infini, dont je veux te parler, mais aussi le sentiment que j’éprouve à ton égard depuis que j’existe. Oui. Depuis que j’existe. «  Yacine travaille à son bureau, les  sourcils froncés. La  distance qui nous sépare est infinie car nos pensées nous embarquent infiniment loin l’un de l’autre. Je le regarde, et le voilà qui, à son tour, se tourne vers moi et me sourit, réduisant subitement cet infini à zéro. « Je ne sais plus mesurer la distance qui me sépare de toi. Parfois je  la sens se réduire à zéro, comme lorsque nous nous sommes embrassés et que j’ai lu dans ton regard l’affolement  (la peur, ai-je pensé, que le  bonheur instantané procure à ceux qui n’en ont pas le  mode d’emploi)  ; mais le  plus souvent, comme maintenant, je  te sens tellement loin que j’en frissonne d’horreur. Parce que je  ne comprends plus rien, et que ton attitude est celle d’une folle égoïste, je ne veux pas croire que tu l’es. Qui es-tu donc ? « Réponds-moi. J’attends. Tu me le dois. »   Puis il s’allonge là, sur le canapé. Yacine l’observe du coin de l’œil. Il fait nuit lorsqu’il se relève et s’en va sans dire un mot. Il n’est pas satisfait de ce qu’il vient d’écrire. Je l’ai traitée de folle égoïste. Ça le met en colère contre lui-même. Il a calculé son coup : la  provoquer pour la  pousser à répondre. Un jour, elle lui a dit  : Si

tu es mathématicien, alors tu calcules tout le temps. Il est en colère. C’est ça. Nour marche sur le  boulevard, c’est bien le  seul boulevard qu’on appelle « boulevard de front de mer », alors qu’ils sont tous, ou presque, sur le  front de  mer. Il  est de  mauvaise foi, il  le sait. Il  a juste envie de se mettre en colère au sujet de cette ville qui ne dit rien, qui ne sent rien, comme tout le monde. Ou quelque chose comme ça. Il déteste le vent. Les arbres sont secoués, comme s’ils allaient être déracinés. Poussière partout, ordures et sacs en plastique qui volent. Détestable, ce vent qui enlaidit la  ville. Les  nuits sont de  plus en plus longues. L’hiver approche. Le boulevard est désert. Ça roupille, après s’être goinfré, après avoir fait les  vaches face à la télé, ils dorment maintenant. Est-ce qu’ils font l’amour ? Personne ne fait l’amour proprement dans cette ville. Ça ne tourne pas rond. Voilà. C’est ça. Il  croise quelques personnes. Toujours cette démarche nonchalante. Ils ne marchent pas, en réalité. Ils n’avancent pas. Ils se laissent pousser par le vent. Exagérément frileux, exhibant de trop gros manteaux. On n’est quand même pas au pôle Nord ! Il se trouve lourd, inutile, malheureux. Mouna, Mouna, avec son secret. Elle s’est inventé un secret, pleure, et s’en va. Comme ça. Alors que tout, ou presque, allait bien. Mama voulait réparer, lui parler. L’amour. Mais qu’est-ce qu’elle veut  ? C’est elle qui a cherché à devenir mon amie. Pourquoi tout ça ? Je lui ai tout raconté, elle connaît ma vie. Je  ne lui ai rien caché. Alors, pourquoi cette légèreté maintenant  ? Je  t’écrirai, qu’elle a dit. Elle n’écrira pas. Il  vérifie anxieusement sur son téléphone : pas de message. Bien sûr. Tu parles ! Elle est entrée dans ma vie, y a mis le  feu avec ses yeux angéliques, et elle est partie. Ses yeux… et Baya, la pauvre, qui y a vu le bleu de… Brusquement, il  sent son cœur battre, il  est sur le  point de comprendre quelque chose. Le regard glacé de cette femme, dans

son rêve, et la  cruauté incompréhensible de  Kamel. Le  regard bleu de  Haroun. Les  larmes de  Mouna lorsqu’il a évoqué Mayssa. Mon  père n’est pas mon père, a-t-elle dit. Puis  : Mon  histoire commence ici. Fais confiance à ton intuition… Autant d’indices qui affluent et qui, tels les  éléments d’un puzzle semblant d’abord disparates et mis mentalement de  côté s’imposeraient subitement comme une évidence, trouvant leur place naturelle dans l’ensemble complexe dont la  cohérence apparaît enfin dans son unité. Se pourrait-il que… ? Il ferme les yeux et se laisse tomber sur le banc, face à la mer. Je crois que je lui ai parlé de ce rêve que je faisais, enfant. C’est bien elle, ses yeux, son regard, qui me faisait face à chaque fois. C’est pour ça qu’elle fait partie de  moi depuis que j’existe. Elle est de  mon sang. Comment ai-je pu être aussi bête ? Je sais pourtant qu’il faut croire aux rêves. Elle m’a écouté religieusement lui raconter la guerre et la course incessante de  Baya, la  foi de  Haroun en ses rêves, et, dans le  lot, les  brèves éclaircies dans le  ciel tourmenté de  mon peuple. Ses grands yeux se mettaient subitement à verser des  larmes, parce qu’en réalité je lui révélais une partie de sa propre histoire. Moi je ne désirais qu’une chose, serrer dans mes bras son corps indécis, tandis que son gros sac aurait cogné contre mes hanches. Pas seulement, non. Je  voulais déjà partager une histoire commune. Qu’est-ce que j’ai été bête. Il sort son téléphone, le  déverrouille, lit et relit son e-mail, s’apprête à écrire quelque chose, verrouille, y revient, reprend sa lecture, referme, je suis bête, je suis bête, je suis bête…   Il reste là, abasourdi, toute la nuit. Un clochard est venu, a tenté de le déloger : Pousse-toi, c’est mon banc de nuit. Puis l’homme s’en est allé, découragé, plutôt effrayé par le  regard déterminé, haineux, de  Nour. Les  mouettes ont rappliqué

elles aussi, tournoyant avant même le  lever du  jour, agaçantes avec leurs cris stridents. Puis l’aube. D’un coup, tout se calme. Même le  vent. Même le cœur de Nour. Moment où l’homme fiévreux, dans son lit d’hôpital, ferme enfin les yeux. Silence suspendu, moment de grâce précédant le  retour à la  vie et aux vanités humaines. Nichés au creux du  palmier, des  oisillons se sont réveillés, bégayant de  petits gazouillis. Attendri, Nour les  imagine entrouvrant leur bec en direction du  ciel, comme les  bébés perdrix que Baya arrache de  leur confort relatif, comme Haroun qu’elle reprend avec courage et bravoure. Où se situe la nécessité de nos actes ? Yacine a évoqué l’axiome du choix, qui choisit quoi ? Sommes-nous choisis pour répéter inlassablement les mêmes gestes, que nous croyons être de notre propre volonté ? Il faudrait examiner le  commencement des  choses. Ou  avoir l’humilité du figuier.   Maintenant, il  fait jour. Comme si, d’un coup, un interrupteur surpuissant déclenchait l’éclairage uniforme sur toute la ville. Aucune lampe, même la plus orgueilleuse, ne peut rivaliser avec ça. Il se souvient d’un jour où, peut-être était-ce sur ce même banc, il  savourait le  bonheur d’exister. Comment retrouver cet état maintenant ? Il a l’impression d’avoir rêvé tout le long. Ah, s’il pouvait revenir à… à quoi ?   Ça y est. Le  temps est définitivement passé. Les  enfants portent leur cartable trop lourd, d’autres sont accompagnés par leur père, ou leur mère. C’est ainsi, les efforts des hommes pour grandir ne sont que sourdes velléités. Nour a l’impression d’avoir entendu ça quelque part. Il pense à son père et à Haroun. Plutôt à Haroun. À  la  bonté, qu’on disait simple, de  Haroun. Car  il  n’arrive pas encore à se

débarrasser de ce sentiment de mépris… Oui, mépris, vis-à-vis de son père. Enfant, il  aimait s’allonger sous la  table, il  ouvrait les  yeux et observait les choses à l’envers, les pieds de Meriem, les boules légères de poussière, qu’on veut attraper, parfois même de petites araignées tranquilles. Alors il  s’endormait. Invariablement, Kamel surgissait dans ses rêves, le cœur dur et le rire haineux. Peut-être m’en voulait-il, malgré lui, d’exister, d’être aimé comme un fils, alors que Mouna… Peut-être l’avais-je pressenti. Ou observé depuis ma cinquième dimension. Mais tous deux, Haroun puis Kamel, condamnés à rester muets, parce que non autorisés à être. Alors ils se sont obstinés à leur façon, ils ont eu l’ambition de  ne pas lâcher leurs rêves. Au moins. C’était donc ça : se taire pour avoir la paix, mais ne pas renoncer à cette chose absolument inutile  : le  rêve. Quitte à empoisonner la  vie de  leur entourage. Il se souvient avoir répété à Mouna une pensée qui l’avait traversé, semble-t-il, un soir comme celui-là, sur un banc comme celui-là. Et Mouna l’avait même notée sur l’un de ses petits cahiers : « Que sommes-nous ? Des passants, des animaux en détresse, etc. » La mer est grise. Presque noire. Menaçante. Il se lève enfin et se laisse porter jusqu’à la maison.

XXII.

Il voulait que je  sois bien habillée, et chaussée. On  a marché le  long des  hautes murailles chaulées qui débouchent sur la  grand-route. Là, en plein soleil, pas la moindre ombre, et moi, sagement, j’ai suivi mon père. En chemin, on  a rencontré un homme fortuné qui passait en carriole et qui nous a accompagnés. Mon  père devant, et moi, je  me suis nichée derrière sur une pile d’énormes ballots de  laine. On  a pris le  vieux pont, sur le  Rhummel. Ça  donne le  vertige  ! Un  gouffre noir et profond, et des corbeaux qui croassent autour. Je n’ai plus revu ma mère. Il restait une seule poule. Alors on  a pris des  œufs de  perdrix, du  nid. La  poule les  a couvés, comme si c’étaient les siens. Ensuite, les petits sont nés. Ils suivaient la poule. Ils marchaient comme elle. C’est comme ça qu’on a pu manger. Un temps. J’allais me réfugier sur le figuier, me gaver de figues. Un jour, mon père m’a emmenée avec lui en ville. J’ai vu, pour la  première fois, Constantine. C’est vraiment la  plus belle ville du monde. Il  voulait que je  sois bien habillée, et chaussée. On  a marché le  long des  hautes murailles chaulées qui

débouchent sur la  grand-route. Là,  en plein soleil, pas la moindre ombre, et moi, sagement, j’ai suivi mon père. C’est vrai que j’étais jolie. J’ai trop vécu. Il ne m’a pas regardée, je me suis sentie tellement laide et maladroite. Le  jour des  noces, je  portais une magnifique robe de velours rouge. C’était celle de ma mère, alors elle sentait un peu le renfermé, mais elle était belle. Je crois que le paradis c’est ici. Sur la Terre. Il faudra juste qu’à la fin des temps Dieu procède à une distribution plus équitable des hommes dans les jardins du monde. Qu’il était beau ! Avec ce regard lointain, on aurait dit un Européen. Ses yeux étaient d’un bleu unique. Tacheté de vert. Un  liquide rouge. Pas comme celui des  menstrues, il  était rouge vif et clair celui-là. Haroun doit se sentir seul, il a peut-être froid. Qu’est-ce qui m’a pris de l’arracher à son confort ? A-t-il compris combien je  l’aimais  ? Et  que tout ça, c’était pour son bien  ? Une  mère a besoin de  son enfant. Ma  mère m’a sûrement cherchée longtemps. Mais il  y avait tant à faire. À  cette époque-là, les  femmes étaient comme la  poule  : elles couvaient ce qu’il y avait à couver. Il faudrait faire quelque chose pour la petite. Il faut qu’elle nous pardonne. Fatima, ma fille, sers-moi encore à boire.

Éditions Belfond 92, avenue de France 75013 Paris Canada : Interforum Canada, Inc. 1055, bd René-Lévesque-Est Bureau 1100 Montréal, Québec, H2L 4S5 EAN : 978-2-7144-9356-9 Dépot légal : janvier 2020 © Belfond, 2020.

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