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French Pages 526 [534] Year 1982
COLLECTION
DE
L'ÉCOLE 64
FRANÇAISE
DE
ROME
JACQUELINE CHAMPEAUX Professeur à l'Université de Haute Bretagne
FORTVNA
RECHERCHES À DES ROME ORIGINES ETSUR DANS LE À LA LE CULTE MORT MONDE DE DE LA ROMAIN CÉSAR FORTUNE
FORTUNA DANS LA RELIGION ARCHAÏQUE
ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNESE 1982
© - École française de Rome - 1982 ISSN 0223-5099 ISBN 2-7283-0041-0 Diffusion en France : DIFFUSION DE BOCCARD 11 RUEDEMÉDICIS 75006 PARIS
Diffusion en Italie : «L'ERMA» DI BRETSCHNEIDER VIA CASSIODORO, 19 00193 ROMA
SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA ETRUSCHI, 7-9 - ROMA
AVANT-PROPOS
Ces recherches sur le culte de la Fortune à l'époque archaïque, qui paraissent grâce à la générosité de l'École française de Rome, représentent la première partie de la thèse de doctorat d'État que nous avons soutenue le 25 juin 1979 - jour prédestiné, qui faisait suite au dies Fortis Fortunae et qui en recueillit les effets bénéfiques -, devant l'Université de Paris-Sorbonne. Nous espérons que la seconde partie, consacrée à l'époque républicaine, pourra elle aussi être publiée dans un avenir peu éloigné. Au moment de livrer ce travail au public, nous exprimons notre reconnaissance à tous ceux sans les conseils et l'appui desquels il n'aurait pu voir le jour. A M. P. Grimal, qui a suivi sa genèse avec une attention et une amitié qui ne se sont jamais démenties au cours des ans; aux membres de notre jury, MM. Beaujeu, Bloch, Le Bonniec, Pouthier, qui lui ont accordé leur approbation et nous ont fait bénéficier de leur expérience d'archéologues, de philologues et d'historiens de la religion romaine; à M. G. Vallet, qui a bien voulu accueillir cet ouvrage, présenté par M. P. Grimai, ainsi que par M. R. Bloch, que nous remercions à nouveau pour l'appui qu'ils lui ont prêté, et qui a accepté de le publier intégralement dans la Collection de l'École française de Rome, et à MM. M. Gras et F. Ch. Uginet qui ont veillé avec diligence à son impression. Qu'à ces remerciements, enfin, soit associée ma famille, qui, dans les multiples tâches qu'impose la préparation d'une thèse, m'a toujours aidée avec un dévouement sans défaillance. Depuis 1978, date à laquelle notre manuscrit a été achevé et déposé, nous nous sommes efforcée de le tenir à jour en fonction des découvertes et des publications nouvelles. Mais, compte tenu des difficultés présentes de l'édition, les corrections auxquelles nous avons pu procéder ont été nécessaire ment limitées à quelques notes additionnelles, sans que nous puissions, sur certains points, remanier le texte initial aussi profondément que nous l'aurions souhaité.
INTRODUCTION
Le culte de Fortuna bénéficie, depuis ces dernières années, d'un regain de faveur auprès des historiens de la religion romaine. De ce renouveau d'intérêt, qui a donné une impulsion et même une orientation nouvelles aux études proprement religieuses dont elle est l'objet, la déesse Fortuna est grandement redevable aux archéol'ogues. Les fouilles récentes de Rome et du Latium ont en effet apporté à la connaissance de son culte deux contributions majeures. L'une fut la découverte, au pied du Capitole, auprès de l'église S. Omobono, du temple que, selon la tradition, Servius Tullius avait fondé en son honneur, et que des générations de topographes avaient vainement cherché à l'autre extrémité du Forum Boarium; commencées en 1937-38, interrompues par la guerre, systématiquement reprises en 1959, les fouilles de S. Omobono ont révélé l'existence d'un temple archaïque et d'une area sacrée, remontant au VIe siècle1, qui éclai rent d'un jour nouveau le culte de Fortuna dans la Rome royale. L'autre, conséquence positive des terribles destructions qui, en 1944, ravagè rentla Palestrina moderne, fut le dégagement spectaculaire du sanctuaire supérieur de Préneste, haut lieu de son culte italique2. Dans le même temps, plusieurs études, notamment celles
1 A. M. Colini, BCAR, LXVI, 1938, p. 279-282; et, depuis, en particulier, les numéros spéciaux du BCAR, LXXVII, 1959-60; et LXXIX, 1963-64; et de La Parola del Passato, XXXII (fase. 172-173), 1977 {infra, p. 486 sq.), qui ont fait, périodique ment, le point des travaux les plus récents. 2 Cf. la publication de F. Fasolo et G. Gullini, // santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1953.
d'A. Brelich3 et de G. Dumézil4 sur cette même Fortune de Préneste, ainsi que les travaux de J. Gagé sur les dévotions féminines et les cultes de Fortuna dans la Rome archaïque5, attiraient de nouveau l'attention sur les aspects les plus anciens de cette déconcertante divinité.' Pourtant, malgré ces recherches récentes, le culte et la personnalité de Fortuna demeurent enveloppés d'obscurité. Deux problèmes essent iels, soulevés de longue date et d'ailleurs int imement liés, continuent de se poser : ils portent l'un sur les origines, l'autre sur la nature même de la déesse. Le premier, traité avec prédilection comme tout ce qui touche à la religion archaï que de Fortuna, a suscité des hypothèses divers es,mais dont aucune n'est devenue certitude. Quant au second, il n'a pas davantage reçu de 3 Tre variazioni romane sul tema delle origini, Rome, 1955, I : Roma e Praeneste. Una polemica religiosa nell'Italia antica, p. 9-47. 4 Déesses latines et mythes védiques, coll. Latomus, XXV, Bruxelles, 1956, III: Fortuna Primigenia, p. 71-98. 5 Dont la synthèse, Matronalia. Essai sur les dévotions et les organisations cultuelles des femmes dans l'ancienne Rome, coll. Latomus, LX, Bruxelles, 1963, p. 5-99, reprend et élargit les conclusions de plusieurs articles antérieurs : Tanaquil et les rites étrusques de la λ Fortune Oiseleuse», SE, XXII, 1952-53, p. 79-102; Sur quelques particularités de la «censure» du roi Servius Tullius. A propos des formes primitives du Culte de Fortuna et de l'usage social et rituel des «stipes», RD, XXXVI, 1958, p. 461-490; Classes d'âge, rites et vêtements de passage dans l'ancien Latium. A propos de la garde-robe du roi Servius Tullius et de la déesse Fortuna, Cahiers internationaux de Sociologie, XXIV, 1958, p. 34-64; Matrones ou mères de famille? Sur des formes archaïques d'encadrement féminin dans les sociétés primitives de Rome et du Latium, Ibid., XXIX, 1960, p. 45-74; Lucia Volumnia, déesse ou prêtresse (?), et la famille des Volumnii, RPh, XXXV, 1961, p. 29-47.
Vili
INTRODUCTION
réponse sûre. Fait plus grave, il n'a pour ainsi dire jamais été abordé de front, mais esquivé plutôt que réellement traité. Dans ces condit ions, il n'y a pas lieu de s'étonner que tant d'inconnues obscurcissent encore le culte d'une divinité dont la véritable nature n'a pas fait l'objet d'une définition exhaustive et rigoureus e. On eût sans doute grandement étonné un esprit cultivé et même un érudit, philologue ou historien, du XIXe siècle, si l'on avait prétendu que la déesse Fortuna pût être autre chose que la personnification de la Chance ou du Hasard; et il y a fort à parier que, si l'on interrogeait à brûle-pourpoint l'un quelconque de nos contemp orains, il n'en donnerait pas d'autre définition, tant l'image populaire et composite de la For tune aveugle aux yeux bandés, debout sur la roue proverbiale qui est le symbole expressif de sa versatilité, tenant la corne d'abondance d'où s'échappent les trésors qu'elle déverse généreu sement sur l'humanité, fait encore partie de nos représentations familières et de notre langage quotidien6. Les anciens eux-mêmes, quand ils cherchaient l'origine de son nom et voulaient définir sa fonction en se fondant sur l'étymologie, le rattachaient à la notion de hasard: praesit FORTViTis uoceturque fortvna-, fortvito accidit hominibus . . . unde etiam FORTVNA nominatur; definitio Ma FORTVNAE . . . quod a FORTvms etiam nomen accepit; (catisaé) FORTVITAE, unde etiam FORTVNA nomen accepit, répète inlassablement saint Augustin, à qui fait écho Isidore de Seville :
6 II n'est, si l'on veut donner un support plus précis à ces modernes lieux communs, que de feuilleter, par exemple, les dictionnaires de Littré ou de Robert, s.v. Sur leurs sources antiques, cf., entre autres, Ovide, trist. 5, 8, 7 sq. : nee metuis dubio Fortunae stantis in orbe / numen; Pont. 2, 3, 56: stantis in orbe deae, ou Apulée, met. 7, 2, 4-5 : caecam et prorsus exoculatam esse Fortunam, quae semper suas opes ad malos et indignos conférât . . ., dont s'inspire directement La Fontaine : «Mais que vous sert votre mérite? / La Fortune a-t-elle des yeux?» {Fables VII, 12), etc. Les traditions populaires de la Grèce moderne conservent de Tyché la même image inquié tante (L. Ruhl, s.v. Tyche, dans Roscher, V, col. 1328). Mais, comme le soulignent, s.v. Fortuna, Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1506 sq., et I. Kajanto, RLAC, VIII, col. 187 sq., ces symboles appartiennent à l'iconographie littéraire de la déesse plus qu'à ses représentations cultuelles authentiques, où elle est d'ordinaire figurée avec le gouvernail et la corne d'abondance (infra, p. XXII).
FORTVNAM a FORTVITIS nomen habere dicunf'. En fait, et déjà nous touchons à l'une des difficultés majeures du problème de Fortuna, il y a un abîme entre cette divinité du Hasard capricieux, contaminée par la Tyché hellénistique, dont les vicissitudes causent indifféremment le bonheur et le malheur des hommes8, qui est celle de l'époque classique et de l'antiquité tardive, et les premiers cultes de Fortuna connus à Rome et dans le Latium, qui s'adressaient à une divinité maternelle de la fécondité et à une déesse oraculaire. Car, et c'est là pour les historiens de la religion romaine une seconde source de per plexité, il n'existe pas, et cela dès la religion archaïque, donc aussi loin que nous puissions remonter dans le temps, un, mais plusieurs cultes de Fortuna, qui frappent par leur hété rogénéité beaucoup plus que par leur ressem blance. Si Préneste et Antium étaient, l'une et l'autre, le siège d'oracles renommés, auxquels présidait une Fortune qui était aussi une déessemère, courotrophe et protectrice des naissances, la première de ces deux villes honorait une déesse unique, au surnom d'ailleurs obscur, Fortuna Primigenia, tandis qu'Antium vénérait, sous le même nom, un couple indissociable de deux déesses. Mais c'est à Rome que cette diversité cultuelle atteint son comble et se traduit par la prolifération, apparemment anarchique, de Fortunes multiples aux dénominat ions variées : Fors Fortuna, Fortuna Muliebrìs, Virilis, Bona ou Mala, Fortuna populi Romani ou Huiusce Diei, etc., à tel point que, déjà, les anciens ressentaient le besoin d'une mise en ordre dont témoignent les listes, dressées par les soins de quelque érudit ou de l'autorité pontif icale, qui nous ont été transmises par Plutarque, et qui, d'ailleurs, sont loin d'être exhaustives9. Si, pour parvenir à des dénombrements complets, ou du moins plus complets, nous nous fions au 7 Aug. citi. 4, 11, p. 161; 18, p. 167 sq.; 5, 9, p. 206 D.; Isid. orig. 8, 11, 94. 8 Quo modo ergo dea Fortuna aliquando bona est, aliqiiando mala? demande, dans l'un des mêmes passages, Augustin (ciu. 4, 18, p. 167 D). 9 Ces deux listes, Quest, rom. 74, 281 d-e, et Fort. Rom. 10, 322d-323a, qui, après le temple de Fors Fortuna (Ανδρεία Τύχη), énumèrent les autres sanctuaires soi-disant fondés par Servius Tullius, comportent au total dix noms (infra, p. 196 sq. et 271).
INTRODUCTION recensement de ses épiclèses et de ses sanctuair es, temples, chapelles, ou même simples sta tues, nous obtenons, pour la seule ville de Rome, le chiffre considérable d'une trentaine de lieux, c'est-à-dire de formes, de culte, où elle était honorée sous des noms différents10, total que ne saurait surpasser aucune autre divinité, pas même, semble-t-il, les membres les plus presti gieux de la triade capitoline, ni Jupiter, ni, encore bien moins, Junon11. C'est là, à l'actif de Fortuna, l'indice irréfutable d'une immense popularité. Mais aussi la preuve, qui se retourne contre elle, d'un émiettement cultuel non moins considérable, d'un état de dispersion qui confine à l'anarchie et qui ne facilite la recherche ni n'encourage l'esprit de synthèse. Le problème de Fortuna ne consiste donc pas seulement à définir la ou les fonctions domi nantes d'une seule divinité, entreprise déjà si délicate12, mais chacune des Fortunes attestées 10 Ce recensement, fondé sur les relevés du Topographical dictionary of ancient Rome de Platner-Ashby, p. 212-219, est bien entendu artificiel, dans la mesure où il regroupe des sanctuaires de toutes époques, les uns célèbres, les autres à peine connus et dont certains, comme le temple de Fortuna Equestris, par exemple, ont pu disparaître prématurément avant que d'autres n'eussent encore été fondés. On ne lui attribuera donc qu'une valeur indicative, mais qui ne nous en paraît pas moins révélatrice de la diffusion du culte. D'autant que nous n'avons volontairement tenu compte que des sanctuaires, qui attestent l'existence d'un culte effectif et permanent, à l'exclusion des épithètes qui ne sont connues que par des dédicaces épigraphiques occasionnelles ou des monnaies, et qui peuvent ne relever que des aspirations individuelles du fidèle ou des nécessités de la propagande impériale. Nous obtiendrions alors, d'après les relevés de E. Breccia, s.v., dans De Ruggiero, III, p. 189-191 (beaucoup plus complets que ceux de J. B. Carter, De deorum Romanorum cognominibus quaestiones selectae, Halle, 1898, p. 29 sq. et 61 sq.; et The cognomina of the goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 60-68, en particulier p. 62 sq., qui ne dénombre que 41 «cult-titles», et chez qui l'on observe des omissions singulières, comme celle de Fortuna Augusta), qui portent sur tout l'empire, le total impressionnant de 81 titres différents conférés à Fortuna. 11 La même méthode, appliquée à Jupiter, révèle, toujours d'après Platner-Ashby, p. 291-308, un chiffre très légèrement inférieur, un peu moins de trente lieux de culte, semble-t-il (cf. la remarque de Carter, De deorum Romanorum cogno minibus, p. 29 : « Fortuna quae propter cognominum grauitatem frequentiamque inter numina Italica easdem fere partes sustinet quas inter indigetes deos Iuppiter»); mais Junon reste loin en arrière, avec seulement une dizaine de sanctuaires (Platner-Ashby, p. 288-291). 12 Nous songeons à des problèmes tels que ceux du Mars agraire, qu'on voie en lui une divinité bivalente, à la fois
IX
constitue, en soi, un cas d'espèce. D'où une série de problèmes particuliers, relatifs aux divers cultes, et, surtout, le problème plus vaste et plus grave que pose un ensemble religieux à ce point dépourvu de cohérence qu'aujourd'hui encore on discerne mal les traits communs aux diffé rentes Fortunes et que l'on n'ose croire, tant elle reste hypothétique, à l'unité de ces cultes, si dissemblables en apparence. Déesse qui, au cours de son histoire, semble avoir reçu comme une seconde nature, puisque, de déesse-mère qu'elle était à ses débuts, elle s'est métamor phoséeen divinité du Hasard. Déesse qui, de tout temps, fut l'objet de cultes divers et mul tiformes, vouée à un morcellement sans fin. Telle est l'image que, trop souvent, l'on a tracée d'elle. Si son empire est immense, sa personnal ité paraît vague et mal définie. Comme si, plus son domaine était vaste et nombreuses ses attributions, plus sa nature devenait ondoyante et comme insaisissable. Où donc est l'unité de Fortuna13? Depuis plus d'un siècle, la confusion de son dossier s'impose aux historiens; et encore ne leur apparut-il dans toute sa complexité que peu après 1880. En cette seconde moitié du XIXe siècle, il existait encore entre les historiens de la religion romaine une large unanimité pour défi nir essentiellement Fortuna comme une divinité du Sort et de la Destinée14, formule vague à agraire et guerrière, ou, au contraire, caractérisée par l'exercice d'une fonction unique : celle de dieu combattant par excellence, seigneur de la guerre et défenseur des champs menacés dont, à ce titre, il écarte ennemis et fléaux naturels (cf. la récente mise au point de G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 215-256); ou encore à la définition de la plus ancienne Cérès, restreinte, si l'on en fait la déesse de la croissance des végétaux, ou même seulement des céréales, large, si l'on voit aussi en elle une divinité chthonienne, veillant également sur les morts et sur la fécondité humaine (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris, 1958, en particulier l'introduction, p. 11-17). 13 II est frappant de constater que Bouché-Leclercq se posait la même question à propos de Tyché et se demandait «s'il ne serait pas possible de la ramener à l'unité» (dans son compte rendu, Tyché ou la Fortune, RHR, XXIII, 1891, p. 275, de la thèse d'Allègre, Étude sur la déesse grecque Tyché, Paris, 1889). 14 Nous ne nous attarderons pas sur les interprétations isolées de Fortuna comme déesse de l'aurore par Max Müller, Biographies of words and the home of the Aryas, Londres, 1888, p. 1-16; déesse solaire, par H. Gaidoz, Le dieu gaulois du soleil et le symbolisme de la roue, RA, V, 1885, p. 191-195; et Études de mythologie gauloise, I, Paris, 1886,
χ
INTRODUCTION
souhait, qui se prêtait à recouvrir des notions métaphysiques ou religieuses aussi distinctes que celles de «hasard» et de «destin», et qui convenait aussi bien à la déesse oraculaire de Préneste et d'Antium qu'à la capricieuse maî tresse des «événements fortuits», Fortuna a fortuitis, selon l'étymologie alléguée par saint Augustin et Isidore de Seville. Telle était la conception exprimée par Preller dans sa Römis che Mythologie, qui dominait alors les études de religion romaine15 : celle d'une Fortune bénéfi que et inconstante, classée parmi les divinités de «la destinée et de la vie humaine», d'abord uniquement déesse de la bonne chance, «posit iveGlücksgöttin», qui, par la suite, se dégrada pour devenir, «als indifferentes Geschick», la déesse de la mauvaise comme de la bonne fortune, source, dans toutes les circonstances, propices ou contraires, de la vie, des événements incalculables et inopinés16. Que cette définition déjà ambiguë ne fût pourtant pas exhaustive, que, si comprehensive qu'elle fût, elle ne recouvrit cependant pas toute la réalité du culte, Preller lui-même en avait le pressentiment, puisque, de l'aveu même de son auteur, elle admettait deux exceptions notoires. La première, à Rome même, était la mystérieuse p. 56-60; ou même d'origine lunaire (O. Gilbert, Geschichte und Topographie der Stadt Rom, Leipzig, II, 1885, p. 389, η. 3), toutes trois réfutées par Warde Fowler, Roman Festivals, p. 163-165 et 168-170: héritage d'une époque où sévissait la mythologie naturaliste, elles n'apparaissent que comme des tentatives sporadiques, qui, même en leur temps, ne ren contrèrent à juste titre que scepticisme de la part des spécialistes de la religion romaine. 15 II n'y aurait guère de profit à faire remonter plus haut dans le temps notre historique du problème de Fortuna. Cependant, on pourra trouver un aperçu de la tradition erudite dont l'ouvrage de Preller est lui-même l'aboutisse ment, en consultant, par exemple, si dépassées soient-elles, les pages que consacraient à Fortuna Β. de Montfaucon, L'Antiquité expliquée, 2e éd., Paris, 1722, I, 2, p. 308-315; ou J. A. Härtung, Die Religion der Römer, Erlangen, 1836, II, p. 233-239, qui voyait en «Fortuna oder der Zufall» l'aspect mobile, et donc accessible à la prière, du Fatum, de lui-même fixe et inflexible, c'est-à-dire la divinité de la Chance, notion dont il fait le dénominateur commun de ses divers cul tes. 16 L. Preller, Römische Mythologie, 3e éd. par H. Jordan, Berlin, 1881-1883, II, p. 179-193, où Fortuna est étudiée au chapitre «Schicksal und Leben». La première édition date de 1858. Cf. la traduction procurée par L. Dietz sous le titre Les dieux de l'ancienne Rome, 3e éd., Paris, 1884, p. 376382.
Fortune du Forum Boarium dont la statue, sévèrement voilée comme une matrone, semb lait à la fois personnifier et protéger la pudeur des femmes romaines. Mais c'est que cette déesse, si antique que fût son culte, fondé par Servius Tullius, était à peine une Fortune : à la vérité, elle n'était nullement, dit Preller, une Glücksgöttin «dans le sens ordinaire du terme», mais bien plutôt une divinité de la pudeur féminine. Quant à la Fortune non romaine de Préneste, «que l'on tenait pour la mère de Jupiter et de Junon», si les velléités cosmiques que suggérait son surnom de Primigenia, inter prété au sens de «Mère universelle», die Alle rzeugende, incitaient à reconnaître en elle une «déesse de la nature», le fait que, puissance oraculaire, elle fût aussi une «déesse de la destinée», Natur- und Schicksalsgöttin, permett ait, en dernier recours, de la ramener au modèl e commun. Mais cet état de confusion, qui par venait encore à se dissimuler, s'aggrava bru squement à partir des années 1882-1884, lorsque fut publiée17 une inscription archaïque de Pré neste qui révélait en Fortuna, non point la mère de Jupiter, comme on le croyait jusque-là, mais sa fille, Fortuna Diouo fileia, et qui remettait ainsi en cause non seulement le sens traditio nnellement attribué à l'épiclèse, mais encore tou tel'interprétation du culte. Dès lors, le problème prénestin de Fortuna était posé : il s'ajoutait au problème romain dont, l'étude de Preller en fait foi, les historiens commençaient à prendre plus clairement conscience. Ainsi étaient réunis les éléments essentiels d'un dossier qui, de nos jours encore, se présente en des termes sens iblement identiques. L'interprétation de Preller n'en fut pas moins reprise, parfois même textuellement, par les deux grands dictionnaires dans lesquels se con centrait la science du temps, par Peter, dans l'article Fortuna du Roscher18, puis par Hild, dans celui du Daremberg et Saglio19. L'un et 17 Par R. Mowat, BSAF, 1882, p. 200; et Dédicace à la Fortune Prénestine inscrite sur une tablette de bronze, CRAI, sér. IV, XII, 1884, p. 329 et 366-369. Cf. CIL F 60; XIV 2863. 18 1, 2, col. 1503-1549; en particulier col. 1503 (généralités, que nous citons), 1510 (Forum Boarium) et 1542 (Préneste). Le volume date de 1886-1890. 19 DA, II, 2 (paru en 1896), p. 1268-1277 (nous citons les p. 1268 et 1270).
INTRODUCTION l'autre citent, paraphrasent ou traduisent ses formules maîtresses et, sans que le moindre doute les effleure à ce sujet, font de Fortuna, « wie ihr Name sagt, die Göttin des Zufalls », dont le nom, dérivé du verbe ferre, «bezeichnet also, wie Fatum, eine Schicksalsgottheit». Hild n'est pas moins affirmatif qui, parmi les «forces divines . . . qui président à la vie humaine », place «les Fata et avec eux Fortuna, qui n'est que (nous soulignons) le destin mobile, capricieux et incert ain,régissant les individus et les nations». Il en va de même, après ces définitions générales, pour les deux cas particuliers, les plus délicats, du culte : la Fortune du Forum Boarium et la Fortuna Primigenia de Préneste. Pour toutes deux, Peter emprunte les solutions et les expres sions mêmes de Preller, et se borne à tenir compte, pour Préneste, des faits nouveaux inter venus entre-temps dans le débat. Hild, faisant preuve d'un peu plus d'indépendance ou de prudence, se contente de suggérer: «II est pos sible que cette divinité (celle du Forum Boa rium) ait eu à l'origine une signification moins vague que celle de la chance heureuse, qu'elle fut un génie protecteur de la femme et la personnification de la Pudeur», et de s'étonner du culte «assez obscur et même singulier» de la Fortune de Préneste, qui «n'a rien de la per sonnification du sort aveugle et volage, ni même de la chance favorable, comme la divinité romai ne (notons au passage cette distinction entre Rome et Préneste) dont nous avons parlé pré cédemment. On dirait plutôt une divinité de la nature, personnification de quelque force cos mique ... ». En 1899 encore, Warde Fowler, dans ses Roman Festivals, expliquait par des influences étrangères, celles, prédominantes, de l'Étrurie, mais aussi, pour Préneste, des influences grec ques, les anomalies relevées dans ces deux cultes mystérieux20. Mais il retrouvait, dans les aspects authentiquement romains ou italiques de Fortun a,les notions persistantes de chance et de hasard. Ainsi, dans la Fortune oraculaire et courotrophe de Préneste, il voulait voir «per haps not only a prophetess as regards the children, but also of the good luck of the mother
20 P. 156 sq. (Forum Boarium); 166-168 et 223-227 (Pré neste); 170-172 (Fors Fortuna).
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in childbirth». Il en allait de même pour la Fors Fortuna romaine, fêtée le 24 juin, à l'époque du solstice et aussi, remarquait-il, de la moisson, par le petit peuple et par les jardiniers : alors que Marquardt avait prétendu en faire «à l'origine une divinité de l'agriculture et de l'horticultu re»21, il partageait le scepticisme de Peter22 devant cette esquisse d'une Fortune agraire et suggérait que «the power of Fortuna as a deity of chance would be as important for the perils of harvest as for those of childbirth»23. Au prix de ces quelques ajustements, la religion de Fortuna retrouvait ainsi, non sans peine, une apparente homogénéité. Et il semblait que ce compromis pût être viable, puisque c'est dans les mêmes termes que, en 1907, Axtell, sans plus s'embarrasser des scrupules de ses prédécess eurs, retraçait à grands traits la genèse du culte de Fortuna: d'abord «a beneficent power of good luck», tant pour les humbles que pour les 21 Le culte chez les Romains, trad, fr., Paris, 1889-1890, II, p. 369. 22 S.v. Fors, dans Roscher, I, 2, col. 1502 sq.; Peter, comme Warde Fowler, ne voit en Fors Fortuna, en l'occurrence, que la déesse inconstante dont il importe, au temps de la moisson, de se concilier les faveurs. Hild, DA, II, 2, p. 1268 sq., se borne à lui reconnaître un «caractère cham pêtre» - interprétation peu compromettante. 23 Warde Fowler est resté jusqu'au bout fidèle à cette interprétation : partisan d'une Fortune qui, à Préneste, notamment, assure la chance et, comme Carmentis, prédit et régit le sort tant de la mère que de l'enfant lors de l'accouchement, de là la prédominance des femmes parmi ses fidèles; et adversaire de la Fors Fortuna agraire de Marquardt, puis de Wissowa (The religions experience of the Roman people, Londres, 1911, p. 201; 235; 245, η. 30; cf. Roman ideas of deity, Londres, 1914, p. 61-65; et s.v., dans {'Encyclopaedia of Religion and Ethics de J. Hastings, VI, 1913, p. 98-104, et {'Encyclopaedia Britannica). Si, plus sen sible qu'aucun de ses contemporains à la complexité de Fortuna, il n'hésite pas à reconnaître en elle «also very probably a deity of other kinds of fertility» (Religious experience, p. 235; cf. Roman Festivals, p. 67), c'est toujours dans la mesure où elle est déesse «of luck or chance», notions qu'il tient pour primitives dans son culte (Religious experience, p. 245, η. 30) et desquelles il déduit ses diverses fonctions, tout en précisant qu'il faut les concevoir sous une forme non point abstraite et philosophique, mais personnelle et vécue. Nous ne saurions mieux faire, pour résumer une pensée qui, au fil des ans, s'est nuancée au point de devenir ondoyante, que de citer la définition qu'il en donne dans {'Encyclopaedia Britannica, celle d'une Fortune qui ne fut jamais «a deity of the abstract idea of chance, but repre sented the hopes and fears of men and especially of women at different stages of their life and experience».
XII
INTRODUCTION
femmes et les paysans (sans que, toutefois, il lui parût possible de déterminer lequel de ces aspects était le plus ancien), devenue, sous l'influence grecque, une divinité du hasard, « chance », et, à Préneste, la fille première-née de Jupiter24. Mais il n'en était pas moins extrême ment fâcheux que les plus graves objections que l'on pût opposer à la conception traditionnelle de Fortuna, divinité de la chance et du hasard, fussent précisément tirées des plus illustres de ses cultes archaïques, ceux de Préneste, du Forum Boarium et de Fors Fortuna. C'est de Wissowa que, au début de ce siècle, vint la révolution25. Étendant à tous les plus anciens cultes de Fortuna cette vérité, entrevue par Preller et ses successeurs, mais limitée par eux au seul sanctuaire du Forum Boarium, qu'elle y était «une déesse particulièrement honorée par les femmes»26, il fut le premier à soutenir et, avec l'autorité sans égale qui était alors et qui, aujourd'hui encore, demeure en grande partie la sienne, à imposer l'idée que, dans la religion de Fortuna, les notions de chance, de sort ou de hasard n'étaient nullement primitives. Sans doute avait-il eu un précurseur en la personne de Fernique, l'historien de Pré neste des années 1880, qui avait vu en Fortuna Primigenia, à l'origine, «une déesse-mère, une divinité nourricière », en qui « dominait . . . bien plutôt l'idée de la maternité que celle des hasards de la destinée; ce fut seulement après l'introduction de la mythologie hellénique en Italie qu'elle devint la déesse du sort»27. Mais ces premiers doutes étaient restés sans écho28. Aussi bien Fernique, archéologue et historien, 24 The deification of abstract ideas in Roman literature and inscriptions, Chicago, 1907, p. 9-11. 25 RK2, p. 256-264. La première édition est de 1902; la seconde, de 1912. 26 «Eine vornehmlich von den Frauen verehrte Göttin» {Rom. Myth., II, p. 182). La formule est reprise par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1510; cf. Hild, DA, II, 2, p. 1268. Warde Fowler va plus loin lorsqu'il note que « perhaps the most striking fact in her multifarious cults is the predomi nancein them of women as worshippers» (Roman Festivals, p. 167) et, avant même Wissowa, il applique à Carmentis et Fortuna l'expression de «deities of women» (Ibid., p. 155), mais sous une forme qui reste floue et où les notions de «sort» et de maternité demeurent inextricablement mêlées (supra, p. XI, n. 23). 27 Étude sur Préneste, Paris, 1880, p. 78 et 81. 28 Si ce n'est auprès de Hild (cité supra, p. XI).
n'était-il pas un spécialiste de la science des religions. Surtout, l'idée implicite - et que nous avons rencontrée chez Hild - que ce qui valait pour Préneste, ville plus qu'à demi étrusque, ne pouvait valoir pour Rome, suffisait à maintenir les esprits à l'abri du trouble. Avec Wissowa, ce qui, pour ses devanciers, n'avait été que l'e xception, devenait la règle. Partant en guerre contre l'idée d'une Fortuna Glücksgöttin, qu'il ne retrouvait dans aucun de ses cultes archaïques, il voyait au contraire l'unité de la plus ancienne Fortuna dans le fait qu'elle était une « déesse des femmes», une Frauengöttin, et cela dans ses cultes de Rome, celui du Forum Boarium, de Fortuna Muliebris, au nom transparent, de For tuna Virilis elle-même, priée par les femmes du peuple et qui devait présider aux rapports des deux sexes, aussi bien que dans celui de Pré neste, où Fortuna Primigenia recevait l'homma ge des maires. Quant à sa fonction de déesse de la chance, elle n'était que le produit d'une évolution secondaire et de l'influence de la Tyché hellénistique, qui fit d'elle «die Glücks göttin der späteren Verehrungsformen». Telle est la thèse radicale qui, bouleversant toutes les idées reçues, a marqué des généra tions d'historiens de la religion romaine. L. Deubner y adhère sans réserve, qui reprend le langage même de Wissowa, et qui, par deux fois, comme d'une évidence qui n'offre pas matière à discussion, fait état de la Frauengöttin Fortuna29. Tout près de nous, les définitions que donnent de Fortuna, à Préneste ou à Rome, les traités classiques de Grenier, qui la rapproche de maintes déesses italiques, de «Junon, Dea Dia, Dea (sic) Matuta, Bona Dea», de «la Flora des Sabins et la* Nortia des Étrusques», toutes «di vinités maternelles par excellence» (c'est nous qui soulignons)30, et de Fabre, qui la caractérise par le «culte spécial» que lui rendaient les femmes31, attestent l'influence persistante de Wissowa, qui privilégiait en elle l'élément fémi ninau point d'en effacer totalement les notions 29 Dans Chantepie de la Saussaye, Lehrbuch der Religions geschichte, 4e éd., Tübingen, 1925, II, p. 461 et 465. '° Les religions étrusque et romaine, coll. Mana, II, 3, Paris, 1948, p. 138. 31 Dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, Paris, III, 1955, p. 386. Cf. Histoire générale des religions, 1960, p. 636.
INTRODUCTION de chance et de hasard. Et J. Gagé encore, si personnelle que soit son interprétation de la première Fortuna romaine, reste disciple de Wissowa, lorsqu'il la considère comme «une déesse fort importante pour le sort des femmes » et une divinité qui, «au moins en quelques-uns de ses aspects, fut primitivement une grande patronne de la vie féminine»32. Les théories de Wissowa, toujours vivaces malgré les réserves qu'elles appellent, ont ainsi imposé une autre vision de Fortuna à ses ori gines. Mieux encore, elles ont, ce qui est le propre des grandes doctrines, insufflé un esprit nouveau et donné une orientation neuve aux recherches sur la religion archaïque de Fortuna, désormais tournées vers les valeurs inépuisables de la fécondité, essentiellement conçue sous son aspect biologique et humain. Malgré tout ce qui la sépare de l'esprit de Wissowa, une thèse comme celle de M. Marconi, qui retrouve en Fortuna les caractères fondamentaux de la gran dedéesse méditerranéenne, «il carattere matern o, sia nella sfera della fecondità, sia in quella della protezione delle madri in travaglio e dei neonati»33, n'eût pas été possible sans sa vigou reuse réfutation du système, incontesté jusquelà, de la Glücksgöttin. Et même ceux qui, comme C. Bailey et H. J. Rose, s'écartent davantage de ses théories, jusqu'à voir en Fortuna, aux origi nes, une déesse de la fécondité agraire34, appa raissent encore comme la postérité lointaine de Wissowa. Ses conceptions, toutefois, ne sont pas sans prêter le flanc à la critique, et cela sur plusieurs points. La notion même de Frauengöttin, par les fonctions physiologiques et sociales qu'elle con fère à la déesse et, surtout, par le recrutement exclusivement féminin de ses fidèles qu'elle implique, est beaucoup trop restrictive. Wissowa lui-même le reconnaît: la Fortune de Préneste fait déjà éclater cette définition35, comme en témoignent les multiples dédicaces qu'elle reçut des collèges d'artisans de la ville; et c'est sans 32 Matronalia, p. 19 et 25. 33 Riflessi mediterranei nella più antica religione laziale, Messine-Milan, 1939, p. 230. "Infra, p. XV, n. 51, et XVI. 35 « Dass sie nicht immer blosse Frauengottheit blieb, sondern eine weitere Wirksamkeit übte...», avoue-t-il, en note, il est vrai (RK2, p. 259, n. 7).
XIII
doute pour cette raison que, renonçant à l'e nfermer dans cette formule si étroite, il lui applique, par une substitution révélatrice, la dénomination plus large de mütterliche Gottheit. Surtout, elle ne saurait valoir pour deux de ses cultes romains : il est pour le moins douteux qu'elle s'applique à Fortuna Virilis, épiclèse paradoxale pour une Frauengöttin, et absolu mentexclu qu'elle convienne à Fors Fortuna qui, si elle avait, comme le pensait Marquardt, des compétences dans le domaine de la fécondité, les exerçait sous leur aspect non point humain, mais agraire ou cosmique, et qui, fait incontest able, n'était point une protectrice des femmes, mais la déesse de prédilection des plébéiens et des esclaves, également priée par les collèges d'artisans romains36. Or, le fait que, sur ce point, l'interprétation de Wissowa soit prise en défaut, est d'autant plus grave qu'il concerne l'un des deux cultes les plus sûrement archaïques, puis que fondé, comme celui du Forum Boarium, par Servius Tullius, de cette Fortuna qui, si elle a pu, à ses origines, être partiellement une Frauengött in, ne l'était certainement pas dans sa totalité. En outre, que nous apprend cette définition de la nature profonde de Fortuna? que nous révèlet-elle de sa singularité? Elle a le défaut d'être non seulement étroite, mais vague, et de n'avoir aucun caractère spécifique, puisque la Junon, la Diane italiques, toutes ces divinités qu'énumérait Grenier, non sans encourir le reproche de confusionnisme, peuvent, tout autant que Fortuna, passer indistinctement pour des «déesses des femmes». Enfin, dernier point faible de cette interprétation, les deux images successives que Wissowa propose de Fortuna restent sans lien logique ou théologique : comment la Frauengött in des origines est-elle devenue la Glücksgöttin plus tardive qui, avant lui, avait seule retenu l'attention des historiens? A la suite de quelle évolution continue, ou de quelle brusque rup ture? Il ne suffit pas d'indiquer37 que, d'une 36 L'embarras de Wissowa est visible devant ce culte, qui s'accorde si mal à sa thèse. Il se range finalement (RK2, p. 256 sq.) à celle de Marquardt, non sans souligner que, sur l'antiquité du sanctuaire attribué à Servius, auprès duquel Carvilius fonda un second temple en 293, on ne sait rien de sûr. Est-ce une façon de suggérer que cette Fortune, irr éductible à la Frauengöttin, pourrait ne pas être aussi «pri mitive» qu'elle? 37 ΛΑ:2, ρ. 261.
XIV
INTRODUCTION
déesse des sortes, prédisant l'avenir comme la Fortune de Préneste, l'on pouvait aisément pas ser à une déesse de la chance, pour que tout devienne clair de cette singulière métamorphos e. Quant à alléguer l'influence de Tyché, c'est supposer résolu ce qui, précisément, reste à démontrer : comment deux divinités originell ement si distinctes ont pu s'assimiler l'une à l'autre. Si bien que, rebutés sans doute par les difficultés inhérentes à la thèse de Wissowa, certains auteurs, et non des moindres, sont revenus, à une date récente, aux plus anciennes définitions de Fortuna. Ainsi G. de Sanctis, aux yeux de qui elle transcende son statut premier d'abstraction divinisée pour prendre rang au près des grands dieux, ne la considère ni comme une divinité agraire, ni comme l'équivalent de l'aveugle Tyché grecque, mais comme la déesse du bon ou du mauvais sort38. Avec plus d'insis tance encore, K. Latte, dans l'analyse qu'il don nede ses différents cultes, met constamment l'accent sur la notion de «chance», qu'il ne dissocie d'ailleurs pas de celle de «destin»39: chance pour les collèges d'artisans de Préneste ou de Rome, qui voyaient en Fortuna Primigenia ou en Fors Fortuna la dispensatrice de la réus site et du profit commercial, de même que pour les paysans, qui n'invoquaient point en cette dernière une divinité agraire, mais «auch hier erscheint sie als Göttin des glücklichen Han delsgewinns»; chance des femmes dans le culte de Fortuna Muliebris qui n'était autre, là encore, que «die Göttin des Glücks»; tandis que la Fortune mystérieusement voilée du Forum Boarium devait, sous l'influence de la religion étrus que,figurer l'apparence impénétrable du Destin. G. Dumézil lui-même, malgré le désaccord fon damental qui le sépare de Latte dans l'appré hension de la plus ancienne religion romaine, reconnaît aussi en elle, de tout temps, la per38 Storia dei Romani, IV, 2, I, Florence, 1953, p. 287 sq. (cf. I, 2e éd., 1956, p. 271 sq., où elle est définie comme «una dea che apporta progenie, ricchezza, bottino, abbondanza di messi»). 39 Rom. Rei, p. 176-183. Cf., p. 179, de justes remarques sur la Fortuna Melior attestée, sous l'Empire, il est vrai, en Ombrie : région montagneuse et de vie difficile, où Fortuna n'implique pas le sentiment du succès, mais rien de plus qu'une espérance - « darin drückt sich aus, wie nahe Glück und Schicksal beieinanderliegen».
sonnification divine de la «bonne fortune» et de la « chance », claire dans sa ligne générale, même si elle est confuse dans le détail de ses cultes particuliers40. Et, dans la dernière étude d'en semble qui lui ait été consacrée, I. Kajanto, sous l'influence manifeste de Latte, la définit, aussi bien à Préneste qu'à Rome, comme «in erster Linie eine Göttin des Glücks»41. L'histoire du problème de Fortuna, de Preller jusqu'à nos jours, loin d'être celle d'un progrès continu de la confusion vers la clarté, est donc en fait celle d'une régression, ou d'un cercle vicieux. Déesse des femmes, maternelle et féconde? Déesse du Sort, conçue d'ailleurs sous les modalités les plus vagues, comme une incarnation tantôt du Hasard, tantôt de la Chance, tantôt même du Destin? Depuis plus d'un siècle, sans parvenir à se fixer, la critique oscille entre ces deux inter prétations, qui sont comme les deux pôles de toute recherche sur Fortuna. Tel était, tel est encore l'embarras des his toriens devant cette déesse rebelle à toutes les classifications, que se sont accréditées les deux hypothèses, qui offraient l'avantage de la simp licité, d'une origine étrangère - cause probable de toutes les anomalies du culte - et d'une nature vague, pour ne pas dire informe, ce qui permettait d'accepter sans trop de scandale pour l'intelligence les définitions les plus contradict oires. Cette double théorie de la Fortune qui, même lorsqu'elle reste inavouée, est en fait à la base de toutes les recherches anciennes, pèse encore lourdement sur la critique contemporain e. Dès ses origines, Fortuna présente des traits qui la singularisent par rapport à l'ensemble de la religion italique ou romaine; sans que, d'ail leurs, on distingue toujours nettement l'une de l'autre ces deux réalités, ce qui risque de fausser à son point de départ une recherche sur la religion italique ou latine archaïque, conçue d'après l'image plus récente et si artificielle de la religion romaine «pontificale». Précisément: s'il est deux caractères fondamentaux de la religion romaine qui ont été unanimement reconnus et inlassablement soulignés, c'est bien la répugnan40 Rei mm. arch., p. 424. 41 S.v., RLAC, VIII, col. 182-197.
INTRODUCTION ce aux cultes oraculaires et l'absence de mythol ogie,en particulier de filiations divines. Or, les cultes de Préneste et d'Antium sont l'un et l'autre oraculaires et le premier, le plus célèbre des cultes de Fortuna, propose de surcroît une généalogie d'ailleurs confuse, puisqu'on ne sait si la déesse y est la mère ou la fille de Jupiter. A Rome, d'autre part, Fortuna passe aux yeux des modernes pour une divinité relativement récent e: aucune de ses fêtes ne figure au calendrier «de Numa», la tradition attribue à l'Étrusque Servais Tullius la fondation, à l'extérieur du pomerium, semble-t-il, de nombreux temples en son honneur, et la légende romaine fait d'elle l'amante de ce même roi. D'où l'hypothèse, généralement acceptée, que Fortuna, étrangère à la religion romaine primitive, serait une divinité d'origine latine ou étrusque secondairement introduite dans la ville42. Les Fortunes d'Antium, mal connues, n'ont suscité que peu de travaux particuliers et l'on a pu voir dans leur culte un héritage lointain de la religion méditerranéenn e43. En revanche, les hypothèses les plus diver sesont été émises sur la prestigieuse et éton nante Primigenia de Préneste : déesse d'origine étrusque ou, du moins, fortement influencée par l'Étrurie selon Otto44, grecque selon F. Altheim45, indo-européenne selon G. Dumézil46. Tandis que M. Marconi, dans l'une des rares études d'ensemble qui, au delà de l'analyse de ces cultes particuliers, ait traité comme un tout le problème de Fortuna, concluait à l'origine méditerranéenne de la déesse47 et que, par ailleurs, A. Passerini, cherchant à élucider le concept de Fortuna, mettait l'accent sur les caractères italiques anciens et originaux qui le rendent irréductible à celui de Τύχη48. Si l'on
42 Telle est la thèse esquissée par Hild, DA, IL 2, p. 1270, énoncée sous une forme plus systématique par Warde Fowler (supra, p. XI) et Wissowa, RK2, p. 256, et, depuis, reprise par pratiquement tous les historiens, Otto, Bailey, Rose, Fabre, Latte, etc. 43 M. L. Scevola, Culti mediterranei nella zona di Anzio, RIL, XCIV, 1960, p. 221-242. 44 RE, VII, 1, col. 14. 45 Terra Mater, RW, XXII, 2, Giessen, 1931, p. 38-46. 46 Déesses latines et mythes védiques, coll. Latomus, XXV, Bruxelles, 1956, III: Fortuna Primigenia, p. 71-98. 47 Riflessi mediterranei, p. 230-243. 48 // concetto antico di Fortuna, Philologus, XC, 1935, p. 90-97.
XV
ajoute que Varron49 faisait déjà de Fortuna une divinité sabine, on se trouve en présence d'un réseau inextricable d'hypothèses contradictoires, entre lesquelles aucun fait incontestable ne per met d'opter à coup sûr. Vingt ans après son étude sur la Fortune de Préneste, G. Dumézil peut encore écrire : « Les origines de Fortuna . sont inconnues»50 et l'on est en droit de sous crire à ce propos désabusé. La seconde enquête, sur la nature de la déesse Fortuna, n'a pas davantage abouti; mais elle continue de se heurter, irrémédiablement, à l'opposition des deux définitions concurrentes que nous avons analysées. Incapable d'en don ner une définition unitaire et globale, prise entre ces deux formules sans point de contact et irréductibles l'une à l'autre51, la critique a cher chéà sortir de cette impasse en empruntant une troisième voie et en proposant une solution d'un type nouveau. Otto qui, sans pour autant revenir à l'idée d'une Fortune-Hasard qu'il jugeait étran gère au culte primitif, récusait la théorie de la Frauengottheit chère à Wissowa et n'acceptait de reconnaître en la plus ancienne Fortuna ni une déesse agraire, ni une déesse des femmes, voyait surtout en elle une divinité tutélaire de nature extrêmement générale, proche du Genius et, comme lui, apte à patronner indistinctement les individus, les groupes sociaux, les lieux même, bref, une Schutzgöttin universelle. Ainsi Fortuna Muliebris était-elle «die Schutzgöttin der Frauen », Fortuna Equestris « die Schutzgöttin der
49 LL 5, 74. 50 Rei. rom. arch., p. 424. 51 Ainsi, dans leur effort, répété à quelque cinquante ans d'intervalle, pour rendre compte de la bipartition fertilitéhasard et pour expliquer la genèse du culte à partir d'une unique fonction primitive, Warde Fowler et H. J. Rose, Ancient Roman religion, Londres, 1948, p. 90, procèdent en sens exactement inverse : l'un (supra, p. XI) déduisait les compétences agraires de Fors Fortuna de sa domination sur le hasard; l'autre émet l'hypothèse que, «originally an agricultural deity ... in time, however, perhaps because so much in agriculture depends on causes outside the farmer's control, she became, like the Greek Tyche, a goddess of luck or chance». Le second raisonnement ne convainc pas plus que le premier; et nous n'insisterons pas, par ailleurs, sur les difficultés inhérentes à cette hypothèse d'une Fortune émi nemment agraire, qui durcit d'une manière insoutenable la définition, à la fois plus large et plus mesurée, de Fortuna comme déesse de la fécondité qui, seule, nous paraît vérifiée par les faits.
XVI
INTRODUCTION
gesamten Ritterschaft», etc. Mais que dire de Fortuna Huiusce Diei qui, après une première tentative, peu convaincante, pour s'intégrer à cette définition, devient purement et simplement «das Glück eines einzelnen Tages»52? Si large soit-elle dans son principe, la formule d'Otto ne se prête donc pas à des applications indéfinies et cette nouvelle tentative pour cerner dans sa totalité la nature fuyante de Fortuna se solde donc, cette fois encore, par un nouvel échec. Mais Otto insistait aussi, et à juste titre, sur la généralité du concept de Fortuna, qui rend inexacte toute définition strictement fonctionnell e : « Diese Allgemeinheit des Begriffes muss man sich immer gegenwärtig halten»53. Avertissement salutaire et que nous devrons, nous aussi, garder présent à l'esprit, mais qui, pourtant, ne va pas sans risque. Car c'est une réflexion du même ordre, mais poussée à l'extrême et, par suite, infiniment plus dangereuse, qui a inspiré une certaine concept ion,essentiellement négative, de Fortuna, qui devait avoir un grand avenir et qui, même à notre insu, pèse encore sur nous. Cette théorie, dans laquelle s'est réfugiée une partie de la critique ancienne, est en fait un aveu d'impuis sance. Elle consiste à présenter Fortuna comme un être vague, apte à revêtir successivement ou simultanément toutes les personnalités, si mul tiforme qu'on ne saurait l'enfermer dans une définition. Hild, qui lui faisait place parmi les «forces divines, mais vagues et impersonnelles», qui gouvernent la destinée humaine, écrivait dès 1896: «L'être mobile et indéterminé de Fortuna se prêtait à toutes les assimilations, à toutes les associations, à toutes les substitutions»54. Mais c'est peut-être Toutain qui, en 1906, a donné de cette vulgate l'expression la plus extrême, d'au tant que, négligeant les compétences féminines ou plus généralement maternelles de la déesse reconnues par ses devanciers, il la classe sim-
52 S.v., RE, VIL 1 (paru en 1910), col. 12-42, notamment 12 sq. et 32 (sur Fortuna Huiusce Diei). 53 Ibid., col. 13. La tendance à la multiplication infinie de Fortunes spécialisées, donneuses de chance et de succès, que relève Otto, col. 13 sq., est également notée non seulement par Warde Fowler (supra, p. XI, n. 23), ou par Latte, Rom. Rei., p. 182, mais aussi par le partisan de la Frauengöttin qu'était Wissovva, RK2, p. 262. 5*DA, II, 2, p. 1268 et 1272.
plement parmi les abstractions divinisées: «La divinité, que les anciens invoquaient sous le nom de Fortuna, n'avait point les traits accentués et précis, qui distinguaient la plupart des dieux et des déesses du panthéon gréco-romain. Elle personnifiait le sort, le destin, la chance, cette puissance vague et indéterminée (les mêmes adjectifs reviennent comme un leitmotiv) qui passait pour exercer sur toute chose, sur tout être, sur tout événement, une action bonne ou mauvaise, bienfaisante ou malfaisante, durable ou passagère»55. Ainsi, la réalité théologique de la déesse Fortuna se dissolvait dans l'indéfinissable, à moins qu'elle ne se dispersât en une multitude de génies tutélaires, aussi dépourvus de personn indi-' alité propre que les menues figures des gitamenta56 . A quoi bon, dès lors, chercher le secret de Fortuna, puisque, sous ce nom, il n'y avait rien à découvrir, qu'une plasticité infinie, apte à se charger des contenus les plus divers et, nous oserions dire, les plus indifférents? Après un siècle de recherches persévérantes, après avoir tour à tour essayé des solutions les plus diverses, l'attitude dernière des historiens de la religion romaine semble donc être l'abdication devant l'énigme que continue de leur poser Fortuna. Une enumeration comme celle de Bailey, «Fortuna, originally an agricultural niimen of fertility, then of childbirth, then conceived as able to foretell the fate of children, then a prophetic deity in general»57, aussi large que la Frauengöttin de Wissovva était étroite, laisse le sentiment confus d'une collection de traits inor ganiques, où l'articulation des multiples fonc tions prêtées à la déesse apparaît d'autant moins nettement que, sous l'allusion primitiviste au numen, se devine la référence à un «centre de force» impersonnel et dynamique, qui exclut Fortuna des zones supérieures de la pensée complexe. Le signalement qu'en 1955 encore en donne P. Fabre, si marqué qu'il soit par la théorie de Wissovva, est, dans sa brièveté, par faitement représentatif de l'état d'esprit général : 55 Les cultes païens dans l'empire romain, Paris, 1906-1920, I, p. 424. 56 Le rapprochement est fait par Hild, DA, II, 2, p. 1274. 57 Cambridge Ancient History, VIII, p. 446; cf. Phases in the religion of ancient Rome, Berkeley, 1932, p. 54 et 136.
INTRODUCTION «C'était, écrit-il, une divinité chthonienne, dont le nom n'est sans doute pas indo-européen . . ., à laquelle les femmes rendaient un culte spécial et que Wissowa apparente, avec raison, semble-t-il, à Mater Matuta. Les fonctions de divinité de la chance qu'elle assumera plus tard ne paraissent point primitives : cependant, c'est une déesse bienveillante et bénéfique»58. Rien ne saurait être plus décevant que ce constat d'échec, que cette incapacité avouée à dépasser l'ambiguïté persistante de Fortuna, comme s'il était à jamais impossible d'en donner une définition une et cohérente. Il va sans dire que nous ne saurions, pour notre part, tenir cette défaite que pour une solution provisoire. Mais des préjugés de cet ordre, s'ajoutant aux difficultés propres du sujet, n'étaient évidemment pas de nature à stimuler la recherche. Nous pouvons toujours faire nôtre le jugement pessimiste de J. Bayet, dans le rapport qu'il établissait en 1943 sur la religion romaine : « Le cas de Fortuna, celui de Mater Matuta sont plus troubles encore». L'adjectif réapparaît, quand l'auteur dresse le bilan des travaux consacrés par H. Lyngby aux deux dées ses du Forum Boarium, qui «appellent la réflexion sur un domaine extrêmement trouble de convergences religieuses, où l'élément latin apparaît de toute façon prééminent»59. Le bilan de la recherche récente est cepen dantloin d'être négatif. Depuis les années 1950, quelques études majeures ont, sur des points précis, entièrement renouvelé notre connaissanc e du culte et donné un nouvel élan à l'enquête sur Fortuna60. A Préneste, la résurrection de son grand sanctuaire latin, grâce aux fouilles de F. Fasolo et G. Gullini, a ravivé l'intérêt pour le culte énigmatique de la Primigenia, mère et fille
58 Dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, p. 386. Son exposé de YHistoire générale des religions, p. 636, n'est pas plus explicite : « les femmes lui rendaient un culte spécial, et c'est seulement plus tard que ses compétences se multiplieront en même temps que ses sanctuaires et ses qualificatifs»; et nous devrons apparemment nous résigner à ignorer à partir de quand, sous l'effet de quelles causes et selon quels principes eut lieu cette énigmatique «multipli cation ». 59 La religion romaine de l'introduction de l'hellénisme à la fin du paganisme, dans le Mémorial des Études latines, Paris, 1943, p. 336 sq. 60 Pour le détail de la bibliographie, supra, p. VII, n. 25.
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de Jupiter. Elle a fait l'objet de deux études, l'une d'A. Brelich, qui a dégagé le caractère puissamment original de la religion prénestine, féminine et précosmique, élaborée autour de Fortuna, par rapport à la religion romaine, dominée par Jupiter et par l'ordre olympien; l'autre, de G. Dumézil, qui a formulé l'hypothèse d'une origine indo-européenne et découvert dans la religion védique un homologue de cette double filiation contradictoire. J. Gagé, enfin, s'est attaché à un domaine différent, Rome, et non Préneste, et à l'autre problème classique de Fortuna : non plus celui des origines, mais celui de la définition des multiples Fortunes romain es,si hétérogènes en apparence. J. Gagé a retrouvé leur cohérence interne en les analysant comme des Fortunes des classes d'âge, dont chacune patronnait l'une des fractions de la société romaine archaïque. Ces travaux importants se sont néanmoins concentrés sur deux domaines particuliers, du double point de vue géographique et historique. Ils ont porté, d'une part, sur un culte local qui, si prestigieux soit-il, ne représente pas à lui seul toute la religion italique de Fortuna et à partir duquel il serait dangereux d'extrapoler une théorie du culte romain; d'autre part, et essen tiellement, sur les origines de la déesse et sur ses cultes archaïques. A partir des perspectives nouvelles qu'ils ont ouvertes, de la façon neuve dont ils ont posé les problèmes, notre propos sera d'entreprendre cette étude totale dont For tuna n'a jamais encore été l'objet. Il nous appartiendra de reprendre les problèmes clas siques et d'essayer de les faire aboutir, sans éluder tant de points difficiles qui, jusqu'ici, ont été plus ou moins volontairement laissés dans l'ombre. Nous aurons, d'autre part, à poursuivre notre propre enquête sur des domaines qui n'ont jamais été abordés ou n'ont fait l'objet que d'études fragmentaires. Pourquoi l'étude des origines de Fortuna n'a-t-elle donné que des résultats incertains? Assurément, toute recherche des origines est toujours décevante, dans la mesure où elle aboutit d'ordinaire à proposer une hypothèse nouvelle, plutôt qu'à faire définitivement la lumière sur une question. Il semble pourtant qu'une autre méthode eût donné des résultats
XVIII
INTRODUCTION
plus fructueux. Exception faite pour la synthèse de M. Marconi, dominée par la figure univers ellede la Grande Déesse, qui régnait depuis le Gange jusqu'à la Méditerranée61, l'enquête sur les origines de Fortuna a toujours porté sur l'un ou l'autre des cultes archaïques isolément et les a considérés comme des entités indépendantes : ainsi, pour ne citer que les plus récentes, les études de M. L. Scevola sur Antiurti, d'A. Brel ich et de G. Dumézil sur Préneste, de J. Gagé sur Rome. Aucun chercheur ne s'est attaché simultanément à ces trois domaines religieux, sans oublier quelques centres mineurs qui ne peuvent à eux seuls suggérer une interprétation nouvelle, mais sont susceptibles d'étayer util ement une hypothèse d'ensemble. Cette méthode comparative devrait permettre de résoudre par tiel ement l'un des deux problèmes classiques : celui d'une définition - la première dans le temps - de la Fortune archaïque, qui tînt compte à la fois des éléments communs aux divers centres religieux et de leurs caractères origi naux. Dans cette perspective, notre hypothèse de travail sera de considérer les Fortunes de Pré neste, d'Antium et de Rome comme trois varian tes d'une même divinité. Ce qui, du même coup, suggère une hypothèse des origines. Il devient possible de reconstituer une Fortune italique commune, antérieure à cette différenciation. Cet tesolution est la seule qui permette de rendre compte de l'existence, dans la religion archaïque, de plusieurs divinités séparées par des distinc tionslocales, mais dont l'origine identique n'en est pas moins clairement discernable. Déessemère au domaine sans limites, oraculaire, fécon de et peu différenciée : tels sont les traits sous lesquels nous entrevoyons cette Fortuna primit ive,qui nous semble relever d'un type religieux bien connu, celui des déesses-mères italiques, et s'apparenter ainsi de fort près aux toutes-puis santes divinités féminines des religions méditer ranéennes. Si nous poursuivons l'enquête au cours des âges, nous nous trouvons en face de difficultés analogues : il n'y a pas une, mais des Fortunes, variables selon chaque époque. La religion archaïque a eu la sienne propre; les Romains de la République ont honoré une déesse toute différente, et, sous l'Empire encore, nous 61 Riflessi mediterranei, p. 240.
tons aux ultimes métamorphoses de Fortuna. Refusant systématiquement l'hypothèse facile, mais si insuffisante, d'une Fortune vague et indéfiniment plastique, nous aurons à nous interroger sur la nature de ces divinités succes siveset à proposer pour chacune d'elles une définition spécifique. L'obstacle le plus grave auquel nous nous heurterons en ce domaine est la fragmentation presque infinie des cultes de Fortuna et l'apparente hétérogénéité d'une dées sequi se présente simultanément sous les épiclèses les plus diverses, ne serait-ce que par leur mode de formation linguistique : adjectifs formés sur le nom du groupe social que patronne la déesse, Fortune des femmes, Fortuna Muliebris, des hommes - au moins au sens littéral -, Virilis, des cavaliers ou des chevaliers, Equestris; génit ifs adnominaux, qui désignent l'être ou l'objet placé sous sa tutelle, le peuple romain ou le jour présent, Fortuna populi Romani, ou Huiusce Diei, Fortune du lieu, Fortuna loci, ou des personnes sacrées, des chefs élus par la grâce divine, Fortuna Caesaris ou Augusti; épithètes indéfin imentrenouvelées qui s'efforcent en vain à cerner, jusque dans ses aspects les plus contra dictoires, le concept de Fortuna et à préciser le visage sous lequel le fidèle appréhende cette déesse multiforme : Bona, Mala, Dubia, Publica, Prillata, Obsequens, Respiciens, Adiutrix, Salutaris, Breuis ou Casualis, Manens ou Stabilis, etc., et, sous l'Empire, les innombrables dédicaces con sacrées à Fortuna Redux et Fortuna Augusta «infinité de Fortunes, génies tutélaires des indi vidus, des terrains, des cohortes, des corporat ions, des édifices, etc.»62, qui semblent échapper à tout dénombrement et faire apparaître tout essai de synthèse comme une tentative déses pérée. Notre ambition, dont nous voulons espérer qu'elle n'est pas une présomption, sera d'intro duire un ordre dans ce chaos, en établissant, double entreprise dont les deux termes sont indissociables, une chronologie et en reconstrui sant une théologie de la déesse Fortuna. Le temps n'est plus, alors que, dans le domaine le plus général des études de religion romaine, la Römische Religionsgeschichte de Κ. Latte, dont le titre même traduit le propos essentiellement 62 Preller, Rom. Myth., II, p. 185, que nous citons dans la traduction de Dietz. Les dieux de l'ancienne Rome, p. 379.
INTRODUCTION historique, vise à se substituer au traité syst ématique de Wissowa, Religion und Kultus der Römer, où nous puissions nous contenter de ces «tableaux» du culte de Fortuna, envisagé sub specie aeternitatis, où voisinaient, comme on le faisait encore à l'époque de Preller, ou dans tel ou tel article d'encyclopédie, par exemple la Fortuna Muliebris qui devait son sanctuaire à la victoire remportée sur Coriolan à l'aube du Ve siècle, et la Fortuna Equestris qui ne reçut le sien que trois siècles plus tard, en 180. De certains de ces cultes, parmi les plus récents ou les plus officiels, tels ceux que nous venons de citer, nous connaissons avec précision la date de fondation, qui nous a été transmise par les historiens romains. Mais ce ne sont là que d'heureuses exceptions, perdues dans la multi tudeanarchique et sans âge des autres cultes de Fortuna. Aussi notre tâche la plus urgente estelle de reconstituer, avec le plus haut degré de précision possible, cette chronologie que, en 1943, dans son programme du Mémorial des Études latines, J. Bayet appelait de ses vœux63, et de poursuivre, pour l'ensemble des cultes de Fortuna, l'entreprise si bien commencée par J. Gagé pour certains de ses cultes archaïques. Dans cette enquête, nous ferons appel à toutes les catégories de documents existants : dates traditionnelles des fondations de temples qui nous ont été léguées par l'annalistique romaine, et qui doivent être passées au crible de la critique; découvertes de l'archéologie, dans cer tains cas privilégiés dont le plus bel exemple est celui des fouilles de S. Omobono et du sanc tuaire du VIe siècle qu'elles ont révélé; étude des monuments figurés, des représentations monét aires et des textes épigraphiques; analyse du calendrier liturgique et des épithètes cultuelles de Fortuna. En outre, à ces moyens d'investi gationtraditionnels, qui sont applicables à tou tes les divinités, nous joindrons l'analyse sémant ique, qui tiendra dans notre étude une place considérable, tant elle apparaît, dans le problè me spécifique de Fortuna, comme un instrument de recherche inégalé. Car, si l'apport de l'étymologie à la connaissance des dieux antiques a été de longue date reconnu et exploité, la sémantique n'offre pas une contribution moins précieuse à l'histoire des religions, dans la "Op. cit., p. 336.
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mesure où celle-ci aspire à être une histoire des idées au moins autant, et plus encore, qu'une histoire des rites. Sans jamais oublier que, loin d'être menée pour elle-même, cette étude sémantique a pour fin de nous éclairer sur un culte et une divinité, nous poursuivrons notre recherche de Fortuna à travers les textes littéraires, dans la double perspective, théologique et historique, que nous nous sommes assignée. Avec le souci constant de dépasser la simple description des formes exté rieures pour atteindre à l'histoire vécue du sentiment religieux; mais aussi celui d'établir cette chronologie du culte qui est la première de nos préoccupations et pour laquelle la sémant ique historique, l'étude des significations de fortuna, de leur structure et de leur évolution, nous sera d'un puissant secours. Fortuna offre en effet, à l'intérieur du panthéon romain, ce caract ère, qu'elle partage d'ailleurs avec toutes les abstractions divinisées, d'être un nom commun aussi bien qu'une figure surnaturelle. Aussi, dès le troisième tiers du IIIe siècle et l'apparition des premiers textes littéraires, l'histoire de Fortuna devient-elle celle d'un concept autant que d'une divinité. Commencements tardifs, sans doute, mais qui nous font d'autant plus regretter l'a bsence de témoignages antérieurs, tant l'apport de textes datés est irremplaçable, si nous voulons reconstituer dans sa réalité mouvante et vivante la théologie de la Fortune et sa conception philosophique et, par exemple, suivre le chemi nement de l'idée de hasard à travers la cons cience romaine et la religion de Fortuna. Seule, l'analyse sémantique permet de retracer de l'i ntérieur cette évolution spirituelle et idéologique d'une divinité que ni l'histoire officielle, ni l'a rchéologie, à supposer même que notre docu mentation fût complète, ne nous permettraient de discerner. D'où le parti que nous avons adopté et qui consiste à tenir simultanément les deux bouts de la chaîne, à maintenir notre analyse dans une tension constante entre ces deux points de vue qui se complètent rigoureu sement: l'historique et le sémantique, le cultuel et l'idéologique, l'étude des fondations de temp les, des épiclèses, des fêtes et des rites, et l'image, individuelle et collective, que les écri vains latins portaient en eux et qu'ils formul aient de la déesse Fortuna et du concept, philosophique ou vulgaire, de fortuna.
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INTRODUCTION
Dans ces conditions, le choix de la méthode s'imposait : elle ne pouvait être qu'historique. Il nous fallait, partant des Fortunes que nous pouvions reconnaître à coup sûr comme archaï ques, suivre, depuis le VIe siècle et la fin de l'époque royale, les étapes de la formation du culte à travers la République et l'Empire. Mais, à l'intérieur même de ces cadres généraux, de ces grandes phases de l'histoire politique et cultu relle de Rome qui correspondent, effectivement, aux phases majeures du développement de For tuna, il nous faudra, par une approche chrono logique plus précise, tenter de serrer au plus près la réalité perpétuellement mouvante du phénomène religieux. Dans une cité marquée par l'expansion continue de la conquête, dans une religion où le conservatisme le plus obstiné s'allie à la réceptivité la plus accueillante, la plus ouverte à toutes les novations, l'idéal serait même, s'il n'était point chimère - mais, à défaut de l'atteindre, on peut du moins s'en approcher -, de retracer l'image que chaque siècle, chaque génération du peuple romain s'est faite de For tuna et ce qu'il adorait en elle. Il nous faudra ainsi procéder, compte tenu de la documentat ion existante et de ses limites, à une série de coupes transversales qui nous permettront de dégager, dans le culte de Fortuna, des unités successives, des niveaux distincts de culte et de pensée, avec, chaque fois, le souci dominant de retrouver la permanence de la déesse et sa fidélité à elle-même à travers le temps et, en contrepartie, de mesurer les acquisitions nouv elles qui ont enrichi ou altéré sa religion. S'agissant de l'époque royale, nous croyons possible de retrouver l'unité première de la Fortune archaïque, bien que le temps et les différenciations locales aient peu à peu oblitéré ses traits originels. Mais notre vœu le plus cher serait d'échapper à l'antinomie stérile de la Glücksgöttin et de la Frauengöttin, sans pour autant tomber dans l'hypothèse paralysante d'une Fortune vague et informelle. Déesse du sort ou de la chance, ou déesse des femmes? froide abstraction divinisée, ou simple génie tutélaire du sexe féminin? Le caractère insoluble de cette alternative, le courant critique qui, déjà amorcé par Preller, a atteint son maximum d'ampleur avec Wissowa, puis, par un mouve menten retour du balancier de l'histoire, rame néK.' Latte et G. Dumézil aux conceptions ini tiales de la Fortune-Chance, bref, cette
faction perpétuelle à choisir une définition de Fortuna à l'exclusion de l'autre, ne vient-elle pas de ce que les deux solutions en présence, loin d'être incompatibles, ne s'opposent qu'en appa rence et de ce qu'elles ont été formulées, l'une comme l'autre, en termes inadéquats? Car, force nous est de le reconnaître, chacune des deux théories se fonde sur des données irréfutables. Si les Fortunes archaïques n'étaient pas des déesses du Destin, encore moins du Hasard, ces concepts n'en sont pas moins liés, quoique confusément, à leur théologie. Les For tunes oraculaires de Préneste et d'Antium qui révèlent aux mortels leur avenir sont bien, en ce sens, des déesses de la destinée et, qui plus est, cette fonction, loin d'apparaître comme un déve loppement tardif, remonte aux origines du culte, jusqu'à se perdre, au moins pour la première, dans la protohistoire, peut-être même la préhis toire de Fortuna. D'autre part, la notion de hasard semble inscrite dans le nom même de la Fors Fortuna romaine64 et dans d'autres mots de la même famille, l'adverbe forte, l'adjectif fortuitus, tandis que le fortunatus est, littéralement, celui que la grâce de Fortuna a comblé de la chance. Le mélange inextricable de ces notions, à nos yeux si distinctes, n'est donc peut-être pas dû à une infirmité de la Fortune inconsistante et evanescente. Mais il se pourrait qu'il fût int imement lié à sa structure théologique et sémant ique. L'oracle même de Préneste, fondé sur le tirage des sortes, est la traduction symbolique de cette profonde vérité religieuse : la révélation des destins par les voies mystérieuses et surna turelles du hasard. Mais la seconde interpréta tion peut, elle aussi, produire en sa faveur des faits non moins probants. Fortuna Primigenia était spécialement honorée par les mères prénestines. Les Fortunes d'Antium veillaient éga lement sur les naissances. Quant aux déesses romaines, l'une des plus claires parmi elles est Fortuna Muliebris, célèbre par la victoire paci fique que les femmes, grâce à elle, remportèrent sur Coriolan; et, nous le savons, l'antique For tune du Forum Boarium, la paradoxale Fortuna Virilis recrutaient elles aussi leurs fidèles, du moins à l'époque classique, parmi un public exclusivement féminin. 64 Fors, in quo incerti casus significantiir magis, dit Cicéron, leg. 2, 28.
INTRODUCTION Si elles ont chacune leurs faiblesses, les deux définitions concurrentes n'en recouvrent pas moins chacune une partie du domaine originel de Fortuna. Ce qu'il nous faut donc repenser, dans notre recherche de l'unité primitive du culte, c'est le problème de leur articulation, non résolu jusqu'ici pour être resté prisonnier des formules trop étroites du passé. Si l'on voit en Fortuna une ancienne déesse des femmes deve nue, à un moment quelconque de son histoire, sous l'influence de facteurs indéterminés, une divinité de la chance capricieuse, ce qui est bien la thèse de Wissowa, telle que, non sans naïveté, la résumait P. Fabre, l'aporie est totale. Mais si l'on substitue à l'expression quelque peu désuète et, surtout, si gravement inexacte, de «déesse des femmes», celle, plus large, de déesse de la fécondité, à laquelle peuvent de surcroît s'inté grerles cultes masculins de Fortuna Virilis et de l'obscure Fortuna Barbata et, sans doute aussi, la divinité agraire et cosmique que semble avoir été Fors Fortuna; si, d'autre part, l'on renonce à voir en Fortuna une divinité du Destin méta physique - au sens du Fatum ou de la Fatalité grecque - pour ne lui attribuer que l'humble destinée vécue par tout homme dans l'immédiat; si, enfin, nous parvenions à expliciter le lien interne de ces deux fonctions et à démontrer que c'est dans leur conjonction, précisément, que réside le caractère original et spécifique de la déesse, alors, nous aurions le sentiment d'avoir fait un grand pas dans l'intelligence de la plus ancienne Fortuna. En outre, la double fonction que nous incl inons à lui reconnaître, en la chargeant d'une complexité accrue, lui confère une dimension supérieure et a chance de nous la faire appar aître sous un jour neuf. Le moins qu'on puisse dire est que jamais, dans aucune des théories que nous avons rappelées, Fortuna ne fut dotée d'une forte substance personnelle. Simple génie protecteur, soit de la femme, soit, indifférem ment, de toutes les catégories biologiques ou sociales, pour Wissowa ou pour Otto, ou impréc isedivinité du Sort, on tend à la confiner une fois pour toutes, par un jugement sans appel, dans la catégorie des «abstractions divinisées»65, 65 Cf. la dissertation de H. L. Axtell, The deification of abstract ideas in Roman literature and inscriptions, Chicago, 1907, p. 9-11 et passim, notamment p. 59; 87 sq. et 98.
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perçue par tous comme nettement inférieure en dignité à celle des divinités personnelles, qui sont les seules divinités authentiques66. Il se pourrait, s'il convient, comme nous le croyons, de revaloriser ses fonctions primitives, qu'il faille aussi, du même coup, nuancer ou préciser cette conception trop sommaire ou trop floue. Les spéculations et les lieux communs des écri vains latins sur la Fortune souveraine, incons tantemaîtresse du monde, nous ont accoutumés à ne voir en elle qu'une abstraction divinisée, ce qu'elle est effectivement à l'époque classique. Mais le fut-elle de tout temps? Les liens pas sionnels que la légende a tissés entre elle et Servius Tullius, les développements mythiques dont elle est l'objet à Rome et à Préneste, mythe historique - comme on l'attend de Rome - de Servius et de Fortuna dans l'une des deux cités, mythe théogonique de Fortuna, mère ou fille de Jupiter, dans l'autre, même si nous ne les percevons plus qu'à l'état de fragments, nous font soupçonner en elle bien autre chose et bien plus qu'un génie tutélaire ou que la divinisation d'un concept. S'il faut lui chercher un parallèle dans la légende royale de Rome, elle joue à elle seule, auprès de Servius, le rôle que non seu lement Fides, mais aussi Egèrie, se partagèrent auprès de Numa. Or la dernière de ces deux déesses n'était sûrement pas une abstraction divinisée. N'aurait-on pas, au seul vu de ce qu'elle est devenue par la suite, mis trop de hâte à doter la première Fortuna, dès ses origines, de ce statut froidement impersonnel? Quand bien même l'on tiendrait ces traditions mythiques pour des adjonctions secondaires, la Fortuna primitive, maternelle et féconde, que nous avons entrevue, s'accommode mal de cette définition intellectuelle et désincarnée : une déesse-mère n'est pas une abstraction divinisée. Si peu indi vidualisés, si peu anthropomorphiques qu'eus sentété les dieux des plus anciens Romains, dei, et non point mimina67, il nous suffirait, et nous 66 Cf. la législation projetée par Cicéron, leg. 2, 19, qui distingue trois catégories de divinités : les dieux de naissance et, si l'on ose dire, de toute éternité; les hommes méritants divinisés, dans la perspective évhémériste, en raison de leur bienfaisance; et, en dernier lieu, les abstractions divinisées, à condition toutefois qu'elles soient des Vertus, et non des vices (cf. 2, 28). 67 L'œuvre entière de G. Dumézil est consacrée à la démonstration de cette grande idée; cf. plus spécialement
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croyons pouvoir y parvenir, de déceler en For tuna aux origines un être agissant, bienfaisant et transcendant, pour faire de cette figure puissant e et vivante une divinité personnelle, une dea au sens plein, même si, faute d'une iconographie et d'attributs qui lui fussent vraiment propres, faute de cette mythologie savante et brillante que Rome ne dut qu'à l'hellénisme, la vie sur naturelle dont elle était animée nous demeure mystérieuse. Difficile à saisir à ses origines et dans l'état archaïque de son culte, Fortuna ne l'est pas moins dans les transformations qui l'affectèrent à l'époque républicaine. Il est clair que la Fortune-Chance ou Hasard, abstraite et Domin atrice du monde, de l'époque classique n'est autre que l'adaptation romaine de Tyché. Les résultats de cette hellénisation sont bien connus par l'iconographie et la littérature. Tant de monuments figurés - monnaies, petits bronzes, œuvres de la grande statuaire - ont popularisé l'image de la Fortune tenant la corne d'abon dance et le gouvernail, double symbole de la prospérité et de la souveraineté; tant de lieux communs, répétés par les orateurs, les histo riens, les poètes, les philosophes, ont célébré oü condamné la toute-puissance ou les caprices cruels de l'aveugle Fortune, maîtresse des des tinées individuelles, du sort des États, de l'issue des guerres et de la marche du monde, qu'il a pu sembler que tout en elle nous fût clair et familier et que la recherche pût légitimement s'orienter vers des voies moins rebattues. En réalité, et si étrange que paraisse cette lacune, l'hellénisation de Fortuna n'a jamais fait l'objet d'une étude systématique. Son aboutissement, c'est-à-dire la formation d'une Fortuna-Tyché gréco-romaine, est connu, mais jamais le détail du processus, ni son déroulement, ni sa chro nologie n'ont été analysés, même superficielle ment, et jamais nulle datation n'en a été pro posée. A partir de quand la Fortuna des Latins commença-t-elle de s'identifier à la Tyché hel lénique? Cette question si simple et qui se présente si immédiatement à l'esprit n'a même jamais été posée. Surprenant silence, et qui L'héritage indo-européen à Rome, Paris, 1949, p. 49-65; Les dieux des Indo-Européens, Paris, 1952, p. 106-117; et, en dernier lieu, Rei. rom. arch., p. 36-48.
s'explique, mais en partie seulement, par le fait que l'entreprise est délicate, car Tyché ellemême, si mobile, si flottante, est singulièrement difficile à saisir. Mais surtout, pour élucider la question de Yinterpretatio Graeca, il eût fallu au préalable avoir résolu celle, plus épineuse encor e,de la part du hasard et de la chance dans la théologie de la déesse-mère qu'était initialement Fortuna, c'est-à-dire, en fait, le problème majeur de sa religion archaïque. Or, dès l'origine, le problème de Yhellénisation, lié à celui de la nature de Fortuna, fut conçu en des termes qui le rendaient a priori soit inexistant, soit insoluble. Pour ceux qui, dès ses commencements, voyaient en elle une déesse du Sort ou de la Chance, Fortuna avait toujours été si semblable à Tyché que le problème de leur assimilation ne se posait même pas, tant elles n'avaient été, de tout temps, qu'une seule et même divinité en deux personnes, foncièrement identiques sous deux noms différents. Mais en revanche, pour les partisans d'une Fortuna «déesse des femmes», pour Wissowa, son prin cipal théoricien, comme pour Fernique, son devancier, ou, parmi ses émules, P. Fabre, que nous citions ci-dessus68, l'abîme était tel entre cette Fortuna originelle et la Tyché hellénistique que l'assimilation de l'une à l'autre devenait un phénomène totalement incompréhensible. Si bien que, déroutés par cette inexplicable méta morphose, tant d'historiens si éminents, plutôt que de soulever une question aussi périlleuse, ont purement et simplement préféré l'éluder. Mais à nous, ce prudent silence n'est plus permis et il nous faudra affronter, dans leur multiplicité, tous les problèmes d'une hellénisation non point ponctuelle, mais continue, qui nous conduiront jusqu'à l'extrême fin de la République et au terme que nous nous sommes fixé pour cette étude : chronologie, modalités toujours com'plexes d'un phénomène ô! interpretano, transfo rmation spirituelle de la Fortuna italique, qui dut à sa rencontre avec Tyché de subir les deux mutations les plus profondes et les plus décisi ves de son histoire, l'une qui, tandis que, déjà, se mourait la religion traditionnelle de Rome, devait consommer sa désagrégation morale et faire d'elle la divinité désacralisée du Hasard, l'autre qui, alors qu'agonisait la république 68 P. XII et XVI sq.
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romaine, en pleine crise religieuse, politique et d'une originalité et d'une substance religieuse idéologique du Ier siècle, devait présager sa qui évoquent la grande déesse archaïque bien résurrection et faire d'elle la Fortune des impeplus que la Fortune anémiée de la fin de la ratores, avant que, par un suprême accomplis République. Mais cette création puissante et sement,elle ne devînt pleinement celle des profondément vivante de la religion impériale souverains. n'a, elle non plus, jamais fait l'objet d'une étude L'Empire ouvre une nouvelle époque dans la d'ensemble69. religion de Fortuna et il y représente, à soi seul, Telle est la synthèse que nous nous propo un monde nouveau, dont nous ne désespérons sonsde donner du culte de Fortuna; elle débor pas - fortis Fortuna adiuuat - d'aborder l'étude et de largement les deux problèmes classiques, les problèmes spécifiques dans un volume ulté jusqu'à présent objets privilégiés de la recher rieur. A maints égards, l'époque impériale appar che. Nous aurons à suivre Fortuna au cours de aîtprivilégiée par rapport à la période répu son histoire et à travers ses métamorphoses, avec l'espoir de résoudre le problème essentiel blicaine et, à plus forte raison, à la période archaïque, obscure et semi-légendaire, du culte. que nous posions : celui de la nature, c'est-à-dire de l'unité de la déesse. L'unicité de Fortuna Une profusion de textes épigraphiques et litt éraires, un solide corpus numismatique consti n'existe pas dans les faits : dès que nous la tuent une masse considérable de documents devinons, dans la géographie religieuse de l'Ita lieantique, elle est multiforme et diverse. Cette auprès desquels les rares monnaies et les trop peu nombreuses ou trop brèves inscriptions pluralité n'a fait que s'accroître au cours de républicaines, les fragments de la littérature l'histoire : chaque grande époque spirituelle de Rome a élaboré sa Fortune propre. Mais peut-on archaïque, les textes des comiques et des auteurs classiques eux-mêmes apparaissent comme des déceler une cohérence interne qui se soit main tenue à travers son évolution et qui l'ait orien sources lacunaires; cependant que l'élargiss ement de l'horizon géographique et politique de tée? Tel est l'espoir, peut-être fallacieux, avec lequel nous entreprenons cette étude : contre Rome aux dimensions de l'univers propage le culte de Fortuna loin des bornes étroites de l'hypothèse destructrice d'une Fortune evanes l'Italie, à travers toutes les provinces de l'Occi centeet morcelée à l'infini, nous voulons retrou dent romain. Mais la raison essentielle qui ver les traits permanents de la grande déesse qu'était Fortuna, ces « traits accentués et précis » valorise à nos yeux la Fortune impériale tient à que lui refusait Toutain et qui, si nous savons les l'évolution spirituelle du monde romain. Après la désacralisation qui, à la fin de la République, a faire apparaître, nous permettront de conclure à frappé l'ensemble de la religion romaine et à son unité authentique et de dégager l'essence de laquelle Fortuna n'a pas échappé, le renouveau sa personnalité. augustéen; l'élaboration du culte impérial au quel est liée Fortuna, conçue comme l'une des dispensatrices du charisme monarchique, ce 69 Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, I, p. 424-433, s'est livré à une scrupuleuse enquête sur la qu'elle était déjà pour les imperatores - mais ce religion de Fortuna. Elle consiste essentiellement en une qui, au dernier siècle de la République, n'était étude statistique des données épigraphiques et sa méthode, encore qu'une revendication personnelle appart malgré les critiques de Cumont (RHR, LXVI, 1912, p. 125ientdésormais à la théologie officielle de l'Em 129; LXXXV, 1922, p. 88-91; cf. Les religions orientales dans le pire -; le triomphe des religions orientales, du paganisme romain, 4e éd., Paris, 1929, p. 213), reste d'une syncrétisme et des tendances hénothéistes au grande solidité. Mais la conception à la fois géographique et historique de l'ouvrage, le choix même du sujet, restreint aux quel elle participe, contaminée avec Isis ou provinces latines, à l'exclusion de Rome et de l'Italie, le figurée avec les attributs d'une divinité panthée, caractère des documents dépouillés (Toutain se borne à un tous ces traits, profondément nouveaux, emcommentaire des inscriptions datant de l'Empire : il ne se preints d'une vitalité religieuse foisonnante, réfère pas aux textes littéraires ni, à plus forte raison, ne les confronte aux sources épigraphiques pour faire apparaître interdisent de considérer la Fortune impériale une image totale de Fortuna), enfin, la période choisie comme un simple prolongement de la Fortuna(l'enquête, qui ne porte que sur l'époque impériale, ne Tyché républicaine. Cette magnifique renaissan s'appuie pas sur une étude préalable des Fortunes archaï ce cultuelle constitue réellement une troisième queset républicaines) imposaient à cette analyse méthodi période dans l'histoire de Fortuna, chargée que d'inévitables limites.
PREMIÈRE PARTIE
FORTUNA DANS LA RELIGION ARCHAÏQUE
PREMIÈRE SECTION
LES FORTUNES ITALIQUES
CHAPITRE I
LA FORTUNE DE PRÉNESTE : «FORTVNA PRIMIGENIA»
Primigenia a gignendo Cicéron, leg. 2, 28. Lorsque, dans sa description du Latium, Strabon, au début du règne de Tibère, veut carac tériser Préneste et la définir par une formule qui la distingue des cités voisines, Tibur ou Tusculum, une phrase lui suffit : « Préneste est la ville où se trouve le temple de la Fortune, célèbre par ses oracles»1. Dès 155 av. J.-C, Camèade qui, lors de son ambassade à Rome, était allé visiter le sanctuaire, en avait conservé un souvenir ineffaçable, au point qu'il aimait à répéter, au témoignage de son disciple Clitomaque, que «nulle part, il n'avait vu Fortune plus fortunée»2. Oui, pour les anciens, Préneste était vraiment la ville de la Fortune3. De tous les sanctuaires qui lui étaient dédiés en Italie, celui qu'elle y pos sédait sous le nom de Fortuna Primigenia, et où elle rendait ses oracles par les « sorts », était sans conteste le plus illustre et le plus magnifique : il attirait en foule pèlerins et consultants et, la venue de Camèade, en 155, le sacrifice que
1 Πραίνεστος δ' εστίν οπού το της Τύχης ιερόν έπίσημον χρηστηρι,άζον (5, 3, 11). La date de rédaction des livres V et VI ou, du moins, celle où Strabon y mit la dernière main, peut se situer en 18 ap. J.-C, en tout cas avant la mort de Germanicus, en octobre 19 (cf. la Notice de F. Lasserre, Les Belles Lettres, T. III, p. 3 sq.). 2 Cic. diu. 2, 87 : nusquam se fortunatiorem quam Praeneste indisse Fortunam. Sur «l'ambassade des philosophes», Carnéade, Diogene et Critolaos, en 155, en particulier Cic. acad. 2, 137; de orat. 2, 155; Tusc. 4, 5; Plin. NH 7, 112; Gell. 6, 14, 8-10; 17, 21, 48; Plut. Cato mai. 22. 3 Et Praenestinae moenia sacra deae, écrit Ovide, fast. 6, 62. De même, Silius Italicus, 8, 364 sq. : sacrisque dicatum / Fortunae Praeneste iugis, et, en 9, 404 : sacro . . . Praeneste. Cf. Lucain, 2, 193 sq.; Juvénal, 14, 88-90, etc.
Prusias, lors de son séjour à Rome, y avait offert, en 1674, suffisent à l'attester, le renom de ce grand centre religieux du Latium était, dès l'époque républicaine, répandu bien au delà des frontières de l'Italie, à travers tout le monde romain et jusque dans l'Orient hellénistique5. Au contraire de tant d'autres cultes de For tuna, sur lesquels nos connaissances se rédui sentà l'emplacement approximatif du temple, à un mince fragment du rituel, parfois même uniquement au vocable sous lequel était hono réela déesse, nous avons, sur Fortuna Primigen ia, le bonheur de disposer d'une documentat ion relativement abondante et, surtout, d'une exceptionnelle qualité. Un important corpus épigraphique, en partie d'époque républicaine, et dont l'inscription à la fois la plus ancienne et la plus précieuse, celle d'Orcevia, remonte au IIIe siècle6; une substantielle notice de Cicéron dans 4 Le roi de Bithynie avait demandé au sénat qu'il lui fût permis d'offrir dix victimes au Capitole et une à la Fortune de Préneste; il s'acquittait ainsi du vœu qu'il avait fait pour la victoire du peuple romain dans la troisième guerre de Macédoine (Liv. 45, 44, 8-9). Malgré l'inégalité des deux sacrifices, Préneste fait réellement, au même titre que Rome, figure de métropole religieuse : sen Romae sen Praeneste immolare uellet, poursuit Tite-Live {Ibid., 15). 5 Sur le problème des dédicaces à Τύχη Πρωτογένεια découvertes en Crète et à Délos, infra, p. 119-125. 6 Les inscriptions anciennement connues de Préneste, qui intéressent le culte de Fortuna, sont recueillies au CIL XIV (paru en 1887), n° 2849-2888; 2989; 3003; 3015; et Ρ 2531. Cf. le choix de Dessau, ILS, n° 3683-3696. Des compléments ont paru dans Eph. Ep., IX, 3, 1910, n° 743-761 (= A Ep. 1907, 134; 227; 1908, 38; 105; 106; 217). Les inscriptions découvertes lors des dernières fouilles, ainsi que celles, déjà publiées, qui
LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA» le De diuinatione (2, 85-87), complétée par d'au tres textes historiques ou littéraires, plus frag mentaires; et surtout, spectacle fastueux, objet de contemplation esthétique tout autant que de connaissance scientifique, l'ensemble monument al de son ou plutôt de ses temples maintenant mis au jour : telles sont les conditions favorables qui nous permettent de connaître la Fortune de Préneste mieux que toute autre Fortune italique et, ce qui n'est pas le moindre intérêt de son culte, nous aident à pénétrer dans un univers spirituel profondément différent de celui de la religiosité romaine7. Nouvelle preuve de la «chance» persistante que le sceptique Camèade reconnaissait, non sans ironie, à la déesse de Préneste. Mais ce bonheur lui-même ne va pas sans contrepartie. Paradoxalement, la richesse même des sources pose d'autres problèmes : ceux qui naissent de leur confrontation et de la difficulté, en apparence insoluble, d'accorder entre eux des documents si discordants qu'ils en deviennent contradictoires. Si bien que nous croyions le connaître, le culte de Fortuna Pr imigenia demeure obscur et irrémédiablement mystérieux, non point seulement, semble-t-il, à cause des lacunes que présente toute document ation, même la plus complète, mais pour des raisons intrinsèques et qui tiennent à la comp lexité toute particulière de sa nature.
ont trait aux édifices du sanctuaire, sont étudiées par G. Gullini dans Fasolo-Gullini, p. 266-295; et l'ensemble des dédicaces républicaines à Fortuna Primigenia est réuni dans Degrassi, ILLRP, n° 101-110. Sur leurs caractères dialectaux, A. Ernout, Le parler de Préneste d'après les inscriptions, MSL, XIII, 1905-1906, p. 293-349. En dépit de ceux qui, depuis Niebuhr, Römische Geschichte, II, Berlin, 1830, p. 650 sq., jusqu'à G. Devoto, Gli antichi Italici, 3e éd., Florence, 1967, p. 95 et 112 sq., ont prétendu en faire une ville èque (sur sa position stratégique et ses relations avec les Èques au Ve siècle, Fernique, Étude sur Préneste, p. 26-29 et 48 sq.; A. Piganiol, Romains et Latins, I : La légende des Quinctii, MEFR, XXXVIII, 1920, p. 297-306; et Conq. rom., p. 119 sq.; A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1965, p. 372 sq.), la latinité de Préneste ne saurait être mise en doute; outre A. Ernout (en particulier p. 296), cf. R. S. Conway, The Italie dialects, Cambridge, 1897, I, p. 287 sq.; E. Vetter, Handbuch der italischen Dialekte, Heidelberg, 1953, p. 333 sq.; A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, Paris, reprod., 1966, p. 95. 7 Comme l'a mis en lumière A. Brelich, Tre variazioni, p. 9-47.
I - La topographie du sanctuaire Le premier des problèmes que pose la déesse de Préneste est l'identification de ses lieux de culte. La vaste étendue du sanctuaire et la multiplicité de ses édifices, jointe aux silences de l'épigraphie prénestine, d'une part; la confront ationentre les résultats des fouilles et le texte du De diuinatione, d'autre part, soulèvent en effet des difficultés considérables, qui sont enco reloin d'être résolues. Comme les grands centres religieux du mon dehellénique, comme Delphes, Délos ou Olympie, le sanctuaire de Préneste, «la Delphes du Latium», selon l'expression de Fernique8, for mait un ensemble immense et multiforme, com posé d'édifices de date et de destination fort diverses. Loin que la déesse y fût vénérée dans un temple unique, c'était une véritable cité sacrée, dédiée à la divinité de Fortuna, qui s'étageait sur les pentes du mont Glicestro (ou Ginestro), l'un des derniers contreforts de l'Apennin. D'une ville, elle avait les dimensions, puisqu'elle occupait à peu près toute la superf icie de l'actuelle Palestrina, qui fut construite sur les ruines du temple de la Fortune9, dont les
8 P. 29 de son Étude sur Préneste, ville du Latium, Paris, 1880, synthèse ancienne, mais qui, malgré l'abondance de la bibliographie postérieure, n'a pas encore été remplacée, sur l'histoire de la ville, ainsi que sur sa civilisation et sur le culte de Fortuna Primigenia, même si la partie archéologi que, sur les fouilles du sanctuaire et de la nécropole, est depuis longtemps périmée. La métaphore delphique est d'ailleurs traditionnelle chez les historiens de Préneste : Marucchi la nomme «la Delfi d'Italia» et vante, non sans emphase, son rôle panitalique (BCAR, XXXII, 1904, p. 234; XXXV, 1907, p. 275; DPAA, X, 1, 1910, p. 67); C. Bailey, plus modéré, en fait « almost the Italian equivalent of the Delphic oracle» (Cambridge Ana Hist., VIII, p. 446). 9 Des parties considérables du sanctuaire, qui avaient gardé jusque-là leur antique splendeur, ne disparurent qu'à l'extrême fin du XIIIe siècle, lors des destructions que Boniface VIII infligea en 1298 à la ville, forteresse des Colonna. Petrini, Memorie Prénestine, Rome, 1795, p. 429 sq., a publié la requête qu'ils adressèrent à la cour pontificale pour recou vrerleurs biens. D'après ce document, reproduit par Ferni que,op. cit., p. 99 sq., et par Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 216 sq., on voyait encore, à cette époque, l'hémicycle du sanctuaire supérieur en son entier - il passait pour avoir été le palais de César -, le temple rond auquel il aboutissait et que l'auteur compare au Panthéon de Rome, Templum Palacio inherens opere sumptuosissimo et nobilissimo edijicatum ad
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE étages successifs s'accrochaient au flanc de la montagne. Larges à leur base, plus étroits au fur et à mesure qu'ils s'élevaient, ils formaient une pyramide, sur 90 m de dénivellation, rien que pour la partie proprement sacrée du sanctuaire, depuis les édifices religieux du centre de la ville, qui constituaient le sanctuaire inférieur, jusqu'à la tholos de la déesse qui, au sommet du sanctuaire supérieur, couronnait l'ensemble de la composition architecturale (Plan II et PL I, l)10. Les vestiges du temple forment deux groupes nettement distincts. Au centre de la ville moderne, le sanctuaire inférieur avait fait, dès la fin du siècle dernier et le début de ce siècle, l'objet d'explorations méthodiques aussi pous sées que le permettaient les multiples construct ions qui, depuis le Moyen Age, s'étaient édifiées sur ses ruines11. En revanche, les terrasses
modum S. M. Rotunde de Urbe, ainsi que les grands escaliers de marbre/ de plus de cent marches, qui y conduisaient et que, détail remarquable, l'on pouvait gravir même à cheval. 10 Ce chiffre de 90 m est donné par H. Kahler, AUS, VII, 1958, p. 199, à qui l'emprunte R. Bianchi Bandinelli, Rome, le centre du pouvoir, trad, fr., Paris, 1969, p. 151. Pour l'e nsemble du sanctuaire, Fernique, op. cit., p. 103, avance, d'après Nibby, les chiffres suspects de 150 (hauteur totale) et 127 m (partie visible), que Blondel, dont on admirera la précision, ramène à 111, 25 m (MEFR, II, 1882, p. 197), tandis que Nissen, Italische Landeskunde, Berlin, II, 2, 1902, p. 624, indique 135 m. Il faut tenir compte, en effet, des trois premières terrasses qui comblaient la dénivellation existant entre la base de la pyramide, où devait se trouver l'entrée monumentale, les «propylées» du sanctuaire, et qui corres pondaujourd'hui à la Via degli Arcioni, et les constructions du sanctuaire inférieur proprement dit. Quant à l'acropole de Préneste, aujourd'hui le village de Castel S. Pietro (cf. notre PL 1,1), elle culmine à 752 m (Nissen, op. cit., p. 620). 11 Parallèlement aux travaux de Fernique, les recherches se poursuivaient sur le site de Préneste, centrées autour du sanctuaire inférieur, et ne se risquant que rarement à aborder l'étude du sanctuaire supérieur. Cf. les relevés de P. Blondel, État actuel des ruines du temple de la Fortune à Préneste, MEFR, II, 1882, p. 168-198 (suivis d'une Note de Fernique sur les ruines du temple de la Fortune à Préneste, p. 199-202), aussi précis et rigoureux que le permettait alors l'état des fouilles, et qui représentent la première étude complète et véritablement scientifique de l'ensemble du sanctuaire, inférieur et supérieur; les très nombreuses publications, qui ne vont pas sans redites, d'O. Marucchi, Osservazioni sul tempio della Fortuna prenestina, Bull. Inst., 1881, p. 248-256; Antichità prenestine, Bull. Inst., 1882, p. 244252; Nuovi studi sul tempio della Fortuna in Préneste e sopra i suoi musaici, BCAR, XXXII, 1904, p. 233-283; // tempio della Fortuna Prenestina secondo il risultato di nuove indagini e di
superposées du sanctuaire supérieur, recouvert es par les maisons et les jardins de la ville, jusqu'au palais Barberini qui en occupait le sommet, restaient mal connues et n'avaient don nélieu qu'à des reconstitutions hypothétiques12, jusqu'aux jours de 1944 où, après les terribles bombardements qui détruisirent une partie de Palestrina, leurs vestiges apparurent, mis au jour, puis firent durant plusieurs années l'objet de fouilles systématiques, qui aboutirent au dégagement de tout le sanctuaire supérieur et à la grande publication de 1953 13, et qui furent recentissime scoperte, BCAR, XXXV, 1907, p. 275-324; // tempio della Fortuna Prenestina con i monumenti annessi secondo il risultato di nuovi studi e di recentissime scoperte, DPAA, X, 1, 1910, p. 65-119; et Guida archeologica della Città di Palestrina (l'antica Préneste), 3e éd., Rome, 1932; sur les fouilles entreprises en 1906-1907 sous l'égide de la Société archéologique de Préneste et qui furent, jusqu'à ce jour, les dernières du sanctuaire inférieur, D. Vaglieri, NSA, 1907, p. 132-138; 289-304; 473-479; 683-693; et Préneste e il suo tempio della Fortuna, BCAR, XXXVII, 1909, p. 212-274, article très documenté, qui constitue à lui seul une véritable monographie sur la ville, et qui conteste la plupart des vues exprimées par Marucchi; enfin, les pages de R. Delbriick, dans ses Hellenistische Bauten in Latium, Strasbourg, 19071912, I, p. 47-90, et II, p. 1-4, qui sont, encore aujourd'hui, l'étude la plus méthodique, pour ainsi dire définitive, qui ait été publiée sur le sanctuaire inférieur. On trouvera la synthèse de ces divers travaux dans R. Van Deman Magoffin, A study of the topography and municipal history of Praeneste, dans Johns Hopkins Un. Studies in historical and political science, XXVI, 9-10, Baltimore, 1908 (reprod. dans les Studi su Praeneste édités, avec une introduction, par F. Coarelli, Pérouse, 1978), p. 42-52; et G. Lugli, / sanatari celebri del Lazio antico, Rome, 1932, p. 85-98. 12 Cf. H. C. Bradshaw, Praeneste : a study for its restoration, PBSR, IX, 1920, p. 233-262. 13 Par l'architecte F. Fasolo et l'archéologue G. Gullini, II santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1953. Depuis, les études se sont multipliées sur la ville et ses «anctuaires : les deux articles de la RE, s.v. Praeneste, l'un par G. Radke, XXII, 2, col. 1549-1555 (étymologie, géographie, histoire, religion, paru en 1954), l'autre par H. Besig, Suppl. VIII, col. 1241-1260 (archéologie, paru en 1956); celui de F. Castagnoli, s.v. Palestrina, EAA, V, 1963, p. 887-891; les deux excellentes synthèses de H. von Heintze, Das Heiligtum der Fortuna Primigenia in Präneste, dem heutigen Palestrina, Gymnasium, LXIII, 1956, p. 526-544; et de H. Kahler, Das Fortunaheiligtum von Palestrina Praeneste, AUS, VII, 1958, p. 189-240; cf. sa recension de Fasolo-Gullini, dans Gnomon, XXX, 1958, p. 366-383; les guides de G. Gullini, Guida del santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Rome, 1956, qui reprend, en les allégeant, les analyses et les conclusions de la publication de 1953; et de G. Iacopi, // santuario della Fortuna Primigenia e il museo archeologico prenestino, 4e éd., Rome, 1973, qui expose, sous une forme claire, l'essentiel des
LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA. une révélation pour les archéologues et les historiens de l'art antique. Si nous le ramenons à ses éléments essent iels, le sanctuaire inférieur, qui se développe au centre de Palestrina, au niveau du Corso et autour de la cathédrale (S. Agapito) et du sémi naire de la ville, comprend d'ouest en est : une grotte, l'Antro delle Sorti des archéologues ita liens, précédée de son enclos sacré; une vaste salle rectangulaire à abside, englobée dans les constructions du séminaire moderne et dont la façade sud est toujours visible au fond de la Piazza Regina Margherita; entre les deux, s'éten daient les colonnades de l'«area sacrée», en avant de laquelle se trouvait, plus au sud sur la place, un édifice de tuf dont les vestiges ont été retrouvés sous la cathédrale. La grotte (PL 1, 2), découverte en 1869, est une cavité d'environ 5,50 m de diamètre, d'origine sans doute natur elle14, mais aménagée et transformée par toute une série de travaux exécutés au moins en deux phases : creusée, à l'intérieur, de trois grandes niches hautes de 2,30 m, qui s'enfoncent dans le rocher15, revêtue de stalactites artificielles, agrandie, à l'avant, par une voûte en berceau en blocs de tuf et par un robuste mur de façade en opus quadratum, puis, dans ses parties plus récentes, en opus incertum, elle a pour pavement l'une des deux admirables mosaïques alexandri nes qui faisaient, dans l'antiquité, la gloire du sanctuaire16. Plusieurs détails significatifs, la
problèmes et des solutions proposées; l'importante monog raphie, richement illustrée, de P. Romanelli, Palestrina, Naples, 1967; et, récemment, la notice de B. Andreae, L'art de l'ancienne Rome, trad, fr., Paris, 1973, p. 522-524. 14 Delbriick, op. cit., I, p. 59; Fasolo-Gullini, p. 25 et 27; Castagnoli, op. cit., p. 888. Alors que les descriptions ancien nes de Marucchi et Vaglieri la considéraient comme enti èrement artificielle, la thèse de la grotte d'origine naturelle, évidemment surchargée d'embellissements qui sont autant d'altérations du site primitif, est de plus en plus en faveur auprès des archéologues contemporains. 15 Selon les relevés de Blondel, op. cit., p. 182; cf. le plan coté de Delbriick, op. cit., I, pi. X. 16 Plin. NH 36, 189: lithostrota coeptauere iam sub Sulla: panuilis certe crustis exstat hodieque, quod in Fortunae delubro Praeneste fecit. Sur les mosaïques de Palestrina, autrefois étudiées par Marucchi : Nuove osservazioni sul mosaico di Palestrina, BCAR, XXIII, 1895, p. 26-38; Ibid., XXXII, 1904, p. 250-283 (cf. supra, p. 5, η. 11); // lithostroton di Siila riconosciuto nel tempio della Fortuna in Preneste, BCAR, XXXVII, 1909, p. 66-74; // grande mosaico prenestino ed il
légère déclivité du sol, le petit rebord de tra vertin qui, à l'avant de la grotte, sépare son pavement de celui de l'enclos qui la précède, enfin, la présence, à peu près dans son axe, d'une bouche d'évacuation17, ont permis de reconnaître que cette mosaïque, dite «des pois sons», au décor marin et aux somptueuses couleurs, était recouverte d'un léger voile d'eau courante, provenant des infiltrations de la roche qui y entretiennent encore aujourd'hui, même dans la saison la plus sèche, une humidité permanente18. Devant la grotte se trouvait un enclos à ciel ouvert, pavé d'une fine mosaïque blanche dont on voit encore des restes, et fermé par une balustrade dont on a retrouvé de nombreux fragments. Entre la grotte et la salle à abside, se déve loppaient les longues colonnades de ce qu'on nomme l'«area sacrée», construction couverte, de plan basilical, divisée en quatre nefs, et qui donnait sur la place, au sud, par un portique à deux étages. Ainsi conçue, l'area servait en quelque sorte d'entrée monumentale à l'un des édifices les plus importants du culte, à cette «lithostroton» di Siila, DPAA, X, I, 1910, p. 147-190; cf. maintenant G. Gullini, / mosaici di Palestrina, Rome, 1956. 17 Delbriick, op. cit., I, p. 59; 66; et pi. X; Fasolo-Gullini, p. 25 sq. 18 Ces divers aménagements, qui aboutirent à transformer en nymphée la grotte originelle, étaient bien connus dans l'art des jardins romains. Pline, dans le passage où il traite de la pierre ponce, ne manque pas de signaler l'usage qui en était fait pour décorer les grottes artificielles et y créer l'illusion du vrai : non praetermittenda est et pumicum natura; appellantur quidem ita erosa saxa in aedificiis, quae musaea uocant, dependentia ad imaginent specus arte reddendam (NH 36, 154). La métamorphose de la grotte de Préneste est tout à fait comparable à celle que connut à Rome la grotte de la nymphe Egèrie, dans le bois des Camènes: grotte naturelle, creusée dans le tuf et baignée de l'eau d'une source, ex opaco specu fons perenni rigabat aqua, selon la description de Tite-Live, 1, 21, 3, elle fut, par la suite, dénaturée par l'adjonction d'un bassin de marbre et, sans doute aussi, de rocailles, comme le déplore Juvénal, speluncas dissimiles ueris . . . . . . lùridi si margine eluderei undas herba nec ingenuum uiolarent tnarmora tofum (3, 17-20), selon le goût alors à la mode, qui, jusque dans les bois sacrés de Rome, imposait les thèmes décoratifs du paysage sacro-idyllique (cf. P. Grimai, Les jardins romains, 2e éd., Paris, 1969, p. 169 sq. et 305-308).
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE grande salle terminée en abside dans laquelle on a reconnu, non pas le, mais l'un des temples de Fortuna19. Elle rappelle, par sa disposition inté rieure, la grotte oraculaire toute proche, dont elle est, à l'autre extrémité de l'area sacrée, à peu près exactement symétrique. L'abside (PL II, 1) qui en occupe le fond et sur laquelle s'ou vrent, comme dans la grotte, trois grandes niches au niveau du sol, surmontées, en outre, de deux niches plus petites, et apparemment destinées, les unes et les autres, à recevoir des statues cultuelles ou des objets vénérés du culte, cette abside est, elle aussi, creusée dans le rocher et ornée, comme les rocailles d'un nymphée, de stalactites artificiellement rapportées. Elle avait pour pavement l'autre grande mosaï quede Préneste, et de loin la plus célèbre, la mosaïque du Nil au fabuleux décor égyptisant, qui a gardé sa forme semi-circulaire et qui, plusieurs fois transportée depuis le XVIIe siècle entre Palestrina et Rome, et fortement restaurée, se trouve aujourd'hui dans le musée de la ville, installé dans le palais Barberini, sur les ruines du sanctuaire supérieur. Comme la mosaïque des poissons, celle de l'abside, dont le niveau est légèrement inférieur au reste de l'édifice, devait être recouverte d'une faible nappe d'eau, formée par les infiltrations qui, aujourd'hui encore, maintiennent la roche dans un état de constante humidité. Ainsi l'abside se trouve, avec l'Antro delle Sorti, dans une correspondance absolue et évidemment intentionnelle, sur laquelle Marucchi n'a cessé de mettre l'accent. Par sa forme, par l'aménagement de l'espace naturel, par ses niches, par sa mosaïque, elle apparaît, au fond du temple, comme une seconde grotte sacrée, comme une duplication de la grotte originelle, dans laquelle nous devons voir l'archétype des lieux de culte de Fortuna. Dans la partie rectangulaire de la salle, un magnifique podium, richement orné d'une frise dorique aux métopes décorées de rosaces, cour ait le long des murs; sur ce podium étaient, pense-t-on, placés les objets votifs offerts à Fortuna. Au milieu du mur ouest devait se trouver l'entrée par laquelle on pénétrait de l'area sacrée à l'intérieur du temple. En face, le
19 Cf., Pi III, la reconstitution des deux édifices, d'après Kahler.
podium du mur est présente en son milieu un renfoncement semi-circulaire que pouvait sur monter une statue : la statue cultuelle de For tuna, selon Delbriick20, qui voit dans cette dis position l'héritage d'un temple primitif, anté rieur à la reconstruction sullanienne, et const ruit selon l'orientation religieuse archaïque ouest-est21. La façade antique de l'édifice22, qui occupe le fond de la place actuelle, dont l'em placement correspond vraisemblablement au premier forum de la ville23, est en partie con servée (PL II, 2). Il en subsiste, notamment, dans la partie supérieure, quatre colonnes engagées qui ont gardé leur chapiteau corinthien, et, dans la partie inférieure, des blocs de tuf, vestiges d'une période plus ancienne, sur lesquels se sont, par la suite, élevées les constructions en opus incertum de la façade et de l'ensemble du temple à abside. On entrevoit ainsi un état
20 Op. cit., I, p. 89 sq.; cf. p. 48, fig. 44c, le plan de ce sanctuaire «préhellénistique», tel que le conçoit l'auteur. 21 Cette orientation est aussi celle des autels de Fortuna et de Mater Matuta sur l'area sacrée de S. Omobono qui, dans son premier état, remonte au VIe siècle (infra, p. 253). Sur l'ancienne orientation des temples romains, dont la façade regarde vers l'ouest, de telle sorte que le sacrificateur, lorsqu'il fait face à l'autel et à la cella, a le visage tourné vers l'est, où sont censés résider les dieux, le texte le plus explicite est Vitruve, 4, 5, 1 : aedis signumque, qitod erit in cella conlocatum, spectet ad uespertinam caeli regionem . . . aras omnes deorum necesse esse uideatur ad orientem spedare; également Frontin, de lim. p. 11, 4: architecti delubra in occidentem recte spedare scripserunt, et Hygin, const, p. 134, 15 (Thulin, Corp. agr. Rom., I); cf. Marquardt, Le culte chez les Romains, I, p. 187 sq. 22 Cf. H. Hörmann, Die Fassade des Apsidensaales im Hei ligtum der Fortuna zu Praeneste, MDAI (R), XL, 1925, p. 241279. 23 Celui de la Préneste indépendante. Après le siège que les Marianistes y soutinrent en 82, après qu'elle eut été mise à sac par les Sullaniens et ses habitants massacrés, Préneste, devenue colonie militaire, dut accueillir des vétérans de Sulla. Cette nouvelle Préneste, celle de la fin de la Répub lique et de l'Empire, se construisit plus au sud, au pied de la ville ancienne et hors de l'enceinte primitive, à un niveau intermédiaire entre celle-ci et la nécropole (Fernique, op. cit., p. 92 sq. et 118). C'est, on en a maintenant la certitude, après bien des débats auxquels a mis fin la découverte de deux nouveaux fragments du calendrier de Préneste (NSA, 1897, p. 421; 1904, p. 393 sq.), sur ce nouveau forum, situé aux alentours de la Madonna dell'Aquila, que fut érigée la statue de Verrius Flaccus, devant l'hémicycle où était gravé le texte des Fasti Praenestini (Suet, gramm. 17; cf. CIL I2, p. 230; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 141; Magoffin, op. cit., p. 58; Marucchi, Guida, p. 90 et 96-98).
LA FORTUNE DE PRÉNESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA» antérieur des lieux, dans lequel existait peut:être déjà l'abside naturelle du sanctuaire24, ainsi qu'un édifice plus antique, dont le temple actuel représente une radicale transformation25. Mais on ne saurait aller plus loin dans l'hypothèse, ni proposer une reconstitution plus poussée, enco re moins une date, pour cet édifice préexistant dont tout, par ailleurs, nous échappe. Enfin, à peu près dans l'axe de cet ensemble, mais légèrement incliné nord-est sud-ouest, s'élevait le temple de tuf en opus quadratum sur lequel fut bâtie la cathédrale26, et dont il subsiste d'importants vestiges : une partie des fondations et des murs latéraux, des éléments de la façade sud, repris dans la façade romane de la cathé drale, ainsi que des degrés de travertin, repré sentant une restauration ultérieure de l'édifice originel, qui devait être l'une des parties les plus anciennes et, malheureusement, les plus mal connues du sanctuaire inférieur. Le sanctuaire supérieur (PI. III et IV, 1), aussi complexe, quoique d'une tout autre nature, par sa composition architecturale, possède du moins une forte unité cultuelle qui, à cet égard, en simplifie heureusement l'étude. Les immenses terrasses qu'il déploie sur cinq niveaux27 et qui
24 Iacopi, op. cit., p. 8. 25 Fasolo-Gullini, p. 44; 49; et 303 sq. Déjà Mantechi, Guida, p. 34 sq. et 48. 26 Cf. en particulier Marucchi, Dell'antichissimo edificio prenestino trasformato in cattedrale e di una sua iscrizione recentemente scoperta, DPAA, XIII, 1918, p. 227-246. C'est seulement vers 1860 que l'on reconnut que la cathédrale de Palestrina était, en fait, un temple antique transformé en église. La nef centrale occupe exactement l'emplacement de la cella, dont les deux murs latéraux ont été remployés; lorsqu'on y ajouta, de part et d'autre, les deux nefs latérales, on perça dans la construction en opus quadratum, d'une solidité à toute épreuve, les arcades de l'église moderne, dont les piliers de tuf sont des fragments, restés en place, des murs antiques (cf. Marucchi, op. cit., pi. XLIII; et Blondel, MEFR, II, 1882, p. 176 sq.). 27 On ne sait pas exactement comment l'on franchissait, dans l'antiquité, la dénivellation de 16 m qui le sépare du sanctuaire inférieur. Le sanctuaire supérieur commence à la hauteur de l'actuelle Via del Borgo et comprend success ivement: 1) Les deux grandes rampes d'accès, qui ferment la perspective du côté de la plaine. 2) L'étage des hémicycles. 3) Un étage intermédiaire, que l'on désigne traditio nnellement sous le nom «dei fornici a semicolonne», d'après
s'étagent le long de la montagne comme un décor de théâtre28, inspiré de l'architecture hel lénistique et de ses conceptions scénographiques, s'élèvent progressivement, par un système de rampes et d'arcades, jusqu'à la grande espla nade de la Cortina, longue de 115 m, qui en forme le quatrième et avant-dernier niveau (PL IV, 2 et 3). Entourée de portiques sur trois côtés, ouverte sur sa face sud, ornée de statues, d'objets votifs et de dédicaces29 dont il ne subsiste plus que quelques vestiges, elle offrait aux cérémonies du culte et à la foule des pèlerins l'espace nécessaire aux grandes manif estations religieuses. Au fond de l'esplanade, se trouvaient une série d'arcades et, au centre, des degrés qui menaient directement à l'étage supé rieur du sanctuaire. Des gradins en hémicycle, qui ressemblaient à la cavea d'un théâtre, y aboutissaient à un portique semi-circulaire qui a imposé sa forme au palais Barberini, autrefois Colonna30, et au centre duquel s'élevait la tholos de la déesse : point culminant du sanctuaire, vers lequel convergeaient toutes les lignes de la composition architectonique et d'où Fortuna dominait non seulement l'ensemble de ses tem ples et de sa ville, mais tout le site grandiose de Préneste, d'où la vue s'étend jusqu'à la mer, à Rome et aux monts Albains31. Mais, là encore, la
la série de salles voûtées, neuf de chaque côté, qui s'éten daient de part et d'autre de l'escalier central. Cinq d'entre elles, encadrées de demi-colonnes ioniques, s'ouvraient sur la terrasse, tandis que les quatre salles intermédiaires étaient fermées par le mur de façade (cf. Gullini, Guida, fig. 29 et 30). 4) L'esplanade de la Cortina. 5) L'hémicycle supérieur et le temple. 28 « Ce bâtiment a plutôt l'air d'un théâtre que d'un temple», écrivait déjà Montfaucon, L'Antiquité expliquée, II, 1, p. 103, en 1719. 29 Cf. les quatre statues, l'une masculine, de la fin de l'époque républicaine, les autres féminines, et datables du dernier quart du IIe siècle av. J.-C, selon toute probabilité des ex-voto, qui y furent découvertes et qui sont maintenant exposées au musée de Palestrina (G. Quattrocchi, // museo archeologico prenestino, Rome, 1956, p. 17, n° 1-4, et fig. 1; 3; 4; Iacopi, op. cit., p. 15 et fig. 22). 30 Sur l'édifice actuel et les phases de sa construction, F. Fasolo, // palazzo Colonna-Barberini di Palestrina ed alcune note sul suo restauro, ΒΑ, XLI, 1956, p. 73-81. 31 Sur la vue infinie que l'on découvre du haut du palais Colonna-Barberini, outre Fernique, op. cit., p. 92, cf. les
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE chapelle qui couronne cette composition si savamment élaborée s'appuie directement à la paroi rocheuse; comme dans la grotte, comme dans l'abside du sanctuaire inférieur, elle devait y affleurer, nue de tout revêtement32: perma nence de la déesse, restée au contact natif de la roche prénestine, quelle que fût la splendeur artistique de ses temples, et toujours semblable à elle-même, à travers la diversité de ses lieux de culte. Sur l'origine, la structure et la destination de cet étonnant ensemble, encore si mystérieux malgré les études scrupuleuses dont il a fait l'objet, nous possédons, par bonheur, le long texte que, dans le De diuinatione, Cicéron a consacré, en 44, à l'oracle de Préneste, en qui il reconnaissait, à juste titre, l'exemple le plus illustre de la divination par les «sorts». Docu ment irremplaçable, sinon limpide, sur la topo graphie du sanctuaire, la religion de Fortuna Primigenia et la légende de l'institution du culte, auquel nous aurons encore à maintes reprises l'occasion de nous référer et que, pour ces diverses raisons, nous reproduisons en son entier: «Comme nous l'avons fait pour l'haruspicine, voyons quelle est la tradition relative à la découverte des sorts les plus célèbres. Les archives de Préneste révèlent que Numerius Suffustius, personnage honorable et de famille noble, reçut dans des songes répétés et même, sur la fin, menaçants, l'ordre d'entailler le rocher en un lieu déterminé; qu'épouvanté par ses visions, et malgré les railleries de ses conci toyens, il se mit à l'œuvre : alors, du rocher qu'il avait brisé, sortirent des sorts de chêne gravés en caractères anciens. Ce lieu est aujourd'hui un enclos consacré près du sanctuaire de Jupiter
pages lyriques de Gregorovius, Promenades italiennes. Rome et ses environs, trad, fr., Paris, 1910, p. 72-74. L'on s'en fera une idée grâce aux photographies de H. Kahler, AUS, VII, 1958, pi. 29-31; et Der römische Tempel, Berlin, 1970, pi. 15. 32 Fasolo-Gullini, p. 191; cf. p. 49; Gullini, Guida, p. 40. Sur la genèse et la signification religieuse des temples à abside, P. Gros, Trois temples de la Fortune des Ier et IIe siècles de notre ère. Remarques sur l'origine des sanctuaires romains à abside, MEFR, LXXIX, 1967, p. 503-566 (notamment p. 510 sq.).
Enfant qui, représenté, avec Junon, assis sur les genoux de Fortuna qui l'allaite et lui tend le sein, reçoit des mères un culte particulièrement fer vent. Au même moment, à l'endroit où se trouve aujourd'hui le temple de Fortuna, du miel, dit-on, coula d'un olivier, les haruspices décla rèrent que ces sorts jouiraient de la plus haute renommée, et, sur leur ordre, on fit avec l'olivier un coffre et l'on y déposa les sorts que l'on tire aujourd'hui sur l'avertissement de Fortuna. Que peut-il donc y avoir de sûr dans ces sorts que, sur l'avertissement de Fortuna, l'on mêle et tire par la main d'un enfant? Comment furent-ils placés en ce lieu? Qui a coupé, équarri, gravé ce chêne? Il n'est rien, dit-on, que ne puisse réaliser la divinité. Que n'a-t-elle donné aux stoïciens la sagesse qui les empêcherait de tout croire, avec une inquiétude superstitieuse qui fait leur mal heur! En tout cas le sens commun a désormais rejeté ce mode de divination; c'est grâce à la beauté et à l'antiquité du sanctuaire que les sorts de Préneste gardent encore leur réputat ion,et cela auprès du vulgaire. Car quel est le magistrat ou l'homme un peu en vue qui a recours aux sorts? Mais partout ailleurs, les sorts ont perdu toute faveur. C'est ce que, selon Clitomaque, disait volontiers Camèade, que «nulle part, il n'avait vu Fortune plus fortunée qu'à Préneste». Aussi, laissons là ce mode de divination»33.
33 Cic. din. 2, 85-87 : Vt in haruspicina fecimus, sic uideamus clarìssumanim sortium quae tradatur inuentio. Numerium Suffustium Praenesdnorum monumenta declarant, honestum hominem et nobilem, somniis crebris, ad extremum etiam minacibus cum iuberetur certo in loco silicem caedere, perterritum uisis irridentibus suis ciuibus id agere coepisse; itaque perfracto saxo sortis empisse in robore insculptas priscarum litterarum notis. Is est hodie locus, saeptus religiose propter louis Pueri, qui lactens cum limone Fortunae in gremio sedens mammam adpetens castissime colitur a matribus. 86. Eodemque tempore, in eo loco ubi Fortunae mine est aedes, mei ex olea fluxisse dicunt, haruspicesque dixisse summa nobilitate illas sortis fiituras, eorumque iussu ex Ma olea arcani esse factam eoque conditas sortis, quae hodie Fortunae monitu tolluntur. Quid igitur in his potest esse certi, quae Fortunae monitu pueri manu miscentur atque ducuntur? Quo modo autem istae positae in ilio loco? Quis robur illud cecidit, dolauit, inscripsit? Nihil est, inquilini, quod deus efficere non possit. Vtinam sapientis stoicos effecisset, ne omnia cum superstitiosa sollicitiidine et miseria crederentl Sed hoc quidem genus diuinationis uita iam communis explosif, farti pulchritudo et uetustas Praenestinarum etiam nunc retinet sortium
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LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.
La confrontation de ce texte avec les données archéologiques fait apparaître deux problèmes majeurs, toujours âprement discutés, et qui con cernent chacun l'une des deux moitiés du sanc tuaire. D'abord un problème d'identification, qui ne porte que sur le sanctuaire inférieur, le seul auquel se rattachent les traditions religieuses rapportées par Cicéron34 : quels sont, parmi les édifices précédemment décrits, ceux sur lesquels le texte du De diuinatione permet de mettre un nom? Ensuite un problème de datation, crucial pour l'établissement de la chronologie du sanc tuaire supérieur: qu'avait vu exactement Carnéade en 155, et quelle était alors l'étendue réelle du temple de Fortuna? Sur le premier problème, quelles que soient les incertitudes de détail qui subsistent, un accord d'ensemble s'est, de longue date, dessiné, qui a fait prévaloir la thèse classique, c'est-à-dire l'interprétation religieuse, à laquelle nous nous sommes nous-même rangé sans réserve, et qui affirme la destination sacrée de cet ensemble d'édifices - d'où la dénomination usuelle de «sanctuaire inférieur» -, aux dépens de la thèse profane, représentée en son temps par le seul Vaglieri, qui n'avait voulu y voir qu'un groupe de constructions purement civiles. Les archéolo gues qui, depuis le siècle dernier, se sont effor césd'identifier les diverses parties du sanctuair e35, et au premier rang desquels se situe Marucchi36, ont en effet aisément reconnu dans nomen, atque id in uolgiis. 87. Quis enim magistratus aut quis uir inlustrior utitur sortibus? Ceteris uero in locis sortes plane refrixerunt. Quod Carneadem Clitomachus scribit dicere soli timi, nusqiiam se fortunatiorem quant Praeneste uidisse Fortunam. Ergo hoc diuinationis genus omittamus. Cf. l'édition de A. S. Pease, Un. of Illinois Studies, VI et VIII, 1920-1923, reprod. en un volume, Darmstadt, 1963, qui, sous la forme morcelée d'un commentaire ad loc, p. 489-496, offre une véritable somme de nos connaissances relatives au culte de Préneste et pose tous les problèmes essentiels. 34 Sur ce point, infra, p. 16 sq. 35 Fanum, ou delubrum, selon les expressions de Cicéron, din. 2, 86, et de Pline, Ν Η 36, 189 (supra, p. 6, n. 16) qui désignent le « sanctuaire » au sens large, c'est-à-dire la totalité des lieux consacrés au culte de Fortuna, comprenant la grotte, les divers temples (les aedes proprement dites), et leurs annexes, pronaus aedis, chapelles secondaires comme le Iunonarium, sans compter les édifices utilitaires comme Yaerarium, les logements des prêtres et des serviteurs du temple, etc. 36 Qui a fait plus que tout autre, non seulement pour mettre un nom sur les édifices découverts, mais pour
les deux lieux saints que mentionne Cicéron et dont la légende étiologique de Préneste justifiait a posteriori l'existence, les deux centres du culte, symétriques sur le terrain comme ils l'étaient dans le récit, qui se répondent de part et d'autre de l'area sacrée. L'anfractuosité primitive de la grotte et l'enclos sacré qui la précédait ne sont autres que le locus saeptus religiose où Numerius Suffustius avait entaillé le rocher et d'où avaient miraculeusement jailli les sorts. Quant à la salle à abside, pavée de la précieuse mosaïque du Nil, elle est, de toute évidence, la Fortunae aedes, construite sur l'emplacement de l'olivier mira culeux et dont l'abside, laissée ou plutôt artif iciellement ramenée à l'état de «nature», perpét uait le souvenir du lieu sauvage et rocheux qu'elle était à ses origines37. Restent les deux édifices pour lesquels le texte de Cicéron ne suggère de prime abord aucune identification: analyser la structure interne du sanctuaire, sa bipartition entre un sanctuaire inférieur et un sanctuaire supérieur, et les rapports complexes de symétrie qui unissent ses diverses composantes : correspondance des deux « grottes », celle qu'est, au sens propre, l'Antro delle Sorti, et celle de l'abside; corrélation architecturale des deux sanctuaires, la tholos qui surmonte l'ensemble supérieur se trouvant exactement dans l'axe de l'ensemble inférieur, tel que le déterminent le temple situé sous la cathédrale et la ligne médiane qui partage en son centre l'area sacrée. 37 Cette identification est confirmée par la découverte, dans les substructions du temple, de Yaerarium, celui de la cité plutôt que du sanctuaire, qu'authentifie une inscription gravée dans la masse sur l'un de ses murs : M. Anicius L f. Baaso M. Mersieius Cf. / aediles aerarium faciendum dederunt (CIL F 1463; XIV 2975; publiée par Dessau, L'iscrizione ife/Zaerarium di Palestina, Bull. Inst., 1881, p. 206-208). L'ins cription, de la fin du IIe ou du début du Ier siècle av. J.-C, ne peut être exactement datée; elle est en tout cas antérieure à la déduction de la colonie sullanienne, en 82, comme l'indique le nom de l'un des deux magistrats, M. Anicius, qui appartenait à l'une des grandes familles de la Préneste indépendante, illustrée par le héros du siège de Casilinum (infra, p. 20), et qui se perpétuera jusqu'au IVe siècle ap. J.-C, en la personne d'Anicius Auchenius Bassus, restitutor generis Anicionim (CIL XIV 2917). L'aerarium de Pré neste, situé sur l'un des côtés du forum et sous un temple, comme l'était à Rome Yaerarium Saturni, répond donc exactement à la définition de Vitruve, 5, 2, 1, foro sunt coniungenda, et aux règles de l'usage romain. En outre, la découverte, dans Yaerarium, de la partie inférieure d'une statue de marbre, vraisemblablement une Fortuna, à en juger par le point d'attache du gouvernail que l'on discerne sur la jambe gauche (NSA, 1893, p. 420 sq.), offre un nouvel indice en faveur de l'identification de la salle à abside avec le temple de la déesse.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE l'area sacrée et le temple sous la cathédrale. Le cas du premier est relativement simple. S'il était bien, comme on le croit, une sorte de vestibule monumental qui, de la grotte sainte, introduisait à Xaedes, il est parfaitement satisfaisant d'y voir, comme l'a proposé Marucchi, le pronaus aedis que nous connaissons par une inscription data blede l'époque des Antonins38. Le second point est moins aisé à trancher. Après avoir, dans ses premiers écrits, songé à une basilique civile, Marucchi proposa ensuite, en 1907, de recon naître dans cette construction le Iunonarium que nomme la même inscription : solution à laquelle on se rallie d'ordinaire, faute d'hypothèse plus satisfaisante, mais qui n'est rien moins qu'un pis-aller et que son auteur lui-même n'a présent ée qu'avec maintes circonlocutions. Quant à la datation du sanctuaire, si celle du groupe inférieur fait l'unanimité des archéolo gues, celle du complexe supérieur, pour lequel, en revanche, aucun problème d'identification ne se pose, a suscité de vives controverses. Deux parties se détachent de cet ensemble par leur relative antiquité : ce sont la grotte, avec sa façade en opus quadratimi, et le temple situé sous la cathédrale, qui remontent aux IVe-IIIe siècles39. De l'époque sullanienne, après le siège
38 La base de L. Sariolenus, où le dédicant rappelle qu'il éleva simultanément six statues dans le sanctuaire : ut Triuiam in limonano / ut in pronao aedis / statuant Antonini August(i) I Apollinis Isityches Spei / ita et hanc Mineniam / Fortunae Primigeniae / dono dédit / cum ara. L'empereur honoré par le donateur est-il Antonin, plutôt que Caracalla? Dessau, CIL XIV 2867, ne se prononce pas formellement: «Antoninus Augustus pò test esse Pius»; cf. L. Vidman, Sylloge inscriptionuni religionis Isiacae et Sarapiacae, RW, XXVIII, Berlin, 1969, n° 528. De fait, la datation au IIe siècle, qui est par excellence celui de la religion isiaque, et l'époque même d'Apulée, paraît la plus satisfaisante. Quant à l'archi tecture de l'area sacrée, Fasolo et Gullini, qui, eux aussi, y reconnaissent, p. 41 et 49, le pronaus aedis, la rapprochent également de Yoecus aegyptius décrit par Vitruve (6, 3, 9; cf. A. Maiuri, Oecus Aegyptius, Studies D.M. Robinson, Saint Louis, 1951, I, p. 423429). 39 G. Lugli, // santuario della Fortuna Primigenia in Preneste e la sua datazione, RAL, IX, 1954, p. 86; cf. Nota sul santuario della Fortuna Prenesdna, Arch. Class., VI, 1954, p. 306. H. von Heintze, op. cit., p. 538, se prononce sans restriction pour le IVe siècle. C'est la date la plus ancienne qui soit attestée par l'archéologie pour le sanctuaire de Fortuna; cf. les nombreux fragments de terres cuites archi tectoniques, du IVe-IIIe au IIe siècle, qui furent découverts lors des fouilles de 1907 (Vaglieri, NSA, 1907, p. 297-299 et
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de 82 et la réduction de la ville en colonie, datent la construction de Xaedes inférieure (la salle à abside) et de l'area sacrée, ainsi qu'une réfection générale des édifices antérieurs qui avaient souffert du pillage; c'est à cette même époque qu'eut lieu le réaménagement de la grotte, avec la construction du mur en opus incertum et la pose de la mosaïque des poissons - travaux d'embellissement auxquels le nom de Sulla reste attaché, grâce aux deux mosaïques alexandrines, les premières du genre connues en Italie, dont il fut le généreux donateur. On datait, traditionnellement, de la même période, celle de l'architecture « sullanienne »40, la totalité du sanctuaire supérieur. Mais cette chronologie a été bouleversée par les conclusions de F. Fa solo et G. Gullini, puisque, d'après eux, la cons truction de l'ensemble supérieur, qui serait l'œu vre d'un seul et même architecte de génie, daterait tout entière du milieu du IIe siècle, vers 160-150, hypothèse qui justifierait pleinement la surprise admirative de Camèade, lorsqu'il visita la ville en 15541. Cette interprétation a trouvé
687 sq.; BCAR, XXXVII, 1909, p. 254, n. 55; A. Andren, Archi tectural Terracottas from etrusco-italic temples, Lund, 1940, p. 377 sq.). Lorsque Fernique, op. cit., p. 97, affirme que le premier temple de la Fortune n'est certainement pas pos térieur au VIe siècle, il se fonde uniquement sur un critère de vraisemblance : sur le rapprochement avec Rome, et la fondation de nombreux temples de Fortuna attribués à Servius Tullius (Ibid., p. 77). Le territoire de Préneste a par ailleurs livré des terres cuites architectoniques de l'époque archaïque (A. Pasqui, NSA, 1905, p. 124-127; Vaglieri, NSA, 1908, p. 1 10 sq.), qui appartenaient à un temple datable du milieu du VIe siècle (Andren, op. cit., p. CXXXII sq. et 373-375). Mais ces plaques de revêtement, aujourd'hui par tagées entre les musées de la Villa Giulia (A. Della Seta, Museo di Villa Giulia, Rome, 1918, p. 212, n° 27038 sq.; M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia, Rome, 1967, p. 258 sq.) et de Palestrina (G. Quattrocchi, op. cit., p. 8 et 31, n° 62 sq.), et qui permettent de reconstituer presque entièrement la frise qui couronnait la sima du fronton, proviennent, non point du centre de la ville, mais du lieu dit La Colombella, où fut également découverte la nécropole de Préneste, avec la tombe Barberini, en 1855 (et, à peu de distance, la tombe Bernardini, en 1876). 40 Fernique, op. cit., p. 116; Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 244-246; XXXV, 1907, p. 276 et 322 («la costruzione della parte superiore è tutta dei tempi sillani»); DPAA, X, 1, 1910, p. 68 et 113; Guida, p. 70-75; Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 216; Delbriick, op. cit., I, p. 47. 41 Selon Fasolo-Gullini, p. 322 sq., le mot célèbre rapporté par Cicéron, din. 2, 87, ne se comprend que si, à cette date, les travaux du sanctuaire supérieur étaient, non point, sans
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA-
son censeur en la personne de G. Lugli, dont les arguments, après une polémique animée et pro longée avec les deux auteurs, ont semblé l'em porter42. G. Lugli, qui tient pour impossible la datation haute de Fasolo et Gullini, a proposé un troisième système chronologique, plus étalé dans le temps, qui situe entre 120 et 100 le début des travaux, partis de la base de la pyramide et poursuivis, terrasse après terrasse, jusqu'à l'épo quede Sulla, où ils avaient atteint l'esplanade de la Cortina. Ils reprenaient sitôt après les évé nements de 82, avec la construction de l'hémi cycle supérieur, contemporaine, par conséquent, de la rénovation du sanctuaire inférieur. Cette ultime phase des travaux put prendre une dizai neou une quinzaine d'années, ce qui placerait donc l'achèvement de l'ensemble aux alentours de 70. Acceptées par H. von Heintze, H. Kahler, F. Castagnoli, P. Romanelli43, la réfutation de G. Lugli et la datation « sullanienne » à laquelle elle aboutit ne semblaient plus devoir être remises en cause, lorsque A. Degrassi, se fondant sur un minutieux examen des inscriptions rela tives au sanctuaire, crut pouvoir fixer la cons truction du groupe supérieur bien avant le temps de Sulla et la fondation de la colonie, vers 110-100 av. J.-C.44, chronologie qui, maintenant, tend à s'imposer.
doute, achevés, mais du moins assez avancés pour que Camèade eût pu voir le temple à peu près en l'état où nous le voyons aujourd'hui. Contra, G. Lugli, RAL, IX, 1954, p. 73, pour qui les multiples lieux de culte du sanctuaire inférieur, les objets votifs qui y étaient exposés et le trésor de la déesse suffisent amplement à justifier l'admiration de Camèade. 42 G. Lugli, // santuario della Fortuna Primigenia in Preneste e la sua datazione, RAL, IX, 1954, p. 51-87; Nota sul santuario della Fortuna Prenestina, Arch. Class., VI, 1954, p. 305-311; et la mise au point de Palladio, IV, 1954, p. 178; également, La tecnica edilizia romana, Rome, 1957, p. 118sq. Contra, F. Fasolo, Questioni di metodo a proposito del tempio della Fortuna Primigenia a Palestrina, Palladio, IV, 1954, p. 174-178; G. Gullini, Ancora sul santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, Arch. Class., VI, 1954, p. 133-147. 43 H. von Heintze, Gymnasium, LXIII, 1956, p. 542-544; H. Kahler, AUS, VII, 1958, p. 208-228; et Gnomon, XXX, 1958, p. 380-383; F. Castagnoli, op. cit., p. 890 sq.; P. Romanelli, op. cit., p. 51-55; cf. B. Andreae, op. cit., p. 524; et, dans un premier temps, A. Degrassi lui-même, L'epigrafia e il santuario prenestino della Fortuna Primigenia, Arch. Class., VI, 1954, p. 302-304. 44 Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 111-129.
Nous aurons à revenir45, à propos de la dévotion, maintes fois affirmée, de Sulla à la Fortune, et de la part qu'on lui a prêtée dans la construction du temple, souvent considérée comme son œuvre personnelle, sur ces problè mes,si controversés, qui concernent une époque relativement tardive de la religion de Fortuna et qui nous ont entraîné bien loin de la Préneste archaïque et des commencements du culte. Si nous voulons ressaisir cette religion à ses ori gines, des questions plus urgentes se posent à nous : celles des lieux qui virent la naissance du culte de Fortuna, et des formes sous lesquelles elle y était vénérée, toutes questions qui requiè rentune analyse plus serrée du texte du De diuinatione. Deux points, dans l'interprétation traditionnelle que nous avons exposée, parais sentacquis : l'identification de la grotte avec le locus saeptus religiose et celle du temple à abside avec la Fortunae aedes mentionnés par Cicéron. L'identification de l'area sacrée, qui n'était qu'une annexe aux lieux de culte proprement dits, est pour nous secondaire et, au demeurant, elle ne fait pas difficulté. Mais il y aurait beaucoup à dire sur le rapprochement établi par Marucchi entre le temple de tuf du IVe ou du IIIe siècle av. J.-C. et cet obscur lunonarium, inconnu par ailleurs, qu'il a exhumé, pour les besoins de la cause, d'une inscription datant au plus tôt du IIe siècle ap. J.-C. D'autant qu'il est, dans ce débat, un autre point litigieux, sur lequel, cette fois, l'on ne pèche pas par excès, mais par défaut : c'est le silence que, comme d'un commun accord, presque tous les exégètes du temple et du culte de Fortuna, archéologues ou philologues, ont fait sur le «sanctuaire de Jupiter Enfant», louis Pueri, que, pourtant, Cicé-
45 Cf. T. II, chap. VI. Le débat reste cependant ouvert, entre G. Gullini, La datazione e l'inquadramento stilistico del santuario della Fortuna Primigenia a Palestrina, ANRW, I, 4, Berlin, 1973, p. 746-799, et pi. p. 125-145, qui maintient sa chronologie haute, et adversaires - M. Clauss, Die Epigraphik und das Fortuna Primigenia Heiligtum von Praeneste. Der Versuch einer Zusammenfassung, A Arch. Slov., XXVIII, 1977, p. 131-136 - et partisans de la datation de Degrassi: F. Coarelli, dans Hellenismus in Mittelitalien, Göttingen, 1976, H, p. 337-339; P. Gros, Architecture et société à Rome et en Italie centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République, coll. Latomus, 156, Bruxelles, 1978, p. 50-53 (cf., toutefois, p. 51, n. 257); G. Picard, Rome et les villes d'Italie des Gracques à la mort d'Auguste, Paris, 1978, p. 68-76 et 82.
LA TOPOGRAPHIE DU SANCTUAIRE
46 Op. cit., I, p. 58-66. Cf., p. 48, fig. 44 b, le plan d'en semble du sanctuaire inférieur, où apparaissent distincte ment, à gauche de la grotte, la base supposée de la statue, et, à droite, le «Fundort der Orakelstäbe», c'est-à-dire le locus saeptus religiose, au sens où l'entend Delbriick; ainsi que la reconstitution de ce même sanctuaire inférieur, plus pitt oresque que scientifique, mais qui a le mérite d'être parlante, à laquelle il s'est essayé dans le tome II, pi. I. Nous reproduisons ci-contre les parties de ces deux illustrations qui concernent la grotte, à seule fin, s'agissant d'une question aussi confuse, d'éviter au lecteur bien des perplexités. 47 Le seul qui, avec lui, en tasse mention, est Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 222 sq. Mais ce dernier se borne, visiblement, à traduire les formules mêmes de Delbriick, qui demeure donc, sur ce point litigieux, la source unique. Quant à l'adhésion dangereuse que lui donne Vaglieri, loin d'en traîner de nouveaux ralliements à sa thèse, elle serait plutôt
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ron nomme expressément. Où se trouvait donc cet autre lieu de culte, bien distinct des précé dents? il n'en est que trois, à notre connaissance, qui aient abordé de front ce problème, mais dans des conditions si peu satisfaisantes que l'on comprend aisément la réserve de leurs succes seurs. Le premier fut Delbriick46 à qui la présence, sur le mur de tuf en opus quadratimi qui se trouve à gauche de la grotte, d'une corniche de travertin et, au-dessous, de nombreux trous qui parsèment presque régulièrement la paroi détails qui, aujourd'hui, sont toujours parfait ement visibles (PL 1, 2) - a pu faire croire que ce mur avait servi de fond à une statue cultuelle. Entraîné par son hypothèse, Delbriick va jusqu'à parler d'une «niche votive», expression dont il ressent lui-même le caractère abusif, puisqu'il avoue que cette soit-disant «niche» n'est que bien faiblement creusée («ganz schwach einget ieft») dans le mur; et, devant cette niche, il n'hésite pas à placer la statue de Fortuna allai tant Jupiter et Junon, qu'avait décrite Cicéron, et dont la base aurait laissé sur le sol des traces apparentes. Ainsi se trouverait reconstitué le sanctuaire, simple sacellum à ciel ouvert, de Jupiter Enfant, situé dans l'enclos de la grotte, ce qui permet à Delbriick de poser sa première équation : der Grottenbezirk = louis Pueri. Mal heureusement, nul, parmi des spécialistes aussi avertis des antiquités prénestines que, dans le passé, Marucchi, ou, aujourd'hui, F. Fasolo, G. Gullini ou H. von Heintze, ne fait état de cette base, dont Delbriick semble bien être le seul à avoir discerné les traces47 et qui, encore
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^t-SLiAaig .'.itMiyTi^yz \'\ * i( 38. Sur le lien indestructible que le mystérieux décret du sort créait entre le consul et son questeur, quelle que fût par ailleurs la divergence de leurs options politiques, cf. l'apologie que, dans le même texte, 1, 37, Cicéron fait de la conduite de M. Pison qui, questeur de L. Scipion, nec fidem suam, nec morem maiorwn, nec necessitudinem sortis laede· ret. 264 27, 11, 11. Affirmation qui prend tout son poids quand on sait que c'est le même P. Sempronius Tuditanus qui, cinq ans plus tard, devenu consul, en 204, introduira précisément à Rome le culte de Fortuna Primigenia (cf. T. II, chap. I) et montrera par ce nouveau geste, pour paraphraser Cicéron, à quel point, auprès de lui, religionem sors habebit.
ce moyen, interrogé les destins, et c'est par le même procédé qu'ils décidaient de la vie ou de la mort de leurs prisonniers. Tel est le récit horrible que fait à César le jeune Gaulois romanisé Valerius Procillus, captif d'Arioviste et miraculeusement sauvé par les sorts - de se ter sortibus, sortium beneficio -, faveur qu'en termes à'interpretatio Romana, César attribue à l'inte rvention surnaturelle de Fortuna265. L'attitude rituelle des Germains, telle que la décrit par ailleurs Tacite, est bien, effectivement, celle d'hommes qui sollicitent l'inspiration d'en haut : precatus deos caelumque suspiciens, ter singulos tollit266. Il n'y a pas là renoncement de l'homme à choisir lui-même entre les possibles, ni croyan ce superstitieuse en un hasard indéfinissable, mais authentique sentiment religieux, c'est-à-dire foi en la bienveillance et en l'omnipotence des dieux, confiance absolue en leur suprême sages se et libre volonté de garantir l'action humaine en la plaçant sous leur direction providentielle. Fortuna, déesse des sorts, est en cela aussi maternelle que dans ses fonctions courotrophiques : elle qui a déterminé la naissance de l'homme - nationu cratia -, elle continue de l'orienter durant tout le cours de sa vie, en puissance tutélaire et omnisciente qu'elle est. La liturgie des consultations se déroulait à Préneste selon un rituel immuable, que Cicéron nous a en partie décrit dans le De diuinatione201 '. Les sorts de chêne sur lesquels étaient gravées, en caractères archaïques, les réponses de la déesse, étaient' conservés dans une arca, un robuste coffre en bois d'olivier268 qui avait été
265 Caes. BG 1, 50, 4; 53, 6-7 (que nous citons). On retrouve le même lien entre Fortuna, déesse des sortes, et la sortitio appliquée à la vie publique, pour la désignation des juges, chez Cicéron, Verr. a. pr. 16. 266 Germ. 10, 2. 267 2, 85-86 (cf. supra, p. 9 et n. 33). Sur l'oracle de Préneste, la seule étude d'ensemble reste celle de Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, IV, p. 147-153; également R. Bloch, La divination en Étrurie et à Rome, dans Caquot-Leibovici, La divination, I, p. 215. 268 Une arca semblable, destinée à contenir les sortes Herculis, figure sur les deux scènes du bas-relief d'Ostie (infra, p. 63 sq.) ; et c'est de même έν λίθινη, λάρνακι, expres sionqui doit recouvrir une arca lapidea latine (cf. J. Gagé, Apollon romain, Paris, 1955, p. 202 sq. et 433), que, selon
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE fait, selon l'ordre des haruspices, avec l'arbre miraculeux qui poussait jadis à l'emplacement même où devait s'élever le futur temple de Fortuna. Ils n'étaient pas présentés directement aux consultants, mais c'était un enfant qui, pour eux, les mélangeait et les tirait, miscentur atque duciintur, ou tolluntur, sous l'inspiration de la déesse, Fortunae monitu. On a parfois voulu établir une relation de cause à effet entre le puer qui tirait les sorts et le Jupiter Puer vénéré des mères prénestines : soit que la présence du jeune garçon symbolisât celle du dieu enfant269, qui, nous le savons par ailleurs, devint, au moins sous l'Empire, le gardien surnaturel de Varca sainte à laquelle il emprunta son surnom fonc tionnel, Jupiter Arcanus270; soit que, inversement, le nom de Puer eût été donné à Jupiter en raison du rôle joué par un enfant dans le culte oraculaire271. En fait, c'est là susciter un faux problème, pour ne lui donner que des réponses hypothétiques, tant le recours à un enfant pour les prédictions, les opérations divinatoires ou le tirage au sort est un phénomène universel. Nous avons gardé cet usage de confier à une main innocente, c'est-à-dire, quand il se peut, enfant ine,le soin de procéder au tirage des loteries, et innombrables sont les traditions qui font des enfants, exempts de fraude et par la bouche desquels, s'il faut en croire le proverbe, s'expr ime la vérité, les porte-parole et les instruments inconscients de la révélation divine272. Ce genre de consultation était courant dans les rues de
Denys d'Halicarnasse, 4, 62, 5-6, qui déclare tirer ces détails de Varron, fut déposée au Capitole la collection des Livres Sibyllins acquise par Tarquin le Superbe. Cf. l'article Arca (Λάρναξ) de Saglio, DA, I, 1, p. 362-364. 269 Thulin, RhM, LX, 1905, p. 260; Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 225. 270 Supra, p. 22. 271 Preller, Rom. Myth., II, p. 191; cf. Otto, RE, VII, 1, col. 25. 272 Aussi les prédictions faites par les enfants ont-elles une valeur toute particulière: Artemid. oneir. 2, 69; Plut, de Isid. et Osir. 14; Apul. apol. 43, 3-5, etc. Cf. les nombreux textes antiques et modernes rassemblés sur ce sujet par Pease dans son commentaire à din. 1, 121 (p. 314 sq.) et 2, 86 (p. 494 sq.), et dont l'exemple le plus célèbre est le Tolle, lege d'Augustin (cf. P. Courcelle, L'oracle d'Apis et l'oracle du jardin de Milan, RHR, CXXXIX, 1951, p. 216-231; et Source chrétienne et allusions païennes de l'épisode du «Tolle, lege» (Saint Augustin, Confessions, VIII, 12, 29), RHPhR, XXXII, 1952, p. 171200).
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Rome, indépendamment, donc, de tout lieu de culte et de toute divinité273. La superstitieuse Délie, qu'effraye le départ prochain de Tibulle, consulte ainsi un enfant à l'un des carrefours de la ville : Ma sacras pueri sortes ter sustulit; Uli rettulit e triuiis omina certa puer: cuncta dabant reditus . . .274. Scène familière de la vie quotidienne, aussi banale que l'est, de nos jours, la diseuse de bonne aventure qui lit dans les lignes de la main : c'était, à Rome, pour une femme de modeste origine et de mince culture comme l'était Délie, le moyen le plus simple de se faire prédire l'avenir. Les consultations de Préneste, avec plus de grandeur, le cadre mystérieux de la grotte et l'auguste présence de Fortuna Primi genia, avec, aussi, le contrôle d'une autorité religieuse garante de leur orthodoxie, étaient néanmoins, dans leur principe, exactement con formes au type le plus commun de la libre divination populaire275. Ces descriptions littéraires du tirage des sortes ont reçu un précieux complément lors de la découverte à Ostie, en 1938, d'un bas-relief consacré à Hercule, qui en fournit la parfaite illustration figurée. Ce monument, datable du second ou du premier quart du Ier siècle av. J.-C. (entre 80 et 65 environ, ou même dès la pre-
273 II en était de même en Germanie. Cf. R. L. M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, trad, fr., Paris, 1962, p. 179 sq. Le Germain ne consulte pas un dieu particulier, mais la totalité des puissances divines : « Si le sort marquait la décision irrévocable d'une toute-puissance divine, elle devait émaner de tous les dieux ... Le recours à une divinité déterminée limitait la portée de l'oracle ou du présage ». 274 1, 3, 11-13. Cf. le commentaire de K. F. Smith, New York, 1913; reprod. Darmstadt, 1971, ad /oc, p. 236 sq. 275 Cf., dans le même registre, celui de la vaticination populaire, la prédiction de la vieille Sabellienne, qui opère avec l'urne des sorts, à Horace enfant : fatum mihi triste, Sabella / quod puero cecinit diuina mota anus urna (sat. I, 9, 29 sq.) ; et, plus généralement, sa description du Cirque et du Forum, tout encombrés de devins et de charlatans : fallacem circum uespertinumque pererro / saepe forum, adsisto diuinis . . . (sat. 1, 6, 1 13 sq.). Juvénal opposera encore à la grande dame fortunée, qui consulte l'astrologue ou l'haruspice, la plébéienne de bas étage qui se rend au Cirque ou à l'agger servien et qui y tire les sorts : si mediocris erit ... /et sortes ducet ... I plebeium in circo positum est et in aggere fatum (6, 582-591).
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA)
mière décennie, vers 90) et offert par un harusp ice276, détail qui ajoute encore à sa valeur documentaire, car la compétence religieuse du dédicant confirme l'exactitude rituelle de la scène qu'il représente, montre, dans sa partie centrale, la statue cultuelle du dieu devant laquelle repose, placé sur un socle, un coffre au couvercle entrouvert. De cette arca, un jeune garçon a tiré une tablette qu'il tend au dieu et sur laquelle sont gravés les mots [s~\ort(es) H(erculis). Ainsi retrouve- t-on, dans cette sortitio liée au culte d'Hercule qui, nous le savons mainten ant,était un dieu oraculaire, non seulement dans son grand sanctuaire de Tibur277, mais aussi dans son temple d'Ostie, les éléments essentiels du rituel prénestin : Varca qui renfer me les sorts, et le puer qui les en extrait, sous l'inspiration surnaturelle du dieu, dont l'image réapparaît sur la partie droite du bas-relief, qui représente sans doute un prodige, puisque l'on y voit la statue d'Hercule et la même arca, dépos itaire de sa révélation, sortant des flots, lors d'une sorte de pêche miraculeuse, dans le filet que tirent à grand peine deux groupes de pêcheurs278. 276 C. Fuluius Saluis haruspexs d d. (A Ep. 1941, 67; Degrassi, ILLRP, n° 128). Ce bas-relief, trouvé à proximité du temple d'Hercule, d'époque sullanienne, découvert en 1938, et qui éclaire d'un jour nouveau le culte, jusqu'alors mal connu, du dieu à Ostie, a été publié par G. Becatti, // culto di Èrcole ad Ostia ed un nuovo rilievo votivo, BCAR, LXV1I, 1939, p. 37-60; puis Nuovo documento del culto di Èrcole ad Ostia, BCAR, LXX, 1942, p. 115-125, qui le date entre 80 et 65, «tra Siila e Cesare». Cf. R. Meiggs, Roman Ostia, 2e éd., Oxford, 1973, p. 347-349; et J. Gagé, L'assassinat de Commode et les «Sortes Herculis», REL, XLVI, 1968, p. 280-303. Toutefois, M. Cébeillac, Quelques inscriptions inédites d'Ostie : de la République à l'Empire, MEFR, LXXXIII, 1971, p. 64-71, pro pose maintenant pour le temple d'Hercule et le triptyque une datation plus haute, présullanienne, aux environs de 90. 277 Le témoignage essentiel est celui de Stace, silu. 1, 3, 79 : quod ni templa darent alias Tirynthia sortes; ainsi que l'in scription, peu claire, NSA, 1902, p. 120 = Eph. Ep. IX 898. 278 Une légère différence d'interprétation sépare G. Bec atti et J. Gagé, que nous suivons de préférence : là où le premier considère que c'est Hercule qui tend à l'enfant la tablette fatidique, ce dernier estime plutôt que, comme à Préneste, c'est l'enfant qui la tire, puis la tend au dieu, qui préside à l'opération divinatoire. Des deux scènes latérales, celle de gauche, presque entièrement disparue, ne comporte plus qu'un personnage vêtu de la toge, au-dessus duquel vole une Victoire, et la tête à peine discernable d'un enfant: couronnement, comme l'a pensé G. Becatti, plus symbolique
Une scène de même nature, quoique d'inter prétation beaucoup moins claire et, depuis long temps, fort discutée, figure sur l'un des deniers que fit frapper M. Plaetorius Cestianus, partisan de Pompée et, fait essentiel pour le problème qui nous occupe, descendant par le sang d'une famille d'origine prénestine, les Cestii279. Mais il est d'autant plus difficile de l'élucider que toutes les questions qui touchent aux émissions de M. Plaetorius, identification des types, chronol ogie,signification politique et idéologique, sont extrêmement controversées280. Au droit apparaît,
que réel, d'un général vainqueur (un Imperator du Ier siècle, suggère J. Gagé), pour qui l'haruspice, représenté sous les traits de ce togatus, aurait consulté les sorts et à qui il aurait prédit le succès, ce qui motiva l'action de grâces rendue au dieu par C. Fulvius Salvis lui-même, et sa volonté de proclamer la véracité des sortes Herculis, dont il était l'interprète. Quant à la scène de droite, qui reproduit sans doute le miracle auquel, selon la légende locale, le culte oraculaire d'Hercule à Ostie devait sa fondation, elle offre avec l'aition de l'oracle de Préneste, tel que l'a rapporté Cicéron, un curieux et intéressant parallèle : sortes et arca y surgissent, par un prodige analogue, les unes du sein de la terre, les autres, du sein des eaux (celles de la mer ou du Tibre), c'est-à-dire des deux éléments qui sont, par excel lence, les sources de la révélation oraculaire, et ce prodige est élucidé, dans un cas, par les haruspices, rappelé, dans l'autre, par un haruspice qui le reproduit sur le monument figuré qu'il consacre à la divinité oraculaire. 279 Indépendamment de ceux qui, à la fin de la Républi que, puis sous l'Empire, firent carrière à Rome ou dans les provinces et qui ont laissé des traces dans les inscriptions ou la vie politique de la capitale, les Cestii (cf. Münzer et coll., s.v., RE, III, 2, col. 2004-2011) mentionnés dans l'épigraphie républicaine sont tous de Préneste; cf. CIL I2 61; 115-116; 118-121; 2457-2458; XIV 2891; 3091-3095; 3193; avec l'in scription funéraire retrouvée par H. D. Zimmermann, Eine wiederentdeckte Inschrift aus Praeneste, WZ Halle, XV, 1966, p. 751 {CIL F 1476; XIV 3331). En dehors de Préneste, même sous l'Empire, la diffusion du gentilice reste rare et limitée à des zones géographiques bien déterminées: Ostie (CIL XIV 270; 796), la Sicile (X 7348; 7383-7387; 7407; 8045, 5) et l'Étrurie (XI 1464; 1986; 2744; 2753; 2914; 4670; 6057; 6689, 72). Quant aux Plaetorii, c'est vers le même horizon, vers Tusculum (Münzer, s.v., RE, XX, 2, n° 7, col. 1948), qu'oriente l'onomastique : une adoption, donc, remontant selon toute vraisemblance au grand-père (Ibid., n° 11 et 14, col. 1949 sq.) de notre monétaire (Ibid., n° 16, col. 1950-1952), qui ne dépaysait en rien les Cestii de Préneste, mais les maintenait dans le même domaine géographique et culturel que celui où ils étaient nés. 280 Sur ces problèmes, et la place qu'occupe le monnayage de M. Plaetorius Cestianus dans l'actualité politique du temps des imperatores, cf. T. II, chap. VI. On date, trad itionnel ement, ses émissions, qui ne comportent pas moins
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE sans légende, le profil, à droite, d'une divinité féminine, aux traits juvéniles, les cheveux ramass és en chignon bas sur la nuque, et, au revers, de face, le buste d'un énigmatique petit personnage qui, de ses deux mains, tient une tablette sur laquelle est inscrit le mot SORS (Pi. VI, 3). Beaucoup, sur la seule foi de cet exergue, ont cru y voir la déesse Sors, abstraction divini sée(?) qui n'a jamais existé que dans leur imagination et dont on chercherait en vain le signalement dans les grandes encyclopédies de l'antiquité. Pourtant, si les numismates, dans leur ensemble, sont restés fidèles à cette expli cation traditionnelle281, c'est l'interprétation de Dressel, plus proche de la vérité, qui s'est généralement imposée auprès des historiens de la religion romaine282. Celui-ci a voulu reconnaî-
de sept types différents, des années 69 (Babelon, II, p. 310 sq.), ou vers 68 (Grueber, I, p. 434 sq.), ou vers 68-66 (Sydenham, p. 132 sq.), encore que cette chronologie ait été mise en question par certains numismates. H. Zehnacker, Moneta, Rome, 1973, I, p. 584 en particulier, s'en tient à la datation de Sydenham; tandis que M. Crawford, Roman republican Coinage, Cambridge, 1974, I, p. 414, revient à 69 av. J.-C. 281 Qui remonte au XVIe siècle et aux Familiae Romanae in antiquis numismatibus de Fulvius Ursinus : « deae Sortis imago» (pour l'historique de la question, cf. l'article de Dressel cité ci-dessous; et la discussion de Höfer, s.v. Sors, dans Roscher, IV, col. 1217 sq.). De même Eckhel, Doctrina numorum veterum, 1795, V, p. 273 sq. Souvent, la tablette oblongue que tient le personnage a été prise pour un socle sur lequel reposait son buste et qui portait gravé son nom, Sors; encore en ce sens Fernique, Étude sur Frenesie, p. 98: «une sorte de base». Telle est l'interprétation qu'on trouve toujours dans les traités classiques de numismatique, accom pagnée d'une description si vague qu'elle trahit leur incom préhension du sujet: ainsi Babelon, II, p. 315 sq., n° 10, qui ne voit au droit qu'un «buste de femme» et, au revers, le «buste de la déesse Sors», et qui décrit la sors, pourtant correctement identifiée (cf. p. 311 sq.), comme «un cartou che» et, «au-dessous, des traits incertains»; Grueber, I, n° 3525-3532: «female bust (Fortuna?)» et «half-length figu reof Sors . . . holding ... a scroll or tablet » (cf. p. 435, type II, «scroll or cartouche», interprété comme la reproduction d'une des sortes); Sydenham, n° 801-802: «bust of Fortuna(?) », « half-length figure of Sors . . . holding a tablet ». Explication qui a été adoptée par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1544; et Hild, DA, II, 2, p. 1271. Toutefois, maintenant, M. Crawford, I, p. 415, n° 405, 2: «female bust r., draped (? Fortuna) », « half-length figure of boy facing, holding tablet inscribed SORS». 282 H. Dressel, résumé dans SPA, 1907, p. 371; et, pour le texte complet, Sors, ZN, XXXIII, 1922, p. 24-32; également p. 300-302. Cf. Wissovsa, RK2, p. 260, n. 4; Otto, RE, VII, 1,
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tre dans la figure du revers, de féminine deve nuemasculine, le puer des sorts, qui tient devant lui la tablette qu'il vient de tirer au hasard et qui la présente, pour que ce dernier puisse la lire, au consultant, ou au prêtre chargé de l'interpréter. Mais cette tablette est-elle l'une des Praenestinae sortes, ce qui permettrait d'identifier dans la tête du droit Fortuna Primigenia elle-même? ou n'a-t-elle aucun lien avec l'oracle de Préneste? Sur ce point, Dressel renonce à se prononcer et, ignorant jusqu'au bout la figure du droit que, dans son étude, il a entièrement dissociée de celle du revers, il laisse à son anonymat cette divinité inconnue. Aux regrets que suscite cette lacune s'ajoute une autre remarque. La coiffure de l'enfant - il suffit de la comparer au jeune garçon aux cheveux courts et vêtu de la toge, qui est figuré sur le bas-relief d'Ostie -, ses cheveux mi-longs, ramenés en boucles sur les oreilles et, semblet-il, ornés de perles, ainsi que son vêtement, un chiton agrafé sur les épaules et qui lui découvre le cou et les bras, sont indubitablement fémi nins, si bien qu'il faut, en fait, reconnaître dans ce puer une puella2*3 et en conclure qu'à Pré neste l'oracle de Fortuna Primigenia, car c'est bien elle que les attaches du monétaire avec la cité incitent à reconnaître dans le type du droit284, pouvait avoir comme innocent instrucol. 26; Pease, op. cit., p. 495; Ehrenberg, s.v. Losung, RE, XIII, 2, col. 1455; Münzer, s.v. Plaetorius, RE, XX, 2, η» 16, col. 1951. 283 Latte, Rom. Rei., p. 177, η. 6, et pi. 6a-b : «Mädchen mit den Losen ». Cf. Ο. J. Brendel, AJA, LXIV, 1960, p. 46, n. 24, qui rapproche le chiton de la puella prénestine de celui des deux Fortunes antiates, sur l'ex-voto de marbre conservé à Palestrina (infra, notre PL IX, 3). 284 Le seul obstacle qui retenait Dressel, op. cit., p. 31, de conclure, de la sors du revers, à l'identité de la tête du droit, et de reconnaître en cette dernière la maîtresse par excel lence des sortes qu'était Fortuna Primigenia, était précisé mentl'absence de liens particuliers entre Préneste et M. Plaetorius Cestianus. Cf. la même remarque chez Grueb er, I, p. 434, que, toutefois, cette constatation négative n'empêche pas de conclure à une effigie probable de Fortuna. Mais, si c'est effectivement le cas pour les Plaetorii, les liens que nous avons reconnus entre les Cestii-Cestiani et la ville de Fortuna y suppléent largement et rendent l'objection caduque. On relèvera par ailleurs, si ce rappro chement peut confirmer l'identification, que Fortuna figure sous la même apparence juvénile et, cette fois, avec son nom gravé, sur une ciste de Préneste, reproduite ci-dessous (PL VII-VIII).
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ment un enfant de l'un ou l'autre sexe, indiff éremment. Ainsi amendée l'analyse de Dressel, et reconnus les liens de ce type monétaire avec le sanctuaire de Préneste, le denier de M. Plaetorius Cestianus devient, pour les Praenestinae sortes, l'exact équivalent de ce qu'est le bas-relief d'Ostie pour les sortes Herculis : une illustration vivante du culte oraculaire de Fortuna Primigen ia, qui associe l'image révérée de la divinité, les tablettes sacrées qui contenaient sa révélation et l'enfant humain par l'entremise duquel elle la dispensait, et qui complète d'autant plus heu reusement le texte de Cicéron que ces divers témoignages, archéologique, numismatique et li t éraire, forment un ensemble homogène de documents contemporains, qui remontent tous trois au dernier siècle de la République. Cette interprétation pourrait, en outre, per mettre d'élucider, par analogie, un autre type jusqu'à présent mal identifié du monnayage de M. Plaetorius Cestianus : un denier qui porte au droit le profil, à gauche cette fois, d'une divinité féminine, elle aussi anonyme, différant de la précédente par le diadème dont elle est parée et par le détail de sa chevelure, relevée en chignon et prise dans un filet, et, au revers, le fronton d'un temple orné d'un géant anguipède (Pi VI, 4). Si la déesse, comme on l'admet par tradition, mais sans preuve sûre, et malgré la différence des deux types285, est bien Fortuna, et le temple représenté l'une de ses aedes de Préneste286, on pourrait se demander lequel,
précisément, de ses trois temples, le monétaire a voulu figurer. Celui du sanctuaire supérieur est évidemment exclu, en raison de son plan cir culaire. Mais, parmi les deux édifices du sanc tuaire inférieur, l'on peut hésiter entre \\aedes) louis Pueri et l'aedes Fortunae proprement dite, la salle à abside reconstruite au temps de Sulla, à laquelle iraient nos préférences : temple récent, embelli par le dictateur, sous les auspices duquel le jeune Pompée avait fait ses premières armes et dont, durant toutes ces mêmes années 67-55, il ne manquait pas de remployer les symboles monétaires aux fins de sa propagande personnelle287; temple propre de Fortuna, à la différence de \\aedes) louis Pueri qui, bien qu'elle fût sienne, était couramment désignée sous un autre nom que le sien; temple, enfin et surtout, qui était par excellence le siège de son culte oraculaire, distinct du culte courotrophique qu'on lui rendait dans celui de Jupiter Enfant. Reste que, de la façade de la salle à abside, nous ne voyons plus que la partie infé rieure et que, dans les essais de reconstitution, par ailleurs fort différents, qu'ils en ont propos és,les deux auteurs qui l'ont étudiée avec le plus de précision, Delbriick et H. Hörmann288, ne se sont évidemment pas aventurés à imaginer le décor sculpté du fronton qui couronnait l'édifice. En l'absence d'une confirmation a rchéol gique qui trancherait définitivement le débat, rien n'interdit de se représenter sa déco ration à l'image du revers de M. Plaetorius
285 Qui, toutefois, ne prouve rien contre l'identification proposée : H. Zehnacker, op. cit., II, p. 816-820 (notamment p. 817, sur les deux types de Fortuna frappés par M. Plae torius), note qu'on observe souvent, parmi les émissions d'un même monétaire, des différences considérables dans la représentation d'une même divinité; soit que ce soit un moyen de distinguer deux émissions, soit, le plus souvent, un geste de libéralité des monétaires, faisant preuve de la même profusion dans leurs émissions que d'autres dans l'organi sationdes jeux. 286Babelon, II, p. 315, n° 9 (cf. p. 314 sq., n° 8), aussi vague pour le droit, «tête diadémée de femme» (cf. p. 311, où il songe indifféremment à reconnaître, dans les divers types du monnayage de M. Plaetorius, toutes les Fortunes de Rome, Nortia, Fata, etc.) qu'il est précis pour le revers : «fronton du temple de Préneste»; étrange contraste, qui aboutit à la contradiction, car les deux représentations vont de pair et l'identification du revers avec le temple de Fortuna entraîne, logiquement, celle de la tête du droit avec la déesse elle-même. Plus réservé, Grueber, I, p. 434 et
n° 3519-3524, «female bust (Fortuna?)» et «pediment of temple », se range toutefois à l'interprétation de Babelon, qui lui semble étayée par le type précédent. De même Sydenham, n° 799-800 : « bust of Fortuna (?) » et « pediment of temple ». Fernique, Étude sur Préneste, p. 98 sq., est égal ement d'avis de rapporter ce denier au culte de Fortuna. Mais M. Crawford, I, p. 414, n° 405, 1, se borne à décrire: «female bust » et « pediment of temple ». La roue qui figure sur l'exemplaire que nous reproduisons est sans rapport avec la Fortune : elle n'est qu'un des symboles variés (flèche, poi gnard, etc.), utilisés comme marques de coin pour cette émission. 287 A. Alföldi, Die Geburt der kaiserlichen Bildsymbolik 2. Der neue Romulus, ΜΗ, Vili, 1951, p. 190-215; rés. dans REL, XXVIII, 1950, p. 54 sq. 288 Delbriick, Hellenistische Bauten in Latium, Strasbourg, 1907, I, p. 77-81 et pi. XVI; Hörmann, Die Fassade des Apsidensaales im Heiligtum der Fortuna zu Praeneste, MDAI (R), XL, 1925, p. 241-279.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE Cestianus, fils lointain de Préneste, et dont les deux deniers que nous avons décrits, le premier, dont nous tenons l'interprétation pour assurée, le second, qui ne prête qu'à une hypothèse séduisante, mais invérifiable en l'état actuel de nos connaissances, formeraient ainsi une unité prénestine et oraculaire, tous deux montrant l'effigie de la déesse des sorts, l'un, l'extérieur de l'édifice qui abritait sa statue et l'arca déposit airede ses tablettes sacrées, l'autre, l'opération par laquelle elle rendait ses oracles. Quant au fait que le puer des sorts pouvait aussi, le cas échéant, être une puella, il n'y a rien là qui doive étonner ni qui requière une expli cation laborieuse. Car il est évident que le témoignage du revers de M. Plaetorius Cestia nusne contredit nullement celui du De diuinatione : rien, dans le texte de Cicéron, n'indique que ce service rituel ait été assuré par un unique enfant et, de même qu'il y avait place, dans l'immense sanctuaire de Préneste, pour un nom breux personnel de prêtres et de serviteurs, il est beaucoup plus vraisemblable qu'un groupe de plusieurs enfants, garçons ou filles, était en permanence attaché au tirage des sorts. Point n'est besoin d'alléguer, par ailleurs, que le recours à une fillette, dans le rituel oraculaire de Préneste, se justifie par la présence, dans les bras de la courotrophe, d'une déesse enfant, comme si le groupe ou peut-être même le couple humain des enfants, garçon et fille, chargés de manifester la volonté surnaturelle de Fortuna, avait été le reflet du couple divin de Jupiter et de Junon, allaités par la déesse-mère. Sans doute, la part faite à des puellae, à égalité, semble-t-il, avec de jeunes garçons, et qui était peut-être une originalité de l'oracle de Préneste, puisque c'est l'une d'elles que, de préférence au puer, plus banal, M. Plaetorius Cestianus a choi sie pou la faire figurer sur ses monnaies, peut-elle s'expliquer par la prédominance, dans la religion prénestine, des valeurs féminines sur les valeurs masculines et par la primauté ori ginaire de Fortuna Primigenia, qui s'exerce au détriment de Jupiter, ailleurs père incontesté des dieux et des hommes. Mais, si ce trait pouvait, peut-être, distinguer l'oracle structuré de Préneste, assujetti à des règles canoniques et régi par un puissant corps sacerdotal, de la divination populaire à laquelle appartient la scène de carrefour décrite par Tibulle, c'est
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plutôt, en réalité, au rôle rituel des jeunes acolytes, garçons et filles, dans les actes publics du culte romain, que font songer le puer et la puella de Préneste. Nous ignorons tout des conditions dans lesquelles ces jeunes auxiliaires de l'oracle étaient recrutés et à quelles obliga tionsils devaient satisfaire, si, par exemple, ils devaient, comme leurs homologues de Rome, avoir leur père et leur mère vivants. Mais il nous suffit de rappeler que les flamines romains et leurs épouses avaient à leur service, dans l'exer cicedu culte, non seulement des camilli, mais aussi des camillae, et que, répondant au flaminiits camïllus qui secondait son mari, la flaminica Dialis avait spécialement auprès d'elle une sacerdotula qui portait l'épithète de flambila289, pour que la puella attachée à l'oracle de Préneste cesse d'apparaître comme une figure insolite, non seulement dans la religion locale, mais même dans la religion romaine. Outre ce problème particulier, il subsiste encore beaucoup d'inconnues qui obscurcissent à nos yeux le fonctionnement de l'oracle de Préneste, sur lequel Cicéron est loin de nous avoir tout dit. Nous ignorons où était déposée l'arca des sorts. Mais, nécessairement conservée en lieu sûr, elle ne pouvait se trouver, comme on l'a parfois prétendu290, dans la grotte oraculaire, que ne défendait que la simple balustrade dont était entouré l'enclos à ciel ouvert qui la pré cédait. C'est plutôt, comme le croyait Marucchi, dans l'aedes Fortunae qu'elle devait être gar dée291, puisque, selon le mythe étiologique, c'est 289 Serv. Aen. 11, 543: Romani quoque pueros et paellas nobiles et inuestes camillos et Camillas appellabant, flaminicarum et flaminum praeministros (cf. 558); Fest. Paul. 82, 16: flaminia dicebatur sacerdotula quae flaminicae Diali praeministrabat, eaque patrimes et matrimes erat. On connaît, de même, une petite fille de six ans qui conduisait les danses dans les cérémonies du culte à Tusculum, en qualité de praesul sacerdot(um) Tusculanotium) (CIL VI 2177). Prêtres attachés plus précisément au culte de Castor et Pollux? cf. G. McCracken, s.v. Tusculum, RE, VII, A, 2, col. 1476; ce qui confirmerait l'impossibilité de lier exclusivement les garçons et les filles au service des divinités masculines pour les uns, féminines pour les autres. 290 Fernique, op. cit., p. 90; P. Cicerchia, d'après Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 238. 291 Opinion qu'il exprima pour la première fois en 1904, Ibid., et qu'il maintint par la suite à travers tous ses écrits : BCAR, XXXV, 1907, p. 300-302; DPAA, X, 1, 1910, p. 112; 117; 155.
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in eo loco qu'avait poussé l'olivier miraculeux avec le bois duquel on l'avait faite; ou, si l'on renverse, dans un esprit rationaliste, les rapports de la légende et de la réalité, disons que c'est précisément parce que Varca était conservée en ce lieu qu'avait pris naissance la tradition fabu leuse de l'olivier d'où coulait le miel. Était-ce, selon l'hypothèse de Marucchi, dans l'une des deux niches supérieures de l'abside qu'elle se trouvait? Emplacement fort incommode, et sin gulière idée, a justement objecté Vaglieri292, que de placer ce coffre pesant si haut au-dessus du sol. Mais ne nous perdons pas dans ces détails matériels, invérifiables, et sans incidence, au demeurant, sur la réalité vivante du culte et son retentissement spirituel, qui nous importent bien davantage. On a d'ailleurs supposé que ce n'était pas directement dans Varca elle-même que l'enfant mélangeait les sorts, puis les tirait, mais dans un récipient de dimensions plus modestes, donc plus maniable. Un vase, peutêtre, urna, situla, sitella, comme il est attesté dans de nombreuses consultations des sorts293 et, précédent fameux entre tous, à Dodone, qui ne cherchait pas seulement à connaître la volont é de Zeus à travers les mouvements qui agi taient le feuillage de son chêne sacré, mais qui, au moins à un moment de son histoire, au IVe siècle, eut recours à la cléromancie, comme nous le savons par l'incident funeste lors duquel un singe renversa tout l'appareil sacré préparé en vue de la consultation, et surtout uas illud in quo inerant sortes29*. Mais le point le plus important que nous eussions souhaité connaître concernait le lieu même des consultations. Marucchi, dont les opinions ont d'ailleurs varié dans leurs détails, a toujours maintenu la thèse qu'elles se seraient
™BCAR, XXXVII, 1909, p. 269, n. 117. 293 Ainsi chez Horace, sat. 1, 9, 30 (cité supra, p. 63, n. 275) ou chez Plaute, dans la scène de consultation de la Casina, 342-423, elle-même imitée des Κληρούμενοι de Diphile. Cf. les nombreux exemples allégués par Pease, op. cit., p. 494; avec les remarques d'Y. de Kisch, MEFR, LXXXII, 1970, p. 328, n. 4. Toutefois, sur le bas-relief d'Ostie {supra, p. 63 sq.), c'est de Varca elle-même qu'a été extraite la tablette qui se trouve dans la main d'Hercule; et l'on pourra objecter que, dans les divers cas que nous venons de citer, il n'existait pas d'arca sainte d'où l'on pût tirer les sorts. 294 Cic. din. 1, 76.
déroulées dans le temple lui-même, «il posto dell'oracolo», et plus précisément dans l'absi de295, qui en était comme le saint des saints. Devant le silence des textes, nous en sommes réduit aux hypothèses. Mais toutes les probabil ités, confirmées par la comparaison avec des faits mieux connus, sont, à notre sens, en faveur de la grotte. C'est à cet emplacement qu'avaient été trouvés les sorts : il semble naturel que la déesse ait fait connaître l'avenir au lieu même où elle avait, pour la première fois, manifesté sa puissance, comme si le geste de l'enfant qui les «tirait» - tollere, ducere -, répétait le prodige initial qui les avait fait «jaillir» - erumpere - du rocher. De surcroît, les cultes oraculaires sont fréquemment liés aux grottes et aux lieux sou terrains : tels l'antre de la Sibylle de Cumes ou celui de la Pythie delphique, ou l'antre de Trophonios à Lébadée, ou bien d'autres cavernes du monde méditerranéen, dont la grotte de Préneste offrirait l'équivalent à la fois symboli que et rituel, d'autant plus parfait que tout se passe comme si les aménagements artificiels dont elle a été l'objet avaient systématiquement visé à y reproduire le paysage-type de la grotte oraculaire, lieu sacré où se rencontrent la puis sance divinatoire de la terre et des eaux. On se rappelle en effet que la mosaïque des poissons, dont elle est revêtue, comme, d'ail leurs, la mosaïque du Nil, dans le temple à abside qui en reproduit fidèlement la disposit ion,était recouverte d'un voile d'eau courant e296,qui s'écoulait des niches creusées dans le fond de sa paroi, où filtre encore aujourd'hui une abondante humidité qui ne peut provenir que d'une source. Si bien que certains, niant le caractère sacré de l'Antro delle Sorti et du
295 DP A A, X, 1, 1910, p. 117. Marucchi, après avoir dans ses premiers écrits (Bull. Inst. 1881 et 1882), admis avec P. Ci cerchia, l'archéologue prénestin inventeur de l'Antro delle Sorti, que Varca des sorts était conservée dans la grotte, où l'on en extrayait les tablettes pour les consultations, qui avaient lieu dans l'abside du temple, supposa ensuite, par une série d'hypothèses non moins invérifiables et compli quées, que, tandis que le tirage des sorts avait lieu dans le temple en présence du sortilegus, les consultants attendaient devant la balustrade de la grotte la réponse qu'un autre prêtre, traversant l'area sacrée par un cryptoportique, serait venu leur y porter (BCAR, XXXII, 1904, p. 239-242). 296 Supra, p. 6.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE temple, n'ont vu dans ces deux grottes symétri ques que deux nymphées297. G. Gullini, qui ne met pas en doute la destination religieuse des deux constructions, n'est pourtant pas si éloigné de cette interprétation profane, lorsqu'il affirme que l'architecte ou le mosaïste auteur de ces aménagements n'aurait recherché que des fins esthétiques : l'eau dont ils étaient baignés aurait été uniquement destinée à aviver les chatoyantes couleurs des deux pavements, dont l'étude s'est révélée si précieuse pour la connaissance de la peinture antique298. Nous ne saurions nier que telle ait été, effectivement, l'une de leurs inten tions, ni qu'ils aient voulu, par ce moyen, créer l'illusion du réel, comme si, dans la grotte, de véritables poissons se fussent joués au fond des eaux marines ou que, dans l'abside du temple, l'on eût cru voir le paysage aquatique du Nil et sa vallée envahie par l'inondation. Mais ce ne peut être là qu'une explication partielle, et la présence, dans l'Antro delle Sorti, d'une eau courante, s'échappant du rocher, doit aussi et surtout avoir eu valeur religieuse. Les eaux et les sources, en effet, sont souvent liées aux cultes oraculaires et, en particulier, aux antres dans lesquels prophétise la divinité. En Sicile, à Lilybée, l'oracle de la Sibylle, amenée par les colons grecs, a succédé à un culte indigène primitif, lié à un puits ou à une caverne inondée d'eau, où se pratiquaient des consulta tions prophétiques299. Des sources sacrées exis taient auprès des plus grands oracles grecs, à
297 Supra, p. 16. P. Mingazzini, en particulier, Arch. Class., VI, 1954, p. 296 et 298 sq., insiste sur le caractère utilitaire de ces nymphées, destinés à recueillir les eaux d'infiltration : aussi croit-il peu vraisemblable que les sortes et Yarca de bois aient pu être conservées dans une grotte aussi humide sans en être endommagées, et que la salle à abside ait été le temple de Fortuna, «una bella abitazione, perennemente inumidata dallo sgocciolio dell'acqua! Nemmeno un miserab ile l'avrebbe accettata». 298 Fasolo-Gullini, p. 26 et 48. 299 La grotte, sur laquelle fut construite au XVIe siècle l'église de saint Jean Baptiste, du prophète «qui uerus Dei uates fuit », est restée un lieu de pèlerinage réputé pour ses eaux miraculeuses, qui guérissent ceux qui en boivent et leur donnent le don de prédiction ou, tout au moins, la révélation de leur avenir (E. Ciaceri, Culti e miti nella storia dell'antica Sicilia, Catane, 1911, p. 54-57; B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, Rome-Naples, 193549, HI, p. 499 sq., et IV, p. 77).
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Delphes, où la Pythie, après s'être purifiée à la source Castalie, allait boire à l'eau de la fontaine Cassotis300, ou à Claros, près de Colophon, où, nous apprend Tacite, le prêtre d'Apollon «se" borne à écouter le nombre des consultants et leurs noms, puis il descend dans une grotte, puise de l'eau à une source mystérieuse et, bien qu'étranger le plus souvent aux lettres et aux poèmes, il donne en vers ses réponses aux questions que chacun a posées en pensée»301. Tous faits qui ressortissent à la même intuition fondamentale, que «la puissance prophétique émane des eaux»302. Une association identique de la grotte et de l'eau sainte existait donc dans l'oracle de Préneste. Car, à la lumière de ces faits, il devient invraisemblable que l'eau qui suintait du rocher, dans l'antre de Fortuna, y ait été recueillie simplement pour embellir l'admi rable mosaïque qui n'y fut placée qu'à l'époque de Sulla et pour donner à des spectateurs l'illusion puérile que des poissons aux vives couleurs y nageaient au fond d'une grotte mari ne.Telles furent, sans doute, les conséquences de cet aménagement tardif et raffiné, et l'on peut admettre que les consultants qui venaient demander à Fortuna Primigenia de les éclairer sur leur avenir aient pu, malgré la solennité du lieu et des circonstances, prêter attention à de tels détails et s'en émerveiller, en pieux pèlerins qu'ils étaient. Mais ce serait ravaler bien bas le sens du sacré que devait, au contraire, émouvoir profondément la vue de cette grotte antique, où Fortuna s'était révélée par un prodige et où sa présence se faisait toujours mystérieusement sentir, que de réduire à ces finalités secondaires l'eau primordiale de la grotte prénestine. Elle ne constituait dans son principe ni une curiosité destinée à étonner des touristes, ni un moyen de mettre en valeur un beau pavement, interpré tationd'un modernisme singulièrement anachron ique. En fait, tout porte à croire que l'architecte et le mosaïste qui, au Ier siècle av. J.-C, ont res-
300 Paus. 10, 24, 7; cf. Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, III, p. 100 et n. 3. 301 Ann. 2, 54, 2-3 (trad. P. Wuilleumier, Les Belles Let tres). Cf. Ch. Picard, Êphèse et Claros, Paris, 1922, p. 111113. 302 M. Eliade, Traité d'histoire des religions, nouv. éd., Paris, 1964, p. 175 sq.
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LA FORTUNE DE PRENESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«
taure et embelli le vieux sanctuaire de Fortuna ont respecté l'ancienne disposition des lieux. En contenant dans cette sorte de bassin artificiel, dont la mosaïque des poissons occupe le fond, l'eau qui filtrait d'une source souterraine et qui envahissait la grotte, ils ont tiré le meilleur parti possible, esthétique et cultuel, de ce qu'ils trou vaient sur place, c'est-à-dire du premier aména gement de l'Antro delle Sorti, qui remontait aux IVe-IIIe siècles, et des données plus vénérables encore que leur léguait une vieille tradition religieuse. Leur principale innovation fut la pose de la mosaïque, neuve parure de l'antique sanct uaire303. Mais l'eau qui baignait le fond de la
303 Nous ne reconnaissons donc à la mosaïque des pois sons, comme à la mosaïque du Nil, dont l'étude ne peut en être disjointe, qu'une fonction décorative, qui exclut toute signification cultuelle et tout symbolisme religieux. Le pro blème, longuement traité par Marucchi (BCAR, XXIII, 1895, p. 26-38; XXXII, 1904, p. 250-273; XXXV, 1907, p. 293 sq.; XXXVII, 1909, p. 66-74; DPAA, X, 1, 1910, p. 147-190; Guida, p. 75-85 avec, p. 76 sq., un catalogue des opinions émises sur le sujet), est l'un de ceux qui ont soulevé le plus de débats parmi les archéologues (cf. les critiques de Vaglieli), divisés tant sur la datation des deux œuvres que sur l'interprétation de leur sujet. Loin d'y reconnaître le lithostroton offert par Sulla, Marucchi a repoussé l'époque de leur composition jusqu'au règne d'Hadrien et s'est livré sur le sujet de la mosaïque du Nil à de hardies spéculations syncrétistes. La représentation de l'Egypte, recouverte par l'inondation du Nil, serait celle de la terre sacrée d'Isis, déesse féconde (frugifera), qui allaite l'enfant Horus comme Fortuna Jupiter Puer, et qui, dans tout le monde hellénistique et romain, était précisément assimilée à Tyché et à Fortuna, comme le prouve, à Préneste même, la dédicace d'une statue d'Isityché (CIL XIV 2867; cf. supra, p. 11, n. 38). L'œuvre, inspirée par Élien de Préneste, prêtre de Fortuna et auteur d'un Περί ζίόων dont la substance se retrouve dans les figures d'an imaux qui y sont représentées, ne viserait à rien moins qu'à montrer par l'image que le culte de Fortuna et l'art de la divination sont originaires d'Egypte. Quant à la mosaïque des poissons, les espèces qui y sont figurées et, dans son angle inférieur droit, la représentation du Phare d'Alexandrie permettraient de la rattacher au même sujet : les deux mosaïques ne formeraient qu'un seul ensemble en deux parties, la première montrant la mer qui conduit aux rivages d'Egypte, la seconde, l'Egypte tout entière depuis la côte jusqu'aux montagnes d'Ethiopie. Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 237-239, qui admet la datation proposée et le rapport possible avec Élien de Préneste, leur refuse en revanche toute signification ésotérique liée aux cultes d'Isis et de Fortuna, et n'y voit que des œuvres didactiques, qui représentent les poissons et les animaux terrestres d'Egypte vivant dans leur milieu naturel. Sans entrer ici dans le détail des discussions entre spécialistes (cf. T. II, chap. VI), rap-
grotte prénestine était là bien avant eux : él ément sacré, de tout temps présent dans le culte et essentiel à sa nature divinatoire, elle devait déjà inonder le sol dès ses premiers commenc ements, quand le sanctuaire de Fortuna n'était encore qu'une simple anfractuosité naturelle, comme dans la grotte primitive de Lilybée. A l'époque classique, le devant de l'Antro delle Sorti était occupé par un enclos à ciel ouvert, fermé d'une balustrade. C'est là, vraisemblable ment, devant (plutôt que dans) ce locus saeptus religiose, que se tenait la file des consultants : à proximité immédiate, mais à l'extérieur cepen dant, de cet espace consacré, défendu par la clôture qui en interdisait l'accès au profane, et de la grotte où s'était manifestée la déesse. Où se trouvaient les desservants du culte oraculaire? nous croirions volontiers que, comme la Pythie,
pelons seulement que, de nos jours, l'accord s'est fait pour rendre à Sulla l'initiative des deux mosaïques. Dans ces conditions, le problème de leur signification, tributaire de celui de leur date, se pose en de tout autres termes. Or, même si l'assimilation d'Isis et de Tyché était accomplie de longue date dans la religion hellénistique et si le temps de Sulla est celui où la religion isiaque, déjà implantée dans le sud de l'Italie où l'Iseum de Pompéi remonte à l'extrême fin du IIe ou au début du Ier siècle, commence à gagner Rome, où le collège des pastophores fut précisément fondé sub Ulis Sullae temporibus (Apul. met. 11, 30, 5), il est tout à fait exclu (malgré F. Coarelli, Hellenismus in Mittelitalien, II, p. 339, qui voit dans la salle à abside l'Iseum de Préneste) qu'à une époque aussi haute Isis, divinité exotique, ait pu se confon dre aux yeux des Romains avec leur Fortune nationale. Quant à supposer que les artistes alexandrins appelés par Sulla, conscients de la double identification, d'une part de Fortuna et de Tjché, d'autre part de Tyché et d'Isis, aient pu pour leur propre compte percevoir un rapport entre la déesse égyptienne et celle dont ils étaient chargés d'orner le sanctuaire, et conclure ainsi à l'identité d'Isis et de Fortuna, c'est une anticipation beaucoup trop audacieuse pour qu'on puisse l'accepter à une date aussi précoce, et une équation beaucoup trop subtile pour qu'on puisse la leur imputer : un mosaïste n'est pas un historien des religions. Les temples et les cérémonies religieuses figurés sur les deux mosaïques, le Serapeum d'Alexandrie et le temple de l'île de Philae sur celle du Nil, un Poseidonion sur celle des poissons, n'im pliquent nullement des affinités cultuelles entre les scènes représentées et la déesse dans le temple de laquelle elles étaient placées, mais relèvent uniquement de la conception du paysage sacré. Ni planches didactiques, ni monuments figurés du culte, les deux mosaïques de Palestrina, œuvres purement ornementales, n'ont pas plus de signification religieuse que tant d'autres mosaïques égyptisantes attestées dans le monde romain.
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE comme le prêtre de Claros, ils se rendaient au fond de la grotte pour boire l'eau sainte ou pour s'y purifier; puis, quittant cette zone faiblement recouverte d'eau pour revenir dans la partie antérieure du sanctuaire, juste en deçà de la balustrade, ils y procédaient à la consultat ion. L'enfant, simple «main» au service de la déesse - Fortunae monitu, pueri manu -, se bornait à «tirer» les sorts: tolluntur, ducuntur, dit Cicéron304. Il les tendait ensuite au spécialiste chargé de les lire et d'énoncer la réponse attendue par le fidèle, au sortilegus Fortunae Primigeniae. Nous connaissons sous l'Empire, au plus tard au temps de Vespasien, mais il est vraisemblable que la fonction existait depuis une date beaucoup plus ancienne, l'un de ces prêtres essentiels à la vie du sanctuaire, Sex. Maesius Celsus, notable de la ville, centurion prêt de s'élever à la carrière équestre, puisqu'il devint praefectus fabrum, magistrat qui gravit success ivement tous les honneurs municipaux, questure et édilité, avant de parvenir à la dignité suprême de duumvir, et qui cumula en sa personne le double sacerdoce du culte impérial, puisqu'il fut flamine du divin Auguste, et du culte de For tuna305. Le sortilegus n'était pas, toutefois, le prêtre en titre de Fortuna, le sacerdos Fortunae Primigeniae, que mentionnent deux inscriptions, elles aussi d'époque impériale. L'une, du temps
304 Ce sont les termes techniques; cf. les notes de Pease à diu. 2, 86, p. 494 sq. On rapprochera de même Tib. 1, 3, 11, sustulit {supra, p. 63), et CIL V 5801 : sortib(us) sublatis. 305 CIL XIV 2989 : Sex Maesio Sex. f. Rom. Celso praef. / fabr. Ili D leg. UH Maced q. aed. Unir, flamin. / dilli Aug. sortilego Fortunae Primigeniae, etc. Pour la date de l'inscrip tion, un terminus ante quem est fourni par l'appartenance du personnage à la IVe Macedonica, qui fut licenciée par Vespasien. On connaît également un sortilegus ab Venere Erucina (CIL VI 2274; ainsi que VIII 6181 et, de Pompéi, NSA, 1880, p. 185). Le rôle de ces exégètes sacrés devait être comparable à celui des προφήτοα de Delphes, chargés de mettre en forme et de communiquer au consultant la réponse du dieu (P. Amandry, La mantique apollinienne à Delphes, p. 118 sq.). On se fera une idée de leur importance, et de la marge d'interprétation qui était permise à ces intermédiaires entre l'homme et la divinité, par la parodie de sortitio imaginée par Apulée, met. 9, 8, où les prêtres charlatans de la Dea Suria composent une sors unique que, au prix d'une exégèse habile, ils font servir à toutes les questions posées.
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d'Hadrien, est complète306 et elle nous renseigne assez précisément sur la condition sociale de son titulaire : seuir Augustalis, c'est-à-dire, selon toute vraisemblance, affranchi d'origine307, mais admin istrateur de la confrérie et, apparemment, riche artisan, président à vie, sans doute à titre honorifique308, par la grâce de l'empereur luimême, comme il le rappelle fièrement, du col lège des charpentiers de Préneste309, il apparten ait à cette aristocratie inférieure, exclue par sa naissance des honneurs municipaux et qui exer çait avec d'autant plus de zèle les fonctions sacerdotales310. L'autre, récemment découverte et très mutilée, établit un rapport - mais de quelle nature? - entre le prêtre et les sorts de la déesse :. . . [Fortunae Primige~\niae Io[uis pue]ri sor[tes .../... sa~[cerdos For(tunae) Primig(eniae) lec[tus~] .../... signa N. V.3U. 306 CIL XIV 3003 : M. Scurreius Fontinalis / sacerdos For tunae Primig. lectus ex s.c. / IIIIHuir Aug. cur(ator) seuir(um) quinq(uennalis) perp(etuus) datus ab / imp. Hadriano Aug. collegio fabr(um) tign(uariorum), etc. 307 Encore qu'on connaisse, à Préneste comme ailleurs, des seuiri Augustales citoyens, et même magistrats munici paux,questeurs, édiles et duumvirs; cf. CIL XIV 2972; 2974; 3014. É. Beurlier, Essai sur le culte rendu aux empereurs romains, Paris, 1890, p. 207, le souligne même comme un cas particulier, comme si le sévirat avait été, dans la ville, un échelon intermédiaire qui conduisait vers les honneurs publics et le flaminat du divin Auguste. 308 J. P. Waltzing, s.v. Collegium, De Ruggiero, II, p. 396; et Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, Bruxelles- Louvain, 1895-1900, I, p. 387. 309 Pourquoi cette faveur octroyée par Hadrien? A l'e xtrémité sud de La Colombella, près de l'église de S. Maria della Villa qui en conserve précisément le nom, ont été découvertes les ruines de la villa la plus importante des environs de Préneste, que l'on connaît sous l'appellation de Villa d'Hadrien; c'est sur son emplacement que fut trouvé le fameux Antinous Braschi du musée du Vatican, ce qui, outre les marques de briques datant effectivement de son règne et l'analogie de la construction avec la Villa Hadriana de Tibur, est un argument de plus en faveur de l'identification (Fernique, Étude sur Préneste, p. 69 et 120; Magoffin, A study of the topography... of Praeneste, p. 50; Marucchi, Guida, p. 120-124, qui croit à une restauration de la villa impériale d'Auguste attestée par Suet. Aug. 72, 2; 82, 1; cf. Gell. 16, 13, 5). Fontinalis, charpentier de son état, s'était-il signalé à l'attention du prince en travaillant pour sa villa de Préneste? Il est tentant, en tout cas, de faire le rapprochement entre son inscription et la villa impériale de Palestrina. 310 Cf. la vanité avec laquelle les affranchis de Pétrone, Trimalcion et son ami Habinnas, marbrier réputé, font étalage de leur dignité de seuir (57, 6; 65, 5; 71, 12). 311 Fasolo-Gullini, p. 286 sq., n° 31.
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La concordance des deux textes est d'un grand intérêt et il semble bien qu'on puisse, d'après la première, restituer, dans la seconde, lecitus ex sienatus) c{onsidto)~\. Mais comment faut-il entendre cette expression? Doit-on con sidérer que, sous l'Empire, le prêtre de Fortuna Primigenia était régulièrement choisi par le sénat de Rome, ce qui attesterait à la fois l'emprise romaine sur le culte prénestin et, surtout, l'importance considérable du sanctuaire qui débordait de si loin le cadre étroit d'une simple religion locale que le pouvoir politique de Rome aurait tenu à le soumettre à son contrôle, à s'assurer sur lui mainmise et droit de regard312? Ou bien faut-il plutôt, comme on tend à le faire aujourd'hui, en réduire la portée, et n'y voir qu'une formule stéréotypée, désignant seu lement Yordo decurionum de la ville, qui, en pleine époque impériale, aurait conservé cette appellation prestigieuse, héritée de la période de l'indépendance313? Ce n'est pas tout. Nous connaissons encore, par le vœu dont il s'acquitta envers Fortuna, un certain D. Poblicius Comicus qui fut, durant treize ans, manceps aedis3U, entrepreneur du temple, fonction qui devait être de grande res ponsabilité dans un aussi vaste sanctuaire où, à
312 Vaglieli BCAR, XXXVII, 1909, p. 264, n. 88; FasoloGullini, loc. cit. Est-ce à la suite d'une consultation des sorts que le prêtre aurait consacré les signa mentionnés à la fin de l'inscription? Ou devons-nous entendre qu'il avait été luimême choisi par le sort, comme l'étaient les prêtres de Delphes (Eur. Ion 415 sq.) et que son élévation à la dignité sacerdotale aurait ainsi dépendu d'une double condition : de la volonté sacrée de la déesse, manifestée par les sortes, et de sa ratification par le pouvoir politique et le sénat de Rome? 313 Lugli, RAL, IX, 1954, p. 75 sq.; Degrassi, Arch. Class., VI, 1954, p. 303 sq.; et MAL, XIV, -1969-1970, p. 125, η. 27. Dessau ne se prononce pas et se contente d'indiquer que le sénat dont il s'agit, CIL XIV, p. 290, était « fortasse populi Romani». Marucchi, DPAA, X, 1, 1910, p. 178-182, a en outre supposé que le philosophe Élien de Préneste, dont une notice de Suidas, s.v., nous apprend qu'il fut άρχ^ερεύς, aurait exercé ses fonctions sacerdotales dans la ville même d'où il était originaire et que c'est donc de Fortuna Primigenia qu'il aurait été le prêtre, le troisième sacerdos Fortunae Primigeniae que nous connaissions, hypothèse que partagent Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 227, et M. Wellmann, s.v. Aelianus, RE, I, 1, n° 11, col. 486-488. 314 CIL XIV 2864. Cf. Henzen, Scavi di Palestina, Bull. Inst., 1859, p. 22-25; Fernique, op. cit., p. 89; Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 262, n. 86.
défaut de constructions neuves, l'entretien des bâtiments existants devait, à lui seul, nécessiter de perpétuels travaux. La même inscription nomme en outre trois celiarli, attachés au ser vice de la cella, au nettoyage des lieux, à la surveillance et à la conservation des offrandes, etc., et dont les noms, Amoenus, Dionysius, Linus, révèlent indubitablement la condition servile315. Nous devons donc nous représenter le temple de Préneste peuplé d'un abondant per sonnel sacerdotal et subalterne, qui pourvoyait aux tâches multiples qu'imposent non seulement les activités religieuses, mais aussi l'administra tion matérielle d'un grand sanctuaire; et cela non seulement sous l'Empire, mais au moins dès la fin du IIe ou le début du Ier siècle av. J.-C, et sans doute bien avant, lorsque l'oracle de For tuna Primigenia eut commencé de connaître cette faveur croissante qui devait se traduire par l'extension démesurée du temple et la construc tion de l'ensemble supérieur. L'armature spiri tuelle du culte reposait sur ce corps sacerdotal puissant et bien organisé, que nous n'entr evoyons qu'à travers quelques-uns de ses memb res, ceux dont l'épigraphie nous fait connaître l'existence, et à qui incombait le triple devoir, selon la spécialité de chacun, de célébrer les sacrifices, sur les multiples autels que renfermait le sanctuaire316, de dispenser les prédictions au nom de la déesse, et de perpétuer, conformé ment aux rites particuliers en usage à Préneste, la tradition prophétique sans laquelle il n'est pas d'oracle constitué, mais seulement vaticination
315 Ces celiarli rempliraient donc les fonctions ailleurs dévolues aux aeditui. Il est vraisemblable que tout ce personnel était logé sur place, dans les nombreuses dépen dances du sanctuaire (Fernique, op. cit., p. 89). 316 Outre ceux des aedes proprement dites, les diverses terrasses du temple offraient des emplacements propices à l'érection de nombreux autels secondaires. La terrasse des hémicycles offre ainsi un témoignage précieux sur la vie cultuelle du sanctuaire supérieur: devant l'hémicycle ouest, on a en effet retrouvé le soubassement d'un autel circulaire (Pi. III), ainsi que de nombreux débris de cendres, d'oss ements d'animaux et de vases, qui sont les traces laissées par les sacrifices qui y étaient célébrés; en position symétrique, devant l'hémicycle est, se trouvaient la base d'une statue et un puits rituel couronné d'une tholos qui, depuis, a été reconstitué dans le musée du palais Barberini (FasoloGullini, p. 147-153; G. Quattrocchi, op. cit., p. 57; cf. Iacopi, op. cit., fig. 17).
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE populaire, prompte à verser dans l'illuminisme ou le charlatanisme317. C'est à ce clergé prénestin, dépositaire de la révélation sacrée de For tuna et qui, avec les siècles, n'a dû cesser de se multiplier et de se spécialiser, que l'oracle, dont nous suivons l'histoire sur un demi-millénaire318, dut à la fois de rester fidèle aux rites qui avaient fait sa célébrité, d'évoluer, sous peine de mourir comme tant d'oracles du paganisme, selon les nécessités nouvelles du temps, et, sans doute aussi, de constituer ces archives sacerdotales319
317 Comme lors de la psychose collective de 213, que décrit magistralement Tite-live, 25, 1, 6-12, où des sacrificuli ac uates de toute sorte s'étaient emparés des esprits, sub jugués par leurs libros iiaticinos. Il n'y a, un siècle après, rien à ajouter aux définitions excellentes en tous points de Bouché-Leclercq, qui détermine en ces termes les trois conditions nécessaires à la naissance d'un oracle : « II n'y a d'oracle que là où une corporation sacerdotale, consacrée au service d'une divinité déterminée, en un lieu déterminé, et investie d'une mission légitime aux yeux de la foi, transmet aux profanes, dans des circonstances et d'après des rites spécifiés par la tradition, les révélations de la divinité . . . Une grotte, une source, à laquelle la dévotion populaire attribue des propriétés fatidiques, peut servir à des expériences particulières qui sont du domaine de la divination libre; elle ne devient un oracle que le jour où elle est soustraite à cette fréquentation banale par une corporation sacerdotale qui en réglemente l'accès et veille à l'application des rites religieux ainsi édictés », et qui conclut, par un raccourci quelque peu abrupt : « L'histoire d'un oracle est celle d'une corporation religieuse» {Histoire de la divination, II, p. 231; 233 sq.). 318 Depuis 241 av. J.-C. et la tentative de Q. Lutatius Cerco, aussitôt réprimée par le sénat (Val. Max. 1, 3, 2), jusqu'au règne d'Héliogabale (218-222 ap. J.-C.) et à l'enfance de Sévère Alexandre (SHA, AS 4, 6). 319 C'est, on s'en souvient, d'après les Praenestinorum monumenta que Cicéron, dût. 2, 85-86, rapporte (declarant, dicunt) l'histoire de Numerius Suffustius et les deux prodiges qui marquèrent la fondation de l'oracle. Ce précieux docu ment d'histoire locale ne fait sans doute qu'un avec les libri Praenestini, auxquels Solin, 2, 9, se réfère quand il rappelle la plus illustre des traditions relatives à l'origine de la ville, fondée, selon la légende italique, par Caeculus, fils miracu leux de Vulcain et homologue, prénestin de Servius Tullius : Praeneste, ut Zenodotus, a Praeneste, Vlixis nepote Latini filio; ut Praenestini sonant libri, a Caeculo, quem iuxta ignés fortuitos inuenerunt, ut fama est, Digidiorum sorores. C'est également, selon Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 215 et 249, n. 32, ces «libri sacri» qui furent la source de Caton et de Vairon, dans les notices qu'ils consacrèrent à Caeculus, et dont nous trouvons l'écho chez Virgile, Aen. 7, 678-681 et 10, 543 sq., et chez les érudits anciens (Serv. Aen. 7, 678; Schol. Veron., Aen. 7, 681; Fest. Paul. 38, 23; Mythogr. 1, 84; 2, 184). Mais doit-on réellement voir dans les libri un recueil de caractère sacré, constitué et publié par les prêtres de
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qui, au cours d'une période aussi longue, assu raient la pérennité de l'institution et contri buaient à l'auréoler du prestige de l'antiquité que, déjà, vantait Cicéron : fani pulchriîudo et uetustas Praenestinarwn etiam nunc retinet sortium nomen . . . Les sorts, au temps de Cicéron, étaient des tablettes de chêne, gravées de formules rédigées en caractères archaïques, insculptas priscarum litterarum notis, ce qui suppose une époque où la science sacrée de l'écriture320 était déjà suff isamment répandue, mais n'en permet pas moins de remonter à un passé fort reculé, puisque c'est de Préneste, précisément, que provient la célè bre fibule qui est la doyenne des inscriptions latines connues et que l'on date maintenant du second quart du VIIe siècle321. Quant au chêne, arbre sacré de Jupiter, le dieu enfant de Pré neste qui deviendra le Iuppiter Arkaniis, protec teurde Varca des sorts, indépendamment de toute référence au dieu, il se recommande par ses vertus oraculaires propres, qui sont attestées non seulement à Dodone, mais qu'on peut éga lement reconnaître dans l'oracle de Mars à Tiora Matiene322. Mais il existait des sorts beaucoup
Fortuna, ou n'étaient-ils qu'une chronique historique et profane de la cité? L'oracle de Delphes avait, lui aussi, ses archives (Plut. Lysandr. 26, avec la note de l'éd. FlacelièreChambry, Les Belles Lettres, p. 207, n. 2), et les grands collèges romains avaient de même leurs libri pontificales, augurales, sacerdotales, source du droit pontifical, du droit augurai, etc. (cf. Wissowa, RK2, p. 497; 513; 527). En fait, on ne saurait opposer les deux définitions, et nous verrions volontiers dans les libri Praenestini ou Praenestinorum monu menta l'équivalent local des annales des pontifes romains, chronique sacerdotale des événements majeurs de la ville et fondement rédactionnel des annales maximL 320 Cf. Liv. 1, 7, 8, à propos d'Évandre, fils de la divine Carmenta et uenerabilis itir miraculo litterarum. 321 Avec la tombe Bernardini à laquelle elle appartenait; cf., en dernier lieu, les catalogues des expositions Civiltà del Lazio primitivo, Rome, 1976, p. 226 et 372 sq., n° 126; Nais sance de Rome, Paris, 1977, introd. aux n° 691 et suiv., et n° 702. 322 En Sabine, dont les affinités avec Dodone sont relevées par Denys d'Halicarnasse, 1, 14, 5, qui rapproche des colombes prophétiques, perchées sur le chêne sacré de Dodone, le pic, en grec δρυοκολάπτης, qui, dans l'antique oracle de Mars à Tiora, χρηστήρίΛν "Αρεος πάνυ άρχαϊον, se tenait sur une colonne de bois, έπί. κίονος ξυλίνου - de bois de chêne, selon toute vraisemblance, comme l'indique le nom même de l'oiseau, selon l'interprétation de P. Wagler, Die Eiche in alter und neuer Zeit, II Teil, Berliner Studien für
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plus primitifs, qui ne faisaient appel ni à la connaissance de l'écriture, ni à une formulation conceptuelle par le langage, simples baguettes de bois, cailloux ou fèves de couleurs différent es323qui, à l'aurore du culte oraculaire de Fortuna Primigenia, ont pu précéder la divina tiondéjà savante que nous connaissons. Les Germains, dont l'attention scrupuleuse aux sorts faisait l'étonnement de Tacite, avaient recours à de tels procédés. Ils coupaient des branches d'arbre qu'ils marquaient de signes, notis quibusdam, encore qu'on discute s'il s'agit de sim ples incisions plutôt que de runes. Puis, après les avoir éparpillées sur une étoffe, temere ac for tuito, le consultant, prêtre ou chef de famille, en prenait trois, en invoquant les dieux et en tenant ses yeux fixés sur le ciel324. Les Scythes, d'après Hérodote, pratiquaient la divination à l'aide de baguettes de saule selon une technique analo-
classische Philologie und Archäologie, XIII, 2, 1891, p. 23 sq. Que le chêne ait pu également être consacré à Mars est confirmé par le récit de Suétone, Vespas. 5, 2, où, dans une propriété des Flavii, quercus antiqua, quae erat Marti sacra, annonçait, à chaque accouchement de Vespasia, le destin réservé à ses enfants, par la nouvelle branche qui lui poussait, hand dubia signa futuri cuiusque fati. Quant au bois que, chez Ovide, hantent Picus et Faunus, c'était, précisé ment,un bois de chênes verts, lucus . . . niger ilicis umbra (fast. 3, 295). De même, rappelle P. Wagler, à qui nous renvoyons pour toute cette analyse (également, p. 34 sq., sur le chêne des sortes Praenestinae; ainsi que, sur Fortuna, Jupiter et le chêne à Préneste, A. B. Cook, Zeus, Jupiter and the oak, CR, XVII, 1903, p. 420 sq.; et XVIII, 1904, p. 362), la puissance prophétique des sorts de Préneste émane du chêne dont ils étaient faits. On notera, toutefois, qu'à la différence de Dodone, où Dioné, quoique fille et hypostase de Gaia, la Terre, ne tient cependant auprès de Zeus que le rang mineur d'une parèdre, à Préneste, en revanche, si Jupiter, sous le surnom à'Arkanus, a su se faire une place auprès de Fortuna, la déesse n'a jamais été éliminée par lui et a gardé jusqu'au bout sa primauté. 323 Bouché- Leclercq, op. cit., I, p. 191 sq. 324 Germ. 10, 1-3. Cf. l'importante note de J. Perret, ad loc, dans son éd. des Belles Lettres. C'est par cette technique que s'explique, selon toute vraisemblance, l'étymologie de sors, l'opération rituelle du tirage des «sorts» consistant à dis poser une à une, serere, à ranger en series les baguettes, avant de tirer l'une d'elles (cf. Ernout-Meillet, s.v. sors, p. 637 sq.; et sero, p. 617 sq., à la fois semer les graines, non à la volée, mais une à une, et planter; et Walde-Hofmann, s.v. sors, II, p. 563 sq.). Sur la divination chez les Germains, cf. R. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, p. 170-173, et son exposé plus développé dans Caquot-Leibovici, La divination, I, en particulier p. 265 et 292-298.
gue325. Mais, loin qu'il faille limiter l'exercice de la cléromancie aux divers rameaux de la famille indo-européenne, elle est d'un usage universel326; et, si rudimentaire que puisse paraître le pro cédé, il peut faire l'objet d'une science théolo giqueapprofondie et atteindre, dans les cultures africaines par exemple, à un degré de raffin ementqui n'a rien à envier à celui de l'Etnisca disciplina, de l'hépatoscopie et de la doctrine des regiones caeli qu'il n'est pas sans rappeler. C'est ainsi que, au Dahomey, l'on «tire le Fa», le Fa qui est à la fois le plus puissant des dieux tutélaires et le jeu par lequel on jette au hasard sur une table un chapelet formé de noyaux provenant d'un arbre sacré. Selon la face, con vexe ou concave, sur laquelle tombe chacun d'eux, le chiffre qui correspond à l'une ou l'autre de ces positions, enfin, les diverses combinaisons numériques qui s'en dégagent et qui, traduites en figures, renvoient à des divinités déterminées, le devin, instruit par de longues études, sait avec lesquelles de ces divinités, favorables ou défa vorables, il doit mettre en rapport la question posée par le consultant, afin de l'éclairer sur la conduite qu'il lui faut tenir327. En Italie même, cette méthode ancestrale de divination était fort répandue et c'est la seule qui y ait jamais donné naissance à des oracles constitués328, comme à Caere, à Faléries, à Padoue, à Tibur ou à la source du Clitumne329.
325 4, 67 : « Ils apportent de gros faisceaux de baguettes, les déposent à terre, les délient, et prononcent des formules divinatoires en plaçant chaque baguette à part; puis, tou jours prononçant ces formules, ils remettent les baguettes en faisceau, et, de nouveau, les déposent une par une (trad. Ph. E. Legrand, Les Belles Lettres). 326 On la trouve aussi bien en Israël (où elle apparaît comme un procédé archaïque, remontant au passé le plus ancien des cultures sémitiques, en particulier sous la forme du recours aux urim et aux tummim) ou dans l'Islam qu'en Perse, dans l'Inde, en Chine ou au Japon, etc. (cf. les exemples cités par Pease dans son commentaire à diu. 1, 12, p. 72-74, et, dans Caquot-Leibovici, op. cit., I, A. Caquot, La divination dans l'ancien Israël, p. 86-88 et 110 sq.; ainsi que F. Vyncke, La divination chez les Slaves, p. 312 sq.; 318 sq.; 329). 327 R. Trautmann, La divination à la Côte des Esclaves et à Madagascar, Paris, 1940; également J. Alapini, Les noix sacrées, Monte-Carlo, 1950. 328 Bouché-Leclercq, op. cit., IV, p. 146. 329 Les sortes de Caere et de Faléries, dont nous ne savons à quelles divinités elles appartenaient, ne sont guère connues
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE Des formules qui étaient gravées sur les sorts de Préneste et qui, étant donné le nombre limité des tablettes offertes au choix du consultant, devaient nécessairement être assez générales pour pouvoir s'adapter à toutes les questions, quelles qu'elles fussent, que l'on posait à la déesse, nous pouvons nous faire une idée par les sentences, sorties tout droit de la sagesse popul aire, et d'une moralisante platitude, que por taient les sortes, non point de bois, mais de bronze, trouvées, semble-t-il, près de Padoue, et que l'on a rapportées à l'oracle de Géryon, situé au voisinage de cette ville : de incerto certa ne fiant, I si sapis, caueas; homines multi siint, / credere noli; ou encore celle-ci, qui n'est qu'une dérobade : qur petis postempus consilium? / quod rogas non est330. Plus proche, sans doute, du
que par les prodiges dont elles furent l'objet, lorsque, en 218 et 217 (Liv. 21, 62, 5 et 8; 22, 1, 11; cf. Sid. Ap. carni. 9, 190: sortes . . . Caeritumque), elles rapetissèrent, c'est-à-dire se rétrécirent, ou s'amincirent, spontanément (sortes adtenuatas, extenuatas; cf. G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 460; et J. Gagé, REL, XLVI, 1968, p. 284), et que, à Faléries, l'une d'elles, portant l'inscription révélatrice Manors tehtm siium concutit, tomba, excidisse, hors du lien, croit-on, qui les attachait (cf. n. suiv.; et A. La Regina-M. Torelli, Due sortes preromane, Arch. Class., XX, 1968, p. 221-229, et pi. 68-70, à propos de deux disques de plomb perforés en leur centre). L. R. Taylor, Local cuits in Etruria, Pap. and Mon. of the Am. Acad. in Rome, Π, 1923, p. 77 sq. et 119 sq., a voulu, sans preuve, rapporter les sorts de Caere et de Faléries à une Fortuna. A. La Regina et M. Torelli, op. cit., songent maintenant à assigner les premiers à la Menerva du sanctuaire de Punta della Vipera, sur le territoire de Caere (contra, A. Pfiffig, Religio Etnisca, Graz, 1975, p. 155). Mais ne pourrait-on aussi penser à la grande Uni-Thesan de Pyrgi (infra, p. 444)? Sur l'oracle de Géryon, que Tibère consulta, passant près de Padoue, et qui le renvoya à celui de la source d'Aponus, Suet. Tib. 14, 3; sur les· sortes d'Hercule à Tibur, supra, p. 64; et, sur la source du Clitumne, la lettre célèbre de Pline le Jeune, epist. 8, 8. 330 De ces dix-sept tablettes, trouvées, dit Aide Manuce, à «Bahareno della Montagna», à moins qu'il ne s'agisse, selon Mommsen, de Barbarano, près de Padoue, de forme oblongue comme celle du denier de M. Plaetorius Cestianus, percées à leur extrémité gauche d'un trou qui permettait, comme les sortes de Faléries, de les enfiler sur une cordel ette,trois seulement sont aujourd'hui conservées; les autres, dont le texte, souvent fautif, n'est plus connu que par les anciens recueils d'épigraphie, ont disparu. On les a jadis attribuées tantôt à l'oracle de Préneste, tantôt à celui d'Antium. Cf. CIL F 2173-2189, et p. 689 sq. et 736; Degrassi, ILLRP, n° 1072-1087; on en trouvera une illustration dans le Manuel d'archéologie romaine de Cagnat et Chapot, II, Paris, 1920, p. 189. Le rnusée de Parme possède trois sortes de bronze, provenant de Fornovo, qui sont des baguettes
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langage de Fortuna, est la petite sors, datable du IIIe siècle, simple caillou comme dans les formes les plus primitives de ces consultations rituelles, qui est conservée au musée de Fiesole. La divinité, certainement Fortuna elle-même, y parl eà la première personne et menace le mortel qui ne se soumettrait pas à sa volonté du sort qu'elle avait autrefois réservé à Servius Tullius : se cedues, perdere nolo; ni ceduas, Fortuna Seruios perit33K Mais il se peut que nous ayons, pour une époque plus tardive, et sous une forme plus raffinée, une citation même de l'oracle de Pré neste. Parmi les objets divers que renfermait la favissa découverte en 1907 sous le temple à abside, se trouvait une tablette de marbre qui portait, en caractères de l'époque augustéenne, les fragments de deux vers : \_fat\a Iouem superant id . . . [f]ata trahunt urbes s . . .332. Dans ce distique, œuvre d'un versificateur ano nyme, Marucchi crut pouvoir reconnaître le texte d'un des oracles rendus par la déesse, dont le fidèle qui l'aurait reçu aurait voulu perpétuer le souvenir en faisant graver cette inscription. Toutefois, Vaglieri, plus sceptique, ne voulut y voir qu'une inscription métrique ordinaire, ana logue, par exemple, à celle de la statue de T. Caesius Primus, dédiée par son fils Tauri-
(rappelant les simples baguettes de bois des sorts primitifs; supra, p. 74) inscrites sur leurs quatre faces (CIL XI 1129, et p. 1252; Degrassi, ILLRP, n° 1071; I. Calabi Limentani, Epi grafia latina, Milan, 1968, p. 319, n° 105, avec fig.). 331 Publiée par M. Guarducci, La Fortuna e Senio Tullio in un'antichissima «sors», RPAA, XXV-XXVI, 1949-1951, p. 2332; A Ep. 1953, 22, qui traduit: «Si tu cèdes, je ne te ruine pas; si tu ne cèdes pas, Servius périt par action de la Fortune»; Degrassi, ILLRP, n° 1070; et, depuis, E. Peruzzi, Un'antichissima sors con iscrizione latina, PP, XIV, 1959, p. 212-220; et la «postilla» de S. Mariotti, Ibid., p. 220; et M. Guarducci elle-même, Ancora sull'antichissima sors col nome di Servio Tullio, PP, XV, 1960, p. 50-53, et Ancora sull'antica sors della Fortuna e di Servio Tullio, RAL, XXVII, 1972, p. 183-189, qui tend maintenant à croire que cette sors, provenant des Marches, aurait appartenu au temple que la déesse possédait à Fano, Fanum Fortunae (infra, p. 181 sq.). 332 Vaglieri, NSA, 1907, p. 685; Marucchi, BCAR, XXXV, 1907, p. 305-307 et fig. 2; DPAA, X, 1, 1910, p. 96-98; Epk Ep. IX 763; ainsi que Engelmann, Eine Inschrift aus Praeneste, BPhW, 1909, col. 541, qui propose de restituer: id\_eoque ea summa uocantur] et s[eu bona sine mala].
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
nus333. Sans doute, si l'on cherche à deviner la nature de ce fragment d'inscription, l'idée qui s'y exprime n'est-elle d'aucun secours. Ce n'est qu'un lieu commun, déjà formulé, en termes presque identiques à ceux du premier vers, par Cicéron qui, lui-même, traduisait un vers grec dont il ne nomme pas l'auteur : quod fore paratum est, id summum exsuperat Iouem334; et le second vers ne fait que reproduire une association formulaire fréquente chez les poèt es335. L'examen de la plaque elle-même a chance d'être plus révélateur. Elle est brisée juste audessus de la première ligne, ce qui interdit, par conséquent, d'évaluer la longueur du texte, maintenant perdu, qui précédait. Mais le large espace qui s'étend entre la seconde ligne et le bord de la pierre indique, sans doute possible, que nous possédons, quoique incomplètement, les deux derniers vers de l'inscription. Aussi peut-on objecter à Vaglieri que leur langage n'est en rien celui d'une dédicace : nulle allusion à Fortuna, ni à une offrande quelconque consacrée par le dédicant, comme on s'attendrait à le trouver dans cette formule finale et comme, effectivement, on le trouve dans l'inscription métrique alléguée par Vaglieri, celle de Caesius Taurinus, qui hoc postât donum, quod nee sententia mort is uincere nee potent fatorum summa potestas, sed, populi saluo semper rumore, manebit. Assurément, cette constatation, si elle incite à rejeter l'hypothèse de Vaglieri, reste-t-elle pure333 CIL XIV 2852, supra, p. 22, n. 75. Cf. Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 259 sq., n. 77. 334 Diu. 2, 25. Cf. les nombreuses références, grecques et latines, citées par Pease, ad loc, p. 390 sq. La plus proche du texte de Préneste est le début de l'hexamètre d'Ovide, met. 9, 434, où Jupiter lui-même reconnaît : me quoque fata regunt . . . On rapprochera, de même, le premier vers, de Virgile, Aen. 12, 676 sq., où Turnus écarte ainsi Juturne : iam iam fata, soror, superant, absiste morari; quo deus et quo dura uocat Fortuna, sequamur. 335 A l'époque même à laquelle remonte l'inscription, chez Virgile, Aen. 5, 709 : nate dea, quo fata trahunt retrahuntque sequamur; et chez Ovide, met. 7, 816: sic me mea fata trahebant; 9, 578 sq.; trist. 2, 341; puis Sénèque, Here. Oet. 1986; Octavie 182; et, pour traduire Cléanthe, epist. 107, 11, v. 5 : fata nolentem trahunt', Luc. 2, 287.
ment négative et ne suffit-elle pas à confirmer celle de Marucchi. Du moins peut-on observer qu'entre les deux explications proposées, l'une, qui minore le texte, l'autre, qui le valorise, l'une, qui n'y lit que banalités, l'autre, qui croit y entendre l'écho de la voix sacrée de Fortuna, les probabilités sont plutôt en faveur de la seconde, et qu'il n'est pas interdit, sans en être pour autant certain, de considérer ce fragment com me une citation de l'oracle de Préneste. Car le matériel du culte, si nous osons dire, c'est-à-dire le support concret de la révélation de Fortuna, ne devait pas être, lui-même, à l'abri de l'usure. Depuis les sortes primitives, cailloux ou baguettes, que les premiers consultants devaient tirer devant l'antre sauvage de la déesse, en un temps où son sacerdoce était encore réduit à sa plus simple expression, jusqu'aux sorts inscrits et déjà savants dans leur archaïsme, que l'on consultait à l'époque de Lutatius Cerco et même de Cicéron, jusqu'aux réponses en usage sous l'Empire, la divination prénestine, sous la tutelle du clergé à la fois conservateur et novateur qui la réglementait, a eu, on peut le croire, toute latitude de moderniser, sinon ses techniques, du moins ses formules. A lire l'Histoire Auguste, il semblerait, en effet, qu'au IIIe siècle ap. J.-C. où, considérant l'Enéide comme l'œuvre d'un uates inspiré et son auteur comme la source de toute science, l'on s'en serait remis communément aux Vergïlianae sortes336, les vers de Virgile se fussent substitués aux naïves sentences de jadis ou, du moins, ajoutés à elles pour compléter, en cet âge de religiosité intense, l'éventail de réponses, inévitablement réduit, qu'avait à sa disposition le sortilegus. Quand Sévère Alexandre, effrayé par les menaces que la haine d'Héliogabale faisait planer sur lui, interrogea l'oracle, il n'en reçut, pour réponse ambiguë, que la lamentation funèbre d'Anchise, huic sors in tempio Praenestinae talis extitit, cum Uli Heliogabalus insidiaretur : si qua fata aspera rumpas, tu Marcellus eris337. 336 Sur la rhapsodomancie, Bouché-Leclercq, op. cit., I, p. 195 sq., ainsi que Pease, ad diu. 1, 12, s.v. sortium, p. 73 sq.; et sur les « sorts virgiliens », en particulier, cf. l'abondante, mais décevante, bibliographie donnée par Y. de Kisch (cf. ci-dessous), p. 324, n. 1. 337 SH A, AS 4, 6; cf. Aen. 6, 882 sq.; ainsi que, sur les tentatives d'Héliogabale pour le faire assassiner, Hel., 13; 15, 4; 16, 1; AS 2, 4.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE Tel est du moins le bref récit transmis par son biographe, et dont ni les historiens de Préneste, ni, plus généralement, ceux de la religion romain e, n'avaient suspecté l'authenticité338, jusqu'à ce que, à une date récente, ce «document», comme l'ensemble de ceux qui, dans l'Histoire Auguste, se rapportent aux sortes Vergilianae, ait été sou mis à une analyse rigoureuse par Y. de Kisch339, qui l'a ajouté à la liste des innombrables falsif ications déjà décelées dans le recueil. Loin qu'il faille voir, en effet, dans les diverses prophéties rendues, dans l'Histoire Auguste, à l'aide de vers empruntés à Virgile, une pratique effective, adoptée par des oracles désireux de se renouvel er, le recours aux sortes Vergilianae ne serait, en réalité, qu'un mode de consultation privé, abusi vement attribué aux grands oracles du paganis me, et destiné à appuyer de l'autorité plus qu'hu maine du poète340 l'apologétique païenne, qui se développe à la fin du IVe siècle autour d'un thème central, celui de l'imperium de Rome. Cependant, si, après la confrontation des textes à laquelle s'est livré l'auteur, il n'apparaît plus possible de tenir pour véridique, comme on le faisait autrefois, le récit complet que les Scriptores ont laissé de ces consultations impér iales, le problème, une fois qu'on a décelé la falsification, reste d'en apprécier le plus exac tement possible l'étendue. Or, sur ce point, la critique radicale d'Y. de Kisch laisse encore subsister bien des inconnues, et l'on peut se demander si, à l'intérieur même de l'erreur, il ne survit pas, si réduite soit-elle, quelque part de vérité. Les six passages de l'Histoire Auguste341, le
338 Si ce n'est Vaglieli, BCAR, XXXVII, 1909, p. 259, n. 77, et, bien après, R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, Oxford, 1968, p. 127 et n. 5. 339 Les sortes Vergilianae dans l'Histoire Auguste, MEFR, LXXXII, 1970, p. 321-362, et notamment, sur notre passage, p. 340-353. 340 Sur Virgile, «das Buch der Bücher», «die Summe alles Wissens», Schanz, Geschichte der römischen Literatur, II, 4e éd., 1935, p. 100-102; Κ. Büchner, s.v. P. Vergilius Maro, RE, Vili, A, 2, col. 1468. Telle était déjà la vénération de Silius Italicus à l'égard du poète dont il allait visiter le tombeau, ut templum solebat (Plin. epist. 3, 7, 8). De même, nous dit-on, Sévère Alexandre l'appelait Platonem poetarum et il avait placé son image dans l'un de ses laraires (SHA, AS 31, 4). 341 SHA (texte et abréviations de l'éd. Hohl, revoie par Samberger et Seyfarth, Leipzig, 1965), H 2, 8; AS 4, 6 et 14, 5; Cl A 5, 4; Cl 10, 4-6; PN 8, 3-6.
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seul ouvrage de l'antiquité, au demeurant, qui fasse état des «sorts virgiliens» et de leur utilisation, sont en effet loin de se situer tous sur le même plan. Consultations privées, d'une part, d'Hadrien, le premier texte, précisément, qui mentionne ce mode de divination, qui le désigne par son nom, Vergilianae sortes, et qui, indice révélateur, s'y réfère, sans plus d'explication, comme à une pratique courante et bien connue du lecteur: cum sollicitus de imperatoris erga se iudicio Vergilianas sortes consuleret; puis de Sévère Alexandre qui, à un autre moment de sa vie, eut également recours aux Vergila sortes, cette fois encore expressément désignées342. Consultations, d'autre part, d'oracles patentés^ qui sont aussi, et ce n'est pas un hasard, les grands oracles du paganisme : celles, par Clodius Albinus, de l'Apollon de Cumes, par Sévère Alexandre, de la Fortune de Préneste, de Jupiter Appenninus, par Claude le Gothique, enfin, de l'Apollon de Delphes, dans la biographie de Pescennius Niger : ces six épisodes sont loin de présenter le même degré de déformation de la réalité. Sans nous attarder sur les deux premiers qui n'ont qu'un caractère privé et correspond ent, à tout le moins, à la pratique courante, sinon du IIe ou du IIIe, du moins du IVe siècle, les quatre derniers varient considérablement dans l'ordre de la vraisemblance ou, si l'on préfère, de l'invraisemblance. Admettons, à l'extrême rigueur, que l'oracle de Cumes, c'est-à-dire celui de la Sibylle, implant ée en terre italienne et naturalisée romaine de longue date par Virgile, si ce n'est depuis son séjour auprès d'un des Tarquins, se soit exprimé en vers latins. Mais qui croira que l'Apollon de Delphes ait parlé, non, à vrai dire, en latin, la supercherie ne va pas jusque-là, mais en vers soi-disant grecs, démarqués de Virgile et lég èrement transposés343? En revanche, le procédé,
342 Le seul fait que, dans les deux biographies, les « sorts virgiliens» soient mentionnés sans autre commentaire indi que assez qu'il s'agissait d'un procédé usuel, suffisamment familier aux contemporains pour qu'ils n'eussent besoin, à son sujet, d'aucun éclaircissement. Sur la diffusion de ce procédé, ses origines païennes et la vogue considérable dont il jouissait, jusque dans les milieux chrétiens, à la fin du IVe siècle, cf. les nombreuses études de P. Courcelle (réf. dans Y. de Kisch, op. cit., p. 360, n. 3 ; et supra, p. 63, n. 272). 343 PN 8, 3-6, d'après Aen. 1, 340 et 381.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
appliqué au Jupiter Appenninus d'Iguvium, mal connu de nous, mais fort réputé aux IIIe et IVe siècles344, et, surtout, à la Fortune de Préneste, qui nous retiendra davantage, serait-il absolu mentinvraisemblable, et est-il, en soi, impossible que cette dernière, déesse d'une cité latine s'il en fut, ait emprunté le langage du plus grand des poètes latins? L'oracle de Zeus Belos à Apamée, en Syrie, avait bien recours, du moins à ce que rapporte Dion Cassius345, à la rhapsodomancie et rendait ses prédictions en vers d'Homère et d'Euripide. Le même procédé, assigné à la For tune de Préneste, serait-il plus scandaleux, et pouvons-nous avoir l'entière certitude, pour nous en tenir aux seuls faits rigoureusement attestés, que les sortes offertes à la main ingénue de l'enfant et à l'exégèse savante du sortilegus, sous Vespasien, puis Domitien346, étaient encore celles-là mêmes que l'on tirait du vivant de Lutatius Cerco, au IIIe siècle av. J.-C, et qui étaient déjà vieilles, insculptas priscarum litterarum nous, au temps de Cicéron? Constatons du moins que cette demi-transformation des tech niques divinatoires, si elle s'était effectivement produite dans la Préneste du IIIe siècle ap. J.-C, où, nous le savons, la vie cultuelle suivait son cours régulier347, n'aurait rien que de très con forme à tout ce que l'on connaît, par ailleurs, de
344 II y a lieu de distinguer, malgré la confusion fréquem ment commise, l'oracle de la source d'Aponus, Aponi fons {supra, p. 74, n. 329), de celui de Jupiter Appenninus à Iguvium (cf. Aust, s.v., RE, II, 1, n° 2, col. 214), qui dispensait les Appenninae sortes, dont les SHA font état en Cl 10, 4, et 0 3, 4. 345 79, 8, 6 et 40, 4 (d'après //. 2, 478 sq. et 8, 102 sq.; et Eur. Phén. 20). 346 Vespasien, de qui date, au plus tard, l'inscription CIL XIV 2989, qui mentionne le sortilegus; et, sur Domitien, Suet. Dom. 15, 2 (supra, p. 59, et 71). 347 II n'existe pas, à notre connaissance, de dédicace datée à Fortuna Primigenia, qui remonte aux règnes d'Héliogabale (218-222) ou de Sévère Alexandre (222-235). Mais nous possé dons, pour la période qui précède et celle qui suit, la dédica ce Vietati Fortunae Primig., datée de 179, à l'intention de Marc-Aurèle et Commode (CIL XIV 2856), et l'inscription des cultores louis Arkani, en 243 (XIV 2972; supra, p. 22, n. 75). En outre, sur la vie municipale de Préneste à cette époque, nous connaissons deux patrons de la colonie, T. Flavius Germanus (XIV 2922) et P. Acilius Paullus (XIV 2972, déjà citée), et, sur la dynastie des Sévères eux-mêmes, la statue de Julia Soaemias, provenant du forum et maintenant au musée du Vatican (Fernique, Étude sur Préneste, p. 66 et 69).
l'ouverture de la religion latine, et non seul ement romaine, à des expériences sans cesse nouvelles, et de son inépuisable faculté d'adapt ation. Innovation, d'ailleurs, contenue dans de sages limites, et qui se concilie sans peine avec la fidélité aux traditions, puisque, si la matière change, la forme demeure, et que, quel que soit le contenu de la révélation, elle s'exprime tou jours par le moyen des sorts. Et, même si l'on rejette comme apocryphe la citation virgilienne attribuée à Fortuna, doit-on nécessairement en conclure que la consultation de Sévère Alexan dre est elle aussi un faux, ou peut-on considérer comme possible que le jeune prince, ou les siens, aient eu, dans une période d'anxiété, recours aux lumières surnaturelles de Fortuna, et que, à partir de ce fait réel, l'auteur de sa biographie ait laissé courir son imagination et brodé sur le thème pathétique de Marcellus et des destins trop vite tranchés? Faut-il refuser tout, ou seu lement partie, du récit, par définition suspect, de XHistoire Auguste! En tout cas, et c'est la seule conclusion sûre que l'on puisse retenir de ce douteux épisode, jointe, dans les consultations prêtées à la piété des empereurs, à la Sibylle de Cumes et à l'Apollon de Delphes, la Fortune de Préneste - comparable en cela à celles d'Antium qui, au temps de Macrobe, dispensaient toujours leurs prédictions348 - figure, aux yeux des païens du IVe siècle finissant, comme l'une des divinités oraculaires les plus prestigieuses du monde gréco-romain, et c'est bien là, dans cette com pagnie flatteuse et révélatrice, que réside l'ult imetémoignage rendu par l'erreur à la vérité. Quoi qu'il en soit, c'est dans cette fidélité à soi-même, qui n'exclut pas la plasticité, que l'oracle de Préneste trouva la garantie la plus sûre de son durable succès, malgré les viciss itudes qu'il traversa au cours de sa longue histoire. Vicissitudes qui commencent, pour nous, dès le IIIe siècle av. J.-C, dès le premier témoignage qui nous soit parvenu sur les sortes de Fortuna, puisqu'il atteste l'hostilité du sénat romain à l'égard de ces auspiciis aîienigenis par lesquels l'un des consuls de 241, Q. Lutatius Cerco, aurait émis la prétention de gouverner 348 Infra, p. 164 et 182.
FORTUNA PRIMIGENIA, DÉESSE ORACULAIRE l'État349. Mais cet incident, qui, par une illusion de perspective, nous apparaît comme un com mencement, est en fait, déjà, l'aboutissement d'une histoire antérieure que nous ne possédons plus, ce qui rend son interprétation d'autant plus délicate. Réaction de circonstance, plus politique que religieuse, semble-t-il, et qui, malgré la thèse d'A. Brelich350, nous paraît traduire l'aversion héréditaire du Romain pour son voisin de Préneste, plutôt qu'un antagonisme foncièrement théologique à l'égard de la Primigenia et de ses sorts. Point n'est besoin, en effet, pour expliquer cet épisode fameux, mais obscur, de supposer qu'une «polémique religieuse» aurait dressé l'une contre l'autre la ville de Jupiter et celle de Fortuna : l'histoire troublée des relations entre les deux cités, depuis le IVe siècle, suffit ample mentà justifier la défiance de Rome. Car si, en 499 (ou 496), Préneste, alors amie de Rome, n'avait pas participé avec les Latins à la bataille du lac Régule351, la situation s'était renversée dès
349 Val. Max. 1, 3, 2 : Ltttathis Cerco, qui primum Punicum bellum conferii, a senatu prohibitiis est sortes Fortunae Praenestinae adire: auspiciis enim patriis, non alienigenis, rempublicam administrari iudicabant oportere, qui, d'ailleurs, con fond le consul de 241, Q. Lutatius Cerco, avec son frère aîné et prédécesseur au consulat, C. Lutatius Catulus. C'est celui-ci qui, en qualité de proconsul, remporta la bataille des îles Égates et mit fin à la première guerre punique (Münzer, s.v. Lutatius, RE, XIII, 2, n° 4 et 13, col. 2067-2071 et 2094 sq.; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 290, n. 736; également II, p. 514, où il n'hésite pas à rapporter l'incident à C. Lutatius Catulus, le consul de 242, en corrigeant avec audace le cognomen transmis par Valère-Maxime, et que l'on tiendra pour exact). 350 Exposée, dans la première de ses Tre variazioni, sous le titre révélateur: Roma e Praeneste. Una polemica religiosa nell'Italia antica, p. 9-47. Il ne semble pas davantage qu'il faille imputer la résistance du sénat au conservatisme romain et à la répugnance de ce dernier à l'égard de nouvelles formes de divination et, notamment, des oracles (De Sanctis, op. cit., II, p. 513 sq.). Quelle qu'ait été la défiance, bien connue, des Romains envers les oracles, l'arbitraire du hasard et les expressions contraignantes de la volonté des dieux (J. Bayet, Histoire politique, p. 51-56; R. Bloch, La divination en Étrurie et à Rome, dans CaquotLeibovici, La divination, I, p. 214 sq.), ils n'en eurent pas moins recours, par exemple, à l'oracle de Delphes. Mais les risques étaient très inégaux, que représentaient le lointain Apollon hellénique et la Fortune toute proche de Préneste, rivale latente de Rome. 351 Liv. 2, 19, 2 : Praeneste ab Latinis ad Romanos desciuit.
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après l'invasion gauloise de 390. En 382, Préneste s'attaquait aux possessions de Rome, soutenant contre elle sa colonie révoltée de Velletri, puis prenant d'assaut sa colonie de Satricum; en 380, c'est contre Rome elle-même qu'elle tournait ses forces : son armée s'avança jusqu'à la porte Colline, pour être finalement vaincue à la secon de bataille de l'Allia par le dictateur Cincinnatus, qui prit successivement les huit villes qu'elle tenait sous sa dépendance et, en dernier lieu, Préneste elle-même352. Les hostilités reprenaient, d'abord larvées, lors de la seconde invasion des Gaulois, en 360, où Préneste faisait alliance avec eux contre Rome, puis ouvertes, en 339-338, où, de nouveau défaite, elle perdit une partie de son territoire353. A la fin du siècle, ces dissensions s'étaient apaisées : un Q. Anicius Praenestinus, qui paucis ante annis hostis fuisset, était édile curule à Rome en 304354. L'animosité de Rome contre Préneste, ou l'agacement que lui inspirait l'orgueil prénestin, ne se manifestait plus guère que par les railleries que ses poètes décochaient aux habitants de la ville voisine : Naevius et, plus tard, Plaute, moquant la gloria des Prénestins et leurs particularités dialectales355. Mais, au delà de cette petite guerre d'épigrammes, un fait récent s'était produit, propre à réveiller la méfiance de Rome, et qui, bien plus que le souvenir des conflits du siècle précédent, nous paraît avoir été la véritable cause du refus opposé par le sénat en 241. Durant la guerre de Pyrrhus, en effet, alors que les Romains s'assu raient de la fidélité des villes alliées en y envoyant des garnisons, un traitement spécial fut réservé aux Prénestins : certains d'entre eux furent emmenés de nuit à Yaerarium de Rome pour y être mis à mort. Ainsi s'accomplissait
352 Qui ne tomba qu'après la reprise de Velletri, portant à dix le nombre des conquêtes de Cincinnatus : Liv. 6, 21, 9; 22, 2-4; 27, 7; 28 et 29: caput belli Praeneste {supra, p. 52, n. 233). 353 Liv. 7, 12, 8; 8, 12, 7; 13, 4 et 14, 9. Sur l'ensemble de la question, A. Alföldi, Early Rome and the Latins, Ann Arbor, Un. of Michigan, 1965, p. 385-391. 354 Plin. NH 33, 17. 355 Naevius, dans I'Ariohis (Warmington, II, p. 80, v. 22-26; E. Marmorale, Naevius poeta, 2e éd., Florence, 1953, p. 208, avec le commentaire ad loc). Plaute, Ba. 18 {supra, p. 52, n. 232) et Tru. 691 : ut Praenestinis «conea» est ciconia; égale ment Tri. 609; Lucilius ap. Quint. 1, 5, 56; Fest. Paul. 157, 14; 489, 5. Cf. R. S. Conway, The Italie dialects, I, p. 323.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
l'oracle qui leur avait prédit qu'un jour ils occuperaient Xaerarium de Rome356 - désormais à l'abri de cette dangereuse prophétie. De quelle divinité émanait cet oracle? De Fortuna, très vraisemblablement. Car on imagine mal la dif fusion, dans la ville même de Fortuna, d'un autre oracle que celui de la déesse poliade de la cité. Sur les arrière-plans politiques de l'épisode, nous ne pouvons que former des suppositions. Certains notables de la ville furent-ils tentés de pactiser avec Pyrrhus, lorsque, selon la tradition, il s'avança jusqu'à Préneste, en 280357? Y aurait-il eu collusion entre Pyrrhus et la Fortune, de même que, jadis, disait-on, la Pythie avait médi se?En tout cas, le précédent était fâcheux. L'on comprendra d'autant mieux la réaction du sénat si on compare la démarche manquée de 241 à celle, réussie avec le succès que l'on sait, de 205-204. Car il est clair, malgré le laconisme de Valère-Maxime, que, si Lutatius Cerco voulut interroger l'oracle de Préneste, ce n'était pas sur une question de second ordre, mais bien sur l'affaire majeure du temps : sur les moyens de terminer la première guerre punique, primum
356 Zonaras 8, 3. 357 Préneste, selon Florus 1, 13, 24, et Eutrope 2, 12, 1; mais Anagni, selon Appien, Samn. 10, 3 (sans doute aussi Plutarque, Pyrrh. 17, 9: la distance de trois cents stades qu'il indique correspond à celle d'Anagni à Rome). C'est cette seconde version que suivent en général les historiens modernes. Pourtant, P. Leveque, Pyrrhos, Paris, 1957, p. 338 et 413, tend à accepter comme historique la «version prénestine» et, après P. Wuilleumier, Tarente, des origines à la conquête romaine, Paris, 1939, p. 323; cf. p. 118; à retrou ver une trace du passage de Pyrrhus dans une applique de bronze tarentine, découverte à Préneste, et qui y aurait été abandonnée par le roi pendant son raid sur Rome. Pyrrhus, nous dit-on, parvint jusqu'à la citadelle de la ville, aujourd'hui Castel S. Pietro, au sommet de la montagne, d'où il contempla Rome dans le lointain, et Florus l'a fixé dans un tableau grandiose, lorsque prope captam urbem a Praenestina arce prospexit et a iiicensimo lapide oculos trepidae ciuitatis fumo ac puluere impleuit. Or, la tradition locale donne encore le nom de Campo di Pirro au plateau qui s'étend à l'ouest de la ville, le long de la Via Praenestina (Fernique, op. cit., p. 36, n. 2). Ira-t-on jusqu'à supposer qu'il ait existé des relations entre l'oracle de Fortuna, mère ou fille de Jupiter, et celui de Zeus à Dodone, inspirateur de l'aventure de Pyrrhus, le nouvel Achille, dans la perspective étudiée par J. Gagé dans ses quatre articles de la RHR, 1954-55, Pyrrhus et l'influence religieuse de Dodone dans l'Italie primitive, en particulier CXLV, 1954, p. 150; CXLVI, 1954, p. 38-45; CXLVII, 1955, p. 23-25?
Punicum bellum conficere; exactement comme, en 205, les décemvirs, ayant recours, cette fois, aux Livres Sibyllins du Capitole - auspiciis enim patriis -, y liront que, pour en finir avec la seconde guerre punique et chasser Yhostis alienigena, il fallait introduire à Rome la Mère de l'Ida358. L'échec de 241 avait porté ses fruits et, à la lumière des événements postérieurs, on con çoit fort bien que, en cette première affaire, le sénat ait interdit au consul de s'adresser à l'inquiétante déesse d'une ville voisine, ancienne ennemie de Rome, d'une fidélité suspecte, et dont l'hostilité avait paru, quelque quarante ans auparavant, sur le point de se rallumer. Cinquante ans plus tard, pourtant, réconcil iées par la lutte commune contre Hannibal, par le loyalisme de la ville, et par l'héroïsme des Prénestins de M. Anicius au siège de Casilinum359, toute trace de cette vieille inimitié avait disparu entre les deux cités. Cependant qu'à Rome l'État, par la voix du consul P. Sempronius Tuditanus, vouait en 204, puis dédiait en 194 un temple à Fortuna Primigenia sur le Quirinal360, à Préneste, réciproquement, L. Quinctius Flamininus, le frère du vainqueur de Cynoscéphales, lui-même victorieux à Leucade en 197 et consul en 192, consacrait, à la suite d'un vœu? ou d'une consultation de l'oracle? en hommage, en tout cas, de son succès militaire et, peut-être aussi, électoral, une offrande, prise à Leucade, dont seul un mince fragment de l'inscription gravée sur sa base nous a appris l'existence361. Dans les années qui suivirent, encore, L. Postu358 Liv. 29, 10, 4-6. 359 Liv. 23, 19, 17 - 20, 2. 360 Liv. 29, 36, 8; 34, 53, 5-6. Cf. T. II, chap. I. 36ÌCIL Ρ 613; XIV 2935; Degrassi, ILLRP, n° 321 : [L. Quinctius L f. Lë\ucado cepit / [eidem consoci dédit. Cf. Fasolo-Gullini, p. 303 sq. et 322. L. Flamininus commandait la flotte comme légat de son frère Titus, quand, peu avant la bataille de Cynoscéphales, il s'empara de la ville de Leucade en Acarnanie (Liv. 33, 17). De retour à Rome, il ne parvint au consulat qu'après une campagne électorale particulièrement rude contre l'un des Scipions (Liv. 35, 10, 1-10), seconde victoire qui valait bien, tout autant que la première, un ex-voto à Fortuna. A. Degrassi, toutefois, Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 112, n. 4, doute si l'offrande s'adres sait bien à Fortuna elle-même, ou seulement à la cité; mais le lieu où l'inscription fut trouvée, la Via del Borgo (NSA, 1885, p. 79; Bull. Inst., 1885, p. 57 sq.), juste au-dessus du sanc tuaire inférieur, à un niveau qui, avant la construction de l'ensemble supérieur, devait précisément constituer la limite
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE mius Albinus, qui n'était alors, il est vrai, que simple priuatus, se rendit à Préneste pour y sacrifier au temple de la Fortune. Mal en prit aux Prénestins de le recevoir sans honneurs particuliers, ni publics, ni privés. Car, devenu consul en 173, et traversant Préneste pour gagner la Campanie, il témoigna à la ville son ressentiment et s'y fit accueillir avec des ex igences tyranniques, inusitées à l'époque à l'égard des cités alliées362. Honoré du vœu et du sacri ficede Prusias en 167, de la visite de Camèade en 155, des mosaïques offertes par Sulla entre 82 et 79, l'oracle était-il vraiment, à l'époque de Cicéron, dans cet état annonciateur de la déca dence que le philosophe s'est plu à souligner, en des termes d'ailleurs si ambigus qu'il affirme simultanément le renom persistant et exception nel dont il continue à jouir, Pmenestinarum etiam nunc retinet sortium nomen, et qui contraste si fort avec le déclin de ses rivaux, ceteris itero in locis sortes plane refrixerunt, et le mépris où le tient l'élite, dont seule importe l'opinion : quis enim magistratus aut quis uir inlustrior utitur sortions? Mais, à défaut de les consulter, M. Plaetorius Cestianus, pourtant, en représente l'image sur ses deniers. Aussi peut-on se demand er si Cicéron n'a pas anticipé sur l'événement, et si le rationaliste volontiers sceptique qu'il était n'a pas pris ses désirs pour des réalités, du sanctuaire, ainsi que le mur en opus quadratimi orné de niches apparemment destinées à abriter des offrandes, qui fut mis au jour au cours des mêmes travaux, plaident en faveur de l'action de grâces à Fortuna. D'autant que, parmi les documents épigraphiques allégués par A. Degrassi, les inscriptions CIL Ρ 608; 615 (Fulvius Nobilior, la statue d'une Muse; cf. A. Degrassi, BCAR, LXXIX, 1963-64, p. 92, à propos du monument votif de S. Omobono); 622 (monument de Paul-Émile à Delphes) sont précisément des dédicaces de généraux vainqueurs, qui consacrent des prises de guerre à des divinités : or, leur libellé est d'autant plus probant qu'il ne comporte qu'un simple cepit, sans le dédit qui confirme l'intention votive de l'inscription de L. Quinctius. Ajoutons un dernier rapprochement : le monument votif de M. Ful vius Flaccus sur l'area sacrée de S. Omobono (infra, p. 262), où la seule différence avec notre inscription est d'ordre syntaxique, un ablatif absolu dans un cas, Volsinio capto, dans l'autre, un verbe à un mode personnel, cepit, mais les deux textes comportent le même dedet ou dédit, destiné ici à Fortuna et Mater Matuta, là, à Fortuna Primigenia. 362 Liv. 42, 1, 7-12. Si l'on cherche à déterminer la date de •ce sacrifice, il dut avoir lieu entre 173 et la précédente magistrature de Postumius, sa preture, qui remontait à 180 (Liv. 40, 35, 2).
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lorsqu'il nous peint une Préneste désertée par les magistrats et les esprits distingués, et fr équentée seulement par un menu peuple qui, selon lui, ne devait pas tarder à les imiter. Car, même s'ils n'y interrogent plus les sorts, les magistrats romains, et c'est Cicéron lui-même qui nous l'apprend, vont toujours à Préneste célébrer en avril les ludi de Fortuna Primigen ia363.C'est la même promptitude à affirmer l'extinction des superstitions ancestrales qui lui fait répéter que nulle vieille femme ne croit plus aux chimères horrifiques de l'Achéron, dans le même temps où Lucrèce, au contraire, dépeint ses contemporains torturés par l'épouvante des châtiments infernaux364. L'exacte vérité psycho logique se situe, vraisemblablement, entre ces deux extrêmes, entre le néo-académicien qui croit trop vite au triomphe de la raison et de ses lumières sur l'obscurantisme, et l'épicurien qui dramatise à dessein la condition humaine pour plonger dans l'angoisse le stultus et le convertir d'autant mieux à la vérité d'Épicure. Sans doute en est-il de même pour Préneste qui, en cette première moitié du Ier siècle, ne donne nullement l'impression d'un sanctuaire à l'abandon, d'un oracle voué au silence et d'un temple vidé de ses fidèles. C'est, au contraire, pour le sanctuaire, l'époque de la plus grande splendeur architecturale et, signe qui ne trompe pas sur l'indice de fréquentation d'un lieu saint, de la plus grande prospérité économique. Les débats qui continuent d'entourer la datation du sanctuaire supérieur n'ont guère d'incidence sur ce point. Que l'on conserve la chronologie de Lugli, qui considère que ses derniers étages, contemporains de la dictature de Sulla, ne furent définitivement aménagés qu'à partir de 80 et que leur construction put se prolonger durant dix ou quinze ans, donc jusque vers 70, peut-être même 65 365; ou que l'on admette maintenant,
363 Supra, p. 57 et n. 243. 364 Cic. Tusc. 1, 48; nat. deor. 2, 5. Sur la position de Lucrèce, cf. l'appréciation de C. Bailey, Phases in the religion of ancient Rome, p. 220, et éd. commentée du De rerum natura, Oxford, 1947, II, p. 993-995. 365 Sur cette discussion, supra, p. 1 1 sq. S'il lui fallait préciser cette chronologie, G. Lugli aurait même tendance à l'abaisser encore et à descendre, pour l'hémicycle terminal du sanctuaire, jusqu'aux environs de 60 (Arch. Class., VI, 1954, p. 309).
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avec A. Degrassi, que l'ensemble du sanctuaire supérieur date des années 110-100, ce qui n'ex clut évidemment pas des restaurations ou des adjonctions d'époque sullanienne, les années qui précèdent et suivent immédiatement l'installa tion de la colonie366 montrent une ville livrée au travail ininterrompu des bâtisseurs : activité qui suppose de considérables ressources financières et qui siérait mal à un culte en état de crise. C'est de cette période, celle de l'édification du sanctuaire supérieur - qu'il soit, en ce début du Ier siècle, déjà achevé ou encore en cours de construction -, et juste avant la guerre civile et la venue des nouveaux colons, que datent les multiples dédicaces des collèges d'artisans prénestins à la déesse qui faisait leur fortune : documents aussi précieux pour la connaissance de la vie économique de Préneste, au dernier siècle de la République, que pour celle de la vie religieuse du sanctuaire, que ces inscriptions dues aux innombrables artisans qui tenaient boutique soit dans la ville basse, soit dans l'enceinte même du temple367, cisiariei,
366 L'argumentation d'A. Degrassi, Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 111-127, est fondée sur l'onomastique: le fait que les inscriptions provenant du sanctuaire supérieur, gravées sur ses divers édifices ou accompagnant des offran desà Fortuna, portent les noms des anciennes familles prénestines, connus par les inscriptions funéraires de la nécropole, et que, sauf exception, on ne retrouve pas dans les inscriptions d'époque impériale, prouve que sa construct ion est antérieure à 82 et à l'installation des colons envoyés par Sulla. Ainsi en est-il pour les dédicaces des collèges d'artisans citées ci-dessous : les gentes dont leurs membres sont les affranchis ou les esclaves sont toutes de vieilles familles de la ville (déjà Dessau, CIL XIV, p. 296). Quant aux inscriptions elles-mêmes, elles donnent l'impression d'être à peu près toutes contemporaines : ce que A. Degrassi expli que par la hâte des collèges d'artisans à porter leurs offrandes au sanctuaire alors dans toute sa nouveauté, «nell'età immediatamente anteriore alla deduzione della colonia ». 3'7 Vaglieri, déjà, BCAR, XXXVII, 1909, p. 214 et 245, n. 20, avait souligné l'exceptionnel intérêt de ces inscriptions. Nous les citons en conservant le plus possible, pour des raisons de clarté, l'ordre où les a classées A. Degrassi, ILLRP, n° 103107c (cf. la notice liminaire, p. 78 sq.), qui regroupe les dédicaces antérieurement publiées au CIL F 1446-1457; XIV 2874-2882, et celles qui, découvertes lors des fouilles récentes et publiées, avec un commentaire abondant, par Gullini, dans Fasolo-Gullini, p. 275-282, n° 10-20, ont accru notable mentle nombre des collegia prénestins déjà connus; éga lement F. Borner, Religion der Sklaven, I, p. 140-144. On en
teurs ou loueurs, plutôt que fabricants, des légères voitures à deux roues (cisium) dans lesquelles se déplaçaient rapidement les voya geurs368, cuisiniers vendeurs de plats chauds, installés à l'entrée du temple (coques atriensis),
trouvera à nouveau le corpus dans A. Degrassi, Epigraphica IV, MAL, XIV, 1969-1970, p. 119-124, avec certaines adjonc tionsou corrections dont nous avons tenu compte. Gravées sur des bases de travertin, qui supportaient les statues ou les objets votifs dédiés à la déesse par les corporations d'arti sans, elles proviennent du sanctuaire supérieur et, sans doute, de ses terrasses les plus importantes, celle des hémicycles ou de la Cortina, où devaient être de préférence placés les ex-voto. En l'absence de critères internes qui permettraient de les dater avec certitude, leur chronologie est tributaire du problème d'ensemble de la datation du sanctuaire supérieur. Aussi ne s'étonnera-t-on pas, avec la marge d'incertitude que nous avons signalée plus haut (supra, p. 1 1 sq.), de voir G. Gullini en proposer une date relativement haute, entre le milieu du IIe siècle et l'époque sullanienne; tandis que A. Degrassi, après avoir accepté la chronologie sullanienne de Lugli, situe maintenant la cons truction de l'ensemble supérieur vers 110-100. Quant aux boutiques où, à l'intérieur même du temple, certains de ces artisans exerçaient leurs activités, on s'est interrogé sur la destination des deux rangées de salles voûtées qui, de chaque côté de l'escalier central, occupent l'étage dit «dei fornici a semicolonne» (étage 3 de notre note 27, supra, p. 8) : neuf salles de part et d'autre, dont cinq, ouvertes, donnaient directement sur la terrasse, tandis que, dans les intervalles, quatre salles fermées les séparaient (ces détails sont particulièrement visibles sur l'axonométrie de Kahler, que nous reproduisons PL III). On suppose généralement (Fasolo-Gullini, p. 165; Kahler, AUS, VII, 1958, p. 204) que ces salles étaient concédées à des marchands, dont les activi tés,comme le font remarquer Fasolo-Gullini, p. 295, n. 42, devaient, étant donné l'énorme charge que représentait, pour le sanctuaire, l'accueil des pèlerins, être plus ou moins ass imilées à celles de services publics. Aussi, dès avant la créa tion de la colonie sullanienne, les questeurs de la ville avaient-ils été chargés de la construction d'une cuisine, aux frais de la cité et par décision du sénat local : culinam fiaciendam) d(e) s(enatus) s(ententia) (CIL F 1471; XIV 3002). Ainsi, boutiques installées dans les dépendances du temple ou échoppes en plein vent faisaient-elles du sanctuaire de Fortuna Primigenia, non seulement un lieu de dévotion, mais aussi le siège haut en couleurs et animé d'une permanente foire commerciale. 368 Cf. G. Lafaye, s.v. Cisium, DA, I, 2, p. 1201 et fig. 1540. Les cisiarii étaient généralement installés aux portes des villes, ainsi à Pompéi, près de la porte de Stables, ou à Cales. Cf. Waltzing, Étude historique sur les corporations profession nelles chez les Romains, IV, p. 86, n° 25, à qui nous ren voyons, d'une façon générale, pour la définition de ces collèges prénestins et la nature de leurs activités (I, p. 89; III, p. 656-660; et IV, p. 49 et suiv., l'index alphabétique des collèges attestés dans les villes d'Italie).
FORTUNA PRIMIGENIA, DEESSE ORACULAIRE auprès de qui se restauraient les pèlerins369, coronarii à qui ils achetaient les couronnes qu'ils offraient à Fortuna, bouchers {lanieis, lani) et marchands de bétail (conlegiu(m) mercator(um) pequarioru(m) , intéressés tant à l'usage de viande profane qu'aux animaux victimes des sacrifices, musiciens (fidicines], ti[bicin~\es, [c~\ant(ores), changeurs (niimmulari) fréquentés par les étran gers de passage, foulons (fullones), fripiers (scru(tarii)?) et ouvriers du métal (fabres, fabrum ferrarium, ae[rarium]) , vanniers (uitolmm?] plu tôt que vignerons, iiitic[olarnm]), dont la ferveur religieuse donne la mesure de leur prospérité et de l'opulence de la cité qui, selon Appien, était, à l'époque de la guerre civile, l'une des villes les plus riches d'Italie370. A supposer même que ces foules de dévots se fussent adressées, en Fortuna Primigenia, à la déesse de chance et de victoire plutôt qu'à la prophétique maîtresse des sorts, l'éclipsé dont, s'il faut en croire Cicéron, l'oracle commençait à souffrir, fut de courte durée. Dès le temps d'Auguste, il avait retrouvé assez de faveur dans la bonne société pour que Cynthie pût en toute vraisemblance, sinon aller elle-même le consult er, du moins feindre d'y aller, pour dissimuler à Properce une nouvelle liaison371. Fait plus signi ficatif encore : lorsque Tibère qui, tout féru d'astrologie qu'il était, ne dédaignait pas de consulter les sorts372, prit ombrage des oracles qui prophétisaient autour de Rome et qui, sans doute, pour son esprit soupçonneux, pouvaient verser dans l'intrigue politique sous couleur de religion, c'est au plus illustre d'entre eux, à celui de Préneste, qu'il s'attaqua - non pour le sup primer, mais pour l'asservir, en le transférant à Rome. On transporta donc dans la Ville Varca sainte soigneusement cachetée, et les sorts qu'elle renfermait. Mais, miracle qui frappa l'im pie de terreur, quand on l'ouvrit, les tablettes sacrées en avaient disparu. Épouvanté, l'empe reurdonna l'ordre de la rapporter en hâte à
369 Ainsi appelés d'après l'atrium du temple de la Fortune, où ils étaient établis (Mommsen, ad CIL I2 1447; FasoloGullini, p. 280). 370 BC 1, 94, à propos du pillage auquel s'y livrèrent les Sullaniens. 371 2, 32, 3 sq. (supra, p. 59). 372 Ainsi ceux de Géryon (Suet. Tib. 14, 3; supra, p. 74, n. 329).
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Préneste et, dès qu'elle eut été remise en place, les sorts réapparurent comme par enchantem ent373. Sous la dynastie suivante, l'oracle n'avait pas de client plus fidèle que Domitien qui, au début de chaque année, consultait For tuna sur ce que lui réservait l'an nouveau. Il n'en reçut jamais que des ou plutôt qu'une seule et même réponse favorable, car, avec une constan ce qui tenait du prodige, laetam eandemque semper sortern dare assuefa, sauf la dernière année de son règne, où la prédiction fut sinistre et lui annonça du sang374. Peut-être la tradition ne se perdit-elle pas dans la famille impériale, puisque, nous l'avons vu, s'il faut en croire la biographie de Sévère Alexandre, c'est encore vers la Fortune de Préneste que le jeune prince se serait tourné, pour tenter de percer l'issue de la rivalité naissante qui l'opposait à Héliogabale375. C'est là en tout cas que, pour la dernière fois dans l'histoire officielle de l'Empire, nous voyons mentionner l'oracle de Préneste. Victime de l'Empire chrétien, il dut toutefois bénéficier de la sollicitude de Julien, à qui, en 361-363, la ville dédia une inscription honorifique376, gravée, pen373 Suet. Tib. 63, 1 : uicina uero urbi oracula etiam dissicere conatus est, sed maiestate Praenestinanim sortium territus destitit, cum obsignatas deuectasque Romani non repperisset iti arca nisi relata nirsus ad templum. Le biographe illustre par ce fait l'inquiétude perpétuelle où vivait l'empereur, praetrepidus quoque atque etiam contumeliis obnoxitis uixerit, qui interdit, dans le même souci, de consulter les haruspices secreto ac sine testibus (Ibid.). C'est sans preuve que BouchéLeclercq, Histoire de la divination, IV, p. 152, rapproche ce récit de la grave maladie dont Tibère se remit à Préneste même, quod in eontm finibus sub ipso oppido ex capitali morbo reiialuisset (Gell. 16, 13, 5), et durant laquelle il aurait cru ou appris «que l'on posait à la Fortune des questions indiscrètes», c'est-à-dire relatives à sa santé et à sa success ion.En tout cas, l'empereur, en s'en prenant aux sorts de Fortuna Primigenia, agissait en connaissance de cause, et le, ou plutôt les séjours qu'il fit dans la villa impériale de Préneste (supra, p. 71, n. 309), à laquelle convient très exac tement l'indication d'Aulu-Gelle, sub ipso oppido, lui avaient permis de juger par lui-même de l'oracle et de son importanc e. 374 Suet. Dom. 15, 2 (supra, p. 59). Frappé par la prédict ion,l'empereur lui-même déclara, la veille de sa mort, que, le lendemain, la lune se teinterait de sang; mais il eut un instant l'illusion de l'avoir éludée, lorsque, en grattant une verrue qu'il avait au front, il la fit saigner en abondance (16, 1-2). 375 SHA, AS 4,6; supra, p. 76-78. ilbCIL XIV 2914: d(omino) n(ostro) Cl(audio) / luliano /
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
se-t-on, sur la base d'une statue qu'elle lui éleva en témoignage de reconnaissance, pour son œuvre de restauration religieuse. Ce furent les derniers feux que jeta l'oracle de Fortuna Pr imigenia, le plus célèbre des oracles italiques. Quelques décennies plus tard, en 391 et 392, les lois de Théodose377 fermaient les édifices sacrés du paganisme, y interdisaient les sacrifices et tous les honneurs rendus aux dieux, cependant que, dans tout l'empire, l'on détruisait leurs statues et l'on s'efforçait d'extirper jusqu'à la racine leurs superstitions démoniaques. L'oracle de Fortuna Primigenia, qui avait survécu à la crise dont il était menacé au dernier siècle de la République et à cette lente extinction dont, aux dires de Plutarque, tant de ses congénères étaient morts378, se tut définitivement, non qu'il n'eût plus rien à révéler à ses fidèles, mais parce que la loi lui imposait silence379. La grotte sainte de Fortuna, peu à peu noyée dans les construc tions parasites de la ville médiévale et moderne, et tombée dans l'oubli, ne reparut au jour qu'en 1869. Quant aux édifices du culte, le temple de Jupiter Puer devenait la cathédrale de la ville chrétienne, sous le vocable de S. Agapito, mart yrisé à l'amphithéâtre de Préneste un 18 août sous le règne d'Aurélien, et l'auguste Fortunae aedes somptueusement reconstruite au temps de Sulla, la résidence de l'évêque, avant d'abriter le séminaire de Palestrina: conversion des sanc tuaires eux-mêmes à la religion nouvelle, qui fut cause de leur salut, puisqu'elle maintint debout leurs murs, que nous voyons encore, et assura uictori ac / triumfatori / semp. Aug. / ordo populusq. L'ori ginal de cette inscription, connue au XVIIe siècle, était perdu depuis longtemps, lorsque Marucchi en retrouva une partie, remployée dans une des églises de la ville (BCAR, XXXII, 1904, p. 249). 377 Sur la politique religieuse des empereurs, cf. A. Chastagnol, Le Bas-Empire, Paris, 1969, p. 46-52, et les textes commodément réunis p. 182-196 (notamment n° 44, p. 195 sq.); également Bouché- Leclercq, op. cit., IV, p. 347349, avec la condamnation, en 392, de la divination : « si quelqu'un ose consulter les entrailles palpitantes, il sera coupable du crime de lèse-majesté, même quand il n'aurait rien demandé contre la santé ou sur la santé des prin ces». 378 Cf. notamment le chapitre 5 du traité Sur la disparition des oracles, éd. R. Flacelière, Paris, 1947. 379 Sur l'histoire de Préneste à la fin de l'Empire et du paganisme, cf. notamment Fernique, op. cit., p. 73 sq., et Marucchi, DPAA, XIII, 1918, p. 236-238.
jusqu'à nous la survie de Fortuna Primigenia et du temple où elle rendait ses oracles. V - Origines et signification du culte La multiplicité des problèmes posés par la déesse de Préneste, la complexité des données relatives à son surnom, à sa théologie et à son mythe, à l'ambiguïté de ses rapports avec Jupit er, ainsi qu'à la dualité de ses fonctions, sont telles que la plupart, pour ne point dire la totalité, de nos prédécesseurs lui ont spontané ment appliqué la seconde des règles cartésien nes de la méthode, qui est «de diviser chacune des difficultés [qu'ils examineraient] en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre». Aussi, pour trancher le nœud inextricable que forment l'épiclèse de Fortuna Primigenia, non point fille «première-née», mais divinité Primordiale et Mère originelle, et sa double généalogie contrad ictoire, de déesse à la fois fille et mère de Jupiter, et pour, du même coup, résoudre l'i rritante question des origines de ce culte inin telligible et de sa signification première, se sont-ils efforcés de fractionner l'ensemble de la religion prénestine et de scinder sa masse, trop compacte pour pouvoir être appréhendée gl obalement, en une pluralité de cultes particuliers, plus aisément réductibles à une analyse logique. C'est pourquoi les solutions classiques données au problème généalogique de Fortuna, mère ou fille de Jupiter, quelque diverses qu'elles soient dans leurs résultats, présentent toutes un carac tère méthodologique commun, qui consiste à résoudre la question en disjoignant les deux termes de l'énoncé d'où elles font ainsi, à peu de frais, disparaître toute contradiction. Dès 1884, Mommsen, l'un des premiers à chercher une réponse au problème soulevé par la découverte de l'inscription d'Orcevia, donnait l'exemple le plus flagrant de ce type de démar che intellectuelle, en assignant à deux cultes différents de Fortuna les deux généalogies con tradictoires. En quelques lignes adressées à Des sau380, il risquait l'hypothèse qu'il aurait existé, à
380 Et citées par lui dans son article Archaische BronceInschrift aus Palestrina, Hermes, XIX, 1884, p. 454: «Mir
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE Préneste, deux figures distinctes de Jupiter, l'un puer, l'autre poter, et que Fortuna, représentée comme la mère nourricière du premier, pouvait être simultanément honorée comme la fille du second. Cette théorie, bien qu'accueillie avec scepticisme par Peter381, fut adoptée par Jordan, qui la précisa en modifiant le sens jusqu'alors communément admis de Primigenia, et, sous cette forme complétée, par Warde Fowler : l'un et l'autre posaient en principe l'existence, à Préneste, de deux sanctuaires de Fortuna, sièges de deux cultes différents, l'un, \\aedes) louis Pueri où, mère et courotrophe, elle allaitait Jupiter et Junon, l'autre, voisin ou assez éloigné du premier, Yaedes Fortunae Primigeniae, où elle était honorée comme la fille première-née de Jupiter382. Mais il est révélateur que, l'un comme l'autre, ils aient renoncé, pour mieux l'opposer à Jupiter Puer, à reconstituer la figure symétrique d'un Jupiter Pater, qui n'a jamais existé que dans l'esprit de Mommsen, et qui se surajoute inut ilement à l'édifice déjà suffisamment complexe
scheint, écrivait Mommsen, dass der louis puer und der Iouis pater füglich als verschiedene Göttergestalten gefasst werden können und die Fortuna, die jenen auf ihrem mütterlichen Schosse hält, wohl zugleich als des letzteren Tochter gedacht werden konnte». 381 Dans Röscher, I, 2, col. 1544 (paru en 1886). De même Otto, RE, VII, 1, col. 24, en 1910. 382 Jordan, Symbolae ad historiam religionum Italicarum alterae, Königsberg, 1885, en particulier p. 5, «fuisse ibidem alio loco (nous soulignons), sive vicino, sive longe remoto, aedem Fortunae Primigeniae», et 10, où il oppose «tam Puerum Iovem in gremio Fortunae alterius sedentem quam ipsam Fortunam alteram Diovis filiam primogeniam ». Jordan ne parvient d'ailleurs pas à justifier la coexistence de ces deux cultes, qui est bien le nœud du problème : ni son hypothèse, p. 12, que la qualité de Diouis filia primogenia, attribuée à la Fortune prophétique, aurait été un moyen de traduire sa dignité, comparable à celle de Jupiter, ni le rapprochement qu'il fait entre la courotrophe et la Fortuna Muliebris romaine, veillant, l'une sur les enfants humains, l'autre sur les enfants divins, n'entraînent la conviction; et l'exposé, très flou, reste de l'ordre de la suggestion plus que de la démonstration. Warde Fowler, Roman Festivals, p. 224, lui-même déconcerté par les implications étranges de cette thèse, remarque : « This is not the only anomaly in the Jupiter-worship of Praeneste. There was another cult of Fortuna, distinct, apparently, from that of Fortuna Primigen ia, in which she took the form not of a daughter but of a mother, and, strange as it may seem, of the mother both of Jupiter and Juno».
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du culte prénestin383. Hypothèse gratuite et d'autant plus fragile qu'on ne saurait croire à l'existence de séries cultuelles antithétiques, où s'opposeraient artificiellement deux Jupiter et deux Fortuna. Mais les distinctions subtiles sup posées par Jordan et Warde Fowler entre For tuna et Fortuna Primigenia sont-elles, à cet égard, plus convaincantes? Le temps a rendu caducs certains éléments de leur thèse : le sens de «première-née» abusivement prêté à Primigenia, et l'éloignement que Jordan tente d'introduire, pour mieux les diviser, entre les deux temples étroitement joints, nous le savons maintenant, au sein du même sanctuaire inférieur. Reste le fond, qui n'a pas changé, et l'impossibilité d'ad mettre qu'il ait existé sur le même plan et à égalité, dans la même ville, deux cultes exacte ment contraires de la même divinité, à moins, bien sûr, que l'on n'en donne une justification plus profonde que celle d'une simple coexisten ce de fait. Plus insidieuse dans sa formulation que celle de Mommsen, la thèse de Jordan et de Warde Fowler n'est pas mieux fondée et l'ex amen des sources tant archéologiques qu'épigraphiques lui inflige le plus sévère démenti. Nulle différence, dans le libellé des inscrip tionsprénestines, n'apparaît en effet entre une Fortuna, qui serait la «mère» de Jupiter, nom mée sans épiclèse, et Fortuna, sa «fille» Primi genia : au contraire, comme Thulin déjà en faisait la remarque384, l'inscription d'Orcevia, dédicace d'une mère à une déesse-mère, s'adres se bien à Fortuna Diouo fileia Primocenia, preuve manifeste de l'unité fondamentale du culte. Elle ne se traduit pas moins nettement dans la structure du sanctuaire, telle que nous l'avons reconnue. Si bien que, loin de la confirmer, tout engage à renverser la thèse des tenants de la bipartition : non point deux cultes opposés dans
383 II est entièrement exclu, en effet, que le culte de Jupiter Imperator, tel que, tout porte à le croire, il a bien existé dans l'ancienne Préneste (supra, p. 52 et n. 233), ait eu quelque rapport avec le Jupiter Père de Fortuna supposé par Mommsen. En revanche, sa coexistence avec le culte de la Primigenia et de son auguste fils ne pose aucun problème et constitue même un tout parfaitement cohérent; autant que l'est, par exemple, la juxtaposition, dans le même sanctuaire, de l'image de Jésus enfant dans les bras de la Théotokos et de la figure souveraine du Christ Pantokrator. 3MRhM, LX, 1905, p. 261.
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deux sanctuaires distincts, mais trois temples, et un seul culte. Quel qu'ait été le caractère émi nemment ritualiste de la religion des Latins, de telles hypothèses font trop bon marché de leurs croyances intimes. Tout rite religieux, si exté rieur que soit le formalisme de ceux qui l'a c omplis ent, suppose une théologie et se fonde sur une conception précise de la nature et des pouvoirs du dieu auquel il s'adresse. Le culte prénestin de Fortuna, à laquelle sont associés Jupiter et Junon, et l'analyse qu'en donne Cicéron révèlent une structure trop complexe et une élaboration trop savante pour que nous puis sions admettre les flottements presque scepti ques imaginés par Mommsen et ses succes seurs. Ces quelques remarques peuvent également s'appliquer à un autre type d'explication, qui a connu un plus durable succès. En 1884, l'année même où paraissait l'étude de Dessau et Momms en, Mowat, le premier interprète de la dédicace d'Orcevia, constatant l'opposition absolue qui sépare le texte du De diuinatione, où «Cicéron représente la Fortuna Primigenia comme allai tant Jupiter et Junon enfants», de celui de la tablette du IIIe siècle récemment découverte qui « la représente comme fille de Jupiter », concluait pour sa part : « le mythe théogonique a donc subi une remarquable interversion, entre la date à laquelle cette tablette a été gravée et l'époque de Cicéron»385. A la thèse de la bipartition s'oppos ait celle de l'évolution. C'est dans cette même voie qu'a persévéré Wissowa386 : à la recherche, lui aussi, d'une solution de caractère historique, il a développé la brève suggestion de Mowat en supposant que le culte aurait, au cours des siècles, subi une transformation, ou plutôt une révolution, et en tentant de reconstituer le processus interne qui aboutit à ce bouleverse ment. A l'origine était la déesse-mère de Préneste, Frauengottheit et fille aînée de Jupiter (cette généalogie, non italique, trahirait d'ail leurs déjà une influence étrangère), vénérée par les maires sous les traits de la courotrophe aux deux enfants qu'a décrite Cicéron. Mais
385 Dédicace à la Fortune Prénestine inscrite sur une tablette de bronze, CRAI, XII, 1884, p. 366-369; cf. p. 329. 386 Dans les deux éditions de sa Religion und Kultus der Römer, 1902, p. 209 sq., et 1912, p. 259 sq.
prétation générale («die allgemeine Deutung»), c'est-à-dire populaire, qui voyait dans ces deux nourrissons, en fait anonymes, Jupiter et Junon, en vint à donner au premier le nom de Iuppiter Puer, à la suite d'un contresens commis sur la titulature officielle de la déesse, Fortuna louis puer Primigenia, dont la formulation archaïque n'était plus comprise. Si bien que, si nous dégageons les conséquences de la théorie évolutionniste de Wissowa sous une forme plus systématique et plus précise qu'il ne l'a fait lui-même, nous devons conclure que, de fille de Jupiter qu'elle était encore au IIIe siècle, Fortuna Primigenia serait, entre cette date et le Ier siècle av. J.-C, devenue sa mère, et qu'ainsi les deux généalogies contradictoires correspondraient à deux cultes, non point simultanés, mais success ifs,de la même divinité. Bien que citée par Otto avec approbation387, puis, sous une forme plus discrète, apparem ment admise, avec l'ensemble de la doctrine de Wissowa, par P. Fabre et A. Grenier388, cette
387 Qui, s'il reste sceptique, RE, VII, 1, col. 24, à l'égard du contresens commis sur louis puer, accentue la thèse, en reconstituant l'un des maillons de la chaîne, négligé par Wissowa : la titulature ancienne et complète de la déesse, fille première-née de Jupiter, serait tombée en désuétude, si bien que Primigenia aurait été compris au sens absolu «als Urwesen und Urmutter », par un autre contresens, qui laissait dès lors toute liberté d'identifier les deux enfants avec Jupiter et Junon. Que de contresens ne prête-t-on pas aux malheureux habitants de Préneste! 388 ρ Fabre, dans l'Histoire des religions de Brillant Aigrain, p. 386, et l'Histoire générale des religions, p. 636; et A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 111 et 129, renvoient, sans plus de commentaire, à l'exposé de Wissowa; également Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 257, n. 72. Pour H. J. Rose, Ancient Roman religion, p. 23, nous n'avons le choix qu'entre deux solutions : le contresens épigraphique, dans la perspective de Wissowa, ou l'introduction à Préneste, à date relativement haute, de la mythologie grecque, qui fait parfois de Tyché la fille de Zeus. Warde Fowler avait lui aussi, dès ses Roman Festivals, p. 225 sq., songé à l'hypo'thèse du contresens, portant à la fois sur la formule louis puer et sur la statue de culte, œuvre d'importation, grecque ou gréco-étrusque, mal comprise du milieu italique où elle était transplantée. Mais, même lorsque, dans ses Roman essays and interpretations de 1920, p. 64-70, il fut revenu sur son opinion première et que, renonçant à la thèse de Jordan (qu'il acceptait encore en 1914, Roman ideas of deity, p. 63), il eut cessé de considérer Fortuna Primigenia comme la fille «première-née» de Jupiter et eut rendu à l'adjectif son véritable sens, «original», il ne parvint pas à donner du culte une explication cohérente. L'épiclèse signifiait-elle que la
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE explication n'est pourtant guère plus crédible que la précédente. On voit mal comment, entre le IIIe et le Ier siècle (c'est-à-dire au IIe?), un culte ancien et connu jusqu'au cœur du monde hellénistique, comme l'était celui de Fortuna Primigenia, eût pu renverser ses valeurs les plus traditionnelles et se renier lui-même, sous l'i nfluence d'un facteur aussi négligeable que l'op inion commune et l'erreur du vulgaire389. Ce que seule, peut-être, l'hellénisation eût pu accomplir, l'ignorante dévotion des matrones prénestines pouvait-elle le réaliser? Entre les deux courants contraires qu'implique la thèse de Wissowa, l'interprétation de la foule et la science des clercs, la religiosité populaire et la mythologie officielle, le premier, loin de pouvoir triompher du second, était voué d'avance à s'effacer devant lui et ce serait une gageure singulière que de prétendre retrouver l'écho de ces voix plébéien nes chez Cicéron - lui qui, instruit par les Praenestinorum monumenta, ne connaît pourtant, des deux Fortuna, que la mère de Jupiter enfant. On peut encore opposer à la théorie de Wissowa que les fidèles qui, en pleine époque impériale, allaient adorer la Fortune de Préneste, conti nuaient, immuablement, de la nommer louis puer, «fille de Jupiter», sur les ex-voto qu'ils lui offraient; et pourquoi n'eussent-ils plus compris cet archaïsme, que pouvaient toujours leur expli quer les prêtres du sanctuaire? Ils vénéraient
déesse était le principe initial de la vie, proche à la fois du Genius et de la Junon Lucina romaine? ou, solution qui lui paraît plus plausible, n'avait-elle qu'une portée historique, qui indiquait que telle était la forme première et « originelle » du culte, à la différence de ses formes secondaires et dérivées, Fortuna muliebris, uirilis, etc. : « the one that gave rise to the whole series»? Ainsi ce spectaculaire revirement est-il, finalement, de peu de conséquence. Bien plus, n'ayant tiré aucun parti de sa découverte et n'ayant pas su, grâce à elle, renouveler la théologie de Fortuna Primigenia, Warde Fowler n'est pas loin de croire que l'épiclèse n'avait pas plus de sens pour les anciens que tant d'autres epitheta deorum, celle de Mars Graduais, par exemple. Et de se scandaliser: «the Praenestines must have been most inconsistent peo ple», devant cette déesse à la fois mère et fille, en concluant, comme Wissowa : « But this seems to be a case of confusion arising from a misinterpretation by Praenestines of statues and inscriptions, none of which were really primitive or of pure Italian origin». 389 Cf., en ce sens, les fortes objections de G. Dumézil, qui interroge, Déesses latines, p. 82 sq. : « Le culte de Fortuna Primigenia était-il si malléable?».
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toujours la statue, décrite par Cicéron, qui leur montrait un Jupiter Enfant sur les genoux de la déesse. Donc, à supposer que le culte ait subi la révolution imaginée par Wissowa, la forme nouv elle n'aurait pas éliminé la forme plus ancienne et Préneste aurait connu, simultanément, deux cultes contradictoires de la Fortune : ce qui, en fait, nous ramène à l'hypothèse de Mommsen, que les exigences de la psychologie religieuse nous interdisent d'accepter. Mais, à ces objections générales, s'ajoutent deux impossibilités plus précises, qui achèvent de ruiner l'hypothèse de Wissowa. Son attitude devant le culte prénestin ressemble fort à celle d'un philologue ou d'un latiniste novice qui, devant un texte qu'il ne comprend pas, choisit la lectio facilior et prête à la légère au copiste une bévue qu'il n'a pas commise. La dédicace sur laquelle il s'appuie nommément, Fortunae / louis puero / Primigeniae, et par laquelle, sous l'Empire, l'esclave Nothus s'acquittait envers la déesse390, est parfaitement claire : son génitif, IOVIS, qui exclut le renversement de généalogie supposé par Mowat, puis par Wissowa lui-même, prouve à l'évidence que le bon peuple de Pré neste n'ignorait rien de la filiation de Fortuna par rapport à Jupiter et que, même à l'époque impériale, il ne commettait là-dessus nul con tresens. Car, et c'est là la seconde de ses impossibilités, la thèse de Wissowa est en con tradiction formelle avec la chronologie, telle qu'elle ressort, non seulement des travaux les plus récents des archéologues, mais déjà des conclusions auxquelles ils étaient parvenus au commencement de ce siècle. La formule épigraphique louis puer, source du contresens supposé qui est la clef de voûte de tout le système, n'est en fait attestée qu'à partir du Ier siècle, tandis qu'à haute époque républicaine, au IIIe siècle, seul est représenté le Diouo fileia qui, lui, ne prêtait à aucune erreur. Mais en revanche, le lieu de culte de Jupiter Enfant, et enfant de Fortuna, désigné dans le De diuinatione, propter louis Pueri, loin d'être une innovation récente, 390 CIL XIV 2862, citée RK2, p. 259; en revanche, l'autre dédicace anciennement connue, Fortunae Ioni puero (CIL XIV 2868), qui eût été beaucoup plus favorable à la thèse du contresens, n'y fait l'objet que d'un renvoi incident. Nous avons nous-même donné le texte complet des deux inscrip tions,supra, p. 24 sq.
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appartenait, comme Delbrück l'avait établi, à la phase la plus antique du sanctuaire, bien anté rieure à la reconstruction sullanienne du début du Ier siècle391, et approximativement contem poraine de la dédicace d'Orcevia, si ce n'est même plus ancienne (IVe-IIIe siècle). Le sens de l'évolution, si évolution il y a, serait donc révers ible392: loin d'être un point de départ, la filiation jovienne de Fortuna pourrait n'être en fait qu'un point d'aboutissement, et telle avait bien été, dès 1916, la suggestion de Meister, qui retournait la théorie de Wissowa en conjecturant que d'une Fortuna Ionia primitive, dotée d'une épithète bien attestée pour plusieurs divinités ombrienn es, était issue, sous l'influence grecque ou grécp-étrusque, la déesse «fille de Jupiter» invo quée dans l'inscription d'Orcevia, mais étrangère à la signification originelle du culte393. 391 Hellenistische Bauten in Latiiim, I, 1907, p. 66 (cité RK2, p. 260, n. 2). 392 Selon la remarque d'A. Brelich, Tre variazioni, p. 19, qui note qu'en théorie l'ordre des faits peut être inversé et qu'il serait parfaitement possible que le sens originel du culte fût celui qui se dégage de l'exposé de Cicéron et que les Prénestins n'eussent que plus tard, « per malinteso », donné à l'adjectif primigenia le sens de primogenita, «facendo della madre (o nutrice) di Iuppiter una sua figlia ...» - observat ion qui, comme on sait, est à la base de sa thèse sur la polémique théologique des deux cités. 393 Lateinisch- griechische Eigennamen, Leipzig-Berlin, 1916, p. 115 sq. et n. 2, où Meister décèle l'hellénisation d'une part dans la statue de culte décrite par Cicéron, d'autre part dans la formation de l'adjectif Pritnocenia, calqué sur le grec Πρωτογένεια, épithète d'une Tyché qui aurait influencé la déesse de Préneste (d'où le maintien de -o- à la fin du premier membre, qui s'oppose à la forme latine classique, Primigenia, avec apophonie; sur la portée de l'argument phonétique, cf. toutefois notre article de Latomus, XXXIV, 1975, p. 912 sq. et 974-977). En soi, le processus n'aurait rien d'invraisemblable. Seulement, à la différence des diverses divinités ombriennes qui, dans les Tables Eugubines, portent effectivement l'épithète Iouius (Hontus loidus, Tefer Iouius, etc.; cf. le lexique d'A. Ernout, Le dialecte ombrien, Paris, 1961, p. 71), des puclois Iouiois, les Dioscures, ou à'Herclo Ionio, que cite Meister (également Wissowa, RK2, p. 114, n. 1 ; on connaît encore, à Capoue, une Venus Ionia, en CIL F 675-676; X 3776-3777; sur le sens de l'adjectif, J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 386 sq. : il aurait signifié d'abord une puissance du dieu, Torra Iouia étant «la Terreur de Jupiter», avant d'indiquer la subordination - une divinité secondaire qui appartient au cercle d'une divinité principale -, et, pour finir, la filiation), l'existence d'une Fortuna Iouia n'est jusqu'à présent qu'une hypothèse sans fondement. Enfin, l'explica tion de Meister ne résout qu'une moitié du problème et laisse intacte la partie de loin la plus difficile : car, si Fortuna
Bipartition, évolution : les deux hypothèses, aussi peu convaincantes l'une que l'autre, lai ssaient bien des esprits insatisfaits. Ainsi Hild, qui pourtant s'abstenait de prendre parti dans le débat394, et surtout Thulin qui, incrédule à la fois devant la thèse de Mommsen et celle de Wis sowa, établissait un hardi parallèle entre la triade étrusque du Capitole et la «triade» de Préneste, où Fortuna aurait tenu une place analogue à celle qui, à Rome, était dévolue à Minerve395. A la faveur de rapprochements non moins risqués entre le foie de bronze de Pla isance et les regiones caeli de Martianus Capella, Thulin concluait à l'existence de deux divinités étrusques du destin, bien distinctes l'une de l'autre, dont il reconstituait la généalogie et dont Préneste aurait adopté le ou plutôt les cultes, mais en les désignant du même nom. L'une, Tecvm396 - Minerua, en même temps qu'une Schicksalsgottheit, serait une déesse-mère : mère des grands dieux, de Iuppiter Seeundanus et de louis Opulentia, autrement dit de Junon, avec qui elle demeure dans la IIIe région de Martianus Capella; ce qui permet à Thulin de voir en elle la mère, en Étrurie, de Tinia et d'Uni, et de la retrouver, d'abord à Rome, où elle serait la mère de Jupiter et de Junon, occupant par rapport à eux, au sein de la triade capitoline, la même place que Léto dans la triade grecque Apollon était déjà mère de Jupiter, quelle singulière initiative que d'interpréter son surnom en louis filia ! et, si elle ne l'était pas encore, comment eût-elle pu le devenir, une fois méta morphosée en fille de Jupiter? C'est pourtant à la thèse de Meister, malgré les difficultés qui lui sont inhérentes, que, plus de quarante ans après, reste attaché K. Latte, Rom. Rei., p. 176, qui, toutefois, n'en conserve que le passage de la Fortuna Iouia à la Fortuna louis filia, et considère ajuste titre que l'épiclèse Primigenia traduit une primauté, non une généalogie. 394 « En définitive, écrit-il, nous constatons que, dans la vieille cité des Èques, Fortuna était honorée à la fois comme la fille de Jupiter et comme sa nourrice. Que l'opinion ait établi une relation entre ces deux aspects de la divinité, cela n'est pas douteux, mais le rapport aujourd'hui nous échap pe»{DA, II, 2, p. 1270). 395 Minerva auf dem Capitol und Fortuna in Praeneste, RhM, LX, 1905, p. 256-261. L'article, consacré à l'analyse d'un cas particulier, est à replacer dans le cadre de son étude d'ensemble, Die Götter des Martianus Capella und der Bron zeleber von Piacenza, parue l'année suivante, RW, III, 1, Giessen, 1906. 396 L'article de Thulin, en fait, donne encore la lecture teQvm, depuis rectifiée.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE Artémis - Léto, puis à Préneste, où elle est mère de Jupiter et de Junon enfants sous le nom de Fortuna. L'autre, Cilens, indéfinissable et mysté rieuse divinité du destin, tantôt unique, tantôt collective, de nom, de nombre et de sexe indé terminés, apparaîtrait chez Martianus Capella tant au pluriel qu'au singulier : sous le nom des Fauores opertanei, dans la Ie région, ou de Fauor qui, dans la VIe, est, avec Paies, fils de Jupiter, louis filii Pales et Fauor (mais Pales portant, dans la VIIe région, l'épithète Secundanus, Thulin est fort tenté d'en déduire que Fauor, lui, était Primigenius). Telle serait la divinité, née de Tinia Jupiter, que l'on retrouverait à Préneste sous les traits de la seconde Fortuna, la déesse Primigen ia, fille aînée de Jupiter. Reste que, par une évolution naturelle, ces deux déesses, entière mentdistinctes par leur origine, mais que ne séparait qu'une différence de dénomination, la présence ou l'absence de l'épithète Primigenia, finirent par se rejoindre et par apparaître com medeux formes particulières de la même divini té : c'est ainsi que la Primigenia devint elle aussi Frauengöttin et déesse-mère, comme en témoi gnel'inscription d'Orcevia, dédiée nationu cratia. Nous laissons aux étruscologues le soin d'ap précier, pour le fond, la lecture du foie de Plaisance et l'exégèse des diverses divinités qui y sont inscrites. Mais, de prime abord, la compar aison à quatre termes à laquelle s'est livré Thulin apparaît fragile, et ses bases, incertaines. L'équivalence de l'énigmatique Tecvm, dont le nom se retrouve sur les bandelettes de la momie de Zagreb397, et de Minerve reste discutée398; quant à l'interprétation que Thulin a proposée de Cilens, incarnation du Fatum identique aux dieux «cachés» et «voilés», aux Fauores opertan ei, ainsi qu'aux di superiores et inuoluti cités par
397 XII, 5 (M. Pallottino, Testimonia linguae Etruscae, 2e éd., Florence, 1968, p. 21). 398 Proposée par Deecke, Etniskische Forschungen, IV, Stuttgart, 1880, p. 41 sq., reprise par Thulin, elle est admise par A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 35; 39 et 51; et G. Dumézil, La religion des Étrusques, appendice à Rei. rom. arch., p. 659; mais rejetée par E. Fiesel, s.v. tecvm, RE, V, A, 1, 1934, col. 105; C. Clemen, Die Religion der Etrusker, Bonn, 1936, p. 27; L. Banti (infra, η. 402), p. 206; et elle ne figure même plus chez A. Pfiffig, Religio Etnisca, Graz, 1975.
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Sénèque399, elle n'est pas moins hypothétique, et cette seconde divinité demeure aussi indistincte que la précédente400; enfin, et plus encore, l'extrapolation qu'il fait de ces données propre mentétrusques, et déjà si floues, aux religions de Rome et de Préneste abonde en rapproche ments audacieux et en assimilations hâtives401. Il 399 Sen. Q. N. 2, 41, 2; ce sont les dieux souverains, les principes d'Arnobe, 3, 40, qui sont aussi des di Penates, « sorte de conseil du destin» (G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 640), plus puissants que Jupiter qui, sans eux, ne peut lancer sa troisième foudre, et qui posent l'insoluble question des Pénat esétrusques et de leur nature (infra, p. 229 sq.). 400 La définition de Cilens comme divinité du destin était devenue classique : après Thulin, elle a été reprise par A. Grenier, op. cit., p. 38 et 51; G. Dumézil, op. cit., p. 640; 672 et 675 sq., qui admet l'équivalence Cilen Penates et suggère de traduire, sur le foie de Plaisance, Tin(s) Cilen par IotiL· Penates (?). Mais, en un sens tout autre, et sans point de contact avec la doctrine précédente, A. Pfiffig, Religio Etnisc a,p. 53; 57; 250; voit maintenant en Cilens une dea Genitrix qui semble tenir la place de Menrva, «die Mutter des Maris», non nommée sur le foie, puisque les noms de Mari et de Cilensl (ce dernier à l'ouest) se lisent dans deux cases voisi nes.En dehors du foie de Plaisance, le seul monument relatif à Cilens que l'on possède est une antéfixe de Bolsena (H. Brunn, Terrecotte etnische, Ann. Inst., 1862, p. 274-283; Thulin, Die Götter des Martianus Capella, p. 36-40; Andren, Architectural Terracottas, p. 209, qui figure une déesse acé phale, debout, dans l'attitude du repos, auprès de Minerve qui avance à grands pas; le nom des deux déesses est gravé sur la base : mera cilens, « Minenta, Cilens ». R. Bloch, Volsinies étrusque et romaine. Nouvelles découvertes archéologi ques et épigraphiques, MEFR, LXH, 1950, p. 87 sq., et pi. VI, fig. 19, a montré que cette antéfixe, du musée archéologique de Florence, provient du petit sanctuaire découvert en 1948 à Bolsena, au sommet du Poggio Casetta, et qu'il inclinerait à attribuer à Nortia. Mais quelle conclusion tirer de ces rares documents, qui ne soit hypothétique, sur la véritable per sonnalité de Cilens? 401 II suffira, pour mesurer l'incertitude des correspon dances proposées par Thulin entre les seize cases du foie de Plaisance et les seize régions de Martianus Capella, 1, 44-61, de comparer ses thèses avec les études les plus récentes parues sur le même sujet, celles de S. Weinstock, Martianus Capella and the cosmic system of the Etruscans, JRS, XXXVI, 1946, p. 101-129; A. Grenier, op. cit., p. 34-45; M. Pallottino, Deorum sedes, Studi A. Calderini e R. Paribeni, Milan, 1956, III, p. 223-234; et Etniscologia, 6e éd., Milan, 1973, p. 249-252; G. Dumézil, Remarques sur les trois premières regiones caeli de Martianus Capella, Hommages à M. Niedennann, coll. Latomus, XXIII, Bruxelles, 1956, p. 102-107; et Rei. rom. arch., p. 636-640 et 670-676; A. Pfiffig, op. cit., p. 121-127; qui, elles-mêmes, comme il est inévitable, font une large part à la conjecture et dont les divergences (tant en ce qui concerne l'orientation du foie que le système de numérotation des cases et l'interprétation des noms divins) incitent à une vigilante circonspection.
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est pour le moins téméraire d'assigner des rôles semblables à la Minerve du Capitole et à la Fortuna de Préneste et de résoudre ainsi, en quelques mots, le délicat problème des triades étrusco-italiques. Nous ne saurions d'ailleurs, en toute rigueur, parler d'une «triade» prénestine, du moins dans le sens où on l'entend à Rome ou en Ombrie. Quoi de commun entre la triade capitoline, dominée par Jupiter, ou même la triade chthonienne de Cérès - Liber - Libera, dominée par une déesse, mais qui, l'une et l'autre, réunissent une divinité majeure et ses deux parèdres adultes, objet d'un culte commun et permanent à l'intérieur d'un même temple à triple cella402, et le groupement des trois divi nités prénestines où Fortuna, seule figure adulte, est l'unique maîtresse d'un sanctuaire qui n'ap partient qu'à elle? La preuve en est, nous l'avons vu, que \'{aedes) louis Pueri, malgré son nom, n'avait pas pour statue cultuelle celle du jeune dieu, mais bien celle de la déesse-mère, tenant dans ses bras les deux nourrissons divins. Quelque prudence qu'il nous faille garder dans l'analyse d'une religion sur laquelle, malgré son abondance, notre documentation reste si incomplète, nous devons bien constater que nous n'avons, à Préneste, nulle trace de ce « culte commun» qui, pour L. Banti, est la condition
402 Selon la définition de L. Banti, // culto del cosiddetto « tempio dell'Apollo » a Veti e il problema delle triadi etruscoitaliche, SE, XVII, 1943, p. 187-224, qui se refuse à appeler de ce nom tout groupement de trois divinités, même occasionn el, et pour qui une « triade » est « la riunione di tre divinità associate in un culto comune e stabile», à l'intérieur d'un même lieu consacré, sacelliim, temple construit ou Incus, en vertu de liens de parenté, de fonction, ou du simple hasard, «ma se manca il culto comune manca anche la triade» (p. 196 sq.) - critère rigoureux qui réduit notablement le nombre des triades alléguées par les divers auteurs. Cf., depuis, D. Rebuffat-Emmanuel, Contribution à l'identification des divinités de Portonaccio, Latomus, XX, 1961, p. 469-484, qui, comme L. Banti, croit le temple consacré à Aritimi, Turan et Menerva; et T. N. Gantz, Divine triads on an archaic Etruscan frieze plaque from Poggio Civitate {Mudo), SE, XXXIX, 1971, p. 3-24, qui identifie sur la frise de Murlo l'équivalent étrusque des deux triades romaines, associant, dès le milieu du VIe siècle, d'une part, Zeus, Athéna et Héra, d'autre part, Demeter, Dionysos et Persephone (contra, toutefois, J. P. Thuillier, A propos des «triades divines» de Poggio Civitate (Murlo), dans R. Bloch et coll., Recherches sur les religions de l'antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 383394).
sine qua non de l'existence d'une triade, au sens propre du terme. Nous n'y connaissons, parmi la très riche moisson épigraphique qu'a livrée la ville, aucune dédicace commune aux trois divi nités qui offre l'équivalent des multiples inscrip tions,de toute provenance, vouées à la triade capitoline, Ioni Optimo Maximo, limoni Reginae, Mineruae403 . Alors que la rédaction officielle du calendrier romain assigne la fête du 19 avril, jour primitif des Cerialia, à l'ensemble de la triade, Cereri Librerò) L[ib(erae)Y04, alors que la triade des dieux principaux d'Iguvium se carac térise par une épithète, Grabouio-, et un rituel communs et par l'égalité des offrandes405, à Préneste, Fortuna Primigenia est l'exclusive bénéficiaire du sacrifice officiel des 9-10 avril et des très nombreux hommages épigraphiques que ne partagent point avec elle un Jupiter et une Junon qui, sans doute, avaient leur place dans son temple à ses côtés et qui, eux aussi, y recevaient un culte, mais sans aller jusqu'à former avec elle une authentique triade. Nous n'observons pas, entre les trois divinités prénest ines, ces liens organiques et structurés, cette collégialité réelle, même si, à Rome, elle est inégale, par lesquels se définit la notion de triade, mais une primauté sans partage de la Primigenia, qui réduit Jupiter et Junon, lorsqu'ils sont joints à elle, à n'être que des enfants au
403 Cf. les relevés de R. Bartoccini, s.v. Iuppiter, dans De Ruggiero, IV, p. 246, et, à titre d'exemple, le choix de Dessau, ILS, n° 3083-3093. L'unique inscription de Préneste qu'on eût pu leur comparer, Ioui O. M. et Fortimae Primigeniae, etc., n'est qu'un faux (CIL XIV 272*). 404 Dans le calendrier préjulien d'Antium; cf. Fast. Esq.: Cereri Libero [Liberae] (CIL Ρ, p. 210; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 9 et 86). 405 Sacrifice identique de trois fois trois bœufs, offert successivement à Jupiter Grabovius, Mars Grabovius, Vofionus Grabovius, devant chacune des trois portes de la cité, obéissant chaque fois aux mêmes prescriptions rituelles et accompagné des mêmes prières (Tab. Ig. I a 2-6; 11-13; 20-23; VI a 22-57; VI b 1-2 et 19-21, dans les éditions de G. Devoto, E. Vetter, V. Pisani, J.W. Poultney, A. Ernout, etc.). Cf., sur le culte de la triade et sur les autres groupements ternaires attestés dans les Tables Eugubines (que ce soient des triades réelles ou supposées), L. Banti, op. cit., p. 217-220; G. De voto, Gli antichi Italici, p. 189-191; et // Pantheon umbro, Scritti B. Nogara, Vatican, 1937, p. 159-167; G. Dumézil, Remarques sur les dieux Grabovio- d'Iguvium, RPh, XXVIII, 1954, p. 225-234; et Notes sur le début du rituel d'Iguvium, RHR, CXLVII, 1955, p. 265-267).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE maillot sur qui rejaillit la dévotion attendrie des matrones, ou, lorsqu'ils ont conquis leur auto nomie, que des divinités secondaires, peut-être logées dans son sanctuaire, mais objet d'un culte indépendant du sien, rendu à Junon dans le Iunonarium qui lui était spécifiquement dédié et à Jupiter Arkanus par le collège de ses cultor es406: mouvement d'émancipation contraire à l'alliance qui, ailleurs, unit les trois membres de la triade - comme si, dès que les divinités mineures tentent de s'élever au rang de parèdres de plein droit, la pseudo-triade de Préneste se trouvait dissociée407. 406 Sur le Iunonarium, supra, p. 19, n. 66. Quant à Jupiter Arkanus, son cas est beaucoup plus incertain. Quelles que soient les raisons qui, sur la foi de l'inscription de Caesius Primus (CIL XIV 2852) et des liens cultuels qu'elle paraît établir entre Fortuna, Apollon et Jupiter Arcanus, ont incité Marucchi à supposer que les statues des trois divinités occupaient les trois grandes niches creusées au fond du temple à abside, et nous ont fait nous-même accepter cette hypothèse comme tout à fait plausible, elle n'est, en tout état de cause, qu'une hypothèse, et, quand bien même elle se vérifierait, elle ne permettrait nullement d'ériger en « triade » le groupe de ces trois divinités. Les deux autres inscriptions, toutes deux honorifiques, qui font état de Jupiter Arkanus, s'achèvent sur des formules presque identiques : patrono coloniae / amatores regionis / macelli cultures / louis Arkani (CIL XIV 2937); cultores louis / Arkani / regio macelli / patrono dignissimo (XIV 2972). Il est donc permis de penser (cf. Waltzing, Étude historique sur les corporations professionn elles, I, p. 197, et, sur les lieux de réunion des collèges, professionnels ou funéraires, p. 211-231; III, p. 658, n° 2348 sq.; IV, p. 188 et 431) que les cultores louis Arkani, peut-être les bouchers du macellum, avaient installé la schola de leur collège dans le quartier de la ville basse où se trouvait cet édifice, également mentionné en XIV 2946, et qui devait se situer à proximité du nouveau forum. Mais ce n'était là que le culte privé d'un collège, indépendant du culte public de la cité; et il est difficile de croire que le culte de Jupiter Arkanus, dérivé de l'arca des sorts, n'ait pas pris naissance au sein du sanctuaire de Fortuna et qu'il n'ait pas continué d'y être pratiqué comme l'un de ses cultes second aires, même si, comme nous le voyons, il faut qu'il s'en détache et qu'il émigré dans une autre partie de la ville pour devenir une divinité à part entière, unique patron d'un collège qui (à la différence, par exemple, du collegium Aesculapi et Hygiae, en CIL VI 10234) ne reconnaît que lui comme dieu tutélaire, indépendamment de toute référence à Fortuna. 407 Contre l'existence d'une « triade » prénestine, H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 291 sq.; et supra, p. 22 sq. De même, G. Dumézil, expert en la matière, se garde bien, dans Déesses latines, d'user de ce terme litigieux. S'il nous fallait exprimer d'un mot le statut du Jupiter et de la Junon de Préneste par rapport à Fortuna, c'est au terme
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La comparaison étant ainsi viciée dans son principe, point n'est besoin d'insister longue mentsur les autres points faibles de la thèse de Thulin, suffisamment évidents par eux-mêmes : l'interprétation abusive en Junon de l'abstraite louis Opulentia, promue au second rang de la triade comme sœur-épouse de Jupiter et fille de Minerve, au seul vu d'une phrase anodine de Martianus Capella408; les généalogies hasardeus es, car l'obscure Tecvm n'a jamais été, que l'on sache, considérée en Étrurie comme la mère de Tinia et d'Uni, et l'on ne voit pas, hypothèse propre à faire frémir tout spécialiste de la religion romaine, que la Minerve du Capitole ait jamais passé pour la mère du couple souverain. Mère sans doute, ou plutôt nourrice, mais des humains, ou du jeune Mars409, assurément ni de
grec de σύνναοο que nous songerions le plus volontiers (sur le contenu de la notion, appliquée au culte des souverains, A.D. Nock, Σύνναος Θεός, HSPh, XLI, 1930, p. 1-62): leur position subalterne est assez comparable à celle de VirbiusHippolyte au bois de Némi, telle que la décrit Ovide, met, 15, 545 sq., hoc nemus inde colo de disque minoribus unus miniine sub dominae lateo atque accenseor Uli. 408 1, 47: nam louis Secundani et louis Opulentiae Mineruaeque domus illic stint constitutae. On notera la dispro portion de l'énoncé à la conclusion, et de la communauté de demeure à la filiation. Si louis Opulentia est, pour S. Weinstock, «unexplained» (op. cit., p. 109), G. Dumézil, qui a donné, dans son article des Hommages à M. Niedermann, une exégèse trifonctionnelle des trois premières regiones caeli, voit au contraire dans Jupiter Secundanus (dieu des secunda et de la prospérité) et dans louis Opulentia des divinités caractéristiques de la «troisième fonction»; cf. Rei. rom. arch., p. 674 sq. 409 Nourrice divine de la fille de Caligula, que l'empereur Mineruae gremio imposuit alendamque et instituendam commendauit (Suet. Calig. 25, 4). Sur des miroirs étrusques de Chiusi et de Bolsena et sur une ciste de Préneste, d'inter prétation énigmatique, elle donne ses soins à un jeune Mars qu'elle plonge, semble-t-il, pour un bain rituel dans les eaux du Styx (infra, p. 142-145), fonction maternelle qui répond entièrement à la définition qu'A. Pfiffig donne de la Menrva étrusque, op. cit., p. 58, ni Parthenos ni Virgo comme ses homologues grecque ou romaine, mais «Muttergottheit» et héritière, avec Uni et bien d'autres divinités féminines, de la grande Déesse-mère des religions méditerranéennes. Enfin, est-ce un hasard si les trois Nixi di, divinités des « efforts » de l'accouchement, avaient leurs statues, agenouillées dans la position de la parturiente antique, devant la cella de Minerve au Capitole (Fest. 182, 23; 183, 10)? Il semble que J. Gagé, rappelant certains de ces faits, ait été tenté de redonner vie, au moins partiellement, à la thèse de Thulin : « Quoique la place de Minerve dans la triade capitoline de Rome, entre
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Jupiter, ni de Junon. Quant au second aspect, celui de la déesse «fille de Jupiter», l'identité de Cilens, de Fauor et de Fortuna reste à démont rer;et même si, comme le remarque Thulin, Minerve elle aussi se métamorphosa en fille du grand dieu lorsque l'hellénisation l'eut assimilée à Athéna, ce n'est pas ce fait, avéré, mais secondaire, qui peut faire la lumière sur l'obs curité des origines. Bref, l'équation arbitrair ement posée entre Fortuna et Minerve, que l'a ncienne religion romaine ne vénérait ni comme fille, ni, moins encore, comme mère de Jupiter et de Junon et qui n'est à aucun titre une déesse Primordiale; le principe, renouvelé de Jordan et de Warde Fowler, des deux Fortunes homonym es, aussi artificielles que les deux Jupiter de Mommsen, pourtant critiqués par Thulin; et la totale invraisemblance que deux déesses en tout différentes et de signe contraire par rapport au même dieu aient été, absurdement et sans qu'on nous en donne la raison, dotées du même nom dans la même ville, alors que tout devait inciter les Prénestins à traduire par deux vocables différents les noms des deux divinités étrusques qu'ils accueillaient : bien que reçue sans objec tion par Vaglieri410, l'hypothèse de Thulin ne résiste pas à l'analyse. Ce système d'interprétation, qui expliquait le culte de Préneste et ses contradictions internes par la combinaison de données hétérogènes, empruntées à une religion étrangère et mal unifiées, n'en fut pas moins repris par F. Altheim. Ni bipartition, ni évolution, mais, comme chez Thulin, une assimilation abusive ou mala droite de deux divinités originellement distinct es, à ceci près qu'à l'hypothèse étrusque suc-
Jupiter et Junon formant couple conjugal, s'explique assez par les antécédents étrusques ou falisques, il n'est sans doute pas absurde de la considérer comme équivalente à celle d'une Fortuna primitive» (Matronalia, p. 57). 4l0BCAR, XXXVII, 1909, p. 257, n. 72; mais critiquée par Wissowa qui, dans sa deuxième édition, la tient pour « tout à fait insoutenable» (RK2, p. 259, n. 7), et par Otto, RE, VII, 1, col. 24. La thèse de l'origine étrusque de Fortuna Primigenia a été également défendue par R. Enking, Lasa, MDAI (R), LVII, 1942, p. 1-15, qui, sans s'attacher aux problèmes spécifiques du culte prénestin, et de Fortuna mère et fille de Jupiter, ne l'a considérée qu'en tant que déesse abstraite de la destinée, qu'elle croit, comme telle, dérivée de la Läse étrusque. Cf. infra, p. 462 sq., sur le problème plus général de l'origine étrusque de la Fortune, prénestine ou romaine.
cédait, comme on pouvait l'attendre de la part de l'auteur, une hypothèse grecque qui, d'ail leurs, ne supprimait pas entièrement le rôle de l'Étrurie411. A la suite d'Otto qui avait attiré l'attention sur ce texte de Pindare, F. Altheim rapproche la Fortune prénestine, louis puer Primigenia, de la Σώτειρα Τύχα que le poète invoque au début de la XIIe Olympique, en en faisant la fille de Zeus Ελευθέριος412. L'autre terme de la comparaison n'apparaît qu'au détour d'une sinueuse enquête à travers l'œuvre de Pausanias, d'où ressortent une série de rappro chements. En premier lieu, le culte de Sosipolis à Olympie, qui n'était autre à l'origine que celui d'un Zeus enfant, honoré dans une «grotte idéenne»413 au pied du Kronion, offrirait avec le Jupiter Puer de la grotte prénestine un parallèle d'autant plus satisfaisant que son sanctuaire était dans la dépendance de celui d'Eileithyia414 - contrepartie hellénique de la Frauen- und Geburtsgöttin Fortuna - et que, non loin de là, se trouvait le sanctuaire de Gé, qui avait été le siège d'un oracle archaïque415. Mais Tyché jouet-elle véritablement le rôle de mère auprès de ce dieu enfant? L'auteur croit en découvrir la preuve d'abord à Thèbes, où sa statue, œuvre des sculpteurs Xénophon d'Athènes et Kallistonikos, portait dans ses bras un Ploutos enfant dont elle était, dit Pausanias, la mère ou la nourrice, ατε μητρί ή τροφω τη Τύχη416, et qui aurait, selon F. Altheim, maintes affinités avec le jeune Zeus d'Olympie. Ces correspondances
411 Terra Mater, RW, XXII, 2, Giessen, 1931, p. 38-46, où, partant de la «sicherlich etruskischen Fortuna von Praeneste», F. Altheim met en parallèle la triade de la Mère et de ses deux enfants telle qu'elle apparaît dans le culte de la Primigenia et, à Rome, dans celui de Cérès - Liber - Libera (considérés comme les liberi de la déesse), culte grec, vraisemblablement originaire de Campanie, ou en tout cas d'Italie méridionale, mais soumis à une forte influence étrusque, qui se manifeste par le groupement en triade et qui, dans cette mise en forme, aurait précisément pu prendre pour modèle le culte prénestin de Fortuna. Contre cette interprétation, cf. la critique de H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 291 sq. 412 01. 12, 1 sq.; cf. Otto, RE, VII, 1, col. 13 sq. Cette Tyché est celle d'Himère, ville de l'athlète Ergotélès, dont le poète chante la victoire, vers 470. 413 Pind. O/. 5, 41 sq. 414 Paus. 6, 20, 2-3. 415 Paus. 5, 14, 10. 416 9, 16, 1-2.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE recevraient leur confirmation à Élis où, à gauche du sanctuaire de Tyché, se trouvait une petite chapelle dédiée au même Sosipolis, vêtu d'une chlamyde semée d'étoiles et tenant à la main la corne d'Amalthée417 - celle, effectivement, de Zeus enfant. Tandis que le Jupiter Puer de Préneste dériverait du Zeus Sosipolis d'Olympie ou d'Élis, la double conception de Fortuna, tout à la fois sa fille et sa mère nourricière, résul terait donc de la fusion de deux cultes différents de Tyché, confirmée par la théorie de Mommsen sur les «deux» Jupiter prénestins, puer et pater Fortunae, et par l'allusion de Stace aux Praenestinae sorores4ls, que rappelle F. Altheim. Le malheur veut que ces «zwei verschiedene Kulte der Fortuna oder Τύχη» n'aient jamais existé dans la religion grecque. La Tyché d'Himère, célébrée par Pindare, n'est fille de Zeus que dans l'imagination symbolique du poète : déesse « salvatrice » de la cité dont elle concourt, avec son père tout-puissant, à garantir la libert é419. La Tyché de Thèbes, figurée sous les traits d'une divinité maternelle, n'est pas moins all égorique : l'enfant Ploutos que, telle l'Eiréné de Céphisodote dont elle est directement imitée, elle tient dans ses bras, . traduit plastiquement l'idée que la richesse et la prospérité d'une cité naissent de la Bonne Fortune et de la Paix420. De même à Élis, où la proximité cultuelle de Sosi polis au nom transparent, «sauveur de la cité», et de Tyché symbolise leur action conjointe au bénéfice de la ville et de sa σωτηρία421. Mais ces allégories divinisées, qui doivent être replacées dans le cadre local des cités grecques, et si
417 Paus. 6, 25, 4; cf., sur ces divers passages, le comment aire de Frazer, Pausanias's description of Greece, Londres, 1898, IV, p. 75 sq.; V, p. 55. 418 Siiti. 1, 3, 80; cf. supra, p. 48-50. 419 Sur le problème, plus général, de la Tyché d'Himère, simple allégorie créée par Pindare, ou, plus vraisemblable ment, objet d'un culte effectif dans la cité, cf. T. II, chap. II, ainsi que sur les diverses généalogies attribuées à la déesse par les poètes grecs, infra, p. 456 sq. 420 Rapprochement et interprétation allégorique que pro pose Pausanias lui-même, 9, 16, 1-2. Sur le groupe célèbre de Céphisodote, Ch. Picard, Manuel d'Archéologie grecque. La sculpture, Paris, III, 1, 1948, p. 85-106. 421 Cf. l'inscription de Magnésie du Méandre, Dittenberger, Sylloge*, 589, qui précise le détail du culte rendu à Zeus Sosipolis (également Strabon 14, 1, 41) υπέρ τε σωτηρίας... υπέρ τε ειρήνης και πλούτου.
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enracinées qu'elles puissent être dans la croyan ce populaire422, n'ont rien de commun avec la courotrophe de Préneste et l'enfant Jupiter, si ce n'est par une assimilation abusive. Car, comme dans la thèse de Thulin, la même succession d'équivalences approximatives qui nous mène, de proche en proche, de Sosipolis à Zeus, ce qui est parfaitement légitime423, et de Zeus à Ploutos, ce qui l'est infiniment moins, finit par aboutir, insidieusement, au Jupiter Puer de Préneste, nourrisson divin de Fortuna, alors que nous ne voyons pas un texte, ou un monument figuré, ou une tradition mythique, où Tyché soit présentée expressément comme la mère de Zeus lui-même, et non de l'un de ces substituts que l'on met tant d'ingénieux empressement à lui découvrir. On reconnaît là tous les excès d'un syncrétisme aussi intempérant que celui des IIe et IIIe siècles de l'Empire, et qui, pour peu que l'on s'aban donne à ses tentations, finirait par considérer toute «déesse-mère» - et quelle déesse ne l'est pas? -, tout dieu enfant, comme des hypostases de la même dyade primordiale. La réalité des faits cultuels est tout autre. Si nous nous en tenons à ses données positives, nous constatons que, quand Tyché est fille de Zeus, elle ne l'est qu'aux yeux de la poésie, non de la religion ou même seulement de la mythologie; et, discor dance plus grave encore, que, quand elle est mère ou nourrice, c'est de Ploutos, et non de Zeus Sosipolis, alors que, quand elle est, comme à Élis, cultuellement proche de ce dernier, elle n'apparaît nullement comme sa mère, mais com me la divinité principale du sanctuaire dans lequel le jeune dieu ne lui est uni que par la communauté de leurs fonctions. Contre-épreuve décisive : l'enfant Sosipolis est-il, comme à Olympie, lié à une «mère» à la fois dans le culte et dans la légende locale, c'est d'Eileithyia, nom-
422 Sur les dieux πλουτοδόται et la sacralité de Ploutos, l'enfant divin des mystères d'Eleusis, Ch. Picard, Le sculpteur Xénophon d'Athènes à Thèbes et à Megalopolis, CRAI, 1941, p. 204-226 (notamment p. 222-224), à qui l'on se reportera pour une étude plus précise des diverses Tychés mention nées par Pausanias et de leur type iconographique. 423 Sur les fonctions de Sosipolis, génie protecteur des villes, et son identité avec Zeus (cf. ci-dessus, n. 421), dont il est une hypostase ou une variante particulière, J. Schmidt, s.v., RE, III, A, 1, col. 1169-1173.
LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
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mément424, et non de Tyché qu'il s'agit. Il n'est rien, en vérité, dans les Tychés ni d'Himère, ni de Thèbes, ni d'Élis, qui soit de nature à éclairer les ambiguïtés du culte prénestin. D'autant que, ultime objection qu'on opposera à F. Altheim, il a existé, dans le monde hellénistique, une Tyché Protogeneia, dont l'épiclèse recouvre très exac tement celle de la déesse de Préneste, et avec laquelle, par suite, la confrontation se fut bien davantage imposée425. Aussi, lorsque, peu après la tentative de F. Altheim, et devant l'échec des rapproche ments précis qu'il avait avancés, M. Marconi s'efforça, à son tour, d'expliquer les discordances de la théologie prénestine par le jeu contrasté de deux influences grecques, ne put-elle alléguer à l'appui de sa thèse qu'une hellénisation diffu se426. Ce n'est que par un développement secon daire de sa personnalité que Fortuna, considérée comme l'arbitre souveraine de toutes choses, se serait élevée au rang de «fille aînée» d'un Jupiter, qui n'était point, lui non plus, le dieu latin, mais le calque du Zeus grec, père des hommes et des dieux; tandis que, en retour, la courotrophe, d'abord pourvue de deux enfants anonymes, devenait la nourrice de Jupiter et de Junon, sous l'influence du mythe crétois et
424 L'aition du culte est ainsi rapporté par Pausanias, 6, 20, 4-5. Alors que les Arcadiens avaient envahi l'Elide, les habitants de la ville furent sauvés par une femme qui se présenta à eux, tenant son enfant sur son sein. A la suite de songes qu'elle avait eus, leur dit-elle, elle le leur donnait pour combattre contre les Arcadiens. Placé nu devant l'armée, l'enfant se changea en serpent et, par cette seule vue, mit l'ennemi en déroute - forme qui s'accorde parfa itement au culte chthonien dont il fut dès lors l'objet sous le nom de Sosipolis, au fond du sanctuaire d'Eileithyia, la déesse ayant son autel dans la partie antérieure du ιερόν. Car elle aussi reçut désormais un culte sous le nom d'Eileithyia Olympia, en reconnaissance pour l'aide que, grâce à son fils, elle leur avait apportée. Mais nous ne saurions, comme le fait F. Altheim, op. cit., p. 41, rapprocher les songes allégués par la déesse, simple affabulation, semble-t-il, destinée à rendre crédible son intervention miraculeuse, de celui au cours duquel, selon Pausanias, 6, 25, 4, Sosipolis apparut à Élis sous les traits que devait perpétuer son image cultuelle, ceux d'un enfant vêtu d'une chlamyde étoilée, alors que l'enfant porté par la déesse à Olympie était nu, ni non plus, rapprochement encore plus evanescent, des songes prémon itoires dont, à Préneste, Numerius Suffustius fut favori425 Infra, p. 119-125. 426 Riflessi mediterranei, p. 23$ sq.
méditerranéen des enfances de Zeus et, peutêtre aussi, d'une interprétation différente de l'épiclèse Primigenia, propre à faire d'elle la «première-née» des divinités et, par suite, la mère des Olympiens. Constatation, plus qu'ex plication, des insolubles contradictions de la déesse, car «evidentemente, reconnaît l'auteur, questa seconda interpretazione non era d'accor do con la prima, diventando Fortuna contem poraneamente la figlia e la madre di Giove» comme si un tel changement dans l'être de Fortuna résultait d'une vocation intime et pre mière à l'ambivalence, plutôt que d'une helléni sation qui ne l'aurait transformée que de l'e xtérieur et tardivement. C'est à A. Brelich que l'on doit le pas décisif qui fit sortir l'enquête des incertitudes où elle s'enlisait, lorsque, dans l'essai révolutionnaire que nous avons déjà eu à plusieurs reprises l'occasion de citer427, il rendit à l'adjectif primigenius son seul et véritable sens: «premier», «originaire», et non point «premier-né». L'es sentiel de sa thèse est connu. Alors que Rome et Préneste possédaient, dès leur passé le plus lointain, un culte identique de Fortuna, divinité précosmique des origines, expression d'un mon defécond, mais chaotique, d'un univers en gestation, antérieur à l'ordre rationnel des Olymp iens, régi par Jupiter, l'essor de la conquête romaine et l'antagonisme politique qui s'ensuivit entre les deux cités se traduisit par une pol émique religieuse, dont l'auteur perçoit encore l'écho dans le récit, par Tite-Live428, de la seconde bataille de l'Allia, et qui produisit, dans chacune d'elles, des effets diamétralement oppos és.Préneste, la ville de Fortuna, voulut exalter sa divinité poliade en faisant de la courotrophe Primordiale aux nourrissons anonymes la mère de Jupiter, réduit aux dimensions modestes d'un dieu enfant; tandis que Rome, la ville de Jupiter, cherchait à l'abaisser en opposant un refus à ceux de ses magistrats qui prétendaient consul ter les sorts et en transformant la Primigenia en louis puer, soumise à son grand dieu comme une fille l'est à l'autorité du pater familias. On voit les traits communs que, non sans paradoxe, cette théorie présente avec celle de
427 jre variazioni, p. 9-47. 428 6, 28-29.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE Wissowa qu'elle prétendait ruiner, à ceci près qu'à l'ignorante incompréhension et au contre sens inconscient autrefois allégués se substituent les déformations volontaires de la polémique et de la politique. Pour le fond, nous n'avons guère à ajouter aux réserves déjà formulées par G. Du mézil à l'encontre de cette thèse séduisante, mais trop peu convaincante429. Car l'hypothèse d'une polémique religieuse entre Rome et Préneste n'est qu'une vue de l'esprit, une construct ion d'historien qui ne repose sur aucun docu ment antique. Selon A. Brelich, Fortuna est bien à la fois mère et fille de Jupiter, mais il n'en finit pas moins, comme tous ses devanciers, par distinguer deux cultes radicalement différents de la même déesse, même si l'opposition de temps supposée par Wissowa devient chez lui une opposition de lieu, et la coexistence des deux cultes, de paisiblement illogique qu'elle était, conflictuelle et agressive : mère de Jupiter pour les Prénestins, fille de Jupiter pour les Romains, et bénéficiaire de dédicaces qui, sous couleur d'honorer la Diouo fileia, affirmeraient la primauté de Rome et la domination de la ville de Jupiter sur celle de Fortuna Primigenia. Mais, si polémique il y eut, nous trouvons bien étran geset la manière dont elle fut menée et les résultats auxquels elle aboutit. Il est pour le moins paradoxal que ce soit Préneste, la cité de la Fortune Primordiale, qui nous ait livré les seuls documents que nous possédions sur la généalogie de Fortuna, fille de Jupiter, tandis que c'est par le seul témoignage du Romain Cicéron que nous connaissons le culte de Jupiter Enfant : Cicéron se serait ainsi fait l'écho d'une tradition religieuse que Rome, de tous ses efforts, eût dû tenter d'étouffer, alors que Pré neste se serait convertie sans retour aux valeurs théologiques et mythiques de sa rivale. Singul ièrepolémique! Inefficace, en tout cas, puisque le culte de Fortuna, Jupiter et Junon, resta l'objet de la ferveur des maires prénestines et que les Romains, non seulement ne gardèrent
429 Déesses latines, p. 78-84. Nous avons, nous-même, cont re la thèse de l'antagonisme religieux, proposé ci-dessus, p. 78-80, une interprétation purement politique de l'épisode de Lutatius Cerco, censé alimenter, pour A. Brelich, la guer rede religion entre les deux cités.
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pas un souvenir clair d'un tel conflit430, mais que, lorsque à leur tour, en 204-194, ils adoptèrent officiellement le culte de la Primigenia, ils ne songèrent même pas à lui conférer cette généal ogiedont, à en croire A. Brelich, ils auraient été les auteurs et, pour autant que nous le sachions, ne la considérèrent jamais comme la fille de Jupiter431. Quant à Orcevia, la dedicante de la plus ancienne inscription connue à Fortuna, Diouo fileia, elle était de la meilleure origine prénestine : descendante d'une des plus nobles familles de l'aristocratie locale, fille, sœur des magistrats de la Préneste indépendante432, nous ne saurions voir en elle l'instrument d'une politique religieuse romaine aussi peu vraisem blablequ'inutile. Mais c'est sur le principe même de la dualité du culte que, prenant quelque recul par rapport à ces discussions inlassablement recommencées, nous voudrions nous interroger. La faiblesse essentielle de toutes les interprétations que nous avons rappelées, depuis celles de Mowat ou de Mommsen jusqu'à celle d'A. Brelich, tient à une seule et même raison. Toutes, unanimement, elles supposent un dualisme, primitif ou secon-
430 Dans son interprétation du récit de Tite-Live, A. Brel ich force le sens du texte pour retrouver la trace de cette polémique. Lorsque, analysant l'état d'esprit des deux advers aires avant la seconde, et sans doute imaginaire, bataille de l'Allia, où Romains et Prénestins, ces derniers étant les agresseurs, s'affrontèrent en 380, Tite-Live fait invoquer au dictateur romain la fiducia et les di testes foederis, il est difficile de voir précisément, derrière ces expressions géné riques, le Jupiter romain, garant des traités. De même, quand il nous montre les Prénestins fondant leurs espérances de victoire sur la Fortuna loci (6, 28, 7 et 29, 1 ; cf. 28, 9 : secundae aduersaeque Fortunae), contraire aux Romains lors du dies Alliensis, ce n'est que la reconstitution psychologique et rhétorique d'un état de pensée archaïque eu archaïsant, non une référence précise au culte de la Primigenia: allusion, sans doute, aux croyances propres des Prénestins et à leur culte local, comme, en ce même livre VI, à la Fortune d'Antium (eo uim Cannili ab Antio Fortuna auertit, en 9, 3), mais à laquelle on ne saurait conférer valeur théologique ou idéologique. 431 Cf. T. II, chap. I. 432 Sur les Orcevii (ou Orcivii) et leurs esclaves, CIL Ρ 93; 128; 228-233; 1447; 1460; 1467; 1967; 2256; 2357; 2439; 2466; 2467; Xrv 2875; 2902; 2994; 3071; 3199-3204; Degrassi, ILLRP, n° 104; 105b; 107c; 150; 167; 264; ainsi que Münzer, s.v. Orcivius, RE, XVIII, 1, col. 907 sq. L'un d'eux fut praetor (CIL Ρ 1460; XIV 2902), un autre censor (P 2439) à Préneste avant la guerre civile.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA.
daire, ayant existé à Préneste de tout temps, ou, plutôt, né de l'évolution du culte en deux sens divergents, alors que, sans exception, les docu ments antiques qui nous sont parvenus nous font connaître un culte unique et un ensemble religieux déconcertant, mais parfaitement struc turé et indissociable. Est-il donc réellement poss ible, comme l'ont tenté les auteurs de telles hypothèses, de disjoindre par l'analyse les deux caractères, maternel et filial, de Fortuna et de justifier ainsi soit la coexistence de deux cultes entièrement distincts, soit la transformation d'un culte déjà constitué? Notre connaissance de la religion de Fortuna Primigenia repose essentiel lement, nous l'avons vu, sur deux séries de documents. D'une part, les inscriptions prénestines, dont la plus ancienne remonte au IIIe siècle; toutes ces dédicaces, même celles de l'époque impériale, gardent immuablement la formulation archaïque et, à lui seul, ce conser vatisme est déjà significatif. D'autre part, le témoignage isolé, mais capital, de Cicéron dans le De diuinatione. Il n'est évidemment pas pos sible d'apprécier l'antiquité des traditions qu'il rapporte, mais leur authenticité ne fait aucun doute. Cicéron est allé les puiser à bonne source, dans les documents prénestins eux-mêmes, ces Praenestinorum monumenta qui ne sont autres, sans doute, que les libri Praenestini dont parle Solin433. Nous ne pouvons douter, en tout cas, qu'ils n'aient renfermé la plus pure tradition locale et sacerdotale, reflétant l'interprétation »mythique et théologique que le clergé prénestin lui-même donnait du culte de la Primigenia. Le texte de Cicéron se fonde indubitablement sur la religion officielle de Préneste, telle qu'elle se transmettait de génération en génération au sein du sanctuaire. Une ville dont la fierté et le particularisme étaient assez intransigeants pour que ses soldats refusent le droit de cité que Rome leur offrit en
216434, au siècle même de la dédicace d'Orcevia, et dont Plaute, autre vision du même trait de caractère, raillait l'insolente suffisance435, devait garder ses traditions propres avec un soin jaloux et une vigilance sans défaut - données de psychologie collective qui, par ailleurs, rendent difficilement crédibles les renversements de généalogie que l'on a allégués et, en particulier, la romanité de Fortuna Diouo fileia que suppose A. Brelich. Bien qu'il émane d'un Romain, la véracité du témoignage de Cicéron ne peut donc être contestée, comme l'avait un instant envisagé Warde Fowler436; son caractère ancien et authentiquement prénestin est assuré et nous devons lui accorder le même crédit qu'aux inscriptions archaïques ou archaïsantes dont nul ne songe à suspecter la fidélité. Il est, sans doute, fort troublant de constater l'abîme qui sépare les documents épigraphiques de la notice du De diuinatione. Au premier abord, on a peine à croire qu'il s'agisse du même culte. L'épigraphie ne nous fait connaître que Fortuna, fille de Jupiter. Aucune inscription ne l'honore comme mère ou nourrice de Jupiter et de Junon. Mais, inversement, Cicéron analyse les caractères majeurs du culte prénestin comme s'il ignorait la filiation divine de Fortuna. Il ne connaît en elle que la déesse des sorts et la divinité maternelle qui allaite Jupiter et Junon. Que conclure de ce décalage? Que le culte a profondément évolué entre le IIIe et le Ier siècle, comme le croyaient Mowat et Wissowa? Mais, en deux siècles, un culte aussi fortement cons titué que celui de Préneste peut-il être ainsi bouleversé de fond en comble? Ou, seulement, que notre documentation présente d'énormes lacunes et qu'il faut se garder d'exploiter impru demment des arguments ex silentio? Il est d'ail leurs permis de penser que Cicéron, embarrassé, comme l'étaient vraisemblablement nombre de ses contemporains, par la complexité du culte,
433 2, 9 (supra, p. 73, n. 319). Si, comme on a, avec Vaglieri, toute raison de le penser, les libri Praenestini furent l'une des sources de Caton, dans les Origines, durant le second quart du IIe siècle, il faut en déduire que leur texte, mis en forme dès une époque antérieure, était sans doute, par la date de sa rédaction, plus proche de la dédicace d'Orcevia que du De diuinatione.
434 Liv. 23, 20, 2. En raison de leur belle conduite au siège de Casilinum, Praenestinis militibus senatus Romamts duplex Stipendium et quinquennii militiae uacationem décrétât; ciuitate cum donarentur ob uirtutem, non mutauerunt. 435 Sur les fanfaronnades proverbiales que l'on prêtait aux Prénestins, Ba. 18 (supra, p. 52, n. 232). 436 Roman Festivals, p. 168.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE s'est volontairement borné à un exposé rapide sur le sanctuaire et l'origine des sorts, sans entrer dans les détails difficilement intelligibles de la théologie prénestine, qui l'eussent entraîné fort loin de son véritable sujet: le culte oraculaire et la technique prénestine de la divination. En fait, il existe une preuve irréfutable de l'unité du culte, qui atteste que les deux aspects, filial et maternel, de Fortuna sont indissolublement liés. Cicéron insiste sur la dévotion toute spéciale dont, dans X{aedes) louis Pueri, Fortuna, Jupiter Enfant et Junon étaient l'objet de la part des mères : castissime colitur a matribus. Or, la tablette de bronze d'Orcevia, consacrée à l'o ccasion d'une naissance, nationu cratia, illustre directement cet aspect du culte. Dédicace d'une de ces maires dont, au Ier siècle, la ferveur frappait encore Cicéron, à une déesse-mère, accoucheuse et courotrophe, peut-être la déessemère par excellence, puisqu'elle enfante et nourr it le plus grand des dieux; dédicace, aussi, à la Fortune Primordiale, fille de Jupiter: l'inscrip tion d'Orcevia rassemble en elle toute la comp lexité, toutes les contradictions, du culte uni que de la Fortune de Préneste, et cela dès le IIIe siècle. Force nous est de constater l'échec de ces interprétations dualistes : la Fortune de Préneste était à la fois, dans la même cité, à la même époque, la mère et la fille de Jupiter437. Il est impossible de résoudre le problème en suppri mantla contradiction inhérente à Fortuna Pr imigenia. La seule solution qui ait des chances d'être acceptable doit au contraire valoriser
437 Ce qui n'implique évidemment pas que les deux généalogies aient été connues à Préneste de toute antiquité, ni qu'elles aient été imaginées à la même époque. Nous estimons seulement qu'il fut un temps - au moins depuis le IIIe siècle, qui, pour toutes les données relatives au culte et au sanctuaire, est notre terminus a quo - à partir duquel elles existèrent conjointement et où leur opposition, par suite, devait être mystérieuse, sans doute, mais chargée de signi fication pour les adorateurs et surtout pour le clergé de Fortuna Primigenia. (Cf. les termes dans lesquels Frazer, The Fasti of Ovid, Londres, 1929, III, p. 257-260, conclut son examen des problèmes relatifs au culte prénestin, lorsqu'il considère sagement que la contradiction ne devait pas embarrasser les habitants de la cité : « They probably accep tedit as one of the mysteries of their faith. After all, the principle credo quia impossibile est is much older than Christianity»).
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cette contradiction et tenter de la surmonter, pour retrouver, au delà des oppositions appar entes, la véritable nature de la déesse, ambiguë, mais riche de cette ambiguïté même. C'est dans ce sens, précisément, que G. Dumézil, reprenant la traduction de Primigenia restituée par A. Brel ich, «première, primordiale», a cru découvrir la clef du problème, lorsqu'il a rapproché Fortuna de la déesse védique Aditi, mère des dieux souverains, Mitra, Varuna, etc., qui portent un nom dérivé du sien, les Àditya; mère mystique des enfants humains, souvent assimilée à la Terre-Mère, et protectrice des femmes pendant leur grossesse438. Or Aditi est, elle aussi, à la fois mère et fille du même dieu, Daksa, personnifi cation de l'Énergie créatrice, l'un des nouveaux Àditya que les Indiens védiques adjoignirent au couple, d'origine indo-européenne, de Mitra et Varuna, portant ainsi jusqu'à huit le nombre de leurs dieux souverains. «D'Aditi Daksa naquit et de Daksa Aditi», dit en effet le Rg Veda, énoncé contradictoire et profond, absurde et chargé de sens, qui renfer me une réponse ambivalente au problème des origines et une théologie totale de la souverai neté première, attribuée tantôt à l'une, tantôt à l'autre des deux divinités. Mais Daksa n'est en fait qu'une hypostase, une émanation de Varuna, secondairement personnifiée en dieu souverain et qui, comme principe primordial et générateur du monde, tend à se substituer à lui. Si bien que, sous le nom de Daksa, c'est en réalité celui de Varuna, le Souverain védique homologue de Jupiter, qu'il faudrait lire : c'est lui qu'il faudrait confronter à Aditi, lui qui, comme le Jupiter de Préneste, était à la fois le père et le fils de la Mère Originelle. Telle est la réponse symbolique que, sous la forme du mythe et de l'énigme, Préneste et l'Inde védique auraient donnée, dans les mêmes termes, au problème de l'Être pri mordial, ancêtre des dieux et du cosmos, avec lequel le Dieu et la Déesse, la Grande Mère et le détenteur de la souveraineté, Fortuna et Aditi, Jupiter et Daksa, avaient vocation égale, et rivale, à s'identifier. Entre les deux, ni Préneste
438 Déesses latines, p. 89-98; cf. Rei. rom. arch., p. 71 et 339.
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ni l'Inde ne choisissent; mais, plutôt que d'élire l'un aux dépens de l'autre, elles les englobent tous deux dans la même formulation dialectique. Ainsi, en effet, conclut G. Dumézil : « A la ques tion « Qui, de la Primordiale et du Souverain, est le véritable premier?» ou «Qui, de la première mère et du père universel, a mis l'autre au monde?», la solution latine, comme la védique, était : « L'un ou l'autre, selon le point de vue », et c'est cette solution qu'enveloppait l'énoncé énigmatique ». Après l'hypothèse étrusque, après l'h ypothèse grecque, c'est donc vers l'hypothèse d'une Fortuna indo-européenne qu'on semble s'orienter. Thèse profondément neuve, par l'unité dans laquelle elle restaure le culte prénestin, et inf iniment séduisante, tant par l'ampleur métaphys ique de ses vues que par les rapprochements, menés avec la virtuosité coutumière à l'auteur, entre domaines de même descendance indo européenne. Pour la première fois, une hypo thèse est proposée qui n'écartèle pas arbitra irement le faisceau de documents, d'égale valeur, qui nous font connaître le culte conservateur et immuable de la Fortune de Préneste. Pour la première fois, une analyse en est donnée qui ne rejette pas les contradictions inhérentes à la religion prénestine sur le hasard, ou sur le contresens, fût-il volontaire, mais qui tente d'en rendre compte en fonction d'une doctrine théo logique fermement élaborée. Les implications générales de la thèse, la persistance de l'héritage mythique indo-européen et l'existence, ou la survivance, d'une théogonie dans une cité latine soustraite à l'aridité de la religion romaine pontificale, la qualité de la pensée et l'habileté intellectuelle des Latins à mettre en œuvre, dès une haute époque, de véritables concepts, sont suffisamment étayées par l'ensemble de l'œuvre de G. Dumézil pour qu'on nous dispense d'y insister. Nous voudrions cependant poursuivre son enquête sur deux points particuliers : le double parallèle proposé entre Jupiter et Daksa, Fortuna et Aditi, peut-il être soutenu jusqu'au bout? et l'explication qui en découle éclairet-elle tous les caractères de Fortuna Primigenia, et la totalité de sa théologie? Il y aurait de la présomption, pour qui n'est pas indianiste, à spéculer sur la nature profonde de Daksa et d'Aditi et à prétendre reconstituer l'évolution historique de la religion védique.
Pourtant, ce n'est pas sans inquiétude que nous voyons, au premier rang des dieux souverains, doté d'un riche mythe cosmogonique et à égalité avec le Jupiter latin, se pousser, aux lieu et place de Varuna, Daksa qui, nouvellement promu parmi les Àditya, ne serait qu'une création récente, une notion abstraite que la réflexion théologique indienne aurait érigée en divinité : «un Âditya artificiel, mais d'avenir», comme le reconnaît lui-même G. Dumézil. Mais le biais par lequel cette innovation védique parvient à s'insérer dans la reconstitution de la religion indo-européenne que tente l'auteur, ne nous paraît pas moins sujet à caution. Car est-on en droit de restituer cet «état indien prévédique» où, dans l'hymne cité du Rg Veda qui est la pièce maîtresse de la démonstration et la preuve unique sur laquelle elle se fonde, il faudrait remplacer le nom de Daksa par celui de Varuna, devenu à son tour, comme le Jupiter prénestin, à la fois père et fils d'Aditi? Que penser d'une solution où l'hypothèse de travail, loin d'être soutenue par des faits incontestés, ne peut s'appuyer que sur une hypothèse nouvelle, sur la substitution d'un dieu à un autre, bref, sur la reconstitution arbitraire d'un état prévédique que rien ne peut confirmer? Cet enchaînement d'hypothèses nous paraît bien fragile. En fait, un tel système d'équivalences qui, au parallèle clas sique et reconnu de Jupiter et de Varuna, substitue celui, sans précédent, de Jupiter et de Daksa, rappelle trop la méthode de F. Altheim et le glissement qu'il opérait de Zeus à Sosipolis et à Ploutos enfant pour que nous puissions l'a dmettre comme légitime. Le parallèle proposé entre Fortuna et Aditi a-t-il des chances d'être plus solide? Si les indianistes interprètent de façons fort diverses son nom et sa personnalité religieuse, il est un trait fondamental sur lequel tous se rejoignent : «Aditi est la mère», elle «est une Grande Mère»439. Déesse-mère «non liée» (tel serait le 439 La première de ces définitions étant d'A. Bergaigne, La religion védique, Paris, III, 1883, p. 93, la seconde de J. Gonda, Les religions de l'Inde, I: Védisme et hindouisme ancien, trad, fr., Paris, 1962, p. 104-106, à qui nous renvoyons pour une analyse plus complète de la déesse et pour les inter prétations contradictoires qui ont été proposées de son nom, la meilleure étant, semble-t-il, celle qui voit en elle «die Ungebundenheit», la personnification des concepts d'« indé terminé», de «liberté», etc.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE sens de son nom), «non limitée», qui, échappant à toutes les déterminations, permet le libre épanouissement de la fécondité et de la vie; comme Fortuna Primigenia, sans doute, mais aussi comme tant d'autres déesses! Quant au reste, le caractère, non seulement de Mère, mais de mère et fille du même dieu, fondamental pour la Fortune de Préneste, semble n'être chez elle qu'occasionnel et nous y verrions, non point une réalité cultuelle authentique et permanente, une constante, comme l'est la généalogie officielle de Fortuna louis puer Primigenia, mais l'expression éphémère et imagée d'un poète, qui cherche à traduire les virtualités panthéistes de sa nature, à évoquer tous les possibles, tous les rôles que peut, jusqu'à l'absurde ou à l'infini, assumer simultanément une Grande Mère, inépuisabl ement et universellement féconde4?0. Nous croyons donc voir s'évanouir le double parallèle dessiné par G. Dumézil : le Jupiter latin n'est pas l'homologue du Daksa védique, Aditi ne corres pondpas à la Fortune de Préneste et n'éclaire en rien sa nature. De plus, et ceci nous ramène sur le terrain plus solide des faits exclusivement latins, la fonction maternelle d'Aditi ne répond qu'à une partie des attributions de Fortuna et, si vaste soit-elle, ce serait artificiellement morceler la personnalité singulièrement complexe de la déesse prénestine que d'en isoler cet aspect pour l'éclairer, et lui seul, par la comparaison avec l'Inde. Fortuna Primigenia n'est pas seule ment une déesse-mère primordiale, elle est aussi déesse des sorts, elle connaît l'avenir et le révèle aux hommes, à moins qu'elle ne le crée ellemême. Aussi ne saurions-nous voir en elle d'une part une déesse de la fécondité, d'autre part une
440 Ainsi dans l'hymne célèbre du Rg Veda, 1, 89, 10, que cite également G. Dumézil : « Aditi est le ciel, Aditi est l'atmosphère. Aditi est la mère, elle est le père, elle est le fils. Aditi est tous les dieux, les cinq races. Aditi est ce qui est né, Aditi est ce qui doit naître », dont on ne saurait, en raison de la généralité de ses formules, donner une interprétation théogonique. Mais la relation contradictoire, posée nommé mententre Daksa et Aditi, loin de pouvoir être prise dans un sens littéral, n'a-t-elle pas la même valeur symbolique et n'est-elle pas, elle aussi, à mettre au compte de ce que G. Dumézil appelle des «flottements panthéistiques», pro duits par « le jeu enthousiaste et verbal des poètes » (Déesses latines, p. 92)2
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déesse oraculaire441. Ne donner qu'une interpré tationpartielle du culte serait inévitablement le trahir et notre but, contrairement à nos devanc iers, est d'en rechercher une explication glo bale. La Fortune de Préneste est à la fois la mère et la fille de Jupiter; elle préside à la fois au mystère de la fécondité et à celui de l'avenir, à la distribution des naissances et des conditions humaines, et à celle des sorts qui permettent de les prévoir. Ces deux généalogies antagonistes sont liées; ou plutôt, si la première se suffit à elle-même, la seconde ne s'entend que par rap port à elle. Ces deux fonctions sont conjointes; ou plutôt, elles ne sont que deux spécialisations d'une même fonction divine primitive et indif férenciée. Ce qui n'implique nullement que la religion de Préneste ait été figée dans un immob ilisme séculaire. Au contraire : ce que nous avons vu du fonctionnement de l'oracle et de l'organisation même du sanctuaire, depuis la grotte initiale jusqu'aux multiples temples de la fin de la République, depuis les sorts et le sacerdoce élémentaires qu'on peut poser à ses commencements jusqu'aux prêtres spécialisés en exercice sous l'Empire, montre en effet que, loin d'avoir été, dès l'origine, constituée dans un état définitif, elle n'a cessé, au cours d'une longue période de formation, d'évoluer dans le sens d'une complexité croissante et n'a jamais perdu de sa plasticité. Si bien que la méthode elle-même doit se plier au caractère mouvant du culte : toute recherche sur Fortuna Primigenia nous semble devoir être menée selon des perspectives rigo ureusement historiques et tenir le plus grand compte des conditions locales de son élaborat ion. Histoire et structure ne sont pas incomp atibles. L'évolution continue que nous perce vons au sein du sanctuaire nous incite à poser, tout au moins comme hypothèse de travail, que les autres données de la religion prénestine, la
441 Comme y semble enclin G. Dumézil, quand il s'inter roge, op. cit., p. 97, sur le supplément de fonction que Fortuna présente par rapport à Aditi: innovation propre à Préneste? ou conservation d'un «théologème latin»? la question lui paraît insoluble. Mais une formule telle que celle-ci, «à Préneste, la distributrice des sorts a été identifiée avec la déesse primordiale, mère de Jupiter», opère bien dans la personnalité divine de Fortuna une scission qui ne correspond pas aux réalités de la religion prénestine.
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maternité divine de Fortuna Primigenia, son mythe et sa théologie de déesse Primordiale, ont pu, elles aussi, se modifier au cours des âges, et de la même façon : par un insensible processus d'adaptation qui renouvelle des données primit ives, les modernise, les parachève et les approf ondit, sans pour autant cesser d'être fidèle aux origines du culte et à son esprit premier. Aussi est-ce dans cette totalité, dans l'unité fondament ale qui donne leur sens à ces multiples con cepts, dissociés par l'analyse, et dont le jeu réciproque a pu se modifier au fil du temps, que nous apparaîtra la véritable nature de Fortuna et que nous pourrons trouver la solution des problèmes qu'elle suscite. Ce n'est qu'en tenant compte de cette double exigence, et de la nécessaire conjonction de la permanence et de l'évolution, que nous pourrons, croyons-nous, rendre compte de ses contradictions théologi ques et élucider le mystère de ses origines, au double sens du terme, en déterminant la pro venance de son culte, ainsi que de sa mythologie, et en reconstituant les étapes chronologiques de leur formation. Il n'est pas inutile, pour ce faire, de revenir aux données mêmes de la tradition locale, telles qu'elles étaient conservées par les Praenestinorum monumenta et que Cicéron s'en est fait l'interprète dans le De diuinatione442. Elles affi rmaient, on s'en souvient, l'origine miraculeuse des sorts, qui jaillirent du rocher sous les coups de Numerius Suffustius, sous la forme de tablet tesde chêne gravées de caractères anciens, lorsque ce noble personnage de la ville, bravant les railleries de ses concitoyens, se fut enfin résolu à obéir aux songes répétés qui lui en intimaient l'ordre. Mais ce prodige, qui se pro duisit dans la grotte sainte, le locus saeptus religiose, lieu primitif du culte de Fortuna, ne fut point le seul. A la même époque, là où devait plus tard s'élever le temple de Fortuna, l'on vit du miel couler d'un olivier dont le bois servit, par la suite, à faire l'arca, le coffre où furent déposés les sorts. Tel est, en substance, le récit étiologique que rapporte Cicéron. Faut-il y voir, comme y a songé G. Dumézil443, «les membra 442 Supra, p. 9 et n. 33. 443 Op. cit., p. 86, n. 1.
disiecta d'un mythe considérable», analogue au mythe scandinave du frêne Yggdrasill, de l'Arbre Cosmique qui supporte l'univers, dont les feuil les ruissellent d'un miel qui semble être la boisson des dieux, et au pied duquel jaillit la source du destin et de la connaissance, la source de Mimir à laquelle Odhinn laissa un œil en gage de sa science surnaturelle, ou, autre variante, la fontaine d'Urd, l'une des déesses de la fatalité, les Nornes, de laquelle quiconque y boit reçoit révélation de l'avenir444? Un tel rapprochement, s'il était justifié, confirmerait puissamment la thèse de l'origine indo-européenne de Fortuna Primigenia, dont la double généalogie, déjà, pouvait être comparée à celle de la déesse védique Aditi. De fait, il existe, entre les deux récits, d'i ncontestables affinités : le rôle majeur de l'Arbre sacré, microcosme et «centre» du monde; le prodige du miel; la présence du dieu souverain et omniscient, du Jupiter italique et des sorts de chêne à Préneste, et celle, parallèle, de son homologue germanique, Odhinn, qui découvrit les runes, ces signes magiques gravés sur la pierre ou le bois, comme l'étaient les priscarum litterarum notae de Préneste, après une initiation mystique plus stupéfiante encore que le miracle opéré par Numerius Suffustius445. Mais, si loin que nous soyons de tout connaître des traditions mythiques de Préneste - nous ignorons, par exemple, si le mythe de l'invention des sorts s'y doublait d'un récit développé des enfances de Jupiter, ou si Caeculus, le fils de Vulcain qui offre tant de ressemblances avec Servius Tullius, et qui était le fondateur légendaire de la ville, intervenait dans le mythe cultuel de Fortuna -, il
444 Sur Yggdrasill : E. Tonnelat, La religion des Germains, dans Les religions des Celtes, des Germains et des anciens Slaves (en collaboration avec J. Vendryes et B. O. Unbegaun), coll. Mana, 2, III, Paris, 1948, p. 379-381; M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 238 sq.; R. L. M. Derolez, Les dieux et la religion des Germains, p. 221-223. 445 Après une « passion » de neuf jours et neuf nuits, durant laquelle, blessé par une lance et sacrifié à lui-même, il resta suspendu à l'Arbre du Monde, il vit sous lui, sur le sol, les runes qui, comme à Préneste les sortes jaillies du rocher, s'étaient révélées à son appel; et il tomba à terre. Rémi niscence païenne de la passion du Christ? ou transposition mythique d'un rituel d'initiation? Cf. E. Tonnelat, op. cit., p. 364; et R. L. M. Derolez, op. cit., p. 77 sq., qui reproduit la source scandinave de ce mystérieux récit.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE existe entre le mythe de Préneste et celui du frêne Yggdrasill au moins deux différences rédhibitoires. Si le second a une ampleur univers elleque n'a pas le premier, puisque les racines d'Yggdrasill plongent au cœur de la terre et que ses branches géantes, peuplées d'animaux fabu leux, s'élèvent dans les hauteurs du ciel, si, de surcroît, il est lié à tous les dieux qui tiennent conseil à son pied, aux bords de la fontaine d'Urd, rien, en revanche, ne le rattache au culte effectif d'une déesse-mère oraculaire qui puisse rappeler Fortuna. D'autre part, si nous y retrou vonsla ou même les sources filtrant des grottes prénestines, rien, précisément, ne lui associe le rocher et la grotte qui, à Préneste, sont le centre même du culte et de la légende. Les ressem blances indéniables, mais assez lâches, de l'un à l'autre; la parenté de la légende prénestine avec d'autres thèmes mythiques, attestés dans des domaines géographiques très divers, permettent d'écarter tout rapprochement direct entre les deux mythes. Nous lisons, dans le récit de Préneste et la légende germanique, deux varian tes distinctes d'un même schéma mythique ori ginel, celui de l'Arbre du Monde, qui est aussi l'Arbre de Vie446 et l'Arbre de Science. Mais, de cette parenté de structure, l'on ne saurait con clure à une filiation commune et, sur la seule foi d'un rapprochement germanique, attribuer au mythe de Préneste une origine indo-européenn e. Au point de départ de la légende prénestine, en l'état élaboré où nous la lisons chez Cicéron, se trouve, incontestablement, la volonté de ren dre compte a posteriori, par une interprétation mythique, de certaines données de fait : de l'existence des deux grottes saintes, symétriques de part et d'autre de l'area sacrée, et du fonc tionnement de l'oracle par le tirage des sorts, sous la forme de tablettes de chêne que l'on conservait dans un coffre en bois d'olivier. Le récit des deux prodiges fut forgé à partir de ces éléments concrets. De plus, le mythe de l'inven tiondes sorts s'enracine profondément dans le paysage rocheux de Préneste : dans la grotte primitive, où apparurent les tablettes porteuses
446 Sur ces concepts, et l'application qui en est faite en histoire des religions, cf. la synthèse d'E. O. James, The Tree of Life, suppl. XI à Ν innen, Leyde, 1966.
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de la révélation divine, que nous connaissons encore aujourd'hui sous le nom d'Antro delle Sorti, et dont le caractère naturel, si «embellie» qu'elle ait été par la suite, fut toujours pieuse mentconservé par les anciens, aussi bien que dans la seconde grotte que, à son imitation, ils aménagèrent au fond de la Fortunae aedes, dans cette abside humide et couverte de rocailles qui signifie comme une volonté permanente de retour aux origines telluriques du culte. On sait en outre que chaque peuple, en fonction des conditions particulières de son climat et de son sol, tend à identifier l'Arbre sacré, mythique et symbolique, avec une espèce végétale détermi née et bien réelle : l'açvatha (le figuier des pagodes, ficus religiosa) pour les Indiens, le palmier-dattier pour les Mesopotamiens, etc.447. Or, dans ce phénomène qu'il faut bien appeler de personnalisation, au frêne nordique comme Yggdrasill, ou à toute autre espèce qui eût rappelé leurs origines indo-européennes et con tinentales, les Latins de Préneste ont préféré deux arbres qui expriment non seulement leur appartenance à un milieu spécifiquement médi terranéen, mais encore des traditions locales qui faisaient la fierté de leur ville, à savoir le chêne et l'olivier. Le chêne, sans doute, est l'arbre prophétique de Jupiter, et c'est en tant que tel qu'il peut avoir joué son rôle à Préneste, comme, avec plus d'éclat encore, il le remplissait à Dodone. Mais, si l'on observe que les sorts de Préneste étaient in robore insculptas et que robur ne désigne pas seulement le bois du rouvre, mais celui de toute espèce de chêne448; que, d'autre part, la ville était si célèbre pour l'abondance de ses chênes verts qu'une étymologie fantaisiste faisait déri ver Praeneste de πρίνος, qui est en grec le nom
447 M. Eliade, op. cit., p. 233 et 239. 448 Sur la valeur générique du substantif, Olck, s.v. Eiche, RE, V, 2, col. 2048; 2055-2058. Le chêne sacré de Jupiter, celui de Dodone en particulier, n'est d'ailleurs pas le robur, mais la quercus {Ibid., col. 2051-2053; cf., entre autres, Serv. Aen. 3, 466, et, sur les différentes espèces de chênes, Plin. NH 16, 19). Mais l'yeuse, ilex, n'était pas moins placée sous la protection de Jupiter (Serv. Aen. 5, 129) et, avant même que Numa n'y eût élevé l'autel de Jupiter Elicius, il suffisait que l'on vît le bois sacré de l'Aventin, niger ilicis umbra, pour que l'on se dît aussitôt: «numen inest» (Ovid. fast. 3, 295 sq.).
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de l'yeuse449, l'on comprendra sans peine que, dans ces conditions, les sorts de Fortuna Pr imigenia ne pouvaient être ni de bronze, comme ceux du musée de Parme et de Padoue450, ni de peuplier ou de sapin, comme ceux auxquels il est fait allusion dans la Cosina451, mais qu'il fallait qu'ils fussent de chêne, et qu'ils ne pou vaient provenir que du bois sacré d'un des chênes de Préneste : explication en quelque sorte individuelle, qui s'ajoutait aux vertus oraculaires éprouvées du chêne, pour la plus gran desatisfaction de l'orgueil prénestin et de son particularisme. D'autant qu'il en va de même pour l'olivier, qui n'est pas seulement l'arbre typique du monde méditerranéen, mais qui dési gne clairement Préneste, dont les olivaies étaient parmi les plus renommées d'Italie452. C'est d'après cette inéluctable réalité, topographique, cultuelle et même botanique, que se constitua le mythe, selon une pensée rigoureusement étiologique, attentive à expliquer l'origine de chaque donnée de la religion locale, à sacraliser les deux arbres caractéristiques du paysage prénestin et, par suite, à présenter le territoire saint de la ville comme le lieu privilégié, unique au monde, où s'était accomplie l'épiphanie de Fortuna Pr imigenia. Mais ce particularisme et cette volonté de concret n'impliquent nullement que les compos antes du mythe n'aient pas une origine plus lointaine et un sens plus profond. Bien au contraire. Si nous laissons de côté la partie purement anecdotique du récit, l'affabulation banale des songes répétés, qui, devant l'obst ination de celui qui les reçoit, finissent par devenir menaçants, et la dérision dont il est l'objet de la part de ses concitoyens453, ainsi que
449 Ps. Plut, parali. 41, 316 a-b (d'après Aristoclès); Serv. Aen. 7, 678: Praeneste... άπό των πρίνων, id est ab ilicibus, quae illic abundant. 450 Supra, p. 75 et η. 330. 451 PL Cas. 384 (Olympion craint que Chalinus ne triche en se servant d'une sors plus légère que la sienne). 452 Cramer, Anecdota graeca e codd. manuscriptis Bibliothecae Regiae Parisiensis, Oxford, IV, 1841, p. 315, v. 25 sq.: τρεις εις έλαίαν είσίν ευφυείς πόλεις, Νίκαια και Προανεστος, ήτ' Ερεχθέως. 453 L'incrédulité, non dépourvue d'inquiétude, et la crainte du ridicule sont les réactions normales de l'homme devant de telles visions. Cf. les récits des songes de T. Latinius (ou
le nom attribué au héros de l'aventure, Numerius Suffustius454, les données essentielles du mythe se réduisent à trois, et même à deux : la roche prénestine et deux éléments végétaux, le chêne des sorts et l'olivier de Varca, qui ne forment donc qu'une seule et même unité. Bien sûr, ces diverses composantes répondent aux conditions locales du culte et aux objets con crets qu'on utilisait et qu'on vénérait dans le sanctuaire. Mais, ce qui est remarquable, c'est que, parmi un ensemble religieux beaucoup plus complexe - qu'on songe, par exemple, à Jupiter Puer et à Junon, qui ne jouent aucun rôle dans cette partie du récit -, le mythe ait précisément choisi et élaboré deux ou trois données qui, tout en rendant compte, à la lettre, des caractères les plus originaux du culte de la Primigenia, répon denten même temps à une structure religieuse fréquemment attestée dans les civilisations archaïques. Si le mythe prénestin est essentie llementétiologique, si sa fonction est de justifier l'existence et d'éclairer l'origine d'un culte par ticulier, tel qu'il se présentait à l'époque classi que,au temps de Cicéron, et sans doute dès une époque bien antérieure, dès les IVe-IIIe siècles, en fait, les sources premières de cette «histoire sacrée» doivent être recherchées dans la ment alité religieuse et l'imagination mythique d'un âge beaucoup plus reculé, dont les antiques croyances ont laissé des traces encore vivantes dans le culte de Fortuna. Le prodige de l'invention des sorts se déroule en deux épisodes, contemporains, mais séparés dans l'espace. Or le mythe nous est apparu dans
Annius) chez Cicéron, diu. 1, 55; Liv. 2, 36; Val. Max. 1, 7, 4; Aug. ein. 4, 26, p. 178 D.; Macr. Sat. 1, 11, 3-4, etc., à propos de l'instaurano des ludi Romani. 454 II y a peu à tirer des noms que lui donna la tradition : Numerius, prénom plutôt que gentilice (supra, p. 40, n. 155), et Suffustius (Suffuscius dans le ms. V du De diuinatione, qu'on a voulu corriger en Suffucius), qui ne semble pas se rencontrer ailleurs dans l'onomastique latine. A. Brelich, s'interrogeant sur la formation de la légende prénestine, a tenté de mettre en rapport le nom des Numera avec la déesse Numeria, l'une des divinités des indigitations, invo quée lors des accouchements (Non. 559, 34, d'après Caton et Vairon : quo edam in partii precabantur Numeriem, qiiam deam solerti indigitare edam pontifices; cf. Aug. chi. 4, 11, p. 161 D.), qui serait leur divinité gentilice et ne serait en fait qu'un autre nom de Fortuna (Numeria, SMSR, XIX-XX, 1943-1946, p. 178-181).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE une correspondance étroite avec la structure topographique du sanctuaire prénestin, telle que nous l'ont fait connaître et les fouilles et le texte du De diuinatione*55. Ce qui a frappé Cicéron, c'est la bipartition ou, plus exactement, la tripartition du sanctuaire qu'il ramène, non sans artifice, à une structure binaire, pour mieux le faire coïncider avec le récit mythique, lui-même biparti, des Praenestinonim monumenta. Au fil de sa description, nous avons vu se dessiner deux ensembles cultuels : le premier se compose de la grotte, du locus saeptiis religiose, auquel il annexe \\aedes) louis Pueri; le second, de la Fortunae aedes, qui est la salle à abside du séminaire. A défaut d'une unité de lieu qui n'existe pas à Préneste, l'unité de temps est rigoureusement respectée dans le récit : les deux moitiés du miracle se déroulent simultanément, ou presque, eodem tempore, en des lieux dis tincts, certes, mais si liés que, à la première formule par laquelle Cicéron incarne ces sou venirs légendaires dans les édifices réels du sanctuaire, is est HODIE LOCVS saeptus religiose, répond terme à terme la seconde, in eo LOCO ubi Fortunae NVNC est aedes . . . Or, le parallélisme des deux prodiges survenus en chacun de ces lieux saints est manifeste. Dans les deux cas, le schéma fondamental est identique et se ramène à la conjonction des mêmes données : une appar ition surnaturelle, celle des sorts, celle du miel, en un point du territoire prénestin caractérisé par la présence des mêmes éléments naturels, l'un, minéral, l'autre, végétal. La part respective de ces deux composantes est, il est vrai, fort inégale dans les deux parties du mythe. Dans la première, c'est la roche prénestine qui joue le rôle essentiel: silicem caedere, perfracto saxo. L'arbre n'y est plus qu'un matériau : le bois de chêne dont furent faits miraculeusement les sorts. Inversement, dans l'autre moitié du mythe, la part majeure est dévolue à l'olivier. Le rocher n'y est même pas nommé, mais nous savons qu'il avait gardé son antique valeur religieuse et qu'une vénération particulière continuait de lui être attachée : puisque l'abside du temple de Fortuna, pavée de la célèbre mosaïque du Nil, était creusée dans le rocher; qu'elle reproduisait fidèlement, par sa disposition et son décor, l'Antro delle Sorti, où la paroi naturelle de la 455 Supra, p. 17-24.
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grotte avait été soigneusement préservée et même revêtue de stalactites artificielles desti nées à en accentuer le caractère rupestre; et qu'il en allait encore de même dans le temple circulaire du sanctuaire supérieur, au fond duquel affleure toujours la roche, visible dans tous les lieux de culte de Fortuna Primigen ia456. La présence effective, quoique inégale, de l'arbre, chêne ou olivier, et du rocher dans les deux moitiés complémentaires de la légende prénestine nous engage donc à y reconnaître deux variantes d'un même schéma mythique. Le dédoublement du mythe étiologique ne se jus tifie pas par une nécessité interne, qui découl erait de son contenu propre; il correspond uniquement à la duplication des lieux de culte dont il est destiné à expliquer l'origine. Mais, de même que les deux temples, réunis dans l'e nsemble inférieur autour de la grotte primordiale, ne forment qu'un seul et même sanctuaire, de même, les deux volets de la légende ne font qu'un. Telles qu'elles sont mises en œuvre dans le récit, ces deux parties d'un seul et même mythe ne sont pas, toutefois, la pure et simple répétition du même motif religieux : leur ana logie profonde se dissimule sous d'habiles varia tions formelles. Chacune des deux versions met l'accent sur des éléments différents, au point que, dans l'une, le thème de l'arbre n'apparaît plus que sous la forme sclérosée des tablettes de chêne et que, dans l'autre, le thème du rocher a même disparu du mythe, tout en restant présent et vivace dans le culte. Mais les deux parties de la légende, en se superposant, permettent de reconstituer une structure religieuse bien con nue : l'union de l'arbre et du rocher en rapport avec le culte d'une déesse-mère. Les formes les plus archaïques de la vie religieuse se développent en effet autour de centres sacrés qui constituent un microcosme et sont caractérisés par la présence d'arbres et de pierres457. Ce que M. Eliade nomme «le binôme 456 Marucchi, BCAR, XXXII, 1904, p. 238 sq.; XXXV, 1907, p. 290 sq. et 300 sq.; DPAA, X, 1, 1910, p. 82 et 91 sq.; Fasolo-Gullini, p. 49 et 191. 457 J. Przyluski, La participation, Paris, 1940, p. 41; et, pour l'ensemble des faits cités ci-dessous, M. Eliade, Traité d'his toire des religions, p. 233 sq.; 244-246; ainsi que E. O. James, op. cit., p. 32-65.
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cultuel pierre-arbre» est attesté dans les con trées les plus diverses et dès les temps les plus reculés : en Australie, où le totem se dresse souvent au milieu d'un ensemble d'arbres et de pierres; dans le monde sémitique, où le sanc tuaire primitif était souvent constitué d'un arbre et d'un bétyle. Cette association première de l'arbre sacré et du rocher est profondément enracinée dans la psychologie religieuse et elle se manifeste, à travers les modifications de l'histoire, avec une inébranlable persistance : connue déjà des civilisations de l'Inde préaryen ne (Mohenjo-Daro), répandue partout au temps de Bouddha, elle a survécu jusque dans les grandes religions de l'Inde moderne, puisque le bouddhisme et l'hindouisme ont fini par intégrer ces lieux sacrés primitifs à leur propre substance religieuse. De même en Grèce où, présente dès l'époque mycénienne, l'union de l'arbre cultuel et du rocher s'est maintenue jusqu'à l'extrême fin de l'hellénisme. C'est que, microcosme parf ait, ils forment l'image même du monde, sous le double aspect de la pérennité, dure et indes tructible, et du perpétuel renouveau, qui se régénère à travers les métamorphoses des sai sons : ils figurent, l'un, l'immuable, l'autre, le changeant, qui, à eux deux, recomposent dans ses aspects antithétiques la totalité du réel, c'est-à-dire l'universalité du cosmos dont le lieu sacré est la projection. C'est dans ce sens, même s'il y reste inconscient, que le culte de Préneste unit la grotte sainte de la déesse et le bois sacré des sorts et de Varca, et que le mythe y associe la pierre fendue de main d'homme et l'olivier miraculeux abattu sur l'ordre des haruspices. Analyse abstraite de typologie religieuse, dira-t-on, fort éloignée de ce goût du concret qui nous est apparu si vif dans la formation de la légende locale? Mais le paysage sacré de Pré neste, ainsi réduit à ses éléments constitutifs, la roche de la montagne et l'arbre qui, par la vie qui l'anime, est signe de la puissance divine, n'a pas seulement la valeur épurée d'une image symbolique : on y retrouve les formes et les couleurs d'une nature infiniment plus vraie que celle dont le sanctuaire classique, surchargé d'édifices, de marbres et de mosaïques polychro mes, offrait à ses fidèles la vue fardée d'artifices. La Préneste urbanisée dont nous voyons les ruines, celle du dernier siècle de la République, puis de l'Empire, qui, elle-même, avait succédé à
l'ancien sanctuaire des IVe-IIIe siècles dont ses deux temples respectent pieusement les lignes maîtresses, n'avait cependant pas perdu tout souvenir du site primitif et sauvage qu'elle avait été dans ses commencements, lorsque la grotte de Fortuna n'était encore qu'une anfractuosité de la montagne, environnée d'arbres qui s'a ccrochaient au rocher. De cette préhistoire du culte, les deux etymologies du nom de Praeneste entre lesquelles se partageaient les anciens gar dent encore la trace. Si les uns le faisaient dériver du nom grec de l'yeuse, πρίνος, en raison des chênes verts qui y poussaient en abondanc e458, les autres l'expliquaient par la position de la ville, assise au flanc de la montagne, altum Praeneste, disait Virgile, ce que Servius comment e en citant Caton : quia is locus montibus praestet, Praeneste oppido nomen dédit*59. Fant aisies linguistiques, mais qui recouvrent l'exacte réalité géographique; si bien que, si l'on voulait, grâce à leur double témoignage, donner de la ville une description synthétique et, en quelque sorte, une vision idéale, il faudrait définir la plus antique Préneste, celle où naquit le culte de Fortuna, comme un rocher couvert d'arbres verdoyants - haut lieu de vocation sacrée et peuplé, comme par nature, de la présence de la divinité460. A partir de ces formes élémentaires de l'e xpérience religieuse, l'arbre sacré est l'un des symboles les plus fréquemment associés à l'ima gede la Grande-Déesse, dont il exprime les pouvoirs comme source inépuisable de la vie et de la fertilité cosmique - dans le sens même où, à Préneste précisément, nous avons interprété l'épiclèse de la déesse, Primigenia, conçue com mela Mère originelle et inlassablement féconde de toutes choses. D'autant que la Déesse, TerreMère universelle qui est la force génésique par
™ Supra, p. 101 sq. 459 Aen. 7, 682; cf. Fest. Paul. 250, 22: Praeneste dicta est, quia is locus, quo condita est, montibus praestet. 460 jeis étaient les lieux saints des Cananéens, ainsi que les décrivent les prophètes d'Israël (Jérémie, 2, 20; 3, 6; cf. Deutéronome, 12, 2); et à la déesse de Préneste s'appliquerait littéralement ce que Jérémie dit d'Ashéra - Astarté, dont les hommes de Juda ont dressé les autels et les pieux sacrés, image même de sa divinité et qui portent son nom, les ashéra, «auprès des arbres verdoyants, sur les hautes col lines» (17, 1-2).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE excellence, la créatrice de toutes les formes vivantes, d'où naissent les enfants et à laquelle on rend les morts pour que, de son sein, ils se régénèrent à une vie nouvelle, est aussi la maîtresse des temps et des destins qu'elle «tis se», c'est-à-dire qu'elle crée à partir de sa propre substance, et qu'elle attache inéluctablement aux êtres qu'elle fait venir à la vie461. Aussi nombre de monuments figurés représentent-ils la Gran de Déesse avec l'Arbre de vie, ou l'Arbre de la connaissance qui, substantiellement, lui est iden tique. Sur un anneau d'or de Mycènes, d'inspi ration toute minoenne, la déesse figure sous l'Arbre de vie, assise et portant la main gauche à sa poitrine nue, geste dont nous avons analysé la signification symbolique à propos des terres cuites de Palestrina462. Une scène analogue appar aîtsur un relief sémitique, où la déesse trône près de l'arbre sacré et, telle la courotrophe prénestine, tient dans ses bras l'enfant divin463. Une série de représentations égyptiennes la
461 Sur la liaison conceptuelle de la Grande Déesse et du destin, Eliade, op. cit., p. 158-160, selon qui elle dérive originellement de la mystique lunaire. La Lune, maîtresse des vivants et guide des morts, dont les Grandes Déesses cumulent les valeurs avec celles de la Terre et de la Végétation, est en effet figurée dans de nombreux mythes sous la forme d'une gigantesque araignée qui « tisse » les destins des hommes. Ce qui, dans le domaine des repré sentations anthropomorphiques, aboutit au fuseau ou à la quenouille, attributs des Grandes Déesses orientales, d'Ishtar, Atargatis, de l'Artémis d'Éphèse (d'où le type iconogra phiquede la « Dame au fuseau », représenté dans le trésor de l'Artemision; cf. Ch. Picard, Éphèse et Claros, p. 496 sq., ainsi que p. 580 sq., qui, outre Ishtar et Atargatis, le rapproche d'un ivoire de Nimroud, de la grande déesse hittite et d'une déesse chypriote primitive), et des Moires ou des Parques. Également J. Przyluski, La Grande Déesse, Paris, 1950, p. 78 sq.; P.M. Schuhl, Autour du fuseau d'Ananké, RA, XXXII, 1930, p. 58-64. 462 Supra, p. 46 sq. Sur l'interprétation de cette scène comp lexe, où la déesse, au milieu de symboles cosmiques, du ciel, figuré par la lune et le soleil, de la double hache, de six têtes de taureaux, etc., tient dans sa main droite des pavots qui préfigurent ceux de Demeter, signes de ses pouvoirs sur l'au-delà, Ch. Picard, Les religions préhelléniques, coll. Mana, 2, I, Paris, 1948, p. 150; M. P. Nilsson, Geschichte der griechis chen Religion, 3? éd., Munich, 1967-1974, I, p. 282 sq.; 299; et pi. 17, 1; P. Chalus, L'homme et la religion, Paris, 1963, p. 221 et pi. VII, d : l'on peut y voir la représentation d'un rituel agraire, destiné à promouvoir la fertilité. 463 U. Holmberg, Der Baum des Lebens, dans Annales Academiae scientiarum Fennicae, série B, XVI, 3, 1922-1923, p. 86 sq. et fig. 30.
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montrent assise sur les basses branches d'un arbre gigantesque, sur les rameaux duquel elle inscrit les noms des Pharaons et leur destinée; thème iconographique que l'on retrouve dans un tout autre domaine, celui des croyances popul aires altaïques qui représentent, au pied de l'Arbre de vie à sept branches, la «déesse des Ages»464. Ainsi se confirme ce que nous pres sentions : il n'y a pas, en Fortuna, une déessemère jointe à une déesse oraculaire, et pourvue d'une double nature; mais les deux rôles entre lesquels elle se partage, et qui ne sont que les deux faces d'une même réalité, attestent l'unité fondamentale de la déesse, source première de toute existence, qui, par le don initial de la vie, puis par la distribution des sorts, inaugure, renouvelle et perpétue dans le temps son bienf ait primordial. Ces derniers exemples, qui appartiennent au monde grec, égéen ou égyptien, proviennent de civilisations évoluées, où la réflexion sur le divin, le cosmos et la vie humaine a élaboré des ensembles mythiques et cultuels complexes. Mais le symbolisme archaïque de l'arbre y est toujours sous-jacent, identique et, disons-le, élé mentaire. L'arbre, qui connaît le dépérissement, la mort apparente, puis le renouveau, est l'image même de la vie dans sa continuité et son cycle infini de morts et de résurrections. Ses liens avec la grande divinité maternelle, dispensatrice de la fécondité et source intarissable de toute vie, doivent remonter aux premières manifestat ions de la vie religieuse parmi les populations orientales et égéennes, comme parmi les Latins de Préneste, chez qui l'universalité de la Déesse, de Fortuna Primigenia, se traduit par le même système de représentations connexes : l'arbre et le rocher, liés dans le culte, comme dans le mythe, de la Déesse-Mère et de la déesse des destins. En outre, ces deux motifs, celui, d'une part, de l'arbre et de la pierre marquant un lieu de culte, celui, d'autre part, de l'arbre et de la grande déesse, ne se rencontrent pas sur une aire géographique limitée, mais sont bien plutôt liés à un état de civilisation donné : celui des plus anciennes cultures, en quelque point du monde qu'elles apparaissent. Fait capital qui, s'ajoutant à l'indifférenciation primordiale de la 464 Holmberg, op. cit., p. 97.
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déesse que nous venons de reconnaître, jette dès maintenant quelques lueurs sur les origines du culte prénestin et permet de faire remonter très haut dans le temps ses premières manifestations. Les données singulières de sa religion, l'existen ce d'un mythe, le thème des enfances divines et, surtout, sa double généalogie, sans équivalent dans les autres religions de l'Italie antique, ont souvent fait soupçonner dans la déesse de Préneste le produit de conceptions étrangères, étrusques ou grecques465, c'est-à-dire, en termes plus clairs, grecques à l'origine et diffusées dans le Latium par l'intermédiaire de l'Étrurie. En fait, rien ne permet de voir en Fortuna Primi genia une divinité étrangère, importée sur le sol de Préneste auquel, au contraire, Terre-Mère sortie de ses entrailles, elle tient de toutes ses racines : la déesse maternelle adorée en ces lieux rocheux et boisés devait y être présente depuis le plus lointain des âges, et liée de tout temps au site où son culte se développa à l'époque his torique. D'autant que, si nous cherchons main tenant à interpréter plus exactement l'autre composante majeure de son culte et de son mythe, nous voulons, bien entendu, parler de la grotte, c'est encore vers des horizons méditer ranéens que nous renvoie la déesse de Préneste : vers les plus anciennes civilisations du bassin de la Méditerranée, vers les religions préhellénique et égéenne, où des structures similaires sont attestées depuis les temps les plus reculés et restées profondément vivaces jusqu'en pleine religion classique. Que l'origine de l'oracle de Préneste et le lieu où, du rocher brisé, surgirent miraculeusement les sorts, aient été situés par le mythe local dans la grotte, archétype des lieux de culte de For tuna, reproduite dans ses deux grands temples, la Fortunae aedes du sanctuaire inférieur et la tholos du sanctuaire supérieur, désigne en effet,
465 Ces affirmations ont été répétées à satiété, par Jordan, Symbolae, p. 8 et 12; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 224227; Wissowa, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23 sq.; et, l'on ne s'en étonnera pas, bien que ce soit à une date plus récente, par un primitiviste comme H. J. Rose, Ancient Roman religion, p. 23; également F. Altheim (supra, p. 92 sq.). Contra : G. Dumézil - dont l'œuvre entière est une protestation contre cette forme de préjugé -, Déesses latines, p. 84; et, dans une autre perspective, C. Koch, Der römische Juppiter, Francfort, 1937, p. 60 sq.
plus nettement encore, la déesse prénestine comme l'une des formes particulières ou des innombrables héritières de la Terre-Mère, matri ce universelle de qui provient toute science divinatoire. Les «sorts» de Préneste se ratta chent ainsi à l'abondante lignée des oracles liés à des cavernes, qui sont des oracles de la Terre, de la Gé des Hellènes, puissance première et omnisciente466. Partout, dans le monde méditer ranéen, les grottes ou les fentes profondes du sol ont été des lieux privilégiés de la révélation oraculaire. La Grèce a consulté nombre de ces oracles chthoniens, du moins sous la forme qu'ils revêtaient à l'époque archaïque : à Olympie, où l'on voyait dans le sanctuaire de Gé un gouffre ou une crevasse, dont la «bouche» tellurique - το Στόμι,ον - avait été le lieu d'un très ancien oracle, ensuite éliminé par celui de Zeus467 ; à Delphes, où l'antre de la Pythie mettait en communication le monde chthonien et celui d'en haut et où le pouvoir prophétique avait d'abord appartenu à Gé, à la Terre souterraine qui y régnait en maîtresse, avant qu'Apollon, meurtrier du serpent Python, ne l'en déposséd ât468;de même encore à Cumes, où la Sibylle rendait ses oracles du fond d'un antre situé à l'extrémité d'un long dromos creusé dans le rocher469; ou à Aegira, en Achaïe, où la prêtresse
466 Sur ces oracles telluriques, Bouché-Leclercq, Histoire de la divination, II, p. 251-260. 467Paus. 5, 14, 10 (cf. supra, p. 92); et, sur l'oracle de Zeus, Strab. 8, 3, 30. 468 Sur le tissu complexe des légendes delphiques et leurs différentes versions des origines de l'oracle, en particulier l'Hymne à Apollon, 182-546; Esch. Eum. 1-20; Eur. Iph. Taur. 1234-1283; cf. P. Amandry, La mantique apollinienne à Del phes, p. 201-235, et M. Delcourt, L'oracle de Delphes, Paris, 1955, p. 26-30. 469 Sur les fouilles qui, en 1932, permirent la découverte de l'antre de la Sibylle, A. Maiuri, / Campi Flegrei, 5e éd., Rome, 1970, p. 125-134. Si différentes que soient les deux grottes oraculaires par leurs dimensions et leur aspect, on notera, dans leur disposition intérieure, de singulières anal ogies. Sur chacune des parois de la grotte de Cumes, dont l'aménagement doit remonter, pour les parties les plus anciennes, aux VIe-Ve siècles, et qui dut être remaniée, peut-être au IIIe siècle (époque qui est celle du premier sanctuaire prénestin), ou même au IIe, s'ouvrent, comme à Préneste, trois grandes niches taillées dans le rocher, avec un arc en plein cintre. C'est de la plus reculée d'entre elles, qui formait l'adyton du sanctuaire, que, selon un anonyme chrétien du IVe siècle, la Sibylle, après avoir fait ses
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE de Gé descendait dans la caverne de la déesse pour y prophétiser470. Quant aux sorts, s'il fallait, de l'aveu même de Cicéron, parlant, il est vrai, par l'entremise de son frère Quintus, leur reconnaître quelque véracité et, dans le discrédit où il les tenait, faire une exception en faveur de certains d'entre eux, c'est bien parce que, issus de la Terre imprégnée de force sacrée, ils obéissent, lorsqu'on les tire, au vouloir de la divinité : etsi ipsa sors contemnenda non est, si et auctoritatem habet uetustatis, ut eae sunt sortes quas e terra éditas accepimus; quae tarnen ductae ut in rem apte cadant fieri credo posse diuinitus - définition qui désigne clairement les sorts de Fortuna Primigenia471. Tel est en effet le sens symbolique du mythe de Préneste : les sorts qui jaillissent des profon deurs du sol sont porteurs de la révélation tellurique que dispense Fortuna, exactement comme, en un point de l'Étrurie qui n'est pas si éloigné de la cité semi-étrusque qu'était Prénest e, à Tarquinia, l'enfant Tagès, l'auteur de la révélation consignée dans les libri de la nation tyrrhénienne, était miraculeusement sorti d'un sillon, sous le soc d'un laboureur472. Science
ablutions rituelles aux citernes de la grotte, prophétisait, vêtue de .sa longue robe et assise sur un trône élevé. 470Plin. NH 28, 147; cf. Paus. 7, 25, 13. 471 Din. I, 34. On notera la parenté d'expression avec 2, 86, qui vante également la uetustas des sorts de Préneste. 472 Cic. diu. 2, 50; et, pour les textes parallèles, Pease, ad loc, p. 435-437. R. Herbig, Etniskische Rekruten"}, Charités, Studien E. Langlotz, Bonn, 1957, p. 182-186 et pi. 32, a suggéré de reconnaître une illustration de ce mythe célèbre sur le couvercle, anépigraphe, d'une ciste rectangulaire de Préneste, d'interprétation fort énigmatique (Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 452 sq., n° 13133, qui se borne à une description de la scène, et condamne les tentatives d'inter prétation mythologique qui en ont été proposées). L'enfant, assis à terre sous ou devant une grotte, et tenant à la main une tablette dont il donne lecture à plusieurs spectateurs, ne serait autre que Tagès, enseignant sa doctrine à «toute l'Étrurie» (Cicéron), rassemblée pour l'entendre. O. J. Brend el,en revanche, AJA, LXIV, 1960, p. 45 sq. et pi. 8, 4, en raison de l'importance de la grotte dans l'oracle de Préneste, y voit Jupiter Arcanus lui-même, tenant une sors qu'il lit ou s'apprête à remettre au premier des consultants dont la foule s'allonge devant lui. Identification reprise dans le catalogue de l'exposition Roma medio repubblicana, Rome, 1973, p. 278-281 et pi. LXXIX, n° 422, et LXXX, et qui, à défaut des détails absolument probants que seraient les figures de Numerius Suffustius ou de Fortuna Primigenia, nous paraît effectivement la plus plausible, compte tenu de
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suprême des choses divines dévoilée par un enfant surnaturel né de la Terre; sorts gravés de formules prophétiques qui forment, en quelque sorte, un livre du destin révélé par Fortuna, mère nourricière de Jupiter Enfant : toute nais sance et toute connaissance sortent des entrail les de la Terre qui, selon les fortes expressions d'Eschyle, est tout à la fois et indissolublement Πρωτόμανας et Παμμήτωρ473. Car les grottes ne sont pas seulement les lieux prophétiques où monte la voix de la Terre-Mère. Image symbolique du sein maternel, elles sont l'un des lieux primitifs du culte de l'universelle génitrice. La grotte de l'Amnisos, en Crète, fut, depuis le IIe millénaire jusqu'à l'épo que byzantine, l'une de ces cavernes sacrées, vouées au culte d'une déesse-mère, où ruisse laient les eaux d'une source bénéfique474. Ses stalagmites, ressemblant à des figures féminines, ses rochers naturels, mais entaillés, au besoin, pour renforcer l'illusion (nous ne sommes pas si loin des artifices de la grotte prénestine et de ses stalactites rapportées) la peuplaient d'un groupe d'idoles, dont l'une, précisément, avait la forme d'une femme assise tenant un enfant dans ses bras, et aux pieds desquelles s'accumulaient les objets votifs dont on a retrouvé les tessons en abondance. Le nom même de la déesse, de cette « courotrophe », formée par une concrétion natur elle, qui habitait la grotte de l'Amnisos, est parvenu jusqu'à nous : dès l'époque de l'Odyssée, elle n'était autre qu'Eileithyia475, divinité préhel-
la forme exceptionnelle de cette ciste, de la première moitié du IIIe siècle, dans laquelle les archéologues cités ci-dessus ont vu une petite arca, reproduction de la grande arca des sorts. En l'absence de la déesse elle-même, sa révélation est dispensée par un Jupiter qui, avant d'être i'Arkanus, est le Puer, et qui, substitut mythique de l'enfant employé dans le culte oraculaire, exerce sa médiation entre sa puissante mère, les prêtres de cette dernière et les mortels venus la consulter. AliEum. 2; Prom. 90. 474 Ch. Picard, Les religions préhelléniques, p. 102. Sur les grottes de Crète, cf. maintenant l'enquête exhaustive de Paul Faure, Fonctions des cavernes Cretoises, Paris, 1964; sur celle de l'Amnisos, p. 82-90, et pi. VII, 6 (la «courotrophe», haute de 1,60 m). 475 Od. 19, 188, dont le témoignage a été confirmé par une tablette de Cnossos (Gg. 705); cf. M. Gérard, La grotte d'Eileithyia à Amnisos, SMEA, III, 1967, p. 31 sq. Une seconde grotte crétoise, dédiée au culte d'Eileithyia, a été reconnue à
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lénique de la fécondité devenue, dans la religion grecque, la déesse accoucheuse par excellence, fonction qui était aussi celle de Fortuna Primi genia, invoquée nationu cratia par les matrones de Préneste au moins depuis le IIIe siècle. Quant aux grottes de Sicile que la découverte de bustes modiés a permis d'attribuer au culte de Demeter et Koré, recouvrant le culte indigène de déesses préhelléniques de la fertilité, personnifications de la Terre-Mère, et, peut-être, d'une divinité souterraine de la végétation, sa fille, elles répè tent inlassablement les mêmes motifs : double grotte d'Agrigente, grottes de Grammichele, de Centuripe, d'Enna, de Megara Hyblaea, cavités naturelles plus ou moins artificiellement amé nagées pour recueillir les eaux souterraines qui y filtrent et dont, non seulement la structure fondamentale, mais jusqu'aux détails particuliers évoquent l'antre prénestin de Fortuna, comme cette grotte d'Enna, ville dont la tradition faisait le foyer originel du culte sicilien des deux déesses, avec ses fontaines et ses trois niches476. Liées, dans la pratique effective de la vie religieuse, au culte des déesses-mères, les grottes saintes sont, dans le mythe, le lieu symbolique et privilégié à la fois des révélations prophétiques et des naissances miraculeuses ou des enfances surnaturelles, substitut maternel qui recueille en son sein et qui nourrit les jeunes dieux ou les héros abandonnés de leur mère477 : à l'image cultuelle et mythique de la déesse de Préneste allaitant, près de sa grotte sacrée, Jupiter et Junon, répondent ainsi, en Crète encore, la grotte de l'Ida où fut nourri Zeus Crétagénès et, à Rome même, le Lupercal, qui abrita l'enfance de Romulus et Rémus arrachés à leur mère
Tsoutsouros (P. Faure, op. cit., p. 90-94). Le culte, lui aussi lié à la présence d'une nappe d'eau et orienté, non seulement vers la courotrophie, mais vers la fécondité au sens le plus large (cf. les statuettes d'argile de femmes enceintes ou allaitant, d'hommes ithyphalliques, de couples enlacés, etc.), s'y est également perpétué jusqu'à l'époque byzantine. 476 B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 469-471 et 478-480. Sur le symbolisme du buste et sa signification cultuelle, comme figuration de la Terre-Mère et des divinités apparentées, infra, p. 179 sq. 477 Sur le mythologème de Γ« enfant abandonné », M. Eliade, op. cit., p. 216 sq.; et Ch. Kerényi, L'enfant divin, dans C. G. Jung - Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythol ogie, trad, fr., Paris, 1953, p. 40-43.
Rhéa Silvia. D'autant que la grotte du Lupercal reproduit, elle aussi, la typologie ordinaire de l'antre cultuel, avec la source qui en jaillit, le voisinage du figuier Ruminai et les adjonctions architecturales, au moins une entrée monumenta le, dont elle avait fait l'objet478. Telle devait être, dès l'aube des temps historiques, la déesse de Préneste adorée au creux de la grotte : hypostase de la Terre oraculaire qui est aussi la Terre-Mère, semblable, dans sa maternité pr imordiale et prophétique, à tant d'autres déesses fécondes et détentrices de l'avenir, répandues sur tout le pourtour du bassin méditerra néen. De ce fonds primitif, qui relève de structures mentales extrêmement archaïques et qui cons titue le point de départ du culte, jusqu'à la titulature officielle de la déesse, figée dans un formalisme quasi juridique et en cela bien romain, titulature qui, d'ailleurs, après l'étape intermédiaire qu'offre l'inscription d'Orcevia, dédiée à la Diouo fileia, ne prendra sa forme définitive que dans les inscriptions de la fin de la République et de l'Empire qui, pour nous, en représentent le point d'arrivée et sont consa crées à Fortuna louis puer Primigenia, la religion de Préneste a dû subir mainte transformation et évoluer selon un processus complexe dont le détail nous échappe encore. Ce que nous entre voyons des origines de Fortuna laisse en effet intact, jusqu'à présent, le problème de ses rap ports avec Jupiter - et, ultérieurement, Junon -, qui est bien le plus obscur et en même temps le plus crucial de tous ceux que pose son culte. Il
478 Sur la source du Lupercal, Dion. Hal. 1, 32, 4; 79, 8. Il semble qu'un sanctuaire y ait été aménagé, puisque Auguste le mentionne parmi ses constructions, ou reconstructions (Res gest. 19, 1), et qu'on y éleva une statue de Drusus (CIL VI 912b = 31200). Cf. Platner-Ashby, s.v., p. 321. Cette association d'une grotte naturelle et de constructions ultérieures, plus ou moins plaquées sur le lieu primitif du culte, que nous avons observée dans la grotte de Préneste, se retrouve encore de nos jours à Palerme, où le sanctuaire de sainte Rosalie, qui domine la ville, se compose, lui aussi, de deux parties hétérogènes : une façade classique, semblable à celle d'une église, mais qui, dès l'entrée, apparaît postiche, et de laquelle, après avoir franchi quelques mètres à ciel ouvert, on gagne, au fond, le véritable sanctuaire, c'est-à-dire la grotte où vécut la sainte.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE n'est évidemment, au point où nous sommes parvenu de notre analyse, aucun indice qui nous permette de déceler en elle ce qu'elle était pourtant au moins depuis le IIIe siècle, une déesse fille de Jupiter : sa valeur de première Mère, omniprésente et exclusive, ne laisse aucu neplace pour de telles spéculations généalogi ques. Mais même son autre aspect, contradict oire avec le précédent, de déesse mère de Jupiter n'apparaît pas nettement en ces temps primitifs, bien antérieurs à la construction de Y(aedes) louis Pueri et au culte que sa statue de courotrophe y recevait. Aucun des rapproche ments que nous avons pu produire ne permet en effet de déterminer si la Déesse-Mère méditer ranéenne, féconde et oraculaire, qu'était alors Fortuna était seulement une Grande Mère uni verselle, au sens absolu de sa fonction génésique, ce que G. Dumézil appelle, non sans ironie, une « déesse mère en soi »479, ou si, déjà, elle était l'objet d'un mythe théogonique et la mère d'un, ou de deux enfants-dieux particuliers, pourvus d'un nom et d'une identité précise. C'est pourtant, le plus souvent, dans le pre mier sens que la question a été résolue. Forts de l'anomalie que représente dans une religion italique, ignorante, à l'ordinaire, de telles théo gonies, l'existence d'une filiation divine, des historiens d'époque et de tendances aussi diffé rentes que Warde Fowler, Wissowa, M. Marconi, A. Brelich, ce dernier ardent défenseur, cepend ant,de la déesse de Préneste et de sa puissance primordiale, ont uniformément considéré que les deux enfants allaités par Fortuna n'avaient d'abord été que deux nourrissons anonymes, semblables à ceux que tiennent sur leurs genoux tant de déesses-mères italiques, parmi lesquelles, au premier chef, les déesses de Capoue et de Satricum : enfants symboliques d'une « mère » ou d'une nourrice qui ne l'est pas moins et dont le groupe, loin de figurer un mythe cultuel, res sortit uniquement au type iconographique de la courotrophe dont le ou les enfants ne font qu'exprimer la maternité fondamentale et les pouvoirs dans le domaine de la fécondité480. Ce
479 Déesses latines, p. 83. 480 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 226; Wissowa, RK2, p. 260; M. Marconi, Riflessi mediterranei, p. 238 sq. Mais c'est A. Brelich, Tre variazioni, p. 19-22, qui a donné à cette thèse
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n'est que tardivement, à la faveur du grand mouvement d'hellénisation qui a entraîné dans son sillage toutes les divinités italiques et qui, à Préneste, a pu recevoir l'appoint soit d'une piété populaire dévote, mais peu éclairée (selon Wis sowa), soit au contraire (selon A. Brelich) d'une malignité polémique à l'égard des dieux romains du Capitole, que les noms prestigieux de Jupiter et de Junon auraient été conférés aux enfants de la courotrophe, désormais aussi divins que leur mère et objets d'un culte qu'ils partageaient avec elle. En marge de cette thèse, qui représente la vulgate, peu de voix se sont élevées, et peu convaincantes, pour affirmer que Jupiter et Junon étaient présents dès les origines du culte, sous leur nom et avec leur nature divine. Celle de Jordan, d'abord, qui, tout à la fois adversaire des filiations entre dieux italiques et partisan d'une Fortune courotrophe, de tout temps nourr ice de Jupiter et de Junon enfants, n'est pas parvenu à formuler clairement sa pensée ou à résoudre la contradiction dans laquelle l'entraî nait cette singulière inconséquence481. Celle de Thulin, ensuite, dont les spéculations étruscologiques, les comparaisons entre «triades» et l'a s imilation sans nuance des dieux enfants de
"'sa formulation la plus développée, et aussi la plus excessive, lorsqu'il attribue au couple des deux jumeaux de sexe différent, qu'allaite la déesse primordiale, une signification cosmogonique : ils symbolisent à eux deux, et indépendam ment de toute individuation mythologique, le premier essai de différenciation et, par suite, d'organisation à l'intérieur du cosmos. Contre ce confusionnisme, et l'assimilation abusive qu'il entraîne entre toutes les « déesses à l'enfant », quels que soient leur nom et leur théologie, G. Dumézil, op. cit., p. 83 (en particulier n. 1) sq. De même, P. Faure, op. cit., p. 193 sq., s'élève contre le «mythe moderne et paresseux» de la grande déesse universelle orientale et minoenne et rappelle les données qui postulent l'existence d'un poly théisme fonctionnel ou géographique, et de divinités diffé rentes, dieux aussi bien que déesses, adorées sous des noms différents, par des fidèles différents. 481 Symbolae, où il affirme successivement, p. 8 et 12, que, dans tout l'ensemble des religions italiques, «liberorum procreatio nulla est umquam », mais que toutefois, et jusque dans la religion romaine, «verum etiam summos deos, quos natos esse (nous soulignons) romana certe religio admisit . . . », si bien qu'à Préneste l'on pouvait les voir « quasi parvulos lactentes». Mais de qui sont-ils donc nés? est-on en droit de demander à Jordan, qui ne s'exprimerait pas autrement s'il croyait à la génération spontanée des enfants divins.
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Préneste au Jupiter et à la Junon de Rome qui forment couple conjugal, soulèvent plus de pro blèmes qu'elles n'en résolvent482. Celle de G. Du mézil, enfin, qui, protestant contre les interpré tations historicisantes par le changement, tient Jupiter et Junon, à Préneste comme «dans toutes les cités latines [pour] des divinités du plus ancien lot»483 et remonte plus loin qu'aucun de tous ses devanciers quand il leur attribue une origine indo-européenne. Mais on aura noté que la démonstration qui suit, et qui porte sur la mythologie d'Aditi-Fortuna, mère de Daksa- Varun aJupiter, n'aborde à aucun moment le problè me de Junon, dont le nom n'est pour ainsi dire plus prononcé et dont la place, pourtant, auprès de Jupiter et de Fortuna, n'est pas le moindre aspect de la question. En fait, si scandaleux qu'ils aient paru dans une ville italique, le culte rendu à un Jupiter Enfant et son union à la déesse-mère qu'est Fortuna peuvent produire en leur faveur des témoins non dénués de poids et se réclamer de traditions beaucoup plus antiques et beaucoup mieux attestées qu'on ne l'a dit d'ordinaire. Cet enfant-dieu n'est assurément pas le Jupiter d'ori gine indo-européenne, le dieu céleste et souve rainde la première fonction. Mais il ressemble singulièrement à ce Zeus enfant, venu de Crète, qui, jusqu'à la fin de la religion grecque, y coexista avec la figure majestueuse de l'Olym pien,père des dieux et des hommes, et dont le surnom, Crétagénès, et le mythe disent assez la provenance et les origines méditerranéennes. Or, déjà, l'existence d'un olivier dans le miracle de Préneste nous avait incité à en rechercher les attaches dans le monde méditerranéen beau coup plus que dans le domaine indo-européen. La présence du miel, nourriture des dieux et des enfants divins, gage de science et d'immortalit é484, ne surprend pas dans un mythe relatif à
482 Supra, p. 88-92. 483 Op. cit., p. 84. 484 Sur la signification mythique et cultuelle du miel, sa valeur prophétique (cf. l'Hymne à Hermès, 556-563, à propos de l'oracle des Thries, qui doivent se nourrir de miel blond pour être saisies de transports divinatoires; de même, selon la volonté des dieux, le devin Iamos fut nourri de miel par deux serpents, en Pind. Ol. 6, 45-47), ses usages religieux et funéraires (comme l'ensevelissement dans le miel, dont Alexandre offre l'exemple le plus célèbre, Stat. Silu. 3, 2, 118;
une déesse de la fécondité, celle-là même qui nourrit de son lait Jupiter Enfant. Quant à la forme même du prodige, au miel qui coule du tronc de l'olivier, elle appartient à la description traditionnelle de l'âge d'or où, «sur le bois dur des chênes», eux aussi, «perle une rosée de miel » : et durae quercus sudabunt roscida mel/α485. Fortuna Primigenia, source de la vie et de la connaissance, qui donne aux humains et aux dieux enfants le lait et le miel, évoque, non seulement par son surnom, mais aussi par le mythe qui lui est attaché ce monde primordial, qui baigne de la lumière idéale des origines, aussi paradisiaque que la Terre promise, «où ruissellent le lait et le miel»486. Mais, plus précisément encore, on croit retrouver dans la légende divine et dans le culte de Préneste, où la grotte sacrée, l'Enfant, le lait et le miel jouent un tel rôle, un écho, une autre version peut-être, des enfances Cretoises de Zeus qui, abandonné par Rhéa, et confié par elle à Gé, l'antique Terre-Mère, est recueilli par les puissances natu relles et caché dans la grotte de l'Ida, où il est nourri par le lait de la chèvre Amalthée et par le miel des abeilles, celui de la «nymphe» Meliss a487. cf. Hérod. 1, 198), cf. notamment l'article Mei de G. Lafaye, DA, III, 2, p. 1701-1706; H. Usener, Milch und Honig, RhM, LVII, 1902, p. 177-195 = Kleine Schriften, Leipzig-Berlin, IV, 1913, p. 398-417; C. Kerényi, Miti e misteri, Turin, 1950, p. 86 et 419 sq. 485 Verg. ecl. 4, 30. De même Ovid. met. 1, 112 : flauaque de lùridi stillabant ilice niella; et, dans Hor. epod. 16, 47, les Iles Fortunées, où niella caua manant ex ilice. 486 La formule par laquelle la Bible {Exode 3, 8; 3, 17; 13, 5; 33, 3; Deutéronome 6, 3; 11, 9) décrit fréquemment la Palestine reproduit en fait une vieille expression sémitique, que l'on a retrouvée sur les tablettes de Ras Shamra (R. Dussaud, Les religions des Hittites et des Hourrites, des Phéniciens et des Syriens, coll. Mana, 1, II, Paris, 1949, p. 376). 487 Sur le mythe du Crétagénès, l'essentiel des données est rassemblé par Ch. Picard, Les religions préhelléniques, p. 117121 (bibliographie, p. 136 sq.). Pour l'étude archéologique de la caverne de l'Ida et les rites dont elle était le centre, P. Faure, op. cit., p. 94-131, qui y admet l'existence, dès le milieu de l'âge du bronze, d'un culte rendu non seulement à Zeus, mais à la Déesse-Mère de la montagne dont il était l'enfant, lieu de cérémonies d'initiation primitives qui, ult érieurement, se développeront en mystères marqués de spi ritualité pythagoricienne. ·
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ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE Phénomène d'hellénisation, tardive et toute littéraire, et adoption d'un mythe étranger, qui ne serait qu'une construction savante, artificie llementplaquée sur le culte archaïque de Préneste488? Pas nécessairement. Non, sans doute, que le Jupiter Puer de Préneste soit une trans position latine directement imitée, à haute épo que, du Zeus Crétagénès crétois ou grec. Mais ils sont, l'un et l'autre et séparément, sous le nom indo-européen qui leur fut conféré, les héritiers historiques du dieu enfant ou juvénile, du Μέγισ τοςΚοϋρος invoqué dans l'hymne de Palaeokastro489, fils ou parèdre de la déesse et qui, sous des dénominations et des formes diverses, est, comme elle, attesté de longue date dans les religions méditerranéennes490. Le Zeus Velchanos crétois, jeune génie de la végétation, figuré sous les traits d'un adolescent imberbe, est lui l'arbre491,' aussi associé à une déesse de qui reparaîtra en Grèce sous la forme d'Héra. En Sicile, en Grande-Grèce, on devine les traces de cultes préhelléniques analogues, dans lesquels, à une divinité indigène de la Terre, dispensatrice de la fertilité et mère féconde des vivants et des morts, était uni un jeune dieu chthonien. Ainsi dans le sanctuaire de Gaggera où, près de Sélinonte, l'on vénérait la Malophoros, « donneus e des fruits de la terre », identifiée à Demeter, et Zeus Meilichios son parèdre492. D'aucuns ont cru
488 Comme le croient M. Marconi, op. cit., p. 238 sq., et K. Latte, Rom. Rei., p. 176, n. 2. 489 Sur ce chant, dont le texte épigraphique fut regravé au IIIe siècle ap. J.-C. à l'intention des fidèles qui fréquentaient le sanctuaire de Zeus Diktaios à Palaeokastro, toujours florissant, donc, à cette époque, mais dont l'original, à en juger par la langue, doit remonter aux rVe-IIIe siècles av. J.-C, cf. notamment M. Guarducci, L'inno a Zeus Dicteo, SMSR, XV, 1939, p. 1-22; et M. L. West, The Dictaean hymn to the Koiiros, JHS, LXXXV, 1965, p. 149-159. Il est à peine besoin de souligner la parenté de ce divin Κοΰρος et du Puer de Préneste. 490 Sur la signification mythique du dieu enfant ou ado lescent et l'extension de son culte, en particulier sous l'aspect de Zeus-Jupiter, cf. l'essai de Ch. Kerényi, L'enfant divin, repris dans C. G. Jung - Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, p. 78-87. 491 Ch. Picard, op. cit., p. 119; cf. M. Guarducci, Velchanos Volcanus, Scritti Β. Nogara, Vatican, 1937, p. 183-203. 492 Β. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 471-478; G. Zuntz, Persephone, p. 97-108; cf. E. Ciaceri, Culti e miti nella storia dell'antica Sicilia, Catane, 1911, p. 208. Sur Zeus Meilichios : Ch. Picard, Sanctuaires, représentations et symbo-
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retrouver des couples semblables en Italie méri dionale, à Tarente et surtout à Locres, à travers un dieu chthonien de la végétation (δενδρίτης), et une déesse locale de la terre, qui régnait sur un sanctuaire indigène primitif où l'on pratiquait la prostitution sacrée, dès avant la venue des colons grecs qui, de ces divinités, devaient faire la Persephone et le Dionysos des doctrines orphiques et, du téménos originel, le temple de leur divinité poliade et le fanum Proserpinae célèbre dans toute la péninsule493. En Italie centrale, l'on ose à peine rappeler l'obscur Virbius494 de Némi, jeune dieu ou génie italique parèdre de la πότνια du nemus Aricinum, ultérieurement identifié à Hippolyte, le servant de Diane-Artémis. Mais, en dehors de Préneste, le jeune dieu méditerranéen a laissé, sous le nom de Jupiter, deux traces mieux discernables, si délicate que soit leur interpré tationrespective. A Rome même, dans le culte énigmatique de Veiouis, le «mauvais» Jupiter, infernal et chthonien, que l'on considérait sou vent, par une explication erronée de son nom, comme l'incarnation jeune ou adolescente du dieu, Iuppiter est iuuenis, dit de lui Ovide, et que sa statue cultuelle, retrouvée lors des fouilles de son temple au Capitole, représentait effectiv ement sous l'apparence juvénile d'un Apollon aux longues boucles495. Mais c'est surtout à AnxurTerracine, sur cette partie de la côte latiale occupée par les Volsques où s'est également développé le culte des deux Fortunes d'Antium,
les de Zeus Meilichios, RHR, CXXVI, 1942-1943, p. 97-127 (ainsi que, pour sa relation à Demeter, Sur les Diasia d'Athènes, CRAI, 1943, p. 174 sq.). 493 W. A. Oldfather, Die Ausgrabungen zu Lokroi, Philologus, LXXI, 1912, p. 321-331; G. Giannelli, Culti e miti della Magna Grecia, 2e éd., Florence, 1963, p. 33 sq.; 192, n. 1; 196 sq.; 203; 269 sq.; J. Carcopino, La basilique pythagoricien ne de la Porte Majeure, Paris, 1927, p. 169 sq. 494 En dernier lieu, K. Latte, Rom. Rei, p. 170; G. Radke, s.v., RE, IX, A, 1, 1961, col. 178-182; G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 410. 495 Ovid. fast. 3, 437; cf. 448 : aedem non magni suspicer esse Iouis; et Fest. Paul. 519, 22 : Vediouem paruum Iouem. En fait, la particule qui compose son nom y a valeur «privative ou péjorative» (s.v. uè-, Ernout-Meillet, p. 716; et Walde-Hofmann, II, p. 740). Cf. Wissowa, RK2, p. 236-238; C. Koch, Der römische Juppiter, Francfort, 1937, p. 61-90; K. Latte, Rom. Rei., p. 81-83 et pi. 19; sur les fouilles de son sanctuaire, A. M. Colini, Aedes Veiovis inter Arcem et Capitolium, BCAR, LXX, 1942, p. 5-55.
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que nous trouvons l'homologue le plus proche des divinités de Préneste, dans la rencontre d'Anxurus et de Feronia, quis luppiter Anxurus amis praesidet et uiridi gaudens Feronia luco496, au bénéfice de la même cité. Servius rapporte en effet que, là aussi, l'on honorait un «Jupiter enfant», puer luppiter, encore imberbe, d'où son nom, et une Inno uirgo qui n'était autre que Feronia, la grande déesse voisine de la ville497. Témoignage unique et parfois suspecté, mais dans lequel rien ne permet de voir la construc tion arbitraire d'un antiquaire, désireux de don ner une étymologie - par ailleurs hautement fantaisiste - au nom du jeune dieu498. Car, à travers Yinterpretatio qui, pour mieux retrouver le couple conjugal du Capitole, modèle de tous les couples divins, a assimilé les divinités locales à Jupiter et à Junon, on devine sans peine l'alliance primitive d'Anxurus, le jeune dieu topi que de la ville, lui aussi figuré sous les traits d'un Apollon imberbe à la longue chevelure499, et de l'agreste Feronia, déesse féconde et indiffé renciée de type «méditerranéen», proche de la nature sauvage et du monde animal et végétal, liée aux bois, aux sources, protectrice des mois496Verg. Aen. 7, 799 sq. 497 Aen. 7, 799 : circa hune tractum Campaniae (en réalité, du Latium) colebatur puer luppiter, qui Anxyrus dicebatur, quasi άνευ ξυροΰ, id est sine nouacula, quia barbant niinquam rasisset, et Inno uirgo, quae Feronia dicebatur. Sur la ville et ses· cultes, cf. encore la monographie de M. R. de La Blanchère, Terracine, essai d'histoire locale, Paris, 1884, en parti culier p. 24-26; et, sur les ruines imposantes du temple de Jupiter, bâti sur l'acropole du Monte S. Angelo, H. Kahler, Der römische Tempel, Berlin, 1970, p. 35; pi. 16-23 et fig. 2. 498 Récusé par Wissowa, RK2, p. 286, et encore par Latte, Rom. Rei, p. 82, n. 3; 176, n. 2; et 189, n. 3, qui lui dénient toute valeur cultuelle, le témoignage de Servius, dont Warde Fowler, Roman Festivals, p. 226, avait déjà noté l'intérêt, est réhabilité par Koch, op. cit., p. 82 sq. La dédicace d'Istrie (où le culte se serait diffusé à partir d'Aquilée; cf. s.v. Feronia, Steuding, dans Roscher, I, 2, col. 1478; Wissowa, RE, VI, 2, col. 2218), limoni Feron[iae] (CIL V 412), lui donne préci sément ce support cultuel qu'on lui refusait. 499 Sur une monnaie de C. Vibius Pansa (Babelon, II, p. 546, n° 18-19; Grueber, I, n° 3978-3982; Sydenham, n° 947948; M. Crawford, I, p. 464, n° 449, la-c), qui le représente avec le sceptre traditionnel de Jupiter; mais il tient de la main droite une patere, et non le foudre, que ne détenait pas davantage, Ovide y insiste '{fast. 3, 438 : adspice deinde manum, ftdmina nulla tenet), le jeune Veiovis romain.
sons, guérisseuse et libératrice des esclaves dont elle patronne les affranchissements500. Était-ce, toutefois, la conjonction de deux divinités ado lescentes, celle d'un puer surnaturel et d'une «jeune fille divine», d'une limo uirgo du même âge que lui, «couple» préconjugal, en quelque sorte, antérieur à celui de l'Olympe et des souverains majestueux du Capitole, luppiter Optimus Maximus et limo Regma? Ce n'est nullement certain, car Feronia, si mal connue que soit son iconographie, n'a rien d'une déesse juvénile501; déesse «vierge», plutôt, au sens où Athéna et Artémis étaient παρθένοι, c'est-à-dire féconde par elle-même, non soumise au pouvoir d'un dieu mâle, et aussi pleine maîtresse des sources de la vie que l'était à Préneste Fortuna nia502. Voisinage ambigu, donc, d'une déesse adulte et prééminente, et d'un jeune dieu qui est son fils ou son époux; relation qui, dans son inégalité fondamentale et la primauté qu'elle reconnaît à la déesse, reproduit une structure caractéristi-
500 Sur les multiples fonctions de Feronia, honorée dans des bois sacrés (dont le plus célèbre est le Incus Feroniae de Capène), liée au culte des eaux salutaires (Horace, sat. 1, 5, 24, qui, y faisant étape lors du voyage à Brindes, s'y lava, comme ses compagnons, le visage et les mains; cf. Porph. et Ps. Acr., ad /oc), dea agrorum qui reçoit les prémices des moissons (Liv. 26, 11, 9), et qui a donné son nom au picus Feronius (Fest. 214, 18), Wissowa, RK2, p. 285-287; M. Marc oni, Riflessi mediterranei, p. 301-308; Κ. Latte, Rom. Rei, p. 189 sq.; G. Dumézil, Rei rom. arch., p. 416-422; et, sur ses divers lieux de culte en Italie et la protection spéciale qu'elle accordait aux affranchis, infra, p. 239 sq. 501 Les seules effigies que l'on ait d'elle figurent au droit des aurei et des deniers de P. Petronius Turpilianus, en 18 av. J.-C. (Babelon, II, p. 295-298, n° 2-3; 5-7; 9; 11-12; Cohen, I, p. 132-134, n° 477478; 480482; 484; 486487; Grueber, II, n° 4512-4513; 45154516; 4520; 4524-4528; Mattingly, I, p. 2-5, n°6; 8-9; 13-17; 21; Giard, I, n° 109; 115-117; 127-139; 144-145). Elle y apparaît sous les traits peu caractérisés d'une déesse matronale, parée d'un diadème dans les dentelures duquel on hésitera toutefois à reconnaître des «fleurs de grenadier en boutons», comme le voudraient La Blanchère et Grueber, loc. cit; cf. Mattingly: «a row of berries». 502 Sur cette exégèse de παρθένος -uirgo (infiniment plus satisfaisante que le développement confus de Fernique, Étude sur Préneste, p. 80 sq., qui semble mettre la Feronia Inno uirgo de Terracine sur le même plan que la Junon de Préneste, soumise à «la Fortune, sa mère»), L. R. Farnell, The cults of the Greek states, Oxford, II, 1896, p. 447 sq., et M. Marconi, op. cit., p. 302 sq. Également, sur les emplois de Virgo dans la langue mythologique et religieuse, W. Eisenhut, s.v., RE, IX, A, 1, col. 195-200.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE que des religions orientales et méditerranéenn es, et qui éclaire d'autant mieux le couple de Préneste, qu'entre les divinités ainsi deux à deux rapprochées on peut soutenir jusqu'au bout le parallèle. Car non seulement les deux jeunes dieux apparaissent comme deux variétés voisi nes d'un même Iuppiter Puer, mais encore il existait entre les deux déesses des analogies si éclatantes que, bien au delà de la parenté structurelle perceptible à un esprit moderne, elles allaient jusqu'aux affinités cultuelles senties et soulignées par les anciens eux-mêmes. Si le culte de Feronia n'est pas attesté à Préneste503, du · moins avait-elle sa place dans l'histoire mythique de la cité, qui en faisait la mère divine d'un de ses rois, du monstrueux Erulus aux trois corps, nascenti cui tris animas Feronia mater (horrendum dictu) dederat . . . et qui, par trois fois, fut tué par Évandre504; et, dans le culte romain, les deux déesses apparais saientsi proches l'une de l'autre que le natalis du temple de Feronia au Champ de Mars et celui d'un des temples de Fortuna Primigenia étaient célébrés le même jour, le 13 novembre, jour des ides, par définition fête de Jupit er505.
503 Quoi qu'on en ait dit (Fernique, Étude sur Préneste, p. 80 sq.; Steuding, s.v., dans Roscher, I, 2, col. 1478; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 254). L'inscription de Lugnano, près de Palestrina, a été reconnue fausse par Mommsen (CIL XIV 284* ; cf. I2, p. 505 et, pour une critique plus complète, I, p. 149). 504 Verg. Aen. 8, 564 sq., avec le commentaire de Servius, ad loc, qui explique, notamment, très animas propter tria habuit corpora; également Lyd. mens. 1, 11, p. 2 W. On soupçonne encore, dans l'élaboration de la légende, telle que la rapporte Virgile, d'autres correspondances entre mythes étrusco-latins. Erulus fut tué par Évandre, alors dans toute la vigueur de sa jeunesse, comme le non moins monstrueux Cacus devait l'être par Hercule. Or Cacus apparaît, non seulement par sa légende, mais aussi par son nom, comme le double romain du prénestin Caeculus, fondateur de la ville, comme lui brigand et fils de Vulcain, et sans doute, à l'origine, héros mythique à l'œil cyclopéen, quod oculos exiguos haberet Caeculum appellation (Schol. Veron., Aen. 7, 681). Cf. A. Brelich, op. cit., p. 34-38, qui note l'insistance avec laquelle Virgile (Aen. 8, 251-266) évoque le «regard» de Cacus, aussi fascinateur que, chez Tite-Live, 2, 10, 8, celui d'Horatius Codes, autre héros «borgne» de type vulcanien. 505 Calendrier préjulien d'Antium, et Fast. Ani., qui sem blent se référer au temple de Fortuna Primigenia du Capito-
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Ainsi la présence, dans les religions grecque et romaine de l'époque classique, de tant de dieux enfants ou adolescents hérités des formes religieuses et mythiques méditerranéennes et absorbés, les uns sous le nom de Zeus, les autres sous celui de Jupiter, par le grand dieu indo européen, permet-elle d'attribuer légitimement à l'enfant divin de Préneste, qui allait devenir Jupiter Puer, une antiquité aussi considérable que celle de la Mère surnaturelle qui le nourr issait : nous pouvons conclure en toute certi tude que, loin d'être une innovation, de ne devoir sa personnalité et sa légende qu'à l'adop tiontardive de la mythologie grecque, il appart enait lui aussi aux couches les plus anciennes, les plus authentiqueraient italiques, de la religion prénestine, antérieures à cette « démythisation » dont la religion romaine, étatisée et politique, offre l'image rigide et comme pétrifiée506. Peu à peu, la Déesse de Préneste ressuscite à nos yeux sous les traits frustes sans doute, mais néan moins distincts, sous lesquels la voyaient ses premiers fidèles : ceux d'une Déesse-mère de type méditerranéen, souveraine maîtresse de la fécondité primordiale et des secrets du destin, image prodigieuse et puissante de la Terre maternelle, douce aux enfants des dieux comme à ceux des humains507, dont l'oracle, issu des profondeurs telluriques, était aussi celui d'une Terre-Mère; Grande Déesse de fonctions si indif férenciées que sa puissance en est universelle; Mère divine déjà dotée d'un mythe élémentaire qu'il n'est point besoin de supposer développé en longue histoire sacrée, mais qui, archétype à deux personnages, la Mère et l'Enfant, lui assoc iait, dès les premiers temps de son culte, un jeune dieu, son fils ou du moins son parèdre, qu'elle nourrissait de son lait et que, l'admettant au partage de sa propre divinité, elle offrait à l'adoration des hommes508. S'il nous fallait, unile, plutôt que du Quirinal (CIL F, p. 215; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 22 et 42 sq.). Cf. T. II, chap. I. 506 Cf., en ce sens, l'analyse de Koch, op. cit., p. 47-49, qui, s'il ne renouvelle pas les données du problème, restitue du moins au Jupiter Puer de Préneste l'antiquité qu'on lui dénie d'ordinaire. 507 «La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux», dit Heredia, évoquant, dans la pièce liminaire des Trophées, les ruines de Paestum. 508 Nous avons, dans toute cette analyse, considéré For tuna Primigenia comme la « mère » véritable de Jupiter et de
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
quement à titre d'hypothèse, tenter d'assigner une date à ces premières manifestations du culte, il ne nous paraîtrait nullement invraisemJunon (il serait plus exact de dire «de Jupiter, puis de Junon»), comme la déesse Primordiale, la génitrice qui les avait enfantés de son sein, plutôt que comme leur nourrice, déesse simplement « courotrophe » au sens littéral du terme. Nos prédécesseurs, pourtant, s'en sont en général tenus à cette définition atténuée, dans la mesure où le nom de «mère» renferme un contenu mythique que ne possède point celui, purement fonctionnel, de nourrice ou de déessemère, et suppose, par conséquent, que l'on ait déjà pris un parti, au moins implicite, sur la nature de la religion prénestine et ses orientations fondamentales. Sommes-nous en droit, étant donné la date extrêmement reculée que nous attribuons au mythe prénestin, de maintenir cette terminol ogie?Nous estimons que oui, tant la relation directe de la Mère à l'Enfant divin est simple et paraît être le produit le plus spontané de la pensée primitive, si on la compare au récit déjà élaboré, à l'aventure sacrée chargée de péripéties analogues à celles du Crétagénès, qu'impliquerait l'existence d'une Nourrice, donnant ses soins à un enfant surnaturel venu d'ailleurs. Mais, quand bien même il en serait ainsi, l'on ne saurait voir en Fortuna Primigenia le simple substitut de la mère naturelle et son double amoindri, d'un niveau inférieur à cette dernière, comme la chèvre Amalthée ou la Louve romaine : Mère adoptive, peut-être, mais Mère suprê me,et plus pleinement donneuse de vie que la mère naturelle. Car le don qu'elle dispense n'est pas celui de la vie biologique. Mais la courotrophie qu'elle exercerait à leur égard ne signifierait rien moins que l'adoption des petits dieux par la Grande Déesse, adoption qui est une recon naissance et une promotion à la vie divine. L'allaitement par une divinité est en soi divinisant : il est le privilège des enfants des dieux et des enfants des rois et, à ceux qui en bénéficient, il confère l'immortalité. Ainsi le dieu Marduk est-il, dans XEnuma elish, «allaité par les déesses», et Assurbanipal, assis comme un nourrisson sur les genoux d'Ishtar, tète deux des seins de la déesse et se cache la tête dans les deux autres (É. Dhorme, Les religions de Babylonie et d'Assyrie, p. 76). Le Pharaon, vivant ou défunt, est, d'après les textes et sur les monuments figurés, nourri par diverses déesses, Isis, Mut, Hathor, qui font de lui le fils des dieux et, après sa mort, le font renaître à la vie éternelle (A. Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, 1902, p. 58; 63-65; 222; 246; et Le rituel du culte divin journalier en Egypte, Paris, 1902, p. 23 sq.; J. Leclant, Le rôle du lait et de l'allaitement d'après les textes des Pyramides, JNES, X, 1951, p. 123-127). Rite d'adoption surnaturelle dont, en Italie même, nous avons d'autres exemples sur les miroirs étrus ques et le médaillon de terre cuite de Palestrina - préc isément -, qui représentent l'allaitement d'Hercule par Junon, après l'apothéose du héros dont cet acte symbolique est le signe mystique (J. Bayet, Herclé. Étude critique des principaux monuments relatifs à l'Hercule étrusque, Paris, 1926, p. 150154), et que Caligula, dans sa manie égyptisante, aura l'ambition de renouveler au profit de sa fille Drusilla (Suet. Calig. 25, 4; supra, p. 91, n. 409). Plus généralement, sur ces
blable, compte tenu des données archéologiques relatives à la première civilisation prénestine, que déjà les seigneurs du VIIe siècle, que nous ne connaissons que par la fabuleuse splendeur des tombes orientalisantes où ils furent ensevel is, mais dont les croyances nous demeurent inconnues509 - eux dont les descendants bâti-
rites d'allaitement symbolique, leur extension et leur signi fication, W. Deonna, Deux études de symbolisme religieux, coll. Latomus, XVIII, Bruxelles, 1955, p. 21-31. 509 Comme le fait précisément remarquer Della Seta, La collezione Barberini di antichità prénestine, ΒΑ, III, 1909, p. 186, les animaux symboliques et les scènes figurés sur les diverses pièces du mobilier funéraire déposé dans la tombe Barberini, étaient de ceux qui pouvaient s'adapter à toutes les croyances : « Era un'arte che non comprometteva, che poteva essere compresa da tutti, a qualunque civiltà e a qualunque religione appartenessero ». Il n'y a pour ainsi dire plus rien à retenir des deux articles Sul significato de dadi e delle mani nei sepolcri degli antichi, Ann. Inst., 1858, p. 141163, et 1861, p. 257-275, dans lesquels Bachofen avait voulu reconnaître un sens symbolique aux dés trouvés dans la nécropole de Palestrina, comme dans bien des tombes antiques, et, objets beaucoup plus exceptionnels, aux mains d'ivoire de la tombe Barberini. Symboles du jeu de la vie et de la mort auquel l'homme se livre avec la divinité chthonienne, agraire et funéraire, qui habite les profondeurs du sol, les dés auraient même signification que la semence qu'on jette en terre : de même que le joueur perd et gagne tour à tour, le semeur perd, puis recouvre, multiplié au centuple, le grain qu'il a confié à la terre-mère. Toute vie naît de la mort, toute mort est espérance de résurrection. De là, les nombreuses scènes de jeu représentées sur les vases funéraires et les dés déposés dans les tombes, que Bachofen met en rapport avec la religion tellurique de Demeter et avec les mystères dionysiaques, qui promettent une vie nouvelle dans l'outre-tombe. Plus précise et plus spécifiquement prénestine serait la signification de la main, symbole de l'activité procréatrice de la Mère-nature qui façonne toute chose et qui distribue équitablement la vie et la mort, ambivalence qui s'incarne dans l'opposition de la droite et de la gauche. D'où l'accord de ces «mains funéraires» tant avec les grandes déesses préhelléniques, Rhéa, Cybèle, qu'avec Fortuna Primigenia, la déesse maternelle de Préneste à laquelle la légende locale associe les frères Digidii (Solin. 2, 9; supra, p. 73, n. 319), homologues des Dactyles de l'Ida, qu'avec, enfin, la mystique orphico-pythagoricienne qui a repris et renouvelé l'antique symbolisme de la main. Mais on a, depuis Bachofen, reconnu que les mains ou, plus exac tement, les avant-bras d'ivoire de la tombe Barberini n'étaient pas des symboles funéraires, mais des objets de luxe, et, en même temps, utilitaires, même si leur destination reste controversée : montants de cithare, a-t-on dit, en les comparant à des exemplaires assyriens, ou plutôt, croit-on maintenant, manches d'éventail (Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 386-390; M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia, p. 265 sq.; R. Bianchi Bandinella - A. Giuliano, Les
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE ront, vers le milieu du VIe siècle, le temple archaïque de La Colombella510 -, et même, à une époque encore plus reculée, leurs obscurs pré décesseurs, dont on décèle les traces dans les quelques fonds de cabanes qui constituent le premier habitat reconnu sur le site de Palestrina511, fussent allés vénérer la Dame de Préneste, la toute-puissante maîtresse du lieu, et interro ger ses sorts dans le sanctuaire rupestre de la montagne, où elle n'était sans doute encore, en ces temps primitifs, l'objet que d'un culte aniconique512. Nous avons, provisoirement, laissé entre parenthèses le problème de Junon : non seule ment pour la clarté de l'exposé, mais parce que les faits eux-mêmes nous incitaient à disjoindre son cas de celui de Jupiter. Les deux nourrissons de Fortuna ne nous apparaissent pas, en effet, à la lumière des documents existants, exactement sur le même plan. Seule, dans la généalogie de Fortuna, louis puer, est indiquée la filiation paternelle, son ascendance maternelle étant, comme il est de règle dans l'onomastique romain e, passée sous silence, au point que nous ne savons même pas si - comme il est vraisem blable- Fortuna passait pour être née du couple olympien, à la fois mère et fille de Junon, comme elle l'était de Jupiter. Mais ce qui va de soi dans une société humaine patriarcale, domi néepar l'homme, s'impose moins naturellement dans le culte, surtout à Préneste, où Fortuna Étrusques et l'Italie avant Rome, p. 143). Les tombes Castel laniet Bernardini (respectivement du premier quart et du début du second quart du VIIe siècle) et, plus généralement, les problèmes de l'archéologie prénestine ont été présentés dans Civiltà del Lazio primitivo, p. 213-218, et 226 (supra, p. 73, η. 321); cf. Naissance de Rome, notice liminaire aux n° 675 et suiv. Mais il semble que le site de La Colombella ait été utilisé comme nécropole dès la fin du IXe ou le début du VIIIe siècle. 510 Supra, p. 11, n. 39. 511 Trois fonds de cabanes découverts en 1898 à La Colombella: Pasqui, NSA, 1900, p. 89; P. G. Gierow, The Iron age culture of Latium, Lund, I, 1966, p. 16 (qui assigne la plus ancienne des découvertes sporadiques de Palestrina à la période II de l'âge du fer: 775/750 - 700/675; cf. p. 498). 512 Contre l'aniconisme qu'on prête généralement à la religion romaine ou latine primitive, cf. toutefois M. Marc oni, Riflessi mediterranei, p. 231-234; et P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, REA, LVII, 1955, p. 66 sq.
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Primigenia affirme la primauté des valeurs fémin ines513. Or, seul des deux enfants divins, Jupiter y joue un rôle effectif auprès de Fortuna. Seul, il partage ses fonctions et ses honneurs, enfant de prédilection de la déesse-mère sous le vocable de Puer, petit acolyte de la déesse oraculaire sous celui à'Arkanus, comme si, de la mère au fils, les liens étaient à ce point exclusifs que chaque aspect de Fortuna dût sécréter un Jupi termineur qui lui fût associé et dans lequel se reflétât sa puissance primordiale. Seul, il donne son nom au temple, (aedes) louis Pueri, où les hommages des matrones ne vont qu'à lui, qui castissime colitur a matribus, tandis que Junon, à laquelle n'était dédié que le Iunonarium qui n'est pour nous qu'un nom, et dans lequel nous n'avons vu qu'une chapelle annexe du sanctuair e514, n'y est qu'une figure secondaire, restant dans l'ombre de son frère-époux, lactens cum Iunone Fortunae in gremio. Il n'est point, à Préneste, de Iuno Puella qui corresponde à la Feronia - Iuno uirgo de Terracine, et son activité fonctionnelle au sein du temple, si on la com pare à celle de YArkanus, apparaît inexistant e515. 513 On sait que l'onomastique étrusque mentionnait la double filiation, paternelle et maternelle, et que cet usage a persisté jusque dans l'épigraphie romaine de l'Empire où, à lui seul, il permet d'identifier, en Étrurie et hors d'Étrurie, les descendants de familles étrusques (J. Heurgon, La vie quotidienne chez les Étrusques, Paris, 1961, p. 97). 514 Supra, p. 19, n. 66. 5l5Marucchi, BCAR, XXXV, 1907, p. 310-321; cf. Di un antichksimo orologio solare recentemente scoperto in Palestri na, Ann. Inst., 1884, p. 286-306; a prétendu tirer d'Ovide, fast. 6, 61-63 : inspice Tibur et Praenestinae moenia sacra deae : limonale leges tempus . . ., sur le rôle eminent que Junon aurait joué à Préneste, où elle aurait été, selon lui, la patronne du calendrier local, des conclusions qui sont entièrement disproportionnées au texte sur lequel elles se fondent. Replacé dans son contexte (v. 57-61), le limonale tempus, loin de faire allusion à un comput propre à la ville, n'est qu'une périphrase de sens identique au mensis Iunonius déjà nommé par la déesse, et, si Junon avait effectivement donné son nom à l'un des mois du calendrier prénestin, il en allait de même non seulement à Tibur, mais dans tout le Latium, à Aricie et Lanuvium, aussi bien qu'à Rome. Quant à la Junon Palosticaria (selon la lecture du CIL I2 2439, mais Palostca . . . ria, pour Degrassi, ILLRP, n° 167), à laquelle furent dédiés des autels dont les censeurs de la ville, parmi lesquels un C. Orceuio(s), approu vèrent l'érection, la signification de ce culte local et secon-
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Conséquence de l'infériorité irrémédiable de la condition féminine, identique dans le monde des dieux à ce qu'elle est parmi les hommes? Ou indice d'une infériorité non plus sociologique, mais réellement cultuelle, de Junon? Junon, divinité mineure et effacée du sanctuaire de Préneste, pourrait bien n'y avoir été associée à Jupiter que parce qu'elle est sa parèdre ordi naire, élément adventice et non originaire de la religion prénestine. N'oublions pas que les terres cuites trouvées dans la ville au type de la courotrophe ne la représentent jamais qu'allai tant un seul enfant, à la différence de la statue de culte décrite par Cicéron. Sans doute ne saurait-on spéculer sur le nombre éminemment variable des enfants d'une courotrophe italique, de un à douze sur les statues votives offertes à la déesse de Capoue, ni voir, dans les menus ex-voto que dédiait à celle de Préneste la piété du vulgaire, l'illustration littérale de son mythe cultuel: c'est à son iconographie officielle, et à elle seule, celle de la déesse-mère aux deux jumeaux, que nous devons nous référer, non aux libres variations qu'elle a pu inspirer à la dévo tion populaire. Mais, ce qui est plus probant, aucun des précédents grecs ou italiques dont nous avons pu rapprocher les divinités prénestines ne nous a montré un groupe semblable, composé de la Mère et de ses deux enfants divins, garçon et fille. En fait, la structure triple de Préneste, qu'on ne saurait pour autant appel erune triade, est sans équivalent; partout ailleurs, le jeu est entre deux, et non trois, personnages divins : entre le Crétagénès et l'om bre de la Terre-Mère, entre la Déesse et son fils ou son époux 516
daire, que nous ne connaissons que par le cippe du IIe siècle découvert en 1913 devant la Porta del Sole, reste des plus incertaines. Le nom même de la déesse n'est pas sûr, et son sens inconnu. Si Mantechi, Di una antichissima e singolare iscrizione testé rinvenuta in Galestrina relativa al culto locale della dea Giunone, BCAR, XLI, 1913, p. 22-30, propose une étymologie grecque hardie (πάλος = sors, στίχος «ordre, série »), qui la met en rapport avec le tirage des sorts et leur disposition en séries (supra, p. 74, n. 324) à laquelle elle aurait présidé, J. Whatmough, A new epithet of Juno, CQ, XVI, 1922, p. 190, lit Paloscaria, qu'il fait dériver du nom de la figue palusca (Macr. Sat. 3, 20, 1), et voit dans cette Junon locale l'équivalent de la Caprotina romaine. 516 Seule exception, mais qui ne fait que renforcer l'is olement des trois divinités prénestines : la triade Apollon -
Aussi en vient-on à soupçonner dans cette jeune Junon, inconnue du mythe grec où Héra n'a point de part aux enfances du Crétagénès517, une innovation locale, surajoutée à la dyade initiale de la Mère et de l'enfant divin, une pièce rapportée, en quelque sorte, du culte prénestin, ce qui explique peut-être son aspect incolore et même son insignifiance dans la vie religieuse du sanctuaire. Comment donc expliquer ce passage d'un à deux enfants, de Jupiter seul au couple enfantin de Jupiter et de Junon? C'est assuré mentle point le plus délicat de l'interprétation, car il pose le difficile problème des rapports du mythe à la statue cultuelle et du sens dans lequel il convient de les envisager. Se souviendra-t-on de l'explication traditionnelle, défendue par Warde Fowler et Wissowa, puis par M. Marc oni, enfin par A. Brelich, et qui posait au commencement du culte la statue de la couro trophe italique avec ses deux enfants anonymes, pour n'attribuer qu'à une évolution secondaire l'identification mythologique et hellénisante qui en fit les jumeaux divins, Jupiter et Junon518? Et admettra-t-on, dans la perspective qui est main tenant la nôtre, que la Junon enfant de Préneste n'a dû son existence qu'au désir des fidèles, ou du clergé local, de donner un nom au second nourrisson de la déesse, de le soustraire à l'anonymat auquel son frère jumeau, dénommé Jupiter, avait pour sa part échappé, grâce au mythe primitif qui, de tout temps, l'avait associé à la déesse-mère? Mais ce serait une gageure, qui confine à l'invraisemblance, que de croire d'une part à l'existence d'un mythe local, celui de la Déesse-mère et de l'Enfant divin, unique objet de sa courotrophie, et, d'autre part, d'ima giner la statue cultuelle de cette même Déesse,
Artémis - Léto. Car qui songerait à comparer, pour le fond, deux groupements ternaires que, seule, une analogie for melle permet de juxtaposer? 517 Les enfances à'Héra, qui passait d'ordinaire pour avoir été élevée aux confins du monde par Océan et Téthys (sur cette version et ses variantes, P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, s.v., p. 186), forment en effet un domaine légendaire distinct, parallèle à celles de Zeus, mais séparé des siennes : comme si les représenter tous deux, simultanément, au sein de la même mère ou nourrice (donc, de surcroît, comme jumeaux), constituait une infidél itéitalique aux données de la tradition grecque. 518 Supra, p. 109.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE allaitant deux enfants qui resteraient entièr ementétrangers à son mythe. A moins, peut-être, que ce ne soient seulement des enfants humains? L'hypothèse, si invérifiable ou hasar deuse qu'elle paraisse, n'en rejoint pas moins l'épineux problème de la signification des sta tues antiques et de leur destination religieus e. Simulacres des dieux? effigies des humains? la question, difficilement soluble, ne manque pas de se poser à nouveau en fonction de chaque découverte particulière, qu'elle provienne d'une tombe ou d'un sanctuaire519. Et que sont les enfants des courotrophes antiques? Les leurs, les jeunes dieux dont elles sont mères? L'illustra tion vivante de leur fonction maternelle? Ou, sur les groupes votifs en particulier, des enfants humains que les dédicantes placent symbolique ment sur leurs genoux et qu'elles leur consac rent, comme les fidèles que, divinités guéris seuses, elles ont rendus à la santé, leur font, sous l'espèce de membres votifs, don des parties de leur corps qu'elles ont sauvées? En fait, on ne saurait, même dans le cas précis qui nous occupe, celui de la courotrophe et de ses enfants, donner de réponse générale, applicable à la totalité des exemples considérés. En ce domaine, il n'y a que des cas d'espèce : chaque fois, la question doit être réexaminée en fonc tion de la divinité étudiée, de sa personnalité et même de sa théologie, et l'on ne saurait, par exemple, mettre sur le même plan la Tellus symbolique de l'Ara Pacis et les deux putti anonymes qu'elle porte dans ses bras, les innom-
519 Sur ce problème général de méthode, entre autres, E. Pottier, Les statuettes de terre cuite dans l'antiquité, p. 3638; Ch. Picard, s.v. Statua, DA, IV, 2, p. 1476 sq.; W. Deonna, Dédale ou la statue de la Grèce archaïque, Paris, 1930, I, p. 56 sq.; G. Glotz, La civilisation égéenne, 2e éd., Paris, 1952, p. 306; G. Zuntz, Persephone, p. 92; 95 sq.; et 272. Sur les cas particuliers des dépôts votifs de Satricum et de Palestrina : Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 304-306 et 464 (n° 13510); de Capoue, J. Heurgon, Capone préromaine, p. 335 sq., qui conclut à la nature divine de ces courotrophes; L. Banti, SE, XVII, 1943, p. 188-190, qui, en revanche, ne voit dans les couples (homme, femme), les triades (homme, femme, enfant), les courotrophes (malgré le trône sur lequel siègent une bonne partie de ces groupes), ou les figures masculines de Véies, que des représentations purement humaines de familles ou d'individus qui se placent sous la protection de la divinité.
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brables figures des dépôts votifs sur la nature desquelles, déesses? prêtresses ou dédicantes? l'on hésite toujours, et même, pour nous en tenir aux seules statues cultuelles, celle d'une déessemère sans mythe - à notre connaissance comme la Junon de Capoue, et celles de Mères divines, au sens propre, possédant un mythe aussi riche que celui d'Isis allaitant l'enfant Horus, et même de Fortuna Primigenia nourris sant Jupiter et Junon. En fait, à Préneste, tout suggère que ce n'est pas le mythe qui a été forgé pour expliquer la statue, mais la statue sculptée pour illustrer le mythe. D'autant qu'aucune tradition iconogra phiqueimpérieuse n'imposait à l'artiste qui exé cuta l'œuvre ou au clergé qui la lui commanda de placer deux enfants dans les bras de la déesse : si la courotrophe de Megara Hyblaea en nourrit deux, celle de Chiusi, également funér aire, n'en porte qu'un, et la statue cultuelle découverte sous l'édicule de tuf du fondo Patturelli ne tient elle aussi qu'un seul nourrisson520. La chronologie elle-même, si imprécise qu'elle soit, plaide en faveur de la seconde interpréta tion que nous proposons, et il semble que l'on puisse ainsi reconstituer le processus d'évolution qui aboutit au culte célébré dans \'{aedes) louis Pueri, tel que l'a décrit Cicéron. Au point de départ, le mythe originel, semblable à celui de la Mère de l'Ida et du Crétagénès, ou de la Feronia et du Jupiter Anxurus de Terracine, et qui à Fortuna Primigenia associait Jupiter Enfant. Puis, dans une seconde phase de la religion prénestine, cette alliance étroite s'ouvrit à une figure nouvelle, celle de Junon, dont l'entrée dans le mythe et le culte de Fortuna s'explique suffisamment par l'hellénisation croissante de la religion italique : par l'assimilation spontanée et toujours plus complète entre dieux grecs et dieux latins; par le besoin psychologique, aussi, d'une religion plus animée et plus humaine, qui fait qu'on n'honore plus un dieu sans l'entourer de sa famille divine, et qu'on ne pense plus «Jupiter» sans lui donner aussitôt pour compa gne l'auguste Junon qui règne auprès de lui sur l'Olympe; enfin, par une volonté plus précise et qui tient davantage aux conditions locales, celle d'enrichir la maternité de Fortuna et d'accroître 520 Supra, p. 44.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
sa souveraineté en lui donnant pour enfant non seulement Jupiter, mais aussi son épouse céleste, et en faisant ainsi d'elle, non seulement la mère d'un unique enfant-dieu, si prestigieux qu'il soit, mais la Mère Primordiale et l'ancêtre commune de tous les Olympiens. Que cette conception appartienne à un âge sensiblement plus récent de l'histoire religieuse de Préneste, nous en avons la preuve par le degré déjà poussé d'hellénisation qu'elle suppose. Car cette Junon enfant qui n'occupe pas seulement aux côtés de Jupiter la place qui lui revient dans le panthéon romain classique, qui n'est pas seulement la parèdre conjugale du dieu qu'elle est dans le couple capitolin de Rome, mais qui, fille de la même mère ou allaitée par la même nourrice, est déjà sa sœur-épouse, n'est assurément ni latine ni italique, mais ne peut être que le produit de l'hellénisation. Et non pas même d'une hellénisation à l'état d'ébauche, mais d'une hellénisation avancée qui, de l'Héra grecque, lui a fait recueillir tout le mythe et toute la per sonnalité, jusqu'à l'hiérogamie, c'est-à-dire, en fait, jusqu'à l'inceste divin avec Jupiter qui, pourtant, était si propre à heurter la sensibilité romaine archaïque521. Compte tenu du particu larisme prénestin et du mythe local, qui la lie à Fortuna Primigenia, à l'exclusion de tout autre père ou mère divins, elle est déjà ce que, dans la seconde moitié du IIIe siècle, elle sera à Rome dans l'Odyssée de Livius Andronicus, la semblab le de Jupiter, pater noster, Saturni filie, née du même sang que lui : sancta puer Saturni. . . regina522. De quand peut dater l'introduction, dans le sanctuaire de Préneste, de cette mythologie hellénisante? Elle remonte sans doute à une époque notablement plus haute que l'œuvre du premier poète «romain». Si, comme nous le croyons, le mythe de Jupiter et Junon enfants trouva son expression plastique dans la statue cultuelle exécutée pour \\aedes) louis Pueri, qui
521 Sur la moralité de l'ancienne religion romaine, G. Boissier, La religion romaine d'Auguste aux Antonius, Paris, 1874, I, p. 30-33; II, p. 373; également C. Bailey, Phases in the religion of ancient Rome, p. 105-107. 522 Warmington, II, p. 24, v. 2; et 30, v. 16.
fut édifiée aux IVe-IIIe siècles, nous aurions là un terminus ante quern dont nous pouvons raiso nnablement nous satisfaire. Peut-être même peuton envisager une date plus reculée, si l'on admet que le temple a été précédé d'un sanctuaire à ciel ouvert où une statue de courotrophe pouv ait avoir sa place; mais nous tombons là dans le domaine de l'hypothèse, et dans cette obscure période de l'histoire culturelle de Préneste qui s'étend du VIe au IVe siècle523. Toutefois, l'a pparente discontinuité archéologique masque vraisemblablement une réelle continuité rel igieuse, et la comparaison avec des faits contem porains peut, dans une certaine mesure, nous permettre de combler cette lacune. Les miroirs étrusques des VIe- Ve siècles découverts sur son territoire524 attestent que la cité continuait d'en tretenir des rapports étroits avec l'Étrurie et que les mythes grecs s'y diffusaient par cet inter médiaire. L'hellénisation de la religion romaine dès la fin du VIe ou le début du Ve siècle525, la découverte, à Lavinium, de la dédicace aux Dioscures, Castorei Podlouqueique / qurois, qui remonte à la même période (VIe-Ve siècles), même si la valeur exacte de κοΰροι peut prêter à discussion526, permettent d'envisager sans invrai-
523 Sur l'hiatus qui, dans l'exploration de la nécropole prénestine, à La Colombella, sépare les tombes orientalisantes du VIIe siècle et celles des IVe-IIe siècles, Fernique, Étude sur Préneste, p. 145, et Della Seta, Museo di Villa Giulia, p. 360 : soit que la partie de la nécropole utilisée durant les VIe-Ve siècles ait, fortuitement, échappé aux fouilles, soit, plutôt, que cette interruption et la rareté des découvertes qui, sur le territoire de la ville, remontent à cette période, soient imputables à des raisons politiques et économiques. Cf., en dernier lieu, Civiltà del Lazio primitivo, p. 213 sq. 524 Della Seta, op. cit., p. 397 sq.; 412-414; 436; 439; 442; 449 sq.; 458 sq.; M. Moretti, // museo nazionale di Villa Giulia, p. 260; 280 sq.; 299; 304 sq.; 308. 525 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 248-250; R. Bloch, Recherches sur la religion romaine du VIe siècle et du début du Ve siècle av. J.-C, dans Recherches sur les religions de l'antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 347-381. 526 Degrassi, ILLRP, n° 1271a; publiée par F. Castagnoli, Dedica arcaica lavinate a Castore e Politice, SMSR, XXX, 1959, p. 109-117. Cf. S. Weinstock, Two archaic inscriptions from Latium, JRS, L, 1960, p. 112-114; R. Bloch, L'origine du culte des Dioscures à Rome, RPh, XXXIV, 1960, p. 182-193; V. Pisani, Obiter scripta, II, Paideia, XV, 1960, p. 241 sq.; ainsi que, sur le sens de κούροι, R Schilling, Les Castores romains à la lumière des traditions indo-européennes, Hommages à G. Dumézil, coll. Latomus, XLV, 1960, p. 177 sq., η. 1 : l'épithète peut être une abréviation de Διόσκουροι, ou signifier
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE semblance une date comparable pour Préneste. Si Lavinium connaissait - peut-être - déjà, dès un temps aussi lointain, le mythe de la gémellité des Dioscures, divinités de second rang, à plus forte raison Préneste pouvait-elle, elle aussi, sinon dès cette époque, du moins dans les âges qui suivirent, avoir découvert celui de la frater nitéde Zeus et d'Héra, souverains de l'Olympe. En tout état de cause, la seule date sûre, qui est fournie par l'archéologie et les vestiges du tem ple situé sous la cathédrale de Palestrina, est suffisamment avancée pour que, à cette époque, l'hellénisation non seulement religieuse, mais mythique et culturelle, ait eu le temps de faire son œuvre. Et qui s'étonnera de l'adoption aussi complète d'un mythe hellénique dans la Prénest e des cistes et des miroirs qui, simultanément, par la triple technique de la gravure sur bronze, de la grande plastique et de la narration sacrée, donne leur traduction latine aux légendes de la Grèce527? De cette seconde phase de l'histoire de For tuna Primigenia, que nous pouvons tenir pour entièrement achevée au plus tard vers la fin du IVe siècle, c'est donc toujours la valeur «mère» qui, non seulement continue d'émerger, mais encore qui sort grandie de la transformation dont le mythe cultuel a été l'objet. L'apparition de la valeur «fille», on le pressent, sera l'œuvre d'une troisième phase et d'une nouvelle forme d'hellénisation. Sans que, d'ailleurs, l'on puisse établir entre ces deux moments de l'évolution une succession nettement tranchée. Nous ne cherchons ici qu'à décomposer les étapes d'un phénomène culturel complexe et à en proposer une chronologie analytique et relative; si, une fois reconnu l'ordre dans lequel ces divers temps se sont succédé, il apparaît possible de leur assigner une chronologie absolue, cette récom-
seulement «jeunes gens», ou «cavaliers». Les Dioscures sont nommés iouiois puclois et tinas cliniiaras, «fils de Zeus», sur une inscription pélignienne de Sulmone et une inscription étrusque de Tarquinia, de la fin du VIe siècle. 527 Sur les miroirs et les cistes que Préneste fabriqua du IVe au IIe siècle, cf., outre le corpus de G. Matthies, Die pränestinischen Spiegel, Strasbourg, 1912; Fernique, op. cit., p. 145-166; Della Seta, op. cit., p. 394-412; M. Moretti, op. cit., p. 280-284.
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pense ultime, et inespérée, nous sera donnée de surcroît. Mais il est fort possible que les pro fonds changements qui ont affecté le culte prénestin se soient produits au rythme d'une évo lution spirituelle insensible et continue et que, d'une étape à l'autre, il y ait eu des chevauche ments, la phase préparatoire d'une nouvelle transformation commençant déjà à s'esquisser, alors même que la phase finale de la précédente n'était pas encore entièrement achevée. Quoi qu'il en soit, là encore, nous retrouvons l'i nfluence novatrice et vivifiante de l'hellénisme, dans ce grand bouleversement qui, contrair ement à toutes les données antérieures de la tradition locale, devait aussi faire de Fortuna Primigenia la fille de Jupiter. Mais cette action se manifeste sous une forme inattendue ou, du moins, toute différente de celle à laquelle avaient communément songé nos prédécesseurs. Nous ne saurions en effet, même dans une autre perspective, redonner vie à la suggestion pré sentée par Otto, puis à la théorie développée par F. Altheim, qui avaient vu dans la Tyché Σώτειρα Éd'Himère, invoquée par Pindare, la source grec que de la Fortuna prénestine, Diouo fileia528. Non seulement la Tyché d'Himère n'est fille de Zeus 'Ελευθέριος que dans le mythe littéraire, et même l'allégorie, imaginée par le poète, mais rien, dans son épithète, n'appelle le rapprochement avec la déesse de Préneste, alors que, ô paradoxe! il existe une Tyché Protogeneia, que les deux historiens ont passée sous silence, et qui appar aîtcomme son double parfait, identique à elle non seulement par le nom, mais aussi par le surnom. Pourtant, il n'est nullement certain que ce soit à cette déesse que nous devions demander la solution de nos difficultés et, si ses rapports avec la Fortuna de Préneste apparaissent indu bitables, le sens dans lequel l'influence s'est exercée, autrement dit laquelle, des deux divi nités, a servi de modèle à l'autre, est loin d'être clair. Car, si tardive que puisse paraître, par rapport à ce premier monument de l'épigraphie latine qu'est la fibule de Préneste, l'inscription d'Orcevia, qui ne remonte qu'au IIIe siècle, elle est encore antérieure aux documents qui nous ont révélé l'existence d'une Tyché Protogeneia. 528 Supra, p. 92 sq.
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Figure épisodique de la religion grecque, cette dernière n'est en effet connue que par trois inscriptions d'époque relativement basse, puis qu'elles ne datent toutes trois que du IIe siècle av. J.-C.529. La première provient d'Itanos en Crète, ville du nord-est de l'île (l'actuelle Erimoupolis, située à la base du cap Sideros), qui était passée sous le protectorat égyptien et où les Ptolémées entretenaient une garnison530. C'est précisément l'un de ses commandants, le phrourarque Philotas, mercenaire d'origine illyrienne natif d'Épidamne, qui dédia une inscrip tion conjointe à Zeus et à Tyché, Δα Σωτήρι και Τύχηι Πρ[ω]τογενηι, Αίενάω[ι,]531, sous le règne, pensait-on généralement, de Ptolémée VI Philometor (181-145), en réalité, comme on l'admet maintenant, dès le début du IIe siècle, sous celui
529 Nous n'avons pas à faire état, dans cette discussion qui porte sur un culte d'époque hellénistique, de la cornaline de Colosses, datant de l'Empire, qui, en 1767, faisait partie de la collection du duc d'Orléans, le père du futur Philippe Égalité (Observations sur une cornaline antique du cabinet de Mgr le duc d'Orléans, dans l'Histoire de l'Académie royale des Ins criptions et Belles-Lettres, XXXVI, 1774, p. 11-17). Gravée sur ses deux faces, elle portait, sur l'une, une chouette posée sur une lyre, avec l'inscription Τύχη Πρωτογ(ένεια) Κολοσσαί(ων) (c'est-à-dire Fortuna Primigenia Colossensium), et, sur l'autre, un buste ailé paré de la couronne radiée, devant lequel est placée une corne d'abondance, et qu'entourent, sur le pourtour de la gemme, dix signes du zodiaque : figure dans laquelle l'éditeur reconnaît le Soleil, auquel est associée la Fortune de la ville, sur cette pierre qui évoque (avec, en outre, Apollon et Athéna) les divinités tutélaires de Colosses. Nous nous demandons, cependant, s'il ne vaudrait pas mieux en proposer une interprétation plus unitaire et, en raison de la corne d'abondance (le dessin qui accompagne l'article convient indifféremment à une figure masculine ou féminin e), y voir la Tyché de Colosses elle-même, qui, à l'époque impériale, concentre autour d'elle tous les symboles astro logiques et syncrétistes gravés sur les deux faces de la gemme. 530 H. Van Effenterre, La Crète et le monde grec de Platon à Polybe, Paris, 1948, p. 141; 216 sq.; 219; 248; 258 sq.; 267-271; et, maintenant, la monographie de S. Spyridakis, Ptolemaic Itanos and Hellenistic Crete, Un. of California Pr., Berkeley-Los Angeles-Londres, 1970, notamment, pour le texte qui nous occupe, p. 78-82; 85 et 100. 531 Publiée par J. Demargne, Monuments figurés et inscrip tionsde Crète, BCH, XXIV, 1900, p. 238 sq.; Dittenberger, OG1, n° 119; M. Guarducci, Inscriptiones Creticae, III, Rome, 1942, IV, n° 14, p. 112-114, qui a déchiffré dans le dernier mot, jusqu'alors incompris, l'adjectif αΐέναος («aeterna») et proposé la datation haute sous Ptolémée Épiphane, depuis acceptée par H. Van Effenterre, op. cit., p. 258, n. 1, et S. Spyridakis, Historia, XVIII, 1969, p. 43.
de Ptolémée V Épiphane (203-181). Les deux autres inscriptions, gravées sur deux bases découvertes à Délos et datées de 115/4, furent consacrées toutes deux simultanément Ίσιδι Τύχηι Πρωτογενεύαι par le même dédicant, le Cretois Ptolemaios, attaché au sanctuaire des dieux égyptiens où il remplissait la double fonction d'cn^ipoxpÎTrçç και. άρεταλόγος et qui, donc, « à l'exégèse des songes joignait le récit des prodiges accomplis par la puissance divi ne»532. Ce mince corpus pose de difficiles problèmes d'interprétation, tant en raison du faible nombre des documents que de leur date récente et de l'origine étrangère des personnages dont ils émanent. Malgré l'élément crétois qui leur est commun, le lieu de provenance de la première, la ville d'origine (Polyrrhenia, à l'extrémité ouest de l'île), du ministre qui dédia les deux autres, rien ne permet de conclure qu'il s'agisse d'un culte local propre à la Crète, ni même d'un culte véritablement grec. L'explication communément admise jusqu'à ces dernières années, et qui paraissait conforme à la logique, parce que respectueuse de la chronologie, était en effet que, loin de représenter un culte grec original dont celui de Préneste eût été le doublet, la Tyché Protogeneia hellénistique, attestée à une époque largement postérieure aux premières manifestations connues du culte prénestin, n'était autre, en réalité, que la Fortuna Primi genia latine elle-même, dont le culte se serait ainsi, au IIe siècle, diffusé jusque dans les pays de langue grecque, et que l'on retrouverait, à Itanos, associée à Zeus, comme elle l'était à Jupiter dans son sanctuaire d'origine533. Renver-
532 Dittenberger, Sylloge*, 1133; P.Roussel, Les cultes égyptiens à Délos, Nancy, 1916, p. 148, n° 119-120, et p. 270 (que nous citons). 533 Telle fut l'affirmation unanime des spécialistes des antiquités grecques, historiens, épigraphistes ou archéolo gues : J. Demargne, loc. cit. : « La Τύχη Πρωτογενής était une divinité romaine et s'appelait en Italie Fortuna Primigenia»; repris, presque dans les mêmes termes, par A. J. Reinach, Inscriptions d'Itanos, REG, XXIV, 1911, p. 411 sq.: «Tyché Prôtogéneia est la Fortuna Primigenia des Latins»; P. Rouss el,op. cit., p. 148 : «Tyché Πρωτογένεια est la déesse latine Fortuna primigenia»; Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, 3e éd., Bàle-Stuttgart, 1959, II, p. 302, n. 1; dans Röscher, Höfer, s.v. Primigenia, III, 2, col. 2991 ; et L. Ruhl, s.v. Tyche, V, col. 1344; M. Guarducci elle-même, Studi di epigrafia cretese,
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE sèment complet des perspectives habituelles où, cette fois, ce n'est plus Rome ou l'Italie qui sont conquises par les dieux de la Grèce vaincue, mais, par un fait sans précédent et qui reste unique dans l'histoire des rapports entre religion grecque et religion romaine, une divinité latine qui, grâce à sa densité spirituelle et à la force d'expansion dont elle est animée, se propage victorieusement à travers le monde hellénisti que. Toutefois, déjà ébranlée par M. Guarducci, la thèse traditionnelle, qui faisait de la Tyché Protogeneia d'Itanos le pur produit d'une interpretatio Latina et le calque grec de la Fortune de Préneste, a été récemment remise en cause par S. Spyridakis534. Plutôt que de croire à l'intr oduction en Crète de ce culte italique, il explique le surnom de Protogeneia par le souvenir mythi quede la fille d'Érechthée, l'une des légendaires Hyacinthides qui sacrifièrent leur vie pour le salut d'Athènes535. Appliqué à Tyché dans un culte militaire, celui que lui rendaient les forces égyptiennes d'occupation chargées d'assurer la «protection» de la cité536, il prendrait en quel que sorte signification poliade et, associé au nom de Zeus Σωτήρ, il symboliserait l'espoir de la garnison dans le secours efficace de la déesse et sa résolution, forte de son appui surnaturel, de défendre la ville même au péril de sa vie. Quant à l'origine même du culte, à sa nature et à son extension, l'auteur, après M. Guarducci, atti rel'attention sur la forte composante égyptienne qui est commune à cette dédicace, consacrée par un officier au service des Ptolémées, et à ses
Historia, V, 1931, p. 233 sq., et Epigraphica, RFIC, XI, 1933, p. 234, a partagé ces vues, avant d'identifier à Isis la Tyché Protogeneia d'Itanos, dans son commentaire des Inscriptiones Creticae, III, p. 114. (M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei, II, p. 126 et 209; et P. Brun eau, Recherches sur les cultes de Délos à l'époque hellénistique et à l'époque impériale, Paris, 1970, p. 535, se bornent à noter l'assimilation à Isis de Tyché Protogeneia). Dans ces conditions, les historiens de la religion romaine auraient eu mauvaise grâce à se montrer plus royalistes que le roi: ainsi Wissovva, RK2, p. 260, n. 3; Otto, RE, VII, 1, col. 26 sq.; Romanelli, Cambridge Ane. Hist., XI, p. 664; Latte, Rom. Rei, p. 176, n. 1. 534 The Itanian cult of Tyche Protogeneia, Historia, XVIII, 1969, p. 4248. 535 Suidas, s.v. Παρθένοι. 536 Εις προστασύχν και φυλαχην, dit la grande inscription d'Itanos, Inscriptiones Creticae, III, IV, n° 9, p. 99, 1. 97.
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deux homonymes de Délos, dédiées dans le sanctuaire des dieux égyptiens par un homme qui portait le propre nom des Lagides, Ptolemaios. Il faudrait donc y voir la marque du syncrétisme qui, en Crète comme, plus généra lement, à Délos et dans tout le monde hellénis tique,avait identifié la Tyché grecque et l'Isis alexandrine. Ainsi se rassemblaient, dans ce culte cosmopolite, non seulement les Égyptiens et les Grecs de toute origine à la solde des Ptolémées, mais aussi les mercenaires italiens qui se trouvaient parmi eux et qui, dans cette déesse composite au surnom évocateur, recon naissaient sans peine le visage latin de leur Fortuna Primigenia et revivaient en elle le sou venir nostalgique et présent de la mèrepatrie. C'est bien là, comme le reconnaît sans ambag esS. Spyridakis lui-même, que se trouve en effet le point le plus délicat du problème : l'origine de l'épithète Protogeneia que l'élément égyptien, indéniable dans les deux cas, ne con tribue nullement à expliquer, et qui n'est pas davantage hellénique, puisqu'elle n'est attestée dans aucun autre foyer ancien, stable et recon nu,du culte authentiquement grec de Tyché. L'on n'a effectivement le choix, de l'aveu même de l'auteur, qu'entre le recours à un surnom mythique comme celui de la fille d'Érechthée, ou l'emprunt à la Fortune italique de Préneste537. Mais la première solution à laquelle il ait songé, l'appel à cette tradition spécifiquement attique, importée dans une ville de Crète assujettie aux rois Lagides par un officier qui n'est même pas un Athénien de pure souche, mais un Illyrien, lui
537 On ne saurait en effet, avec A. Rusch, De Sarapide et Iside in Graecia cultis, Berlin, 1906, p. 44; P. Roussel, op. cit., p. 148; ou Hatzfeld, Les trafiquants italiens, p. 363, n. 1, considérer que Tyché doive le surnom de Πρωτογένεια, qui lui fut conféré, à son assimilation avec Isis: le rapproche ment avec les hymnes isiaques d'Ios et d'Andros (IG XII, 5, n° 14, 1. 11, et 739, 1. 15; cf. Diod. 1, 27, 4) qui l'invoquent comme Κρόνου θυγάτηρ πρεσβυτάτη (également C. F. H. Bruchmann, Epitheta deortim quae apud poetas Graecos leguntur, Suppl. au Roscher, VII, s.v. πρέσβα et πρεσβίστη, p. 162), est illusoire dans la mesure où, à l'épithète attestée dans les inscriptions d'Itanos et de Délos, il substitue un autre adjectif. En fait, parmi ses «mille noms», μυρι,ώνυμος, nous ne voyons pas qu'Isis ait jamais porté celui de Πρωτογένεια, qui ne figure pas dans le corpus des inscrip tionsisiaques (cf. la Sylloge de Vidman).
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
apparaît après coup si peu vraisemblable que, de lui-même, il revient finalement à l'explication traditionnelle et retrouve l'influence exercée en terre lointaine par la souveraine Fortuna de Préneste. Telle est bien la solution à laquelle, pour notre part, nous nous rallierons, mais sous une forme moins monolithique qu'on ne la présentait autrefois, lorsqu'on faisait de Τύχη Πρωτογένεια «la Fortuna Primigenia des Latins», sans plus de nuances. La réalité est infiniment plus complexe. C'est celle d'un culte mixte, intrinsèquement syncrétiste, qui ne manifeste pas l'importation brutale de la déesse de Pré neste, restée italienne et étrangère en terre grecque, mais son assimilation, son adoption en quelque sorte, par les déesses hellénistiques ses parentes, au sein d'un syncrétisme accueillant et largement universel : vaste synthèse qui rassemb le et confond, au cours du IIe siècle, une Fortuna elle-même déjà fort hellénisée, déesse de la chance, de la prospérité et de la victoire comme Tyché; déesse primordiale qui est en passe de devenir une déesse souveraine, comme sa toute-puissante homologue grecque était maî tresse du monde et des choses humaines, et comme la reine Isis, la Déesse par excellence; déesse-mère enfin, comme l'était aussi la bien faisante Isis, secourable aux femmes dans les douleurs de l'accouchement et, elle-même, mère pathétique de l'enfant Horus-Harpocrate538. Dans ce syncrétisme à trois termes, latinogréco-égyptien, qui, répétons-le, est, à cette date, propre au monde hellénistique, et qui n'attein dra Préneste que des siècles plus tard, à l'époque des Aritonins539 - la ville du IIe siècle av. J.-C.
538 Sur ces traits, anciens ou nouveaux, de l'Isis alexan drine, en particulier G. Lafaye, Histoire du culte des divinités d'Alexandrie hors de l'Egypte, Paris, 1884, notamment p. 254258; F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, p. 83; sur Isis protectrice des femmes en couches et des enfants nouveaux-nés: Roussel, op. cit., p. 291; F. Dunand, Le syncrétisme isiaque à la fin de l'époque hellénistique, dans Les syncrétismes dans les religions grecque et romaine, Paris, 1973, p. 79-93; S. K. Heyob, The cult of Isis among women in the graeco-roman world, Leyde, 1975, p. 45-52; 72-80. 539 Comme en témoigne la statue d'Isis-Tyché que L. Sariolenus dédia à Fortuna Primigenia, vraisemblablement sous le règne d'Antonin (CIL XIV 2867; supra, p. 1 1, n. 38). Il n'y a donc pas lieu, à la date que nous considérons, de faire état de cette inscription, pourtant citée par S. Spyridakis,
n'en est encore qu'au stade de Yinterpretatio Graeca à deux composantes, et l'Egypte ne l'a pas encore effleurée -, le plus remarquable, et qui est tout à la gloire de la déesse de Préneste et de son rayonnement religieux, c'est qu'elle a non seulement reçu du monde grec, mais que, en retour, elle lui a aussi donné, puisqu'elle a exporté jusqu'au milieu de la mer Egée le surnom, sans équivalent dans le monde grécoromain, qui était son bien propre et sa légitime fierté. Que le culte et le nom de la Primigenia se soient, à une date qui, pour l'Italie, est encore très haute, répandus jusque dans le bassin oriental de la Méditerranée, pour y donner naissance au culte hellénistique de Tyché Protogeneia, n'est pas pour surprendre et, quoi qu'on en ait dit540, n'a rien d'anachronique, dans le milieu international qui était celui des îles à cette époque. A Itanos d'abord; si nous ne connaissons pas de Prénestin parmi les mercen aires italiens qui servaient dans la garnison, nous savons en revanche qu'un de ses phrourarques, contemporain de la seconde guerre punique, le seul dont, avec le Philotas de notre inscription, nous connaissions le nom, était un «Romain», ou, plus probablement, un Italien541, Lucius, fils de Gaius : Λεύκιος Γαΐου 'Ρωμαίος φρουράρχων542. Quant à la Délos de la seconde moitié du IIe siècle, plaque tournante du com merce international en Méditerranée, terre d'élection des Italiens qui y avaient apporté avec
Historia, XVIII, 1969, p. 47, et qui n'apporte rien au pro blème qui nous occupe : celui de savoir lequel, des deux cultes de Fortuna Primigenia et de Τύχη Πρωτογένεια, a influencé l'autre et dans quel sens il faut établir la relation de l'un à l'autre. 540 S. Spyridakis, art. cité, p. 46; cf. J. Hatzfeld, Les traf iquants italiens dans l'Orient hellénique, Paris, 1919, p. 363, n. 1. 541 Sur l'usage du terme 'Ρωμαΐοσ dans les inscriptions grecques, Hatzfeld, op. cit., p. 8 et 243 sq.; et Les Italiens résidant à Délos mentionnés dans les inscriptions de l'île, BCH, XXXVI, 1912, p. 132-134. 542 Inscriptiones Creticae, III, IV, n° 18, p. 115. L'inscrip tion, datée du règne de Ptolémée IV Philopator (221-203), doit pouvoir, selon Reinach, op. cit., p. 400, se situer plus précisément entre 216 et 206; d'où sa conjecture, p. 412, que Lucius aurait été Prénestin et que c'est lui, nommément, qui aurait introduit à Itanos le culte de la Fortune de Préneste : voie sur laquelle il paraît difficile de le suivre, car le phénomène, dans la réalité, dut être beaucoup plus dif fus.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE eux leurs cultes et leurs dieux, domestiques et nationaux, et qui, vouant une dévotion nouvelle aux divinités non seulement grecques, mais exo tiques, des pays où ils s'étaient établis, étaient aussi devenus les adorateurs fervents des dieux égyptiens543, la présence d'une colonie prénestine y est plus que probable, si l'on en juge par les gentilices, Anicius, Magulnius, Sehius, que por tent certains de ces negotiatores installés dans l'île où ils firent souche, eux et leurs affranchis, et qui, au moins pour les deux premiers, sont des noms typiquement prénestins544. C'est à ces Italiens, mercenaires et, plus encore, banquiers 543 Sur ces faits religieux, Hatzfeld, Les trafiquants italiens, p. 341-365 : cultes du Génie et des Lares (également l'étude de M. Bulard sur La religion domestique dans la colonie italienne de Délos, Paris, 1926); des grands dieux, Vulcain, Neptune, Liber, etc., mais qui s'y hellénisent fortement; parmi les cultes grecs ou orientaux, dédicaces à Demeter et Koré à Eleusis, à la Diane d'Éphèse, l'Aphrodite de Chypre, Atargatis et Hadad, et, surtout, les dieux égyptiens, qui comptent les Italiens de Délos au nombre de leurs fidèles les plus zélés. 544 Le premier, nom d'une grande famille prénestine dont une branche s'installa à Rome où elle parvint aux honneurs, mais qui, au IVe siècle ap. J.-C. encore, avait gardé des attaches avec la ville de ses ancêtres {supra, p. 10, n. 37, et 79); le second, fréquent dans la Préneste indépendante (Dindia Macolnia est le nom de la donatrice de la ciste Ficoroni, CIL F 561; XIV 4112), et qui, dans les rares centres où il est attesté, à Terracine et en Sicile (CIL X 6327; 6999), doit, comme à Délos, y avoir été diffusé par des Prénestins; le troisième, enfin, qui, sous cette forme, ne se rencontre qu'à Préneste : Dessau, dans CIL XIV, p. 289; Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 214 et 244, n. 19; prosopographie de Hatzfeld, BCH, XXXVI, 1912, p. 13 sq. (Sp. Anicius, fils ou affranchi de Marcus - qui est justement, parmi les Anicii de Préneste, le prénom du préteur de 216, puis de l'édile qui fit construire l'aerarium) ; 50 (M. Magulnius est l'un des negot iatores qui édifièrent à leurs frais le portique de l'Agora des Italiens); 75 sq. (treize Sehii); et 131, n. 4 (avec, toutefois, des réserves sur les graphies Sehius et Seins, entre lesquelles semblent hésiter les graveurs déliens); cf., s.v., les articles de la RE: Klebs et coll., Anicius, I, 2, col. 2196-2208; Münzer et coll., Magulnius, XIV, 1, col. 520; Seins, II, A, 1, col. U20-1130. La tradition des affaires outre-mer ne se perdit pas à Préneste, comme en témoigne, au milieu du Ier siècle, la carrière du riche Prénestin P. Rupilius Rex, magister des publicains de Bithynie, préteur après la mort de César et proscrit par les triumvirs en 43 (Cic. jam. 13, 9, 2; Hor. sat. 1, 7). C'est à la générosité de ces negotiatores prénestins que G. Bodei Giglioni, Pecunia fanatica. L'incidenza economica dei templi laziali, RSI, LXXXIX, 1977, p. 67-76, et F. Coarelli, Hellenismus in Mittelitalien, II, p. 338 sq., attribuent précisé mentle financement des énormes travaux du sanctuaire supérieur.
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et marchands qui affluaient sur les grandes places du commerce international, dans cet univers cosmopolite où le brassage des peuples s'accompagnait de celui des croyances et about issait à former une κοι,νή religieuse où se côtoyaient et se confondaient toutes les divinités du bassin méditerranéen, que l'on doit la diffu sion, à travers le monde grec et oriental du IIe siècle, du culte de Fortuna Primigenia dont ils étaient les modestes ambassadeurs. Mais la religion de la grande déesse de Préneste savait aussi emprunter des voies plus officielles, comme en témoigne le double sacri fice dont, dès le surlendemain de son arrivée à Rome, en 167, le roi Prusias eut à cœur de s'acquitter. Reçu par le sénat, et après avoir opportunément rappelé son attitude durant la troisième guerre de Macédoine, il demanda en effet qu'il lui fût permis d'accomplir les vœux qu'il avait faits pour la victoire de Rome : petiit ut uotum sibi soluere, Romae in Capitolio decem maiores hostias et Praeneste unam Fortunae, liceret - ea nota pro uictoria populi Romani esse -, et à l'exécution desquels l'État romain pourvut libéralement : ut uictimae aliaque, quae ad sacrificium périmèrent, seu Romae seu Praeneste immolare uellet, regi ex publico sicut magistratibus Romanis praeberentur545 . Texte décisif et qui, si on lui eût prêté autant d'attention qu'à l'inutile base de Sariolenus et à sa dédicace d'une statue d'Isityché sous le règne d'Antonin, eût définit ivement ruiné les objections que les sceptiques n'ont pas manqué d'élever contre la diffusion, en Crète dès le début du IIe siècle, puis dans les Cyclades, du culte de Fortuna Primigenia que, comme le remarque justement Hatzfeld, Rome venait à peine d'accueillir546. Car n'apporte-t-il pas la meilleure preuve que, à une date posté rieure de deux ou trois décennies, au plus, à la dédicace d'Itanos et, en tout cas, bien antérieure à celles de Délos, le culte de Fortuna Primigenia, de la déesse propre de Préneste, qu'il n'est plus possible de confondre, ni avec Isis, ni avec une quelconque héroïne grecque, avait franchi les mers et s'était effectivement répandu non seu lement au centre de l'Egée, mais jusque dans la
545 Liv. 45, 44, 8-9 et 15. 546 Les trafiquants italiens, p. 363, n. 1 ; cf. S. Spyridakis, art. cité, p. 44.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
lointaine Asie, non seulement dans le milieu cosmopolite et bigarré des mercenaires et des marchands, mais jusqu'à la cour du roi de Bithynie? Peut-être sera-t-on plus sensible à la dispro portion des deux sacrifices - une seule victime à la Fortune de Préneste, contre dix à Jupiter Capitolin - et à la modicité de l'offrande qu'à ses enseignements positifs. Mais c'est le contraire qui eût étonné, et que le roi de Bithynie traitât à égalité le premier dieu de l'État romain, le souverain protecteur de la Ville et sa divinité poliade, et la déesse locale, quasi provinciale, d'une petite ville des environs de Rome. A lui seul, déjà, le fait que Prusias lui ait fait un vœu et qu'il ait célébré un sacrifice en son honneur est infiniment probant. Car, si l'offrande à Jupi terrentre dans la catégorie des sacrifices pro tocolaires et obligés, et fait partie des usages diplomatiques, au même titre que les dédicaces bilingues consacrées par les peuples et les rois d'Asie au Capitole547, le sacrifice à Fortuna Primigenia, que ne lui imposait en rien la religion officielle, ne relevait, lui, que de son libre choix personnel. D'où le caractère excep tionnel et véritablement stupéfiant du geste de Prusias; car l'avoir emporté sur ce terrain, celui de la dévotion individuelle, et être parvenue, déesse de Préneste, à capter l'attention d'un roi de Bithynie, est un exploit que peu de déessesmères latines eussent été capables d'accompl ir548.C'est que, comme ses contemporains, 547 Rassemblées, avec un commentaire (I, p. 114-117), par Degrassi, ILLRP, n° 174-181. Parmi elles, les dédicaces du roi Mithridate Philopator et Philadelphe, et du roi Ariobarzane et de la reine Athenais. 548 Par quelles voies la Fortune de Préneste parvint-elle à la connaissance de Prusias? aucune source ne permet malheureusement de le préciser. Faut-il songer aux ambass adesromaines, si nombreuses en cette période, qu'entre les seules années 174 et 171, le sénat n'envoya pas moins de treize missions officielles en Grèce et en Méditerranée orientale (G. Colin, Rome et la Grèce de 200 à 146 av. J.-C, Paris, 1905, p. 390 sq.)? Nous ne voyons, parmi les commiss airesromains en Asie dont le nom nous est cité, aucun des personnages du temps qui s'illustrèrent par leur dévotion à Fortuna, ni des membres de leur proche famille, ni des descendants de familles prénestines : ni P. Sempronius Tuditanus, qui voua le temple de Fortuna Primigenia en 204, ni L. Quinctius Flamininus, qui consacra une offrande à Pré neste en 192 {supra, p. 80), ni Cn. Lutatius Cerco (Liv. 42, 6, 4-5; à rapprocher du consul de 241, mais qui, en 173, ne fut
comme les Grecs d'Itanos et de Délos, il recon naissait en elle, aux termes mêmes de son vœu, la dispensatrice suprême de la victoire, c'està-dire la variante de «Tyché» italique la plus proche de la toute-puissante reine du monde hellénistique, donneuse de chance et de succès, dont Camèade, de retour de son ambassade, ne contribua pas moins à répandre le nom parmi ses auditeurs d'Athènes, après lui avoir, en 155, lui aussi rendu hommage à sa manière ironique, en faisant à son tour le pèlerinage de Préneste, haut lieu de foi ou de curiosité pour les étran gers, d'où qu'ils vinssent, de passage en Italie549. Qu'on ne fasse d'ailleurs pas dire au texte de Tite-Live plus qu'il ne dit de lui-même, et qu'on ne s'imagine pas les îles de la Méditerranée et l'Asie mineure submergées sous la religion prénestine de Fortuna Primigenia, comme le monde romain le sera sous le raz de marée des religions orientales. Il n'apporte qu'un témoignage sporaenvoyé qu'en Macédoine et à Alexandrie), ou C. Plaetorius (comme le monétaire, cf. supra, p. 64-67; Uv. 42, 26, 7, ambassadeur, mais en Illyrie, en 172), ne nous donnent la clef du problème. La mission de 172, chargée, avec un M. Decimius dont le gentilice est attesté à Préneste {CIL XIV 2855; 2968; 2982; 3116), de s'assurer, contre Persée, de la fidélité des rois et des cités alliés (Liv. 42, 19, 7-8; 26, 7-8), se serait aussi rendue (B. Niese, Geschichte der griechischen und makedonischen Staaten, Gotha, IIL 1903, p. 110; mais les faits sont mal établis; cf. l'éd. de P. Jal, Les Belles Lettres, p. 184, n. 6) auprès de Prusias, comme le fera, mais après Pydna, en 167 (date qui conviendrait encore, car, connaissant le carac tèrede Prusias, il a fort bien pu, par son vœu, voler au secours de la victoire), l'ambassade conduite par P. Licinius Crassus, que Prusias recevra avec des marques déshonorant es de servilité (Pol. 30, 18; cf. 3; et Liv. 45, 34, 10-14) ou, en 154, L. Anicius Gallus, l'un des Anicii de Préneste établis à Rome, préteur en 168, vainqueur du roi Gentius et des Illyriens et triomphateur en 167 (Liv. 45, 43; Pol. 30, 22), consul en 160 {didasc. Ter. Ad), et ambassadeur auprès de Prusias, mais en 154 seulement (Pol. 33, 7) : faut-il voir, dans la présence de cet envoyé de Rome, le seul qui ait d'év identes attaches avec la ville de Fortuna, comme un indice, ou la répétition, de ce qui avait pu effectivement se produire une quinzaine d'années auparavant, au temps de la guerre contre Persée? 549 Cf. le trait rapporté par Cicéron, din. 2, 87 : nusquam se fortunatiorem quant Praeneste indisse Fortunam. Transmis par son disciple et successeur à la tête de l'Académie, Clitomaque, c'était de toute évidence l'un des «mots» favoris du philosophe, quod Carneadem Clitomachus scribit dicere SOLITVM, qui reposait, dans les deux langues, sur le même jeu de mots, entre Τύχη et ευτυχής, Fortuna et fortunatus, la traduction latine étant le calque parfait de l'original grec.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE dique et, en se répandant dans l'Orient hellé nistique, Fortuna Primigenia y a perdu ses traits hautement individuels pour se fondre, à la faveur de Yinterpretaîio ou du syncrétisme, avec les déesses grecque et alexandrine, Tyché, Isis, dont la rapprochaient tant d'affinités. Mais il nous suffit que le texte de Tite-Live atteste la réalité de ce qu'on croyait anachronique et impossible : que le nom de la déesse de Préneste eût été, au IIe siècle, connu et honoré d'un culte, non seulement par les Latins et les Italiens en Italie même, mais aussi par des étrangers au nom romain, jusque dans les contrées les plus éloignées du monde hellénistique. Ce n'est donc pas de la Tyché Protogeneia d'Itanos et de Délos que nous pourrons recevoir le moindre secours dans le problème qui nous occupe : découvrir l'archétype de Fortuna, Diouo fileia, Primocenia; du plus haut intérêt pour la connaissance de ses destinées ultérieures, elle n'éclaire en rien la formation de sa religion prénestine et, en particulier, la qualité de fille de Jupiter qui lui fut reconnue au moins depuis le IIIe siècle. Si nous poursuivons l'enquête enga gée par S. Spyridakis, il est pourtant peu de figures divines ou semi-divines, portant le nom de Protogeneia, Protogonos ou Protogoné, qui puissent être candidates à ce rôle. Car c'est finalement vers elles, plutôt que vers les diverses Tychés, que doit se tourner notre regard : l'échec successif des tentatives de F. Altheim, puis de S. Spyridakis, nous a du moins enseigné que nous n'avons plus rien à attendre d'elles en ce domaine. L'identité de la déesse de Préneste et son individualité propre ne résident-elles pas d'ailleurs autant, sinon plus, dans le cognomen qui est son bien personnel et inaliénable, que dans le nomen générique qu'elle partage avec toutes les autres Fortunes de Rome et d'Italie? Une fois écartées les trois héroïnes grecques qui ont illustré le nom de Protogeneia550, la peu convaincante fille d'Érechthée et ses deux homo nymes, la fille de Deucalion et Pyrrha, la «pre mière-née» des filles des hommes, et, accessoi rement, la fille de Calydon et d'Aeolia, figures d'une mythologie savante qui ont aussi peu de
550 Cf., s.v., J. Ilberg, dans Roscher, III, 2, col. 3182 sq.; V. Gebhard, RE, XXIII, 1, col. 979 sq.; P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie, s.v. Protogénie, p. 399.
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rapports qu'elle avec la Fortune de Préneste, il ne reste qu'une seule authentique déesse qui ait porté ce nom : Persephone, la Protogoné ou Protogonos Koré551. Nous savons par Pausanias qu'elle recevait un culte en Attique sous cette épithète, dans un sanctuaire du dème de Phlyées qui renfermait plusieurs autels dédiés aux divinités chthoniennes de la fertilité, à Demeter Άνησιδώρα, « qui fait pousser les dons de la terre», à Zeus Ktesios, Athéna Tithroné, Koré Πρωτόγονη et aux «Au gustes Déesses», les Euménides552. Un second texte de Pausanias ajoute que cette épithète se lisait également sur l'inscription métrique d'une statue dédiée par l'Athénien Methapos «dans la chapelle des Lycomides» de Phlyées, c'est-à-dire dans ce même temple, antique sanctuaire d'un γένος dont il était la propriété commune. Methap os,personnage énigmatique, et que Pausanias semble ne connaître qu'à travers ce qu'il disait de lui-même dans cette épigramme, était un fondateur et réformateur religieux renommé, expert en initiations et en toute sorte de myst ères, τελετής δε και οργίων [και] παντοίων συνθέτης, qui devait lui-même appartenir, semble-t-il, à l'ancienne et noble famille attique des Lycomides, famille sacerdotale qui célébrait des rites mystiques dans son τελεστήριον de Phlyées et qui, croit-on, finit par remplacer les Kérykes dans une partie de leur ministère d'Eleusis553. Ce qui, du moins, est certain, c'est que Methapos, qui réorganisa à Thèbes les mystères des Kabires, fut également, au témoignage de l'inscrip tion reproduite par Pausanias, appelé à Andania de Messénie pour y rétablir les mystères des Grandes Déesses, y « purifier, dit-il, les demeures d'Hermès et les voies de Demeter et de Koré
551 S.v., les deux articles de Höfer, dans Roscher, III, 2, col. 3183; et ceux de V. Gebhard et G. Radke (n° 2), RE, XXIII, 1, col. 983. 552 Paus. 1, 31, 4. 553 Sur Methapos, les Lycomides et leur culte gentilice de Phlyées - où leur sanctuaire fut incendié par les Perses en 480 (Plut. Them. 1, 4) -, cf. le commentaire de Frazer à Paus. 1, 31, 4 et 4, 1, 7, dans Pausanias's description of Greece, Londres, 1898, II, p. 411 sq., et III, p. 407 sq.; L. R. Farnell, The cults of the Greek states, Oxford, ΠΙ, 1907, p. 163 sq. et 205-210; M. P. Nilsson, Gesch. griech. Rei., I, p. 406 et 669; Π, p. 97 sq.; Kern, s.v. Andania, Methapos et Mysterien, RE, 1, 2, col. 2116-2120; XV, 2, col. 1379; XVI, 2, col. 1264-1269; et Scherling, s.v. Lykomidai, RE, XIII, 2, col. 2300-2302.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA«
Πρωτόγονος»554. Cette œuvre de restauration religieuse eut lieu vraisemblablement après la bataille de Leuctres, en 371, lorsque, grâce à la défaite de Sparte par Épaminondas, les Messéniens recouvrèrent leur indépendance et qu'ils voulurent remettre en honneur leurs antiques mystères, apparemment tombés en désuétude sous la domination lacédémonienne. Ce que l'on peut, en tout cas, déduire de ces deux notices que l'on eût, sans nul doute, souhaitées plus claires, c'est que, en Messénie comme en Attique, à Andania comme à Phlyées, Protogoné ou Protogonos était l'épithète rituelle de Perséphone dans les mystères des Grandes Déesses, des Μεγάλοα Θεαί, célébrés en l'honneur de la Mère et de la Fille divines, Demeter et Koré, aux quelles étaient, localement, associées d'autres divinités, ici Zeus, l'Athéna attique555 et les augustes Euménides, là Hermès, antique dieu messénien556 et guide chthonien des âmes dans l'au-delà. Enfin, troisième source, et non la moindre, Πρωτόγονος est le premier mot qui se lise sur l'une des lamelles d'or traditionnellement dites «orphiques» qui furent découvertes en 1879 à Thurii, sur le territoire de l'ancienne Sybaris, sous le tumulus du Timpone Grande, et qui, après bien des approximations, peuvent être datées de la première moitié ou, en tout cas, du milieu du IVe siècle557. Si corrompu que soit le 554 Paus. 4, 1, 7-8. 555 Encore que l'épiclèse sous laquelle elle apparaît à Phlyées, et qui ne semble pas attestée ailleurs, Tithrone, reste de sens obscur (Kruse, s.v., RE, VI, A, 2, col. 1523 sq.). 556 Farnell, op. cit., III, p. 209. 557 Compte rendu de la fouille dans NSA, 1879, p. 49-52; 77-82; 122-124; 156-159; 1880, p. 68; 152-162; et MAL, III, 1879, p. 215-218; 243-248; 294-296; 328-331; V, 1880, p. 316; 400-410. Sur les circonstances de la découverte, G. Giannelli, Culti e miti della Magna Grecia, 2e éd., Florence, 1963, p. 113 sq. (date proposée: fin du IVe - première moitié du IIIe siècle; la chronologie que leur assignent l'ensemble des auteurs, Olivieri, F. Cumont, É. des Places, etc., cf. ci-dessous, n'est pas plus précise : IVe - IIIe siècles) ; G. Zuntz, Persephone. Three Essays on Religion and Thought in Magna Graecia, Oxford, 1971, p. 287-290, et, pour la datation, ses conclusions très mesurées, p. 296 sq., fondées sur la paléographie, qui indique le milieu du IVe siècle, et le contexte archéologique : le Timpone Piccolo n'est pas postérieur au milieu du IVe siècle, et le Timpone Grande est lui-même antérieur au Timpone Piccolo. Sur les quatre tumuli (dont le nom local, timpone, recouvre le grec τυυΰος) alors explorés dans cette vaste nécropole, ce sont les cieux seuls qui aient livré des
texte de cette tablette, et si conjecturale que soit sa reconstitution - on est loin de la témérité de Diels qui en avait refait un «hymne orphique à Demeter» -, les rares mots qui, d'après la nouvelle et prudente lecture de G. Zuntz558, soient compréhensibles à la fin de la première ligne, Κόρρα . . . Δήμητρος, permettent du moins de reconnaître que, là encore, la Πρωτόγονος Κόρη n'était autre que Persephone elle-même559 qui, au moment du rapt, semble s'exprimer à la première personne et, dans une ultime prière, invoquer sa mère, alors qu'Hadès l'entraîne vers les royaumes souterrains. Mais ce vovage vers l'outre-tombe est aussi celui du défunt, qui,
feuilles d'or, cinq au total: l'unique sépulture du Timpone Grande renfermait les deux lamelles que nous décrivons ci-dessous; les trois autres proviennent chacune d'une des trois sépultures du Timpone Piccolo. 558 Le texte de cette tablette (8,1 sur 2,3 cm), comme de celles qui furent découvertes simultanément à Thurii, a été maintes fois publié et commenté, mais sans progrès décisif d'une exégèse à l'autre, les interprètes se bornant d'ordinaire à reprendre le texte, souvent fautif, donné par leurs devanc iers(cf. notamment les critiques de G. Zuntz, op. cit., p. 277 et 349, à l'encontre des Vorsokratiker de Diels): NSA, 1879, p. 157, où Barnabei, devant ses difficultés, renonce à la déchiffrer immédiatement, si bien que Comparetti s'en tient, provisoirement, à relever les « noms de divinités » caracté ristiques de l'orphisme qui lui paraissent en émerger; position qui est encore celle de G. Giannelli, op. cit., p. 112 sq.; H. Diels, Ein orphischer Demeterhymnus, Fest schrift Gomperz, Vienne, 1902, p. 1-15; Diels-Kranz, Die Frag mente der Vorsokratiker, 8e éd., Berlin, 1956, 1, p. 17 sq., n° 21 ; D. Comparetti, Laminette Orfiche, Florence, 1910, p. 10-15; A, Olivieri, Lamellae aureae orphicae, Bonn, 1915, p. 22-25, cf. p. 2; O. Kern, Orphicorum fragmenta, Berlin, 1922, p. 117 sq., n° 47; G. Zuntz, op. cit., p. 344-354 (tablette C) et pi. 28 b, qui a, lettre après lettre, relu l'original. 559 Πρωτόγονος n'est, comme d'aucuns l'ont cru, ni, au masculin, l'un des noms du dieu orphique Phanès {supra, p. 35), ni davantage une épithète de la Terre-Mère (s.v. Protogonos, Höfer, dans Roscher, III, 2, col. 3183, n° 2; en 1957 encore, G. Radke, RE, XXIII, 1, col. 983, n° 1, avec la bibliographie antérieure), Γά[ι] ματρί, lit G. Zuntz au pre mier vers, qui, si la conjecture est exacte, s'explique par l'équation Δημήτηρ - Γή μήτηρ. De même, la lecture critique de G. Zuntz renonce à voir dans la suite du texte les noms de divinités que, dans leur hâte à y reconnaître les grands noms de la «théogonie orphique» (NSA, 1879, p. 157), les exégètes antérieurs avaient cru y identifier, et qui étayaient leurs interprétations mystico-religieuses de la lamelle : ni Τύχη (dont le rapprochement avec la Πρωτόγονος Κόρη eût pu être, pour nous, riche de suggestions), mais seulement τυχαι, au pluriel, donc nom commun; et non le Phanès orphique, mais le verbe έφάνης.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE comme Persephone, aspire au retour vers la lumière et l'autre vie, dans une espérance de résurrection qui ne sera point déçue, comme en fait foi le texte de la seconde feuille d'or trouvée dans la même sépulture. Au grand étonnement des archéologues qui la découvrirent, la tablette que nous venons d'analyser, et qui était déposée près de la tête du défunt, était en effet enroulée jusqu'à neuf fois sur elle-même et elle renfer mait, à l'intérieur, une autre lamelle, celle-là pliée, dont le contenu, beaucoup plus intelligi ble, a été maintes fois cité : « Réjouis-toi : tu as éprouvé ce que tu n'avais pas encore éprouvé. D'homme tu es devenu dieu. Chevreau, tu es tombé dans le lait. Joie à toi! joie à toi! Tu as pris le chemin de droite, tu as gagné les prairies saintes, les bois sacrés de Persephone»560. L'on sera tenté, si cette exégèse, à laquelle ne se risque pas G. Zuntz, n'apparaît pas trop hardie, de reconnaître dans ces deux textes, enveloppés l'un à l'intérieur de l'autre, comme les deux feuillets de ce «livre des morts» qu'étaient les lamelles d'or ensevelies dans les tombes : les deux moments successifs de l'itiné raire mystique accompli par le défunt, la funè bre catabase, aussi effrayante que la descente aux Enfers vécue par Persephone, puis la remont ée triomphale vers l'immortalité divine et la joie ineffable de l'initié parvenu au terme de son voyage et «devenu dieu» aux bois sacrés de Persephone. Comme si la seconde lamelle, celle du dedans, était la réponse de vérité à l'angoisse douloureuse exprimée par la première, réponse cachée sous l'enveloppe des apparences char nelles et de la mort, secret révélé au seul initié, dont l'accès même était aussi difficile pour la main ou le regard561 que l'était, pour l'esprit du
560 Tablette A 4 de Zuntz, op. cit., p. 328-333 (avec la bibliographie), que nous citons dans la traduction d'É. des Places, La religion grecque. Dieux, cultes, rites et sentiment religieux dans la Grèce antique, Paris, 1969, p. 195. 561 On ne saurait croire, en effet, que ces détails matériels et que la disposition des lamelles, de ce guide remis au mort pour l'accompagner dans son voyage vers l'au-delà, eussent été laissés au hasard. Chacune des tablettes du Timpone Piccolo était placée près de la main droite du mort (Zuntz, op. cit., p. 292); et celle de Petelia (mais il peut s'agir d'un remploi), enfermée dans un tube d'or attaché à une chaîne, devait être suspendue à son cou comme une amulette (W. K. C. Guthrie, Orphée et la religion grecque, trad, fr., Paris, 1956, p. 192).
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profane, et que l'est toujours pour le nôtre, le sens ésotérique du mystérieux «chevreau tombé dans le lait», dont l'énigme n'a toujours pas dévoilé son secret. Était-ce celui du myste deve nusemblable au «chevreau» Dionysos562? En tout cas, la suprême métamorphose, ϋεος έγένου έξ ανθρώπου, promise par les lamelles d'or s'a ccomplit par la grâce de la reine de l'Au-Delà, dont le nom - est-ce un hasard? - est à la fois le premier mot de la première tablette, Πρωτόγον ος, et le dernier de la seconde : και αλσεα Φερσεφονείας. L'immortalité accordée par la déesse fut sanctionnée par la piété des hommes : enseveli sous un grandiose tumulus dont la hauteur s'accrut encore avec les années, honoré de sacrifices périodiques563, le personnage considé rablequi reposait sous le tertre du Timpone Grande y était l'objet d'un culte héroïque, de la part, sans doute, des autres membres de la secte mystique, de cette «communauté des καθαροί» de Thurii564, à laquelle il avait lui-même appar-
562 Sur le sens possible de l'expression, proverbe de bergers, rite d'immortalité analogue au rajeunissement opéré par Médée lorsqu'elle jeta le bélier, ou Pélias, dans son chaudron magique, ou métaphore signifiant l'apothéose astrale du myste dans la Voie Lactée, en particulier J. Carcopino, La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, Paris, 1927, p. 311-315, qui la rapproche de la fresque de la Villa des Mystères où une mènade allaite un faon, et d'un des stucs de la basilique romaine, où une bacchante s'apprête à allaiter un chevreau; G. Zuntz, op. cit., p. 323-327, avec la bibliographie antérieure. 5" MAL, III, 1879, p. 218; Zuntz, op. cit., p. 289 et 353 : les huit couches successives de terre mêlée de cendres qu'on a reconnues au Timpone Grande s'expliquent en effet par l'offrande de sacrifices répétés à l'occasion desquels on ajoutait une couche nouvelle au tertre initial. 564 L'expression, commune à K. Ziegler, RE, XVIII, 2, col. 1390, F. Cumont, Lux perpetua, Paris, 1949, p. 406, et L. Fer rerò, Storia del pitagorismo nel mondo romano, Turin, 1955, p. 119 («la comunità orfico-pitagorica dei «catari» di Turi»), paraphrase la formule fréquente, gravée sur les trois tablet tesdu Timpone Piccolo de Thurii, et que l'on retrouve encore, six cents ans plus tard, sur celle de la myste romaine Caecilia Secundina, au IIe siècle ap. J.-C. : έρχομαι έκ καθαρών καθαρά, χθονίων βασίλεια (textes dans Zuntz, op. cit., p. 300305 et 333). Quant au milieu dont les lamelles d'or de Thurii, «contenant des sentences orphiques», nous font connaître les croyances, H. M. R. Leopold, La basilique souterraine de la Porta Maggiore, MEFR, XXXIX, 1921-1922, p. 170 sq., consi dère que les tombes où elles furent déposées «renferment sans doute les dépouilles des derniers Pythagoriciens» de Sybaris, interprétation qu'acceptent J. Carcopino, op. cit.,
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tenu de son vivant. Quelle était donc cette secte, et à quel Maître rattachait-elle ses croyances? Comme toutes leurs semblables, les lamelles funéraires du Timpone Grande ne manquent pas de ranimer l'éternel débat : tablettes orphiques, ou tablettes pythagoriciennes? Après les excès d'autrefois, qui englobaient indistinctement sous le terme d'« orphisme » toute la part mystique de la religion grecque565, puis la réaction hypercritique qui s'ensuivit, avec Wilamowitz et A. J. Festugière, et malgré la position catégori que de G. Zuntz, qui leur dénie toute apparte nanceorphique et affirme leur intégrité pytha goricienne566, il n'est pas sûr qu'il faille adopter une attitude aussi tranchée : quelle que soit la
p. 179, et L. Ferrerò, loc. cit. Sur la notion morale de «héros» dans le pythagorisme, P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, Paris, 1937, p. 242-247, ainsi que, p. 269-271, sur les prescriptions, d'obédience pythagor icienne, que Platon formule dans les Lois, 12, 947, en vue des funérailles de ces hommes d'un mérite supérieur, les εΰθυνοι, qu'il place à la tête de l'État idéal : élevés au rang des bienheureux, ils seront, vêtus de blanc, ensevelis dans des cercueils de pierre, sous un tertre planté d'arbres, mais de telle façon que l'extension de la sépulture soit possible, et l'on célébrera des jeux annuels en leur honneur. Bien que le mort du Timpone Grande ait été incinéré, G. Zuntz, op. cit., p. 337, n. 6, retrouve dans son mode de sépulture les rites funéraires majeurs du pythagorisme; car son corps ne fut pas brûlé sur un bûcher, puis ses ossements recueillis dans une urne, selon l'usage commun, mais il fut placé dans un cercueil auquel on mit le feu dans la chambre funéraire et dans. lequel on laissa ses restes après les avoir recouverts d'un linceul blanc - trait caractéristique -, retrouvé intact en 1879, et qui se désagrégea dès qu'on y toucha, selon un rituel mixte dont on ne connaît pas d'autre exemple. 565 Selon la formule de W. K. C. Guthrie, op. cit., p. 6. Sur l'historique de la question, G. Zuntz, op. cit., p. 277 sq. L'a ppartenance des tablettes à la «religion orphique», affirmée par D. Comparetti, The Petelia gold tablet, JHS, III, 1882, p. 111-118, et E. Rohde, Psyché, trad, fr., Paris, 1928, p. 441445 et 616; est encore soutenue par G. Giannelli, op. cit., p. 112-114, et G. Pugliese Carratelli, Culti e dottrine religiose in Magna Grecia, dans Santuari di Magna Grecia, Atti del IV Convegno di studi sulla Magna Grecia (Tarente, 1964), Naples, 1965, p. 36-42, qui, indépendamment de leurs affinités, sou ligne les différences d'inspiration, de méthode et de doctrine eschatologique qui séparent orphisme et pythagorisme. 566 Wilamowitz, Der Glaube der Hellenen, II, p. 184, η. 1, et 200 sq.; A.J. Festugière, Les mystères de Dionysos, Revue Biblique, XLIV, 1935, p. 192-211; et 366-396; et REG, XLIX, 1936, p. 306-310 (recension de YOrpheus de Guthrie); G. Zuntz, op. cit., passim, dans le troisième essai consacré aux «Gold Leaves», notamment p. 277-286; 337 sq.; 352-354; 383-385; 392 sq.
variété des options personnelles et des dosages que chacun établit entre les deux éléments, un large consensus, illustré par des esprits aussi divers que K. Ziegler, M. P. Nilsson, A. Boulang er,J. Carcopino, F. Cumont, P. Boyancé, L. Ferrerò, se dessine pour rappeler que les points de contact entre les deux doctrines étaient tels que, dès le temps d'Hérodote, les anciens eux-mêmes ne parvenaient plus à dis tinguer entre orphisme et pythagorisme, et que le pythagorisme ancien lui-même s'est assimilé les croyances orphiques pour les fondre dans une synthèse mystique qui était la foi d'un milieu donné, celle de ces communautés initi atiques de Grande-Grèce dont les tablettes «orphico-pythagoriciennes » expriment l'espérance et dont il est vain, tant leur interpénétration est inextricable, de prétendre, des siècles après, dissocier les éléments originels567. 567 D'une bibliographie inépuisable, nous extrayons seu lement, et sans prétendre à l'exhaustivité, les prises de position les plus nettes et quelques formules particulièr ement frappantes. K. Ziegler, s.v. Orphische Dichtung, RE, XVIII, 2, 1942, col. 1386-1391: «Die orphisch-pythagoreischen Goldplättchen»; M. P. Nilsson, Early Orphism and kin dred religious movements, HThR, XXVIII, 1935, p. 181-230; Gesch. griech. Rei, I, p. 679 sq.; II, p. 235-238 et 243; A. Boul anger, L'orphisme à Rome, REL, XV, 1937, p. 126-128, et dans Le génie grec dans la religion, en collaboration avec L. Gernet, Paris, 1932, p. 338 et 341-344, qui ne voit «rien de spécifiquement orphique » dans les tablettes, mais admet une «influence diffuse du mysticisme», qui a pu assurer la persistance des doctrines orphiques au sein des sectes religieuses et des communautés pythagoriciennes; J. Carco pino, op. cit., p. 179-181; et 311-315, qui attribue ces «la melles d'or à prières orphiques» (nous soulignons) aux « derniers pythagoriciens de Sybaris » et reconnaît dans l'une des représentations de la basilique de la Porte Majeure le «commentaire pythagoricien» des formules orphiques gra vées sur les tablettes; F. Cumont, Recherches sur le symbol ismefunéraire des Romains, Paris, 1942, p. 371, n. 1, et 377, n. 6; Lux perpetua, p. 248; 277 et 406; P. Boyancé lui-même, Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. 77-80 et 93-99; REA, XLIV, 1942, p. 211, qui tient pour l'origine exclusiv ement orphique des lamelles, met l'accent sur les rapports étroits qui unissent l'orphisme et le pythagorisme; et con cède, REG, LXXV, 1962, p. 479: «elles méritent de garder leur épithète d'orphiques, tout en étant appelées éleusiniennes»; L. Ferrerò, op. cit., p. 25 et 119-121, etc. Pour un état des questions relatives aux rapports entre orphisme et pythagorisme et, plus précisément, aux lamelles d'or, cf. l'exposé d'É. des Places, Les religions de la Grèce antique, dans Brillant-Aigrain, III, p. 196-202 et 212; repris dans La religion grecque, p. 191-197 et 206 (avec mise à jour de la biblio graphie).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE Quoi qu'il en soit, épithète mystique de Persephone dans les rites initiatiques de Grèce propre, en Attique et en Messénie568, reprise, apparemment, par les spéculations et l'eschatol ogie, pénétrées d'orphisme, des pythagoriciens de Grande-Grèce, l'adjectif et même l'appellation tout entière, Πρωτόγονος Κόρη, est d'autant plus riche de signification qu'elle ne constitue pas un nom propre569, mais qu'elle exprime l'essence cosmique de la Jeune fille Primordiale qu'était Persephone et le sens profond de sa relation à sa mère Demeter. La signification littérale de l'ad jectif, en effet, ne fait pas de doute. Non point fille «aînée» de la déesse dont elle est l'enfant unique, la Κόρη μουνογένεια570, mais Fille origi naire de la Mère originaire, toutes deux indis sociables l'une de l'autre sous le nom générique et le duel qui les unit comme les «Deux Déess es», τώ Θεώ, et, fondamentalement, identiques et consubstantielles l'une à l'autre, déesse uni que et bivalente en deux personnes. Non seu lement parce que l'essence même de leur nature réside dans leur rapport, que Koré, la «jeune fille », est la Fille par excellence, et que, sans elle, Demeter, elle aussi «Mère» par excellence, Γή μήτηρ, selon l'étymologie la plus constante que
568 Les Lycomides, précisément, semblent avoir été de fervents adeptes des doctrines orphiques : ils connaissaient, dit Pausanias, les hymnes d'Orphée et les chantaient dans la liturgie de leurs mystères de Phlyées (9, 30, 12; cf. 1, 22, 7; 4, I, 5; 9, 27, 2); cf. Farnell, The cults of the Greek states, III, p. 163. Aussi est-ce à eux que Lenormant, s.v. Eleiisinia, DA, II, 1, p. 550, attribue la pénétration de l'orphisme qu'il croit déceler dans les mystères d'Eleusis sous leur forme récent e. 569 Cf. Farnell, op. cit., III, p. 135-138, sur la valeur de ces appellations, τώ Θεώ, «les deux déesses», ό Θεός et ή Θεά, pour désigner Hadès et Persephone : non point survivances d'une mentalité prédéiste, mais euphémismes, titres d'hon neur, ou expressions d'une crainte révérencielle devant le sacré, particulièrement fréquents dans les cultes des divi nités chthoniennes et, plus encore, dans les cultes à mystères (cf. les autres dénominations de Persephone : Despoina, Hagné, etc.). 570 Autre épithète mystique de Persephone: IG IX, 2, 305; Apoll. Rh. 3, 847; Kern, Orphicorum fragmenta, p. 217, n° 190; réciproquement, Nonnos, Dion. 6, 31, appelle Demeter μουνοτόκος. L'on ne saurait davantage admettre l'interprétation agraire que Farnell, op. cit., III, p. 116, donne de l'épithète Πρωτόγονη, «the first-born of the year», sens qui se rattache à la conception de Persephone comme déesse de la végé tation printanière et du renouveau saisonnier.
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les anciens donnaient de son nom571, ne le serait que virtuellement, et non point effectivement. Mais encore et surtout parce que, au delà de ce rapport dialectique qui fait que chacune d'elles n'atteint à la réalité de son être qu'à travers l'autre et grâce à elle, elles ne sont en fait qu'une seule et même figure double, «celle d'une seule divinité qui serait en même temps mère origi nelle et fille originelle»572. Cette découverte ne provient ni des spécul ations ésotériques de mythographes tardifs, ni de l'hypothèse ou de l'intuition de quelque savant moderne, qui passe les mythes antiques au crible des méthodes les plus actuelles des sciences humaines et de la psychologie des profondeurs. Elle se fonde sur trois catégories de documents fournis par l'antiquité elle-même. Le premier est d'ordre mythique. C'est la version arcadienne du rapt de la déesse, telle qu'on la racontait dans les deux villes de Thelpousa et de Phigalia, et que l'a transmise Pausanias573 : le drame sacré de Demeter - une Demeter « noire », infernale et vengeresse, Έρινύς dans la première, Μέλαινα dans la seconde de ces villes - qui, alors quelle errait en quête de sa fille, fut poursuivie par le chthonien Poseidon et, malgré la méta morphose animale par laquelle elle tenta de lui échapper, fut prise par lui. De ce viol, ou de cette hiérogamie, naquit une fille «ineffable», dont le nom, à Thelpousa, ne devait pas être révélé aux non-initiés574, mais qui, à Phigalia, portait celui de Despoina, autre nom de culte de Persephone. Le sens du mythe est clair. Ce qu'il faut lire, à travers cette variante du récit cano-
571 Diod. 1, 12, 4; 3, 62, 7; Cic. nat. deor. 2, 67, etc. (cf. les nombreux textes réunis par A. S. Pease dans son comment aire ad loc, Harvard Un. Pr., Cambridge Mass., 1958, II, p. 722). 572 Kerényi, dans C. G. Jung-Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, p. 149, auquel nous renvoyons pour l'analyse qui suit, notamment, dans l'essai sur La jeune fille divine, les p. 148-157 et 165-183, consacrées à Persephone et à la Koré d'Eleusis, et l'Épilogue, p. 212-218, sur l'in scription de Délos. Antérieurement, Lenormant, s.v. Ceres, DA, I, 2, p. 1048-1050; Farnell, op. cit., III, p. 120-122. 573 8, 25, 5-7 et 42, 1. Cf. le commentaire de Frazer, Pausanias's description of Greece, IV, p. 291-293 et 407; Farnell, op. cit., III, p. 50-63; Nilsson, Gesch. griech. Rei, I, p. 214 et 479. 574 De même Persephone est Γάρρητος κούρα chez Euri pide, Hel. 1307; et Diodore 5, 5, 1.
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nique, c'est l'identité fondamentale de la mère et de la fille, toutes deux victimes des mêmes noces violentes, ravies, l'une par Poseidon, l'autre par Hadès, son frère, c'est-à-dire son double, comme si Demeter ne donnait le jour à Koré et ne la recherchait à travers le monde que pour renaî treen elle et subir en elle à nouveau, par une réincarnation sans fin, la même contrainte : comme si, traduite en mythe et actualisée en un drame divin, l'unité primordiale de la mère et de la fille s'exprimait par l'alternance et l'échange de leurs rôles, et par l'éternel recommencement de la même aventure sacrée, où Demeter, mère de Koré, devient elle-même et indéfiniment la Nouvelle Koré. Le second témoignage est celui des monuments figurés au type des deux déesses qui, comme sur les plaquettes Cretoises de l'Anavlochos étudiées par P. Demargne, les représentent assises ou debout l'une près de l'autre, non comme deux divinités dissemblables, d'âge différent, mais comme la répétition d'une même figure initiale, dédoublée en deux déesses jumelles, à partir de laquelle le couple surna turel de la Mère et de la Fille ne se serait que progressivement différencié et constitué en divi nités autonomes575, couple indissociable, né de la scission d'une divinité unique et qui, mysti quement, par un mouvement invincible, tend sans cesse à recréer son unité. Le troisième, enfin, le plus décisif, peut-être, dans sa brièveté, est une inscription de Délos, provenant du sanctuaire des divinités égyptiennes, et dédiée nommément à la déesse d'Eleusis : [Δ]ήμητρος / Ελευσίνιας / και Κόρης / και γυναικός576, à la fois jeune fille et femme faite, vierge et mère, simul tanément Demeter et Koré, figure unique et
575 Plaquettes votives de la Crète archaïque, BCH, LIV, 1930, p. 195-204; La Crète dédalique, Paris, 1947, p. 299-303. 576 Découverte en 1910, et incomprise de P. Roussel, Les cultes égyptiens à Délos, p. 199 sq., n° 206, qui tente labo rieusement, et non sans perplexité, de l'expliquer par une triple consécration, à Demeter, à Koré, enfin à l'épouse défunte du dédicant (?), initiée aux mystères d'Eleusis et béatifiée après sa mort. Mais, comme il le reconnaît luimême, le fait que l'inscription provienne d'un sanctuaire public (le Sarapieion C, où sa présence se justifie par l'assimilation syncrétiste d'Isis et de Demeter; cf. P. Bruneau, Recherches sur les cultes de Délos à l'époque hellénis tiqueet à l'époque impériale, p. 284) ne concorde guère avec sa thèse, et avec l'hommage essentiellement privé qu'elle suppose.
Primordiale de qui l'une et l'autre sont issues et à partir de laquelle elles s'enfantent l'une l'autre tour à tour. Tel était le sens du mythe, tel est aussi celui du culte - fait plus probant encore, car, si le premier pouvait demeurer inconscient, le s econd s'inscrit nécessairement dans la pratique effective de la vie religieuse - : celui de la Koré initiale qui, violée et fécondée, devient γυνή et mère d'une nouvelle Koré, en un cycle sans fin. Tel était déjà le sens des mystères d'Eleusis sous leur forme agraire la plus primitive : celle de la disparition, puis de la croissance, c'est-à-dire de la mort, puis de la résurrection, de la semence enfouie en terre et promesse de nouvelles mois sons; et celle de l'espérance de salut pour l'initié qui, par la vertu des rites, devait à son image renaître à une vie nouvelle. Il en était de même dans le langage mystique et parfois même pres que magique des lamelles funéraires orphiques où, à travers le mythe et le nom de Persephone, de la Πρωτόγονος Κόρη, la Jeune fille Primord iale,reine de l'outre-tombe, c'était l'espérance de la régénération qui était promise à l'âme humaine, «descendue dans le sein de la Souver aine»577 et, de là, née ou re-née à la condition des dieux. Mais, dans un contexte moins initia tique que spéculatif, c'était aussi, dans la phi losophie mystique des Pythagoriciens sous son expression doctrinale la plus élevée, une traduc tionmythique de la palingénésie sans fin que décrivait l'univers. Dans cette aporie qui découle du dualisme inhérent à l'orphisme et au pythagorisme578, la raison s'essouffle peut-être à con577 Δέσποινας S ύπο κόλπον εδυν χθονίας βασιλείας, dit l'une des lamelles du Timpone Piccolo (texte dans Zuntz, op. cit., p. 300 sq.). La formule est illustrée par une série de statuettes de terre cuite, du Ve siècle, où la déesse reçoit sur son sein une petite figure ailée, prise à tort pour un Èros (NSA, 1913, Suppl., p. 97 sq.; E. Gabrici, // santuario della Malophoros a Selinunte, M AAL, XXXII, 1927, col. 290 et pi. LXXII, 5; G. Zuntz, op. cit., p. 175 et pi. 24, b), et qui montrent en réalité la Persephone orphique accueillant l'initié (Th. Hadzisteliou-Price, To the groves of Persephoneia... A group of Medma figurines, AK, XII, 1969, p. 5155) 578 Sur la dialectique de l'immobilité et du mouvement, de l'unité qui est celle de l'Être, absolu et immuable, et de la dualité de la nature et des êtres particuliers, en perpétuelle transformation et domaine où s'exercent des forces contrair es, A. Rostagni, // verbo di Pitagora, Turin, 1924, p. 136-165 et 176-181.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE cevoir que la succession perpétuelle des nais sances et des renaissances soit à la fois la malédiction de l'âme humaine, dont le bonheur suprême est d'échapper à ce «cycle de la doul eur»579, et le rythme intérieur du cosmos, pro mis au renouveau périodique de la Grande Année. Pourtant, à travers l'alternance sans fin des générations que traduit l'identité essentielle de la Mère et de la Fille primordiale, c'était une conception cyclique du devenir et le mythe même de l'éternel retour, fondement métaphys ique de la pérennité du monde, c'est-à-dire les dogmes majeurs de la philosophie pythagoricien ne qui étaient signifiés. Ainsi, la seconde étape de l'hellénisation de Fortuna Primigenia ne s'est produite ni là où, logiquement, on eût pu l'attendre, ni sous les formes sous lesquelles on eût été en droit de l'escompter: elle n'est nullement issue du culte de Tyché, ni des évanescentes Tychés fille ou mère (?) de Zeus que l'on peut, çà et là, faire surgir des textes grecs, ni de la plus solide, mais tardive, Tyché Protogeneia d'Itanos et de Délos. Cette hellénisation nouvelle, dont les origines se situent à la fois plus haut dans le temps et plus près dans l'espace, lui est venue d'un milieu géographiquement et spirituellement beaucoup plus proche : celui des communautés pythagori ciennes de Grande-Grèce, source intarissable des courants spéculatifs et religieux qui, du sud de la péninsule jusqu'à l'Étrurie et au Latium, par couraient l'Italie tout entière. Car, si obscur que nous demeure le détail des faits, nous commenç ons à deviner quel esprit nouveau cette doc trine authentiquement philosophique et mysti queput insuffler au culte archaïque de Préneste et de quel approfondissement la Fortuna Primi genia primitive put être redevable à l'hellénisme italique. Entre la religion de la Grande-Grèce pythagoricienne et celle de Préneste, les points de contact, en effet, ne manquaient pas, qui favorisaient puissamment le rapprochement de
579 La formule se lit sur la même lamelle que ci-dessus (n. 577) : κύκλου δ" έξέπταν βαρυτχνθέος άργαλέοιο. C'est la métaphore consacrée par laquelle les doctrines orphique et pythagoricienne désignaient la métempsychose, comme l'a ttestent Diogene Laërce, 8, 14, citant Pythagore : κύκλον ανάγκης; et Proclos, in Plat. Tim. 42 c-d, p. 296 sq. Diehl : τοϋ κύκλου της γενέσεως, dont, chez Orphée, ceux qui sont initiés à Dionysos et à Koré aspirent à être délivrés.
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leurs deux déesses. De chaque côté, deux divi nités Primordiales portant deux surnoms, Πρωτό-γονος, Primi-genia, qui, dans les deux langues, sont non seulement de signification, mais aussi de formation et même de consonance si voisines qu'ils apparaissent comme les deux doublets d'un seul et même nom de culte580. Mais cette quasi-identité, formelle et extérieure, n'eût pas porté ses fruits si elle n'avait rencontré le terrain favorable que lui offraient deux natures divines elles aussi reliées par tout un réseau d'affinités. Deux déesses qui, chacune à leur manière, sont reines et mères et qui possèdent, l'une dans sa plénitude, l'autre au moins par une forte colo ration, les traits caractéristiques des divinités chthoniennes : l'une, souveraine des morts, qui participe à la maternité de sa propre mère Demeter, reçoit en son sein les humains qui y achèvent leurs destinées et détient les secrets de la fertilité agraire et du renouveau printanier de la végétation; l'autre, courotrophe, maîtresse des naissances et des destins, consultée et priée en avril, lorsque se rouvre le cycle vivant de la fécondité; l'une, trônant dans les royaumes obs curs et le monde d'En-bas, l'autre, adorée dans une grotte qui est comme une bouche béante de la Terre, déesse elle-même doublement tellurique par ses pouvoirs oraculaires et génésiques. Deux déesses, enfin, pourvues de mythes diffé rents, sans doute, mais entre lesquels il n'est pas impossible d'établir une relation et un passage : une déesse Originaire, première mère des Olymp iens, qui enfante et nourrit Jupiter et Junon; l'autre, fille de Demeter, mais aussi, ne l'oublions pas, fille de Zeus - comme ne va pas tarder à le devenir Fortuna -, déesse de la palingénésie pythagoricienne et de l'immortalité béatifique des mystes et, comme telle, fille d'une mère qui renaît en elle et revit à travers elle ses propres épreuves. 580 La proximité, si étroite qu'elle soit, est moindre toutef oisque ne le sera celle de Fortuna Primigenia et de ses «filles» d'Itanos et de Délos, Tyché Πρωτογένεια. Ce qui, à l'encontre de la thèse de Meister, puis de LeumannHofmann, confirme notre conclusion {supra, p. 31 sq.): que ni l'épiclèse de Fortuna Primigenia, ni l'adjectif primigeniiis ne sont des calques du grec πρωτογενής, -εια, mais que les deux composés parallèles ont existé dans les deux langues, indépendamment l'un de l'autre, et que, par suite, loin d'avoir été emprunté au culte d'une déesse grecque corres pondante, primigeniiis est un authentique et ancien adjectif latin.
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LA FORTUNE DE PRENESTE: « FORTVNA PRIMIGENIA»
Telles sont les conditions initiales qui per mirent l'apparition à Préneste d'un mythe nou veau et la métamorphose de la Déesse-mère Primordiale en une déesse également fille de Jupiter, sous l'influence des spéculations pytha goriciennes venues de Grande-Grèce. Une épithète, chargée de résonances mystiques, et qui, commune aux deux déesses homonymes et homologues, sera le pivot de tout le processus, puisque c'est sur le thème de l'originel que se fera la rencontre de la Jeune fille et de la Mère581. Un ensemble de fonctions surnaturelles, liées à la fécondité, à la maternité et au monde souterrain, aux phénomènes redoutables et fas cinants de la vie et de la mort. Un mythe, enfin, celui, dans un cas, de la Mère et de la Fille, s'enfantant et se répétant tour à tour, complet et clos sur lui-même dans son éternité cosmique; celui de la Mère, dans l'autre, universelle elle aussi, riche de virtualités métaphysiques non encore formulées, mythe inachevé, et qui atten daitde la réflexion hellénique de combler son incomplétude, de recevoir la moitié et la réci procité qui lui faisaient défaut. Ainsi la scanda leusecontradiction qui oppose les deux généal ogies de Fortuna Primigenia n'est-elle pas acci dentelle, mais voulue. A cette déesse, Primord iale comme la Πρωτόγονος, Mère comme la Γη μήτηρ incluse en Demeter, il manquait d'être aussi la Koré essentielle et d'avoir, comme elle, une ascendance qui la situât dans le cycle sans fin de la génération, dans le κύκλος της γενέ σεως : c'est cette lacune, mystique et métaphys ique, que combla la nouvelle généalogie mythi581 II n'y a, bien entendu, plus rien à retenir des corre spondances mystiques et symboliques autrefois établies par E. G. Schulz, Rappresentazioni della Fortuna sopra tré dipinti Pompejani ed una corniola intagliata, Ann. Inst., XI, 1839, p. 101-127, qui avait eu le mérite de relever l'analogie des deux surnoms, mais qui, hanté, après Gerhard, par l'obses siond'Eleusis (supra, p. 47, et infra, p. 152), rapprochait hardiment, en premier lieu, la Fortuna Primigenia de Pré neste, conçue comme le principe suprême, primitif et créa teur, d'où prennent naissance Jupiter et Junon, des deux déesses des Thesmophories éleusiniennes, et en particulier de Proserpine (sic) Πρωτογενής; en second lieu, les deux Fortunes d'Antium, d'Athéna Tithroné et de Demeter Anesidora; et, finalement, ces «trois» déesses des trois Fortunes dont Servius Tullius avait fondé les temples à Rome, Fortuna Primigenia, Fors Fortuna et la Fortune du Forum Boarium, la guerrière et l'agraire, la belliqueuse et la féconde, dont la Primigenia aurait représenté la synthèse idéale.
que conférée à Fortuna, celle qui en fit la Diouo fileia Primocenia. Sans doute la Koré primordiale, si elle reçoit aussi, simultanément, le nom de Δήμητρος και γυναικός, ne va-t-elle pas jusqu'à devenir la mère de sa propre mère. Mais la double nature de Demeter, jeune fille et femme, est-elle moins absurde? Ce dont nous devons tenir compte, c'est moins de la formulation particulière du mythe, ici κόρης και γυναικός, là fille et mère, que de sa signification symbolique, que de la vérité profonde qu'il renferme et qui emprunte le vêtement approximatif des situations humai nes : non pas expression littérale d'une parenté réelle, charnelle, mais approche, par le langage du mythe et de la métaphore, d'un indicible mystère, moins révélé que suggéré. L'essentiel, ici, est le contenu des deux énoncés, qui est identique : l'alternance et la réciprocité entre Demeter et Koré, entre Jupiter et Fortuna, et le perpétuel recommencement, c'est-à-dire la con ception cyclique du temps qu'elles supposent. Préneste, il est vrai, en a donné une formulation particulièrement hardie et qui, dans son audace, pourrait paraître excessive, si l'on ne retrouvait précisément cette même absurdité, symbolique et mystique, dans une célèbre légende de l'an tiquité qui, à maintes reprises, a inspiré les artistes modernes, celle de Pero et Micon, pour reprendre les noms sous lesquels les deux per sonnages sont le plus fréquemment connus582. On se souvient de l'anecdote et du dévouement exemplaire de cette jeune femme, Pero, qui visitait Micon, son vieux père, dans la prison où il était condamné à mourir de faim, et qui le sauva en l'allaitant de son propre lait, action édifiante qui devait faire d'elle le vivant symbole de la Piété filiale. Qu'il s'agisse d'une légende, et non du récit d'une aventure réelle, l'on ne saurait en douter: il faut y voir, comme l'a montré W. Deonna, la transposition narrative et même romancée de rites d'allaitement symboli que d'un adulte qui, comme dans le mythe 582 Rapportée par de nombreuses sources littéraires, Valère-Maxime, Pline, Hygin, Festus, Solin, Nonnos, et représent ée sur plusieurs monuments figurés, peintures et terres cuites, provenant tous de Pompéi. Cf. W. Deonna, Deux études de symbolisme religieux. La légende de Pero et de Micon et l'allaitement symbolique, coll. Latomus, XVIII, Bruxelles, 1955, p. 5-50.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE d'Hercule allaité par Junon583, visent à lui con férer l'immortalité, rites de réintégration et de résurrection, de sens initiatique ou funéraire, qui ramènent l'adulte vivant, ou le défunt, à la condition d'enfant et à l'aube de la vie, et lui donnent le lait essentiel, breuvage mystique, aliment sacré, source de vie. Mais lorsque, com me dans la légende de Micon, l'adulte qui s'abreuve à cette source d'immortalité la reçoit de sa propre fille, qui le fait renaître à la vie d'ici-bas, ou à une forme plus haute d'existence, il devient à son tour, mystiquement, le fils de celle qui le nourrit : il est à la fois père et fils de celle qui, en retour, est à la fois sa mère et sa fille, formulation qui est exactement celle de la théologie prénestine, et par laquelle le rite d'allaitement symbolique s'enrichit d'un sens à la fois nouveau et supérieur. Comme la Demeter éleusinienne ou arcadienne qui enfante la jeune fille primordiale et qui renaît en elle, non seulement une telle relation confère au mortel ou au défunt une vie nouvelle par le don sacré du lait et lui permet de franchir victorieusement la mort, mais, mieux encore, la mort elle-même est annulée par cette alternance indéfinie des générations qui transcende le temps, perpétuel retour qui, de naissance en renaissance, débouche sur l'immortalité584. Si 583 Supra, p. 113, n. 508. 584 Se risquera-t-on à soupçonner, aux origines de l'histoi re de Pero et Micon, l'affabulation d'un rite mystique et, plus précisément, dionysiaque, autrement dit un schéma de myst ère, développé en narration édifiante, quelque rite d'allait ement,pour lequel on songera de nouveau à la fresque de la Villa des Mystères, représentant une mènade allaitant un faon, dans laquelle on reconnaît un épisode de la télété dionysiaque, et, à sa suite, au mystérieux «chevreau tombé dans le lait» (supra, p. 127); ou encore au rite d'absorption de l'œuf, de l'œuf cosmique des orphiques, source d'immortali té, que P. Boyancé a identifié, à travers un passage de Martianus Capella, comme l'une des composantes des mystèr es dionysiaques (Une allusion à l'œuf orphique, MEFR, LU, 1935, p. 95-112)? Suggestion qui rejoint le problème des origines du roman antique, dans les termes où le pose l'ouvrage de R. Merkelbach, Roman und Mysterium in der Antike, Munich-Berlin, 1962, et sa thèse, fort discutée (cf. P. Grimal, REA, LXIV, 1962, p. 483-488; et R. Turcan, Le roman «initiatique» : A propos d'un livre récent, RHR, CLXIII, 1963, p. 149-199), en raison de son caractère systématique, sur les attaches des romans, considérés comme des Myster ientexte, avec les rituels d'initiation, les cultes à mystères, et les arétalogies, et qui, de ce fait, ne peut rester que de l'ordre de la conjecture.
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l'on ajoute que la scène se situe dans une prison et que Nonnos précise que cette prison est une caverne585, on y retrouvera sans peine la signi fication mystique de la caverne, symbole non seulement du monde souterrain et du royaume des morts, ainsi que du sein fécond de la Terre-Mère, mais aussi, au sens même où l'en tend le mythe platonicien, lieu allégorique où l'homme est enchaîné, image de la condition humaine et du cosmos tout entier. Or, là encore, la source est à la fois mystique et pythagori cienne.Selon Porphyre, c'est Zoroastre qui, le premier, consacra à Mithra un antre naturel, couvert de fleurs et baigné d'eau, et qui repré sentait le monde même, créé de la main du dieu. C'est pourquoi, poursuit-il, les pythagoriciens et Platon nommaient le monde «un antre et une caverne»; et c'est pourquoi les rites de l'initia tionmithriaque se célébraient dans des antres, naturels ou artificiels586. Tradition sacrée qui a non seulement inspiré la biographie légendaire de Pythagore, s'enfermant dans des grottes à Samos et à Crotone587, mais qui s'est perpétuée dans les rites des conventicules pythagoriciens et dans l'architecture de la basilique souterraine de la Porte Majeure, reproduction de la caverne cosmique588, ainsi que dans les mystères dont, du VIe au IIe siècle, l'antre de Zeus Crétagénès sur l'Ida fut le siège et dont P. Faure a relevé les 585D/o«v5. 26, 112sq. 586 £)e antro Nympharum 6; 8: άντρον και σπήλοαον τον κόσμον άπεφήναντο. 587 A Samos, où il se retirait en dehors de la ville pour méditer dans une grotte, qui était sa «maison de philoso phie», οίκεΐον της φιλοσοφίας, rapportent Porphyre, Vie de Pyth. 9, et Jamblique, Vie de Pyth. 27, en des termes si proches qu'ils doivent remonter à une source commune, Aristoxène de Tarente, selon J. Carcopino, op. cit., p. 215. A Crotone, où il aurait, par une habile supercherie, persuadé les habitants de la ville de sa nature divine : en se cachant dans un logis souterrain, où sa mère le tenait informé des événements, ce qui lui permit, lorsqu'il réapparut à la lumière du jour, de raconter qu'il remontait des enfers, mais qu'il n'en connaissait pas moins, miraculeusement, tout ce qui s'était produit en son absence (Diog. Laërce 8, 41; cf. A. Delatte, La vie de Pythagore, de Diogene Laërce, Bruxelles, 1922, p. 245). D'où la conclusion de J. Carcopino, op. cit., p. 213-216, que, tant en raison du symbolisme cosmique de la grotte que par désir d'imiter le Maître, les communautés pythagoriciennes tenaient effectivement leurs assemblées dans des «cavernes», rituel qui est à l'origine de la fable transmise par Diogene Laërce. 588 J. Carcopino, op. cit., p. 212-216.
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LA FORTUNE DE PRÉNESTE: «FORTVNA PRIMIGENIA»
affinités avec les spéculations pythagoricienn es589. C'est que, pour les uns et les autres, le microcosme qu'est la caverne est le centre initiatique par excellence, le lieu suprême des naissances et des renaissances. Quant au décor que décrit Porphyre, l'on croirait y reconnaître la grotte de Préneste : comme si, en même temps que la déesse acquérait une mythologie symbol ique, riche d'implications métaphysiques, sa grotte primitive prenait elle aussi une portée et une dimension philosophiques toutes nouvell es. Non, certes, que, sous cette forme rénovée, la religion de Fortuna Primigenia fût devenue une filiale de l'église pythagoricienne, pas plus que son mythe n'était un doublet divin de l'histoire de Pero et Micon, ni sa généalogie le calque parfait de celle de la Πρωτόγονος Κόρη : une adaptation, plutôt, une transposition de cette pensée mystique, plus pythagorisante qu'intégra lement pythagoricienne, et cela pour plusieurs raisons. D'abord, la déesse de Préneste n'était pas de ces divinités vierges de mythologie qu'étaient la plupart, si ce n'est la totalité, de ses congénères romains. Elle avait déjà son mythe personnel, antique et structuré, donc intangible, celui de la Mère des dieux, que la nouvelle interpretano Graeca pouvait infléchir, mais non supprimer, auquel elle pouvait se superposer, mais non se substituer. D'où des relations autres, de même portée symbolique, mais de forme littérale nécessairement différente, entre, d'une part, Fortuna et un dieu comme Jupiter auquel, divinité féminine, il eût été, du moins pour la pensée religieuse des Latins, inconcevab le qu'elle s'identifiât -, d'autre part, Persephone et une déesse comme Demeter - qui, femmes toutes deux, pouvaient se confondre en une même figure divine. Ensuite, décalage plus con sidérable encore, c'est l'esprit même de la doc trine qui a été changé. Aucun document n'indi queque le culte de la Fortune de Préneste ait jamais comporté des mystères, et nulle hypot hèse, si hardie soit-elle, ne saurait se risquer à le conjecturer. En passant de la Grande-Grèce dans le Latium, la croyance ineffable en la
w Fonctions des cavernes Cretoises, p. 127-131, dont on notera particulièrement la formule : « les êtres que le passage dans la caverne avait rendus immortels» (p. 117).
Πρωτόγονος Κόρη se dépouilla donc de son mysticisme, au sens antique du terme, c'està-dire de la célébration de rites d'initiation, rigoureusement secrets et qui intégraient le fidèle à une secte d'élus, pour s'incorporer à la religion officielle de la cité et aux données préexistantes publiquement affirmées dans le sanctuaire de Préneste, en un culte orienté non vers le salut individuel, mais uniquement vers l'explication du monde, non vers l'aspiration à la béatitude éternelle et la résurrection dans l'audelà, mais, ici-bas, vers la connaissance objective du réel et la compréhension intellectuelle de l'univers. Qu'est donc devenue, une fois adaptée à la religion de Préneste, la palingénésie pytha goricienne? Elle est restée fidèle aux préoccu pations constantes du culte de la Primigenia, à cette interrogation fondamentale sur le problè me des origines qui est au cœur de la pensée primitive, qui, de tout temps, inspira la théologie officielle du sanctuaire590, et à laquelle elle apporte désormais une réponse plus complète, plus riche et plus profonde. Mais, en cela même, elle affirme son attachement aux dominantes de la pensée latine, peu tournée vers les grands problèmes métaphysiques et la quête de l'absol u, et plus sensible aux problèmes du temps concret où vivent les hommes qu'à ceux de l'éternité du cosmos et des astres divins. Fortuna Primigenia était depuis toujours, de par son épiclèse et sa fonction oraculaire, préposée à ces deux moitiés du temps entre lesquelles s'inscrit l'existence des hommes et qui suscitent les plus poignantes de leurs inquiétudes : l'obsession métaphysique des origines, auxquelles elle pré side en tant que déesse Primordiale, et l'angoisse psychique devant l'avenir, qu'elle distribue aux individus par l'entremise des sortes. Or, la nou velle généalogie répond de la façon la plus simple, donc la plus rigoureuse et la plus irré futable qui soit, à ce problème, qui est celui de l'historicité, du temps et de l'éternité. A la question des origines, de l'antériorité respective, soit de Jupiter, soit de Fortuna, et du déroule590 Cf., dans Primigenius, on de l'Originaire, Latomus, XXXIV, 1975, nos conclusions, p. 980-984. Pour l'acuité avec laquelle le problème des origines se pose à la mentalité archaïque, M. Eliade, en particulier Aspects du mythe, Paris, 1963, p. 97 sq.; et La nostalgie des origines, Paris, 1971, p. 92 sq.; 164 sq.; 175-177.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE ment de la durée, elle propose une solution par l'alternance, qui n'est pas une dérobade, mais qui va au cœur du problème : aussi bien l'un que l'autre, Jupiter et Fortuna également et récipr oquement; qui, à la fois Père et Fils, Mère et Fille, s'engendrent l'un l'autre tour à tour. Absurdité? sans doute, mais qui, si choquante qu'elle paraisse à notre rationalisme occidental et moderne, est loin d'être le propre du sanc tuaire de Préneste et correspond en fait à une intuition essentielle de la pensée religieuse. Nous l'avons déjà rencontrée, à propos de l'ini tiale Aditi, dans les hymnes védiques, où la génération de la Mère par le Fils s'inscrit dans une mystique panthéiste de la création et de l'Être primordial591. A Rome même, l'on eût aimé savoir quels étaient exactement ces «livres sacrés des païens» qui, aux dires de saint Augustin, allaient encore plus loin que les fi ctions des poètes, celles de Virgile, en particulier, puisque, selon eux, secundum istonim non poeticos, sed sacrorum libros non solum Iuno «soror et coniux», sed etiam mater est louis592. Passage énigmatique, rempli de citations de Virgile, entre autres du panthéiste louis omnia piena de la troisième Bucolique, et de références, explicites ou implicites, à Varron, à la théologie des philosophes et à celle des poètes, et dans lequel on reconnaît l'influence manifeste de la tripartition varronienne593. Est-ce également d'une exégèse varronienne, et pythagorisante, des libri
591 Supra, p. 97 sq. La formulation est d'ailleurs loin d'être isolée dans les textes sacrés de l'Inde : on la retrouve dans les Veda et les Brahmana, où les principes créateurs masculin et féminin s'engendrent réciproquement, et où Agni - le Feu primordial - engendre soit ses mères, soit son père (A. Bergaigne, La religion védique, III, p. 93). 592 Ciu. 4, 10, p. 159 D. (citant Aen. 1, 47). 593Verg. éd. 3, 60, cité en ciu. 4, 9, p. 157 D. (de même georg. 2, 325 sq., en 4, 10, p. 158 D.) et commenté à la lumière de Varron, nommé deux fois p. 157 D., pour sa critique du culte rendu aux images divines et l'éloge indirect que, au nom de la pureté religieuse, il adresse au judaïsme lorsqu'il déplore l'anthropomorphisme cultuel. Le même louis omnia plena réapparaîtra d'ailleurs en ciu. 7, 9, p. 286 D., après une nouvelle référence à Varron : idem dicit deum se arbitrari esse animam mundi. Quant à la suite du développement, 4, 10, p. 158-159 D., c'est encore, visiblement, Varron qui inspire l'analyse d'Augustin, construite sur l'opposition figmentis poeticis-philosophorum libris. Sur les trois théologies, des poètes, des philosophes, des hommes d'État, P. Boyancé, Sur la théologie de Varron, REA, LVII, 1955, p. 57-84.
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sacrorum, ou des écrits de quelque autre théo logien, source de Varron, ou bien des authent iques archives sacerdotales, on songera tout particulièrement aux livres des pontifes594, que provient la qualité de mater louis attribuée à Junon? Elle qui, dans la religion et la mythologie traditionnelles, est - comme Fortuna - la déesse des mères et des matrones, l'épouse du «père des dieux et des hommes» et la mère des Olympiens, elle se trouve ainsi, sœur, épouse et mère du même dieu, dans la même relation, absurde et mystérieuse, à Jupiter que l'était déjà Fortuna, concentrant en elle tous les rôles, tous les aspects du possible, et unie à lui par des liens qui vont jusqu'à l'universel et l'infini, comme si, à la limite, toutes les divinités du polythéisme, interchangeables et équivalentes, ramenées à l'incarnation de deux principes, féminin et masc ulin, qui, eux-mêmes, se substituent l'un à l'autre et alternent entre eux, n'étaient qu'autant d'hypostases de l'unique et suprême Divinité595. Enfin, tout près de nous, telle est, dans l'invo cation de Dante qui clôt la Divine Comédie, la condition de la Vierge, Mère et fille du Dieu qu'elle a enfanté, «Vergine Madre, figlia del tuo figlio»596. Théologie de poète? Non, car une prière attribuée à saint Bernard nomme le Christ «le père de sa mère»597, et l'Église ellemême le chante : genuisti qui te fecit; tu quae genuisti... tuum sanctum genitorem. Déesse du paganisme romain, à la fois mère et fille de Jupiter, ou Vierge mère de Dieu et fille de son divin fils : le rapprochement n'a rien de sacrilège et l'un ou l'autre de ces vers eût pu appartenir à ces hymnes païens dont devait retentir, aux jours de fête, le sanctuaire de Fortuna Primigen ia.
594 Sur les libri sacerdotum, G. B. Pighi, La religione roman a,Turin, 1967, p. 41-53. Quant à la source éventuelle de Varron, on pense tout naturellement à Mucius Scaevola, dont la qualité de grand pontife a pu expliquer l'attribution, par Augustin, aux « livres des pontifes » eux-mêmes de ce qui n'était, en réalité, que le fruit des spéculations théologicophilosophiques de l'un d'eux. 595 Cf. les suggestions de J. Przyluski, La Grande Déesse, p. 181, sur les modes selon lesquels les religions évoluées concilient l'ancien polythéisme et le monisme auquel elles tendent. 596 Paradis, 33, 1. 597 A. Masseron, Dante et samt Bernard, Paris, 1953, p. 116sq.
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C'est que cette relation réciproque, contraire à toutes les lois de la biologie et à toutes les normes de la logique humaine, est l'une des formulations favorites du langage mystique, commune aux mystères païens et au mystère chrétien, seule capable de pénétrer l'insondable et de suggérer l'indicible, le mystère de l'Incar nation comme celui de la cosmogonie des ori gines. En fait, le paradoxe de Préneste, par la double généalogie qu'il pose entre Fortuna et Jupiter et par la réponse dialectique qu'il apport e au problème des origines, est l'exact équiva lent mythique de la question que nous ne posons plus qu'avec le sourire, mais qui recouvre l'une des interrogations essentielles de la philosophie, question que, pas plus que nulle autre doctrine, n'ont pu éluder les pythagoriciens : celle de l'antériorité respective de l'œuf et de la poule598. 598 Elle est ainsi formulée par Censorinus, de die nat. 4, 2-4, dans le passage où il pose la question des origines de l'humanité, inlassablement débattue parmi les philosophes, et insoluble comme tout problème des origines, puisque le terme posé comme premier suppose toujours un terme qui lui est antérieur, et ainsi de proche en proche. D'où l'aporie dans laquelle s'enferment ceux qui croient que l'humanité eut un commencement et que naquirent un jour «les premiers hommes». C'est ce que montre l'exemple fameux allégué par les Pythagoriciens, qui affirment que l'humanité, loin d'avoir eu un commencement premier, exista de tout temps, et qui appuient cette thèse sur la comparaison, devenue proverbiale : sed prior ilia sententia, qua semper humanum genus fuisse credittir, auctores habet... eiusque rei exemple negant omnino posse reperiri, auesne ante an oua generata sint, cum et oiium sine aue et auis sine ouo gigni non possit. Cette formule, précise Censorinus, était celle non seulement de Pythagore lui-même, d'Okellos de Lucanie et d'Archytas de Tarente, et, après eux, omnesque adeo Pythagoricos, mais aussi de Platon et de l'ancienne Académie, et d'Aristote, de Théophraste et de nombreux péripatéticiens, multique praeterea non ignobiles peripatetici idem scripserunt (on rapprochera Varron, RR 2, 1, 3, sur l'origine des êtres vivants : sine enini aliquod fuit principiimi generandi animalium, ut putauit Thaïes Milesius et Zeno Citieus, sine contra principiimi horum extitit nullum, ut credidit Pythagoras Samius et Aristoteles Stagerites). L'on pourrait même, dans cette perspective, se demander si les expressions, fondées sur la réciprocité et l'identité, par lesquelles Aristote rend compte de la génération et de la croissance des êtres vivants, hommes ou plantes, ne dérivent pas directement du langage pythagoricien, lorsque le Stagirite, par exemple, distingue deux ordres d'antériorité, l'antériorité réelle, celle de la raison, τφ λόγω, qui est l'inverse de l'antériorité chronolog ique, τω χρόνω, qui n'est qu'apparence, car la fin préexiste à l'acte, comme l'essence à la matière, si bien que le déve loppement de l'être humain s'explique par la cause finale
Image double comme le mythe divin de Pré neste, et opposée, dans sa dualité, à l'œuf pr imordial et unique des orphiques; image exemp laire par laquelle le sage de Crotone et toute la lignée de ses disciples, jusqu'aux plus lointains, répondaient au mystère, ou au faux problème, des origines, dans les termes mêmes que repren dront les prêtres de Fortuna Primigenia, leurs incontestables héritiers spirituels : par l'alternan ce de la génération et la loi du perpétuel retour. A Préneste, la succession linéaire des généra tionsdivines que supposait l'antique et simple généalogie de Jupiter, enfant de Fortuna, est désormais abolie : la généalogie inverse dont vient d'être dotée Fortuna, Diouo fileia, est la meilleure preuve que les phénomènes sont réversibles. Ainsi, à la simple et immédiate perception d'un temps linéaire, succède la repré sentation conceptuelle d'un temps cyclique; et, à la faveur de ce temps cyclique, que domine Fortuna, les deux moitiés de la durée se recou vrent, l'avant et l'après ne font qu'un, la hantise des origines et l'anxiété de l'avenir s'apaisent : ni l'une ni l'autre, elles n'ont plus, en effet, de raison d'être, puisque les origines, loin d'être rejetées dans un passé inaccessible et irrémé diablement révolu, se répètent, et que le devenir, loin d'être cet inconnu insondable et effrayant par sa nouveauté, a déjà eu lieu et ne fait que recommencer, indéfiniment semblable à luimême. Si bien que le futur n'est autre que le primordial en voie de réactualisation. Solution rassurante et définitive au problème du temps, vers laquelle tend la naissance et toute la maturation de l'enfant, et qui est l'état d'homme; d'où la formule άνθρωπος γαρ άνθρωπον γεννςί (de part, animal. 1, 1, 646a 25; de même met. Z, 8, 1033b 30; cf. le commentaire qu'en donne L. Brunschvicg, L'expérience humaine et la causalité physique, Paris, 1922, p. 144 sq.) que, dans sa rigueur métaphysique, eût fort bien pu comprendre un prêtre de Fortuna Primi genia, puisque la doctrine qu'il enseignait en offrait littér alement la traduction mythologique. Ce serait d'ailleurs un jeu, auquel nous ne résisterons pas, que de substituer, dans la phrase de Censorinus, à l'«œuf» et à la «poule» pris comme exemples par Pythagore, les noms des divinités prénestines : negant omnino posse reperiri Fortunale ante an Iuppiter generatus sit, cum et luppiter sine Fortuna et Fortuna sine loue gigni non possit. L'épreuve est concluante : l'on ne saurait en effet lire formulation plus exacte de la nouvelle théologie prénestine, et c'est bien la meilleure confirmation que l'on puisse donner de sa provenance et de son orthodoxie pythagoriciennes.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE non point immobile, mais changeant en un cours régulier et prévisible, et dont les deux moitiés, substantiellement identiques, se rejoignent en une unité aussi forte que celle dont, sous tous ses aspects, le culte de Fortuna Primigenia nous a accoutumés à trouver l'exemple: unité des lieux de culte, unité des fonctions de la déesse, unité, enfin, d'une philosophie ésotérique du temps perpétuellement recommencé, sous l'égi dede l'omnipotente déesse des origines. De quand pouvons-nous dater l'introduction, dans le sanctuaire de Préneste, de cette pensée philosophique ou, plutôt, son adaptation aux lignes maîtresses et aux besoins de la théologie locale, par un clergé rompu aux spéculations sacrées de haut niveau? Les documents grecs eux-mêmes ne nous donnent, à cet égard, aucu neindication formelle. Si Methapos, le réforma teur athénien, lui-même originaire de Phlyées, des mystères de Demeter et de Koré Protogonos en Messénie, accomplit son œuvre de restaura tion religieuse dans le second quart du IVe siècle, nous ne trouvons là qu'un terminus ante quem singulièrement imprécis. Car il est vra isemblable que les mystères des deux déesses, à Andania comme à Phlyées, remontaient à un passé aussi immémorial que ceux d'Eleusis599. De même pour les lamelles d'or orphico-pythagoriciennes de Thurii, datables, en elles-mêmes, de la première moitié ou, tout au moins, du milieu du IVe siècle, mais dont la doctrine, pour ne point parler du fabuleux Orphée, se fonde sur les enseignements d'un maître du VIe siècle. En tout cas, tant en ce qui concerne la GrandeGrèce que la Grèce propre, ces divers docu ments nous fournissent pour les faits grecs, assignables dans leur ensemble à la première moitié du IVe siècle, un synchronisme sûr, et 599 Les mystères de Phlyées auraient même été, aux dires d'Hippolyte, réf. haer. 5, 20, 5 (cf. P. Tannery, Orphica, fr. 3 Abel, RPh, XXIV, 1900, p. 97-102), plus anciens que ceux d'Eleusis. Sans doute, traitant, après L. Deubner, Attische Feste, Berlin, 1932, p. 69 sq., de l'orphisme des Lycomides (supra, p. 129, n.568), Nilsson, Gesch. griech. Rei, I, p. 669, et II, p. 98, émet-il l'hypothèse que, si Demeter Anesidora et Koré (sans épiclèse) doivent appartenir au fonds le plus primitif des mystères de Phlyées, le surnom Protogoné, qui trahit l'influence orphique, n'aurait été attribué à cette dernière qu'à la suite d'une réforme du vieux culte. Encore convient-il, si réforme il y eut, de ne pas, contre toute vraisemblance, en abaisser systématiquement la date.
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amplement suffisant, compte tenu des données chronologiques que Préneste nous procure par elle-même et qui ne permettent pas d'envisager une date très reculée. Si convaincu que nous soyons, selon la formule célèbre de J. Carcopino, que, « lorsqu'il y eut une conscience italique, elle pythagorisa»600, cette prise de conscience des problèmes philosophiques du temps et de l'historicité ne semble pas, dans le sanctuaire de Préneste, avoir été extrêmement précoce. Les inscriptions locales elles-mêmes nous en offrent la preuve la plus tangible. Car, si la dédicace d'Orcevia à Fortuna Dioiio fileia Primocenia nous enseigne que, dès le IIIe siècle, la réforme pythagoricienne du culte prénestin était accomp lie,elle nous suggère, simultanément, qu'elle ne devait être encore, à cette époque, qu'un phé nomène récent et qui, peut-être, ne s'était pas encore développé jusqu'à ses ultimes conséquenc es. En effet, la titulature de la déesse n'avait pas encore, à cette date, trouvé sa formulation définitive, que nous ne lisons, puisqu'un tel hiatus les sépare, que sur les dédicaces du dernier siècle de la République et de l'Empire : Fortunae louis puero Primigeniae. Paradoxe déjà noté par Warde Fowler601 qui, toutefois, n'en avait pas dégagé toute la portée : l'inscription archaïque du IIIe siècle emploie, pour désigner la «fille» divine de Jupiter, le terme courant, usité de tout temps en latin, celui que gardera la langue classique, tandis que celles de la fin de la République et de l'Empire ont recours au fémi nin archaïque ou archaïsant puer, encore en usage, précisément, comme substantif épicène, chez les poètes du IIIe siècle av. J.-C.602, mais qui, rapidement, et pour le plus grand bonheur des antiquaires et des grammairiens, dut faire figure de curiosité archéologique et linguistique, sciem ment conservée par le clergé local. Parce que, 600 La basilique pythagoricienne de la Porte Majeure, p. 161. 601 Roman essays and interpretations, p. 67. 602 Deux exemples dans l'Odyssée de Livius Andronicus : mea puer; sancta puer Saturni; un chez Naevius : Cereris Proserpina puer; un dans le Cartnen Nelei (contemporain de Livius?): saucia puer (Warmington, II, p. 24, v. 3; 30, v. 16; 58, v. 24; 628, v. 1). Sur ces exemples, cf. les commentaires de Charisius et de Priscien, dans Keil, Grammatici Latini, I, 84, 5; et II, 231, 43 - 232, 5; ainsi que R. Arena, Alcune considerazioni su lat. puer, RIL, CVI, 1972, p. 437-450.
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sans doute, la langue religieuse est, en ellemême, éminemment conservatrice, qu'elle per pétue, par vocation, les mots, c'est-à-dire les croyances et les rites du passé dont elle est le véhicule, surtout si, comme c'est le cas, ces conceptions sont en réalité d'âge récent et qu'il est de bon ton, pour asseoir leur prestige, de les vieillir artificiellement. Mais aussi et surtout parce que le substantif puer, grâce au genre bisexué, indistinctement masculin et féminin, qu'il avait dans la langue archaïque, permettait de désigner sous le même vocable le Jupiter Enfant nourri par la courotrophe et la nouvelle Fortuna, «fille» de ce même Jupiter: formule qui, par elle-même, exprimait à la perfection la réciprocité de la Mère et du Fils et l'alternance de leur génération et qui, par l'identité en quelque sorte linguistique qu'elle établit entre eux, joue un rôle analogue à celui que rempliss ent,dans le culte de Demeter et Koré, les monuments figurés des «deux déesses», semblab les ou à peine différenciées, qui sont le fo ndement archéologique de leur identité surnatur elle.Détail insignifiant en apparence, cette hésitation de la langue épigraphique est donc fort riche d'enseignements. Elle nous révèle qu'au temps de l'inscription d'Orcevia la nouv elle religion de Fortuna Primigenia, «fille de Jupiter», était encore malléable, et sa titulature canonique, Diouo fileia ou louis puer, encore en cours d'élaboration. Variation significative, et qui atteste la systématisation d'un culte déjà fermement constitué, mais dont la portée mythi queet métaphysique est de plus en plus net tement dégagée par ceux-là mêmes qui en sont les desservants et les interprètes officiels. En écartant le banal fileia et en optant, à tout jamais, pour l'insolite puer, les prêtres de For tuna Primigenia, loin de chercher à dissimuler la contradiction qu'ils venaient d'introduire au cœur du sanctuaire, mettaient au contraire l'ac cent, avec une évidence aveuglante, sur la rela tion dialectique de Jupiter et de Fortuna, sur la richesse spirituelle de leur filiation contradictoir e, et sur les valeurs théologiques dont elle était porteuse. Cette réinterprétation pythagorisante d'un culte archaïque qui, au IIIe siècle, n'avait pas encore trouvé son assiette définitive, celle qu'il devait garder jusqu'à la fin du paganisme, peut donc se situer, sans grand risque d'erreur, au
tournant des IVe-IIIe siècles, date que rendent hautement vraisemblable, par ailleurs, à la fois l'évolution interne du culte de Fortuna Primi genia et, sur un plan plus général, l'histoire du pythagorisme romain. Le IVe et le IIIe siècle sont en effet, dans la religion de Fortuna et dans l'histoire même de son sanctuaire, une période de transformations cruciales et d'intense créa tion. Nous avons cru, en cette même fin du IVe siècle, pouvoir tenir pour entièrement achevée la première hellénisation de Fortuna et l'accueil, dans son mythe et ses bras maternels, de la Junon enfant qui, désormais, partageait son culte et celui de Jupiter. Peut-être le processus était-il, en fait, et plusieurs indices nous incitent à le penser, accompli depuis une date bien antérieur e, qui pourrait remonter, sinon jusqu'aux VIe- Ve siècles, du moins à une époque intermédiaire entre ces deux limites extrêmes603. Ce n'est, en tout cas, qu'à partir de ce moment qu'il nous devient perceptible. Or, même s'il en est ainsi, et si nous nous en tenons à cette datation basse, qui offre au moins l'avantage d'être entourée des garanties les plus prudentes, c'est au moment même, et là, nous retrouvons des faits plus positifs, attestés par l'archéologie, où cette pre mière phase, parvenue à son terme, reçoit sa consécration officielle, avec la dédicace de \\aedes) louis Pueri, et qu'elle se concrétise dans une œuvre plastique, la statue de la courotrophe aux deux enfants, que s'ébranle la seconde phase, celle qui devait donner naissance au nouveau mythe de Fortuna, fille de Jupiter. Cette évolu tioncontinue de la théologie prénestine s'accor de bien avec l'activité des bâtisseurs qui, dans le même temps, couvrent d'édifices nouveaux le centre de la ville, en ces années charnières du IVe au IIIe siècle, où le sanctuaire inférieur reçoit, lui aussi, sa configuration définitive, avec les premiers aménagements de la grotte, lieu de la naissance tellurique du culte et symbole pythagorisant du monde-caverne, avec la cons truction du temple situé sous la cathédrale, celui de Jupiter Puer, et, semble-t-il aussi, autant qu'on puisse le conjecturer, celle de Xaedes Fortunae, dont l'existence, en tout cas, est attestée en 216. Ainsi, les deux modes de construction vont de pair, et au même rythme : élaboration spirituelle Supra, p. 118 sq.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE d'une philosophie et d'une mythologie religieus es, édification architecturale des demeures de pierre où réside la déesse dont la figure, encore élémentaire à l'époque archaïque, prend les contours de plus en plus nets que lui confère une doctrine fermement structurée. Mais ces mêmes années comptent aussi par mi celles où la «conscience» romaine, et la plus officielle, « pythagorisa » avec le plus d'enthou siasmeet de ferveur604. Ce sont celles où Ap. Claudius, l'illustre censeur de 312, compose le recueil de ses sententiae en vers saturniens, d'inspiration pythagoricienne605; où son protégé, l'édile Cn. Flavius, l'audacieux «éditeur» du calendrier romain, dédie sur le Forum, durant la crise de 304, une aedicula de bronze à la déesse Concordia, réconciliatrice des factions politiques déchirées, qui est le double de l'Homonoia exaltée par le pythagoricien Archytas de Tarente606; où une gens patricienne d'aussi grand renom que les Aemilii portait avec prédilection, et durant plusieurs générations, le cognomen de Mamercus ou Mamercinus qui, comme d'autres se donnèrent des ancêtres troyens, lui permett ait de se rattacher au légendaire Mamercos ou Marmacos, le soi-disant fils de Pythagore607; où, enfin, débordant les cénacles de l'aristocratie politique et intellectuelle, le nom et jusqu'à l'image de Pythagore se répandent sur la place publique, lorsque, en pleine guerre samnite et sur l'ordre de l'Apollon de Delphes, on lui élève une statue sur le Comitium, comme au plus sage d'entre les Grecs, et que la légende même prend naissance que, jadis, les Romains lui auraient accordé le droit de cité608. En ces années fécon desoù, après la rupture du Ve siècle, Rome 604 C'est à cette même époque que se forge la légende, qui restera indéracinable, malgré le démenti que lui inflige la chronologie, de Numa, disciple de Pythagore. Sur l'ensemble des faits, J. Carcopino, op. cit., p. 182 sq.; L. Ferrerò, Storia del pitagorismo nel mondo romano, p. 138-174. 605 Cic. Tusc. 4, 4. «°*Liv. 9, 46, 6; Plin. NH 33, 19. Cf. le fragment 3 d'Archytas, Diels, Vorsokratiker, I, p. 437, 1. 7; ainsi que A. Delatte, Essai sur la politique pythagoricienne, Liège-Paris, 1922, p. 259; et A. Momigliano, Camillas and Concord, CQ, XXXVI, 1942, p. 111-120. 607 Plut. Num. 8; Aem. 2, 1-2; Fest. Paul. 22, 9; cf. Klebs, s.v. Aemilii Marnerei, RE, I, 1, col. 568-571; F. Münzer, Römische Adelsparteien und Adelsfamilien, 2e éd., Stuttgart, 1963, p. 156. 608 Plut. Num. 8, 20; Plin. Ν Η 34, 26.
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s'abreuve avec une avidité croissante à la source vive de l'hellénisme italique et où, avec ses premiers poètes, Naevius en particulier, elle ne va pas tarder à donner forme littéraire au destin historique auquel elle a conscience d'être appel ée,l'on ne saurait s'étonner que Préneste, elle aussi, se mette à l'écoute des enseignements dispensés par le maître de Crotone et ses héritiers et qu'elle donne, elle aussi, grâce à eux, une réponse au problème du destin temporel de l'homme qui, depuis ses origines, la tourmenta it. Que cette réponse, mystique, métaphysique, volontairement ésotérique dans sa conception et hermétique dans sa formulation, soit restée l'apanage d'une élite et qu'elle n'ait été acces sible qu'à un petit nombre, prêtres ou fidèles instruits des arcanes du culte de Fortuna et de la doctrine de Pythagore, l'on n'en saurait douter. Le nouveau mythe de Fortuna, louis puer Pri migenia, n'était point de ceux qui attirent les foules: inintelligible au commun des dévots, consultants de l'oracle plus superstitieux que philosophes, ou matrones plus attentives à la santé de leurs nourrissons qu'aux divins ense ignements du sage de Crotone, il n'a jamais atteint à la diffusion d'un mythe populaire, capable de rivaliser avec son contraire, celui des enfances de Jupiter et Junon, objets de la ferveur persistante des maires. C'est par cette limitation, précisément, que se justifient certai nes des singularités apparentes du culte prénestin ou, plutôt, des documents qui nous le font connaître. Ainsi des inscriptions qui font état de la filiation nouvellement acquise par Fortuna et qui, paradoxalement, sont à la fois ostentatoires et d'une discrétion qui confine à l'effacement. Ostentatoires par leur contenu même, et par l'importance démesurée que l'épigraphie locale semble accorder à cette généalogie. Car, même lorsque les mythes grecs eurent été adoptés à Rome et que, dans la conscience religieuse commune, Mars ou Vénus furent universell ement considérés comme le fils ou la fille de Jupiter, jamais les dédicaces qui leur furent consacrées ne mentionnèrent pour autant leur filiation609 : preuve nouvelle, s'il en était besoin,
609 L'épiclèse de Vénus Ionia elle-même (supra, p. 88, n. 393) devant exprimer, à l'origine, la subordination (une
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du but que poursuivait le clergé prénestin, qui, en l'inscrivant dans la titulature officielle de la déesse, visait à proclamer, par ce moyen sym bolique, une vérité plus haute, et l'un des concepts majeurs de sa théologie. Mais, à l'i nverse, on n'est pas moins frappé par le nombre extrêmement réduit, pour ne pas dire infime, des inscriptions qui rappellent cette généalogie : six seulement, sur un important corpus, qui atteignait déjà quarante dédicaces au temps de Marucchi et qui, de nos jours, approche des quatre-vingts610. Ce rapport statistique reflète exactement la réalité historique. Loin de confirmer l'égalité foncière et originelle que, sur la foi d'une comparaison avec la déesse védique Aditi, G. Dumézil avait cru pouvoir établir entre les deux généalogies antithétiques de Fortuna, de tout temps, selon lui, présentes dans le culte, et de même portée théologique, un examen rapide - et pour cause - des documents relatifs à la seconde de ces généalogies nous convainc imméd iatement du contraire. Autant la maternité de Fortuna est puissamment affirmée dans le culte, dont elle est, avec l'oracle, l'une des deux colonnes maîtresses, autant sa qualité de fille de Jupiter y est inexistante. C'est que les deux données ne se situent pas au même niveau de la conscience religieuse. L'une est, pour les mort els, objet de foi et d'espérance; elle s'incarne dans une statue, présente à leurs regards, qu'ils peuvent toucher de leurs lèvres et de leurs mains, qui appelle les gestes de leur piété et qui émeut leur sensibilité. L'autre, abstraite et théo rique, qui est de l'ordre du symbole, reste cantonnée dans le domaine étroit de la mythol ogiesavante et de la théologie philosophique. Mentionnée seulement par quelques fidèles par ticulièrement scrupuleux sur les dédicaces qu'ils lui consacrent611, la titulature complète et offi-
cielle de Fortuna, «fille de Jupiter, Primigenia», est demeurée sans prise sur la piété populaire, comme sans incidence sur la vie religieuse réelle du sanctuaire. Matière à inscriptions, et non sujet de dévotion, artifice intellectuel aussi sura jouté au culte initial et ancestral que, en son temps, l'avait été Junon et, finalement, aussi marginale qu'elle, elle n'a jamais eu, littéral ement,d'autre existence que nominale, et elle n'est jamais, pour autant que nous le sachions, parvenue jusqu'à l'existence cultuelle. Ce qui, pour conclure, explique amplement le silence que Cicéron, dans son analyse de la religion de Préneste, a gardé sur cet élément secondaire et obscur - au double sens du terme - du culte de la Primigenia. Ainsi avons-nous pu, au cours des temps, reconnaître dans le culte de Fortuna Primigenia des couches mythiques et psychiques d'âge fort différent. Grande déesse locale, elle n'est pas, telle Athéna sortant tout armée de la tête de Zeus, venue toute constituée dans sa ville, qui ne l'a reçue ni de son héritage indo-européen, ni d'une Hellade pourtant plus experte qu'elle dans la création des formes divines. Mais c'est Pré neste qui, par l'entremise de son propre clergé, se l'est à elle-même donnée et qui, avec une patience intelligente et persévérante qu'on ne peut qu'admirer, a façonné sa figure prestigieus e. La religion de Préneste, en l'état où nous commençons à l'entrevoir d'après les premiers textes épigraphiques et les vestiges les plus anciens du sanctuaire, est déjà, en effet, l'abou tissement d'une longue évolution et d'un bras sage singulièrement complexe. A partir du culte primitif rendu dans la grotte à la Déesse-mère,
seulement, sur les six qui nous sont parvenues, en tout ou en partie, nous sont connus par leurs noms, et l'on voit mal, au delà des choix irrationnels de la sensibilité individuelle, ou d'une situation de fortune qui leur permettait de faire graver ce long texte, quelles affinités particulières de classe, de divinité qui est dans la dépendance de, «du cercle de»), psychologie ou de culture pouvaient unir, à travers les plutôt que la filiation. siècles, l'aristocratique Orcevia, l'esclave Nothus, qui appart 610 Supra, p. 16. Cette quarantaine d'inscriptions ne com enait à Ruficana Plotilla, P. Annius Herma, l'héritier de prenant que celles qui avaient déjà paru au CIL XIV, il Trebonia Sympherusa, bourgeois de Préneste, apparemment convient d'y ajouter (supra, p. 3, n. 6) la vingtaine de (CIL Ρ 60; XIV 2863, ainsi que 2862; 2868; citées supra, dédicaces nouvelles publiées dans Eph. Ep. IX et, en dernier p. 24 sq.), et le Quadratus dont nous ne lisons plus que le cognomen (Fasolo-Gullini, p. 285, n° 29). Sur l'indifférencia lieu, les quelque quinze inscriptions éditées par Fasolo et Gullini, p. 276-288. tion sociale de la Primigenia et la participation à son culte de 611 L'on ne saurait malheureusement déceler des carac toutes les couches de la population, y compris les esclaves, F. Borner, Religion der Sklaven, I, p. 140-144. tères communs aux dédicants de ces inscriptions : quatre
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE
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courotrophe et dispensatrice des sorts, à partir du simple mythologème de la Mère Primordiale et de l'Enfant divin, qui relèvent l'un et l'autre de structures religieuses caractéristiques du monde méditerranéen, les prêtres de Fortuna Primigenia ont peu à peu composé une synthèse théologique et culturelle d'un niveau extrême ment élevé, qui puise, bien entendu, aux sources extérieures de la civilisation, à l'hellénisme dif fusé par l'intermédiaire de l'Étrurie et de la Grande-Grèce, mais qui n'en est pas moins le fruit d'une élaboration purement locale, exclu sivement prénestine et sans équivalent dans l'Italie ancienne. Le résultat de ce long processus de réflexion et d'adaptation est le culte de Fortuna louis puer Primigenia, tel que nous le voyons constitué à partir des IVe-IIIe siècles, et qu'il se perpétuera jusqu'à l'extrême fin du paganisme. Sans doute la nouvelle théologie prénestine et ses implications métaphysiques, fort éloignées des croyances populaires auxquell es s'en tient le vulgaire ignorant, ne relèventelles pourtant que d'un pythagorisme mitigé, abâtardi, diront certains, en tout cas, incontes tablement simplifié. Cette théologie de l'absurde, qui s'est volontairement coupée de la foule pour mieux s'adresser aux esprits d'élite, n'est intel ligible qu'aux seuls initiés - initiés, non pas, il est vrai, aux mystères de la secte, mais seulement à ses spéculations doctrinales. Comme d'ailleurs à Rome à la même époque612, car, en ce tournant du IVe au IIIe siècle, le mouvement des esprits est le même dans les deux villes, il ne s'agit ni du pythagorisme scientifique, astronomique et ma thématique, celui des spéculations sur les nomb res et l'harmonie des sphères, ni du pythago rismereligieux et même dévot, celui des acousmatiques, celui des conventicules et des «égli ses» souterraines, mais uniquement d'un pytha gorisme intellectuel, d'un système complet de pensée et d'explication du monde, et d'une doctrine aristocratique d'insigne éclat culturel, qui est désormais intégrée à la religion officielle de la cité, mais au prix d'une irrémédiable perte de substance spirituelle, puisqu'elle s'est dé pouil ée de la dimension mystique qui la rendait suspecte aux pouvoirs établis et qui lui valut de leur part tant d'inquiétudes et de persécut ions. 612 Cf. les conclusions de L. Ferrerò, op. cit., p. 174.
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Un ensemble conceptuel aussi élaboré témoi gne,pour l'époque, d'une science religieuse et philosophique avancée et d'une culture théolo gique profonde. Il a dû naître, au sein même du sanctuaire de Fortuna, des méditations de ses prêtres, dépositaires d'une longue tradition sacerdotale, aussi versés dans la connaissance des choses divines que ceux de l'Étrurie ou que les pontifes de Rome. On entrevoit ainsi, dans la Préneste active et affairée du IVe et du IIIe siècle, centre important du travail du bronze, et productrice d'une industrie de luxe où elle s'inspire à la fois des traditions étrusques et des modèles grecs613, ville bourdonnante de la fièvre des bâtisseurs qui édifient, aux abords de son forum, des temples à l'étrusque, au décor de terre cuite polychrome, ce que pouvait être le clergé d'un grand sanctuaire latin, sa culture intellectuelle et sa formation théologique. Ces prêtres de la Primigenia, qui, pour nous, restent anonymes, appartenaient sans nul doute, comme leurs homologues romains, aux grandes familles de la noblesse prénestine, à ces Anicii, Orcevii, etc., qui fournissaient aux magistratures locales aussi bien qu'aux sacerdoces de Fortuna. Com ment furent-ils touchés par la prédication pytha goricienne, où avaient-ils reçu le sens des spé culations métaphysiques et acquis l'agilité intel lectuelle que requiert une construction aussi subtile? Ils ont été, comme l'élite de leurs contemporains, tributaires d'une double source, dans ce monde composite de Rome et du Latium, carrefour d'influences où se croisaient les courants culturels venus d'Étrurie et de Grande-Grèce. A une époque où les jeunes Romains, les fils de l'aristocratie, il s'entend, étaient instruits dans les lettres étrusques, com me ils le furent plus tard dans les lettres grecques614, en une Étrurie ouverte de longue date à l'enseignement du maître de Crotone615, 613 Cf. Ch. Picard, De la stèle d'Ameinocleia à la ciste «prénestine» G. Radeke, REG, LIX-LX, 1946-1947, p. 210218. 614 Liv. 9, 36, 3, en 310: Tite-Live donne cette précision à propos de la première traversée de l'impénétrable forêt Ciminienne, exploit dont l'auteur fut un Fabius ou, selon d'autres, un Claudius, qui, élevé à Caere chez des hôtes de sa famille, possédait parfaitement la langue étrusque. 615 Déjà l'on comptait des Étrusques parmi les premiers disciples de Pythagore, dont la liste est transmise par Jamblique (Diels, Vorsokratiker, I, 58, A, p. 446-448). A la fin
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et où, depuis le sud, rayonnait sur l'Italie le foyer de la politique et de la pensée pythagoriciennes qu'était alors Tarente, sous la direction d'Archytas616, les milieux aristocratiques et sacerdotaux de Préneste subissaient indéniablement les mêmes influences. Tels étaient les hardis novateurs qui, instruits de la philosophie comme de la mythologie grecque, surent, à la lumière de la doctrine pythagoricienne, accomplir une réforme sacer dotale, moderniste et savante, qui devait remod eler le vieux culte de la Primigenia et lui donner sa forme définitive, en lui conférant le prestige d'un mythe symbolique et en dégageant de leur religion ancestrale une théologie méta physique. Cette remise en ordre, extrêmement consciente, d'une religion primitive, n'est pas sans évoquer l'organisation systématique, plus administrative cependant qu'intellectuelle, dont les pontifes de Rome dotèrent eux aussi le culte de leur cité. A Préneste, le résultat de ces spéculations est une création extrêmement ori ginale, et qui apparaît comme unique dans l'Italie républicaine. Mais l'image qui l'emporte, en définitive, est celle de la continuité plus que de la métamorphose. Les prêtres de la Primi genia qui, sur son culte archaïque, ont greffé leurs spéculations savantes, n'ont rien abandon né de leurs antiques croyances, et le secret de leur réussite fut de savoir rénover l'ancienne religion de Fortuna sans rien renier de sa signification première et sans altérer le sens de son mythe originel, celui de la Déesse Primord iale,mère de l'enfant divin et des enfants des hommes. La réforme pythagoricienne du culte l'a achevé, accompli, elle ne l'a pas radicalement
du IVe siècle, Aristoxène de Tarente croyait à l'origine étrus quede Pythagore (Diog. Laërce 8, 1) et le même Jamblique affirme : εν δε τοις Λατίνους άναγινώσκεσθοα τοΰ Πυθαγόρου τον ιερόν λόγον (Vie Pyth. 152; cf. 267). 616 Sur la diffusion du pythagorisme en Italie sous l'i nfluence tarentine et les rapports culturels de Rome et de Tarente, perceptibles par exemple dans la rédaction des XII Tables, dans l'usage, alors nouveau pour le public, d'assister couronné aux jeux et de donner des palmes aux vainqueurs, et, dans le domaine religieux, dans le culte rendu au Palladium, l'introduction du serpent d'Épidaure, l'érection de la statue de la Victoire dans la Curie, ensemble qu'acheva la création des ludi Tarentini, en 249, L. Ferrerò, op. cit., p. 108-137; et P. Wuilleumier, Tarente des origines à la conquête romaine, p. 563-608 et 663-689.
bouleversé : elle lui a permis d'épanouir les virtualités qu'il portait en lui, plus qu'elle ne l'a transformé de l'extérieur. La Primigenia des premiers temps possédait déjà les deux traits qui devaient rester les caractéristiques majeures de sa nature : une forte charge mythique qui con firme en tout point les vues de C. Koch ou de G. Dumézil sur la « démythisation » de la plus ancienne religion romaine, et une obscure intui tion métaphysique qui ne demandait qu'à se constituer en doctrine sous l'influence stimulant e de la pensée grecque. Telle elle était à ses débuts, telle elle est encore dans cette phase de son histoire : pourvue désormais de deux mythes, au lieu d'un seul, l'un primitif, religieux, tellurique, l'autre spéculatif, philosophique et pythagorisant, mais qui, l'un comme l'autre, développent en histoire sacrée et en théogonie l'énigme des origines. Mais, au terme de cette rénovation, devenue plus abstraite et de plus haut prestige intellectuel, elle était prête pour une nouvelle ascension : engagée dans le cycle fécond des naissances et des renaissances, maî tresse du temps perpétuellement recommencé et des destins cycliques de l'univers, elle avait vocation pour une primauté non seulement locale, mais cosmique, et pour la royauté divine qui en est l'expression mythologique. En cette phase de son histoire, disons-nous : en effet, les hautes destinées auxquelles Fortuna Primigenia s'élevait en ce début du IIIe siècle ne marquaient pas encore l'apogée de sa carrière. Il lui restait encore - au moins sous la République, car nous ne saurions la suivre jusque sous l'Empire et l'aventure du syncrétisme, dont la statue d'Isityché qui lui fut dédiée demeure le témoin - deux étapes à parcourir, toutes deux scandées par les témoignages de l'archéologie. L'un, mineur, est une ciste prénestine (PL VIIVIII) découverte en 1871, à qui la scène singu lièrequ'elle représente a valu d'être maintes fois décrite et commentée, et dont la datation, long temps incertaine, comme celle de l'ensemble des cistes de Préneste, puisqu'elle a varié entre le IVe et le IIe siècle, peut être maintenant fixée vers le milieu du IIIe siècle617. L'on y voit, en un 617 Aujourd'hui à l'Antiquarium de Berlin (à l'obligeance de qui nous devons les photographies ci-jointes) : Staatl.
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE lieu dont un amoncellement de rochers indique la nature souterraine, et que la présence, inte rrompant la partie supérieure de la frise, entre deux palmettes, de Cerbère aux trois têtes per met d'identifier avec les Enfers, Minerve, qui tient au-dessus d'une grande jarre d'où s'échap pe une eau bouillonnante, ou peut-être même des flammes, un jeune Mars, nu et armé. Le même sujet est traité sur deux miroirs étrus ques, l'un de Chiusi, l'autre de Bolsena618, plus
Museen zu Berlin. Führer durch das Antiquariwn, I : Bronzen, Berlin-Leipzig, 1924, p. 93, n° 6239, où elle est datée du IVe siècle, d'après G. Matthies, Die pränestinischen Spiegel, p. 62; 76-78; 117 (fin de la première moitié du IVe siècle). Publiée par A. Michaelis, L'infanzia di Marte sopra cista prenestina, Ann. Inst., XLV, 1873, p. 221-239 (IIe siècle); cf. Mon. Inst., IX, 1869-73, pi. LVIII-LIX; et, maintenant, G. Foerst, Die Gravie rungen der pränestinischen Cisten, Rome, 1978, p. 53-57; 113 sq.; pi. 9c-d et lOa-d; et G. Bordenache Battaglia, Le ciste prenestine, Rome, I, 1, 1979, p. 50-54; 61; pi. LX-LXIII (qui a bien voulu nous préciser la datation : « pas antérieure à la première moitié du IIIe siècle»; cf. Roma medio repubblicana, p. 276-278, n°421). Pour l'inscription: Helbig, Eph. Ep., I, 1872, p. 14, n°21, et 153, n° 168c; CIL F 563; XIV 4105; Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 32, n° 54; Degrassi, ILLRP, n° 1198. Sur l'interprétation: J. Roulez, Minerve courotrophos, Ann. Inst., XLIV, 1872, p. 216-225 (à propos des miroirs de Chiusi et de Bolsena) ; Fernique, Étude sur Préneste, p. 79 et 158 (IIe siècle); et s.v. Cista, DA, I, 2, p. 1204; F. Marx, Ein neuer Aresmythus, Archäologische Zei tung, XLIII, 1885, col. 169-180; Deecke, s.v. Maris, dans Röscher, II, 2, col. 2376 sq., et, de Röscher lui-même, s.v. Mars, col. 2408; J. Bayet, Herclé, Paris, 1926, p. 255-258, qu'on ne saurait suivre dans le reste de sa conjecture, celle d'un Mars surgissant d'un puits infernal, comme les âmes ou la pluie du manalis lapis romain; G. Hermansen, Studien über den italischen und den römischen Mars, Copenhague, 1940, p. 51-70; R. Enking, Minerva Mater, JDAI, LIX-LX, 194445, p. 111-124; H. Wagenvoort, The origin of the ludi saeculares, dans Studies in Roman literature, culture and religion, Leyde, 1956, p. 212-232; Q. F. Maule-H. R. W. Smith, Votive religion at Caere, p. 110-117; G. Dumézil, Naissance de Rome, Paris, 1944, p. 63-66 (déjà dans Le festin d'immortalité, Paris, 1924, p. 144 sq., mais en des termes qu'il a maintenant abandonn és); et Rei. rom. arch., p. 253-255 et 662-664; U.W. Scholz, Studien zum altitalischen und altrömischen Marskult und Marsmythos, Heidelberg, 1970, p. 141-157; E. Simon, // dio Marte nell'arte dell'Italia centrale, SE, XLVI, 1978, p. 135147. 618 Gerhard, Etruskische Spiegel, III, p. 158, pi. 166; p. 276, pi. 257 Β (reproduits dans la plupart des ouvrages indiqués ci-dessus). Du IIIe siècle, selon J. Bayet, op. cit., p. 53, n° 9 et 20 (?), sous réserve donc, pour ce dernier, de Chiusi; cf. H. Wagenvoort, op. cit., p. 212. Mais D. Rebuffat- Emmanuel, Le miroir étrusque d'après la collection du Cabinet des Médailles, Rome, 1973, p. 442, n. 3, qui ne se prononce pas
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énigmatiques encore, puisque la figure du jeune dieu s'y multiplie : si, au centre des deux scènes, comme sur la ciste de Préneste, Minerve tient au-dessus d'une amphore un Mars cette fois tout enfant, Maris Husrnana, le miroir de Chiusi en montre également un second, Maris Raina, assis sur le genou d'un jeune homme, Leinth, et celui de Bolsena va jusqu'à leur en adjoindre un troisième, Maris Isminthians. Scènes de mythologie étrusque, d'autant plus difficiles à élucider qu'elles sont sans équivalent grec, et qui ont trait, pour J. Bayet, à «la naissance, ou plutôt l'apparition ou épiphanie de Mars»; représentation, selon Michaelis, du dies lustricus et de la purification dont l'enfant nou veau-né était l'objet à son neuvième jour; rituel magique, comparable, selon Marx, dont l'inte rprétation a fait grandement progresser dans l'intelligence de ces mystérieux documents, au bain d'immortalité que Thétis donna à Achille dans les flots de feu du Styx, ou Demeter à l'enfant Démophon; rite d'initiation guerrière, comparable à celle que reçoivent Horace ou Cuchulainn, qui, pour G. Dumézil, confirme la nature essentiellement belliqueuse du dieu, uni que, mais figuré aux trois phases de l'opération; ou, selon la séduisante exégèse de G. Hermans en, puis de H. Wagenvoort, triple incarnation d'un Mars mortel, le Mares italique, héros pri mitif des Ausones, «premiers habitants de l'Ita lie», qui, d'après une légende rapportée par Élien de Préneste619, fut - comme le roi mythi queErulus, le fils de Feronia620 - doué de trois vies, puisqu'il vécut jusqu'à cent-vingt-trois ans, la plus longue durée connue d'un saeculum étrusque621, et, par trois fois, mourut et ressusc ita,personnage fabuleux que l'on décrivait
sur le miroir de Chiusi, assigne, comme date probable, à celui de Bolsena, la seconde moitié du IVe siècle. 619 Ael. uar. hist. 9, 16. G. Hermansen, op. cit., p. 55, n. 4, ne manque pas de rappeler qu'Élien lui-même était origi naire de Préneste et suggère que la tradition qu'il rapporte λέγουσιν, écrit-il - pourrait être empruntée à Verrius Flaccus, autre Prénestin de marque. Cependant que L. Ferrerò, op. cit., p. 137, souligne par ailleurs les affinités qui existent entre les mythes de résurrection étrusco-italiques de Mares, Erulus et Virbius et la croyance pythagoricienne en la survie de l'âme. 620 Supra, p. 113. 621 Censorinus de die nat. 17, 6.
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comme un centaure, donc un être chthonien comme le cheval, ce qui étayerait encore davan tagela thèse, soutenue par ces deux historiens, d'un Mars aux origines entièrement chthonien (et non guerrier), non seulement « agraire », mais infernal, lié à la mort et au monde souterrain, et même, selon l'interprétation plus systématique encore de H. Wagenvoort, figuré sous trois ima ges qui répondent à ses trois aspects, dieu de l'agriculture, de la guerre et de la mort; repré sentation, enfin, selon U. Scholz, du mythe de la royauté italique primitive, patronnée par Mars, et de la succession perpétuelle des rois, d'où la triple figuration du miroir de Bolsena, signe de renaissance, d'une génération à l'autre, royauté dévolue aux fils du dieu Mars, Maris Husrnana, etc., comme elle l'est par ailleurs à Romulus et au héros et Urkönig Mares. Ou, dans un sens radicalement différent, illustration du mythe grec des Aloades, selon E. Simon, dont l'inte rprétation dionysiaque apparaît toutefois nett ement forcée622. Minerve, en tout cas, et c'est le point le plus clair qui soit commun à ces obscures représent ations,y apparaît en courotrophe, qui entoure de ses soins maternels et nourriciers le jeune dieu dont l'enfance et l'éducation lui sont conf iées. Mais, plus que cette partie centrale de la scène, sur laquelle, comme il était naturel, s'est concentrée l'attention des commentateurs, ce sont les divinités spectatrices rassemblées à l'entour, et toutes, par bonheur, désignées par leur nom, qui, paradoxalement, retiendront notre intérêt. Elles varient d'ailleurs d'un objet à l'autre : divinités étrusques, Leinth, Turan - sur les deux miroirs -, avec, en outre, sur celui de Bolsena, Turms, Laran et Amatutun(P); divinités latines sur la ciste de Préneste. Elles sont, outre les deux protagonistes, au nombre de neuf: de gauche à droite, Iuno et Iouos, puis Mercuris, Herde, Apolo, Leiber et Victoria, debout auprès de Menerua et Mars, à la droite de qui se
622 Si l'hypothèse justifie l'existence du pithos, où Ares était enfermé, elle n'explique de façon satisfaisante ni la présence de Cerbère, ni celle d'Athéna, puisque c'est, selon les variantes, Hermès ou Apollon qui l'ont délivré. Quant au «miracle du vin» que figurerait la scène, Liber, loin de la dominer, n'est qu'un dieu spectateur parmi les autres, et l'on ne saurait dire que le pithos y soit «caractérisé comme dionysiaque ».
tiennent Diama (sic) et, enfin, Fortuna. Une assemblée des dieux, donc, du style le plus classique, le plus homérique, pourrait-on dire, et dont la composition, dans sa forte simplicité, n'est pas laissée au hasard : d'un côté les déess es,et de l'autre, les dieux, comme dans les deux célèbres hexamètres d'Ennius623. D'abord les déesses : intéressées au premier chef, de par leur sexe et leur fonction, à cette scène de courotrophie qui, chez les immortels comme chez les humains, est tâche typiquement féminine, elles entourent, de part et d'autre, les deux protagon istes; puis, à l'arrière-plan, les dieux, specta teursplus lointains, rejetés de l'autre côté de la ciste, cependant que Junon et Jupiter, conjuga lement enlacés, ménagent la transition d'un groupe à l'autre. Mais, de toutes ces figures, celle qui attire le plus nos regards est évidemment Fortuna : une Fortuna dont l'apparence juvénile a paru fort étrange à Fernique qui, non sans ingénuité, s'étonne de ne retrouver en elle ni la courotrophe primitive, ni la Fortune hellénisée à la corne d'abondance. Rien, ni dans ses traits, ni dans son costume, ne distingue, il est vrai, cette jeune femme debout des autres déesses ses compagnes - rien, si ce n'est son nom, et ce « long bâton qui se termine en forme de boule et est orné d'une sorte de banderole flottante»624, qu'elle tient royalement de la main droite, et qui n'est autre qu'un sceptre.
623 Iuno Vesta Minerua Ceres Diana Venus Mars Mercurius louis Neptunus Volcanus Apollo {ann. 62 sq. Vahl.). 624 Étude sur Préneste, p. 79. Aussi ne saurait-on admettre la solution qu'il propose : l'auteur de la ciste, copiant un modèle grec dont il comprenait mal le sujet, aurait attribué «au hasard le nom de la divinité protectrice de la ville» à cette figure qu'il ne savait identifier. Hypothèse facile, et insoutenable : quelles que soient les erreurs ou les incerti tudes, souvent relevées, des graveurs étrusques ou latins dans leurs représentations des mythes grecs, qu'ils compren aientplus ou moins bien, un artiste prénestin ne donne pas « au hasard » le nom de Fortuna à un personnage quelconque d'une de ses œuvres. Cf. le commentaire, bien supérieur, de Michaelis, op. cit., p. 235 sq. Sans doute les traits juvéniles et la coiffure sans apprêt de Fortuna sont-ils très éloignés du diadème et de la gravité qu'ont d'ordinaire les déesses matronales : mais on les retrouve au Ier siècle sur le denier de M. Plaetorius Cestianus {supra, p. 64 sq.). Si différents que soient les deux types, s'inspiraient-ils l'un et l'autre d'un modèle réel, autrement dit d'une statue de culte?
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE C'est donc la première fois que, sur un monument figuré aussi bien, d'ailleurs, que sur une inscription, sensiblement contemporaine, au demeurant, de la dédicace d'Orcevia, l'une expri mant l'aspect mythologique, l'autre, l'aspect rel igieux de la déesse, nous voyons Fortuna paraître au sein d'une société divine complexe et struc turée; car l'on ne saurait appeler société les deux nourrissons de sa statue de culte, qui peuplent à peine la solitude altière de la déesse Primordiale. Or, d'emblée, elle y détient la pr imauté. Seul de tous les dieux représentés, Jupi terest assis; mais, de la main gauche, il ne tient que le foudre, tandis que son bras droit repose tendrement sur l'épaule de Junon. Le sceptre, son attribut ordinaire, a passé entre les mains de Fortuna625. A Préneste, qui s'en étonnerait? Cette ciste, l'une des rares productions de l'art local où elle soit représentée626, et, à ce titre, d'autant plus intéressante, la situe exactement à sa place dans la hiérarchie des dieux et dans la dévotion des hommes. Mère elle-même et courotrophe, de surcroît dispensatrice des destins aux enfants nouveaux-nés, elle est toute désignée pour assis terà cette scène et pour participer, non seule ment par sa présence attentive, mais dans toute la réalité de ses fonctions divines, aux soins que Minerve dispense au jeune Mars. Car quel est le rôle imparti aux diverses déesses, et à quel titre sont-elles associées à cet énigmatique rituel? Leur répartition, autour de ce Mars déjà guerr ier, mais encore enfant, et les affinités qui les unissent entre elles sont assez claires : d'un côté, les belliqueuses, Victoria et Menerua qui a, pro visoirement, déposé ses armes, le casque et le bouclier; de l'autre, le trio des courotrophes, Inno, Diana, Fortuna. Une seule, cependant, pré625 Avec la royauté dont il est le signe : ipsum enitn deorum omnium dearwnque regem uoîunt; hoc eins indicai sceptrum, commente Augustin, ciu. 4, 9, p. 156 sq. D. Le sceptre de Fortuna, que Fernique hésitait à reconnaître pour tel, est exactement semblable à celui de Jupiter Anxurus sur la monnaie {supra, p. 112, n. 499) qui reproduit selon toute apparence sa statue cultuelle. Tyché, qu'on peut croire à l'origine de la promotion de Fortuna, porte également le sceptre sur des monnaies d'Aegira et d'Asie mineure (s.v., Waser, dans Roscher, V, col. 1358; 1370; 1372; G. HerzogHauser, RE, VII, A, 2, col. 1687). 626 Elle apparaît également, en compagnie de Minerve, sur un miroir figurant le triomphe de Jason (cf. T. II, chap. II).
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side à la scène, et c'est cette dernière. Car, et c'est là ce qui est neuf, seule entre toutes les divinités de l'Olympe assemblé, elle tient le sceptre auquel Jupiter a dû renoncer en sa faveur. Symbole de la souveraineté locale et politique qu'elle exerce dans la cité des hommes dont elle est la divinité poliade, celle à qui tous les collèges d'artisans de la ville consacreront à l'envi leurs offrandes? sans aucun doute. Mais là ne se réduit pas la signification de cet attribut. Signe de la puissance souveraine, il symbolise, aux mains de Jupiter, le pouvoir suprême dont est revêtu le dieu tout-puissant, «père des dieux et des hommes», ο genitor noster Saturnie, maxi me diuum627, qui est imperator diuum atque hominum, Iiippiter62S. Entre les mains de Fortun a, sa signification n'a pas varié, ni sa portée ne s'est amoindrie : dans la Préneste du IIIe ou du IIe siècle, où elle traite d'égale à égal avec Jupiter, et où elle aura l'insigne privilège de partager avec lui l'hommage cultuel du roi Prusias, elle est, comme lui, reine non seulement des hommes, mais aussi des dieux; elle est, déjà, ou elle est en passe d'être la divinité prépon dérante qu'était devenue son homologue grec que, la souveraine Tyché, maîtresse des choses humaines et puissance supérieure aux anciens dieux de l'Olympe. Cette accession à la souveraineté, imitée de celle de Tyché, et qui, d'ailleurs, n'est pas propre à la déesse de Préneste, mais à laquelle la Fortune romaine s'élèvera après elle629, ne s'e xprime encore à cette date que sous le trait d'un graveur: hommage privé, en quelque sorte, qui résume excellemment la théologie de Fortuna Primigenia, vue, dans ses diverses composantes, par un artisan prénestin du IIIe siècle, divinité primordiale qui, à ses pouvoirs traditionnels de déesse-mère, commence d'ajouter une royauté nouvelle. Mais, à la fin du IIe siècle et au commencement du Ier, franchissant une dernière étape, elle recevra la consécration architecturale et publique la plus somptueuse dont pouvait rêver déesse latine, plus superbe que le simple sceptre de bois placé dans sa main droite par l'auteur de la ciste, plus opulente que le sanc-
627 Enn. ann. 456 Vahl. 628 PI. Ru. 9. 629 Cf. T. II, chap. V.
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tuaire inférieur sur la richesse et la fervente animation duquel s'extasiait déjà Camèade. Alors en effet, et durant quelque cinquante ans, si l'on s'en tient à la chronologie de Lugli, ou plutôt vers 110-100, selon celle de Degrassi, Préneste lui bâtit le troisième et le dernier de ses temples, cette nouvelle ville sainte qui com mence aux propylées de la première terrasse et qui, à elle seule, est une cité entière et comme un microcosme et sur les vestiges de laquelle, pendant des siècles, la Palestrina du Moyen Age et des temps modernes trouvera l'espace et les matériaux nécessaires à l'édification de ses mai sons, de ses églises et de ses palais. A quelle nécessité intérieure répondait donc la construc tion de ce nouveau lieu de culte et l'extension démesurée du sanctuaire, qui peuvent apparaît re comme un luxe inutile et une vaine dépense de prestige en l'honneur d'une déesse qui, déjà, était vénérée au sein d'une grotte sacrée et de deux vastes temples? Précisément, elle répond à la nouvelle nature que Fortuna vient de revêtir en ce courant du IIIe, puis du IIe siècle, et dont la ciste du bain de Mars apparaît comme le signe précurseur. Dans son culte, jusque-là con finé sur l'espace resserré du sanctuaire inférieur, surchargé d'édifices, et renfermé dans l'obscuri té tellurique de la grotte, elle introduit l'air et la lumière, et les espaces infinis qu'on découvre du haut de l'hémicycle terminal auquel aboutit son temple. A la représentation symbolique, et épisodique, de la Fortune-reine sur la ciste du IIIe siècle, elle donne, au siècle suivant, expression officielle et incarnation cultuelle. Mais aussi, elle signifie une nouvelle, et suprême, ascension de Fortuna. Nous avions précédemment reconnu, dans la structure du sanctuaire inférieur, la projection visible de la nature divine de Fortuna Primigen ia, de sa théologie et de ses deux fonctions maîtresses, simultanément déesse courotrophe et déesse des sorts, adorée sous chacune de ses deux formes, dans deux temples à la fois dis tincts et complémentaires630. Le nouveau temple du sanctuaire supérieur, troisième et dernier terme de cette structure complexe, n'est pas infidèle à cette conception. Édifié exactement dans l'axe de l'antique sanctuaire inférieur, à 630 Supra, p. 23 sq.
mi-distance de la grotte et de Yaedes Fortunae, dans le prolongement de \\aedes) louis Pueri dont il étend à l'infini la perspective, il donne à l'ensemble primitif non seulement une ampleur, mais une dimension nouvelles, qui sont à la mesure des récentes conquêtes opérées par Fortuna, depuis que, à la réforme pythagoricien ne des IVe-IIIe siècles qui lui avait conféré la maîtrise du temps et de l'éternité, a succédé, aux IIIe-IIe siècles, son avènement à l'universelle royauté. A la structure horizontale et linéaire du sanctuaire inférieur, allongé dans le repos immob ilequi sied à la Terre-Mère, s'ajoute désormais la verticalité ascendante du sanctuaire supérieur dont le dynamisme irrépressible gravit d'un élan vertigineux les pentes de la montagne : affirma tionorgueilleuse de la toute-puissance de la Primigenia et de son ultime majoration, elle qui, déjà maîtresse de sa ville et reine parmi les dieux, vient, par un processus classique d'ouranisation d'un oracle chthonien, dont nous trou vons l'exemple non seulement à Delphes, mais aussi à Olympie, de transformer sa nature ini tiale et de devenir ainsi une puissance cosmique. Le sanctuaire supérieur est le lieu spirituel où se réalise cette forme ultime de l'hellénisation. La déesse de la grotte a conquis la lumière du ciel, comme, à Delphes, le pouvoir était passé des mains de Gé à celles d'Apollon, et comme, à Olympie, l'oracle de Gé, elle encore, était devenu celui de Zeus avant de s'éteindre définitive ment631.A Préneste, en revanche, par une con tinuité révélatrice, il est resté sans fin aux mains de Fortuna, qui jouit désormais d'une souverai neté triple, c'est-à-dire totale, poliade, divine et cosmique, reine, non seulement des Olympiens, mais de l'univers et des éléments, maîtresse du temps cyclique et du perpétuel retour, dominat rice de la terre et du ciel. Ainsi, non moins que le sanctuaire inférieur, le sanctuaire supérieur est la traduction spatiale et monumentale de cette montée progressive vers la souveraineté, divine aux IIIe-IIe siècles, cosmique aux IIe-Ier siècles, qui constitue la troisième fonction de Fortuna Primigenia et en laquelle s'épanouissent et s'accomplissent les deux autres. Ayant achevé son évolution et atteint à la plénitude de son être divin au début du Ier Paus. 5, 14, 10 (supra, p. 106).
ORIGINES ET SIGNIFICATION DU CULTE siècle, Fortuna Primigenia est désormais hono réeà l'intérieur de trois temples qui expriment ses trois aspects, reflètent sa longue histoire et symbolisent le tout de sa nature divine : déesse courotrophe dans le temple de Jupiter Enfant, déesse oraculaire dans le temple à abside, dées sesouveraine, enfin, dans la tholos, la «grotte» céleste du sanctuaire supérieur, où, figurée sans doute sous les traits d'une grande statue grecque du IIe siècle, debout et drapée dans un envol puissant632, elle jouit de cette domination abso luequi n'est plus seulement celle, maternelle et chthonienne, de l'antique Primigenia, ou celle, mythologique, de la reine de l'Olympe, mais celle, plus abstraite, de la Tyché hellénique, maîtresse, comme elle, du monde, des temps et des destins. Fortune suprême, entrée dans l'éter nitéd'un pouvoir royal que symbolise la tholos, qui est comme sa couronne de pierre et que, jusqu'à la fin du paganisme, nulle divinité ne lui ravira; déesse universelle par l'étendue et la multiplicité de ses pouvoirs, maîtresse des nais sances et des vies humaines, des «sorts» et du cosmos, objet d'un mythe à la fois primitif et savant, ésotérique et populaire, qui unit en elle les contrastes de l'archaïsme primordial et de la
632 PL IV, 4, et supra, p. 21, n. 73. Cf. G. Quattrocchi, op. cit., p. 5 sq. et 23, n° 27, qui la rapproche à juste titre de la Victoire de Samothrace, œuvre, comme elle, de l'école rhodienne.
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spéculation intellectuelle la plus audacieuse, de la «nature» la plus élémentaire et de la profu sionarchitecturale et ornementale la plus raff inée : ainsi dressée dans l'impérialisme hautain qui est le privilège des Grandes-Déesses633, elle donne, par le mystère sacré qui l'entoure, sa profondeur surnaturelle à cette étrange «fasci nation» qui émane des ruines de l'antique Préneste, de ses tombes orientalisantes et de ses croyances religieuses, et à laquelle, pas plus que, jadis, Vaglieli et Marucchi634, nous n'avons su, pour notre part, demeurer insensible. 633 Les conclusions de M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 388, sur l'évolution générale des divinités fémi nines, sont exactement confirmées par l'histoire individuelle de Fortuna. « Toute déesse, dit-il, tend à devenir une Grande Déesse» et à s'arroger effectivement les attributs et les fonctions qui définissent l'archétype de la Grande Déesse. Ainsi s'opère un double mouvement, de fragmentation et de dispersion, qui entraîne l'amoindrissement de la Terre-Mère originelle et sa dégradation en une multitude de figures spécialisées, donc limitées, et, simultanément, un mouve ment inverse d'ascension qui fait d'elle la Maîtresse du destin et la Souveraine de la terre et des cieux. D'où la possibilité, pour un dieu tribal, par exemple, de devenir le centre exclusif d'une religion monothéiste, et, «pour une humble déesse rurale («locale» conviendrait mieux à For tuna Primigenia) de se transformer en Mère de l'Uni vers». 634 Telle est la conclusion apaisante par laquelle Vaglieri, BCAR, XXXVII, 1909, p. 241, met un terme aux vives controverses qui l'avaient opposé à Marucchi et le rejoint «nella ricerca entusiasta di svelare il singolare mistero che quei ruderi avvolge».
CHAPITRE II
LES FORTUNES D'ANTIUM LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE
O diua, gratum quae régis Antium Horace, carm. 1, 35, 1 Chez les Volsques, la Fortune d'Antium, dées seoraculaire elle aussi, était à peine moins prestigieuse que celle de Préneste. Mais elle nous est beaucoup moins bien connue : quelques allusions des textes littéraires, de rarissimes inscriptions, d'intérêt mineur au demeurant, ne nous auraient laissé sur elle qu'une information vague et lacunaire, si elles n'étaient complétées par les monuments figurés, essentiellement par une série de monnaies émises sous le règne d'Auguste par Q. Rustius et qui constituent jus qu'à ce jour notre source la plus précieuse et la plus positive pour la connaissance et l'interpré tation du culte. Son trait le plus saillant et en même temps le plus original, sans équivalent exact dans le reste de la religion de Fortuna, est le caractère double de la divinité1: il s'adressait en effet non à une déesse unique, mais à un couple de deux For tunes, et, de fait, les sources, tant littéraires qu'épigraphiques ou numismatiques, mention nent assez fréquemment, au pluriel, les deux
Fortunes d'Antium. Martial, faisant allusion à leurs pouvoirs oraculaires, les nomme uerìdicae sorores2. Suétone, plus explicite, désigne les Fortunae Antiatinae*, et Fronton, les Fortunas Antiatis4. A cette dualité répondait le nombre des statues cultuelles, comme l'attestent Tacite, Fortunarum effigies5, et Macrobe, simulacra Fortu narum6. Une inscription de Velletri, ville volsque, elle aussi, est dédiée Fortunis Antiatibus7 et l'un des gardiens qui, à Antium même, avaient la charge de leur temple, s'intitule, sur une autre inscription du Ier siècle de l'Empire, aeditus Fortunarum8. Mais il est d'autant moins aisé d'apprécier exactement le sens et la portée de ce dualisme qu'il n'est pas constant, et qu'il arrive aux écrivains latins d'employer également le singulier. Horace, au début de l'ode à la Fortune d'Antium, l'invoque comme une divinité uni que : ο diua, gratum quae régis Antium9; et le commentaire du scholiaste reprend ce singulier: aput Antium autem est Fortunae tem-
1 Quelques terres cuites, nous l'avons vu, représentent la Fortuna Primigenia de Préneste sous la forme d'un couple de deux divinités jumelles (supra, p. 43 et 47-51). A Rome, d'au trepart, nous savons que le temple de Fortuna Muliebris, fondé précisément à la suite de la victoire remportée sur les Volsques conduits par Coriolan, abritait deux statues cultuel les (infra, p. 341-349). Mais ces dédoublements, qui sont un phénomène courant dans les religions de l'antiquité classi que,en sont restés à un stade purement iconographique; ils n'ont affecté ni la théologie, ni, indice révélateur, le nom de la divinité, conçue comme unique et toujours désignée au singulier : Fortuna Primigenia, Fortuna Muliebris.
2 5, 1, 3. 3 Calig. 57, 3. 4 P. 150, 21 Van den Hout. 5 Ann. 15, 23, 2. 6 Sat. I, 23, 13. 7 Par un tribun militaire de la XIVe Gemina, duumvir et patronus colon(iaé) (CIL X 6555). 8 CIL X 6638, 2, 28 (44 ap. J.-C); son nom, Philetus, atteste sa condition servile. Un autre fragment d'inscription, pro venant d'Antium, peut être restitué lFort]una[r]u[m] ou [Fort]una[bMs] (Eph. Ep. VIII 647). 9 Carm. 1, 35, 1.
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LES FORTUNES D'ANTIUM
plum famosissimum . . . unde etiam ciuitas Fortu naeipsius tutela dicta est, écrit le Pseudo-Acron10. Tite-Live lui-même, chez qui l'on ne saurait cependant alléguer ni licence poétique, ni nécess itésmétriques, évoque dans les mêmes termes la protection surnaturelle dont la déesse d'Antium entoure sa ville : eo uim Camilli ab Antio Fortuna auertitn. I - L'iconographie des Fortunes d'Antium Les monuments figurés, pourtant, ne mont rent jamais les deux déesses d'Antium que sous la forme double que les textes leur reconnais sent d'ordinaire. Elles sont représentées sur les monnaies que Q. Rustius, qui était probable ment originaire de la ville, fit frapper en ou vers 19 av. J.-C, et qui commémorent le retour triomphal d'Auguste de son voyage en Orient et l'érection, à cette occasion, de l'autel de Fortuna Redux12. Ces monnaies (PL IX, 1-2) sont de
10 Ad loc. (éd. Keller, Leipzig, 1902); de même Porphyrion (éd. Holder, Innsbruck, 1894): Anti Fortuna potentissimi miminis habetur. " 6, 9, 3. 12 Cf. Nagl, s.v. Rustius, RE, I, A, 1, n° 2, col. 1244. Beaucoup d'inconnues entourent le personnage et ses émiss ions. Sa famille était sans doute originaire d'Antium, où 0. Rustius M. f. fut lui-même duomuir (CIL X 6680, dont non seulement Mommsen ne met pas en doute l'authenticité, mais dont il identifie l'auteur avec notre personnage). Il n'est pas certain qu'il ait été triumvir monétaire. H. Mattingly, qui remarque que ce titre ne figure pas sur ses monnaies, n'exclut pas la possibilité d'une émission exceptionnelle, frappée sous l'autorité du sénat (I, p. XCVI et CI; cf. les SC et EX S C des revers). S'il le fut, en tout cas, ce fut au titre de quatrième triumvir (J. B. Giard, Catalogue des monnaies de l'empire romain, I: Auguste, Paris, 1976, p. 42). La date elle-même n'en est pas connue avec certitude. Un terminus post quern est donné par le retour d'Auguste, le 12 octobre 19, suivi, le 15 décembre de la même année, de la dédicace de l'autel de Fortuna Redux (Res gest. 11, avec le comment aire de J. Gagé, 3e éd., Paris, 1977, ad loc, p. 91-93; 182 sq. et 185; Fast. Amit. et Viae dei Serpenti, 12 oct., CIL F, p. 245; 332; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 194 sq.; 214 sq.; 519; Amit. et Fer. Cum., 15 déc, CIL F, p. 229; 245; /. /., XIII, 2, p. 198 sq.; 279; 538; Cass. Dio 54, 10, 3; cf., s.v. Fortuna, Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1525 sq.; Otto, RE, VII, 1, col. 37 sq.; E. Breccia, dans De Ruggiero, III, p. 193). C'est vraisembla blement de la même période que date l'émission de l'aureus et du denier; à moins qu'il ne faille l'abaisser jusqu'à 16 av. J.-C, où eut lieu le départ d'Auguste pour la Gaule. Mais la première date, liée à l'événement retentissant que fut le
deux types, un aureus et un denier13; mais il est difficile, non seulement d'en interpréter, mais même d'en distinguer exactement les détails. L'aureus présente, au droit, les têtes affrontées des deux Fortunes, avec, toutes deux, une boucle de cheveux qui retombe sur le cou, mais l'une, celle de gauche, est coiffée du casque, tandis que l'autre porte le diadème; au-dessus, le nom de Q. Rustius et, au-dessous, la légende Fortunae. Au revers, une Victoire aux ailes éployées tient de la main droite un bouclier rond - le clipeus uirtutis - posé sur un cippe et sur lequel on lit S(enatus) c(onsulto); sur le pourtour, Caesari Augusto. Le denier, plus riche encore d'ense ignements, porte au droit, avec la légende plus complète Fortunae Antiat., non plus seulement les têtes, mais les bustes accolés à droite des deux déesses, pourvues des mêmes attributs. Celle de gauche, casquée, a le sein droit découv ertet tient de la main droite un objet qu'on identifiait généralement avec une patere, mais dans lequel O. J. Brendel a reconnu, selon toute probabilité, la poignée d'une épée14. L'autre Fortune, dont le vêtement fermé monte jusqu'au cou, est diadémée. Les deux bustes sont placés sur un support, décoré aux angles de têtes de bélier, et qui n'est, comme on l'a dit parfois, ni une «sorte de tribune», ni une «base» quelcon que, sur laquelle les statues auraient reposé lors d'un « lectisterne » 15, mais bien la reproduction du ferculum, de l'un de ces « brancards », portés à bras ou, le plus souvent, sur les épaules, comme retour du prince, vainqueur pacifique de l'Orient (d'où la Victoire qui figure au revers de Yaureus), est d'autant plus probable que l'on connaît, par ailleurs, les trois monétaires de 16 (sur cette discussion chronologique, Mattingly, loc. cit., 19 av. J.-C; cf. Babelon, II, p. 411: vers 19; et Cohen, I, p. 138 sq.; mais Grueber, II, p. 76 sq. : vers 12, date beaucoup trop tardive que, pourtant, retient Nagl, loc. cit.; Giard, I, p. 83: 19). 13 Babelon, II, p. 412, n° 2-3; Cohen, I, p. 138 sq., n°512513; Grueber, II, n° 45794582; Mattingly, I, p. 1 sq., n° 1-4; Giard, I, n° 220-228. Cf. F. Lenzi, La statua d'Anzio e il tipo della Fortuna nelle monete repubblicane, Rassegna Numisma· tica, VII, 1910, p. 49-62; également: La numismatica e la statua d'Anzio, Ibid., p. 70-72. 14 AJA, LXrV, 1960, p. 42 et η. 8; «patere» selon Babelon, Cohen, Grueber, Mattingly, Giard, loc. cit.; F. Lenzi, op. cit., p. 60. 15 D'après les descriptions de Hild, DA, II, 2, p. 1271; Babelon, Cohen, Grueber, Giard, loc. cit.; Mattingly, op. cit., p. CL
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM on en utilisait dans les processions pour trans porter les objets sacrés ou les images des dieux16, ainsi, à Rome, dans la pompa du Cirque, ou, à Héliopolis, dans le sanctuaire de Jupiter, et qui, nous le savons par Macrobe, servait préci sément, dans le temple d'Antium, à déplacer les statues des deux déesses pour les consultations oraculaires17. Au revers du denier figure, avec l'inscription Caesari Augusto, l'autel de For(tuna) Re(dux) et, à l'exergue, ex S(enatus) c(onsulto). On ajoutait autrefois à ces deux monnaies un troisième type, sensiblement différent, que l'on donnait lui aussi comme émis par Q. Rustius et dont R. De Coster ou M. L. Scevola, par exemp le,admettent encore aujourd'hui l'authenticit é18. On y voit les bustes des deux Fortunes, désignées par la légende Fortunae Antiat. et distinguées, comme sur l'exemplaire précédent, par leur costume, l'une avec un vêtement au décolleté carré qui ne lui dégage que le cou, l'autre, le sein droit largement découvert. Mais, différence essentielle avec les deux monnaies que nous avons décrites, elles sont cette fois coiffées du même diadème. Quant au piédestal sur lequel reposent les deux effigies, figurées jusqu'à la taille, il est orné de têtes de dauphin19. Ce type nouveau, si son authenticité eût été assurée, eût entraîné des conséquences import antes. Car il eût partiellement remis en cause la différenciation des deux Fortunes, telle qu'elle ressort de Xaureus et du denier précédents, puisque l'une des deux divinités jumelles, subs tituant au casque de la guerrière le diadème de la matrone, y eût revêtu un aspect plus sem blable à celui de sa sœur, moins belliqueux et plus simplement féminin. Aussi Wissowa en
16 P. Paris, s.v., DA, II, 2, p. 1040 sq. 17 Sat. 1, 23, 13. L'identification de cette «base» avec le ferculum est déjà proposée, quoique timidement, par Eckhel, Doctrina mimonim veterani, Vienne, V, 1795, p. 298, et par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1547, puis par F. Lenzi, op. cit., p. 61. 18 R. De Coster, La Fortune d'Antium et l'Ode I, 35 d'Horace, AC, XIX, 1950, p. 67; M. L. Scevola, Culti mediterranei nella zona di Anzio, RIL, XCIV, 1960, p. 227. 19 Ce type est reproduit par Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1547 (avec référence aux ouvrages anciens, Gerhard, Antike Bildwerke, pi. IV, 3, etc., qui donnent ce dessin), mais lui-même n'en garantit pas l'authenticité («wenn die Abbil dungen derselben... richtig sind»); et par Hild, DA, II, 2, p. 1271, fig. 3240, sans commentaire.
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tirait-il argument contre ceux qui opposaient, à l'intérieur du couple divin d'Antium, deux dées sesantithétiques, l'une guerrière, l'autre pacifi que20. Car le contraste des deux figures devenait beaucoup moins frappant dès lors qu'on accept aitl'existence de ce type mixte, sorte de com promis, ou de phase intermédiaire, entre ceux de la déesse belliqueuse et de la déesse matro nale: comme s'il y eût eu au moins trois stades, et peut-être même davantage, dans l'histoire figurée des déesses d'Antium et que l'on fût passé, par étapes, du couple de deux divinités jumelles et identiques, bien attesté en archéol ogieet en histoire des religions, à celui de deux figures de plus en plus différenciées, la déesse au sein nu et au diadème faisant la transition entre la chaste matrone que resta toujours la première et la guerrière casquée, au chiton amazonien, que finit par devenir la seconde. On ne manquait pas, en outre, de rapprocher les têtes de dauphin qui décoraient leur piédestal des vers d'Horace qui glorifient la puissance universelle de la Fortune, maîtresse de la terre et de la mer: te pauper ambit sollicita prece ruris colonus, te dominam aequoris quicumque Bithyna lacessit Carpathium pelagus carina21, et de voir dans ces animaux marins le symbole de son pouvoir sur les flots22. En fait, les grands répertoires de numismat ique, ceux de Babelon, de Cohen, de Grueber, de Mattingly, et, maintenant, de J. B. Giard, igno rent cette monnaie, qui doit être soit le produit d'un dessin inexact, d'une reproduction fantai sisteexécutée d'après le denier précédent, soit un faux pur et simple23. Mais, s'il n'est plus possible, grâce à elle, de reconstituer sur des bases solides l'histoire des deux effigies et de suivre l'évolution continue du type de la seconde Fortune, l'élimination de ce type aberrant cla rifie singulièrement les données du problème. Elle écarte tout flottement entre le type belli-
20 RK2, p. 259. 21 Carni. 1, 35, 5-8. 22 Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1548 (avec la bibliographie antérieure); R. De Coster, op. cit., p. 79; M. L Scevola, op. cit., p. 228. 23 F. Lenzi, op. cit., p. 60.
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LES FORTUNES D'ANTIUM
queux et le type matronal, qui apparaissent aussi stables l'un que l'autre; accessoirement, elle exclut de même toute variation dans le décor du ferculum, qui n'apparaît plus orné que des têtes de bélier. Les seuls documents numismatiques sur lesquels nous devions nous fonder pour reconstituer l'iconographie des déesses d'Antium sont donc Yaiireus et le denier de Q. Rustius. Compte tenu du décalage qui existe entre des têtes, représentations partielles, et des bustes, représentations plus complètes, ils concordent exactement, tant par leur principe général, qui est celui d'une effigie double, de deux figures jumelles, que par le détail des attributs par lesquels elles se différencient l'une de l'autre. L'une des deux Fortunes a un costume et des attributs qui semblent être ceux d'une divinité guerrière : coiffée du casque, tenant l'épée, elle est vêtue d'une sorte de chiton qui lui dénude le sein droit, conformément au type iconographi que de l'Amazone grecque; tandis que l'autre déesse est représentée sous un aspect matronal plus traditionnel, avec le vêtement décent et le diadème qui sont ceux de mainte divinité fémi nine24. Les monnaies de Q. Rustius, authentifiées par leur légende, sont, parmi les représentations inventoriées de longue date, les seules absolu mentsûres que nous possédions des Fortunae Antiates25. Mais nous savons maintenant qu'on 24 De Junon Moneta (Sydenham, n° 792), de Vénus (Ibid., n° 879; 884; 886), de Livie en lustitia (Mattingly, I, p. 131, n° 79), etc. 25 L'on ne doit pas davantage tenir compte d'autres monnaies, où l'on a vu souvent des représentations des déesses d'Antium : ni du revers de C. Egnatius, où les deux divinités debout entre deux proues de navire surmontées d'une rame sont en fait Vénus et la Dea Roma (Babelon, I, p. 474, n° 2; Grueber, I, n° 3285-3292; Sydenham, n° 787; Crawford, I, p. 405, n° 391, 3), ni du droit de C. Antius Restio (dont le gentilice a encouragé les spéculations), où figure une Fortune debout, avec le gouvernail et la corne d'abondance (Babelon, I, p. 157, n° 7; F. Lenzi, op. cit., p. 53; 56 et 61), mais que Grueber, I, p. 523, n. 1; Sydenham, n° 975 (note); et Crawford, I, p. 559, n. 226, tiennent pour un faux. Ni, si nous quittons la numismatique pour la statuaire, de la Jeune fille d'Antium, découverte en 1878, et dans laquelle L. Milani avait cru reconnaître la statue d'une des deux Fortunes; contra, les articles de F. Lenzi cités p. 150, n. 13. Quant à la petite statue de marbre conservée à Antium, à la villa Spigarelli, malgré la perte de la tête et des bras, la présence d'un gouvernail, appuyé au trône sur lequel est assise la déesse, permet d'y reconnaître avec certitude une Fortuna
peut aussi les reconnaître, avec un égal degré de certitude, dans un petit groupe de marbre de deux statuettes acéphales, provenant de la col lection Barberini et exposé au musée de Palestrina (PL IX, 3)26. La disparition des têtes et des bras nous prive malheureusement de tout point de comparaison avec le diadème ou le casque et l'épée des monnaies. En l'absence de tout détail de coiffure ou de tout attribut analogue, on ne peut comparer que leur forme et leur vêtement; mais l'une et l'autre sont suffisamment élo quents. Toutes deux portent le même chiton à haute ceinture, mais fermé et dégageant peu le cou de l'une, drapé de façon à découvrir le sein droit de l'autre, exactement comme sur les monnaies. Leur attitude est longtemps restée énigmatique, ce qui n'a pas peu contribué à obscurcir le problème de leur identification. On les a décrites «agenouillées» sur un lit, sur le bord duquel rampe un serpent, ce qui a fait croire à un lectisterne - hypothèse curieusement en accord avec l'analyse que H. Mattingly don nait du denier de Q. Rustius -, ou à une repré sentation de caractère funéraire27. Mais O. J. Brendel, qui a proposé une explication toute différente de ces statuettes, a, du même coup, enrichi d'un troisième monument figuré l'iconographie des Fortunes d'Antium, dont il a entièrement renouvelé l'interprétation28. Les deux personnages ne sont nullement agenouill és : ce sont des figures tronquées, représentées seulement jusqu'à mi-corps. Chacune d'elles prend appui sur le ferculum, dont Macrobe avait signalé l'importance dans le rituel de l'oracle
(G. Lugli, Saggio sulla topografia dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, p. 173 et fig. 19); mais cette statue, quoique trouvée à Antium et marque d'hommage à la maîtresse du lieu, ne prétend nullement reproduire les effigies cultuelles des deux Fortunes. 26 Dans la Salle II. Hauteur : 50 cm. Déjà reproduit par Gerhard, Antike Bildwerke, pi. Ill, 4, qui, hanté par le fantôme des Deux déesses (supra, p. 47), le dénommait «Thesmophoriengöttinnen von Präneste». 27 G. Quattrocchi, // museo archeologico prenestino, p. 19, n° 10 : « Lectisternio con due figure femminili inginocchiate, mancanti della testa. Sulla parte frontale è un serpentello, simbolo della vita ultraterrena». 28 Two Fortunae, Antium and Praeneste, AIA, LXIV, 1960, p. 41-47; identification qui a, depuis, été adoptée par G.Iacopi, // santuario della Fortuna Primigenia e il museo archeo logico prenestino, p. 16.
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM d'Antium, et dont les longs côtés, qui dessinent quatre barres parallèles, sont clairement discer nables sous les vêtements des déesses qui les recouvrent. Ce que, sur le groupe de Préneste, l'on prenait pour les genoux des deux déesses représente, en fait, les deux extrémités antérieu res de ce ferculum ou plutôt de ces ferculo., ornées de têtes d'animaux, peut-être des lions, suggère O. J. Brendel, qui n'ose toutefois se prononcer, tant l'usure du temps en a effacé les traits. Mais l'existence du ferculum, jointe aux détails vestimentaires que nous avons décrits, est à elle seule décisive : elle permet d'identifier les deux statuettes, non point avec des figures humaines, mais avec des images cultuelles et, qui plus est, en raison de leur dualité et de leur exacte ressemblance avec le monnayage de Q. Rustius, avec celles des deux déesses d'An tium. Reste le lit, sur le bord duquel figure le serpent, et où sont placées les deux statuettes, reposant chacune sur son ferculum. L'interpré tation de ces derniers détails est moins sûre, car ils n'apparaissent pas sur le denier de Q. Rust ius, soit que le graveur ait simplifié la repré sentation authentique des deux déesses antiates (placées sur un pulvinar?), soit plutôt qu'ils aient été ajoutés sur le monument de Préneste, dont ils révéleraient ainsi d'autant mieux la signif ication propre. O. J. Brendel, qui exclut l'hypo thèse que le serpent y ait eu une valeur funér aire, liée à sa nature chthonienne, met au contraire l'accent sur ses liens avec les forces vives de la génération, autre conséquence de sa nature tellurique. Présent à Lanuvium dans le culte de Junon, qui est aussi, par excellence, la déesse matrimoniale des Romains, le serpent est, plus encore, l'animal symbolique du Genius, Génie fécondateur de l'autel domestique, qui perpétue la race, ou Genius loci, traditionnell ement figuré sous cette forme29. C'est aux notions majeures exprimées par les deux cultes de Junon et du Genius, celles de la fécondité «S.v., J. A. Hild, DA, II, 2, p. 1488-1494; W. F. Otto, RE, VII, 1, col. 1155-1170. Cf., par exemple, le serpent peint sur le laraire de la maison des Vettii à Pompéi; et G. K. Boyce, Significance of the serpents on Pompeian house shrines, AIA, XLVI, 1942, p. 13-22. Énée, quand il voit le serpent qui sort du tombeau d'Anchise, est incertus Geniumne loci . . . (Aen. 5, 95), etc.
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biologique et domestique et de la naissance, que l'auteur rattache l'image, représentée sur le monument de Palestrina, du lit visité par un serpent. Quant au groupe lui-même, il y recon naîtà juste titre un ex-voto, et, pour préciser davantage les circonstances qui présidèrent à sa dédicace, il ne peut mieux faire que de repren dre les mots mêmes de l'inscription d'Orcevia, qui fut, elle aussi, consacrée à la déesse naîionu cratiai0. Nous n'hésiterions pas, pour notre part, à pousser un peu plus loin l'interprétation et, négligeant des interférences avec Junon, qui nous paraissent superflues dans le cas présent, où la double action de grâces à Fortuna, celle de Préneste et celles d'Antium, exclut l'appel à toute autre divinité féminine de la fécondité, à associer plus étroitement encore ce lit au con cept du Genius. Dans le lit où réside le serpent, symbole du Genius, nous voyons l'image même d'un lectus genialis, du lit nuptial dressé en son honneur, placé sous sa protection et qui tirait de lui son nom : gertialis lectus, qui nuptiis sternitur in honore Genii, unde et appellatus, selon la définition de Festus-Paulus31. Ce n'était pas là une vaine formule : pour les Romains, le lit conjugal, dressé au jour des noces dans l'apparat de l'atrium familial, était réellement habité de la présence sacrée du Genius. Lectum / concutere atque sacri Genium contemnere fulcri : ainsi Juvénal définit l'adultère32. C'est dans ce lit que, quand il apparaissait dans une dormis humaine, il se manifestait, soit pour engendrer un héros comme Scipion l'Africain, soit pour annoncer, par un prodige, la menace de mort qui pesait sur le couple des maîtres de maison, celui de D. Laelius et de sa femme, ou, plus célèbre encore, celui de Cornélie et de Ti. Gracchus, qui vit son propre Genius et la Iuno de son épouse s'en échapper sous cette forme, cum . . . duo angues e geniali toro erepsissent11 . Et c'est ce 30 Supra, p. 26 et 40. 31 83, 23. Cf. Arnob. 2, 67 : cum in matrimonia conuenitis, toga sternitis lectulos et maritorum genios aduocatis (avec l'article de H. Le Bonniec, infra, p. 291, n. 215). 32 6, 21 sq. 33 Auct. de uir. ill. 57, 4; cf. Cic. din. 1, 36; Val. Max. 4, 6, 1; Plin. NH 7, 122; Plut. Ti. Gracch. 1, 4-6. Sur la naissance de Scipion, Liv. 26, 19, 7; Gell. 6, 1, 3. Sur D. Laelius, légat de Pompée qui fut tué dans la guerre de Sertorius, Obseq. 58.
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même lectus genialis qui, sur l'ex-voto de Pales trina, est placé sous la protection conjointe du Genius fécondateur et des deux Fortunes-sœurs d'Antium. Ainsi, la correspondance parfaite des figuri nesde Préneste avec les monnaies de Q. Rustius permet de conclure qu'elles reproduisent, à une échelle réduite, les authentiques statues cultuel les des Fortunes d'Antium. En outre, grâce à l'avantage que leur donnent sur les monnaies leurs dimensions et la ronde-bosse, elles per mettent de mieux interpréter et même de mieux discerner certains traits parfois mal vus ou mal compris des émissions de Q. Rustius. Entre elles et les monnaies, tout concorde en effet, même les détails en apparence les moins significatifs. Même disposition respective des deux statues, la déesse de type amazonien placée à gauche, celle de type matronal, à droite. Même représentation du ferculum, que certains n'avaient pas reconnu au droit du denier, et dont on peut penser que les statues y reposaient, non seulement quand on les déplaçait pour leur faire rendre leurs oracles, selon le procédé que décrit Macrobe, mais en permanence, dans la cella même du temple. On n'avait jusqu'à présent décrit sur le denier qu'un seul ferculum, comme s'il eût été commun aux deux statues. Nous savons main tenant qu'il en existait deux, absolument iden tiques, et que, si le graveur n'en a figuré qu'un, c'est seulement en raison d'une difficulté de perspective, le second ferculum disparaissant derrière le premier, comme d'ailleurs aussi le bras de la seconde déesse derrière celui de la première - celle qui tient l'épée34. Quant aux têtes d'animaux qui ornent les deux ferculo, de Préneste, O. J. Brendel était tenté d'y voir des lions. En fait, en l'état d'usure où elles se trouvent, réduites à de simples protubérances, rien n'interdit d'y reconnaître des têtes de bélier, comme sur le denier de Q. Rustius. Hypothèse d'autant plus vraisemblable que, loin de présent er des variantes dues à l'imagination du graveur ou du sculpteur, ou à la volonté du monétaire ou
34 Derrière les têtes de bélier des deux extrémités se profile d'ailleurs un second trait, visible au moins sur les exemplaires les mieux conservés. Mais indique-t-il la pré sence du second ferculum, ou seulement le second côté du premier?
du dédicant, les deux représentations, identiques dans tous leurs détails, se révèlent, du moins sur les points où nous pouvons les contrôler l'une par l'autre, d'une fidélité absolue à l'original et d'une scrupuleuse exactitude documentaire. On voyait autrefois dans ces têtes de bélier un symbole, d'ailleurs obscur, propre à la famille des Rustii, interprétation fondée sur le seul fait qu'un bélier debout figure sur un revers d'un monétaire du même nom, L. Rustius, émis vers 74 av. J.-C.35. La coïncidence entre les deux serait donc purement fortuite : les têtes de bélier du denier de Q. Rustius ne seraient en fait que la reproduction de celles qui, dans le temple d'Antium, décoraient le ferculum de chacune des deux Fortunes; quant à ces dernières, loin de leur prêter une valeur symbolique qu'elles n'ont sans doute pas, nous ne verrions en elles qu'un thème iconographique traditionnel, de caractère purement ornemental36. Mais l'enseignement le plus précieux de l'exvoto de Palestrina, qui précise heureusement celui du denier, c'est que, sous leur aspect canonique et dans leurs images de culte offi cielles, les deux déesses d'Antium n'étaient pas représentées par des statues entières, mais sous la forme incomplète de bustes ou, plus exacte ment, de demi-statues37 : figuration insolite, sans
35 Peut-être le propre grand-père de Q. Rustius (cf. Münz eret Nagl, s.v., RE, LA, 1, n° 1-2, col. 1243 sq.). Le denier de L. Rustius reste d'une signification incertaine; Babel on, II, p. 410 sq., n° 1; Grueber, I, p. 398, n° 3271-3273 et n. 2 (qui le datent approximativement, l'un de 71, l'autre de 76) notent que le bélier est le signe astrologique du mois de Mars, dont la tête casquée figure au droit, interprétation que ne retiennent ni Sydenham, n° 782 (date proposée : vers 74), ni Crawford, I, p. 404, n° 389, 1 (76 av. J.-C; la constellation du Bélier serait la « maison » astrologique de Minerve, identifiée dans la tête casquée du droit). 36 Les têtes de bélier, figurant de même aux quatre angles supérieurs du monument, sont l'un des motifs les plus couramment utilisés dans la décoration des autels : cf. les nombreux exemples reproduits par W. Altmann, Die römis chen Grabaltäre der Kaiserzeit, Berlin, 1905, p. 50 sq.; 68-87 (ainsi que 88-100); également P. E. Arias, Are sepolcrali della Via Imperiale in Roma, BCAR, LXX, 1942, p. 107-112 et pi. I. 37 Le buste, au sens strict du terme, désignant, comme on sait, une figure tronquée à la hauteur de la poitrine, et dépourvue de bras, tandis que la demi-statue est travaillée jusqu'aux hanches et même jusqu'aux cuisses, ce qui est exactement le cas du groupe de Palestrina.
L'ICONOGRAPHIE DES FORTUNES D'ANTIUM équivalent dans les autres sanctuaires de For tuna et qui doit avoir eu dans leur culte une profonde signification symbolique, qu'il nous faudra tenter d'élucider. De taille égale, placées côte à côte dans une même attitude qu'accentue encore une frontalité rigoureuse38, elles appar aissaient à leurs fidèles comme deux divinités jumelles, que distinguait seulement le détail de leur costume et de leurs attributs. Telles étaient les deux statues cultuelles du temple, que nous nous représentons fort bien, malgré les diff érences de style qui séparent les trois œuvres : Yaureus, d'exécution soignée, montre deux prof ils plus fins, en accord avec la noblesse du métal, tandis que le denier leur donne des traits anguleux et irréguliers, où F. Lenzi voit un archaïsme voulu, fidèle reproduction des deux idoles, d'antiquité vénérable, qu'abritait le temp le, mais qui, en fait, doivent être imputables à la négligence de l'artiste, puisque O. J. Brendel, se fondant sur l'allongement caractéristique des formes qu'il présente, voit dans l'original du groupe de Préneste, c'est-à-dire dans les statues cultuelles des deux Fortunes, une œuvre de la fin de l'époque hellénistique, datable du début du Ier siècle av. J.-C.39. Enfin, ultime révélation que nous devons à ce petit monument, et qui n'est pas la moindre : le fait que, au début de l'Empire, date à laquelle doit remonter l'ex-voto lui-même40 - sensibl ement contemporain, par conséquent, des émis sions de Q. Rustius -, un dédicant, homme ou femme, ait pu consacrer à la déesse de Prénest e41 l'image des Fortunes d'Antium, indique qu'il existait entre les divinités des deux villes des affinités qui pouvaient aller jusqu'à une véritable syncrèse. Sous l'Empire, nous connaissons par l'épigraphie plusieurs de ces dédicaces de sta tues d'autres dieux ou déesses, offertes à la souveraine de Préneste, qui exercent des fonc tions ou incarnent des notions voisines des
38 O. J. Brendel, op. cit., p. 41. 39 F. Lenzi, op. cit., p. 61; O. J. Brendel, op. cit., p. 43. 40 O. J. Brendel, op. cit., p. 47. 41 Et non, bien entendu, aux Fortunes d'Antium ellesmêmes, comme le pense O. J. Brendel, Ibid. M. L. Scevola, op. cit., p. 225, croit que l'ex-voto émane d'une femme originaire d'Antium et établie à Préneste, ce qui est préciser plus qu'il n'est légitime.
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siennes42, et qui aboutissent à constituer autour d'elle une ample société divine. Mais, dans ce cas précis, le rapprochement va plus loin encore, puisqu'il ne s'agit de rien moins que de l'unité du culte de Fortuna, de deux figurations diff érentes de la même divinité, semblable à ellemême dans les deux villes : double, et même triple rencontre cultuelle, qui suggère une étroi te parenté fonctionnelle, entre le Genius dont l'image anguiforme se dessine au bord du lectus genialis sur lequel il règne, entre les Fortunes d'Antium, divinités génitrices dont l'image repo sesur ce même lit, dans cet ex-voto sans doute offert, comme celui d'Orcevia, «à l'occasion d'une naissance », à la Fortune-Mère de Préneste, à la toute-féconde Fortuna Primi-GENIA. La Fortune unique de Préneste, la Primigenia, portait ce surnom qui exprimait l'essence de sa maternité primordiale. De même, les nombreus es Fortunes de Rome se différenciaient les unes des autres par des épiclèses qui traduisaient la spécificité de leur nature ou de leur fonction. On s'est demandé si, à Antium également, les deux Fortunes, dotées de types iconographiques dis tincts, mais formant couple, portaient des su rnoms particuliers qui auraient dégagé plus pré cisément l'opposition de leur nature, celle de la guerrière et de la matrone. Ainsi s'est-on acharné à leur découvrir, dans la tradition épigraphique et littéraire, des épiclèses antithétiques suscept iblesde recouvrir leur dualité. Preller proposait de les nommer Fortuna Equestris et Fortuna Felix, l'une, qui régnait sur les choses de la guerre, l'autre qui distribuait fécondité, fertilité, prospérité43. Nous savons effectivement par Tacite qu'il existait à Antium, sous le règne de
42 Celles d'Apollon, comme elle oraculaire, d'Isityché, qui n'est autre que son double hellénistico-égyptien, de Spes, que l'ode I, 35 d'Horace lui donne pour compagne, ou de la Justice, Aequitas, qui corrige son arbitraire {CIL XIV 2860; 2867; sur la base de Sariolenus, supra, p. 11, n. 38). 43 Rom. Myth., II, p. 193. Sur l'historique de ces multiples dénominations, fort anciennes puisqu'elles figurent déjà chez Vulpius (Volpi), Vetiis Lattimi profanimi, 1726, qui opposait, p. 102, les deux statues, représentant «alterum . . . Prosperam Felicem Fortunam muliebri habitu . . . alterum uero Fortunam Equestrem seu Virilem», cf. De Coster, op. cit., p. 6769.
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Tibère, un temple de Fortuna Equestris : substi tut commode, qui permit aux équités Romani de se libérer du vœu qu'ils avaient fait - incons idérément - à leur déesse propre pour la guérison de Livie et dont, une fois exaucés, ils ne savaient comment s'acquitter, puisque, à cette date, il n'existait plus à Rome de temple de ce nom. Antium fournit la solution : repertum est aedem esse apud Antium quae sic nuncuparetur, et l'on y porta Tex-voto44. Mais il est évident que cet édifice, dont l'historien précise qu'il fallut une enquête pour en découvrir, opportunément, l'existence, n'était qu'un sanctuaire secondaire de la ville, quelque obscur temple local, peutêtre une simple chapelle, en tout cas de renom limité, et non le grand temple des deux Fortu nes,qui était l'un des plus célèbres et des plus riches d'Italie, comparable au Capitole et aux temples de Lanuvium, de Némi et de Tibur45. Aussi Babelon a-t-il abandonné ce surnom peu satisfaisant et, tout en gardant celui de Fortuna Felix, a-t-il préféré voir dans la déesse guerrière une Fortuna Victrix, par contamination, peut-être, avec le revers de Yaureus de Q. Rustius, qui porte une Victoire. Ces dénominations, qui faillirent recevoir force de loi - elles sont en tout cas devenues de tradition chez les numis mates, qui décrivent avec assurance les types contrastés de la Fortuna Victrìx et de la Fortuna Felix46 - ne se fondent cependant sur aucune donnée antique. Si une Fortuna Victrix n'est pas inconnue de l'épigraphie47, elle est sans rapport 44 Ann. 3, 71, 1 (le temple de Fortuna Equestris avait été voué par Fulvius Flaccus en 180 et dédié par lui en 173). Sur cet épisode singulier, daté de 22 ap. J.-C, et d'interprétation délicate, tant du point de vue chronologique que psychol ogique, cf. T. II, chap. rv. 45 Non seulement sous l'Empire (cf. les scholiastes d'Hor ace, cités infra, p. 158, n. 57), mais dès la République; sur son trésor, mis à profit par Octave durant la guerre civile, App. BC 5, 24 : en 41, dans ses préparatifs de guerre contre L Antonius, il en fut réduit à emprunter de l'argent, en promettant de le rendre avec reconnaissance, aux temples particulièrement opulents de ces villes dans lesquelles και νϋν είσι θησαυροί χρημάτων ιερών δαψιλεΐς. 46 Babelon, II, ρ. 411 sq.; Grueber, II, p. 76 sq.; Mattingly, I, p. CI et 1; encore Giard, I, p. 83; F. Lenzi, op. cit., p. 58-62, avec, toutefois, plus de réserve. 47 CIL VIII 5290, de Calama (aujourd'hui Guelma), en Numidie. Mais le bouclier de Palerme, dont Orelli, n° 1739, développait l'inscription en Foritunis) Victrici{bus) Anti{atibus), est d'authenticité suspecte, sinon un faux, à proprement
avec la région et le culte d'Antium. Quant à la dédicace à Fortuna Felix que l'on croyait avoir découverte à Antium même et sur laquelle reposaient ces spéculations, il est maintenant reconnu que ce n'était qu'un faux48. Reprenant la question, O. J. Brendel s'est, à son tour, demandé à quelle réalité théologique pouvaient répondre deux types iconographiques aussi différents. Mais, s'il refuse, à juste titre, les dénominations hasardeuses de Fortuna Felix et Fortuna Victrix, il leur substitue simplement la distinction, bien attestée pour Rome, entre une Fortuna Muliebris matronale et une Fortuna Virilis qu'il tient pour belliqueuse49. Ces identi fications ne sont pas moins fragiles que les précédentes. Elles n'ont, comme elles, aucun appui dans la tradition épigraphique ou littérai re. De plus, elles transposent à Antium des caractéristiques du culte romain et la légitimité d'un tel transfert est des plus douteuses. En effet, le rapprochement est artificiel en ce que les deux déesses antiates forment couple : indis sociables dans la vie religieuse comme sur les monuments figurés, placées côte à côte dans le même temple, elles y étaient l'objet d'un culte unique. Au contraire, les deux déesses auxquell es on veut les assimiler, Fortuna Muliebris et Virilis, ne sont que deux des multiples aspects de la Fortune romaine, abusivement isolés du reste de sa religion, puis regroupés pour les besoins de la cause : déesses antithétiques, sans doute, par leur surnom, mais qui recevaient des cultes absolument distincts, dans des temples diffé rents, et selon des rites qui n'avaient rien de commun. Enfin, et c'est peut-être là l'objection la plus grave, le parallèle esquissé entre ces diver sesdéesses trahit la véritable nature de la
parler, du moins une copie de l'antique, « recens magis quam falsa» {CIL X 1489*). 48 CIL X 962*. Fortuna Felix est attestée à Rome, Lanciani, Supplementi al volume VI del Corpus Inscriptionum Latinarum, BCAR, VIII, 1880, p. 132, n° 376 (inscription des ther mes de Dioclétien) et, fréquemment, en numismatique : sur des émissions de Commode, Julia Domna, Julia Paula, Didia Clara (Cohen, III, p. 246-248, n° 155-162; p. 403, n» 1; IV, p. 110 sq., n° 55-63; p. 378, n° 18; Mattingly, IV, p. 735, n° 252; p. 738, n° 262; p. 819, n° 622; p. 821, n° 633; p. 823, n° 634; V, p. 14, hybride; p. 160, n° 24-29; p. 312, n° 785; p. 583, n° 322). 49 Op. cit., p. 42-44.
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Fortuna Virilis romaine qui, à travers les bribes qui nous sont parvenues de son culte, ne nous apparaît nullement belliqueuse : divinité non point guerrière, mais biologique, elle veillait sur la vie sexuelle, et non sur le métier des armes. C'est pourquoi, non seulement, à une époque récente, M. L. Scevola, mais, bien avant elle, Wissowa et Otto avaient, avec raison, exprimé leur scepticisme à l'égard de ces dénominations et même de ces prérogatives différentes, si arbitrairement conférées aux deux Fortunes d'Antium50. Les textes littéraires ou épigraphiques, les légendes monétaires ne mentionnent jamais que les Fortunae Antiates ou Antiatinae déesses sans épiclèses, pour qui cet adjectif n'a qu'une signification ethnique ou topographique, comme certaines dédicaces à la Fortuna Praenestina5i, mais qui ne portent aucun surnom de valeur cultuelle ou fonctionnelle. Elles sont sœurs, comme le dit Martial, dans l'exercice de leur fonction oraculaire, ueridicae sorores, com meelles le sont sur le lectus genialis de Préneste et, toutes divines qu'elles sont, elles ressemblent à ces jumelles inséparables que rien, si ce n'est un détail extérieur de leur costume, ne permett rait de distinguer, pas même, en l'occurrence, un nom de culte qui leur soit propre. Au contraire : tout leur est commun, et elles sont à ce point indissociables qu'Horace et ses scholiastes ou Tite-Live n'hésitent pas, à l'occasion, à ramener à l'unité le couple sororal qu'elles forment d'ordinaire. Pourtant, même si Fortuna Felix, Victrix ou Equestrìs, Muliebris ou Virilis, ne sont que fausses identités, il n'en reste pas moins que leurs statues cultuelles représentaient les deux déesses sous des traits différents et que, du moins s'il faut en croire leurs exégètes modernes, le casque et le chiton amazonien de l'une d'elles suggèrent avec insistance quelque vocation guerrière. En réalité, les choses sont moins simples qu'il n'y paraît, et l'on peut se demander si les critiques d'aujourd'hui n'ont pas fait preuve d'une hâte excessive quand, de l'ic onographie des deux Fortunes, ils ont conclu en termes aussi abrupts à leur théologie. Le sens
des symboles n'est ni fixe, ni univoque, et des abeilles d'Actium à celles du manteau impérial, des lys du prince de Cnossos à ceux des Bour bons, le symbolisme animal ou végétal se carac térise par sa multivalence et sa variabilité, le même signe étant éminemment apte, à partir de valeurs fondamentales, à se charger, en fonction de conditions historiques et culturelles données, de contenus bien différents. Les preuves qu'on a voulu produire en faveur de la Fortune «guerrière» d'Antium, fonctionnellement opposée à sa sœur pacifique, n'ont en réalité rien de décisif. L'existence même d'une Fortune dont les compétences masculines se traduiraient en attributs guerriers n'est null ement enracinée dans d'anciennes conceptions religieuses romaines, comme le pensait O. J. Brendel52, et la Fortuna Virilis archaïque y est purement fécondante, et non point combatt ante. Quant à déduire, comme le veut R. De Coster53, le caractère belliqueux de la Fortune d'Antium de ce qu'Auguste aurait con sulté son oracle sur la guerre qu'il projetait contre les Bretons, c'est, en premier lieu, pren dre pour un fait avéré ce qui n'est qu'une hypothèse moderne, émise par Preller, et, par une seconde erreur, confondre l'effet avec la cause, et une fonction générale avec l'une de ses applications particulières. A supposer même qu'elle ait eu lieu, la consultation demandée par Auguste, à l'occasion d'une expédition militaire, se serait adressée à la déesse oraculaire qui possède le pouvoir de dévoiler l'avenir, non à une divinité spécifiquement guerrière - de même que, de la tentative de Q. Lutatius Cerco pour interroger la Fortune de Préneste, alors que la première guerre punique touchait à sa fin, on n'a jamais songé à conclure que la Primigenia ait eu un caractère spécialement guerrier. De surcroît, la figuration de l'une des deux Fortunes sous une apparence guerrière renvoie à des réalités relativement récentes dans l'art polit ique et religieux romain. L'original vénéré à Antium que reproduit l'ex-voto de Préneste ne remonte, selon O. J. Brendel, qu'au début du Ier siècle av. J.-C. Or c'est justement vers cette
50 Wissowa, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23; M. L. Scevola, op. cit., p. 228. 51 CIL XIV 2854 (Préneste); III 1421 (Sarmizegetusa).
52 Op. cit., p. 44. 53 Op. cit., p. 68, pour qui ce caractère guerrier « s'impo se» comme «indéniable».
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même époque que le type amazonien, imité de l'art hellénistique, commença de devenir courant en Italie : le premier exemple attesté en est un revers monétaire à l'effigie de la Dea Roma, daté de 92-91 av. J.-C.54. La représentation différen ciée des deux Fortunes, du moins sous la forme où nous la voyons, est donc un fait tardif dans l'histoire de leur culte, sans que, toutefois, nous puissions deviner dès maintenant sous quel type elles étaient antérieurement figurées. Quant à l'interprétation du type amazonien, elle n'est pas plus précise : loin de lui assigner une significa tion intrinsèque, O. J. Brendel relève seulement, parmi ses antécédents hellénistiques, des Tychés orientales, comme la statue cultuelle de la Tyché de Tyr, et constate que, dans l'art romain, ce mode de représentation des abstractions divini sées, sans doute importé directement d'Alexand rie, convient indifféremment à la Dea Roma et à Virtus personnifiée55. Un type artistique tardif, et de signification mal définie : loin donc de pouvoir nous fonder sur l'iconographie des deux Fortunes et, notamment, de l'amazonienne, pour en déduire leur théologie, c'est exactement à l'inverse que nous devrons procéder, et c'est seulement à partir d'une analyse plus rigoureuse de leurs fonctions que nous pourrons comprend re et justifier leurs modes de représentation. II - Les fonctions des deux déesses Or le point crucial du problème est précis émentque les monuments figurés représentent sous un aspect différent des divinités que les textes ne distinguent jamais, ni par une déno mination, ni par une fonction qui les individua-
54 Denier de L Caecilius Metellus, A. Postumius Albinus, C. Poblicius Malleolus: Babelon, I, p. 276 sq., n° 45-46; II, p. 331 sq., n° 2-5, et 377-379, n° 2-3, vers 89 av. J.-C; Grueber, II, n° 694-696, 724-732, vers 89; Sydenham, n° 611 et 614, vers 92-91; Crawford, I, p. 333-336, n° 335, 1-2, 96 av. J.-C.?; également Broughton, Magistrates, II, p. 433; 450. Cf. H. Hommel, Domina Roma, Antike, XVIII, 1942, p. 137-139; et, pour la signification, H. Zehnacker, Moneta, I, p. 563 : Rome tenant la haste du pouvoir suprême, assise sur les boucliers pris à l'ennemi et couronnée par la Victoire, préfigure la défaite des Italiens insurgés dans la guerre sociale. 55 Cf. M. Bieber, Honos and Virtus, AJA, XLIX, 1945, p. 25-34.
lise. Elles sont dissemblables par leur iconograp hie, totalement identiques par leurs attribu tions: loin de s'être spécialisées chacune dans un rôle particulier qui, à défaut d'épiclèse qui l'exprime, correspondrait au contraste de leurs deux types et à la dualité de leur forme, celle d'un couple qu'on eût pu croire complémentaire, elles exercent en commun la pluralité de fonc tions qui leur sont dévolues et sont, toutes deux simultanément, à la fois oraculaires, fécondantes et poliades. Si rares qu'elles soient, les sources antiques permettent en effet de cerner exact ement ces trois fonctions, celles-là mêmes que nous avons déjà reconnues dans la Fortune de Préneste. L'oracle d'Antium56 était assez prestigieux pour compter les princes parmi ses clients attitrés et parmi ses fidèles, qui le comblèrent de leurs offrandes57. De même que celui de Pré neste était consulté régulièrement par Domitien, puis qu'il le fut, d'après l'Histoire Auguste, par Sévère Alexandre, les déesses d'Antium, dont Martial imagine qu'elles reçoivent leurs lumières surnaturelles de ce même Domitien, alors en villégiature sur leur rivage, seu tua ueridicae discunt responsa sorores, plana suburbani qua cubât unda freti56, furent peut-être, selon une opinion fort répan dueparmi les modernes, interrogées par August e à propos des deux expéditions qu'en 26 il préparait contre les Bretons et les Arabes et dont, d'ailleurs, la première n'eut pas de suite, tandis que la seconde n'aboutissait qu'à un échec59. Telle serait l'origine directe de l'ode 56 Sur lequel l'étude principale reste celle de BouchéLeclercq, Histoire de la divination, IV, p. 153 sq. 57 Cf., dans les mêmes termes, Porphyrion : multis prla]etiosissimisque donis et prittatontm et imperatorum templum ibi eins refertum sit; et le Pseudo-Acron : templum famosissimum, multorum etiam principum donis ornatum (Hor. carm. 1, 35, 1). 58 5, 1, 3 sq. 59 L'empereur envisageait de prendre personnellement le commandement de la première (d'où les vers d'Horace, 1, 35, 29 sq. : serues iturum Caesarem in ultimos / orbis Britannos), dont il est question dès 27, lorsqu'il partit pour la Gaule, ώς καί ές την Βρεττανίαν στρατεύσων, et de nouveau en 26, lorsqu'il dut y renoncer en raison du soulèvement, en Espagne, des Astures et des Cantabres (Cass. Dio 53, 22; 25). Quant à l'expédition en mer Rouge d'Aelius Gallus, com mencée en 25, elle prit fin en 24. La date assignée à l'ode
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES composée par Horace et du choix qu'il fit de la déesse d'Antium, de préférence à toute autre, pour lui recommander le départ du prince. Mais l'explication, qui tend à devenir de règle, et que tant la religiosité superstitieuse de l'empereur que l'existence, à Antium, d'une ou plusieurs villas impériales où séjournèrent successivement tous les Julio-Claudiens60, rendent au demeurant vraisemblable, n'est cependant, quoi qu'on en ait dit61, donnée par aucune source antique. Ce n'est qu'une conjecture, autrefois formée par Preller62
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et, sans doute, séduisante, mais que nous ne pouvons tenir que pour ce qu'elle est : une pure conjecture. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que Caligula, effrayé par les prodiges qui annonç aient sa mort, consulta les deux déesses, mais sans comprendre leur langage elliptique : monuenint et Fortunae Antiatinae, ut a Cassio caueretbi. L'avertissement fut inutile, car ce fut Cassius Longinus, le proconsul d'Asie, qu'il donna l'ordre de faire périr, sans se rappeler, par un oubli qui lui fut fatal, que Chaerea, lui aussi, portait le nom de Cassius. Au contraire des sortes de Préneste, dont Cicéron nous a rapporté l'origine légendaire et d'Horace résulte donc d'un moyen terme entre ces diverses minutieusement décrit le mode de tirage, le données : elle se situe à un moment où l'expédition de procédé divinatoire en usage à Antium, et que Bretagne était encore possible et où, déjà, celle d'Aelius Gallus était envisagée, donc en 26; cf. les mises au point de nous ne connaissons que par Macrobe, nous Kiessling-Heinze, p. 145 sq, et Syndikus, p. 322 sq., cités reste fort obscur. Aussi bien ne le mentionne-t-il infra, p. 167, n. 104. qu'incidemment, à propos du Jupiter solaire 60 C'est là qu'Auguste reçut la délégation de la plèbe, d'Héliopolis et pour mieux faire comprendre les venue lui offrir, en 2 av. J.-C, le titre de Pater patriae (Suet. rites par lesquels il rendait ses oracles. La statue Aug. 58, 1). Tibère s'y rendait également (Suet. Tib. 38; Cass. Dio 58, 25, 2) et Agrippine aimait à s'y retirer (Tac. ann. 14, 3, du dieu syrien, dit-il, est solennellement portée 1 et 4, 2). Mais c'est surtout Caligula et Néron, qui, l'un et en procession sur un brancard par les plus l'autre, y étaient nés, qui manifestèrent à la ville leur prédi grands personnages du pays, uehitur enim simu lection : le premier songea même à y transférer la capitale de lacrum dei Heliupolitani ferculo, uti uehuntur in l'empire (Suet. Calig. 8, 1-5, avec une discussion sur le lieu de pompa ludorum circensium deorum simulacra, qui naissance de l'empereur, et 49, 2; Plin. NH 32, 4); et le second, qui y résidait lorsque éclata l'incendie de Rome, ne se meuvent point à leur gré, mais vont là où combla la ville de ses faveurs (Suet. Ner. 6, 1 ; 9 et 25, 1 ; Tac. les pousse l'inspiration divine : ferunturque diuiann. 15, 23, 1 et 39, 1 ; Cass. Dio 62, 15, 7; cf. infra, p. 162). Sur no spiritu, non suo arbitrio, sed quo deus propellit l'histoire, la topographie et les vestiges antiques d'Antium, cf. uehentes, ut uidemus apud Antium promouerì Hülsen, s.v., RE, I, 2, col. 2561-2563, et G. Lugli, Saggio sulla topografia dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, p. 153-188 (n simulacra Fortunarum ad danda responsa64. Il otamment p. 177-181, sur la villa de Néron). faut entendre que, de la direction prise par le 61 Ainsi R. De Coster, op. cit., p. 66, qui en attribue la cortège, de la position donnée à la statue, des mention aux scholiastes d'Horace. En fait, Porphyrion et le impulsions qu'elle imprimait à ses porteurs, les Pseudo-Acron se bornent, pour expliquer les circonstances faisant tantôt avancer, tantôt reculer, les prêtres dans lesquelles l'ode fut composée, à une brève notice du sanctuaire tiraient des indices qu'ils inter liminaire : haec ode in Fortunam Antiatem (Ps. Acr. : simple prétaient et à partir desquels ils formulaient, en mentad Fortunam) scripta est, cui Caesaris (aduersum Brittannos, précise Ps. Acr.) profectionem commendai. Beaucoup langage humain, des réponses aux questions de légendes se sont greffées sur ce ou ces textes. F. Lenzi posées à la divinité. Il en était apparemment de affirme de même, op. cit., p. 60, «che Augusto era devoto della Fortuna e la consultava», et Grueber, II, p. 77, qu'il lui attribuait ses succès et la guérison de ses fréquentes maladies : toutes déductions téméraires qui prétendent expli quer l'ode d'Horace, alors qu'en réalité elles en sont direc l'avantage de rendre compte à la fois de l'ode d'Horace et des monnaies de Q. Rustius: Auguste aurait, moins en tement issues. prévision de son départ pour la Gaule - qui eut lieu - que de 62 Rom. Myth., II, p. 192: «wahrscheinlich consultirt wur de»; et depuis acceptée par Peter, dans Roscher, I, 2, col. celui qu'il projetait pour la Bretagne, et auquel il renonça, et avant l'ode qu'Horace composa en son absence en 26, fait à 1548; Hild, DA, II, 2, p. 1271, etc. (cf. note précédente); encore, quoique sous une forme plus floue, par G. Dumézil, la Fortune d'Antium un vœu dont il ne s'acquitta que sept ou Fêtes romaines d'été et d'automne, Paris, 1975, p. 238: «il huit ans pius tard, après son retour de 19, lorsqu'il fonda le confie, croit-on savoir, ses projets à la Fortune»; mais culte de Fortuna Redux, variante romaine de la déesse écartée par M. L. Scevola, op. cit., p. 222, comme sans fon antiate. 63 Suet. Calig. 57, 3. dement. Une autre hypothèse a été récemment émise par S. Weinstock, Divus Julius, Oxford, 1971, p. 125 sq., qui offre "Sat. 1, 23, 13.
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même à Antium, où, pour autant qu'on puisse le conclure du texte de Macrobe, le clergé spécial isédu temple, jouant le même rôle que le sortilegus de Préneste65, devait déduire direct ementla réponse des déesses des mouvements significatifs de leurs statues : divination fondée sur le hasard, aussi bien que le tirage des sorts et, comme telle, en accord avec les valeurs mystérieusement fortuites inscrites dans le con cept de Fortuna. Bouché-Leclercq, toutefois, dans sa volonté de ramener à l'unité les rites oraculaires de Fortuna, suppose sans nécessité qu'à Antium comme à Préneste ils étaient fondés sur les sortes et que, par leurs mouvements, les statues désignaient «automatiquement» les ta blet es par l'intermédiaire desquelles elles au raient dispensé leur révélation. Mais cette hypot hèse, qui ne s'impose nullement, comme le montre l'exemple d'Héliopolis, ne repose en réalité que sur l'analogie supposée des deux centres oraculaires : aucune source antique n'au torise à prétendre qu'il ait jamais existé, au sanctuaire d'Antium, des sortes semblables à celles qui étaient en usage à Préneste dans le temple de Fortuna Primigenia. Laissons donc là cette question illusoire. Car la technique divinatoire d'Antium pose des pro blèmes historiques qui, eux, sont bien réels, et sont infiniment plus graves. Cette méthode, qui repose sur les mouvements spontanés que l'on prête aux statues cultuelles, censées se mouvoir de leur propre volonté, diuino spirita, et que Bouché-Leclercq qualifie de «fétichiste», est étrangère aux religions italiques, où nous ne lui connaissons pas d'équivalent. En revanche, elle était traditionnelle dans les grands sanctuaires d'Orient66, non seulement dans celui du Zeus solaire, c'est-à-dire du Hadad -Syrien de BaalbekHéliopolis, mais aussi, toujours en Syrie, dans celui d'Apollon, c'est-à-dire, là encore, de Hadad, à Hiérapolis, dont Lucien décrit les transes inspirées en des termes qui, malgré la raillerie qui y ridiculise la superstition, illustrent
65 Supra, p. 71. 66 Sur les oracles syriens et, plus généralement, les cultes d'Héliopolis et Hiérapolis: Bouché-Leclercq, op. cit., III, p. 401-404; R. Dussaud, Les religions des Hittites et des Hourrites, des Phéniciens et des Syriens, coll. Mana, 1, II, Paris, 1949, p. 393 sq. et 396-399.
rablement le témoignage de Macrobe67. On la retrouve en Egypte et à l'oasis de Siwa, en Libye, au temple de Zeus Ammon dont la statue incrustée de pierres précieuses, portée par qua tre-vingts prêtres dans une nacelle dorée et suivie d'une foule de femmes qui chantaient des hymnes, rendait ses oracles en conduisant, d'un signe de tête, la marche de ses porteurs durant ces processions68. Servius complète ce tableau des fastes mystiques et des phantasmes de l'Orient, lorsqu'il fait allusion à des ξόανα, id est simulacra breiiia, quae portabantur in lecticis et ab ipsis mota infundebant uaticinationem, quod fuit apud Aegyptios et Carthagmienses69 . Si l'on ajoute à ce faisceau de témoignages concordants que l'unique mention concernant l'existence à An tium de telles pratiques nous vient du texte tar dif de Macrobe, qui décrit l'état contemporain du culte - ut uidemus . . . promoueri, au présent -, on peut être tenté de croire, avec Latte70, que cette imitation de la mantique orientale ne s'im planta qu'à basse époque dans le sanctuaire, et qu'elle est une des innombrables conséquences de l'invasion des religions orientales dans l'Occi-
67 A la différence des nombreux oracles qui « ne profèrent rien sans le secours de prêtres ou de prophètes. Celui-ci, par contre, se meut lui-même et se fait lui-même jusqu'au bout l'artisan de la prédiction. Voici comment il procède. Lorsqu'il veut rendre un oracle, il commence d'abord par s'agiter sur sa base. Les prêtres l'enlèvent aussitôt. S'ils ne l'enlèvent pas, il se prend à suer et à s'agiter encore plus violemment. Aussitôt que les prêtres le portent en le chargeant sur eux, le dieu les conduit en les faisant tourner en tous sens et en sautant de l'un sur l'autre. A la fin, le grand-prêtre l'affronte et l'interroge au sujet de toutes sortes d'affaires. S'il dé sap rouve la chose qu'on lui propose, le dieu se retire en arrière; s'il y consent, il pousse en avant, à la façon des cochers, ceux qui le portent. Telle est la manière dont les Syriens recueillent ses oracles, et, sans recourir à eux, ils n'entreprennent rien de sacré ni de particulier» (Luc. Dea Sur. 10 et 36; trad. M. Meunier, Paris, 1947). Sur l'authent icitédu traité et « l'humour à froid » de son auteur, J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, 1958, p. 646-653. 68Diod. 17, 50, 6-7 et 51, 1-2; Strab. 17, 1, 43. Cf. Bouché-Leclercq, op. cit., II, p. 347; et, sur les diverses méthodes de la divination égyptienne, par les mouvements de la barque divine et les statues parlantes, J. Leclant, Éléments pour une étude de la divination dans l'Egypte pharaonique, dans Caquot-Leibovici, La divination, I, p. ΙΟΙ 4. 69Aen. 6, 68. 70 Rom. Rei, p. 178.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES dent romain. Mais cette hypothèse elle-même, si séduisante qu'elle soit, soulève plus de questions encore qu'elle n'en résout. Car la divination d'origine orientale usitée au temps de Macrobe n'apparaît nullement comme un procédé populaire, réservé à un public de bas étage comme celui que Lucien ou Apulée nous montrent conquis par le charlatanisme de la Dea Suria et de ses prêtres équivoques71. C'était le rite officiellement en usage dans le sanctuaire, reconnu et pratiqué par le clergé qui y exerçait son autorité religieuse et qui y avait la garde des saints simulacra Fortunarum. Ce caractère offi ciel ne daterait-il que de la grande époque des cultes sémitiques et de l'apogée qu'ils connurent en Italie sous les empereurs syriens du IIIe siècle? Ou peut-on lui assigner une date sens iblement plus haute, par exemple dès les Antonins, dont nous connaissons l'intérêt qu'ils manif estèrent pour le dieu d'Héliopolis, dont Trajan, d'abord sceptique, puis frappé d'admiration par la réponse qu'il en reçut, consulta l'oracle en 1 14 avant de partir pour la campagne contre les Parthes dont il ne devait pas revenir 72, et dont Antonin contribua à bâtir magnifiquement le temple73? Ou faut-il le faire remonter à une époque encore plus ancienne? Car, si l'introduc tion de ces rites exotiques dans l'un des grands sanctuaires italiques de Fortuna ne date que du IIe ou même du IIIe siècle ap. J.-C, nous devons nécessairement nous interroger sur ce qui les a précédés et sur les méthodes divinatoires aupa ravant en usage dans le culte: ce qui nous fait, inévitablement, retomber dans une solution ana logue à celle des sortes, que Bouché-Leclercq attribuait sans preuve à l'oracle d'Antium, c'està-dire dans le champ illimité des hypothèses invérifiables. En fait, Latte a peut-être été victime d'un raisonnement par analogie quand il a conclu,
71 Luc. Lucius, 35 et suiv.; Apul. met. 8, 24 et suiv. 72 Macr. Sat. 1, 23, 14-16. 73 On ne prend plus aujourd'hui à la lettre le texte célèbre de Malalas, qui attribue à Antonin l'édification du temple, l'une des merveilles du monde. Sur les diverses phases de sa construction (la vaste cour rectangulaire entourée de por tiques qui précède le sanctuaire peut être datée de l'époque d'Antonin), cf. les mises au point récentes de F. Castagnoli, s.v. Heliopolis, EAA, III, 1960, p. 1137-1140, et B. Andreae, L'art de l'ancienne Rome, p. 567-569.
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avec trop de hâte, que l'adoption à Antium de cette technique orientale ne pouvait qu'être aussi « tardive », deutlich spät, que le déferlement lui-même des religions orientales sur le paga nisme romain. Deux faits, à la vérité, incitent à remettre en cause cette interprétation. La divi nation par les mouvements inspirés des statues cultuelles n'était pas seulement le fait des sanc tuaires lointains de Syrie et d'Egypte. Elle avait aussi, au témoignage de Servius, été en honneur dans une civilisation beaucoup plus proche de Rome : à Carthage où, même si le commentateur de Virgile n'indique pas à quelles divinités il convient précisément de la rattacher74, on sera tenté d'y voir l'héritage, entretenu par la religion punique, de rites antérieurement pratiqués en Orient par les Phéniciens qui, eux-mêmes, avaient déjà pu les emprunter, et que les Car thaginois auraient emportés avec eux de la mère patrie. Antium, d'autre part, avait une vocation mari time qui paraît remonter aussi haut que les origines de la ville et qui permet d'accepter toutes les influences extérieures, même les plus lointaines, dès une date fort reculée. Dans sa série de travaux sur la civilisation antiate, M. L. Scevola n'hésite pas à retrouver les traces de cette activité dès l'époque néolithique et à y voir l'expression des aptitudes innées du subs trat méditerranéen indigène de la côte latiale75, tôt entré en rapports avec les navigateurs grecs et phéniciens. En tout cas, cette attirance pour l'aventure marine était si profondément ancrée qu'à l'époque historique nous la voyons résister
74 S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, IV, 2e éd., Paris, 1929, p. 422, songe à des statues articulées, en bois, comme celles qui, en Egypte, servaient au même usage et rappelle que des bétyles passaient également pour être animés de mouvements prodigieux et rendre ainsi des oracles, par un procédé identique {Ibid., p. 372). 75 Cf. ses articles des RIL : Civiltà preistorica e protostorica della zona amiate, XCIII, 1959, p. 417-436; Culti mediterranei nella zona di Anzio, XCIV, 1960, p. 221-242, où l'auteur reconnaît aux trois cultes de Fortuna, Mater Matuta et Feronia, une origine et un caractère communs : déesses méditerranéennes, protectrices des navigateurs, elles reste raient, à l'époque historique, une manifestation toujours vivace de la civilisation essentiellement maritime de ce peuplement primitif; Civiltà marittima di Anzio pre-volsca, XCrV, 1960, p. 243-260; Anzio pre-volsca e il Lazio, XCVIII, 1964, p. 89-105; Anzio volsca, C, 1966, p. 205-243.
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à toutes les vicissitudes que traversa la ville. Nommée dans le premier traité conclu entre Rome et Carthage, à la fin du VIe siècle, parmi les ports du Latium soumis à la domination romaine76, Antium resta, même après qu'elle eut été conquise au Ve siècle par les montagnards volsques, une ville de hardis navigateurs et de pirates qui écumaient les mers : elle eut beau être prise par les Romains qui, en 338, détrui sirent ses navires ou les emmenèrent dans leurs propres arsenaux, ornèrent de leurs rostres, trophées glorieux, leur tribune aux harangues, et «lui interdirent la mer» - interdictumque mari Antiati populo est11-, il fallut que, quelques années après, Alexandre Ier d'Épire, puis, de nouveau, au début du IIIe siècle, Demetrios Poliorcète s'adressent à eux pour leur demander de mettre fin aux incursions des Antiates jusque dans la mer Egée78. Sous l'Empire encore, lors que Néron voulut témoigner son attachement à sa ville natale, la meilleure preuve qu'il put lui donner de sa faveur fut non seulement d'y installer une colonie de riches vétérans, mais d'y construire un port magnifique : ubi et portum operis sumptuosissimi fecit19. Dans ces conditions, il est permis de faire remonter infiniment plus haut qu'on ne le sup posait l'introduction, dans le culte des déesses d'Antium, des techniques de la divination orient ale. Sur ce point important du littoral médi terranéen, dont le traité cité par Polybe atteste les contacts que, dès avant cet accord, par les voies du commerce ou de la piraterie, il entre tenait avec les Puniques, il ne serait pas, après
76 Pol. 3, 22. Sur les longues controverses auxquelles ont donné lieu la date (509, selon Polybe) et l'authenticité de ce premier traité, maintenant admises par un nombre croissant d'historiens, cf. la mise au point de J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, 2e éd., Paris, 1980, p. 386-395 (bibliographie, p. 44 et 419). 77 Iiv. 8, 14, 8 et 12. Également Plin. NH 34, 20; Flor. 1, 5, 10. 78 Strab. 5, 3, 5. La première de ces ambassades se situe entre 338, date de la prise d'Antium par les Romains, et 330 (?), date approximative de la mort d'Alexandre. Pour la seconde, seul un terminus ante quern est donné par la mort de Demetrios Poliorcète en 283. 79 Suet. Ner. 9 (cf. Tac. ann. 14, 27, 2, sur l'insuccès de la colonie néronienne). Sur l'importance de ce port, G. Lugli, Saggio sulla topografia dell'antica Antium, RIA, VII, 1940, p. 154 et 166-171.
tout, plus stupéfiant de rencontrer, dès les VIe- Ve siècles, l'influence de la mantique orientale dif fusée par l'intermédiaire de Carthage, qu'il ne l'est d'admettre l'installation extrêmement an cienne au Forum Boarium, premier port de Rome, d'une colonie phénicienne à laquelle remonterait le culte de l'Hercule romain, dérivé du Melqart de Tyr80, ou de lire, sur les feuilles d'or de Pyrgi, le port de Caere, la triple dédicace, en étrusque et en punique, que le «roi» de Caere consacrait, au début du Ve siècle, à la Dame Astarté, assimilée à l'Uni étrusque81. Si l'on admet que, dès l'époque archaïque, ce type de divination a pu s'implanter dans le sanctuaire d'Antium, on évite ainsi le problème insoluble - parce qu'il n'est qu'un faux problème - que ne manque pas de poser l'hypothèse d'une transformation tardive de l'oracle, soudainement acquis, au IIe ou IIIe siècle ap. J.-C, aux prati ques insolites de la mantique syrienne. Une telle conversion, qui révélerait un culte encore mal léable, ce qui, de fait, est le cas pour les temps reculés que nous supposons, n'est rien moins que vraisemblable en pleine époque impériale, où le rituel oraculaire d'Antium se trouvait fixé par des siècles de tradition. Sans doute, l'esprit de novation bien connu des religions italiques et, peut-être aussi, l'ouverture à une technique ou, du moins, à un style nouveau qu'on a cru relever à Préneste, dont on a pu penser qu'elle avait, au début de l'Empire, adopté un langage plus conforme à celui des poètes augustéens, puis, au IIIe siècle, les hypothétiques sortes Vergilianae alléguées par l'Histoire Auguste82, ne nous per mettent-ils pas de nous représenter les oracles du Latium figés dans un immobilisme rigide : comme les plus grands des oracles grecs, ils ont
80 Déjà J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, Paris, 1926, p. 456; puis D. Van Berchem, Hercule Melqart à l'Ara Maxima, RPAA, XXXII, 1959-1960, p. 61-68 (sur la dîme et les Potitii, qui sont les Κάτοχοι,, les «Possédés» du dieu); A. Piganiol, Les origines d'Hercule, Hommages à A Grenier, coll. Latomus, LVIII, Bruxelles, 1962, p. 1261-1264 (calendrier et statue); R. Rebuffat, Les Phéniciens à Rome, MEFR, LXXVIII, 1966, p. 7-48. 81 Pour une mise au point et une bibliographie récentes, A. Hus, Les siècles d'or de l'histoire étrusque (675-475 avant J.-C), coll. Latomus, 146, Bruxelles, 1976, p. 157-161; 248 sq. 82 Supra, p. 75-78.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES eu leur histoire, même si nous ne la connaissons plus. Mais le conservatisme italique, qui n'est pas moins puissant, permet difficilement d'ima giner que, vers la même époque, une véritable révolution rituelle ait éliminé d'Antium les méthodes traditionnelles de la divination natio nalepour leur en substituer d'autres, imitées de l'Orient lointain. Même si les transformations que l'on a imputées à l'oracle de Préneste ont un fond de vérité, elles n'en sont pas moins de portée réduite. Préneste réforme, modifie, évo lue; mais elle ne bouleverse rien et, si elle renouvelle avec le temps le matériel archaïque de ses sortes et leur style démodé, c'est toujours à une révélation de même nature qu'elle fait appel. Ses innovations, si innovations il y a, ne visent qu'à perfectionner les méthodes ancestrales. Mais, si l'aspect des sorts changeait, le moyen par lequel on connaissait la volonté divine, le langage par lequel Fortuna parlait aux hommes, restait immuablement le même. Nous avons d'ailleurs une preuve, plus forte que tous les raisonnements, qu'à Antium la divination par les mouvements surnaturels des deux statues divines n'était pas un procédé tardivement importé sous l'Empire. C'est le rôle qu'y tient le ferculum des statues, non pas l'un de ces brancards ordinaires, simples accessoires comme ceux qui servaient dans les processions ou la pompa du Cirque. Mais objet qui possédait une haute valeur rituelle, spéciale au sanctuaire, et qui était si essentiel au culte des deux Fortunes que les déesses y reposaient sans doute en permanence et qu'il est, en tout cas, figuré comme le support indissociable de leurs effigies sur les deux seules représentations complètes que nous en possédions, le denier de Q. Rustius et l'ex-voto de Préneste. Car, sans ferculum, point de mouvements inspirés, donc point d'oracle. Or, non seulement les deux monuments sur lesquels il apparaît datent du temps d'Auguste, mais l'original que reproduit l'ex-voto prénestin per met de remonter jusqu'au début du Ier siècle av. J.-C, c'est-à-dire à une époque antérieure de plusieurs siècles à l'invasion des rites et des cultes orientaux dans la religion romaine. Ainsi, grâce à son introduction précoce au sanctuaire d'Antium, cette pratique étrangère fut si parfaitement incorporée à la sensibilité rel igieuse italique et à ses techniques oraculaires que son origine exotique n'était même plus
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perçue : elle y fut aussi entièrement naturalisée que, par exemple, les Potitii célébrants du culte d'Hercule, dont la tradition annalistique fit, avec les Pinarii, l'une des deux gentes romaines atta chées au service de l'Ara Maxima. A tel point que, quand Macrobe y fait référence, il la met sur le même plan que la pompa du Cirque et les cite toutes deux, dans deux phrases de structure identique (uti uehuntur in pompa . . . deorum simulacra; ut uidemus apud Antium promoueri simulacra Fortunarum) comme les deux rites romains par excellence qu'il peut mettre en parallèle avec le rite syrien de Jupiter Héliopolitain. On peut croire, d'ailleurs, que cette ass imilation fut aidée, comme plus tard celle de la Magna Mater, par une adaptation des rites exal tésde l'Orient à la religiosité latine et que les mouvements qui mettaient en branle les statues d'Antium avaient un caractère moins tumultueux et plus réglé que les transes convulsives qui secouaient le dieu d'Hiérapolis ou l'idole de YHeliupolitanus. Nous inclinerons donc à recon naître à l'oracle d'Antium la même continuité séculaire qu'à celui de Préneste, et nous croirons sans peine qu'une mentalité religieuse archaïque qui, à Rome par exemple, considérait comme des prodiges les mouvements spontanés qui, à plusieurs reprises, agitèrent les anciles et les lances sacrées de Mars conservés dans la Regia ancilia sua sponte mota, hastae Martis in Regia sua sponte motae - et, à Préneste même ou à Lanuvium, la lance de Mars ou celle de Junon83, avait fort bien pu, stimulée par l'enseignement fécond de la divination orientale, reconnaître à Antium dans les mouvements fatidiques, non plus des attributs de la divinité, mais des effigies mêmes qui la représentaient, autant de manif estations surnaturelles de la volonté divine qui, codifiées et systématiquement interprétées par la science sacrée des exégètes, devenaient autant de signes révélateurs du Destin.
83 Sur les anciles: Liv. per. 68 et Obseq. 44 (101 av. J.-C); sur les lances de Mars dans la Regia: Geli. 4, 6, 1-2 (99 av. J.-C); Obseq. 36; 44; 47; 50 (117; 102; 98; 95 av. J.-C); en 44, anciles et lances furent violemment secoués avant la mort de César (Cass. Dio 44, 17, 2). Et, parmi les prodiges de 218, à Lanuvium, et de 214, liv. 21, 62, 4 et 24, 10, 10 : hastam Martis Praeneste sua sponte promettant (sur le culte de Mars à Préneste: CIL XIV 2894; 2895; 2918).
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II n'a manqué à l'oracle d'Antium, pour jouir auprès des modernes du même renom que celui de Préneste, que d'avoir un Cicéron, et une place égale à celle qu'il lui a dévolue dans le De diuinatione. En tout cas, consulté par l'un au moins des empereurs julio-claudiens, il semble, après une phase archaïque et républicaine que nous ne pouvons que reconstituer, mais qui se matér ialisa par un opulent trésor, proie tentante pour les chefs de partis des guerres civiles84, puis, peut-être, un déclin, accompli (ce qui expliquer ait le silence dont il est l'objet à l'époque républicaine) ou seulement menaçant, comme celui qui, au dernier siècle de la République, guettait les sortes de Fortuna Primigenia, avoir connu sous l'Empire une renaissance éclatante, qui devait perpétuer sa célébrité jusqu'à l'extr ême fin du IVe siècle, où Macrobe85 en parle comme d'une réalité actuelle et toujours vivante qui, sans doute, ne disparut qu'avec le paganis me et la religion même de Fortuna. Sur les autres fonctions des deux déesses, les témoignages antiques, pour rares qu'ils soient, ne sont pas moins explicites. Leur caractère maternel est clairement attesté par le texte de Tacite relatif à la naissance de Claudia Augusta, la fille de Néron et de Poppée, en 63. L'événe ment eut lieu à Antium, non par hasard, mais, de toute évidence, selon la volonté de l'empereur, désireux que le fils qu'il espérait vînt au monde dans la même ville que lui86. Entre autres marques d'adulation qui suivirent la naissance de l'enfant impérial, le sénat, rapporte l'histo-
84 App. BC 5, 24 {supra, p. 156, n. 45). 85 La date fictive du dialogue mis en scène dans les Saturnales doit se situer peu avant 384, peut-être lors de la fête de décembre 383. La date réelle de composition de l'œuvre est beaucoup plus difficile à déterminer: vers 395, selon la chronologie traditionnelle, maintenue par P. Courcelle, Les lettres grecques en Occident, de Macrobe à Cassiodore, 2e éd., Paris, 1948, p. 3, n. 3; cf. Wessner, s.v. Macrobius, RE, XIV, 1, 1928, col. 170; vers 404, d'après R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, p. 145 sq., ou même jusque vers 430, selon la datation basse d'A. Cameron, The date and identity of Macrobius, JRS, LVI, 1966, p. 25-38, et, maintenant, de J. Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin, à la fin du IVe siècle, Leyde, 1977, p. 87 et 134-141 : entre 420 et 430. 86 Supra, p. 159, n. 60.
rien, décida qu'on élèverait un temple à la Fécondité et qu'on placerait les statues d'or des deux Fortunes sur le trône de Jupiter Capitolin : utque Fortimarum effigies aureae in solio Capitol ini louis locarentur81 . Malgré les obscurités qui l'entourent, on voit généralement dans ce geste la preuve que les Fortunes d'Antium, déesses de la fécondité, protégeaient les femmes en couches et leurs enfants nouveaux-nés, et qu'elles leur accordaient d'heureuses naissances au même titre que la Fortune de Préneste, invoquée nationu cratia par une matrone du IIIe siècle av. J.-C. K. Latte, dont on sait l'hostilité à l'égard de tout ce qui pourrait montrer en Fortuna une protectrice de la fécondité féminine, croit que les deux Fortunes furent seulement honorées, en cette occasion, comme divinités principales de la ville où avait eu lieu la naissance88. Mais le rapprochement avec l'inscription de Préneste et la décision prise simultanément d'élever un temple à la Fécondité plaident de façon irréfu table en faveur de la première explication : Fecunditas et les deux Fortunes avaient été, dans les périls de l'accouchement, les protectrices communes de la mère et de l'enfant89. Enfin, confirmation qui nous paraît décisive, rappelons le groupe des deux déesses antiates offert en ex-voto à la Fortune de Préneste et l'intention qu'exprime le lit sur lequel elles sont placées : lit dans lequel la présence du serpent, symbole du Genius, qui rampe sur son bord, permet de reconnaître la représentation d'un lectus genialis90. Tous ces traits évoquent de manière cohé rente un culte en rapport avec la fécondité biologique et la génération humaine. Mais la parfaite analogie de cette offrande anonyme et de celle qui fut faite pour la fille de Néron permet de comprendre mieux encore leur signification respective : consacrées toutes deux nationu cratia, constituées, toutes deux, par les effigies des Fortunes d'Antium, offertes à d'au tres divinités, Fortuna Primigenia ou Jupiter Capitolin, elles appellent sur l'enfant nouveau-né
n Ann. 15, 23, 2. 88 Rom. Rei, p. 178, η. 1. 89 Platner et Ashby, s.v. Fecunditas, p. 206 sq., doutent, à la vérité, que le temple de cette dernière ait jamais été construit. 90 Supra, p. 152-155.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES la protection conjointe de ces diverses puissan ces surnaturelles, comme réunies autour de son berceau, celle des déesses antiates et du Jupiter romain dans un cas, celle des grandes Fortunes maternelles de l'Italie dans l'autre. Peu importe que le type iconographique des Fortunes d'Antium, entre les bras desquelles ne figure nul enfant, humain ou divin, ne permette pas de les définir comme des divinités courotrophes au sens propre. Invoquées, avec Fecunditas, « à l'o ccasion de la naissance» de la petite Augusta ou placées sur le lectus genialis d'une famille sim plement humaine, elles ont les mêmes pouvoirs fécondants et maternels et, en cela, le groupe d'or somptueusement dédié à Rome a le même sens religieux que le petit ex-voto de marbre, plus bourgeois, de Préneste, dont il constitue, littéralement, l'équivalent princier. Un détail, toutefois, reste douteux, dans cet épisode dont l'intention générale est manifeste. O. J. Brendel semble persuadé que ce furent les statues cultuelles authentiques des deux Fortu nesqui furent placées in solio Capitolini louis, interprétation qui implique que, à l'époque de Néron du moins, ces statues étaient soit d'or, soit seulement dorées91. Nous estimons, pour notre part, qu'il ne pouvait s'agir que de repro ductions, reproductions en métal précieux, qui répondait au rang des dédicants92, tandis que les originaux, les deux statues cultuelles, qui pou vaient être faites d'une tout autre matière, res taient bien entendu dans leur sanctuaire d'Antium. De tels voyages, à l'aller et au retour, des 91 AJA, LXrV, 1960, p. 42, n. 7, et 46; R. De Coster, op. cit., p. 65; et G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 248 sq., qui y voit un «honneur exorbitant». 92 Sans que, pour autant, l'on puisse établir un lien absolu entre les statues d'or et la maison impériale. Contrairement aux vues précédemment exprimées par K. Scott, The signi ficance of statues in precious metals in emperor worship, TAPhA, LXII, 1931, p. 101-123, qui avait affirmé que, loin d'être uniquement une magnificence profane, l'emploi de l'or était un honneur divinisant et que, sous l'Empire, dans les effigies de caractère officiel, il était réservé, en règle génér ale, aux statues des dieux, de l'empereur et de la famille impériale divinisés, T. Pekâry, Goldene Statuen der Kaiserzeit, MDAI (R), LXXV, 1968, p. 144-148, a produit divers exemples de statues dorées (aurata, inaurata, etc.), élevées en l'honneur de personnages qui n'étaient ni des souverains, ni même des membres de l'ordre sénatorial. Mais le débat reste ouvert en ce qui concerne les statues d'or pur (aurea) : privilège impérial, ou honneur plus largement octroyé?
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statues cultuelles entre Antium et Rome eussent entraîné, sans profit, d'innombrables difficultés matérielles et rituelles, et l'on conçoit mal l'état d'abandon, de désertion, même, où leur temple, anormalement vide, fût resté durant ce temps. Mais, surtout, il eût été, non seulement contrad ictoire, mais même dangereux, d'éloigner de leur ville les effigies sacrées à un moment où l'enfant, si elle avait échappé aux périls de la naissance, restait exposée à ceux du premier âge, non moins redoutables : de fait, ajoute Tacite, elle mourut moins de quatre mois après. En revanche, la consécration, au Capitole, d'un groupe qui reproduisait celui d'Antium permett ait, en quelque sorte, de jouer sur les deux tableaux et de réunir pour sa sauvegarde toutes les efficacités divines : à Antium, tant qu'elle y demeura, celle des Fortunes authentiques de la ville et, à Rome, à partir du moment où elle y fut entrée93, celle de leur double, non moins sacré, qui était désormais installé au Capitole. Là encore, l'analogie entre l'ex-voto de Préneste et celui de 63 éclaire tout : c'est bien la reproduct ion en or des deux Fortunes qui fut dédiée à Rome à Jupiter Capitolin, exactement comme celle, mais en marbre seulement, matière plus modeste, des mêmes déesses l'avait été à For tuna Primigenia au début de l'Empire. Quant aux intentions qui présidèrent au choix du dieu, elles se comprennent aisément : de même que
93 La chronologie, en raison de la brièveté de son exis tence, est peu précise. Nous savons qu'elle naquit en janvier 63, entre le 1er, jour de l'entrée en charge des consuls, Memmius Regulus et Verginius Rufus (Tac. ann. 15, 23, 1) et le 20. Les indications de l'historien, iam senatus uterum Poppaeae commendauerat dis uotaque publiée susceperat, quae multiplicata exolutaque (Ibid., 2), sont en effet confirmées par les Actes des Arvales, qui attestent, à la date du 21 janvier, l'exécution d'au moins une partie de ces vœux : [in Capï\tolio nota soluta quae suscepe/[rant pr]o partii et incolumitate Poppaeae [Augustae] (CIL VI 2043, I). Le couple impérial et l'enfant revinrent à Rome quelque temps plus tard, comme en font foi les mêmes Actes, qui mentionnent le sacrifice des Arvales au Capitole ob adu[entiim Neronis Claudi] Caesaris Augusti [Germanici et Poppaeae] Augustae et Clau[diae August ae](CIL VI 2043, II). Malheureusement, le nom du mois manque : //// idus [Apriles], restitue Henzen, sans exclure toutefois que ce puisse être «Martias vel Maias». On peut donc hésiter, pour la date approximative de ce retour, entre le 10 avril, le 12 mars ou le 12 mai, ce qui concorde avec la suite du récit de Tacite et la venue, ueris principio, d'une ambassade parthe (Ibid., 24, 1).
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Caligula, à la naissance de sa fille, avait fait porter l'enfant dans les temples de toutes les déesses et l'avait déposée, dans ce même Capit ole, sur les genoux de Minerve, dans un geste de nutriciat symbolique imité du rituel égypt ien94, de même Néron voulut placer la venue au monde de sa propre fille sous des auspices aussi prometteurs et lui assurer simultanément la protection des divinités majeures d'Antium, où elle était née, et de Rome, la capitale où elle devait vivre, celle de Jupiter, souverain des dieux comme Néron, son père, l'était des homm es, et objet du premier culte officiel de l'em pire, et celle des déesses fécondes et oraculaires d'Antium, ses mères divines, qui devaient lui accorder heureuse naissance et destinée écla tante. De ces liens avec la vie biologique, essentiels aux plus anciennes Fortunes, tant à Préneste qu'à Rome, l'on pourrait trouver une preuve nouvelle dans l'important dépôt votif qui fut découvert à Antium en 1879, près du soi-disant tombeau de Coriolan, et qui livra un grand nombre d'ex-voto anatomiques, pieds, mains, phallus, têtes et masques féminins95. Il est vra isemblable que ce dépôt, demeuré inédit, prove naitdu sanctuaire des deux déesses, comme le pensent G. Lugli et M. L. Scevola, encore que ni la topographie ni l'archéologie ne puissent en apporter la preuve : aucun vestige sûr du temple n'a encore, à ce jour, été retrouvé96 et, inver sement, le dépôt lui-même n'apporte aucun indi cesur sa localisation, car les objets brisés qui le composent ne furent pas trouvés en place, mais au milieu d'une décharge d'amphores, où les terres cuites votives avaient été précipitées d'un point plus élevé, ce qui explique leur mauvais état de conservation. Les conclusions qu'on peut
94 Suet. Calig. 25,4 : infantem autem, Iuliam Drusillam appellatam, per omnium dearum templa circumferens Mineruae gremio impostai alendamque et instituendam commendami. Cf. H. P. L'Orange, Das Geburtsritual der Pharaonen am römischen Kaiserhot SO, XXI, 1941, p. 105-116; J. Gagé, Matronalia, p. 56 et 247. 95 NSA, 1879, p. 224 sq.; 1880, p. 56; G. Lugli, op. cit., p. 173; M. L. Scevola, RIL, XCIV, 1960, p. 223. 96 Malgré les espoirs qu'avait fait naître la découverte, en 1878, de la Jeune fille d'Antium et de vestiges de construc tions alors attribués au temple de la Fortune (NSA, 1879, p. 16 sq.; 116 sq.).
en tirer sont, dans ces conditions, nécessaire ment limitées. Divinités guérisseuses dont les pouvoirs curatifs s'exercent indifféremment sur toutes les parties du corps, mais à qui l'on offre en particulier les organes de la génération, ou des têtes votives uniquement féminines, semblet-il, ce qui suggère une nette prédominance des matrones parmi leurs fidèles97, les Fortunes d'Antium apparaissent très proches de leur sœur de Préneste et, plus largement, de toutes ces déesses accoucheuses de l'Italie centrale dont Q. F. Maule et H. R. W. Smith ont étudié la religion populaire, telle que la révèlent leurs dépôts votifs, et à qui leurs dévots finissent, avec une confiance filiale, par s'en remettre indistin ctementcontre tous les périls de la maladie et de l'existence98. Aussi, déesses guérisseuses et protectrices universelles, mères au sens le plus profond, et garantes de la sahis tout entière des mortels, les deux Fortunes étendirent également leur sauve garde sur la ville elle-même. Si l'on se fonde, non sur des sources archéologiques purement con jecturales, mais sur les sources littéraires, compt e tenu des indications concordantes de Martial, qui situe le temple des ueridicae sorores hors de l'enceinte de la cité et près du rivage, plana SVBVRBANI qua cubât unda freti, et de Macrobe et du Pseudo-Acron, qui le localisent APVD Antium, elles devaient, selon l'hypothèse de M. L. Sce vola, avoir leur sanctuaire au port de Cénon, qui se trouvait au sud de la ville fortifiée, entre les deux petits promontoires qui dessinaient une anse naturelle accueillante aux navires99. Gran desdéesses locales d'Antium, elles en devinrent aussi les divinités poliades: Antium est la ville des deux Fortunes, comme Préneste est celle de 97 L'on pouvait faire la même constatation à propos du dépôt de terres cuites de Préneste (supra, p. 42). 98 Votive religion at Caere, p. 60-88, notamment p. 90, n. 16: tandis que les Grecs requièrent un haut niveau de compétence de leurs divinités guérisseuses, exigence liée à une longue tradition de médecine professionnelle, «Italie religion was ready to put its faith, for every sort of cure, in the nearest goddess of the town, especially if she was already trusted for help in childbirth and child care ». "Lugli, op. cit., p. 170-173; p. 178 et n. 58, qui rejette comme aventureuses les diverses identifications autrefois proposées, et pour qui l'emplacement du temple demeure inconnu; M. L. Scevola, op. cit., p. 229 sq.; et, pour les réfé rences antiques, supra, p. 149 sq. et 158 sq.
LES FONCTIONS DES DEUX DÉESSES la Primigenia. Horace, à ceci près qu'il s'adresse à une divinité unique, invoque en elle la déesse qui «gouverne» la cité qui lui est chère100, gratum quae régis Antium. Le commentaire du Pseudo-Acron dégage admirablement cette fonc tion poliade, quand il fait de la cité sa «proté gée », confiée à sa garde tutélaire : ciuitas Fortunae ipsitis tutela dicta est', et Tite-live s'est souvenu de cette efficacité surnaturelle, lui qui attribue à la Fortune d'Antium le salut miracu leux qui échut à la ville, lorsqu'elle en détourna, en l'envoyant contre les Étrusques, Camille, instrument du destin et bras agissant de la Fortune de Rome101. Telles sont les fonctions, déjà nombreuses, et fondées sur d'incontestables réalités cultuelles, qu'assument effectivement les deux Fortunes d'Antium. On a parfois voulu, sur la seule foi de l'ode I, 35 d'Horace, qui montre la déesse priée d'une voix unanime par le pauvre paysan, pau per... sollicita prece/ ruris colonus, et l'aventu reux marin102, leur attribuer de surcroît une fonction agraire et surtout une fonction mariti me,allant jusqu'à voir en elles la projection surnaturelle des aptitudes humaines qui, de tout temps, avaient attiré vers la navigation les Méditerranéens, habitant cette partie de la côte latiale, et peuple de marins dès l'aube de leur
100 Tei est ie sens que Kiessling-Heinze, ad loc, et Syndi kus(cités ci-dessous, n. 104), p. 314, n. 22, donnent à gratum (cf. Verg. Aen. 3, 73 sq.; de même Hor. carm. 1, 30, 2 : dilectam), contre l'interprétation de Villeneuve, Les Belles Lettres : « l'aimable Antium ». 101 Hor. carni. 1, 35, 1; Ps. Acr., ad loc; Liv. 6, 9, 3 (supra, p. 150). Ainsi s'explique que G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 238-249, soit tenté d'en présenter une inter prétation trifonctionnelle, lorsqu'il voit dans les deux Fortu nesreprésentées sur les monnaies une figure, l'une de deuxième fonction (donc dotée de la nature guerrière que nous lui refusons ci-dessous, p. 168 sq. et 175), l'autre de troisième fonction; quant à la première fonction, sa dispari tion serait l'une des conséquences de la sujétion que Rome imposa à la ville et, peut-être, précisément, les JulioClaudiens auraient-ils cherché à la réanimer à leur profit. Mais, entre autres arguments, on objectera à G. Dumézil que la théologie trifonctionnelle qu'il suppose s'accorde mal avec le dédoublement iconographique que nous constatons sur les monuments figurés des déesses d'Antium. 102 1, 35, 5-8 (nous citons la strophe en son entier, supra, p. 151).
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histoire103. En fait, c'est extrapoler plus qu'il ne convient de l'œuvre du poète, qui n'est pas un document «scientifique» comme la notice du De diuinatione consacrée au culte de Préneste, mais un texte lyrique singulièrement complexe, où se fond l'écho de nombreuses sources litt éraires et mythologiques et dans lequel, à partir de données historiques précises, les expéditions qu'en 26 Auguste préparait au delà des mers contre les Bretons, puis les Arabes, Horace a choisi les ou la déesse d'Antium pour en faire l'incarnation particulière du pouvoir souverain, tyrannique et versatile, de la redoutable Fortun e104. Aussi y aurait-il de la naïveté à prendre à la lettre tous les détails du texte : le fait que le paysan et le marin élèvent une même prière vers la toute-puissante Fortune ne signifie pas plus que la déesse d'Antium avait une fonction agrai re et qu'elle était «maîtresse des mers», que le 103 Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1548; R. De Coster, op. cit., p. 68 et 79; M. L Scevola, op. cit., p. 222, 228 et 230. Ce caractère «agricole» ou «champêtre» (R. De Coster) se rattache, bien entendu, à la théorie de la Fortuna Felix, au sens où l'entendait Preller, «im Sinne der fruchtbaren und befruchtenden» (Rom. Myth., II, p. 193), et que nous avons réfuté ci-dessus, p. 155 sq. Quant à la domination de Fortuna sur la mer, c'est un des thèmes majeurs de l'étude de M. L. Scevola, qui se fonde d'ailleurs sur des indices fragiles : textes poétiques comme l'invocation d'Horace, ou Prop. 1, 17, 7 : nullane placatae ueniet fortuna procellae ?, paraphrase du Ps. Acr. au v. 6 : Fortuna enim et aequori dominatur, ou sur l'iconographie de la déesse, qui tient le gouvernail (mais ce dernier n'a pas valeur technique, mais symbolique : dans les mains de Fortuna, il n'est pas l'attribut d'une déesse marine, mais signifie la maîtrise du monde). 104 Sur les sources littéraires (imitation du début de la XIIe Olympique de Pindare sur la Tyché d'Himère; allusion aux Perses d'Eschyle, etc.) et les intentions (morales, philo sophiques, religieuses) du poème, cf., outre l'article déjà cité de R. De Coster, La Fortune d'Antium et l'Ode I, 35 d'Horace, AC, XIX, 1950, p. 65-80, les commentaires de KiesslingHeinze, 10e éd. par E. Burck, Berlin, 1960, p. 145-150; H. P. Syndikus, Die Lyrik des Horaz, Darmstadt, I, 1972, p. 311-324; R. G. M. Nisbet-M. Hubbard, A commentary on Horace: Odes, book 1, Oxford, 1970, p. 386-400; et les études (d'intérêt inégal) de L. H. Allen, Horace Od. 1, XXXIV-XXXV, CR, XXXII, 1918, p. 29 sq.; LA. Mackay, Horace: Odes I 34-35, CR, XLIII, 1929, p. 10-12; A. Magarifios, Horacio I 35, 21-26, Emerita, XIV, 1946, p. 209-211; H. Jacobson, Horace and Augustus. An interpretation of Carm. 1, 35, CPh, LXIII, 1968, p. 106-113; C. Collard, Theme and structure in Horace, Odes 1, 35, Latomus, XXIX, 1970, p. 122-127; et, surtout, J. Perret, Fides et la Fortune, Forschungen zur römischen Literatur, Festschrift Κ. Büchner, Wiesbaden, 1970, p. 244-253; et G. Dumézil, loc. cit.
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cortège, composé de Nécessitas, de Spes et de Fides, que lui donne le poète, n'indique qu'à Antium ces abstractions divinisées lui étaient jointes comme des parèdres au sein de son sanctuaire. Sans doute était-il particulièrement opportun d'invoquer sous le nom de dominarti aequoris la divinité poliade d'une ville de marins et de hardis pirates, telle qu'Antium l'avait été au temps de sa plus grande splendeur. Mais ni la Fortune d'Antium, ni la Fortuna romaine en général, pas plus que Tyché d'ailleurs, à laquelle on ne songe plus aujourd'hui à conférer ce rôle, n'étaient intrinsèquement des «déesses de la mer»105, au même titre que l'Isis Πελαγία. L'as sociation antithétique du paysan et du marin pour symboliser ses fidèles n'est qu'une appli cation particulière du thème classique des «genr esde vie»106: l'un appelle nécessairement l'au tre et, à eux deux, ils incarnent l'infinie variété des activités humaines, de même que les deux champs de leur action, la terre et la mer, représentent les deux moitiés complémentaires de l'univers. Ainsi figurent-ils la totalité du monde et du genre humain dont la Fortune est souveraine et, si elle est, dans le vers d'Horace, dominam aequoris, c'est dans la mesure où elle est souveraine de toutes choses, rerum humanarutn domina, comme l'avait avant lui dénommée Cicéron107. Paysan et marin, dans une strophe, puis, dans la suivante, barbares et Romains, et jusqu'aux grands de ce monde : tous, égaux dans le même esclavage, signifient l'universalité du pouvoir de la Fortune, leur commune maîtresse. Mais cette domination absolue est celle de la Fortuna-Tyché gréco-romaine en général, non des déesses antiates en particulier. Le tableau 105 Sur Tyché, « déesse marine », contre les allégations d'Allègre, Étude sur Ma déesse grecque Tyché, Paris, 1889, p. 11-16, cf. déjà les critiques de L. Ruhl, s.v., dans Roscher, V, col. 1310 sq. Quant à Fortuna, tout au plus, et encore que rien ne permette de le démontrer, serait-elle, à Antium, déesse des eaux, des eaux marines, comme elle l'est ailleurs des eaux douces, celles du Tibre ou de la grotte prénestine. 106 Dans la mesure où le thème des professions apparaît comme une esquisse du thème complet, tel qu'il a été traité par les philosophes; cf. R. Joly, Le thème philosophique des genres de vie dans l'antiquité classique, Bruxelles, 1956, p. 13 et 85 sq. 107 Marceli. 7.
que compose sous nos yeux le lyrisme d'Horace est une image générique de la Fortune, de l'instable déesse qui régit les destinées humain es,non un portrait individuel des deux Fortu nesd'Antium, qui s'attacherait à décrire les particularités de leur culte local108. Pour mesur erla distance qui sépare l'un de l'autre ces deux points de vue, il n'est que de comparer l'allégorie abstraite et intemporelle dans son classicisme qu'est la Fortune d'Horace à la figuration insolite qu'offraient, dans une atmo sphère culturelle toute différente, les effigies des deux Fortunes jumelles, reposant sur le ferculum dont leurs demi-statues semblaient étrangement surgir. L'examen que nous venons de faire de leurs diverses attributions confirme donc entièrement l'indissoluble communauté que les textes, qui nomment toujours de pair les deux Fortunae Antiates ou Antiatinae, suggéraient entre elles. Dans l'exercice de leurs fonctions, elles respec tentles règles d'une stricte collégialité et jamais nous ne constatons, à l'intérieur de leur couple, le moindre partage des pouvoirs : ensemble elles sont oraculaires, poliades ou protectrices fécon desdes naissances. Annonciatrices des destins, elles le sont en effet toutes deux simultanément, et, même si le détail de leurs opérations div inatoires nous échappe, il est vraisemblable que les mouvements concomitants, identiques ou contrastés, de leurs deux statues donnaient à la divination antiate une subtilité que n'avaient pas au même degré les oracles similaires, mais fondés sur l'observation d'une seule idole. Il en va de même pour leur fonction courotrophique, qu'elles exercent dans une semblable indivision : Néron, lors de la naissance de sa fille, honora conjointement les deux déesses, geste qui res terait inexplicable si elles avaient été, comme on ne l'a que trop souvent dit, rigoureusement spécialisées, l'une dans le domaine de la fécon ditéet des naissances, l'autre, dans celui de la guerre. Mais il y a plus : non seulement l'on ne voit pas que l'une des deux Fortunae Antiatinae
ιυί< Wissoua, RK2, p. 259; Otto, RE, VII, 1, col. 23; et, op. cit., M. L. Scevola, p. 222; H. P. Syndikus, p. 311; G. Du mézil, p. 247. Contra, R. De Coster, op. cit., p. 76-79, qui croit pouvoir trouver dans l'ode I, 35 d'Horace des indications précises sur le culte d'Antium.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE ait été spécifiquement liée au domaine des armes, par opposition à la maternité pacifique de sa sœur, mais rien, dans ce que nous con naissons de ces fonctions qu'elles ne remplissent qu'en commun, ne révèle en elles quoi que ce soit de belliqueux. Leurs prérogatives sont diverses, mais remar quablement cohérentes: elles rendent des ora cles, protègent les naissances et tout ce qui se rattache à la fécondité, à la santé et à la conservation de la vie; elles veillent enfin sur la cité dont elles sont les divinités principales. Mais rien ne permet de leur attribuer une action précise dans les combats et la marche des guerres. Si bien que deux questions cruciales ne manquent pas de se poser: à quoi répondent, d'une part, la dualité des déesses, d'autre part, le type amazonien de l'une d'elles? Pourquoi le culte se partage-t-il entre deux divinités qui, si l'on n'en juge que par leurs rôles, et non par leur iconographie, se répètent si fidèlement l'une l'autre qu'on ne voit pas la raison d'être de leur couple sororal et pourquoi elles sont au nombre de deux, alors qu'une unique Fortuna eût, à elle seule, aussi bien rempli les mêmes tâches? Et pourquoi l'une de ces deux déesses figure-t-elle sous les dehors martiaux d'une Amazone, cas quée et armée de l'épée, alors que rien, dans son activité surnaturelle, n'indique qu'elle fasse le moindre usage de ces attributs? Singulière con ception d'une divinité, où le divorce est total entre la fonction et l'apparence, et où la dualité extérieure recouvre, dans la réalité du culte, une pluralité de compétences indifférenciées. III - Le problème de la dyade divine En fait, Usener l'a jadis montré dans un important mémoire consacré à la notion de triade et, au passage, à celle de dyade qui lui est connexe, cette tendance au polymorphisme est un phénomène universel qui n'épargne aucune divinité109. Qui dit triade ne dit pas seulement mouvement vers l'unité et réunion, à l'intérieur
109 Dreiheit, RhM, LVIII, 1903, p. 1-47; 161-208; 321-362. Cf., maintenant, R. Mehrlein, s.v. Drei, RLAC, IV, col. 269-281; et Th. Hadzisteliou Price, Double and multiple representations in Greek art and religious thought, JHS, XCI, 1971, p. 48-69.
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d'un culte commun et permanent, de trois divi nités distinctes par leur nom, leur sexe et leur fonction, comme la triade capitoline de JupiterJunon-Minerve, la triade chthonienne et pl ébéienne de Cérès-Liber-Libera, qui lui fait pend ant110, ou, pour nous en tenir à ce seul exemple grec, celle d'Apollon, Artemis et Léto. Le mou vement inverse, qui conduit à représenter sous forme double ou triple, en deux ou trois per sonnes, une divinité pourtant conçue comme unique, n'est ni moins puissant, ni moins fr équent : l'exemple le plus célèbre de ces autres formes de triade étant celui de la triple Hécate, si traditionnellement figurée sous les traits d'une femme à trois têtes ou à trois corps accolés dos à dos que la statue de Myron, qui la représentait, à Égine, comme une divinité simple, étonnait les anciens comme une insolite exception à la règle111. Quant aux exemples connus de dyades, qui seuls ici nous intéressent, l'inventaire qu'Usener a dressé, dans l'ordre alphabétique, de ces dédoublements divins, rassemble tous les noms les plus prestigieux du panthéon hellénique, dieux et déesses indistinctement112 : Aphrodite, Apollon, Artemis, Demeter, Dionysos - non seu lement, comme ses congénères, adoré sous la forme de deux statues cultuelles jointes dans un même temple, mais servi, dans l'île de Nisyros, par un prêtre «des Dionysoi», nommés au plur iel, ιερέως Διονύσων113, de même que nous avons vu, à Antium, un aeditus Fortunarum, sans qu'on sache d'ailleurs s'il s'agit en l'occurrence d'une dyade ou d'une triade -, Héra, Héraclès représenté, sur les monnaies d'Héraclée de Lucanie, par deux figures jumelles, entièrement semblables114 -, Hermès, Hygie, Pan, Poseidon, Tyché - dédoublée sur des monnaies d'Asie
110 Cf. les définitions de L. Banti, // culto del cosiddetto « tempio dell'Apollo » a Veii e il problema delle triadi etruscoitaliche, SE, XVII, 1943, p. 187-224; et H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 277-279 et 293 sq. 111 Paus. 2, 30, 2. 112 Sur le concept et les exemples attestés de «Zvveiheit», op. cit., p. 189-205. 113 IGI III, n° 164. 114 Tenant de la main droite une phiale, de la gauche, la massue; cf. J. Bayet, Les origines de l'Hercule romain, pi. II, 15, qui commente, p. 33: «doublé comme s'il existait deux Héraclès jumeaux et semblables».
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mineure, d'époque impériale115 -, Zeus enfin qui, pas plus que le reste des Olympiens, n'a échappé à la règle commune. Ces dyades, extrêmement répandues, où se répète la même divinité, sont nées du dédou blement d'un dieu primitivement unique qui s'est scindé en deux êtres jumeaux et identiques. Mais la conception fondamentale de son unité divine n'en persiste pas moins. Aussi advient-il que la même divinité puisse être, dans la même ville, conçue tantôt comme une pluralité, tantôt comme un être unique. Tel est, par exemple, le cas de Némésis, honorée partout, dans le monde grec, sous la forme d'une seule déesse, sauf à Smyrne et à Thasos, dont le culte dérive pré cisément de celui de Smyrne. Or les monnaies de Smyrne, ainsi qu'un relief de Thasos, offrent simultanément les deux types : celui des deux Némésis jumelles, telles qu'elles étaient, au témoignage de Pausanias, figurées par les statues cultuelles de leur sanctuaire, identiques ou à peine différenciées par leurs attributs - l'une tenant la bride, l'autre, la coudée116 -, et celui de la déesse simple. Engyion, en Sicile, possédait un culte renommé de Déesses-Mères, qui passaient pour être d'origine Cretoise et pour avoir été les nourrices de Zeus, et que l'on nommait simple ment les «Mères»: δ,ς καλοϋσι Ματέρας117. Cependant, Cicéron, qui connaît bien les réalités siciliennes, parle d'elles comme d'une divinité unique, au singulier : Matrìs Magnae fanum apud
115 Monnaies de Cilicie : d'Augusta, sous Septime Sévère, et de Diocésarée, sous Philippe le Père, où Tyché est représentée sous les traits de deux déesses, l'une assise et coiffée du polos, l'autre debout; entre elles, des symboles variables, le disque solaire ou le gouvernail (Usener, op. cit., p. 199; E. Babelon, La collection Waddington au Cabinet des Médailles, RN, II, 1898, p. 159; 164; pl.V, 6 et 10). Il est évidemment exclu, tant par leur date que par la différence des types, qui, assis ou debout, sont des statues entières, non des demi-statues, ainsi que par celle des attributs conférés aux déesses, que ces représentations asiatiques aient exercé quelque influence sur l'iconographie des Fortunes d'Antium. 116 Paus. 1, 33, 7; 7, 5, 2-3; 9, 35, 6. Cf., s.v., O. Rossbach, dans Roscher, III, 1, col. 144, fig. 1, et 157 sq., fig. 6; et A. Legrand, DA, IV, 1, p. 54, fig. 5300. 117 Plut. Marceli. 20, 3-4; cf. Diod. 4, 79, 5 - 80, 6. Sur ce culte hellénisé de Meteres indigènes, E. Ciaceri, Culti e miti nella storia dell'antica Sicilia, p. 5; 121; 239-241; B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, HI, p. 485 sq.
Enguìnos estus. Ainsi, d'un domaine religieux à l'autre, qu'il s'agisse des divinités grecques, de celles de la Sicile hellénisée ou des déesses antiates, de la Némésis de Smyrne et de Thasos, de la grande Mère d'Engyion que nomme Cicé ron, ou de la Fortune d'Antium, telle que l'év oquent Horace et Tite-Live, nous retrouvons les mêmes constantes et l'être divin qui s'est une fois dédoublé tend, invinciblement, à revenir à la forme unique d'où il était issu. Tout autant, en effet, que leurs homologues grecques, les divinités italiques ou même celt iques offrent l'exemple de tels dédoublements. Diverses terres cuites votives, à Préneste, de Fortuna Primigenia119, en Étrurie ou dans d'au tres centres d'Italie, sans indication de prove nance précise, de divinités malheureusement anonymes, représentent le couple trônant des deux déesses à l'enfant. Une monnaie de bronze de Capoue, qui se rattache au culte de la déesse-mère du fondo Paîturelli, porte au droit la tête de Junon et, au revers, un type qui rappelle singulièrement les statues cultuelles d'Antium, puisqu'il s'agit, là aussi, des bustes de deux divinités jumelles, entièrement voilées, qui repo sent sur un haut socle quadrangulaire120. Plu sieurs terres cuites votives qui proviennent des fouilles du temple, reproduisent, avec des variantes, la même double idole et J. Heurgon ne doute pas que l'original de ces représentat ions n'ait été visible dans le sanctuaire de la Déesse, qui n'était autre que Junon elle-même, figurée tantôt sous sa forme simple, tantôt sous une forme dédoublée. La Junon, la Fortuna de Rome ou de Préneste, déesses uniques s'il en fut, se multipliaient de même à travers les statues que leur consacraient leurs fidèles. L'offrande était de règle pour la Junon Reine de l'Aventin à qui, à plusieurs reprises, à la suite des prodiges de 207, puis, de nouveau, en 99 et 97, furent dédiées deux statues de cyprès, duo signa cupressea121. Fortuna Muliebris passait pour avoir eu, dès la naissance de son culte, double statue cultuelle, l'une, de par la décision officielle du
"*Verr. 4, 97. 119 Supra, p. 47-51. 120 J. Heurgon, Capoue préromaine, p. 370-373, et pi. I, 6. 121 Liv. 27, 37, 12; Obseq. 46; 48.
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sénat, l'autre, don privé des matrones122; et, à Préneste, Fortuna Primigenia reçut, en 216, la dédicace simultanée de trois statues, que lui offrirent les survivants du siège de Casilinum et leur préteur M. Anicius123. Quant aux Maires celtiques, déesses de fécondité et d'abondance, qui varient de même par leur nombre, elles illustrent toutes, à travers la diversité de leurs attributs, la même notion fondamentale, puis qu'elles apparaissent sous la forme tantôt d'une, tantôt de deux, tantôt, le plus souvent, de trois divinités, assises côte à côte et tenant qui une corbeille de fruits, qui une corne d'abondance, qui un enfant qu'elles allaitent ou qui dort sur leurs genoux124. Mais, si répandues qu'elles aient été dans les polythéismes de l'antiquité, de telles conceptions sont instables. Les dieux ou les déesses repré sentés sous la forme d'un couple, ou d'une triade, sont des créations certes fort anciennes, qui apparaissent dès la religion grecque archaï que et dans les plus vénérables de ses sanctuair es125, mais néanmoins secondes et, par nature, mouvantes. Les Dionysos, les Némésis, les Junons ou les Fortunes italiques proviennent de la scission d'une divinité originairement unique et qui, perpétuellement, tend à le redevenir. Tel est le couple des déesses-sœurs d'Antium : leur unité indifférenciée se résout en dualisme, à moins qu'inversement leur dualisme ne soit ramené à l'unité. Aussi, loin de s'exclure, ces deux modes de représentation d'un même être divin peuvent alterner ou, mieux, coexister. Il semble qu'il y ait eu, à l'intérieur de la cons cience religieuse, une sorte de mouvement dia lectique, de passage incessant de l'un au mult iple, la divinité, fondamentalement une,
vant s'incarner en des formes distinctes et agir sous plusieurs aspects. La dyade ne représente d'ailleurs qu'un moment particulier au sein d'une évolution plus complexe. Usener note que les triades sont issues de représentations dou bles ou uniques126 et les couples de deux divi nités semblables sont eux-mêmes le résultat d'une élaboration iconographique dont le pro cessus se laisse assez exactement reconstituer127. Une terre cuite rhodienne de Camiros, du VIIe siècle128, présente un tronc unique et cylindrique d'où, progressivement, la double figure divine se dégage comme d'une gangue, avec, d'abord, un bras de chaque côté, puis trois seins, enfin deux cous et deux têtes séparées. Les Grecs, de même que les Celtes, de même que l'Inde ou que l'Asie, ont eux aussi représenté leurs dieux sous des formes en qui se multiplient les parties du corps, par un même phénomène de «répétition d'in tensité ». Si le Janus bifrons italique, senti comme monstrueux sous son image bicéphale, tune sacer ancipiti mirandiis imagine Ianus129, a sans doute autre origine et autre significa tion430, le dieu celtique tricéphale131, la triple Hécate, Shiva aux quatre bras et, parfois, aux trois ou même aux cinq visages, ou l'Artémis d'Éphèse aux innombrables mamelles illustrent, sous des formes et en des domaines divers, une même conception du divin. Le dieu polymorphe transcende l'humanité de toute la puissance de son corps démultiplié. L'exaltation de la force divine se traduit plastiquement par la multipli cationdes parties du corps, puis, quand ces représentations monstrueuses furent éliminées au profit d'un anthropomorphisme rationnel,
122 Infra, p. 337 et 346 sq. 123 Liv. 23, 19, 18. 124 J. Toutain, Les cultes païens dans l'empire romain, III, p. 243-253; J. Vendryes, La religion des Celtes, p. 275-278; P. M. Duval, Les dieux de la Gaule, 2e éd., Paris, 1976, p. 5557; J. de Vries, La religion des Celtes, trad, fr., Paris, 1963, p. 128-132. Pour les monuments figurés, supra, p. 46, n. 196; on relèvera notamment Espérandieu, op. cit., I, n° 338; III, n° 1741; 1742; 2081; IV, n 3377 (cf. infra, p. 179, n. 154). 125 Usener, op. cit., p. 204; et, pour les témoignages archéologiques, P. Demargne, Plaquettes votives de la Crète archaïque, BCH, LIV, 1930, p. 200; La Crète dédalique, Paris, 1947, p. 302 sq., qui souligne l'archaïsme de ces traditions cultuelles.
nbOp. cit., p. 321. 127 Usener, op. cit., p. 201 sq. et 204 sq. 128 Winter, Typen, I, p. 20, n° 4; S. Mollard-Besques, Musée du Louvre. Catalogue raisonné des figurines et reliefs en terre cuite grecs, étrusques et romains, Paris, I, 1954, p. 35, Β 197 et pi. XXV (640-630 av. J.-C). 129Ovid. fast. 1, 95. 130 P. Grimai, Le dieu Janus et les origines de Rome, Lettres d'humanité, IV, 1945, p. 15-121, qui l'a mis en rapport avec le dieu syrien du Ciel aux deux visages, symbolisant l'Orient et l'Occident. 131 Cf., op. cit., J. Vendryes, p. 249 sq.; ainsi que L'unité en trois personnes chez les Celtes, CRAI, 1935, p. 324-341; P.M. Duval, p. 47-49; J. de Vries, p. 167-172.
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par la division du dieu ou de la déesse en deux ou plusieurs personnes rigoureusement identi ques, qui sont une autre expression de sa surnature. L'évolution se poursuit d'ailleurs, depuis le passé le plus lointain, dans le sens d'une différenciation entre les deux divinités jumelles. Sur les représentations les plus ancien nes, les deux idoles sont entièrement semblab les.Sur les plus récentes, elles se distinguent par un détail de leur attitude, de leur costume ou de leurs attributs; si bien qu'elles finissent par aboutir à deux figures séparées, qui retrou ventchacune leur individualité et, avec elle, le nom singulier qui en est le signe le plus manif este : ainsi, à Athènes, des deux statues con jointes de l'Artémis 'Αρίστη et de l'Artémis Καλλ ίστη132. Telle dut être également l'histoire des deux Fortunes d'Antium, dans la mesure où nous pouvons maintenant la reconstituer. Leur com paraison avec les nombreux exemples produits par Usener fait disparaître de leur culte tout caractère anormal ou insolite : des couples divins analogues au leur étaient, de longue date, courants dans tout le monde méditerranéen133. L'on peut donc croire que, nées de la scission d'une Fortuna unique et primitive, elles appa rurent ensuite sous la forme d'une image dédoub lée,rigoureusement identiques à leur origine, puis progressivement différenciées dans leurs effigies cultuelles, mais sans que se perde jamais le souvenir de leur unité première. Car il est significatif que, dès qu'un Horace ou un TiteLive cesse de se référer aux réalités concrètes de leur sanctuaire, de leur oracle ou de leur fonc tion courotrophique, pour embrasser dans sa totalité leur efficience surnaturelle, dès qu'il cesse de les voir comme des Fortunes cultuelles pour ne les concevoir, en poète ou en historien, que sous les espèces d'une abstraction divinisée, il retrouve spontanément l'unicité fondamentale à partir de laquelle leur couple avait pris la forme double qu'elles revêtent sur les monnaies de Q. Rustius et l'ex-voto de Palestrina, et il parle d'elles comme d'une seule et même For tuna.
132 Paus. 1, 29, 2. 133 Supra, p. 47, n. 203; 205; 206.
Mais, si le processus iconographique de leur duplication nous est maintenant, grâce aux faits étudiés par Usener, parfaitement intelligible, sa signification théologique est encore loin de nous apparaître dans toute sa clarté. Nous ne retrou vonspas, en effet, parmi les autres exemples de dyades connus dans les religions italiques, de couple qui soit exactement comparable à celui des déesses d'Antium. Les dédoublements ana lysés par Usener représentent comme une expansion ou une dilatation de la divinité, qui se divise ou se multiplie pour mieux être à la mesure »d'un univers infini et pour recouvrir, c'est-à-dire garantir et dominer, le réel dans la totalité de ses aspects. Ambition de l'homme, sans doute, pour appréhender l'absolu du divin, mais aussi, sous une forme moins métaphysique et plus pragmatique, plus proche de la psychol ogiereligieuse italique ou romaine, volonté de majorer l'efficacité du dieu qui, en se multi pliant, adhère de plus près au monde concret soumis à son action. De là ces dyades de fécondité, attestées à de multiples exemplaires dans les religions italiques, mais qui consistent dans un couple masculin-féminin, et non dans un couple sororal. Elles associent, le plus souvent, à une déesse, maîtresse première de toute fertilité, un dieu, son homonyme et son parèdre, de figure plus effacée. L'un et l'autre, sous la forme d'un couple non conjugal, mais purement fonc tionnel, représentent le principe masculin et le principe féminin d'une même notion, analysée dans ses deux aspects complémentaires et, dès lors, exprimée en termes exhaustifs : ainsi de Ceres et Cerus, Pomona et Porno, Tellus et Tellumoi34. Mais tout sépare ces couples bisexués et inégaux, groupements artificiels constitués, non par le dédoublement d'un être primitif, mais par l'adjonction d'un second terme, et où l'une des deux divinités garde sur l'autre une constante préséance, du couple égalitaire et sororal des deux déesses d'Antium. Ces doublets sont d'ai lleurs instables et sans grande vitalité religieuse;
134 Cf. le commentaire très explicite que Varron, ap. Aug. citi. 7, 23, p. 303 D., donne de ces dédoublements masculinféminin, à propos de Tellus et Tellumo : una eademque terra habet geminam nini, et masculinam, quod semina producat, et femininam, quod recipiat atque nutriat; inde a ni jeminae dictant esse Tellurem, a masculi Tellumonem.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE eux aussi, ils tendent à revenir à l'unité, non point, toutefois, par résorption de leur dualité, mais par disparition de l'élément le plus faible, qui s'efface devant la figure prépondérante : Cents devant Ceres, Pomo et Teliamo devant Pomona et Telhis, ou, à l'inverse, Libera, éclipsée par la domination éclatante de Liber Pater. Nous ne trouverons pas davantage l'équiva lent des rapports qui unissent les déesses d'Antium dans le couple des deux Paies, même sous la forme où il a été réinterprété par G. Dumézi l135. Couple non d'un dieu et d'une déesse, comme on l'affirmait jusqu'alors, mais de deux divinités féminines, spécialisées dans la protect ion,l'une du gros, l'autre du petit bétail, de même que les jumeaux indiens Nâsatya se par tageaient les bœufs et les chevaux : en Inde et à Rome, en effet, est identique «le procédé qui consiste à réunir sous un nom collectif, sans noms particuliers, deux divinités de même sexe, par ailleurs tellement semblables qu'il faut regarder de très près pour reconnaître leur dualité». Définition qui s'applique aux deux Fortunes d'Antium plus rigoureusement encore qu'aux deux Paies, puisque, dans l'accompliss ement de leurs fonctions indivises, les ueridicae sorores sont encore moins discernables qu'elles. Entre les deux Paies, il y a partage effectif des compétences et délimitation de deux domaines distincts : elles, au contraire, repoussent toute spécialisation et il n'est, de leurs multiples rôles, aucun qu'elles n'en exercent en commun. Mais le parallèle entre ces deux couples ne saurait être absolument probant, et des conclusions qui valent pour des spécialistes comme les Paies, protectrices d'un domaine aussi étroitement délimité que celui du gros et du petit bétail quelle qu'en ait été l'importance économique -, ne peuvent s'appliquer à des déesses aussi complexes et dotées de compétences aussi vas tes que l'étaient les Fortunes d'Antium. Aussi, quittant ces dyades dont aucune n'est d'une nature identique à la leur, est-ce dans une triade que nous chercherons un terme de com paraison susceptible d'éclairer davantage la structure religieuse des deux Fortunes
135 Us deux Paies, REL, XL, 1962, p. 109-117 (que nous citons); repris dans Idées romaines, Paris, 1969, p. 273287.
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tium : celle que renfermait le sanctuaire de Némi où, nous le savons maintenant, la statue cultuelle de Diana Nemorensis était celle d'une triple idole. Elle est représentée, en 43 av. J.-C, au revers d'un denier de P. Accoleius Lariscolus136, où elle figure sous la forme de trois déesses debout dans un bois sacré, côte à côte et symétriques comme l'étaient celles d'Antium; une barre horizontale, qui passe derrière leur nuque et repose sur leurs épaules, symbolise leur unité et réunit, indissolublement, au centre Hécate et, de part et d'autre, la Diane chasse resse qui tient l'arc et, semble-t-il, la déesse lunaire qui porte un pavot. Ainsi, à Némi comme à Antium, la divinité maîtresse du sanctuaire était-elle figurée en deux ou trois personnes, dotées d'attributs distincts, qui exprimaient cha cune l'une de ses fonctions et l'un des divers aspects de sa nature. Mais, non sans paradoxe, Diane elle-même, toute diua triformis ou triplex Diana137 qu'elle est, garde son nom au singulier et reste, substantiellement, conçue comme un être unique : Diana, et non, si nous osons dire, Dianae. Couple de deux déesses-sœurs, et non point groupe masculin-féminin; couple de deux divinités jumelles comme les deux Paies, mais qui ne se trouvent même pas en possession d'une spécialité respective qui justifie leur dis tinction; dyade qui, par la différenciation ic onographique de ses deux composantes, fait son ger à la triade de Némi, mais qui, théologiquement, a poussé plus loin qu'elle le principe de division, puisqu'à la triple Diane s'opposent les deux Fortunae Antiatinae : les déesses d'Antium n'ont pas d'homologues parfaits parmi les divi nités italiques. Comparées à ces structures rel igieuses et, notamment, à celle de Némi, qui apparaît comme la plus proche de la leur, elles représentent une forme à la fois plus complexe et plus insaisissable de ces dédoublements
136 Autrefois interprété comme figurant les trois statues des Nymphae Querquettilanae : Babelon, I, p. 100, n° 1 (43 av. J.-C); Grueber, I, n° 4211-4214 (vers 41); Sydenham, n° 1148 (vers 37); A, Alföldi, Diana Nemorensis, AJA, LXIV, 1960, p. 137-144, qui a montré que cette triade grecque avait été introduite dans le Latium par l'intermédiaire étrusque, à la fin du VIe siècle; datation (en 43) et identification depuis acceptées par H. Zehnacker, Moneta, I, p. 194; 519 sq.; II, p. 921; Crawford, I, p. 497, n° 486. 137 Hor. carm. 3, 22, 4; cf. CIL II 2660 et VI 511.
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divins, qui ne peut s'expliquer que par la nature particulière de leur théologie et par la multip licité de leurs rôles. Les religions italiques connaissaient pourtant plusieurs de ces divinités multifonctionnelles et indifférenciées, et qui le restèrent : comme la Fortuna Primigenia, leur sœur de Préneste, ou la Junon de Lanuvium, avec laquelle les Fortunes antiates ont aussi tant de points communs. Seispes, Mater, Regina : elles le sont, elles aussi. Protectrices attitrées et «reines» de leur ville - ο dina, quae régis . . . leur chante l'hymne d'Horace -, et maîtresses de la fécondité, toutes ces déesses tendent à la souveraineté. Mais la Junon de Lanuvium et Fortuna Primigenia, si omnipot entesqu'elles soient, sont demeurées déesses uniques, assumant seules la totalité de leurs prérogatives. Au contraire, la théologie antiate a dédoublé la déesse primitive, mais dans un sens tout autre que celui des deux Paies. Les Fortu nesd'Antium, nous l'avons vu, remplissent en commun, selon les règles de la plus stricte collégialité, un nombre relativement élevé de fonctions. Si l'iconographie les distingue, c'est en partageant artificiellement entre elles des attr ibuts symboliques qui, de droit, appartiennent à l'une et l'autre des deux sœurs, toutes deux simultanément oraculaires, maternelles et poliades. En fait, leur dédoublement s'explique par la tendance, sans doute universelle, mais si pro fondément italique et romaine, à dissocier par l'analyse les multiples aspects d'un pouvoir divin indifférencié e,t à confier aux figures particuliè res nées de cette division les divers éléments qui, à eux tous, recomposent l'activité totale de la divinité. Mais cette tendance, qui est générale, se traduit d'une ville à l'autre par les modalités les plus diverses. Préneste qui, avec son intuition métaphysi que de l'unité primordiale, n'a jamais cessé de concevoir Fortuna Primigenia sous les traits d'une divinité unique, ne lui en a pas moins dédié, au moins depuis le IIIe siècle, deux temples différents qui, au sein du sanctuaire inférieur, répondent chacun à l'une de ses deux fonctions, courotrophique et oraculaire. Rome qui, avec son sens rigoureux de la spécialisation fonctionnelle, a poussé jusqu'à ses dernières conséquences ce principe de division, a multiplié jusqu'à la fragmentation les Fortunes spéciales, non sans ordonner spontanément sa démarche
selon un plan intelligible et rationnel138. Tandis qu'à Antium le même concept a évolué vers une duplication, provoquée précisément par la mult iplicité des rôles que remplissait la déesse, et par le désir inconscient de partager entre un couple des fonctions senties comme trop nom breuses pour une seule divinité. Mais il s'est, au cours de son évolution, arrêté à mi-chemin entre ces deux systèmes. Antium a scindé l'unité première de la déesse en deux figures divines pourvues, en l'état où nous les voyons, d'un type iconographique différent, mais qui, dans la réal ité de leurs compétences surnaturelles, ne se sont aucunement spécialisées : déesses sans indi vidualité propre et, par suite, dépourvues du nom personnel qui en est l'irremplaçable signe139, loin de s'être réparti entre elles la multitude des tâches qui leur incombent, elles se sont bornées à exprimer, à la faveur de leur dédoublement, la pluralité des fonctions indif férenciées qu'elles assument en commun. Sous leur forme visible, elles sont deux; mais, dans l'essence de leur définition théologique comme dans l'efficacité de leur action concrète, elles demeurent une, sœurs jumelles, divinité toutepuissante en deux personnes, à la fois semblab les et distinctes. Ainsi, la dyade est l'une des solutions théologiques possibles au problème de l'indifférenciation divine. Mais tel est le para doxe d'Antium, que la scission qu'elle a opérée à l'intérieur d'un concept divin global et multivalent, et qui semblait être le gage d'une diff érenciation ultérieure, est restée à l'état de pro messe latente ou de velléité, et que le dédou blement qu'elle a réalisé entre ses deux Fortunes n'est ni fonctionnel ni effectif, mais purement formel et symbolique. Dans ce processus d'analyse inachevée, la déesse matronale, dont nous ignorons d'ailleurs les attributs, convient sans peine, par la génér alité de son type, à exprimer les aspects ora138 Infra, p. 408 sq. 139 Cf. les conclusions de P. Demargne, BCH, LIV, 1930, p. 202, et La Crète dédalique, p. 301, sur ces couples divins, extrêmement fréquents dans la Grèce archaïque, et dont «certains [qui] demeureront toujours indifférenciés», ne portent, de surcroît, que les noms génériques de Despoinai, Semnai, Potniai ou Meteres.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE culaire et maternel de leur couple divin. Quant à sa sœur, Γ« Amazone», que, grâce au denier de Q. Rustius, nous nous représentons sous des traits plus précis, son apparition dans le sanc tuaire doit être relativement tardive : c'est aux environs de 100 av. J.-C. qu'O. J. Brendel fait remonter l'original de l'ex-voto de Palestrina, c'est-à-dire le groupe cultuel du temple d'Antium, et c'est à la même époque, précisément, que le type amazonien se diffuse en Italie où il est adopté, en 92-91, dans l'iconographie monét aire de la Dea Roma140. Dès lors, il ne fait pas de doute que c'est seulement vers cette même date, lorsque furent exécutées les deux statues cultuelles dont nous voyons les reproductions, que la déesse «amazonienne», succédant à une figure d'aspect différent et de caractère plus traditionnel, fit son entrée dans le sanctuaire des deux Fortunes, dont elle devint l'un des types officiels. Peut-être la mise en place de ces nouv elles statues, au début du Ier siècle, ne fut-elle dictée que par le désir de rénover et d'embellir un temple séculaire. Peut-être, au contraire, futelle imposée par la nécessité de remplacer les effigies anciennes des deux déesses, détruites au cours d'un incendie ou de l'une de ces catas trophes si fréquentes dans l'histoire des temples romains et provinciaux. A moins qu'on ne songe, et la concomitance des deux faits rend cette hypothèse fort plausible, à un accident d'un autre ordre et aux ravages que, quelques années avant que Préneste, à son tour, ne subisse le même sort, la guerre civile infligea à la ville, qui fut prise et mise à sac par les troupes de Marius en 87 141. D'où, peut-être, une nécessaire réfection du temple et de ses statues cultuelles, à l'occa sionde laquelle les autorités locales innovèrent en attribuant à l'une d'elles les traits caracté ristiques du type amazonien. Mais de là à conclure que la Fortuna ainsi représentée était une divinité guerrière, sorte de Bellone opposée à une compagne pacifique, il y a un pas que les modernes historiens de la religion romaine ont inconsidérément franchi, quand, dans la représentation figurée de la déesse, ils ont cru lire la traduction littérale de sa théologie. C'était oublier que, de l'une à 140 Supra, p. 158. 141 Liv. per. 80; App. BC 1, 69; Oros. 5, 19, 19.
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l'autre, les plans sont différents, et qu'il y a un inévitable décalage entre la conception de toute divinité et son incarnation dans une œuvre plastique, soumise à toutes les conventions de l'art et aux nécessaires transpositions du langage symbolique. C'était aussi, par une simplification plus fâcheuse encore, oublier que le type ama zonien a été employé dans l'art antique non seulement pour figurer ces divinités guerrières, ces combattantes viriles qui, à l'instar des Amaz ones de la légende, interviennent sur les champs de bataille, comme par exemple la Virtus romaine, mais aussi les déesses poliades et les incarnations divinisées des villes. Or, tel est justement le sens qu'avait à Antium la Fortune amazonienne, non point, comme on l'a cru, guerrière qui combat les armes à la main, mais protectrice céleste et suzeraine armée de la cité. Si l'on s'interroge sur les raisons qui favori sèrent l'introduction officielle à Antium, au com mencement du Ier siècle av. J.-C, de ce type inusité, qui dut se substituer à l'une des deux Fortunes archaïques, il convient, tout d'abord, de faire la part des circonstances du moment et celle de données plus permanentes. Même si l'hypothèse que nous avançons, et qui n'est qu'une hypothèse, est exacte, et si la prise de la ville par les Marianistes fut l'occasion de cette introduction, il va de soi qu'elle n'a pas créé la théologie de la Fortune antiate, déesse poliade et, de tout temps, garde tutélaire de la cité. Elle a, tout au plus, produit le choc décisif qui détermina ses habitants à exprimer de façon plus explicite les compétences de leur déesse, peut-être même à les renforcer par le moyen d'attributs symboliques qui, à défaut d'une eff icacité quasi magique, devaient avoir au moins la vertu psychologique de rassurer ses fidèles et qui, en tout cas, montraient en elle leur plus sûre garante surnaturelle, prête, s'il le fallait, à défendre les humains qui lui étaient confiés, les armes à la main. Sans doute souhaiterait-on connaître davan tageles circonstances dans lesquelles se fit cette novation, et si elle eut lieu dans le trouble de la guerre civile, ou en un moment plus serein. Mais, indépendamment de l'explication histori queque nous envisageons, et qui, si elle est juste, ne valut qu'un temps, on la justifiera par des raisons plus fondamentales et de plus Ion-
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gue portée et, au premier chef, par un besoin général de clarté et un esprit d'analyse qui, succédant à l'acceptation d'une totalité indiffé renciée, incitèrent à mettre l'accent sur la fonc tion poliade collective des déesses et, dans une exigence active de modernité, à la traduire, aux côtés de la déesse-mère originelle, par une représentation particulière plus évocatrice. Puis, dans le détail des faits, trois facteurs plus précis ont dû jouer qui, par leur interaction, se sont mutuellement renforcés. Le premier fut l'i nfluence diffuse des Tychés des villes hellénisti ques, représentées, par exemple à Tyr et à Alexandrie, sous le type amazonien. Le second, de loin le plus puissant, fut l'imitation directe de la Dea Roma et du type iconographique, alors dans tout l'éclat de sa nouveauté, sous lequel elle commençait, en ce même début du Ier siècle, de figurer sur les deniers de la République. Quelle satisfaction pour la fierté antiate que de représenter l'une des deux Fortunes de la ville sous les mêmes traits que la Dea Roma, que Wrbs divinisée! Les Volsques avaient été les ennemis acharnés de Rome et les rostres des navires antiates ornaient toujours la tribune du Forum romain. Depuis, conquise par Rome, devenue colonie en 338, Antium avait coulé des jours paisibles, du moins jusqu'à la guerre civile, petite ville provinciale dont le port n'était plus accessible aux navires de fort tonnage, lieu de villégiature peuplé de riches villas142, et siège d'un sanctuaire et d'un oracle renommés. Le patriotisme local et l'amour-propre de ses citoyens devaient trouver une tangible compens ationà cet amoindrissement, quand ils Voyaient sur les monnaies de Rome une effigie semblable à celle de leur déesse propre. Dans leur désir persistant de proclamer la primauté de leur Fortune et de rivaliser avec une capitale qu'ils en étaient réduits à imiter, la conscience glo rieuse de leur rayonnement religieux devait contrebalancer celle, pénible, de leur insignifian ce politique. Telle est, en définitive, la signif ication majeure de la Fortune amazonienne d'Antium, non point déesse de la guerre, mais patronne de la ville et, au sens strict, sa divinité poliade. Telles furent les raisons qui incitèrent, à
142 Strab. 5, 3, 5; cf. Lugli, RIA, VII, 1940. ο. 153 sq. et 171.
l'aube du Ier siècle, les magistrats, les autorités religieuses d'Antium, et l'artiste auquel ils s'adressèrent à faire choix, pour l'une des deux Fortunes, de ce type iconographique alors neuf dans l'art italique et qui avait pour lui le double prestige de l'inédit et d'une analogie flatteuse de la grande déesse locale avec la Dea Roma. Mais l'on ne saurait, dans ce processus d'imi tation où se combinent les influences conver gentes des Τύχαι πόλεων et surtout celle, domin ante, de la Déesse Rome, négliger un troisième facteur qui s'est ajouté aux deux précédents : il s'agit des valeurs nouvelles qui, au cours du IIe siècle, se sont fait jour officiellement dans l'idéologie et dans la religion romaines de For tuna. La Fortune du IIe et du Ier siècle av. J.-C. n'est plus seulement la déesse fécondante qu'elle était dans l'Italie archaïque, ni même l'univer selle donneuse de Chance que, depuis le IIIe siècle, elle était devenue à la faveur de l'hellénisation. Elle est aussi, désormais, la puissance souveraine, dispensatrice de victoire, supérieure aux autres dieux et maîtresse des choses humain es,de l'humble destin des individus et des destinées collectives des nations, dont décide le sort des guerres : dogme fondamental, que répé tera sans se lasser un César et dont, à sa suite, se souviendra Tite-Live143. Les plus vieux centres latins de la religion de Fortuna ont eux-mêmes été gagnés par cet esprit de renouveau. Préneste, en ce même tournant du IIe au Ier siècle, affirmait la souveraineté universelle de la Pr imigenia en lui bâtissant une nouvelle demeure, céleste, et dont les lignes ascendantes contras taientavec l'horizontalité chthonienne du sanc tuaire inférieur. Le type amazonien dont, vers la même époque, Antium faisait choix pour l'une de ses Fortunes traduit des préoccupations ana logues : la cité où, nous le constatons au temps de Tibère144, un culte mineur de Fortuna Equestris, imité du culte romain homonyme fondé en 180, s'était implanté à une date que, à l'intérieur de ces deux limites, nous ne pouvons préciser davantage, n'était pas restée indifférente aux suggestions d'ailleurs moins guerrières, au sens propre, c'est-à-dire combattantes, que victorieu-
143 Caes. BG 6, 30, 2; 35, 2; BC 3, 10, 6; 68, 1 ; Liv. 9, 17, 3. 144 Tac. ami. 3, 71, 1 (supra, p. 155 sq.).
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE ses et souveraines, qui étaient incluses dans le type amazonien de la nouvelle Fortuna et qui, à cet égard encore, faisaient d'elle une émule de la Dea Roma, dont l'impérialisme conquérant do minait l'univers. C'est là sans doute aussi qu'il faut chercher l'intention la plus profonde qui, en 19 av. J.-C, inspira à Q. Rustius le choix des Fortunes d'Antium pour commémorer, sur ses émissions monétaires145, le retour d'Auguste de son voyage en Orient. Que Q. Rustius, lui-même originaire d'Antium et duumvir de la cité, ait frappé ses aurei et ses deniers à l'effigie des deux Fortunes n'a rien qui doive étonner: tant d'autres monét aires choisissent des emblèmes qui rappellent les exploits de leurs ancêtres et leurs gloires familiales; Q. Rustius, lui, fait preuve de patrio tisme local en évoquant le prestige religieux de sa ville natale. Mais cette explication, si vra isemblable soit-elle, n'est certainement pas la seule. L'association des deux Fortunes, de la Victoire et de l'autel de Fortuna Redux qui, avec les inscriptions ex S(enatus) c(onsulto) et Caesari Augusto, figurent respectivement au revers de Xaureus et du denier, déborde largement le cadre local d'Antium et les dévotions privées des Rustii146. Elle perpétue le souvenir de l'un des événements majeurs du règne, de ceux, du moins, qui retentirent le plus profondément à l'intérieur de la conscience romaine : de l'entrée qu'Auguste, parti depuis la fin de 22 pour les provinces orientales de l'empire, fit à Rome le 12 octobre 19 par la porte Capène, retour aussi éclatant par sa signification nationale qu'il avait été discret dans la réalité, puisque le prince, rentré de nuit pour éviter les démonstrations excessives de la joie populaire, rapportait de Syrie les enseignes de Crassus restituées par les Parthes, victoire diplomatique dont il tira plus d'orgueil que d'un succès militaire et dont les
145 Supra, p. 150 sq., et PL IX, 1-2. 146 Le grand autel de marbre, dédié à Rome avec l'inscrip tion Fortunae / C. Rustius Seuerus (CIL VI 174), confirme cette prédilection personnelle et apparemment héréditaire des Rustii pour la grande déesse de la ville d'où leur famille était originaire, sans que, toutefois, l'on puisse préciser les liens généalogiques qui unissaient ce personnage à ses deux homonymes, L et Q. Rustius, auxquels ni leurs monnaies, ni l'inscription d'Antium (supra, p. 150, n. 12) n'attribuent de cognomen.
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émissions monétaires de 18, la cuirasse de Prima Porta et les hommages des poètes devaient exalter la gloire147. Auguste, pour sa part, refusa le triomphe et n'accepta du sénat que l'érection en son honneur, d'où la dédicace Caesari Augusto des revers de Q. Rustius, d'un autel à Fortuna Redux au lieu même où il avait fait son entrée dans la ville et celle, au Forum, d'un arc de triomphe. Le groupement de la nouvelle Fortune, liée au culte impérial, avec des déesses d'un type plus ancien ne surprend pas : il permet de rattacher un culte récent, et audacieux dans la mesure où il s'adresse à la protectrice personn elledu prince, à d'antiques traditions religieu ses et lui confère en quelque sorte ses lettres de noblesse et la caution morale du passé. Mais pourquoi avoir choisi les Fortunes provinciales d'Antium, de préférence à des déesses plus spécifiquement romaines? Il est fort regrettable que nous ne sachions pas de source sûre, en dehors de quelques allégations des modernes, si Auguste avait une réelle piété à l'égard des Fortunes d'Antium et une prédilection particul ière pour leur ville148, et si le double fait que
147 Cf. l'affirmation hautaine des Res gestae, 29, 2 : Parthos trium exercitum Romanorum spolia et signa reddere mihi supplicesque amicitiam populi Romani petere coegi; Cass. Dio 54, 8, 1-2; 10, 3-4; Veli. 2, 91, 1; Liv. per. 141; Suet. Aug. 21, 3; Tib. 9, 1; les revers de L. Aquillius Florus, M. Durmius, P. Petronius Turpilianus, qui représentent un Parthe à genoux, tendant une enseigne, et un Arménien agenouillé dans l'attitude de la soumission (Babelon, I, p. 216 sq., n° 6-10; 468 sq., n° 1-3; II, p. 297-299, n° 9-14; Cohen, I, p. 112 sq., n° 358-360 et 362; 122, n°428; 133 sq., n° 484-489; Grueber, II, n° 4517-4528; 4547-4551; 4563-4565; Mattingly, I, p. 3-5, n° 10-21; 8, n° 40-44; 11, n° 56-59; Giard, I, n° 118146; 173-178; 199-205; Hor. carm. 4, 15, 6-8; epist. 1, 12, 26-28; 18, 56; Verg. Aen. 7, 606; Prop. 4, 6, 79-84; Ovid. fast. 5, 589-594; et, pour le détail des faits, J. G. C. Anderson, dans Cambridge Ane. Hist., X, p. 262 sq. 148 Comme l'affirment, à la suite de Preller et de son hypothèse sur une possible consultation de l'oracle par Auguste, en 27-26 (Rôtit Myth., II, p. 192), Grueber, II, p. 77; R. De Coster, op. cit., p. 66 et 80; M. L Scevola, op. cit., p. 222 (qui, même si elle n'admet pas la réalité de la consultation oraculaire, n'en croit pas moins à « la partico lare devozione di Augusto per la Fortuna e la sua predile zioneper Anzio»). En dehors des monnaies de Q. Rustius et de l'ode d'Horace, la seule source antique qui ait pu donner naissance à cette tradition est le texte de Suétone, Aug. 58, 1, qui précise que l'empereur séjournait à Antium lorsque lui fut décerné le surnom de Pater patriae, mais le biographe
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son retour d'Orient en 19 ait été commémoré par les émissions antiates de Q. Rustius, comme déjà les expéditions qu'il préparait contre les Bretons et les Arabes avaient été placées par Horace, en 26, sous le signe de la Fortune d'Antium, ne relève que d'une simple coïncidenc e, ou s'il faut y voir la marque d'une dévotion personnelle, et d'une intention politique, de la part du prince149. Quoi qu'il en soit, les Fortunes d'Antium, déesses d'un peuple de marins, étaient toutes désignées pour veiller sur les expéditions en pays lointain et l'apparence guerrière qu'avait prise l'une d'elles, pourvue désormais du casque et de l'épée, devait encore non seulement ren forcer l'efficacité de leur protection sur le prince et ses légions, mais les appeler à présider à la victoire des armées romaines150. Leur action tutélaire ne s'accordait pas moins au voyage qu'Auguste fit en Syrie au cours de l'été 20. La double représentation des déesses d'Antium tra duit admirablement le caractère de ce voyage impérial, qui fut une exaltation à la fois pacifi queet guerrière de la puissance romaine. Les n'ajoute rien qui puisse faire croire que le prince ait eu un attachement spécial pour la ville (supra, p. 159, n. 60-62). 149 La difficulté, en l'occurrence, concerne moins les émissions de Q. Rustius, qui s'expliquent suffisamment à la fois par les origines antiates du personnage et par la fondation du culte de Fortuna Redux, que l'ode antérieure d'Horace, qui ne se justifie pas par des liens particuliers du poète avec la ville et qui ne fut suivie d'aucune réalisation cultuelle effective. Pure création poétique, l'ode reste-t-elle indépendante de la politique religieuse d'Auguste? Quelques mois après que le prince eut reçu le titre a'Augustus, traduit-elle au contraire un essai du pouvoir impérial, resté virtuel et vite abandonné, comme les expéditions avortées contre les Bretons et les Arabes, pour créer le culte d'une Fortuna protectrice du souverain? Ou, prière personnelle d'Horace en faveur du prince, à la veille d'expéditions lointaines, et sans autres visées cultuelles, ne s'adresse-t-elle aux Fortunes du port d'Antium que comme aux déesses des longs voyages outre-mer, dominant aequoris, protectrices particulièrement efficaces de ceux qui partent en campagne au delà des mers, et à qui le poète demande de ramener l'empereur et les siens ex transmarinis prouinciis, selon la formule qu'adopteront les calendriers impériaux, à la date du 12 octobre et du 15 décembre, pour célébrer le retour de 19 (supra, p. 150, n. 12)? 150 Cf. l'invocation que leur adresse Horace, vers la fin de l'ode : serties iturum Caesarem in ultimos orbis Britannos et iuuenum recens examen EoL· timendum partibus Oceanoque rubro (carni, l, 35, 29-32).
deux Fortunes, amazonienne et matronale, appa raissent comme le symbole de la romanité, face à l'Orient, en ces mois où il suffit à Rome de montrer sa force armée pour obtenir, sans avoir à tirer l'épée, la restitution des enseignes de Crassus151. Le couple antithétique des Fortunes d'Antium s'accorde autant aux circonstances du moment qu'à l'idéologie constante du régime augustéen, à cet impérialisme naguère tourné vers l'expansion et la conquête et qui instaure maintenant la paix romaine. Le voyage de Syrie, démonstration pacifique de la force militaire de Rome, pouvait être symbolisé par la Victoire, protectrice d'un prince qui l'emportait par son seul prestige et non par le combat, et par l'effigie des Fortunes qui avaient constamment veillé sur lui : celles qui incarnaient la vigueur pacifique et la prospérité de l'Empire appuyée par les armes, celles qui, conjointement avec la nouvelle For tuna Redux, avaient assuré l'heureux voyage et le retour du prince. Mais ce sont là les développements récents d'un culte hellénisé, remodelé au double contact de la Tyché grecque et de la théologie impériale. Quant à ce qui a pu les précéder, à cette époque antérieure à l'introduction du type amazonien, qui a dû se prolonger jusqu'à la fin du IIe siècle, nous ne pouvons tenter de le reconstituer que par conjecture. Mais il ne nous est pas interdit de rechercher, au moins à titre d'hypothèse, quelle avait pu être la figuration antérieure des deux Fortunes, dont celles que nous voyons sur les monnaies de Q. Rustius et le groupe de Préneste sont les héritières. Sans doute est-il plus facile de détruire que de reconstruire et, si nous devons éliminer le casque et l'épée, carac téristiques de l'Amazone, ne pouvons-nous aller beaucoup plus loin dans la reconstitution de leur type primitif: soit qu'on les imagine dans leurs statues archaïques sous les traits de deux matrones en tous points identiques, toutes deux 151 Tandis qu'Auguste, qui avait passé l'hiver 21-20 à Samos, se rendait par mer en Asie et en Bithynie, puis en Syrie, Tibère, en effet, lui amenait par voie de terre, depuis la Macédoine jusqu'en Arménie, une importante armée dont l'approche, à elle seule, eut un effet décisif sur le roi parthe (Strab. 17, 1, 54; Cass. Dio 54, 9, 4-7; Veli. 2, 94, 4; Suet. Tib. 9, 1).
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE diadémées et vêtues du chiton fermé que garda seule, par la suite, la seconde des deux déesses, soit, peut-être, déjà différenciées par quelque détail, soit, enfin, sensiblement différentes de l'image classique sous laquelle elles nous sont parvenues, nous devons nous résigner à ignorer quel objet tenait, si elle en tenait un, la première de ces deux effigies, celle qui, par la suite, fut dotée de l'épée, et nous pouvons encore moins deviner le geste et les attributs de la seconde, faute de connaître ceux dont, à la fin de la République et sous l'Empire, était pourvue la déesse matronale qui lui succéda. L'on peut toutefois se demander si la repré sentation de l'une d'elles, le sein nu, n'a pas dans l'histoire du culte des précédents plus lointains, qui auraient grandement favorisé à Antium l'adoption ultérieure du type amazonien. La présence, dans l'iconographie populaire de For tuna Primigenia, de terres cuites qui valorisent, dans un geste rituel, le sein de la déesse, symbole visible de sa fécondité nourricière, qu'elle tend à l'enfant qu'elle allaite ou que, déesse sans enfant, elle désigne de la main à la dévotion de ses fidèles152, pourrait permettre de supposer une tradition plastique analogue dans le culte officiel d'Antium. Que l'on songe à cette monstrance rituelle des seins qui est une cons tante de la religion des déesses-mères, au type de la déesse nue orientale qui presse ses seins nourriciers, à des représentations étrusques qui attestent l'existence en terre italienne, non loin d'Antium, depuis le VIIe siècle, de la même conception de la divinité, Mère de toute fécon ditéet de toute fertilité153, à la triade des Maires
152 Supra, p. 44-47. 153 Ainsi, dans la seconde moitié du VIIe siècle, les torses des statues de pierre de Vetulonia, l'une, les poings fermés, l'autre, les mains croisées entre ses seins gonflés (G. Q. Giglioli, L'arte etnisca, pi. LXVI, 4-5; A. Hus, Recherches sur la statuaire en pierre étrusque archaïque, Paris, 1961, p. 27 sq.; 117-124; 529 sq.; pi. XVIII; Us siècles d'or de l'histoire étrusque, p. 90; pi. IXb; R. Bianchi Bandinelli - A. Giuliano, Les Étrusques et l'Italie avant Rome, p. 204 sq. et fig. 238) ; et, avant le milieu du VIIe siècle, la plaque d'or de la collection Campana, au musée du Louvre, qui représente les bustes de trois déesses, l'une au centre, plus grande et ailée, qui tient de chaque main un oiseau, les deux autres, qui pressent leurs seins (E. Coche de la Ferté, Les bijoux antiques, Paris, 1956, p. 73-75 et fig. 8; et 111); et l'ivoire de Marsiliana, où une femme nue presse de la main son sein gauche et tient sous le
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celtiques trônant, le sein droit dénudé, selon un symbolisme qui n'a évidemment rien de guerr ier, mais qui, s'ajoutant à la multiplication des déesses, analogue à celle de la dyade d'Antium, prend ainsi sa pleine signification fécondante154, ou même que l'on remonte aux origines probab lesdu mythe des Amazones et à son symbol ismepremier, celui d'une ostension sacrée de la poitrine féminine, liée au service de l'Artémis d'Éphèse, Grande-Mère et divinité polymaste155 : l'on sera tenté de croire, à la lumière de ce faisceau de témoignages indirects, mais puissam ment convergents, que la figuration de l'une des Fortunes d'Antium, le sein droit découvert, peut ne pas être seulement une innovation tardive et hellénisante, artificiellement introduite à l'inté rieur d'un antique sanctuaire latin, mais qu'elle peut se rattacher à des traditions cultuelles, peut-être même iconographiques, beaucoup plus lointaines, qui auraient représenté la ou les déesses d'Antium sous leurs traits dominants de divinités maîtresses de la fécondité. En l'absence de documents antérieurs aux monnaies de Q. Rustius et à l'ex-voto de Palestrina, qui permettent de reconstituer le type primitif des Fortunes d'Antium et d'étayer plus solidement cette interprétation, nous devrons donc, faute de pouvoir démontrer sa véracité, nous contenter d'admettre sa possibilité. Force nous est toutefois de reconnaître qu'elle trouve un renfort non négligeable dans cet autre trait, celui-là incontestable, et si original dans l'ic onographie des Fortunes italiques, nous voulons parler de leur représentation sous forme de bustes ou, plus exactement, de demi-statues, telles qu'elles apparaissent sur le groupe prénestin qui offre, à une échelle réduite, la repro duction la plus exacte de leurs effigies cultuelles. Or le buste, ou la demi;statue, est, par exceldroit un vase globulaire (Giglioli, op. cit., pi. XXX, 3; M. Benzi, Gli avorii della Marsiliana di Albegna, RAL, XXI, 1966, p. 271 sq.; 290-292 et pi. III; A. Hus, Les siècles d'or de l'histoire étrusque, p. 89 et pi. VlIIb). 154 Cf., notamment, le n° 3377 d'Espérandieu, IV (supra, p. 171, n. 124); sur ce dernier (bas-relief de Vertault, au musée de Châtillon-sur-Seine), particulièrement caractéristi que, les trois déesses apparaissent en courotrophes : celle de gauche porte un enfant emmailloté, celle du milieu déplie un lange, la troisième tient une éponge et un récipient. 155 Ch. Picard, L'Êphésia, les Amazones et les abeilles, Mélanges Radei, REA, XLII, 1940, p. 270-284.
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LES FORTUNES D'ANTIUM
lence, le type figuré qui sied à la Terre-Mère et aux innombrables Grandes Déesses qui sont ses hypostases156. C'est sous cette forme plastique, qui connaît un extraordinaire développement en Sicile et en Italie méridionale à partir de la seconde moitié du VIe siècle, que sont figurées Demeter et les divinités indigènes de la fécon ditéqui lui ont été assimilées, Nymphes, Meteres ou Korai, dont les bustes surmontés du modius apparaissent en grand nombre dans les grottes artificielles du sanctuaire de Poggio dell'Acqua à Grammichele et dans maintes autres localités de Sicile, à Agrigente, Centuripe, Enna, Megara Hyblaea, où les mêmes bustes modiés provien nentde cavités rocheuses naturelles, plus ou moins artificiellement aménagées, parfois même ornées de fontaines et de trois niches, selon une conception volontairement primitiviste et tellurique du sanctuaire rupestre et du paysage sacré qui évoque irrésistiblement la grotte primordiale où, à Préneste, s'était révélée Fortuna Primigen ia, d'origine naturelle, mais si fortement embell ie par l'homme, avec sa mosaïque baignée d'eau et ses trois niches. De Sicile encore, où ils sont représentés sur une monnaie, d'origine impréc ise(Himère?), ainsi que de Grande-Grèce, du sanctuaire des nymphes à Locres, proviennent des triades de bustes modiés157. En Béotie, Demeter et Koré avaient, au témoignage de Pausanias, pour images de culte des demistatues158. C'est sous cette forme, celle d'un buste colossal qu'elle élève au-dessus de l'él ément tellurique qu'elle personnifie, que Gaia 156 Sur la signification chthonienne du buste, E. Pottier, Les statuettes de terre cuite dans l'antiquité, p. 61 sq.; S. Ferri, Divinità ignote, Florence, 1929, passim, en particulier p. 27 sq. et 36; A. Hus, Recherches sur la statuaire en pierre étrusque archaïque, p. 522-524. 157 B. Pace, Arte e civiltà della Sicilia antica, III, p. 478490; et, pour l'étude stylistique des spécimens attestés, II, p. 8194. Également le catalogue de W. Deonna, Les statues de terre cuite dans l'antiquité, Paris, 1907, p. 62-67; G. Zuntz, Perse phone, p. 151-157; ainsi que, plus particulièrement, sur la grotte de Grammichele, P. Orsi, NSA, 1902, p. 223-228; sur le sanctuaire de la fontaine de Locres, P. E. Arias, Locri. Scavi archeologici in contrada Caruso- Polisà, NSA, 1946, p. 138-161 et fig. 6-10; et, maintenant, M. F. Kilmer, The shoulder bust in Sicily and south and central Italy : a catalogue and materials for dating, Göteborg, 1977. iss ç 4t 4. cf 9 16, 5; et P. Guillon, Notes sur le livre IX de Pausanias. Les demi-statues de Scôlos, RPh, XXVII, 1953, p. 135-140.
surgit des profondeurs du sol pour remettre à Athéna l'enfant Erichthonios, sur le relief attique du milieu du Ve siècle qui est la plus ancienne représentation connue de ce mythe159; sous ces traits aussi, hommes jusqu'à mi-corps, mais ayant pour jambes des serpents, créatures chthoniennes, qu'apparaissent les Géants anguipèdes, fils monstrueux nés de son sein160. En Étrurie, la série des demi-statues funéraires de Chiusi, dressées sur un socle, et qui représentent la Déesse, les deux mains posées sur la poitrine, dans le geste de réception de la Terre-Mère qui accueille les morts en son sein pour les mener à une nouvelle naissance161, à Capoue, le double buste de Junon, voilée, posé sur un socle quadrangulaire162, confirment la permanence de cet tetradition iconographique, commune aux dées sesméditerranéennes de la fertilité, mères nourr icières, souveraines universelles des vivants et des morts, qui a abouti, d'une part, à la repré sentation canonique des deux Fortunes d'Antium sous la forme de demi-statues, dressées sur le ferculum d'où elles semblent, mystérieusement, surgir à mi-corps des entrailles de la terre, et, d'autre part, à la place privilégiée du buste dans l'art funéraire romain163. Ainsi, les abîmes chthoniens du sous-sol sont le domaine des Fortunes d'Antium, comme la grotte tellurique de Préneste était celui de For tuna Primigenia et le lieu du prodige par lequel elle avait manifesté sa divinité. Mais le concept même de «chthonien» est suffisamment vaste pour qu'il soit nécessaire de préciser le sens particulier que ce type iconographique revêtait dans le sanctuaire d'Antium. O. J. Brendel, qui exclut à juste titre un symbolisme funéraire dont
159 Drexler, dans Roscher, s.v. Gaia, I, 2, col. 1578 et fig. 2; cf., col. 1582 et fig. 4, la Gaia de la Gigantomachie de Pergame. 160 Cf. par exemple le bronze du musée Kircher et le plat à reliefs reproduits par E. Kuhnert, s.v. Giganten, dans Roscher, I, 2, col. 1665 sq. et fig. 5-6, qui représentent le combat d'Athéna contre un Géant. 161 Giglioli, op. cit., pi. LXXVI, 1-2; A. Hus, Recherches sur la statuaire en pierre étrusque archaïque, p. 58-65 (n° 1 à 17 du Catalogue); 257-264; 500-503; 517 sq.; pi. X-XI; XXIXXXXII; Les siècles d'or de l'histoire étrusque, p. 118 et pi. XVb. 162 Supra, p. 170. 163 A. Giuliano, Busti femminili da Palestrina, MDAI (R), LX-LXI, 1953-1954, p. 172-183.
LE PROBLÈME DE LA DYADE DIVINE on ne voit pas trace dans la religion des déesses antiates, lui attribue une signification exclusiv ement oraculaire, fondée sur le parallélisme avec Préneste et le mythe de l'invention des sorts164. C'est, croyons-nous, en donner une interpréta tion encore trop limitative. Une fois rappelé le fait essentiel, que, dans ses deux plus grands sanctuaires italiques, et, du moins si l'on s'en tient aux certitudes165, dans eux seuls, à Préneste et à Antium, Fortuna dispensait la connaissance de l'avenir, les différences évidentes qui les séparent dans le détail, l'absence, à Antium, de tout mythe étiologique, et la divergence de leurs techniques divinatoires, interdisent d'interpréter en termes trop étroits la relation des deux cultes. Les oracles de Préneste et d'Antium ne sont pas une simple duplication l'un de l'autre et, réciproquement, les affinités des déesses qui y président vont bien au delà de leurs fonctions divinatoires. En fait, les demi-statues d'Antium ne symbolisent pas seulement le pouvoir ora culaire des deux Fortunes, mais, plus générale ment,leur nature tellurique. Sans doute, ces Fortunes chthoniennes qui sortent des profon deursde la terre et le mythe de Préneste, qui rapportait l'apparition des sortes, miraculeuse ment jaillies du monde souterrain, s'imposent comme deux traductions différentes d'une même réalité : la conviction que toute connais sancedu destin naît de la terre, matrice uni verselle. Mais le double symbolisme d'Antium et de Préneste a une signification plus large encore et plus profonde. Les vérités surnaturelles qui, à Préneste, se dévoilent sous la transparence du mythe, celui de l'origine des sorts, mais aussi celui de la Primigenia, de la déesse Primordiale, source féconde de toute vie et mère universelle, s'incarnent, à Antium, dans le symbole d'une image plastique, celle des figures dédoublées qui expriment, par leur réitération, l'absolu du divin, réalité ultime, totalité créatrice et première, qui est aussi celle des demi-statues, issues de la terre primordiale. De même que la grotte de Fortuna Primigenia n'est pas seulement oraculaire, mais maternelle et chthonienne dans toute la pléni tude du terme et la richesse de ses multiples
164 AJA, LXrV, 1960, p. 44 sq. 165 Sur l'hypothèse maintenant avancée par M. Guarducci, à propos de Fanum, infra, p. 187, n. 197.
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valeurs, de même, les demi-statues des déesses d'Antium signifient l'essence de leur nature et le tout de leurs fonctions. Elles révèlent, mieux que tout autre signe, les valeurs originelles de leur religion et permettent de retrouver en elles, dès le plus lointain des âges, des déesses filles de la Terre, héritières de la grande dispensatrice méditerranéenne de toute fertilité et riches d'une puissance tellurique qui, comme celle de leur sœur de Préneste, fonde leur double rôle de divinités génératrices et omniscientes. Ainsi, quelle que soit l'originalité de ses formes cultuelles, iconographiques et théologi ques,le couple des deux Fortunes d'Antium n'a-t-il, dans les religions de l'Italie ancienne, rien d'exceptionnel. Divinités jumelles, elles ne représentent nullement un aspect aberrant de Fortuna, un cas irréductible et inexplicable. Leur seule originalité est d'avoir poussé plus loin que d'autres et exprimé sous une forme particuli èrement stable une tendance à la duplication qui, dans des cultes comparables au leur, ne se manifeste que sous une forme restreinte et épisodique : par l'offrande officielle à Junon de représentations doubles de sa divinité ou par les terres cuites votives de Préneste, expression spontanée de la religiosité populaire. Mais ce dédoublement lui-même n'a jamais été, dans la théologie des déesses d'Antium, si rigoureux ni si intangible qu'on ne puisse ramener leurs figures jumelles à l'unité première d'où elles étaient issues. Déesses telluriques, dérivées de la TerreMère méditerranéenne, représentées dans leur temple sous la forme chthonienne de statues incomplètes, de même que, plus mystérieuse, mais non moins clairement définissable, Fortuna Primigenia habitait de sa présence surnaturelle la grotte chthonienne où, pour la première fois, elle avait révélé sa puissance, elles n'ont, ni par leur antiquité, qui se perd dans le passé le plus reculé, ni par leur égale longévité, rien à envier à leur illustre voisine dé Préneste. Connues déjà, du moins l'a-t-on dit, des populations néolithi ques du substrat méditerranéen, déesses poliades de l'Antium latine, puis volsque, et enfin romaine, elles étaient, à la fin de la République, maîtresses des immenses richesses qui mettaient leur temple au premier rang des grands sanc tuaires italiques, à égalité avec le Capitole et avec les temples de la Junon de Lanuvium, de la Diane de Némi et de l'Hercule de Tibur.
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LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE
Est-ce le secours que, de gré ou de force, elles apportèrent en 41 au jeune Octave, dont elles renflouèrent le trésor de guerre, qui leur valut la piété héréditaire de la dynastie julio-claudienne? Toujours est-il qu'elles font figure de protectri ces attitrées de la famille impériale, dans les dévotions publiques ou privées de laquelle elles occupent une place d'honneur. Chantées par Horace, qui appelle leur bénédiction sur le prochain départ du prince, elles sont représent ées par Q. Rustius comme les deux divinités tutélaires qui ont présidé à son retour et à sa victoire pacifique. Consultées par Caligula, pa tronnes divines de la petite Augusta, fille de Néron, elles jouissent d'un égal rayonnement jusqu'à la fin du IVe siècle, où Macrobe atteste la vitalité persistante de leur oracle qui, sans dout e,ne se tut qu'avec la fermeture des temples et l'interdiction du culte païen décrétées par Théo dose en 391-392. Même ainsi réduits à la période pour laquelle nous disposons sur elles de docu ments historiques incontestables, et qui s'étend depuis les guerres civiles jusqu'à la fin du paganisme, les quelque cinq cents ans au cours desquels nous pouvons suivre leur histoire font d'elles un bel exemple de continuité religieuse, qui ne le cède que de peu à celui de Fortuna Primigenia. Quant à leurs fonctions et au con tenu de leur théologie, là encore, les affinités avec Préneste l'emportent de loin sur les di s emblances de forme que l'on constate entre les deux cités. Si les Fortunes d'Antium ne portent point le nom de Primordiales, elles président, elles aussi, aux commencements de la vie, à sa genèse biologique et à l'énoncé des destins qui la déterminent, et, à ce titre, elles poursuivent leur œuvre tutélaire en veillant sur toute la commun autéhumaine de la ville, dont elles assurent la reproduction et protègent l'existence quotidienn e, en tant que déesses à la fois guérisseuses et gardiennes de la cité. Simple ou double, mais constamment féconde et maternelle, oraculaire, poliade et souveraine, qu'elle soit honorée par les Volsques d'Antium ou par les Latins de Préneste, Fortuna reste fidèle à sa propre natur e.Sibi constet, prescrivait Horace166 : jusqu'à présent, cette Fortune, tant suspectée d'être variable et inconstante, a satisfait à la grande loi 166 Ars 127.
de cohérence interne qui vaut non seulement pour les créations de la poésie dramatique, mais aussi, et en vertu d'une nécessité plus impérieus e et plus vitale encore, pour celles de la religion.
IV - Les centres secondaires du culte En dehors de ces deux sanctuaires majeurs, l'Italie antique était peuplée de lieux de culte dédiés à Fortuna et dont nous ne connaissons qu'une infime partie, à travers les témoignages sporadiques qui nous en sont parvenus : une inscription isolée, une allusion au détour d'un texte littéraire, un unique objet attestent qu'en telle ville la déesse possédait un temple ou du moins, à défaut de sanctuaire permanent, un fidèle qui avait, une fois, à titre privé, rendu un hommage épisodique à sa divinité. Mais, au delà de ces quelques faits, nous ne pouvons, par manque de documents plus substantiels, que nous interroger sur la nature et sur l'antiquité réelles de ces divers cultes. Aussi, faute de pouvoir en donner un classement soit méthodiq ue, soit historique, fondé sur les fonctions de la déesse ou sur la date de construction présumée de ses sanctuaires, nous nous bornerons à étu dier suivant un ordre géographique, en partant du Latium vers le nord, puis vers le sud de la péninsule, les divers cultes de Fortuna attestés en Italie à l'époque républicaine167.
167 Cf., ci-dessous, notre Carte I. Nous avons, à une seule exception près (infra, p. 187 et n. 201), borné à dessein cet inventaire aux cultes dont l'existence est effectivement attes téepar des documents épigraphiques, archéologiques ou littéraires, remontant à la période républicaine, préférant pécher par défaut plutôt que par excès, et nous rendre coupable d'une omission plutôt que d'un anachronisme qui risquerait de fausser la signification théologique et psycholo gique de Fortuna. En fait, il est vraisemblable que nombre des cultes que nous ne connaissons, dans diverses villes d'Italie, que par Hes inscnptions de l'époque impériale, y existaient déjà sous la République : ainsi, par exemple, à Corne, celui de Fortuna Obsequens (CIL V 5246-5247), dont nous ne faisons pas état ici, mais qui devait avoir derrière elle un passé aussi vénérable (c'est en 196 que la ville fut prise par les Romains; cf. Liv. 33, 36, 14) que la déesse homonyme de Rome ou de Cora (infra, p. 185); ou, à Tibur, celui de Fortuna Praetoria (CIL XIV 3540), qui remonte, de
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE De Tusculum proviennent deux petites colon nesvotives, trouvées simultanément en 1842 près du tombeau des Furii, qui portent des dédicaces jumelles à Mars et à Fortuna: M. Fourio C. f. tribunos [militaire de praidad Fortune dedet. M. Fourìo C. f. tribunos militare de praidad Maurte dedetlbS. Le dédicant de qui elles émanent n'est autre, croit-on, que M. Furius Crassipes, triumuir coloniae deducendae en 194, préteur en 187 et, de nouveau, en 173169, qui préleva sur son butin pour faire ce don aux deux divinités, dans la ville d'où sa famille était originaire. Peut-on en conclure qu'il existait à Tusculum, au début du IIe siècle, un temple de Fortuna? Pas nécessai rement. Pas plus que l'identité des deux formul es de consécration et leur découverte dans le même lieu n'impliquent forcément un culte commun et permanent des deux divinités. Le culte de Mars est attesté à Tusculum par des inscriptions en l'honneur de Mars Gradiuus170 et par l'existence d'une confrérie de Saliens, qui passaient pour plus anciens encore que ceux de Rome171. Mais sur Fortuna, nous n'avons, en dehors de l'inscription de M. Furius, d'autre témoignage que celui de Suétone, sur la dévo tion exaltée que, dès sa jeunesse, lui avait vouée Galba et sur la chapelle privée qu'il lui avait consacrée dans sa maison de Tusculum172. Plutôt que de songer à un culte municipal et à un toute évidence, à l'époque où la ville était gouvernée par des préteurs, c'est-à-dire avant la guerre sociale (S. Weinstock, s.v. Tibur, RE, VI, A, 1, col. 822; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 287, n. 721), ce qui légitime sa présence sur notre carte. 168 CIL F 4849; XIV 2577-2578; Degrassi, ILLRP, n° 100 et 221. Cf. Bull. Inst., 1842, p. 171; et, pour le commentaire linguistique, Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 25 sq., n° 31-32. Aucun des éditeurs n'a retenu les argu ments jadis élevés par F. Ritschi, Epigraphische Briefe, RhM, XIV, 1859, p. 288, ou par B. Borghesi, Œuvres épigraphiques, II, Paris, 1865: Intorno un'iscrizione di paleografia arcaica, p. 425-431, contre leur antiquité. 169 Liv. 30, 42, 5-6; 31, 21, 8; 34, 53, 2; 35, 40, 6; 38, 42, 4 et 6; 39,'3, 1-3; 41, 28, 5; 42, 1, 5. Cf. Münzer, s.v. Furius, RE, VII, 1, col. 315; n° 20 et 56, col. 317 et 353; Broughton, Magist rates, II, p. 569. 170 CIL XIV 2580-2581. 171 Serv. Aen. 8, 285. Sur les cultes de Tusculum, G. Me Cracken, s.v., RE, VII, A, 2, col. 1474-1476. 172 Galba 4, 3; 18, 2.
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temple qui eût appartenu en propre, soit à Mars, soit à Fortuna, et dans lequel la seconde divinité eût été honorée occasionnellement, au titre secondaire de σύνναος, supposition que semble infirmer le parallélisme des deux dédicaces et l'égalité qu'elles établissent entre les divinités bénéficiaires de cet hommage, ou plutôt que de supposer un sanctuaire conjoint de Mars et de Fortuna173, l'on pensera donc, plus vraisembla blement,à une dédicace de circonstance, de caractère privé, à un double monument élevé, par exemple, en un point du domaine familial, in solo priuato, interprétation qui pourrait être confirmée par le fait que les deux inscriptions furent mises au jour non loin de la sépulture de famille des Furii174. En tout cas, quelles qu'aient pu être les formes particulières prises par un culte dont le détail nous échappe175, l'intérêt majeur de cette double dédicace est de nous révéler le tour nouveau que prend la religion de Fortuna en ce début du IIe siècle, où elle devient l'une des divinités de prédilection des généraux romains, à qui elle confère le succès des armes. La reconnaissance que lui voue le tribun mili taire M. Furius, et qui se matérialise par l'o ffrande d'un objet pris sur son butin, voit en elle la suprême détentrice de la Chance, la maîtresse 173 Qui ne serait d'ailleurs pas sans exemple : si nous ignorons à quelle forme de culte répondait la dédicace CIL VI 481, Marti et Fortunae (de même III 10436, d'Aquincum: Marti Victoriae Fortunae Red), en revanche, l'existence d'une aedes Fortunae et Victoriae est attestée à Ficulea, au ci nquième mille de la Via Nomentana {CIL XIV 4002). 174 Découverte en 1665, avec les urnes qui ont livré les noms de huit membres de la gens (CIL F 50-58; XIV 2700-2707 et 2750; Degrassi, ILLRP, n° 895-903); cf. M. Bord a, Ipogei gentilizi tuscolani, BMCR, XIX, p. 15-35 (suppl. à BCAR, LXXVI, 1956-58); en dernier lieu, Roma medio repub blicana, p. 305-307. 175 En l'absence d'indications précises sur les conditions de la découverte, on ne peut déterminer si les deux colonnes, indépendantes, étaient chacune surmontées d'un objet dédié en propre à l'une et à l'autre des deux divinités, ou si, comme il est beaucoup plus vraisemblable, réunies par une architrave et servant de support à un unique objet, elles formaient l'une de ces «bases votives à double colonne», étudiées, à l'époque hellénistique, par M. P. Nilsson, qui les place aux origines de l'arc de triomphe romain (Les bases votives à double colonne et l'arc de triomphe, BCH, XLIX, 1925, p. 143-157) : hypothèse qui, en faisant de Mars et de Fortuna les bénéficiaires d'un seul et même objet votif, renforcerait encore l'étroitesse de leur alliance comme divinités de la guerre et de la victoire.
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puissante des événements et l'arbitre des comb ats, qui, à ce titre, accorde la victoire tout autant que Mars, le spécialiste de la guerre. Non loin de là, Fortuna possédait un sanc tuaire sur la chaîne de l'Algide, dans les monts Albains176. L'unique mention de ce lieu de culte figure chez Tite-Live, dans le récit de la seconde guerre punique : l'hiver de 218, après la défaite de la Trébie, fut marqué par une série de prodiges que l'on expia, entre autres cérémonies célébrées à Rome même et en dehors de la ville, par une supplication à la Fortune de l'Algide, supplicatio Fortunae in Algido111. On ne peut s'empêcher de songer à ces autres cultes des monts Albains qui remontent à un passé immém orial, comme ceux de la Diane de Némi-Aricie ou du Jupiter Latiaris du Monte Cavo. Fortuna était-elle honorée en ce haut lieu comme une dame de la nature sauvage? Il est d'autant plus tentant d'évoquer le fantôme de la πότνια δηρών que les froides solitudes, couvertes de chênes178, de l'Algide, et imprégnées d'une archaïque pré sence du sacré179, étaient vouées au culte de Diane qui, elle aussi, y avait un temple180. Mais la rapide mention de Tite-Live, si elle donne le branle à l'imagination, interdit d'outrepasser la seule donnée positive que le texte nous livre sur la Fortune de l'Algide : il existait au IIIe siècle un sanctuaire dédié à Fortuna sur l'un des sommets des monts Albains et ce culte était assez célèbre auprès des Romains pour qu'ils y eussent recours dans l'une des périodes les plus crit iques de leur histoire.
L'ensemble des moyens d'expiation mis en œuvre en 218 donne en effet une haute idée du renom de la Fortuna in Algido. Des offrandes furent consacrées à la Junon de Lanuvium et à la Junon Reine de l'Aventin; des lectisternes furent célébrés à Caere et à Rome, en l'honneur de Iuuentas; une supplication eut lieu au temple d'Hercule nommément, puis auprès des pulvinars de tous les dieux, auxquels se rendit le peuple tout entier, uniuerso populo, et des vic times furent sacrifiées au Genius, ainsi que l'avaient prescrit les Livres Sibyllins181. Donc, au même titre que les dieux de Rome, la Fortune de l'Algide bénéficia du rituel pathétique de la supplicatio, de l'une de ces grandes célébrations collectives, destinées à apaiser les dieux irrités et à rétablir la pax deorum, où, aux sacrifices célébrés comme à l'accoutumée par les magist ratsou par les décemvirs s'ajoutaient les prières de tout un peuple et les manifestations émotives d'une foule bouleversée par l'angoisse du moment et la ferveur religieuse, où les hommes, la tête couronnée et portant des branches de laurier, les matrones prosternées, balayant le sol de leurs cheveux dénoués, tendaient les mains vers le ciel pour fléchir la colère de la divinité182. Quant aux secours que le peuple romain attend ait, en cette circonstance, de la déesse de l'Algide et aux pouvoirs surnaturels qui pou vaient être les siens, il est remarquable que tous ces rites de 218, accomplis à Rome ou dans le Latium, s'adressent à des divinités, masculines ou féminines, qui veillent sur la naissance, la
176 Sur l'extension de l'Algide, entre Velletri et Tusculum, et sur l'importance stratégique de ses défilés, qui command aientle passage de la Via Latina, Hülsen, s.v. Algidiis mons, RE, I, 2, col. 1476; H. Nissen, Italische Landeskunde, Berlin, 1883-1902, II, 2, p. 595 sq.; Th. Ashby, The Roman campagna in classical times, Londres, 1927, reprod. 1970, p. 172. 177 21, 62, 8. 178 Hör. carni. 1, 21, 6 : gelido . . . Algido; 3, 23, 9 : nitiali . . . Algido; 4, 4, 58: ut ilex... / nigrae feraci frondis in Algido; Stat. Siiti. 4, 4, 16. 17SI Le eulte ancestral des arbres y persistait sous la forme d'un chêne sacré, sacrata querciis, par lequel on prêtait ser ment, comme l'atteste la réponse impie du chef des Èques aux envoyés romains, en Liv. 3, 25, 6-8. 180 Comme il ressort d'Hor. carm. saec. 69 : quaeque Auentinum tenet Algidumque / ... Diana. Pour le poète, l'Algide est, de tous les monts d'Italie, celui qui, par excellence, est le séjour de Diane, comme l'Érymanthe en Arcadie et le Cragus en Lycie (carni. 1, 21, 6-8).
181 Liv. 21, 62, 8-11. 182 Sur le rituel des grandes supplications du IIIe siècle, le spectacle impressionnant qu'elles offraient et leur puissante coloration affective, Toutain, s.v., DA, IV, 2, p. 1565-1568, où l'on trouvera citées l'ensemble des sources antiques; Wissowa, RK1, p. 423-426; Latte, Rom. Rei, p. 245 sq.; G. Du mézil, Rei. rom. arch., p. 560 sq. Il n'y a pas de raison de croire que le rite de la supplicatio célébrée sur l'Algide ait différé de celui qui avait cours à Rome: outre celle de 210, célébrée à Rome et au Incus Feroniae de Capène, et celle de 177, sur le territoire de Crustumérie (Liv. 27, 4, 15; 41, 13, 3), on connaît des supplications décrétées dans toute l'Italie (Liv. 40, 19, 5; 40, 37, 3; cf. 7, 28, 8). Quant au concours de peuple qui rehaussait ces cérémonies des monts Albains, les Fériés latines en donnent une idée, où l'on voit les fidèles mener les victimes destinées à Jupiter jusqu'au temple du dieu, au sommet de la montagne (Cic. Att. 1, 3, 1).
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE génération ou la jeunesse183 : Junon184 et Iuuentas, Hercule et le Genius, qui a tant de points communs avec Fortuna et qui, dans ce cas précis, doit être le Genius Publions ou Genius populi Romani, auquel Rome s'adresse ici pour la première fois de son histoire185. Cet appel aux divinités garantes de la fécondité, c'est-à-dire des espérances en hommes et de l'avenir démogra phiquede Rome, est complété par une promesse à plus lointaine échéance, dont la réalisation dépend de la survie présente de la cité : C. Atilius Serranus praetor nota suscipere iussus, si in decem annos res publica eodem stetisset statu166. Devant le péril de l'invasion étrangère, Rome se sent menacée non seulement dans sa puissance politique et militaire, mais jusque dans sa réalité biologique, et elle craint pour son existence même. La Fortune de l'Algide, associée à ces dieux qui président au renouveau humain et déesse de fécondité, pouvait, elle aussi, être invoquée nationu cratia, comme sa sœur plus prestigieuse de Préneste et comme les deux Fortunes d'Antium. Outre ces cultes, connus par des témoignages datés et dont la nature ne nous échappe pas entièrement, un dépôt votif de Signia a livré un ex-voto de terre cuite en forme de galette, gravé de l'inscription archaïque Fortunaim, qui atteste 183 A une exception près : le lectisterne de Caere, destiné à expier le prodige qui y avait frappé les sorts, et dont nous ne savons à quelle divinité il était destiné. Encore a-t-on pu voir en elle soit une Fortuna, soit, plutôt, nous semble-t-il, l'Uni de Pyrgi elle-même (supra, p. 74, n. 329) : une déesse, donc, non seulement oraculaire, mais aussi fécondante, comme l'ensemble des divinités honorées en 218. 184 Junon, nommée en premier par Tite-Live, tient une place particulière dans les cérémonies de 218: des prodiges avaient eu lieu dans son temple de Lanuvium, qui requé raient réparation, et il n'est pas surprenant qu'une des Junons de Rome lui ait été associée dans ces rites expiat oires. 185Wissowa, RK2, p. 179; G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 461. 186 Uv. 21, 62, 10. 187 W. Helbig, Scoperta di tre depositi di oggetti votivi a Segni, Bull. Inst., 1885, p. 62-64: «pizza ellittica (diametri 0,075 e 0,028), sul cui piano superiore sorgono cinque oggetti piramidali» - le seul auteur, à notre connaissance, avec C. Caprino, s.v. Segni, EAA, VII, p. 154, à faire mention de cet objet et de sa dédicace, qui semble avoir échappé aux éditeurs du CIL. Les autres objets du dépôt votif, des vases en miniature, ne nous apprennent rien sur la nature du culte. Quant à l'ex-voto inscrit au nom de Fortuna, on peut le
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que la déesse possédait, à date républicaine relativement haute, un temple dans cette ville. De Cora, ville qui, même si elle était située aux confins latino-volsques, n'en faisait pas moins encore partie du Latium188, nous est parvenue la base d'une statue dont les magistrats locaux firent hommage à Fortuna Obsequens189, épiclèse sous laquelle la déesse était également hono réeà Rome à la fin du IIIe ou au début du IIe siècle190. Mais, à Ostie, son culte était-il déjà représenté avant que, à l'époque sullanienne, comme il est maintenant établi, P. Lucilius Gamala ne lui consacre, tardivement, l'un des quatre petits temples contigus qu'il dédia à Vénus, Fortuna, Cérès et Spes191?
rapprocher, non pour la date, mais au moins pour la forme et l'intention, des «petites galettes ou plateaux porteoffrandes d'impasto, avec sur le dessus des petites cuvettes ou des godets» (présentoirs d'offrandes alimentaires?, de dimensions analogues, une dizaine de cm.), trouvés à· Rome dans la favissa du Capitole (fin du VIIe - premier quart du VIe siècle); cf. Civiltà del Lazio primitivo, p. 146, n° 10; et Naissance de Rome, notice liminaire et n° 730, que nous citons. 188 Hülsen, s.v., RE, IV, 1, col. 1216 sq.; Nissen, op. cit., II, 2, p. 557-560 et 643 sq. Sur la latinité de Cora, qui passait pour être d'origine soit troyenne (Plin. NH 3, 63; Solin. 2, 7), soit albaine (Ps. Aur. Vict. orig. 17, 6), cf. Caton, orig. 2, frg. 58 Peter. lS9CIL Ρ 1509; X 6509; Degrassi, ILLRP, n° 111 : Fortunae Opseiqiuenti)] / P. Peilius L f. C. Caluius P. f. / cens. censores qui sont antérieurs à l'époque où la ville devint municipe, c'est-à-dire, selon toute apparence, à la guerre sociale. •90Pl. Asin. 716. 191 CIL XIV 375. Cf., en dernier lieu, F. Zevi, P. Lucilio Gamala senior e i «quattro tempietti» di Ostia, MEFR, LXXXV, 1973, p. 555-581; M. Cébeillac, Octavia, épouse de Gamala, et la Bona Dea, Ibid., p. 517-553; et, plus généralement, J. Carcopino, Ostiensia, III : Les inscriptions gamaliennes, MEFR, XXXI, 1911, p. 143-230; et R. Meiggs, Roman Ostia, 2* éd., Oxford, 1973, p. 193 sq.; 350 sq.; 493-502. La carrière de Gamala, dont la datation, longtemps controversée, a oscillé dans les limites de plus de deux siècles et a été abaissée jusqu'à l'époque des Antonins, peut être désormais fixée au Ier siècle av. J.-C. et, plus précisément, la construction des quatre temples assignée aux années 80 avant notre ère (l'inscription honorifique étant postérieure à la mort du personnage). Quant aux «quattro tempietti» eux-mêmes, construits, près du théâtre, sur un plan identique et côte à côte sur un unique podium, leur groupement dans une même area devrait être mis en relation avec les activités portuaires de la ville. Sans qu'on puisse déceler des rapports plus étroits qui les uniraient par exemple deux à deux, F. Zevi suggère d'expliquer l'ordre dans lequel ils sont
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Sur la côte adriatique, à l'embouchure du Métaure, dans ce qui avait été Yager Gallicus, la ville dé Fanum Fortunaein, parfois simplement appelée par abréviation Fanum193 et qui, aujourd'hui encore, porte le nom de Fano, per pétuait par cette dénomination le souvenir d'un sanctuaire de Fortuna autour duquel elle avait pris naissance194 et dont, par ailleurs, à l'excep tion de ce seul témoignage, nous ignorons tout. Fanum était, comme Antium, une ville maritime et le centre commercial où se faisaient les échanges entre la vallée du Métaure et la mer et où la Via Flaminia, après avoir longé le fleuve, atteignait la côte pour remonter ensuite vers Ariminum, son point d'aboutissement. Fortuna, dispensatrice de la fécondité, vénérée par de nombreux collèges d'artisans prénestins ou romains, avait-elle à Fanum un caractère part iculièrement net de déesse de la prospérité et de patronne de la vie économique, distributrice, dès une période relativement ancienne de son his toire, des biens matériels, comme le sera plus tard, et plus clairement, la Fortune hellénisée à la corne d'abondance? Peut-on penser que l'agénumérés sur l'inscription par référence au calendrier et à la date de leur natalis respectif, supposée identique à celle de Rome : Cérès, le 19 avril, Spes, le 1er août, Vénus et Fortuna se situant à des dates antérieures, difficiles à préciser en raison de la multiplicité de leurs cultes romains (mais ne pourrait-on songer aux calendes d'avril, fête simultanée de Vénus Verticordia et de Fortuna Virilis? cf. infra, chapitre VI). Quatre divinités, donc, «della buona sorte e della speranza, ma anche della potenza créatrice», réunies en un même ensemble cultuel, déesses de la chance et des espé rances favorables, donneuses des biens de fortune et de toute prospérité (la Fortune à la corne d'abondance), ou déesse de l'annone, de plus en plus urbanisée et coupée de ses racines agraires, comme l'était devenue Cérès à la fin de la République (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 379 sq.). 192 Vitr. 5, 1, 6; Mela 2, 64; Plin. NH 3, 113; Tac. hist. 3, 50, 3, etc. Strabon, 5, 2, 10, traduit το ιερόν της Τύχης; et Claudien se souvient encore de cette origine, qui écrit, dans le VIe consulat d'Honorius : laetior hinc Fano recipit Fortuna uetusto, despiciturque uagus praerupta ualle Metaurus (500 sq.). Cf. Nissen, op. cit., II, 1, p. 383 sq.; s.v. Fanum Fortunae, Hülsen, RE, VI, 2, col. 1996 sq.; et P. Sticotti, dans De Ruggiero, III, p. 35 sq.; et, s.v. Fano, EAA (Red.), III, p. 591. '«Par exemple Caes. BC 1, 11, 4; Sid. Apoll, epist. 1, 5, 7. 194 Cf., en Lyonnaise, Fanum Martis, et, en Belgique, Fanum Mineruae (Ihm, s.v., RE, VI, 2, col. 1997).
glomération, qui s'était développée autour du temple auquel elle devait son nom, tirait son origine d'une foire qui s'y serait tenue sous le patronage de Fortuna, comme la fameuse foire du lucus Feroniae de Capène, qui rassemblait paysans, artisans et marchands venus de tous les points de l'Italie195? Mise à part l'unique indi cation que procure la toponymie, l'absence tant de témoignages archéologiques que de sources littéraires ne permet d'assigner aucune date au sanctuaire, dont la situation par rapport à la ville antique ou actuelle est inconnue, ni de formuler la moindre hypothèse sur les origines de ce culte, dont on ne peut que se demander s'il fut importé de toutes pièces par les Romains, ou s'il succéda à un culte préromain - amené par les Sénons? ou même antérieur aux inva sions gauloises du IVe siècle? -, rendu à une déesse suffisamment proche de Fortuna pour lui avoir été identifiée par interpretatio après la conquête romaine196? ni enfin d'entrevoir les
195 Dion. Hal. 3, 32, 1. 196 De la ville elle-même, mentionnée pour la première fois par César (ci-dessus, n. 193), on ne peut rien affirmer avant l'époque augustéenne, où l'agglomération de la période républicaine dut être absorbée par la colonie de vétérans fondée par l'empereur et où, dans la nouvelle division administrative de l'Italie, elle fit, avec Yager Gallicus, partie de la sixième région, l'Ombrie (Plin. NH 3, 112-113). Si, comme l'indique son nom purement latin, elle doit, du moins en tant que ville, avoir été une création romaine, nous ne disposons d'aucun indice qui permette de la situer, chro nologiquement, par rapport aux étapes de la conquête et de la romanisation de Yager Gallicus et, par suite, d'avoir quelque lumière sur le sanctuaire qui l'avait précédée. Faut-il faire remonter la fondation de Fanum aux premiers temps de l'occupation de Yager Gallicus, d'Ancóne à Rimini, et la considérer comme à peu près contemporaine de la colonie de Sena Gallica, en 283, ou, un peu plus tard, d'Ariminum, en 268? datation haute qui impliquerait l'existence d'un culte préromain, d'un fanum antérieur autour duquel les nouveaux maîtres de la région auraient implanté cet établissement urbain. Ou bien Fanum date-t-elle seulement de la cons truction de la Via Flaminia par l'un des censeurs de 220 qui lui donna son nom, après, donc, quelque soixante ans d'occupation romaine, au cours desquels le culte importé d'une Fortuna aurait eu tout le temps de se développer à l'embouchure du Métaure, sous la forme d'un sanctuaire regroupant autour de lui quelques habitations stables et une population flottante en plus grand nombre, avant de devenir le centre d'une agglomération permanente? En bref, la ville de Fanum dut-elle sa naissance à la création de la Via Flaminia, après 220, ou, au contraire, la Via Flaminia aboutit-elle précisément à ce point de la côte parce qu'une
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE fonctions de cette Fortune, en qui on a parfois voulu voir une déesse oraculaire, comme celles de Préneste et d'Antium197. Il est vraisemblable, en tout cas, et c'est la seule hypothèse qu'on puisse raisonnablement envisager, que, comme à Antium et à Préneste, elle était aussi la divinité poliade de Fanum. Plus au nord encore, en Vénétie, une matrone de Patavium (Padoue), Pacenia C. f. Frema, dédia, à la fin de la Répub lique, un petit autel de grès à Fortuna198. En Campanie, la frontière qui séparait les territoires de Cales, que les anciens considé-
ville y existait déjà? Autant de questions qui demeurent sans réponse (l'allégation de De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, 1, p. 292, que Fanum est probablement antérieure à la fon dation de Pisaurum, en 184, ne relevant, elle aussi, que du domaine de l'hypothèse). Quant aux documents épigraphiques ou archéologiques antérieurs à l'occupation celtique du IVe siècle, ils ne sont pas plus éclairants. Les inscriptions prélatines (VIe-Ve siècles) du nord-Picenum, groupe auquel appartiennent les stèles de Novilara et de Fano (J. Whatmough, The prae-italic dialects of Italy, Londres, 1933, II, p. 209-218, n° 343-345; V. Pisani, Le lingue dell'Italia antica oltre il latino, 2e éd., Turin, 1964, p. 224, n° 66), sont écrites dans une langue qui reste inconnue (cf. dans / Piceni e la civiltà etrusco-italica, Atti del II Convegno di Studi Etruschi, Florence, 1959, le rapport sur les Problemi della stele di Novilara, par G. Camporeale, p. 93-98, et G. Giacomelli, p. 99-104; et M. Lejeune, Notes de linguistique italique, XVI, dans REL, XL, 1962, p. 152-160). Sur les tombes préromaines découvertes dans la région de Fano : D. G. Lollini, Due spade di bronzo rinvenute presso Fano (Pesaro), SE, XXXVIII, 1970, p. 337-343 (deux épées du VIIe siècle); et NSA, 1877, p. 108 sq.; 1899, p. 250 (vases grecs peints et une œnochoé et une situle de bronze de l'époque de La Certosa). 197 Selon l'hypothèse avancée en dernier lieu par M. Guarducci, Ancora sull'antica sors della Fortuna e di Servio Tullio, RAL, XXVII, 1972, p. 183-189, qui pense maintenant que la sors du musée de Fiesole (supra, p. 75) provient des Marc hes. Mais la provenance indiquée est-elle sûre (cf. le doute dans lequel reste A. Degrassi, Epigraphica III, MAL, XIII, 1, 1967, p. 30-33)? L'hypothèse, fragile, découle de nos igno rances, plus que de nos connaissances, Fanum étant le seul centre d'un culte ancien de la Fortune connu dans cette région, et l'on pourra hésiter, compte tenu de l'incertitude où nous sommes sur les premiers temps de la ville (cf. n. précédente), à attribuer à son sanctuaire une activité ora culaire dès le IIIe siècle, date assignée à la sors qui est à l'origine de toute la conjecture. mCIL P 2821. Cf. E. Ghislanzoni, NSA, 1926, p. 356 et fig. 13. Sur le cognomen Frema, = vhrema, fréquent dans l'anthroponymie vénète, E. Vetter, dans Glotta, XX, 1932, p. 38; et M. Lejeune, Manuel de la langue vénète, Heidelberg, 1974, p. 44; 59; 149; et, p. 319 sq., l'index des anthropony-
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raient comme une antique cité ausone199, et de Teanum Sidicinum, ville osque200, était marquée, dit Strabon, par «deux Fortunes» qui «s'éle vaient» de part et d'autre de la Via Latina201. L'indication est d'autant plus obscure que, le verbe ίδρύειν convenant indifféremment à un temple et à une statue, l'on ne peut en déduire s'il s'agissait de deux temples distincts, ou même, comme on l'a dit en termes encore plus précis, d'un «sanctuaire double», ou seulement, d'après le dernier traducteur de Strabon, de deux «statues»202 qui, dressées de chaque côté de la route, eussent signalé la limite des deux cités exactement comme l'auraient fait de sim ples bornes ou quelque Terminus. Quant au sens que pouvaient revêtir ces deux Fortunes, il n'est
199 Liv. 8, 16, 1; Fest. Paul. 16, 23. Sur les rapports des Osques et des Ausones (cf. notamment Strab. 5, 4, 3), peuple italique répandu dans toute la partie méridionale de la péninsule et dont la branche osque n'est qu'un rameau particulier, J. Heurgon, Capone préromaine, p. 42-50. 200 Strab. 5, 3, 9. 201 Strab. 5, 4, 11 : Κάλης τε και Τέανον Σιδικϊνον, ας διορίζουσιν αί δύο Τυχαι εφ ' έκάτερα ίδρυμέναι της [τε] Λατίνης όδοΰ. Sur les deux villes (aujourd'hui Calvi et Teano), Nissen, op. cit., II, 2, p. 692-696; les articles de la RE, s.v., par Hülsen, III, 1, col. 1351 sq., et H. Philipp, V, A, 1, col. 97-99; et, pour une vue d'ensemble des données archéologiques, R. Donceel, Nouvelles recherches archéologiques en Campanie (1957-1963), AC, XXXII, 1963, p. 587-606. 202 «Zwei Heiligtümer» (Otto, RE, VII, 1, col. 15); «zwei Capellen» (Nissen, op. cit., II, 2, p. 694); «temples... located on the frontier between Cales and Teanum » (R. M. Peterson, The cults of Campania, Pap. and Mon. of the Am. Acad in Rome, I, 1919, p. 7, n. 2); «einen doppelten Tempel» (Wissowa, RK2, p. 258, n. 8); «Doppeltempel» (G. Radke, Die Götter Altitaliens, p. 134). Mais F. Lasserre traduit: «La frontière qui sépare leurs territoires est signalée par deux statues de la Fortune dressées à gauche et à droite de la Via Latina» (éd. Les Belles Lettres, T. III). En revanche, H. L Jo nes, coll. Loeb, avait opté pour l'autre solution : « whose territories are separated by the two temples of Fortune». Toutefois la dédicace, malheureusement fort mutilée, Fortunae / pq da / / / / senei / censores (CIL X 4633; la suite est inintelligible), gravée sur une grande base de travertin et qui, outre le témoignage de Strabon, est le seul autre document que nous possédions sur le culte de Fortuna à Cales, nous paraît, par sa nature officielle, plaider en faveur d'un véritable temple, plutôt que d'une simple statue. Est-ce à la tutelle des deux Fortunes, et au caractère sacré qu'elles imprimaient à cette zone, qu'il faut attribuer le fait qu'elle ait été choisie pour une entrevue diplomatique, comme celle de Sulla et du consul marianiste L. Cornelius Scipio qui, en 83, se rencontrèrent inter Cales et Teanum (Cic. Phil. 12, 27; cf. App. BC 1, 85)?
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pas plus clair. Faut-il y voir une duplication cultuelle analogue à celle qui constitua le couple des Fortunes d'Antium? Mais ce peut n'être aussi qu'un banal phénomène de multiplication des sanctuaires, sans portée théologique définie, comme nous en connaissons d'autres exemples dans l'histoire religieuse de Fortuna203. A moins que ces deux temples, dédiés à des Fortunes non plus poliades, cette fois, mais frontalières, dres sées face à face comme deux sentinelles divines, n'aient assuré, chacun pour le compte de leur cité, la sauvegarde religieuse d'une zone part iculièrement menacée : sacralisation des limites dont nous avons à Rome un autre témoignage en la personne, précisément, de Fortuna Muliebris qui, dans son sanctuaire construit, lui aussi, sur la Via Latina, au quatrième mille, et dans lequel, autre analogie, elle était également honorée sous la forme de deux statues cultuelles, était la gardienne de la frontière et du territoire primitif de la cité204. Fortunes affrontées, donc, et non point dédoublées, qui, plutôt que de sceller la solidarité des deux villes205, donnent la preuve de leur rivalité. Et comment imaginer leur création? Faut-il l'attribuer à l'une seulement des deux cités, qui aurait élevé la première un sanctuaire à sa Fortune propre, tandis que la seconde se serait bornée à répliquer à l'initiative de sa voisine, en se dotant, à son imitation, d'une Fortune antagoniste de la précédente? Leur antiquité, enfin, est tout aussi problé matique, alors qu'il nous eût été si précieux de pouvoir déterminer si les deux Fortunes de Cales et de Teanum remontaient au passé pré romain, ausone ou osque, de la Campanie, ou si leurs statues, ou leurs temples, n'avaient été élevés qu'après sa conquête par Rome. On peut toutefois tenir pour vraisemblable que ces deux cultes antithétiques et frontaliers existaient déjà 203 A Rome également, les temples de Fortuna ont tendan ce à se multiplier autour d'un premier sanctuaire. Il en était ainsi non seulement pour Fors Fortuna qui possédait, semble-t-il, trois temples le long du Tibre (où ces constructions successives posent d'ailleurs de difficiles problèmes topogra phiques), mais aussi sur le Quirinal, où se trouvaient les temples des Très Fortunae (Vitr. 3, 2, 2; cf. T. II, chap. I). 204 Infra, p. 368-370. 205 Dont nous avons un exemple isolé, et sans doute éphémère, en Iiv. 8, 16, 2, lorsque les habitants de Cales firent, en 336, alliance contre Rome avec leurs voisins les Sidicins.
dans les années 335-334, époque à laquelle Cales et, selon toute probabilité, Teanum Sidicinum elle aussi tombèrent sous la puissance romain e206. Sinon, quel sens aurait encore eu, après cette date, l'édification de ces deux sanctuaires, entre deux villes désormais soumises à la même domination et englobées dans le même ensemb lepolitico-militaire? Les deux Fortunes de Cales et de Teanum seraient donc, dans ces conditions, mais on ne saurait aller plus loin dans la conjecture, antérieures au milieu du IVe siècle207. A Capoue également, il existait un temple de Fortuna, que Tite-Live mentionne à l'occasion des prodiges dont il fut frappé en 209, puis en 208 208, et nous savons qu'en 1 10 il y avait dans la ville un collège et des magistri Spei Fidei For tunae209; mais cette forme particulière, celle d'une triade d'abstractions divinisées, ne repré sente selon toute apparence qu'un état relativ ementrécent du culte. Quant à sa nature pre mière, elle nous demeure inconnue. Si l'on n'identifie plus aujourd'hui la Fortuna de Capoue avec la déesse du fondo Patturelli210, qui 206 La prise de Cales valut le triomphe au consul M. Va lerius Corvus en 335 et, l'année suivante, on décida d'y installer une colonie latine de 2500 hommes (Liv. 8, 16, 10-14). Sur le sort de Teanum Sidicinum, le récit de l'historien est plus flou. L'armée romaine parvint en 334 usque ad moenia atque urbem; puis, la guerre ayant cessé, tranquillis rebus {Ibid., 17, 1 et 6), il est vraisemblable que ses habitants furent compris dans la pars Samnitium qui, en même temps que les Campaniens, reçurent la ciuitas sine suffragio; et eodem anno Cales deducta colonia (Veli, l, 14, 3). 207 II est en tout cas singulier de constater que ce phénomène de multiplication des Fortunes, déjà observé à Antium et au point de départ de la Via Latina, dans le temple de Fortuna Muliebris situé à quatre milles de Rome, et que nous retrouvons pratiquement à son point d'aboutissement, peu avant qu'elle ne rejoigne la Via Appia à Casilinum, se rencontre encore, sous l'Empire, il est vrai, dans la même région, à Suessa Aurunca, où est attesté un sacerdos sanctissimarum Fortunarum (A Ep. 1940, 48; cf. 1919, 71): phé nomène dont on ne saurait croire toutefois qu'il ait cheminé le long de la Via Latina, et dont nous ne pouvons que dénombrer les trois exemples, sans proposer d'explication à leur répétition. 208 Liv. 27, 11, 2 et 23, 2. 209 CIL I2 674; X 3775; Degrassi, ILLRP, n° 707. Cf. T. II, chap. V. 210 Comme, à la suite de Hild et Wissowa, le croit encore Peterson, op. cit., p. 7; 341 et 343. Cf., maintenant, J. Heurgon, op. cit., p. 367 sq.
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE devait être en réalité Iuno Gaum, les indications de Tite-Live, qui signale que le rempart de la ville et le temple de Fortuna, Capuae munis Fortunaeque aedis, puis, l'année suivante, les deux temples de Mars et de Fortuna et quelques tombeaux, Capuae duas aedes, Fortunae et Martis, et sepulcra aliquot, furent frappés par la foudre, ne permettent de tirer aucune conclusion cer taine, ni topographique, ni théologique. Faut-il admettre, mais rien n'est moins sûr, que, chaque fois, les constructions endommagées avaient été victimes d'un seul et même coup de foudre, et que, par conséquent, le temple de Fortuna était à la fois voisin de celui de Mars, du rempart et de tombeaux et qu'il devait donc être situé soit à l'extérieur, soit en tout cas à l'extrémité de la ville? Hypothèse qui permettrait de la rappro cher à la fois de ces Fortunes défensives qui, à Rome, au quatrième mille de la Via Latina, comme à Antium, protégeaient la cité et la limite de son territoire, ou, déjà, de la déesse de victoire que, associée à Mars, elle était devenue à Tusculum au commencement du IIe siècle? Faute de précision topographique, et faute de connaître l'emplacement du temple de Mars, on ne peut faire que des conjectures invérifiables en l'état actuel de nos connaissances211. De la région de Bénévent, dans le Samnium, qui passait elle aussi pour une ville ausone212, nous connaissons une inscription Fortunai / Poblicai / sacra, gravée sur une tablette de bron ze et antérieure à la seconde guerre punique213. 211 II n'y a pas lieu d'ajouter à cette revue des Fortunes campaniennes l'inscription gravée sur une aile de bronze, trouvée à Pouzzoles, qui semble avoir appartenu à une statue, et qui est aujourd'hui conservée au musée de Naples : Arellia / Fortona / mater (CIL F 1621; X 1608; cf. Avellino, Ballettino archeologico napoletano, IV, 1846, pi. I, 6; VI, 1848, p. 90). Malgré les flottements des éditeurs du CIL, qui font figurer cette inscription tantôt à l'index di et deae (I2, p. 809; avec réserve toutefois : « si hue pertinet »), tantôt à celui des cognomina (X, p. 1075), Fortona, ou Fortuna, n'est autre, de fait, que le surnom féminin attesté par une quarantaine d'exemples épigraphiques, païens ou chrétiens (I. Kajanto, The Latin cognomina, dans Commentationes humananim litterarwn, XXXVI, 2, Helsinki, 1965, p. 273). 212 Cf. le texte de Verrius Flaccus, transmis par Fest. Paul. 16, 23: Ausoniam appellami Auson, Vlixis et Calypsiis filius, earn primum partent Italiae, in qua sunt urbes Beneuentum et Cales. ™CIL F 397; IX 1543; Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 46, n° 87; Degrassi, ILLRP, n° 112. Cf. T. II, chap. II.
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De Calabre, par ailleurs, des environs d'Otrante (Hydrus ou Hydruntum214), provient, à ce qu'il semble, un petit vase cannelé à vernis noir, portant la dédicace peinte Fortunai pocolo(m)215, qui appartient à l'abondante série des pocola deorum italiques de la première moitié du IIIe siècle, dont la destination, autrefois tenue pour funéraire, a été longuement discutée : vases à libations, inscrits au nom de la divinité que l'on invoquait, ou objets votifs déposés dans les temples, ou plutôt, selon l'hypothèse la plus récente, objets consacrés, pieux souvenirs que les fidèles rapportaient et conservaient chez eux après un pèlerinage à l'un de ses sanctuaires216. 214 Sur les deux, formes, l'une grecque, l'autre latinisée, Nissen, op. cit., II, 2, p. 882, n. 6. 215 CIL F 443; IX 258 (avec reproductions; également, dans l'article de G. Karo, s.v. Poculum, DA, IV, 1, p. 520, fig. 5720); Ernout, op. cit., p. 51, n° 103; Degrassi, ILLRP, n° 113. Hauteur de la partie conservée (il manque le bec et l'anse) : 0,07 m. De la collection Castellani (BCAR, XII, 1884, p. 55, n° 805), avant de passer dans la collection Froehner, et, maintenant, au Cabinet des Médailles; cf. M. Lejeune, Notes de linguistique italique, V-VII : Les inscriptions de la collection Froehner, REL, XXX, 1952, p. 87 sq. La provenance n'est toutefois pas certaine. 216 Sur la vingtaine de pocola connus (pour un relevé des inscriptions, Degrassi, ILLRP, I, p. 51 sq., note au n° 32), autrefois étudiés par Jordan, Tazza volcente con iscrizione latina arcaica, Ann. Inst., 1884, p. 5-20, qui les croit exclu sivement funéraires, coupes ou petites œnochoés, fabriquées dans un même centre, situé, pense-t-on généralement, dans le Latium - peut-être à Rome même ou dans ses environs immédiats -?, ou en Étrurie méridionale, mais d'autres songent aussi à la Campanie, sur leur datation (milieu? première moitié? premier tiers? du IIIe siècle) et sur leur destination, non moins controversée que les questions pré cédentes, cf. Ch. Picard, A propos de deux coupes du Vatican et d'un fragment du musée Kircher, MEFR, XXX, 1910, p. 99-116, qui les rapproche des γραμματικά έκπώματα de Grèce, dont les inscriptions, mentionnant au génitif, comme nos dédi caces latines, le nom de diverses divinités, «n'étaient, semble-t-il, que la transcription matérielle des invocations faites au début du συμπόσιον pour se concilier la faveur des dieux», Zeus Soter, l'Agathos Daimon, etc.; objets qui, après avoir eu un usage pratique dans les banquets, pouvaient ensuite être offerts en hommage, votif aux dieux ou funé raire dans les tombes; puis Questions de céramique hellénist ique,RA, XXII, 1913, p. 174-178; et Sur les coupes à «pocolom», RA, XII, 1938, p. 105-107; I.S. Ryberg, An archaeological record of Rome from the seventh to the second century B.C., Londres-Philadelphie, 1940, p. 135-140; L. et J. Jehasse, La Grande-Grèce et la Corse aux IVe et IIIe siècles avant J.-C, Mélanges Carcopino, Paris, 1966, p. 548-551; J. P. Morel, Études de céramique campanienne, I : L'atelier des Petites Estampilles, MEFR, LXXXI, 1969, p. 59-117; et les
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En revanche, l'inscription, au demeurant fort énigmatique, de Scolacium, dans le Bruttium, qui porte le nom de Fors Fortuna™ , ne date que du milieu du Ier siècle av. J.-C, et, si tant est qu'il s'agisse bien d'une dédicace, elle ne peut appar aître que comme un dérivé du culte spécif iquement romain que la déesse recevait sous ce vocable au Trastevere218. Ajoutons enfin à ce dénombrement, et sans discuter ici son asser tion, que Varron rangeait Fortuna parmi les divinités d'origine sabine importées à me219. L'extension cultuelle de Fortuna est vaste, on le voit. Elle était largement honorée en Italie centrale, non seulement dans le Latium, où la densité de ses sanctuaires est la plus élevée, mais aussi en Campanie, sur la côte adriatique, depuis le nord jusqu'à l'extrémité sud- est de la péninsule et même sur le rivage de la mer Ionienne. Cette répartition géographique per met-elle d'affirmer dès à présent que Fortuna était, originellement, une déesse italique com mune ? Nous ne le croyons pas : c'est, tout au plus, une présomption. Nous ignorons tout de la théologie et des fonctions de ces diverses For tunes, et le bilan qui se dégage de l'inventaire que nous en avons dressé est plus riche d'i nterrogations que de certitudes. De plus, ces cultes ne sont effectivement attestés, quand ils le sont par des documents datables, qu'à une époque relativement basse, au IIIe siècle au plus tôt, si ce n'est au IIe ou même au Ier, c'est-à-dire à une période où les échanges et les brassages mises au point de P. Moreno, s.v. Pocola, EAA, VI, 1965, p. 254-256; et Roma medio repubblicana, 1973, p. 57-67 (notre vase : p. 64, n° 26, et pi. VI et VIII), dont l'une avoisine et l'autre adopte l'explication de G. Susini, Pocola marcati : devozione e industria, Epigraphica, XXXII, 1970, p. 164-166, qui y voit des souvenirs de pèlerinage. 217 A Ep. 1972, 144; publiée par P. Baldacci, Iscrizioni di Scolacium, CSDIR, II, 1969-1970, p. 117-120. Le texte, très mutilé, dont on ne sait même s'il appartenait à une ins cription honorifique ou à une dédicace, mentionne, outre Fors Fortuna, nommée au nominatif, un L. Gavius, spoliatum inui[dia?], que la déesse aurait pu favoriser ou relever après ses malheurs, et qu'on ne peut identifier, mais qu'il est au moins tentant de rapprocher du banquier L Gavius, dont Cicéron (Att. 6, 1, 4 et 3, 6) trace un portrait peu flatteur. Sur Scolacium (Squillace), Nissen, op. cit., II, 2, p. 947 sq.; et Philipp, s.v. Scylletium, RE, II, A, 1, col. 920-923. 218 Infra, chapitre III, en particulier p. 207 sq. et n. 43. 219 LL 5, 74.
religieux avaient eu tout loisir, à la faveur de la conquête romaine, de propager dans les diverses régions de l'Italie une divinité purement latine à l'origine : ainsi, l'on n'en saurait douter, pour Patavium et la Fors Fortuna de Scolacium. Cependant, si l'on cherche à dépasser les appa rences, l'on soupçonne, entre ces cultes attestés pour l'ensemble de la période républicaine, de considérables différences d'âge : tout porte à croire, par exemple, que la Fortune de l'Algide, voisine d'une Diane à laquelle elle fait tant songer, par ses pouvoirs courotrophiques et sa nature de dame des bois, appartenait comme elle aux couches les plus archaïques de la religiosité latine, tandis que la Fortuna Obsequens de Cora ou la Fortuna Publica de Bénévent semblent, du moins si l'on considère les épiclèses sous lesquelles nous les voyons invo quer - et qui peuvent, il est vrai, ne représenter dans leur culte qu'une acquisition, ou une spé cialisation secondaire -, appartenir à un âge beaucoup plus récent. Sans doute, aussi, ces documents épigraphiques, quand nous avons le bonheur d'en possé der,et de quelque ville d'Italie qu'ils provien nent, sont-ils exclusivement latins : il ne nous est parvenu aucune dédicace à Fortuna qui appar tienne aux autres langues italiques. Toutefois, une inscription funéraire de Corfinium, chez les Péligniens, semble nous avoir transmis le nom commun forte, forme de génitif qui correspond rait au latin fortis ou fortunae. Mais s'agit-il d'une forme dialectale authentique, à rattacher à l'osque? La date tardive de l'inscription, le milieu du Ier siècle, les latinismes qu'elle pré sente par ailleurs, la réminiscence littéraire, enfin, qu'éveille la formule forte / faber, rendent possible, mais non certain, un emprunt au latin, encore que l'on eût attendu, dans ce cas, un calque de fortuna plutôt que de fors210. 220Conway, The Italie dialects, I, p. 244, n° 218; Vetter, Handbuch der italischen Dialekte, p. 149 sq., n° 214, qui tra duit fortunae faber, \'-s qu'on attendrait au génitif est omis, explique Vetter, en raison du manque de place en fin de ligne (sur la situation du pélignien, cf. A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, p. 52; et Vetter, qui classe les textes péligniens parmi les inscriptions de l'osque du nord, « Nord-Oskisch »). Également Ernout-Meillet, s.v. fors, p. 249; Walde-Hofmann, s.v. few, I, p. 484; Pokorny, I, 1, p. 130 (rac. *bher·). Contra, Pisani, Le lingue dell'Italia antica oltre il latino, p. 116 sq., n° 48, qui voit en forte un adverbe,
LES CENTRES SECONDAIRES DU CULTE Quoi qu'il en soit, un examen plus attentif de la carte n'en révèle pas moins, sous l'apparente dispersion des témoignages épigraphiques, ar chéologiques ou littéraires, l'existence de deux grandes aires cultuelles de Fortuna: à l'excep tion de ces pointes extrêmes et isolées, de ces positions avancées, peut-être, que sont, vers le nord, Fanum Fortunae et Padoue, vers le sud, Scolacium et Otrante, la première, indatable, les deux autres, tardives, la dernière, attestée par un unique vase qui, quel que soit le lieu de fabri cation des coupes dites à pocolom, est en tout cas un objet d'importation221, les cultes de For tuna se trouvent concentrés d'une part dans le Latium, d'autre part en Campanie ou dans le Samnium. Capoue, Bénévent, Cales et Teanum équivalant au latin fortiter; mais la présence de faber (cf. ci-dessous) rend peu probable cette solution. Indépendam ment de la formule finale, sur laquelle porte la discussion, notre texte comporte au moins deux latinismes : incubât, aetate (cf. L. Prat, Morphosyntaxe de l'ablatif en latin archaï que,Paris, 1975, p. 382). Surtout, l'éloge final du défunt, solois des (= omnibus diues) forte / faber, rappelle de trop près le vers célèbre d'Ap. Claudius, cité vers la même époque par Salluste, epist. 1, 1, 2, fabrum esse suae quemque fortunae, pour qu'on ne songe pas à une imitation. Mais faut-il, de l'imitation littéraire, conclure à l'emprunt linguistique? 221 « De fait, vers le milieu du IIIe siècle, le petit vase d'Hydronte a porté le nom de la déesse Fortuna jusqu'aux extrêmes limites de l'ancienne Messapie», conclut Ch. Pi card, MEFR, XXX, 1910, p. 116.
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Sidicinum : quelque lacunaire que soit cet ensemble, quelque tardifs et indirects que soient les documents, puisque les seuls textes épigra phiques que nous possédions sont en langue latine, la somme de ces témoignages, provenant d'un même horizon géographique et culturel, et dont les deux derniers permettent, par déduct ion, de remonter au delà du milieu du IVe siècle, ne laisse pas, pour la désigner d'après la langue parlée dans cette région à l'époque his torique, que de donner quelque consistance à l'hypothèse d'une Fortune osque, sœur des plus anciennes Fortunes latines. Figure evanescente, et que nous ne pouvons qu'entrevoir, sans même connaître son nom indigène, puisque la pruden ce incite à laisser entre parenthèses l'inscription pélignienne, c'est-à-dire osque, de Corfinium; mais l'accumulation des faits incite à dépasser ce que nous savons avec certitude de la latinité de Fortuna, pour envisager, comme une conjecture hautement probable, son italicité. D'ailleurs ces Fortunes osques, si indistinctes, sont-elles plus mal partagées que la plupart de leurs congénèr es du Latium, sans préjuger d'autres cultes de l'Italie ancienne, qui ont pu disparaître sans laisser de trace? Borné dans les limites d'une sommaire géographie sacrée, force nous est de reconnaître notre ignorance à peu près complète de la religion italique de Fortuna, en dehors de ces trois centres privilégiés que sont Préneste, Antium et Rome.
DEUXIÈME SECTION
LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA
L'étude des Fortunes italiques, des déesses de Préneste et d'Antium essentiellement, nous a permis de reconnaître, sous des apparences divergentes, leur identité profonde. Les deux déesses d'Antium, la Primigenia de Préneste ont en commun trois caractères dominants : elles sont déesses-mères; elles rendent des oracles; elles sont divinités majeures et même poliades de leurs cités où, à l'époque archaïque du moins, elles ne semblent avoir fait l'objet que d'un seul culte, au sein d'un seul sanctuaire, si vaste et si complexe qu'il jait pu être. A cette indéniable parenté des religions prénestine et antiate s'op pose le groupe multiforme des Fortunes romain es,qui semblent relever de tout autres struc tures religieuses. D'un point de vue négatif, d'abord : la Fortune romaine archaïque n'est à aucun titre divinité poliade; ce rôle est rempli dans la Ville par le Jupiter Optimus Maximus du Capitole, et Fortuna ne figure même pas au nombre des parèdres féminines qui lui sont associées1. Autre lacune: il n'existe à Rome aucun oracle de la Fortune. De plus, par leur nombre, par leur apparente dispersion topogra phique et fonctionnelle, les Fortunes romaines contrastent avec l'unité de la Primigenia, aussi bien qu'avec l'indissoluble collégialité des dées sesd'Antium. La Rome archaïque a honoré, en des points de son territoire fort éloignés les uns
1 D'où l'hypothèse, soutenue par A. Brelich, Tre variazioni, p. 9-47, d'une polémique religieuse entre les deux villes, la cité de Jupiter et la cité de Fortuna, dressées l'une contre l'autre en un véritable conflit spirituel. Si forcée que soit l'interprétation des faits, le contraste entre les deux religions, latines toutes deux, mais à dominante l'une masculine, l'autre féminine, n'en est pas moins frappant.
des autres2, plusieurs Fortunes de type différent, distinguées par des surnoms particuliers qui révèlent, au moins partiellement, leurs divergen ces fonctionnelles: Fors Fortuna, la Fortune du Forum Boarium, que certains nomment Fortuna Virgo, une Fortuna Muliebris s'opp osant à For tuna Virilis, d'autres encore, dont les lieux de culte et les caractères sont obscurs et mal connus. D'où une première série de problèmes : il nous faudra, tout d'abord, tenter de faire apparaître plus nettement la personnalité encore si confuse de ces déesses. Au cours de cette enquête, topographie des sanctuaires, étude du calendrier, analyse des rites nous seront néces saires pour donner de chacune d'elles une défi nition spécifique. Ensuite se posera le problème de l'unité du culte et de la cohérence de divinités qui semblent, de prime abord, si divers es. Un autre trait, sans équivalent dans l'ensem ble du culte italique, contribue à l'originalité des Fortunes romaines. Il s'agit des liens complexes qui unissent Servius Tullius et Fortuna: liens personnels, puisque la tradition légendaire fai sait du roi le protégé et l'amant de la déesse; liens religieux, puisque la tradition historique lui attribuait la fondation des plus anciens sanc tuaires de la Fortune. D'où l'interprétation qu'en donnent généralement les historiens modernes : la tradition qui attribue à Servius l'introduction du culte ne serait que l'expression, légendaire par sa forme, mais exacte par son contenu, de la réalité historique. Fortuna, loin d'appartenir au fonds le plus ancien de la religion romaine, 2 Sur la localisation des sanctuaires de Fortuna, cf. notre Plan m.
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serait une divinité empruntée aux peuples voi sins, soit introduite depuis les grands sanctuai res qu'elle possédait déjà dans le Latium, soit même, si l'on songe à l'origine étrusque de Servius-Mastarna, venue peut-être elle aussi d'Étrurie3. Telle est la thèse qui prévaut d'or dinaire, mais il ne s'ensuit pas que ce soit la seule possible4. Car, si l'on s'attache au détail des divers cultes, si l'on tente de préciser le berceau de la Fortune romaine et de choisir entre Préneste, Antium et l'Étrurie, l'hypothèse, formulée en termes si vagues, d'une origine étrusco-latine pose finalement plus de problè mes encore qu'elle n'en résout. Il est par ailleurs regrettable que la légende de Servius et de Fortuna ait été surtout exploitée en fonction du problème de l'origine de la déesse, alors que ces données mythographiques sont aussi riches de renseignements sur sa théologie et sa conception primitives. Du moins, lorsque nous chercherons à élucider ses cultes archaïques, ne pourronsnous dissocier les deux directions de recherche qui s'ouvrent ainsi à nous : d'une part l'étude des rites et des sanctuaires, d'autre part l'analyse de la légende servienne. Les amours de Servius et de Fortuna, l'emprise de la déesse sur le sou verain qui, aux dires de Plutarque, «se rattachait de lui-même à la Fortune et faisait dépendre d'elle son pouvoir»5, peuvent nous éclairer gran dement sur la figure, historique et légendaire, de l'avant-dernier roi de Rome, mais aussi, et c'est ce qui présentement nous importe le plus, sur la nature, les fonctions, les origines d'une divinité complexe et mal connue. «Les temples de la Fortune, dit encore Plu tarque, sont illustres et anciens, et ils se con fondent presque avec les premières fondations de la ville»6. Parmi les sources littéraires qui nous les font connaître, une place prépondérant e revient à Ovide et à Plutarque lui-même. Nous devons aux Fastes une information substantielle 3 Ainsi Hild, DA, IL 2, p. 1270; Wissowa, RK2, p. 256-258; Otto, RE, VII, 1, col. 14 sq.; Latte, Rom. Rei., p. 176, etc. Pour un examen plus complet de la question, infra, p. 446-448. 4 G. Dumézil, Rei. mm. arch., p. 424, qui s'abstient de prendre parti sur les origines de la déesse romaine, souligne à juste titre la fragilité de ces hypothèses : elles se fondent surtout sur le prestige ancien des cultes de Préneste et d'Antium qui, effectivement, l'emportent de loin sur Rome à cet égard. 5 Fort. Rom. 10, 322e. 6 Ibid., 5, 318e.
sur quelques grands cultes dont la fête princi palese célébrait entre janvier et juin : celui de Fortuna Virilis, ceux, surtout, de la Fortune du Forum Boarium et de Fors Fortuna au Traste vere.Mais notre dette n'est pas moins grande à l'égard de Plutarque, qui, dans ses deux opusc ules, De la Fortune des Romains et les Questions romaines, nous a transmis des listes de surnoms et de sanctuaires anciens de Fortuna. Grâce à ces deux textes, que complètent opportunément les apologistes chrétiens, nous avons aussi con servé le souvenir de cultes mineurs, oubliés et incompris de la Rome classique, et qui nous sont infiniment précieux dans la mesure où ils sont les témoins d'un passé révolu et nous permett ent ainsi d'entrevoir, de façon plus complète que chez Ovide, ce que pouvait être à Rome la religion archaïque de Fortuna. Plutarque fait remonter à l'époque archaïque - entendue au sens strict, c'est-à-dire avant 480 un nombre important de lieux de culte, sanc tuaires ou simples chapelles, consacrés à la déesse. Le plus ancien de ses temples aurait été, selon lui, fondé par Ancus Marcius, en l'honneur d'une 'Ανδρεία Τύχη qui n'est autre, en réalité, que Fors Fortuna7. Le dernier en date de ces cultes archaïques est celui de Fortuna Muliebris, institué après la retraite de Coriolan en 488. Mais, pour la plupart, les temples de Fortuna seraient l'œuvre de Servius Tullius, car «de tous les hommes, c'est Servius qui semble avoir au plus haut point divinisé le pouvoir de la Fortune et l'avoir fait présider à toutes ses actions»8. Nous lisons, dans les Questions romaines et le traité De la Fortune des Romains, deux listes à 7 Ibid., 5, 318e-f; cf. 319b, et 10, 322d. Malgré la mention de la Γυναικεία Τύχη (Fortuna Muliebris) qui suit immédiate ment, il s'agit bien, comme le montrent le commentaire de Plutarque et les équivalents qu'il en propose (Τύχην «Φόρτ ων»... όπερ εστίν ΐσχυραν ή άριστευτικήν η άνδρείαν, en 5, 319b), de Fors Fortuna, et non de Fortuna Virilis, dont, dans la suite du texte, il rend ajuste titre l'épiclèse par"AppiQv (10, 323a). Le contresens vient de ce que les auteurs grecs confondent ordinairement Fors avec l'adjectif fortis : ainsi Dion. Hal. 4, 27, 7, 'Ανδρεία, à propos du même temple de Fors Fortuna; et Goetz, Corp. gloss. Lai., III, 291, 14, ισχυρά τύχη Fortis (sic) Fortuna. D'où la traduction par 'Ανδρεία, la Fortune littéralement « énergique », ou « vaillante » (fortis). La méprise était d'autant plus facile qu'aux autres cas, l'ablatif mis à part, les deux flexions sont homonymes : (aedes) Fortis Fortunae, par exemple (comme chez Tac. ann. 2, 41, 1, cité infra, p. 203), ou, au datif, les dédicaces Ford Fortunae. 8 Quest, rom. 74, 28 ld.
LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA peu près identiques de ces sanctuaires préte ndument serviens. La première, la plus complète, en comporte dix9. Plutarque y a traduit en grec les épiclèses de la déesse, mais, si l'on fait la démarche inverse et si on les retraduit en latin, on constate10 que, dans la liste ainsi obtenue, les fondations serviennes sont, à une exception près11, énumérées dans l'ordre alphabétique: Fortuna Breuis, Felix(?), Mala (?), Obsequens, Pri migenia, Virilis, Priuata, Respiciens, Virgo, Viscatan. Il est donc avéré que, dès l'antiquité, les 9 Quest, rom. 74, 281d-e. Les huit lieux de culte de la seconde liste, Fort. Rom. 10, 322f-323a, sont énumérés dans un ordre différent, topographique semble-t-il (cf. infra, p. 271). 10 Comme l'a montré J. B. Carter, The cognomina of the goddess Fortuna, TAPhA, XXXI, 1900, p. 60-68 (antérieure ment, De deorum Romanorum cognominibus, p. 29, η. 6). 11 Fortuna Virilis, dont la place normale eût été à la fin de la phrase. Elle est effectivement nommée à la fin d'un développement et conclut la première partie de rénumérat ion, comme si les exemples qui suivent avaient été ajoutés après coup (Carter, art. cité, p. 62). 12 En Quest, rom. 74, 281d-e, Plutarque commence par mentionner le sanctuaire que Servius dédia à Τύχη Μικρά, c'est-à-dire Fortuna Breuis, puis il énumère les autres temples serviens. Nous reproduisons le tableau de Carter, op. cit., p. 62: Εΰελπις Felix? 'Αποτρόπαιος Mala ? Μειλίχια Obsequens Πρωτογένεια Primigenia "Αρρην Virilis Ιδία Priuata Επιστρεφόμενη Respiciens Παρθένος Virgo Ίξευτηρία Vùcata Les deux premières équivalences restent douteuses pour Carter lui-même et il semble effectivement, de prime abord, difficile d'accepter des retraductions latines aussi éloignées du sens littéral des épiclèses grecques (pour une autre solution, Εΰ-ελπις orientant vers Bona Spes, cf. T. II, chap. V). Mais il n'est pas plus satisfaisant, selon la suggestion de Härtung, Die Religion der Römer, II, p. 238 (cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1513, et Otto, RE, VII, 1, col. 31), de rendre 'Αποτρόπαιος par Auerrunca, épiclèse non attestée dans la religion de Fortuna. Compte tenu du classement alphabéti que adopté par la source de Plutarque, l'adjectif latin doit pouvoir s'insérer entre B(ona Spes) et O{bsequens) : Mala, qui répond à cette condition, et qui remonte à une date ancienne dans le culte de Fortuna (Cic. leg. 2, 28), paraît offrir la solution la plus satisfaisante. Il reste cependant à expliquer pourquoi Plutarque en avait donné une traduction aussi libre : ne serait-ce pas un euphémisme, destiné à éviter une épithète éminemment redoutable telle que κακή ou πονηρά? et, après tout, la divinité qui envoie les maux (Mala) n'est-elle pas, plus que toute autre, celle qui peut les détourner (Αποτρόπαιος) ?
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cultes et les épiclèses de Fortuna avaient fait l'objet d'un dénombrement et d'un classement méthodiques, travail qui doit être l'œuvre d'un érudit, Verrius Flaccus ou plus probablement Varron, à moins qu'il ne faille l'attribuer aux pontifes eux-mêmes13 - ou, croirions-nous volont iers, aux pontifes, transmis par Varron. Mais, quel qu'en soit l'auteur, l'origine authentiquement romaine de cette liste ne fait aucun doute : qu'elle ait été établie par Varron ou par la science pontificale, on ne saurait puiser à meil leure source une telle information sur les anti quités religieuses du peuple romain. Pourtant, quelle valeur historique pouvonsnous reconnaître à ce recensement des cultes de Fortuna? Il convient d'en distinguer deux aspects, puisque l'érudition antique avait d'une part esquissé une chronologie des sanctuaires, d'autre part dressé un catalogue des épiclèses de la déesse. La valeur de la chronologie paraît des plus minces. Plutarque, dans l'histoire de la religion archaïque de Fortuna, semble reconnaît re trois époques : celles d'Ancus Marcius, de Servius Tullius, et la guerre de Coriolan. Mais il est, sur le premier point, en désaccord avec l'ensemble des sources, romaines ou grecque, Varron, Tite-Live, Ovide, Denys d'Halicarnasse, qui ne font nulle mention d'Ancus Marcius et qui, unanimement, rangent aussi le sanctuaire de Fors Fortuna parmi les fondations serviennes14. L'historique des premiers cultes, si l'on s'en tient à la tradition courante, est donc simple : à une exception près, celle de Fortuna Muliebris, les 13 Carter, op. cit., p. 62, propose les noms soit de Verrius Flaccus, soit plutôt de Varron. Pour K. Latte, Rom. Rei., p. 182, qui cherche moins à préciser, ce classement alpha bétique remonte à une tradition pontificale ou au travail d'un grammairien. 14 Plutarque a-t-il seulement commis une erreur, ou a-t-il suivi une source secondaire, qui s'écarte de la vulgate? Dans le second cas (plutôt que d'y voir, avec Pais, Storia di Roma, Rome, Π, 1926, p. 132, n. 1, les traces d'une dévotion des Marcii pour la Fortune, anticipant sur la légende de Coriolan et la fondation du temple de Fortuna Muliebris), on pourrait avancer l'hypothèse que cette source, gardant le souvenir confus d'un âge préservien du culte de Fortuna, aurait, par une sorte de contamination, attribué aussi à Ancus Marcius, qui assura l'expansion de Rome sur la rive droite, protégea le Janicule par un rempart et le réunit à la ville par le premier pont jeté sur le Tibre, fondateur légendaire d'Ostie et des salines qui l'entouraient (Liv. 1, 33, 6 et 9), le temple suburbain de Fors Fortuna, situé sur cette même rive droite, au bord du Tibre, sur la route qui menait aux bouches du fleuve (infra, p. 199, n. 1).
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LES CULTES ROMAINS DE FORTUNA
temples les plus anciens de la déesse seraient tous l'œuvre de Servius Tullius. Point n'est besoin d'insister sur le caractère vague et semilégendaire de ces données : quelle que soit la réalité historique de Servius, roi étrusque de Rome, les liens qui l'unissaient à Fortuna relè vent pour une très large part d'une tradition mythique. Tout aussi suspecte est la biographie légendaire de Coriolan, transfuge marchant con tre Rome et arrêté par les supplications des femmes, qui en furent récompensées par l'in stitution du culte de Fortuna Muliebris. Si nous nous en tenons aux seules sources littéraires, à l'exclusion des sources archéologiques, nous ne pouvons que constater le vague et la pauvreté de notre information : nous n'avons, pour la For tune archaïque, aucune chronologie comparable à celle que la tradition nous a léguée pour d'autres divinités. Nous connaissons par l'annalistique romaine - et la critique moderne con firme l'authenticité approximative de ces don nées chronologiques - les dates de dédicace du Capitole en 509, des temples de Saturne en 497, de Mercure en 495, de Cérès en 493. Rien de tel pour Fortuna, dont les premiers sanctuaires, au contraire, nous demeurent indistincts, plongés dans la brume dont les environne la légende servienne. Quant au contenu des listes de Plutarque, leur abondance même suscite la défiance : il est clair que la tradition romaine tendait systéma tiquement à attribuer à Servius tous les sanc tuaires de Fortuna, dès lors qu'ils avaient quel que antiquité. Des créations plus récentes se sont ainsi glissées dans la liste des cultes pri mitifs : une Fortuna Priuata, par exemple, qui n'est guère connue, mais qui renvoie par symét rieà Fortuna Publica, dont le culte officiel à Rome ne date que de 204-194. Il nous faudra donc, dans le catalogue des épiclèses et des cultes de Fortuna, tenter de faire une discrimi nationentre ceux qui sont réellement anciens et les éléments surajoutés : entreprise délicate et qui comporte une part inévitable d'arbitraire. On peut néanmoins estimer que les lieux de culte de Fortuna, si nombreux à l'époque clas sique, devaient déjà l'être dès la période archaï que,si l'on tient compte de ses diverses épithètes, indices d'une spécialisation fonctionnelle déjà poussée, et de ses rites, qui ne s'expliquent
que par des formes sociologiques et religieuses anciennes. Dans la pratique, nous adopterons la méthode suivante qui, plutôt que de tomber dans les excès d'une vaine hypercritique, accor de,au moins à titre d'hypothèse de travail, une large confiance aux données de la tradition romaine. Deux sanctuaires, celui de Fors Fortu naet celui du Forum Boarium, que certains auteurs modernes croient dédié à Fortuna Virgo, sont considérés comme des fondations serviennes par l'ensemble des sources15. Celui de For tuna Muliebris, élevé après la victoire de 488 sur Coriolan, a droit également à l'appellation d'ar chaïque. Pour les autres cultes, dont l'antiquité est moins incontestable, nous userons du ra isonnement par analogie qui, même s'il ne met pas à l'abri de toute erreur, nous semble être le plus prudent. La comparaison entre les épiclèses et les fonctions de Fortuna fait apparaître des symétries : ainsi Muliebris et Virilis, Virgo et Barbata (cette dernière citée par Tertullien et saint Augustin); enfin, bien qu'elle soit isolée, Fortuna Viscata semble relever de conceptions analogues. Ces correspondances permettent de reconstituer, au moins partiellement, le système ancien du culte et d'inférer, avec un haut degré de probabilité, que ces déesses symétriques étaient aussi des déesses contemporaines et que des divinités comme Fortuna Virilis ou Barbata étaient très proches par leur date, comme elles le sont par leurs attributions, des Fortunes du VIe ou du Ve siècle, celle du Forum Boarium et Fortuna Muliebris, dont elles sont fonctionnellement complémentaires16. Quant aux autres épi clèses, Obsequens, Respiciens, etc., qu'aucune analogie ne permet de rapprocher de ces cultes dont l'antiquité est avérée, nous les laisserons provisoirement en dehors de notre étude et nous les tiendrons pour des aspects certain ement anciens, mais non «archaïques» au sens propre, de la religion de Fortuna.
15 A l'exception de Plutarque qui, attribuant le premier à Ancus Marcius, lui confère une antiquité plus vénérable encore. Cette divergence d'avec le reste de la tradition ne modifie pas le classement chronologique sommaire que nous tentons d'établir et qui vise seulement à isoler les sanctuai res archaïques des fondations plus récentes. 16 Cf. la classification de J. Gagé, Matronalia, p. 19-21.
CHAPITRE III
LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM»
I - Les sanctuaires Le long de la Via Campana1, sur la rive droite du Tibre, se trouvaient à l'époque classique des sanctuaires de Fors Fortuna, dont l'un au moins remontait à Servius Tullius. En fait, il est difficile de préciser la topographie, l'histoire, le nombre même de ces temples suburbains, car le culte archaïque se développa par l'adjonction d'édifi ces religieux plus récents, dont les rapports avec le ou les sanctuaires primitifs sont mal défi nis. Les calendriers impériaux mentionnent deux temples de Fors Fortuna situés le long du Tibre, l'un au premier mille, c'est-à-dire au Trastevere, l'autre, plus éloigné encore de la ville et qui se trouvait en pleine campagne, au sixième mille, au voisinage immédiat du bois des Arvales2. 1 Qui devait son nom aux salines du Tibre, au campus Salinarum Romanarum, auquel elle aboutissait. Sous l'Emp ire, elle se confondit, au début de son tracé, avec la Via Portuensis qui menait au Portus Augusti construit par Claude (Hülsen, s.v. Campana via, RE, III, 1, col. 1434; Th. Ashby, The Roman campagna in classical times, p. 219; Plainer- Ashby, s.v. Via Campana et Portuensis, p. 561 et 566; Lugli, Monumenti antichi, II, p. 252 et 298; A. Piganiol, Conq. mm., p. 87; et, maintenant, J. Scheid, Note sur la Via Camp ana, MEFR, LXXXVIII, 1976, p. 639-667). Cf. la carte du Latium par H. Kiepert, CIL XIV, reproduite dans A Alföldi, Early Rome and the Latins, et à laquelle on se reportera utilement pour les discussions topographiques qui sui vront. 2 A la date du 24 juin : CIL Ρ I. I. XIII, 2 Fasti Mag. : Forti Fortun{aé) / t{rans) T(iberim) ad lap{idem) I et VI 92 F. Amit. : Forti Fortunae trans Tiber(im) /
Leur natalis se célébrait le même jour, le 24 juin; mais étaient-ils l'un et l'autre d'origine servienne? On peut en douter, car Servius, malgré le rôle eminent qui lui est attribué en ce domaine, n'est pas le seul à avoir attaché son nom aux sanctuaires transtibérins de la déesse. C'est à lui que, selon la tradition, remonte la religion de Fors Fortuna dont il fonda le temple et dont il organisa le culte, en instituant en son honneur le dies Forîis Fortunae, c'est-à-dire la fête du 24 juin3. Après lui, le culte fut continué et revivifié par Sp. Carvilius Maximus, consul en 293 et vainqueur des Samnites et des Étrusques, qui consacra une partie de son butin à l'édification d'un autre sanctuaire4, puis par Tibère, sous le ad milliar(ium) prim(um) et sext(um) p. 243 p. 186 sq. F. Esquil. : Fort(i) Fortiunaé) tirans) T(iberim) ad mïldarium) I et [VI] p. 211 p. 88 F. Venus. : Fortis Fortunae p. 221 p. 59 Cal. de Philocalus : Fortis Fortunae. Solstitium p. 266 p. 248 sq. Menol. rust. : Sacrum Fortis Fortunae p. 280 p. 288 et 295 Cf. les commentaires de Mommsen, CIL F, p. 320; et Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 473. La découverte du calendrier préjulien d'Antium, mutilé pour cette partie du mois, n'a apporté aucun élément nouveau. La localisation indiquée est, bien entendu, approximative, et, par rapport aux points précis du premier et du sixième mille, au voisinage desquels sont situés les deux temples, il faut admettre une marge d'incerti tude non négligeable. 3 Varr. LL 6, 17 (cité infra, p. 201). 4 Liv. 10, 46, 14.
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LE CULTE DE FORS FORTUNA «TRANS TIBERIM*
règne de qui fut dédié, dans les jardins de César au Trastevere5, un temple dont nous ignorons d'ailleurs s'il était une construction nouvelle ou seulement la restauration d'un édifice plus ancien. La rive droite du Tibre était ainsi jalon néepar les sanctuaires de Fors Fortuna. Long temps restée à l'écart de la ville et de ses activités, elle n'en pouvait que mieux préserver l'autonomie et l'unité de sa vie religieuse6. Dans le cas précis de Fors Fortuna, cette indépen danceà l'égard de la religion urbaine s'est traduite par un double phénomène de concent ration et de continuité cultuelles. Dans la Rome classique, Fors Fortuna ne possédait de temples que sur la rive droite du Tibre, à l'exclusion de tout le reste de la ville, mais la densité de son culte y compensait largement l'étroitesse de ce particularisme religieux. La déesse régnait, rée llement présente, sur la partie de la rive droite comprise entre les deux points extrêmes du premier et du sixième mille, puisqu'elle y pos sédait au moins deux sanctuaires, plus vraisem blablement trois, peut-être même quatre, s'il faut en croire certains topographes. La persistance de sa religion n'y fut pas moins remarquable : honorée en ces lieux dès l'époque royale, son culte s'y développa sous la République et même sous l'Empire et une longue fidélité l'y entretint jusqu'à la fin du paganisme, puisque au IVe siè cle ap. J.-C. le temple du premier mille existait toujours7. Il est malheureusement difficile de faire la synthèse des données topographiques, connues par les calendriers et trop partiellement confi rmées par l'archéologie8, et des données histori5 Tac. ann. 2, 41, 1. 6 Sur les cultes spécifiques de la rive droite, cf. la monographie de S. M. Savage, The cults of ancient Trastevere, MAAR, XVII, 1940, p. 26-56. A la fin de la République, l'extrémité sud du Trastevere, où se trouvait le temple de Fors Fortuna, était encore une région faiblement urbanisée, toute proche de la campagne et couverte de jardins, modestes hortuli de banlieue et surtout grands parcs de plaisance (cf. P. Grimai, Les jardins romains, 2e éd., Paris, 1969, p. 108-110). 7 Not. Reg. XIV : Fortis Fortunae; Curios : Fortis Fortuna. Cf. Donat, qui le mentionne au présent : huius aedes trans Tiberim est (Phorni 841). 8 Les tentatives n'ont pas manqué, depuis le siècle der nier, pour identifier les temples de Fors Fortuna. Ainsi, dans la région de Monteverde, les vestiges découverts en 1859, 60 ou 61, dans la Vigna Bonelli ou la Vigna Costa, à un
ques, transmises par la tradition littéraire. Où se situaient les temples respectifs de Servius, de Carvilius et de Tibère? Quels étaient les fonda teurs des deux temples attestés au premier et au sixième mille? Les calendriers épigraphiques, qui ne font aucune allusion à leur origine, les associent comme deux centres égaux en dignité
demi-mille environ de l'actuelle Porta Portese et inclus dans le périmètre des jardins de César, un podium de 20,50 sur 12,75 m et trois fragments de marbre de l'architrave ont été attribués au temple de Fors Fortuna dédié sous Tibère (Visconti, Escavazioni di S. Balbina ed altre del suolo romano, Bull. Inst., 1859, p. 18; Escavazioni della Vigna Bonelli fuori della Porta Portese negli anni 1859 e 60, Ann. Inst., 1860, p. 415-417; Visconti-Lanciani, // busto di Anacreonte scoperto negli orti di Cesare, BCAR, XII, 1884, p. 27 sq. et pi. I). Depuis, les fouilles exécutées en 1939-40 à Pietra Papa, en aval, au bord du fleuve, ont dégagé un podium (qui peut être de l'époque de Tibère, puis restauré sous les Flaviens ou Trajan), avec, à proximité, un point d'accostage où les barques pouvaient s'amarrer et un grand autel, que G. Iacopi, Scavi e scoperte presso il porto fluviale di S. Paolo, BCAR, LXVIII, 1940, p. 97-107, et Scavi in prossimità del porto fluviale di S. Paolo, località Pietra Papa, M AAL, XXXIX, 1943, col. 1-166; cf. G. Ceroni, Gli orti di Cesare e il tempio della Fortuna, Capitolium, XVI, 1941, p. 287-294; H. Fuhrmann, Archäologische Grabungen und Funde in Italien und Lybien, AA, 1940, p. 482488; identifie avec l'un des temples de Fors Fortuna, interprétation que confirmerait, dans la même zone, qui appartient à l'ensemble des jardins de César, la décou verte d'une lampe à l'effigie de la Fortune et l'existence d'un édifice richement décoré de fresques qui représentent six barques montées chacune par trois ou quatre personnages, dans une fête fluviale qui paraît inspirée de la Tiberina descensio. Mais J. Le Gall, Le Tibre, fleuve de Rome, dans l'antiquité, Paris, 1953, p. 271, n. 4, voit dans ce soubasse ment,non le podium d'un temple, mais seulement un tombeau en forme de temple; de même M. Torelli-F. Zevi, s.v. Roma, E A A, VI, 1965, p. 895 sq. Quant aux fouilles faites en 1867-69 au sixième mille, dans la Vigna Ceccarelli, au voisinage du bois des Arvales, près de la boucle du Tibre à La Magliana, et publiées par Henzen, elles ont permis de localiser au moins approximativement le temple, par la découverte de quatre dédicaces à Fors Fortuna, dégagées, la première, dès 1867, les deux autres, dans les années qui suivirent (G. Henzen, Scavi nel bosco sacro dei fratelli Arvali... Relazione, Rome, 1868, p. 100 sq.; puis Scavi nel bosco sacro de' fratelli Arvali, Bull. Inst, 1869, p. 124 sq.; cf. Ada fratrum Arvalium, Berlin, 1874, p. XV et XIX), la quatrième, enfin, en 1904 (G. Gatti, Una nuova base di donano offerto alla Fors Fortuna, BCAR, XXXII, 1904, p. 317-324). Les fouilles de J. Scheid et H. Broise, Rome - Le bois sacré de Dea Dia, dans Archeologia laziale, Quaderni del Centro di studio per l'archeologia etrusco-italica, I, Rome, 1978, p. 75-77 et pi. XXXII, 2; cf. MEFR, LXXXVIII, 1976, p.642, n. 1, ont, depuis, confirmé cette localisation, grâce à la découverte d'une antéfixe du IIIe siècle av. J.-C.
LES SANCTUAIRES d'un même culte, célébré dans l'un et l'autre simultanément. Il est peu vraisemblable, pourt ant, qu'ils aient eu même fondateur et même antiquité. Les sources latines et grecques, dans leur presque totalité, n'attribuent à Servius qu'un sanctuaire et ne le mentionnent jamais qu'au singulier. Ainsi Varron, à propos de la fête du 24 juin: dies Fortis Fortunae appellatus ab Seruio Tullio rege, quod is fanum Fortis Fortunae secundum Tiberini extra urbem Romain dedicauit Iunio mense; et Tite-Live, qui situe le temple de Carvilius prope aedem eins deae ab rege Seruio Tullio dedicatam. Il en est de même chez Denys d'Halicarnasse et chez Plutarque9. La solution la plus simple serait de voir dans le sanctuaire du premier mille, le plus proche de la ville, celui de Servius, et de reconnaître dans celui du sixième mille le temple de Carvilius. Deux obstacles, cependant, ont pu faire écarter cette interpré tationsi naturelle. Le premier est le texte d'Ovide qui, évoquant la fête de Fors Fortuna, attribue à Servius la dédicace de «temples», au pluriel : conuenit et sends, serua quia Tullius ortus constituit dubiae templa propinqua deae10. On pourrait penser que le poète, unique source qui mentionne des, autrement dit deux temples serviens, a fait abusivement remonter à Servius le second édifice, celui que Carvilius éleva au sixième mille, suivant la tendance, qui s'affirme plus nettement encore chez Plutarque, à donner une origine servienne à tous les lieux de culte de Fortuna. Il serait donc aisé de rectifier l'erreur d'Ovide et de rendre à Carvilius ce qui lui revient. Mais la seconde difficulté est plus sérieuse. Tite-Live et Ovide, qui s'expriment en termes presque semblables, prope aedem eins deae, templa propinqua, insistent sur le voisinage des deux temples. Dans ces conditions, on peut se demander s'ils faisaient réellement allusion au temple du sixième mille et s'il n'est pas contradictoire de situer à cinq milles de celui de
9Varr. IL 6, 17; Liv. 10, 46, 14; Dion. Hal. 4, 27, 7; Plut. Fort. Rom. 5, 318e-f (où la fondation du sanctuaire est par exception attribuée à Ancus Marcius; cf. supra, p. 197, n. 14). 10 Fast. 6, 783 sq.
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Servius un édifice dont les sources antiques nous disent qu'il se trouvait près du vieux sanctuaire royal. D'où l'hypothèse défendue, malgré les obscur itésde détail qu'elle laisse subsister, par des voix aussi autorisées que celles de Platner et Ashby et de Lugli, selon laquelle il y aurait eu en réalité, à l'époque républicaine, non pas deux, mais trois temples de Fors Fortuna: d'une part, celui du premier mille, le centre principal et vénérable du culte institué par Servius, auprès duquel Carvilius aurait par la suite édifié son propre temple, qu'Ovide considère à tort comme servien; d'autre part, le sanctuaire isolé et loin tain du sixième mille, dont le fondateur nous resterait inconnu11. Cette hypothèse des trois sanctuaires était généralement acceptée, lors qu'elle fut remise en question par S. M. Savage, qui a donné au problème une solution élégante dans sa simplicité12. L'expression d'Ovide, templa propinqua, loin de s'appliquer à deux temples distincts, serait en réalité un pluriel poétique et ne désignerait que le seul sanctuaire authentiquement servien, celui du premier mille, le plus «proche» [de la Ville]13. Quant au second tem ple que mentionnent les calendriers, celui du sixième mille, il faudrait y reconnaître l'édifice de Carvilius. Peut-être est-il possible de faire l'économie d'une partie de cette hypothèse, celle qui inter prète templa propinqua comme un pluriel poét ique14. Elle n'est pas nécessaire dans la mesure
" La bibliographie de cette question si controversée est considérable. Outre les commentaires de Mommsen, CIL P, p. 320; et Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 473; et les études générales sur Fors Fortuna, Peter, s.v. Fors, dans Roscher, I, 2, col. 1501; et s.v. Fortuna, Hild, DA, II, 2, p. 1269; Otto, RE, VII, 1, col. 17, qui donne la bibliographie antérieure, on pourra consulter: Warde Fowler, Roman Festivals, p. 162; Frazer, Fasti, IV, p. 332; Platner-Ashby, s.v., p. 212-214; Lugli, Monumenti antichi, HI, p. 635-638; F. Bömer, Untersuchungen über die Religion der Sklaven in Griechenland und Rom, Abh. der Geistes- und Sozialwiss. KL, 1957, 7, Wiesbaden, 1958, I, p. 146-148. 12 Art. cité, MAAR, XVII, 1940: Fors Fortuna, p. 31-35. 13 L'auteur cite, op. cit., p. 33, un emploi analogue du pluriel poétique pour désigner le temple de Mater Matuta au Forum Boarium (fast 6, 479 sq.) : hac ibi luce ferunt Matutae sacra parenti sceptriferas Send templa dedisse manus. 14 Elle n'a été retenue par aucun des éditeurs et des commentateurs les plus récents d'Ovide : ni par F. Borner,
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où, loin de lui donner une solution définitive, elle ne résout qu'incomplètement le problème : le texte de Tite-Live continue, en effet, de poser la même difficulté, puisque lui aussi considère comme «proches» - non de Rome, mais l'un de l'autre (prope aedem) - deux temples distants de cinq milles. Dans ces conditions, l'hypothèse des deux temples nous paraît la seule acceptable, la seule qui s'accorde avec la majorité des sources littéraires antiques. Il est ensuite secondaire de déterminer si Ovide a employé un pluriel poé tique ou si, faisant réellement allusion à deux temples, il a dépossédé Carvilius de son œuvre pour l'attribuer à Servius. L'essentiel est qu'à l'exception du seul Ovide les autres sources, Varron, Tite-Live et les auteurs grecs, sont una nimes pour ne mentionner qu'un temple servien, par rapport auquel la tradition romaine situe le temple de Carvilius. Nous pouvons donc avoir la certitude que nos sources ne connaissaient dans cette zone que deux sanctuaires anciens, celui de Servius au premier mille, celui de Carvilius au sixième. L'hypothèse d'un troisième sanctuaire, qui n'a aucun fondement antique, repose un iquement sur la difficulté qu'éprouvent les topo graphes modernes à comprendre prope et pro pinqua, quand il s'agit d'édifices qui leur sem blent si éloignés. Il suffirait donc de justifier ces expressions de Tite-Live et d'Ovide pour que l'hypothèse du troisième sanctuaire devînt inut ile et, du même coup, caduque. Mais il existe un argument plus positif qui incite à attribuer à Carvilius le temple du sixième mille : c'est un témoignage épigraphique dont, à l'exception de S. M. Savage, les topographes n'ont guère fait état. Quatre dédicaces de collèges d'artisans à Fors Fortuna, d'époque républicaine, qui ont été trouvées entre le cinquième et le sixième mille, appartenaient manifestement au second temple. L'une d'elles fut offerte par les collegia aerariorum, leurs magistri et leurs ministri; or deux d'entre eux, dont les noms se lisent plus ou
Die Fasten, Heidelberg, 1957-1958, I, p. 297 (cf. Religion der Sklaven, I, p. 147), ni par H. Le Bonniec, Les Fastes, CataneBologne, 1969-1970, II, p. 258-260, qui restent fidèles à l'i nterprétation traditionnelle, traduisent «die beiden benach barten Tempel », « les temples voisins », et reconnaissent tous deux dans les templa propinqua d'Ovide le temple de Servius au premier mille et celui de Carvilius au sixième mille, que le poète attribue à Servius uniquement par erreur.
moins distinctement, dépendaient des Carvilii, l'un comme affranchi, l'autre, à ce qu'il semble, comme esclave15. A défaut de certitude absolue, cette dédicace constitue à tout le moins une très forte présomption en faveur de l'identification proposée, tant il est naturel de penser que les affranchis ou les esclaves des Carvilii portaient, de préférence, leur dévotion vers un temple cher à la famille à laquelle ils étaient liés. Et, si l'on hésitait encore à l'admettre, les derniers doutes viennent d'être levés par l'antéfixe récemment découverte par J. Scheid et H. Broise, dont la datation, au IIIe siècle av. J.-C, confirme que le temple du sixième mille était bien celui que Carvilius entreprit en 293. Quant au reste, le sens de prope aedem et de templa propinqua peut assurément paraître forcé si on l'applique à des édifices distants de cinq milles. Mais l'accord de Tite-Live et d'Ovide doit atténuer notre étonnement : ce n'était là qu'une question d'échelle. Les deux sanctuaires, à l'or igine, étaient étrangers à la religion urbaine de Fortuna, ils faisaient partie des nombreux cultes de la campagne romaine et Varron insiste enco resur ce caractère extra-urbain : fanum Fortis Fortunae secundum Tiberim extra urbem Romam. A l'époque d'Auguste, la rive droite du Tibre, le Trastevere qui constituait la XIVe Région (Trans Tiberim), à plus forte raison la campagne qui environnait le temple du sixième mille et le bois des Arvales, étaient encore assez éloignés du cœur de la ville pour que, vue du centre de Rome, une distance de cinq milles qui, entre deux temples urbains, eût paru considérable, pût être tenue pour négligeable, dès lors qu'elle n'intéressait que deux sanctuaires périphéri-
15 CIL F 977 (que nous citons ci-dessous) - 980; VI 167-169 (=30707) et 36771; Degrassi, ILLRP, n° 96-99; Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 56, n° 122-123, trouvées suc ces ivement, les trois premières en 1867-69, la quatrième en 1904, dans la Vigna Ceccarelli, et publiées par Henzen, puis par Gatti (supra, p. 200, n. 8) : conlegia aerarior. Γ Forte Fortunae / donu dant mag. / C. Caruilius M. l. / L Munius L l. ... lacus / minis. T. Mari Caruil. nu / ... stimi D. Quinctius. Si peu sûre que soit la lecture des noms des ministri (cf. les commentaires de Dessau, ILS, n° 9253, et de Degrassi, ad /oc), on remarquera cependant que Gatti ne tire de cette dédicace, du nom du premier magister, en parti culier, aucune conclusion en faveur de l'attribution à Carv ilius du temple du sixième mille.
LES SANCTUAIRES ques16. A cette explication, purement topogra phique, peut s'ajouter un autre argument, plus spécifiquement religieux et qui porte sur les liens des deux temples de Fors Fortuna : le nom identique de la déesse, la fête du 24 juin créaient entre eux une communauté cultuelle, plus forte que la distance qui les séparait. Si bien qu'un éloignement relatif de quelques milles n'empêc haitpas de considérer comme «proches» deux sanctuaires de la même divinité qui, aux yeux des Romains, formaient une unité et n'étaient en fait que les deux composantes, d'âge différent, d'un même ensemble religieux. A ces difficultés portant sur la topographie et le nombre des temples anciens, s'ajoute le pro blème posé par un dernier sanctuaire, datant du règne de Tibère. Il fut dédié en 16 ap. J.-C, à la fin de l'année et dans la même zone, dans les jardins qui avaient autrefois appartenu à César, aux environs du premier mille17 : fine anni. . . et aedes Fortis Fortunae Tiberini iuxta in hortis, quos Caesar dictator populo Romano legauerat . . . dicantur1*. Était-ce un édifice nouveau, ou la reconstruction de l'antique sanctuaire de Servius? La première hypothèse, la plus fréquem ment admise, semblait reposer sur des fonde ments solides, puisqu'elle s'appuyait à la fois sur
16 Cf. S. M. Savage, op. cit., p. 33. 17 Sur la localisation des jardins de César, Lugli, op. cit., III, p. 638-640; et P. Grimai, op. cit., p. 116 sq. 18 Tac. ann. 2, 41, 1. La date de 17 ap. J.-C, que donnent tous les topographes ou historiens qui traitent de Fors Fortuna (Peter, Otto, Platner-Ashby, Lugli, etc., à l'exception de S. M. Savage, op. cit., p. 33) est erronée. L'indication de Tacite, fine anni, s'applique bien à l'année 16, comme l'implique, dès le paragraphe suivant, la mention des consuls de 17 : C Caelio L Pomponio consultons (2, 41, 2). C'est, sans doute, à l'absence de transition (le chap. 41 portant à la fois sur les années 16 et 17; cf. la chronologie de l'éd. P. Wuilleumier, Les Belles Lettres, I, p. 74; et le commentaire d'E. Koestermann, Heidelberg, 1963, ad loc, p. 326) qu'il faut attribuer cette surprenante erreur de chronologie. Mais la formule est identique à celle de l'entrée en matière du livre 2, 1, 1 : Sisenna Statilio Tauro, L Libone consulibus; et, en 2, 49, 1-2, une nouvelle liste de dédicaces, celles-là réellement célébrées en 17, eût dû mettre en garde les lecteurs de Tacite et leur interdire de rapporter à la même année ces deux séries de dédicaces, par une confusion qui, de surcroît, bouleverse l'ordonnance du récit et lui attribue une composition chronologiquement absurde, comme si l'historien avait rapporté d'abord les événements religieux de la fin de 17 (chap. 41), puis ceux du cours de cette même année (chap. 49).
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la date des calendriers épigraphiques, sur celle de la dédicace du nouveau temple, enfin sur deux textes de Plutarque19. Nous pouvons tou jours faire nôtre le premier de ces arguments, d'autant que, depuis les études de Platner-Ashby et de Lugli, et même depuis l'article de S. M. Sa vage, nos connaissances ont gagné en précision. Deux des calendriers que nous avons cités attestent que, sous le principat d'Auguste, et jusqu'à une date assez avancée de son règne, le temple de Fors Fortuna au premier mille - le temple «servien» - existait toujours. Les Fasti Esquilini, dont le témoignage est invoqué par nos prédécesseurs, et que l'on croyait autrefois antérieurs à 16 av. J.-C, sont même plus récents qu'ils ne le pensaient et doivent être de peu postérieurs à 7 av. J.-C.20. Surtout, la découverte de nouveaux fragments des Fasti magistrorum uici, gravés en 2 av. J.-C.21, a fourni un terminus à la fois plus sûr et plus tardif. Ainsi, à supposer que le temple de Tibère n'ait fait qu'un avec celui de Servius, c'est donc seulement entre 2 av. et 16 ap. J.-C. qu'il aurait été victime de quelque catastrophe qui eût rendu nécessaire sa reconstruction. Encore les Fastes d'Ovide, qui le mentionnent comme un édifice toujours actuel, permettent-ils d'abaisser la première de ces deux dates jusqu'aux années qui se situent entre le début de l'ère chrétienne et le départ du poète pour l'exil, en 8 ap. J.-C.22, ce qui, d'année 19 Pour ce dernier problème topographique, voir la biblio graphie citée supra, p. 201, n. 1 1. La critique ancienne (Gatti, Hülsen- Jordan ; cf. la discussion d'Otto, op. cit., col. 18) tendait à voir dans le temple de Tibère une reconstruction de celui de Servius. Cette interprétation a été condamnée successivement par Otto, Platner-Ashby et Lugli, qui s'a ccordent pour dénombrer quatre temples sur la rive droite du Tibre et reconnaissent ainsi dans celui de Tibère, le qua trième, une construction originale : telle est la thèse que l'on peut considérer comme classique. 20 Date proposée par A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 89, qui tient pour sans valeur les indices sur lesquels se fondait la datation haute de Mommsen, CIL F, p. 206 : avant 16 av. J.-C. Les autres calendriers, tant les Fasti Amiternini, postérieurs à 20 ap. J.-C. (Mommsen, op. cit., p. 207; Degrassi, op. cit., p. 200), que les Fasti Venusini, entre 16 av. et 4 ap. J.-C. (Mommsen, op. cit., p. 220; Degrassi, op. cit., p. 62), mais qui n'indiquent pas l'emplacement des temples, n'apportent aucun élément pour le problème qui nous occupe. 21 A. Degrassi, op. cit., p. 90 et 98. 22 Sur la datation des Fastes, H. Fränkel, Ovid. A poet between two worlds, Berkeley-Los Angeles, 1945; reprod., 1956, p. 143 et 238, η. 2; et les éditions citées de F. Borner, I,
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en année, rend de moins en moins plausible l'hypothèse de la destruction, puis de la reconst ruction. Force est toutefois de reconnaître que, par ce raisonnement de proche en proche, on ne peut aboutir qu'à une vraisemblance, non à une certitude. On a aussi voulu tirer argument de la date de la dédicace : elle eut lieu, dit Tacite, à la fin de l'année, alors que le natalis du temple servien était célébré le 24 juin, date qui, a-t-on allégué, eût été respectée, si le sanctuaire impérial n'avait été que la reconstruction du temple archaïque. Mais S. M. Savage, qui réduit à deux seulement le nombre des temples de Fors For tuna et qui voit dans l'œuvre de Tibère une restauration du sanctuaire servien du premier mille, a fait justice de cette objection23. Il n'est pas nécessaire, rappelle-t-il, que la dédicace d'un temple reconstruit coïncide avec la date de sa dédicace originelle, avec le natalis templi : la preuve en est que le temple de Vénus Genetrix, dédié par César le 26 septembre 46, fut reconst ruitet de nouveau dédié par Trajan, le 12 mai 11324. Pour S. M. Savage, donc, l'histoire du temple du premier mille se laisse ainsi reconst ituer: l'édifice qui, croit-il, existait encore en 16 av. J.-C, comme l'attestent les Fasti Esquilini datés d'après Mommsen; mais nous avons vu qu'il convient de ramener cette date au moins à 2 av. J.-C. et, plus probablement, aux premières années de l'ère chrétienne -, fut, à la suite de vicissitudes que nous ignorons, entièrement reconstruit et dédié une nouvelle fois sous Tibère, à la fin de 16 ap. J.-C. Sans que, d'ail leurs, contrairement aux vues de Wissowa, la nouvelle date anniversaire ait éliminé l'ancien ne : le natalis du temple restait fixé au 24 juin, ce qui explique sa mention, à ce jour, dans les Fasti Amiternini, postérieurs à 20 ap. J.-C.25. p. 15-17; et H. Le Bonniec, I, p. XIV sq.; ainsi que, du même auteur, Les Fastes d'Ovide, Orpheus, XVI, 1969, p. 3-24. 23 Op. cit., p. 33. L'auteur revient ainsi à la thèse ancienne (cf. supra, n. 19), depuis abandonnée par les topographes qui font autorité, comme Platner-Ashby et Lugli. 24 Et non le 18 mai, comme l'indique par erreur S. M. Savage. Cf. Fast. Ost., a. 113, dans Degrassi, /. /., XIII, 1, p. 202 sq., et XIII, 2, p. 457; et R. Schilling, La religion romai ne de Vénus, p. 254 sq., η. 5, et 309. Sur le natalis du 26 septembre, F. Am., Pine, Praen., Vali, CIL I2, p. 215, 219, 240, 330; /. /., XIII, 2, p. 34 sq., 48, 134 sq., 150 sq., 514. 25 Cf. Wissowa, RK2, p. 475, et Neue Bruchstücke des
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Le raisonnement de S. M. Savage est-il abso lument convaincant? Nous ne le pensons pour tant pas. Sans doute, et si profondément enra cinés qu'aient été dans la conscience religieuse romaine la notion de natalis templi26 et son scrupuleux respect, aucune règle n'imposait-elle au magistrat ou au souverain qui rebâtissait un temple de procéder à sa dédicace le jour même de son natalis de fondation. Loin d'être isolé, l'exemple de Vénus Genetrix est confirmé par plusieurs cas analogues que nous empruntons, et sans prétendre en épuiser la liste, l'un, de nouveau, à la religion de Vénus, et les deux autres, ce qui est encore plus significatif, au règne même de Tibère. Ainsi, le temple de Vénus Érycine près de la porte Colline, dédié le 23 avril 181, fut-il, à une époque que nous ignorons, restauré et dédié à nouveau le 24 octobre27; et Tibère lui-même, en 17, dédia, entre autres temples dont la restauration avait été commenc ée par Auguste et achevée par ses soins, ceux de Flora au Grand Cirque, le 13 août, alors que son natalis originel était fêté le 28 avril, et, le 18 octobre, celui de Janus au Forum Holitorium, primitivement dédié le 17 août28. On ne peut donc, de la discordance qui existe entre le
römischen Festkalenders, Hermes, LVIII, 1923, p. 372-374. Cette théorie, déjà soutenue par Aust, De aedibus sacris populi Romani, Marbourg, 1889, p. 42-44, est reprise par K. Keyssner, s.v. Natalis templi, RE, XVI, 2, col. 1800-1802. Mais Marquardt considérait, avec beaucoup plus de vra isemblance, que la reconstruction d'un temple ne modifiait en rien la date de son natalis et que la nouvelle dédicace était, tout au plus, commémorée par une fête secondaire (Le culte chez les Romains, I, p. 328). 26 Serv. Aen. 8, 601 : Romanis . . . apud quos nihil fuit tant sollemne quant dies consecrationis. Sur l'importance des natales templorum dans la religion romaine, à la différence de la religion grecque, cf. K. Keyssner, op. cit. ; et K. Latte, Rom. Rei, p. 419. 27 23 avril : F. Ant. mai., Caer., Esq., CIL F, p. 210, 213, 316; /. /., XIII, 2, p. 9, 66, 86, 446 sq.; 24 octobre : F. Aru. et Praen., I. /., XIII, 2, p. 38 sq., 134 sq., 525. Cf. R. Schilling, op. cit., p. 100 sq. et 254 sq., n. 5. 28 Tac. ann. 2, 49, 1. Sur Flora, 28 avril: F. Praen., CIL I2, p. 236, 317; /. /., XIII, 2, p. 132 sq., 452; 13 août : F. Allif., CIL F, p. 217, 325; /. /., XIII, 2, p. 180 sq., 496; Janus, 17 août: F. Vali, et Allif., CIL F, p. 217, 240, 325; /. /., XIII, 2, p. 148 sq., 180 sq., 497; 18 octobre: F. Amit., CIL F, p. 245, 332; /. /., XIII, 2, p. 194 sq., 523. Sur la date de dédicace des deux autres temples mentionnés par Tacite dans le même passage (1-2), ceux de Cérès et de Spes (cf. ci-dessous, p. 205), les calendriers ne livrent aucun renseignement.
LES SANCTUAIRES natalis du temple servien du premier mille et la dédicace de 16 ap. J.-C, célébrée fine anni, tirer aucune conclusion et l'on ne saurait, au seul vu de ces deux dates, affirmer que le second était un édifice original, et non la simple reconstruct ion du premier. On notera toutefois que, dans le cas particulier de Fors Fortuna, une puissante tradition tendait à imposer aux fondateurs de temples la date du 24 juin: c'était celle que Carvilius avait choisie pour en faire, à l'imitation du temple servien, le natalis de son propre sanctuaire, et l'on pourra voir, dans la liberté prise par Tibère à l'égard de la tradition ins taurée par ses deux prédécesseurs et incarnée par leurs deux aedes, un indice supplémentaire que son temple, quoique voisin de celui de Servius, en était non seulement bien distinct du point de vue topographique, mais encore indé pendant du point de vue cultuel. Mais c'est surtout du texte même de Tacite que nous tirerons une nouvelle présomption en faveur de la thèse classique et contre l'interpré tation de S. M. Savage: Car un contraste frap pant oppose, à quelques pages d'intervalle, les deux listes des chapitres XLI et XLIX qui, l'une et l'autre, dressent le bilan, dans le domaine architectural et religieux, des années 16 et 17 ap. J.-C. La première énumère l'arc de Tibère, le temple de Fors Fortuna et le sacrarìum de la gens Julia à Bovillae, constructions neuves, au moins pour la première et la dernière. La seconde, en revanche, ne comporte que des reconstructions, entreprises par Auguste et menées à bien par son successeur: celles du temple de Cérès, Liber et Libera près du Grand Cirque, voué par le dictateur A. Postumius; du temple voisin de Flora, élevé par les édiles L. et M. Publicius; du temple de Janus, édifié au Forum Holitorium par C. Duilius; enfin, du tem ple de Spes, voué par A. Atilius et qui fut consacré par Germanicus. Croira-t-on que Tacite, si précis lorsqu'il mentionne, chaque fois, l'e mplacement de ces temples et le nom de leurs premiers constructeurs, et qui avait, avec la même précision, localisé le temple de Fors Fortuna dans les jardins légués au peuple par César, ait, dans ce seul cas, omis le nom de son fondateur, qui n'était ni un simple édile, ni même un dictateur, mais bien Servius Tullius lui-même? Là encore, la vraisemblance incite à voir dans le temple de 16 ap. J.-C. une
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truction nouvelle, et le troisième temple de Fors Fortuna, création, et non restauration, du second des empereurs julio-claudiens29. Enfin, des textes de Plutarque, déjà signalés par nos devanciers, mais sur lesquels ils n'ont peut-être pas mis l'accent autant qu'il était possible, et dont, pour sa part, S. M. Savage n'a pas fait état dans sa discussion, s'ajoutent à ce faisceau de témoignages concordants et nous apportent la confirmation décisive qui nous manquait encore. Car ils se réfèrent clairement à un temple de Fors Fortuna qui existait sous l'Empire, mais non du vivant de César: défini tionqui s'applique en toute rigueur au temple nouveau édifié par Tibère. Un temple de la Fortune, την Τύχην Φόρτιν, dit en effet Plutar que,qui transcrit l'appellation latine, fut élevé dans les jardins que le dictateur légua au peuple, parce que César dut son ascension à la bonne fortune, à la chance favorable, ευτυχία, comme il le déclarait lui-même30. L'édifice, construit à une date où la légende de César, favori de la For tune, était déjà constituée, doit être postérieur à la mort du grand homme ou, en tout cas, à sa 29 On pourra se demander pourquoi Tibère, dédiant un nouveau temple à la déesse, n'a pas respecté le natalis du temple servien originel, comme l'avait fait Carvilius au sixième mille. Cette discordance tient, croyons-nous, au fait que le sanctuaire consacré en 16 ap. J.-C. ne se rattache pas à la tradition servienne. Il fut dédié à la fin de l'année, en même temps que d'autres constructions : l'arc de triomphe, élevé auprès du temple de Saturne pour commémorer la reconquête des enseignes de Varus, ductu Germanici, auspiciis Tiberii; un sanctuaire de la gens Julia et une statue du divin Auguste à Bovillae (Tac. ann. 2, 41, 1). Une telle activité architecturale peut surprendre, car Tibère ne fut pas un grand bâtisseur; mais elle peut aussi s'expliquer par sa date, encore toute proche de son avènement. Les trois édifices ont en commun un caractère gentilice et dynastique évident : ils avaient pour fonction, au début du règne, d'exalter la gloire du nouveau prince et celle des fondateurs de la dynastie (cf. le commentaire de Koestermann, ad loc, p. 326, qui souligne le rapport direct établi par l'historien entre les dédicaces de la fin de 16 et le triomphe de Germanicus en mai 17, auquel elles servent de préliminaires). Le caractère «césarien» que nous attribuons ainsi au temple de Fors Fortuna s'accorde exactement au témoignage de Plutarque, Fort. Rom. 5, 319b, qui y voit une allusion, un hommage même, à Γ ευτυχία de César (cf. ci-dessus). Nous comprenons ainsi l'indifférence justifiée de Tibère à l'égard du culte servien et de son natalis, auquel le sanctuaire nouveau était absolument étranger (sur la date même de la dédicace, fine anni, cf. la tentative d'explication que nous proposons T. II, chap. VI). 30 Fort. Rom. 5, 319a-b.
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victoire sur Pompée. Or, aucune source ne mentionne qu'un temple ait été élevé à Fors Fortuna dans les jardins de César, durant les dernières années de sa vie31. Le second texte est encore plus explicite, puisque quand, dans la Vie de Brutus, Plutarque rappelle que César légua ses jardins au peuple romain, il souligne : « ses jardins ... où se trouve maintenant un temple de la Fortune»32 - ce qui, il est à peine besoin de le dire, implique que ledit temple ne s'y trouvait pas du vivant de leur possesseur. Tout incite donc à voir dans cet édifice, qui n'existait pas encore à l'époque du legs de César, le temple même que Tibère construisit dans ses jardins et qu'il dédia à la fin de 16. Ajoutons un dernier détail, qui a échappé à l'attention de nos prédécesseurs : c'est que, dans le même chapitre du traité De la Fortune des Romains, Plutarque mentionne successivement, à quelques lignes d'intervalle, les deux temples sur lesquels porte la discussion. Or, loin de les confondre, il distingue nettement les deux édi fices : le temple archaïque de Τύχη 'Ανδρεία, qu'il fait remonter à Ancus Marcius33, et le temple «moderne» de Τύχη Φόρτις, dont il glose éga lement le nom par ανδρεία, et qui fut construit le long du Tibre, dans les jardins de César. Identité de nom, différence d'âge et de fondateur : tout le problème des temples de Fors Fortuna au pre mier mille est résumé dans cette page de Plu-
31 Dion Cassius, il est vrai, mentionne simultanément, à l'occasion de prodiges qui s'y produisirent en 47 av. J.-C, le temple de Fortuna Publica, τον της Τύχης της Δημοσίας καλούμενης ναόν, et «les jardins de César», τους τοΰ Καίσαρος κήπους; et, plus loin, το Τυχαΐον (42, 26, 3). Mais il ne s'agit pas, comme on a pu le croire autrefois, des jardins du Trastevere et du temple de Fors Fortuna, à qui Dion Cassius aurait attribué, par erreur, une épiclèse qui jamais ne fut sienne. Hülsen (dans H. Jordan-C. Hülsen, Topogra phie der Stadt Rom im Altertum, Berlin, I, 3, 1907, p. 413 sq. et 430 et n. 102) a montré que le texte de Dion Cassius concerne en réalité les autres jardins que César possédait sur le Quirinal (cf. Peter, dans Roscher, I, 2, col. 1501 et 1516; Otto, RE, VII, 1, col. 18 et 28 sq.; et Wissowa, RK2, p. 261, n. 4, où l'on trouvera des traces de ce débat entre l'ancienne interprétation, devenue caduque, et l'explication proposée par Hülsen), et au voisinage desquels, près de la porte Colline, s'élevaient effectivement trois temples de Fortuna, dont deux au moins étaient dédiés à Fortuna Publica (cf. T. II, chap. I). 32 Brut. 20, 3 : ου νυν έστι Τύχης ίερόν. 33 Fort. Rom. 5, 318f. Cf. supra, p. 196 sq.
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tarque, et la netteté de son propos suggère que les modernes ont compliqué comme à plaisir, pour ne pas dire forgé de toutes pièces, un problème qui, pour les anciens, ne se posait même pas, tant il leur paraissait impensable qu'on prît l'un pour l'autre les deux temples du Trastevere, celui de Tibère, situé à l'intérieur des jardins de César, et l'antique temple de Servius Tullius, peut-être inclus dans ces mêmes jardins, ou, plus probablement, situé à leur lisière34. Il semble donc, en définitive, que l'on puisse écar terles hypothèses extrêmes en faveur de deux ou de quatre sanctuaires et, sans oublier que nous n'avons pas de preuve formelle à l'appui de cette interprétation, considérer néanmoins, com mela solution la plus probable, que Fors For tuna finit par posséder sur la rive droite du Tibre, au Trastevere, dans les jardins de César et la campagne qui bordait le fleuve aux environs du sixième mille, trois temples, dont les fonda teurs étaient respectivement Servius, Carvilius et Tibère. Du moins peut-on conclure avec certitude, et c'est la seule clarté qui se dégage de cette confuse question de topographie, que les pièces maîtresses du culte suburbain de Fors Fortuna sont le lien avec le fleuve et la date du 24 juin : à l'exception du temple de Tibère, qui appartient à un autre temps et à d'autres croyances, ce sont les deux éléments fondamentaux du culte, com muns aux édifices les plus anciens de cet ensemble religieux. La zone tiberine a constitué
34 L'étude des jardins de César n'apporte aucun élément en faveur de l'une ou l'autre solution : nous ignorons à peu près tout de leur disposition intérieure (cf. P. Grimai, op. cit., p. 183). Le seul fait sûr est que le temple de Tibère se trouvait inclus dans leurs limites, in hortL· quos Caesar . . ., dit Tacite, ann. 2, 41, 1. Quant au temple de Servius, il pouvait être englobé dans les jardins ou se trouver dans leur voisinage immédiat (ni Platner-Ashby, op. cit., p. 214, ni P. Grimai, op. cit., p. 313, ne tranchent ce point obscur). Il n'y aurait pas, sans doute, d'impossibilité majeure à supposer que deux temples de Fors Fortuna eussent coexisté dans les jardins de César, peuplés d'autres sanctuaires ou chapelles votives (P. Grimai, op. cil, p. 183). Mais on admettra plus difficilement que le vieux temple servien, édifice du culte public, ait été incorporé à l'intérieur d'une propriété privée (cf. A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 473); et peut-être l'existence d'un uicus Fortis Fortunae {CIL VI 9493), auquel le temple avait donné son nom, offre-t-elle précisément l'indice que le sanctuaire, quoique proche des jardins de César, leur était extérieur et demeurait un monument indépendant.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ une véritable aire cultuelle de Fortuna, un des domaines privilégiés de sa religion35, où le temple plus récent de Carvilius apparaît comme une annexe ou un développement du sanctuaire servien primitif. Quelles qu'aient pu être les intentions propres de son fondateur, il est signi ficatif que le nouveau temple ait été construit le long de la même voie et qu'il ait eu le même natalis que le vieux sanctuaire royal du premier mille, comme s'il n'était qu'une seconde station dans la célébration du culte de Fors Fortuna. Une telle unité de temps et de lieu suggère une interprétation religieuse, qui apparaît effectiv ement dans la fête commune aux deux temples, la Tiberina descensio, fête du fleuve, caractérisée par l'accomplissement de rites de l'eau, et célé brée à la date même du solstice d'été. II - La fête de Fors Fortuna ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ Telle qu'elle est décrite avec pittoresque dans les Fastes7·6, l'un des rares textes par lesquels nous la connaissions, c'était une joyeuse fête populaire, particulièrement célébrée par les plé béiens et les esclaves qui y commémoraient le souvenir de Servius, né comme eux dans la servitude. Par son atmosphère de gaieté sans retenue, elle n'est pas sans rappeler la fête d'Anna Perenna37; mais elle devait son originalité
35 Aux sanctuaires suburbains s'ajoute en effet le temple de Fortuna au Forum Boarium, également voisin du Tibre (cf. chapitre suivant). 36 6, 773-786 : Quam cito uenerunt Fortunae Fortis honores! post septem luces Iunitis actus erit. Ite, deam laeti Fortem celebrate, Quintes! In Tiberis ripa mimera régis habet. Pars pede, pars etiam céleri decurrite cumba, nec pudeat potos inde redire domum! Ferie coronatae iuuenum conuiuia Untres, multaque per médias uina bibantur aquas. Plebs colit hanc, quia qui posuit de plebe fuisse fertur et ex humili sceptra udisse loco. Coniienit et sends, sema quia Tullius ortus constituit dubiae templa propinqua deae. Ecce suburbana rediens maie sobrius aede ad Stellas aliquis talia nerba iacit . . . 37 Célébrée aux ides de mars, non loin, elle aussi, des bords du Tibre, au premier mille de la Via Flaminia; cf. Ovid. fast. 3, 523-542.
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à des jeux nautiques qui n'ont pas d'équivalent connu dans le férial romain. A pied ou en barque, on venait de Rome en pèlerinage aux temples de Fors Fortuna. La fête elle-même avait lieu sur le Tibre, que parcouraient les bateaux couronnés de fleurs. On y buvait en abondance et, les rejouissances terminées, les dévots de la déesse s'en revenaient vers Rome dans la nuit, plus ou moins ivres et interpellant les étoiles. Tel est, pour l'essentiel, ce que nous apprend Ovide, qui ne propose à ces rites d'autre expli cation que les affinités des plébéiens et des esclaves avec Servius, lui-même fils d'une escla veet de petite extraction38. Nous savons par Cicéron, d'autre part, qu'une des fêtes romaines portait le nom de Tiberina descensio39. Si brève que soit l'allusion, il ne fait pas de doute qu'elle se rapporte aux réjouissances du 24 juin, citées comme l'exemple par excellence de la liesse populaire. Quant à la dénomination de dies Fortis For tunae, qui nous a été transmise par Vairon40, ce surnom sans valeur officielle41 ne figure dans aucun des calendriers. Varron, cependant, loin de ne lui accorder qu'une mention isolée, le cite dans sa liste des principales fêtes religieuses, dies deorum causa institut^2, où il apparaît à sa juste place, entre les Vestalia et les Quinquatrus 38 L'explication, liée à la légende servienne, est peu éclairante. Elle ne vaudrait pas uniquement, d'ailleurs, pour le dies Fortis Fortunae, puisqu'une autre fête populaire, les Compitalia, ainsi que les nundinae passaient également pour avoir été instituées par Servius (cf. W. Hoffmann, s.v. Tullius, RE, VII, A, 1, n° 18, col. 816). Ovide s'intéresse peu à l'origine de la fête du 24 juin : Fors Fortuna reste pour lui une déesse sans mythe, alors que le rite original dont elle était l'objet eût pu lui suggérer quelque invention étiologique brillante ou pittoresque. Sans doute est-ce parce que, dans le même livre des Fastes (6, 569-636), à propos de la fête de Fortuna au Forum Boarium, le 11 juin, il a déjà évoqué les amours légendaires de Servius et de la déesse et exploité toutes les possibilités mythiques que recelait le culte de Fortuna. 39 Fin. 5, 70 : quem Tiberina descensio festo ilio die tanto gaudio affecit, quanto L Paultim, cum regem Persen captum adduceret, eodem flumine inuectio? 40 LL 6, 17 (cité supra, p. 201). Cf. ap. Non. 209, 2 : Vano epïstula ad Fufium : «si hodie noenum uenis, eras quidem, sis, ueneris merìdie die natalis Fortis Fortunae». 41 Comparable à ceux de meretricum ou seruorum dies, donnés à la fête de Vénus Érycine, le 23 avril (F. Praen., CIL P, p. 236, et /. /., XIII, 2, p. 130 sq., au 25 avril), et à celle de Diane, le 13 août (Fest. 460, 32; cf. 467, 1). 42 LL 6, 12.
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minusculae des 9 et 13 juin d'une part, et les Poplifugia du 5 juillet d'autre part, et sur le même plan qu'eux, ce qui donne la mesure de sa célébrité. Si ce surnom affirme l'emprise de Fors Fortuna sur le jour du solstice, entièrement placé sous son patronage surnaturel, à l'exclu sionde toute autre divinité, sa fête, absente du calendrier « de Numa », célébrée un jour comitial et, de surcroît, un jour pair, n'en restait pas primitifs' moins extérieure aux cadres de la religion publique. Rejetée du groupe des feriae publicae, objet d'un culte suburbain pratiqué au lointain Trastevere, Fors Fortuna demeurait ains i, du moins à date ancienne, à l'écart des honneurs officiels auxquels semblaient pourtant l'appeler sa vénérable antiquité et l'origine « servienne» de son sanctuaire, ainsi que le double rôle qui lui était dévolu dans la cité. Sa situation dans l'espace et dans le temps, ses affinités avec le monde humain permettent de lui reconnaître deux fonctions majeures, celles d'une divinité cosmique et sociale à la fois. Célébré sur le Tibre, au moment du solstice d'été, par les Quintes qu'Ovide y appelle tous sans distinction, son culte est lié aux éléments et aux rythmes naturels. Mais, pratiqué avec prédilection par les plébéiens et les esclaves, il semble appartenir à des éléments marginaux ou du moins inférieurs de la société romaine. D'où un contraste étrange entre la puissance propre de la déesse, maîtresse des forces de l'univers, et l'humble condition de ses adorateurs. L'analyse du culte romain43, considéré isolé43 La Fors Fortuna archaïque paraît être une déesse spécifiquement romaine : nous ne connaissons pas d'autres traces de son culte en Italie à date ancienne, et l'inscription d'époque républicaine récemment découverte dans le Bruttium (supra, p. 190) ne remonte qu'au milieu du Ier siècle av. J.-C. Sous l'Empire, elle est faiblement attestée par l'épigraphie : à Rome (CIL VI 170; cf. infra, p. 236, n. 192) et à Aquilée (V8219; infra, p. 210), où, selon toute vraisemblance, elle a été introduite depuis Rome, centre originaire de son culte (l'inscription de Véies, [For]tis Fortunae, selon Orelli, n° 5791, est en fait de restitution très incertaine : [Vene]ris, ou [simulac]ris, ou encore co[llegi saluta]ris Fortunae, pro pose le CIL XI 3810). On connaît en Afrique une fort intéressante Fors Fortuna Propagatrix (A Ep. 1909, 20, près de Tocqueville; 1972, 794, des environs de Sétif), «conquérant e», qui partage ce titre prestigieux avec Jupiter Optimus Maximus Propagator Conseruator (CIL VIII 4291, Numidie; peut-être aussi XIII 943 ? à Périgueux) : est militaris, est triumphator et propagator, tropaeophorus, énumère, parmi les
ment, ne nous enseigne rien de plus. Le nom de Fors Fortuna peut-il nous éclairer davantage sur la signification du rite et les caractères de la divinité? La sémantique de fors, malheureuse ment, demeurait confuse pour les Romains euxmêmes, dont les uns assimilaient fors à casus et lui donnaient ainsi le sens de «pur hasard»44, tandis que les autres attribuaient à fors fortuna la valeur positive de «chance» ou de «bonheur», par opposition à fortuna qui n'aurait eu qu'un sens neutre ou indifférent45. Définitions qui, les unes et les autres, font de Fors Fortuna l'une de ces abstractions divinisées dont la religion romaine était si riche46 : en l'occurrence, l'inca rnation surnaturelle du Hasard ou de la Chance. Quel peut être le rapport de ces notions avec les jeux nautiques du 24 juin et le solstice d'été? Nous risquons fort, si nous poursuivons dans cette voie, de nous engager dans un faux pro blème. Si le concept de fors ne nous est pas plus clair qu'il ne l'était pour les Romains, cet état de confusion tient essentiellement à deux causes, imputables l'une au nom commun, l'autre au nom divin de Fors (Fortuna). Le premier n'est attesté qu'au nominatif et à l'ablatif47, ce qui réduit d'autant la gamme de ses emplois. En outre, le nominatif fors qui, sans être rare, ne saurait cependant rivaliser en fréquence avec les innombrables exemples et la flexion complète de fortuna, se rencontre surtout dans des expres sionsformulaires et figées comme fors ita tulit ut,
épithètes du dieu, Apulée, autre Africain, en mund 37, 371. 44 Cic. leg. 2, 28 : Fors, in quo incerti casus significantur magis; cf. la question d'ensemble qu'il pose en diu. 2, 15 : quid est enim aliud fors, quid fortuna, quid casus, quid euentus ...?; Non. 687, 6: fors est casus temporalis; Fortuna dea ipsa est; Isid. diff. app. 248 : inter fors et fortunam hoc interest, quod fors casus est, fortuna data est. 45 Don. Phorm. 841 : «fortuna» dieta incertarum rerum, «fors fortuna» euentus fortunae bonus; Hec. 386: «fortuna» in incerto, «fors fortuna» in bono ponitur. 46 Cf. H. L. Axtell, The deification of abstract ideas in Roman literature and inscriptions, p. 9-11. 47 En revanche, le nom de la déesse, Fors, possède la flexion complète (ainsi Ovid. fast. 6, 775 : deam. . . Fortem; cf., s.v., Ernout-Meillet, p. 249, et Walde-Hofmann, I, p. 534). On trouvera un choix d'exemples dans le Thesaurus, s.v., VI, col. 1127-1130. Sur les significations de l'ablatif adverbial, cf. notre étude, «Forte» chez Tite-Live, REL, XLV, 1967, p. 363389, limitée, il est vrai, à un seul auteur, mais qui porte sur un ensemble de près de deux cents exemples.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ quod fors feret (offerebat, dédit, etc.). Enfin, l'ablat if, forte, si fréquemment usité, ou forte fortuna, constitue, par son caractère adverbial, un domai ne à part. Ainsi, le nombre limité des emplois du substantif, leur peu de variété et leur caractère sclérosé, toutes ces conditions, en elles-mêmes peu favorables et qui sont ici réunies, restre ignent progressivement le champ de notre obser vation. La seconde cause, qui est du même ordre, tient à la rareté et à l'autonomie très faible, pour ne pas dire inexistante, de Fors qui, sauf exception, n'est pas dissociée de Fortuna49. En fait, qu'il s'agisse de sémantique ou de théologie, les problèmes que posent ces deux notions ne peuvent être disjoints : la première n'apparaît que comme un cas particulier de la seconde, et c'est dans cette dépendance que réside la majeure partie de la difficulté. De même que l'aire sémantique de fors, quoique moins étendue et moins complexe, coïncide avec une partie de celle de fortuna, de même, au plan religieux, le nom divin Fors Fortuna ne traduit nullement la conjonction de deux principes surnaturels distincts, de nature ou de fonction différente49. Il ne s'applique pas davantage à une divinité double ou à un couple sororal, comme l'était la ou plutôt les Fortunes d'Antium. Fors Fortuna est une formation itéra tive50 qui désigne une divinité unique, l'un des aspects parmi d'autres de la déesse Fortuna. Les deux éléments de ce groupe sémantique, équi valents pour le sens, n'expriment que la dupli cation, efficace et naïve à la fois, d'un même concept divin, selon un usage fréquent dans la 48 Fors, divinisée ou personnifiée, est nommée seule dans quelques rares exemples, presque tous poétiques : Enn. ann. 197 Vahl., era Fors; Cat. 64, 170, saeiia Fors; Ovid. ars 1, 608, Forsque Venusque; et fast 6, 775 (cité ci-dessus), etc. (cf. Thés., s.v., col. 1129). Mais seulement deux fois par Cicéron : Pis. 3, Fors domina Campi; encore, en leg. 2, 28, n'isole-t-il Fors que pour la distinguer d'autres aspects de la déesse Fortuna: Huiusce Diei, Respiciens, Primigenia. 49 On ne saurait, par exemple, voir en Fors, dont le nom est féminin (cf. Thés., s.v., col. 1127: nom. deae), le principe mâle du Hasard, uni à Fortuna qui en serait le principe féminin et formant couple avec elle (cf. P. Grimai, Diction nairede la mythologie, s.v., p. 160). En leg. 2, 28, Fors, in quo incerti casus significantur magis, il y a lieu de sous-entendre nomine, d'après la phrase précédente : quodsi fingendo nomin a,rerumque expetendarum nomina. 50 Cf. F. Bader, La formation des composés nominaux du latin, p. 338.
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langue religieuse romaine : ainsi d'Aius Locutius, Anna Perenna, Dea Dia, Vica Pota ou Ops Opifera. Lors donc que les anciens tentaient, mais en vain, de définir fors en la distinguant de fortuna, ils se heurtaient au problème majeur que pose la notion prise dans son ensemble : fors ou fortuna désignent-elles le sort, neutre ou ambivalent, la chance ou le bonheur, valeurs positives et bénéfiques, ou le hasard contrariant et défavorable? Tel est le problème sémantique de fors, mais il ne lui est pas particulier : celui de fortuna, quoique plus vaste51, est le même en substance et il serait prématuré de le trancher avant d'avoir examiné la totalité du dossier, c'est-à-dire le double ensemble que constituent les cultes de la déesse Fortuna et le vocabulaire latin de la famille de fortuna. Nous pouvons donc tout au plus, et à titre purement provisoire, suggérer quelques direc tions de recherche. Il n'y a pas lieu, pour l'instant, que nous nous arrêtions sur les défi nitions contradictoires que les anciens ont don nées de fors ou de fors fortuna, tant ils analy saient ces concepts en fonction des croyances de leur temps, non de la religion archaïque. Si, à une époque relativement récente, ils ont fait de la déesse Fors ou Fors Fortuna l'incarnation exclusive du Hasard ou de la Chance, c'est sous l'influence de conceptions très largement hellé nisées qui, par rapport à l'antique religion romaine, constituent autant d'anachronismes théologiques ou métaphysiques. Aussi ne pou vons-nous faire nôtres les définitions que, dans la même perspective, les historiens modernes ont proposées de Fors Fortuna, en qui ils ont vu une divinité du Hasard imprévisible - «die Personifikation des unberechenbaren Zufalles»52
51 Ainsi les acceptions de «destinée personnelle», «situa tion» (du moment), «rang social», tous sens dérivés que possède fortuna et qui sont étrangers à fors. 52 Peter, dans Roscher, s.v. Fors, I, 2, col. 1500. Cf. G. Dumézil, Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 238-249, qui, à propos de l'ode I, 35 d'Horace {supra, p. 167 sq.) et, notamment, du v. 17, te semper anteit serua Nécessitas, analyse le concept de fors : dans le groupement constitué par Horace, Nécessitas Fortuna, il voit en effet une transposition philosophique de Fors Fortuna, à laquelle le poète substitue son contraire, lorsque, au lieu du «pur hasard sans causal ité», il fait intervenir Γ Ειμαρμένη, l'infrangible Nécessité; d'où la définition que l'auteur donne de Fors Fortuna : « la variété la plus "fortuite" de Fortuna» (p. 245 sq.).
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- ou «simplement la personnification de la chance favorable»53. Cette conception est encore celle de K. Latte : Fors Fortuna est pour lui la déesse de la Chance, et c'est la Chance qu'ho noraient en elle les plébéiens, artisans ou com merçants qui lui attribuaient profits et succès dans l'exercice de leur métier54. Une définition aussi étroite nous paraît inac ceptable. La Fors Fortuna archaïque était certes une déesse de la plèbe, mais elle régnait aussi sur le solstice d'été : elle avait un domaine infiniment plus vaste, une puissance plus mys térieuse et, par suite, plus de réalité divine que n'en a jamais eu l'abstraction, hellénisée et appauvrie, à laquelle on prétend la réduire. Si elle n'était pas la Chance, encore moins le Hasard, qu'était donc à ses origines Fors For tuna? Nous nous résignerons à l'ignorer, tant que nous n'aurons pas défini l'ensemble de la religion de Fortuna, donc la nature totale de la déesse. Mais, si nous refusons les interprétations anachroniques des anciens aussi bien que celles des modernes et, en dernier lieu, de K. Latte, nous pouvons du moins nous rappeler la seule étymologie plausible qui ait été proposée de son nom, celle-là même qui, par le jeu de la figure étymologique, s'inscrivait en filigrane dans des expressions telles que fors feret, offerebat, etc., et qui rattache fors et fortuna à la même racine *bher- que le verbe ferre55. Fors Fortuna serait donc une déesse quae fert: définition peu intel ligible, car quelle signification donner à ferre? Il nous appartiendra de le découvrir, mais, telle qu'elle est et même si le sens de la formule nous demeure mystérieux, elle est certainement plus proche de l'esprit du culte primitif, orienté vers les dynamismes cosmiques et sociaux, que les définitions hellénisées qui ne donnent de la déesse qu'une image déformée. Provisoirement, le problème théologique de Fors Fortuna demeure donc entier: une aussi
53 Hild, DA, II, 2, p. 1269. 54 « Auch hier erscheint sie als Göttin des glücklichen Handelsgewinns» (Rom. Rei., p. 180). 55 L'étymologie de Fors Fortuna et ses implications sémantiques, toutes questions sur lesquelles nous aurons à revenir, fit autrefois l'objet d'une controverse erudite entre Max Müller et A. L. Mayhew, H. Bradley et G. Vigfusson, dans The Academy, XXXIII, 1888, p. 63; 80; 98; 116; 135 sq.; 151 sq.; 170; 190.
faible approche sémantique n'est de nature à élucider ni le rite ni la personnalité de la déesse tiberine. Nous n'avons pas à espérer plus de secours de l'iconographie. Celle que nous con naissons est d'époque impériale et, de même que l'analyse linguistique, elle nous renvoie au pro blème global de Fortuna, sans nous éclairer, semble-t-il, sur l'un de ses cultes particuliers. Fors Fortuna figure au revers de plusieurs séries de folles, émis en 311-312 en l'honneur de Galère divinisé, Ditto Gai. Val. Maximiano. Elle y est représentée debout, tenant de la main droite le gouvernail qui repose sur un globe, portant de la main gauche la corne d'abondance, avec la légende Forti Fortunae; à la gauche de la déesse se trouve une roue56. Elle figure également sur un autel d'Aquilée, debout sur un globe et tenant de la main droite le gouvernail57. Quelque inter prétation qu'on ait voulu en donner - nous songeons à la roue, en particulier -, ces symb oles, qui appartiennent à l'iconographie ordi naire de la Fortune hellénistique et impériale, ne nous apprennent rien sur l'effigie de la déesse archaïque. La seule indication que nous possé dions sur la statue cultuelle de Fors Fortuna nous est donnée par Tite-Live, qui mentionne qu'en 209, entre autres prodiges, le signum qui ornait la couronne de la déesse s'en détacha et lui tomba dans la main58. La description est trop vague pour nous faire progresser dans la con naissance du culte. Qu'était ce signum? quelque emblème59, un médaillon par exemple, ou tout autre ornement qui embellissait la couronne, ou bien une statuette qui la surmontait60, comme celle qui se dresse sur une riche couronne funéraire dix IVe siècle av. J.-C, parée de figu rines et de feuillage, qui fut trouvée en Italie méridionale61, ou encore, et si tardifs que soient 56 Cohen, VII, p. 105, n° 30; C.H.V. Sutherland, The Roman imperial coinage, VI, Londres, 1967, p. 452; 454; 480, n° 205206; 482 sq., n° 220-221; 223-224; 226. Cf. P. Bastien, Aeternae memoriae Galeri Maximiani, RBN, CXIV, 1968, p. 15-43 et pi. II-IX; et infra, notre Pi. IX, 4. 57 Découvert en 1875 dans les ruines du temple d'Isis. Cf. la description du CIL V 8219. 58 27, 11,3: in cella FortL· Fortunae de capite signum, quod in corona erat, in man um sponte sua prolapsum. '» Hild, DA, II, 2, p. 1269. 60 Cf., en ce sens, le commentaire de Weissenborn-Müller, ad loc. 61 DA, I, 2, E. Saglio, s.v. Caelatura, p. 800 et fig. 971; et É. Egger-E. Fournier, s.v. Corona, p. 1522 sq. et fig. 1976.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ ces exemples, comme les effigies divines qui ornaient les couronnes d'or que portaient Domitien et les prêtres qui l'entouraient lors de Yagon Capitolinus de 8662? Il n'est guère possible d'en décider. Aussi bien ne s'agit-il que d'un détail63, alors que nous ignorons l'essentiel. Nous ne savons même pas si cette statue appartenait au temple archaïque, celui qu'on attribuait à Servius, ou bien à celui que Carvilius fit entrepren dre en 293. A supposer qu'il se fût agi de la statue cultuelle archaïque, il nous importerait de connaître son type iconographique, assis ou debout, et de savoir, par exemple, si elle offrait quelque analogie avec la Fortune-mère de Préneste ou avec l'autre grande Fortune romaine liée à Servius Tullius, celle du Forum Boarium, dont les descriptions des anciens nous permett ent d'entrevoir les effigies, et qui étaient, l'une et l'autre, des déesses trônant en majesté. Rien de tel pour Fors Fortuna: la mention de TiteLive est trop brève pour que nous puissions tenter de l'imaginer, encore moins de la reconst ituer par hypothèse.
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Le nom et le type divins de Fors Fortuna sont si peu capables de nous éclairer sur la nature de la déesse archaïque, sur ses deux fonctions, cosmique et sociale, et sur la signification de sa fête, la Tiberina descensio, qu'il nous faut faire appel à une autre méthode. L'analyse interne de la divinité et du culte romains n'ayant pas donné de résultat positif, seule une méthode compar ative a chance de se révéler fructueuse en commentant l'inconnu par le connu, en cher chant au rite inexpliqué de Fors Fortuna des homologues plus clairs et d'interprétation plus
sûre. Où réside en effet l'unité de ce culte, simultanément lié à la crise du solstice, aux plébéiens et aux esclaves, à tel point que sa cohérence peut paraître douteuse? Là n'est pas, cependant, le point le plus litigieux. Le problème majeur, depuis longtemps posé et non encore résolu, est en fait de savoir si la Tiberina descensio était réellement la fête romaine du solstice d'été, ou si elle n'était célébrée le 24 juin que par pure coïncidence. Car il est paradoxal qu'elle n'ait été marquée que par des rites de l'eau, non par les rites du feu qui caractérisent habituellement les fêtes solaires et dont le sym bolisme est si transparent. Malgré cette difficult é, la critique ancienne, encore tributaire d'une conception naturaliste de la religion, a cru pouvoir se fonder sur la date plus que sur le rituel. Telle fut, au siècle dernier, la tentative du celtisant Gaidoz, qui n'hésitait pas à voir en Fors Fortuna une divinité solaire : la roue, symbole solaire par excellence, n'est-elle pas aussi un des attributs de la Fortune? A l'origine, et si oubliée qu'elle ait été de la religion classique, Fors Fortuna aurait donc été une incarnation fémi nine du soleil64. Cette explication, plus ingénieu se que convaincante, ne tenait malheureusement pas compte de deux faits positifs. D'une part, de l'existence, à Rome, d'un dieu du soleil, Sol Indiges, honoré sous la forme masculine, la seule qu'il ait eue dans les religions italiques65 : ainsi, le rôle que l'on prétend faire jouer à Fors Fortuna était-il assumé par une autre divinité, avec laquelle la religion de la déesse tiberine apparaît sans points de contact, ce qui exclut, de l'une à l'autre, tout rapport fonctionnel, aussi bien d'alliance que de concurrence. D'autre part, de la chronologie du culte de Fortuna. Car la
62 La couronne de l'empereur était ornée des effigies de Jupiter, Junon et Minerve; celles des prêtres étaient iden tiques à la sienne, à ceci près que l'image de Domitien lui-même s'y ajoutait à celle de la triade capitoline (Suet. Dom. 4, 4). 63 D'autant que cette couronne qui, archéologiquement, peut fort bien avoir été une pièce rapportée, n'était peut-être qu'un ornement plus récent, ajouté après coup à la statue ancienne de la déesse - ce qui achèverait de lui faire perdre toute signification. Qu'était d'ailleurs cette coronai un simple diadème, sans doute, comme celui que porte la déesse sur les monnaies à l'effigie de Galère? ou le modius des déesses de la fécondité? interprétation tentante, car elle s'accorderait bien avec les valeurs essentielles du culte de Fors Fortuna, mais trop peu fondée pour qu'on puisse la retenir.
64 H. Gaidoz, Le dieu gauloL· du soleil et le symbolisme de la roue, RA, V, 1885, p. 191-195; et Études de mythologie gauloise, I, Paris, 1886, p. 56-60 (où sont réunis la série d'articles parus dans la Revue Archéologique en 1884, IV, p. 7-37; 136-149; et 1885, V, p. 179-203; 364-371; VI, p. 16-26; 167-191): «La Fortune nous paraît donc sortir, par l'intermédiaire d'une image, d'une divinité du soleil; et, à ce propos, nous ne pouvons nous empêcher de nous souvenir que chez les Romains la fête de la Fors Fortuna était fixée au 24 juin, c'est-à-dire placée au solstice d'été». Ainsi serait-elle l'héri tière de la déesse asiatique à la roue, qui était soit le soleil lui-même, sous forme féminine, soit plutôt la «parèdre», c'est-à-dire le « dédoublement » du dieu du soleil. 65 Infra, p. 213 et 222.
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roue proverbiale de la Fortune, symbole de sa versatilité, est un attribut qu'elle a emprunté, relativement tard, à Tyché et à Némésis et qui était inconnu de la religion romaine archaïque66. 66 Premier exemple chez Cicéron, Pis. 22 : Fortunae rotam. Sur la roue de Tyché, d'ailleurs rare, et qui lui vient de Némésis, L. Ruhl, s.v., dans Roscher, V, col. 1342 sq. Symbole d'inconstance et de versatilité, elle signifie moins le caprice imprévisible de la déesse du hasard que le perpetuimi mobile du Destin, que l'instabilité fondamentale de la condition humaine et l'inéluctable précarité des prospérités acquises, perpétuellement menacées comme en un jeu de bascule par la jalousie divine. Tel est le seul sens qu'ait eu, dans l'antiquité gréco-romaine, la roue de la Fortune (cf. D. M. Robinson, The wheel of Fortune, CPh, XU, 1946, p. 207-216). Elle est toute différente de la roue solaire (étudiée, sur un plan plus général, par R. Pettazzoni, La ruota nel simbolismo rituale di alcuni popoli indoeuropei, SMSR, XXII, 1949-1950, p. 124-138) ou, plutôt, de la roue cosmique des Celtes, attribut de Taranis, le Jupiter gaulois, et qui a été considérée soit comme l'image stylisée du soleil, soit comme celle du char (la partie étant représentée pour le tout) qui symbolise sa course, soit même comme celle du tonnerre, souvent associée en ce sens à la spirale, qui symbolise l'éclair attribut du dieu souverain, maître du monde et des éléments dont le moteur est la roue cosmique (R. Lefort des Ylouses, La roue, le swastika et la spirale comme symboles du tonnerre et de la foudre, CRAI, 1949, p. 152-155; et La roue, le swastika et la spirale, symboles antiques du tonnerre et de la foudre, GB A, XLVI, 1955, p. 5-20; J.J. Hatt, «Rota flammis circumsepta». A propos du symbole de la roue dans la religion gauloise, RAE, II, 1951, p. 82-87; P.M. Duval, Les dieta de la Gaule, p. 20; F. Le Roux, dans Ogam: Taranis, dieu celtique du ciel et de l'orage, II: Tarants-Jupiter-Donar, la roue et l'anguipède, XI, 1959, p. 307-324; Le dieu druide et le druide divin, XII, 1960, p. 367-382; et La roue cosmique, XIX, 1967, p. 142 sq.); on rappellera également l'Irlandais Mogh Ruith, «le Serviteur de la Roue», et, dans les Mabinogi gallois, Arianrhod, «Roue d'argent» (en qui H. Birkhan, Germanen und Kelten bis zum Ausgang der Römerzeit, Vienne, 1970, p. 525-527, a vu une «Schicksalsgöttin»). Le Moyen Age a adopté, en leur donnant le même nom, ces deux symboles, identiques pour ce qui est de l'image, mais qui diffèrent du tout au tout par leur signification, et que Gaidoz eut le tort de vouloir ramener à l'unité. Ainsi les «roues de Fortune» qui, au portail des cathédrales d'Amiens, de Beauvais, de Bâle, à Saint-Zénon de Vérone, ou sur un dessin de YHortus deliciarum, montrent la déesse qui, en faisant tourner la roue, élève et abaisse les hommes alternativement (É. Mâle, L'art religieux du XIIIe siècle en France, 9e éd., Paris, 1958, p. 93-97) ; ou les roues de Fortune suspendues à la voûte des églises et que l'on faisait tourner au moyen d'une corde pour en tirer des présages, selon le point où elles s'arrêtaient, étaient bien, allégorie des vicissitudes humaines ou méca nisme divinatoire, des roues du destin. Mais, si l'on appelait aussi de ce nom les roues enflammées que, lors du solstice, l'on faisait dévaler sur les pentes le jour de la Saint-Jean, ou qu'à Douai l'on portait dans la fête du géant Gayant, et qui,
Aussi l'hypothèse infondée de Gaidoz est-elle rapidement tombée dans l'oubli. Mais elle eut le résultat fâcheux de discréditer, irrémédiable ment semble-t-il, toute interprétation de la Tibe rina descensio comme fête du solstice. Car jamais plus, par la suite, on n'osa donner de Fors Fortuna une définition aussi pleinement cosmi que. Frazer lui-même se garda bien de s'engager dans cette voie hasardeuse. En un sens différent de Gaidoz et infiniment plus sûr, il alléguait que le solstice, essentiellement fête du feu, est aussi, depuis une haute antiquité, en maintes contrées d'Europe et en Afrique du Nord, une fête de l'eau qui passe pour avoir, en ce jour, de merveilleux pouvoirs. Il ne faisait cependant que déplacer la difficulté, car il s'expliquait mal les rapports de Fortuna avec les eaux et rappelait en revanche ses liens avec Servius, dont le mythe étrusco-latin fait un fils du feu67. On peut donc croire, si prudente que soit cette dernière suggestion, que Frazer n'avait pas exorcisé toute tentation solaire. Mais, plutôt que de se laisser enfermer dans la même impasse que Gaidoz, il s'en est tenu à une demi-explication du culte, puisque ni les affinités de Fors Fortuna, soit avec l'eau, soit avec le feu solaire, ni le sens exact de son intervention au solstice n'y sont clairement analysés. Cette tentative avortée fut la dernière qui mit la Tiberina descensio en rapport avec le solstice. Déjà Warde Fowler ne cachait pas son scepti cisme à l'égard de telles interprétations. Se refusant à tirer de la date du 24 juin des conclusions hâtives, il inclinait plutôt à rattacher aux travaux de la moisson la fête de Fors Fortuna, déesse à la corne d'abondance et maî tresse des hasards qui, en cette période critique, menacent les récoltes68: hypothèse qui apparaît sans fondement et qui, elle non plus, n'a guère été retenue69. Depuis, l'explication de la fête par
elles, étaient des roues solaires, ce n'est que par un syn crétisme qui, dominé par le nom prestigieux de la déesse antique, réunit sous le même vocable des réalités et des symboles entièrement étrangers l'un à l'autre et dont le sens originel s'est progressivement effacé. 67 Fasti, rv, p. 333-335. 68 Roman Festivals, p. 168-171. 69 Cette hypothèse, que Warde Fowler présente d'ailleurs avec prudence, repose sur le passage de Columelle, 10,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ le solstice a été abandonnée au point que son principe même est tombé dans l'oubli. Elle a été rejetée par G. Rohde70 et S. M. Savage71 et les plus récents exégètes de Fors Fortuna, K. Latte et G. Radke dans ses Götter Altitaliens, ne posent même plus la question de savoir si les rites romains du 24 juin ne se rapportaient pas en quelque manière à la célébration du solstice d'été. Mais aucun d'eux n'a proposé d'explication nouvelle aux rites de l'eau du dies Fortis Fortunae. On peut donc, actuellement, tenir la fête du 24 juin pour un locus desperatus dans l'étude de la religion romaine : les jeux nautiques de Fors Fortuna, si originaux qu'ils fussent, ont cessé d'éveiller la curiosité des érudits. Cette indiffé rence n'est pas due seulement aux difficultés d'un sujet réputé insoluble. Elle tient aussi, pour une large part, aux préjugés qui discréditent encore cette religion, où l'on ne voit, trop souvent, qu'un mélange de ritualisme et de survivances magiques, sans âme ni armature conceptuelle. Les historiens qui, depuis Frazer, ont renoncé à expliquer la fête du 24 juin avaient le pressentiment que le chantier était épuisé : il était vain de s'y attarder davantage, tant il était peu vraisemblable qu'une fête du solstice eût jamais existé à Rome, tant les mythes solaires et les spéculations cosmiques étaient dépourvus de sens pour l'esprit fruste des Romains. Un premier examen des faits semble confi rmerce parti pris de négation. La lecture du calendrier romain ne montre en effet qu'un vide décourageant là où, lors des grands moments du cycle solaire, solstices et equinoxes, on atten drait une sacralisation et des rites efficaces par lesquels les hommes eussent aidé le soleil à
311-317, qui est également à l'origine d'une interprétation agraire de Fors Fortuna. Nous aurons à revenir sur cet autre problème. Mais, même si la déesse a eu à date ancienne des compétences agraires, on voit mal les rapports de la Tiberina descensio, fête fluviale célébrée à date fixe, le 24 juin, avec les rites de la moisson, dont la fête, certainement mobile, devait avoir lieu «dans la dernière semaine de juin ou la première de juillet » (H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 163), et où Fors Fortuna ne joue aucun rôle, du moins dans le rituel que nous connaissons. 70 S.v. Tiberina descensio, RE, VI, A, 1, 1936, col. 781 sq. 71 Op. cit., p. 34, qui s'en tient à l'hypothèse de la coïncidence fortuite et renvoie à Frazer.
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accomplir ces «passages». Aucune fête de Sol n'est inscrite à ces dates dans le férial romain. «Aucune fête publique ne marque les equinoxes ni le solstice d'été, aucune divinité ne les patronne», écrit G. Dumézil72, dont les conclu sionsnégatives rejoignent celles des interprètes sceptiques de la Tiberina descensio. Depuis Fra zer, pourtant, des faits nouveaux sont intervenus dans l'étude de la religion romaine, qui incitent à rouvrir le débat. On n'ose plus, désormais, affirmer de façon aussi péremptoire que par le passé que les anciens Romains ignoraient enti èrement le culte du Soleil73. On n'ose plus se les représenter comme un peuple sans «idées»74, dépourvu d'agilité intellectuelle et inapte aux grandes conceptions théologiques. On sait enfin qu'une fête publique sacralisait à Rome le sols tice d'hiver75, mais sous une forme plus subtile qu'on n'eût pu l'attendre : par un culte qui ne s'adressait pas au Soleil divinisé, mais qui requér aitl'aide d'une divinité féminine, Diua Angerona, la déesse des jours si «courts» (angusti) du solstice, fêtée lors des Angeronalia ou Diualia du 21 décembre. Représentée la bouche scellée et le doigt sur les lèvres, Angerona agissait par l'i ntériorité du silence, par les vertus mystiques et toutes-puissantes de la concentration intellec tuelle,les seules qui, à Rome comme dans l'Inde védique, fussent assez fortes pour faire échapper le soleil au péril qui le menaçait. On est en droit, dès lors, de se demander si l'enquête sur Fors Fortuna n'a pas été trop vite abandonnée et si son échec, loin d'être dû au caractère insoluble du problème, ne s'explique pas surtout par une erreur de méthode. Il semble en effet que la critique, ancienne ou moderne, se soit laissé enfermer dans des inter prétations préconçues ou des cadres de pensée trop étroits. Si le dies Fortis Fortunae était réellement la fête romaine du solstice d'été, il est vraisemblable que ses rites ont des affinités
72 Rei rom. arch., p. 340; cf. p. 343. 73 Depuis les travaux suggestifs, même s'ils n'ont pas obtenu une totale adhésion, de C. Koch, Gestirnverehrung im alten Italien. Sol Indiges und der Kreis der di indigetes, Francfort, 1933. 74 Selon le titre significatif du recueil de G. Dumézil, Idées romaines, Paris, 1969. 75 Comme l'a démontré G. Dumézil, Déesses latines, II : Diua Angerona, p. 44-70; cf. Rei rom. arch., p. 340-343.
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avec ceux de la Saint-Jean, avec la fête populaire elle aussi qui, dans l'Europe d'autrefois, voyait partout s'allumer les traditionnels feux de joie. Mais il serait dangereux de s'attendre à une identité absolue et de chercher - en vain - dans la fête du Tibre l'exact équivalent des brasiers ou des roues enflammées qui caractérisent nos fêtes de la Saint- Jean. Les populations méditer ranéennes de l'antiquité ont pu exprimer les mêmes préoccupations et rechercher les mêmes fins par des rites différents de ceux qui existent, ou existaient encore il y a peu, dans le folklore moderne sur l'ensemble du continent européen. De plus, l'exemple de Diua Angerona prouve que toute divinité qui intervient au solstice n'est pas nécessairement de nature solaire et que, pour résoudre les crises cosmiques, les proto-Romains savaient aussi faire appel à d'autres compétenc es surnaturelles. Puisque c'est la seule vertu de son silence qui les incitait à invoquer Angerona, point n'est besoin, par suite, de retrouver en Fors Fortuna quelque sun-goddess ou Sonneng ottheit, pour reprendre les expressions de Warde Fovvler ou de G. Rohde; point n'est besoin de deviner en elle quelque personnification du soleil que rien, dans les cultes anciens de For tuna, dans ses rites, dans les fragments de mythologie qu'elle possédait encore dans l'Italie archaïque ne permettrait de justifier. Dans ces conditions, aucun des arguments qu'on a pu faire valoir contre une interprétation cosmique de la Tiberina descensio - l'absence' de rites du feu au 24 juin, l'impossibilité de con sidérer la déesse comme une incarnation de l'astre solaire, l'incertitude même de la date du solstice dans le calendrier romain - ne constitue donc un obstacle rédhibitoire. Quant à la thèse toute négative qui prévaut actuellement, celle d'une coïncidence fortuite entre la fête de Fors Fortuna et le «passage» astronomique du sols tice, elle est trop pauvre pour que nous puis sions nous en satisfaire. Tant on a peine à croire qu'une fête célébrée à un moment aussi crucial de l'année solaire, à une date aussi riche de plénitude cosmique, n'ait eu d'autre fin que d'offrir au petit peuple de Rome une occasion de festoyer et de se distraire. Frazer, en fait, avait entrevu la véritable explication de la Tiberina descensio, fête nautique analogue aux rites de l'eau pratiqués lors de la Saint- Jean. C'est dans cette direction que nous devons poursuivre
notre recherche, en réfutant les objections de la partie adverse, en définissant de façon plus précise les liens qui unissaient Fors Fortuna aux eaux du Tibre, enfin, en retrouvant la significa tion conjointe des rites du feu et des rites de l'eau si fréquemment associés dans la célébra tion du solstice d'été. Nous avons tenté de dénombrer les sanctuai res dédiés à Fors Fortuna le long du Tibre et, même s'il subsiste sur un point une part d'in certitude, elle ne modifie en rien les conclusions acquises, dans la mesure où le problème qui nous occupait était moins de résoudre pour elle-même une difficulté de topographie que de faire servir les données topographiques à l'i nterprétation d'une divinité. La concentration cul tuelle que nous avons constatée ne peut être le fait du hasard, d'autant qu'elle s'est manifestée avec une persistance remarquable depuis la fondation initiale attribuée à Servius jusqu'au temple consacré sous Tibère. Elle ne saurait, d'autre part, s'expliquer uniquement par la ten dance romaine à grouper autour d'un foyer ancien du culte les constructions nouvelles en l'honneur de la même divinité76: à cet ensemble suburbain, en effet, on peut adjoindre le temple, d'origine servienne également, qu'à Rome même Fortuna possédait au Forum Boarium, là encore au bord du Tibre. Le culte de Fortuna est, de toute évidence, dans un rapport étroit avec le fleuve, mais la signification de ce rapport n'ap paraît pas immédiatement77. Il n'y a pas de raisons historiques qui puissent le justifier. A supposer que Fortuna eût été introduite à Rome à la fin de la période royale, qu'elle y fût venue d'une autre région d'Italie - Préneste, le Latium en général ou l'Étrurie -, c'est par voie de terre, non en remontant le cours du Tibre qu'elle y eût pénétré. Quant à une origine hellénique, plus proche des thèses de F. Altheim, elle demeure fort improbable, du moins sous la forme d'un emprunt direct qui ferait de Fortuna une divi nité amenée jusqu'au port de Rome par les marchands grecs. 76 Cf. les remarques de Mommsen, CIL P, p. 320. 77 Cf. la perplexité de Frazer, Fasti, IV, p. 335, qui constate bien que les temples de Fors Fortuna sont situés au voisinage du Tibre, mais avoue: «but why the goddess of Fortune should be especially associated with water is by no means clear».
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Si nous voulons rendre compte de la situa tionde ses temples au voisinage du Tibre, c'est à une cause spécifiquement religieuse qu'il nous faut songer. Mais, et ceci nous permet de mieux comprendre les faits, aucun lien connu n'associe le culte du Tibre, de Tiberinus Pater78, à ceux de la déesse : la Tiberina descensio, malgré son nom, n'est pas une « fête du Tibre » au sens strict et le dieu du fleuve n'y a aucune part. Le rapport que nous devons envisager est celui de Fortuna avec l'eau en tant qu'élément, non avec le fleuve divinisé et objet de culte. D'autres données confirment cette interprétation. A Rome, le jour des calendes d'avril, les femmes célébraient Fortuna Virilis en prenant un bain rituel79. Des inscriptions, d'époque impériale, sont dédiées à la «Fortune des bains», Fortuna Balnearis60; d'autres, qui honorent la déesse sous des su rnoms différents, proviennent également de bains81. A Préneste, le même rapport existait entre les eaux et Fortuna Primigenia: les pave ments de mosaïque de sa grotte et de son temple étaient recouverts d'un voile d'eau, pour des raisons qui nous sont apparues moins esthéti quesque religieuses et symboliques82. Tous ces faits, si délicate que puisse être l'interprétation de chacun d'eux, ont un dénominateur commun : les affinités incontestables de la déesse avec les eaux, c'est-à-dire avec l'un des quatre éléments primordiaux, affinités qui, loin d'être un phéno mène isolé ou même uniquement romain, lié au site particulier du Tibre, sont au contraire une donnée permanente de la religion italique de Fortuna. Ce lien spécifique de la déesse avec les eaux empêche de considérer la Tiberìna descensio, fête nautique, comme un élément accidentel de son culte : elle touche au contraire à l'essentiel. Dès lors, nous en voyons plus nettement le sens. La fête du solstice d'été, célébration du feu, est 78 Tel qu'il a été étudié par J. Le Gall, Recherches sur le culte du Tibre, Paris, 1953. 79 Infra, chapitre VI. β« CIL II 2701 ; 2763; XIII 6552; également VI 182 = 30708 : Fortunab. bal(nei) Verul(ani). Cf. Fronton, p. 151, 1 Van den Hout : balnearum etiam Fortunas omnis. 81 CIL III 789 (Redux)', 1006 (Aug.); 1393 (Fortuna); VII 273 (dea); 984 (Redux); XI 6040 (Fortuna); XIII 6522 (Fortuna); 6592 (dea sancta); 6597 (dea); A Ep. 1929, 134 (Fortuna); 1937, 166 (Fortuna); 1959, 9 (Redux); 1961, 255 (cur(iae). 82 Supra, p. 68-70.
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aussi, nous le savons, une fête de l'eau: Fors Fortuna était assez présente au monde des eaux pour qu'en ce jour son intervention parût nécess aire, pour qu'elle pût présider à ce moment périlleux de l'année solaire et, grâce à ses pouvoirs propres, aider à le franchir. L'hésita tion du calendrier romain83 sur la date exacte du solstice ne suffit pas à faire révoquer en doute cette interprétation. Si Ovide le fixe au 26 juin84, Pline donne plus correctement la date du 2485, tandis que Columelle indique globalement les trois jours des 24, 25 et 26 juin86. Dans ce cas, les rites de la Tiberina descensio auraient été célé brés dès le début de la crise cosmique qu'ouvre le solstice, à l'instant le plus redoutable du « passage », à celui donc où leur efficacité était le plus vivement requise87. L'objection qu'on pourr aittirer de la date trop peu assurée du solstice est donc sans force. Mieux, elle peut être retournée et faire apparaître plus indispensable encore l'action de Fors Fortuna au seuil d'un péril qui, loin d'être momentané, passait auprès de certains pour se prolonger trois jours durant. Nous pouvons donc avoir la certitude que, comme le solstice d'hiver, le solstice d'été lui aussi avait à Rome sa déesse. Entre la divinité silencieuse du 21 décembre et la Fors Fortuna
83 Notée par Frazer, Fasti, IV, p. 333, n. 3, et, à sa suite, par S. M. Savage, op. cit., p. 34, n. 82. **Fast. 6, 787-790. Cf. les Fast. Venus., CIL P, p. 221; et Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 59, au 26 juin : Solstitium confec(tum). 85 NH 18, 256 : VIII kal. uero lui. longissimus dies totius anni et nox breuissima solstitium confidimi (avec le com mentaire de l'éd. LeBonniec, Les Belles Lettres, ad loc, p. 283, n. 3) ; et 264-265 où, après en avoir rappelé la date, Pline souligne l'importance décisive du passage solsticial : magnus hic anni cardo, magna res mundi... decebatque hoc discrimen indubitatis nous signasse naturam; de même Isid. orig. 5, 34, 2. Cf. le calendrier de Philocalus à la date du 24 juin: Solstitium; ainsi que les Menologia rustica: Solis institium ou Solstitium (CIL I2, p. 266 sq.; 280; Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 248 sq.; 269; 288; 294 sq. et 473, où sont rassemblés l'ensemble des textes); et CIL XIII 11173. 86 11, 2, 49 : Vili et VII et VI kal. lui. solstitium; et même, en 2, 4, 4 : nonum nel octauum kalendas Iulias. 87 Cf., en un sens analogue, la remarque de G. Dumézil, Déesses latines, p. 46, n. 1, sur les jours périlleux du solstice d'hiver: «jusqu'au premier siècle sans doute, les Romains, comme chacun de nous, devaient être incapables de dire, d'expérience, à quelques unités près, que tel jour était le plus court de l'année . . . [ils] savaient en tout cas qu'il y avait un temps annuel critique».
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du 24 juin, le contraste est sans doute plus frappant que l'analogie : c'est à un autre plan et par d'autres moyens qu'agissait la déesse tibe rine. Du moins cette comparaison avec Diua Angerona nous permet-elle d'écarter définitiv ement le fantôme d'une déesse en qui se fût incarné le feu du soleil. Si les humains invo quaient le secours de Fors Fortuna lors du solstice d'été, ce n'était pas qu'ils eussent jamais vu en elle une divinité solaire : c'était bien plutôt - comme Frazer déjà l'avait suggéré, mais sans aller jusqu'au bout de cette interprétation - en raison même de ses affinités avec les eaux et, qui plus est, pour cette seule raison. Tout est loin, cependant, de nous être devenu clair, dès lors que nous avons reconnu en Fors Fortuna une divinité liée aux eaux et présidant au solstice d'été. Il nous reste, pour comprendre pleinement le sens de l'intervention et, par suite, la nature de la déesse, à préciser la valeur de ces rites aquatiques, accomplis lors d'une fête qui n'en est pas moins avant tout celle du feu solaire. Frazer lui-même a relevé nombre d'exemples où, dans des domaines religieux qui ne sont ni lointains ni exotiques, la célébration du solstice d'été donne lieu à des bains ou à des aspersions rituelles qui coexistent avec les tra ditionnels «feux de la Saint-Jean»88. Ce que l'on recherche partout, c'est le contact physique avec l'eau, sous toutes les formes où elle existe dans la nature : dans la rosée du matin, dans la mer, les fleuves et les sources. Car les eaux passent pour acquérir, le jour de la Saint- Jean ou la nuit qui précède, des vertus merveilleuses : elles guérissent des maladies présentes et préservent de tous les maux à venir, elles purifient et
88 L'étude la plus détaillée sur les rites du solstice est celle du Golden Bough, 3e éd., Londres, 1911-1915, IV: Adonis, Attis, Osiris, I, p. 246-250 (sur les rites de l'eau) ; VII : Balder the Beautiful, I, p. 160-219 (The Midsummer Fires); 328-346 (The Interpretation of the Fire-Festivals); II, p. 21-44 (sacrifices humains par l'eau et par le feu). Résumé dans Fasti, IV, p. 333-335. Dans un domaine plus précis, on pourra comp léter cette documentation par P. Sébillot, Le folklore de France, Paris, II, 1905, p. 160 sq. (bains dans la mer, dans tout le midi de la France); p. 282 sq. (sources guérisseuses); p. 374 sq. (vertus des rivières) ; A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, Paris, I, 4, 1949, p. 1928-1963 («La Saint- Jean, le soleil et les eaux»); et, en outre, se reporter à la synthèse de F. Berge, Folklore religieux, dans Histoire générale des religions, Paris, 1960, p. 449-452.
fortifient le corps; l'eau de certaines rivières met à l'abri de tout malheur89, ou même se change en vin, et certaines sources sont douées de pouvoirs prophétiques. Ainsi en Espagne, où l'on allume partout les feux de joie, les villageois se roulent nus dans la rosée des prairies et, sur les côtes, vont se baigner dans la mer. De même dans les Abruzzes et en Provence où jadis, à La Ciotat, à l'instant où l'on allumait le feu, les jeunes gens s'élançaient dans les flots et s'écl aboussaient vigoureusement. En Grèce, où rites du feu et rites de l'eau sont également associés, les femmes qui bondissent par-dessus le brasier s'écrient : « Je laisse mes péchés derrière moi », tandis qu'ailleurs les habitants qui se baignent dans la mer y laissent aller de l'osier à la dérive en disant: «Que mes maladies s'en aillent!». C'est dans le même esprit, du moins le croyaient-ils, qu'à Naples, au XVIe siècle, hom mes et femmes se baignaient nus ensemble pour se purifier de leurs péchés. Les animaux, eux aussi, participent à ces rites bienfaisants : de même qu'on les fait passer à travers les feux de joie ou marcher sur leurs cendres, on les baigne dans la mer ou les rivières pour les protéger contre les maladies. L'étendue géographique de ces pratiques n'est pas moins remarquable : elles sont répandues, comme le souligne Frazer, dans tous les pays d'Europe, «de la Suède au nord à la Sicile au sud, et de l'Irlande et l'Espagne à l'ouest à l'Estonie à l'est»90, mais aussi sur l'autre rive de la Méditerranée, en Afrique du Nord et notamment au Maroc, où elles sont sans aucun doute antérieures à l'Islam. Preuve que ces coutumes, loin d'être propres à l'Europe chré tienne, appartiennent à un fonds de croyances ancestrales91, attestées depuis l'antiquité, puis-
89 Frazer, Adonis, Attis, Osiris, I, p. 248 (à Cologne): «the common folk, especially the women, believed that to wash in the river on St. John's Eve would avert every misfortune in the coming year»; Sébillot, op. cit., p. 374: «les adultes se baignaient jadis dans la Meuse après avoir fait le signe de la croix, persuadés qu'ils étaient à l'abri de tout malheur et qu'ils pouvaient ensuite se jeter à l'eau sans se noyer, ou naviguer sans danger sur les fleuves». 90 Balder the Beautiful, II, p. 29. 91 Comment expliquer que les mêmes rites se retrouvent d'une extrémité à l'autre de l'Europe? Plutôt que de leur attribuer une source commune et de supposer que des pratiques d'origine orientale se seraient répandues dans l'Europe méditerranéenne, puis sur le reste du continent,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ que saint Augustin déjà et saint Césaire d'Arles condamnaient les bains de la Saint- Jean dans la mer, les sources, les étangs ou les fleuves comme autant de pratiques héritées du paganisme92. Quel était donc le but de ces coutumes, et quel était leur lien avec les rites du feu? Ces baignades, ces aspersions rituelles avaient-elles uniquement un rôle purificateur, comme la croyance en leur pouvoir de guérison pourrait le suggérer, ou répondaient-elles à des besoins, à des intentions de caractère plus universel? Frazer ne s'est guère interrogé sur ce folklore des eaux qui, pourtant, tient une place si riche dans la fête du solstice. Pour lui, ces rites de l'eau étaient accessoires et c'est aux rites du feu, partie majeure de la fête, qu'il a donné le meilleur de son attention; non sans indiquer, néanmoins, que leur parallélisme invitait à inter préter dans le même sens cette double série de pratiques93. Il est donc aisé de combler cette lacune et d'expliquer les rites de l'eau de la Saint-Jean par analogie avec ses rites du feu, puisque, loin d'être isolés, ils en sont le néces saire complément94. Selon Mannhardt, les feux de joie et les roues enflammées, image du soleil, qu'on fait dévaler des hauteurs sont des «char messolaires» destinés, par la vertu de l'action magique, à aider l'astre au moment où, parvenu au plus haut de sa course, il semble s'affaiblir et Frazer préfère penser que ces rites semblables traduisent des croyances identiques, fondées sur des besoins eux aussi identiques. D'où leurs ressemblances originelles, plus fortes que les différences de détail, et qui purent s'accentuer par la suite sous l'influence de l'Orient et l'action uniformisante de Rome et de l'Église (Adonis, Attis, Osiris, I, p. 249 sq.). 92 Augustin dans le sermon 196, In natali Domini: natali Iohannis . . . de solemnitate superstitiosa pagana Christiani ad mare ueniebant et ibi se baptizabant (Migne, XXXVIII, col. 1021, 4); et Césaire dans le sermon De reddendis decimis, longtemps attribué à Augustin lui-même (App., serm. 277; Migne, XXXIX, col. 2268, 4; cf. P. Piper, Superstitiones et paganiae Einsidlenses, Mélanges É. Châtelain, Paris, 1910, p. 304, ms. du VIIIe siècle) et dont l'auteur, maintenant, ne fait plus de doute : ne ullus in festiuitate sancii Iohannis aut in fontibus aut in paludibus aut in fluniinibtis nocturnL· aut matutinis horis se lauare praesumat: quia ista infelix consuetudo adhuc de paganorum obseruatione remansit (G. Morin, Corpus Christianorum, CHI, 2e éd., Turnhout, 1953, p. 146, serm. 33, 4). 93 Balder the Beautiful, II, p. 31. 94 La signification de cet ensemble rituel est analysée par F. Berge, loc. cit., sous le titre révélateur: Juin: feu et eau
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s'arrêter (solstitium), au moment donc où un surcroît d'énergie vitale lui est nécessaire; des tinés aussi, en retour et par la même magie sympathique, à procurer aux hommes et aux plantes la lumière et la chaleur solaires dont dépend leur existence. D'où la coutume de danser autour des feux allumés, de sauter par dessus leurs flammes et d'y faire sauter les animaux pour les guérir et les garantir contre tous les fléaux, ainsi que pour aider à leur multiplication. De même, les flammes ou les cendres de la Saint-Jean passent pour favoriser la croissance des récoltes, assurer une vendange abondante, et promettre aux femmes mariage et maternité95. Ainsi s'exprime la croyance au pou voir fécondant des feux de joie, qui agit sur les êtres humains aussi bien que sur le monde animal ou végétal. Mais le feu est aussi l'élément purificateur et destructeur de toutes les forces mauvaises, qu'elles soient matérielles ou spiri tuelles96; c'est l'autre bienfait que lui demandent les hommes, le remède souverain qu'ils en attendent. Purification et fécondation : telles sont les vertus du feu que visent à stimuler les rites du 24 juin. Pourtant, quel que soit le pouvoir bénéfique des feux de la Saint- Jean, quelle que soit l'all égresse populaire de cette fête, mêlée de chants et de danses, de cris de joie et de pratiques pittoresques, il y est d'autres rites qui gardent la trace effrayante d'anciens sacrifices humains, dont les vestiges persistent sous la forme de victimes de substitution : ainsi les mannequins ou les animaux qu'on brûle dans les flammes, ou les hommes qu'on fait semblant d'y jeter97. A la fois rite d'expulsion, qui vise à éliminer les fléaux et les esprits mauvais en les livrant au feu purificateur; rite de propitiation, qui s'efforce 95 Frazer, Balder the Beautiful, I, p. 164 et 337-339. 96 C'est au feu qu'on livre les sorciers; de même, les animaux qu'on brûle au solstice dans des paniers, chats, serpents, crapauds, appartiennent à la faune infernale (F. Berge, op. cit., p. 451). Au Moyen Age, on croyait que les feux du solstice mettaient en fuite les dragons malfaisants (Frazer, Balder the Beautiful, 1, p. 161). 97 Comme lors de la fête du Loup vert à Jumièges (Frazer, Balder the Beautiful, I, p. 185 sq.; cf. F. Berge, op. cit., p. 451). Nous savons par César que de tels sacrifices étaient en usage chez les Gaulois, qui remplissaient d'hommes vivants de gigantesques mannequins d'osier, auxquels ils mettaient le feu (BG 6, 16, 4).
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d'apaiser les puissances divines, toujours redout ables; mais aussi, et plus encore sans doute, appel à la valeur revigorante du sacrifice, où l'offrande d'une victime vient en aide à la vitalité menacée du soleil. Fait révélateur : les eaux, elles aussi, peuvent être mortelles à la date du sols tice. Frazer rappelle en effet que plusieurs cours d'eau d'Allemagne passent pour être dangereux à l'époque de la Saint-Jean : il ne faut pas s'y baigner, y pêcher, ni se laisser attirer dans leurs eaux. Les riverains du lac de Constance éprou ventles mêmes craintes. Les pêcheurs se gar dent d'aller en mer. Loin donc d'être toujours considérées comme bienfaisantes, les eaux font également régner des terreurs superstitieuses en ce jour où l'esprit du fleuve, où la mer menacent la vie des hommes. La tradition populaire en garde le souvenir dans diverses croyances ou proverbes, qui parlent de mort par noyade, et même, parfois, l'on jetait à l'eau un homme et un arbre de mai : forme atténuée d'une pratique plus cruelle et preuve que, sans nul doute, « dans l'Europe païenne l'eau, comme le feu, réclamait une victime humaine le jour du solstice»98. Nous sommes en mesure, maintenant, de comprendre le rôle de ce qu'on peut appeler les «charmes de l'eau» dans la fête de la Saint- Jean, et l'ambivalence qu'ils ont dans le folklore euro péen. Les bains rituels du solstice ou les asper sions d'eau qui leur sont équivalentes ont le don de purifier et de guérir. Mais ce serait se méprendre que de les limiter à cette action curative. Les eaux n'ont pas seulement une vertu cathartique, celle de chasser les maux du corps et les souillures de l'âme. Purifiantes, elles sont aussi fécondantes, principe de vigueur et de fertilité : elles donnent aux animaux et aux humains qui se plongent en elles force et vitalité pour tout le reste de l'année; elles écartent le malheur et mettent à l'abri de tout danger". Elles sont promesse et source miraculeuse de vie. D'où leur alliance, au solstice, avec le feu doué des mêmes pouvoirs. Feu et eau sont nécessairement liés : « pour la pensée magique, l'un et l'autre sont signes de pureté et de fertilité»100 et, de même que les rites du feu
98 Balder the Beautiful, IL p. 26-29. 99 Cf. les textes cités supra, p. 216, n. 89. 100 F. Berge, op. cit., p. 453.
agissent sur le soleil, les rites de l'eau agissent sur la pluie. Mais cette action magique peut être à double fin et destinée soit à l'appeler, soit à la conjurer. Sans doute n'est-ce pas un hasard si l'oppo sition que nous avons constatée entre la con fiance dans le pouvoir bénéfique des eaux et la crainte de leur puissance maléfique coïncide, au moins partiellement, avec une opposition géo graphique entre l'Europe du Nord et l'Europe du Midi. C'est en Allemagne surtout que les humains, avides de lumière solaire, sont éloignés de l'eau par des interdits effrayants, tandis que, dans les régions du sud brûlées par le soleil, domine très largement l'autre attitude et que les hommes y demandent à des rites positifs et salutaires de leur procurer le secours vivifiant des eaux. Ainsi l'association, lors de la fête du solstice, des charmes de l'eau et du feu traduitelle à la fois le conflit éternel et la nécessaire union des deux éléments101. C'est, selon les besoins vitaux des divers groupes humains, l'un ou l'autre des deux aspects qui l'emporte : soit la crainte des eaux malfaisantes, d'un été pluvieux et sans soleil; soit un besoin égal du soleil, mais aussi l'appel à la pluie sans qui la chaleur est source de mort plus que de fécondité agraire et de vitalité. La pensée magique se meut à l'aise parmi ces croyances contradictoires et elle n'hé site pas à utiliser les mêmes rites à des fins opposées, soit, en nos climats, pour écarter la pluie à la veille de la moisson ou de la fe'naison, soit, sous d'autres cieux, pour éviter la séche resse redoutable d'un été sans eau. Les rites de juin rejoignent alors les pratiques ancestrales de «magie de la pluie». Mais aussi, et en un sens plus large, ils s'enracinent dans les mêmes croyances que les grands mythes de la pluie fécondante et ils demandent aux eaux le bienfait essentiel de la vie et de la prospérité agraire. Le double pouvoir de féconder et de purifier que possèdent les eaux et qui est comme exalté 101 Sur la signification du feu et de l'eau, cf. les analyses classiques de G. Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, 1949, et L'eau et les rêves, Paris, 1942 (notamment les p. 129-137 sur l'union des deux éléments). Également, M. Eliade, Traité d'histoire des religions, p. 115-118 et 165-167; et, dans un domaine plus spécialisé, M. Ninck, Die Bedeutung des Wassers im Kuh und Leben der Alten, Philologus, Suppl. XIV, 2, 1921, p. 1-190.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ à la date du solstice explique suffisamment le rite romain du 24 juin. Il existe cependant, entre le folklore commun de l'Europe moderne et la Tiberina descensio, deux discordances qu'il con vient de justifier. La foule qui célébrait la fête ne prenait pas de bain dans le Tibre, mais elle se contentait de sillonner en barque le cours du fleuve et de s'y livrer à des sortes de jeux nautiques. D'autre part, il ne paraît pas que Rome ait associé aux rites de l'eau les rites du feu dont, partout ailleurs, nous constatons l'exi stence. Faut-il supposer, comme le suggérait Frazer, que la pratique du bain rituel était égale ment observée à Rome102, mais qu'Ovide aurait passé sous silence ce détail? La chose est possible, mais non nécessaire. Possible, car nous ne connaissons que des fragments de la fête romaine du 24 juin. Si le récit d'Ovide en décrit les réjouissances profanes avec assez de préci sion pour que nous puissions en imaginer l' atmosphère de kermesse populaire, en revanche, la partie proprement religieuse de la cérémonie nous échappe entièrement. Nous ne savons rien du culte rendu à Fors Fortuna, du sacrifice qui commémorait la fon dation de ses sanctuaires, en leur natalis du 24 juin, ni des formes selon lesquelles il était célébré. Il se peut que les rites majeurs de la fête aient été accomplis au temple du premier mille, et que celui du sixième mille n'ait joué qu'un rôle secondaire. Mais, même s'il était inégal ementpartagé entre les deux centres du culte, nous devons supposer au moins un double sacrifice. C'est ce qui ressort clairement à la lecture des calendriers impériaux: Forti Fortu naetrans Tiberini ad milliarium primum et sexturn103. La foule venue de Rome en pèlerinage, à pied ou en barque comme l'indique Ovide,
102 Fasti, IV, p. 335. Elle est attestée, sous une forme très proche de celles que nous citions ci-dessus, p. 216, dans la fête mystérieuse de la Maiuma, également célébrée en Orient et lors de laquelle les premiers magistrats de Rome, venus à Ostie en procession, y participaient à un bain de mer collect if, qui dégénérait en scènes licencieuses : fête que, d'ordinair e, l'on place, étant donné son nom, au mois de mai et qu'on associe au culte de Maia, mais que J. Carcopino fixe en août et qu'il rattache au cycle des Volcanalia (Virgile et les origines d'Ostie, 2« éd., Paris, 1968, p. 130-133; cf. J. Le Gall, Recher ches sur le culte du Tibre, p. 45, n. 2). 103 Fast. Amit. et Esquil. ; cf. Mag. (supra, p. 199, n. 2).
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devait assister pieusement à ces cérémonies, après lesquelles avait lieu la seconde partie, de loin la plus attrayante, du dies Fortis Fortunae, avec les promenades en barque et les beuveries qui se prolongeaient tard dans la nuit. Où se déroulait cette fête fluviale? aux abords du temple le plus ancien, celui du premier mille? sur la partie du Tibre comprise entre les deux temples? nous l'ignorons. Ovide, quand il décrit la fin de la Tiberina descensio et le départ des fidèles, se contente d'évoquer l'un de ces dévots qui ont trop joyeusement fêté Fors Fortuna, suburbana rediens male sobrius aede. Les deux autres allusions du passage aux temples de la déesse, in Tiberis ripa mimera régis, templa pro pinqua deaeW4, se réfèrent à leur situation ou à leur origine servienne plus qu'au culte dont ils étaient le siège. Telle est la part, singulièrement réduite, du sacré dans la description du poète. La brièveté de ces mentions suffirait à prouver, s'il en était besoin, qu'à l'époque de Cicéron et d'Ovide, le dies Fortis Fortunae était avant tout une occasion de réjouissances pour le menu peuple de Rome. De tout temps, la religion populaire a su concilier aisément la révérence due aux dieux et la plus grande joie de leurs fidèles. A la fin de la République et au début de l'Empire, le souvenir de la bonne déesse qui avait favorisé l'ascension de Servius devait demeurer vif dans le cœur des petites gens, plébéiens ou esclaves. Mais la Tiberina descensio avait subi la même régression du sacré que, dans l'Europe chrétienne, les feux de la Saint-Jean, jusqu'à devenir une manifestation beaucoup plus folklorique que religieuse. Le sens originel du rite, la demande des eaux bienfaisantes et puri fiantes, et le sentiment du sacré lié au mystère des énergies naturelles, dispensées par Fors Fortuna, devaient être alors bien oubliés de la population romaine. Il n'est pas nécessaire pour autant, quelles que soient les lacunes de notre information et quelle qu'ait pu être la dégradation de la fête au cours des siècles, de supposer un bain rituel qui eût complété l'action des jeux nautiques. Trois fêtes de l'eau, analogues à la Tiberina descensio dans leur déroulement et leurs intentions, et Fast. 6, 776; 784 sq. (cf. le texte cité supra, p. 207, n. 36).
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toutes trois instructives à des titres divers, ne semblent pas en avoir comporté, et il n'apparaît nullement que leur efficacité en ait été dimi nuée. Dans ces fêtes, en revanche, un rôle important était dévolu aux barques, comme si les deux modes d'action rituelle pouvaient se substituer l'un à l'autre. Tel était le cas de la fête du solstice à Riga105. C'était avant tout une fête des fleurs, répandues à profusion dans toute la ville, et durant laquelle, tard dans la nuit, la foule défilait en musique dans les rues ou sur des barques ornées de fleurs comme celles, elles aussi parées de couronnes, coronatae Untres, qui évoluaient sur le cours du Tibre106. Les deux autres fêtes, celle de la crue du Nil et la Fête des Merveilles qui, jadis, avait lieu sur le Rhône, n'appartiennent plus à la célébration propre mentdite du solstice, mais au cycle plus vaste de juin et de juillet. Ce léger décalage chronologi que n'est pas rédhibitoire. Car notre comparai son peut légitimement s'étendre, en deçà et au delà de la crise du soleil, à une période plus ample de l'année, celle qui se situe à l'approche de l'été ou à son début, et dont les rites s'expliquent par les mêmes besoins. C'est ainsi que, dans le folklore européen, les fêtes qui précèdent ou suivent cette date cruciale forment un ensemble rituel homogène dont les domin antes, qui répondent aux préoccupations les plus vives des hommes en cette saison, sont l'eau et le feu comme lors de la fête du solsti ce107. C'est à cette même saison, et la comparaison avec un rituel antique est d'autant plus intéres sante,qu'appartenait la fête de la crue du Nil. A l'époque romaine, elle avait lieu sitôt après le solstice d'été108; mais le rapprochement est sans signification, car il n'est dû qu'aux altérations du calendrier égyptien à travers les siècles. Primi tivement, elle était célébrée en juillet et elle sacralisait le débordement du fleuve. A la date fixée sous la conquête romaine, ses eaux com mençaient seulement à monter, mais ni le sens ni l'atmosphère de la fête n'en étaient pour 105 Frazer, Balder the Beautiful, I, p. 177 sq. 106 Sur les Untres, qui étaient les longues et étroites embarcations en usage sur le fleuve, J. Le Gali, Le Tibre, fleuve de Rome, dans l'antiquité, p. 216-220. 107 Cf. F. Berge, op. cit., notamment p. 453 sq.. 108 Plin. NH 5, 57 et 18, 167.
autant modifiés109. Comme on peut le supposer de la Tiberina descensio, la fête de la crue du Nil se composait de deux parties, l'une sacrée, l'autre profane. La partie liturgique, qui était l'apanage des prêtres et se célébrait à l'aube, comportait une procession vers le Nil, des priè reset des offrandes au fleuve. Puis le vase d'eau sacrée, les statues des dieux, tout le cortège sacerdotal regagnaient le sanctuaire. Alors s'épa nouissait librement la fête profane, qui avait commencé dès la nuit précédente par une veil lée aux lumières, où l'on était attentif à la montée des eaux. Sur les bords du Nil et sur le fleuve même, c'était une explosion d'allégresse : «le peuple se livrait aux réjouissances, prome nadeen bateau, chants, danses; on buvait un peu d'eau nouvelle, puis on faisait d'abondantes ripailles, suivies enfin d'un profond somm eil»110. Malgré tout ce qui sépare la chatoyante liturgie égyptienne111 et le ritualisme plus pau vre du culte romain, cette évocation d'une fête de l'eau antique, si elle ne permet pas de reconstituer la partie sacrificielle qui s'en est entièrement perdue, nous aide du moins à mieux comprendre ce mélange de ferveur rel igieuse et de kermesse sans retenue qui devait caractériser la Tiberina descensio. En ce qui concerne la partie profane, les promenades en bateau communes aux deux célébrations sont un trait spécifique des fêtes fluviales. Le reste, réjouissances et festins, tombe dans le domaine universel où se rejoignent toutes les fêtes popul aires. Néanmoins, au delà de ce qui peut paraî trebanal, les deux fêtes révèlent des intentions profondes qui sont identiques : saluer les bienf aits des eaux fertilisantes et bénéficier de leurs vertus exceptionnelles, lorsqu'elles sont en leur nouveauté ou lors du solstice; mais aussi, et plus encore, aider, par le moyen de l'action rituelle et de la piété humaine, les forces divines de la nature à accomplir leur œuvre. De même que la 109 Cf. dans D. Bonneau, La crue du Nil, Paris, 1964, le chapitre sur « Les fêtes de la crue du Nil », en particulier les p. 361-368; 393-398; 413420. 110 Ibid., p. 364. 111 Cf. la description de D. Bonneau, op. cit., p. 396-398: prêtres, danseurs, au son de la flûte et du tambourin, porteurs de palmes et figurants de toute sorte composaient un cortège d'une centaine de personnes.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ fête égyptienne avait pour but de constater la crue du Nil et, par des présents et des prières, de «l'encourager à atteindre, dans les semaines suivantes, la hauteur désirée»112, de même, à Rome, il s'agissait, dans un esprit peut-être plus magique que religieux, d'appeler la pluie et les eaux représentées par le cours du fleuve113, de stimuler la puissance défaillante des eaux en vue de la crise estivale. Tel est bien, en effet, le but essentiel de la Tiberina descensio et, en cela, les nombreuses barques profanes qui sillonnaient le Tibre n'avaient pas une fonction différente de la bar que unique et sainte, de la «barque cultuelle» chargée d'un reliquaire et portée en procession dans les rues en guise de char ou effectivement lancée sur les eaux, lors des cérémonies de bénédiction de la mer en Provence, ou dans les villes riveraines du Rhône114. Comme les fêtes du solstice, ces cérémonies reproduisent des rites de magie agraire, destinés à provoquer la pluie fertilisante et, plus généralement, l'action salutaire des eaux dont les chutes de pluie, tombant des hauteurs célestes, ne sont que le signe le plus évident. C'est au même ensemble géographique et rituel que se rattache une fête autrefois célébrée sur le Rhône, entre Lyon et Vienne, la Fête des Merveilles qui, le 2 juin, rassemblait la jeunesse des deux villes en l'hon neur de saint Pothin et de ses compagnons martyrs. «Les jeunes gens se livraient à des joutes fluviales, devant le lieu dit Pierre-Bénite, sous les yeux du clergé. Le soir, de grands feux étaient allumés au bord de l'eau, et leurs cen dres répandues à sa surface, en souvenir des cendres des martyrs dispersées par leurs bour-
"2Ibid., p. 394. 113 D. Bonneau, op. cit., p. 361, suggère que le culte rendu au débordement du fleuve a pu tirer son origine d'un culte préhistorique de la pluie, ce qui le rapprocherait davantage encore de la fête romaine. 114 Ces fêtes, célébrées sur toute la côte méditerranéenne (aux Saintes-Mariés, à Monaco, Fréjus, Saint-Tropez, Collioure), à Tarascon (lors de la procession de la Tarasque), Arles et Avignon (aux Rogations), ont été spécialement étudiées par F. Benoît, L'immersion des reliques, les processions rive raines et le rite de la «barque cultuelle» en Provence, Revue de Folklore français et de Folklore colonial, VI, 1935, p. 75-108 et 184; également Le rite de l'eau dans la fête du solstice d'été en Provence et en Afrique, Revue anthropologique, XLV, 1935, p. 13-30.
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reaux»115. Analogue aux fêtes du solstice par l'union du feu et de l'eau, c'est, sous une version christianisée et malgré la différence de date, l'équivalent le plus proche que nous puissions trouver de la Tiberìna descensio : promenades en barque loin de la ville, jeux sur le fleuve, il n'est pas jusqu'à la présence des jeunes gens qui ne soit commune aux deux fêtes. Le rite des barques, lors de la Tiberina descensio, n'a donc rien d'exceptionnel : il se rattache à une tradition cultuelle aussi bien attestée que les autres rites de l'eau pratiqués à la Saint- Jean. La navigation sur le fleuve est une forme de contact avec les eaux qui, pour être plus symbolique, n'en est pas moins comparable aux baignades et aux aspersions : le fidèle qui descend le cours du fleuve peut, tout autant que celui qui s'y plonge, abandonner à l'eau ses souillures et regagner la rive purifié de toute maladie, régénéré et revivifié. Mais la fête nau tique possède une efficacité propre que n'ont pas les bains rituels ou que, du moins, ils n'ont pas au même degré : elle est une offrande adressée aux eaux et, plus qu'une simple preuve de piété, un véritable don d'énergie. Si, par le bain sacré, le fidèle recueille passivement les bienfaits des eaux, celui qui les sillonne de sa barque exerce sur elles une action, qui a la vertu de les ranimer. Sans oublier que les jeux du 24 juin sur le Tibre étaient un divertissement populaire, non des ludi au sens propre, les évolutions des barques sur le fleuve, l'effort des rameurs n'en constituaient pas moins un déploiement de forces dont l'efficacité magique était identique à celle des ludi. De même que la fonction des jeux est de rajeunir périodiquement les puissances vitales des dieux et des âmes des morts, de lutter contre leur dépérissement et d'entretenir leur existence116, de même la fête qui se célébrait sur le Tibre, et dont Ovide décrit la liesse populaire et les réjouissances toutes
115 F. Berge, op. cit., p. 453. Cf. A. Audin, Les rites solsticiaux et la légende de saint Pothin, RHR, XCVI, 1927, p. 147-174. 116 Cf. A. Piganiol, Le sens religieux des jeux, dans Recher ches sur les jeux romains, Strasbourg-Paris, 1923, p. 137-149. A cet égard, le rite non sanglant de la Tiberina descensio avait la même valeur revigorante que l'offrande d'une victime humaine, dont Frazer a retrouvé des traces dans les fêtes de l'eau de la Saint- Jean (cf. supra, p. 218).
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profanes, devait être à l'origine une célébration rituelle destinée, par les forces qu'elle mettait en œuvre sur les eaux, par les remous qu'elle suscitait en elles, à réveiller leur vigueur affai blie, à revigorer magiquement leur vitalité, en une période critique du cycle solaire et avant les redoutables chaleurs de la Canicule. Comme les rites du feu qui, ailleurs, permettent au soleil d'accomplir victorieusement le «passage» du solstice, la Tiberina descensio, fête du fleuve, venait au secours des eaux menacées : elle les stimulait, elle leur infusait les forces neuves qui leur permettraient, à elles aussi, de triompher de la crise cosmique. Quel était donc- le péril auquel il fallait soustraire les eaux et, avec elles, tous les vivants dont le salut leur était lié? Celui-là même que représentait le feu solaire. Car, au début de l'été méditerranéen, le soleil apparaît plus redoutable que menacé, et c'est précisément à l'époque du solstice que ses effets funestes commencent à se faire sentir. C'est alors le début des grandes chaleurs, de la période néfaste qui, jusqu'à la fin de la Canicule, apporte aux plantes, aux ani maux, aux hommes nuisances et calamités. Si la Canicule est la période pestilentielle par excel lence117, l'époque du solstice n'est pas moins inquiétante. Dès la seconde quinzaine de juin, et même dès les ides, le 13, les jours deviennent torrides; id. Iun. color incipit, écrit Columelle qui, presque aussitôt, répète : Vili et VII et VI kal. lui. solstitium, Fauonius et calorn%. Avec le solstice et les ardeurs de l'été, apparaissent l'appréhension de la sécheresse et des maladies, la crainte devant le tarissement des eaux puri fiantes et guérisseuses, seul recours des humains en cette saison malsaine. Les conditions de climat idéales que souhaite le paysan - mais n'est-ce pas chimère? -, c'est la pluie au solstice et un ciel serein en hiver: umida solstitia atque hiemes orate serenas, agricolae . . ,119,
117 A la Canicule, les mers et les étangs bouillonnent et le vin fermente dans les celliers, sous l'effet de la chaleur (Plin. NH 2, 107). 118 11, 2, 49. 119 Verg. georg. 1, 100 sq. Sur le précepte de Virgile, Plin. NH 17, 13-14, et la note de J. André dans son éd. des Belles Lettres, § 13, p. 117; ainsi que R. Billiard, L'agriculture dans
et c'est encore le solstice malfaisant qui donne son nom aux maladies de l'été, au solstitialis morbus dû aux excès de la température120. C'est cette hantise de la chaleur, répandue dans les campagnes du Latiufn et si manifeste encore dans l'agronomie impériale, c'est le besoin essent ielde l'eau, nécessaire à la vie des êtres et des plantes durant les mois desséchés de l'été qui, en l'état archaïque de la religion romaine, ont donné naissance aux rites du solstice, tels qu'ils étaient pratiqués lors de la Tiberina descensio. On comprend aisément que, dans ces condit ions, le Soleil n'ait pas eu sa part des rites romains du solstice. Rien ne permet de croire, en effet, que la fête de l'eau que nous connais sons au temps de Cicéron et d'Ovide ne soit que le résidu de pratiques plus complètes, dont une partie, celle qui concernait les «charmes» du feu, serait tombée en désuétude. Il faut nous rendre à l'évidence: la fête romaine du solstice d'été ne comportait aucun rituel solaire. Mais ce qui pourrait passer pour un paradoxe ne s'ex plique que trop bien par la psychologie rel igieuse du Romain et par les conditions clima tiques dans lesquelles il vivait. Si faible qu'ait étél'intérêt de la religion romaine classique pour le culte solaire et les grands rythmes cosmiques, il est certain que les religions italiques n'ont igno réni les crises astronomiques, ni les vertus surnaturelles du feu. Le culte gentilice dont les Aurelii, d'origine sabine, honoraient le Soleil121; la place modeste, mais réelle, de Sol Indiges dans le férial romain122; la double sacralisation l'antiquité d'après les Géorgiques de Virgile, Paris, 1928, p. 95. no pj fri 544 . ies Syriens eux-mêmes, affirme l'esclave Stasime, sont, malgré leur résistance, victimes de ces inso lations mortelles (si, toutefois, tel est bien le sens. A. Ernout, Les Belles Lettres, hésite entre deux traductions : « coups de soleil» ou « fièvre chaude»). 121 Ausel en sabin? selon la conjecture (P. Kretschmer, Einleitung in die Geschichte der griechischen Sprache, Göt tingen, 1896, p. 83 sq.; W. Schulze, Zur Geschichte lateinischer Eigennamen, p. 468; Wissowa, RK2, p. 315 et n. 3) formée d'après les textes de Varr. LL 5, 68 et Fest. Paul. 22, 5. Cf. J.C. Richard, Le culte de «Sol» et les «Aurelii» : à propos de Paul. Fest. p. 22 L., dans L'Italie préromaine et la Rome républicaine. Mélanges J. Heurgon, Rome, 1976, IL p. 915-925. 122 Le 9 août, au Quirinal (F. Amit, Allif., Vali, CIL I2, p. 217, 240, 244, 324; /. /., XIII, 2, p. 148 sq, 180 sq., 190 sq., 493), et lors des Agonalia (plutôt que Agonium ou Agonia; cf. A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 393 sq.) du 1 1 décembre (F. Amit.,
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ du solstice d'hiver, d'abord, semble-t-il, par les Agonalia du 11 décembre, puis, le 21, par les Diualia, incitent à penser que les plus anciens Romains avaient aussi une connaissance objec tivedu solstice d'été. Par ailleurs, il est bien connu que des rites du feu, purificateur et fécondant, étaient pratiqués par les «Loups du Soracte», les Hirpi Sorani, qui marchaient pieds nus sur des charbons ardents123, et, à Rome même, aux Cerialia du 19 avril124, puis aux Parilia du 21, où bergers et troupeaux sautaient par dessus les feux de joie125, comme lors des fêtes· de la Saint- Jean. Ainsi donc, si les Romains n'ont pas sacralisé le solstice d'été par des rites solaires, ce n'était ni par ignorance de l'événement cosmique qui s'accomplissait, ni par incapacité d'y remédier. C'était, plus simplement, parce qu'ils ne le res sentaient pas comme une crise, en la saison où ils voyaient le soleil dans toute sa force. Cette crise, ils la percevaient et ils aidaient à la résoudre le 21 décembre. Le 24 juin, ce n'était nullement le soleil qui leur apparaissait en détresse126, mais les eaux. Les anciens, si l'on en croit le mythe de Phaéthon, ont été plus senMaff., Praen., Ant, Ost., CIL F, p. 226, 237, 245, 249, 336; /. /., XIII, 2, p. 83, 106, 136 sq., 198 sq., 210, 535 sq.). 123Verg. Aen. 11, 785-788 et Serv., ad loc, cf. Plin. Ν Η 7, 19. 124 Sur le lâcher des renards en feu aux Cerialia, cf. J. Bayet, Les «Cerialia», altération d'un culte latin par le mythe grec, RBPh, XXIX, 1951, p. 5-32; 341-366; et H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 116-122; et Les renards aux Cerialia, Mélanges Carcopino, Paris, 1966, p. 605-612. 125 Ovid. fast. 4, 727; 781-792, où le poète s'interroge sur la valeur du feu, purifiant et fécondant comme l'eau, qui lui est à la fois ennemie et associée; et 805. 126 II existait cependant aux Matralia du 11 juin - qui, d'ailleurs, coïncidaient avec une autre fête de Fortuna, celle du Forum Boarium - un rite dont G. Dumézil a montré la signification solaire : les dames romaines y prenaient dans leurs bras leurs neveux, à l'imitation de Mater Matuta, la déesse de l'aurore qui choie son neveu le Soleil (cf. infra, p. 311). Il y aurait donc eu, aux deux solstices, même duplication rituelle: les 11 et 21 décembre, les 11 et 24 juin. Mais, si les deux fêtes hivernales de décembre peuvent s'expliquer par un besoin inquiet d'efficacité, les rites de juin semblent être d'origine et d'intention différentes. Tout dis tingue, en effet, la fête urbaine et publique, semble-t-il, du 1 1 juin, symétrique des Agonalia du 11 décembre et caractéri sée par un rite solaire d'origine indo-européenne (dont le sens réel échappait évidemment à la Rome classique), et la fête de l'eau de Fors Fortuna, fête rurale, célébrée loin de la Ville et étrangère aux feriae publicae.
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sibles aux excès du feu solaire qu'à son insuf fisance. Nul besoin donc, à la fin de juin, d'aider rituellement le soleil. Au contraire, il était urgent de garantir l'univers de son feu dévorant. Le seul remède, en ce péril, était de faire appel à l'autre élément, antagoniste, mais aussi complémentaire du feu, et assez mystérieusement uni à lui pour annuler les effets de son incandescence127. Ainsi le caractère partiel de la fête du 24 juin, un iquement consacrée aux rites aquatiques, ne s'explique-t-il ni par l'oubli ni par l'incompré hension de rites solaires primitifs, mais par une méconnaissance volontaire. L'indifférence des Romains aux cycles astronomiques, trop éloi gnés du monde terrestre et des activités humain es, leur extrême attention, au contraire, à tout ce qui favorise ici-bas l'action pratique et son efficacité128, les ont amenés à négliger une crise solaire qui se déroulait dans les· hauteurs du ciel et n'avait point d'effet sur la société des homm es, pour concentrer la totalité de leurs préoc cupations sur l'eau, problème quotidien, imméd iatement indispensable à leur survie, à celle de leur bétail et de leur agriculture. Deux facteurs se sont ainsi conjugués: la quête vitale de l'eau dans les pays méditerra néens, où les ravages du feu solaire sont un péril plus redoutable que la crise du solstice; d'autre part, la faible aptitude de l'esprit romain à la pensée cosmique, pour limiter aux seuls rites de l'eau la fête tiberine du solstice d'été. Là où le folklore européen associe l'eau et le feu, le férial romain, hanté par le tarissement des eaux, multiplie au contraire les fêtes aquatiques. Avant la période la plus brûlante de l'été, entre le début de juin et le lever de la Canicule, le 23 juillet, se succèdent les rites dont l'objet corn127 Un exemple cité par Frazer permet de croire que cet antagonisme entre l'eau et le feu était clairement ressenti par les populations et qu'il pouvait s'exercer dans un sens ou dans l'autre : à Château-Thierry, au XIXe siècle, on croyait encore que les feux de la Saint-Jean avaient le pouvoir de faire cesser le mauvais temps quand le mois de juin était particulièrement pluvieux (Balder the Beautiful, I, p. 187 sq.). 128 Warde Fowler, Roman Festivals, p. 170, constatant que, dans leur religion, les Romains n'accordent pas au solstice d'été la même importance que d'autres peuples, remarque fort justement qu'ils ne s'attachent pas aux phénomènes de la nature pour eux-mêmes, mais dans la seule mesure où ils intéressent leurs activités.
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mun est de parer à la menace qui pèse sur les eaux : ainsi les ludi Piscatorii du 7 juin, célébrés trans Tiberini129; le dies Fortis Fortunae du 24 juin; les Neptunalia du 23 juillet, le jour même de la Canicule, que les Romains passaient en s'abritant sous des tonnelles de feuillage130; peutêtre aussi les Furrinalia du 25 juillet, si la maîtresse du Incus Furrinae était bien, à' ce qu'il semble, une divinité des sources du Janicule, comme le suggèrent les dédicaces tardives aux Νυνφες Φορρίνες, autrement dit aux Νύμφοα Φορρίναι, ou Forinae, trouvées dans le sanctuaire des dieux syriens qui la supplantèrent131. On remar quera que deux de ces fêtes, les ludi Piscatorii et les Furrinalia, étaient, comme celle de Fors Fortuna, célébrées au Trastevere. Ajoutons que, là également, se trouvait l'autel de Fons, le dieu des sources, honoré aux Fontinalia du 13 octobre - comme si, dans la Rome archaïque, la rive droite du Tibre avait eu vocation particulière pour le culte des eaux132. Tel est, au commenc ementde l'été, le cycle des fêtes de l'eau auquel appartient la Tiberina descensio, destinée, le jour même où le soleil atteint le sommet de sa course, à compenser les effets destructeurs de son feu trop intense; à associer, donc, la puis sance de l'eau à celle du feu pour accorder au monde des vivants les umida solstitia qu'implore 129 Fest. 232, 10; 233, 2; 274, 35. J. Le Gali, qui en fixe la date au 8 juin et le lieu au Trastevere, sur la rive droite, en face du Forum Boarium, écarte tout lien entre les ludi Piscatorii et Vulcain (à qui les pêcheurs auraient offert des poissons comme victimes de substitution, selon l'interpré tation traditionnelle, mais erronée à ses yeux, du texte de Festus) : les «jeux des pêcheurs» étaient, selon lui, célébrés exclusivement en l'honneur du Tibre (Recherches sur le culte du Tibre, p. 48-50; 57 et 102). 130 Fest. Paul. 519, 1 : umbrae uocabantur Neptunalibus casae frondeae pro tabernaculis. Les Neptunalia semblent être liés, par leurs intentions et par l'intervalle rituel de trois jours qui les en rapproche, aux Lucaria, la fête des bois sacrés, célébrée dans un lucus du nord de la ville, les 19 et 21 juillet. Aussi Wissowa voit-il dans les Neptunalia une fête de propitiation contre la sécheresse et l'épuisement des eaux (RK2, p. 225 sq.). 131 CIL VI 422; 36802 (10200 ayant été reconnue fausse par Hülsen, MDAI (R), X, 1895, p. 293-296). Cf. P. Gauckler, Le sanctuaire syrien du Janicule, Paris, 1912, p. 15-21 et 5560. 132 Sur l'autel de Fons, Cic. leg. 2, 56. Sur ces divers cultes de la rive droite, cf. l'article cité de S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 26-56 et, pour la localisation des sanctuaires, son plan du Janicule et du Trastevere, pi. I.
le paysan des Géorgiques et qui, en effet, réali sent l'équilibre naturel le plus favorable aux humains. Désormais, le rôle de Fors Fortuna au 24 juin nous apparaît clairement : elle était bien la déesse du solstice d'été, mais en un sens que les plus anciens interprètes de sa fête n'attendaient nullement. Elle n'y était pas la déesse du soleil, ni même celle qui aidait la crise solaire à se dénouer, comme le faisait Diua Angerona au solstice d'hiver. Si elle y intervenait, c'était comme dispensatrice des eaux bienfaisantes. Mais il faut se garder de définir son action en termes trop étroits. Fors Fortuna n'est pas la déesse de la pluie, encore moins celle du fleuve, ni même celle des eaux en général. Les eaux font partie de son domaine symbolique et religieux, mais on ne saurait la concevoir comme le principe divin - d'aucuns diraient le numen - qui personnifie leur force naturelle. Aucune rivalité n'oppose, à cet égard, Fors Fortuna au Tibre divinisé ou à Neptune, le dieu étrusco-romain des eaux douces133 dont Yinterpretatio Graeca et l'assimilation avec Poseidon firent ensuite le dieu de la mer et de l'élément salé; il ne semble pas d'ailleurs que, même à date ancienne, Nep tune et Fors Fortuna aient eu la moindre affi nité. La définition originelle de la déesse est plus large. Divinité dont le rôle majeur est de «port er», de «produire» {ferre) pour les hommes ce dont ils ont besoin pour naître et pour subsister, elle est avant tout, comme ses homologues de Préneste et d'Antium, une déesse de fécondité et une donneuse de vie. C'est à ce titre que les hommes attendent d'elle le don vital de l'eau durant les chaleurs estivales. La maîtrise des eaux, loin d'être la fonction unique par laquelle elle se définit tout entière, est donc bien plutôt une conséquence, une application particulière des pouvoirs plus étendus qu'elle détient : les eaux, source de vie, sont le moyen par lequel elle accomplit sa vocation la plus large, celle d'une divinité essentiellement féconde et géné reuse. 133 Cf. Serv. georg. 1, 12 : Neptunus fluminibus et fontibus et aquis omnibus praeest. Fonction que confirme l'existence de sa parèdre Salacia Neptuni, la déesse des eaux jaillissantes (salire; cf., entre autres, Wissowa, RK2, p. 226; De Sanctis, Storia dei Romani, IV, 2, I, p. 176 sq.; et, maintenant, G. Du mézil, Mythe et épopée, III, Paris, 1973, p. 63-85; et Fêtes romaines d'été et d'automne, p. 25-31).
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ Est-ce à dire que le culte rendu à Fors Fortuna, dans ses deux sanctuaires de la cam pagne romaine, s'adressait à une déesse agraire de la fertilité? Marquardt avait autrefois émis cette hypothèse, qu'il fondait sur un passage maintes fois cité de Columelle et sur les conseils que le poète agronome y donne aux jardiniers : lorsque la moisson sera mûre et que le soleil traversera les Gémeaux et le Cancer, c'est-à-dire en juin-juillet, à l'époque même du dies Fortis Fortunae, qu'ils portent au marché leurs pro duits, ail, oignons, pavots, aneth, puis, quand ils les auront vendus, qu'ils chantent les louanges de Fors Fortuna, avant de regagner leurs riants jardins134. Faut-il donc, comme le pensait Marq uardt, dont la théorie, reprise par Hild, a eu de lointains disciples, voir en Fors Fortuna une divinité du monde rural et des paysans, patronn e, à l'origine, «de l'agriculture et de l'horticul ture»135? En fait, et le texte de Columelle et le bref commentaire qu'en a donné Marquardt sont, en eux-mêmes, si peu explicites que la critique ultérieure, qui a réexaminé le premier et considérablement amplifié le second, a pu en proposer jusqu'à trois interprétations différent es. Les uns, comme Wissowa et S. M. Savage, passant par le biais d'une Fortune-hasard, ont fait de la déesse la protectrice des paysans dont les conditions de vie dépendent si étroitement des caprices du temps et de l'instabilité des circonstances atmosphériques136 : exégèse plus ou moins fidèle qui, finalement, rejoint celle de Peter et de Warde Fowler, censeurs de Mar quardt et tenants d'une Fors Fortuna inconstant e dont les agriculteurs cherchent à se concilier la bienveillance à l'approche de la moisson137. Certains, comme C. Bailey et H. J. Rose, qui, 134 10, 311-317: Sed cum maturis flauebit messis arhtis atque diem gemino Titan extenderit astro, hauserit et flammis Lernaei brachici Cancri, alia tune caepis, Cereale papauer anetho iungite, dumque uirent, nexos deferte tnaniplos et célèbres Fortis Fortunae dicite laudes mercibus exactis hilarisque recurrite in hortos. 135 Marquardt, Le culte chez les Romains, II, p. 369. Cf. Hild, DA, II, 2, p. 1268 sq., qui se contente d'affirmer son «caractère» et ses «origines champêtres». 136 Wissowa, RK2, p. 257; Savage, op. cit., p. 32. 137 peter( SiV. Fors, dans Roscher, I, 2, col. 1502 sq.; Warde Fowler, Roman Festivals, p. 170.
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d'ailleurs, ne se réclament même plus de Marq uardt, ont durci sa thèse au point de considérer Fortuna dans son ensemble, et non plus seule ment Fors Fortuna en particulier, comme «ori ginally an agricultural numeri of fertility»138. D'autres enfin, comme Otto et surtout K. Latte, ont vu en Fors Fortuna la déesse de la Chance, Chance des petites gens, conçue, sous son aspect économique et social, comme la dispensatrice du profit commercial, celle à qui les campagnards venus à la ville sont redevables d'un marché fructueux139. Le texte de Columelle est, il est vrai, assez allusif, et la personnalité de Fortuna et ses affinités divines assez complexes, pour donner lieu à de multiples interprétations. On peut effectivement concevoir que la déesse à laquelle rendent grâces les jardiniers est celle qui a fait pousser leurs plantes : liée à l'eau et au soleil, fêtée au commencement de l'été, Fors Fortuna pourrait être une authentique divinité agraire, dispensatrice de la croissance végétale. Mais n'usurperait-elle pas alors la fonction de Cérès? Fors Fortuna, nous l'avons vu, était spécialement honorée par les collèges d'artisans et nous avons conservé quelques-unes des dédicaces qu'ils lui consacrèrent sous la République140. N'est-il pas plus simple de reconnaître dans la déesse que Columelle propose à la reconnaissance des jar diniers, celle-là même qui veillait sur les humb les et les gens de métier? Celle que priaient non seulement les uiolaries, rosaries, coronaries, dont la dédicace ne fut le prétexte d'aucune interprétation agraire, mais aussi les bouchers et les ouvriers du bronze, ce qui achèverait d'ôter toute vraisemblance à l'hypothèse de Marquardt. D'ailleurs, même si la déesse qu'invoquent les jardiniers de Columelle est celle qui a fait croître leurs plantes, elle est surtout, semble-t-il, celle qui leur a permis de les vendre : mercibus exactis.
138 Bailey, Cambridge Ane. Hist, VIII, p. 446, à propos des Fortunes de Préneste et d'Antium; de même Phases in the religion of ancient Rome, p. 136: «Fortuna, who being originally an Italian deity of fertility ...» ; et H. J. Rose, Ancient Roman religion, p. 90, où « Fortuna, otherwise Fors Fortuna» est définie comme «originally an agricultural deity ». 139 Otto, RE, VII, 1, col. 17 sq.; Latte, Rom. Rei, p. 180. 140 Sur ces inscriptions, supra, p. 202, et, pour un com mentaire plus développé, infra, p. 236.
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Son domaine toucherait donc à ceux de Cérès et de Mercure à la fois. Or la Fortune hellénisée de l'Empire, celle qui est contemporaine de l'agr onome, représente en quelque sorte un moyen terme entre les fonctions de ces deux divinités. Son attribut le plus constant, la cornu copia qui déborde de fruits, évoque tout ensemble les productions de la terre, la prospérité matérielle et les « biens de fortune » que dispense la déesse. Ce symbolisme peut être suffisant pour attacher les jardiniers, producteurs et commerçants, à une divinité qui, sans être nécessairement «agraire» au sens précis du terme, incarne la fécondité généreuse. D'autant que Fortuna, sou vent associée à Mercure, est apte aussi bien que lui à favoriser les échanges économiques et à donner richesse, réussite et bien-être à ceux qui l'honorent. Dans l'esprit qui anime la religion impériale, la recommandation de Columelle se comprend aisément, sans qu'il soit besoin de recourir à l'hypothèse d'une fonction agraire, exhumée du passé le plus lointain de la déess e. Faut-il donc se contenter de cette explication banale - trop banale pour ne pas susciter la défiance? Sous l'Empire, les collèges d'artisans se sont détournés, semble-t-il, de la vieille déesse du Trastevere et du sixième mille, et leur dévo tion ne s'adresse plus qu'à Fortuna, et elle seule, sous d'autres dénominations141. La fidélité que lui témoignent les jardiniers n'aurait-elle pas une cause plus spécifique? En fait, une lecture plus attentive de Columelle suggère une autre inter prétation. Fors Fortuna n'est pas la seule divinité nommée en ce passage à l'intention des paysans. Avant elle, c'est de Vertumne que le poète leur rappelle les dons, Vertumne qui leur permettra de vendre avec profit les fleurs du printemps142, de même que Fors Fortuna les légumes et les
141 Fortuna horreorum; Conseruatrix horreorum Galbianorum; col(legii) fa[brum] (CIL VI 188; 236b; 3678). '«10, 303-310: Et nos, agrestes, duro qui pollice mollis demetitis flores, cano iam uimine textum sirpiculum ferrugineis cumulate hyacinthis. Iam rosa dtetendat contorti stamina iunci, pressaque flammeola rumpatur fiscina calta, mercibus ut uernis diues Vortumnus abundet, et titubante gradii multo madefactus Iaccho aere sinus gerulus plenos grauis urbe reportet.
plantes de l'été. Les deux couplets symétriques, l'un de huit vers, l'autre de sept, s'achèvent sur le même tableau, celui du jardinier qui revient de la ville, riche du produit de sa vente - mer cibus ut uernis, mercibus exactis - qu'il a joyeu sement célébrée, soit en prenant part à la fête de Fors Fortuna, soit en l'arrosant de la liqueur de Bacchus. C'est donc bien des divinités des sa isons qu'il s'agit, de celles qui président au cycle de l'année143 ou au cycle solaire, et qui se succèdent pour veiller sur la vie rurale et les produits de la terre144, Vertumne comme dieu du printemps fleuri, Fors Fortuna comme déesse agraire de l'été. Or, nous le percevons grâce à d'autres indi ces, les érudits romains gardaient précisément le souvenir d'une antique Fortune agraire. Le nom de la déesse figure dans un fragment, conservé par Aulu-Gelle, d'une des Satires Ménippées, la Σκι,αμαχύχ, où Varron invoque une série de divinités féminines : te Anna ac Peranna, Panda f telato f Pales, Nerienes Minerua, Fortuna ac Ceres. Mais le rapport qui l'unit à Cérès demeure obs cur et le contexte l'éclairé d'autant moins que la fin du premier vers et le début du second sont mutilés, et même, pour le premier, semble-t-il, irrémédiablement145. G. Radke a donné de ce
143 Cf. l'élégie à Vertumne, Prop. 4, 2, 11 : sen, quia uertentis friictum praecepimus anni . . . 144 Sur les compétences agricoles de Vertumne, «dieu de troisième fonction», cf. G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 181 sq. et 345 sq., qui rappelle Varron, LL 5, 74, où il figure avec Ops, Flora, Saturne, etc., dans une liste de divinités qui toutes «s'intéressent par des voies diverses à l'agricultu re». 145 Nous gardons à dessein le texte des mss., que les éditeurs modernes restituent de façons diverses, mais néan moins convergentes. Pour le premier vers, qui pose les problèmes les plus délicats, ils adoptent généralement les conjectures suivantes: Panda Cela, te Pales (éd. Hosius d'Aulu-Gelle, 13, 23, 4, Leipzig, 1903; reprod. Stuttgart, 1959; éd. des Ménippées par E. Bolisani, Varrone Menippeo, Padoue, 1936, LXXIX, frg. 509, p. 269); ou Pando Cela, etc. (Bücheler-Heräus, 8e éd., Berlin, 1963, frg. 506; F. Della Corte, Varronis Menippearum fragmenta, Gênes, 1953, frg. 510, p. 105). L'une et l'autre remontent à Mommsen, dont la vieille hypothèse, Panda Cela (Ann. Inst., 1848, p. 424; Die unteritalischen Dialekte, Leipzig, 1850, p. 135-137) est main tenant abandonnée (cf. la critique de A. von Blumenthal, Zur römischen Religion der archaischen Zeit II, RhM, XC, 1941, p. 327-329; et, depuis, G. Capovilla, Per l'origine di alcune
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ passage une exégèse hardie et systématique au point que, sous la mise en forme littéraire, il n'hésite pas à y retrouver quatre noms doubles, désignant chacun par une formule binaire, et avec asyndète, quatre divinités en fait conçues comme uniques - « Doppelnamen singularischen Inhalts»146 - et qu'il situe sur le même plan: Anna Perenna, Panda Pales, Nerienes Minerua, Ceres Fortuna. Mais tout, dans cette conjecture, aussi bien les fausses fenêtres qu'elle ouvre par symétrie que l'état de corruption où se trouve la moitié du passage et, surtout, que la «Ceres Fortuna» qui, par un retournement imprévisible, sort du texte de Varron, Fortuna ac Ceres, et, dans le raisonnement de G. Radke, se substitue entièrement à lui, incite à la prudence. Nous nous garderions bien, quant à nous, de conclure à l'identité des quatre «Doppelnamen» ainsi reconstitués et, malgré la savante construction qui nous est proposée, nous restons beaucoup plus sensible à leur hétérogénéité qu'à leur apparente ressemblance. Que faut-il, tout d'abord, penser de la restitu tiontentée pour la fin du premier vers et qui, à partir de l'énigmatique Panda, qui n'est guère plus qu'un nom, mais qui a au moins le mérite d'être attestée147, crée de toutes pièces une fall acieuse Panda Pales, ou Pales Panda? La conjectu re n'est pas plus convaincante que celle de Mommsen, Panda *Cela, qu'elle vise à remplac er, et il serait téméraire de spéculer davantage sur ce passage corrompu, dont le seul élément sûr est Paies, déesse au nom unique s'il en fut. Est-il, par ailleurs, aussi légitime que le voudrait
divinità romane, Athenaeum, XXXV, 1957, p. 101-109), mais non remplacée. On voit mal, allègue Mommsen, à quel titre la toute mythologique Lato figurerait dans cette invocation. G. Radke propose te calo; mais cette conjecture est trop peu assurée pour que la prudence ne conseille pas de laisser subsister le lociis desperatus. Au second vers, tous les éditeurs restituent Nerienes (var. de Bücheler-Heräus : Nerienis) (et) Minerua, sauf G. Radke : (te) Nerienes Minerua. Pour le commentaire de ce passage, G. Radke, Die Götter Altita liens, dans la partie de son introduction consacrée aux «Doppelnamen», p. 27-31, et, s.v. Fortuna, p. 133. 146 Op. cit., p. 30, où, si les trois premiers groupes repro duisent fidèlement le texte de Varron, «Anna und Peranna», etc., on notera que le dernier devient, par une remarquable interversion, «Ceres und Fortuna». 147 Chez Arnobe, 4, 3, et Nonius, 63, 1, d'après Varron et Aelius Stilo, qui l'identifiait à Cérès.
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l'auteur d'éliminer du texte les deux coordinat ions par ac et de substituer au premier et au dernier couple, les seuls, on le notera, où la phrase originale de Varron soit intégralement conservée, deux formules en asyndète, sur le modèle · de Nerienes Minerua qui, de surcroît, n'est pas sûr, et où tous les éditeurs lisent en réalité Nerienes (et) Minerua? Là encore, l'analo gie risque d'être trompeuse et il serait arbitraire d'uniformiser tous les termes de l'énumération. Anna Perenna, vieille déesse italique, fêtée aux ides de mars et objet d'un culte stable, est certes une divinité unique dont le nom peut être tenu pour itératif. Mais, s'il est vrai qu'on doit retrou ver, dans le couple Anna ac Peranna, une antique formule de vœux et l'origine même du nom double de la déesse148, conservée par Varron, poète, grammairien et antiquaire, il est évident qu'il faut non seulement garder ac, mais encore le valoriser, et, loin de ramener les trois expres sionsau modèle, d'ailleurs suspect, de Nerienes Minerua, insister sur la dualité d'Anna AC Peranna dans le premier groupe, de Fortuna AC Ceres dans le dernier. Enfin et surtout, dans ces alliances entre deux personnalités divines distinctes que crée le second vers, dans quel sens convient-il de lire les formules de Varron, et quelle hiérarchie ou quell eassimilation fonctionnelle instaurent-elles en tre les deux déesses ainsi associées? Le cas de Nerienes Minerua, qui est à l'origine du chapitre d'Aulu-Gelle et de la citation des Ménippées, est relativement simple. Dans ce même passage où il reproduit les deux vers de Varron, Aulu-Gelle transcrit une série de formules rituelles, dans lesquelles sont réunis le nom d'un dieu, au génit ifadnominal, et celui d'une déesse qui personnif ie l'une de ses qualités ou de ses «vertus». Ainsi Lua Saturni, Salacia Neptuni, qui sont la force «destructrice» de Saturne, «bondissante» de Neptune, etc. Et, pour finir, Nerio Martis (ou Nerienes, forme qu'explique Aulu-Gelle), qui est la parèdre et même l'épouse de Mars, dont elle
148 Reposant sur deux impératifs, amia ac perenna, per sonnifiés et divinisés sous la forme de deux féminins, Anna ac Perenna (cf. Varron), puis Anna Perenna, selon D. Porte, Anna Perenna, «Bonne et heureuse année»?, RPh, XLV, 1971, p. 282-291. Contra, toutefois, J.André, Les mots à redouble ment en latin, Paris, 1978, p. 72, n. 64.
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incarne la vaillance virile149. Mais elle peut aussi se confondre avec Minerve : Minerua Neriene est appellata™, entité mineure qu'absorbe une divi nité personnelle plus riche et de niveau plus élevé; d'où l'expression de Varron qui, dans une même invocation, réunit Nerienes Minerua. Faut-il faire subir le même sort au dernier couple nommé, celui de Fortuna et de Cérès? G. Radke, pour sa part, croit pouvoir lire Ceres Fortuna, comme Fors Fortuna ou Stata Fortuna151: rapprochement fallacieux, dans la mesure où Fors Fortuna est une formation stable et itérati ve, le nom canonique d'une divinité qui possède un statut défini dans la religion romaine, tandis que Stata Fortuna, attestée par un unique exemp le152, n'est qu'une création occasionnelle et éphémère de la langue épigraphique, qui ne devait apparaître que comme l'association tem poraire de deux déesses par ailleurs distinctes. Quant à la Ceres Fortuna qu'il recompose, elle est plus que suspecte. D'abord par son énoncé même, alors que la simple fidélité à la lettre du texte inciterait à garder la séquence Fortuna Ceres, comme Anna Perenna, et non l'inverse. Ensuite et surtout, par la relation hiérarchique qu'elle établit de l'une à l'autre divinité. Leur groupement serait-il donc comparable à celui de Lua Saturni, Salacia Neptuni, etc., formules qui traduisent un lien de subordination, et dont l'un des termes seul désigne une personne divine, tandis que l'autre ne signifie rien de plus qu'une faculté particulière de la divinité principale? Dans Ceres Fortuna, le rapport syntaxique, quoi quedifférent, pourrait, si l'on en croit G. Radke, exprimer le même contenu théologique : Fortu na, simple adjectif, épithète du nom divin Ceres, ne serait plus une réalité indépendante, mais seulement une qualité de la grande déesse agrai149 Gell. 13, 23, 1-2; 7, où Nerio, ou Nerienes, mot sabin, est glosé uirtus et fortitude; et 10: Nerio igitur Martis uis et potentia et maiestas qiiaedam esse Martis demonstratur. Sur l'interprétation de ces formules de prières, cf. Warde Fowler, Religious experience, p. 150-152 et 481-485 (App. III). •so Porph. Hör. epist. 2, 2, 209. 151 Ainsi énumérées, op. cit., p. 27, sans l'astérisque qui indiquerait que la formule *Ceres Fortuna, loin d'être attestée par une source antique, n'est qu'une restitution de l'auteur; également p. 29; 30 («Fortuna steht neben Ceres wie sonst neben Stata und Fors»); 133. 152 CIL VI 761: Statae Fortunae Aug. (cf. infra, p. 319 sq.).
re. A cette théorie, on objectera que Ceres, elle aussi, a parfois été considérée comme une fo rmation adjective, et qu'elle n'était à ses origines qu'un pouvoir de la Terre-Mère, lien de dépen dance que, comme le rappelle G. Radke luimême, les historiens de la religion romaine expriment en reconstituant, par conjecture, des formules telles que Tellus Ceres ou Ceres Telluris, la « Terre qui fait croître » ou la « puissance créa trice de Tellus»153. Le champ des hypothèses restant largement ouvert, l'arbitraire ne serait pas plus grand si nous appliquions le même type d'analyse au texte de Varron et si, à la Ceres Fortuna de G. Radke, une Cérès dont la fonction serait de «porter» ou de «produire» (ferre, «bringen»154), nous opposions et préférions une Fortuna Ceres, une Fortune « qui fait croître ». Vains essais, qui n'ont d'autre valeur que celle d'une démonstration par l'absurde, et qui engagent à s'en tenir au texte des Ménippées et à lui seul, Fortuna ac Ceres, où la coordination, loin d'établir entre elles quelque hiérarchie artificiell e, ne fait qu'exprimer les affinités fonctionnelles de deux divinités majeures, égales en pouvoir et en dignité, différentes aussi bien du double nom d'Anna Perenna que de l'assimilation de Nerienes à Minerua, et dont le couple, à la fin du second vers, semble faire écho à la seule Paies, qui conclut le premier. Les quatre «Doppelnamen» de Varron, en fait quatre groupes coordonnés, associent donc, deux à deux, des termes qui sont à la fois liés et distingués : liés parce qu'ils ont des affinités, mais distingués néanmoins, parce qu'ils ne sont pas identiques. Or, dans chacun des quatre cas considérés, ces liens sont d'un ordre différent: liens de la réitération, dans le cas d'Anna Perenna; liens de l'assimilation, entre divinités originellement distinctes, dans celui de Nerienes Minerua', liens de deux spécialistes, dans le cas de Panda et Paies, le plus mystérieux, tant en raison de l'obscurité propre de Panda que de la corruption du texte, ceux d'une divini-
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153 Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 28-
154 D'où son interprétation fonctionnelle : « In den Na menspa ren Ceres Fortuna, Fors Fortuna und Stata Fortuna wird zum Ausdruck gebracht, dass gegenüber Ceres, Fors und Stata ein Bringen vollzogen wurde» {pp. cit., p. 27); cf. p. 133: «Ceres Fortuna... deren Indigitation bestätigt, dass sie das «brachten», was man von ihnen erwartete».
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ETE té de la fécondation et de Paies, invoquée pro partii pecoris155, à la fois séparées, si l'on accepte la correction suggérée par G. Radke, te calo, et rassemblées par l'allitération; liens, enfin, de deux grandes déesses, justifies par la proximité fonctionnelle de Fortuna ac Ceres. Le texte de Varron, d'ailleurs bien peu exploité par les histo riens de Fortuna, ne nous enseigne donc rien sur les origines ni sur le rang de la déesse : rien ne permet de voir en elle quelque indigitation de Cérès, quelque entité mineure qui se serait déta chée de la divinité principale pour devenir une puissance autonome. Malgré ses obscurités, nous reconnaîtrons dans le groupe Fortuna ac Ceres l'association de deux concepts divins de fonction et d'efficacité analogues, suffisamment proches, par ailleurs, de Paies, qui préside à la fécondité des troupeaux, pour qu'on les réunisse en une sorte de trilogie : ce qui suggère que la plus ancienne Fortuna, déesse de la fécondité au sens le plus large, devait avoir dans le domaine agrai redes compétences assez précises pour qu'on pût la rapprocher de Cérès, la toute-puissante divinité de la croissance végétale156. D'autres témoignages confirment ce lien spé cifique de Cérès et de Fortuna. Ils ont trait, malheureusement, au difficile problème des Pénates étrusques et des divinités qu'il convient de ranger sous cette appellation énigmatique. Arnobe cite à cet égard les opinions discordant es de divers érudits. D'abord celle de Nigidius Figulus, puis celle d'un obscur Caesius, inconnu par ailleurs : Caesius et ipse eas (i.e. disciplinas Etruscas) sequens Fortunam arbitratur et Cererem, Genium Iouialem ac Palem ... Et, plus loin : si Ceres Pales Fortuna, Iouialis aut Genius, non Nep-
155 Aux Panila du 21 avril, Fest. Paul. 248, 17. 156 Les commentaires des Ménippées nous éclairent peu sur le sens que Varron devait donner à leur association. Le sous-titre de la Σκιαμαχύχ, Περί τύφου, indique que le « combat contre les ombres » auquel songe le poète est celui du cynique contre la superbe des philosophes. D'où l'invo cation de cette sorte de prologue, qu'E. Bolisani, op. cit., p. 270 sq., interprète comme un appel aux divinités rusti ques, les plus propres à préserver les âmes du τϋφος; de même F. Della Corte, op. cit., p. 137 et 244: «un'invocazione alle divinità, prevalentemente quelle campestri». Cf. L. Riccomagno, Studio sulle Satire Menippee di Marco Terenzio Varrone Reatino, Alba, 1931, p. 141 sq. et 167, sur l'attach ementde Varron «alle antiche divinità campestri del Lazio ».
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tumis et Apollo Penates dii erunt?157. La même enumeration, mais abrégée, se retrouve chez Servius : Tusci Penates Cererem et Palem et Fortunam dicunti5S. Nous ne saurions, évidemment, nous engager jusqu'au cœur du débat, qui porte sur la nature même des Pénates étrusques, res tée aussi mystérieuse pour les modernes qu'elle l'était déjà pour les anciens159. Mais ceux qui, comme Arnobe, Servius et leurs sources, voyaient en eux des dieux individuels160, se trou vaient devant un cas particulier d'interpretatio : leur tâche était moins de proposer, pour chacun d'eux, des équivalents isolés, que de constituer à l'intérieur de la religion romaine une série homogène, formée de divinités assez voisines pour répondre au groupe des Pénates étrusques, dieux distincts, mais englobés sous un même nom collectif. D'où le choix de Cérès, Paies et Fortuna. Entre les deux premières, la déesse des troupeaux qui veille sur la fécondité animale, la déesse des fruges qui veille sur la fertilité végétal e, les liens sont suffisamment clairs. Mais quel est, dans cet ensemble, le rôle de Fortuna et, tout d'abord, sa place? Dans le premier texte, elle est, comme chez Varron et selon le même ordre, unie à la seule Cérès; dans les deux autres, au couple de Cérès et de Paies. Cette hésitation entre un groupe binaire et un groupe ternaire tient, croyons-nous, à la nature ambiguë de Paies. Si Arnobe, parlant en son nom personn el, et Servius adoptent, tant pour des raisons de rythme que d'affinité, l'ordre Ceres Pales Fortuna, Caesius, mieux informé ou plus précis, savait que Paies n'était pas la déesse qu'on désigne ordinairement de ce nom, mais un dieu, plus proche du Genius Iouialis que des deux divinités féminines citées au début de la phrase161 et qui forment un couple exclusif. 157 3, 40 et 43. Sur Caesius, W. Kroll, s.v., RE, Suppl. VI, col. 19 : nommé par Arnobe entre Nigidius et Varron, il était, selon toute vraisemblance, leur contemporain. 158 Aen. 2, 325. 159 Cf. les notes d'A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 54; G. Dumézil, Rei. rotti, arch., p. 675, η. 1; M. Pallottino, Etniscologia, p. 245 sq.; Α. Pfiffig, Religio Etnisca, p. 31. 160 Tandis que Nigidius Figulus les classait en quatre catégories, genera esse Penatium quattuor, qu'il rattachait à Jupiter, à Neptune, aux dieux infernaux et aux hommes (Arnob. 3, 40). 161 . . .Genium Iouialem ac Palem, sed non illam feminam
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Ainsi se reconstitue, grâce à l'ensemble des textes considérés, tout un réseau de parentés divines, qu'on ne saurait mieux décrire que com me un système de cercles concentriques. D'abord, à l'extérieur, un groupement assez large et même assez lâche, puisqu'il admet, d'une part, jusqu'à quatre « Pénates étrusques », y compris le Genius Iouialis, d'autre part, une invocation com mune à plusieurs divinités, sans que, malheureus ement, faute de connaître le texte complet de Varron, nous puissions deviner et leur nombre exact, au moins six, et les raisons qui ont présidé à leur rapprochement162. Ensuite, une trilogie notablement plus homogène, qui se compose de Paies, un peu isolée par rapport à ses congénèr es, de Cérès et de Fortuna; et à l'intérieur de laquelle se crée, en dernier lieu, une union enco replus étroite, sous les espèces d'un couple fonctionnel, celui de Fortuna et de Cérès, étra ngement semblable, chez Caesius, à celui qu'invo quaitVarron et dont la définition ne peut être qu'agraire : tant il est normal d'associer deux déesses, l'une de la «croissance», l'autre de la « production » végétales. Son alliance avec Cérès, quoique rare et con-
quam uidgaritas accipit sed masculini nescio queni generis niinistrum louis ac uilicum (Arnob. 3, 40). Sur le problème du Paies mâle et ses liens avec la déesse homonyme, G. Du mézil, Les deux Paies, REL, XL, 1962, p. 109-11*7; et Idées romaines, p. 273-287. 162 Au delà de l'interprétation générale de L. Riccomagno, E. Bolisani et F. Della Corte, «divinità campestri», des symétries se laissent reconnaître dans les deux vers des Ménippées que nous avons cités (supra, p. 226). A l'initiale des deux vers, des correspondances rapprochent Anna Perenna et Nerienes Minerva: formelles d'abord, par la structure de leur nom double, et peut-être aussi légendaires, si l'on se rappelle le conte rapporté par Ovide, fast. 3, 675-696, où Mars, épris de Minerve, fut dupé par Anna Perenna. De même à la fin des deux vers, où sont regroupées les déesses de fécondité, Panda, assimilée à Cérès (supra, p. 227, n. 147), Paies, Fortuna et Cérès, compte tenu, toutef ois,de l'inconnue que constitue t telato f et qui interdit d'aller plus avant dans l'hypothèse. Encore que, de ces deux ensembles, on puisse être tenté de n'en faire qu'un et d'unifier Anna Perenna et Nerienes Minerva, les deux héroï nesdu mythe populaire reproduit par Ovide, et les quatre déesses de fécondité qui les accompagnent, et dont la présence s'expliquerait fort bien par le rite dont Ovide cherche l'étiologie : pourquoi les jeunes filles chantent-elles, le 15 mars, des chansons inconvenantes? rite destiné, selon toute vraisemblance, à promouvoir la fertilité.
nue seulement des érudits romains163, suggère donc que, dans un passé lointain, Fortuna avait exercé des fonctions voisines de celle qu'assu mait toujours l'alma, la frugifera Ceresì64, la dées seagraire par excellence, dispensatrice des fruits de la terre et des blondes moissons. Mais, par delà les témoignages littéraires, à quelles réalités cultuelles pouvaient correspondre ces souvenirs d'un temps révolu? Autrement dit, laquelle, entre toutes les Fortunes de Rome, avait pu non sans doute se définir par cette seule fonction, mais, dans le vaste domaine de la fécondité sur lequel elle régnait, veiller aussi sur la fertilité des champs, sur les paysans qui les travaillaient et sur les produits du sol cultivé? On ne saurait songer aux Fortunes récentes et hellénisées, non plus qu'aux déesses archaïques comme la Muliebrìs ou la Virilis, que leur épiclèse met en rap port exclusif avec l'univers humain. Seules survi vent à cette élimination les deux Fortunes sans doute les plus anciennes de Rome, celles que la tradition rattachait le plus étroitement à Servius Tullius : la Fortuna du Forum Boarium et la Fors Fortuna du Trastevere. Si nous tentons de déter miner celle qui, des deux, avait le plus nettement vocation agraire, notre choix est aisé entre une déesse de la ville, installée dans un quartier qui fut parmi les premiers de Rome à être urbanisé, et celle qui résidait au loin sur les bords du Tibre, dans une région qui, au temps d'Horace
163 II ne semble pas qu'il y ait lieu de faire intervenir ici les quatre «petits temples» d'Ostie, dédiés, au temps de Sulla, par P. Lucilius Gamala, sur la même area sacrée, à Vénus, Fortuna, Cérès et Spes (CIL XIV 375; cf. supra, p. 185). S'il y a, entre les quatre divinités ainsi réunies, un rapport autre que topographique, rien n'atteste que Fortuna ait entretenu, parmi ses deux voisines, des liens plus étroits avec Cérès qu'avec Vénus, et, surtout, s'il convient, comme on l'a proposé, de mettre le groupement des quatre cultes en relation avec les activités du port, la Cérès d'Ostie n'est plus la déesse agraire de la croissance végétale, mais, selon la transformation qui affecte son culte urbain à la fin de la République (cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 379 sq.), la divinité tutélaire de l'annone. De même, chargée de veiller, avec ses compagnes, les donneuses de chance, aux aléas des transports par mer, la Fortuna engagée dans cette alliance inspirée par d'autres préoccupations et formée à un âge différent de celles qu'évoquent Varron ou Arnobe, fait partie de ces Fortunes récentes que nous ne nommons ci-dessous que pour mieux les écarter. 164 Par exemple Sen. Phoen. 219; Apul. met. 6, 2, 1 et 4; Claud, rapt. Pr. 2, 138; CIL XI 3197.
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ encore, était pour l'habitant du centre une sorte de bout du monde165. Quelle que soit l'obscurité de ces documents et malgré le peu d'attention que leur ont accor déeles historiens modernes, ils complètent trop bien les conseils de Columelle aux paysans des environs de Rome - et nos, agrestes ... - pour que nous n'y voyions pas un faisceau de concor dances significatives. D'autant que l'invite que leur adresse le poète doit s'entendre à la lettre. Dans le parallèle que nous esquissions ci-dessus entre Vertumne et Fortuna, le degré de réalité religieuse des deux divinités est fort inégal. Ver tumne n'y est nommé que comme le dieu pres que allégorique du printemps, uernis diues Vortutnnus. Fors Fortuna, elle, et ce détail a trop souvent échappé aux commentateurs modern es166, y est l'objet d'un véritable culte, et les célèbres laudes par lesquelles le poète engage à lui rendre grâces, loin d'être une simple prière privée ou une pure clause de style, comme on l'a généralement cru, ne sont autres que la fête collective, qui rassemblait un grand concours de peuple, de Fors Fortuna, à laquelle, le marché terminé, le paysan va se mêler, avant, tel le joyeux buveur d'Ovide, de regagner sa campag ne, une fois la fête finie. Ajoutons que, à peu près à la même époque, vers le milieu du pre mier siècle de l'Empire, les Menologìa rustica ne manquent pas, dans le choix de fêtes qu'ils ont établi à l'intention des paysans, de mentionner le sacrum Fortis FortunaeXbl : preuve nouvelle, et plus concluante que tous les témoignages litté raires, que le culte de la déesse tiberine était toujours vivant dans la religion rurale. Nous saisissons maintenant, dans sa comp lexité, la signification la plus ancienne de Fors
165 Où le poète feint d'avoir à faire une visite, pour se débarrasser du fâcheux (sat. 1, 9, 18): trans Tiberini longe cubât L· prope Caesaris hortos. 166 A l'exception toutefois de Otto, RE, VII, 1, col. 18, et de H. B. Ash qui, dans son éd. commentée du livre X de Columelle, Philadelphie, 1930, signale brièvement au v. 316, p. 102: «apparently an allusion to the festival of Fors Fortuna ». 167 CIL F, p. 280; Degrassi, /. /., XIIL 2, p. 288 et 295. Sur la date de ces calendriers de paysans, Wissowa, RK2, p. 3 et 442, et Degrassi, op. cit., p. 284; et, sur celle de Columelle, contemporain de Sénèque et de Pline l'Ancien, H. B. Ash, op. cit., p. 10.
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Fortuna, nous pouvons entrevoir ses fonctions premières et ses origines. Ses compétences agraires, ses pouvoirs sur les eaux et sur la marche du soleil s'inscrivent au sein d'une même fonction de fertilité, par laquelle elle assur ait à tous les êtres l'épanouissement de la vie, aux végétaux aussi bien qu'aux humains. Divinité de la campagne romaine, elle n'était cependant isolée ni dans le temps, ni dans l'espace. Ses rites du 24 juin se rattachaient à ce cycle de l'eau qui, dans les premières semaines de l'été, occupe une telle place dans le férial romain. Sur la rive droite du Tibre, des cultes de même intention et d'une antiquité prestigieuse avoisinaient le sien : ceux de Fons et de Furrina, divinités des eaux, cette dernière servie par un flamine et fantôme si ancien que les Romains n'en savaient plus le nom qu'à grand-peine168; Dea Dia, également, aristocratique et agraire, et dont le temple était comme encadré par les siens, puisque le bois des Arvales, qui auraient eu la gloire de compter Romulus parmi leurs membres169, se trouvait au cinquième mille de la Via Campana. Ces affinités locales et fonction nellesnous permettent, mieux que tout autre moyen, de retrouver l'atmosphère ancestrale de son culte. En son sanctuaire archaïque des bords du Tibre, loin de la ville, Fors Fortuna demeurait au contact des énergies telluriques et des forces vives du fleuve, dans une région où les luci d'autres déesses - Furrina, Dea Dia - perpé tuaient un sentiment primitif du sacré lié aux puissances de la nature; près des eaux saintes du Tibre, aussi, «dieu sans temple»170, en un site
168 varn £χ 5( 84 et 6, 19 : cuitis deae honos apud antiques . . . mine nix nomen notion paucis. 169 Plin. NH 18, 6; Gell. 7, 7, 8. Sur cette légende étiologique, J. Scheid, Les Frères Arvales. Recrutement et origine social e sous les empereurs julio-claudiens, Paris, 1975, p. 342 et 352-364. Des fouilles récentes de J. Scheid et H. Broise (supra, p. 200, n. 8), il ressort qu'à l'époque augustéenne, le second temple de Fors Fortuna et celui de Dea Dia devaient être réunis dans un même complexe. 170 Pour reprendre la formule de J. Le Gall, Recherches sur le culte du Tibre, p. 57-66 : les « fêtes sans temples » du Tibre et le culte qui lui est rendu sont remarquables par leur archaïsme religieux, puisque l'adoration des hommes ne s'adresse pas à un dieu anthropomorphique, mais au dyna misme contenu dans les eaux mêmes du fleuve. C'est donc un caractère commun à ces divers cultes de la rive droite (ou de l'île Tiberine, où l'on fêtait le fleuve le 8 décembre) : tous,
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dont la sacralité était intense et mystérieuse, mais dans une contrée qui n'en était pas moins menacée par la sécheresse et tourmentée par l'anxiété des eaux, puisque, sous l'Empire encor e,l'alimentation en eau de la rive droite restait précaire171. On ne conçoit pas que, sur le territoi re de la plus ancienne Rome, le culte de Fors Fortuna, dispensatrice des eaux, ait pu être célé bré ailleurs que sur les rives du fleuve. Appelé par les besoins vitaux des populations locales, répondant à des conditions géographiques et climatiques particulières, il était aussi intime mentlié au site que l'était à Préneste celui de Fortuna Primigenia, résidant en sa grotte, en union avec les forces de la terre. Il est donc peu probable que le culte de Fors Fortuna ait été importé sur la rive droite du Tibre : tant l'allian ce de la déesse avec les eaux fluviales plaide en faveur d'une religion autochthone, d'une présen ce divine dont l'émanation était sensible en ces lieux depuis le passé le plus reculé. Deux faits confirment cette antiquité de Fors Fortuna. L'un touche au contenu même de la Tiberina descensio et au primitivisme magique de son rite, qui rappelle les techniques religieuses les plus archaïques, puisque le mouvement des hommes et des barques a la même efficacité, créatrice d'énergie, que les danses rythmées des Saliens ou des Arvales en leur Incus de la Via Campana. L'autre concerne le calendrier du cul te, que tout montre étranger au férial de la cité romaine archaïque, puisqu'il était célébré un jour pair, faste et comitial, entouré, de surcroît, d'une longue période de jours comitiaux172 que ne sacralisait aucune fête ancienne, aucun patro nage surnaturel hérité de la religion ancestrale. Au contraire, alors que des liens certainement voulus de symétrie et de succession unissent entre elles les fêtes publiques des deux solstices, les Matralia du 11 juin173 d'une part, les Agonalia
qu'il s'agisse de Furrina, de Dea Dia, de Fors Fortuna ou du Tibre lui-même, appartiennent aux formes les plus archaï quesde la vie religieuse. 171 Frontin, aq. 11, 2, à propos de l'eau insalubre de i'Aqua Abietina, dont il faut bien, quotiens a citeriore ripa aquae cessant, user, ex necessitate, pour les fontaines publiques du Trastevere. 172 Toute la seconde quinzaine de juin, depuis le 16 jusqu'à la fin du mois (le 29, jour faste, fut ajouté par César). 173 Du moins à ce qu'il semble, car le sigle que leur
du 11 décembre, puis les Diualia du 21 d'autre part, la fête de Fors Fortuna reste à l'écart de ce système et en discordance avec lui : culte à part dans le temps comme dans l'espace, aussi exté rieur au calendrier « de Numa » qu'aux murailles de la ville. Mais, néanmoins, organiquement lié au fleuve et à ses rives, aussi rebelle à toute idée de transfert que le rocher de Préneste et le mythe local de l'invention des sorts. Qu'en conclure sur l'histoire de Fors Fortu na?Que cette déesse d'abord ignorée de la rel igion publique n'était pas pour autant une étran gère, mais une indigène de vieille souche latine, une divinité préromaine de la campagne, remont ant à la plus ancienne civilisation latiale, peutêtre même au delà, si l'on rattache la Tiberina descensio aux pratiques de «magie de la pluie» qui sont le propre des sociétés les plus primiti ves?Fait significatif: c'est, à Rome, le rìte de Fors Fortuna, à Préneste, le mythe de Fortuna Primigenia qui attestent le plus nettement le caractère originaire des deux cultes174. Quant à la tradition qui attribuait à Servius la construc tion du temple de Fors Fortuna, la dénomination de sa fête et l'organisation de son culte, elle recouvre sans doute une part de vérité. Il est permis de penser que quand, sous la monarchie étrusque, Rome devint une ville, déjà puissante affectent les calendriers, Ν ou plutôt NP, reste controversé; sur ce débat, infra, p. 320 sq. 174 Nous prenons donc, sur les origines de Fors Fortuna, le contre-pied de ce qu'on peut considérer comme la thèse traditionnelle, représentée, par exemple, par P. Fabre, dans Brillant-Aigrain, Histoire des religions, III, p. 320 et n. 3. Après avoir rappelé, ce à quoi nous ne pouvons que souscrire, «qu'une fête fixée à un jour pair n'a aucune chance d'être une fête « primitive », du moins en tant que fête officielle», l'auteur admet que des fêtes non inscrites au calendrier « de Numa » comme les Caristia du 22 février ou le dies Fortis Fortunae du 24 juin sont des «fêtes qui provien nentsans doute de traditions anciennes, mais qui assuré mentn'étaient pas englobées sous la République, ni même au début de l'Empire (P. Fabre, qui ne songe qu'au tardif calendrier de Philocalus, oublie que Fors Fortuna figure dans les calendriers augustéens), dans le cycle officiel». Mais, revenant en partie sur cette concession, il constate que le culte de Fors Fortuna fut établi par Servius Tullius, que son temple se trouve à l'extérieur du pomerium : ces faits «prouvent bien», conclut-il, «qu'elle n'appartient pas au groupe des divinités primitives de Rome ». Cf., dans le même sens, S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 31 : «The absence of the festival of Fors Fortuna from the earliest calendar accords with the tradition of a foreign importation».
LA FÊTE DE FORS FORTUNA ET LES RITES DE L'EAU AU SOLSTICE D'ÉTÉ et prospère, la déesse tiberine, honorée jusque-là en pleine nature, peut-être dans un bois sacré comme Dea Dia, reçut une chapelle ou au moins un sanctuaire à ciel ouvert, religieusement déli mité et aménagé175. C'est surtout, si, comme il semble et pour des raisons qui nous échappent encore, Servius et les conquérants étrusques ont diffusé le culte de Fortuna, à la même époque que remonterait l'intégration de cette antique divinité rurale et préurbaine à la religion de Rome, qui se traduisit par l'institution du dies Fords Fortiinae, telle que la tradition en a conser vé le souvenir176. Intégration relativement tardi ve,qui put être progressive et qui, en tout état de cause, demeura imparfaite, car, même fêtée par la population romaine, priée comme leur patronne par les plébéiens et les esclaves, Fors Fortuna, admise, avec la sanction de l'autorité royale, dans la religion de la ville, n'en garda pas moins des traces indélébiles de son origine et resta marquée d'une discrimination sociale, même quand, les siècles passant, le natalis de ses deux temples, l'un attribué au roi Servius Tullius, l'autre bâti par le consul Carvilius, eut été inscrit au férial officiel et elle-même reconnue comme bénéficiaire d'un culte d'État, sacra publica, au moins par la Rome républicaine177.
175 Si Tite-Live mentionne une aedes (10, 46, 14, à propos du temple de Carvilius, prope aedem eins deae ab rege Seriiio Tullio dedicatemi), Varron ne fait état que d'un fammi : ab Seruio Tullio rege, quod is fantini Fords Fortiinae. . . dedicatili (LL 6, 17). Mais emploie-t-il fantini dans son sens précis de «lieu consacré» (cf. Liv. 10, 37, 15 : fanum tantum, id est locus tempio effatiis), ou, comme il est probable, avec une accep tionplus vague et comme un simple synonyme d'aedes? 176 Ne pourrait-on croire, d'ailleurs, que ce «jour», nommé d'après la déesse qui y était célébrée, et non d'après les participants, deorum causa, et non hominum, (dies) instituti, pour reprendre la terminologie de Varron, LL 6, 12, dies Fords Fortiinae, et non, par exemple, à la différence du 13 août ou du 23 avril, dies seruorum ou meretricum (supra, p. 207, n. 41), serait en quelque sorte le succédané de la fête publique, désignée au neutre pluriel d'après le rite ou le nom de la divinité, qu'elle ne posséda jamais? 177 Selon la définition de Festus, 284, 18: publica sacra, quae publico sumptu pro populo fiunt, quaeque pro montions, pagis, curis, sacellis. Sur la notion de sacra publica qui, dans la mesure où l'on peut tenter de cerner ces questions délica tes et d'interprétation toujours controversée, apparaît plus large que celle de feriae publicae (infra, p. 321 sq.) et, à la différence de ces dernières, toutes marquées NP au calen drier, ne modifie pas la qualité des jours (F, C, N, etc.), cf. A. Degrassi, /. /., XIII, 2, p. 370.
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Ce statut ambigu s'explique sans doute par certains traits qui, du moins à ses origines, ren daient Fors Fortuna difficilement assimilable par la religion pontificale. Tout la distingue, en effet, de Diua Angerona, la déesse silencieuse qui, à l'autre pôle de l'année solaire, veille sur le solsti ce d'hiver et dont G. Dumézil a reconnu l'origine indo-européenne : déesse issue, donc, de migra tions lointaines, et que rien n'enracine dans l'e space romain comme Fors Fortuna, divinité local e,peut-être marquée d'influences méditerra néennes. Ce qui pourrait rendre compte de l'étrange dissymétrie qu'on observe entre les deux solstices, comme si leur fixation au 21 décembre et au 24 juin résultait de deux cornputs différents, comme si la fête du solstice d'été était un élément hétérogène à ce calendrier consciemment élaboré. Point de ressemblance, non plus, dans le rituel, entre Diua Angerona, officiellement fêtée par l'une des quarante-neuf feriae publicae inscrites au calendrier archaï que178, objet d'une théologie savante fondée sur une conception mystique du silence, et les jeux nautiques de Fors Fortuna, qui rénovent magi quement les énergies naturelles. Ni dans l'esprit des deux fêtes, l'une austère et hivernale, célé brée dans le recueillement par les pontifes, loin de toute participation du public, confinée dans une modeste chapelle et enfermée dans une muette ascèse, l'autre joyeuse et plébéienne, qui rassemblait la foule en liesse des Quirites, diver tissement populaire célébré dans l'ivresse et le flamboiement solaire de juin. Mais, bien que Fors Fortuna n'ait jamais bénéficié d'une consécration publique semblable à celle de Diua Angerona, sa dignité, pour être d'un autre ordre, n'en est pas moins eminente. Elle n'est pas, comme la déesse de décembre, une technicienne de compétence élevée, mais de rang modeste, une auxiliaire efficace appelée au secours du soleil, mais reléguée dans l'exercice de cette tâche subalterne. Par ses pouvoirs sur la fécondité tellurique, sur les eaux, sur le feu du soleil, elle domine les forces de l'univers. A ce titre, elle est pleinement une déesse cosmique et
178 Macr. Sat. 1, pontifices in sacello de Volupia que se bouche bandée et
10, 7-8 : feriae sunt ditiae Angeroniae, cui Volupiae sacrum facilini. C'est sur l'autel trouvait la statue de Diua Angerona, la scellée, ore obligato atque signato.
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elle exerce une souveraineté primordiale qui l'apparente à la Primigenia. Source de fertilité agraire, dispensatrice des eaux fécondantes et salubres, régulatrice du cycle solaire, elle appar aîtcomme une gardienne des équilibres natu rels qui aide l'astre à franchir le « passage » péril leux du solstice, les humains et les plantes à traverser les chaleurs redoutables du plein été. Elle est une Dame de la nature, dont elle maîtri se les puissances sauvages, riche de vitalité et secourable à l'homme, à l'image de la fête remp lie d'allégresse qui lui est consacrée. Tels sont, croyons-nous, les enseignements majeurs qui se dégagent de cette étude. L'analyse de Fors Fortu na,de la date et du rite qui lui appartenaient nous incitent à une relecture du férial romain, où le dies Fortis Fortunae du 24 juin, jusqu'ici incompris et méconnu, retrouve sa nature origi nelle de fête du solstice d'été. Loin donc d'avoir été aussi dénuée de sens cosmique qu'on l'a souvent prétendu, loin de n'avoir pu concevoir que d'informes numina, incarnant sommaire ment les forces à l'état brut du réel, la pensée romaine archaïque, qui a confié à une même déesse le soin de régir l'eau et le feu, éternels antagonistes, et de résoudre leur conflit élément aire,à la date du solstice, pour mieux garantir la fécondité de la terre, cette pensée, si primitive qu'elle soit, n'en témoigne pas moins d'une réflexion dont la complexité et la cohérence ne peuvent être mises en doute. III - La fonction sociale de Fors Fortuna, DÉESSE DES PLÉBÉIENS ET DES ESCLAVES Fors Fortuna nous était apparue, à la lecture d'Ovide, sous deux aspects dominants : liée d'une part aux cycles naturels et au monde cos mique, d'autre part à la société humaine et aux réalités sociales dans ce qu'elles ont de plus humble, puisque les plébéiens et les esclaves prenaient une part importante à sa fête. Pour quoi cette prédilection qu'ils témoignaient à la déesse du Trastevere? Ils pouvaient, sans doute, et c'est l'explication qu'en donne Ovide, se reconnaître en la personne de Servius Tullius, le fondateur du sanctuaire et de son culte. Devenu roi malgré la bassesse de ses origines, il offrait aux plébéiens le plus bel exemple qu'ils pussent rêver de promotion sociale; fils d'une esclave
aussi, et dont les esclaves romains se récl amaient comme de leur protecteur naturel : Plebs colit hanc, quia qui posuit de plebe fuisse fertur et ex humili sceptra tulisse loco. Conuenit et semis, sema quia Tullius ortus constituit dubiae templa propinqua deaeì79. On imagine sans peine la faveur dont jouiss ait, dans les milieux populaires, le dies Fortis Fortunae, jour de liesse où l'on buvait sans rete nue, dans les barques couronnées de fleurs qui descendaient joyeusement le cours du Tibre. La partie la plus modeste de la population romaine devait y fêter Fors Fortuna avec une liberté et une franche gaieté que ne partageaient sans dout epas les familles plus guindées de la bourgeois ie ou de l'aristocratie. Mais on aurait tort de ne voir dans la Tiberina descensio qu'un prétexte à réjouissances plébéiennes. Loin d'être occasion nels et de ne se manifester qu'une fois l'an, dans cette kermesse au bord du Tibre, les liens de Fors Fortuna avec les petites gens avaient la permanence d'une véritable fonction180: c'est la fête patronale de leur déesse qu'ils célébraient le 24 juin et c'est une de leurs protectrices spécif iquesqu'ils allaient y prier. Le culte particulier qu'elle en recevait, plebs colit hanc, fait en effet de Fors Fortuna l'une des grandes divinités de la plèbe romaine, comme Cérès ou Mercure181. Son action tutélaire s'étendait aussi aux esclaves, conuenit ET SERVIS, que la plèbe admettait à ce partage. Communauté cultuelle qu'Ovide ne manque pas de souligner, tant elle lui paraît remarquable182. Fors Fortuna se distingue à cet égard des divinités qui ont, comme elle, un sta tut social nettement marqué, mais dont les com pétences sont plus spécialisées que les siennes : ainsi Cérès, déesse de la plèbe, et Diane, divinité
179 Ovid. fast. 6, 781-784. 180 Sur ce rôle social de Fors Fortuna, F. Borner, Religion der Sklaven, I, p. 148-150. 181 Sur Mercure, dieu de la plèbe, et son association avec Cérès au lectisterne de 217, H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 359-364 (en dépit des vues sensiblement diff érentes de B. Combet-Farnoux, Mercure romain, Rome, 1980, p. 25; 34; 401). 182 C'est, de fait, une des constantes reconnues par F. Bo rner que cette communauté entre divinités des humbles et des esclaves: la frontière (op. cit., p. 149) ne passe pas entre hommes libres et non-libres, mais entre riches et pau vres.
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183 Sur le rôle social de Cérès, cf. H. Le Bonniec, op. cit., p. 342-378; et, sur le problème de Diane, l'analyse de R. Schilling, Une victime des vicissitudes politiques: la Diane latine, Hommages à J. Bayet, coll. Latomus, LXX, Bruxelles, 1964, p. 650-667, notamment p. 660-662. Diane, déesse des humbles installée sur l'Aventin, colline plébéienne par excel lence, eût pu devenir, elle aussi, une divinité tutélaire de la plèbe et, par cette fonction de grand avenir, retrouver un nouveau prestige politique et social. Mais, occasion perdue ou vocation manquée, ce rôle lui échappa pour échoir à Cérès, sa voisine et sa rivale, au profit de laquelle elle fut définitivement évincée. Les deux déesses se spécialisèrent donc strictement, l'une dans la protection de la plèbe, classe montante, l'autre dans celle, sans honneur, des esclaves. 184 II fut trouvé plus d'une centaine de ces statuettes, au témoignage d'un de leurs inventeurs, rapporté par Helbig, NSA, 1888, p. 229-232 (avec figures), qui put lui-même en étudier 28, 13 du premier type et 15 du second, dont la hauteur varie entre 7 et 8 cm. Helbig n'envisage dans cette zone que deux sanctuaires auxquels elles aient pu appart enir: le lucus de Dea Dia et le temple de Fors Fortuna, mais
conclusions que l'on peut en tirer, l'une, qui touche à la chronologie du culte, et dont l'impor tancea cependant échappé à l'attenfion de nos prédécesseurs, l'autre, qui a trait à la fonction de la déesse et qui a immédiatement été dégagée par Hülsen. Car, si c'est bien, comme tout y engage, au temple de Fors Fortuna qu'il convient d'assigner ce dépôt votif, la date indiquée par Helbig concorde parfaitement avec la tradition annalistique qui faisait de Servius Tullius, au VIe siècle, le fondateur du temple et du dies Fortis Fortunae; précision qu'il serait, bien entendu, téméraire de prendre à la lettre, mais, sous une forme approximative, la découverte de la Porta Portese confirme pleinement l'existence, au pre mier mille, d'un lieu de culte dédié à Fors Fortu na dès le VIe siècle185, et ce passage de la légen de à l'histoire est pour nous essentiel. Quant aux figurines coiffées du pileus, et apparemment indatables, il faut y reconnaître les humbles offrandes adressées à Fors Fortuna- par des esclaves, en témoignage de reconnaissance, à l'occasion de leur affranchissement. Ce qui rejoint exactement la définition de la déesse, telle qu'elle se dégageait à la lecture d'Ovide, et permet de préciser en quel sens les esclaves et les plébéiens se partageaient son culte : Fors Fortuna, qui était leur commune protectrice, veillait plus spécialement sur le « passage » d'une
il les attribue au premier, sous le prétexte spécieux qu'à Fors Fortuna auraient aussi été dédiées des figures féminines, et il croit reconnaître dans ces petits personnages des représent ationsvotives des frères Arvales et, dans le pileus qui les coiffe, seulement, d'une façon générale, le symbole du citoyen romain et de sa condition d'homme libre. C'est à Hülsen, Jahresbericht über neue Funde und Forschungen zur Topographie der Stadt Rom 1887-1889, MDAI (R), IV, 1889, p. 290 sq., que l'on doit l'interprétation exacte, qui les rendit au temple de Fors Fortuna et reconnut dans le pileus, coiffé par l'esclave lors de la manumissio, le signe même de son affranchissement. , 185 Helbig et, à sa suite, Hülsen, ont vu dans les ex-voto de la première série des produits grecs. Mais, pour autant qu'on puisse en juger d'après un dessin fort imparfait (cf. Helbig lui-même, op. cit., p. 230, n. 1), et, plutôt que d'y reconnaître des bronzes étrusques, hypothèse à laquelle on pourrait également songer, F. Castagnoli, Les sanctuaires du Latium archaïque, CRAI, 1977, p. 475 sq., y voit maintenant, comme les petits bronzes analogues de Lavinium, Gabies, Satricum, etc., ou ceux du Lapis Niger, une production locale, datable du milieu du VIe siècle, qu'il rapproche de la chronologie traditionnelle du règne de Servius Tullius (578-534).
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servienne, elle aussi, qui protège les esclaves, mais sans que, dans leurs cultes respectifs, on constate entre les deux catégories sociales la même interférence que dans celui de Fors na 183 Le témoignage d'Ovide est confirmé par des monuments figurés et des documents épigraphiques qui jettent quelque lumière sur la vie rel igieuse des deux sanctuaires et donnent du culte une image plus quotidienne, mais plus fidèle sans doute, que sa description des rites du 24 juin, aussi riche de pittoresque que pauvre de caractère sacré. En 1887, il apparut sur le mar ché de Rome un grand nombre de petits bronzes votifs, provenant de fouilles clandestines et dont on savait seulement qu'ils avaient été trouvés à l'extérieur de la Porta Portese. Si peu précise que fût cette localisation, Hülsen proposa d'attr ibuerces ex-voto au seul sanctuaire du voisinage auquel ils pouvaient vraisemblablement se rap porter, c'est-à-dire au temple de Fors Fortuna du premier mille, interprétation qui, depuis, n'a pas été remise en cause. Les statuettes, toutes masc ulines, forment deux séries : les unes, du type des κοΰροι archaïques, seraient des œuvres grec ques d'importation, datables du VIe siècle; les autres, qui représentent un stade ultérieur, seraient des produits de l'industrie locale, fabri qués à l'imitation des premières dont elles reproduisent le type, mais avec cette différence qu'elles sont coiffées du pileusm. D'où les deux
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catégorie à l'autre, sur l'abandon de la condition servile pour une assimilation progressive à la plèbe romaine. C'est du même milieu de petites gens labo rieux, affranchis ou esclaves, que proviennent les quatre dédicaces d'époque républicaine qui furent trouvées près du Tibre, entre le cinquiè me et le sixième mille de la Via Campana, et qui, dès le siècle dernier, avaient permis de localiser assez exactement le site du second temple de Fors Fortuna, depuis confirmé par les fouilles de J. Scheid et H. Broise186. Elles émanent de divers collèges d'artisans : bouchers (lani(es) Piscinenses, lanies) 187, marchands de violettes, de roses et de couronnes {uiolaries, rosaries, coronaries)m, dont les noms figurent sur des bases ou autels de travertin datables du dernier quart du IIe siècle, ou collèges des ouvriers du bronze (conlegia aerarior(um)m dont la dédicace, tenue pour plus récente190, confirme que ce sanctuaire était
186 Sur ces inscriptions de la Vigna Ceccarelli, cf. supra, p. 200, n. 8, et 202, n. 15, avec les études de Henzen et de Gatti. ™CIL Ρ 978-979; VI 167-168; Ernout, Recueil de textes latins archaïques, p. 56, n° 122; Degrassi, ILLRP, n° 97-98; Waltzing, Étude historique sur les corporations professionnelles chez les Romains, III, p. 169 sq., n° 620-621. Les lani{es) Piscinenses qui dédièrent la première de ces inscriptions étaient les bouchers voisins de la Phcina Publica, qui se trouvait près de la porte Capène et qui donna son nom à la XIIe Région augustéenne (Platner-Ashby, s.v., p. 391 sq.). Loin donc d'être un culte local, uniquement fréquenté par les habitants du Trastevere, le temple de Fors Fortuna attirait, à cette date (IIe siècle), les artisans des divers quartiers de la ville. 188 CIL Ρ 980; VI 169 = 30707; Ernout, op. cit., p. 56, n° 123; Degrassi, ILLRP, n°99; Waltzing, op. cit., III, p. 170, n°622. Violaries, rosaries sont des mots rares, mais dont le sens ne paraît pas douteux (Waltzing, op. cit., I, p. 88, n. 2; IV, p. 41 et 48). Les violettes et les roses étaient presque les seules fleurs propres à faire des couronnes que les anciens Romains eussent dans leurs jardins (Plin. NH 21, 14). Existe-t-il quelque rapport entre la dédicace conjointe des uiolaries, rosaries, coronaries, et les fêtes funéraires où l'on fleurissait les tombes de violettes et de roses {dies uiolae, rosae, Rosalia; cf. Wissowa, RK2, p. 434, n. 3; F. Cumont, Lux perpetua, p. 37; 45)? l*9CIL Ρ 977; VI 36771; Degrassi, ILLRP, n° 96 (citée supra, p. 202, n. 15). 190 petites bases, selon les éditeurs du CIL; autels, d'après G. Lugli, RAL, IX, 1954, p. 67, qui les date d'environ 125 av. J.-C. Les datations antérieures, fort vagues, les ass ignaient au Ier siècle. Cf. le commentaire à CIL VI 36771 : « litteris extremae aetatis liberae rei publicae », tandis que les
bien celui de Carvilius, puisque l'un des magistri qui y sont nommés était l'affranchi d'un Carvil ius, et l'un des ministri l'esclave, à ce qu'il semble, de la même famille. Tous humbles gens de métier, ceux-là mêmes pour qui la fête de Fors Fortuna était une occasion de festoyer et de boire généreusement, mais qui n'oubliaient pas de lui manifester leur gratitude en lui consa crant offrandes et dédicaces. La dernière de ces inscriptions est, à cet égard, révélatrice d'une piété authentique. L'affranchi et, sans doute, l'esclave des Carvilii qui unissaient, dans un même hommage, la dévotion corporative de leur collège et la religion plus personnelle qu'ils avaient apprise dans la maison de leur maître, donnaient à leur modeste manière un bel exemp lede fidélité, puisque, à la fin de la République, date à laquelle remonterait leur dédicace, ils perpétuaient une tradition familiale toujours vivante191 depuis le début du IIIe siècle, depuis les victoires et la fondation cultuelle de Sp. Car vilius en 293. Fors Fortuna apparaît ainsi sous deux aspects plus spécialisés, comme une déesse des affra nchissements et des corps de métiers. Les deux fonctions se rejoignent d'ailleurs en ce que les magistri et les ministri des collèges qui l'hono rentsont aussi des affranchis ou des esclaves. Nous ne possédons pas, du moins pour Rome, de dédicaces républicaines qui lui aient été consacrées par des hommes libres192: c'est un hasard, sans doute, mais ce que nous savons du culte nous permet de situer les fidèles de Fors Fortuna au niveau le plus humble de la hiérar chiesociale, celui où prolétaires, affranchis et esclaves se confondent dans la même réproba-
autres inscriptions, trouvées au même emplacement, sont «aetate priores». 191 Cf. F. Borner, op. cit., p. 149, qui souligne à ce propos combien le fait que, deux siècles après, des esclaves des Carvilii soient restés fidèles à un culte fondé par un ancêtre de leurs maîtres prouve à quel point, dans l'antiquité, la religion de la classe servile était peu révolutionnaire. 192 La seule autre dédicace romaine, d'époque impériale post-sévérienne - que nous possédions fut dédiée mtmini Fortis Fortune par un soldat de la VIIe cohorte prétorienne, Pia Vindex Seueriana {CIL VI 170); mais sa provenance exacte est inconnue, et rien ne permet de l'attribuer au temple soit du premier, soit du sixième mille (sur le corpus épigraphique de Fors Fortuna, supra, p. 208, n. 43).
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA tion193. Il n'existe, en cela, aucune différence entre les deux sanctuaires de la Via Campana, tous deux fréquentés par la même population et centres d'un culte homogène. A Préneste, For tuna Primigenia était elle aussi la protectrice des gens de métier: sous la République, les mêmes collèges d'artisans qu'à Rome, bouchers, fabri cants de couronnes, bien d'autres encore, lui vouèrent nombre de dédicaces194. Mais les deux déesses diffèrent du tout au tout par leur définition sociale. La Fortune de Préneste n'a jamais été considérée comme une protectrice particulière des métiers ou comme la déesse spécifique de la plèbe locale et de la classe servile. Déesse poliade, elle appartenait à la collectivité prénestine tout entière et elle veillait indistinctement sur toutes les classes de la cité. Parmi les dédicants qui lui rendirent grâces figurent aussi bien une Orcevia, née dans l'une des familles les plus aristocratiques de la ville, que des magistri de collèges d'artisans, esclaves de la même famille195. Tant il semble que toute discrimination sociale soit restée étrangère au culte indifférencié de la Primigenia. Les artisans prénestins invoquaient en elle avec prédilection la plus haute puissance divine de leur cité, celle aussi, vraisemblablement, à laquelle ils devaient le meilleur de leur prospérité, en cette ville de pèlerinage où le commerce et l'industrie locale tiraient tant de bénéfices de la ferveur religieus e. Mais, ce faisant, ils se comportaient, semblet-il, comme tous les autres habitants de Préneste, sans que la moindre conscience de classe les eût incités à se tourner vers une déesse qui leur appartînt en propre. A Rome, en revanche, la multiplicité et la spécialisation des diverses Fortunes, contrastant avec l'unicité de la Primi genia, ont favorisé une différenciation cultuelle qui est allée jusqu'à la ségrégation sociale : Fors Fortuna, divinité servienne et par là même de vocation populaire, est devenue la déesse d'une classe particulière, celle des plus humbles et des 193 Sur le caractère composite de cette plèbe, cf. A. Merl in,L'Aventin dans l'antiquité, Paris, 1906, p. 235 sq.; et F. Bor ner, cité supra, p. 234, n. 182. 194 Sur ces dédicaces, notamment celles des lanieis (lani) et des coronarii, supra, p. 83. 195 Supra, p. 95, n. 42. Des esclaves des Orcevii apparaiss ent, parmi les collèges d'artisans, en CIL Ρ 1447; XIV 2875; Degrassi, ILLRP, n° 104; 105b; 107c.
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plus pauvres, des esclaves, des affranchis et des hommes libres qui forment la couche inférieure de la plèbe. Ce qui, à Préneste, n'était qu'un rôle s'est, à Rome, spécialisé et codifié au point de devenir une fonction. A l'encontre de cette analyse, on pourrait cependant alléguer un passage de Donat, qui n'est pas sans faire difficulté. Dans le Phormion de Térence, l'esclave Géta, qui vient d'apprendre la véritable naissance de Phanium, la jeune femme qu'aime son maître, exprime son all égresse en s'exclamant : Ο Fortuna, ο Fors Fortuna ! Quantis commoditatibus, qiiam subito meo ero Antiphoni ope uestra hune onerastis dieml96\ Ce que Donat explique en ces termes : aliud «Fortuna» est, aliud «Fors Fortuna»; nani «Fors Fortuna» est, cuius diem festum colunt, qui (sine) arte aliqua uiuunt; huius aedes trans Tiberini est. Tel est du moins le texte que reproduisent et commentent à leur tour les auteurs modernes, unanimes197, qui n'éprouvent aucune gêne à voir en Fors Fortuna la déesse des gens «qui vivent sans exercer de métier». Définition exactement contraire à celle que nous proposons et qui, fait inquiétant, est en contradiction flagrante avec les témoignages épigraphiques, qui nous mont rent en elle une déesse des artisans. Mais elle permet à ceux qui l'approuvent de retrouver la conception la plus répandue de la Fortune, divinité de la Chance ou du Hasard, et cette concordance est à leurs yeux décisive. Fors Fortuna protégerait ainsi ceux qui ont avec elle des affinités, tous ceux qui, pour vivre, comptent moins sur le travail de leurs mains que sur le hasard ou la chance, description qui, a-t-on dit, s'applique exactement à la plèbe oisive de l'Empire 198 En réalité, cette interprétation repose sur un texte contestable, ce dont aucun de ceux qui l'adoptent ne semble avoir pris conscience. Le texte traditionnellement cité, qui (sine) arte al iqua uiuunt, n'est qu'une correction, qui remonte 196 V. 841 sq. Cf. le commentaire de Donat, ad loc. 197 Depuis Peter, Gatti, Wissowa, Otto, jusqu'à S. M. Savage et A. Brelich (Tre variazioni, p. 32) qui, tous, citent le texte sans crochets obliques - omission significative. 198 S. M. Savage, MAAR, XVII, 1940, p. 32.
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à Robert Estienne199, et qui continue de faire autorité; mais il ne s'ensuit pas qu'elle soit nécessaire. Sous quel jour, si on l'accepte, peuton se représenter la plèbe «sans métier» fixe qui aurait pratiqué le culte de la déesse? Des gens sans aveu, vivant au jour le jour d'expédients et de «hasards»? Ce serait faire de Fors Fortuna la déesse des bas-fonds de Rome. Mais les textes ne disent rien de tel. Ou, comme le suggère S. M. Savage, la plèbe de l'Empire, vivant grâce à la «chance» providentielle que représentaient pour elle les distributions de blé et les largesses du prince? Nous sommes alors bien loin de l'époque de Térence, et la plèbe frumentaire n'était pas la classe déconsidérée que l'on pré tend faire d'elle. Il fallait, pour prétendre à ses privilèges, être non seulement né et domicilié à Rome, mais encore d'origine libre, exigences «qui mettaient les assistés au-dessus de catégor ies populaires nettement inférieures : de cette plebs infima, ou sordida, dont les auteurs comme Tacite parlent sans ménagement...»200. On ne saurait donc la confondre avec la classe la plus humble, mêlée d'affranchis et toute proche enco rede ses origines serviles, où se recrutaient les fidèles de Fors Fortuna, plébéiens que l'on peut tenir eux aussi pour infimi et sordidi, à moins que, pour descendre au plus bas degré de l'échelle sociale, ils ne fussent purement et simplement des esclaves. Loin d'améliorer l'i ntel igence du texte, la correction de R. Estienne ne fait donc que soulever de nouveaux problè mes;elle ne s'accorde avec l'état de la société romaine ni sous la 'République201, ni sous l'Em199 Dans le commentaire de Donat joint à ses éditions de Térence, Paris, 1529 (p. 180), 1536 (p. 372), 1541 (p. 612). Elle est conservée par P. Wessner dans son édition de Donat, Commentum Terenti, II, Leipzig, 1905; reprod. Stuttgart, 1963, p. 476. Mais on ne trouvera nul éclaircissement à cet égard chez les commentateurs modernes de Térence, K. DziatzkoE. Hauler, 4e éd., Leipzig, 1913, ou R. H. Martin, Londres, 1959. 200 J. Gagé, Les classes sociales dans l'empire romain, Paris, 1964, p. 125, qui renvoie lui-même aux travaux classiques de D. Van Berchem sur Les distributions de blé et d'argent à la plèbe romaine sous l'Empire, Genève, 1939, p. 32-63. 201 Quelle qu'ait pu être, dès le début du Ve siècle, la réalité des frumentationes, des distributions de blé gratuit ou à vil prix (G. Cardinali, s.v., dans De Ruggiero, III, p. 225229; D. Van Berchem, // tempio di Cerere e l'ufficio dell'annona a Roma, BCAR, LXIII, 1935, p. 91-95; H. Le Bonniec, op. cit., ο. 245, η. 3; 274 sq.; 345), mais placées sous l'égide de Cérès,
pire; enfin, objection rédhibitoire, elle est infi rmée par les données positives du culte, telles que nous les connaissons par Ovide et par les documents épigraphiques. En revanche, le texte de Donat, rendu à son authenticité, est parfaitement satisfaisant. La double exclamation de l'esclave Géta, qui justifie le pluriel, onerastis, est loin d'être une tautologie expressive. La Fortuna qu'il invoque en premier lieu est la déesse hellénisée de la Chance, la dispensatrice des bonheurs imprévus202, qui vient de combler son jeune maître. Mais Géta prend part à l'événement, ne serait-ce que parce qu'il le libère d'un grand poids203; et c'est en esclave qu'il pense et qu'il parle lorsque, en son nom personnel, il rend grâces à Fors Fortuna, la déesse de la classe servile - conuenit et seruis, comme le dira Ovide. Quant à la définition de Donat, elle fait, elle aussi, écho à celle d'Ovide, jusque dans le détail du vocabulaire. A la di fférence des autres divinités du même nom, qu'il prend soin d'en distinguer - aliud «Fortuna» est -, Fors Fortuna est, pour Donat, la déesse des gens de peu et celle des gens de métier, les deux expressions étant équivalentes aux yeux de la société antique204. Elle protège les affranchis, les esclaves et les plus humbles d'entre les plébéi ens, tous ceux qui «vivent de l'exercice d'un métier», qui ARTE ALIQVA uiuunt, pour reprendre le texte même de Donat, dégagé de la correction abusive qui le défigurait. Telle est, pour le grammairien comme pour le poète, la catégorie sociale inférieure qui «célèbre sa fête», diem festum colunt, et « pratique son culte », plebs colit hanc, comme l'écrivait Ovide : double affirma tion que confirment pleinement les dédicaces et les ex-voto découverts dans ses deux sanctuair es. Déesse des artisans, des plébéiens et des esclaves, ainsi confinée dans la protection des et non de Fortuna, et dont on ne saurait dire qu'elles eussent permis à la plèbe de vivre sine arte aliqua. 202 Cf., v. 884, le commentaire de Phormion sur le même événement: tantam fortunam de inprouiso esse his datami 203 Nosque amicos eius exonerastis metu ! poursuit-il immé diatement (v. 843), en s'adressant toujours aux « deux » déess es, Fortuna et Fors Fortuna. 204 Cf., entre autres témoignages, Cic. off. 1, 150 : opificesque omnes in sordida arte uersantur; Sen. epist. 88, 21. Voir P. M. Schuhl, Gains honorables et gains sordides selon Cicéron. De officiis, I, 42, R Philos., CXLVII, 1957, p. 355-357.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA éléments les moins honorables de la population romaine, Fors Fortuna a tous les caractères d'une divinité de «classe». Mais cette fonction, quelle que soit son importance pour l'équilibre interne de la cité, contraste avec le rôle cosmi que de la déesse, à la fois souveraine du solstice d'été et patronne sans gloire d'un groupe social décrié, puisque c'est aux déshérités de la Rome républicaine ou impériale qu'elle accordait son secours et sa tutelle. Dans une société où il était dégradant de devoir, pour vivre, exercer un métier manuel et où l'on reléguait dans une catégorie à part tous ceux qui arte aliqua uiiiunt, une déesse qui assumait cette tâche ne pouvait que pâtir du discrédit de ceux-là mêmes sur qui elle veillait. Elle se situait, elle aussi, au plus bas degré de l'échelle sociale. Nulle spécialité, tech nique ou politique, n'était de nature à compens er son infériorité et à lui garantir le prestige dont pouvaient se targuer d'autres divinités, protectrices elles aussi des artisans et de la plèbe, auxquelles on est tenté de la compar er. Fors Fortuna n'était pas une déesse des métiers analogue à la Minerve italique : rien ne la hausse au niveau de cette divinité technicien ne dont les compétences s'étendaient aux médec inset aux artistes - professions dignes d'estime - aussi bien qu'aux activités manuelles205, et dont le culte capitolin et Yinterpretatio Graeca assurèrent la promotion. Elle n'était pas davan tagela garante des luttes politiques de la plèbe, comme l'était Cérès, ni la bénéficiaire de ses triomphes. Auprès de la grande divinité plé béienne, installée au Forum Boarium et à proxi mité de l'Aventin, haut lieu de la plèbe206, la Fors Fortuna du Trastevere, reléguée dans un quart ier populaire et lointain, fait modeste figure. Les magistrats de la plèbe, ses édiles, ses tribuns, ses hommes nouveaux qui accédaient à la nobilitas hantaient le temple de Cérès, sanctuaire officiel de leur classe; mais ils n'avaient sans doute que dédain, ou du moins condescendance, pour celui de Fors Fortuna, fréquenté par un menu peuple dont leur ascension les avait
205 Cf. Ovid. fast. 3, 817-833. 206 Sur « Cérès, déesse de la plèbe », H. Le Bonniec, op. cit., p. 342-378; et, sur la localisation de son temple, p. 266276.
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rés207. Quant à Mercure, dieu de la plèbe éga lement puisqu'il patronnait toutes les formes de commerce - hune etenim negotiorum omnium aestimabant esse deiim20* -, il recevait l'hommage des petits artisans, mais aussi celui des riches négociants qui, par leur fortune et leur puissanc e, appartenaient à un milieu infiniment supér ieur. Fors Fortuna n'avait aucun de ces avant ages, et l'on peut se demander d'où lui venait cette fonction sans honneur : était-elle originaire ou acquise? Était-elle marquée d'une tare natur elle, ou seulement victime d'un accident histo rique? Dans l'infériorité sociale où elle était réduite, Fors Fortuna n'était cependant pas isolée. Par ses liens avec les éléments les moins respecta bles de la société, elle n'est pas sans rappeler Flora, divinité plébéienne, fêtée par les courti sanes, qui appartiennent aux mêmes milieux déconsidérés que ses propres fidèles209. Avec Diane et Feronia, ses affinités sont plus étroites encore. C'est à Servius également que Diane, selon la tradition, doit son sanctuaire de l'Avent in. Elle y est protectrice des esclaves et elle y partage avec eux la fête du 13 août, qui est à la fois le natalis de son temple et le seruorum dies2i0. Elle est, elle aussi, sans prestige, comme les Latins vaincus et transplantés à Rome avec lesquels son culte fut introduit dans la ville211. Mais, dans son rôle de divinité qui présidait à l'affranchissement des esclaves, comme l'attes tentles figurines coiffées du pileus qui lui furent offertes en ex-voto, Fors Fortuna a une homol ogue plus proche encore en la personne de Feronia, la déesse du Incus de Capène et de
207 Le seul plébéien influent qui ait laissé un témoignage de sa piété envers Fors Fortuna est Sp. Carvilius, le fondat eur,précisément, du temple du sixième mille, homme nou veau et consul en 293 (infra, p. 242 sq.). 208 Fest. Paul. Ill, 10. 209 Sur le caractère plébéien de Flora, cf. A. Merlin, op. cit., p. 192; et, sur les exhibitions des courtisanes aux Floralia, infra, p. 240 et n.215. 210 Fest. 460, 32 et 467, 1. 211 Sur la déchéance de Diane, cf. R. Schilling, cité supra, p. 235, n. 183. La grande déesse latine de la lumière, d'un niveau presque égal à Jupiter, fut (après la bataille du lac Régule) transférée à Rome avec les prisonniers de guerre latins dont elle était la divinité tutélaire et, «marquée à jamais par les circonstances de son introduction », elle n'y fut plus que la protectrice des réprouvés et des esclaves.
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Terracine, où elle était la protectrice des affran chis,libertorum dea, selon l'expression de Servius212. A Rome, où elle possédait un temple au Champ de Mars, elle remplissait la même fonc tion : lorsque, pour expier les prodiges de 217, on fit offrandes et sacrifices à Jupiter, Junon, Minerve et, plus spécialement, à Junon, la Regi nade l'Aventin et la Sospita de Lanuvium, c'est à Junon Reine, déesse matronale, que les matro nes furent invitées à porter leur contribution; mais c'est à Feronia, leur déesse propre, que, par symétrie, les affranchies elles-mêmes, liberîinae et ipsae, reçurent l'ordre d'adresser une offrande proportionnée à leurs moyens213. Quels sont donc les caractères communs de ces divinités que des liens variés et plus ou moins étroits rattachent aux êtres inférieurs, esclaves qui ne sont que la propriété de leur maître, et plébéiens d'origine diverse, latine ou servile, exclus en fait, sinon en droit, de la communauté politique? A l'exception de Mercur e, spécialisé dans la protection des marchands plébéiens, ce sont toutes des divinités féminines. Elles ont un caractère agreste : déesses, du moins à l'origine, étrangères à la vie urbaine et liées aux activités rurales, à moins qu'elles ne régnent sur la nature sauvage. Quant à leurs fonctions, elles s'exercent dans le domaine comp lexe et universel de la fécondité, depuis la fertilité agraire jusqu'aux naissances humaines. Ainsi Cérès, déesse des paysans avant de devenir celle de la plèbe urbaine, qui préside à la croissance {creare, crescere), celle des végétaux 212 A propos de son sanctuaire de Terracine, où se pratiquait l'affranchissement des esclaves, in cttiiis tempio raso capite pileum accipiebant, qui prenaient rituellement place sur un banc de pierre, où était gravée l'inscription bene meriti send sedeant, surgant liberi (Serv. Aen. 8, 564). Sur Feronia (également supra, p. 1 1 1 sq.) et ses divers lieux de culte, cf. P. Aebischer, Le culte de Feronia et le gentïlice Feronius, RBPh, XIII, 1934, p. 5-23; R. Bloch-G. Foti, Nouv elles dédicaces archaïques à la déesse Feronia, RPh, XXVII, 1953, p. 65-77 (provenant du Incus de Capène, dont elles ont permis la localisation). Des dédicaces à Feronia, émanant d'esclaves et d'affranchis, ont été trouvées à Rome (CIL VI 147 = 30702, consacrée par une ancilla, l'unique inscription romaine en son honneur qui ait été conservée); Capène (dédicace d'une libertà; Bloch-Foti, op. cit., p. 66-71); Trebula Mutuesca, en Sabine (d'un libertus; CIL I2 1832; VI 146 - par erreur -; IX 4873); Nepi (d'un esclave de Claude; CIL XI 3199). 2'3Uv. 22, 1, 17-18.
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en particulier, mais aussi celle des humains, puisqu'elle est, ou du moins était, à date ancienn e, déesse du mariage214; Flora, qui lui est parfois associée et qui aide à la floraison végét ale, mais dont le nom évoque aussi bien le plaisir des humains que l'épanouissement de la nature, puisque les obscénités rituelles des cour tisanes aux ludi Florales étaient destinées à promouvoir la fertilité des champs215; Diane, « déesse des femmes » et accoucheuse, mais aussi dame du lac de Némi, maîtresse des bois incul teset πότνι,α #ηρών; Feronia, enfin, qui répugne au voisinage des villes216, dea agrorum217 qui veille sur les moissons dont elle reçoit les prémices et sur la santé des humains, déesse des sources, liée aux eaux comme l'est aussi Fortu na. Que conclure de divinités aussi peu différen ciées et que l'on est tenté de ramener au schéma de la «grande déesse méditerranéenne», maî tresse de la nature et des êtres animés, souve raine des vivants et des morts, donnant la vie à toutes choses, divinité universelle dont l'inépui sablepuissance tutélaire pouvait s'étendre jus qu'aux créatures inférieures qu'étaient les plé béiens et les esclaves? L'explication, qui n'évite pas le confusionnisme, est trop facile dans sa généralité. On peut aussi alléguer que ces dées sesrurales, étrangères à la Rome la plus ancien ne, y furent introduites avec les populations vaincues du Latium, massivement transférées dans la ville. Les Latins, les premiers, réduits à l'esclavage ou à l'état de plébéiens dominés par la cité patricienne, seraient restés fidèles à leurs anciens cultes. Puis, à leur suite, les nouvelles victimes de la conquête romaine auraient adopté pour leurs protectrices surnaturelles ces déess es, comme elles humiliées et assujetties, en qui elles se reconnaissaient. Cette explication histo rique convient-elle dans tous les cas? Elle vaut
214 Sur cet aspect archaïque de Cérès, liée à Tellus, qui n'est plus qu'une survivance à l'époque classique, H. Le Bonniec, op. cit., p. 77-88. 215 Les anciens en étaient pleinement conscients; ainsi Arnobe, 3, 23 : Flora illa genetrix et sancta obscenitate Indorimi bene curât ut arua jlorescant. 216 Comme le souligne fortement G. Dumézil, Rei. rom. arch., p. 417. 217 Goetz, Corp. gloss. Lai, IV, 238, 25 et 342, 18; V, 599, 27.
LA FONCTION SOCIALE DE FORS FORTUNA incontestablement pour Cérès et pour Diane218, encore que cette dernière ait, à Némi déjà, du moins à l'époque historique, été servie par un esclave, le rex Nemorensis. Mais il est un point au moins sur lequel elle se trouve en défaut : c'est en dehors de Rome, à Terracine, que les attaches de Feronia avec les affranchis sont le mieux attestées. Et si, à Rome, elle est honorée par les libertinae, c'est, selon toute apparence, un héri tage fonctionnel qu'elle doit à ses cultes les plus anciens, non un rôle nouveau qu'elle aurait acquis seulement après son introduction dans la ville. On peut donc se demander si les liens de ces déesses avec les plébéiens et les esclaves s'expliquent uniquement par les vicissitudes de l'histoire, par l'accident cultuel qu'eût été leur venue à Rome à la suite des vaincus qu'elles protégeaient; ou si ces affinités, renforcées par les circonstances de leur intégration à la religion romaine, mais préexistantes, ne tiennent pas par des causes plus profondes à leur nature divi ne. Ces déesses, nous l'avons vu, au delà des traits individuels qui les distinguent, ont pour fonction majeure de dispenser la fécondité : rien ne les limite à un domaine particulier, mais elles agissent au plan universel et régnent indistin ctementsur les naissances, la fertilité agraire, le développement entier de la nature. C'est par là que s'expliquent leurs liens avec les classes inférieures de la société. L'état de servitude est aussi un état de non-être : pour le juriste, l'e sclave n'existe pas en tant qu'être humain, lui qui figure au nombre des choses, et non des per sonnes219. Quant au plébéien, bien que sa con218 Telle est, pour Diane, l'interprétation de Wissowa, RK2, p. 250, et de R. Schilling (supra, p. 239, n. 211); pour Cérès, celle de H. Le Bonniec, op. cit., p. 192 sq. et 204. Les uns et les autres (cf. Merlin, op. cit., p. 37-39; Pais-Bayet, Histoire romaine, p. 67; en dernier lieu, M. Pallottino, Servius Tullius, à la lumière des nouvelles découvertes archéologiques et épigraphiques, CRAI, 1977, p. 232) reconnaissent une large part d'authenticité à la tradition qui mentionne le transfert massif de populations latines sur l'Aven tin, sous le règne d'Ancus Marcius, selon Liv. 1, 33, 1-2. 219 Cf. la définition que donne Gaius, inst. 2, 13, des res corporales : hae quae tangi possunt, iielut fundus, homo, uestis, etc.; de même Ulp. dig. 50, 17, 32: quod attinet ad ins ciuile, serui pro nullis habentur; reg. 19, 1 : mancipi res sunt . . . send; Paul. dig. 4, 5, 3 : seriale caput nullum ins habet. Pour Aristote également, pol. 1, 4, 2, «l'esclave est un objet de propriété animé » : ό δούλος κτημά τι εμψυχον.
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dition fût libre et qu'il fût citoyen, tout le temps qu'il fut - entre la «clôture du patriciat» et les lois liciniennes de 367 - en butte aux exclusives de l'oligarchie patricienne et tenu à l'écart de la magistrature suprême, il n'en était pas moins, comme l'esclave, dépourvu d'existence politique, la seule existence véritable dans la cité antique. On comprend, dès lors, ce qu'attendaient des déesses de la fécondité ces êtres laissés en marge de la vie authentique : c'était qu'elles les fissent naître à l'existence sociale, à la condition humaine - celle d'homme libre et de citoyen de plein droit, il s'entend. G. Dumézil a reconnu en Feronia la déesse qui fait passer toutes choses de l'état sauvage à l'état de civilisation220 : la nature en friche à celui de campagne cultivée et l'esclave à celui d'in dividu libre. En un sens plus large, toutes ces déesses, analogues par leur fonction, dispensent aux réprouvés qui les invoquent les mêmes bienfaits. Par rapport au citoyen apte à gérer les magistratures et qui, seul, jouit de la vie dans sa plénitude, l'esclave, le plébéien, à plus forte raison le prolétaire, et l'étranger ne sont que des choses animées ou des êtres inachevés qui ne possèdent que la demi-existence d'un éternel mineur. La liberté, le droit de cité auxquels ils aspirent sont, pour eux, plus encore qu'un pro grès social : un épanouissement humain, l'accès à une forme supérieure de l'être. C'est donc aux donneuses de vie, qui président à la naissance des enfants et à la croissance des plantes, qu'ils demandent cette autre naissance, non plus bio logique, mais sociale, qu'est pour les uns l'a f ranchis ement, cette autre croissance qu'est pour les autres la conquête des droits politiques. Action effective ou analogie symbolique - le réalisme auquel tend spontanément la pensée archaïque ne permet pas d'en décider -, les protectrices des esclaves et des plébéiens, si indifférenciées qu'elles paraissent, n'exercent en fait qu'une fonction unique. Elles dispensent la vie dans son origine et dans sa continuité dynamique et, si elles assurent à la fois la propagation de l'espèce humaine, la fertilité des
220 A cette déesse, d'action positive, répond, mais sous l'aspect négatif, le dieu védique Rudra, «le dieu de tout ce qui n'est pas encore possédé par la civilisation », dont le nom est à rapprocher du latin rudis (op. cit., p. 420).
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champs et l'ascension sociale des humbles, ce ne sont là que trois aspects particuliers d'un même pouvoir, celui de faire apparaître et se dévelop per la totalité des êtres, grâce au principe unique de la fécondité dont elles détiennent la source. La Fors Fortuna de la rive droite du Tibre, telle que nous l'avons définie, s'intègre parfa itement à cette structure religieuse. Déesse de la plèbe et des esclaves, elle est aussi, comme ses homologues, une déesse rurale, vivant au con tact de la nature et de sa vitalité, proche des éléments primordiaux, de la terre, des eaux fluviales et du feu solaire. Elle a, comme elles, d'antiques compétences agraires qui, sous l'Emp ire, sont encore assez présentes à la mémoire des Romains pour que Columelle place sous ses auspices le travail estival des jardiniers. Elle offre avec Cérès des affinités auxquelles les érudits étaient encore sensibles, et elles remp lissaient, l'une et l'autre, même fonction, lors que, dispensatrices de la fécondité, elles assu raient dans le monde végétal la «croissance» et la «production» des plantes, dans l'univers humain, la promotion des classes populaires. Pourtant, à la différence de cette dernière, patronne officielle et prestigieuse de la plèbe, c'est à un niveau plus humble qu'agit Fors Fortuna : celui de l'esclave qui aspire à être affranchi et à s'assimiler, lui et ses descendants, à la communauté méprisée des prolétaires qui, à ses yeux, est une classe supérieure. Tel est, à en juger par les dédicaces républicaines, les textes littéraires, de Térence à Columelle, et jusque sous l'Empire tardif, la définition de Donat, le milieu de modestes artisans, de travailleurs sans dignité où se recrutent ses fidèles. Situation doublement paradoxale, si l'on se rappelle la souveraineté cosmique de la déesse et les com mencements que la tradition assignait à son culte, institué par Servius, par l'esclave devenu roi à la suite de l'ascension sociale la plus brillante dont l'histoire romaine ait gardé le souvenir. Aussi peut-on se demander si le dis crédit dont Fors Fortuna était l'objet l'avait frappée de tout temps, ou si, comme celui qui atteignait Diane, il n'était que le résultat de contingences historiques. Au début du IIIe siècle av. J.-C, pourtant, Fors Fortuna connut son heure de gloire, lors que, en 293, après une double série de succès
sur les Samnites et sur les Étrusques, qui lui valurent le triomphe, le consul Sp. Carvilius Maximus fit entreprendre la construction d'un second temple en son honneur, fondation offi cielle qu'il fit sur sa part de butin, de manubiis221 , et qui atteste que, dans son nouveau sanctuaire du sixième mille comme, depuis une époque sans doute bien antérieure, dans celui du pre mier mille, Fors Fortuna, reconnue par la rel igion de l'État romain, en recevait un culte public. La Fortune à laquelle il faisait hommage de ses victoires était sans nul doute, déjà, la donneuse de chance et de bonheur, l'homologue romaine de la Tyché des Grecs. Mais elle était aussi la vieille déesse latine qui avait ménagé l'ascension de Servius, dont Carvilius, homme nouveau qui, à dessein, fonda son temple près de celui du roi, se réclamait comme d'un modèle 222. C'est donc à la patronne des gloires pl ébéiennes qu'il attribuait sa propre réussite223, et cette fondation donne la mesure du respect qu'à cette époque encore la déesse tiberine inspirait aux personnages les plus en vue de la plèbe. Après ces mêmes victoires de 293, en effet, Carvilius, avec la vanité d'un parvenu, érigea sur le Capitole une statue colossale de Jupiter, qui provenait de la fonte des armes prises aux Samnites et dont, s'il faut en croire Pline, les dimensions étaient telles qu'elle était visible depuis le temple de Jupiter Latiaris au Monte 221 Liv. 10, 46, 14: reliquo aere aedem Fortis Fortunae de manubiis faciendam locauit prope aedem eins deae ab rege Seruio Tullio dedicatam. 222 Sur la carrière et la personnalité de Carvilius, Münzer, s.v., RE, III, 2, n°9, col. 1630; R. Syme, Seianus on the Aventine, Hermes, LXXXIV, 1956, p. 262-264. Velleius Paterculus, 2, 128, 2, le cite, avec Caton et Mummius, parmi les hommes de simple origine équestre, equestri loco natimi, qui parvinrent au sommet des honneurs, consul (deux fois, en 293 et 272), censeur et triomphateur. 223 Est-ce un hasard si, passant du récit des exploits de Papirius, son collègue au consulat, à ceux de Carvilius, Tite-Live ouvre son chapitre par la formule eadem fortuna ab altero constile ad Cominiwn gesta res (10, 43, 1)? - dont G. Radke, Die Götter Altitaliens, p. 133, donne une interpré tationbeaucoup trop restrictive et littérale, quand il rattache la fondation de Carvilius à ce seul succès, «dem historisch einmaligen Glücksgeschenk»: c'est pour l'ensemble de ses victoires que Carvilius éleva un temple à Fors Fortuna, et la phrase de Tite-Live, loin d'indiquer la cause historique, réelle, de cette dédicace, est inspirée par la suite des événements, dont elle n'est qu'une anticipation, toute litté raire.
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Cavo; aux pieds du dieu, il ajouta sa propre statue224 - celle d'un favori des dieux, protégé de Jupiter et de la Fortune à la fois! On conçoit mal qu'un personnage qui avait à ce point le sens des gestes spectaculaires ait porté sa dévotion à une déesse obscure et disqualifiée par ses attaches exclusives avec le menu peuple. La Fors Fortuna qu'honore Carvilius est plus proche de la divi nité servienne et de la maîtresse des éléments qu'elle était à ses origines que de l'humble protectrice des artisans, des affranchis et des esclaves à laquelle elle se réduisit par la sui te. D'autant que l'initiative cultuelle du consul de 293 s'oppose, comme une réplique, à la dédicace que, dans le même temps, son collègue L. Papirius Cursor fit du temple de Quirinus225. Non que ce dernier fût le fondateur du sanc tuaire. Tite-Live, qui en débat comme d'une question controversée, ne croit pas qu'il ait pu, tout à la fois, vouer le temple durant sa cam pagne contre les Samnites et dédier, avant sa sortie de charge, un édifice bâti dans un si court intervalle. Le temple dont il fit la dédicace avait, en réalité, été voué par son propre père et homonyme, dictateur en 325 et 310. Temple de famille, dans un cas, œuvre d'une gens patri cienne, commencé par le père, achevé par le fils; temple «servien» dans l'autre, créé par un homme sans ancêtres qui, faute de la noblesse du sang, se rattache à Servius Tullius, l'enfant «sans père»226, et fonde la nouvelle noblesse de la plèbe sur l'incomparable prestige de l'avantdernier roi de Rome, dont il prétend continuer la politique religieuse. A l'aube du IIIe siècle, quelques années à peine après le vote de la loi Ogulnia qui, en 300, assure aux plébéiens le partage, à égalité avec les patriciens, des sacer doces majeurs, pontificat et augurât227, après la querelle de femmes et la rivalité symbolique entre matrones plébéiennes et patriciennes qui, en 296, aboutit à la scission du culte de Pudicitia228, la fondation de Carvilius a le caractère
d'une orgueilleuse affirmation de classe : celle de la plèbe qui revendique fièrement ses cultes propres et qui, si elle prie les dieux communs de la cité, tel le Jupiter Capitolin, n'en prétend pas moins conserver son originalité religieuse. En cette époque où s'affermissent les conquêtes de la plèbe, celle des magistratures, puis des sacer doces, Carvilius, consul et triomphateur, reconn aîten Fors Fortuna, déesse tutélaire de la classe d'où il est issu, la puissance surnaturelle qui a présidé à ses victoires politiques et mili taires et qui, à travers lui comme à travers Servius, favorise toutes les promotions social es.
224 Plin. NH 34, 43. 2» Liv. 10, 46, 7-8; Plin. NH 7, 213. 226 Ser. Tullium . . . pâtre nullo, dit brutalement Canuleius en Liv. 4, 3, 12. 227 Uv. 10, 6, 6-9, 2. 228 Désormais partagé entre une Pudicitia Patricia et une Pudicitia Plebeia (Liv. 10, 23, 3-10; cf. infra, p. 356 sq.).
229 F. de Martino, Storia della costituzione romana, I, 2e éd., Naples, 1958, p. 46 sq. 230 Pour une reconstitution de l'état social de Rome à l'époque royale et au commencement de la République, en particulier G. de Sanctis, Storia dei Romani, I, 2e éd., Flo rence, 1956, p. 219-249, sur la «serrata del patriziato»; F. de Martino, op. cit., p. 45-65; P. de Francisci, Primordia
Loin d'être restée immuable à travers les siècles, la fonction sociale de Fors Fortuna a donc une histoire que, maintenant, nous pou vons esquisser. Si elle dérive directement des pouvoirs de la déesse dans le domaine de la fécondité, si elle n'en est qu'une application particulière, par laquelle elle garantit le déve loppement des hommes dans la cité, cette fonc tion ne saurait cependant, du moins sous la forme que nous lui connaissons, remonter aux toutes premières origines du culte, aux temps où Fors Fortuna n'était encore qu'une divinité préurbaine de la campagne latine. Il ne semble pas que, dans la Rome royale et même répub licaine, avant l'expansion territoriale de la con quête, la population servile ait été fort nomb reuse229. Quant à la plèbe et au problème toujours controversé de ses origines, les histo riens ne croient plus aujourd'hui que la dualité traditionnelle de la cité, que l'annalistique pré sente comme divisée de tout temps par l'affro ntement des patriciens et des plébéiens, soit l'exact reflet de la réalité. Ils mettent l'accent, au contraire, sur la constitution progressive des deux classes antagonistes et sur l'évolution comp lexe de leurs rapports, sous l'influence notam mentdes facteurs économiques230. Plutôt donc
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que de définir, en termes anachroniques, la plus ancienne Fors Fortuna comme une déesse des esclaves et de la plèbe, conçue comme une classe spécifique et consciente de sa propre existence, il est sans doute plus juste de voir en elle, de façon essentiellement négative, la pro tectrice indifférenciée de tous les individus non intégrés à l'intérieur des cadres gentilices, de tous les éléments hétérogènes231 qui formaient la masse des «non-privilégiés»232, et qui se retrou vaient dans ce culte hors les murs. Nous devinons ainsi le processus historique qui aboutit à ne plus faire de Fors Fortuna, divinité sociale, que la protectrice du petit peuple : cette fonction sans lustre, qu'elle exerce dans la religion classique, est en fait le résultat d'une déchéance. Si elle ne put jamais prétendre à la prééminence de Cérès et à son rôle officiel, il fut un temps néanmoins où elle avait une dignité plébéienne dont la fondation de Carvilius est la meilleure preuve et qu'elle perdit par la suite. Quelles furent les causes de ce déclin? Il apparaît comme la rançon de ses propres succès, dû à la montée même et à l'ingratitude de la classe qu'elle avait favorisée. Une fois parvenus au sommet des honneurs, admis dans la nouv elle nobilitas au même titre que les patriciens,
les plus riches et les plus influents d'entre les plébéiens eurent honte de se commettre avec des artisans et des esclaves dont tout, désormais, les séparait : reniant le culte mal famé de Fors Fortuna, ils l'abandonnèrent à cette plèbe infé rieure à laquelle ils étaient devenus étrangers. Déesse tutélaire du roi Servius Tullius et du triomphateur Carvilius, protectrice ancienne de la plèbe, de toute la plèbe, Fors Fortuna ne compta plus pour fidèles que des affranchis, des esclaves et des gens de métier, que les déshérités de la société romaine. A l'époque classique, lorsque les grandes lignes