Fonder foyer en Nouvelle-France : Les Normand du Perche
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L’histoire d’un peuple n’est, en quelque sorte, que la généralisation de l’histoire de celles et ceux qui le constituent. Si chaque famille a son propre passé, ses propres moments de vie, ses propres coutumes, ses propres aventures et même mésaventures, la comparaison de tous ces événements permet de tracer un portrait passablement fidèle d’un passé commun. [...] Heureusement, des généalogistes-historiens, comme Germaine Normand, ont poussé plus loin leurs recherches, réussissant à reconstituer les principaux éléments de la vie de leurs ancêtres. JACQUES LACOURSIÈRE Fonder foyer en Nouvelle-France refait le parcours des Normand venus du Perche au cours du XVIIe siècle. Suivre leurs traces sur quatre générations, c’est accéder à un siècle d’histoire, dans le quotidien des familles, en accord avec les mêmes règles de vie que la mère patrie. Sociologue de formation, professeure au cégep F.-X.-Garneau de 1972 à 1984, GERMAINE NORMAND présente ici un ouvrage sur un sujet qui la fascine : l’émigration des familles vers de nouvelles terres, dans de nouveaux paysages, leur stratégie d’implantation et le changement d’orientation des métiers exercés. Tel fut le thème de la Monographie sur des familles de Charlevoix émigrées dans les Cantons-de-l’Est au début du XXe siècle, mémoire de maîtrise présenté à l’Université Laval en 1984.

ISBN 2-921146-90-8

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Les Normand du Perche

GERMAINE NORMAND

GERMAINE NORMAND

Fonder foyer en Nouvelle-France

Couverture 1-4

Fonder foyer en Nouvelle-France Les Normand du Perche Préface de Jacques Lacoursière

Les Éditions du Trille

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Fonder foyer en Nouvelle-France Les Normand du Perche Préface de Jacques Lacoursière

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Données de catalogage avant publication (Canada) Normand, Germaine, 1934Fonder foyer en Nouvelle-France : les Normand du Perche Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-921146-90-8 1. Normand (Famille). 2. Canada – Histoire – Jusqu’à 1763 (Nouvelle-France). 3. Le Normand, Gervais. 4. Canada – Mœurs et coutumes – Jusqu’en 1763. 5. Perche (France) – Émigration et immigration. 6. Québec (Province) – Généalogies. I. Titre. CS90.N6768 1999 929’.2’0971 C99-941145-4

Coordination à l’édition : Richard Dubé Recherches iconographiques : Paul Trépanier Révision linguistique : Ghislaine Fiset Numérisation (documents et cartes) : Nancy Longpré Photo de la couverture : La côte de Beaupré vue de Québec. Photo du dos : Limoilou, l’emplacement des terres de Jean Le Normand (à gauche du pont). Détails du tableau panoramique d’Henry Richard S. Bunnet (vers 1885). Musée McCord d’histoire canadienne (M880.1, M880.2) Pelliculage : Compélec Impression : AGMV Marquis Imprimeur ISBN 2-921146-90-8 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Québec, 1999 Dépôt légal – Bibliothèque nationale du Canada, 1999 © Éditions MultiMondes

ÉDITIONS MULTIMONDES 930, rue Pouliot Sainte-Foy (Québec) G1V 3N9 CANADA Téléphone : (418) 651-3885 Téléphone sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 800 840-3029 Télécopie : (418) 651-6822 Télécopie sans frais depuis l’Amérique du Nord : 1 888 303-5931 Courriel : [email protected] Internet : http:///www.multim.com

DISTRIBUTION EN LIBRAIRIE AU CANADA Diffusion Dimedia 539, boulevard Lebeau Saint-Laurent (Québec) H4N 1S2 Téléphone : (514) 336-3941 Télécopie : (514) 331-3916 Courriel : [email protected] ÉDITIONS DU TRILLE 2806, chemin Saint-Louis Sainte-Foy (Québec) Téléphone : (418) 658-0458 Télécopieur : (418) 650-5795

Les Éditions MultiMondes reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie et de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition.

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À mon père, François À ma filleule, Pascale

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Remerciements

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es remerciements s’adressent aux membres du personnel des Archives nationales du Québec à Québec, tant à la section des documents écrits qu’à celle des documents iconographiques et cartographiques, pour leur assistance technique et leurs renseignements pertinents, de même qu’aux membres du personnel des Archives nationales du Québec à Montréal pour leur empressement à rendre service au chercheur. Une reconnaissance bien sincère à toute l’équipe de travail ayant contribué à la réalisation de ce livre avec enthousiasme et professionnalisme, premiers lecteurs : Richard Dubé, Paul Trépanier, Ghislaine Fiset, ainsi que Lise Morin et Jean-Marc Gagnon, des Éditions MultiMondes.

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Préface

L’

histoire d’un peuple n’est, en quelque sorte, que la généralisation de l’histoire de celles et de ceux qui le constituent. D’où l’importance de la reconstitution de la vie des ancêtres. Si chaque famille a son propre passé, ses propres moments de vie, ses propres coutumes, ses propres aventures et même mésaventures, la comparaison de tous ces événements permet de tracer un portrait passablement fidèle d’un passé commun. Pendant trop longtemps, la généalogie n’a été que la construction de l’arbre des ancêtres, le lignage ! On pouvait alors découvrir la liste des personnes qui avaient précédé, mais rien de plus. On ignorait le caractère de chacun, les éléments constitutifs de leur cheminement. Ce n’était rien de plus que la mise en place d’un squelette sans chair ni vie. Heureusement, des généalogistes-historiens, comme Germaine Normand, ont poussé plus loin leurs recherches, réussissant à reconstituer les principaux éléments de la vie de leurs ancêtres. De tels chercheurs n’ont pas hésité à présenter des pans d’histoire qui ne sont pas toujours à l’honneur de celles et de ceux qui les ont vécus. Ils ont relaté les démêlés avec la justice, illustrant ainsi l’affirmation qu’aux siècles derniers, Chicanoux occupait une place importante, que ce soit pour une chanson offensante ou pour une question d’animaux qui vont ravager les champs des voisins. À la question « La généalogie est-elle devenue indispensable à l’historien?», André Burguière, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales de Paris, répond : « Indispensable, non, mais utile à la science historique, dont elle partage les préoccupations de méthode : identifier, dater, et mettre en rapport les documents. Curieusement, ajoute-t-il, c’est pour l’histoire ancienne, très pauvre en sources de ce type, que la démarche généalogique est devenue une mode. Ceux qui font des sciences sociales ont recours, eux

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aussi, à la généalogie afin de montrer tout le contraire de ce que recherchent ses adeptes. Ces derniers veulent prouver l’excellence sociale de la famille depuis ses origines ; les autres cherchent à évaluer le temps plus ou moins rapide, une ou deux générations ou plus, qu’elle a mis pour gravir l’échelle sociale. » Au Québec, on ne gravit pas habituellement l’échelle sociale avec le même souci qu’en France. On était fier de son titre d’habitant et on refusait de se voir affubler du nom de paysan. Posséder une terre que toute la famille s’affairait à développer était peut-être un titre de gloire plus important qu’une mince particule de noblesse. Le patronyme Normand en est l’illustration. Jacques Lacoursière, msrc

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Table des matières Introduction

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Prologue – Quitter son pays, pourquoi ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .5 Première partie – Les Normand du Perche en Nouvelle-France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29 Chapitre 1 – Gervais Le Normand L’aventure au-delà de l’océan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .31 Chapitre 2 – L’oncle Jean Ici tous les sentiers s’appellent liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .47 Chapitre 3 – Pierre Normand dit La Brière Le monde est vaste, on peut toujours faire son petit coin de paradis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .73 Chapitre 4 – Les enfants Normand dit La Brière Quand la marée retourne ses flots . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .109 Deuxième partie – Planter cognée, fonder foyer . . . . . . . . . .127 Chapitre 5 – Jean Le Normand et Anne Le Laboureur Fonder foyer en Nouvelle-France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .129 Chapitre 6 – Le cahier des Mémoires Quand la petite histoire se mêle aux grands récits . . . . . . . . . .157 Chapitre 7 – 1691-1700 « Celui qui marche d’un pas léger ne laisse pas de traces » . . . .175

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Chapitre 8 – 1700-1706 Menacé par les flots, mais ne coule pas . . . . . . . . . . . . . . . . . .197 Chapitre 9 – 1706-suite Ce jour étrange où, solitaire, j’aborde les rives de la mort . . . .223 Chapitre 10 – Que sont mes enfants devenus ? . . . . . . . . . . . .255 Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .287 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .291

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Introduction

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épondant à l’appel de compatriotes recruteurs, des membres d’une famille s’engagent pour un temps déterminé au service d’un seigneur, et si le nouveau pays semble leur promettre un avenir meilleur, ils peuvent obtenir les titres d’une concession et être considérés comme « habitants » de la Nouvelle-France. En général, c’est de cette manière, qu’avec persévérance, les premiers colons ont pris racines et planté l’« arbre du patronyme ». Il en fut ainsi, penset-on, pour les membres de la famille Normand venus en ce pays. Afin de saisir les raisons qui ont incité nos ancêtres à quitter leur pays pour une aventure que nos manuels scolaires ont présentée comme incertaine, pour ne pas dire téméraire, il faut se reporter au contexte historique dans lequel vivaient les Percherons à l’époque des premières migrations vers le Nouveau Monde. Nous pourrons alors mieux comprendre la mise en place du système de peuplement de la colonie qui, combiné au désir exprimé par des gens de la haute société de travailler à la conversion des Indigènes, servira l’ardeur de Robert Giffard et des frères Juchereau, les premiers grands recruteurs du Perche. De cette petite province et de celle de la Normandie, la Nouvelle-France avait reçu en 1660 plus de la moitié des 420 familles émigrantes. Grâce aux documents archivés, les traces de ces pionniers sont nombreuses : de leur capacité de signer leur nom à l’importante quantité de transactions consignées par les notaires, des événements familiaux inscrits dans les registres paroissiaux jusqu’aux inventaires après décès. À cela s’ajoutent les édits et ordonnances du Conseil souverain, les dénombrements des biens et les recensements de la population ainsi que les descriptions des mémorialistes. Cependant, une multitude d’ouvrages spécialisés nous ont été d’un grand secours, tant ceux des historiens que ceux des généalogistes et d’autres

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spécialistes du XVIIe siècle. Avec ces nombreux jalons, il est possible d’aller au-delà d’une simple énumération de noms et de dates, pour retrouver le mode d’existence de ces lointains ancêtres, les suivre dans leurs déplacements géographiques, connaître les pratiques de leurs métiers et les alliances entre leurs familles. Nous proposons d’extraire un échantillon de la société du temps, en suivant pas à pas une famille d’émigrés qui continue à vivre selon les coutumes de son pays d’origine, tout en s’adaptant à l’organisation politique, économique et religieuse du nouveau pays. Cette vue en contre-plongée, à partir du peuple, ce premier palier de la société, nous permettra de relire l’histoire en nous donnant la possibilité de vivre cette époque avec les ancêtres comme guides. En leur compagnie, nous serons aux premières loges de la colonie naissante, puisqu’ils font partie de la première génération des habitants français en terre d’Amérique, dans cette ville que fonda Champlain. Les textes insérés, bien que typographiés et transcrits avec l’orthographe d’aujourd’hui, garderont les tournures anciennes. Il faut les lire à voix haute, à l’oreille cela donne des résultats surprenants, les mêmes effets que l’écoute d’une musique ancienne. En se familiarisant avec l’unité monétaire du temps, la livre, il est aisé à l’usage de l’adopter pour comparer la valeur des biens en regard du travail des hommes et des femmes. À tous les lecteurs qui reconnaîtront en Gervais Le Normand, le père de Jean, marié à Québec en 1656 à Anne Le Laboureur, une quelconque parenté avec le nom d’une province de France, nous offrons un scénario, du moins un canevas, pour que chacun des intéressés ait un égal plaisir à voir se dérouler, en une succession de paysages, le film des générations.

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Équivalences

Mesures de longueur 6 pieds : 1 toise 3 toises : 1 perche ou 18 pi. fr. ou 19,1835 pi. angl. 10 perches : 1 arpent ou 180 pi. fr. ou 191,835 pi. angl. (58,4 mètres) 84 arpents : 1 lieue (3 milles terrestres) Mesure de surface 1 arpent : 0,84 acres ou 3 418,894 m2 Mesures de volume 2 roquilles : 1 demiard 2 demiards : 1 chopine 2 chopines : 1 pinte 2 pintes : 1 pot 4 pots : 1 velte (1/2 gallon) l’ancre : 32 pots le baril : 35 à 40 pots le poinçon : 93 pots la barrique : 110, 120 et même 180 pots le tonneau de bordeaux : 420 pots Mesures de capacité 1 minot : 8 gallons canadiens la barrique de sel : 6 minots le poinçon de pois : 9 minots la barrique de farine ou de lard salé : 180 livres au moins la barrique de sucre : 1 000 livres au maximum Unités monétaires Argent la livre tournois : 20 sols 1 sol : 12 deniers 1 sol marqué : 18 deniers 1 écu blanc : 3 livres et 6 sols 1 écu à couronne : 6 livres Or 1 louis d’or : 24 livres 1 pistole d’Espagne : 21 livres et 10 sols Papier-monnaie (sur cartes à jouer avec cachet de l’intendant) : une carte entière : 24 livres les coins coupés en biseau : 12 livres la carte est aux 3/4 de sa surface : 6 livres si écornée : 3 livres, et ainsi de suite 3

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Quitter son pays, pourquoi?

Normand ou Percheron

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n voyage au pays de mes ancêtres était nécessaire, croyais-je, pour bien connaître les paysages qu’avaient quittés Gervais et Jean Le Normand au XVIIe siècle, ne serait-ce que pour m’imprégner de la couleur des ciels ou pour vérifier la découpe des horizons. Il me semblait que je serais à même de mieux comprendre par ce paysage l’une des spécificités de mes origines percheronnes. En avril 1989, je fis ce pèlerinage et suivis le trajet balisé du circuit touristique du Perche, m’arrêtant au passage au Musée des arts et traditions populaires de Sainte-Gauburge. Son directeur me mit au courant de la rencontre des membres de l’Association des Amis du Perche, qui était prévue le lendemain et devait débuter par une messe solennelle au prieuré situé tout près du musée. Après cette cérémonie, je fus invitée par le président de l’Association à prendre part au déjeuner précédant l’assemblée annuelle de ses membres au Centre de rencontres de la Lubinière, à Préaux-du-Perche. Leur association favorise la connaissance du patrimoine de cette ancienne province, la sauvegarde de ses monuments et sites, la publication des Cahiers percherons et autres recherches historiques. Le président, monsieur Philippe Siguret, me présenta à l’assistance comme canadienne et, après mon nom de famille, Normand, il ajouta : « mais pas de la Normandie ». L’assistance sourit à l’allusion et j’en compris plus tard, grâce à un convive, la signification. Nous étions en pleine période des festivités du deuxième centenaire de la Révolution française et, malgré l’avènement de la République, le Perche servait encore d’identité. Mes recherches subséquentes pour approfondir la

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Abbaye de la Grande Trappe à Soligny-la-Trappe. Édition de l’Abbaye, Soligny-la-Trappe

réalité percheronne m’incitent maintenant à trouver que le mot d’esprit du président, émis sur un ton de badinage, en disait long pour ces convaincus, percherons avant d’être français, comme le sont les Vendéens ou les Bretons et, pourquoi pas, les Québécois avant d’être canadiens. Dorénavant, il me faudra penser comme Alain, le philosophe né à Mortagne, ville du Perche: «Je suis percheron, c’est-à-dire autre que normand », et savoir qu’on ne porte pas impunément ce patronyme de Normand qui sert aussi à qualifier une réponse n’engageant à rien : ni oui, ni non ! Le Perche visité

Au printemps, les paysages du Perche, disait déjà Fénelon, « sont faits à souhait pour le plaisir des yeux », et il avait raison, lorsque par un temps favorable, le ciel découpe en bordure le vert profond des forêts, contrastant avec celui plus clair des prairies. S’ajoutent au plaisir du regard, les champs ensemencés de colza faisant surgir 6

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des bandes jaunes à la Van Gogh, alors que les vergers déploient les blancs et les roses de leur floraison. Lorsque nous empruntons les routes sinueuses, selon les circuits balisés par les offices de tourisme des départements qui enclavent l’ancienne province du Perche, nous rencontrons bourgs et hameaux, manoirs et prieurés, sans oublier ces ensembles que constituent les fermes : maison, grange et étable près desquelles paissent les vaches laitières. Ainsi pêle-mêle, des images resurgissent: Saint-Cyr-la-Rosière, le prieuré de Sainte-Gauburge, les vestiges de l’ancienne Bellême, le manoir de la Lubinière et ses tourelles, Igé et son église au clocher roman, son cimetière clos, avoisinant une ferme où, sous les pommiers fleuris, reposent les moutons à l’heure du midi. Un dépliant touristique du département de l’Orne, dont la partie orientale recoupe une bonne partie des communes du Perche, est encore plus lyrique. S’adressant aux citadins que la vie compulsive des villes force à se tourner vers le «tourisme vert», il les appelle à goûter l’authenticité, la sérénité et la quiétude qu’apporte le contact avec la nature. « L’Orne a reçu des divinités gauloises et des saints ermites les dons de clémence, de paix et de tolérance.» Entre Chartres et le Mont-Saint-Michel, «cette douce principauté, refuge du tendre, a signé un pacte avec les puissances de la nature. Elle a apprivoisé les forêts, dessiné les vergers du bocage, fait alliance avec ses sources bienfaitrices et n’a jamais troublé le lit de ses rivières. […] L’Orne est un jardin extraordinaire, un jardin à la française, tracé par de modestes Le Nôtre, ces savants paysans de ce terroir occidental, qui croyaient aux vertus de l’équilibre et de la patience. » Ce paysage est certes bucolique, mais aussi riche de ses monuments, témoignages du temps des moines et des comtes qui développèrent cette petite province de France, après de difficiles relations anglo-normandes pendant des siècles, et lui donnèrent son identité propre. Elle est encore vivante aujourd’hui cette appartenance, ainsi qu’on l’écrivait en cette année du bicentenaire de la Révolution française. Dans les Cahiers percherons, monsieur Philippe Séguret écrit que « nous ne pouvons oublier que ce Bicentenaire est aussi celui de la suppression du Perche en tant qu’unité administrative propre, celui de l’abolition de sa coutume, de ses privilèges et de ses droits particuliers […]. En effet, par la loi du 4 mars 1790, la nouvelle République 7

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devait faire disparaître toute identité régionale, afin que tous les individus devenus citoyens se retrouvent égaux et fraternels. » Il ajoute « qu’après deux cents ans d’ignorance officielle de la part de l’Administration, il faut constater que le Perche existe toujours, quoiqu’éclaté entre les départements d’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher, de l’Orne et de la Sarthe ». Serait-il à propos de supposer que si le Perche historique n’a pas disparu, c’est que ses habitants, comme leurs réputés chevaux, avaient déjà des caractéristiques propres, selon cet auteur du XVIIe siècle : « chatouillés des délices du pays, ils s’y amusent, non de vérité en oisiveté, mais à la culture et au ménagement de leur patrimoine dont ils se contentent, sans désirer autres grandeurs ni richesses qu’ils pourraient à l’aventure trouver dans les autres provinces ». Mais pourquoi ont-ils quitté leur pays ? La question tourmente le visiteur qui refait à l’inverse le voyage de ses ancêtres, alors qu’en touriste, il nourrit son imagination de ces merveilleux paysages. En attendant la réponse, il se doit de découvrir quelques jalons pour mieux connaître cette ancienne province d’où partirent ces pionniers pour le Nouveau Monde. Madame Pierre Montagne nous servira de guide. Le pays percheron

« C’est un petit réduit entre la Normandie, le Maine, et le pays chartrain. Un pays de collines et de forêts, de vallées et d’eaux courantes.» Madame Montagne ajoute qu’au sud-ouest de Paris, à peine à 150 kilomètres par la nationale 12, se trouvent les limites du Perche: quelque 360 kilomètres carrés, 153 communes, 3 villes, anciennes capitales des divisions du Perche du temps des comtes : Mortagne, Bellême et Nogent-le-Rotrou. Quant à son histoire, elle retient l’apparition du christianisme qui, dès le Ve siècle ou le début du VIe, a marqué le pays des aïeux, avec ses églises, ses prieurés, ses dévotions particulières, dont celle que l’on voue à sainte Anne. Par nos livres d’histoire, nous savons qu’au IXe siècle, les Normands (ces hommes du Nord, les Vikings) s’installèrent sur le territoire français, entre la Manche et le Perche. Les rapports de voisinage changèrent lorsque l’un des ducs normands, Guillaume le Conquérant, accéda au trône en 1066, à titre de roi d’Angleterre. À ce chapitre, 8

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Le territoire du Perche (en gris) entre la Normandie, le Maine et le pays chartrain. Fond de carte : American Automobile Association, 1983

madame Montagne relate que « les Percherons devinrent donc au premier rang pour défendre la France attaquée par les Anglais. Une longue période de luttes suivit, particulièrement cruelle à la fin des hostilités, mettant fin aussi à la guerre de Cent Ans. Le Perche aura nombre de villages dévastés, des églises démolies, et ses habitants se réfugièrent dans les forêts impénétrables à l’envahisseur. » Ces âpres disputes anglo-normandes se terminèrent par une conquête française en 1450, et la Normandie fut rattachée au domaine royal. La conquête de l’intégrité du territoire français ne doit pas faire oublier l’intervention de l’inspirée Jeanne d’Arc, disent l’histoire, les films et les

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chansons, qui à la tête d’une petite troupe armée fit lever le siège d’Orléans, puis vainquit les Anglais à Patay en 1429. Aujourd’hui, le Perche économique a toujours une vocation agricole. Il nous a donné des laboureurs, des fermiers et des métayers ; une deuxième richesse, la même qu’au temps des ancêtres, les forêts, encore exploitées. L’industrie du bois a préparé pour le Québec des bûcherons, des charpentiers et des menuisiers nombreux et expérimentés. Le développement du XIXe siècle industriel a mis fin à l’industrie du fer, mais les débuts de la métallurgie aux siècles précédents ont fait naître nos artisans forgerons, taillandiers, armuriers et serruriers. En visitant ces lieux d’où viennent les ancêtres de nombreuses familles québécoises, on s’étonne des liens qui se sont créés entre le Perche et le Québec et qui sont signalés en maints endroits par des plaques apposées sur des maisons natales ou dans des églises. Dans ces lieux de prière, des vitraux représentent quelques valeureux personnages qui se sont illustrés en Nouvelle-France, hommage que les descendants des familles issues du Perche rendent à ceux qui leur ont donné un nom et un destin. Une riche documentation sur l’histoire des familles émigrantes a été rassemblée grâce à ces parrains, madame et monsieur Pierre Montagne, qui ont veillé sur le «berceau de l’émigration percheronne » pour qu’il soit encore rempli de vie en ce XXe siècle. Touristes et généalogistes québécois leur témoignent une profonde reconnaissance pour cette minutieuse et attentive prospection des traces de l’exode percheron au XVIIe siècle. Le berceau, c’est Tourouvre, au voisinage impressionnant : la forêt percheronne et la Grande Trappe avec son abbaye et ses moines cisterciens, qui rappellent encore aujourd’hui l’apport important des monastères à la région. Quant à la commune même, elle comptait 225 feux à l’époque des premières émigrations et correspondait à l’ancienne paroisse rurale. Un musée de l’émigration percheronne a été installé sur l’ancienne place du Champ-de-Foire, rebaptisée place Saint-Laurent, entre la mairie et l’église. Ce musée s’adresse autant aux Québécois, percherons d’origine, qu’aux Français, grâce aux reconstitutions des intérieurs d’époque, aux photos, dessins et cartes indiquant les emplacements des premières « habitations » sur les bords du fleuve Saint-Laurent. 10

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Au centre de cette documentation, se trouvent les contrats d’engagement passés chez les notaires Choiseau, père et fils, à l’Auberge du Cheval Blanc. On se plaira à imaginer les conversations « autour d’une bolée de cidre ou d’un pichet de vin » de ceux qui se préparaient à partir pour le Nouveau Monde. Et combien devait être solennelle la signature du contrat qu’à titre d’engageur ou de procureur les frères Juchereau faisaient signer par l’engagé et le notaire. L’Auberge du Cheval Blanc fut détruite en 1944, pendant la Seconde Guerre. Cependant, une petite pièce a été reconstituée au musée comme symbole de sa valeur historique.

Vue ancienne de l’Auberge du Cheval Blanc (détruite pendant la Seconde Guerre mondiale) où se préparaient les départs pour le Nouveau Monde. Photo tirée de : Au Perche des Canadiens français, Pays d’accueil du Perche, 1991, p. 30

De Tourouvre et des environs sont partis 35 pionniers qui ont assuré leur descendance en Amérique. Notons quelques-uns de ces partants dont les noms sont inscrits à l’intérieur de l’église SaintAubin de cette paroisse: Noël et Jean Juchereau, Jean Guyon (Dion), Robert Giguère, François Provost, Mathurin, Marguerite et Jean Gagnon, Julien Mercier, ancêtre d’Honoré Mercier, premier ministre de la province de Québec. Sa venue à Tourouvre en 1891 est rappelée à l’église dans un vitrail illustrant « les retrouvailles émouvantes de cet homme avec la terre de ses ancêtres », écrit madame Montagne. Édifiée à la fin du XVe siècle, cette église à elle seule nous ramène au temps passé. On peut supposer que les murs de la nef que le 11

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visiteur admire furent témoins des nombreuses prières des membres des familles tourouvraines, pour soutenir un frère, un mari ou un fils, voire une famille entière, partis vivre bien loin d’eux. Un second vitrail, reproduit en couverture de la brochure Au Perche des Canadiens français, éditée récemment par les Pays d’accueil du Perche, évoque justement cette émigration en Nouvelle-France. À la page 36, on lit que sous le porche de l’église, encadrant la porte de la tour, les descendants de Jean Guyon peuvent voir et toucher «l’huisserie de pierre blanche de la Louverye» réalisée par leur ancêtre maçon. Une photo accompagne le texte. Puis, rayonnant autour de Tourouvre, quelques noms de bourgs ou de hameaux: Randonnai, où une plaque apposée dans l’église rappelle l’ancêtre Pierre Tremblay dont le nom couvre de nombreuses pages des annuaires téléphoniques d’ici; Bresolettess, patrie de Guillaume Pelletier; Champs, où fut baptisé dans une petite église romane, Louis Guimont. À Autheil, plus précisément au hameau de Montcel, est né Robert Giffard. Mortagne, l’ancienne cité des comtes, est géographiquement située au cœur du petit pays. C’est la patrie de Pierre Boucher, fils de menuisier, venu très jeune avec sa famille au Canada, élève des Jésuites, interprète des Hurons, premier gouverneur de Trois-Rivières, juge et seigneur. Un vitrail dans l’imposante église de style gothique flamboyant des XVe et XVIe siècles rappelle ce valeureux pionnier qui eut à cœur de prendre la plume pour faire connaître, avec son Histoire véritable et naturelle, publiée à Paris en 1664, le jeune pays à la France. La mémoire de cet important personnage de notre histoire revit des deux côtés de l’océan : Mortagne a sa rue Pierre-Boucher et Boucherville, son boulevard Mortagne. Les deux villes sont jumelées. Arrêtons-nous à la place du Tribunal, promenons-nous dans les rues pour apercevoir de belles maisons anciennes avec leurs pierres blanches ; il faut bien observer l’hôpital qui remplace l’ancien couvent des Clarisses (le cloître existe encore). Semble-t-il que madame de la Peltrie s’y serait réfugiée après la mort de son mari, et on suppose qu’elle aurait rencontré Robert Giffard, apothicaire à Mortagne. De Mortagne, la départementale 938 se dirige vers le sud et nous fait traverser la forêt de Bellême. À sa limite, on atteint SaintMartin-du-Vieux-Bellême, patrie de Pierre Le Normand dit la Brière, 12

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venu s’établir en Nouvelle-France. Ses oncles et son cousin sont originaires d’une commune située à sept kilomètres en direction du Mans, Igé. Ce bourg compte à lui seul une douzaine de partants dont les noms de famille, Gadois, Jarry, Leduc et Trottier, nous sont familiers. Mais avant tout, Igé est le lieu de naissance des frères Gervais et Jean Le Normand, de même que celui de Jean, le fils de Gervais. Une inscription, sur le porche de la petite église du XIIe siècle, porte les noms des partants, mais seul le nom de Jean Le Normand y est inscrit. C’est à Igé que se termine, non sans regret, ce court voyage au pays qui est la Mecque de nombreux Québécois, percherons de souche. Pourquoi partir ?

Si nous avons une excellente idée des lieux de départ des ancêtres, de leurs métiers et de la façon d’émigrer, les raisons qui les incitent à quitter leur pays sont beaucoup plus difficiles à cerner. Et l’on peut se demander, écrit C. Lévy, « comment cette partie du Perche peu proche de la mer avec une population essentiellement rurale a pu être saisie par le démon de l’aventure ? » Il poursuit : « Tourouvre était une paroisse bénéficiant de conditions naturelles favorables et prospérait au moment de l’émigration percheronne. […] Il s’y exerçait une grande diversité de métiers : tisserands, scieurs de long, serruriers, fondeurs, charrons, laboureurs, commerçants, comme en témoignent les minutiers des notaires. » Même questionnement de ce côté-ci de l’océan. « Les statistiques de l’émigration française au XVIIe siècle montrent que toute proportion gardée, la migration percheronne fut la plus considérable en pourcentage, 11,4%, la Normandie, 22,6%, région pourtant très populeuse, avec une vocation maritime déjà bien établie et l’Aunis, 16,4 %, avec son port de La Rochelle déjà en relation avec le SaintLaurent depuis nombre d’années. » Pourquoi le petit Perche vientil au troisième rang, se demande l’historien Marcel Trudel dans son étude sur La population du Canada en 1663. Car « il ne paraît pas avoir tellement plus souffert que les autres provinces, des dommages des guerres civiles: si les guerres comptaient ici pour beaucoup, l’émigration aurait dû plutôt venir des provinces de l’est ; peut-être à ce qu’il paraît, y a-t-il au Perche une tradition de départs massifs, dus au surpeuplement agricole ou ouvrier ? Pour expliquer l’importance 13

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de telle ou telle province, on pourrait trouver une cause immédiate dans le dynamisme des agents recruteurs, hommes d’affaires qui sont liés dans une commune entreprise avec des émigrants déjà établis au Canada, ou seigneurs qui se cherchent des colons pour leur fief. » Si les Lemoyne et les Le Gardeur ont recruté en Normandie, Giffard et les Juchereau ont été actifs dans le Perche. Quant à la Société de Notre-Dame de Montréal, elle a organisé son recrutement le long de la Loire jusqu’en Champagne, sans toutefois négliger l’importance des Jésuites qui avaient nombre de couvents dans la France de l’Ouest. Avant de parler de la mécanique du recrutement qui fait apparaître deux courants migratoires orientés de l’extérieur, du Perche à la région de Québec et de l’Anjou à la région de Montréal, il faut signaler les politiques et les mystiques du XVIIe siècle et les pôles générateurs de la dynamique du recrutement. Politique et religion

Une vague déferle sur toute la France unifiée en ce XVIIe siècle, un ardent désir de « conversion des Sauvages de la Nouvelle-France », dont sont animés les Messieurs et Dames de la Société de NotreDame de Montréal. Cette vague, soyons réalistes, est portée par une autre, née du besoin profond d’expansion coloniale. Commencée sous François Ier et poursuivie par Henri IV avec plus ou moins de succès, elle atteint sous Richelieu, ministre de Louis XIII, une fièvre inégalée en faveur de la colonisation: «… la gloire par des conquêtes, le développement du commerce d’exportation, la nécessité de faire émigrer les Français trop nombreux, la conversion des Sauvages. […] En maîtrisant la mer, établir l’autorité royale sur de nombreux territoires : Canada, Antilles, Sénégal, Madagascar, peupler ces territoires de colons français ; ainsi domination et colonisation auront pour conséquence, la création de courants commerciaux entre les colonies et la métropole. La colonisation devient affaire d’État, et c’est à des compagnies tenant leurs privilèges du Roi et protégées par la marine royale, que Richelieu va confier commerce et peuplement.» Le commerce sera ouvert aux nobles et aux bourgeois comme bailleurs de fonds, à des officiers de finances et à des fonctionnaires qui seront choisis à l’intérieur de la France entière.

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Au résumé des projets de Richelieu extrait de l’Histoire de la colonisation française d’Henri Blet, ajoutons que cette politique de cohérence se double du désir de s’attacher les ordres religieux, « afin d’assurer la paix dans la colonie par le biais de la conversion des Indigènes et l’assimilation aux Français des convertis ». Ainsi, pense le cardinal, l’unité morale serait protégée. Du triptyque de ces grands projets : peuplement, commerce, évangélisation, c’est le dernier volet qui formera le plus beau tableau des réalisations projetées par la Couronne de France. Les désirs missionnaires des religieux de différents ordres recevront l’appui de la haute société française mobilisée par cette renaissance catholique au cours du XVIIe siècle et qui assurera les fonds nécessaires aux réalisations concrètes de bienfaisance et d’éducation. Entre Paris et l’ouest de la France: Rouen, Caen, Tours, La Flèche, se développe un réseau autour des chefs religieux, des dévots laïcs, instruits des œuvres d’évangélisation, et dont le zèle, à défaut de traverser l’Atlantique, s’exprime en soutien financier des œuvres. En sous-main, se manifestent le dynamisme et la force de persuasion des membres de la Compagnie de Jésus. Un exemple parmi d’autres à titre d’illustration : l’histoire de madame de la Peltrie. Fondatrice, avec Marie de l’Incarnation, des Ursulines à Québec, elle a pour conseiller, monsieur de Bernières, élève des Jésuites, cheville importante du réseau d’influences de l’organisation de la nouvelle colonie. Madeleine de Chauvigny, fille d’une famille fortunée d’Alençon, alliée à la haute noblesse par ses père et mère, percheronne de naissance, se marie, selon le désir de ses parents, à un gentilhomme percheron, le chevalier Charles Grivel, héritier du manoir et de la terre de la Peltrie à Bivilliers. Après sept ans de vie commune, le seigneur de la Peltrie meurt au siège de La Rochelle en 1628. Héritière, elle fait de sa maison une espèce de couvent et d’hospice, reçoit pauvres et malades. En 1632, à Mortagne, elle est la marraine d’une petite-fille de Le Bouyer de Saint-Gervais, celuilà même qui a prêté l’argent à Robert Giffard pour amener les colons recrutés à Mortagne. Un appel du père Le Jeune, jésuite, dans sa Relation de 1632, lui fait découvrir ce qui pourrait être une réponse à ses projets missionnaires : « Hélas, écrit le jésuite, ne se trouvera-t-il pas quelque 15

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bonne et vertueuse Dame qui veuille venir en ce pays pour recueillir le sang de Jésus-Christ, en instruisant les petites filles sauvages. » Retirée au couvent, « toute à la pensée du Canada », comme l’écrit Marie de l’Incarnation, madame de la Peltrie sollicite la permission de son père, afin de consacrer sa personne et sa fortune aux missions du Canada. Le père refuse non seulement le projet de sa fille, mais il la menace de perdre l’héritage de la famille si elle n’accepte pas un second mariage. Un jésuite qui la conseille lui propose un moyen de tout concilier. Un gentilhomme de haute lignée et de grande richesse, Jean de Bernières de Louvigny, trésorier de France à Caen, sorte de moine laïc, est mis au courant du stratagème. Il accepte un «mariage en blanc», convaincu que les plans de madame de la Peltrie sont de nature plus élevée que son vœu de célibat. En février 1639, on la retrouve à Paris avec Marie de l’Incarnation, logeant dans une maison prêtée par monsieur de Meulles, receveur des finances du roi à Orléans et ami de Jean de Bernières. D’où vient cette rencontre entre les deux futures Canadiennes au projet commun, alors que Marie de l’Incarnation est du couvent des Ursulines en la ville de Tours ? Monsieur de Bernières conseillait la jeune religieuse dont les « dons surnaturels » faisaient l’admiration du monde pieux, et sa réputation allait bien au-delà des murs de son cloître. Elle aussi rêvait de missions. Depuis 1635, elle recevait des lettres « du fond des pays des Hurons », du père Garnier et du père Le Jeune qui, à titre de supérieur de la mission canadienne, faisait des démarches pour amener des Ursulines à fonder un séminaire de filles. Ainsi, grâce à l’aide des Jésuites et de monsieur de Bernières, elles organisent leur future fondation en Nouvelle-France, sous le patronage de nulle autre que la régente du royaume, Anne d’Autriche. Tous les obstacles étant surmontés, ce 28 mars 1639, à Paris, c’est la fondation officielle des Ursulines de Québec auxquelles madame de la Peltrie cédera une partie de ses biens. Les deux fondatrices sont prêtes à partir avec les premiers bateaux, dont l’un sera affrété par la riche dame. L’un des historiens de Marie de l’Incarnation, l’abbé Casgrain, rapporte justement que tout dans l’histoire de la vie de ces deux femmes les préparait à cette œuvre: les richesses de madame de la Peltrie et la connaissance des affaires dont Marie de l’Incarnation (Marie Guyart) était particulièrement bien pourvue. Elles 16

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tireront de l’expérience des diverses épreuves qu’elles ont connues dans leur jeunesse, tout le soutien nécessaire pour que la «folle aventure » devienne une importante page d’histoire. De Dieppe, en 1639, partira un voilier en direction du Canada, un « cloître flottant », écrit Albert Tessier dans son ouvrage NeuveFrance. À son bord, trois jésuites, dont le père Vimont, trois ursulines : Marie de l’Incarnation, les sœurs Marie de Saint-Joseph et Cécile de Sainte-Croix, à qui nous devons le récit de la traversée, ainsi que madame de la Peltrie et trois hospitalières de Dieppe. Ces dernières viennent fonder l’Hôtel-Dieu de Québec et sont soutenues financièrement par la duchesse d’Aiguillon. Cette veuve utilisera sa richesse et ses influences auprès de son oncle, le ministre Richelieu, pour appuyer l’œuvre hospitalière du Québec naissant. Qu’on ne s’étonne pas de retrouver une rue D’Aiguillon en la ville de Québec! Animées d’un même esprit, des alliances se découvrent et se développent. La duchesse d’Aiguillon est guidée et inspirée par monsieur Vincent (Vincent de Paul) qui a fondé, entre autres, en 1633, la communauté des Filles de la Charité. Monsieur Vincent est un ami de monsieur Jean de Bernières et tous deux sont membres de la Compagnie du Saint-Sacrement. Cette société, fondée dans le sillage de monsieur Olier, prêtre de Saint-Sulpice à Paris, regroupe des prêtres et des laïcs. Est des leurs, le duc de Ventadour, ex-vice-roi de la NouvelleFrance. Cette société formera diverses cellules en dehors de Paris et exercera une influence importante sur les œuvres canadiennes. En cette année 1639, la Société de Notre-Dame de Montréal voit le jour, vouée à « la conversion des Sauvages de la NouvelleFrance ». Cette société achète de Jean de Lauson, en 1640, l’île de Montréal et pourvoit à la fondation de Ville-Marie, ainsi nommée par ses membres, la future ville de Montréal. L’histoire présente parfois d’étonnants parallèles, souvent inspirés, par effet d’entraînement, d’actes exemplaires. Ainsi madame Claude de Bullion, dame de la cour d’Anne d’Autriche, est mise au courant du projet de Jeanne Mance, qui désire fonder un hôpital. Elle lui propose d’être la financière attitrée et anonyme de son œuvre et lui écrit de lui parler « d’un hôpital dans le pays où elle allait, qu’elle eut été bien aise de

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savoir qu’elle était la fondation de l’hôpital de Kebecq faite par Mad. Deguillon ». L’histoire de la fondation de la Société de Notre-Dame illustre l’apport précieux de ce réseau de laïcs influents et militants, dont plusieurs exercent de hautes fonctions dans la finance et qui seront, selon les désirs de ses membres, des bienfaiteurs anonymes. Jérôme de la Dauversière, père de famille, instruit par les Jésuites qui dirigent un collège à La Flèche, fonde dans cette ville une communauté de Filles hospitalières. Bien que n’étant jamais venu à Montréal, il fut jusqu’à sa mort l’administrateur dévoué et constant de cette société, se faisant recruteur des colons dans l’Anjou. Se joignent à lui, dès la fondation, Pierre Chevrier, baron de Fancamp, prêtre et bailleur de fonds, Jean-Jacques Olier, fondateur des Sulpiciens. D’autres sociétaires s’ajouteront : Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, Jeanne Mance, madame de Bullion, deux gouverneurs de la NouvelleFrance, monsieur Jean de Lauson, monsieur Louis d’Ailleboust et sa femme, Barbe de Boulogne. D’autres prêtres, seigneurs ou marquis, tous préoccupés de l’œuvre d’éducation et du soin des malades dans l’île de Montréal, s’attachent à promouvoir le peuplement de la nouvelle colonie. La mise en place de cette toile de fond et la compréhension des réseaux de communication entre les divers groupes sociaux à travers la France de l’époque nous permettent de conclure que l’émigration en ce pays nouveau, à l’ère où le tourisme n’était pas de mise, avait sa locomotive. Les communautés religieuses dont les membres étaient instruits et l’aide venant souvent de gens proches des milieux de la finance et de la noblesse ont servi de caution à toute l’entreprise. Au sujet de l’image que pouvait inspirer le départ généreux et sans retour de madame de la Peltrie, madame Mortagne ajoute que « ce ne fut pas sans en sublimer le parfum » ! Cela semble bien loin de l’histoire d’une famille en particulier, soit ! Mais il faut connaître le genre d’encadrement qu’assurent ces réseaux animés par un élan missionnaire. Au-delà de la vie exemplaire menée par certains, ces perspectives nouvelles permettent de mieux comprendre l’à-propos de leurs relations et le réalisme de leur entreprise. Ceux et celles qui ont aidé, encouragé, instruit et soigné les habitants de ce pays, ont connu un cadre juridique et écono18

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mique plus près de la vie quotidienne et familiale des ancêtres. Les communautés religieuses ont obtenu de nombreuses terres regroupées en seigneuries ; elles avaient l’obligation d’y amener des colons, de faire défricher leur terre et, selon l’historien Jean Hamelin, elles ont été les recruteures les plus assidues après la mise en place, en 1663, de la province de la Nouvelle-France. Giffard, premier recruteur dans le Perche

Les Relations des Jésuites et les récits de voyages de Champlain sont les premières sources écrites de notre histoire nationale. Même si elles n’étaient pas accessibles à tous, leur contenu pouvait bien convenir au langage que Giffard a tenu aux premiers engagés qui étaient du voyage. Giffard connaît ce pays. Il y est venu rejoindre Louis Hébert dès 1621, en qualité de médecin, au service de la compagnie de Montmorency. Son rêve de venir s’y installer définitivement est interrompu lorsque les frères Kirke ont raison du peu de défense que peut offrir Champlain à Québec. Giffard est ramené prisonnier en Angleterre. Il est arrêté au cours de son deuxième voyage visant à préparer une demeure pour sa femme, Marie Renouard, une jeune Mortagnaise qu’il a épousée deux mois avant son départ en 1628. Ses convictions ont donc l’assurance de l’expérience. Comment peuton douter du sérieux de l’aventure qu’il propose, alors que cette fois, Marie Renouard l’accompagne ? À défaut de son journal, les écrits de l’époque peuvent servir de mémoire. La grande force ou la bonne fortune de Giffard aura été de convaincre la famille des Juchereau, amie ou apparentée, bien en vue au Perche, de faire partie du contingent. Prendre racines au pays, oui, mais aussi se faire recruteurs d’hommes et de familles pour le pays d’adoption. Le bouche à oreille multipliant les appels aux artisans sans travail, aux laboureurs et aux fermiers sans terre, amis et parents se feront recruteurs à leur tour, à la suite des initiateurs. Que savent les membres de ce premier contingent parti de Dieppe et qui arrivent avec Giffard en ces premiers jours de juin 1634? Qu’ils sont recrutés par le seigneur de Beauport à qui la Compagnie de la Nouvelle-France a accordé nombre de concessions, de sorte qu’il est obligé d’y amener des colons pour faire valoir ces terres ; que leur nouveau seigneur se doit non seulement de les mener à bon port, mais aussi d’assurer la sécurité du lendemain pendant trois années 19

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dans le système des engagés ou des « trente-six mois », selon l’expression consacrée. Au cours de ces trois années, le logement et la subsistance sont assurés et, à la fin de leur contrat, les colons peuvent retourner dans leur pays ou s’établir ici sur des terres concédées. Travail et subsistance

Divers documents, contrats et mémoires décrivent, avec force détails, les exigences et les attentes de chacune des parties. Un contrat signé par le notaire Piraude entre Jacques Maheu et les Messieurs de la Compagnie de la Nouvelle-France précise le travail à faire : « défricher, déserter et nettoyer, l’espace d’une année, les terres qui lui seront assignées, à commencer du jour d’huy pour le prix et somme de deux cents livres pour chacun arpent de terre défrichée […] icelles terres défricher, déserter et nettoyer, prêtes à mettre la charrue dedans, en arracher toutes les souches tant sèches que vertes, fors celles qui excéderont trois pieds et demi de grosseur et deux pieds hors de terre». Par ailleurs, Paul Le Jeune, jésuite, indique dans une lettre que «vingt hommes défricheront en un an, trente arpents de terre, au net, en sorte que la charrue y passe; s’ils étaient intéressés dans l’affaire, peut-être en feraient-ils davantage. Il y a des endroits bien plus aisés que les autres ; la tâche ordinaire de chaque homme par an, est un arpent et demi, n’étant point diverti en d’autres choses. » Quant à la subsistance, le père Le Jeune en spécifie les contours: «On donne à chacun pour son vivre deux pains d’environ six ou sept livres par semaine, c’està-dire qu’il faut un poinçon de farine par Le jésuite Paul Le Jeune (1591an, deux livres de lard, deux onces de 1664), auteur de chroniques beurre, une petite mesure d’huile et de détaillées sur la Nouvelle-France. Photo : ANQQ, fonds Livernois, P560, vinaigre, un peu de morue sèche, enviS2, P300-370-695 ron une livre, une écuellée de pois, environ une chopine, tout cela par semaine. Pour leur boisson, on leur donne une chopine de cidre par jour ou un pot de bière et parfois un coup de vin, comme aux bonnes fêtes. L’hiver on leur donne une prise d’eau-de-vie le matin, si on en a. Tout ce qu’on peut retirer 20

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sur le pays, soit par la chasse ou par la pêche, n’est point compris là-dedans. Suivant ce mémoire, on peut voir ce qu’il coûte pour nourrir un homme et les provisions qu’il faut faire. Je ne parle point des autres rafraîchissements qu’il est bon d’apporter, des pruneaux, riz, raisins et autres choses qui peuvent servir pour les malades. Je ne parle non plus des habits, des couvertures, des matelas et autres choses semblables, qu’un chacun peut apporter selon sa condition et selon son pouvoir. » Les Percherons au pays de l’érable

La terre est bonne. Tout au long de ses récits de voyages, en remontant la Rivière (ainsi nommait-on le fleuve), Champlain note la qualité des terres et la possibilité d’y faire de l’agriculture. Il observe que certains peuples autochtones y font venir le maïs. Revenant de France au cours du voyage de l’année 1618, il écrit : « Et arrivâmes à Québec, lieu de notre habitation, le 27e jour de juin où nous trouvâmes les pères Joseph, Paul et Pacifique, religieux, avec le sieur Hébert et sa famille, et autres hommes de l’abitation, se portant tous bien, et joyeux de notre retour, en bonne santé, eux et nous, grâce à Dieu […]. Je visitai les lieux, les labourages des terres que je trouvai ensemencés et chargés de beaux blés ; les jardins chargés de toutes sortes d’herbes, comme choux, raves, laitues, pourpier, oseille, persil et autres herbes, citrouilles, concombres, melons, pois, fèves et autres légumes, aussi beaux et avancés qu’en France, ensemble les vignes transportées et plantées sur le lieu, déjà bien avancées, bref le tout s’augmentant et s’accroissant à la vue de l’œil. » Au pays depuis 1625, les Jésuites continuent leur œuvre d’évangélisation. On confie au père Paul Le Jeune la direction de la mission, dès son arrivée à Québec en 1632. Dans sa première lettre, il parle ainsi de sa terre d’adoption : « Au reste ce pays-cy est très bon : si tôt que nous sommes rentrés en notre petite maison, environ le 13 juillet, nous avons foui et bêché la terre, semé du pourpier, des naveaux, planté des faisoles, tout n’a point tardé à lever ; nous avons bientôt après recueilli de la salade. […] Vous seriez étonnés de voir quelque nombre d’épis de seigle qui se sont trouvés parmi nos pois, ils sont plus longs et mieux grenés que les plus beaux que j’aie jamais vus en France. »

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Ce pays possède de nombreuses richesses. Pierre Boucher, dans son Histoire véritable et naturelle, reprend à son compte les descriptions faites par Champlain et les Relations des Jésuites sur les richesses de ce pays. « La terre y est très bonne, y produit à merveille, et n’est point ingrate ; nous en avons l’expérience. Le pays est couvert de très belles et épaisses forêts, lesquelles sont peuplées de quantités d’animaux de diverses espèces; et ce qui est encore plus considérable, c’est que les forêts sont entrecoupées de grandes et de petites rivières de très bonnes eaux, avec quantité de sources et belles fontaines ; de grands et de petits lacs, bordés aussi bien que les rivières, de belles et grandes prairies qui produisent d’aussi bonnes herbes qu’en France; dans ces lacs et rivières, il s’y trouve un grand nombre de toutes sortes de poissons très bons et délicats ; il s’y rencontre aussi grande quantité de gibier de rivière; le pays est fort sain; les Page de titre de l’ouvrage du animaux qu’on amène de France se Mortagnais Pierre Boucher (16221717), Histoire véritable et naturelle nourrissent fort bien ; on y voit pludes mœurs & productions du pays de sieurs plantes rares qui ne se trouvent la Nouvelle-France, vulgairement dite le Canada, Paris, 1664. point en France ; […] il y a beaucoup Photo : Musée de la civilisation, de simples [plantes médicinales] qui bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien ont des effets merveilleux. […] on a découvert des fontaines d’eau salée, dont l’on peut tirer de très bon sel et d’autres qui sont minérales […]. Il y a aussi plusieurs mines à ce que l’on dit : ce dont je suis assuré, c’est qu’il y en a de fer et de cuivre en plusieurs endroits. » Oui, mais… Au temps des premiers contingents, les difficiles relations avec la nation iroquoise constituent le principal obstacle à la venue des émigrants, mises à part la longueur et les difficultés possibles de la traversée de l’océan. On fait constamment appel à l’aide de la France pour obtenir des soldats, afin que la paix revienne entre les diverses ethnies autochtones, formant déjà, avant l’émigration 22

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française, la première population canadienne. Ce chapitre de notre histoire nationale est connu, plutôt mal dirait-on, et fait aujourd’hui l’objet d’une restauration en règle, pour détruire les préjugés vis-à-vis des Sauvages, comme on les appelait, aujourd’hui les Premières Nations. « La seconde incommodité que je trouve ici, sont les maringouins, autrement appelés cousins, qui sont en grande abondance dans les forêts, pendant trois mois de l’été », selon Pierre Boucher, désirant être le plus objectif possible en réponse aux questions qui lui viennent de la France. Cependant, la réputation des maringouins avait déjà traversé les fron- Les poissons du Canada dans le Codex du Nord Amériquain de Charles Bécard, tières, car le père Le Jeune en eut sieur de Grandville (vers 1700). l’expérience en ce 3 juillet 1632 : « Nous sortîmes de Tadoussac et nous allâmes mouiller à l’échafaud aux Basques […] je mis pied à terre, je pensai être mangé des maringouins, ce sont des petites mouches importunes au possible. Les grands bois qui sont ici en engendrent de plusieurs espèces : il y a des mouches communes, des mousquilles, des mouches luisantes, des maringouins, des grosses mouches et quantité d’autres. Pour les maringouins, c’est l’importunité même. Il y a des personnes qui sont contraintes de se mettre au lit venant des bois, tant elles sont offensées. » Nul lecteur ne sera étonné qu’on décrive l’hiver comme long et rigoureux ; au palmarès, Pierre Boucher le place au troisième rang des principales difficultés au pays des « Canadois ». Ce qui surprend, c’est de lui découvrir des qualités en comparaison des hivers de France. Ainsi, après avoir vécu son premier hiver au pays, Le Jeune raconte : « Le 27 du même mois de novembre, l’hiver qui avait déjà paru comme de loin, de temps en temps, nous assiégea tout à fait. Car, ce jour et les autres suivants, il tomba tant de neige 23

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qu’elle nous déroba la vue de la terre pour cinq mois. Et voici les qualités de l’hiver : il a été beau et bon, et bien long. Il a été beau, car il a été blanc comme neige, sans crotte et sans pluie. Je ne sais s’il a plu trois fois en quatre ou cinq mois, mais il a souvent neigé. Il a été bon, car le froid a été rigoureux ; on le tient pour l’un des plus fâcheux depuis longtemps. Il y avait partout quatre ou cinq pieds de neige, et en quelques endroits plus de dix. Devant notre maison, une montagne : les vents la rassemblant, elle faisait comme une muraille […] le froid était parfois si violent que nous entendions les arbres se fendre dans le bois. […] Cette rigueur démesurée n’a duré que dix jours ou environ, le reste du temps, quoique le froid surpasse de beaucoup les gelées de France, il n’y a rien d’intolérable […] tout cela ne doit épouvanter personne. Chacun dit ici, qu’il a plus enduré de froid en France qu’en Canada. » En contrepartie des désagréments de l’hiver, on ajoute que les forêts étant en abondance, le bois chauffage y est facilement accessible ; en outre, il est plus aisé de charroyer le bois sur des traînes en hiver et d’utiliser la surface gelée des rivières et des lacs. D’ailleurs, très tôt, les immigrants imitent les autochtones en se servant de «patins plats» ou raquettes, couplés avec les bottes de peaux, ce qui leur permet de se mouvoir sur la neige en tout temps. On note « Achimac ou raquettes pour marcher par ailleurs que l’hiver a plus de dousur la neige » dans le Codex du Nord Amériquain de Charles Bécard, sieur ceur à mesure que les terres se trouvent de Grandville (vers 1700). davantage en amont du fleuve. Les Percherons s’enracinent

Ce système des engagés a du succès, de l’avis des historiens. Il est le même pour la colonisation des Antilles et de la Louisiane. Du moins, il assure aux recrues le temps nécessaire pour juger du bienfondé de leur décision. Les Percherons, comme les Normands, sont les plus empressés à se prévaloir de cette forme de prise de possession du sol. Selon Marcel Trudel, c’est à ces deux groupes qu’appartiennent plus de la moitié des terres acensées à la fin de la gérance de la Compagnie des Cent-Associés. Un autre trait caractéristique des Percherons émigrés, c’est leur haut taux de fécondité, devançant les Normands à ce chapitre. En ce qui concerne la profession, les statistiques compilées à partir de 24

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documents ne détaillent pas les provinces d’origine. En revanche, nous avons les résultats pour les trois centres: Montréal, Trois-Rivières et Québec. Comme les Percherons ont tenu feu et lieu surtout à Québec, on peut les y retrouver pratiquant les métiers de la terre et ceux de la construction: scieur de long, charpentier, menuisier, maçon, tailleur de pierre ; ainsi que les métiers de l’outillage: tonnelier, charron, taillandier, serrurier. En plus de cette tradition artisane, de la vigueur avec laquelle les Percherons ont fait de la terre neuve en NouvelleFrance, l’apport culturel du Perche et de la Normandie peut aisément se refléter dans les maisons anciennes de la région de Québec par rapport à celles de Montréal, pour la même époque. Pourraiton aussi parler des différences dans la langue que colorent les accents des diverses régions de notre pays où on parle français, comme cela existe dans les diverses régions de France ? Quant au vocabulaire, des recherches sérieuses dirigées par MarieRose Simoni-Arembou sur le Trésor du parler percheron, dont le Musée de Tourouvre a extrait et publié un petit Lexique de mots d’origine percheronne encore en usage au Québec et au Canada français, montrent la filiation vivante encore après trois siècles d’usage. Quelques exemples choisis parmi les mots familiers de mon enfance : achaler, pour agacer ; ac’t’heure, pour maintenant ; adon, pour hasard heureux ; aria, pour travail difficile et ennuyeux ; blouser, pour tromper ou duper ; cambuse, pour habitation peu confortable ; couleurer, ou mettre en couleur ; créiature, pour fille ou femme ; étriver, ou faire fâcher ; fin, pour absolument, complètement (tout fin seul) ; gourde, pour engourdi; gricher, pour grincer des dents; manque, ou par défaut, absence ; ménoires, pour brancards ; planche, terme de labour ; quasiment, pour presque ; saffre, pour gourmand ; siler, en parlant d’une respiration bruyante ; vaisseau, pour un plat, une casserole ou un chaudron. Voilà ! le chapiteau est dressé. À l’écran, en diverses séquences, apparaîtront ces ancêtres.

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PREMIÈRE PARTIE Les Normand du Perche en Nouvelle-France

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LES NORMAND DU PERCHE EN NOUVELLE-FRANCE Quatre membres de la famille Normand de la commune d’Igé, dans le Perche, arrivent en Nouvelle-France en l’année 1647. Ce sont les frères Jean Le Normand, célibataire, et Gervais Le Normand, époux de Léonarde Jouault, ainsi que leur fils Jean, âgé de dix ans. Avant que ce dernier ne devienne le jeune homme qui épousera Anne Le Laboureur en 1656, c’est avec son père et son oncle qu’il s’initie au métier de charpentier et au travail de la terre. Avec eux, il fait l’apprentissage des mécanismes qui se mettront en place pour la formation d’une nouvelle France en Amérique. Un neveu des deux frères, Pierre Normand dit La Brière, les rejoindra au pays une dizaine d’années plus tard. Un chapitre entier est consacré à chacun de ces Normand afin d’en esquisser un portrait dans l’optique d’une reconstitution d’un tableau de famille. Comme il se doit, le tout premier est accordé à Gervais Le Normand et Léonarde Jouault, les père et mère ancêtres de la lignée la plus ancienne des Normand venus en Nouvelle-France.

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D’Igé à Québec

Père et mère Perche 1er mariage François Normand Radegonde Gadois Igé François Normand Radegonde Gadois* Igé 2e mariage François Normand Jeanne Boisselle Igé

Fils

Petits-fils

Gervais Léonarde Jouault mariés à Igé (1636)

Jean Anne Le Laboureur mariés à Québec (1656)

Pierre Marie Guilmain Saint-Martin-duVieux-Bellême

Pierre Normand La Brière Catherine Normand mariés à Québec (1665)

Jean 1. Jacquette Vivray mariés à Québec (1650)

Aucun enfant

2. Romaine Boudet mariés à Québec (1661)

Aucun enfant

Les noms en gras correspondent à ceux des personnes qui sont venues en Nouvelle-France. *Non vérifié

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CHAPITRE 1

Gervais Le Normand L’aventure au-delà de l’océan

N

i missionnaire, ni soldat, entreprendre à 50 ans un dépaysement total, faut-il que les recruteurs du Perche soient à ce point convaincants pour que Gervais Le Normand tente cette aventure au-delà de l’océan ! Qui saura les vraies raisons de ce départ ? Les désirs de se réaliser, tout comme les regrets et les émotions, ne sont pas inscrits dans les papiers officiels. Les traces de leur passage peuvent-elles quelque peu soutenir notre recherche d’explication ?aaaaa

Gervais et sa femme, véritable identité

Gervais est né à Igé en mars 1597, du premier mariage de François Normand et Radegonde Gaddoy (Gadois), selon l’acte de baptême dont nous avons copie et qui confirme ce que le père Archange Godbout avait découvert sur la véritable identité de Gervais et de sa femme. Le généalogiste, décédé trop tôt, n’a pu publier ses notes. Son information contredit les dictionnaires de généalogie, le dernier en date compris, celui de Jetté, qui donne François Normand et Jeanne Boisselle comme parents de Gervais. Ce qui est vrai pour son frère Jean, mais aucun signalement ne permet d’induire que Gervais et Jean soient des demi-frères. Le père Godbout avait aussi signalé le mariage de Gervais à Léonarde Jouault, fille de Guillaume Jouault et de Gabrielle Creste, à Igé, le 6 mars 1636. Aux archives de la Côte-du-Sud, nous avons trouvé un récit que fait Jean-Napoléon Normand, né à Saint-Pascal de Kamouraska, médecin à Fall River, en voyage à Paris en 1912. Intéressé à la généalogie et à l’histoire de ses ancêtres, il se rend au

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Perche qu’il visite, puis à Igé où il séjourne une semaine. Il écrit : « de connaître le petit village m’est resté comme un beau rêve à réaliser depuis 14 ans; je n’attendais que l’occasion favorable pour aller vérifier mon travail sur place ». Aidé de l’archiviste de l’endroit, il note que deux Normand seulement sont nés à Igé entre 1632 et 1660. Un premier enfant, Jean, baptisé le 17 avril 1637 par l’abbé Julien Gourdeau, a pour parrain Jean, le frère de Gervais, et pour marraine Marthe Le Sesseur, femme de Jacques Fillion. Puis naît un deuxième fils, Gervais Normand, baptisé le 2 juillet 1641. Celui-ci n’est pas venu au pays, décédé sans doute en bas âge. Première trace du couple au pays

Ce sont les registres de la paroisse NotreDame de Québec qui révéleront une première fois la présence de Gervais et de sa femme Léonarde, à l’occasion de la naissance puis de la sépulture d’une fille à Québec. Les deux actes, en latin, sont signés du père J. Delaplace: une fille née de Gervais Le Normand et de Leonard Jouault, baptisée le 24 février 1650 et prénommée Maria. Deux jours après, ce sera la sépulture de Maria, fille de Gervais Le Normand et de Leonarda Joinault. Ces événements nous permettent de conclure qu’ils étaient bien au pays en 1649.aaaa Des difficultés d’interprétation dans la graphie du nom de famille de Léonarde se reflètent dans les dictionnaires généalogiques: Éléonore Janet, dans Drouin et Tanguay, Edouarde Jouineau au Catalogue des immigrants de Marcel Trudel, et Léonarde Joinault dans le dictionnaire Jetté. Nous avons reçu récemment des Archives départementales de l’Orne, conservées à Alençon, la copie de l’acte de mariage de Gervais Normand et Léonarde Jouault, le 3 juin 1636 à Igé, 32

« Contract de mariage de Johan Le Normand et Jacquette Viveray du 11 septembre 1650 ». ANQQ, greffe Audouart, 11 septembre 1650

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ainsi transcrit par le directeur des Archives, monsieur Jean-Pascal Foucher. Un deuxième événement de l’année 1650

Cette fois, c’est le mariage du frère de Gervais, Jean, avec une fille du Poitou, Jacquette Vivray. Le contrat est signé par le notaire Audouart. La cérémonie a lieu en la maison de Charles Le Gardeur de Tilly, située à la Pointe-à-Pizeau. Mais où se trouve cet endroit ? En 1637, Pierre Puiseaux avait obtenu de la Compagnie des Cent-Associés une terre d’une centaine d’arpents, dite de Saint-Michel, limitée du côté ouest par la seigneurie de Sillery, au voisinage des terres appartenant aux Amérindiens et aux Jésuites qui y sont installés (une maison rappelle leur présence à cet endroit), et à l’est par le fief de Coulonge appartenant à Louis d’Ailleboust, seigneur de Coulonge (Bois-de-Coulonge). Puiseaux fait bâtir une maison en pierre dans l’anse Saint-Michel, au bas de la côte de l’Église de Sillery, d’où le nom de Pointe-à-Pizeau, ainsi connue de nos jours. Ce Puiseaux est aussi membre de la compagnie formée pour le peuplement de Ville-Marie.

La Pointe-à-Pizeau de Sillery où se trouvait la maison de Charles Le Gardeur de Tilly, lieu de la cérémonie de mariage entre Jean Le Normand et Jacquette Vivray, le 11 septembre 1650. Photo : Paul Trépanier

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La Vieille maison des Jésuites de Sillery, dont l’origine se situe à l’époque du mariage de Jean Le Normand. Photo : Paul Trépanier

Dans cette maison, Puiseaux accueille Maisonneuve et Jeanne Mance dès leur arrivée au pays en 1641. Il les invite à passer l’hiver, puisque la saison maritime est trop avancée pour se rendre à Montréal. Jeanne Mance confie alors à Dollier de Casson, pour son Histoire de Montréal, que cette maison est un « bijou du pays », sorte de manoir. Auparavant, la maison avait servi de refuge aux religieuses hospitalières de Québec, en attente de la construction de leur hôpital à Sillery, pour soigner les Sauvages, ainsi que l’avait voulu leur bienfaitrice, madame d’Aiguillon. Elles décrivent dans leurs Annales que la maison de Puiseaux était « fort basse, qu’il n’y avait que trois petites chambres. De l’une, nous en fîmes une salle pour les malades, celle du milieu nous servait de chapelle, et l’autre nous tenait lieu de cuisine, de réfectoire, de dortoir et de tous les autres offices. » De Pierre Puiseaux, la propriété passe aux mains des frères Juchereau puis est donnée en héritage à Geneviève, fille de Jean Juchereau de Maure, au moment de son mariage avec Charles Le Gardeur de Tilly en 1648. Ce couple habite le manoir en question où se rassemblent les invités et témoins à l’occasion de la rédaction du contrat de mariage de Jean Le Normand et Jacquette Vivray. Les informations que ce document contient servent d’initiation aux règles et coutumes qui régissent le mariage, à la langue et à l’écriture de l’époque, ainsi qu’à la connaissance des personnes qui ont accompagné ces lointains ancêtres. 34

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Mariage de Jean Le Normand et Jacquette Vivray : des révélations

« Furent présents en leur personne, Jean Le Normand, charpentier de son métier, natif de la paroisse de digé, pays du Perche près Bellesme, étant de présent en la nouvelle France d’une part, et Jacquette Vivray, fille de feu Grégoire Vivray son père, et Clémence Ajonne, sa mère, de la paroisse de Tiray d’autre part, assistés de Jean Juchereau sieur de Maure, l’un des conseillers du Conseil établi par Sa Majesté en la nouvelle France et dame Marie Langlois sa femme ; de Charles Le Gardeur, escuyer, sieur de Tilly et damoiselle Geneviève Juchereau sa femme et dame Anne Gasnier, veuve de feu messire Jean de Clément du Vault, et damoiselle Marie Favry, veuve de feu Pierre Le Gardeur, escuyer, sieur de Repentigny. Tous parents et amis communs desdites parties. Lesquelles parties pour raison du mariage entre ledit Jean Le Normand et Jacquette Vivray, du consentement et volonté desdits parents et amis, ont fait et accordé les choses et conditions qui ensuivent : c’est à savoir que ledit Jean Le Normand a promis et promet prendre ladite Jacquette Vivray pour sa femme et légitime épouse, comme aussi ladite Jacquette Vivray a promis et promet prendre ledit Normand pour son légitime époux, pour iceluy mariage faire et solenniser en face de notre mère sainte Église catholique, apostolique et romaine, si Dieu et notre mère sainte Église s’y consent et accorde et le plus tôt qu’il sera avisé et délibéré entre lesdits parents et amis, aux biens et droits de ladite future épouse appartenants, pour être uns et communs en biens, meubles et conquêts, immeubles, suivant la Coutume de Paris reçue en ce pays. […] « Ledit futur époux veut et consent que ladite future épouse participe de moitié en la moitié de la concession que ledit Jean Le Normand a par ensemble avec son frère ; ensemble lui donne la somme de 150 livres. Laquelle somme ledit futur époux veut que icelle somme elle la retire et ce, par préséance sur tout le plus clair de ses biens. […] Ce fut fait et accordé entre les parties et tous les parents et amis dénommés présents et soussignés, en la maison de Charles Le Gardeur, escuyer, sieur de Tilly et en la présence de moi, notaire Royal soussigné et de Nicolas Collson et Flour Boujonnierre pris pour témoins. […] Le 11e de septembre 1650 et ont lesdits Le Normand et Jacquette Vivray déclaré ne savoir signer, ni marquer, de ce enquis et en

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suivant l’ordonnance.» Ont signé: Juchereau de Maure, Marie Langlois et Audouart, le notaire. Le lendemain, le mariage religieux est célébré en présence de Charles Le Gardeur de Tilly et de Jean Juchereau, sieur de Maure, et de Gervais Le Normand, frère du marié. On apprend que Jean est le fils de François Le Normand et de Jeanne Boisselle, de la paroisse d’Igé. Les engagés des Juchereau

Un mois après ce mariage, les frères Le Normand donnent une quittance aux frères Juchereau: «Furent présents Jean et Gervais les Normand charpentiers, de présents à Québec, lesquels ont reconnu et confessé avoir eu et reçu de honorable homme Jean Juchereau, sieur de Maure, la somme de 281 livres, laquelle somme les Le Normand promettent en tenir compte au sieur de Maure sur la somme de 346 livres 13 sols à eux due, pour travail par eux fait pour les seigneurs Jean et Noël Juchereau et laquelle somme les frères Le Normand en tiennent quitte le seigneur de Maure. » Une autre quittance, attachée au même acte, dégage les Juchereau de leur dette envers les Normand, frères. La logique du temps nous permet de conclure qu’en l’année 1650, les frères Le Normand ont terminé, selon le système de l’époque, leurs trois années comme engagés. Nous pouvons donc en déduire qu’ils étaient au pays dès 1647. Au cours d’un dénombrement, Jean Juchereau déclare qu’il a maison, grange et étable, qu’il habite ses terres de 1651 à 1656 et qu’il possède aussi un moulin à farine. Tel est le lieu du travail de construction effectué par les frères Le Normand, avec d’autres engagés venus au pays en vertu des mêmes ententes. Les frères Juchereau, ces recruteurs du Perche, détiennent cette concession depuis 1647 et ont obtenu la même année du gouverneur Montmagny des terres de moindre surface pour leurs recrues, dont celle des Normand. Toutes ces terres se trouvent dans la banlieue de Québec, ayant leur front du côté nord sur le chemin qui va de Québec au Cap Rouge, dit la Grande Allée, encore ainsi nommée. Cependant, ces concessions ne seront ratifiées par Montmagny que le 29 mars 1649, à Paris, après son retour en France. À la suite de Champlain, Charles Huault de Montmagny a dirigé le pays pendant 12 ans avant d’être remplacé à la tête de la colonie par Louis d’Ailleboust. 36

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Familles importantes au pays : les Juchereau et les Le Gardeur

Permettons-nous une parenthèse sur ces deux familles des Juchereau et des Le Gardeur, puisque nous les retrouverons en cours de récit. Leurs noms étant inscrits dans le paysage toponymique du Québec, ce ne sera pas un détour inutile de parler des contemporains de Gervais et de Jean et, qui plus est, leurs protecteurs. Si Robert Giffard et Jean Juchereau, sieur de Maure, se consacrent tout comme leur famille à la cause de la colonie, les familles des Le Gardeur, quant à elles, mettront autant d’enthousiasme à faire grandir cet embryon de pays que Champlain avait rêvé. Ils seront recruteurs dans leur pays d’origine, la Normandie. Ces trois familles renforceront leurs alliances entre elles par des mariages, contribueront activement à l’organisation de la vie économique et politique du pays, et recevront du pouvoir en place de nombreuses concessions de terres pour leur généreuse participation à jeter les bases économiques de la nouvelle colonie. Les Juchereau

Les frères Juchereau, Jean et Noël, sont issus d’une lignée bien en vue au Perche, dont certains membres occupent des charges dans la magistrature. Noël, sieur des Châtelets, formé en droit, recrute les colons dans le Perche et s’occupe des contrats. Il est l’associé de Champlain dès 1632 et sociétaire de la Compagnie des Cent-Associés ou de la Nouvelle-France dès sa création en 1627 par le ministre Richelieu. Lorsque que celle-ci est menacée de faillite, Noël et Pierre Le Gardeur regroupent les notables d’ici et vont rencontrer les Associés en France, afin de s’entendre sur la formation d’une nouvelle compagnie dont feraient partie les habitants du pays. Le 6 mars 1645, cette nouvelle organisation reçoit la liberté du commerce et doit, en retour des privilèges obtenus, entretenir et payer les salaires du gouverneur, des officiers et des soldats. Jean Juchereau de Maure (1592-1672) fait souche au pays par ses deux fils, Jean, sieur de La Ferté, marié à Marie-Françoise Giffard et membre du Conseil souverain dès sa formation en 1663, et Nicolas, sieur de Saint-Denis, marié à une autre fille de Robert Giffard. C’est aussi une petite-fille du sieur de Maure qui deviendra mère Ignace, religieuse de l’Hôtel-Dieu et supérieure du monastère, à qui nous 37

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devons de remarquables récits sur l’histoire des débuts de la colonie. La ville de Saint-Augustin-de-Desmaures rappelle l’ancienne seigneurie. De par sa descendance, Juchereau sera associé à Duchesnay, nom que prendra l’un des petits-fils de ce vénérable père de la nation. Les Le Gardeur

L’arrivée au pays en juillet 1636 des familles Le Gardeur suit de près celle de Montmagny. Après la joie d’avoir reçu le nouveau gouverneur, le père Le Jeune raconte : « ce jour nous fut doublement un jour de fête et de réjouissance. […] Notre joie ne se tint pas là : la quantité de familles qui venaient grossir notre colonie l’accrut notablement, celles de monsieur de Repentigny et de monsieur de La Potherie, braves gentilshommes, composées de 45 personnes. C’était un sujet où il y avait à louer Dieu, de voir en ces contrées des damoiselles fort délicates, des petits enfants tendrelets, sortir d’une prison de bois, comme le jour sort des ténèbres de la nuit, et jouir après tout d’une aussi douce santé, nonobstant toutes les incommodités qu’on reçoit dans ces maisons flottantes, comme si on s’était pourmené au cours dans carrosse. » Par les appellations monsieur et damoiselle, le jésuite utilise le langage du temps ; les familles Le Gardeur sont d’ascendance noble, De Repentigny par le père et De Tilly par la mère. Veuve, la mère accompagne ses deux fils, Pierre et Charles, sa fille et la belle-famille de cette dernière: les Leneuf de la Potherie, de la ville de Caen, aussi de la noblesse. En octobre 1648, lorsque Charles Le Gardeur marie Geneviève Juchereau, il est gouverneur de Trois-Rivières, fonction qu’il occupera jusqu’en 1650. Il est aussi membre du Conseil souverain dès sa formation. Quand à Pierre, sieur de Repentigny, parti avec Noël Juchereau à l’automne 1647, il périra en mer lors de son retour au Canada, le printemps suivant. Il était général de la flotte et directeur des embarquements pour la Nouvelle-France à La Rochelle. On lui avait concédé la seigneurie de Repentigny, d’où le nom de cette ville, située sur la rive nord du fleuve près de Montréal, de même que Le Gardeur, la ville voisine. Devenir des habitants

Les frères Le Normand ayant terminé leur contrat de trois ans, assurés de leur décision d’habiter le pays, se mettent à construire, à défri38

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cher, à rendre le sol labourable puis fertile, à faire l’acquisition d’animaux, bref, ils deviennent des habitants sur une habitation, ce terme englobant à la fois la terre acensée et les constructions faites. Jean, le fils de Gervais, a 14 ans en cette année 1651. Jeune homme déjà, il est sans doute le mieux préparé à la rudesse des hivers et à tirer parti de ce que le pays offre en richesses naturelles. À cela s’ajoute une expérience acquise dans la construction et dans le travail du sol. À la fin de l’année 1651, dans la banlieue de Québec, deux maisons voisines ajoutent des lumières aux fenêtres, en cette veille de Noël : celle de Gervais et de Léonarde avec leur fils Jean, l’autre de l’oncle Jean et de Jacquette, sa femme. 1656 : Gervais, le père

Tiré de l’album de mariage de Jean Le Normand et Anne Le Laboureur, ce 18 juillet 1656: «Gervais Le Normand, habitant demeurant dans la banlieue de Québec, au nom et stipulant pour Jean Le Normand, fils de Gervais Le Normand et de Léonarde Janelt défunte de cette paroisse. […] âgé de 20 ans ou environ, qui de son consentement et vouloir s’unit à Anne Le Laboureur ». 1657 : Gervais, le grand-père

À la naissance de Marie, première enfant du couple Jean et Anne et première petite-fille de Gervais, celui-ci est nommé parrain. Le curé inscrit Me Gervais Le Normand, maître charpentier. Il est à nouveau parrain en janvier 1660 avec Jacquette Vivray, sa belle-sœur, pour Anne, sa troisième petite-fille. 1663 : Gervais au Conseil souverain

Gervais est le premier Normand à tester le système judiciaire relevant du Conseil souverain, nouvellement établi le 18 septembre 1663. À vrai dire, il s’agit du premier gouvernement civil de la NouvelleFrance. Calquée sur le Parlement de Paris, cette organisation politique s’occupe des affaires de l’État et de l’administration de la justice. Le Conseil tient lieu à la fois de cour de première instance, de cour d’appel et de cour suprême. On peut aussi remonter jusqu’au roi de France comme ultime recours. Tout individu peut faire appel au Conseil si des conflits surviennent au cours de transactions commerciales ou autres. Les particuliers se présentent eux-mêmes à la 39

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cour, en demandeur ou défendeur, selon le cas, mais peuvent être aussi représentés par un voisin ou parent, huissier ou notaire. Ajoutons qu’il est interdit aux avocats de plaider sous ce régime. Le 17 novembre 1663, au livre des Jugements et délibérations du Conseil souverain de la Nouvelle-France, on lit : « Gervais Normand, demandeur et requérant le profit d’un défaut, et au principal au paiement de la somme de 58 livres et 10 sols, pour vente d’une vache. Jacques Boissel [boucher], défendeur, comparant par Jean le Vasseur, huissier. Parties ouïes, le Conseil a condamné le défendeur à payer dans quinzaine de ce jour au demandeur, la somme de 58 livres et 10 sols et aux dépens modérés à 30 sols, sans l’expédition des présentes. » 1664 : Gervais parmi les notables

Une autre mention de la présence de Gervais au Conseil souverain peut être perçue comme un hommage à ce personnage peu bruyant et une considération par ses pairs : sa participation à l’élection d’un syndic avec d’autres notables. «Aujourd’hui dimanche, troisième août 1664, en conséquence des affiches […] portant qu’il serait cedit jour procédé à l’élection et nomination d’un syndic, plusieurs habitants se seraient assemblés, en la chambre du conseil où étaient les sieurs de Repentigny, de Villiée, Chartier, Madry, de la Chesnaye Aubert, le Mire, le Vasseur huissier, Thierry Delettre, Bertrand Chesnay, Lambert, Jacques Ratté, Charles Amyot, de Villeneuve, Louis Sédillot, Guillaume Fournier, Gervais Normand, Noël Morin, Nicolas Bonhomme, Jean Chesnier, Nicolas Gaudry, Jacques Marette, le sieur de Maure et Pierre Pellerin, lesquels, en présence des messieurs de Villeray, de la Ferté, de Tilly et Damours, conseillers au Conseil souverain et Jean Bourdon, procureur général audit Conseil, ont à la pluralité des voix fait choix et nomination de la personne du sieur Claude Charron, bourgeois de cette ville, pour faire les fonctions de syndic des habitants. » Nous avons souligné les noms de personnes connues ou pouvant avoir des liens avec les Normand. Lemire, de son prénom Jean, maître charpentier, dont le fils Joseph épousera une fille de Jean Normand ; Guillaume Fournier est percheron, comme Gervais et Nicolas Gaudry; Jean Juchereau, sieur de Maure, est connu comme son fils Jean, sieur de la Ferté; Charles Le Gardeur de Tilly (maison de Puiseaux) 40

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et Jean Bourdon, le procureur au Conseil, souvent mentionné au cours des divers événements familiaux. Dernière mention de Gervais

Le dernier événement qui réunit les membres de la famille Normand, les deux générations comprises, se produit à l’occasion du contrat de mariage de Pierre Normand dit La Brière en août 1665, puis en septembre, pour le mariage religieux. Après cette date, c’est le silence complet sur le décès de Gervais, sa femme l’ayant précédé, mentionnée «défunte» au mariage de leur fils en 1656. Jean, seul héritier des biens paternels, assure, dans un premier temps, l’exploitation du droit de pêche, tout en continuant les travaux agricoles. Deux contrats sont précieux de renseignements pour situer ce premier lieu de référence de la terre ancestrale. La terre ancestrale au droit de pêche

Un contrat intitulé «bail de pêche à l’anguille», entre Jean Normand, l’héritier, et Charles Martin, habitant de la Petite Auvergne (Limoilou), précise les limites de la terre de Gervais : à l’est, Pierre Soumande comme voisin, et à l’ouest, la part de terre de Jean, son frère, passée le 29 juillet 1666 aux mains de Noël Pinguet. Charles

Fascines de pêche à l’anguille à L’Isle-Verte vers 1928. Photo : ANQQ, E 21 Compagnie aérienne franco-canadienne, N47-37

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Martin peut habiter la maison, prendre des anguilles aux nasses par milliers, mais s’engage à remettre les « agréments qui sont sur ladite pêche au même marquand il les prendra ». Il s’oblige à donner, en retour, 1 200 anguilles au bailleur, plus une réserve de 200 autres, à mettre dans la maison. Vente de la terre des Normand

En juin 1667, Jean Le Normand, habitant de la seigneurie de NotreDame-des-Anges, et Anne Le Laboureur, sa femme, font la vente de cette terre à Nicolas Dupont, écuyer, sieur de Neuville. Elle est décrite par les vendeurs tant pour son emplacement et les titres de propriété que pour son prix de vente: «Une concession sise sur la grande Route qui va de Québec au Cap Rouge, contenant un arpent et demi de terre de front et de profondeur jusqu’au fleuve Saint-Laurent avec maison et grange. Auxdits vendeurs appartenant à cause de la concession qui en a été faite à défunt Gervais Le Normand, père du vendeur, par messieurs de la Compagnie, en date du 29e jour de mars 1649, étant en la censive de la Compagnie et chargée envers eux de six deniers par chacun arpent payable par chacun an. […] Cette vente faite moyennant la somme de 650 livres tournois, et la somme de 60 livres pour les épis de blé comme redevance. Se réservent les vendeurs la cueillette des blés qui pendent par la racine sur la concession, pour cette présente année seulement. Il leur sera loisible de serrer et battre les grains qui en proviendront dans la grange sur la concession. » Ont signé le notaire Pierre Duquet, le preneur Nicolas Dupont, sieur de Neuville, ainsi que les témoins, le notaire Paul Vachon, Jacques Ratté et Jean Le Normand, le vendeur. Ce document confirme que le fils de Gervais et de Léonarde est habitant de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges ; que l’héritage fait partie du patrimoine, car Anne Le Laboureur y est spécifiquement nommée ; que les travaux agricoles se poursuivent après le décès de Gervais ; que les Normand sont les propriétaires exploitants de 1647 à 1667, une durée de 20 ans. C’est la première signature de la famille Normand dans le sol de la Nouvelle-France, en cette banlieue de Québec d’autrefois.

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La banlieue de Québec : le site des terres des Normand

Selon la Coutume de Paris, on appelait banlieue « une lieue à l’entour de la Ville, au-dedans de laquelle se peut faire le ban, c’està-dire les proclamations de la Ville ». Autrement dit, la banlieue de Québec relève directement de l’administration de la ville. Elle s’étend du fleuve jusqu’à la rivière Saint-Charles et se rend aux limites de la seigneurie de Sillery, qui correspondent aujourd’hui à la côte de l’Église et à son prolongement par la rue Maguire. Pour localiser les terres, on a alors recours aux tenants des terres voisines, aux chemins connus, aux accidents géographiques, tout en indiquant dans quel sens elles sont orientées. «Comme le fleuve sert de front aux seigneuries et qu’il coule en direction sud-ouest nordest, la façade ou front de terre aura cette direction, sud-ouest et nord-

La concession au nom de Jean Le Normand, terre des frères Gervais et Jean (en gris), dans Le Terrier du Saint-Laurent en 1663 de Marcel Trudel.

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est, et les frontières latérales à l’intérieur des terres iront aussi dans cette direction. » C’est ce qu’indique Marcel Trudel, reconstituant Le Terrier du Saint-Laurent en 1663. Il précise que ces trois arpents de front aux frères Normand seraient dans le prolongement des rues des Érables et du Parc, début du terrain de sport sur les plaines d’Abraham, du côté ouest des terrains du Musée du Québec. Jean Le Normand sur la carte

Lorsque sera publiée la Carte du gouvernement de Québec levée en l’année 1709 par les ordres de monseigneur le comte de Pontchartrain, par le Sieur de Catalogne, avec les noms des censitaires de chacune des seigneuries, on aperçoit entre la ville de Québec et la rivière du Cap-Rouge, une bande de terre au nom de Jean Normand, là où la falaise s’avance davantage dans le fleuve.

Le fleuve et son paysage vus de l’emplacement de la terre des Normand sur les plaines d’Abraham. Photo : Paul Trépanier

Ne quittons pas trop tôt cette banlieue de Québec, reprenons la Grande Allée et imaginons un moment cette petite maison où Gervais et Léonarde ont vécu au moins quelques années, sur cette terre labourée, puis ensemencée par les Normand. Marchons sur ces terrains aux diverses vocations et manifestations, puis rendons-nous au belvédère Grey, posé à la limite de la falaise où flânent les touristes venus observer le fleuve ou d’autres venus pique-niquer en ce parc commémoratif : les plaines d’Abraham. Peut-être y aurait-il quelques canots en partance pour les pays d’en-Haut, ou certaines pinasses 44

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remontant le fleuve vers Montréal, à moins qu’en mai ou en juin de l’année 1666, quelques flottilles des soldats du régiment de Carignan remontent le fleuve pour se porter à la défense des forts français établis sur le Richelieu et le lac Champlain ? On en conviendra, l’ancêtre eut un très beau décor pour y planter sa lignée. Si l’absence de l’acte de son décès le place dans une mort anonyme, sa qualité de maître que le curé inscrivait avant son nom, nous semble être un titre honorable pour ce charpentier venu en terre d’Amérique. La relève de Gervais et de Léonarde est assurée en ce nouveau pays, grâce à Jean et à Anne qui comptent déjà six enfants vivants sur les huit naissances. Tous ces noms apparaissent au recensement des sujets du roi vivant en Nouvelle-France, en l’année 1666. La souche a ses pousses et peut inscrire son nom au grand livre des gens ordinaires qui ont fait le pays. Chaîne des titres de propriété

Vendus à Nicolas Dupont sieur de Neuville (part de terre de Gervais) et à Noël Pinguet (part de terre de Jean, l’oncle), ces trois arpents de front passent aux mains des religieuses ursulines, ce qu’elles déclarent en 1678. Ces terres ont probablement servi de dot aux filles des acquéreurs, devenues religieuses dans cette communauté. En 1908,

Le terrain de sport des plaines d’Abraham, face au Musée du Québec, correspond à l’ancienne terre de Jean et de Gervais Le Normand. S’y est tenu le congrès eucharistique de 1938. Photo conservée par la famille François Normand

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à l’instigation du premier ministre, sir Wilfrid Laurier, la Commission des champs de bataille nationaux achète des Ursulines ces terres avec bien d’autres, qui correspondent au terrain de sport sur les plaines d’Abraham. Quant aux propriétés des Juchereau donnant sur la Grande Allée, s’y dressent aujourd’hui des édifices de prestige entre l’emplacement appartenant aux Ursulines, l’actuel collège de Mérici et la rue De Laune à l’ouest, aux limites de la ville de Sillery. Ces terres que détenaient les religieuses ont été achetées par Charles Aubert de La Chesnaye, qui les a revendues en 1685 au Séminaire de Québec. En 1762, le nouveau propriétaire n’est nul autre que James Murray, nommé par la suite premier gouverneur sous le nouveau régime. Il y établit sa maison de campagne.

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CHAPITRE 2

L’oncle Jean Ici tous les sentiers s’appellent liberté

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e moins que l’on puisse dire de l’oncle Jean, c’est qu’il aura donné du souci aux généalogistes et aux historiens pour le distinguer de son neveu du même prénom. Nous pensons avoir réussi à déjouer les méprises, du moins en ce qui concerne une partie de son histoire. C’est bien l’oncle Jean qui fut le fermier de la châtellenie de Coulonge de 1661 à 1666 et à qui la ville de Sillery a dédié la petite rue Le Normand donnant sur le boulevard René-Lévesque, à l’est du cimetière de Sillery. Là où l’historien de la ville de Sillery a confondu les deux Il existe à Sillery une rue Le Normand, du nom Jean, c’est en disant qu’il a du fermier de la châtellenie de Coulonge de à 1666. aussi élevé sa famille sur une 1661 Photo de l’auteure concession dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, ce qui est vrai pour son neveu. Car l’oncle Jean n’a pas eu de descendance en deux mariages, bien que son nom se soit perpétué des deux côtés de l’océan. Au bourg d’Igé, d’où il est parti, son nom est inscrit avec d’autres sur une plaque apposée dans l’église. Encore faut-il se demander s’il s’agit de l’oncle 47

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ou du neveu, mais il n’y a pas d’erreur à penser à l’un ou à l’autre puisque tous deux ont fait le voyage. Tout porte à croire que c’est l’oncle Jean, le charpentier célibataire, qui a amorcé ce projet d’émigration entraînant la parenté dans son sillage. Des émigrants partis du Perche pour le Canada, la liste parue dans les Cahiers percherons n’inscrit que trois personnes : « Jean Le Normand et son neveu du même prénom, partis d’Igé ; Pierre Le Normand dit La Brière, parti de Saint-Martin-du-VieuxBellême. » Pourrait-on associer ce désir de quitter le Perche au fait qu’il soit huguenot? Aux archives de la paroisse Notre-Dame de Québec, un document révèle qu’il aurait abjuré sa foi protestante. Bien que ce soit la région de La Rochelle surtout qui ait fourni à la colonie les émigrants de religion réformée, les historiens du Perche signalent que «le Perche ne fut pas épargné par le protestantisme qui atteignait non seulement les milieux de la bourgeoisie et de la petite noblesse, mais aussi les gens de métier dont certains furent contraints de quitter leur foyer ». À la différence de son frère Gervais, nous possédons d’amples détails sur la vie de Jean et on peut imaginer qu’il a nombre de fois sillonné les chemins, routes et rues de Québec, au cours de la décennie 60 de ce XVIIe siècle, car il est entreprenant. Il faut aussi signaler qu’il est né en 1609 et donc qu’il est de 12 ans le cadet de Gervais, né en 1597. De la Grande Allée à la rive nord de la Saint-Charles

Si la première terre des Normand est concédée directement par la Compagnie de la Nouvelle-France, la deuxième leur sera accordée par des intermédiaires, les Jésuites. Ces derniers dédient leur seigneurie à Notre-Dame-des-Anges, décrite ainsi : une lieue de front sur le fleuve et la rive nord de la rivière Saint-Charles, sur trois lieues de profondeur vers le nord, entre Beauport et la limite ouest du quartier Limoilou de la ville de Québec. Quant à la profondeur des terres vers le nord, elles incluent le Grand Charlesbourg. Après avoir décrit les lignes de division entre les terres, les Jésuites, en tant que seigneurs, exigent de leur censitaire de payer les droits de cens et de rentes, de tenir feu et lieu dès l’année de la concession, ou d’installer un fermier afin que la terre soit mise en valeur. 48

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Le territoire de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, aujourd’hui Limoilou, vers 1940. Photo tirée de : Cinquantenaire de la paroisse St. Charles de Limoilou, Québec, 1946

Ils demandent aussi au preneur de clore les terres (partie cultivée) de leur désert (terrain essouché mais non cultivé) et de permettre le passage des chemins jugés nécessaires par les officiers de la seigneurie. Cependant, certains arpents de bois sont réservés aux seigneurs sur chacune des terres concédées. La terre des Normand en la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges

Les Jésuites concèdent à Jean Le Normand, le 10 mars 1658, deux arpents de terre de front sur trente de profondeur, terre bornée à l’est par celle de Pierre Normand dit La Brière, qui reçoit, quant à lui, un arpent et demi de front sur quarante de profondeur. Le voisin du côté ouest est Nicolas Patenôtre. Les trois concessions s’avoisinent et les trois preneurs se déclarent comme « demeurant dans la banlieue de Québec », recevant chacun soixante arpents en surface de terre, tous contrats signés par le procureur des Jésuites et le notaire Paul Vachon. Signature de Jean Le Normand, fils de Gervais, au bas de l’acte de C’est la première mention de Pierre concession par les Jésuites à Nicolas Patenôtre, 10 mars 1658. Normand dit La Brière au pays. ANQQ, greffe Vachon, 10 mars 1658

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Il est bien question de Jean Le Normand, mais est-ce l’oncle ou le neveu qui a reçu la terre? Voici les faits qui brouillent les pistes plus qu’ils n’aident à faire la lumière. Dans ce contrat, il y a absence de signature de la part du preneur et absence d’indication sur sa capacité de signer : serait-ce un oubli du notaire ? Le même jour, les témoins qui signent le titre de concession d’une terre à Nicolas Patenôtre avoisinant celle de Jean Normand sont Martin Boutet et Jean Normand avec paraphe, et il est bien spécifié « que ledit Nicolas Patenôtre et le sieur Normand ont posé leur marque ». Par ailleurs, le contrat entre les Jésuites et Pierre Normand mentionne que le preneur ne sait ni écrire ni signer. Afin d’en savoir plus long sur le véritable Jean, il nous faut poursuivre la recherche. Le 3 avril 1661, Jean Normand le jeune et Nicolas Patenôtre, son voisin de terre, s’entendent au sujet des échanges faits verbalement entre eux. Jean le jeune, habitant de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, cède à son voisin un demi-arpent de terre sur lequel Patenôtre aurait fait construire une maison et creuser un puits par Normand, en lui payant les frais encourus. Au lieu d’une mésentente entre eux, ils s’accordent pour que Jean Normand, à ses frais, enterre le bâtiment et le rebâtisse sur les terres de Patenôtre. Au surplus, Jean s’engage à loger Patenôtre au cours de ces travaux et, à cette condition, ce dernier peut récupérer son demi-arpent. Ce contrat est signé par le notaire Vachon, en présence de témoins, Jean Juchereau, sieur de Maure, et Denys Duquet, habitants de Québec, qui ont aussi signé, mais les contractants, « lesdits Patenôtre et Jean Normand ont déclaré ne savoir ni écrire ni signer selon l’ordonnance et ont fait leur marque». Jean Juchereau et Denys Duquet – la signature est inversée, on la lit au miroir – habitent dans le voisinage de

Signature avec paraphe de Jean Le Normand dans un bail de pêche à l’anguille le 29 juillet 1666. ANQQ, greffe Becquet, 29 juillet 1666

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Dénombrement de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, 15 octobre 1678. ANNQ, 1960-01-038/166

l’oncle Jean en la banlieue de Québec. On reconnaît aussi la signature avec paraphe d’un Jean Normand. Si on la compare à celle du 29 juillet 1666, lors du bail de pêche du fils de Gervais (Jean le jeune) à Charles Martin, elle est de même facture. La terre appartiendrait en titre à l’oncle, mais le neveu est considéré propriétaire de l’habitation, puisque le contrat spécifie que Jean Normand le jeune est habitant de la seigneurie des Jésuites. En revanche, il est vrai de dire qu’au dénombrement de 1678, les terres contiguës des Normand forment un tout de trois arpents et demi de front sur la rivière Saint-Charles appartenant à Jean Normand, le fils de Gervais. Essayons de comprendre. L’année précédant la transaction de 1661, Pierre Normand dit La Brière, maître taillandier, avait fait une déclaration au notaire Audouart, en présence du supérieur des Jésuites : « bien que le titre de concession d’une habitation en la seigneurie de Notre-Dame-desAnges, en date du 22 avril 1658, ait été émis en son nom par les révérends Pères Jésuites, seigneurs des lieux, la chose n’a été faite que pour faire plaisir à Jean Le Normand, son oncle, et qu’en bonne foi, ladite habitation est appartenante audit Jean Le Normand, et qu’il ne prétend rien au fond de ladite terre et aux travaux qui ont été faits aux frais et dépens de l’oncle ».

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Or, en juillet 1662, l’oncle Jean concède à son frère Gervais « toutes les terres et les constructions faites en la côte et seigneurie Notre-Dame-des-Anges pour le prix et somme de 240 livres ». Gervais accepte que son frère prenne toutes les planches de bois qui lui appartiennent et qu’il n’y trouvera « ny afret ny alloud » (aucune redevance). Il importe de savoir qu’à chaque contrat de concession, le seigneur inscrit la restriction de lods et ventes, ou droits de mutation, un montant alloué au seigneur lors de la revente à un acheteur étranger à la famille. C’est ainsi que les deux terres en cette seigneurie formeront un ensemble de 120 arpents, avec trois arpents et demi de front sur la rivière Saint-Charles, que Jean le jeune recevra au moment du décès de son père, Gervais Le Normand, à titre d’unique héritier. De la part des Normand, c’est une manœuvre assez efficace qui illustre bien l’esprit de famille. Mais avant de se libérer de ses terres, l’oncle Jean s’est engagé à une autre tâche. Le fermier

Au printemps de 1661, Joseph Ruette, seigneur d’Auteuil et de Monceaux, agit comme procureur de dame Barbe de Boulogne, veuve de feu messire Louis d’Ailleboust, afin de « bailler et délaisser à titre de ferme ou moisson et grain, à commencer au 15e de mars de la présente année, pendant trois années, pour finir à pareil jour les trois années expirées. Pendant ce temps, garder et faire jouir à Jean Le Normand, habitant au présent, toutes les terres sises au lieu appelé la Châtellenie de Coulonge, consistant en bâtiments, grange et étable, cour et jardin, terre labourable, la pêche et autres dépendances. » En retour, le fermier doit livrer annuellement 30 minots de blé froment et 10 minots de pois en la maison du procureur ou autre lieu. Il peut prendre le bois pour son chauffage, pour lui et sa famille seulement. Il lui est aussi permis de prendre les fourrages et d’en disposer à sa guise, mais il est tenu d’en laisser une partie dans la grange. Au moment où l’oncle Jean s’engage au service de dame de Boulogne, on peut se demander s’il dispose du temps nécessaire pour s’occuper de sa part de terre dans la banlieue de Québec, faire la charpenterie sur les terres de la rivière Saint-Charles, puis devenir 52

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le fermier attitré de la châtellenie, à moins que les travaux ne se fassent en commun, tant à la construction qu’au travail du sol. Nous savons par ailleurs qu’il est d’usage à l’époque d’avoir un domestique. Sans détailler l’histoire des terres comprises dans la châtellenie, signalons que le domaine fait 50 arpents et que son exploitation a été amorcée par Louis d’Ailleboust lui-même dès 1651, à la fin des trois années de son mandat de gouverneur de la NouvelleFrance. Les terres sont mises en fermage avec baux successifs, de trois ans en trois ans. Celui de 1655 nous apprend qu’il y a un logis, une grange et une étable et que les 50 arpents sont défrichés. Lorsque Barbe de Boulogne engage Jean comme fermier, elle est veuve depuis un an. Elle poursuit l’exploitation de ses terres jusqu’en 1676, année où elle les lègue par testament aux Hospitalières de l’Hôtel-Dieu chez qui elle s’est retirée. Ajoutons que les terres de Coulonge avoisinent, du côté ouest, celles des Juchereau. Il faut croire qu’il y a des avantages à être fermier, ne serait-ce que pour la possibilité de disposer de bois de chauffage, privilège accordé en retour de la culture de la terre. Mais en cet été de 1661, un événement de taille bouleverse la vie de la famille : « le 20e juillet a été enterrée au cimetière de Québec, Jacquette Vivray, femme de Jean Normand, qui avait été, le jour précédent, tuée d’un coup de tonnerre ». En même temps qu’on se rend à la seule paroisse de la haute-ville pour les funérailles et l’inhumation, on fait la demande à qui de droit pour qu’il y ait « inventaire et description de tous les biens demeurés ci-après le décès de Jacquette Vivray, pour l’absence d’héritiers de ladite défunte ». Inventaire après décès

Documents précis sur les avoirs en argent, actif et passif, les biens mobiliers et les titres de propriété, les objets utiles à la nourriture et à l’habillement, les inventaires après décès sont de précieux papiers pour les ethnologues, les historiens et autres chercheurs. Les biens sont inventoriés à la pièce et évalués par des personnes hors de la famille. Fait ici par le notaire, aussi représentant du procureur fiscal, et en présence de témoins, c’est l’huissier de la Sénéchaussée qui a prisé et estimé les biens. Il faut rappeler qu’on est à l’époque du gouvernement des Compagnies et, qu’à partir de 1651, la justice 53

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ordinaire relève des officiers ou baillis, chargés des fonctions administratives et judiciaires. L’estimation s’effectue selon la monnaie courante : livres et sols. On procède à l’inventaire par chambre, ainsi appelait-on les pièces de la maison. Signalons qu’une livre équivaut à 20 sols et qu’un sol a valeur de 12 deniers. Nous adopterons, comme raccourci, les symboles qu’utilisait le notaire : # (livre), s (sol) et d (denier).

Premièrement ∫ une paire de chenets de fer : 6 # ∫ trois petits crochets servant de crémaillère : 15 s ∫ un gril : 30 # ∫ trois petites chaudières de cuivre jaune : 6 # ∫ une grande chaudière percée et ayant bien servi : 5 # ∫ deux marmites de fer : savoir une moyenne et une petite et dont la petite est reliée d’un cercle de fer avec une cuillère à pot de fer : 50 s ∫ trois plats d’étain et cinq petites assiettes, le tout pesant sept livres et demie, estimés à dix sols la livre : 3 # et 15 s ∫ plus deux autres livres d’étain en une petite chopine et un petit pot à lavement et une petite gondole et trois ou quatre cuillers, le tout faisant la somme de vingt sols pour les deux livres d’étain : 1 # ∫ une poêle à frire trente-cinq sols : 1 # et 15 s ∫ trois couvertures dont il y en a deux blanches et une bleue et gris, icelle ayant servi : 20 # ∫ un méchant matelas avec une paillasse le tout estimé à cent sols : 5 # ∫ une pelle de fer servant au foyer : 2 # ∫ six draps tant bons que méchants prisés et estimés à quatre livres pièce, l’un partant l’autre : 24 # ∫ six chemises à femme tant bonnes que méchantes : 10 # et 10 s ∫ deux paires de brassières de futaine [fil et coton] servant à usage de femme et ayant été portées : 5 # 54

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∫ deux vieux tabliers de linge servant à usage de femme: 1 # et 10 s ∫ quatre nappes tant bonnes que méchantes : 5 # ∫ demi-douzaine d’essuie-mains à dix sols pièce, l’un partant l’autre : 3 # ∫ deux mouchoirs de col servant à usage de femme : 10 # et 10 s ∫ quatre coiffes et cinq cornettes : 2 # et 10 s ∫ un habit gris de serge d’homalle à usage de femme et ayant été porté : 8 # ∫ un autre habit rouge, dont le corps est de serge commune et la jupe de gras serge de Poitou, le tout ayant été porté : 30 # et 10 s ∫ un autre habit dont le corps est rouge et les manches de toile, la jupe de camelot gris, le tout de demi-serge : 5 # ∫ un chandelier de cuivre à demi rompu et une lampe d’étain: 20 s ∫ deux fers à flasquer du linge : 4 # ∫ deux coffres de bois garnis de leur ferrure, la clé d’un a été perdue et égarée : 8 #

Titres et enseignements trouvés en ladite maison dans un coffre Un titre de concession donné par messieurs de la Compagnie à Gervais et Jean Les Normand frères, de 25 arpents de terre situés en là-bas, lieu de Québec, aboutissant sur le chemin appelé la Grande Allée qui va de Québec au Cap Rouge. Les 25 arpents de Coffre du XVIIe siècle à la terre étant en commun entre lesdits Gervais Vieille maison des Jésuites de Sillery. et Jean Les Normand frères, iceluy en date Photo : Paul Trépanier du 29e jour de mars 1649, étant en parchemin et signé au bas par la Compagnie de la Nouvelle France, Lamy avec paraphe, était apposé le sceau de ladite Compagnie en cire rouge et est attaché le linceul et iceluy titre de concession donné par Charles Huault de Montmagny, ci-devant gouverneur et lieutenant général pour le Roy en ce pays, et collationné à l’original par Lamy, secrétaire de la Compagnie.

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Ensuite les bestiaux trouvés en l’étable de ladite Maison ∫ deux bœufs âgés de huit à neuf ans environ, l’un sous poil brun et l’autre sous poil brun et caille, lesdits deux bœufs prisés et estimés à la somme de 200 livres ; ∫ une vache âgée de trois ans ou environ sous poil rouge, prisée et estimée à la somme de 50 livres ; ∫ deux petits veaux de l’année étant sous poil rouge, prisés 20 livres ; ∫ trois moyens cochons, estimés à la somme de 45 livres.

Ensuite les bâtiments bâtis sur ladite concession mentionnée ∫ une maison ayant une chambre, caveau, un grenier au-dessus et à côté est faite une laiterie. La chambre garnie d’une cheminée et icelle faite moitié de pierre pour le contrecœur et le tuyau de cousillage de terre et le tout commençant à dépérir, prisé et estimé à la somme de 100 livres ;

Une des trois charrues à rouelle qui subsistent du Régime français comme celle que l’on retrouve dans l’inventaire de la succession de Noël Juchereau, le 7 octobre 1649. Collection Richard Dubé. Photo de l’auteure

∫ une méchante charpente de maison servant de grange prisée et estimée à la somme de 50 livres ; ∫ la concession contenant 12 arpents et demi ou environ de terre sur quoi il y en a 10 arpents ou environ de terre en valeur et le reste étant en fardoches et taillis ; ∫ une charrette garnie de ses roues et icelles ferrées ; le chartin de ladite charrette étant quasy de nulle valeur et les deux roues [raturé] étant rompues ; le tout estimé à la somme de 50 livres ; ∫ une charrue garnie de son soc telle quelle, estimée à la somme de 12 livres.

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État des dettes que ledit Jean Le Normand a dit et déclaré être dues par la communauté ∫ la somme de 80 livres due à Gervais Le Normand son frère ; ∫ la somme de 50 livres ou environ due au sieur de la Chenaye ; ∫ plus au sieur Grignon, la somme de 52 livres ou environ ; ∫ plus aux révérendes mères Hospitalières la somme de 60 livres ; ∫ plus à Jean Julien, domestique, la somme de 180 livres pour 2 années de service.

État de ce qui est dû à la communauté par les particuliers ci-après nommés ∫ par demoiselle Duplessis la somme de 20 livres ; ∫ plus par Henry Breaulx, la somme de 9 livres. Signé par le notaire Audouart, l’inventaire est terminé le 25 juillet de l’année 1661, sous la supervision du procureur fiscal qui l’a agréé et signé. Qui est cette Jacquette Vivray ?

N’a pas tardé à se marier, dès son arrivée au pays, cette orpheline du Poitou, qui fait partie des groupes de filles venues se choisir un mari et fonder une famille. Comme les colons émigrent en Nouvelle-France sous l’égide d’institutions religieuses, d’agents recruteurs et de familles amies déjà établies, les filles désireuses de fonder un foyer sont soutenues de même manière. De 1634 à 1662, avant la période où le roi dotait celles qui volontairement voulaient émigrer, il en viendra 228 de diverses provinces, selon ce qui a été relevé à partir des écrits de l’époque. Si nombre d’institutions religieuses et de paroisses de France font du recrutement, certaines filles sont sollicitées par des parents ou des connaissances établis au Canada. Dans une troisième catégorie, l’historien Gustave Lanctôt regroupe de jeunes personnes enrôlées par la communauté des Habitants, pour le service des particuliers, ce qui pourrait être le cas de cette Jacquette Vivray, comme celui d’Anne Le Laboureur. 57

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Selon les relevés statistiques, 36 jeunes voyageuses débarquent à Québec entre 1649 et 1653, dont huit viennent de l’Anjou et six du Poitou ; nous savons que sept filles sont conduites par Jeanne Mance en 1650. On peut supposer que Jacquette Vivray est du nombre, car on sait que les bateaux arrivent au printemps ou en été, et qu’elle se marie en septembre de cette année-là. Avec des variantes dans l’écriture : Vivran, Viveray, Vivray, Vivier, Jacquette était mariée à Jean Le Normand depuis 11 ans. Sa garderobe contient en 9 items, 13 vêtements et accessoires, le tout estimé à 54 livres et 10 sols. C’est peu si on compare les avoirs de Jacquette à ceux d’une autre orpheline, à partir d’un inventaire rédigé vers la même époque. En 1659, Madeleine Labrecque, d’origine parisienne, meurt à l’Hôtel-Dieu de Ville-Marie, peu de temps après son arrivée au pays. Le coffre contenant ses effets personnels est sous la garde et en la maison « d’honnête femme » Marguerite Bourgeoys. Et le coffre est bien garni : il contient 33 vêtements et accessoires en 19 items, d’une valeur estimée à 186 livres et 15 sols. Dans un article sur « Deux inventaires de costume féminin » paru dans les Archives de folklore, E.-Z. Massicotte met en parallèle la somme que constitue la valeur des vêtements de cette orpheline à la somme de 2 livres pour une journée de travail de 12 heures d’un maître maçon. Et il ajoute : « Comme orpheline, Madeleine Labrecque était bien vêtue et si elle avait vécu, elle eût trouvé un mari sans tarder » ! Quel paysage s’amène à la mémoire ?

Maison avec feu, caveau et grenier, laiterie, quelques instruments pour le transport et le labourage, une étable pour les bestiaux. Souvent ce sont les toiles des frères Le Nain, surtout les scènes de la vie paysanne, qui sont prises en référence lorsque l’imagination essaie de recréer cette atmosphère du XVIIe siècle. Pour les intérieurs assez minimalistes, ça peut aller, mais quant aux couleurs sombres ? Non. Le ciel de Québec, en juillet, ne peut qu’emprunter les teintes claires d’un lavis, un siècle partant l’autre, selon la formule en usage. Même s’il ne peut s’en dégager qu’une impression de pauvreté, peu de biens mobiliers, sans doute les objets les plus utiles emportés dans les coffres au départ du Perche ou du Poitou. Beaucoup de travail est effectué aux constructions des maisons et dépendances sur les concessions acquises : défrichage, puis labourage des terres, 58

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ensemencement et moisson, ce dont il a été question en cours de récit. Si nous faisons le compte, 10 arpents en valeur pour l’oncle Jean et autant pour Gervais, nous pouvons dire que les ancêtres ont fait, en petite partie, les premiers labours sur les plaines dites d’Abraham Martin, qui est d’ailleurs leur contemporain. Ce qui restait «en taillis et fardoches » est devenu taillis voulus et fardoches organisées en ce XXe siècle, si on sait que cette surface de végétation se trouve sur une falaise et que la pente qui descend au fleuve est trop escarpée pour y amener des charrettes! Il ne faut pas oublier que les Normand avaient le droit de pêche, accessible justement en traversant ces obstacles, car la pêche aux nasses ne pouvait se faire qu’au devant de leur concession. Comme la mort violente de Jacquette, ainsi qu’il est noté dans les actes civils, a dû émouvoir parents et amis, il est juste de soupçonner que la châtelaine de Coulonge se soit mise à la recherche d’une épouse pour son fermier. Il se trouve que son amie, Anne Gasnier, s’occupe de l’œuvre des orphelines arrivant au pays. L’histoire relève qu’elle consacre ses loisirs à nourrir et à entretenir les filles qu’on envoie chaque année au Canada afin de procurer aux colons de bonnes et honnêtes épouses, en attendant que celles-ci soient demandées en mariage. Voilà une des raisons de la présence de cette dame au mariage de Jacquette et de Jean, en septembre 1650. Remariage de l’oncle Jean

Toujours est-il que le veuf a bien trouvé en la personne de Romaine Boudet, fille de feu Pierre Boudet, maître cordonnier au bourg d’Orgueil, proche Rouen, et de Marguerite Liembray, la compagne dont il avait besoin pour continuer sa route. Nous sommes encore le 11 septembre, mais de l’année 1661, et le notaire Audouart relève les invités présents au mariage: «messire Pierre du Bois davaugour Auguste, J. Bourdon, Anne Gasnier, Juchereau La Ferté, Noëllair Godboust, Ruette d’Auteuil, F. Gloria, J. F. Bourdon de Dombourg, tous parents et amis communs des futurs époux et Gervais, son frère, à titre de témoin ». Le contrat se passe à la basse-ville, en la maison de Jean Bourdon, remarié depuis 1655 à Anne Gasnier. C’est donc la famille amie qui répond pour le couple, comme aussi Juchereau de la Ferté. Celui à qui on donne le haut titre de messire, Pierre du Bois, baron d’Avaugour,

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est le tout nouveau gouverneur de la Nouvelle-France, en poste depuis une quinzaine de jours, venant remplacer le marquis d’Argenson. La rédaction du contrat de mariage, à l’occasion de laquelle parents et amis et parfois les autorités du pays se réunissent, donne lieu à des réjouissances : ce sont les fiançailles. Mais la vraie noce, celle qui permet aux conjoints de faire chambre commune, vient après le mariage religieux. On relève le cas d’un couple qui fit une requête «pour être payé par le mari de la pension de sa future épouse pendant les semaines d’attente avant le mariage à l’église ». Pour l’oncle Jean et Romaine, le mariage religieux a lieu huit jours après le contrat notarié. Le curé de la paroisse, Henri de Bernières, leur donne la bénédiction nuptiale en présence des témoins, maître Gervais Normand, Jean Normand fils et Pierre Normand. Bien que conventionnel dans sa formulation, le contrat notarié établit les règles de partage des biens en vue de la formation de la communauté, selon la Coutume de Paris. C’est la mise en commun de ce que les futurs époux possèdent et acquerront par la suite, ce qui s’appelle le douaire coutumier, que le mari offre à sa future épouse ou, à son choix, le douaire préfixe, un montant d’argent ou une valeur équivalente en bijoux ou autres, à prendre à son décès avant partage, par « préséance ou préciput ». L’épouse peut renoncer à la communauté de biens, si elle n’est pas avantageuse pour elle, en cas de dettes par exemple. Cependant, la loi régissant les partages du mariage permet aux époux, de leur vivant, de se faire donation mutuelle au dernier survivant des biens au cas où ils n’auraient pas d’enfants. Jean et Romaine se prévalent de cette clause en avril 1662, par contrat notarié, officialisant leur décision. Ont-ils eu du flair en ce cas-ci ? Après le mariage, l’oncle Jean remet ses terres de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges à son frère Gervais, comme nous l’avons mentionné. Il fait ajouter une clause au contrat, spécifiant que ces terres ne sont pas comprises dans les biens qu’il met en commun avec Romaine Boudet. Celle-ci signe son accord d’une belle graphie. Héritage contesté

Afin de suivre la filière de cet héritage, précisons les faits : onze ans de mariage de Jean avec Jacquette Vivray, et aucun enfant né du 60

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couple. Celle-ci n’ayant ni frère ni sœur au pays, sa demi-part dans la communauté de biens revient à son époux en tant qu’unique héritier. Or, en février 1664, chez le notaire Duquet, Pierre Vivier, frère de Jacquette, arrivé au pays l’année précédente, se marie à Québec, en présence de son beau-frère Jean et de Pierre Normand dit La Brière. Ce n’est qu’en avril 1665 que Pierre Vivier inscrit « la contestation d’héritage de feue Jacquette Vivier» au greffe du même notaire. Jean doit remettre à son beau-frère 500 livres, la moitié de la valeur de ses biens. Ce Pierre Vivier serait à l’origine de la lignée des Vivier au pays, selon Tanguay, le généalogiste. La Nouvelle-France en 1663

Nos divers historiens du Canada naissant ouvrent toujours un nouveau chapitre en évoquant les années 1660, 1663 et 1665, selon que leurs intérêts portent sur les aspects organisationnels, démographiques ou économiques. Un rappel s’impose afin de mieux comprendre l’ambiance qui prévaut dans la jeune colonie pendant cette période. L’arrivée continue d’émigrants et l’augmentation du nombre de naissances en 1663 font passer la population à plus de 2500 âmes. Elle se répartit cependant en trois groupes inégaux autour des postes fortifiés de Québec, Montréal et Trois-Rivières. Parmi les résultats acquis sous le régime des Compagnies, Émile Salone, dans son étude La colonisation de la Nouvelle-France, juge que le plus précieux est « la certitude désormais absolue que la race française s’est acclimatée sur la terre d’Amérique. L’expérience a été décisive. Trois générations de Français prospèrent sur le sol canadien, deux y sont nées.» Des services d’éducation sont mis en place tant pour les premiers habitants que pour les colons, assurés par les Jésuites dans leur collège, de même que pour les jeunes filles, dont l’instruction est confiée aux Ursulines. Les œuvres des Corneille et Molière sont non seulement connues, mais elles seront aussi mises en scène, comme Le Cid, dès 1646. Monseigneur de Laval, arrivé au pays en 1659, bâtit son séminaire pour y former des prêtres. Il dirige l’immense diocèse qui couvre toute l’étendue des terres françaises d’Amérique. À Québec même, l’église de la paroisse de Notre-Dame est bâtie sur l’emplacement de la cathédrale actuelle. Deux nouvelles paroisses sont fondées sur la côte de Beaupré: Sainte-Anne (1657) et ChâteauRicher (1661). 61

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Quant à l’économie, elle prospère avec la culture du sol et le défrichage des terres. On attend de moins en moins les vaisseaux de France comme ultime moyen de survie, surtout qu’il y a suffisamment de poissons et de bêtes sauvages pour se nourrir même l’hiver. Cependant, l’économie du pays reste bien fragile. On espère toujours un grand sauveur qui reprendrait la pensée de Champlain voulant faire « une colonie de peuplement axée sur le commerce du poisson, du bois, des fourrures, des produits miniers, du chanvre et des toiles », note l’historien Jean Hamelin. Toutefois, un premier sujet de réjouissance est la prise en main par le royaume de France des immenses terres que Champlain avaient visitées dès le début du siècle et sur lesquelles il avait rêvé une grande colonie pour la France, à l’égal des colonies des Espagnols et des Portugais. Par un édit daté du mois d’avril 1663, le jeune roi Louis XIV permet à la colonie d’être gouvernée à la façon des provinces de France, dont Blois, Clermont-Ferrand, Lyon, Poitiers, Colmar, ainsi que la Martinique et la Guadeloupe, en 1664. «Nous avons cru, écrit le roi, ne pouvoir prendre une meilleure résolution qu’en établissant une justice réglée par un Conseil souverain dans ledit pays, pour y faire fleurir les lois, lequel Conseil souverain nous voulons être composé de nos chers et bien-aimés les sieurs de Mézy, gouverneur, représentant notre personne, de Laval, évêque de Pétrée, ou du premier ecclésiastique qui y sera, et de cinq autres qu’ils nommeront et choisiront conjointement et de concert ; et d’un procureur audit Conseil souverain, et leur feront prêter le serment de fidélité en leurs mains […] d’un greffier ou secrétaire, pour la conservation des minutes des arrêts, jugements et autres actes et expéditions dudit Conseil. » Des changements sont apportés à cette organisation dès 1664 par la création d’une nouvelle compagnie, celle des Indes occidentales, qui détient le pouvoir exclusif du commerce, à l’exception de la pêche, sur toute l’étendue des terres françaises: Antilles, Cayenne, Terre-Neuve et autres îles. Un agent général représente cette compagnie auprès du roi et fait partie du Conseil souverain. Le premier est le sieur Claude Le Barroys.

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Temble-terre universel en Canada et effets prodigieux

Dans la Relation de 1663, le jésuite Jérome Lalemant s’adresse ainsi à son supérieur de France : « Le Ciel et la Terre nous ont parlé bien des fois depuis un an. C’était un langage aimable et inconnu qui nous jetait en même temps dans la crainte et dans l’admiration. Le Ciel a commencé par de beaux phénomènes [éclipse du soleil], la Terre a suivi par de furieux soulèvements qui nous ont bien fait paraître que ces voix de l’air, muettes et brillantes n’étaient pas pourtant des paroles en l’air, puisqu’elles nous présageaient les convulsions qui nous devaient faire trembler, en faisant trembler la Terre. » Un tremblement de terre qui dure une demi-heure, le 5 février 1663, mais dont les nombreuses secousses de moindre amplitude se feront sentir pendant sept mois. Deux autres descriptions de cet événement complètent celle du jésuite Lalemant : un récit par Pierre Boucher et celui de Marie de l’Incarnation dont nous vous faisons part. Ce rappel des «frayeurs» nous permettra d’évaluer nous-mêmes le degré d’intensité, à l’échelle de Richter, de l’événement semblable qui s’est produit au Québec en 1988. Le récit est de la plume de Marie de l’Incarnation. «Le temps était fort calme et serein et la vision n’était pas encore passée, que l’on entendit de loin un bruit et bourdonnement épouvantable, comme si un grand nombre de carrosses roulaient sur des pavés avec vitesse et impétuosité. Ce bruit n’eut pas plus tôt réveillé l’attention que l’on entendit sous terre et sur la terre et de tous côtés, comme une confusion de flots et de vagues qui donnaient de l’horreur. L’on entendait de toutes parts comme une grêle de pierres sur les toits, dans les greniers et dans les chambres. Il semblait que les marbres dont le fond de ce pays est presque tout composé, et dont les maisons sont bâties, allaient s’ouvrir et se mettre en pièces pour nous engloutir. Une poussière épaisse volait de tous côtés. Les portes s’ouvraient d’elles-mêmes, d’autres qui étaient ouvertes se fermaient. Les cloches de toutes nos églises et les timbres de nos horloges sonnaient toutes seules, et les clochers aussi bien que nos maisons étaient agités comme des arbres quand il fait vent ; et tout cela dans une horrible confusion de meubles qui se renversaient, de pierres qui tombaient, de planchers qui se séparaient, de murs qui se fendaient. Parmi tout cela l’on entendait les animaux domestiques qui hurlaient. Les uns sortaient des maisons, les autres y rentraient. En un 63

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mot, l’on était si effrayé que l’on s’estimait à la veille du jugement, puisque l’on voyait les signes. «Un accident si inopiné et en un temps auquel les jeunes gens se préparaient à passer le carnaval dans des excès, fut un coup de tonnerre sur la tête de tout le monde, qui ne s’attendait à rien de moins. Ce fut plutôt un coup de la miséricorde de Dieu sur tout le pays, comme on l’a vu par les effets. Dès cette première secousse, la consternation fut universelle. Et comme l’on ignorait ce que c’était, les uns criaient au feu, croyant que ce fût un incendie, les autres couraient à l’eau pour l’éteindre; d’autres se saisirent de leurs armes, croyant que ce fût une armée iroquoise. Mais comme ce n’était rien de tout cela, ce fut à qui sortirait dehors pour éviter la ruine des maisons qui semblaient sur le point de tomber. « On ne trouva pas plus d’assurance dehors que dedans : car le mouvement de la terre qui trémoussait sous nos pieds comme des flots agités sous une chaloupe, on reconnut aussitôt que c’était un tremblement de terre. Plusieurs embrassaient les arbres qui, se mêlant les uns aux autres, ne leur causaient pas moins d’horreur que les maisons qu’ils avaient quittées ; d’autres s’attachaient à des souches qui, par leurs mouvements, les frappaient rudement à la poitrine. Et comme le Tremble-terre commença le lundi gras, le mardi gras fut changé en Vendredi Saint et que jamais il ne se fit confessions qui ne partissent plus du fond du cœur et d’un esprit vraiment épouvanté des jugements de Dieu. » Lue trois siècles plus tard, la lettre de Marie de l’Incarnation à son fils nous semble exagérée et on pourrait conclure que son imagination en a augmenté la portée. C’est ce que présume Pierre-Georges Roy, du moins, pour avoir comparé son récit à ceux des Jésuites et de Pierre Boucher. Le poète et romancier Alain Grandbois, racontant la vie de Louis Jolliet, reprend dans Né à Québec le récit des événements faits par le père Jérome Lalemant. Il ajoute, en ironisant, que ce «Trembleterre ne produisit d’heureux effets que dans le seul domaine du spirituel. Les querelles s’apaisèrent, l’eau-de-vie fut réputée maudite, et les Iroquois, croyant à quelques prodigieux sortilèges du grand Génie des Français, évacuèrent instantanément le pays. »

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L’oncle Jean reprend son métier de charpentier

Malgré les sursauts de la nature et les changements à la direction du pays en cette année charnière, les intérêts et le travail des habitants continuent leur quotidienne marche. L’oncle Jean reprend son métier de charpentier et obtient une concession des Ursulines quelques mois après la secousse tellurique. Le 15 mai 1663, devant le notaire Audouart, le procureur des Ursulines concède en leur nom à Jean Le Normand, un demi-arpent situé vis-à-vis de la maison et du couvent des religieuses, aux charges de rentes, ainsi que l’obligation de s’y bâtir. Ont signé: le procureur, sœur Marguerite de Saint-Athanase, supérieure, sœur Cécile de Sainte-Croix, assistante, sœur Marie de l’Incarnation, dépositaire, le notaire et le témoin. Sur ce terrain que les Ursulines concèdent, y eut-il bel et bien une construction ?

Signature de Marie de l’Incarnation dans l’acte de concession d’un emplacement à Jean Le Normand, l’oncle, le 15 mai 1663. ANQQ, greffe Audouart, 15 mai 1663

1665 : arrivée de l’intendant

Lorsque l’intendant Jean Talon arrive au pays, il est déjà informé, dès avant son départ du port de La Rochelle, par les armateurs et marchands bien renseignés sur le Canada. Il complète ses connaissances auprès des colons qu’il visite depuis Gaspé, profitant des arrêts le long de la côte où plusieurs d’entre eux se sont établis, notant ses observations sur les productions de la terre, la nature du sol, la présence de minéraux. Il conclut au besoin du développement de l’agriculture et, afin de faciliter le travail de la terre, il s’empresse de faire 65

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transporter des chevaux dès l’année de sa venue en 1665. À la fin de son premier mandat en 1668, il y a assez de chevaux pour en faire le commerce. Le cheptel augmente aussi et on produit suffisamment de lard pour en exporter aux Antilles et n’en plus importer de France, tandis que progresse le « Vu des etalons que Louis le nombre d’arpents en culture, 4 000 de plus Grand fit envoyer avec soisante pour l’année 1668 seulement. En même belles jumens dans la NouvelleFrance » dans le Codex du Nord temps, Talon insiste sur le peuplement de Amériquain de Charles Bécard, la colonie, peu encouragé cependant par sieur de Grandville (vers 1700). le roi Louis XIV et Colbert, son ministre, qui jugent que « ce n’est pas prudent de dépeupler le Royaume », cependant qu’à l’époque on a déjà envoyé 7 000 colons aux Antilles. Peut-on aujourd’hui reprocher à ces colons leur choix, en devançant de trois siècles la chanson d’Aznavour « Amène-moi jusqu’au bout de la terre, il me semble que la misère serait moins pénible au soleil…», sur un rythme de valse pour la joie du voyage ! 1666 : recensement

Afin d’avoir une vue plus large de la population et de sa composition, Talon commande en 1666 un recensement, le premier en Amérique. Il confirme l’existence d’un nombre substantiel de célibataires masculins (719 de 16 à 40 ans, pour 45 filles célibataires du même groupe d’âge). Il veut remédier à l’anomalie de la courbe statistique en demandant à Colbert, son vis-à-vis auprès du roi, d’envoyer nombre de filles à marier, pourvues d’un certificat de moralité. Ces filles, recrutées par les curés de paroisse ou les institutions religieuses, sont originaires de diverses provinces françaises. Bon nombre d’entre elles viennent aussi des hôpitaux de Paris, qui servent de refuges et d’orphelinats, de la Salpêtrière où les orphelines reçoivent une bonne éducation. Le nombre de ces filles venues fonder un foyer, qu’on nomme les «épouseuses», aurait atteint près d’un millier entre 1663 et 1673, à l’exception de l’année 1672 où il n’y en a eu aucune. Ce dont on est certain, c’est qu’on ne ménage pas les efforts pour recruter des filles ou des veuves désireuses de venir fonder un foyer. Une politique démographique incitative autorise le « mariage 66

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des garçons à l’âge de 18 à 19 ans et celui des filles, à 14 ou 15 ans ». Cette politique est aussi coercitive quand elle précise que « 15 jours après l’arrivée des Vaisseaux qui apporteront les filles, les hommes non mariés étaient privés de permis de chasse et de traite». D’autres mesures incitatives sont mises en place dans le but d’augmenter, à partir des ressources du milieu, la natalité et les mariages. Ainsi, on accorde une pension annuelle de 300 livres à une famille de 10 enfants, de 400 pour une famille de 12. Des primes sont offertes pour le mariage entre Français et Amérindiennes. Mais, selon Louise Deschêne, dans sa recherche intitulée Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle, les Jésuites ne favorisent guère ces unions, de sorte que ces crédits seront plus ou moins utilisés. La maladie terrasse l’oncle Jean

Le 6 avril 1666. Romaine Boudet s’occupe des affaires de son mari, dès le début de sa maladie et de son incapacité à remplir sa tâche de fermier. À sa demande, Barbe de Boulogne accepte de résilier le contrat de fermage et moisson en indiquant les conditions. Signée par le notaire Becquet, l’entente se résume à peu près à ceci : « elle reconnaît avoir reçu en ce jour, 60 livres de dédommagement pour bail non complété et trois journées de labeur avec bœuf et homme pendant le temps des semences que Jean Le Normand était tenu de faire sur la ferme. Elle demande que soient laissés tous les fourrages et fumier qui s’y trouveront, que lui et sa femme devront rendre en son état les deux planchers de la petite maison de Coulonge où ils logent, puisqu’elle les a déjà payés à l’avance pour ce travail. Elle les tient quittes pour les loyers qui ont toujours été payés. » Le 25 avril 1666 est décédé, «en la communion de notre sainte mère l’Église, Jean Le Normand, charpentier, après avoir reçu tous les sacrements, et le même jour, a été enterré au cimetière de cette paroisse ». Jean n’avait que 57 ans. Ainsi se retrouveront en terre, à quelques saisons près, les deux frères émigrés du Perche, exilés volontaires en sol d’Amérique, leurs épouses les ayant précédés au lieu du repos des morts. Le 26 mai 1666. Ce jour-là, c’est le futur époux de la veuve, le notaire Romain Becquet, qui rédige le contrat de résiliation qui doit dégager Gabriel Roger de l’entente faite antérieurement avec l’oncle Jean, chez le notaire Fillion. Même si ce contrat n’a pu être 67

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repéré, celui que ratifient Gabriel Roger et la veuve Normand permet d’être rassuré quant aux travaux effectués par Jean. Il s’agit « d’une charpente de maison bâtie et livrée sur l’emplacement sis devant le monastère des révérendes mères religieuses Ursulines à Québec, avec un demi-arpent de terre enclos de pieux, sur lequel la maison est bâtie ». La veuve Normand épouse son notaire

À rencontrer le notaire célibataire, une veuve ne peut être qu’en demande, surtout dans le contexte d’une politique incitative au mariage ! Au surplus, tous deux viennent de la Normandie, des environs de Rouen. Le veuvage n’a pas la contrainte d’une durée obligatoire ; en ce casci, il durera un mois. Ce sera, suivant les critères actuels, un bien grand mariage! Recomposons la photo officielle après avoir décliné, dans l’ordre de préséance, la liste des invités présents à la signature du contrat. Se dessine alors une quasi-synthèse de la société du temps où se croisent habitants, gens de métier, seigneur, procureur, intendant, fonctionnaire, habitant, marchand et bourgeois. La présence de tout ce monde illustre bien qu’il y a possibilité de promotion sociale en Nouvelle-France, « les cloisons étant peu étanches entre les gouvernants et les gens du peuple », selon l’historienne Louise Deschêne. Certains personnages nommés rafraîchiront nos connaissances en histoire, permettant d’évaluer ce 26 mai 1666, journée marquante s’il en fut une, on l’imagine, pour la veuve de l’oncle Jean. «… furent présents en leur personne, messire Romain Becquet notaire royal en la Nouvelle-France demeurant à Québec, fils de défunt messire Julien Becquet vivant, escuyer, et damoiselle Annie Vasseur ses père et mère de leur vivant, demeurant en la paroisse du Becq, proche de la ville de Rouen d’une part, et Romaine Boudet, veuve de feu sieur Jean Le Normand, vivant, habitant de ce pays d’autre part. Lesquels en la présence et du consentement des personnes ciaprès nommées, savoir : de la part du dit sieur Becquet, de monseigneur Jean Talon, conseiller du Roi en son Conseil et premier intendant de justice, police et finances en la France septentrionale, de monsieur messire Claude Le Barroys, conseiller du Roi et premier interprète en langue portugaise et agent général de la Compagnie des Indes occidentales, de messire Jean-Baptiste Peuvret, seigneur 68

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Les signatures au bas de l’acte de mariage de Romaine Boudet (veuve de Jean Le Normand, l’oncle) et du notaire Romain Becquet, le 26 mai 1666. ANQQ, greffe Pierre Duquet, 26 mai 1666

de Mesnu et de Gaudarville et damoiselle Catherine Nau, son épouse; du sieur Charles Bazire, marchand, du sieur Auguste Goudoin, bourgeois de la ville de Québec. « Et de la part de ladite veuve Le Normand, de dame MarieBarbe de Boulogne, veuve de feu monsieur Louis d’Ailleboust […] et messire Jean Bourdon, seigneur de Saint-Jean et de Saint-François, procureur général du Roi en ce pays et de dame Gasnier son épouse, du sieur de Dombourg; de Louise Marsolet, femme et amie de ladite Boudet, de Pierre Le Normand, sieur de Labrière, maître taillandier en cette ville et de dame Catherine Normand sa femme, de Jean Le Normand et d’Anne Laboureur sa femme, habitant, demeurant à la Canardière, et autres parents et amis soussignés. » C’est Pierre Duquet, notaire royal en la Nouvelle-France, qui rédige ce contrat. Suivent les engagements contractuels selon la 69

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formule en usage. Un douaire élevé signifie la promotion sociale. Il faut dire que Romaine apporte, quant à elle, 2 500 livres à la communauté de biens, l’héritage venant de son premier mariage. Par ailleurs, il est inhabituel, pour ce genre de contrat, que la fête ait lieu en la maison de la future épouse, mais laquelle ? La petite maison louée par Barbe de Boulogne sur la châtellenie ou celle de l’oncle sur les plaines d’Abraham ? Une curiosité bienveillante nous a poussés à vérifier la fertilité de Romaine, non pour elle-même, mais pour celle de l’oncle, puisqu’il n’a pas eu d’enfants en deux mariages. Nous avons trouvé des détails intéressants, d’après l’acte de baptême du 5 octobre 1667: «est né Jean-Baptiste Becquet et ondoyé sur l’heure par Hélène Desportes, sage-femme, en présence de Catherine Normand, femme de Pierre Normand. Le même jour, a été apporté en cette église où lui ont été suppléées les cérémonies par moi, Henri de Bernières, curé.» Les précautions de la sage-femme n’ont pas été inutiles, puisque l’enfant est décédé le lendemain. Première sage-femme au pays

Hélène Desportes est la première sage-femme au pays, profession dont on a bien du mal aujourd’hui à légaliser la pratique. Elle est la veuve de Guillaume Hébert (fils de Louis) quand elle marie, en 1640, Alphonse Morin, charron de son métier. De leur union sont nés douze enfants, dont deux occuperont une place importante dans l’histoire religieuse. Leur fils Germain étudie chez les Jésuites, est ordonné prêtre par monseigneur de Laval en 1665, après avoir été son secrétaire et curé dans diverses paroisses. Il est le premier prêtre né et instruit au pays. Marie, leur fille, étudie chez les Ursulines et s’intéresse vivement à la fondation de Ville-Marie. Elle devient la première novice chez les Hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Montréal, avec les trois premières religieuses arrivées de La Flèche en 1659. En plus de son travail auprès des malades, elle rédige les Annales de l’Hôtel-Dieu. On lui attribue le titre d’historienne de Montréal.

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Vente de la terre de l’oncle Jean

Pierre La Brière, le neveu, s’empresse d’acheter la part de terre de l’oncle Jean pour 850 livres, étant prête-nom pour Noël Pinguet qui doit remettre cette somme à La Brière en écus blancs (un écu équivaut à trois livres et plus). C’est Romain Becquet qui effectue la transaction, car la terre de Jean dont Romaine a hérité fait partie de la communauté de biens. À l’époque, les veuves non remariées font des transactions sous le titre de veuve, suivi du nom de famille du mari. Avouons que le notaire Becquet réalise une meilleure affaire que le fils de Gervais, qui en 1667 vend la part de terre de son père pour 200 livres de moins. Après cette date, il faudra changer de quartier en la ville de Québec, pour retrouver d’autres lieux où deux jeunes familles Normand, tout en progressant en nombre d’enfants, s’apprêtent à se mesurer au défi qui est leur : préparer leurs descendants à profiter du nouvel essor au pays qu’ils ont choisi, quoi qu’il advienne ! Avant de présenter la famille de Jean et d’Anne à la rivière SaintCharles, c’est celle de Pierre Normand dit La Brière que l’on rencontre après avoir fait une promenade sur les pas de Gervais et de l’oncle Jean. De Sillery et de la banlieue de Québec, arpentons la Grande Allée jusqu’au cœur de la ville de Québec, pour nous

Le premier cimetière de Québec, côte de la Montagne, où reposent plusieurs Normand, dont l’oncle Jean et son épouse Jacquette Vivray. Photo : Paul Trépanier

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arrêter au parc Montmorency, près de l’archevêché. Ce terrain est le premier cimetière, là où reposent les corps de plusieurs Normand, dont celui de l’oncle Jean. Après avoir fait effort d’imagination pour retrouver cette atmosphère en ce siècle où régnait Louis XIV, cette période féconde en architecture et en littérature, précédée par Mansart et Ronsard, ce sont les mots de Molière qui donneraient une couleur locale à la recherche du temps perdu. En descendant la côte de la Montagne vers le fleuve, au point de sa rencontre avec la rue Notre-Dame, nous avons rendez-vous avec le cousin, Pierre Normand dit La Brière. Il nous accueillera au lieu même de son premier emplacement; il nous informera des démêlés qu’il a eus avec les Sulpiciens de Montréal au sujet de sa propriété. Qu’il nous soit permis de le laisser parler dans le chapitre suivant. Nous ne serons pas déçus de participer à la vie de la basse-ville en sa compagnie et en celle de sa famille.

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CHAPITRE 3

Pierre Normand dit La Brière Le monde est vaste, on peut toujours faire son petit coin de paradis

«M

oi, j’ai vécu avec mes oncles sur la Grande Allée avant d’avoir cet emplacement ici, sur la rue Notre-Dame, peu de temps après mon arrivée au pays. J’ai fait construire ma maison qui me servait de forge. Je prenais des contrats, je faisais des transactions. L’année du Conseil souverain, les Sulpiciens et seigneurs de l’île de Montréal font une requête à la Cour pour que j’enlève ma maison, disant que cette place leur appartenait depuis longtemps pour leur servir de magasin. Je me suis présenté au Conseil et j’ai dit à ces messieurs que si j’ai fait bâtir ma maison sur cette place, c’est que j’avais un titre de concession donné par le gouverneur du pays, monsieur d’Avaugour dans ce temps-là. Les conseillers ont demandé aux Sulpiciens de montrer leurs titres de propriété. «Pendant quatre ans ils m’ont harcelé, et là, fatigué d’être troublé par eux autres, je fais une demande à la Cour pour qu’ils arrêtent de m’inquiéter. Eux aussi, requêtent pour que je déguerpisse de ma place avouant qu’ils n’ont plus leurs titres de concession et ils proposent à la Cour de faire témoigner des personnes qui pourraient avoir eu connaissance de leurs titres. Moi, je leur ai répliqué que ce n’était pas recevable, que s’ils pouvaient être reçus d’une preuve, ce serait de la perte de leurs papiers. IIs eurent la permission quand même, de justifier par témoins, qu’ils en étaient bien les

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propriétaires. Et vous savez de qui venaient ces témoignages ? De deux femmes : Barbe de Boulogne, la veuve d’Ailleboust à Québec, et Jeanne Mance à Montréal. Leurs dépositions étaient signées par un officier de justice. J’étais bien fâché contre ces dames, je leur ai fait des reproches et j’ai demandé qu’on me fasse part de l’enquête. « Au cours du plaidoyer, à la dernière séance devant les juges, j’ai vraiment perdu contenance, puis le procès. Le Conseil a alors jugé que les Sulpiciens auront la place, mais qu’ils doivent me payer 400 livres pour m’indemniser, que je pouvais habiter là jusqu’à la fin du mois de juin de l’année suivante [1668]. À cette date-là, j’étais marié et père de deux enfants. » Tiré du livre des Insinuations du Conseil souverain, le 15 octobre 1667: «… que les Sulpiciens ont obtenu de monsieur de Montmagny, gouverneur, une concession et place en la basse ville se rendant jusqu’à la Rivière, qu’ils firent construire une maison et magasin de grand prix, et que le titre mis entre les mains de monsieur de Lauzon par mademoiselle Mance a été perdu, ce qui aurait donné fondement audit Labrière pour obtenir 400 livres de dédommagement ». La basse-ville de Québec

La basse-ville où ont vécu Pierre Normand dit La Brière et sa famille est le plus ancien quartier de Québec, ouvert sur le fleuve. Aujourd’hui, ce quartier est un haut lieu du tourisme et le témoin des diverses tentatives d’implantation française en Amérique. De nombreuses recherches, études et publications concernent cet endroit, tant dans ses aspects archéologique, historique et architectural que résidentiel et commercial. Certains sites se prêtent à l’interprétation et à l’initiation au mode de vie des habitants, artisans ou commerçants du début du Régime français jusqu’après la Conquête. Place-Royale est considérée comme le berceau de la ville, en ce lieu qu’avait choisi Champlain pour construire sa première abitation entre le fleuve et la falaise. Sur la place, trône aujourd’hui le buste de Louis XIV (cadeau du souverain en 1685). Avec l’église Notre-Dame-des-Victoires, l’endroit symbolise tout le quartier et l’activité menée au cours des siècles. Jean Bourdon, ingénieur et arpenteur du roi, a déjà dressé un premier plan de la ville naissante en 1640, plan qu’il reprendra 20 ans plus tard, et qui constitue le premier véritable plan d’urba74

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Buste de Louis XIV sur la place Royale. Photo : Paul Trépanier

nisme. Il propose une nouvelle avancée en plateforme à la Pointeaux-Roches, laquelle servirait de quai de débarquement où seraient disposées des batteries de canons. Le Cul-de-Sac, appelé aussi Havreaux-Barques, sert au mouillage des bateaux de moindre tonnage et deviendra plus tard le lieu de carénage ou de radoub, ainsi que le chantier naval. Bourdon propose aussi d’ériger des fortifications autour de la ville et des bastions à la ville basse, pour la défense. En 1650, écrit-on, on y retrouve disséminés sans véritable plan, forge, brasserie et magasins, une boulangerie, quelques résidences, dont celle des Juchereau, première demeure des Ursulines à leur arrivée au pays. Celles-ci racontent qu’il y a là «un corps de logis appartenant à Noël Juchereau des Châtelets, au-dessous du magasin de messieurs de la Compagnie de la Nouvelle-France, qui leur avait été loué en attendant que leur couvent fût construit ». Ce logement, elles le partagent dès leur arrivée au pays avec leurs jeunes pensionnaires françaises et autochtones. Devant l’abitation, une batterie de canons pointe vers le fleuve dont les eaux bordent la rue Saint-Pierre. Voilà le paysage qu’aperçoivent les Normand à leur arrivée à Québec en 1647. Levant les yeux vers le cap, ils peuvent aussi contempler le fort Saint-Louis qu’a fait rebâtir Montmagny, successeur de Champlain. 75

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Un demi-siècle plus tard, le jésuite Charlevoix écrit : « La première chose que l’on rencontre en débarquant, est une place de médiocre grandeur et de figure irrégulière, laquelle a en face, une suite de maisons assez bien bâties et adossées contre le rocher. […] Elles forment une rue assez longue qui occupe toute la largeur de la place et s’étend à droite et à gauche jusqu’aux deux chemins qui conduisent à la haute ville. La place est bornée sur la gauche, par une petite église et sur la droite par deux rangées de maisons placées parallèlement [rue Notre-Dame]. Il y en a une de l’autre côté, entre l’église et le port [rue Saint-Pierre], et au détour du Cap aux Diamants, il y a encore une suite assez longue de maisons sur le bord d’une anse qu’on appelle l’anse des Mères. On peut considérer ce quartier comme une espèce de faubourg de la basse ville. » C’est dans ce faubourg que Jacques Folch-Ribas situe son roman La chair de pierre, consacré à la vie de l’architecte Claude Baillif à qui l’on doit, entre autres, les plans de l’église-cathédrale de la hauteville, ceux de l’église Notre-Dame-des-Victoires et de la maison de Louis Jolliet. Cette maison transformée sert de point de départ ou d’arrivée au funiculaire, qui fait le lien entre la ville basse et la ville haute. Folch-Ribas, architecte de profession, prétexte l’histoire de Claude Baillif pour parler de la beauté et de la grandeur de cette profession, du pays sauvage, de ses paysages et de ses premiers habitants. Mais il parle surtout de liberté et d’amour, bien sûr, dans un roman sur trame historique. Quel beau lieu pour inventer une histoire de titre du roman d’amour en cette ville naissante, en cette Page de Jacques Folch-Ribas, e deuxième moitié du XVII siècle, dans ce centre La chair de pierre, à la vie de d’activités commerciales et marchandes, point consacré l’architecte Claude de rencontre entre résidents, marchands, sol- Baillif. dats, capitaines et marins des vaisseaux, passagers entre la nouvelle et l’ancienne France, coureurs des bois et guides indigènes. Comme dans tous les ports du monde, des auberges, des cabarets, une probable activité nocturne… « L’auberge du Culde-Sac n’avait pas d’enseigne pendue au linteau comme les quatre de Québec. On disait seulement : on va au Cul-de-Sac. C’était mal 76

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famé. […] À l’anse du Cul-de-Sac, on était à deux pas du port où mouillaient et hivernaient les petits navires, Victoire recevait qui venait, sans rien demander. Elle était hôtesse à la mode des marins. » Ce n’est pas notre propos de vérifier la réputation de Victoire, cependant l’invention du romancier est juste, car ce sont des femmes qui dirigent les cabarets, des veuves surtout, selon les statistiques. Il faut dire aussi que les cabaretiers sont fort bien surveillés, du moins quant au prix de vente du pot de vin et de l’eau-de-vie, fixé par ordonnance. Le relevé des séances du Conseil souverain inscrit les noms des tenanciers mis en cause et ceux des témoins assignés qui fréquentent ces cabarets. En faire la lecture nous initie aux coutumes de l’époque, à la connaissance des familiers de ces endroits, dont le cousin Pierre à l’époque de son célibat. Les habitués des cabarets de la basse-ville devant le Conseil souverain

« Le 18 avril 1665, sur la plainte verbale rendue par le procureur syndic des habitants, comparaît devant le Conseil assemblé, Jacques Larchevêque, témoin assigné à comparaître et de dire, sous serment, combien il avait payé le pot de vin. Il déclare qu’il y a huit jours, il donna 40 sols pour avoir du meilleur vin, que la dame Gloria lui remit 16 sols avec le pot de vin, que c’était Biron huissier qui lui avait baillé l’argent, que ledit vin fut bu chez la dame Gloria ou était aussi ledit syndic [Bourdon]. Jacques Lozier, savetier, autre témoin assigné, déclare qu’il en a eu plusieurs fois chez la dame Corriveau à 24 sols le pot et qu’il a été boire chez elle avec quantité de personnes à qui elle le vendait 24 sols et que les charpentiers du Roi pourraient en rendre témoignage. » La semaine suivante, on assigne à nouveau des témoins, car « ayant eu avis que Gabriel Lemieux et sa femme avaient outrepassé lesdits arrêts, a produit Pierre Créteil, témoin assigné pour déposer vérité». Jacques Lozier, deuxième témoin, avoue sous serment «qu’il a été quérir depuis 12 ou 13 jours un pot de vin chez Gabriel Lemieux, lequel il paya 22 sols, que Labrière taillandier en est témoin et qu’il a connaissance d’avoir bu sa part d’un autre pot, que ceux qui le buvaient chez elle lui dirent qu’ils le payaient le même prix… »

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La tenancière, Marguerite Lebœuf, femme de Lemieux, comparaît à son tour pour avouer qu’elle n’avait vendu que 3 pots à 22 sols, « qu’elle n’a point vendu l’eau-de-vie plus haut que 3 livres et qu’il n’y en a plus une goutte chez elle et […] que le vin était acheté bien cher au navire et qu’il y a bien du coulage ». La sentence tombe : les cabaretiers sont condamnés à 60 livres d’amende « applicables au Roi et défense d’y récidiver sous plus grosses peines ». Ceux qui sont sensibilisés à l’histoire de la Nouvelle-France savent les luttes entreprises par le gouvernement du pays au sujet de l’eau-de-vie. Dès les premières séances du Conseil souverain, un décret affiché dans les places publiques de Québec, Montréal et TroisRivières mentionne «qu’il est fait impératives inhibitions et défenses à toute personne de quelque qualité et condition qu’elle soit, de traiter ni donner aucune boisson enivrante aux Sauvages […] sur peine, pour la première fois, de 300 livres d’amende, applicables le tiers au dénonciateur, le tiers à l’Hôtel-Dieu et l’autre tiers au fisc. En cas de récidive, du fouet ou du bannissement, selon le cas. » Le vin et l’eau-de-vie étant d’usage quotidien, une réglementation s’avère nécessaire pour cette boisson recherchée, d’autant qu’elle sert de monnaie d’échange. Il y est aussi défendu de s’enivrer. Comme on doit bien se connaître dans le faubourg, les petites nouvelles en parvenant à la haute-ville ce 22 juillet 1664, il arrive ceci: «le Conseil, extraordinairement assemblé ou étaient monsieur le gouverneur [Mézy], monsieur l’évêque [Laval], messieurs de Villeray, d’Auteuil, de Tilly et Damours, le procureur général du Roy présent […] : sur ce qui a été dit par le procureur général, que le jour d’hier, étant à la basse ville, il vit le nommé Lafleur, habitant de la Pointe de Lévy, beaucoup gâté de boisson, et qu’il a appris que le nommé La Brière Normand, taillandier, l’était aussi beaucoup. Requérant que l’amende avec défense de s’enivrer soit déclarée encourue à l’encontre desdits Lafleur et La Brière Normand. Ils furent tous deux condamnés à payer 10 livres d’amende applicables aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. »

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« Pierre Normand dit La Brière est un personnage important », écrit Pierre-Georges Roy. Pourtant il ne sait ni écrire ni signer, ce qui n’est d’aucun obstacle à son avancement dans l’échelle sociale : un self-made man, dirait-on aujourd’hui. D’importantes transactions sont inscrites à l’index des contrats notariés et, tout aussi remarquables, les nombreuses présences au livre des Jugements et délibérations du Conseil souverain avec sa femme Catherine. On a écrit sur eux qu’ils étaient des « amateurs de procès », mais n’anticipons pas. Et ce surnom de La Brière qui remplacera parfois le patronyme lui-même ? Brière serait une forme régionale du mot bruyère, plante à fleurs roses qui prospère dans les terrains vagues ou landes. Ajoutons qu’à la même époque, il existe un Denis Brière ou Labrière, habitant de Sillery, et un Jean Brière, de L’Ange-Gardien. Arrivé au pays après le premier groupe des Normand, sans être considéré comme un engagé, Pierre habite quelque temps avec ses oncles en la banlieue de Québec et, après avoir fait construire maison et forge, il est déjà au travail, se présentant comme maître taillandier. De toute évidence, il a confiance en lui-même et semble désireux d’exploiter toute la gamme de ses talents. En 1663, il obtient une terre avec habitation sur la côte Sainte-Geneviève (Sainte-Foy) que Jean Botaleux lui concède en le garantissant « de tous troubles quelconques, sauf l’intercession des ennemis Iroquois ». Il la passera à la famille Henri Pinguet, un Percheron. La même année, il présente une requête au Conseil souverain pour que Sébastien Langelier lui paie les 22 livres qu’il lui doit depuis deux ans, pour un travail de taillanderie qu’il avait exécuté à sa demande. Langelier devra le payer, selon le jugement, partie en blé, l’autre en argent ou en pelleteries. 1665 : spectacle en la ville basse et la ville haute

L’année 1665 est importante pour le célibataire qui trouve enfin une fille à marier. S’ouvre une période théâtrale s’il en fut une, du printemps jusqu’en octobre, avec l’arrivée de nombreux vaisseaux de France. Les mémorialistes écrivent : « avant l’arrivée du marquis de Tracy au printemps, quatre compagnies de troupe du régiment de Carignan y avaient été débarquées. C’était pour les Français élevés dans le pays, un spectacle nouveau et merveilleux que celui de cinq ou six cents 79

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hommes de troupes régulières, précédées de la musique guerrière, défilant sous les drapeaux et manœuvrant avec un ensemble dont on n’avait pas l’idée au pays. » Puis ce sera l’arrivée du marquis de Tracy, gratifié par le roi de tous les privilèges de son rang. Recréons la scène lorsque «le Marquis sortait dans les rues de la ville, précédé de quatre pages et de vingtquatre gardes, portant les couleurs du Roi ; six laquais le suivaient ainsi que plusieurs officiers à la tête desquels était son capitaine de garde. » Il y a de quoi impressionner aussi les Hurons, logés près du château Saint-Louis, à la haute-ville. Peu après, plusieurs navires arrivent de France. Parmi les premiers passagers, Jean Bourdon, qui a sous ses soins quelques filles choisies par ordre de la reine. Nous pensons que la future de Pierre est du nombre. Le récit ajoute qu’il y a aussi «douze chevaux envoyés par le Roi, ce qui causa une grande joie parmi les habitants et un vif étonnement aux aborigènes. Les Sauvages les examinèrent attentivement, s’étonnèrent que les orignaux de France fussent si traitables et si soumis aux volontés de l’homme. »

Surprise cette fois pour les Français du Canada ! Orignaux attelés par des colons de Rollet, au Témiscamingue, vers 1930. ANQAT, fonds Yvon-Desjardins, 08-Y, P24//3712

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Vers la mi-août, deux navires entrent dans la rade de Québec, transportant chacun quatre compagnies de Carignan, dont monsieur de Salières est le colonel. Puis, au cours du mois de septembre, trois navires amènent huit autres compagnies, le gouverneur Courcelles et monsieur Jean Talon, intendant du roi. Enfin, en octobre, arrive de Normandie un vaisseau ayant à son bord 130 hommes de travail, tous en bonne santé, 80 filles dont 50 viennent d’une maison de charité de Paris où elles ont été très bien instruites, ainsi qu’une excellente cargaison de biens pour la compagnie et les communautés (Relations des Jésuites, 1665). Certains des gradés de ce régiment de Carignan coifferont de leur nom de belles villes du Québec qui, au départ, étaient les terres et seigneuries qu’on leur avait accordées en reconnaissance de leurs exploits : Saurel (Sorel), Chambly, Varennes, Berthier, Rougemont, etc. Nombre de soldats des divers régiments choisiront aussi de se marier avec les filles du pays. Fête chez les Normand en Nouvelle-France

Le 7 septembre 1665, on célèbre le mariage religieux de Pierre et Catherine Normand, en la chapelle attenante à un corps de logis fortifié en la côte et seigneurie de Saint-Jean appartenant à Jean Bourdon (quartier Saint-Jean-Baptiste). C’est un jésuite, Louis Ange, qui les marie en inscrivant qu’il n’y a aucune parenté entre les futurs conjoints. « … je, Louis Ange prêtre, ai interrogé en la chapelle de Saint-Jean, Pierre Normand, fils de feu Pierre Normand et de Marie Guilmain, de la paroisse de Saint-Martin du vieux Bellesme, pays du Perche et diocèse de Chartres d’une part, et Catherine Normand, fille de feu Baptiste Normand et de Catherine Pajot de la ville et archevêché de Sens en Bourgogne, paroisse de Saint-Hylaire […] en présence des témoins connus : Jean Normand et Gervais Normand, oncles du garçon ». Le mois précédent, le notaire Pierre Duquet a rédigé et signé le contrat de mariage entre Pierre et Catherine Normand, selon la coutume, après avoir nommé les parents et amis présents. Catherine déclare des biens pour une valeur de 500 livres. Une sœur de Catherine, non nommée à son mariage, Marie-Madeleine, est aussi du nombre des Filles du roi, apportant des biens pour 200 livres et un cadeau du roi de 50 livres. Elle épousera, le 2 février 1670, Alphonse Morin 81

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Signatures des invités à la noce de Pierre Normand dit La Brière et de Catherine Normand, en 1665, et marques de Gervais et Jean Le Normand, l’oncle. ANQQ, greffe Pierre Duquet, août 1665

dit Valcour, fils de Noël Morin et d’Hélène Desportes. À son mariage religieux, Marie-Madeleine présentera feu son père, Jean-Baptiste Normand, comme étant un bourgeois de Saint-Étienne, archevêché de Sens. Ce dernier couple s’établit à Montmagny. Ce n’est pas par hasard qu’apparaît la signature d’Anne Lamarre, qui sera désignée pensionnaire chez Pierre et Catherine au moment du recensement de la basse-ville de Québec. La pension est en quelque sorte une forme d’entraide entre ces filles orphelines, en attendant le prétendant, lequel, dans ce cas précis, signe le contrat: Pierre Duquet, jeune célibataire formé par les Jésuites et premier notaire né au pays. Encore une fois, figurent les signatures de Jean Bourdon et d’Anne Gasnier. Leur bureau d’émigration se tient au pied de la côte de la Montagne, dans leur maison principale, voisine de la propriété que possède Pierre Normand rue Notre-Dame. Il y a là une grande maison, selon la déclaration de Bourdon en l’année 1667: quatre chambres à feu, quatre autres chambres et un magasin, quatre caves et greniers et deux autres magasins séparés, sur un emplacement de 78 pieds de façade dans la côte de la Montagne et de 198 pieds de profondeur le long de la falaise (rue du Sault-au-Matelot). Anne Gasnier fait plusieurs voyages en France afin de veiller au recrutement des filles. Elle prend note de leur âge, enregistre leur nom et ceux de leurs parents, le lieu de leur naissance, et se charge de prendre soin d’elles durant la traversée. Un jour, d’après le témoignage de Marie 82

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de l’Incarnation, elle amène à Québec sur un vaisseau normand (de Dieppe) plus de 150 filles. On peut se permettre de penser que Pierre en a vu défiler un bon nombre avant de choisir Catherine comme épouse. Un choix judicieux, comme on le verra, car cette fille est instruite, généreuse, qualifiée d’honorable femme, appellation pourtant réservée aux femmes issues de la noblesse. Le recensement qu’a commandé Talon exige de donner tous les détails pertinents à l’identification : noms et surnoms, qualités et métiers, âge de toutes les personnes de la haute-ville et de la basseville de Québec, y compris la Grande Allée. Celui de l’année 1666, fait en juillet à la basse-ville, se lit ainsi : Pierre Normand sieur de La Brière, 28 ans, maître taillandier ; sa femme Catherine Normand, 20 ans ; Anne Lamarre, 21 ans, pensionnaire ; Pierre Normand, 2 mois, fils. Le métier de taillandier

L’ethnologue Jean-Claude Dupont, dans une étude sur les artisans de la forge, regroupe sous ce vocable tous ceux qui « travaillent le fer au marteau et à la forge, que ce soit le taillandier, l’armurier, l’arquebusier, le serrurier, le cloutier ou le maréchal-ferrant. Selon la fabrication des outils, l’artisan du fer sera au service de l’agriculteur ou du charron, du charpentier ou du maçon, du soldat combattant ou du chasseur ; le maréchal-ferrant quant à lui ferre les chevaux, il est aussi forgeron. Tous ces artisans doivent donc posséder une forge, des outils et le fer comme matériau. » Plus précisément, le taillandier réalise haches, cognées, écorçoirs et coins de bûcheron, truelles et équerres, burins et marteaux de maçon, houes, pioches, pics, pelles et serpettes des agriculteurs, selon la description qu’en donne le Catalogue du musée rural des arts populaires en Bourgogne. Et que trouve-t-on comme outils dans la forge du taillandier La Brière ? L’inventaire de la communauté de biens entre Pierre et Catherine, fait au décès de cette dernière en 1703, peut nous fournir un bon exemple : enclume de forge, bigorne, grand éloi (saint Éloi étant le patron des forgerons), soufflet de forge, marteaux à frapper devant, marteaux à main, marteaux rinous, tenailles, cloutières, vire-taviret, chasse à raccommoder la tête des haches, tasseaux, 83

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Outils de forge dans les planches de l’Encyclopédie de Diderot de D’Alembert. Collection Richard Dubé

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chevalet à tailler les faucilles et son marteau, clouerre, mandrins, poinçons, limes, vrilles, râpes, filière, tareaux, lame, meule, manivelle et son marteau et un tourne à gauche. Et comme matériaux : ferrailles et pipes de charbon. Marché avec l’intendant Talon

Le 4 février 1666, « ledit Normand s’est obligé de fournir et livrer un cent de haches et bêches, incessamment et sans délai, et pelles, entretenir de toutes choses tant ruptures que cassures, jusqu’au jour et fête de Saint Jean-Baptiste prochain, au moyen que ledit seigneur Intendant lui promet payer la somme de 420 livres, de laquelle somme ledit Normand a reconnu et confessé en avoir eu et reçu la somme de 20 livres, le surplus lui sera payé en 12 versements égaux. […] De plus, ledit seigneur a promis de lui faire délivrer des magasins du Roi, tout le fer, acier et charbon de terre qui lui sera nécessaire pour ledit travail au prix du tarif, en diminution de la somme dite. Lequel travail ledit Le Normand a promis et promet audit seigneur Intendant de faire incessamment, sans discontinuation, lequel pour cet effet prendra un ouvrier pour lui aider. » Avec la taillanderie, le commerce, les affaires

Un marché conclu avec Martin Masse, serrurier, illustre le système selon lequel on échange un travail contre des biens ou de l’argent. Pierre a prêté de l’argent à Masse, qui se met au service du taillandier pour l’aider à la forge, tant frapper l’enclume que tout autre travail demandé, moyennant la somme de 12 livres par mois, jusqu’à ce que la dette soit entièrement payée. Tous deux s’entendent pour que Masse continue à travailler pour La Brière, qui paiera à Jacques La Mothe, marchand, les dettes que Masse a envers ce dernier. 1668 : reconnaissances de dettes envers La Brière

I-

Pour travaux faits par La Brière : Lavaud, habitant du Cap Rouge, 4 livres ; René Dubois, habitant de l’île d’Orléans, 23 livres ; Laberge, habitant de la côte de Beaupré, 8 livres ;

II-

Pour marchandises fournies par La Brière : Aubin Lambert de Lauzon lui doit 21 livres et 10 sols ; François Provost, sabotier, habitant de Sillery, doit 70 livres, monnaie et prix de France pour habits et marchandises que lui a procurés Pierre Normand 85

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Marché de Pierre La Brière avec Jean Talon, le 4 février 1666. ANQQ, greffe Becquet, 4 février 1666

et qu’il en sera payé au bourg de Tourouvre près de Mortagne, village de Rian, par son frère, sitôt que Pierre sera arrivé en ce lieu ; Nicolas Bonhomme, habitant de la côte Saint-Jean, doit 50 livres pour travail et marchandises fournies par La Brière. Il lui paiera en argent blanc ou bons effets. Jean de Rainville, habitant de Beauport, déclare devoir à Pierre Normand absent, 86

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ou le notaire pour lui, 43 livres pour marchandises et travail fait par son créancier ; III- Pour prêt d’argent : À Denis Clavet, La Brière prête 85 livres pour une barrique de vin livrée au créancier par monsieur Bouthier, capitaine au régiment de Carignan; un prêt de 200 livres à JeanBaptiste Morin et Catherine Belleau qui s’engagent de les payer à La Brière, ou de lui faire payer par le sieur Butin Laisné, bourgeois de Paris, au prix et monnaie de France y ayant cours au 15 janvier de l’an prochain ; Pierre Cochereau s’engage à payer à Pierre Normand ou à son ordre, dans le jour de Pâques prochain, la somme de 28 livres et 10 sols ; Pierre Pluchon, habitant de la côte Saint-Ignace, promet de payer à son créancier ou à son ordre, 28 livres en blé, à raison de 10 sols le minot. Cette mise à jour des créances est signée par le notaire Rageot, la dernière datée du 18 novembre 1668, le notaire ayant reçu auparavant une procuration de La Brière. À cette date, Pierre Normand est déjà en route pour la France. Comme Catherine met au monde à Québec leur troisième enfant, Charles, le 13 septembre 1669, on peut en déduire qu’elle est aussi du voyage en cet automne 1668. Avec leurs enfants ? Ce n’est pas impossible. Pierre, l’aîné, a plus de deux ans, alors qu’Étiennette, leur fille, a un an. De la rue Notre-Dame au Cul-de-Sac

En février 1670, il est fait mention de la location par les La Brière d’une maison appartenant à un Percheron, Pierre Loignon de l’île d’Orléans, située entre le fleuve et le Cul-de-Sac, à raison de 100 livres par année ; la maison a deux chambres, une cave et un grenier. On permet au locataire d’y avoir sa forge, de faire un four et des réparations à ses frais, mais Loignon se fera construire un petit cabinet qu’il utilisera lui et les siens lorsqu’ils viendront à Québec. Dès la fin du bail, les La Brière obtiennent par vente judiciaire une maison entre la rue Sous-le-Fort et le Cul-de-Sac. Adossée à la falaise, elle est située entre les propriétés de Jacques Perrot et de Charles Cadieu, à l’ouest de la maison de Louis Jolliet. En cours d’année, le 22 juin, est baptisée une fille, Marguerite. En juillet, grâce à Romain Becquet et à Romaine Boudet qui leur servent de prête-nom, les La Brière obtiennent un terrain sur 87

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Plan de la basse-ville de Québec en 1682. Les propriétés de Pierre La Brière (3) sont de bois et de pierre. Plan tiré de : Claude Paulette, Place-Royale, berceau d’une ville, Québec, Les Publications du Québec, 1986, p. 3

lequel ils feront construire leur maison. En novembre, La Brière s’entend avec un habitant de l’île d’Orléans pour que ce dernier lui fournisse et livre dans son grenier 40 pipes de charbon pour juillet prochain ; en retour, Pierre s’oblige à lui fournir « une paire de roues, le frette avec ferrures, de garnir les roues d’un bandage neuf, les emboîter, ajouter un soc de charrue neuf pour la fin du mois d’avril ». Propriétaire de maison, titré « marchand d’œuvre blanche» lors de ce contrat, en avril 1671, c’est en tant que maître taillandier que Pierre obtient le «bail d’un banc à l’église». Il s’agit du premier banc, sous la chaire du prédicateur, contre la muraille, « à la charge qu’il n’y fera faire aucune chose incommode et malseillante à l’église ». Le banc lui appartiendra sa vie durant, moyennant une rente annuelle de 12 livres payable à la fabrique aux fêtes de Pâques. Une bonne affaire

En vue de leur future construction, les La Brière vendent la maison qu’ils habitent à Jean Adam, maître menuisier de la ville de Québec, pour 625 livres. Pour cette somme, Jean Adam est tenu de faire la menuiserie de leur maison, de fournir les planches et les madriers et autres choses nécessaires, le tout devant être estimé par des experts, en déduction du prix de vente. Adam et sa famille peuvent loger avec les La Brière en attendant la fin de leur construction. Or, à l’automne, le menuisier fait annuler cette entente chez le notaire et, le même jour, par l’intermédiaire du même notaire, Pierre et Catherine 88

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revendent cette propriété à Claude Guion de l’île d’Orléans, pour une somme plus élevée : 700 livres, prix principal à payer en août prochain, 20 livres de pot de vin, que l’acquéreur paie sur place en louis d’or et d’argent, et des pistoles d’épingles. Le pot de vin a déjà sa tradition, les épingles servent d’offrande à la maîtresse de maison. Libre à Guion et à sa famille d’y loger quand ils viendront à Québec. Une nouvelle rue s’ouvre

Lorsque nombre de concessions seront faites du côté de l’anse du Cul-de-Sac dans son prolongement le long du cap Diamant, où déjà des maisons sont adossées, une petite rue s’ouvrira à partir d’un sentier qui mène à la fontaine Champlain : la rue De Meulles, du nom de l’intendant de l’époque. Au milieu du XIXe siècle, beaucoup d’Irlandais s’installeront dans ce quartier, appelé Little Champlain Street, d’où le nom de Petit-Champlain. Aujourd’hui, c’est une rue animée avec ses boutiques d’artisans, ses ateliers d’artistes, ses restaurants et son théâtre du Petit-Champlain, autrefois une boîte à chanson. Le gouvernement d’alors adopte un règlement d’urbanisme pour ne plus «laisser bâtir les maisons à la fantaisie des particuliers et sans aucun ordre ». Selon les spécialistes, c’est véritablement la naissance de la ville. Afin d’éviter les incendies, aucun propriétaire de la basseville ne peut placer dans sa demeure des poêles, soit de fer, soit de briques, s’ils ne sont mis dans une cheminée. Pour ce qui est des forges, elles doivent être construites en maçonnerie, avec de bonnes cheminées élevées à la hauteur de celles des maisons voisines, conformément à l’usage en France. Des mesures encore plus sévères sont prises après l’incendie qui dévaste la basse-ville en 1682, mais qui a épargné la maison La Brière. 1673 : la maison du sieur La Brière

Dans une brochure du ministère des Affaires culturelles, Place Royale, berceau d’une ville, la maison La Brière est l’exemple choisi pour illustrer une construction en pierre et en bois, transition entre la maison à colombage pierroté à un étage (1650) et la maison à mansarde à deux étages (1701). Une reconstitution accompagne le texte, à partir des données des marchés de construction établis avec les différents corps de métiers.

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Après entente avec Gabriel Dumas pour faire la maçonne de 40 pieds sur 25 servant de cave-atelier de la forge, les charpentiers Charles Pouliot et Louis Bidet, de l’île d’Orléans, sont chargés de « construire et lever à Québec sur son emplacement, une maison de colombage de 40 pieds de long sur 21 de large, faire le colombage de 6 pieds d’épaisseur tant dehors que dedans, faire ladite maison de 6 pieds sous porche et 8 pieds et demi ; faire toutes les fenêtres, les portes qui conviendront être nécessaires ; faire l’escalier de cèdre, le colombage aussi, autant qu’il le pourra; faire au-devant de ladite maison, un perron de 10 pieds de long et de 4 pieds de large et un escalier: un pour monter au grenier et l’autre pour descendre à la cave. Couvrir la maison, faire le manteau de la cheminée de frêne ou La maison de Pierre La Brière telle que de merisier et le tout pour être reconstituée à partir des documents historiques. placé quand ledit sieur La Brière Dessin tiré de : Claude Paulette, Place-Royale, berceau d’une ville, Québec, Les Publications voudra faire le comble de la maidu Québec, 1986, p. 8 son. […] De la rendre levée et couverte dans le 15e de juillet prochain [1673], y mettre les poutres et les cloisons qui seront nécessaires, comme font généralement tous les logis, moyennant que le sieur La Brière fournira les planches et les cloisons pour couvrir ladite maison, les planches et les clous pour lesdits escaliers. » Le prix est fixé à 600 livres, montant que les La Brière empruntent au marchand bourgeois Charles Bazire, à qui ils s’engagent à verser une rente annuelle de 30 livres et, aux fins de garantie, ils hypothèquent leur maison. Cet été-là, la famille s’accroît d’un cinquième enfant, Philippe, le troisième fils. L’année suivante, en 1674, un marché est conclu avec Pierre Ledoux, menuisier et habitant de Charlesbourg, pour qu’il fasse «trois planchers, dont l’un d’eux servira à la fois de plancher et de plafond 90

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du premier étage, les planches devant être planées des deux côtés ; trois cloisons, trois cabinets [petits réduits], deux cabanes [chambres], cinq portes à queue d’aronde, trois à panneaux, douze châssis, douze contrevents ». La Brière paie son menuisier 120 livres et fournit les matériaux, comme il les fournira à Esluard (16 milliers de bardeaux) pour la couverture avec un homme pour l’aider, au prix de 70 livres, somme dont il déduira ce qui sera dépensé pour nourrir le menuisier. Suivra le serrurier, Pierre Cœur, sieur Jolycœur, chargé de poser « deux grandes serrures à boîte et leurs verrous ; deux grandes serrures à deux tours et demi ; neuf serrures appelées dormants bien garnies ; douze clenches à poignée appelées loquets, deux desquelles seraient bien faites avec quelques enrichissements ; douze paires de couplets qui porteront une fleur de lys à chaque bout ». Clé en main, les La Brière peuvent prendre possession de leur maison au cours de l’été 1674. Avoir le talent de ses ambitions

Forgeron, entrepreneur en construction, marchand, La Brière ajoute à ces diverses occupations celles de bailleur de loyer et de propriétaire terrien. Toutes ces activités remplissent le quotidien de ce couple énergique, ambitieux, batailleur, ce qui explique leurs nombreuses présences à la cour où ils vont défendre leurs intérêts. Animés d’un désir légitime de reconnaissance sociale, leur récompense sera d’accéder à la bourgeoisie. Les terres à exploiter

Certaines transactions sont connues. L’acquisition de terres permet de disposer de maintes ressources : bois de chauffage, bois pour la construction, blé et poisson, si la terre est assortie d’un droit de pêche. À cet égard, les La Brière ne manquent pas de bonnes relations pour en acquérir ; ce serait toujours une bonne affaire à la revente, encore qu’un grand nombre de propriétés rehausse le prestige social. En 1672, ils obtiennent une concession en la seigneurie de Maure (Saint-Augustin-de-Desmaures), de trois arpents de front. Deux ans plus tard, Jacques Miville dit Deschênes leur accorde une autre concession de six arpents de front sur le fleuve à la Rivière-Ouelle. Cette concession sera non effective, car le terrain est contesté de part et d’autre par les seigneurs de la Pocatière et de la Bouteillerie. 91

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Cinq ans plus tard, en mai 1677, La Brière signe un bail à ferme de six ans pour une terre appartenant à Pierre Soumande : deux arpents de front sur la Grande Allée, se rendant jusqu’au fleuve, en tout 16 arpents, pour 50 livres par année, aux charges de réparer la grange. Cette terre avoisine, du côté est, celle que les Ursulines ont achetée de Pierre Masse, et à l’ouest, celle de Nicolas Dupont de Neuville, l’ancienne part de terre de Gervais. Pierre et Catherine font une autre transaction en 1678: «furent présents en leur personne, Pierre Normand, sieur de la Brière, maître taillandier, bourgeois de cette ville et honorable femme Catherine Normand, son épouse ». Ainsi sont-ils présentés à ce contrat de vente d’une terre à la famille du notaire Duquet, terre qui appartenait à l’origine à la veuve d’Ailleboust. Mesurant deux arpents de front sur le fleuve et 40 arpents de profondeur, elle est située au fort Lauzon, dans le fief appelé Vilmé (entre les villes de Lévis et de Saint-David de Lauberivière). En mai 1679, Pierre donne à « ferme et loyer » pour cinq ans à Jean Thiberge, maître farinier, une propriété sise à la Canardière, « de deux arpents de front sur la rivère Saint-Charles, avec tous les bâtiments qui sont dessus […] joignant d’un côté à Timothée Roussel, chirurgien», de l’autre à Jean Normand, son cousin. Comme La Brière ne laisse rien au hasard, il indique au preneur les charges : clore son jardin, s’il en fait un, et entretenir la clôture et les bâtiments en état. Quant à Pierre, il s’engage à réparer la couverture de la grange, à fournir la pierre nécessaire pour la cheminée et le four (la pierre sera prise sur la grève) et à lui payer une journée pour le travail d’un maçon. En août, La Brière décide de vendre cette propriété au farinier pour 1 000 livres, prix principal, dont 100 livres en fournissant du foin. Comme ce contrat ne sera pas respecté, Jean Thiberge remettra le terrain à Pierre, qui le revendra à Timothée Roussel. Ce dernier augmente ainsi sa propriété terrienne en la seigneurie de NotreDame-des-Anges et devient le voisin immédiat de Jean Normand. Il faut bien retenir le nom de ce Timothée Roussel, chirurgien à l’Hôtel-Dieu. En 1680, La Brière conclut un marché sous seing privé avec Michel Marin pour qu’il lui charroie 124 cordes de bois en la basseville, à prendre sur sa propriété de la côte et seigneurie de Lauzon, 92

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à raison de deux livres et cinq sols la corde, et à lui rendre pour le printemps prochain à la basse-ville, pendant la haute marée. Le taillandier s’engage à fournir du bois de chauffage aux Hospitalières de la ville de Québec. Ce marché, comme celui fait avec Thiberge, aboutit à la cour de justice. Nous apprendrons au cours de nos recherches qu’une entente sous seing privé est intervenue en 1678, selon laquelle Charles Deny, sieur de Vitré, passe aux La Brière le fief Vitré ou Montapeine, sur la rive sud du Saint-Laurent : 10 arpents de front sur le fleuve sur 40 arpents de profondeur, fief limité à l’est par la seigneurie de Vincennes et à l’ouest par celui de la Martinière. Cette terre forme un domaine que les cousins vont exploiter puis revendre au moment propice en le subdivisant. Exploiter le marché des loyers

Pierre fait une première location de maison à Jean Gitton, marchand de La Rochelle, pour huit années. Elle est située entre le Cul-de-Sac et la rue De Meulles, entre l’emplacement de Denis de la Ronde et la maison du bailleur. La maison louée est en fait la nouvelle construction des La Brière (1674), décrite ainsi : deux chambres basses à feu, deux hautes aussi à feu, la cave et le grenier, la cour close au devant avec un appentis, maison louée pour 240 livres par an. Pierre se réserve le droit de faire un mur de refend entre ses deux propriétés. Si le lieu est identifié, aucun papier à ce stade-ci ne précise quelle est cette «maison du bailleur». À nouveau, se profile le désir d’une deuxième construction, La Brière ayant obtenu un terrain adjacent au premier et donnant sur la rue Sous-le-Fort, évalué à 1 200 livres.

Reproduction d’un dessin de 1685 où figurent les propriétés de Pierre La Brière (K et L) avoisinant celle de Louis Jolliet (M). Dessin des ANC. Photo tirée de : Claude Paulette, Place-Royale, les familles-souches, Québec, Les Publications du Québec, 1988, p. 4

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C’est une habitation plus modeste, de 26 pieds sur 20, qu’il entreprend alors de construire avec l’aide de divers hommes de métiers: maçons, charpentiers, menuisiers, y compris le charroi en chaloupe pour apporter poutres, planches et bardeaux, ainsi que pierres et chaux pour le colombage. D’après les documents, cette maison servira de foyer familial. Un foyer familial accueillant

Quatre enfants se sont ajoutés à la famille : Jean-Baptiste en 1675, Anne en 1677, Jean en 1679, décédé à peine né. De la marmaille et beaucoup d’ouvrage à la cuisine. Généreux, les La Brière acceptent de loger et de nourrir des pensionnaires. Catherine est alors enceinte de Louis, une onzième naissance prévue pour octobre 1680, ce qui ne l’empêche pas de rendre service à des malheureux au cours de l’année. Le 17 septembre, à l’occasion d’une réunion pour laquelle les conseillers se sont extraordinairement rassemblés, le substitut du procureur général s’adresse ainsi à la cour de justice : « Jacques Brunet de Cap Varennes, Gabriel Benoist du Chenail Tardif, Pierre Garrault de Boucherville et Martin Foüezil de l’Arbre à la croix furent appelés à la Cour de justice à Québec pour dire la connaissance qu’ils auraient eue du meurtre ayant été commis sur la personne de Jeanne Plouc. Et qu’après leurs témoignages, ces gens furent retournés chez eux sans être payés, tant pour leur voyage que pour leur séjour en cette ville. Comme ce sont de pauvres gens, il a été obligé de leur fournir de quoi subsister et pour leur retour, par la femme de Pierre Normand, taillandier en cette ville, qui demande paiement, requérant qu’il leur soit fait taxe à chacun, selon le temps employé au voyage et à leur séjour. » Les témoins auront droit à 50 sols par jour, sauf Pierre Garrault, qui recevra 30 sols seulement, « étant un garçon qui n’est chargé de famille ». Une présence de 36 jours pour chacun des deux premiers témoins et de neuf jours pour les deux derniers (Conseil supérieur, le 17 septembre).

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La saga des loyers

Cette décennie 1680 correspond à une période mouvementée, du moins au livre des index, tant aux greffes des notaires qu’à la cour, une saga qui commence avec l’affaire Chanjon, marchand de La Rochelle. Comme le commerce s’effectue surtout avec ce port de France, il n’est pas étonnant de voir les marchands loger à la basse-ville de Québec, quartier des affaires. Ils se trouvent ainsi près du port et des activités de commerce, dont le marché sur la place Notre-Dame. Il est alors obligatoire pour les marchands de France d’avoir feu et lieu au pays, s’ils ne veulent pas être considérés comme des forains, ceux-là n’ayant pas les mêmes privilèges de commerce. Grâce au relevé des faits, il est permis d’accéder à la mécanique des marchés conclus, et, partant, de découvrir la ténacité des La Brière en ce qui concerne leurs démêlés avec leur locataire, Guillaume Chanjon. Le 20 novembre 1680, la Cour « condamne les Normand à payer 329 livres à Chanjon, sur laquelle somme sera déduit le loyer de leur maison pour autant de temps qu’en a joui Chanjon, depuis le dernier terme échu et au paiement fait ». Un mois après cette sentence, Chanjon dépose une plainte à la Prévôté contre Pierre Normand et sa femme, les accusant « d’avoir acheté du fer volé par Sébastien Rosmedec dit Lachenaye Courtebotte et d’avoir blessé à la tête leur serviteur, un nommé Viger, ayant quitté leur domicile sans permission, et de ne pas avoir payé son passage de France au Canada, acquitté par lui ». C’est cet événement que rappelle l’historien Silvio Dumas, dans son étude sur Les Filles du Roy en Nouvelle-France, en se référant au Dictionnaire Tanguay qui a conclu que « les Normand, mari et femme, auraient été des amateurs de procès ». Comme cette accusation d’avoir «blessé leur serviteur à la tête » relève de la justice au criminel, c’est devant la Prévôté que doit être jugée l’affaire. Nicolas Dupont de Neuville est nommé pour enquêter, et le jugement est rendu le 6 juin 1681. Auparavant, en février, Pierre avait fait appel au Conseil supérieur (qui remplace le Conseil souverain depuis 1675) pour faire comparaître Viger et, à la suite, le marchand, afin de « se justifier de la calomnieuse accusation qui leur a été faite par Guillaume Chanjon », que ce soit pour le vol du fer ou pour avoir « débauché et retiré Viger, leur serviteur ».

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L’affaire, toujours en suspens, reprend en août 1682. Il reste bien des choses à éclaircir, dont le rejet de la sentence rendue à la Prévôté et le règlement des comptes, en une somme équivalant à la sentence du 20 novembre 1680, plus l’ajout de « 20 livres pour frais de réparations ainsi que les dommages et intérêts soufferts par ledit Normand, faute d’avoir par ledit Chanjon rendu les clefs». Les mois d’octobre et de novembre étant la période où les bateaux partent pour la France, Pierre, par mesure de précaution, se rend au Conseil le 19 octobre avec la requête que «défenses fussent faites à Guillaume Chanjon de désemparer de ce pays avant que le procès qui est entre eux ne soit jugé, et à tous, capitaines et maîtres de vaisseaux de l’embarquer ». Ce conflit d’une durée de trois ans n’exige pas moins de dix comparutions. Mais l’honneur, au temps des Plaideurs de Racine, est sans prix ! Il faut dire que ce Guillaume Chanjon a bien d’autres chats à fouetter, puisqu’il est fournisseur de marchandises, entre autres, pour Cavelier de la Salle et qu’il est aussi procureur de Louis Jolliet, ce qu’on apprend par les comptes rendus des séances du Conseil. Un locataire de prestige : Franquelin

Jean-Baptiste-Louis Franquelin arrive au pays en l’année 1671 dans l’intention de faire du commerce. À l’époque de son premier mandat à titre de gouverneur, Frontenac l’invite à délaisser le commerce et l’engage comme cartographe, car il a été formé dans ce métier et est considéré comme un excellent dessinateur et coloriste. Il lui commande une carte plus belle et plus complète que celle qu’avait dressée Louis Jolliet au cours de ses explorations au Mississippi. De 1674 à 1692, Franquelin tracera des cartes qui serviront à appuyer les représentations des gouverneurs et des intendants auprès du roi. On lui doit des cartes renommées: la Carte de l’Amérique septentrionale avec un cartouche illustrant la basse-ville et la haute-ville et le Plan géométrique de la basse ville de Québec avec partie de la haute ville pour connaître la disposition du lieu et faire voir l’augmentation qui peut être faite jusqu’à la basse marée, cette dernière carte ayant été commandée par l’intendant de Meulles. Dans le mémoire que De Meulles et Franquelin présentent à Signelay, secrétaire d’État du roi, ils proposent d’augmenter la superficie de la basse-ville en empiétant sur le fleuve: «en bornant la Rivière 96

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97 ANQQ, original à la Direction des archives de France, dépôt des fortifications des colonies, DFC347

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Carte du fort Saint-Louis et de la basse-ville par le cartographe Jean-Baptiste Franquelin, locataire des La Brière, 1683.

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par une digue ou muraille de la hauteur de 12 pieds sur 8 d’épaisseur par en bas, ce qui réduirait à 3 pieds par le haut. Cette muraille arrêterait la marée, donnerait lieu aux habitants de prendre des places pour se bâtir […] au bout des 200 toises [1 200 pieds], il y aurait un éperon sur lequel seraient montées 20 pièces de canon. » Faute de capitaux, le projet est refusé, mais il sera repris par le même intendant deux ans plus tard pour permettre le développement d’une autre basse-ville à l’embouchure de la rivière Saint-Charles, en lieu et place de l’ancienne brasserie de Jean Talon. C’est l’endroit où De Meulles fera construire le premier palais de l’intendant. Il logera de façon plus convenable la fonction de l’intendance et servira de lieu de réunion pour les membres du Conseil supérieur qui traitent des affaires de la colonie. C’est aujourd’hui un site d’interprétation ouvert au public, dans la basse-ville. C’est par la cour de justice qu’on apprend que Franquelin a été un locataire des La Brière. Franquelin, malade, ne se présente pas à la cour. Il retourne en France en 1692, précédant sa famille afin de préparer leur venue, mais il ne les reverra point, car la mère et ses enfants périront dans un naufrage. Franquelin avait refusé le poste d’ingénieur du roi, laissé vacant depuis le départ du sieur de Villeneuve, ingénieur et cartographe. Frontenac désirait lui faire enseigner l’hydrographie. En 1698, le poste d’hydrographe du roi sera occupé par Louis Jolliet. Toutes ces présences à la cour n’empêchent pas la famille des La Brière de s’accroître. Après Louis en 1680, s’ajoute François en 1683, suivi de Catherine deux ans plus tard. Après cette onzième naissance au printemps, les La Brière sont affligés par la mort de leur aîné à l’âge de 19 ans. À Franquelin succède comme locataire le marchand François Boudevaux de La Rochelle, qui paie à la femme du bailleur 250 livres et 3 pistoles en lingots pour la première année. Les années suivantes, il est convenu de payer le montant du loyer aux marchands créanciers de Pierre. À partir de 1694, s’instaure une tradition d’auberge dans leur première habitation, avec Jean Lefebvre comme aubergiste, et ce, pour plusieurs années. Le premier paiement à échoir doit être fait à Anne Le Laboureur, femme de Jean Normand, à l’acquit du bailleur (elle leur aurait, semble-t-il, prêté de l’argent), et les autres 98

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paiements sont versés à la femme du bailleur. L’aubergiste pourra dès la première année, s’il le désire, faire de menus ouvrages à la maison et construire un four à frais partagés. Bon nombre de comparutions complètent ce tableau des procès, dont l’un voulait régler un litige avec le sieur Nicolas Blin, qui avait sous-loué le logement au tapissier Adrien Laborde. Cette cause est compliquée à suivre parce que des billets signés par des débiteurs servent de garantie donnée aux créanciers. Ce procès augmente considérablement le taux de fréquence des comparutions. Autre créneau pour le commerce

moi Pierre normant… je confesse devoir à Mathurin Palin Dabonville la somme de deux cents livres qu’il m’a prêtée et donné, je lui promet de le payer à son retour du nord et lui promet donner, par chaque année d’intérêts de ladite somme de 200 livres tournois, payés par année. Témoins: Nicolas Paré et Simon Guillory qui ont signé et la femme dudit Labrière. Fait à Québec ce dix huitième juin 1690. Guillory Nicolas Paré Catherine Normand femme de Labrière pour mon mary. Écrit et signé de la main de Catherine au nom de son mari, le billet a été trouvé au minutier de Rageot sous le numéro 4050 A (1690). Son contenu exprime à lui seul comment Catherine est partie prenante dans les affaires avec son mari, son associée depuis toujours. Pierre Normand a emprunté de l’argent pour achat de marchandises afin de se rendre à la baie du Nord (baie d’Hudson). Comptaitil y faire la traite ? C’est par exception que nous trouvons ce billet fait sous seing privé. Une quittance atteste que Dabonville a bel et bien été remboursé.

Billet sous seing privé de Catherine Normand, le 18 juin 1690. ANQQ, greffe Rageot, 18 juin 1690, no 4050A

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Formation d’une société

Le 5 octobre 1692 : « Entente et conventions entre le sieur de La Brière et Nicolas Légaré de la Côte de Lauzon pour faire, en ce pays, à partir de l’année 1693, tout le négoce qu’ils pourront faire tant en gros qu’en détails pendant les trois années, tant pour le fait de la taillanderie que pour toute autre sorte de commerce et négoce qui commenceront à l’arrivée des premiers navires qui viendront de France. […] À raison de laquelle communauté et société, Légaré s’oblige de fournir à icelle société la somme de 3 000 livres argent de France et plus s’il le peut ; le sieur La Brière telle somme qu’il pourra recevoir en l’ancienne France des dettes qui lui sont dues et qui lui pourront provenir de la vente desdits biens qu’il peut avoir dans l’ancienne France, qu’il promet de vendre incessamment à cet effet […] promettent de s’embarquer à l’automne pour aller eux-mêmes en France faire tous les achats des marchandises pour icelles charger ensuite sur les Vaisseaux qui viendront en ce pays l’année prochaine. […] Seront tenus de payer chacun en particulier, toutes dépenses qu’ils feront pendant ledit voyage de France soit pour leur nourriture ou dépenses qu’ils jugeront faire chacun en droit soi.» L’entente spécifie que chacun aura droit aux revenus à parts égales seulement pour les produits de taillanderie achetés en France. Une clause est ajoutée : en cas du décès de Pierre, Catherine et ses enfants se chargeront de continuer la société. Ce même jour, deux contrats sont signés : l’un est une obligation des sociétaires envers François Poisset pour marchandises qu’il leur a vendues ; l’autre est une promesse d’indemnité par Nicolas Légaré à Pierre et Catherine pour les rembourser d’une obligation faite conjointement à François Poisset. On conclut qu’ils ont avancé l’argent à leur associé. Chacun des partenaires dans cette aventure mettra ses biens en garantie. Rien n’est connu de cette société, mais la bonne amitié persiste avec Légaré, qui fut jadis leur domestique. À l’occasion de son mariage avec Anne Dupré, en 1689, plusieurs membres de la famille La Brière sont présents. Plus tard, Pierre et Catherine lui concéderont une terre dans leur fief de la côte de Lauzon, où semble-t-il, il est déjà leur fermier.

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Une première grande fête de famille

Un prétendant s’amène en l’année 1694, pour leur deuxième fille, Marie-Marguerite. Les Normand La Brière organisent une fête à la mesure de leurs aspirations, en ce premier jour de novembre où sont présents «Charles-Étienne Gazon, escuyer, sieur de la Châtaigneraie, âgé de 28 ans, fils de messire Charles Gazon, conseiller du Roy, commissaire en son Châtelet de Paris et de défunte damoiselle Marie Peron, ses père et mère, demeurant au faubourg Saint-Germain, paroisse de Saint-Sulpice d’une part ; le sieur Pierre Normand de La Brière, marchand taillandier en cette ville et honnête femme Catherine Normand, stipulant pour damoiselle Marguerite Normand leur fille». Est-ce parce que le futur gendre fait partie de la noblesse ou parce que Frontenac daigne descendre en la basse-ville pour assister à la cérémonie en la maison du sieur La Brière ? Toujours est-il que les parents se montrent à la hauteur, par un déploiement de richesses à la future communauté de biens : « les père et mère de la future épouse lui donnent en avancement d’hoirie, la somme de 6 000 livres dont celle de 3 000 livres a été délivrée par eux ce jourd’huy, au sieur de la Châtaigneraie ainsi qu’il reconnaît et confesse l’avoir eue et reçue ; à payer le restant 1 000 livres, argent monnaie de France [1300 livres en argent du pays], dans un an d’huy; pareille somme de 1 000 livres, monnaie de France, dans un an en après, à pareil jour ; et pour fournir la somme en tout de 6 000 livres, monnaie de ce pays, ils promettent et s’obligent de loger, nourrir et chauffer les futurs époux et un valet avec eux en leur maison pendant un an de temps après les épousailles. En plus, leur donner un lit garni d’un tour de serge, le bois, le matelas, le lit de plume, le traversin, la couverte, la courte-pointe et la paille ; six chaises, une table, un miroir, trois paires de draps, deux douzaines de serviettes, deux nappes, de la vaisselle et quelques ustensiles de cuivre suivant leur pouvoir […] Le sieur de la Châtaigneraie a doué et doue la future épouse du douaire coutumier et advenant le décès de l’un d’eux, le survivant prendra par préciput, la somme de 1 000 livres sur les biens de la communauté. » Le contrat stipule aussi qu’ils se font don mutuellement et entre vifs de tout ce « qui se trouvera appartenir au premier décédé des deux, en quelques lieux qu’ils se trouveront assis et situés en ce pays ou en l’ancienne France ». 101

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Signature de Frontenac et des autres « amis et invités » au mariage de Marguerite Normand La Brière et de Charles-Estienne Gazon de la Châtaignerie, le 10 novembre 1694. ANQQ, greffe Genaple, 10 novembre 1694

Signatures : C FRONTENAC, C.E. Gazon De La Chataigneraye et paraphe, Marguerite Norman, Catherine Normand, Anne Le Normant, Louis la briere, et amis ou invités présents, de la part de l’époux : Degioromy DeRupalley (enseigne au détachement de la marine en ce pays), G Grignon et paraphe (marchand), les témoins : Joseph Prieur et paraphe (huissier de la Prévôté de Québec), Leonard Cenis (archer de la Maréchaussée), Depeiras, conseiller au Conseil supérieur et son fils. Est-ce bien là la mise en évidence de leur nouveau statut? Parfois, dans les contrats, les parents indiquent, en guise de reconnaissance, les bons services que leurs enfants ont pu leur rendre. Ici, rien de la sorte n’est mentionné. Pourtant, Marguerite a 23 ans et est sans doute celle qui est la plus proche des parents, leur bras droit diraiton aujourd’hui, en supposant qu’Étiennette, l’aînée, a été placée en service domestique. Toutefois, il est difficile de prouver cette hypothèse. Le nouveau couple vit effectivement avec les La Brière. Un fils, Charles, est né et baptisé à Québec le 27 octobre 1695. L’année suivante, Charles-Étienne est nommé commandant d’une troupe au 102

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détachement de la marine à la Martinique, puis ils vont vivre à La Rochelle. Une recherche effectuée par le père Archange Godbout, dans Émigration rochelaise en Nouvelle-France, relève que ce Charles épouse à Saint-Sauveur de La Rochelle, le 18 mars 1722, MarieAntoinette Grandy. Le maître taillandier

Le métier de taillandier exige de l’adresse, de l’ingéniosité et la capacité de déterminer la valeur de son travail à l’intention du client avec qui il passe un contrat. Il n’est pas question, on le pense bien, d’une évaluation sur le prix moyen à l’heure. Si le taillandier est reconnu par ses pairs et ses clients, dans la pratique de son métier, il pourra enseigner à des apprentis. En France, la maîtrise dans un métier (pensons à diplôme) est alors difficile à obtenir, car les corporations ont de sévères règlements. Dans le but d’attirer des artisans en NouvelleFrance, le roi accorde à ceux qui viennent au pays le titre de maître sans qu’ils aient à réaliser une œuvre, leur expérience en ce domaine étant suffisante. Socialement, le statut de maître apporte non seulement un certain prestige à l’artisan, mais celui-ci peut être appelé comme expert lorsqu’il y a contestation d’un ouvrage exécuté pour un client. Parmi les Normand, Pierre est le seul avec Gervais et Charles, le fils de Jean et d’Anne, à se dire maître dans son métier. Le fils La Brière, Louis, aura aussi le titre de maître taillandier. Rappelons que Pierre Normand avait ce titre dès l’âge de 22 ans. Il avait bien assez de panache et de confiance en ses talents pour se l’accorder lui-même en arrivant au pays ! En tout, on connaît les contrats avec quatre apprentis entre les années 1674 à 1702, et l’engagement d’un compagnon, à l’étape qui suit l’apprentissage. Les ententes écrites déterminent les obligations respectives de l’apprenti et du maître. À titre d’illustration de ce genre d’engagement, signalons un contrat qui nous permet aussi de découvrir le côté philanthropique de l’illustre gouverneur de la Nouvelle-France, mieux connu d’ailleurs pour sa réponse percutante à l’envoyé de sir William Phips en 1690. Frontenac en est à son deuxième mandat au pays depuis 1689, il a 77 ans. Pierre, 63 ans, se rend au château Saint-Louis, où est aussi mandé le notaire Genaple pour un « contrat d’apprentissage de Jean Chauvin à Pierre Normand ce 14 mars 1697 ». 103

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PAR DEVANT LE NOTAIRE et GARDE-NOTES DU ROY en la ville et Prévôté de Québec en la Nouvelle France, soussigné fut présent, haut et puissant seigneur messire Louis de Buade Comte de Frontenac et de Palluau, gouverneur et lieutenant général pour le Roi en ce pays, lequel voulant favoriser de ce que Jean Chauvin dit la Forest, l’un de ses laquais, d’apprendre le métier de taillandier pour assurer son état et gagner sa vie, l’a par ces présentes, baillé et mis en apprentissage dudit maîre Pierre Normand dit la Brière, maître taillandier en cette dite ville à ce présent, qui a pris et retenu ledit Chauvin pour apprenti de sondit métier pendant le temps et espace de deux ans, à compter de ce jourdhuy ; pendant lequel temps, il lui promet montrer et enseigner tout ce qui en dépendant généralement se mêle, et lui fournir ses vivres, feu, lieu et logement, et le traiter humainement comme il appartient ; lequel apprenti présent promet de sa part, servir bien fidèlement ledit maître d’apprentissage, faire son profit et l’avertir de son dommage s’il en a connaissance, sans aller servir ailleurs pendant lesdites deux années. Cet engagement fait à la charge que mondit seigneur Comte de Frontenac entretiendra ledit apprenti durant ledit apprentissage, de linge, chaussures et vêtemens nécessaires selon son état ; et outre moyennant la somme de quarantecinq écus, monnaie de ce pays, et dont ledit Seigneur en a payé présentement comptant et par avance, moitié audit La Brière qui s’en est tenu content quittant […] à payer l’autre moitié qui est de soixante et sept livres dix sols, dans un an d’huy par ledit Seigneur […] Fait et passé au Château de cette ville, en la chambre dudit seigneur avant-midi, le quatorzième de mars mil six cent quatre-vingt-dix-sept. Présence des sieurs de Joncaire et Costarelle, brigadiers et gardes de la Compagnie des Gardes dudit seigneur, témoins qui ont avec ledit seigneur et nous notaire, signé et ont lesdits Labrière et apprenti déclaré ne savoir signer de ce interpellé, suivant l’ordonnance. FRONTENAC COSTARELLES DEJONCAIRE GENAPLE

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En cette année 1697, La Brière entreprend de construire une nouvelle forge comme bon lui semble, ce qui ne fait pas l’affaire de ses voisins, Nicolas Gauvreau, arquebusier, et Charles Chartier, marchand, propriétaire de la maison qu’il avait jadis louée des La Brière. Aussi prendront-ils les moyens pour lui faire entendre raison, aidé en cela par François Genaple, notaire et commis du grand voyer de la ville. C’est la Cour qui a le dernier mot et impose à La Brière de démolir les ouvrages de maçonnerie ou autres, de suivre l’alignement des maisons de la rue du Cul-de-Sac, de conduire les eaux par des dalles souterraines, afin que les rues ne soient pas incommodées. À cette occasion, la Cour décrète que tous les habitants qui ont des perrons, galeries ou tambours au dehors de leurs maisons, le long du fleuve, seront tenus de les démolir dès le printemps suivant.

Plan de la boutique de forge de La Brière par Jean Maillou en 1728. ANQQ, Procès-verbal d’arpentage du 6 mars 1728. Photo tirée de : Portraits du site et de l’habitat de Place-Royale sous le Régime français, Québec, Les Publications du Québec, 1992, p. 220

Après de grandioses funérailles, le gouverneur de Frontenac, comte Louis de Palluau et de Buade, décédé en 1698, est enterré au caveau des Récollets, comme il en avait exprimé le désir. Ce coloré et controversé personnage, mieux typé qu’une vedette de cinéma, laisse le pays orphelin. La France a toujours son grand roi Louis, aux commandes pour téléguider cette Nouvelle-France qui a maintenant élargi ses 105

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frontières jusqu’à la « baie du Nord », la baie d’Hudson. De même, du côté du Sud, grâce à Louis Jolliet et au père Marquette qui, audelà des Grands Lacs ont découvert un fleuve, le Mississippi. Plusieurs années après, à l’embouchure de ce grand fleuve, Cavelier de la Salle, au cours d’une cérémonie de prise de possession, plante un poteau aux armes du roi, puis une croix sous laquelle on enterre une plaque de plomb portant l’inscription «Au nom de Louis XIV, roi de France et de Navarre, le 9 avril 1682 ». Et les enfants ?

Que deviennent-ils ? Les enfants La Brière ont-ils les mêmes ambitions que leurs parents ? Ils ont été élevés à travers toutes les activités de Pierre et de Catherine, dont le désir de réussite explose de toutes parts et ne peut être qu’exemplaire. La mère connaît bien l’importance de l’instruction. Ses filles sont mises en pension chez les Ursulines pour une période déterminée, comme c’est le cas pour Étiennette dont le séjour est payé par le père en échange de travaux de taillanderie. Chacune des autres filles a pu profiter d’un pareil séjour, mais pour trois mois seulement. Ce que l’on retient, c’est que les enfants accompagnent très jeunes leurs parents à des réceptions, un apprentissage des bonnes manières et de la vie en société. Tous les enfants signent leur nom d’une main ferme, mais souvent il y a hésitation entre Normand et La Brière, l’un ou l’autre pouvant servir de nom ou de surnom. Cependant, dans les actes officiels dont certains remontent jusqu’après la Conquête, le patronyme Normand survivra, ainsi que celui de La Brière, en inversant parfois l’ordre. Quant aux garçons, aucun document ne permet de préciser quel a été leur apprentissage scolaire ou celui d’un métier, sauf dans le cas de Louis, le seul formé comme taillandier auprès de son père et qui vivra de ce métier par la suite. Là où vit cette famille, dans ce lieu ouvert sur le fleuve avec tout ce qu’il peut apporter de rêves, d’exotisme et de liberté, les chemins à prendre sont multiples. Il serait juste de penser que les garçons ont eu très jeunes l’expérience du fleuve et de la mer, vivant tout près des activités du port de Québec, du printemps à l’automne. Plus que d’autres, les enfants La Brière pourraient témoigner de tous les mouvements des soldats lors d’expéditions militaires, de

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même que des départs et arrivées des coureurs des bois engagés pour faire la traite, de tous ces voyageurs, commerçants et marchands dont plusieurs sont les locataires des La Brière. Car la basse-ville, avec son port, est le centre des activités avec le monde extérieur dans ce commerce triangulaire avec la France, pour l’apport de biens de toutes sortes. De Québec se chargent poissons, huile, pelleteries et bois, puis la route maritime du retour se poursuit en passant par les Antilles, d’où on embarque épices, rhum et sucre à destination de la France. Québec, centre du gouvernement, est aussi le cœur du pays d’où partent les diverses cargaisons pour approvisionner tous les autres centres du Canada d’alors, villes et forts établis tant sur les Grands Lacs que le long du Richelieu. Tour à tour, chacun des autres enfants sera présenté à la lumière des témoignages qu’en ont donnés les parents, des relations qu’ils ont eues avec leur entourage, et selon ce qu’ils sont devenus au cours des années.

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CHAPITRE 4

Les enfants Normand dit La Brière Quand la marée retourne ses flots

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hez les La Brière, les naissances s’étalent sur une période de près de 20 ans. Trois enfants meurent avant les parents : l’aîné Pierre, à 19 ans, François, à 16 ans, et Jean à la naissance. Leur fille Marguerite a déjà quitté le pays, et les sept autres enfants, Étiennette, Charles, Philippe, Jean-Baptiste, Anne, Louis et Marie-Catherine peuvent assurer, en principe, la descendance au pays. Et pourtant… Étiennette. Née en 1667, elle a 14 ans au recensement de 1681. Tanguay ne la nomme pas, mais Jetté l’inclut dans son dictionnaire au nombre des enfants de Pierre et Catherine Normand. Parmi les invités réunis en la maison de Pierre Nolan (1680), pour le contrat de mariage de Pierre Lambert et Marie Normand, cette fille aînée signe Tiennette. Elle est la marraine de sa jeune sœur Catherine en 1685 et celle d’un autre enfant baptisé en 1692, dont le parrain est Joseph Juchereau de la Ferté. Quelques mois auparavant, le 29 septembre 1692, a été baptisée Michelle, née de père inconnu, dont la mère est Étiennette La Brière. La marraine est Anne Le Laboureur et le parrain, le sieur Jean Dubreuil. Michelle se marie en 1715 sous le nom de Michelle Juchereau de la Ferté (Brière a été raturé et, en marge, fille d’Étiennette Normand Delabrière) à Jean-Baptiste Champagne dit Saint-Martin, sergent d’une compagnie des troupes, veuf de Catherine Le Gardeur. François Juchereau serait le nom du père inconnu. C’est le notaire Jean-Étienne Dubreuil qui répond en tant que parrain, et le témoin est le compagnon du futur marié, aussi sergent. Michelle apporte en héritage une valeur de 800 livres. Elle fait ajouter au contrat qu’en cas de son décès, si elle n’a pas eu

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d’enfant né de son mariage, ses biens iront aux enfants de son mari, nés du premier mariage de celui-ci. Elle signe Michel Juchereau. Comme on le sait, Jean Juchereau, sieur de Maure, qui avait recruté les Normand, a eu deux fils: Jean, sieur de la Ferté, et Nicolas, sieur de Saint-Denis. Or François Juchereau serait issu de ce dernier et se nomme sieur de Vaulezard, né à Beauport en 1670, gardemarine à Rochefort en 1694, capitaine et enseigne de vaisseau en Louisiane en 1703; premier mariage en 1705 à La Rochelle, retraite en 1713; planteur à Saint-Domingue où il se remarie au Cap-Français de cette île en 1718. Jetté conclut à la paternité de ce François, comme le précise le contrat de mariage, mais il se peut que ce soit plutôt Joseph Juchereau de la Ferté, recensé à la basse-ville en 1681, qui fut, entre autres, militaire avec D’Iberville à la baie d’Hudson en 1685, puis avec Jolliet au Labrador en 1694, capitaine du brigantin le Joybert. Que ce soit l’un ou l’autre, les amours d’Étiennette sont au goût d’un canevas romanesque, car elle aura une deuxième fille, appelée Marie-Madeleine, comme l’indique le registre, née le 17 octobre 1698 et baptisée le 7 novembre, «fille de Tiennette Labrière, dont le père est inconnu». Lors de son mariage avec Urbain Bellorget en 1716, cette fille se nomme Marie-Madeleine Soulanges, fille naturelle d’Étiennette La Brière. Jetté conclut à la paternité de Pierre Joybert de Soulanges, une famille noble. Étiennette n’est pas présente au mariage de sa sœur Marguerite ni à celui de son frère Louis. La dernière mention d’Étiennette date de 1694. Charles. Né en 1669, il a comme parrain Charles Bazire, marchand, et comme marraine sa tante Marie-Madeleine Normand, sœur de Catherine. Il signe en 1689 le contrat de mariage de Nicolas Légaré et Anne Dupré, un couple ami de la famille. Charles Normand, fils de Jean et d’Anne, assiste aussi à ce mariage. Philippe (1673) et Jean-Baptiste (1675). Les deux frères sont cités à titre de témoins dans un procès en janvier 1691, au sujet d’une ancre qu’ils auraient trouvée dans trois ou quatre brasses d’eau et qu’ils avaient vendue à François Guyon, parti à la baie du Nord, et pour laquelle ils n’ont pas été payés. Leur père explique que l’ancre a pu être remise en service après qu’il l’eut raccommodée. On leur en conteste la propriété, car ils n’étaient pas les seuls à avoir trouvé l’ancre. Jean-Baptiste, Philippe et leur frère Charles apparaissent dans 110

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Signatures de Charles, Marguerite et Catherine Normand en 1689. ANQQ, greffe Rageot, mariage de Nicolas Légaré et d’Anne Dupré, 11 décembre 1689

un autre litige avec Joseph Normand, le fils de Jean, pour des problèmes d’« emportement » au sujet de 12 écus blancs. Étiennette est nommée leur procuratrice, mais elle ne se présente pas à la cour et ne nomme personne pour la remplacer. Pour Jean-Baptiste et Charles, à moins d’erreur, ce sera la dernière mention de leur nom en 1695. Le 30 juin 1701, Philippe s’engage avec Nicolas Jolliet et 18 autres personnes de la région de Québec, de l’île d’Orléans, de Montréal et de Rivière-Ouelle, pour trois années, à la Compagnie de la Colonie, dont les directeurs sont pour la plupart les conseillers du roi au pays. Ils vont « servir aux postes des forts de la Baie du Nord de Canada, tant pour le commerce et pour la guerre et pour tout ce qui en dépendra. À cette fin, ils promettent de s’embarquer au premier commandement qui leur sera fait sur le navire du Roy Latalante, commandé par le sieur Jean Léger de Lagrange, présentement en la rade de cette ville. » La Compagnie doit les nourrir et leur verser 300 livres par année, en monnaie du pays, et la moitié de toute la chasse qu’ils pourront faire, à condition qu’ils remettent leurs prises au commis du magasin. Elles leur seront payées sur les lieux ou en cette ville en billets. Une énumération suit pour ce genre de prises : loup-cervier, 10 livres; carcajou, 4 livres; renard noir, 40 livres; renard argenté, 10 livres ; renard rouge, 3 livres ; rat musqué, 30 sols ; les peaux de caribou leur appartiennent entièrement. Cependant, il leur est défendu de traiter avec les Sauvages ou autres. Les engagés peuvent se retirer au cours du contrat en avertissant à l’avance, exception faite pour ceux qui voudraient passer en France à la fin des trois années, à leur arrivée à La Rochelle. La Compagnie leur promet, en ce cas, d’avancer à chacun la somme de 80 livres « en hardes et en argent ». Comme Philippe n’apparaît pas lors de l’inventaire après décès de leur mère, c’est une quasi-certitude qu’il se serait prévalu de l’offre de la Compagnie. Il signe Philippe Normand. 111

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FONDER FOYER EN NOUVELLE-FRANCE Signature de Philippe Normand. ANQQ, greffe Chambalon, contrat d’engagement de Philippe Normand, 30 juin 1701

Anne (1677). Elle se marie à Jérôme Corda le 4 mai 1700. Toutes les signatures sont reproduites en leur entier, car cette page sert à l’histoire officielle en signalant la dernière apparition publique du sieur Louis Jolliet, qui ajoute à son nom hydrographe du Roy.

Attestation de la dernière apparition publique de Louis Jolliet, au mariage d’Anne Le Normand et de Jérôme Corda, le 4 mai 1700. Paroisse Notre-Dame de Québec

Corda et paraphe anne Le Normand Catherine normand Depeiras et paraphe Jolliet hydrographe du Roy Chamballon et paraphe (notaire) Dugrangé Jean Jacques Depeiras Langlois Chartier Beaudoin Le Pallieur paraphe (notaire) A delaborde François Dupré Sont nommés, mais n’ont pas signé, Pierre La Brière, Charles Normand, le fils de Jean et d’Anne, et Jacques Gourdeau, marchand. Le contrat notarié a été ratifié le premier jour de mai, en la maison du sieur Pierre Normand de la Brière, marchand d’œuvre blanche, bourgeois, et honorable Catherine Normand. Hiérosme (Jérôme) Corda est le fils d’Isaac Corda et d’Anne Nilde, de la paroisse de SaintEustache, ville et archevêché de Paris. Pierre et Catherine offrent aux futurs mariés la somme de 3000 livres en héritage. Anne et Jérôme Corda donneront naissance à un fils, aussi prénommé Jérôme, baptisé le 31 décembre 1701, et dont la sépulture a lieu en février 1703 à Neuville, où il avait été mis en nourrice chez Sébastien Migneron. 112

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Louis. Né en 1680, il a pour parrain messire Peuvret dit Mesnu, conseiller et greffier au Conseil, sa marraine étant Marie Pellerin, seconde femme de Romain Becquet. Il sera le seul fils taillandier, intéressé au commerce comme l’a été son père. Pour son contrat de mariage à Anne Bruneau, en 1701, les invités en la maison des Le Vasseur sont les Depeiras, messire Jean-Baptiste, conseiller au Conseil souverain, et son fils. Plusieurs fois, au cours des parutions des La Brière devant le Conseil, Depeiras père doit se retirer au moment du vote en raison de « sa cognition avec les La Brière ». Assistent aussi aux fiançailles Charles Normand, son cousin, et sa femme Marie Dionne ; le sieur Jacques Gourdeau, marchand, et demoiselle Claire Bissot, veuve du sieur Louis Jolliet, hydrographe du roi ; demoiselle Marie Lambert Dumont, femme du sieur François Bissot (frère de Claire), amis et amies des La Brière. Du côté d’Anne Bruneau, orpheline : monsieur Le Vasseur, capitaine et commandant d’une compagnie des troupes du détachement de la marine, ingénieur du roi, et sa femme. Aux signatures s’ajoutent celles de Joseph Giffard et de Joseph Lemire (Jeanne-Françoise Normand), un cousin par alliance. Louis reçoit en héritage le même montant que sa sœur Anne. Au cours des deux premières années, le couple vit avec les parents qui les logent, les nourrissent et les habillent, mais chacun d’eux doit apporter sa contribution soit à la forge, soit au ménage. Une clause étonne : « s’ils ne peuvent tenir ensemble par incompatibilité d’humeur, les futurs époux pourront se retirer de la maison de leurs parents comme aussi, la possibilité pour leurs père et mère de les congédier pour éviter leurs querelles ». Les parents doutent-ils que leur fils puisse s’adapter à la vie à quatre comme à la vie commune avec Anne ? Dans une Collection de pièces judiciaires, conservée aux Archives nationales à Québec, sous le titre « Séparation de corps demandée par Anne Bruneau, femme de Louis Normand dit La Brière », un document interpelle le lecteur. Anne explique qu’elle demande la séparation, car «depuis deux mois qu’elle est mariée, son mari aurait commencé presque dans les premiers jours à la maltraiter de paroles injurieuses et contre son honneur. La veille de la demande, il en vient aux coups, tentant même de l’étrangler. » Après les étapes de la requête et enquête, sous le titre « Soumission de Louis Normand à sa femme Anne Bruneau », Louis reconnaît ses torts et promet à 113

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sa femme qu’elle n’aura plus à se plaindre de sa conduite. Il tiendra promesse. Leur premier fils est nommé Guillaume, prénom de son parrain à son baptême à Québec, le 15 février 1703, une semaine à peine après l’inhumation de sa grand-mère. Les registres notent que l’enfant aurait reçu le saint chrême, car il a été baptisé « par nécessité ayant été en danger ». Son parrain est messire Guillaume de Beauharnois, chevalier et seigneur de Beauville, frère du gouverneur. La marraine est dame Marie-Françoise Achille Chaneveau, femme de messire Le Vasseur. Marie-Catherine (1685). On retrouve souvent sa signature, car elle accompagne régulièrement sa mère lors de fêtes entre amis. Louis Jolliet est son parrain et sa sœur Étiennette, sa marraine. Les expéditions de Jolliet au sud des Grands Lacs, avec le père Marquette, ont ouvert la voie au peuplement de ce territoire. Après cette aventure, l’explorateur a d’autres ambitions. En récompense des services rendus au pays, il reçoit, entre autres, la concession de l’île d’Anticosti en 1680, devenant seigneur de cette île. Bien que ce soit comme explorateur que l’on rend hommage à Louis Jolliet, c’est en qualité de « bourgeois » qu’il veut être reconnu par la suite, car il se lance dans le commerce de la pêche au Labrador dès l’année suivant son exploit. Le 24 octobre 1676, Louis Jolliet, bourgeois, se défend devant la Cour des accusations faites par Pierre Normand, selon lesquelles le sieur Jolliet aurait acquis les services de François Blouin comme matelot, alors qu’il était au service de Normand. C’est Jolliet qui gagne. Comme ils sont voisins, ils resteront amis. 1703 : le mur des certitudes s’écroule

Au cours de l’hiver 1700-1701, plus d’une centaine de personnes, hommes, femmes et enfants, succombent à l’épidémie de grippe maligne qui s’est abattue sur Québec et sa région. À l’hiver 1702-1703, une épidémie de picote ou petite vérole fait plus de 300 victimes, parmi lesquelles des membres de la famille Normand. Ces nombreux décès forcent la fabrique de Notre-Dame à ouvrir un nouveau cimetière sur le terrain appartenant à l’Hôtel-Dieu. Ce cimetière est dit des Picotés, nom qu’il gardera pendant un siècle et demi. En 1861, tous les corps ensevelis sont transportés au cimetière Belmont, à SainteFoy. C’est là que reposent la plupart des membres des familles Normand. 114

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Le 24 janvier, le notaire Chambalon écrit: «fut présente Catherine Normand, femme de Pierre Normand dit La Brière, maître taillandier, demeurant en cette basse ville, gisant au lit, malade, dans une haute chambre ayant vue sur la cour de ladite maison, toute saine d’esprit […] laquelle considérant qu’il n’y a rien de plus certain que la mort, ni rien de si incertain que l’heure d’icelle et réfléchissant sur l’état de ses biens et sur le testament et ordonnance de dernière volonté qu’elle dit avoir fait il y a environ deux mois passés devant défunt maître Charles Rageot [emporté aussi par l’épidémie], elle désire le reprendre ». Catherine recommande « qu’il plaise à Dieu de la mettre au paradis, quand elle partira de son corps, veut et entend que ses dettes soient entièrement payées et acquittées et toutes factures, requêtes et amendes si aucune s’en trouve ». Elle laisse les soins de son enterrement et service à son mari et à ses enfants. Elle veut et ordonne que soient célébrées, pour le repos de son âme, 150 messes basses de requiem, dont 50 par les pères récollets et 100 par les messieurs du Séminaire ; donne la somme de 50 livres aux deux chapelles de Sainte-Anne et de la Sainte-Famille «pour être participante aux prières et bonnes œuvres qui s’y font par la confrérie de ces deux chapelles, dont elle a l’honneur d’être du nombre ». Elle donne « aux paroisses de l’ancienne et nouvelle Lorette la somme de 15 livres pour être pareillement partie prenante aux prières et bonnes œuvres qui s’y font ». Elle nomme messire François Dupré, curé de la paroisse, son exécuteur testamentaire, puis énumère ce qu’elle lègue en héritage à sa fille Catherine, mineure. Elle ratifie les ententes faites en privé et signe : Catherine Normand pour mon mary et pour moy. Catherine rend l’âme le 6 février et, le mois suivant, débute l’inventaire des biens du couple La Brière. Tout se passe en leur maison dès huit heures du matin, en présence de Pierre et de ses enfants au pays, Anne et son mari Jérôme Corda, ainsi que Louis et Catherine. Charles Normand, le cousin, est nommé subrogé tuteur de Catherine, le père étant le tuteur. Tous seront assermentés ainsi que les témoins: l’aubergiste Antoine Le Compte, Jean-Baptiste Soulard, armurier et voisin, en présence du premier greffier au Conseil souverain, maître René Hubert, juré aviseur et vendeur de meubles en cette ville, qui doit estimer la valeur des biens, comme l’indique le notaire La Cetière, ce 5 mars 1703. 115

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La paroisse de Lorette à laquelle Catherine Normand lègue, en 1703, 15 livres « pour être partie prenante aux prières et bonnes œuvres qui s’y font ». Photo : Paul Trépanier

En premier lieu, on procède à la description et à l’évaluation du contenu de la cuisine, qui a vue sur la rue De Meulles ou du Petit-Champlain. On y trouve des ustensiles de cuivre ou d’étain pour la cuisson ou le feu, de la vaisselle et des meubles: tables, chaises, coffres, etc. Le tout est évalué à 598 livres et 10 sols, dont 189 livres pour 4 tasses, 9 cuillers et 6 fourchettes en argent, pesant 52 onces, estimées à 36 livres le marc (unité de mesure équivalant à 8 onces). Il semble que déjà, la cuisine serve de salle à manger. Une chambre adjacente contient une base de lit en merisier, un tour de lit « à l’antique avec une grosse serge de Poitou rouge », un coffre avec tiroir et fermant à clé, des couvertures de laine, une armoire, d’autres coffres. Dans une autre chambre donnant sur la rue Sous-le-Fort : lit, tour de lit, tenture de tapisserie de bergame, armoire, fauteuil de bois de noyer de France, coffre de noyer, autre lit garni, fusils, meubles. (Il faut signaler que les meubles de noyer étaient d’un prix supérieur à ceux faits de bois du pays : merisier, sapin ou pin.) Certains de ces meubles de noyer pouvaient être compris dans les 500 livres de biens que Catherine avait apportés en dot à son mariage. Le lendemain, à six heures moins quart du matin, tous se réunissent pour l’évaluation des outils de la forge, conseillés par François 116

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La Rouche, taillandier. Évalué à la pièce, l’ensemble totalise 542 livres dont 200 pour une enclume. Comme il y a encore du temps, on termine la journée par l’évaluation du linge que Catherine a donné à sa fille: chemises, coiffes, bonnettes, écharpe, une pièce d’étamine. On signale, entre autres, une jupe et un manteau pour 40 livres que la légataire, Catherine, a fait teindre en noir pour porter le deuil. Sa mère avait ajouté à son testament qu’elle lui léguait la somme de 1 800 livres à prendre sur tous ses principaux biens, avec deux cassettines rouges et un coffre de bois de merisier d’environ trois pieds de longueur dont elle peut disposer à son gré. Le jour suivant, ce seront les immeubles à inventorier, un document fort utile pour les précisions sur les propriétés des La Brière. La maison où Catherine est décédée fait face au Cul-de-Sac, donne sur la rue De Meulles (du Petit-Champlain), avec une petite cour attenante, couverte en appentis, et aussi sur la rue Sous-le-Fort. Estimée à 5 750 livres, c’est la deuxième maison des La Brière. Une autre résidence, entre la rue du Cul-de-Sac et la rue De Meulles, avoisine la maison mentionnée précédemment et est louée à Antoine Le Compte, aubergiste. Il s’agit de la première construction des La Brière, d’une valeur de 7 750 livres. L’inventaire dure trois jours consécutifs, pour reprendre en mai, en ce qui concerne les papiers notariés ou les ententes sous seing privé, les dettes actives et passives. En premier, le contrat de mariage par lequel le survivant des biens peut prendre, par préciput, avant partage, la somme de 200 livres, un lit garni avec ses habits, ses hardes et linge à son usage. Ce sera la part de Pierre, le reste des biens revenant aux héritiers. Cinq pièces d’écriture concernent la propriété des maisons et terrains, dont la terre de Lauzon ; des quittances des enfants La Brière pour les montants offerts en héritage, du marguillier de la paroisse pour la sépulture de François, leur fils, datée du 17 décembre 1699; diverses quittances pour argent prêté par les La Brière; des écrits sur un marché conclu avec Joseph et Jean Maillou, architectes, pour des travaux effectués à une maison de la communauté pour 1200 livres, dont les Maillou auraient reçu 400 livres; un papier par lequel Louis Normand consent que ses père et mère gardent la somme de 1500 livres leur vie durant, somme qu’ils lui avaient promise en dot à son contrat de mariage. Il est six heures du soir, la suite de l’inventaire est remise au lundi. 117

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Le notaire inscrira « suit les dettes actives et passives que nous avons pu reconnaître sur quelques vieux écrits et brouillons non reliés». Il y a 47 personnes qui ont des dettes envers Pierre, pour un montant total de 197 livres et 10 sols. Les débiteurs sont de la ville de Québec, certains de la seigneurie de Lauzon ou de l’île d’Orléans, et quelques autres, dont Pierre des Trois Maisons, de la Pointe-à-laCaille, Rivière-du-Sud; Pierre Boucher et Grégoire Hoillet de la RivièreHoille. On ne précise pas si ce sont des prêts d’argent ou des ventes de marchandise ou encore des travaux de forge. Quant aux dettes passives, Pierre indique qu’il doit 88 livres au notaire Chambalon et qu’il doit une somme à la succession du sieur de la Chenaye, à Soupiran, chirurgien, et à Louis Bardet, boucher, mais qu’il en ignore le montant. Cet inventaire d’un durée de cinq jours contient vingt et une pages, rédigées par le notaire La Cetière, plus formé tant à la langue écrite qu’à la main d’écriture. Il est le témoignage d’une saine gestion de la part des La Brière. Pour Pierre, la mort de sa conjointe ajoute au deuil une forme de déstabilisation dans la poursuite des affaires. Les biens du couple appartiennent désormais aux héritiers, sauf ce qui a été convenu entre les époux dans le contrat de mariage. Deux ans après le décès de Catherine, Jean Cognet, huissier royal de la ville, « reconnaît avoir délivré à Pierre Normand et à son fils, taillandiers, la somme de 629 livres et 17 sols, valeur pour les outils et ustensiles de forge qui leur ont été adjugés par moitié, comme étant le plus offrant et dernier enchérisseur ». Pierre et son fils Louis rachètent ainsi les biens et tous les autres héritiers se partageront le fruit de la vente. Le veuf ne résistera pas longtemps sans l’appui de sa compagne. Il meurt en décembre 1707 à l’Hôtel-Dieu de Québec, âgé d’environ 70 ans. Son rôle de tuteur auprès de sa fille mineure revient à Jérôme Corda, le gendre, puis à François Larue, marié en secondes noces à Geneviève Normand, veuve Trefflé. Louis et sa femme ont quitté Québec à cette date, de même que Corda et Anne. Il appartient donc à Larue et à Charles Normand, deux beaux-frères et cousins des La Brière, de poursuivre le dossier de la succession.

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Ce sera la vente du bail de leur maison : le notaire inscrivant « bail judiciaire alloué à Laurent Normandin, aubergiste, le 3 avril 1708 ». Ce dernier demande à visiter la maison, qui semble avoir été négligée et bien maganée par l’hiver précédent, afin qu’il puisse y faire des réparations, condition pour lui d’accepter le bail. Sont présents François Larue, Charles Normand, l’huissier Cognet, François Bissot, marchand, avec Normandin, aubergiste, qui remplace ainsi Antoine Le Compte. Larue, le tuteur, doit aussi signer une quittance à Michel Le Vasseur, orfèvre, qui a loué la maison de la famille La Brière pour deux ans. Lorsque Louis revient de Détroit en 1709, il donne une quittance à Laurent Normandin et à François Larue au nom de ses frères et sœurs absents du pays. Au pays des Illinois

En ce tournant du siècle, monsieur Hector de Callières remplace Frontenac à la tête du du pays. La grande réussite de ce nouveau gouverneur aura été d’amener les Premières Nations à signer la paix en 1701. Comme Frontenac, il favorisera l’expansion française tant au Sud (Louisiane) qu’à l’Ouest, où se rendent une centaine d’hommes et des missionnaires pour fonder le fort de Détroit, sous le commandement du sieur de la Mothe Cadillac de 1701 à 1709. Le 18 février 1706, « Messire Antoine de la Mothe, escuyer Sieur de Cadillac, capitaine d’une Compagnie franche des troupes détachées de la marine et entretenue par Sa Majesté en ce pays et commandant pour Sadite Majesté au fort Pontchartrain du détroit, de présent en cette ville d’une part et Louis Labrière, taillandier demeurant en cette ville et Anne Brunel [Bruneau] sa femme […] d’autre part, ont fait les traités et conventions qui suivent : que ledit Labrière et sadite femme s’obligent audit Sieur de la Mothe, de partir dans le mois de mai prochain, au premier ordre que ledit Sieur leur ordonnera, pour aller demeurer au fort du Pontchartrain du détroit, avec leur enfant [Guillaume] et leur servante et à cette fin, d’y porter tous leurs outils et ustensiles nécessaires à son métier ; qu’il sera obligé de se fournir d’un canot et des vivres dont il aura besoin pour sa subsistance et celle de sa famille, tant durant le voyage que lorsqu’il sera arrivé audit lieu. À condition que ledit Sieur de la Mothe, sera tenu de leur fournir quatre soldats pour lui aider à amener [illisible] 119

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Le bronze représentant La Mothe Cadillac, dans la façade de l’hôtel de ville de Détroit, vers 1900. ANQQ, P1000, S4, D19, P14

Signature des sieurs La Mothe Cadillac et Louis Normand dit La Brière, contrat d’engagement pour aller au Détroit, le 18 février 1706. ANQQ, greffe Chambalon, 18 février 1706

auxquels il fournira les vivres, et qu’il fera porter par ses canotiers, l’enclume et l’étoc [étau] dudit Labrière. « Étant arrivés audit lieu du détroit, ledit Labrière promet et s’oblige d’y travailler pendant trois années entières et consentières, à commencer du jour de son arrivée […]. À cet effet, ledit Sieur de la Mothe sera tenu de fournir et avancer tout le fer et acier à ce nécessaire sur le pied du prix coûtant à Québec ; et ledit Labrière sera tenu de s’y nourrir lui et sa famille durant ledit temps, à condition que sur tout ce qu’il fabriquera, ledit Sieur de la Mothe prendra et lèvera la valeur du fer et de l’acier suivant le prix coûtant à

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Québec. Les profits seront ensuite partagés entre ledit Sieur de la Mothe et le dit Sieur Labrière par moitié… » Voilà un projet rêvé pour faire le commerce

Avant son départ pour le détroit du lac Érié, le 6 juin 1706, Louis se met en société avec Gilles Chauvin, voyageur, pour trois années entières. Par cette association, les revenus seront partagés à parts égales tant pour la taillanderie, c’est le cas de Louis – la demie de la demipart, car il est engagé déjà au sieur de la Mothe – que pour les revenus de la traite et la chasse qu’ils feront au fort de Détroit. Dans l’échange, Louis paiera les produits nécessaires à son métier, dont le charbon, alors que Chauvin fournira la marchandise pour la traite et la chasse pour une somme de 500 livres. En avril de l’année suivante, Chauvin, en son nom et en celui de son associé, emprunte pour 973 livres, 14 sols et 9 deniers de marchandises que lui a fournies le sieur Perrault Deraisy, marchand; à son retour au mois d’août, il paiera le prêteur en pelleteries, excepté les peaux de castor. Pourquoi? À cette période de l’histoire, le marché français des pelleteries est saturé de peaux de castor. Par un édit du 21 mai 1696, Louis XIV interdit les congés de traite et ordonne la fermeture des postes de l’Ouest. C’est alors que Cadillac, revenu de son poste de Michillimakinac, se rend en France en 1698, afin de convaincre le Roi-Soleil qu’il est important pour la France de maintenir des postes dans l’Ouest à différents points de vue : militaire, économique, culturel et moral. Cadillac propose d’établir à Michillimakinac, ce poste du détroit, non pas un fort, mais une colonie où s’installeraient de nombreux Français et où pourraient se regrouper les tribus de l’Ouest. Sa conviction fait très bonne impression auprès du ministre de la marine, ce qui vaut à Cadillac d’obtenir le commandement du fort, qu’il nommera Pontchartrain en l’honneur du ministre. Le roi s’étant ravisé, il obtient aussi de continuer à faire le commerce des fourrures, le seul moyen, dit-il, pour arriver à vivre convenablement. Ce fort du temps des Français, où Louis et sa femme Anne demeureront trois ans, c’est aujourd’hui la ville de Détroit. Les Américains attribuent d’ailleurs à Cadillac la fondation de cette ville et on peut comprendre qu’ils aient nommé Cadillac une prestigieuse marque de voiture, summum du confort et de l’élégance du design.

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Quant à l’histoire du fondateur de Détroit, du côté français, la version diffère. Né Antoine Laumet, son père est un petit magistrat de province et sa mère, issue d’une famille bourgeoise. C’est un fils de Gascogne, comme le sera le baron de La Hontan, habile à convaincre, intelligent, menteur et vantard. Son nom, il l’a fabriqué : titre d’écuyer, armoiries, nom très noble de la Mothe Cadillac. Il arrive au Canada par l’Acadie. Ses lettres, toujours spirituelles et bien écrites, attestent qu’il s’agit d’un homme instruit. Frontenac tombera sous le charme de ces deux Gascons. Cadillac et Frontenac ont en commun de ne pas aimer les Jésuites. Dans le Dictionnaire biographique du Canada, de nombreuses pages lui sont consacrées, compilant les multiples sources d’information de provenance américaine et des sources relevées dans les archives françaises. Retour au pays

Le contrat est bien exécuté par Louis. Il fait quelques transactions sur des maisons ou des terrains dont les contrats sont préparés et signés par Veron du Grandmesnil, secrétaire, et contresignés par Cadillac, le commandant. Deux filles s’ajoutent à la famille pendant le séjour à Détroit : Angélique, en juin 1707, et Marie-Thérèse, baptisée le 22 août 1708. À leur retour au au pays en 1709, Anne donne naissance à un fils, décédé aussitôt après. Sept années se passent avant la naissance de Charles, âgé de deux mois au recensement de 1716, suivi d’Alexandre, qui ne vivra que trois jours. Quant aux affaires de la succession, en mars 1711, c’est Louis qui renouvelle le bail de Laurent Normandin au nom de ses frères et sœurs absents, étant en l’ancienne France. On connaît certaines transactions liées à son métier de taillandier, dont un marché de ferrure de bateau pour le compte de marchands, en octobre 1715. Un contrat daté du 28 juin 1717, signé par le notaire Rivet, nous informe au sujet des locataires des maisons La Brière : « Louis Normand La Brière et Anne Brunet, sa femme, déclarent devoir à Jean Fornel, marchand en cette ville […] la somme de 1 303 livres du pays pour du fer et acier que ledit sieur créditeur leur a fourni et livré l’année dernière. […] un montant de 300 livres est donné, et pour payer le reste, les débiteurs consentent que le créditeur reçoive les loyers de la maison qu’ils ont louée à François Jenny [Jennis], aubergiste, une somme de 150 livres par an et ce pendant deux années. » De plus, 122

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Fornel recevra 50 livres pour la portion de maison occupée par un nommé Pinet, les deux locataires s’engageant à payer le loyer directement à Fornel. La famille habite une partie de la maison de la rue du Cul-de-Sac. Louis meurt en juillet de l’année 1729, à 49 ans. Succession La Brière au pays

Un dernier document, daté du 17 janvier 1730, est ainsi titré: «Quittance des Jésuites à P. Perrault Deraisy, major de la milice de la ville de Québec, procureur des héritiers de feu Pierre La Brière et feue Catherine Normand, par les mains du sieur Maisonbasse, orfèvre. » Ce dernier étant adjudicataire des parties et terrains des maisons dépendant de la succession des La Brière, il remet à Perrault, procureur des Jésuites, la somme de 1273 livres, dont 900 en monnaie de France, ce qui équivaut ici à 1 200 livres en monnaie de cartes. Ce montant correspond aux redevances et arrérages non payés depuis le décès des La Brière pour le terrain sur lequel ils avaient fait bâtir leur deuxième maison. Louis et Anne, la descendance

Selon des recherches menées par Reynald Lessard, Jacques Mathieu et Lina Gouger sur «le peuplement colonisateur au pays des Illinois», publiées dans la revue L’Ancêtre (vol. 14, no 7), il est fait mention d’un Louis Normand-La Brière, célibataire, arrivé en 1724, dont la mère est Brunel (Bruneau) et le père Louis. Il se marie en 1740 à une fille au patronyme de Clément, puis en 1747, avec une Hullin. La dernière mention remonte à 1752. Comme on ne connaît à Louis et à Anne aucun autre garçon vivant que Guillaume, il semble bien que celui-ci, leur aîné, soit en réalité ce Louis, qui aurait 21 ans en 1724. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que tous les enfants de Pierre et Catherine Normand ont gardé leur patronyme avec le surnom La Brière. Les généalogistes ont donc erré en présentant Guillaume Normand de la Rivière-Ouelle comme le fils aîné de Louis Normand La Brière et Anne Bruneau. Une seule de leurs filles, Angélique La Brière, habite encore la ville de Québec lorsqu’elle épouse en secondes noces Jacques Bedet, en 1744. Le père Godbout, dans la recherche précitée, avait repéré aux environs de La Rochelle une fille, Marie-Louise Béda, fille

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d’Angélique Normand dit Labrière et de Jacques Béda (Bedet), mariée à Québec, en octobre 1763, à Jean-Henri Bory, soldat du régiment de Berri. Il y a fort à parier que celui-là a dû être mêlé, à ce titre, aux événements des Plaines. Le patrimoine bâti des La Brière

Quant aux maisons des La Brière, les informations proviennent de recherches effectuées sur le site de Place-Royale et publiées sous divers thèmes: Portrait du site et de l’habitat sous le Régime français: les modes de vie des habitants et des commerçants de 1660 à 1760 et La fonction résidentielle à Place-Royale 1760-1820. De ces documents et illustrations, cartes et plans des lots, les La Brière sont identifiés aux numéros 2281, 2282 et 2283. Au 2281 : La maison vendue à Charles Chartier en 1695 est au nom de Guyon. Au relevé d’archives en 1764, on mentionne qu’elle est en pierre et a trois étages donnant sur le Cul-de-Sac. Les propriétaires sont Pierre Costé, cabaretier et aubergiste, et Marie-Anne Rondel, qui la louent à Pierre Desbarats, marchand. La maison a résisté aux bombardements en 1759. En 1802, elle est occupée par un maître tonnelier, Joseph Derome dit Descarreaux, fils. Aujourd’hui, au premier étage donnant sur la rue du Cul-de-Sac, on y trouve un magasin d’artisanat amérindien. Au 2282 : La première maison construite par les La Brière a comme dernier locataire connu François Jenny ou Jennis. En 1729, elle appartient à Aubin Delisle. Il y aura reconstruction, puisqu’elle est incendiée en 1759. Le propriétaire en 1764 est le même que pour le lot 2281, un aubergiste. C’est une maison en pierre de trois étages donnant sur le Cul-de-Sac. En 1802, elle est aux mains de Pierre Bréhaut, maître tonnelier, et de Thérèse Lemaître dit Benois. Sont encore visibles, paraît-il, les fondements de pierre de la toute première demeure des La Brière, du côté ouest, donnant sur la rue du Petit-Champlain. Aujourd’hui, elle abrite le restaurant la Trattoria Sant’ Angelo qui donne sur la rue du Cul-de-Sac. Au 2283: C’est la deuxième maison des La Brière et celle qu’habite la famille. Elle appartient à Maisonbasse en 1729, puis à JeanBaptiste de Rouvré, maître perruquier, après 1763. En 1802, Rébecca Solomon et John Stewart, marinier, en sont propriétaires. Il s’agit 124

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d’une petite maison de deux étages dont la façade donne sur la rue Sous-le-Fort, occupée aujourd’hui par une boutique ou tabagie en face du funiculaire, l’ancienne maison de Jolliet, rue du Petit-Champlain. À regret, nous laissons cette famille dont les faits et gestes nous ont permis de nous immiscer dans la mouvance des pionniers qui taillent dans l’inédit, avec force de caractère et énergie débordante. Plus que les enfants de Jean et d’Anne, leurs cousins, les enfants La Brière ont éprouvé le besoin d’effectuer à l’inverse le voyage de leurs parents pour se refaire une vie dans l’ancienne France. Avant de quitter la basse-ville où, grâce à Pierre et Catherine, s’est inscrite une tradition d’auberge, dans ce lieu où ils ont fait bâtir maisons, essayons de revivre le passé. Même si Antoine Le Compte et Laurent Normandin, les aubergistes, ont depuis longtemps disparu, le lieu se prête toujours aux rencontres conviviales, l’auberge étant devenue la Trattoria Sant’ Angelo. De la terrasse, en été, on rejoint le bistrot à vin le Pape Georges, tout proche. Il faut y prendre un verre de vin ou d’eau-de-vie, comme le faisait si bien Pierre. Nous pouvons nous enivrer à notre guise, le Conseil souverain ne nous en tiendra pas rigueur ! Nous pouvons aussi rêver, comme l’a fait Folch-Ribas dans son roman, en y ajoutant un décor fin du XVIIe, en causant avec tous ces personnages rencontrés en cours de lecture. Il y aurait sûrement de belles scènes à inventer dans ce lieu si fertile aux rêves des ailleurs possibles, comme en ont connu certains des enfants La Brière. Il est temps maintenant d’aller retrouver à la Canardière Jean et Anne, les ancêtres qui ont laissé un nom en Amérique. Avec un bon taux d’adrénaline à dépenser, Jean est le type de l’habitant besogneux. Quant à Anne Le Laboureur, Normande originaire de Caen, elle affiche une assurance qui en impose. D’autres amitiés, d’autres préoccupations, un autre portrait de famille où l’ambition est à l’honneur, avec une variante dans les projets d’établissement des enfants. Les La Brière seront encore présents au cours des fêtes de famille.

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CHAPITRE 5

Jean Le Normand et Anne Le Laboureur Fonder foyer en Nouvelle-France

Q

ue ses descendants se le disent : Jean Le Normand est un lèvetôt. À 69 ans, il s’affaire dans son champ depuis la cinquième ou sixième heure du matin, à ébrancher et à faire des fagots, afin d’augmenter la surface de ses terres labourables de la Canardière. Pas de repos bien mérité, semble-t-il, la « retraite » n’étant pas dans la coutume. À l’époque, ce mot est réservé au domaine militaire, pour les troupes qui doivent repenser leur stratégie. Jean sera le plus apte des Normand à devenir cet habitant qui plonge ses racines dans le sol et investit l’espace, dans une continuité encore visible après trois siècles. Avec raison, Jean Le Normand et Anne Le Laboureur sont considérés comme les père et mère d’une lignée de milliers d’hommes et de femmes en cette terre d’Amérique. Leur existence nous est connue par l’intermédiaire de Gervais et de l’oncle Jean, mais reprenons leur album à partir du jour de leurs fiançailles. À un nom de famille emprunté à une province de France que Jean arbore comme un blason, sa future épouse apporte celui du travailleur agricole, le laboureur, dont le métier est bien proche de la glèbe et de la terre qui colle aux talons. Dans les volumineux dictionnaires de généalogie, Anne est la seule inscrite sous ce patronyme, venu sans doute d’un lointain ancêtre qui vivait de ce travail. À vrai dire, l’image qu’elle projette d’elle-même serait mieux définie par son prénom, le même que la mère du grand Louis, Anne d’Autriche. Car Anne vient de la ville et aura bien du mal à s’adapter

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aux conditions de vie et aux travaux contraignants qui sont le lot de l’habitant qu’elle épouse en 1656. Inutile d’essayer de comprendre pourquoi cette fille de Caen s’amène au pays. Il est toutefois possible de trouver quelques alliances, car cette ville de Normandie avait des liens avec la colonie, par ses marchands, ses communautés religieuses et ses émigrants. Et on se demande ce qu’Anne pouvait raconter à ses enfants du temps de sa jeunesse, de son arrivée au pays, des personnes qui l’ont accueillie au port de Québec et, par la suite, de sa rencontre avec son futur époux. Le 8 juillet 1656, jour des fiançailles

Rien n’est dit sur les réjouissances de ce samedi, jour des fiançailles, où parents et amis des futurs époux sont réunis en la maison du notaire Guillaume Audouart, à la basse-ville de Québec. On y retrouve «Gervais Le Normand habitant, demeurant en la banlieue de Québec, répondant pour son fils Jean âgé de 20 ans ou environ, qui de son consentement et de son vouloir s’unit à Anne Le Laboureur, fille de feus Thomas Le Laboureur et Marguerite Chardin, ses père et mère demeurant en leur vivant en la ville de Caen, en Normandie». Assistent à la cérémonie : « le père Barthélemy Vimont de la compagnie de Jésus, Jean Normand, oncle paternel, messire Jean Le Sueur, escuyer, prêtre et curé de Saint-Sauveur [Normandie] & Bé [le père Pierre Chastellain], prêtre et chapelain des révérendes mères religieuses Hospitalières, Jacquette Viviay, femme de Jean Normand, Marie Tavernier, veuve de feu Gilles Bacon, Antoine Martin, jardinier, et Étienne Pétreau, maître chirurgien ». L’expression habituelle «tous parents et amis» laisse croire qu’Anne n’est pas inconnue des Hospitalières, représentées ici par leur directeur et confesseur jésuite, de même que par leur chirurgien, Étienne Pétreau. Amie aussi de la famille, cette Marie Tavernier née à Randonnay, dans le Perche, qui avait jadis été la marraine de Marie, fille de Gervais et de Léonarde Jouault. Marie Tavernier a épousé en 1647 Gilles Bacon, dont on a écrit qu’il était coureur des bois et messager, né à Caen comme Anne. L’année de leur mariage, ils avaient reçu une concession sur la Grande Allée, presque voisine de celle des Normand, du côté ouest. Le couple Bacon a deux enfants : Eustache, qui fera souche au pays, et Marie-Madeleine. Devenue veuve en 1667, Marie 130

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Tavernier entre comme sœur converse à l’Hôtel-Dieu et paie sa dot en donnant sa terre aux Augustines de l’Hôtel-Dieu. Sa fille se fait aussi religieuse dans la même communauté. Tous ces détails permettent de supposer que Marie Tavernier aurait servi d’intermédiaire entre Anne, les Normand et les Hospitalières.

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L’acte de mariage de Jean Le Normand et d’Anne Le Laboureur, le 8 juillet 1656. ANQQ, greffe Audouart, 8 juillet 1656

Célébrer un événement heureux comme un mariage est l’occasion de réunir parents et amis, de rehausser la fête en invitant des représentants de l’autorité religieuse ou civile. À défaut de grandes réjouissances avec une assistance à dominante religieuse, on peut supposer un vin d’honneur : vin d’Espagne ou bière, puisqu’il y a déjà une brasserie à Québec, celle de la Compagnie des Habitants, ou un pot de bouillon. 132

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Les circonstances paraissent favorables pour se communiquer les nouvelles des compatriotes émigrés et se mettre au courant de la venue de nouveaux arrivants qui débarquent au printemps. Pour parler « politique » aussi, que ce soit de la gérance des premiers gouverneurs, de l’attitude de la mère patrie vis-à-vis de sa colonie, des mécontentements au sujet de l’organisation du commerce du castor ou du départ prochain de monsieur de Lauzon à la tête du pays. Comment peut-on oublier qu’à peine deux mois passés, le 20 mai, s’est produite l’incursion des «Iroquois-Agniers qui passèrent par devant Québec et donnèrent sur l’île d’Orléans où ils firent une cruelle boucherie des Hurons pendant qu’ils travaillaient dans leur désert», ainsi que le relatent les Annales de l’Hôtel-Dieu. D’autant que si le père Chastellain est à Québec, c’est justement qu’il a été obligé d’y revenir après la destruction de la Huronie en 1649, étant missionnaire dans cette partie des Grands Lacs depuis 1636. Selon la coutume, la première publication des bans a lieu le dimanche, au lendemain du contrat notarié, et la deuxième le dimanche d’après. La dispense étant obtenue pour les troisièmes bans et « ne s’étant trouvé aucun empêchement, le père Vimont a marié solennellement en cette paroisse, Jean Le Normand, fils de Gervais Le Normand et de Léonarde Janelt, défunte de cette paroisse ; et Anne Le Laboureur, fille de Thomas Le Laboureur et Marguerite Bardin de la ville de Caen en Normandie, en présence de témoins connus : le sieur Gaigneur (marchand), sieur Audouart dit Saint-Germain (notaire), Lemaistre et autres». Nous sommes le 18 juillet, un mardi. De la Grande Allée, où naîtront quelques enfants, ce sera l’installation permanente sur la rive nord de la rivière Saint-Charles, là où leurs rêves s’accorderont aux saisons, de beaux étés et de froids hivers. Tout comme le mariage religieux, les cérémonies de baptême successives ont lieu dans l’église dédiée à Notre-Dame de la Conception, en place de la cathédrale d’aujourd’hui, où le père Vimont a célébré la première messe le 24 décembre 1650. Auparavant, les offices se déroulaient dans la partie supérieure de la maison de la Compagnie des Cent-Associés, à l’emplacement actuel de l’église anglicane, rue des Jardins. En attendant qu’un curé soit nommé en permanence, Henri de Bernières en 1660, ce sont les Jésuites qui remplissent cet office.

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À suivre les faits et gestes de la vie quotidienne de cette famille, nous découvrons leurs aspirations, leur tempérament, leurs valeurs, au sein d’une population aux origines diverses de France ou d’ailleurs. Pour mettre nos pas dans les leurs, nous avons la chance que Jean et Anne aient élevé leur famille en la seigneurie des Jésuites dont les archives ont été conservées. Cependant, il faut signaler aux lecteurs que ce qu’on y retrouve relève des contestations à la cour de justice et que, en ce sens, une biographie sera forcément entachée de distorsions. Plusieurs ont écrit que nos ancêtres, en général, étaient chicaniers. Nous aurons aussi cette impression pour les nôtres, qu’équilibreront, espérons-le, leur vaillance, leurs ambitions, leur intérêt à préparer un bel avenir à leurs enfants, comme en font foi les contrats notariés. Les terres de la Canardière ou quartier Limoilou de Québec

À la connaissance que nous avons déjà de la seigneurie de NotreDame-des-Anges, il faut ajouter qu’elle a été concédée avec « la propriété des prés que la mer couvre et découvre à chaque marée », ce qui était un grand privilège selon Reine Malouin, dans son ouvrage historique sur Charlesbourg. Jean Bourdon, le premier cartographe, inscrit dès 1640 ces prairies naturelles avec le nom des premiers concessionnaires sur la rive nord du fleuve, davantage développée que la rive sud. Cette végétation le long du fleuve, les premiers voyageurs s’en émerveillent, non seulement pour ses paysages naturels, mais aussi pour les travaux des habitants des seigneuries de Beaupré, de Beauport et de la Canardière, donnant à penser que le pays n’est plus un sol étranger pour ces enfants, ces fils émigrés de France. Dans le langage courant, ce premier front des terres de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges sera appelé la Canardière, en raison de l’abondance de la sauvagine : canards et tourtes. Un siècle après les labeurs des premiers occupants, avant que ne soit cédée cette Nouvelle-France aux envahisseurs, le capitaine John Knox est à bord du Goodwill de la flotte de Wolfe, en ce 26 juin de la mémorable année 1759, alors que la flotte britannique mouille à la pointe de l’île d’Orléans face à Québec. Il décrit ce qu’il voit : « Ici, de toutes parts, nous avons l’agréable spectacle d’un pays délicieux : moulins à vent, moulins hydrauliques, églises, chapelles,

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métairies substantielles, toutes construites en pierre, couvertes, les unes en bois, les autres en chaume. Partout la terre paraît en très bon état de culture ; avec ma lunette, je puis discerner qu’elle est ensemencée en lin, blé, orge et pois, etc., et que les champs sont enclos de palissades en bois. Aujourd’hui, il fait une chaleur agréable. Parfois de légères brumes flottent sur les hauteurs, mais sur le fleuve l’atmosphère est d’une clarté limpide. Au tournant du fleuve, lorsque nous étions à la voile, nous eûmes le spectacle passager d’une merveilleuse curiosité naturelle qu’on appelle le Sault de Montmorency.» Un touriste ravi, penserait-on aujourd’hui ! Historique des terres

De la Canardière d’autrefois, il reste ce chemin, le même qu’au temps des ancêtres, qui partait du «petit passage» où on traversait la SaintCharles à gué, à la basse marée, ou autrement en canot. L’hiver, lorsque la rivière était gelée, on pouvait passer facilement avec chevaux et voitures pour atteindre l’autre rive. En 1788, après la Conquête, s’est construit un pont, le pont Drouin d’aujourd’hui, facilitant la circulation de Québec vers Charlesbourg et Beauport, de nos jours le quartier Limoilou Sud de la ville de Québec. Par les ponts Drouin ou Dorchester (deuxième pont), nous atteignons ce chemin de la Canardière où, de part et d’autre, se trouvaient les terres ancestrales des Normand. Ces terrains en bordure du fleuve et de la Saint-Charles feront place à un quartier ouvrier à partir du XIXe siècle, appelé Saint-Roch Nord, puis naîtront les deux premières paroisses : SaintCharles de Limoilou, aux alentours des anciennes terres des Normand, et Saint-Pascal-de-Maizerets, du côté est. Si le nom ancien de la Canardière rappelle l’abondance des canards, aujourd’hui, en direction de Beauport, un immense espace pris sur la rivière et le fleuve tient lieu de cour à bois, de gare de triage pour l’usine Daishowa, autrefois l’Anglo Canadian Pulp and Paper Mills, dont les émanations de soufre par temps humide nuisent à la visibilité des automobilistes. Il n’y a plus de canards, plus de tourtes non plus, mais une présence nouvelle de la gent ailée : les goélands à bec cerclé qui, protégés des fusils, posent au Service canadien de la faune des problèmes éthiques, entre la conservation de l’espèce et le danger de pollution que représentent ces oiseaux.

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Quant aux bourgs et villages développés sur le deuxième front des terres vers le nord, Bourg-Royal, l’Auvergne et le Petit Village, les Jésuites, puis les prêtres du Séminaire de Québec y offrent les services religieux dès 1660. C’est l’origine de la très ancienne paroisse Saint-Charles de Charlesbourg, érigée en 1673, au temps de monseigneur de Laval. Encore aujourd’hui, on peut visiter les vestiges du moulin seigneurial qu’avaient fait construire les seigneurs des lieux et y retrouver inscrit dans le paysage le modèle concentrique des terres regroupées en bourgs, comme l’avait décidé l’intendant Talon. Le bailliage de la seigneurie : une généalogie vivante

Les Jésuites ont reçu leurs terres avec « haute, moyenne et basse justice ». Un bailli ou juge assure la conformité aux règlements en première instance, en cas de litige entre les habitants de la seigneurie. Une maison est spécifiquement construite pour cette cour de justice, au « petit passage » où arrivera par la suite le pont Drouin. À la fin du Régime français, la seigneurie compte plus de 340 familles regroupant 2 845 personnes, ce qui en fait la plus peuplée du pays. Au surplus, ses archives figurent parmi les plus considérables et les mieux conservées au Québec, avec un fonds de 2 300 pages manuscrites, au cours de 60 ans, ce qui équivaut à 554 pages transcrites pour un premier tome publié à compte d’auteur par André Lafontaine. Pour la famille Normand, 17 noms sur trois générations, plus de 111 pages qui les concernent directement. Un deuxième tome permet de suivre la famille jusqu’en 1762, année où apparaissent encore les descendants de Jean et Anne, habitant toujours les terres ancestrales. André Lafontaine écrit dans la préface de son ouvrage que les archives judiciaires demeurent un des meilleurs moyens de comprendre la mentalité de nos ancêtres, moulée par les lois de la Coutume de Paris, et de connaître leur vie quotidienne qui, de la naissance à la tombe, était balisée tant par l’Église que par l’État. Un autre spécialiste des bailliages, Raymond Gariépy, dans la préface du livre Les terres de L’Ange-Gardien et de la côte de Beaupré, ajoute que « l’histoire des terres, si elle ne peut se faire sans la généalogie, fait voir une généalogie vivante qui se déroule devant nous ». Voici donc cette généalogie vivante, ces traces qui permettent d’esquisser le portrait d’un des habitants pionniers de la Canardière, 136

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ce Jean Le Normand qui n’a rien de la discrétion de son père Gervais. À notre avis, si son nom est inscrit sur la carte de Villeneuve de 1690, avec, du côté est, celui de son voisin de terre, Timothée Roussel, ces deux-là auraient pu faire les manchettes des quotidiens d’aujourd’hui, encore qu’à l’époque, dans les maisons de la Canardière et même en haute-ville, les événements devaient circuler par tranches selon l’ordre du jour du Conseil souverain. La famille Normand, première génération née au pays

1.

Marie, née et baptisée le 2 juillet 1657. Parrain : Me Gervais Le Normand (maître charpentier). Marraine : Jacquette Vivié (Vivray), femme de Jean Normand, oncle du père de l’enfant. Décès le 7 juillet 1657.

2.

Marie, née et baptisée le 27 juillet 1658. Parrain: Robert Haché, taillandier. Marraine : Estiennette Després, femme de feu monsieur Guillomot Duplessis-Kerbodot qui fut gouverneur de TroisRivières et se noya lors d’une expédition contre les Iroquois le 19 août 1652.

3.

Anne, née le 25 janvier 1660 et baptisée le 26. Parrain: Gervais Le Normand. Marraine: Jacquette Viverey (Vivray), femme de Jean Normand. Décès le 2 février 1660.

4.

Jean, né et baptisé le 23 janvier 1661. Parrain : Jean Caron. Marraine : Marguerite Aubert, femme de Martin Grouvel, charpentier et maître de barque, marchand et commerçant.

5.

Charles, né le 30 octobre et baptisé le 2 novembre 1663. Parrain: Claude Descombières, chirurgien. Marraine: Marie Gachet, femme du sieur Descombières.

6.

Jacques, né et baptisé le 26 février 1664. Parrain: le sieur Jacques La Mothe, marchand. Marraine : Marguerite Boucher, femme de Toussaint Toupin, maître de barque, commerçant et marchand.

7.

Jacques-François, né le 1er juin 1665 et baptisé le 2 juin. Parrain: Jacques Cailteau. Marraine: Françoise Duquet, femme du sieur Jean Madry, maître chirurgien.

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8.

Suzanne, née le 16 décembre 1666 et baptisée le 19. Parrain : Jean Juchereau, sieur de la Ferté. Marraine : Marie Péré, femme du sieur Thierry de Lesttre dit Le Vallon, maître tailleur d’habits.

9.

Joseph, né le 10 janvier 1669 et baptisé le 13. Parrain: Romain Becquet, notaire. Marraine : Louise de Monceaux, femme de Pierre Pellerin dit Saint-Amant, cloutier et aubergiste.

10. Jeanne-Françoise, née le 6 avril 1670 et baptisée le 7. Parrain : François Trefflé dit Rotot, maître charpentier et habitant de la seigneurie. Marraine : Françoise Deschamps, femme de maître Louis Chapelain, menuisier. 11. Geneviève, née et baptisée le 19 août 1672. Parrain : Philippe Gaustier, sieur de Comporté. Marraine: Geneviève Macart, femme du sieur Charles Bazire, marchand bourgeois. 12. Louis, né le 17 septembre 1674 et baptisé le 18. Parrain: Auger Grinon. Marraine : Marie de Franclieu, femme de Charles Couillard, sieur des Islets. Entre 1657 à 1674, soit 17 ans, 12 naissances. En principe, on devrait trouver des informations sur les 10 enfants vivants, mais deux garçons seront mentionnés pour la dernière fois en 1681, lors du deuxième recensement. Dans ce relevé des naissances, un problème se pose à propos de Charles, né en octobre 1663, et Jacques, né en février 1664. Le recensement qu’avait commandé Talon en 1667 pourrait-il apporter quelqu’éclaircissement ? Marie a bien neuf ans, mais Jean a en réalité six ans et Charles devrait avoir quatre ans ; Anne est décédée à la naissance, Jacques aurait trois ans, François deux ans et Suzanne à peine un an. Qui a fait l’erreur, les parents ou le copiste? Un nouveau recensement, 14 ans après le premier, est plus proche de la vérité, à l’exception des deux Jacques, car cette fois l’un et l’autre ont 17 ans ! À cette date, parmi les 10 enfants, une absente, Marie l’aînée.

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Famille Jean Normand Anne Laboureur Marie Jean Charles Anne Jacques François Suzanne Jacques (domestique)

Âge (Correction) Bestiaux Terre en valeur 31 30 10 7 arpents 36 9 7 6 6 4 5 décédée 3 2 1 pas tout à fait 1 an 26

Prénoms des enfants et choix des parrains et marraines

Chaque naissance a été relevée directement dans les registres de la paroisse Notre-Dame, avec le nom des parrain et marraine, auxquels nous avons ajouté le métier et les titres (mis en italique, s’ils ne sont pas indiqués aux registres), aux fins de vérifier deux choses : le choix des prénoms des enfants et le choix des parrains et marraines, qui permet de déceler les alliances ou les amitiés des familles, de même que leur désir de promotion sociale. Deux enfants, Marie et Anne, ont leur grand-père Gervais et leur grand-tante Jacquette Vivray comme parrain et marraine. Le cousin Pierre dit La Brière et sa femme ne figurent pas sur la liste, alors qu’on les retrouve aux registres pour d’autres enfants. Les prénoms des enfants : Il est très fréquent qu’un des garçons porte le nom du père, et, dans ce cas-ci, c’est l’aîné ; voulu ou non, il y a aussi le prénom du parrain, et quatre autres enfants reçoivent le prénom de leurs répondants. Les prénoms des enfants de la famille de Jean et Anne sont pour la plupart des plus usités. Trudel a compilé 102 prénoms masculins ou féminins pour 1 155 enfants. Le prénom Marie arrive au premier rang, suivi de Jean et Jeanne, puis de François et Françoise. Quant à Louis, Jacques, Charles et Anne, ils occupent une bonne place, mais sont de moindre fréquence ; un prénom rare, Suzanne.

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Le parrainage : En relevant les titres ou les métiers des parrains et ceux des maris des marraines, la famille de Jean et Anne, comme d’autres familles, a à peu près les aspirations sociales du temps. 1-

Mr, monsieur, attribué au seul Guillemot Duplessis-Kerbodot d’ascendance noble de France.

2-

Sieur de, reconnaissance pour le dévouement ou les hauts postes dans la hiérarchie au pays, ce qui est le cas de Jean Juchereau, sieur de la Ferté, membre du Conseil souverain; Philippe Gaustier, sieur de Comporté, fut le premier prévôt de la Maréchaussée ; Charles Couillard, sieur des Islets, anobli par son père Guillaume qui était le gendre de Louis Hébert.

3-

Sr, Sieur ajouté devant le prénom (les gens ordinaires n’ayant aucun titre à cette période) est une considération envers certaines personnes. Sieur est donné aux chirurgiens Jean Madry et Claude Descombières et à deux marchands, Jacques La Mothe et Charles Bazire, de même qu’à Thierry de Lesttre dit Le Vallon, marchand et notable.

4-

Me, maître dans une profession ou un métier. Deux seulement sont indiqués comme tels : Gervais Le Normand, charpentier, et Louis Chapelain, menuisier. Les autres maîtres non signalés, mais connus aux archives, sont Martin Grouvel, maître charpentier ; Toussaint Toupin, maître de barque ; François Trefflé dit Rotot, maître charpentier.

5-

On n’a pas mis de titre à Romain Becquet, mais sa fonction y est signalée. Pierre Pellerin est cloutier de son métier et aubergiste. On ne connaît pas les métiers de Jean Caron et d’Auger Grinon ; Jacques Cailletau ou Cailhaud la Tesserie est le lieutenant du gouverneur.

En omettant les membres de la parenté qui reviennent plus d’une fois et les personnes dont on ignore le métier (3), il reste 22 personnes, dont 14 ont des titres ou qualités: Mr, Sieur de, Sieur et Me, soit près de 64 %. En accumulant signes et documents, on voit que Jean et Anne, comme d’autres petites gens, habitants ou gens de métier, suivent la voie générale des manières de faire à l’époque. Sans qu’elle soit forcément consciente, il y a au moins une ouverture à la promotion sociale. «Le parrainage, du moins en ces débuts, 140

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est un honneur qu’on recherche ; plus le milieu est restreint, plus le parrainage a d’importance honorifique », écrit Trudel, et il précise que le gouverneur et ses lieutenants des trois centres du pays sont fort en demande. On sollicite aussi les gens de la noblesse et de la bourgeoisie (du commerce ou de la haute fonction publique, il arrive même que parrain ou marraine soient des enfants de moins de 10 ans), de même que les gens d’Église, les Jésuites, Marguerite Bourgeoys et Jeanne Mance, pour l’importance de leur œuvre. Au palmarès des choix promotionnels, il y a aussi le seigneur du lieu et ceux qui s’élèvent dans l’échelle sociale par l’obtention de la maîtrise dans leur métier. Une famille de 12 enfants, c’est une fécondité dans la moyenne. Il ne semble pas qu’il y ait eu d’écarts marqués entre les diverses catégories sociales du temps. On cite que Charles Le Gardeur de Tilly et Geneviève Juchereau ont eu 16 enfants. Deux décès à la naissance seulement dans la famille Normand. Le patronyme Normand ne sera transmis cependant que par trois des six fils : Jean, Charles et Joseph. Ce qui étonne, c’est qu’on perd la trace de Jacques-François et de Louis après 1681. Quant au premier Jacques, des contrats sous seing privé révèlent qu’il est sans descendance. En ajoutant les enfants qui naîtront tant des fils que des filles de Jean et Anne, il serait intéressant de comparer le nombre de descendants de cette famille avec celui d’autres familles. L’Institut d’études démographiques de l’Université de Montréal a comptabilisé les naissances de chacune des familles pionnières établies en Nouvelle-France au XVIIe siècle, dont la compilation s’arrête au 31 décembre 1729. L’étude établit aussi le rang que la famille occupe par rapport aux 1 765 familles pionnières. Une comparaison avec une famille dont la descendance est considérée prolifique, celle de Pierre Tremblay et Ozanne Achon: 333 descendants, au 69e rang dans l’ensemble, alors que celle de Jean et Anne compte 210 descendants, au 162e rang. Le parallèle entre les familles Tremblay et Normand tient, car les mariages sont de la même époque. Pour donner un ordre de grandeur, la famille qui occupe le premier rang, celle de Jean Guyon (Dion), compte 2150 descendants. Jean Guyon s’est marié en 1615, ce qui donne presque deux générations de plus par rapport aux familles Tremblay et Normand. Au second rang et ayant le même profil que Guyon, on retrouve Zacharie Cloutier avec 2 090 descendants. 141

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Instruction donnée aux enfants

Cette question vient à l’esprit, comment préparer les enfants à lire et à écrire ? Souvent, la signature et la qualité de la calligraphie peuvent être l’indice d’un minimum d’instruction. Les filles Normand signent leur nom, tout comme Joseph ; quant à Charles, il le fait d’une main assurée et avec une élégante graphie. Aux Archives du Séminaire de Québec, dans Annales et Grand livre des dépenses et recettes, apparaît pour l’année 1673: «Charles Le Normand de la Canardière, âgé de 12 ans, entré le 9 avril, il sortit le 29 septembre 1680, n’ayant pu réussir et ayant appris le métier de couvreur ». Comme il n’est pas suffisamment doué pour de grandes études, on le met en pension au Petit-Cap du cap Tourmente. Le coût de la pension est de trois livres par mois avec un minot de sel. «Dans le dessein de favoriser cette aptitude naturelle des Canadiens pour les arts et les métiers, monseigneur de Laval établit à SaintJoachim un pensionnat où les enfants de la campagne avec une éducation religieuse, recevaient une bonne instruction primaire, étaient formés à l’agriculture ou apprenaient des métiers. Les jeunes gens

Le Petit-Cap à Saint-Joachim de Montmorency, où Charles Le Normand est pensionnaire. Il y apprend le métier de couvreur. Dessin d’Auguste Laverdière, 1860. ANQQ, P600, S5, PDEN50

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ainsi élevés et instruits, prenaient ensuite un rang honorable parmi leurs concitoyens, et se rendaient utiles à leur famille et au pays. » L’abbé La Tour, qui écrit ces lignes dans Mémoire sur la vie de monseigneur de Laval, ajoute : « en général les enfants canadiens ont de l’esprit, de la mémoire, de la facilité, ils font des progrès rapides, mais la légèreté de leur caractère, un goût dominant de la liberté et l’inclination héréditaire et naturelle pour les exercices du corps ne leur permettent pas de s’appliquer avec assez de constance et d’assiduité pour devenir savants. […] Cependant ils réussissent facilement dans les travaux des mains ; les métiers parmi eux étaient portés à une grande perfection, et on trouvait de fort bons ouvriers en tout genre, les petits enfants eux-mêmes montrant de l’adresse. » L’éducation des filles

Quant à l’éducation des filles, le problème se pose de manière aiguë dès le début de la colonie. Les intendants et les religieux demandent à la France d’envoyer des maîtresses, femmes, filles ou veuves dévotes, des sœurs que la colonie ne fournit pas, pour instruire les filles des colons et les préparer à leur rôle traditionnel. « À Québec, seules les Ursulines reçoivent les filles des habitants et celles de la petite noblesse pour un minimum d’instruction, une période entre six semaines et trois mois, le temps de les préparer à leur première communion à Pâques, vers l’âge de huit ans ou plus. Plus souvent, elles sont pensionnaires et viennent de régions éloignées : Montréal, Trois-Rivières, Portneuf. Pour Marie de l’Incarnation, elles sont des externes auxquelles s’ajouteront les jeunes filles de Québec. Dans un délai relativement court, variant de quelques mois à deux ans, elles apprendront à lire et à compter et tout ce qu’une fille doit savoir.» À Montréal, Marguerite Bourgeoys s’occupe de l’œuvre d’éducation des jeunes Amérindiennes et Françaises à partir de 1658 avec l’institut séculier qu’elle fonde. La formule est éprouvée et connue. À la demande de monseigneur de Saint-Vallier et du curé de la paroisse Sainte-Famille de l’île d’Orléans, deux congréganistes arrivent dans cette populeuse paroisse en 1685 et ont leur petite école l’année suivante, à côté du presbytère. À Québec même, après des essais infructueux et grâce à un bienfaiteur, Marguerite Bourgeoys, à son deuxième voyage à Québec, installe ses filles dans la maison dite «de la plateforme » de monsieur Hazeur, à la basse-ville de Québec, au 143

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coin de la rue Saint-Pierre et de la côte de la Montagne. La basseville correspond davantage à l’orientation qu’elle donne à son œuvre pour ses institutrices qu’elle forme au service des «pauvres filles qu’elles pourraient instruire et apprendre à gagner leur vie ». À la demande des curés, les filles de mère Bourgeoys essaimeront dans les écoles paroissiales à mesure que les effectifs de la communauté augmenteront. À la période où les filles Normand doivent recevoir leur instruction religieuse, celle-ci ne peut relever que des Ursulines. Aux archives privées de cette communauté, l’historienne Claire Gourdeau a relevé au Registre des entrées et sorties des petites Françaises et Sauvages 1642-1719, les informations sur le nom des filles, le nom de leurs parents, la durée de leur séjour et le nom des personnes qui en ont payé le coût: 10 livres par mois ou 120 livres par année. Ces sommes peuvent être payées par de la marchandise: barrique d’anguilles, viande d’orignal, etc., ou par des travaux de menuiserie ou de taillanderie, comme ce sera le cas pour Étiennette La Brière. Elles apportent leur lit (le bâti), la paillasse, les draps et les serviettes, les potions si nécessaire. Les parents viennent chercher le linge pour le laver ou, moyennant six livres, les religieuses s’occupent de cette tâche. En général, le temps de cette formation religieuse va de février à Pâques, jour de la première communion. La période de janvier jusqu’à la fin du printemps correspond pour les religieuses à leur « basse saison ». Elles se libèrent en mai, le mois où arrivent les premiers vaisseaux de France, car elles doivent préparer le courrier, la réception des marchandises (ballots, barriques, livres, etc.) et tenir les comptes. Les filles de Jean et Anne chez les Ursulines

Marie entre chez les Ursulines le 3 mars 1670, à 11 ans, et sera pensionnaire cinq mois et demi. Le coût de la pension pendant six semaines est payé par monseigneur de Laval ; les Jésuites acquittent la pension de trois mois et madame Romain Becquet (Romaine Boudet) un mois et plus. Suzanne entre le 23 février 1678, à 11 ans. Son séjour de trois mois et six semaines est assumé à parts égales par le père Joseph, jésuite, et par le Séminaire pour les trois mois; monsieur de Bernières, curé de la paroisse, paie pour six semaines. 144

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Jeanne-Françoise entre à 12 ans, le 14 février 1682, pour trois mois. La pension est payée par ses père et mère. Geneviève, fille du sieur Normand des Islets (explication donnée plus loin), entre le 27 décembre 1685 et sort le 16 avril 1686. Elle a 13 ans et sera pensionnaire pendant trois mois et trois semaines. La personne qui a payé les coûts n’est pas mentionnée. De l’album terrier

Pendant qu’on donne aux enfants un minimum d’instruction, les aînés, filles et garçons, participent aux travaux des champs. Le nombre d’arpents de terre en culture augmente: il passe de 7 arpents en 1667 à 25 arpents mis en valeur, selon le recensement de 1681. On dénombre aussi 12 bêtes à cornes et 2 fusils. Chaque homme, domestique y compris, ainsi que les garçons de 14 ans et plus sont tenus d’avoir un fusil, et « défense de s’en départir pour payer des dettes ». En octobre 1678, les Jésuites font les Aveux et dénombrements de leur seigneurie au représentant du roi, où sont confirmées les deux terres de la Canardière que Jean avait reçues en tant que seul héritier Normand, les titres ayant été consignés auparavant chez le notaire Vachon en 1672. Elles ont 3 arpents et demi de front, 140 arpents en superficie, avec les droits de chasse et de pêche au devant de la concession. Se sont ajoutés des renseignements : les noms des propriétaires et les bornes des terres voisines de chaque côté, dont ceux de la terre située à l’est, qui appartient à Pierre Normand La Brière et dont Timothée Roussel deviendra le propriétaire après que son fermier Thiberge eut refusé de l’acquérir. Du côté ouest, Nicolas Patenôtre possède une terre de 2 arpents de front sur 30 de profondeur, une petite grange, des prairies et un désert, terre passée au nom de la veuve du sieur Guillaume Couillard (Guillemette Hébert, fille de Louis). Jean Normand acquiert cette terre de la veuve, en octobre 1678, au prix de 500 livres, dont la moitié est versée lors de la transaction faite avec le fils de la veuve, Charles Couillard des Islets. Voilà pourquoi, chez les Ursulines, lorsque Jean met Geneviève en pension en décembre 1685, il se présente comme le sieur Normand des Islets. Une fantaisie à connotation symbolique, penserait-on, Jean croyant sans doute que la terre se vendait avec le titre de noblesse, 145

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car les Couillard, comme les Juchereau et les Boucher (Pierre), avaient été anoblis par le roi, à la demande de Talon, pour les bons services que leur ancêtre avait rendus à la communauté. À la signature du contrat avec Jean Normand, Charles Couillard se dit écuyer et sieur de Beaumont, nom de la seigneurie qu’il possède sur la rive sud du fleuve. Parmi sa descendance, il y aura des Couillard de Lespinay, des Écors et Després, noms que l’on retrouve dans la toponymie de la Côte-du-Sud. Premier départ dans la famille : Marie, l’aînée

Après avoir été l’assistante des parents, tant au foyer qu’aux champs, Marie a 22 ans lorsqu’elle épouse Pierre Lambert, 30 ans. Ce sera le premier gendre à se présenter dans la famille Normand et le seul né en France. À la lecture de leur contrat de mariage, passé l’avantmidi du 4 février 1680, sont nommés : « Jean Normand et sa femme Anne, leur fille Marie, Pierre Normand dit La Brière, taillandier bourgeois, et Catherine Normand, sa femme, cousine de ladite Marie Normand, et Louis Chapelain, maître menuisier ; et de la part de Pierre Lambert, Abraham Méthot, habitant de la seigneurie de Lauzon, son cousin, du sieur Pierre Nolan bourgeois et échevin de cette ville de Québec, ami du futur marié, et damoiselle Catherine Hoüart, sa femme, de Philippe Guyon dit Deslauriers, habitant de la Côte de Lauzon. » Le mariage de Pierre Lambert et Marie Normand auraitil été favorisé par les intermédiaires que sont les deux familles bourgeoises et amies, les La Brière et les Nolan ? Avec les signatures de Nolan et de sa femme, figurent celles de leurs deux filles, Marie et Catherine. Le futur marié signe comme un notaire, dirait-on, avec paraphe. On reconnaît la griffe de Jean : Jan norman SSS avec ses trois S en paraphe. S’ajoute la fille La Brière âgée de 13 ans: Tiennette Normand. Le mois suivant, c’est le mariage religieux auquel assistent Jean le père, Pierre Normand dit La Brière, le sieur Pierre Nolan, Louis Chapelain et Abraham Méthot. Puisque la plupart des personnes qui participent à la noce viennent du Perche ou de la Normandie ou y ont déjà travaillé, il serait à propos de se référer à la description d’une noce dans un petit village de basse-Normandie par un chroniqueur: «Nous rasâmes de très près une maison dans laquelle on faisait la noce. La porte et les fenêtres ouvertes nous laissèrent apercevoir de longues tables chargées de 146

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mets et de carafes de cidre, et garnies de joyeux convives. Notre cocher qui saluait d’un air d’envie ses nombreuses connaissances, nous apprit que dans ces contrées les noces durent plusieurs jours. On se rassemble encore le dimanche suivant pour faire un dernier repas qu’on appelle renoce. » Et ce paysage que quitte Marie ? De chaque côté de la rivière Saint-Charles, la transformation est considérable, si on compare le paysage avec celui des années 1660. Des maisons, granges et étables, des champs clôturés, les fermes voisines auxquelles s’est ajoutée la maison du bailliage non loin du « petit passage ». Vers le sud d’où surgit, bordée par les eaux du Saint-Laurent, l’avancée du cap Diamant avec ses constructions et clochers de chapelle : l’Hôtel-Dieu, le collège des Jésuites, le séminaire de monseigneur de Laval, la cathédrale, le château Saint-Louis, et, plus à l’est sur la falaise, la métairie et la petite chapelle de feu Jean Bourdon sur le coteau SainteGeneviève et toutes ces maisons et fermes vers Sainte-Foy. Entre l’estuaire de la Saint-Charles et la falaise de la haute-ville, des constructions, des moulins à vent, la nouvelle église des Récollets (1671) et leur monastère, auquel le gouverneur Frontenac a fait ajouter en 1677 un corps de logis pour agrandir le local et s’y réserver un appartement.

Québec vu de la rive nord de la rivière Saint-Charles, une gravure de J. C. Stadler d’après un dessin de George Heriot, 1805. ANQQ, P600, S5, PGN11

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Pierre Lambert, en arrivant au pays, rejoignait son cousin Abraham Méthot, aussi célibataire à cette époque. Tous deux viennent de paroisses voisines: Pierre Lambert de Fourmetot et Abraham Méthot de PontAudemer, dans le même arrondissement et archevêché de Rouen en Normandie. Abraham Méthot a épousé Marie-Madeleine Mézeray en 1673, l’année même où Pierre Lambert a reçu une concession dans la seigneurie de Villieu, Saint-Antoine-de-Tilly par la suite, aux limites ouest de la paroisse de Saint-Nicolas. Pierre Lambert figure parmi les cinq pionniers de Saint-Antoine, et c’est à cet endroit que sa femme et lui sont recensés en 1681, avec Pierre, leur premier fils. Quant à Marie, comme sa mère, elle aura à vivre loin des siens, sur cette rive sud du fleuve. Première mésentente entre voisins de terre

Jean Normand et ses voisins du côté est, Jean Thiberge, fermier de Pierre La Brière, Timothée Roussel, chirurgien de l’Hôtel-Dieu, Étienne le Lyonnais et François Trefflé dit Rotot, ainsi que Glinel, le passager (passeur), sont présents, ce 20 octobre 1679, alors que Jean Thiberge est « demandeur à la cour de la Seigneurie pour faire condamner Timothée Roussel à lui payer une quantité de mullons de foin qui ont été gaspillés et gâtés par les bestiaux du défendeur ». Roussel répond que ce ne sont pas ses bestiaux qui ont mangé le foin, mais ceux de Jean Le Normand et de Jacques Glinel, passeur. Chacun des voisins y va de son témoignage : François Trefflé et Étienne Rageot ont vu les deux chevaux de Roussel qui mangeaient de l’herbe dans la prairie fauchée de Thiberge le dimanche et le samedi précédents, que les bestiaux de Roussel étaient parmi les mulles de foin. Jean Normand et sa femme affirment que tant le jour que la nuit, ils ont vu aussi les bestiaux du sieur Roussel manger le foin de Thiberge. Glinel ajoute qu’il y a six jours, il a aperçu six bêtes à cornes de Roussel qui mangeaient le foin et qu’il est vrai que Roussel, par deux fois, les avaient chassées. Thiberge demande que sa clôture soit vue par des experts. Des arbitres sont nommés par chacune des parties pour évaluer la perte de foin et examiner la clôture. Dans une séance ultérieure, ils témoignent que la clôture était close, mais qu’il y avait trois ouvertures par où les bêtes seraient passées. À la première comparution, Timothée Roussel avait fait ajouter « qu’il a eu procès avec ledit Normand et 148

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sa femme, et qu’une ordonnance de monseigneur l’Intendant en date du premier juin 1677 fait défense de se médire ni méfaire». Cet événement aura-t-il des suites ? Autre terre à Charlesbourg : le modèle concentrique

Jean continue à augmenter son patrimoine terrien et, devant le notaire Duquet, le 26 août 1682, les Jésuites lui concèdent «une terre ayant le droit cédé de Charles Petit déclarant avoir été payé et satisfait des travaux dudit Jean Normand preneur, de la somme de 200 livres tournois ». Cette terre au lieu-dit Saint-Claude fait quatre arpents, trois perches et cinq pieds de front sur la route, et s’étend depuis la route Saint-Claude jusqu’aux terres de Jean Talon, intendant du pays. Sur cette concession, les seigneurs se réservent un demi-arpent ou plus pour faire bâtir un moulin. Effectivement, il y a eu un moulin, le premier de Charlesbourg, et aussi une première chapelle. « Ce n’était qu’une cabane de bois équarri coiffée de paille », écrit Reine Malouin. À partir de 1686, la fabrique du Trait-Carré est propriétaire d’un emplacement où sera construite l’église de Charlesbourg. Le contrat stipule que Jean doit bâtir sa maison à un arpent de la route et qu’il faut laisser deux arpents de la route à l’endroit où il se bâtira pour servir de commune à ses bestiaux et à ceux des autres habitants, qui laisseront également deux arpents chacun ; de plus, il s’engage à clôturer les quatre arpents de front sur la route ainsi qu’à contribuer à la clôture « traversante » avec les autres habitants. C’est le modèle concentrique importé de France, d’une superficie de 110 arpents environ. Un emplacement à la haute-ville

En 1683, les prêtres du Séminaire concèdent à Jean « un emplacement situé à la haute ville de Québec, 41 pieds de long sur le grand chemin qui descend de la paroisse à l’hôpital [rue de la Fabrique] sur la profondeur depuis ledit chemin jusqu’à la clôture du Séminaire, joignant d’un côté à Robert Choret et de l’autre côté à Pierre Léaumont, sieur de Beauregard». Ce terrain fait partie d’un ensemble acheté au Séminaire par les marguilliers de la paroisse Notre-Dame de Québec. Pour cette raison, le contrat indique que sont présents Henri de Bernières, prêtre curé de la paroisse, le supérieur du Séminaire de Québec, messire Louis Ango de Maizerets, prêtre, messire Germain 149

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Les terres de Jean Le Normand, père et fils, et des familles Trefflé et Huppé (en gris) à partir de la carte de Gédéon de Catalogne, 1709, reprise par Decouagne.

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Morin, aussi prêtre et directeur du Séminaire, qui ont conjointement cédé et transporté cet emplacement à la charge du cens et des rentes seulement (20 sols) que Jean doit payer tous les ans à la fabrique, à la décharge du Séminaire. Le prix est de 200 livres pour 2 050 pieds carrés. Des restrictions de vue (fenêtres) sont incluses au contrat, ce qu’on appellerait aujourd’hui une servitude. L’acquéreur «ne pourra avoir aucune vue sur l’enclos du Séminaire, dans la maison qu’il fera bâtir. Il pourra faire des vues autant qu’il désirera dans l’étage du bas, seulement. » Cette maison que Jean fait construire sur son terrain, il la louera le 19 août 1688 à un marchand, Jean Gibaud, pour 90 livres par année se terminant à pareille date en 1695, selon le contrat signé par Rageot. À leur tour, les fils s’installent

Le 16 août 1685, une concession est accordée à Jacques Normand, mineur, assisté du sieur Jean Normand, son père. Jacques a 21 ans. Il est le fermier depuis un an sur la concession de demoiselle Marie Laurence, veuve d’Eustache Lambert, marchand bourgeois. En ce jour, elle vend sa propriété à Jacques, en exigeant 56 livres et 12 sols pour la période d’une année, ce qui constitue l’intérêt annuel sur la somme principale de la vente qui est de 850 livres. Concédée originellement en 1658 à Nicolas Gendron dit Lafontaine, cette terre est située à l’ouest et voisine des terres de Jean, père de Jacques. La même année, Léonard Paillard vend à Jean Normand, le fils aîné, une terre située au Petit Village, dont le contrat passé chez le notaire Duquet est introuvable aux archives, mais dont nous retraçons les coordonnées d’après d’autres documents. L’ensemble du patrimoine familial sur trois générations

I.

Banlieue de Québec : Gervais et Jean, son frère : 30 arpents

II.

Seigneurie de Notre-Dame-des-Anges : Jean Normand : 288 arpents (3 terres et terrain en ville)

III. Seigneurie de Notre-Dame-des-Anges : Jean fils : 125 arpents ; Jacques fils : 112 arpents 151

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À la différence de Pierre La Brière, qui tirait profit de ses terres en y plaçant un fermier, Jean se consacre à la mise en valeur de ses propriétés et a bien en vue l’établissement de ses fils comme habitants. À propos de cet élargissement du patrimoine terrien, Émile Salone écrit que « les habitants sont capables de se passer de leurs tuteurs, les seigneurs. Ils ont vite conquis l’aisance.» Il cite le témoignage de l’intendant Duchesneau dans sa lettre au ministre Colbert en 1679 : « Quant aux laboureurs [sens de l’habitant] qui s’appliquent avec assez d’assiduité à la terre, ils subsistent fort honnêtement et sont, sans comparaison, plus heureux que ce qu’on nomme en France les bons paysans.» Puis la missive de De Meulles en 1683 : «On vit ici fort doucement. La nourriture y est bonne. Il n’y a point de si misérable particulier qui ne recueille assez de blé pour nourrir sa famille et qui n’ait dans son habitation quelques vaches, des volailles et quantité de légumes. À 12 ou 15 lieues autour de Québec, on pêche force saumons et anguilles dans la saison dont ils peuvent vendre une partie, en ayant assez gardé pour leur provision d’hiver, la plupart peuvent encore vivre de leur chasse. » À la même époque, arrive au pays un cadet de Gascogne, connu sous le nom de baron de La Hontan, personnage assez controversé s’il en fut un, et ses observations publiées sous le titre de Voyages dans l’Amérique septentrionale, sans contredire celles des intendants, sont plus colorées et moins officielles et par ailleurs davantage citées. Il se permet d’évaluer l’aisance des habitants à l’aune de leur grande liberté plutôt qu’à leur richesse par rapport à la contraignante société dont ils sont issus. N’oublions pas que nous sommes à un siècle avant la Révolution française. « Les paysans y sont à leur aise et je souhaiterais une aussi bonne cuisine à toute notre noblesse délabrée en France. Que dis-je paysan ? Amende honorable à ces messieurs ! Ce nom-là pris dans la signification ordinaire mettrait nos Canadiens aux champs. […] Ces gens-ci n’ont pas tort après tout; ils ne payent ni sel, ni taille [taxes assumées par les classes paysannes] ; ils chassent et pêchent librement, en un mot, ils sont riches. Voudrez-vous donc les mettre en parallèle avec nos gueux de paysans ? Combien de nobles et de gentilshommes jetteraient à ce prix-là, les vieux parchemins dans le feu ! » La prise de possession d’une terre vierge exige une première opération, le défrichage, dont on fera un métier, et à la suite vient 152

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le labourage, tel qu’il s’est pratiqué ici. Les seigneurs ou les grands propriétaires terriens et les communautés religieuses engagent soit des « laboureurs à bras qui manient la bêche et la houe », soit des « laboureurs à bœufs qui disposent de l’outil traîné, c’està-dire une charrue», selon Robert-Lionel Séguin dans son étude sur L’équipement aratoire et horticole du Québec ancien. Le métier de laboureur s’est exercé ainsi jusqu’au XVIIIe siècle, le laboureur n’étant pas propriétaire de la terre. Avant que le terme habitant soit synonyme de cultivateur, il faut dépasser le XVIIe siècle et même davantage, alors que les écrits des intendants destinés au ministre du roi parlent des laboureurs dans la sémantique de l’ancienne France. Salone ajoute que l’ascension du tiers-État (les petites gens) dans la colonie ne s’arrêtera pas à mi-chemin. À la génération suivante, ce sont des fils d’habitants qui achètent les seigneuries, et il donne la liste de ceux qu’il appelle les seigneurs-laboureurs. Dans la famille des Normand, c’est l’arrière-petit-fils de Jean et Anne, Jean-Baptiste, négociant puis marchand, qui achètera en 1764 la seigneurie de Repentigny. Et d’où vient le pouvoir d’achat de la Différents outils du laboureur : croc, louchet, famille ? Par héritage de son père, Jean reçoit broc et cognée. les deux terres de la Canardière et obtient, grâce Photos de l’auteure à la vente de la concession de la Grande Allée, 650 livres. Il n’y a pas eu d’inventaire, mais on présume qu’il a hérité de ce qui pouvait garnir une maison habitée, des bestiaux et des grains qu’il s’était réservés à la vente. On se pose quand même la question sur la façon d’obtenir de l’argent liquide pour acquérir d’autres terres, payer les droits de cens et rentes, ce qui n’est pas excessif tout de même, alors qu’un castor vaut deux livres en moyenne. Mais il faut également faire vivre la famille, acheter les vêtements ou le tissu pour en confectionner, les ustensiles et les outils, le matériel approprié qu’on ne peut fabriquer – même le sel est importé –, les provisions autres que les produits de la terre, de la pêche et de la chasse, comme le vin et l’eau-de-vie. Il y a aussi l’achat d’animaux ainsi que les coûts des actes notariés, les soins médicaux, jusqu’aux frais de justice à l’occasion, ce qui est appelé les dépens des procès. Et il y en a eu ! 153

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On remarque que l’expansion de la superficie des terres n’a commencé qu’après la naissance du dernier enfant, soit en 1674. L’aide des garçons aux travaux de la ferme ou aux champs ne doit certes pas manquer aux parents. Ce ne serait pas faire erreur que de signaler la contribution des filles aussi, comme en témoigne une lettre de Denonville au ministre du roi : « cependant les enfants ne s’épargnent pas, car j’ai vu deux grandes filles couper du blé et tenir la charrue ». Cette expansion est d’autant plus remarquable que les années 1680 coïncident avec une période de guerre et de disette, pendant laquelle les familles nobles elles-mêmes demandent de l’aide à l’État pour avoir du blé afin de se nourrir convenablement. Dans une autre lettre, Denonville écrit : « il y a le bonhomme Tilly qui est un de nos conseillers et gentilhomme qui a 15 enfants ; il lui faut donner du blé présentement pour vivre. Sa femme et sa fille labourent la terre tous les jours. » Le fils aîné Jean et son frère Jacques sont tous deux dans la vingtaine lorsqu’ils acquièrent leur terre en 1685. À cette époque, leur frère Charles est déjà en société pour le commerce des pelleteries et pratique son métier de couvreur de toits ; Joseph a 16 ans, ce qui correspond à une maturité concernant le travail aux champs. La terre n’offre pas seulement l’avantage de procurer le nécessaire en blé, légumes, lait, viande, mais les surplus peuvent être vendus au marché de la haute-ville. Des concessions obtenues, on peut exploiter aussi le bois, comme le démontre un contrat dans lequel Jean Normand fils, avec un autre habitant, s’engage à livrer 12 cordes de bois à Nicolas Juchereau, sieur de Saint-Denis, pour 200 livres. Les habitants prennent parfois à bail des vaches ou des chevaux dont les propriétaires habitent la haute-ville, vendent aussi des bottes de foin ou des minots de grain, louent leurs services avec traînes ou charrettes et attelage de bœufs ou chevaux pour le transport de matériaux. 1686, deux mariages : Suzanne en hiver et Jean au printemps

À 19 ans, Suzanne épouse Jacques Huppé, 24 ans environ, fils de Michel Huppé, maître chapelier, et de Madeleine Roussin, qui possèdent une terre du côté est de celles des Normand. On est en plein mois de février. Présents à l’église: Jean Normand père, Antoine Huppé, 154

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frère de l’époux, René Remy, Jean Gautier dit La Rouge et Paul Chalifour fils, comme témoin. Ont signé Suzanne Normand, Jean Normand, Remy, Jean Gautier et Paul Chalifour. La noce se passe à la Canardière, et on peut supposer que dans la grande pièce servant de salle à manger, avec l’âtre qui réchauffe, tourtières et épaule de porc fumé, vin blanc, friandises et gâteaux sont au menu. Jacques Huppé et Suzanne s’installent sur les terres de la famille que Michel Huppé a partagées entre ses deux fils, Antoine et Jacques (lots 682 et 683). Puis le 3 avril suivant, au minutier de Duquet, les parents Normand déclarent ce qu’ils donnent en héritage à leur fils aîné Jean, qui va épouser Anne Chalifour : « ledit sieur Normand père a promis de donner à son fils en avancement d’hoirie, la somme de 100 livres en grain ou en autre chose. Il lui promet de bâtir sa maison et la veuve Chalifour a promis aussi en faveur dudit mariage de donner à sa fille par avancement d’hoirie, une vache à lait. » Cette cérémonie réunit un nombre important des membres de la famille Chalifour : la mère, ses quatre fils, Paul, Pierre, Étienne et Claude, ses filles, Marguerite et Louise, ses gendres ; et du côté de la famille Normand, Jean, Anne et le cousin Pierre Normand dit La Brière, maître taillandier et bourgeois de Québec. La noce a lieu chez les Chalifour et on suppose que la fête est très animée, Anne étant la plus jeune fille des 14 enfants de Paul Chalifour, charpentier de gros œuvre, et de Jacquette Archambault, tous deux originaires de la région de La Rochelle. Les Chalifour ont aussi leur terre en la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, aux limites de la seigneurie de Beauport. Assez curieusement, le mariage à l’église ne sera célébré que le 6 juin. Jean a 25 ans et Anne, 16 ou 17 ans. Jean et son épouse s’installent sur leur terre au Petit Village, et la famille relève de la paroisse de Beauport où naîtront leurs enfants. Avant que l’Histoire ne nous révèle les menaces de guerre pour la prise de Québec en 1690 et que la Canardière n’en soit un des champs de bataille, jetons un regard sur les alliances entre les mères patries. En 1685, Jacques II, roi d’Angleterre et d’Irlande, se convertit au catholicisme. L’opposition des whigs puritains fait appel au gendre du roi, Guillaume d’Orange, pour le détrôner et Jacques II se réfugie en France. Les alliances entre les deux pays se transformant, 155

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les répercussions se font sentir en Amérique. Les Britanniques projettent de s’emparer des territoires de la France en Amérique, mettant à contribution leur colonie américaine. Après la prise de l’Acadie, Québec est dans la mire. Dès l’arrivée de la flotte britannique dans l’estuaire du Saint-Laurent, on fait avertir Frontenac, qui se trouve à Montréal, pour que les généraux et soldats se rendent à Québec et défendent le pays. Le matin du 15 octobre 1690, une flotte commandée par l’amiral sir William Phips est devant la ville de Québec. Bien des choses à se raconter dans les chaumières de la Canardière, là où s’est déroulé le conflit armé. Cette année-là, le danger imminent pour le pays se double d’un autre pour Jean, le père, car il y a péril en la demeure. Mais auparavant, les suites de ses démêlés avec son voisin Timothée Roussel.

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CHAPITRE 6

Le cahier des Mémoires Quand la petite histoire se mêle aux grands récits

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e cahier des Mémoires s’ouvre sur des événements qui relèvent de la grande Histoire mais qui fournissent des sujets de conversation probables, après le souper, sous la lampe qui agrandit les ombres et crée une mise en scène appropriée. Le père Jean a la tête qui commence à grisonner depuis la dernière altercation avec son voisin Timothée Roussel, pour laquelle ils ont tous deux été condamnés, en l’année 1677, à ne plus se méfaire ni médire, ce qu’il faut traduire par «finies les engueulades » ! Inévitable, la chicane reprend et le procès traînera en longueur.

En 1682, le juge de la seigneurie ordonne à Jean Normand de laisser le chemin libre pour que son voisin Roussel puisse passer à cheval et en charrette. Jean n’ayant pas obtempéré, Roussel décide d’en appeler au Conseil, qui accepte sa demande d’intimer Jean Normand. Mais ce n’est que le 13 août de l’année suivante que la comparution a lieu, alors que les juges somment les deux rivaux d’exposer leurs griefs. Un conseiller est nommé pour enquêter. Les écrits de la Prévôté de Québec nous apprennent que la colère va grandissant de part et d’autre, au point qu’ils en viennent aux coups, car Roussel réclame à Normand des dédommagements pour l’avoir battu, accusation à laquelle Jean aurait répliqué que Roussel, ivre, l’avait insulté ! Roussel en appelle du jugement rendu par la Prévôté et les deux comparses se présentent donc le lundi, 1er avril 1686, devant l’aréopage du Conseil souverain.

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Cette fois, il faut tous les nommer pour mieux imaginer l’ambiance : le gouverneur Denonville, monsieur l’abbé de Saint-Vallier, nommé par le roi à l’évêché de Québec (c’est sa première séance au Conseil), Louis Roüer de Villeray, premier conseiller, Charles Le Gardeur de Tilly (maison de Puiseaux), Matthieu Damours Deschauffour, enquêteur, Nicolas Dupont de Neuville (celui qui a acheté la terre de Gervais), Claude de Bermen de la Martinière et François-Magdeleine Ruette d’Auteuil, procureur général. Les décisions sont de cet ordre: « que Jean Le Normand paierait le chirurgien qui aurait pansé et médicamenté les plaies de l’appelant des excès commis sur sa personne, qu’il paierait la somme de 60 livres pour ses intérêts civils incluant les 30 livres à lui adjugées pour provision alimentaire, en plus les dépens du procès ; les parties au surplus hors de Cour, sauf à Roussel, à se pourvoir à l’encontre d’un des fils de l’intimé [Joseph], ainsi qu’il aviserait bon être, pour lui avoir tué son chien; et pour les faits résultant du procès, les parties sont condamnées à chacun à 10 livres d’amende, avec défense de se méfaire ni médire à l’avenir, à peine de 100 livres et de plus grande peine le cas échéant, avec injonction aux officiers de la seigneurie de régler et faire suivre les chemins de la communauté, Monseigneur de Saint-Vallier, en telle sorte qu’ils soient libres pour membre du Conseil souverain. ANQQ, fonds Livernois, P560, S2, que son voisin puisse passer à cheval P300370-1183 et en charrette ». Étonnant d’y trouver une référence à un chien, mais ce Timothée Roussel, familier des chercheurs, quoique peu connu de l’histoire, serait à l’origine de la légende du Chien d’or, cet énigmatique chien doré qui ronge son os, posé sur un panneau encore visible aujourd’hui en la ville de Québec. La légende du Chien d’or

William Kirby publie en 1877 le roman The Golden Dog, qui met en scène des personnages historiques du dernier quart du XVIIe siècle 158

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à Québec, au temps du comte de La Galissonnière, gouverneur du pays, et de Bigot, intendant. Le roman débute par une conversation philosophique entre le gouverneur et Pehr Kalm, le grand botaniste suédois, envoyé par son roi pour observer la flore d’Amérique. Les personnages mis en présence sont réels, mais on y invente une histoire d’amour et de chevalerie autour du noble Pierre Le Gardeur de Repentigny et de Philibert, honnête marchand, et mettant en relief les exactions de Bigot et de sa bande de marchands malhonnêtes. Le Chien d’or sera traduit par Pamphile Lemay et présenté aux lecteurs français en 1884. Il y aura plusieurs retouches et rééditions, et celle de 1926 nous servira de référence. Dans la préface de la version française, l’historien et ami de Kirby, Benjamin Sulte, essaie de tirer au clair cette histoire du Chien d’or qui, avant de servir de prétexte à un roman, faisait fonction d’enseigne, rue Buade à Québec. Cette enseigne, qu’on peut observer aujourd’hui, est apposée au fronton de la porte latérale de l’hôtel des Postes. On y voit un chien doré en relief sur une plaque de marbre où est inscrit : Je suis un chien qui ronge l’os, En le rongeant je prends mon repos. Un temps viendra qui n’est pas venu Que je mordrai qui m’aura mordu. À l’époque, cette pierre sculptée surmontait la porte d’entrée du cabaret de Philibert, rue Buade, dans un encadrement de pierre, et servait d’enseigne à son commerce. Qui est donc ce Philibert ? Il

La pierre du Chien d’or à son emplacement d’origine au portail du cabaret Philibert, rue Buade, vers 1880. ANQQ, fonds Livernois, P560, S2, D10441

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a succédé à Timothée Roussel dans la maison de pierre que ce dernier avait fait bâtir en 1688 à la haute-ville, quelques années après ses démêlés avec Normand. À la mort de Roussel en 1700, ses héritiers vendent la maison à Nicolas Jaquin dit Philibert en 1734. Voilà les faits provenant des archives, mais le sens et l’origine du célèbre chien, viennent-ils de Roussel? Philibert a-t-il acheté la maison avec le chien en poche ? Le major Rowe, de l’artillerie royale de l’armée de Wolfe, enquête auprès des descendants des Philibert et des Roussel sur l’histoire de ce chien doré. Ils n’en savent rien, mais les vieillards de la ville se souviennent d’avoir vu la chose depuis longtemps, sans toutefois en comprendre le sens. Or Benjamin Sulte, ami de Kirby, qui l’a conseillé pour étoffer son roman, trouve un jour dans la Gazette de Montréal, le 30 septembre 1893, sous la plume de L.A.M.L : « J’ai lu dans les Notes and Queries de juillet, un article du major Rowe, de l’artillerie royale, disant qu’il avait vu le Chien d’or à Québec et qu’il s’était fait raconter son histoire, mais qu’il est enclin maintenant à la mettre en doute, ayant rencontré dans les Mémoires de Latude la mention d’un chien rongeant son os, qui aurait existé quelque part en France.» Benjamin Sulte, après avoir lu les Mémoires de Latude où il est fait mention de ce mystérieux chien, entreprend des recherches et correspond avec un Français du Midi. La réponse lui vient, confirmant qu’un historien, dans une notice antérieure à 1733, avait signalé déjà que sur la porte bâtie près du pont à Pézenas, près de Montagnac d’où venait Latude, il y avait un chien en relief sur la pierre, couché sur ses pattes et rongeant un os, avec l’inscription «1661 A.Z.R.» en lettres capitales accompagnée des vers suivants : Je suis un chien qui ronge l’os, En le rongeant je prends repos. Un temps viendra qui n’est venu Où je mordrai qui m’a mordu. L’inscription d’origine daterait de 1340 et serait reliée à une vieille histoire de voisins qui auraient eu une querelle. L’histoire ressemble bien à celle de nos deux belligérants, mais pour savoir si Roussel est originaire de cette partie du Sud de la France, il faut se référer aux archives. Or, au contrat de mariage passé devant le notaire Gilles 160

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Rageot en 1667, Roussel déclare venir de la ville de Mayot, diocèse de Montpellier, située au nord-est de Pézenas. Sulte conclut que le Chien d’or est bien une copie de celui de Pézenas par Roussel et que Philibert l’aurait gardé comme enseigne. Pour qui a travaillé dans les archives du bailliage de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges et dans celles de l’Hôtel-Dieu, il est aisé de conclure. C’est le cas d’Ernest Myrand, qui, dans son désir d’établir les titres de propriété de la Canardière et de refaire la carte de Villeneuve (carte incluse dans Phips devant Québec), raconte qu’il a pu, grâce aux documents et notes laissés par le père Ruffeix, alors supérieur des Jésuites, trouver la ligne exacte entre les deux voisins grincheux, et arriver à connaître les superficies capricieuses des terrains de Roussel, de « querelleuse mémoire », ajoute-t-il. Si les querelles avec Timothée Roussel font quelque peu sourire, pour en avoir entendu raconter de semblables venant des manières de faire à une autre époque, Jean a par ailleurs, sur un autre front, de nouveaux démêlés avec la justice, indice d’un tempérament engrené dans la malice, car il a eu des excès d’humeur en son propre foyer. Péril en la demeure

Au début de l’année 1690, en la maison de la Canardière, le notaire Rageot s’amène pour écrire sous la dictée de Jean: «Je, Jean Normand habitant de la Canardière soussigné promet à Anne Laboureur ma femme, de lui payer la somme de 7 livres 5 sols pour frais ; celle de 10 livres pour supplément des 12 livres que je lui donnais par mois jusqu’au premier novembre dernier, celle de 12 livres pour le mois de novembre et celle de 40 livres pour les mois de décembre, janvier et février. […] Comme aussi de lui payer de pension et de provision alimentaire, la somme de 160 livres par année, moyennant que ma femme se départe des saisies qu’elle a fait faire et en retour, de ce qui est en main de monsieur Larcher que je consens pour l’avantage de notre famille, être mis à intérêt le plus avantageux que faire se pourra et en main de personnes solvables, commerçantes qui en auront besoin pour leur commerce, à la réserve de la somme de 400 livres que je vais prendre en ayant besoin, lesquelles saisies, elle m’a à cet effet remises en main, en original. » Fait à Québec, le 13 février 1690.

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Jean Normand appose sa signature avec Dupuy et Peuvret, témoins et officiers de justice, et le notaire. Suit la reconnaissance de la part de Jean d’avoir fait et signé les promesses qu’il exécutera point par point, tandis que sa femme Anne annule les saisies et donne quittance des sommes reçues. Jean signe à nouveau, de même que Charles Juchereau, témoin, et Jean Lestaige, huissier. Exploiter ses ressources

En mai de la même année, Jean Normand s’engage comme charpentier pour Mathurin Renaud et Barbe Renaude de la côte de Lauzon. C’est le seul véritable contrat que l’on connaisse, bien qu’au mariage de son fils Jean avec Anne Chalifour, il ait offert de bâtir leur maison, mais « les parties n’ayant pas voulu », il n’a pas détaillé davantage. Cette décision de s’engager est-elle une conséquence de ses problèmes matrimoniaux ou cherche-t-il un endroit pour avoir gîte et couvert ? C’est plus que probable si l’on porte attention aux conditions de ce marché : « lesdits Renaud et Renaude ont reconnu et confessé avoir passé ensemble le marché et engagement d’huy à trois ans consentis, finissant à pareil jour, audit Jean Normand à ce acceptant pour bâtir et charpentir ledit Renaud. […] Ce marché et engagement fait moyennant l’entretien et la nourriture du charpentier et de lui donner une jeune vache tenant de trois jusqu’à six ans, un capot neuf en étoffe à capot, des caleçons, trois paires de bas, deux chemises et une paire de souliers. » Qui s’occupera de la ferme ? Par ailleurs, c’est bien en la maison du sieur Normand de la Canardière que se fera la noce de leur fille, Jeanne-Françoise. 1690 : mariage de Jeanne-Françoise avec Joseph Lemire

Ce 7 novembre, deux jours à peine après que la population entière de la ville de Québec a participé, gouverneur et clergé en tête, aux processions et au chant du Te Deum pour remercier le ciel de la victoire de Frontenac sur l’armée de Phips, une fête s’organise à la Canardière pour les fiançailles de Jeanne-Françoise et Joseph Lemire en la maison du sieur Normand. Le futur gendre est le fils de feu Jean Lemire (maître charpentier) et de Louise Marsolet. Bien que le texte notarié ne l’indique pas, Joseph Lemire est le veuf de Marie Hédouin depuis trois ans. Le notaire note la présence des parents Normand et de leur fille, puis de Jean, Charles et Joseph Normand, 162

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frères; Suzanne et Geneviève Normand, sœurs de la fiancée, son beaufrère Jacques Huppé; Pierre Normand dit La Brière, cousin germain, et Catherine Normand, femme de La Brière. Du côté du sieur Joseph Lemire: sa mère Louise Marsolet ; ses beaux-frères Pierre Léaumont, sieur de Beauregard, Pierre Moreau, sieur de la Taupine, Jean Raymond, sieur de Bellegarde, ainsi que sieur Gédéon de Catalogne, enseigne dans les troupes de la marine (marié à Marie-Anne Lemire); JeanneÉlisabeth Lemire, femme du sieur Beauregard, Marie-Madeleine Lemire, femme du sieur de la Taupine, Catherine-Éléonore Lemire, femme du sieur de Bellegarde, et sieur Léger Hébert, ami du fiancé. Ont signé, à la réserve d’Anne Le Laboureur, Beauregard et Jean-Francois Lemire, Pierre Normand et Catherine-Éléonore. Certains font la marque d’une croix.

Signatures à l’acte de mariage de Jeanne-Françoise Normand et de Joseph Lemire, le 7 novembre 1690. ANQQ, greffe Rageot, 7 novembre 1690, no 4117

Jean normand (paraphe) Joseph Lemire Jeanne Françoise Lenormand Louise Marsolet Charles le Normand Jeanne Elisabeth Lemire Joseph Normand Pierre Moreau Suzanne Normand Marie-Magdelaine Lemire Bellegarde G. Catalogne (paraphe) Catherine Normand Genevieve Normand Moyse Rageot (paraphe) L hubert Ce sera la fête la plus importante – et la dernière – qui réunira le plus grand nombre de membres de la famille Normand, en présence de leur père et mère et des cousins La Brière. L’atmosphère générale dans la ville de Québec et les seigneuries est à la jubilation, et il en va de même dans la chaumière des Normand. La Canardière a été envahie par les troupes bostoniennes de sir William Phips, lors 163

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de sa tentative pour prendre Québec à l’automne 1690, d’où de nombreux écrits relatant ces jours de siège, des détails intéressants sur les préparatifs à cette invasion, sur l’état d’esprit qui régnait et sur la participation des habitants pour aider les militaires à défendre le pays. Une carte de la Canardière, dessinée par l’ingénieur Robert de Villeneuve à l’intention du roi, illustre à vol d’oiseau la position des troupes anglaises et françaises, ainsi que les limites des propriétés de certains des habitants de la Canardière. Ce qui vaut à Jean, le père, ainsi qu’à son fils Jean d’y retrouver leurs noms inscrits. Un monument sur papier serait-il un hommage aussi glorieux que celui qu’on rend sur pierre au soldat inconnu ? 1690 : les événements à la Canardière

On connaît la célèbre phrase de Frontenac, en réponse aux Bostoniens qui tentent de s’emparer de Québec. Mais cette réplique était beaucoup plus longue et, surtout, toute une mise en scène s’était organisée au château Saint-Louis pour recevoir l’émissaire du général Phips. Seule la mère Juchereau donne certains détails sur la réception au château Saint-Louis, mais elle ne dit rien de la réponse de Frontenac. « Dès que les vaisseaux parurent et se placèrent dans le bassin, le général de la flotte envoya un trompette sommer monsieur le Comte. […] On se servit pour le tromper de bien bonnes ruses que la guerre permet. Monsieur le Major [Provost] l’attendait sur le bord de l’eau et lui fit bander les yeux […] le fit conduire par des sergents alors que dix ou douze hommes le pressaient comme si la foule était abondante, mais c’était toujours les mêmes douze personnes. […] Les Dames qui eurent la curiosité de le voir l’appelaient Colin Maillard, et tout ce qu’il entendait lui semblait si résolu qu’il en tremblait de peur quand il entra dans la chambre du gouverneur où tous les officiers l’attendaient. Ils étaient tous habillés le plus proprement qu’ils purent, les galons d’or et d’argent, les rubans, les plumets, la poudre et la frisure, rien ne manquait. De sorte que les yeux libres, il vit quantité d’hommes bien faits et bien mis et qui n’avaient pas la mine craintive. Il salua monsieur le Comte et dit qu’il est chargé de Guillaume Phips, de la part du roi Guillaume, de rendre la ville dont il a le commandement, et qu’il lui donne une heure pour la réponse. En 164

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La tirade de Frontenac telle qu’interprétée par Léandre Bergeron et Robert Lavaill dans La petite histoire du Québec, Éditions québécoises, p. 39

même temps, il tira sa montre et la posa sur une table. Monsieur de Frontenac, qui avait beaucoup d’esprit, répondit qu’il ne connaissait point le roi Guillaume, qu’il ne connaissait pour roi d’Angleterre que le roi Jacques II. » Par la suite, selon la version de Monseignat, du Conseil souverain: «Non lui répondit monsieur le Comte, je n’ai point de réponse à faire à votre Général que celle de mes canons et à coups de fusil, qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on envoie sommer un homme comme moi. Qu’il fasse du mieux qu’il pourra de son côté, comme je le ferai du mien. » Il serait bon de voir de plus près ce qui s’est passé chez les Normand, ce jour de novembre, pour imaginer les sujets de conversation à partir des récits de participants aux différentes batailles, ou de témoins des combats engagés dans l’un ou l’autre des endroits de la basseville, avant l’affrontement final à la Canardière. Trois personnes présentes, dont les deux beaux-frères de Joseph Lemire, ont participé comme militaires : Raymond de Bellegarde, en qualité de soldat de l’armée régulière, et Gédéon de Catalogne, en qualité d’enseigne ou de lieutenant de la compagnie de Subercaze, qui a écrit aussi une relation des événements. Ce Gédéon, né au Béarn, ingénieur et cartographe, est mieux connu pour la carte de 1709 commandée par 165

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le comte de Pontchartrain, commandeur des ordres du roi, ministre et secrétaire d’État. Le troisième, et c’est important pour la famille Normand, c’est le fils aîné, Jean, qui a pris part à la bataille aux côtés de miliciens et de Sauvages, sans doute sous les ordres du seigneur de Beauport, Nicolas Juchereau de Saint-Denis. En bref, selon l’une ou l’autre des 15 relations relevées par Myrand, françaises et anglaises confondues, le débarquement à la Canardière de la troupe anglaise, à bord de 40 chaloupes, n’a lieu que le 18 octobre au midi. L’attaque par un détachement de miliciens envoyés par Frontenac avec quelques habitants de Beauport (300 hommes en tout) se fait en escarmouche et par pelotons, à la manière des Sauvages, contre 1 500 Anglais en rangées et de belle ordonnance. L’ennemi, déconcerté par cette façon de combattre, doit retraiter malgré sa supériorité en nombre. C’est aussi à cause d’une méconnaissance des terrains, d’ailleurs assez « marécageux et embarrassés de broussailles, coupés de rochers, alors que la marée étant basse, il fallait pour avancer, marcher dans la vase ». Le soir de ce 18 octobre, les troupes anglaises occupent les fermes de la Canardière: «L’avant-garde s’établit dans les bâtiments de Pierre Denis de la Ronde [Maizerets aujourd’hui], le corps principal s’installa dans les fermes de Charles Denis de Vitré, fils de l’autre ; l’arrière-garde s’appuya au ruisseau de la Cabane aux Taupières dans la maison de la veuve Paul Chalifour.» Le lendemain, le gros de la flotte de Phips attaque la ville de Québec, haute et basse, sur trois fronts, mais sans succès. Ce n’est que le vendredi 20 octobre, que les soldats de l’armée de Walley se rangent dans l’intention d’atteindre Québec, en longeant la grève en colonne d’attaque. « C’était de grand matin, ils furent arrêtés par un détachement de 200 volontaires commandés par messieurs de Longueuil et de Sainte-Hélène qui contre-attaquèrent de la même manière que le 18, contraignant les Anglais à retraiter, alors que les bataillons de Frontenac se tenaient prêts à intervenir vis-à-vis du passage à gué, comme illustré sur la carte. Cette journée coûta 150 hommes à l’ennemi qui se vengèrent en mettant le feu aux maisons voisines, tuèrent les bestiaux qu’on amena sur la flotte où on était en grande disette de victuailles. »

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ANQQ, P600 coll. initiale, A-962-Québec-1690 (2) 0

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Carte du siège de Québec par Robert de Villeneuve, 1690.

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Au Registre journalier des malades à l’Hôtel-Dieu, le 20 octobre, s’alignent les noms et qualités des patients : habitants, soldats, lieutenant, commandants, dont monsieur de Longueuil et monsieur de Sainte-Hélène, ainsi que le seigneur de Beauport, Nicolas Juchereau de Saint-Denis, quatre Sauvages, en tout 25 blessés qui, pour la plupart, sont entrés le 20 octobre, y ont passé 11 jours, y compris Jean Normand, habitant, le fils. Monsieur de Sainte-Hélène mourra à l’Hôtel-Dieu de ses blessures. Cette victoire de Frontenac, souvent évoquée par sa célèbre réponse à l’envoyé de Phips, demeure en mémoire, comme en témoignent de nos jours, à la basse-ville de Québec, la petite église Notre-Damedes-Victoires et ce «Kebeca Liberata», médaille frappée par le Trésor royal indiquant en latin: La France victorieuse dans le nouveau monde. La famille de Joseph Lemire

Jean Lemire, le père de Joseph, est maître charpentier, au nombre de ceux qui ont bâti le premier château Saint-Louis, nommé syndic pour les habitants du pays. Sa femme, Louise Marsollet, est la fille du célèbre interprète des Hurons au temps de Champlain. Cette famille est au cœur des activités de cette petite société du temps, en y ajoutant les alliances familiales. Les Lemire, une famille de 16 enfants dont sept meurent en bas âge, six filles à marier, ce qui a fait l’objet de quelques chapitres servant de trame aux personnages historiques du roman de Jacques Folch-Ribas. Joseph Lemire deviendra un incontournable dans la suite de l’histoire de la famille Normand. Mis à part Gédéon de Catalogne, connu de l’histoire officielle, on retrouve un autre beau-frère de Lemire, d’un tempérament mieux accordé au jeune pays et plus aventureux, en la personne de Pierre Moreau de la Taupine. Pierre-Georges Roy en parle ainsi : « un des coureurs de bois qui causèrent tant d’ennuis aux missionnaires de la Nouvelle-France. [….] Pour avoir les pelleteries des Sauvages à bon compte, les coureurs de bois leur fournissaient l’eau-de-vie, et les enfants des bois, ivres, commettaient toutes sortes de désordres. Par ailleurs ils rendaient service aux autorités de la colonie puisqu’ils étaient habiles autant que les Sauvages à voyager dans les bois et dans les canots d’écorce, toujours prêts à partir pour une expédition aventureuse. La traite les récompensait davantage que le gou-

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vernement du roi qui leur demandait des services, mais ne les payait pas. » Arrivé au pays en 1664, Moreau de la Taupine accompagne, en 1670, messieurs de Lusson et de la Salle dans leur voyage aux Grands Lacs. Pierre Moreau signe la prise de possession et se désigne « soldat de la garnison de Québec ». L’intendant Duchesneau, dans son mémoire de novembre 1670 au marquis de Seignelay, ministre de Louis XIV, se plaint beaucoup de Moreau de la Taupine, «ce fameux coureur des bois qui a intérêts avec monsieur le gouverneur Frontenac et est protégé par lui ». Malgré tout, le soldat Moreau continue « son commerce illicite tout en travaillant pour la colonie à garder les Sauvages en amitié avec les Français, de peur qu’ils passent vite du côté des Anglais ». Selon le procès-verbal de la prise de possession française de l’Ouest, le 14 juin 1671, Moreau de la Taupine signe avec les pères jésuites et Nicolas Perrot, interprète pour Sa Majesté, le sieur Jolliet et autres Français, de même que les chefs des nations sauvages, qui dessinent des figures d’animaux en guise de signatures. Entendons par l’Ouest, le pays du Sault-Sainte-Marie juqu’au pays des Illinois, la mer y comprise : les lacs Supérieur et Huron tant au sud (État du Michigan) qu’au nord (province de l’Ontario). À la lumière des documents de sources canadienne, française et américaine qui permettent de suivre de jour en jour Jolliet, Marquette et leurs compagnons, lors de leur expédition en 1673, les historiens croient que Moreau de la Taupine faisait partie des cinq canotiers qui accompagnaient les explorateurs. Pour preuve, en plus de celle de 1671, Moreau est au pays des Illinois en 1675, d’après Ernest Gagnon, dans son livre sur Louis Jolliet. Par ailleurs, selon une note publiée dans le Directory of Chicago, Jolliet et Marquette seraient les premiers Blancs à avoir mis les pieds dans ce qui est devenu la ville de Chicago, et on ajoute : « Marquette returned the following year, and on account of illness, passed the winter 1674-75 in the cabin of Pierre Moreau, a French trader and surgeon. » Est-il l’un de ceux qui ont assisté le père Marquette mourant, au retour de ce voyage à la découverte du Mississippi ? Moreau de la Taupine, même contesté, sera récompensé pour ses services et nommé gardien du port de Québec. Il habite près du 169

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nouveau palais de l’intendant, construit par De Meulles sur les ruines de l’ancienne brasserie de Jean Talon. C’est dans la période de la sagesse qu’on le connaîtra par la suite dans l’histoire de la famille Normand. Faire la traite

Il n’est donc pas étonnant de retrouver Pierre Moreau, cet ancien compagnon de Jolliet, en société pour le commerce des pelleteries avec Charles Normand et Joseph Lemire, dans des sociétés différentes toutefois avec le marchand François Poisset de la Couche. Pour freiner l’exode des coureurs des bois qui vont commercer avec les différentes nations indigènes, le roi autorise les gentilshommes qui se sont établis dans la colonie à s’adonner au commerce, sans crainte de déroger, ainsi qu’il l’écrit à l’intendant de Meulles en 1685, permettant de structurer quelque peu ce négoce et de sédentariser les coureurs de bois, appelés aventuriers, hors-la-loi ou vagabonds, lorsqu’ils ne réapparaissent plus. D’après l’historien Ferland et selon les détails que La Hontan en avait donnés : « l’on nommait congés des permissions écrites d’envoyer des marchandises dans les pays de l’ouest [région des Grands Lacs], pour la traite des pelleteries. […]. Chaque congé coûtait environ 1 800 livres et autorisait le possesseur à expédier vers l’Ouest deux grands canots chargés de marchandises. Il était facile de trouver des coureurs de bois qui se chargeaient de conduire les canots et de troquer les fourrures contre des marchandises. Chaque canot était ordinairement confié à trois hommes, emportant des marchandises pour une valeur d’environ 1 500 livres qui, dans les années ordinaires, valaient dans les environs des Grands Lacs, 180 paquets de castors. Chaque paquet valait autour de 150 livres à Québec, de sorte que si l’expédition n’avait pas été malheureuse, la cargaison rapportée en vertu d’un congé, valait à peu près 24 000 livres ; chaque coureur de bois recevait pour son voyage 1 800 livres, et le reste, après les autres frais payés, allait au profit du marchand. » Charles Normand est en société avec Pierre Moreau de la Taupine et François Poisset de la Couche, marchand. Il s’agit des équipeurs, tandis que Maurice Blondeau, habitant de Charlesbourg, semble être le «voyageur» en charge de l’expédition, tant pour la société de Charles Normand que pour celle de Joseph Lemire qui, lui, est en commu170

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nauté avec le même marchand, Blondeau, et Léger Hébert, son ami. C’est la manière équitable de distribuer les revenus qui les amène à la cour de justice, car Joseph Lemire aurait fourni le canot, le fusil et la marchandise de traite, soit 110 pièces de porcelaine (grains pour faire les colliers), 30 brasses de tabac, dont 14 seraient passées «pour son fumé ». Par recoupement d’autres informations qui ressortent lors de ce jugement du 17 août 1691, on en déduit que Lemire a bien participé à l’expédition. Ce qui suppose que l’aventure a eu lieu quelques années avant son mariage. La carte levée par Robert de Villeneuve

En observant la carte de Villeneuve, on aperçoit le tracé des routes qui mènent soit à Charlesbourg soit à Beauport, routes publiques empruntées par les habitants désirant se rendre à Québec par l’un ou l’autre des passages. Pour aller en ville, moyennant un léger paiement, les seigneurs jésuites ont en permanence un passeur attitré avec canot à marée haute. Le moulin des Jésuites se dresse sur l’autre rive, vis-à-vis du passage, ce qui oblige les censitaires de la Canardière à traverser la rivière pour aller faire moudre leur grain. Du côté nord-ouest, on note une surface blanche au milieu des bois, appelée le Petit Village, où apparaît le nom de Jean Normand ; c’est la terre du fils aîné (où se trouve l’hôpital Robert-Giffard aujourd’hui). En bordure du fleuve, on relève, à partir du ruisseau aux limites de la seigneurie de Beauport, la métairie des Jésuites, dite de Beauport, puis les noms suivants : Pierre Parent, la veuve de Mathieu Choret ; Michel Huppé, monsieur de la Durantaye, la veuve de Paul Chalifour, monsieur de Vitray, monsieur Denis de la Ronde, François Rotot (Trefflé); Étienne dit le Lyonnais, puis Timothée Roussel, Jean Normand et la briqueterie de Jean Landron. On y remarque les chemins qui traversent les terres à partir de chacun des passages, l’un appelé la Canardière, l’autre le chemin de Beauport, en bordure de l’estuaire de la Saint-Charles et du fleuve, en communication avec la basseville de Québec, vis-à-vis du palais de l’intendant. Cette carte, reprise par Ernest Myrand pour plus de précisions sur les titulaires et les limites des concessions en 1690, fait apparaître le nom de Maurice Pasquier (Paquet), fermier du sieur Pierre Denis de la Ronde, dont le domaine passera au Séminaire de Québec 171

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Carte tirée de : Ernest Myrand, Sir William Phips devant Québec, Québec, 1893

Reprise du plan de Villeneuve par Ernest Myrand.

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et sera nommé Maizerets, en l’honneur de son supérieur. C’est la ferme qu’avait investie l’armée britannique. Aujourd’hui, ce domaine est un centre de culture et de loisirs de la ville de Québec. Figure aussi le nom de Joseph, entre la terre de son père et celle des Jésuites où se tiennent les audiences de justice aux chemins de rencontre avec la Canardière. Plus à l’ouest, la briqueterie sous la raison sociale Landron & Allemand, tous deux marchands demeurant à la basseville, dont s’occupe L’Archevêque Grandpré. La briqueterie emploie les habitants comme ouvriers ; c’est le cas de Paul Chalifour fils, et Jean Normand père sera engagé pour le transport de matériaux avec cavale (jument) et harnais, cabrouet, chaîne et traîne, selon une entente sous seing privé. C’est une « première » dans ce genre de fabrication industrielle de la brique. Même si Joseph Normand est inscrit sur la carte de Myrand, la terre ne lui appartient pas encore en 1690. Ernest Myrand avance qu’il s’agirait d’une erreur du notaire Duquet au contrat de 1685 à Jacques, un autre fils de Jean. Ce n’est qu’en mai 1691, au greffe de Genaple, que Jean Normand déclare que « la terre de Jacques, son fils défunt [la date n’est pas indiquée], lui étant échue par succession directe, il cède ses droits à ses deux fils, Charles et Joseph ». Le lendemain, Charles Normand se désiste de sa part en faveur de son frère Joseph, comme il en a été convenu la veille, à condition que ce dernier lui remette 212 livres et 10 sols de paiement que Jacques avait donné à la veuve Lambert sur les 850 du prix total, laquelle somme avait été prêtée par Charles à Jacques. *** Bacqueville de la Potherie, qui a fait aussi la relation des événements de la guerre, raconte en observateur ce à quoi pouvait ressembler Québec à l’automne, après le départ des derniers vaisseaux pour la France : « Tout est mort, pour ainsi dire, et nous sommes à peu près comme les fourmis, ne songeant plus qu’à faire nos provisions pour l’hiver qui est fort long. On a la précaution, dès la fin de septembre, de saler des herbes pour le potage. On arrange les salades et les légumes dans les caves qui sont comme autant de petits jardins potagers. On se munit, selon la portée de son ménage, de

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viandes de boucherie, de volailles et de gibier, qui étant gelés se conservent tout l’hiver. La neige qui paraît sur terre dès le 15e octobre vient à force dans le mois de novembre. Il n’y a pour lors plus de commerce et la plupart des boutiques sont fermées. On est donc chez soi comme dans une tanière, jusqu’à ce qu’il y ait beaucoup de neige sur terre. Quand elle commence à s’endurcir on n’est plus si sédentaire : les carrioles commencent à rouler. Une carriole est une espèce de petit carrosse coupé par le milieu et posé, au lieu de roues, sur deux pièces de bois, dont les bouts sont recourbés pour glisser plus aisément sur la neige et sur les glaces. Ces sortes de voitures sont très commodes, on les embellit de peintures et d’armoiries : il serait impossible d’aller autrement en carrosse à cause de la quantité de neige. […] le temps de l’Avent se passe avec beaucoup de piété. On se donne le premier jour de l’an des marques réciproques d’une amitié qui paraît si étroite, que c’est à qui se préviendra. » Dès le début de la colonie, la coutume de s’offrir des étrennes est rapportée dans les Relations des Jésuites, tout comme les échanges qu’on se fait à l’occasion de visites amicales. Il n’en est pas autrement chez les habitants de la Canardière, où, à défaut d’étrennes ou de cadeaux, on se souhaite la bonne année entre voisins de concessions, dont plusieurs sont ou seront des familles alliées par mariage ou par affinité de métiers.

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CHAPITRE 7

1691-1700 « Celui qui marche d’un pas léger ne laisse pas de traces »

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a nouvelle année, avec sa rigueur hivernale, apporte un mois de février bien chargé en émotions pour la famille Normand et une période difficile à traverser pour le père Jean. Le 5 février 1691, un double mariage pour les enfants de François Trefflé dit Rotot, charpentier, et de Catherine Mathieu : François, leur seul fils, épouse Geneviève Normand, et leur fille Marie-Madeleine se marie à Joseph Normand. Les deux contrats de mariage se passent en la maison de Jean Flamand de la ville de Québec. Jean Normand signe les deux contrats, comme Joseph, Geneviève et François Trefflé, juste avant leur mariage à l’église ce même jour. Le fait que le nom d’Anne Le Laboureur soit raturé laisse perplexe. Il faut croire que les relations entre les parents Normand ne sont pas au beau fixe, malgré les ententes signées en février de l’année précédente.

Mon doux Jésus que ça va mal !

Aux problèmes du couple Normand s’ajoute, le même mois, un deuil dans la famille: le décès du fils aîné, Jean, à l’Hôtel-Dieu de Québec, le 11 février. A-t-il succombé aux blessures qu’il s’était infligées à la guerre? Il laisse trois jeunes enfants : deux garçons et une fille. Ainsi, les parents déplorent deux morts en peu de temps, celles de Jacques et de Jean, rendus à la terre qui les a vus naître. Le 23 de ce mois de février déjà bien éprouvant avec le froid et les tempêtes de neige, Anne Le Laboureur en appelle à la Prévôté, sur ce qui semble être

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la suite du conflit entre elle et son mari. Jean doit manœuvrer sur divers fronts, mais il ne manque pas de détermination. Certaines données manquent pour bien comprendre les diverses démarches qu’il entreprend par la suite, ce qui soulève des questions quant à sa manière d’exercer son rôle de chef de famille et de gérer son patrimoine. Mais est-il vraiment le seul qu’il faudrait interroger ? Un endroit pour poser sa tête

Le premier souci de Jean est de se trouver un endroit pour se loger quand il viendra à Québec, entre ses allées et venues, pendant la période où il travaille à la construction de la maison du couple Renaud et Renaude sur la côte de Lauzon. Il demande l’aide de la justice, afin de « faire casser » le bail de sa maison de la haute-ville où habite Jean Gibaud, son locataire depuis trois ans. Un premier jugement daté du 30 mars 1691 ne lui permet pas de réaliser ce projet. En juin, chez le notaire Genaple, il fait la cession de ses droits sur sa maison de la haute-ville à son gendre Joseph Lemire et à sa fille JeanneFrançoise, à titre de rentes foncières et de bail d’héritage non rachetable. La maison est décrite ainsi : une cave, deux chambres à feu l’une sur l’autre et un grenier au-dessus. Le contrat spécifie que les premiers paiements et termes du bail commenceront le jour où Jean, le père, aura fait rescinder le bail qu’il a consenti auparavant à Gibaud. Parmi les témoins qui apposent leur signature, il y a « messire sieur de Mesnu [Peuvret], conseiller au service du Roy, greffier en chef en son Conseil souverain ». Le 2 juillet 1691, une ordonnance du Conseil oblige Jean Gibaud à quitter le logement de la maison louée par le père, ce qui vient renverser le jugement de première instance. Selon les enquêtes effectuées par les officiers François Hazeur, marchand bourgeois, pour Gibaud, et par Jean-Baptiste Peuvret dit Mesnu pour Jean Normand, de nouveaux faits seraient survenus : « … jusqu’à ce qu’il eut paru que l’appelant et sa femme vivent ensemble à l’ordinaire, dans lequel temps serait fait droit sur l’exécution ou l’inexécution du bail ». On mentionne aussi une requête sur l’appel du 19 avril de la même année, au sujet d’un bail à ferme d’une terre à la Canardière, bail que Jean aurait fait, sous seing privé, à son fils Joseph. Ah ! voilà une information utile pour comprendre les démarches du père afin d’avoir un lieu où poser sa tête. Lors du contrat entre Jean et son gendre 176

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Joseph Lemire, il a fait ajouter que « ce bail ainsi fait, à la charge que le bailleur [Jean] aura une petite chambre ou cabinet en la maison, sa vie durant, pour s’y retirer quand il lui plaira, lui seulement sans [mot raturé] et qu’il se pourra servir du feu des acquéreurs pour se chauffer et faire son manger ». Grâce à cette bonne entente avec Jean, Joseph Lemire et sa femme seront au centre des activités de la place : lieu de rencontre des marchands, des commerçants, lieu des déplacements des soldats, lieu des auberges et cabarets ; lieu du marché où les habitants peuvent se pourvoir d’un étal pour vendre leurs produits, lieu privilégié pour les nouvelles, commérages, comme on peut en imaginer dans un bourg. Novembre 1691 : Charles se marie

Charles, celui qui tiendra le rôle d’aîné après le décès de son frère Jean, a 28 ans lorsqu’une fille de l’île d’Orléans réussit à charmer son cœur : Marie Dionne, fille d’Antoine Dionne et de Catherine Ivory, habitants de la paroisse de Sainte-Famille. Le 19 novembre, en la maison de la dame Boutteville, rue Sainte-Anne où demeure la future épouse, sont réunis les père et mère de Charles, Joseph Lemire et le frère aîné de Marie Dionne, Jean, chargé de représenter ses parents qui n’ont pu s’y rendre pour agréer et ratifier le contrat. Marie Dionne semble être la domestique dans cette maison de Charlotte Clérambault, femme de Lucien Boutteville, marchand. Le contrat est signé par Jean Normand, Joseph Lemire, le sieur Balthazar Boutteville fils, le sieur Jean Regnault, son commis, Geneviève Boutteville et Mathurin Palin Dabonville, tous amis de Marie. Jean-Baptiste Franquelin, hydrographe du roi, et Soulard, arquebusier, agissent comme témoins. Le lendemain a lieu la cérémonie religieuse, à laquelle assistent les parents de Charles, son frère Joseph, son beau-frère Jacques Huppé et Pierre dit La Brière. Un toit pour le couvreur de toits

En l’année qui suit ce mariage, le 12 octobre 1692, Charles obtient un lot et une maison à la haute-ville, des sœurs de la Congrégation de Montréal. La maison avait été achetée en 1685 par monseigneur de Saint-Vallier, qui l’avait donnée aux religieuses afin d’en faire la maison de la Providence pour les pauvres. L’évêque avait demandé à leur fondatrice, Marguerite Bourgeoys, de s’occuper de cette œuvre. 177

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Au mariage de Charles Normand et de Marie Dionne, en novembre 1691, Jean-Baptiste Franquelin, hydrographe du roi, agit comme témoin. ANQQ, greffe Genaple, 19 novembre 1691

Située sur la place Notre-Dame, qui mène à l’hôpital, cette maison ne convient pas plus à l’œuvre des petites écoles que son emplacement à la haute-ville. Les religieuses la vendent à Charles Normand au prix de 2 500 livres, plus les épingles, comme l’on sait, cadeau de l’acheteur (15 livres). Dans le deuxième tome de la biographie de Marguerite Bourgeoys, Dom Jamet explique la transaction: comme les sœurs trouvaient que cette maison n’était pas avantageusement placée pour la commodité de la communauté, elles avaient acheté, cinq jours auparavant, une maison en la basse-ville, près de la fontaine Champlain, propriété de François Ducarreau. Le premier versement que leur fait Charles, en passant le contrat, est de 1 000 livres, qui vont directement dans les mains de Ducarreau, et Charles s’engage à acquitter les autres en trois termes. Ursule Gariépy, la sœur nommée pour faire la transaction, écrit Dom Jamet, « avait plus de bonne volonté que d’entente en affaires. Le sieur Normand ne finirait ses paiements qu’après que Ducarreau aura reçu les siens : ce qui, note Mère Bourgeoys, était assez mal concerté. » L’auteur ajoute : « une Champenoise n’a pas nécessairement les instincts procéduriers d’une Normande », lisons un Normand ! (Tout doux Dom Jamet, mais vous n’êtes pas le seul à jouer sur ce nom de province avec lequel on normandise.)

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C’est dans cette maison proche de la cathédrale que naît le 30 novembre 1692, une fille, Marie-Élisabeth, du prénom de sa marraine Élisabeth Lemire, femme de Pierre Léaumont dit Beauregard. La même année, le Conseil souverain a fait afficher les nouvelles réglementations pour un meilleur contrôle des échanges commerciaux. À l’avenir, «il sera pourvu à faire une halle à la place Royale de la basse-ville et une à la haute-ville pour la commodité publique, et défense aux cabaretiers, regrattiers et revendeurs d’aller au-devant des barques, chaloupes, canots et traînes pour acheter, mais de laisser le tout exposé en vente au marché». Une réglementation est aussi adoptée au sujet du vin et de l’eau-de-vie : « tous ceux qui voudront vendre du vin tiendront bouchon [estaminet] et garderont les anciens règlements, et au regard de ceux qui en voudront vendre à pot et à pinte à emporter, seront tenus seulement d’en faire déclaration au greffe de la Prévôté afin que le juge y puisse faire ses visites ». On réglemente également le prix du pain et les boulangers doivent avoir un permis et marquer le poids du pain. Quant à la corde de bois, les mesures doivent s’en tenir à trois pieds et demi de largeur entre les deux coupes. On se rappelle aussi que dès après l’incendie qui avait rasé presque toute la basse-ville en 1682, Frontenac a fait dresser le plan des rues et édicté des règlements obligeant les citoyens à se pourvoir de seaux, de puits là où c’était possible et d’une pompe « façon Hollande ». Pour réduire les risques d’incendie, il faut remplacer les toits de bardeaux par des couvertures de tuiles ou d’ardoise. Comme il n’y en a pas au pays, on demande au ministre du roi d’envoyer d’autres ouvriers, tuiliers et briquetiers, même si, en 1688, l’intendant Champigny avait écrit au roi que « les nommés Landron et L’Archevêque ont commencé un établissement considérable pour faire de la brique ». L’année 1692 sera-t-elle meilleure pour les parents ?

À la suite du décès de Jean, le fils aîné, en 1691, la famille entreprend de régler la succession. À la requête de la veuve, Anne Chalifour, une réunion de parents Normand et Chalifour a lieu en février 1692, devant le juge prévôt de la seigneurie, afin de nommer un tuteur et subrogé tuteur aux enfants mineurs. C’est une exigence de la loi, qui vise à protéger les droits des enfants dans leur part d’héritage 179

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venant de la communauté de biens entre les parents et, si possible, avant le remariage, ce qui est le cas d’Anne Chalifour. Les personnes présentes sont qualifiées selon leur rapport avec les orphelins : Jean Le Normand, aïeul des mineurs, Charles et Joseph, oncles du côté paternel, Joseph Lemire, en tant que mari de Jeanne Le Normand, tante des mineurs ; Paul Chalifour, oncle d’Anne, et ses beaux-frères Jean Badeau (Marguerite Chalifour) et Joseph Vendendaigue (Louise Chalifour), oncles des mineurs du côté maternel; enfin, Anne Chalifour, qui est considérée conme mineure car elle n’a pas 25 ans. Charles Normand est nommé tuteur et Jacques Huppé, subrogé tuteur (comme il est absent, on lui demandera de venir prêter serment), tandis que Paul Chalifour devient le curateur de sa nièce Anne. À la fin de la séance, Anne Chalifour déclare, selon son avis et celle de son curateur, «qu’elle a renoncé et renonce à la communauté d’entre elle et son mari défunt, affirmant n’avoir pris aucune chose d’icelle et qu’elle s’est restreinte à ses conventions matrimoniales », ce qui n’est pas l’avis de Jean Normand père, Charles Normand et Joseph Lemire, qui refusent de signer l’acte car, à leurs yeux, la veuve n’allègue pas juste en disant n’avoir pris et reçu aucune chose de la communauté. Après cette réunion, on se rend à la maison de feu Jean Le Normand et de sa veuve, pour mettre le point final aux ententes. Les biens évalués et estimés par Jean Normand père, Jean Badeau et André Coudrel, voisin de terre, comprennent les ustensiles pour cuisiner et manger, les outils agricoles, un coffre à clé et les animaux, pour une valeur totale de 433 livres et 12 sols. Anne y déclare qu’elle prend son douaire sur les bestiaux et son préciput sur le restant des bestiaux, en accord avec les parents Normand qui en ont pris acte. Elle reconnaît avoir reçu 50 livres de son beau-père, disant qu’elle renonce à la communauté de biens et des dettes de son mari, comme y renonce aussi le tuteur Charles Normand au nom des enfants mineurs. Cependant, on convient que le douaire de la veuve (300 livres) doit retourner aux enfants mineurs après sa mort. Signature des mêmes parents qu’à la séance du matin. Dès le lendemain, chez le notaire Vachon, Anne Chalifour et Jean Delage dit Lavigueur passent leur contrat de mariage où sont inscrits les noms des parents et amis, les mêmes que précédemment, 180

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à l’exception de Joseph Normand et de Joseph Lemire, le beau-frère qualifié de bourgeois de Québec. En abrégé, les conventions sont de cet ordre : Delage doit payer la somme due à Léonard Paillé qui avait vendu la terre à feu Jean, il s’oblige à nourrir et entretenir Anne comme ses enfants mineurs jusqu’à l’âge de 15 ans, à la condition qu’elle hypothèque tout ce qu’elle a de présent et à venir jusqu’à ce qu’elle ait remis les 300 livres de douaire entre les mains du tuteur, Charles Normand. Au moment où on procède à l’inventaire des biens de son frère Jean, Joseph obtient des Jésuites, le 9 mars, un lot de 24 pieds de front sur 34 pieds de profondeur, rue Saint-Nicolas, « vis-à-vis de la cour et la conciergerie du Palais, joignant d’un côté à François Trefflé dit Rotot et d’autre côté, au chemin du passage laissé libre par les pères Jésuites et les dames religieuses Ursulines qui ont leur terrain par derrière ». Ce bail est fait « à la charge de payer annuellement et à perpétuité dix livres de rentes et de faire et entretenir à toujours une palissade faite de bons pieux de cèdre plantés debout, de huit pieds hors terre, à pointir par le haut et attachés à une pièce avec clous ou chevilles de bois ». Trois ans après, en juin 1695, Joseph vend son terrain à Adrien Legris pour 150 livres, sans s’être conformé à l’entente concernant la palissade. C’est le premier geste d’affaires de Joseph, sans qu’il ait eu beaucoup de souci pour obtenir cet argent. À la mi-juillet, Anne Le Laboureur revient devant la Prévôté de la ville, et demande qu’il soit fait « droit sur la séparation par elle demandée de corps et de biens ». La décennie de cette fin de siècle marque non seulement la rupture du couple, mais aussi un tournant dans la vie familiale. Les temps changent

Avant de poursuivre le contentieux Normand-Laboureur, quelques pages d’histoire pour mieux comprendre cette mentalité de plus en plus canadienne, issue de cette société qui se construit. Les observateurs venus de France, les écrits des intendants ou des gouverneurs y font allusion, s’adressant soit à leurs compatriotes, soit au ministre du roi. Tous les mémorialistes n’ont pas la même crédibilité ; c’était parfois justesse, parfois pamphlet. En les analysant en parallèle, on peut dégager des vérités qui se recoupent, puis y déceler aussi les parti pris. 181

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Après avoir écrit sur les habitants en regard des paysans de France, La Hontan trace un portrait des descendants des Français: «Les Canadiens ou créoles sont bien faits, robustes, grands, forts, vigoureux, entreprenants, braves et infatigables, il ne leur manque que la connaissance des belles lettres. Ils sont présomptueux et remplis d’eux-mêmes, s’estiment au-dessus de toutes les nations de la terre, et par malheur ils n’ont pas toute la vénération qu’ils devraient avoir pour leurs parents ! Les femmes aiment la parure et il n’y a point de distinction de ce côté-là, entre la femme d’un petit bourgeois et celle d’un gentilhomme ou d’un officier. » Cela, il l’a écrit en 1684 dans son journal qu’il tenait régulièrement, une année après son arrivée comme cadet en Nouvelle-France. J. Edmond Roy, dans son ouvrage critique sur La Hontan, compare ce portrait à celui que dessine l’intendant Hocquart en 1737. Ce sont les mêmes caractéristiques au physique, mais il ajoute: «les Canadiens aiment la distinction, sont extrêmement sensibles au mépris et aux moindres punitions. Ils sont intéressés, vindicatifs, sont sujets à l’ivrognerie, font un grand usage d’eau-de-vie et passent pour n’être pas véridiques. Ils sont volages, naturellement indociles, ont trop bonne opinion d’eux-mêmes, ce qui les empêchent de réussir comme ils pourraient le faire dans les arts, dans l’agriculture et le commerce. La longueur et la rigueur des hivers les entraînent à l’oisiveté. » Avait devancé l’intendant Hocquart, le père Charlevoix, observateur sur le terrain, qui exprime les commentaires suivants : « Les Canadiens, c’est-à-dire, les Créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie, et nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre langue. On ne remarque ici aucun accent. On ne voit pas en ce pays de personnes riches, et c’est bien dommage, car on y aime à se faire honneur de son bien, et personne presque ne s’amuse à thésauriser. On fait bonne chère, si avec cela on a de quoi se bien mettre ; sinon, on se retranche sur la table, pour être bien vêtu. Aussi faut-il avouer que les ajustements font bien à nos Créoles. Tout est ici de belle taille et le plus beau sang du monde dans les deux sexes ; l’esprit enjoué, les manières dans le langage, soit dans les façons, ne sont pas inconnus même dans les campagnes les plus écartées. »

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Charlevoix se permet, dans le dernier paragraphe de sa troisième Lettre, datée d’octobre 1720, de comparer les habitants des deux colonies voisines : « L’Anglais travaille pour ses héritiers alors que le Français jouit de ce qu’il a, et souvent fait parade de ce qu’il n’a point et laisse les siens dans la nécessité où il s’est trouvé luimême de se tirer d’affaire comme il pourra » ! De la grande littérature au fait divers

Le XVIIe siècle français, rempli de la présence du grand Louis XIV, des œuvres littéraires des Boileau, Corneille, Molière et Racine, ne peut échapper aux lettrés de ce pays. Mais Molière, grâce à Frontenac, a vu ses œuvres tenter carrière ici, du reste sans trop de succès. L’intendant et l’évêque n’ont pas aimé l’initiative du gouverneur. Cela n’empêche pas les chansonniers, comme on les appelle en France, de manier la satire à la façon de Molière. S’il reste peu de spécimens de ces compositions, nous savons qu’il y en a eu ici, dans la tradition de celles de la mère patrie. À la différence des chansons folkloriques encore vivantes, dont certaines sont des chansons à boire ou à rythmer le travail des rameurs, les compositions des chansonniers sont malicieuses, dirigées contre des personnages en particulier. Ces petites compositions rimées, chantées devant public, servent à ridiculiser les personnes mises en scène, parfois sur le ton du pamphlet quand ce n’est pas celui de la diffamation. E. Z. Massicotte, dans les Faits curieux de l’histoire de Montréal, relève dans les archives un seul cas où un chansonnier, Jean Berger, peintre ou artiste, est mis en prison pour avoir écrit quelques rimes inspirées d’un fait divers. Un apothicaire (monsieur de Saint-Olive) quitte la maison d’un célèbre coureur des bois un dimanche soir, rue saint-Paul à Montréal. Deux hommes sortant de chez le cabaretier Picard le suivent, le rejoignent, le renversent et le frappent. Comme personne n’est venu en aide au malheureux, on suppose que tout le monde était endormi. Le beau jour de la Saint-Mathias Le pauvre Saint-Olive Rencontra devant l’hôpital Deux inconnus boudrilles Qui chacun avec un bâton L’ont fait danser bien malgré luy. 183

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Jusqu’ici, rien de malin, mais après deux autres couplets où il décrit la manière dont les malfaiteurs l’ont tabassé, le chansonnier égratigne au passage non seulement le plaignant mais aussi les justiciers. Il [Saint-Olive] envoya quérir soudain Messieurs de la justice Donnant l’argent à pleine main Pour qu’on les punisse. Le lendemain, de grand matin On voit agir sans tête Tous les huissiers, la plume en main Pour faire des requêtes Donnant force assignations, À gens qui étaient dans leur lit. Aussitôt tous les assignés S’en vont tous à l’audience. C’était pour être interrogés Sur leur bonne conscience. Nous étions tous dans nos maisons Comme l’on battait ce chetty [chétif ]. Ceux qui auront plus profité De ce plaisant affaire Messieurs les juges et les greffiers Les huissiers et notaires. Ils iront boire chez Lafont Chacun en se moquant de lui [Saint-Olive]. Monsieur de Saint-Olive porte plainte contre Berger. C’est par le procès fait au chansonnier que nous connaissons ces rimes acerbes. Il sera condamné « au carcan de la place publique, le jour du marché et y demeurer par le col, l’espace d’une heure, avec un écriteau devant et derrière où il sera lu : Autheur de Chansons ». Certains de ses amis le font libérer de prison, où il continuait à écrire des chansons, selon le compte rendu du procès. Défense lui est faite de récidiver et on le bannit à perpétuité de la ville. Mais empêche-t-on un poète de faire des rimes ?

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Le baron de La Hontan est aussi personnage à se servir de son imagination et de sa facilité à écrire pour dire tout le mépris qu’il voue à Brouillan, gouverneur de Plaisance à Terre-Neuve. Frontenac, qui protège le baron par ailleurs, le fait quand même nommer lieutenant du roi à ce poste français. Brouillan ne prise guère la nomination du baron, car il est en désaccord avec ce drôle de lieutenant qui prend le parti des soldats et des pêcheurs dans leur mécontentement à son égard. Il l’écrit à Sa Majesté: «Quoique M. de La Hontan prétende le contraire, comme il le dit par des chansons outra- Page de titre des Voyages du Baron de geantes qu’il a fait sur moi, sur La Hontan, ouvrage publié en 1705. Réédition de 1974, Montréal, Éditions quoi je me suis contenté de me Élysée. borner de le faire prier de ne plus me conter dans ses œuvres satiriques qui sont devenues si publiques dans ce lieu que personne n’ignore sa manière de voir à mon égard.» Edmond Roy, dans son livre sur La Hontan, ajoute après cette citation: «Cet officier qui chansonne son gouverneur dans les tavernes de Plaisance au milieu des pêcheurs de morue et qui laisse courir sous le manteau, à la veillée, ses vertes satires contre l’administration, n’est-ce pas le pamphlétaire en herbe qui cherche sa voie et qui s’exerce à son futur métier ? » Croiser le fer avec des poèmes

Joseph Lemire doit bien aimer le genre de personnage qu’est La Hontan, puisqu’il lui demande d’être le parrain de sa première enfant, JeanneLouise, née en 1691. La Hontan revient tout juste de France, Frontenac l’ayant chargé de partir par les derniers vaisseaux, en novembre 1690, pour annoncer au roi la victoire sur l’armée bostonienne. Joseph Lemire est aussi un chansonnier (ancêtre de Lemire, l’humoriste ?), comme 185

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Le baron de La Hontan, parrain en 1691 de Jeanne-Louise, première enfant de Joseph Lemire et de Jeanne-Françoise Normand. ANQQ, registre des baptêmes de Notre-Dame de Québec, 16 octobre 1691

nous l’apprend une audience tenue le 29 janvier 1699 à la cour seigneuriale, où il est le défendeur assigné par l’huissier, à la requête de Jacques Glinel, passeur de la rivière Saint-Charles. De quoi se plaint Glinel? «Que depuis quelque temps, quelques particuliers ont composé diverses chansons pour se divertir aux dépens des personnes qui sont dénommées, dans lesquelles chansons leur honneur y est grièvement blessé, et bien plus particulièrement Marie Pivin, sa femme, qui est traitée de la plus infâme putain du pays. » Glinel accuse Lemire d’avoir composé ces chansons. Il en aurait averti le révérend père supérieur et procureur jésuite, qui en a été très surpris et, lui, Glinel, « lui fit si bien voir le contraire de l’accusation qu’il n’a pas eu de peine à croire à l’honnêteté de sa femme». Il ajoute à son témoignage que « cette accusation de la part de Lemire était malicieusement supposée pour détruire le demandeur [Glinel] et toute sa famille d’honneur, et même pour empêcher de gagner sa vie avec autant de soins qu’il en prend pour servir le public au petit passage ». Glinel poursuit en ajoutant que Lemire devrait savoir que « les révérends pères ne souffriraient pas d’une personne scandaleuse et de mauvaise vie sur leurs terres. Il s’est trop advimé [avisé?] à faire cette accusation sans témoin. » Lemire et sa femme, à cette époque, habitent la Canardière. Bref, Glinel et sa femme demandent de faire assigner Lemire, car ils peuvent citer plusieurs témoins pour dire que le défendeur a non seulement chanté la chanson diffamante en maints endroits, mais qu’il a fait venir des personnes chez lui pour la leur apprendre. 186

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C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il soutient que Lemire en est l’auteur, ce que ce dernier admettra, non sans demander que Glinel « justifie pleinement les faits exposés par sa requête et dont il n’a aucune connaissance, que même il a trop lieu de se plaindre des infamies qu’il lui ont été dites et proférées en divers temps et en diverses rencontres par Glinel et par sa femme contre sa réputation et celle de sa femme, lesquelles plaintes, il fournira et justifiera incessamment ». Il n’y aura aucune suite judiciaire, mais cela montre l’importance qu’a la rime chantée comme arme légère, efficace pour l’attaque comme pour la défense, et révèle quelque peu ce Lemire qui sait composer et chanter, bref, un tempérament heureux et désinvolte, ce qui doit être un baume pour Jean, aux prises avec des tensions dans son propre foyer. Charles, le couvreur de toits

Charles a déjà à cette époque des contrats de couverture de toits, dont plusieurs sous seing privé. Le 23 décembre 1692, c’est un engagement envers messire de Ramezay, gouverneur de Trois-Rivières : « Couvrir et parfaire la couverture de bardeaux d’un corps de logis que le seigneur de Ramezay a fait construire aux Trois-Rivières, contenant 52 pieds de long avec des pavillons qui sont aux quatre coins. Le tout construit en mansarde avec toutes les lucarnes qui se trouveront au bâtiment, sans rien réservé sur le corps de logis, pavillons et lucarnes, qui ne soient couverts de bardeaux dans tout l’été prochain.» De Ramezay fournit les bardeaux, les clous et le plomb nécessaire aux conduites des eaux de pluie sur le corps de logis et les pavillons. Le prix convenu est de 500 livres en argent à payer au fur et à mesure « dudit fournissement et travail ». Ce monsieur de Ramezay est gouverneur de Trois-Rivières de 1690 à 1699 et gouverneur de Montréal de 1704 jusqu’à sa mort en 1724. Là aussi il a fait construire une demeure princière. Aujourd’hui, « le Musée du Château Ramezay est l’un des plus anciens musées du Québec, face à l’hôtel de ville de Montréal. Il sera reconstruit en 1896 et se situe dans la dernière maison d’un gouverneur du Régime français qui n’ait pas été détruite. » (Le Devoir, le jeudi 25 février 1999).

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La maison du Platon de monsieur de Ramezay, à Trois-Rivières. Charles Normand est chargé d’en couvrir le toit en 1692. Dessin des ANC

Ramezay fut un personnage important dans l’administration du pays. D’abord lieutenant, il est devenu capitaine, puis commandant des troupes de la Nouvelle-France de 1699 à 1704. Il fut fait chevalier et décoré de la croix de Saint-Louis. L’année 1693

En cette année, chacun des deux couples Normand et Trefflé a mis au monde un garçon, mais les deux enfants sont décédés à la naissance. Madeleine Trefflé meurt au printemps 1693. Décidément, la guigne s’acharne sur Joseph. La vie l’emporte néanmoins sur la tristesse, et après un veuvage de six mois, Joseph, qui doit avoir un certain charme quand même, épouse à la fin d’octobre 1693, Marie, fille de Marie-Madeleine Paradis et de Robert Choret, maître charpentier. Celui-ci est remarié à cette date avec Marguerite Le Rouge, fille de Jean Le Rouge, maître maçon, juré arpenteur. Choret et Le Rouge sont les fidèles compagnons de l’architecte Baillif. Au contrat signé par le notaire Genaple, passé en la maison de Robert Choret (voisine de celle de Jean à la haute-ville), il est bien précisé que Joseph est âgé de 25 ans et demi (donc majeur), 188

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habitant de la Canardière. Aucun invité du côté des Normand, ce qui nous amène à soupçonner une rupture avec sa famille. Quant à la jeune Marie Choret, elle a 18 ou 19 ans. À la cérémonie religieuse du lendemain, sont présents : Robert Choret père, Ignace Choret, oncle de l’épouse, Robert Choret, son frère (commandant du vaisseau le Saint-Louis), Jean Le Rouge, François Méthot et Barthélemy Cotton, deux gendres de Robert Choret. 1694 : bail de la terre des Jésuites et de leur maison seigneuriale

En cette maison où s’exerce la justice, sont réunis Joseph Germain, jésuite, Jacques Glinel, passeur, Boutteville, marchand, sieur Jean Normand, l’architecte Baillif et le notaire Genaple. Nous sommes au printemps de l’année 1694, et les Jésuites louent leur ferme pour trois ans à Jacques Glinel. La transcription libre dit à peu près ceci : une terre joignant au sieur L’Archevêque (la briqueterie) d’un côté, de l’autre à Joseph Normand, sur laquelle il y a une maison logeable que le preneur dit bien connaître, ayant déjà occupé les lieux et y ayant encore passé l’hiver. Avec le bail de la terre, s’ajoute la fonction de passeur sur la rivière, tant pour aller au moulin des Jésuites que pour se rendre au palais de cette ville. On convient que Glinel laissera libre la pièce destinée aux audiences et à l’exercice de la justice de la seigneurie, et qu’il y « entretiendra du feu au poêle autant de fois que la justice s’y tiendra ». Suivent les conditions du marché quant à la ferme et à la maison.

Signatures de Jean Normand et de l’architecte Claude Baillif dans l’acte de location de la ferme des Jésuites à Jacques Glinel, en 1694. ANQQ, greffe Genaple

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À titre de passeur, Glinel doit à ses frais se pourvoir de canots, câbles, avirons et autres choses nécessaires. Il doit faire passer gratuitement les domestiques des Jésuites, aussi bien que le juge, le greffier et le procureur fiscal, mais non les membres de leurs familles respectives. Il fixera les prix à payer par les habitants selon le prix des précédents passages. Il lui est défendu de vendre ou de débiter de l’alcool. Ce contrat est fait pour la somme de 100 livres par année pour la terre et le passage vis-à-vis du moulin des Jésuites, sur l’autre rive, et de 20 livres pour l’autre passage de la pointe de la Canardière. Pour ces paiements, le sieur Jean Normand, habitant de la Canardière, s’est fait caution pour le preneur. Un codicille au contrat souligne que les Jésuites se réservent la houblonnière de leur terre à faire valoir par eux-mêmes. On comprendra l’ardeur que mettra Glinel à défendre son honneur et celui de sa femme, malmenée par les chansons de Joseph Lemire, lui qui, en tant que passeur, est placé si l’on peut dire dans une situation bien stratégique pour être connu et connaître aussi tous les habitants de la rive nord de la rivière. Un vrai centre de renseignements pour les médias ! Jean et Anne : quelles nouvelles ?

C’est bien la question qu’on se pose à propos de ces deux-là depuis leur dernière apparition au Conseil souverain. Eh bien, elles sont de cette année 1694, quelques mois après le contrat que nous venons de lire. Ils sont tous deux présents au moment de la vente de leur habitation de la Petite Auvergne à leur gendre Joseph Lemire. Il s’agit de l’habitation sise sur la route Saint-Claude que Jean avait obtenue en 1676 et qui est ainsi décrite : « une petite maison de charpente entourée de pieux encoulissés de quatorze pieds de longueur et douze de largeur dans l’état qu’elle se trouve, ladite habitation dont il y a environ six arpents de terre désertée et en culture, le reste étant en bois complanté debout ». Il s’agit bien d’une vente à rabais, pour 200 livres, mais il y a une clause : « si par guerre ou autrement les vendeurs étant obligés d’abandonner et de quitter leur demeure présente, ils auront la liberté et le droit de se retirer et loger avec l’acquéreur sur l’habitation ; se 190

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réservent leur vie durant, la liberté de prendre tout le bois de charpente et bardeaux dont ils pourront avoir besoin pour se bâtir et vingt cordes de bois de chauffage par année, le reste de leur vie, jusqu’au décès du dernier d’eux, qu’ils y feront bûcher et prendront si bon leur semble ». Au cours de la même période, d’un commun accord, Jean Normand et Joseph Lemire annulent le bail à rentes foncières de la maison située rue de l’Hôtel-Dieu. Lemire remet donc le contrat à son beau-père, qui reconnaît avoir été payé et le tient quitte pour les rentes échues par le passé. Qui habitera maintenant à la haute-ville ? Ces ententes que Jean conclut avec son gendre auraient-elles suscité de l’amertume chez les autres enfants, en particulier Joseph ? Un avant-midi de septembre, en effet, les parents Normand se retrouvent à la haute-ville en l’étude de Genaple, pour une grande décision dont l’intitulé fait sursauter : Exhérédation de Jos. Normand par ses père et mère.

LE 4 SEPTEMBRE 1695 Par devant le notaire et garde notes du Roy en sa Prévôté de Québec en la Nouvelle france soussigné, sont comparus honorable homme Jean Normand habitant à la Canardière et Anne Le Laboureur sa femme de lui dûment autorisée à l’effet des présentes ; lesquels ont dit que quoiqu’ils aient élevé Joseph Normand leur fils avec beaucoup de tendresse et d’amour et qu’ils aient mis tous leurs soins à lui inspirer la crainte de Dieu, de bonnes mœurs et le respect qu’il leur doit, il a toujours eu pour eux un esprit rebelle, revêche et insolent, qui s’est enfin porté, depuis trois ans en ça principalement, non seulement jusqu’au dernier mépris et à des paroles injuriantes et outrageantes envers eux, telles que les plus insolentes personnes en peuvent dire à leur [illisible] les plus méprisables, que l’honnêteté et leur propre honneur les obligent de taire ; mais il a encore passé aux excès de félonie de lever la main sur sadite mère et de la pousser rudement ; et même de menacer sondit père que s’il lui arrivait de le frapper [comme il lui disait qu’il aurait dû le faire] il verrait qu’il en arriverait malheur. […] Qu’outre cela, sondit Père qui lui avait affermé son habitation à moitié de tout produit, dans l’espérance qu’il rentrerait en son devoir, fut enfin réduit à la quitter et abandonner sa maison 191

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et d’aller gagner sa vie à travailler, tant pour ne pouvoir plus supporter tous ces mauvais traitements que par ce qu’il ne pouvait tirer aucune chose de ladite moitié qu’il devait donner de tout le dit provenu de sadite habitation ; et fut obligé d’avoir recours à la justice pour en être payé et en rentrer en possession. Ce que voyant, il emporta tout ce que sondit père avait en ladite maison et l’en dépouilla, lui laissant que les quatre murailles. Qu’enfin leur patience s’étant lassée de voir que depuis tant de temps, bien loin d’amour fait paraître aucun repentir, ni fait la moindre démarche de soumission vers eux, il n’a continué de leur montrer que fureur, superbe, audace et arrogance. Ils se voient obligés de punir ce fils ingrat et dénaturé par les châtiments que la loi leur met entre les mains ; tant pour en rendre l’exemple utile à d’autres, que pour l’obliger en son particulier à réfléchir sur les plus grands châtiments qu’il en doit craindre du côté de Dieu, s’il ne profite de ce premier châtiment. À ces causes iceux sieur Normand et Anne Le Laboureur, sa femme de lui autorisée comme dit est Exheredem et Excluem par ces présentes ledit Joseph Normand leur dernier fils de la pauvre portion qu’il aurait pu prétendre et avoir avec leurs autres enfants, ses frères et sœurs, en leur succession future, l’en déclarant du tout, indigne et déchu. Voulant qu’il se contente de ce qu’il en a ou s’amender. Jusqu’à présent sans qu’il puisse prétendre aucune chose à l’avenir ni entrer et parvenir en façon quelconque dans tout le reste qui se trouvera à partager de leurdite succession d’un ou d’autre côté après leur décès entre leurs autres enfants ; de l’une et l’autre quelle succession, ils l’excluent, réprouvent et répudient. Car telle est leur volonté pour les causes et raisons susdites, dont ils ont requis le présent acte à eux accordé par nous, dit notaire, en notre étude avant midi, le quatrième jour de septembre l’an mil six cent quatre vingt quinze en présence de messire Peuvret de Mesnu, conseiller du Roy, greffier au Conseil Souverain et du sieur de Gaudarville, son fils, témoins qui ont, avec ledit Sieur Normand signé, et a ladite femme déclaré ne savoir signer, de ce interpellé suivant l’ordonnance JEAN NORMAND PEUVRET PEUVRET DE GAUDARVILLE GENAPLE 192

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Ce document, construit en dehors des formules rigides ou des conventions écrites dont on a l’habitude, est révélateur à plus d’un titre des sentiments que peuvent avoir les parents au sujet de l’éducation de leurs enfants, des attentes qu’ils ont envers eux et de la difficulté de déshériter un enfant, atténuée, il est vrai, par le désir que leur décision serve d’exemple. Ce serait peut-être une erreur d’attribuer la violence de Joseph envers ses parents à ce qui semble être une préférence de Jean pour son gendre, mais en ce qui concerne son mépris pour sa mère, le mystère demeure. Nous avons cependant une explication quant aux démarches de Jean pour se trouver un toit et quant à l’absence de la mère aux deux mariages. Un autre fait s’éclaire aussi, c’est l’aveu de Jean qui a dû demander l’aide de la justice pour récupérer sa ferme. Cela nous permet également d’élucider diverses allusions tant au Conseil souverain qu’à la Cour seigneuriale où, en février 1693, comparaît Jean en tant que demandeur. Le juge mentionne que «son fils [Joseph] n’a tenu compte de répondre aux écrits et mémoire dont il lui avait fourni copie, en conséquence de ce que nous, juge, leur en aurions dit verbalement, il y a quinze jours, n’ayant pas voulu rendre de sentence plus tôt dans la pensée que nous avions que les parties pourraient s’accommoder ». L’enfant prodigue

Le père, le premier, se présente chez le notaire Genaple ce 15 mai 1700, dans l’intention de faire inscrire tant pour lui que pour sa femme, Anne Le Laboureur, « que depuis l’acte d’exhérédation par eux ci-devant fait à Joseph Normand, leur fils exhérédé, ayant paru touché de ce châtiment et repentant de sa conduite passée et en être toujours demeuré contrit, humilié et soumis, sans s’être en rien manqué du respect qu’il leur doit, ils veulent à l’imitation des miséricordes de Dieu pour nous, remettre leur fils dans tous les mêmes droits qu’il était avant l’acte d’exhérédation, comme s’il n’avait été fait. Voulant qu’après leur mort, Joseph Normand leur fils, avec ses autres frères et sœurs partagent tous leurs biens de leur succession future, […] déclarant qu’il autorise par ces présentes, sadite femme à la ratification des présentes ou autre pareil acte qu’elle pourra faire et passer, si besoin en est, sans qu’il soit besoin d’être présent ni d’autre nouvelle autorisation.» Au dernier jour du mois de mai, Anne 193

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se présente chez le notaire pour dire que « de sa part et conjointement avec son mari, elle révoque de bon cœur ledit acte d’exhérédation de son fils […] se disant contente et satisfaite de sa conduite, le rétablissant dans tous ses droits de partage des biens après leur mort ». Dans l’intervalle, Joseph s’est adapté à la vie avec sa nouvelle épouse et a eu trois enfants. Hormis un autre incident avec les fils La Brière à propos d’écus blancs et un différend avec son voisin Dinel, au sujet de fossés creusés de chaque côté du chemin du Roy (la Canardière) qui ont fait déborder les eaux sur la terre de Dinel, les autres mentions concernent des expertises pour évaluer des dégâts sur des fermes ou témoigner de l’évaluation qu’il en a fait. Le nom de Joseph apparaît aussi avec ceux d’autres voisins et amis de la famille, demandés à défaut de parents pour nommer le tuteur d’enfants mineurs. En 1699, il a reçu la quittance de son frère Charles pour le montant d’argent prêté lors de l’achat de la terre de feu Jacques. Quant à Joseph Lemire, le gendre, il a agrandi sa surface de terre au Gros Pin en obtenant des Jésuites, en 1694, la concession adjacente à celle de son beau-père. Avant que ne se termine ce XVIIe siècle, faisons un bilan de la descendance de Jean et Anne, assurés maintenant de n’avoir pas travaillé en vain à enrichir la population du pays, car la plupart des couples seront des habitants. Malgré leurs différends, Jean et Anne peuvent au moins s’enorgueillir d’une lignée de 34 enfants, issus tant de leurs filles que de leurs fils, dont 29 sont vivants. – Marie et Pierre Lambert : sept enfants, un seul est décédé – Jean et Anne Chalifour : trois enfants – Suzanne et Jacques Huppé : sept enfants, un seul est décédé – Geneviève et François Trefflé : quatre enfants, un seul est décédé – Jeanne-Françoise et Joseph Lemire : cinq enfants, un seul décédé – Charles et Marie Dionne : quatre enfants – Joseph et Madeleine Trefflé : un enfant décédé – Joseph et Marie Choret : trois enfants 194

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Le nouveau siècle en sa première année s’annonce toutefois sous de bien fâcheux auspices. Il y a pendant cet hiver des épidémies qui feront succomber nombre de vieillards en fort peu de temps, selon l’annaliste de l’Hôtel-Dieu. Parmi ceux-là, Anne Le Laboureur.

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CHAPITRE 8

1700-1706 Menacé par les flots, mais ne coule pas e 11e jour du mois de décembre 1700 a été inhumée par moi, soussigné, prêtre du Séminaire de Québec, faisant la fonction curiale, dans le cimetière de cette paroisse, Anne le Norman âgée de 70 ans, après avoir reçu le sacrement de pénitence, d’eucharistie et d’extrême-onction. Ont été présents à son inhumation, Jacques Michelon et Jean-Baptiste Brassard. Signé Pocquet, prêtre.» Le même jour, on procède à l’inhumation de Timothée Roussel. Ironie du sort, les deux noms se suivent sur la même page du registre.

«L

L’annaliste des Ursulines a décrit les symptômes de la maladie à laquelle Anne a succombé, comme des dizaines d’autres personnes : « un mauvais rhume auquel se joignait une fièvre ardente, accompagnée de fortes douleurs de côté qui emporta les personnes en peu de jours. La contagion commença à la fin de novembre et se répandit dans toute la ville et il n’y eut pas de maison qui ne fût changée en hôpital. » C’est dans ce contexte inquiétant qui dure presque tout l’hiver, qu’avant Noël se réunissent Jean et ses enfants pour faire l’inventaire des biens de la communauté. Tous les biens et l’argent accumulés depuis le mariage des parents, au cours de leur vie commune, sont partagés entre Jean, qui en reçoit la moitié, tandis que l’autre moitié est divisée entre les six héritiers : quatre filles, deux garçons, et les enfants nés du mariage de feu Jean et d’Anne Chalifour. Présenté dans sa totalité, le relevé des biens permet une visite des lieux sur cette terre ancestrale, la maison et son contenu, la grange et l’étable,

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une évaluation des progrès dans l’acquisition des biens et de l’outillage, en comparaison avec celui qui avait été réalisé quelque 40 ans auparavant, à la suite du décès de la femme de l’oncle Jean. Heureusement que se sont aplanis les différends entre Jean et son fils Joseph, car l’inventaire s’effectue devant bien du monde. On n’a pas Pièce en argent de 15 sols datée de 1670. idée de ce que serait aujourd’hui un événement Musée de la civilisation, semblable, une pareille indiscrétion que comdépôt des ANQ, 1993.1 mandent les us et coutumes du temps, mais, heureusement pour nous, il est encore possible de lire ces écrits ensevelis sous des siècles d’histoire. Au cours des évaluations, il est parfois question de franc au lieu de la livre comme unité monétaire, mais elle a la même valeur (#) et équivaut à 20 sols ou sous. Apparaît aussi la carte comme monnaie, dont le système fonctionne depuis 1685, au temps de l’intendant de Meulles, Monnaie de carte de 1733 signée par Beauharnois et Hocquart pour la somme pour pallier le manque de numé- de 12 livres. raires. Ces cartes à jouer étaient Musée de la civilisation, dépôt du Séminaire de Québec, 1991.2294. Photo : Pierre Soulard coupées en sections, au dos desquelles l’intendant apposait son cachet. L’inventaire est comptabilisé, sans la valeur ajoutée, car rien n’est laissé au hasard, au cas où une quelconque contestation de l’un ou l’autre des héritiers retarderait la clôture de l’inventaire. Les enfants de Jean et leurs conjoints vont eux-mêmes, au cours de cette journée, en apprendre sur le patrimoine que les parents ont constitué en dépit des écueils de leur vie familiale. Les objets de toute une vie

Il faut s’imaginer ce jour du 21 décembre, dix jours après le décès d’Anne Le Laboureur. C’est l’hiver comme on connaît cette saison et, à huit heures ce matin-là, arrive le notaire en la demeure du sieur Jean Normand à la Canardière, assisté de l’huissier Michel Le Pallieur. Ils sont partis de Québec, ont traversé la Saint-Charles gelée, amenés par traîne ou en voiture à patins (sleigh), vêtus de capots de four198

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rure et coiffés de chapeaux de castor, le notaire ayant papiers, encre et plume et ce qui est nécessaire pour faire prêter serment à Jean Normand, à son gendre Joseph Lemire ainsi qu’à Jeanne-Françoise. Ce serment les engage à montrer les biens, « sans en rien cacher sous les peines de l’ordonnance ». Sont nommés aux titres d’héritiers : Charles et Joseph, fils ; Jacques Huppé, en tant que mari de Suzanne et subrogé tuteur des mineurs du défunt Jean Normand et d’Anne Chalifour; Joseph Lemire, mari de Jeanne-Françoise; François Trefflé, mari de Geneviève; Charles Normand, tuteur des enfants mineurs de son frère décédé et représentant de Pierre Lambert, époux de Marie, habitant de la seigneurie de Villieu. Dans la cuisine : crémaillère, chenet, pelle et paire de pincettes à feu, vieux gril, le tout de fer. Pour outillage de cuisine : trois marmites avec couvercle et une cuillère à pot de fer ; une poêle à frire rapiécée ; un vieux poêlon et une passoire de cuivre jaune avec une écumoire ; une petite tourtière sans couvercle et une petite chaudière à boire et deux autres petites chaudière de cuivre jaune ; une fourchette de fer ; deux vieilles chaudières de cuivre rouge ; un seau de bois ferré avec son anse ; onze terrines ; un pot, un flacon et une pinte de mesure, le tout en étain ; gros bols d’étain consistant en cinq bassins, sept petits plats, une écuelle à oreille ; douze cuillères et deux vieilles tasses, le tout en étain et pesant 50 livres à 20 sols la livre ; chandelier de cuivre jaune ; lanterne, lampe, entonnoir et boudinière de fer-blanc. [Le tout pour le feu, la cuisson et l’éclairage : 132 livres contre 35 livres au premier inventaire, celui de Jean en 1661.] Une besaiguë, deux haches à bûcher, une doloire de tonnelier, un coutre à fendre, une grande hache à doler, une enclume et un marteau à faux, une tille avec un vieux pic, deux vieilles varlopes, quatre tarières, une égoïne, deux tenailles, un bédane, une gouge et un ciseau, une plaine et vieux bonnet, une broche de fer et une vieille hache. [Pour les outils de charpentier : 48 livres.] Dans la cave : un baril de lard salé pour une valeur de 70 livres. Dans le grenier : une tinette de 32 livres de beurre à 12 sols la livre ; deux minots de pois à quatre francs le minot et trois minots de sel

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à 40 sols le minot, auxquels s’ajoutent 12 poules et un coq, 12 livres. [Pour la nourriture : 103 livres et 4 sols.] Dans un petit cabinet : un fusil monté, 20 francs, 20 #. Dans le grenier de la maison s’est trouvé : quatre vieux fusils estimés à 6 # ; une chaîne de charrue et deux chaînes de traîne, 10 # ; quatre chenilles de fer, 2 # ; un vieux coutre de charrue, 2 # ; deux vieilles faux, 4 #. Devant la maison : une charrue et son soc, 30 # ; une paire de roues avec boettes et frette et charty, 25 # ; une autre paire de frettes de roue, 5 #. [Outils agricoles : 104 livres.] S’est encore trouvé dans la maison : un capot et deux vieux justaucorps d’étoffe, le tout 25 # ; six chemises à homme de toile de Mesly demi usées, 12 # ; quatre vieilles couvertes de poil de chien, 16 # ; un matelas de laine couvert de toile, 20 #; un coffre de bois de merisier d’assemblage fermant à clé, 20 #. Dans un cabinet à côté de la cuisine : un drap de toile de chanvre demi rond et quatre aunes, 8 # ; une vielle huche bois de sapin avec son couvercle, 3 # ; une vieille armoire sans porte, bois de sapin, 2 # ; une table avec son « playant », 30 s ; trois petites nappes de toile de Mesly et deux serviettes presque usées, 3 #. [Literie, nappes, vêtements et meubles : 110 livres.] Dans l’étable s’est trouvé : six grands bœufs de travail sous poil rouge et noir ; deux autres jeunes bœufs ; cinq vaches laitières et six taures, trois prenant deux ans et trois prenant un an. Cependant, les parties n’ont pas voulu que les bestiaux soient estimés présentement. Dans la grange s’est trouvé ce qui suit : Le sieur Normand a offert aux héritiers pour tous grains qui sont dans la grange, tant blé que pois, 66 minots de blé froment, lesquels héritiers ont accepté et s’en sont contentés, à la réserve de six minots de pois que ledit Normand promet aussi en tenir compte à ses enfants, comme aussi de 500 bottes de paille et 1 500 de foin. Les immeubles Une terre et habitation contenant 5 arpents et demi de front sur 40 de profondeur qu’elle doit avoir, joignant d’un côté les héritiers de 200

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défunt Timothée Roussel, d’autre côté Joseph Normand fils, sur laquelle est assise une vieille maison de colombage, couverte de bardeaux de 35 pieds de long sur 18 pieds de large. Une grange et une étable au bout contenant le tout, 75 pieds de longueur sur 21 pieds ou environ de large. Une maison de colombage sise à la haute ville de Québec, rue de l’Hôtel-Dieu, contenant 42 pieds ou environ de front, sur 20 pieds de large et l’emplacement en son entier étant de 40 pieds ou environ et de profondeur, icelle couverte de bardeaux avec une cheminée de pierre, double à quatre feux. Suivent les dettes passives de ladite communauté [près de 530 livres] 1-

doit à monsieur Duplessis 70 # ; au sieur Lucien Boutteville marchand, la somme de 230 # et 11 s ;

2-

au sieur Jean Lavache Grandpré : 13 # et 10 s pour vin et eaude-vie, fournis pendant la maladie dernière dudit Jean Normand ;

3-

au sieur Duroy la somme de 4 # et 8 s ;

4-

à Pierre Moreau la Taupine 65 # et 17 s ;

5-

la somme de 150 # due à la fabrique de l’église Notre-Dame de Québec pour le service et enterrement de la défunte Le Laboureur.

Suivent les dettes actives de ladite communauté Charles Normand fils doit 117 livres ; le nommé François taillandier, 105 livres pour loyer de maison, à déduire quelqu’ouvrage qu’il a fait en cette maison ; le sieur Marandeau doit 46 livres pour loyer de maison qu’il occupe à présent ; la veuve Pachet doit 557 livres et 17 sols pour argent laissé et mis en intérêt à raison de 7 %. [Près de 780 livres à ajouter à l’inventaire.] Jean Normand, Lemire et sa femme déclarant n’avoir rien d’autre à inventorier, les biens sont confiés à la garde du père qui s’en est volontairement chargé de les représenter toutes fois et quantes. Tous ont signé l’inventaire, à la réserve de Huppé, lesdits Lemire et sa femme ont déclaré ne vouloir signer le présent inventaire, pour les raisons qu’ils disent avoir, lesquelles ils les diront en temps et lieu. 201

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Signatures et paraphes à la fin de l’inventaire après décès d’Anne Le Laboureur, le 21 décembre 1700. ANQQ, greffe Rageot, 21 décembre 1700

Fait ce jour et an que dessus, sur les quatre heures et demie de relevé. jean Norman SSS Charles normand Josep Norman francois trefflet Le Pallieur (paraphe) Rageot notaire (paraphe)

[Et après, écrit le notaire] … nous étant transportés avec lesdits sus nommés à la réserve de Jean Normand père et de la femme Lemire, chez Charles Normand, aux fins d’inventorier ce qui a été laissé chez lui. Il nous a montré et enseigné ce qui suit : un matelas de laine couvert de méchante toile, 25 # ; un petit tour de lit de serge verte, contenant sept aunes et demie, 15 # ; un petit lit de poil de lapin couvert d’un vieux costy et son traversin, 12 # ; deux vieilles couvertes de laine, 7 # ; deux autres couvertes de Normandie, 24 # ; une vie dessaints [de saints] en deux tomes, 6 # ; un mantelet d’étoffe de mazamet, doublé d’une petite serge verte, 3 # ; une jupe d’étoffe demiratine, contenant trois aunes, 10 # ; une autre vieille jupe de ratine brune, 8 # ; une autre vieille jupe d’étoffe, 3 # ; une vieille ongreline d’étoffe rapiécée, 1 # ; une cape de drap noir doublée de la même étoffe, 10 # ; une autre jupe de mazamet, 12 # ; une autre vieille jupe rapiécée, 1 # et 10 s ; une autre

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jupe de ras de Gênes, 12 # ; une autre méchante jupe, 1 # et 10 s ; un vieux tablier, 1 #.

Dans un petit coffre, s’est trouvé un tablier de serge de cour, 5 # ; une méchante camisole d’étoffe rouge, 30 s ; une autre jupe de serge, rapiécée, brune et doublée de toile, 30 s ; un vieux tablier de serge d’Aumal, gris, 30 s ; une autre jupe de serge de seigneur, neuve, 8 # ; une ongreline de drap gris estimée à 6 # ; une jupe de drap gris, neuve, 15 # ; un autre tablier de laine demi usé, 6 # ; une autre ongreline de mazamet brun, 8 # ; un corselet de serge de seigneur, noir, 3 # ; une autre tablier de serge d’Aumal gris, 5 # ; une vielle ongreline d’étamine, 1 # et 10 s ; une vielle jupe de futaine, une chemisette de toile, 1 # et 10 s. Dans une petite cassette fermant à clé s’est trouvé, 20 mouchoirs tant de col qu’à moucher le tout, 8 # ; 29 petites cornettes de toile blanche, 5 # ; 44 coiffes de toile blanche demi usée, 11 # ; cinq autres cornettes de toile blanche, estimées à 15 s ; et un petit miroir à 10 s. Dans un petit sac de cuir s’est trouvée la somme de 101 # et 17 s en argent blanc, marqué et une carte de 40 s. La cassette est estimée à 2 #. Dans un autre grand coffre fermant à clé, s’est trouvé : trois aunes de toile de chanvre employé en un drap, 6 # ; une autre paire de draps, toile de Mesly, 10 # ; deux autres vieux draps rapiécés, 3 # ; un autre drap neuf de toile de chanvre, 6 # ; un petit drap de toile de Mesly demi usé, 3 # ; 10 chemises à femme, toile de chanvre, neuves, 25 # ; 12 autres chemises à femme, toile de Mesly et chanvre, 18 # ; six autres vieilles chemises à femme, 3 # ; huit serviettes de toile ouvrée, 60 # ; quatre nappes ouvrées, 8 # ; une vielle écharpe de gros taffetas noir, 4 # ; une coiffe de taffetas noir, 3 # ; deux tabliers de toile de Rouen, 5 # ; une camisole de toile gerbée, 30 s ; 14 coiffes de toile et 10 cornettes, 5 s ; cinq méchantes teste [taies] d’oreiller, 5 s ; 21 mouchoirs à moucher, 2 # ; un demi-millier d’épingles, 12 # ; le coffre, 4 # ; 20 livres de vieil étain, 20 # ; une aiguière d’étain, 30 s ; une chopine et un demiard d’étain, 3 # ; une petite lanterne de fer-blanc, 1 # ; 203

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une petite poêle à frire, 15 s ; deux chaudières de cuivre jaune, 6 # ; une petite marmite de fer avec son couvercle, 3 # ; un poêlon de cuivre jaune, 30 s ; une paire de souliers à femme, neufs, 4 #.

Ensuivent les titres et papiers et enseignements dépendant de la communauté: Le contrat de mariage entre ledit Normand et ladite défunte Le Laboureur, passé devant défunt Audouart, notaire, en cette Prévôté, le 8 juillet 1656 dans lequel ledit Normand doue ladite Le Laboureur du douaire coutumier, lequel nous avons paraphe et coté de la lettre A. Un titre de concession accordée à Jean Normand, par le père Guillaume Mathieu, procureur de la compagnie de Jésus, d’une terre sise à la Canardière contenant 140 arpents de terre en superficie, de 3 arpents et demi de front sur la rivière Saint-Charles sur 40 de profondeur, contrat passé devant Paul Vachon, notaire à Beauport, le 25e juin 1672 ; coté B. Un contrat de vente passé par Charles Couillard, écuyer, sieur des Islets et de Beaumont, passé devant défunt Duquet, le 10e jour de juin 1678, au bas, est la quittance du sieur de Beaumont ; coté C. Un contrat de concession accordée par messieurs du Séminaire de cette ville à Jean Le Normand d’un emplacement de terre sis en cette haute ville, contenant 40 pieds de long ou environ, passé devant défunt Duquet, le 28 mai 1683 ; coté D. Quatre quittances données par les pères jésuites audit Normand des arrérages de rentes des terres qu’il tient d’eux, en la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges ; coté E. Trois autres quittances données audit Normand par les marguilliers de l’œuvre et fabrique de Notre-Dame de Québec des rentes de l’emplacement qu’il tient de la fabrique, sis en cette haute ville ; coté F. Le tout sera laissé à la garde de Charles Normand.

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Que nous apprend cette longue journée d’inventaire

Au-delà des avoirs de la famille, de leurs économies et de leurs transactions, l’inventaire nous informe, dans sa première partie, que Jean Normand habite sa maison avec Joseph Lemire et Jeanne-Françoise et que si ces derniers refusent de signer, c’est qu’il y a anguille sous roche ; qu’Anne Le Laboureur s’était installée avec son fils Charles, ayant donc obtenu la séparation de corps d’avec son mari ; qu’elle avait la garde des papiers officiels, un détail important, mais il est difficile d’y trouver une quelconque explication. La très grande quantité de vêtements et de tissus que possédait Anne, dans la variété et les couleurs, témoigne d’une recherche évidente d’élégance. On dirait un magasin, et il se peut d’ailleurs qu’elle ait tenu commerce. Elle n’aurait sûrement pas fait mentir les observateurs venus au pays dans leur appréciation de l’habillement des femmes et des filles canadiennes, surtout des Québécoises, comparées aux Montréalaises. Tout porte à croire qu’Anne devait préférer la vie à la ville plutôt qu’à la Canardière. Anne a pu, en outre, trouver du réconfort chez sa cousine Catherine Normand, Charles étant aussi très proche des La Brière et souvent nommé à l’occasion des rencontres et fêtes dans cette famille. On a bien lu également qu’il y avait une Vie de saints en deux tomes, sans doute un livre illustré. Bien que ce soit surtout dans les familles de la gentilhommerie qu’on retrouve des livres, certaines familles d’habitants en possèdent aussi. Un livre semblable est mentionné lors d’un inventaire fait à la même époque, au décès du petitfils de Jean Juchereau. Le sacré parterre émaillé de toutes les fleurs des vies des saints par le jésuite Ribadeneïra, page de titre du tome premier, Lyon, Chez Jean Grégoire, 1678. Cette « Vie de saints en deux tomes », est vraisemblablement la même édition que celle que possédait Anne Le Laboureur. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien

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Régler la succession et éclaircir les zones d’ombre

Le printemps suivant, le 30 mars 1701, Jean Normand reçoit un bref d’assignation qui l’enjoint de se rendre à la cour seigneuriale pour le 4 avril, à la demande de tous les héritiers, afin de faire clore incessamment l’inventaire, de sorte que la terre de la communauté soit partagée par moitié et estimée par les arbitres experts, ainsi que «les bâtimens qui sont assis sur icelle». Or, le 20 avril, au cours d’une séance extraordinairement accordée, les héritiers se présentent à nouveau à la cour en tant que demandeurs, pour la clôture de l’inventaire et pour que les défendeurs, Jean Normand et Joseph Lemire, déclarent « s’ils n’ont rien augmenté ou diminué à l’inventaire, et si les dettes passives mentionnées ont été faites pour le bien de la communauté […] et si ce qui est dû aux sieurs Duplessis, Boutteville et la Taupine aurait servi au profit de Lemire ». Après avoir prêté serment, Jean Normand et Joseph Lemire affirment n’avoir rien détourné de la communauté. L’inventaire sera déclaré clos huit jours après, mais Lemire continue les procédures afin d’obtenir son dû, selon des ententes qu’il aurait conclues avec son beau-père en 1694 et en 1696. Un système de partage complexe

Dès le 28 avril 1701, peut débuter le partage des biens selon les règles établies par la Coutume de Paris. Cette manière de faire en matière de succession, comme on l’observera dans le concret, se maintient tout au long du Régime français et se prolonge au-delà de la Conquête. L’Acte de Québec, en 1774, y apporte des assouplissements en permettant de disposer librement de ses biens en faveur de l’un ou l’autre des héritiers, ce qui contribue à garder le patrimoine terrien intact, tout en conservant les droits légitimaires des autres. Dans son ouvrage Les seigneuries de Beaupré et de l’île d’Orléans, qui présente l’histoire de chacune des terres sur 206

Page de titre du premier tome de la Coutume de Paris, qui régit le partage des biens des successions. Édition de 1714 par Claude de Ferrière à Paris, Chez Michel David. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien

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lesquelles se succèdent plusieurs générations d’une même famille, Raymond Gariépy montre « la complexité déroutante » du système en place. Nous en aurons ci-après un bon exemple. Avec nos yeux de contemporains, nous nous permettrons de porter un jugement bien sévère sur ces manières rigides de partager un patrimoine, ébranlant chaque fois l’harmonie familiale au décès de l’un ou l’autre des parents. Un premier partage

Au minutier de Genaple, le 5 mai 1701, Marie-Suzanne et Geneviève Normand et leurs maris respectifs cèdent à leur sœur JeanneFrançoise et à son mari Joseph Lemire, les droits mobiliers échus dans leur part d’héritage, la vaisselle et les bestiaux exceptés, dont elles ont eu comme les autres cohéritiers leur part, se réservant aussi la part qui leur est échue dans les dettes actives laissées par la succession de leur mère. Avec le consentement de Jean, également présent, Marie-Suzanne et Geneviève cèdent ainsi les parts qui leur reviendront au décès de leur père, tant dans la terre qui appartient pour la moitié à ce dernier que dans les biens meubles, bestiaux, ustensiles et dettes actives portés à l’inventaire. Leur père aura l’usufruit sa vie durant des portions de terre (4 perches de front sur 40 arpents de profondeur) que cèdent les sœurs ; les parts seront prises à partir des terres de Timothée

Signatures et apostilles des filles Normand et de leurs maris dans l’entente qu’elles font avec leur père Jean au sujet de leur part d’héritage, le 5 mai 1701. ANQQ, greffe Genaple, 5 mai 1701

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Roussel, de sorte que la terre de JeanneFrançoise sera contiguë à celle de chacune de ses sœurs. Le père s’engage à ne vendre ni aliéner cette part d’héritage de ses filles. En échange, Jeanne-Françoise cède à ses sœurs sa part échue dans la succession de sa mère pour la maison de la haute-ville et sa part à échoir après le décès de son père dans l’autre maison lui appartenant, sises toutes deux à l’entrée de la rue qui descend de la place Notre-Dame à l’HôtelDieu (rue de la Fabrique). Et comme rien n’est laissé au hasard, au cas où le père vendrait sa maison, «comme il lui est loisible de le faire », Joseph Lemire et sa femme paieraient aux deux sœurs «le montant de leur part à échoir après le décès de leur père ». Lemire et sa femme s’engagent en retour à décharger les sieurs Lagroix (Huppé) et Rotot (Trefflé) et leurs femmes (Marie-Suzanne et Geneviève) de tous les frais funéraires, d’inventaire et de justice encourus à la suite du décès et de la succession de leur mère, comme aussi de leur part, dans la dépense faite chez Charles Normand leur frère, pendant les affaires de la communauté, sans être tenus de leur part des dettes de celle-ci. Et après le décès de leur père, Lemire et sa femme paieront les deux parties de terre cédées, 1000 francs l’arpent de front sur toute la profondeur (100 livres par perche de front). Le 16 mai 1701, une dizaine de jours après ces premiers échanges, Jean Normand, Joseph Lemire et sa femme sont rassemblés chez le même notaire, «voulant terminer par ces présentes, les affaires qu’ils ont eues ensemble jusqu’à présent». En reconnaissance d’une somme de 200 livres pour services rendus par son gendre, et une autre somme de 400 livres pour services aussi rendus depuis 4 années, à raison de 100 livres par an, dont les écrits, sous seing privé sont du 11 mars 1696 : « iceluy sieur Normand cède, transporte et délaisse du tout dès maintenant à toujours en propriété […] audit sieur Lemire son gendre et Jeanne Françoise Normand sa femme, acquéreurs pour eux, leurs hoirs et ayants cause, un demi-arpent [5 perches] de terre 208

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de front sur toute la profondeur de l’habitation qui appartient audit cédant, sise à la Canardière avec la partie des bâtiments qui se trouveront sur la terre cédée […] joignant et attenant la portion de Lemire et de Jeanne-Françoise pour son droit successif en l’habitation de son père, après qu’il sera décédé ». Cependant, Jean Normand garde l’usufruit sa vie durant des portions de terre cédées.

Plan à partir des terres de Timothée Roussel – 4 perches: Huppé-Suzanne – 4 perches : Trefflé-Geneviève – 4 perches : Lemire-Jeanne-Françoise – 5 perches avec bâtiments : à Lemire et Jeanne-Françoise, au décès du père Dans la deuxième partie du contrat, il est question d’une société de communauté de résidence que les parties conviennent de poursuivre sur l’habitation. Selon les conventions, Lemire et sa femme auront le soin des travaux et du ménage, comme auparavant, mais sans exiger de salaire à l’avenir pour leurs services et ceux de leurs enfants. Ils seront tous nourris et entretenus avec le sieur Normand, du produit de la terre et des choses communes entre eux. Dans la communauté, Jean Normand mettra quatre bœufs et trois vaches à lait, et Lemire et sa femme, les six vaches qui leur appartiennent. « Advenant la dissolution de la communauté, chacun en retrouvera ses souches, et les écrois [naissance d’animaux] d’icelles en seront partagés par moitié ainsi que les cochons, volailles, grain et paille et autres provenus. […] Cependant iceluy, sieur Normand sera toujours le chef de la communauté et libre de la dissoudre quand il voudra, en avertissant son gendre un an auparavant, afin qu’il se prépare une retraite et un établissement ailleurs pour sa famille. » Mais Joseph Lemire n’est pas satisfait de cette entente. De ces derniers renseignements découle un certain mystère dans les rapports qu’entretient Jean avec son gendre. En 1694, Jean lui avait vendu la terre et concession au Gros Pin, signalant que « par guerre ou autrement… » Deux ans après cette vente, Jean Normand habitait avec les Lemire, auxquels il versait un salaire de 100 livres par année. 209

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Finalement, la famille ne sera fixée qu’à l’automne, par voie de justice, à l’occasion d’une réunion extraordinaire tenue à la maison domaniale. Le voile commence à se lever

Le 7 juillet, la Cour accorde à Joseph Lemire une demande de saisie des biens de la famille. Le 16 du même mois, une audience rassemble «Joseph Lemire comparant pour lui, Florent La Cetière, huissier royal, porteur de pièces et demandeur en saisie d’une part ; et d’autre part, Jean Normand père et Charles Normand, bourgeois de la ville, en son nom et en ceux des héritiers, représentés par maître René Hubert, huissier au Conseil souverain, en défendeurs ». Joseph Lemire, par son procureur, demande qu’on lui paie les loyers et salaires qui lui sont dus, que la saisie qu’il a fait faire soit déclarée valable et tienne jusqu’à ce que les comptes soient réglés. Le père admet qu’il y a eu des ententes écrites entre lui et Lemire et consent à ce que la saisie subsiste. Son fils Charles réplique alors «qu’il ne peut répondre quant à présent sur les prétentions de Lemire, ne sachant rien de ses écrits et que la saisie faite par Lemire ne peut valider son père, chargé par acte de justice de présenter les effets prétendus saisis; et que le consentement qu’il [le père] vient de donner présentement audit Lemire est une continuation de l’avantage indirect qu’il prétend lui faire et demande que la saisie soit déclarée nulle ». Selon la décision de la Cour, Joseph Lemire doit donner à Charles Normand la communication du compte qui lui est dû. Dès la fin de cette séance, Jean s’empresse de se faire «appelant» de la sentence rendue, disant « qu’attendu le déni de justice par le juge prévôt de la Seigneurie qui n’a voulu insérer en la sentence les dettes qu’il avait encore à accuser, dues à Joseph Lemire et à autres particuliers qu’il avait à déduire, il fait élection de domicile à Québec, en la maison de Florent La Cetière, huissier royal ». Au cours de l’été, en juillet, se poursuit ce procès, car rien n’a été réalisé : les saisies ne sont pas levées et les ententes entre Jean Normand et Joseph Lemire n’ont pas été présentées à Charles. Au cours de la rencontre, Joseph Lemire réplique à son beau-frère (Charles) « qu’il a tort de prendre la qualité pour ses frères et sœurs majeurs 210

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dont il n’est pas le procureur, et que lorsqu’il se restreindra à ne parler que pour son intérêt propre et pour les mineurs, il est prêt à donner communication de trois pièces concernant les conventions avec son beau-père ». L’hiver venu, en février de l’année 1702, Charles Normand déclare qu’en avril dernier, «il lui est tombé entre les mains un billet du sieur Jean Sebelec, marchand en cette ville, du 25 janvier 1700, de la somme de 600 livres qu’il promet payer à défunte Le Laboureur, en cas qu’il en fut payé par défunt le sieur Jean Gibaud, lequel il a montré depuis et fait voir au sieur Jean Normand père, tant pour lui que pour les autres enfants et de laquelle déclaration, il a requis acte et signé ». Complexité à souhait

La période de temps pour se communiquer les écrits et y répondre, afin que la Cour puisse trancher, aura son dénouement le premier mars 1702. Le procès-verbal résume l’affaire au complet. Joseph Lemire n’a pu obtenir, pour les services rendus à son beau-père, plus que ce demi-arpent que Jean Normand lui avait donné en vertu des conventions établies entre eux. Mais c’est une autre histoire pour les 1 015 livres que Lemire réclamait en priorité, avant le partage des biens. Or ces ententes remontent à 1694 et deux autres à 1696, des billets sous seing privé entre Joseph Lemire et ses beaux-parents, signés au moment où ils étaient en difficulté avec leur fils Joseph et se cherchaient en quelque sorte un lieu pour habiter. La Cour décide alors que puisque Lemire n’est pas légalement chargé de représenter les biens de la communauté, la saisie ne peut être valide, et que la somme due à Lemire sera payée par le demi-arpent mentionné au contrat du 16 mai 1701. Débouté, c’est lui qui est condamné aux dépens et taxes. Ce n’est pas parce qu’on a recours à la justice qu’on ne conclut pas des affaires avantageuses entre les membres de la famille. La manière de garder intacte l’habitation, c’est de vendre sa part d’héritage à celui qui y est intéressé. Comme il semble que Joseph Lemire et sa femme soient installés avec le père sur la terre de la Canardière, les quatre perches de front de Charles leur seront vendues 650 livres à la fin de mars 1702. Elles jouxtent d’un côté les terres du père, et de l’autre, celles de Marie, du côté ouest de l’habitation. Cette portion de terre qui revient à cette dernière, les Lambert la vendront à 211

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leur neveu Jean (fils de Jean et d’Anne Chalifour) pour 500 livres, contrat ratifié par Genaple le 6 juillet 1704. Âgé maintenant de 15 ans, ce neveu est le seul ayant-droit de la part d’héritage qui doit revenir à son père, puisque son frère Charles s’est noyé à 13 ans, précédé dans la tombe par sa sœur Marguerite, huit ans. Lorsque Pierre Lambert, de la seigneurie de Villieu, vient à Québec pour vendre la part de Marie au neveu Jean, celui-ci est assisté de ses oncles Joseph et Charles, ce dernier étant son tuteur. Marie, à qui appartient cet héritage, doit signer elle-même l’acceptation de la vente faite par son époux. Venue à Québec deux mois plus tard, elle dit au notaire que le tout est conforme à son intention et, de son libre consentement, le ratifie en tout son contenu. C’est l’unique document qui confirme la présence de Marie à Québec. Dans cette saga, Joseph se fait bien discret et s’occupe de son affaire pour être accepté par ordonnance afin de fournir de la viande aux bouchers. De sa part de succession, on ne sait rien, mais elle comprend sans doute les quatre perches à la limite de sa propre terre. Au notaire Genaple, Jean dictera ses dernières volontés. C’est le seul testament que l’on trouve dans la famille, outre celui de Catherine Normand.

TESTAMENT DE JEAN, LE 2 JUILLET 1702 « Est comparu et fut présent en l’étude du notaire, sieur Jean Normand habitant de la Canardière, seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, étant sain de corps et d’esprit ainsi qu’il est apparu au notaire et témoin en fin nommé ; lequel a dit que ne voulant attendre qu’il tombe malade pour disposer de quelque portion de son bien pour faire prier Dieu pour le repos de son âme après son décès, advenant quelque surprise qui l’en empêche, il veut dès à présent, faire son testament et ordonnance de dernière volonté. Savoir est qu’il recommande son âme à Dieu père, fils et saint-esprit qu’il supplie par les mérites de la mort et passion de notre Seigneur Jésus-Christ de lui pardonner ses péchés, selon toute l’étendue de sa grande miséricorde : invoquant à cet effet les intercessions de la très sainte Vierge Marie, mère de notre sauveur et saint Jean son patron, saint Michel ange et archange, son ange gardien et tous les saints du paradis. Que pour ses obsèques et enterrement il 212

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s’en rapporte entièrement à la volonté et piété de ses enfants héritiers ; et veut en outre que sur son bien, soit employée la somme de 200 livres en messes basses qui seront dites et célébrées pour le repos de son âme, de laquelle somme de 200 livres, en sera données 20 livres à la fabrique et église Notre-Dame de Lorette du village des Hurons, 10 livres à la fabrique de l’église paroisse de Charlesbourg, 10 autres livres à l’Hôtel-Dieu de cette ville et 160 livres à la fabrique de l’église Notre-Dame, paroisse de cette dite ville de Québec pour être le tout employé à faire dire le nombre de 200 messes basses de requiem qui seront dites chaque jour incessamment après le décès dudit testateur, aux fins que dit est, tant le plus tôt et le plus en nombre qu’il se pourra, par chacun jour, dans lesdits lieux cy-dessus nommés, mais une aumône par chacun jour qu’il se pourra dire des messes de requiem. Et pour exécuter et accomplir ce présent testament, ledit testateur a nommé et élu monsieur Dupré, curé de cette paroisse de Québec qu’il prie d’en prendre la peine, ou à son défaut le sieur marguillier de la fabrique de cette paroisse qui sera premier en charge alors. Ce fut ainsi fait, dicté et nommé mot à mot audit notaire par ledit testateur, à lui lu et relu et qu’il a dit avoir bien entendu et être selon sa voie, intention et ordonnance de dernière volonté. En l’étude dudit notaire, avant midi, le 2e juillet 1702, présence des sieurs Jacques Barbel praticien et Étienne Marandeau huissier royal en cette ville de Québec, témoins qui ont avec le testateur et notaire signé. » JEAN NORMAN J. BARBEL MARANDEAU GENAPLE, NOTAIRE En cette année 1702, Charles Normand et Marie Dionne comptent cinq enfants : Charles, Antoine, Marie-Élisabeth, MarieMadeleine et Marie-Louise, tandis que Joseph Normand et Marie Choret en ont quatre : Marie-Madeleine, Charles, AngéliqueCatherine et Joseph. Tout semble s’arranger comme prévu dans un nouvel équilibre de vie au début de ce veuvage de Jean, qui cohabite à la Canardière avec sa fille Jeanne-Françoise, son mari et leurs six enfants vivants sur les sept nés d’eux. S’ajoute, le 20 octobre 1702, Marie-Josèphe, qui vivra dix jours seulement. Elle avait comme parrain le sieur Dominique Bourbonne, «maître d’hôtel de monsieur le Gouverneur», et comme marraine Catherine Normand, femme de La Brière. 213

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Ah ! que de malheurs !

En cet automne 1702, nous apprennent les Annales de l’Hôtel-Dieu, un chef amérindien venant d’Orange (Fort Albany, sur l’Hudson, mission du Sault-Saint-Louis) apporta «la fâcheuse picote qui désola toute la Nouvelle-France. La maladie commença par la maison où il demeurait et se communiqua en peu de temps partout, avec une fureur incroyable. Les familles entières se trouvaient frappées de ce mal, et le peu de soins qu’ils recevaient, joint à l’infection et à la malignité de cette peste, les faisaient mourir promptement. […] plusieurs moururent de peur, alors qu’ils n’avaient aucune apparence de petite vérole et que la mortalité fut si grande, que les prêtres ne pouvaient suffire à enterrer les morts et assister les mourants; car on portait chaque jour les corps dans l’église de la basse ville [NotreDame-des-Victoires] ou dans la cathédrale, sans aucune cérémonie et le soir on les inhumait ensemble quelques fois jusqu’au nombre de 15, 16 ou 18. […] Jamais on n’a tant vu de deuil. Page de titre du Nouveau traité de Chacun pleurait ses proches ; l’un sa la petite vérole par Mr Wagret, Paris, Chez Claude Robustel, 1720. femme, l’autre son mari, celui-ci son frère, Ouvrage provenant de la celui-là ses enfants; les orphelins pleubibliothèque du premier collège des Jésuites de Québec, fondé en 1635. raient leur père et leur mère. Tout le Musée de la civilisation, bibliothèque du monde était dans les larmes. » Séminaire de Québec, fonds ancien Cette épidémie frappe durement la famille de Jean. Le deuil entre dans la maison par la perte de Jeanne-Françoise au lendemain de Noël, à peine remise de la dernière naissance. Elle avait 32 ans. L’acte de sépulture de ce jour du 26 décembre mentionne qu’elle avait reçu les sacrements de pénitence et d’extrême-onction. Son décès s’ajoute à la longue liste versée aux registres paroissiaux : pour ce seul mois, 97 sépultures. Jeanne-Françoise est mise en terre dans ce cimetière dit « des Picotés ». L’avait devancée dans la mort, Marie

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Dionne, femme de Charles Normand, le 7 décembre. Catherine Normand, femme de La Brière, la suit en janvier de l’année 1703, comme François Trefflé, mari de Geneviève, à qui il laisse cinq orphelins. L’épidémie ayant sévi tout l’hiver, on dénombre 103 sépultures en janvier 1703, puis 37 en février. Il est probable que Joseph Lemire, décédé le 4 février 1703 à l’Hôtel-Dieu, ait été emporté lui aussi par cette maladie. Une succession achevée, le père doit en revivre une autre. Il faut compter non seulement sur les mécanismes mis en place, mais aussi sur la solidarité familiale : réunion de famille pour déterminer les tuteur et subrogé tuteur qui prendront en charge les intérêts des mineurs Lemire et pour veiller à l’administration des biens. Le tuteur sera Pierre Léaumont de Beauregard, beau-frère, et le subrogé tuteur, Joseph Normand. Les deux dernières filles de Jeanne-Françoise et Joseph Lemire, Catherine, trois ans, et Anne-Françoise, un an et demi, habiteront avec leur oncle, Pierre Moreau de la Taupine, inscrit comme tel au recensement de la ville de Québec en 1714. Avant que soient affermées les terres de Lemire dans sa part de l’habitation de Jean à la Canardière et que, selon les avis des parents, soit vendue sa terre au Gros Pin, il s’écoulera deux ans. Le 30 avril 1703, on procède à l’inventaire des biens appartenant au couple Lemire en la maison de Jean Normand, qui signe avec Joseph, le subrogé tuteur des enfants Lemire. On décide que la société établie antérieurement entre Jean et les Lemire sera maintenue pour l’année courante et que le tuteur Beauregard fournira un homme pour remplacer Lemire pendant les semences et la récolte des foins et du grain. Au cours de cet hiver pénible où les morts s’accumulent, il y a, heureusement, un juste retour de la vie par la naissance en janvier du neuvième enfant, Hélène-Félicité, de Suzanne et Jacques Huppé. Une fille nommée Hélène s’ajoute aussi aux quatre enfants de Joseph et Marie Choret, venant ainsi recréer quelque peu l’équilibre dans les statistiques familiales. Aux approches du printemps 1703, Charles, veuf depuis trois mois, épouse le 12 mars Françoise-Monique Jean. Le contrat signé par le notaire La Cetière en la maison de Charles, rue des Pauvres, relève que Marie Pelletier, mère de Monique Jean, est la veuve du sieur Denis Jean, marchand, et qu’elle demeure chez les religieuses de l’Hôpital général (fondé par monseigneur de SaintVallier). La veuve Pelletier donne aux époux 100 livres en argent 215

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comptant, ainsi que les habits et linge et autres choses à l’usage de sa fille. Charles fait inscrire pour sa femme le douaire coutumier ou, à sa guise, le douaire préfixe de 600 livres ; le préciput de 300 livres sera à prendre par le survivant sur les biens meubles de la communauté. «Les enfants seront élevés, entretenus et instruits dans la crainte de Dieu, selon la religion catholique, aux soins de la future épouse et aux dépens de la communauté et pris sur le revenu, sans diminuer le fonds de leurs biens qui reviendra aux enfants lorsqu’ils seront pourvus par mariage ou autrement.» Signent les témoins, dont René Hubert, huissier au Conseil souverain, Marie Pelletier, Monique Jean, Louis Normand La Brière et Charles Normand. Le lendemain, le mariage est célébré à l’église en présence de Jean et Joseph Normand. Une nouvelle compagne pour le père Jean

Pendant ce temps, semble-t-il, l’aïeul vit avec ses quatre petits-enfants Lemire sur l’habitation. Si c’est le cas, il y a Jeanne-Louise, douze ans, Charles-Marie, sept ans et demi, Marguerite-Louise, cinq ans, et Edmond-Joseph, quatre ans. Ce serait pour quelques mois seulement, puisque leur grand-père décide de « refaire sa vie », comme on dit de nos jours. À 66 ans, Jean Normand s’engage en effet auprès de Marie-Madeleine Brassard, veuve de Louis Fontaine, pilote de la Rivière, en ce 2 mai, au temps où la nature a reverdi les prairies, où les feuilles viennent aux arbres, tandis qu’au-dessus du paysage les oies et les outardes reforment comme aujourd’hui ce V du triomphe sur la morosité. C’est dans la maison du faubourg Saint-Nicolas que se passe le contrat de mariage entre les deux veufs. Le notaire François Genaple inscrit les noms des parents et amis présents : « De la part du sieur Normand, Joseph Normand, l’un de ses fils, Pierre Moreau sieur de la Taupine, Pierre Léaumont sieur de Beauregard et Jean Larchevesque sieur de Grandpré, bourgeois de cette ville, amis du sieur Normand. De la part de la veuve Fontaine : Guillaume Brassard son frère germain, Jean Renaule son gendre, François Rivière et Marie-Marguerite Fontaine, Thomas Jourdain et Anne Fontaine, gendres et filles de la Veuve, et sieur Étienne Marandeau, huissier Royal en la Prévôté de cette Ville, ami de son défunt mari et d’elle. » 216

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Suit la formule d’engagement, mais, comme ils sont veufs tous deux, il est bien précisé que la part des biens que chacun a acquis de son premier mariage appartiendra à leurs héritiers respectifs et qu’au décès de l’un d’eux, chacun remportera ce qu’il ou elle y aura mis. Ils feront leur résidence en l’habitation de Jean Normand et celui-ci mettra dans la communauté trois taures d’un an et une autre de deux ans prête à vêler, qui reviendront à ses héritiers à son décès. Quant à Marie-Madeleine, elle apportera seulement avec elle le contenu de l’inventaire réalisé après le décès de son premier mari : « son lit garni d’un gros lit de plume en toile, deux draps et deux couvertes demi usées, l’une de Normandie et l’autre de Bordeaux, un vieux tour de lit de Bergame ; un bœuf de sept ans avec une vache à lait de neuf ans, un cochon d’un an, six poules et un coq ; ses hardes habits et linge que ses héritiers et ayants cause remporteront à son décès ». C’est un douaire préfixe de 50 écus pour la future épouse à prendre sur les biens de Jean s’il meurt en premier, ce qui exclut le douaire coutumier. Si elle mourait la première, Jean Normand prendrait pareille somme qui servirait à faire prier Dieu pour le repos de son âme et à organiser ses funérailles. Ont signé cet acte, Jean Normand père, Joseph Normand, Pierre Moreau, Marandeau et Barbel, témoins, ainsi que Genaple. Les années s’annoncent-elles plus paisibles dans le foyer Normand, alors que Jean reprend le cours de sa vie avec Marie-Madeleine, cette femme née au pays, dont le père, maître maçon, venait de Normandie. De cette province se réclamait aussi son défunt mari, Louis Fontaine, arrivé au pays en tant que matelot et qui sera pilote par la suite. Au cours de l’été 1703, imaginons qu’après les travaux de la ferme, dans la tranquillité des beaux soirs où la luminosité se prolonge, avant que le ciel ne rougeoie, les deux amoureux se racontent les incidents qui ont marqué leur itinéraire, les temps forts ou orageux de leur vie familiale, et, comme tous parents, devisent sur l’avenir de leurs enfants. Ont-ils l’assurance, pour ceux-là, d’une vie plus aisée que la leur? Du moins, les transformations dans le paysage agraire, comme celles du paysage de plus en plus urbain de Québec, laissent présumer que ce pays est moins fragile qu’il ne l’était en 1656, année de leur premier mariage respectif.

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État de la nation, après le règne de Frontenac

Les habitants, plus près de la terre que de la politique, sont-ils au courant de ce qui se passe dans l’administration du pays? Du moins, comme chacun, ils ont regretté le gouverneur de Callières, décédé à la fin de mai 1703, ami du pays où il avait passé une grande partie de sa vie. Successeur de Frontenac en 1699, c’est lui qui avait obtenu la paix avec les Cinq Nations en 1701 et qui voulait fortifier davantage la ville de Québec, sachant le désir des voisins de la Nouvelle-Angleterre d’attaquer à nouveau le sol français. En août 1703, c’est le marquis de Vaudreuil, officier des troupes dans la colonie, gouverneur de Montréal, marié à une fille du pays, estimé tant du roi que des habitants, qui devient gouverneur et lieutenant général en Canada, Acadie, île de Terre-Neuve et autres pays de l’Amérique septentrionale. Il aura à poursuivre cette amitié nécessaire avec les Sauvages pour contrer l’ambition des voisins du Sud de s’en faire des alliés. L’économie du pays, encore dépendante de la France pour les biens nécessaires en hardes, est devenue autonome quant à l’alimentation, avec ajout cependant de certaines denrées en provenance des îles du Sud. Mais la dévaluation de la monnaie canadienne par rapport à la monnaie française, le manque de numéraires qui oblige l’intendant à créer la monnaie de cartes, et ce grand roi vieillissant, sontils pour eux des sujets de préoccupation? Voir ainsi leurs petits-enfants engagés dans le développement du pays doit être une bien belle consolation. La veuve Trefflé se remarie

Le 2 février 1704, Geneviève Normand, veuve Trefflé, épouse en secondes noces François Larue, dès après l’inventaire des biens du couple et sa nomination comme tutrice de ses cinq enfants: François, onze ans ; Pierre, neuf ans ; Charles-Milles, six ans ; Louis, quatre ans ; Marie-Catherine, trois ans. Geneviève avait fait écrire par le notaire : « qu’en considération des bons soins qu’elle espère de son futur époux et des bons traitements à ses enfants, elle met 300 livres dans la communauté avec François Larue, lui fait donation entre vifs de sa part des biens, en cas qu’elle décède en premier, au moyen de quoi, Larue s’engage à nourrir, instruire, loger et entretenir les

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enfants jusqu’à ce que chacun ait atteint 16 ans, en les traitant de père naturel et en les instruisant selon la religion catholique ». Le père de feu François Trefflé, présent à l’inventaire, avait vendu pour 2 000 livres à son unique fils ses trois terres sises de part et d’autre du domaine appartenant à l’origine au sieur Denis de la Ronde, et devenu la propriété des messieurs du Séminaire de Québec, peu de temps après le décès de François. Ce père, maître charpentier, est né à Saint-Barthélemy de Routot (d’où le surnom de Rotot), en Normandie, et avait épousé Catherine Mathieu à Québec en 1659. Il est maintenant veuf. Avec un père maître charpentier, on s’attend à un inventaire qui relève des bâtiments en bon état au lieu des habituelles constructions méchantes ou tombant en ruines. Tiré de l’inventaire : « Une maison de résidence de 30 pieds sur 18 pieds de large, construite de pièces sur pièces, couverte de planches, les portes, les fenêtres avec pentures, gonds et locquets. En la maison, est un four de maçonne avec briques, cheminée double au milieu de la maison avec deux chambres basses à feu, le grenier au-dessus couvert de bardeaux, le plancher étant de madriers. La maison est entourée de colombage avec à côté un petit appentis servant de laiterie. » À notre avis, c’est la plus riche construction et celle qui est décrite avec le plus de précision. « Une grange neuve d’une année, de 30 pieds de long sur 25 de large, entourée de planches, couverte de paille avec une batterie de bons madriers avec des garde-grain. Une autre vieille grange de 50 pieds de long et une étable au bout de 25 pieds le tout 75 pieds avec une largeur de 20 pieds, dont une partie entourée de pieux, l’autre de pièces sur pièces, couverte de paille. L’étable contient 25 animaux, dont deux chevaux, les instruments agricoles dont une charrue ferrée, des traînes, une carriole. » Aux nombreux arpents de terre des Trefflé, s’ajoute au patrimoine un terrain situé rue de la Fabrique sur lequel il y a une maison de pierre ; l’autre demi-part avec maison, aussi de pierre, appartiendra aux Huppé. Ces maisons se trouvent sur l’emplacement qu’avait obtenu Jean Normand père. Rue du Mont-Carmel, il y a un autre terrain de 40 pieds de front sur 100 pieds de profondeur (parc des Gouverneurs, près du Château Frontenac), non construit, et un 219

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troisième emplacement rue Saint-Nicolas, près du palais de l’intendant, avec une maison à deux étages en bon état. À l’énoncé des dettes passives, Geneviève fait inscrire que la communauté doit à Jean Provost, son domestique, 54 livres et 14 sols pour ses services, ainsi que 8 livres à un soldat nommé La Rose. Les descendants des Trefflé ont tous Geneviève Normand comme deuxième mère ancêtre dans la généalogie de cette famille pionnière. Quant à François Larue, il prendra son nouveau rôle au sérieux et remplira ses obligations de tuteur. Fermer le dossier Lemire

En janvier 1705, la succession de Joseph Lemire est réglée, alors que ses beaux-frères font inscrire chez le notaire Genaple «l’arbitrage qu’ils ont fait faire par des experts, pour trancher ce qui revient à chacun d’eux dans la moitié de la récolte des terres labourées et ensemencées, puis y faire faire le battage et le vannage des pailles [blé et pois], l’autre moitié du provenu sera au profit des enfants mineurs de Lemire». En avril, la famille se rassemble pour décider de vendre la terre de Lemire au Gros Pin, afin de payer Charles Normand en sa part de succession vendue à feu son beau-frère. À voir Jean, l’aîné de ses petits-fils, hériter des quatre perches de front de son père et doté de la part de sa tante Marie, femme Lambert, le grand-père a dû se réjouir, assuré qu’il était de la permanence de son nom sur ses terres. En mai, Jean Normand, au nom de Marie-Madeleine Brassard et en présence des quatre gendres de sa femme, passe un contrat de bail à Pierre Dorion, habitant, des parts de la terre appartenant à Marie-Madeleine, dans l’habitation dépendant de la communauté qui était entre elle et le défunt Fontaine, sise en la Petite Rivière Saint-Charles. Il s’agit des terres comprises dans la boucle que forme cette rivière, aujourd’hui la Pointe-aux-Lièvres, site de l’Hôpital général et du parc Victoria. Plus tard, seront recensés en cet endroit deux des enfants de ce Pierre Dorion, mariés à des Normand : Jean-Marie Dorion à Thérèse Normand, fille de Joseph et de Marie Choret, et Barbe Dorion, mariée à Jean Normand, un Breton qui a aussi fait souche au pays.

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Il n’y a plus de documents qui concernent Jean Normand vivant après l’acte notarié qui redonnait au mari, suivant la Coutume de Paris, la possibilité d’autoriser sa femme à faire une transaction. Comme si la vie ne lui avait pas suffisamment réservé de drames, une mort suspecte l’attendait.

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CHAPITRE 9

1706-suite Ce jour étrange où, solitaire, j’aborde les rives de la mort ux registres de la paroisse, est consigné : « Le 25e jour du mois de juillet de l’an 1706, a été inhumé au cimetière de cette paroisse par moi prêtre, curé de Québec, Jean Normand âgé de 70 ans, qui aurait fait ses dévotions depuis un mois ou environ, qui a été trouvé mort dans son désert. Son inhumation a été faite en présence de Jean Brassard père et fils et d’un grand nombre de personnes.» François Dupré, curé.

A

Acte de sépulture de Jean Le Normand, le 25 juillet 1706. Paroisse Notre-Dame de Québec

L’expression « trouvé mort dans son désert » soulève bien des interrogations. Dans les relevés des décès, les causes de la mort sont parfois inscrites. Quant on meurt à l’Hôtel-Dieu ou à l’Hôpital général, c’est à la suite d’une maladie. On voit aussi : « mort noyé », « tué des Iroquois » ou « mort à la guerre », et le cas particulier de « mort en duel» est noté au registre du Conseil souverain. Le duel, une façon

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bien vue de venger son honneur, comme on le présente dans la littérature, fut interdit sous le règne de Louis XIV. Une mort subite, autrefois comme aujourd’hui, est suspecte et exige une autopsie pour déterminer, entre autres, s’il y a eu homicide ou suicide. À l’époque, le suicide était très grave et le « suicidé » n’avait pas droit à l’inhumation dans le cimetière paroissial. On disait en ce cas-là « qu’il s’était homicidé soi-même ». Le suicidé était promené dans la ville, quel spectacle douloureux pour sa famille ! Par ailleurs, en cas de meurtre, il fallait bien sûr trouver le ou les coupables. Décédé le 24 juillet, enterré le 25. Tous les détails entourant la découverte du cadavre et la démarche auprès des autorités pour éclaircir l’affaire nous viennent du tribunal de la cour bailliagère. C’est une longue enquête à la Sherlock Holmes qui révèle les façons de procéder selon les règles, tant de la justice que de l’expertise médicale. Charles et Joseph prennent les choses en main. Les récits sont reproduits en leur entier, selon le déroulement dans le temps, en allégeant cependant le texte des redondances de la langue juridique. Compte rendu de la cour seigneuriale

« L’an 1706, le 24e jour de juillet sur les huit heures du soir, devant Pierre Haymard, juge prévôt de la seigneurie, est comparu Charles Normand, couvreur en ardoise, demeurant en la ville de Québec, lequel nous a supplié de nous transporter sur une habitation sise à la Canardière, appartenant à la succession de défunt Jean Normand son père, pour voir et visiter et faire lever le corps du défunt que l’on vient de lui dire s’être blessé, en telle sorte qu’il en est mort. Nous nous sommes transporté au lieu, assisté de messire René Hubert, premier huissier au Conseil souverain de ce pays, par nous pris pour greffier, en l’absence de notre greffier ordinaire, et du sieur Jourdain Lajus, maître chirurgien à Québec, pour faire la visite du corps où étant, après leur serment requis et avoir été conduit par Charles Normand et Joseph Normand son frère, en un petit désert qui est distant de la maison d’environ dix arpents, entouré de bois debout et séparé du grand désert d’icelle par une sapinière aussi de bois debout et de trois arpents ou environ de branches. Nous avons trouvé le corps mort, étendu sur la terre, dans une raie de charrue qui sépare deux planches semées de pois, le visage en haut sur lequel il y avait un 224

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linge, nu en chemise depuis la ceinture, le corps vêtu d’une culotte de mazamet, chaussé de bas d’étoffe rouge et de souliers sauvages, dans laquelle raie, il y avait beaucoup de sang. Lequel corps, Joseph Normand nous a dit avoir trouvé il y a environ trois heures, en l’état où nous l’avons vu, à la réserve qu’il avait la face contre terre, appuyé sur son bras et que c’est lui [Joseph] qui l’a ainsi retourné pour voir s’il était mort et où il était blessé et qu’il l’avait couvert dudit linge, après quoi, il a fait le tour du défunt et cherché partout dans les environs d’iceluy pour voir s’il ne pouvait rien découvrir, et que rien ne soit apparu. Après quoi, ayant fait découvrir le corps, nous avons aperçu entre les [mot manquant] et l’épaule du côté droit, trois ouvertures d’environ trois [mot manquant] d’où il paraît avoir sorti du sang. « … et quelques autres qui étaient présents, nous ont dit et soutenu avoir été faite par une chute que le défunt aurait fait de quelques arbres, des environs de celui où il avait monté pour couper des fredoches afin de faire une masse, ou sur un autre arbre où il y avait des chicots qui lui auraient pu faire ladite ouverture, laquelle le sieur Lajus l’ayant visitée et sondée après avoir déchiré un peu de la chemise au-dessous du trou qui était vis-à-vis d’icelle, il a trouvé comme il nous a fait reconnaître, que l’ouverture avait été faite avec un outil tranchant le cuir et que la chair n’était en aucune façon déchirée ni meurtrie et paraissant avoir été coupée bien nettement, l’ouverture tirant du côté de l’épaule en allant au-dessous de l’aisselle ; une contusion sur la poitrine au côté droit, un peu au-dessous de l’ouverture, de la grandeur d’une pièce de vingt sols, paraissait avoir été faite avec grande force avec le bout de quelque chose bien raide, y ayant une côte cassée et enfoncée ; une autre contusion de pareille grandeur au même endroit du côté gauche, sans qu’il y ait rien d’enfoncer ; une troisième contusion sur le côté droit de la longueur de trois ou quatre doigts et d’un pouce environ de largeur entre les côtes, paraît être enfoncée de l’épaisseur d’un doigt, sans qu’il se soit trouvé aucun sang dans ladite chemise depuis l’ouverture jusqu’à la ceinture de la culotte que nous avons fait défaire et tirer sur la jambe du corps mort pour voir s’il n’y avait rien au reste du corps, où nous avons aperçu une autre ouverture au-dedans de la cuisse gauche de quatre à cinq doigts de largeur et pareillement fait avec un outil bien coupant, laquelle l’ayant sondée aurait 225

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traversé quasi la cuisse. De laquelle ouverture, il paraît avoir sorti beaucoup plus de sang que la précédente. « Après quoi, nous avons ordonné que le corps soit porté en la maison de l’habitation, ce qui à l’instant a été fait. Et ayant aperçu à neuf pieds ou environ du corps mort, un chapeau que les Normand fils, nous ont dit être celui du défunt, nous avons remarqué que le chemin qui est entre le lieu où était le corps et celui où était le chapeau, est tellement battu de pieds d’homme que l’on peut conjecturer qu’il y a eu plusieurs personnes qui se sont… débattues longtemps sur iceluy, ensuite de quoi, étant arrivé en la maison, nous avons, plusieurs chandelles allumées, et fait mettre ledit corps mort sur une table et ôter sa chemise et culotte et fait visiter de nouveau les ouvertures qui sont sur iceluy par le sieur Lajus, lesquelles il a trouvé derechef avoir été faites comme il est ci-dessus, par un outil tranchant et lui ayant fait étendre les bras, il s’est trouvé dedans du bout gauche, deux grandes contusions, l’une auprès du coude et l’autre sous l’aisselle. Nous avons visité la culotte qui nous a paru être déchirée par le derrière et coupée de travers vis-à-vis l’ouverture qui se rencontre en la cuisse et enfin, avons fait ôter les bas aux jambes et trouvé une coupure fraîche, faite sur l’os de la jambe droite de quatre doigts ou environ de longueur, sans aucune contusion ni meurtrissure et sans que le bas soit coupé ni endommagé, quoiqu’il fut jarreté, toutes lesquelles circonstances nous font croire que le défunt ne s’est point blessé ni tué, n’ayant été trouvé aucun outil autour de lui, mais qu’il peut avoir été assassiné. Pourquoi nous avons ordonné que les culotte et chemise resteraient en la maison pour être en notre greffe, et être représentées quand besoin serait, ensuite de quoi nous avons dressé le présent procès-verbal. Haimard J. Lajus Hubert, commis greffier «Pour notre transport, visite et présent procès-verbal: six livres de France ; pour le transport du sieur Lajus et sa visite : sept livres de France ; pour le sieur Hubert : quatre livres de France. Fait le 25e juillet 1706. » Ce jour de la rédaction du procès-verbal est aussi celui des funérailles et, comme l’a noté le curé de la paroisse, beaucoup de personnes assistent à cette cérémonie, car l’information a circulé parmi les habitants de la seigneurie. Les frères Normand n’attendront pas 226

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les «écritures» du greffier, description des observations faites la veille, sur place, par les officiers de la justice seigneuriale. Charles et Joseph avaient-ils peur de ne pas en être satisfaits ? Toujours est-il qu’au lendemain de l’enterrement de leur père, le 27 juillet, devant Claude de Bermen, lieutenant général au civil et au criminel au siège de la Prévôté et Amirauté de Québec, en l’hôtel de la Prévôté, Joseph et Charles Normand, tant pour eux que pour leur neveu et leurs beauxfrères, demandent qu’on procède à l’examen du corps de leur père, pour obtenir une autre expertise. Se rendent au cimetière de la ville Claude de Bermen, procureur du roi, Jean-Baptiste Couillard, sieur de Lespinay, Florent de La Cetière, greffier, et trois chirurgiens: Jean Desmosny, Jean Coustard et Jourdain Lajus, celui qui a fait le premier examen, afin de « déterrer le cadavre de feu Jean Normand, faire ouvrir son cercueil et désensevelir, et après avoir prêté leur serment, [les chirurgiens] ont fait en notre présence, la visite du cadavre qui nous a apparu avoir été blessé en trois endroits, desquelles blessures au rapport des chirurgiens, ledit Normand est décédé et dans l’examen qu’ils en ont fait, nous ont déclaré que la plaie prenant tout le tour de l’aisselle [est] assez profonde pour y avoir compris la veine et artère sous-clavière ; une fracture de la clavicule et de l’omoplate et plusieurs côtes cassées et enfoncées et ce du côté droit ; et dans la partie moyenne du bras tout autour du coude il y a une contusion, la cuisse du même côté gauche sous le jarret, il y a une plaie ouverte de quatre ou cinq doigts de largeur ou environ de la partie inférieure et postérieure dans laquelle l’artère crurale est ouverte ; et à la jambe droite à la partie moyenne et antérieure du tibia, une plaie d’environ trois travers de doigts dont l’os ne nous a pas paru découvert. « Nous avons dressé le présent procès-verbal et ordonné que Mosny et Coustard dresseront et mettront au greffe, en leur payant salaires raisonnables, leur rapport des instruments avec lesquels le défunt aurait été blessé, le communiquer au procureur du roi et sur ces conclusions, être ordonné ce qu’il appartiendra. Fait par nous, lieutenant général, les jour et an que dessus. » Coustard Lespinay J Desmosny C De Bermen De La Cetiere greffier

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Le même jour, le greffier de la seigneurie se présente en la maison de feu Jean, selon l’ordonnance du juge, pour demander à la veuve Normand les hardes de son mari défunt. Elle lui répond qu’il faut aller trouver Joseph Normand. Le greffier s’y rend en sa compagnie et écrit : « il m’a fait réponse qu’il ne voulait pas les donner, que monsieur le lieutenant général de la Prévôté de Québec lui avait donné ordre de les porter à son greffe, pourquoi je me suis retiré et ai dressé le présent procès-verbal pour servir et valoir en temps et lieu, ce que de raison ». Pour le greffier de la seigneurie, offusqué, ça n’en resterait pas là ! C’était un attentat à la juridiction seigneuriale par la Prévôté, qui avait accepté la demande de Joseph et de Charles. L’affaire rebondit à l’instance suprême, le Conseil souverain, auquel s’adresse le procureur fiscal de la seigneurie de NotreDame-des-Anges. À Monseigneur du Conseil souverain

«Supplie humblement, Guillaume Renaut, procureur fiscal de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, que le nommé Jean Normand, habitant de la Canardière ayant été trouvé mort dans son désert ce 24e du présent mois, et que le juge prévôt de la seigneurie en ayant été averti par Charles Normand, un de ses enfants, se transporta aussitôt audit lieu, avec un chirurgien de cette ville, comme il paraît par son procès-verbal du jour, ci-joint, pour faire la visite du cadavre, lequel a été inhumé au cimetière de la paroisse de cette ville d’où dépend la Canardière. » Il décrit ensuite l’événement et la réponse de Joseph, et on imagine la tête du procureur de la seigneurie qui apprend que l’enquête se déroule hors de sa juridiction. Renaut termine en disant «que la décision du lieutenant général de la Prévôté de la Ville ne pouvant connaître cette affaire, ni en première instance, ni par appel, que sa décision de juger cette affaire est un attentat sur la juridiction de la seigneurie de Notre-Damedes-Anges. Pourquoi, le suppliant a recours à vous pour que le lieutenant général de Québec et autres officiers de la Prévôté soient jugés incompétents en ladite affaire, que soit ordonné que les procédures faites en la Prévôté de la Ville soient déclarées nulles et que les informations et les procédures seront faites et continuées en la juridiction de la Seigneurie, le cadavre ayant été trouvé sur icelle. Et à la veuve du défunt et à Joseph Normand, ordre de remettre sans délai, 228

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les hardes au greffe de la Seigneurie, tel que mentionné au procèsverbal; que sinon, ils seront contraints même par corps, sauf au suppliant, à se pourvoir contre ceux qui ont décliné ladite juridiction, lors et ainsi qu’il avisera bon être et ferez justice. » Guillaume Renaut, procureur fiscal de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges À cette requête au Conseil souverain, Louis Chartier de Lotbinière, premier conseiller, répond que le greffier de la Prévôté de Québec et celui de la seigneurie se présenteront le lundi suivant devant le Conseil et apporteront toutes les procédures qui ont été faites dans leurs juridictions respectives et que le procureur du roi en la Prévôté ainsi que le procureur fiscal de la seigneurie viendront s’y faire entendre. Cependant, il interdit aux officiers de la seigneurie d’entreprendre toute nouvelle procédure jusqu’à ce qu’il en soit ordonné autrement. R.L. Chartier de Lotbinière C’est en août que le Conseil souverain déclare nulle la procédure faite par la Prévôté et ordonne au juge de la seigneurie de continuer le procès. Les vêtements déposés au greffe de la Prévôté sont rapportés à la seigneurie et le procès-verbal de l’exhumation du cadavre est joint au procès «pour en avoir égard en jugeant». Charles et Joseph Normand sont condamnés chacun à trois livres d’amende pour avoir décliné la juridiction de la seigneurie et à payer les dépens de la présente instance. Fait à Québec le 2 août 1706. De Monseignat Enquête judiciaire à la seigneurie

1-

Le mercredi 5 août : l’huissier du Conseil souverain se rend au domicile de Charles Normand, absent, et donne à sa femme copie de l’arrêté enjoignant les deux frères de déposer les vêtements de leur père au greffe de la seigneurie.

2-

Le jeudi 6 août : ordonnance du juge de la seigneurie d’assigner les témoins.

3-

Le mardi 11 août : quatre témoins, des voisins des Normand, présentent leur version des faits, chacun ayant prêté serment et déclaré n’être ni parent ni allié ni serviteur domestique des parties.

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Blaise Dumareil dit Lafranchise, maître cordonnier, demeurant à la briqueterie de L’Archevêque. Il raconte qu’un des petits-enfants de Jean Normand s’est rendu à la briqueterie, ce jour du 24 juillet, avertir que son grand-père était mort dans son désert. La femme de Jean a dit qu’il était parti de chez lui vers la cinquième ou sixième heure du matin, pour aller dans son désert. Le témoin s’est rendu aussitôt sur les lieux et raconte comment il l’a vu. Il croit que Jean Normand est peut-être tombé sur quelqu’arbre en coupant du bois pour faire une masse, qu’il ne pouvait venir de bien loin, étant blessé comme il était, mais il a remarqué que le coup à l’épaule pouvait avoir été fait par la corne d’un animal ou un chicot, que la chemise paraissait un peu déchirée, mais la culotte était plutôt déchirée que coupée. Pierre Pivin, taillandier, demeurant au passage, âgé de 24 ans. Il raconte qu’il a appris de quelqu’un d’autre la mort de Jean Normand dans son désert. Au moment où il se rendait sur place, on apportait le corps dans sa maison et il a reconnu trois plaies, mais ne sait pas par quel outil elles auraient pu être faites. À sa connaissance, le défunt n’avait pas d’ennemis. Marie Pivin, femme de Jacques Glinel, demeurant au passage. Elle dit savoir que Jean Normand est mort dans son désert, qu’elle ne l’a point vu, ne sait quel outil aurait pu être utilisé, ni qui peut l’avoir tué, n’ayant jamais entendu dire qu’il ait eu querelle avec personne, que le bruit court « qu’il a été tué par un taureau appartenant à Joseph Normand fils, qu’elle n’avait jamais entendu dire que ce taureau fut méchant, ni eut fait de mal à personne, mais que depuis la mort de feu Jean Normand, on lui a dit sans qu’elle se souvienne qui, sinon de la Bouline [surnom], que Charles Normand lui avait dit que ce taureau avait tué son père, et qu’elle a appris que Charles Villeneuve avait déjà été poursuivi par le même taureau ». Jacques Glinel, passeur de la rivière Saint-Charles, âgé de 68 ans. Selon ce témoin, le 24 du mois de juillet dernier, la veuve de Jean Normand a crié que son mari était mort ce même jour, plusieurs personnes ont dit qu’il avait été assassiné et, depuis ce tempslà, il a appris qu’on avait trouvé des pistes d’un taureau ou d’un bœuf dans ce désert. Il reprend la même version que sa femme sur les caractéristiques du taureau de Joseph Normand et ajoute qu’à sa connaissance, le défunt n’avait pas d’ennemis. 230

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4-

Le jeudi 12 août : Joseph Normand est assigné à comparaître à la chambre d’audience, pour se voir condamné à remettre incessamment la chemise que portait feu Jean Normand, son père, lorsqu’il a été trouvé mort. L’assignation est remise en main propre par l’huissier à Joseph Normand se trouvant « en sa prairie ». (Quelle scène ! l’officier de justice avec pourpoint et tricorne, en plein champ…)

Comme les dépositions des témoins ne peuvent apporter quelque preuve pour savoir si Jean Normand a été assassiné et par quel outil il a pu être tué, le procureur fiscal obtient l’autorisation d’afficher un monitoire à la porte de l’église-cathédrale de Québec, et ce, pour trois dimanches. Monsieur Dupré, curé de la paroisse, rapporte qu’il n’y a eu aucune révélation. Par la suite, «le procureur de la seigneurie demande au juge qu’il lui plaise de condamner les héritiers du défunt Normand à payer la somme qui conviendra pour le salaire des témoins, les autres frais juridiques, assignations, procès-verbaux, vacation du juge, réquisitoire et taxes, en plus de l’écriture du monitoire par le notaire Genaple, ce qui monte à 19 livres et 4 deniers de France, faisant au pays celle de 25 livres et 7 sols ». Le 22 novembre, une copie du mémoire préparé par le procureur est remise à Joseph Normand. L’affaire ne connaîtra son dénouement que le 1er janvier 1707, lors d’une audience où Joseph se présente en défendeur, contestant une des dépenses mise au mémoire, mais sans succès. Le juge Haimard indique alors que « soit remis de faire droit sur l’homicide commis sur la personne de feu Jean Normand jusqu’à ce que nous puissions en avoir la preuve ». Régler la succession de feu Jean Normand

Indépendamment de l’affaire qui se déroule devant les tribunaux, un mois après le décès, le 9 août vers deux heures de l’après-midi, se réunissent en la résidence du défunt Normand, Charles, maître potier d’étain, Joseph, Marie-Madeleine Brassard, assistée de son frère Guillaume et de son gendre Jean Renaud, Pierre Léaumont de Beauregard, tuteur des enfants mineurs de Lemire, le sieur Jacques Barbel, notaire royal qui représente Marie et Pierre Lambert, ainsi que les beaux-frères Larue et Huppé. On décide de ne faire qu’une énumération des meubles et effets et de procéder immédiatement à la vente afin d’utiliser le profit pour 231

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payer les frais funéraires et autres créances, auquel cas la vente servira d’estimation en même temps. Les acquéreurs sont les gendres Larue (Geneviève) et Huppé (Suzanne), Jean, le mineur (mère Chalifour), ainsi que le sieur Beauregard, tuteur des mineurs de Lemire. Jean Normand, le petit-fils, achète les instruments agricoles, les ustensiles de cuisine et la literie, en prévision de son installation et de son futur mariage. Larue et Huppé acquièrent les autres objets de la maison. Quant aux animaux de la ferme, dindes et dindonneaux, oies, cochon et truies, diverses personnes en font l’acquisition. Monsieur le maître d’hôtel de monseigneur l’intendant achète la récolte de pois et de blé pour 150 livres et la récolte de foin pour 100 livres, en cas qu’il s’en trouve 1 200 bottes, ainsi qu’un bœuf caille pour 30 livres et 12 sols. La somme totale s’élève à 445 livres. À l’énumération des papiers que le défunt avait à sa garde (les mêmes qu’au décès d’Anne), s’ajoute le consentement écrit de ses enfants au partage fait lors du décès d’Anne, lui accordant la demipart de terre adjacente à celle de feu Timothée Roussel. Des quittances et papiers laissés par les Lemire sont remis au sieur Beauregard pour les enfants mineurs, dont un premier versement fait par Lemire à Charles Normand pour la vente de la portion de terre qu’il avait reçue à titre d’héritier. La veuve, Marie-Madeleine Brassard, avait fait exclure ses effets personnels de la communauté avec Jean. Lorsqu’elle donne quittance aux héritiers Normand le 20 novembre 1706, elle avait auparavant renoncé à la communauté, selon l’acte passé chez La Cetière, et déclare remporter tous les effets mobiliers stipulés à son contrat de mariage ainsi que la somme de 150 livres (les 50 écus) accordée pour son douaire préfixe et qui sera prise sur la vente des bestiaux. Elle donne donc quittance à tous les cohéritiers, représentés ici par Charles Normand, comme en témoigne l’acte notarié de Genaple. Des traces des événements entourant la mort de l’ancêtre

Il nous reste à faire part de la découverte d’un fonds Charles Normand, dans la catégorie « Autographes canadiens » aux Archives nationales de Québec. Il s’agit de papiers originaux de quittances, reçus, billets et certificats concernant la famille Normand, dont certains ont trait aux déplacements des experts médicaux et aux dépenses occasion232

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nées par l’exhumation du corps de Jean Normand père. L’un des reçus provient de Guillaume Renaut, procureur fiscal de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, et les deux autres de chacun des chirurgiens qui ont demandé le paiement pour leur expertise.

Reçu émis à Charles Normand par Guillaume Renaut, procureur fiscal de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, le 26 août 1706. ANQQ, fonds Charles-Normand

Le 26 août 1706 : Guillaume Renaut Jay Sous Signé guill’ Renaut Confesse avoir Receu de Charlle &Joseph Normand La Somme de quarantte Six Livres du pays pour la Somme porte Sur le memoire quy a ete Regle par monsieur de lobinierre pour les depans quy ont ete fais pour la leveé du Cors de defunt Jean normand et pour le frais quy ont ete fais o Conseil Souverain Faict a quebec le Ving Six aoust mil Sept Cens Six guill’ Renaut (paraphe)

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Reçu émis à Charles Normand par le chirurgien Desmosny, le 15 octobre 1706. ANQQ, fonds Charles-Normand

Le 15 octobre 1706 Jay receu de Monsieur Charles Normand La Somme de cinq livres pour un raport de la visite de deffunt Son pere apres le’x humation fait a quebec ce 15e octobre 1706. JDesmosny

Reçu émis à Charles Normand par le chirurgien Coustard, le 26 janvier 1707. ANQQ, fonds Charles-Normand

Le 26 janvier 1707 Jay chirurgien de cette ville Soussigné confesse avoir receu du Sieur charles normand la somme de cinq livres pour lavisite que iay faitte assisté de monsieur le lieutenant general, er par son ordre, du cadavre de deffunt iean normand fait aquebec ce vingt six de janvier mil sept cent sept Coustard 234

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Lorsque le grand roi Louis (1715) quitte son royaume pour rendre des comptes au roi céleste qu’il représentait sur terre, les Normand jadis venus du Perche reposent sous de nombreuses croix dans les cimetières ou, à défaut, leurs noms figurent dans le livre des défunts: Anne Le Laboureur (1700), sa cousine Catherine Normand (1703), Jean Le Normand (1706) et Pierre Normand dit La Brière (1707). Puis à leur tour, ceux de la deuxième génération : Jeanne-Françoise et Joseph Lemire, François Trefflé (Geneviève) et Marie Dionne (Charles) en 1703. Marie Normand et Pierre Lambert meurent la même année, en 1712. Heureusement, de nombreux petits-enfants assureront la descendance. Le XVIIIe siècle confirmera le bien-fondé de la décision d’exil qu’avaient prise les frères Gervais et Jean Le Normand. Déjà, un premier mariage s’annonce parmi les petits-enfants. Jean, fils de Jean et petit-fils de Jean

Placer le petit-fils de Jean et d’Anne Le Laboureur à la suite, alors qu’il est de la troisième génération, est un choix raisonné. C’est lui qui assurera la continuité sur une partie de la terre ancestrale, avec son patrimoine bâti. Il est élevé par sa mère Anne Chalifour et son beau-père Jean Delage au Petit Village, où naîtront dix frères et sœurs utérins, selon l’expression utilisée pour les enfants nés de la même mère. Des 13 enfants que cette femme met au monde, huit meurent très jeunes. Comme pour les papes ou les rois qui n’ont qu’un prénom, appelons-le Jean III. On l’a vu relever le défi de prendre sa place dans la famille, guidé par ses oncles. Il sera un habitant bien pourvu, avec le talent de charpentier et celui de plaideur, il ne reniera en rien l’héritage de la famille de ce côté-là. Lorsque le sieur Gédéon de Catalogne dresse la carte des seigneuries, la terre ancestrale est au nom de -ouers de J Normand pour les hoirs ou héritiers directs, parmi lesquels Jean III. Avoisinant sa terre du côté ouest: Joseph Normand. Mariage de Jean Normand, troisième du nom

Le 5 août 1708, on célèbre les fiançailles de Jean III avec MarieJeanne Choret, demi-sœur de Marie, la femme de Joseph. Jean a 21 ans, est mineur, et est assisté de son beau-père, Jean Delage. Parents et amis se rassemblent en la maison de Joseph Duquet de la côte de Lauzon, marié à la sœur de la future épouse. Hornay de Laneuville, notaire, rédige le document faisant état des biens que chacun apporte, 235

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après avoir nommé tous ceux qui sont de la fête : Jean Delage, Joseph Normand et sa fille Marie-Madeleine, Jacques Huppé, François Larue, Joseph Vandandaigue, tous oncles paternels et maternels. Il indique les biens à mettre dans la communauté: deux parts de terre estimées à 900 livres; les bâtiments sur la terre à 250 livres; des bestiaux pour 50 livres; une charrue et une charrette, 50 livres; d’autres biens meubles estimés à 89 livres et 10 sols ; une part de la maison sise en la ville de Québec (maison du grand-père). Du côté de l’épouse, le sieur Robert Choret, seigneur de Notre-Dame-de-Bonsecours, et Marguerite Le Rouge, ses père et mère, son frère Jean Choret et sa sœur Suzanne Choret, son beau-frère Joseph Duquet et Jeanne Le Rouge, sa tante du côté maternel, ainsi que Barthélemy Cotton et Marie-Jeanne Cotton, cousin et cousine. Les biens de l’épouse : une terre de trois arpents de front en bois de haute futaie, sise en la seigneurie de ses parents donnant sur la rive sud du Saint-Laurent et évaluée à 500 livres, et 100 livres pour son habit de noces. La cérémonie religieuse a lieu le lendemain à Sainte-Croix de Lotbinière, où habitent les parents de Marie-Jeanne, en leur seigneurie qu’achète Robert Choret en 1701 et dite de la Pointe-aux-Bouleaux. Il vendra une partie de sa seigneurie à Pierre-Noël Le Gardeur de Tilly, son voisin. Après leur mariage, les époux s’installent dans la maison ancestrale. La continuité est assurée, du moins quant à une partie de la terre, mais Jean III obtiendra en avril 1713, pour cinq années consécutives, l’adjudication du bail des deux arpents et quatre perches de front appartenant aux mineurs Lemire. Les conditions sont de «labourer, cultiver et semer la terre par sole et saisons, sans la désoller ni détériorer, tenir les prairies en nature de fauche, et ne prendre que du bois chauffage ; de payer les cens et rentes et loyer annuel [270 livres] au sieur Beauregard, tuteur des mineurs ». Ses voisins de terre demeurent les mêmes: les héritiers Roussel du côté est, Joseph Normand du côté ouest. Joseph, le fils rebelle, mari et père modèle

Remis du choc de la mort violente de son père et une fois réglés les épisodes de la succession, Joseph, le fils rebelle, a le champ libre pour donner toute la mesure de son talent. Il a 38 ans en 1707. Que ce soit à l’occasion de mariages ou au bailliage, pour la nomination de tuteurs où il est appelé comme parent ou ami, ou pour agir lui236

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même en qualité de tuteur, Joseph signe fidèlement de la même manière: Josep norman, sans d. Il couvrira la demie du XVIIIe siècle. Une action intentée contre un médecin met en lumière son caractère: il demande au chirurgien de le dédommager, celui-ci « n’ayant pu guérir sa servante ». Marie Choret, sa femme, est qualifiée d’«honnête femme» lors du mariage d’un de leurs enfants. On peut lui prêter douceur et compréhension pour cet impétueux garçon qui n’a rien de la légèreté de l’être, qui est entreprenant et, comme bien d’autres, à la recherche de considération sociale, avec les mêmes aspirations qu’avaient son cousin Pierre La Brière et son frère Charles. Pour autant, il ne négligera pas d’exploiter sa terre, ni de répondre aux demandes à titre de charpentier, ni d’apprendre son métier à ses fils. Il va aussi préparer sa sortie de la vie active, afin de jouir de la retraite du bon bourgeois. Comme eux, il deviendra citadin. Exploiter les produits de la ferme

Pendant que se poursuivait l’enquête judiciaire au sujet de la succession de son père, Joseph et trois autres personnes, dont son voisin L’Archevêque Grandpré, bouchers de cette ville, reçoivent du Conseil souverain la « permission de publier et d’afficher à ceux qui fourniront de la viande de bœuf au public à huit sols la livre, pendant un an, à commencer en octobre prochain, d’en faire leurs soumissions et qu’ils pourront en faire leurs offres au greffe de ce Conseil, pendant le reste du présent mois de septembre, et qu’ils seront les seuls à tenir boucherie à l’exclusion de tous autres ». Comme L’Archevêque Grandpré, Joseph sera boucher et exploitera une tannerie. Tout commerce étant particulièrement réglé, de même que la pratique des métiers, l’initiative doit être encadrée. Le 13 février 1707, une ordonnance de l’intendant permet «à Joseph Normand de faire le métier de tanneur conjointement avec les cinq tanneurs déjà nommés pour la ville de Montréal, à la charge pour lui, de mettre dans sa tannerie, un tanneur de profession et de ne vendre que des cuirs de bonne qualité ». Avec ce permis, accordé le 26 avril de la même année, Joseph forme une société pour cinq ans avec Jacques Delavaud, tanneur originaire de Grondines, afin d’établir sur sa terre une tannerie et corroierie, décrite au minutier du notaire Louis Chambalon. Voyons quels en sont les paramètres pour 237

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nous émerveiller du sens de l’organisation et de la prévoyance du plus jeune fils de Jean et d’Anne Le Laboureur. Une tannerie

Joseph s’engage à « faire bâtir ou bâtir lui-même s’il le peut, une tannerie sur sa terre et habitation sise à la Canardière de 30 pieds de long sur 20 pieds de large, dans laquelle il sera tenu de faire les fosses et commodités utiles et nécessaires pour la tannerie et corroierie, comme aussi de faire un moulin à tan qui tournera au vent, et fournir à cet effet tout ce qui conviendra pour rendre la tannerie prête à y tanner et corroyer les cuirs ». L’ouverture est prévue pour le mois de juin. C’est lui qui fournira les outils et ustensiles, qui achètera les peaux, les huiles, la chaux, et en retour, Delavaud sera logé, blanchi et nourri dans sa maison avec sa famille. Joseph travaillera avec le tanneur, mais demande qu’il lui soit libre de faire ses semences, ses récoltes de foin et de blé et ses labours à l’automne. Au cours de ces périodes, il trouvera un homme capable d’aider à la tannerie. Joseph s’occupera aussi de l’administration de la société et s’engage à rendre un compte exact des dépenses et des revenus tous les six mois. Pour sa part, Delavaud « s’engage de lui montrer et enseigner son métier de tanneur et de corroyeur et tout ce dont il se mêle au mieux possible». Advenant le décès de Joseph avant la fin du contrat et que sa veuve veuille continuer à faire fonctionner la tannerie, Delavaud devra montrer son métier à son fils aîné (Charles a 10 ans au moment du contrat), et ce, au cours des cinq années. Le partage et les projets. « Le surplus de la perte ou du profit qu’il plaira à Dieu de leur donner sera supporté et partagé par moitié et égale portion en pertes ou en revenus. Après la construction de la tannerie et corroierie, les dépenses encourues pour réparations ou autres, seront à la suite, aux frais de la Société. Les prix d’achats 238

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des peaux dont celles de loups-marins, les ventes des cuirs seront réglés par les deux. Au cas que Joseph veuille faire fabriquer des souliers à la maison par des cordonniers pour son particulier, indépendamment de leur Société, les prix seront réglés par les deux et selon le cours du temps. » Les opérations. Le corroyage, première opération, consiste à enlever, à l’aide d’un moulin, les poils et les chairs qui adhèrent à la peau. Ce travail terminé, on ajoute du gros sel pour conserver les peaux en attendant leur traitement. Puis elles sont déposées dans du lait de chaux afin de les dépiler et, au sortir de ce trempage, elles sont lavées à grande eau. L’opération suivante, le tannage, consiste à placer les peaux dans une solution faite d’écorce broyée de chêne ou de pruche, utilisée comme tanin. L’action chimique du tanin sur les peaux naturelles et brutes, mises à tremper dans ce liquide, donne une couleur rousse. Le travail se termine par l’étirage, le glaçage et le séchage. Tout prévoir. « Le contrat terminé, la tannerie revient à Joseph ou à sa veuve. Mais s’il décède en cours de contrat, toutes les peaux et cuirs qui y seront, il sera fait un égal partage entre Delavaud et sa veuve ayant, au préalable, soustrait les dépenses et payé les dettes.» Il semble que tout se soit déroulé comme prévu. En fait foi une nouvelle ordonnance de l’intendant, datée du 29 janvier 1713, «qui permet à Joseph Normand de faire le métier de tanneur à Montréal aux conditions énoncées dans l’ordonnance de monsieur Raudot en date du 13 février 1707 ». Et c’est signé Michel Bégon, intendant. 1713 : une nouvelle maison pour sa famille

C’est comme tanneur de profession qu’il passe un contrat avec Jean Demers, tailleur de pierres et maçon de Charlesbourg. Demers consent à « faire la maçonne d’une maison de 40 pieds de long sur 24 de large au lieu dit de la Canardière, d’un étage depuis le rez-dechaussée. Les deux longs pans seront d’un pied et demi d’épaisseur, et les pignons de deux pieds aussi d’épaisseur, au cas qu’il en fasse, à raison de trois livres la toise tant pleins que vides pour toutes choses. Et pour les murs du dedans qui seront nécessaires, à raison de 50 sols la toise tant pleins que vides. » S’ajoute aussi l’obligation de tailler une croisée de fenêtre (vitres et carreaux) au prix de 20 sols le pied. Le travail doit commencer dès que les fondements de la 239

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maison seront prêts. Joseph fournira alors les matériaux nécessaires et des manœuvres pour aider le maçon. Il paiera Demers au fur et à mesure que l’ouvrage avancera, le logera et le nourrira chez lui. La famille de Marie Choret et Joseph Normand

Leurs enfants naissent tous les deux ans, avec une alternance presque régulière entre fille et garçon. Au début de l’année 1713, la famille regroupe 9 enfants : Marie-Madeleine, 18 ans ; Charles, 16 ans ; Angélique-Catherine, 14 ans ; Joseph, 12 ans ; Hélène, 10 ans ; Jean, 8 ans; Jacques, 6 ans; Geneviève, 3 ans; Marie-Thérèse, un an. Deux autres vont s’ajouter, François et Marie-Madeleine, ce qui fait 11 enfants. L’ethnologue Robert-Lionel Séguin a publié divers ouvrages, dont La civilisation traditionnelle de l’habitant aux XVIIe et XVIIIe siècles et Le costume civil en Nouvelle-France. Il fait cette remarque: « Un bon nombre de nos ancêtres ont été des plaideurs à tous crins. Les différends les plus anodins, consignés aux registres bailliagers, le confirment éloquemment. Le plus insignifiant des malentendus et la moindre des disputes sont parfois réglés devant le tribunal. » Les Normand n’échappent pas à la règle. 1714 : la parenté devant le tribunal

Joseph fait assigner son neveu Jean pour qu’il soit condamné «à faire autant de terre labourable sur la part de terre qu’ils ont échangée verbalement, et à lui remettre six minots de blé qu’il dit lui avoir prêtés». Jean répond qu’il est bien vrai qu’ils ont échangé trois perches de terre de largeur de part et d’autre, et, quant à la profondeur, que Joseph a reçu 40 arpents contre 30 arpents pour lui-même, «laquelle inégalité de profondeur a été remplacée entre eux, le dit échange a été but à but sans aucune soulte [frais] de part et d’autre ». Joseph est débouté, mais Jean doit payer ou rendre les minots de blé, qu’il a avoué avoir reçus. Jean III, charpentier dans la tradition

Jean, habitant de la Canardière, s’entend avec Marguerite Le Rouge, sa belle-mère, afin de « bâtir pour le sieur Choret, une maison sur sa terre audit lieu de Bonsecours, de pièces sur pièces, 20 pieds sur sens et de l’autre, avec une cheminée de terre, le contre-feu de pierre 240

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avec un foyer en briques ou autres matériaux qui lui seront fournis, faire les planches et cloisons, la couverture de la maison, poser les chassis, les contrevents et les portes. Le tout, faire et parfaire pour la fête de Saint-Michel prochain 1715. » L’entente stipule aussi qu’il y aura des manœuvres pour aider Jean Normand, de sorte que le montant de 500 livres servira à payer uniquement le travail du charpentier. Un acompte de 200 livres est versé, puis, le 14 octobre 1714, Marguerite Le Rouge et Marie-Jeanne Choret signent le contrat, de même que le notaire Dubreuil. À cette date, Marie-Jeanne Choret et Jean III ont mis au monde quatre enfants dont une seule fille a survécu. Marie-Marguerite, Jean-Baptiste et Geneviève-Françoise naîtront par la suite. Un premier mariage dans la famille de Joseph et Marie Choret

Le 25 janvier 1715, c’est le contrat de mariage entre Marie-Madeleine, l’aînée des filles de Joseph Normand, marchand tanneur, et d’honorable femme Marie Choret, avec André Marcoux de Beauport. Sont présents du côté Normand: les parents et leurs enfants, Charles, Joseph et Angélique Normand ; les oncles et tantes de Madeleine : Charles Normand, bourgeois, maître fondeur, et sa femme Monique Jean, François Larue et Geneviève Normand ; son cousin Louis Normand La Brière, maître taillandier, bourgeois de Québec, et Marie-Madeleine Normand, sa cousine (fille de Charles et de Marie Dionne). C’est une journée qui doit bien réjouir Joseph et Marie Choret, leur première grande fête de famille. L’année suivante, la jeune mariée met une fille au monde, et meurt peu après. Le jour du mariage de sa nièce sera pour Charles, le frère de Joseph, sa dernière traversée de la Saint-Charles. Un autre disparu

Deux mois se passent et, le 21 mars, au moment où il est chargé de couvrir de bardeaux le toit du couvent des Récollets, Charles est emporté par la maladie. Monique Jean est alors enceinte de son huitième enfant. Avant son décès, Charles avait ajouté à son métier de couvreur, celui de fondeur ou pintier, fabricant de contenants d’étain ou potier d’étain. Il aurait pu aussi se dire maître plaideur, car, au cours des trois années précédant sa mort, sa femme et lui, au nom 241

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des autres héritiers de la famille Jean, ont fait valoir leur point de vue à la cour, afin de récupérer les parts d’héritage dans une terre appartenant aux parents de Monique. Monique Jean poursuivra seule le dossier en justice. Elle doit maintenant s’occuper des enfants dont elle est la tutrice, assistée de Louis Normand La Brière comme subrogé tuteur, selon l’acte de justice ratifié au lendemain des funérailles, le 23. François Larue et Jacques Huppé sont nommés respectivement tuteur et subrogé tuteur des enfants issus du mariage de Charles avec Marie Dionne. L’aînée Élisabeth est mariée depuis cinq ans à Jean-Baptiste Genaple, fils du notaire; Charles épousera Marie-Catherine Boutin en 1718; Antoine est décédé un mois avant son père et, en 1716, Marie-Madeleine, qui avait été mise en apprentissage comme le relève l’inventaire, épousera en 1719 Charles-René, fils de Michel Lepallieur, notaire et huissier au Conseil souverain. Ce couple ira vivre à Montréal où naîtront leurs enfants. Le relevé de tous les biens est le témoignage des aspirations et des talents de Charles, le seul de la famille qui habite la ville, plus près des valeurs de ses cousins La Brière que de celles de sa famille immédiate, plus enclin à soigner son image, tant par ses habits que par ses meubles et objets importés, ainsi que par ses relations avec la petite bougeoisie marchande du temps. Ses divers métiers, couvreur, potier d’étain et marchand pintier, révèlent toutes les facettes de son talent d’artisan. Dans la première chambre, la cuisine : une cheminée avec ses outils, chenets, pelle et pincettes à feu ; un grand poêle à chauffer et sept bouts de tuyau dont le montant est de 600 livres. Un miroir de 18 pouces sur 13 à 14 pouces, cadre de noyer, une valeur de 40 livres. Un grand habit de Cardis (Cadix) marron et la veste garnie de boutons d’argent au prix de 150 livres ; un autre habit de drap, sans veste, à boutonnière et boutons d’argent pour 50 livres et, pour le même prix, un autre habit de pinchina avec la veste ; une culotte d’étoffe rayée ; un chapeau de castor. Trouvés ailleurs dans la maison: un manteau de drap, un bonnet à homme fait d’une peau rouge. Dans cette cuisine, il y avait aussi une armoire de bois de pin à deux battants et fermant à clé ainsi que 12 chaises de merisier, un coffre-bahut avec son pied ou châssis de bois. 242

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Dans une petite chambre à côté: trois chaises à balustre, un petit fauteuil, deux fers à repasser ; un lit de plume, deux vergettes de lit et trois morceaux de rideaux, le bâti du lit en planches, une couverte au prix de 70 livres ; deux tables, l’une en pin avec son pliant, l’autre carrée et en bois de merisier, tournée à la vieille mode (déjà, le style Louis XIII est dépassé !) ; une petite table tournée « Table tournée à la vieille mode » avec son tiroir; un fusil à canon rond du genre de celle que possédait Charles Normand en 1715. et une seringue garnie ; deux rasoirs Collection Serge Brouillard Carole Noël. et une paire de ciseaux ; un moulin et Photo : Serge Brouillard à poivre en fer; deux couteaux à fraiser ou hacher de la viande ; terrines de terre de France ; deux cannes, une à poignée d’ivoire, l’autre à poignée de coco ; une bassinoire pour bassiner les lits ; une couchette ou bois de lit, sans colonne, paillasse et couverte de laine avec un petit tour de lit de serge de Caen ; une peau de caribou ; un livre intitulé Le maître (sic) de la

Frontispice et page de titre du Traité de la pénitence du père Hyacinthe Le Febvre (Paris, Denis Thierry, 1691), un ouvrage que possédait Charles Normand. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien

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Contenants de faïence du XVIIe siècle conservés à la Vieille maison des Jésuites de Sillery.

pénitence, du père Hyacinthe Lefebvre; une armoire de bois de noyer à deux corps et quatre battants pour 60 livres ; une petite table tournée avec son tiroir, une autre table ovale avec son pliant en bois de pin, un berceau, une peau de bœuf illinois, une gourde ou calebasse ; des contenants de faïence de France ; casseroles, tourtière de cuivre, etc.

Dans le grenier : six brasses de cordage achetées par Charles d’un matelot. (Monique explique qu’il s’est embarqué l’automne dernier, sans venir chercher son paiement, et qu’il faudra le lui verser si, hélas, il revient.) Un autre morceau de vieux cordage pour échafauder ; deux pareils bouts de cordage ayant servi à l’échafaudage, attendu qu’ils sont au couvent des révérends pères récollets de cette ville. Des outils, barriques, baril de lard, un minot et demi de sel, une variété de moules en cuivre pour fabriquer des assiettes, des écuelles, des pots de chambre, des salières, des gobelets, des tasses, des cuillers; trois moules de plâtre à faire des sauciers.

Photo : Paul Trépanier

Puis les instruments utiles à cette fabrication: une serre avec trois mailles à faire des moules ; une roue à tourner la vaisselle avec sa monture, sa manivelle et son collet avec l’arbre de la poupée ; deux tasseaux à battre la vaisselle, deux marteaux à polir, sept crochets ou outils à tourner la vaisselle, trois brunissoirs pour polir, deux grandes égoïnes, une droite et une ronde, et trois petites arrondies pour râper la vaisselle; deux tiers points ou limes d’Allemagne; poinçons, cisailles à couper le fer-blanc, compas, masse à main, alphabet, 86 cônes pour mettre à des lanternes, etc. Dans le fournil au bout de la chambre : une quantité d’ustensiles et d’outils, contenants de verre, de faïence de France, grès et poterie, tant pour la nourriture que pour les liquides; deux louchets pour jardin (petites pelles carrées), une paire de ciseaux pour tailler les gadeliers ou arbres dans le jardin, des bouteilles, barriques, tourtière, passoire, gril à sept branches, nombre de casseroles et lèchefrites. 244

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Dans le même endroit, des outils de travail de Charles et des matériaux: chenets, trépied, marmites, pinces à feu, masse; une hache anglaise, trois planes ; deux coutres, l’un à fendre le bardeau l’autre à doler ; une tille, deux tarières ; plateaux de balance, une lampe de fer-blanc ; haches, enclume et trois morceaux à tailler l’ardoise ; une scie de travers, godendard ; un ciseau à mortaiser, hachereau pour couvreur ; mitrailles de vieux cuivre et limailles ; du plomb en poids ; chaudières de cuivre ; des milliers de clous à bardeaux, clous à plancher et clous à couvrir. Une vache et une petite taure, un cheval et une cavale, une brebis et un mouton, un canot d’écorce de quatre bonnes places qui est au passage, chez Joseph Normand ; des planches, des milliers de lattes, le bois propre à faire des bardeaux (les bardeaux ne sont pas évalués attendu que la plus grande partie est sous la neige) ; cinq minots de blé et de farine, 50 livres de lard, un demiard d’anguilles et quatre livres de beurre. Les propriétés: un emplacement et maison acquis sous seing privé le février 1694 et situé rue des Pauvres, à la haute-ville ; un billet de concession du sieur Claude Charles du Tisné du 5 juin 1710, de 3 arpents de terre de front sur 30 de profondeur dans la seigneurie de Fossambault, derrière la profondeur du sieur de Maure (SaintAugustin-de-Desmaures), à l’ouest de L’Ancienne-Lorette ; un autre billet de concession d’une habitation sise en la seigneurie de Tilly, daté du 11 septembre 1700. 1er

La valeur des biens inventoriés s’élève à 3 401 livres et 3 sols : ustensiles, habits, meubles et animaux, en excluant tout le matériel de fabrication de contenants d’étain pour la vente, qui rapportera 2 500 livres. Dans les dettes actives, apparaît un billet du sieur La Brière, selon lequel les héritiers de feu Pierre La Brière ainsi que Jérôme Corda, tous en France, comme il est indiqué, doivent de l’argent à feu Charles. Le recensement de l’année 1716 énumère les occupants de cette maison de la rue des Pauvres, partie de la rue Saint-Jean en hauteville : Monique, 30 ans ; Jean-Baptiste, 12 ans ; Marie-Marthe, 8 ans ; Jean-Gaspard, 4 ans ; Marie-Jeanne, 2 ans ; Marie-Josèphe, un an.

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Quant à l’aînée Marie-Ignace, 13 ans, elle travaille comme domestique chez François Martin de Lino, marchand bourgeois et lieutenant général de la Prévôté. Joseph, charpentier de moulin

Le 7 février 1717, Joseph convient de bâtir et construire un moulin à vent de pierre au passage de la Canardière selon un système d’échange. Les Jésuites, de leur côté, s’engagent seulement à fournir les pierres et la chaux et lui « abandonnent tout ce qui pourra lui servir de la démolition du moulin à vent qu’ils ont en cette ville comme meule, tournants, ferrures et généralement tout ce qui pourra s’y trouver […] les moulangements seront faits à frais partagés». Pour bâtir ce moulin, les Jésuites offrent 2 500 livres à prendre sur la part de mouture qui leur reviendra et abandonnent à Joseph la jouissance à moitié pendant 20 ans, à partir du jour où le moulin tournera pour la première fois. « Les révérends Pères ne retrouveront aucun revenu jusqu’à ce que ledit Normand soit entièrement payé de cette somme en monnaie ayant cours en ce pays.» Cependant, ils seront libres de lui payer la somme, si bon leur semble, et Normand « sera chargé de l’achat de la chasse dudit moulin pour le bluteau des blé et farine et les chevaux seront nourris l’hiver et l’été, les trois premières années du bail à communs frais, et pour le reste du temps du bail, les révérends Pères fourniront une portion de [illisible] pour leur nourriture tant l’hiver que l’été ». Ils promettent de donner 500 livres au mois de mai ou de juin prochain, ce qui fait en tout 3 000 livres. En outre, si le moulin était détruit par l’eau ou par la guerre, Joseph ne serait tenu à aucune chose envers les Jésuites pour la destruction du moulin. Claude du Puys, jésuite et J norman Les moulins à farine

Sur leur territoire, les Jésuites possédaient trois moulins au service des censitaires. À Charlesbourg, un moulin à vent reconstruit en 1749 a été restauré et est devenu un site d’interprétation que l’on peut aujourd’hui visiter. Un moulin à eau s’élevait du côté est d’une petite rivière en leur métairie de Notre-Dame-de-Bonsecours, aux limites de Beauport, ce qui imposait aux habitants du côté ouest de 246

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traverser la rivière, « risquant de perdre leurs bestiaux, les grains et même leur personne ». Cette plainte que font les habitants, rassemblés en février 1686, n’émeut pas plus que de raison les révérends : leur procureur, l’huissier Chamarre, demande non seulement que les habitants continuent d’y faire moudre leur grain et d’utiliser les chemins comme à l’accoutumée, mais il exige aussi qu’ils paient rétroactivement le droit de mouture pour les grains qu’ils ont fait moudre ailleurs depuis juillet de l’année dernière. Quant au troisième moulin à vent appelé Notre-Dame-des-Anges, celui que doit reconstruire Joseph, il est situé à la hauteur du petit passage menant à la rive sud de la Saint-Charles. Il est identifié tel quel sur la carte de Villeneuve en 1690. Imaginez combien il est important pour Joseph Normand, l’habitant, de transiger avec les autres habitants qui doivent lui payer, selon le système seigneurial, un droit de mouture en échange de l’obligation du seigneur de fournir un moulin à farine à ses censitaires ! Autre chicane de clôtures

Le 5 août 1717, devant le juge, Joseph accuse son neveu Jean III d’avoir « fait courir les feux sur sa terre contre les ordonnances qui le défendent ». Le feu aurait brûlé 60 perches d’environ 8 pouces de diamètre, « une valeur de 4 ou 5 arpents de clôture de perches ». Joseph demande à son neveu de lui payer les dommages et de retirer les souches qu’il a mises sur son terrain pour lui servir de clôture. Jean III, pour sa défense, allègue que « ce ne sont pas ses feux qui ont fait du tort, ce sont ceux du demandeur qui étaient allumés

Clôture de souches. Dessin de l’auteure

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de son bord, dans le temps que lui a allumé le sien », ce qu’il offre de prouver. Joseph propose de prouver tout le contraire. On accorde aux parties la permission de faire les preuves respectives, mais le litige n’aura aucune suite. La vérité, c’est la vérité

Tout comme son grand-père avait eu des démêlés avec Timothée Roussel, Jean III aura des ennuis avec la veuve Roussel. Afin de faire un partage équitable entre les héritiers, celle-ci a mandaté Jean comme expert et évaluateur, avec le sieur Charles de Bled. Tous deux lui ont donné un compte rendu de l’évaluation des terres et des bâtiments, partage fait au préalable par des jurés arpenteurs. Normand et De Bled expliquent comment ils ont départagé la validité de chaque part devant être tirée au sort. Or, en octobre de l’année 1718, la veuve accuse Jean d’avoir fait une déclaration, signée par le sieur Pagé, contraire à celle qu’il avait faite avec De Bled. Dans un document notarié daté du 13 août 1719, Jean déclare «n’avoir eu aucune connaissance dudit écrit et n’avoir jamais requis le sieur Pagé de signer pour luy, […] que c’est mal à propos que la demoiselle Roussel le fait parler, puisqu’il ne peut dire autre chose que ce qui est porté par la déclaration qu’il a faite avec De Bled, sans engager sa conscience et parler contre la vérité ». Le tuteur

Paul Chalifour, oncle de Jean du côté maternel, meurt le 29 avril 1718. Sa succession se complique du fait qu’il a été marié trois fois et qu’il a eu des enfants des deux derniers mariages, mais seuls survivent les enfants du deuxième mariage dont certains sont déjà établis. Ce qui suppose que ces enfants ont déjà hérité de la demi-part de leur mère décédée, Jeanne Philippeau. Le 30 mai, une ordonnance de la cour permet de mettre des scellés sur la maison du défunt Chalifour au village de la Canardière, et la veuve, Marie-Madeleine Brassard, leur indique les endroits où les apposer. Ce sont des détails intéressants sur cette manière de procéder. « Premièrement nous avons apposé le cachet de nos armes et scellé sur les trous et entrées de clé et sur les deux bouts, une bande de papier appliquée sur une armoire. Les mêmes scellés ont été placés sur deux tiroirs, deux panneaux d’en bas, sur un coffre dans le 248

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fournil où il y avait des outils, deux scellés sur la trappe du grenier. » Ensuite, c’est la description des biens meubles et on demande à la veuve « de les représenter comme dépositaire en justice, les scellés doivent être trouvés sains et entiers ». Jean Normand III est nommé tuteur des quatre enfants mineurs de feu son oncle maternel Paul Chalifour, ce qui l’amène à la cour le 14 juillet 1718, assisté de maître Jean Coignet, afin de faire comparaître la veuve et la faire condamner à effectuer à nouveau l’inventaire «pour être pris pièce à pièce, bœufs pour bœufs, vaches pour vaches, et ainsi du reste ». Jean Normand tiendra son bout, avant de signer la clôture toujours au titre de tuteur. Ce qui achoppe et nous permet de comprendre une telle obstination du tuteur, c’est un montant de 600 livres en monnaie de cartes que Paul Chalifour avait inscrit à son contrat de mariage avec sa troisième épouse, Madeleine Brassard, sans préciser s’il s’agissait du douaire ou du préciput. Après avoir entendu Jean-Baptiste Brassard, le frère de Madeleine, témoigner sur les intentions de son beau-frère, la Cour conclut que la veuve devait partager son douaire avec les héritiers. Jean III meurt bien jeune, à 33 ans, le 7 octobre 1720, en sa maison comme l’indique l’inventaire après décès, et est inhumé le lendemain. Sa veuve, Marie-Jeanne Choret, demande à la Cour de réunir parents et amis afin de trouver un tuteur en remplacement de son mari et qu’il soit présent à l’affirmation du compte de « la gestion et maniement que feu Jean Normand, son mari a eu, qu’elle est prête audit nom d’affirmer véritable et contenir vérité ». Une autre succession

En 12 ans de mariage, sept enfants issus du couple, dont quatre seulement survivent. Marie Choret est veuve à 27 ans. Pendant 16 mois, elle dirigera l’exploitation de la ferme avec l’aide d’un domestique et de son frère Joseph. La lecture de l’inventaire laisse entendre qu’elle n’a pas chômé et que les provisions pour l’hiver ne manquent pas. Il est difficile d’expliquer pourquoi elle a tardé à faire nommer un tuteur pour ses enfants mineurs, car ce n’est que le 15 janvier 1722 qu’elle y consent, présage d’un remariage. Par la suite, les événements s’enchaînent: inventaire les 19 et 20 du même mois, puis remariage à Antoine Masse (frère utérin de François Larue) le 9 février et clôture de l’inventaire peu de temps après. 249

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Pour la nomination d’un tuteur, plusieurs personnes se présentent à la cour de justice : les survivants de la deuxième génération avec Joseph Normand, oncle paternel, l’aïeul Jean Delage, Joseph Choret, oncle maternel. De la troisième génération, on retrouve François Delage, demi-frère de Jean Normand, les cousins François Trefflé dit Rotot (fils de François et de Geneviève), Charles Normand (fils de Joseph et de Marie Choret), Barthélemy Cotton, petit-cousin du côté maternel. Marie Choret est nommée tutrice et François Trefflé fils, subrogé tuteur. Ils seront responsables de la distribution des biens à venir entre les enfants héritiers : Marie-Anne, dix ans, Marie-Marguerite, six ans, Jean-Baptiste, quatre ans, GenevièveFrançoise, deux ans. Inventaire

L’intérêt de cet inventaire, c’est de le comparer avec les précédents. Il est plus proche de celui des Lambert, en 1712, que de celui qui a été effectué en 1700 au décès d’Anne Le Laboureur. En ce cas-ci, le notaire Duprac nous ayant épargné le calcul, le total du compte est de 1 006 livres, dont sont exclues certaines denrées non évaluées qui doivent servir à nourrir les enfants mineurs : une tinette d’environ 15 livres de beurre, trois minots de blé, six minots d’avoine, ainsi que du fourrage pour les animaux. Quant au contenu, on y retrouve un rouet, de la laine, de la filasse, une carabine et un fusil de bonne valeur, une corne à poudre, des outils de menuiserie, d’autres servant à l’agriculture : faux, serpes, faucilles, charrue, houe, cribles et vans (appareils servant à débarrasser le grain de blé de son enveloppe), Un rouet ancien à la Vieille maison des Jésuites de Sillery. le nécessaire d’attelage. Le cheptel Photo : Paul Trépanier compte deux bœufs, deux veaux, trois vaches, une taure de deux ans, une génisse d’un an, une brebis, un cheval et quatre jeunes cochons: une valeur de 282 livres, alors qu’à son mariage, Jean III déclarait 50 livres pour les bestiaux. Aux minots de blé et tinette de beurre s’ajoutent en poids 200 livres de lard salé et neuf livres de graisse dans un saloir. 250

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Le mobilier est varié et comprend coffres, armoires, chaises et couchettes, couvertures de laine et courte-pointe de droguet. Apparaît là aussi un poêle « consistant en une plaque de fer, tôle simple, quatre pièces avec la porte » ; cependant, peu de vêtements caractéristiques. Après une vie active, Marie et Antoine lèguent leurs biens à leur cinquième et dernier enfant, Barthélemy, à condition qu’il prenne soin d’eux. Mais les héritiers de feu Jean III, trois filles et un garçon, auront toujours leur part. Jean-Baptiste renonce cependant à une partie de son héritage en faveur de Barthélemy Masse, son demifrère. En retour, celui-ci s’engage à s’occuper de sa mère, Marie Choret, jusqu’a son décès. Ainsi se termine le chapitre qui a vu disparaître brutalement le garçon de 10 ans qui accompagnait Gervais et Léonarde Jouault, ses parents, ainsi que l’oncle Jean, l’initiateur de cette émigration en Nouvelle-France. Si Jean avait vécu un peu plus longtemps, il aurait pu constater que sa contribution au pays n’a pas été vaine et qu’une remarquable tradition de solidarité et d’entraide s’est poursuivie entre ses petits-enfants. Sa descendance a multiplié le patronyme Normand au livre des naissances jusqu’en ce XVIIIe siècle, comme elle le fera dans ceux qui suivront. C’est un premier hommage à Jean, venu fonder foyer en Nouvelle-France. Malgré les déboires de sa vie conjugale et familiale, le bilan illustre que ses fils étaient mieux préparés que lui pour s’établir, de même que ses filles, qui ont pris part à tout ce qui concerne l’exploitation d’une ferme. Deux d’entre elles ont assumé la relève après le décès de leur mari, bien renseignées qu’elles étaient sur leurs droits de copropriétaires des biens de la famille. Des indices, bien minces toutefois, nous permettent d’exprimer ce que pouvaient être les aspirations de Jean au regard de la promotion sociale. À l’encontre de son cousin Pierre, frondeur et ambitieux, Jean n’était pas attiré par le commerce, activité que Charles, son fils, a fait sienne. Plus que les paysans de France, les habitants d’ici jouissaient d’une grande liberté et étaient bien considérés par les dirigeants du pays, pour la plupart issus de la noblesse. Jean, comme d’autres, a obtenu le titre de sieur, alors qu’à l’arrivée des Normand au pays, les habitants ou artisans n’avaient même pas d’appellation 251

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et s’identifiaient souvent par leur métier. Sieur puis monsieur ont emprunté la voie de la démocratisation au cours du XVIIe siècle, ainsi que dame et madame. Si Jean avait un modèle, il s’agirait peut-être de Robert Choret, qui, charpentier comme lui, est devenu le seigneur des terres de NotreDame-de-Bonsecours, à Lotbinière, après avoir été habitant à l’île d’Orléans. Un premier pas consistait à augmenter le nombre des terres, ce qu’il a fait, avec un emplacement à la haute-ville et la construction de deux maisons. L’autre indice nous vient de sa manière de signer son nom, cherchant toujours à en parfaire l’écriture d’une fois à l’autre. Jean ne signe pas à son mariage en 1656, pas plus qu’Anne Le Laboureur d’ailleurs, et c’est comme témoin qu’il étale un Jan normansss le jour où les Jésuites concèdent une terre à Nicolas Patenôtre, le 10 mars 1658. Il ajoutera un e à son prénom, jusqu’à inscrire S jean Normansss, S pour sieur, l’appellation de courtoisie que n’ont jamais eue son père ni son oncle. Rappelons que Jean s’est même présenté comme sieur des Islets lorsqu’il a inscrit sa fille chez les Ursulines. Artisan lui-même, ce qui suppose de l’adresse, Jean, formé à l’école de la vie plutôt qu’au savoir des livres, doit être bien impressionné de voir les notaires aligner avec élégance les lettres de leur nom, leur habile calligraphie, leur signature comme une marque d’origine. Par observation et par mimétisme, il ajoutera ces sss qui lui serviront de paraphe, tel un blason. Devenir seigneur, un rêve possible que réalisera un de ses arrièrepetits-enfants, Jean-Baptiste, fils de Jean III et de Marie-Jeanne Choret. En guise d’hommage, nous le présentons à la suite.

Jean-Baptiste Normand, seigneur propriétaire de Repentigny

Jean-Baptiste Normand, après avoir été négociant puis marchand, habite la paroisse de Repentigny lorsqu’il épouse, le 19 février 1746, Angélique Richaume, fille de Françoise Gauthier et de Jean-Baptiste Richaume, lieutenant des milices de Repentigny. 252

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Le 12 octobre 1764, il achète des héritiers du sieur Pierre Le Gardeur de Repentigny, représenté par Marie-Madeleine du seigneur Normand. de Léry, procuratrice de Louis Le Signature ANQM, greffe Simonnet, 24 juin 1777, no 3536 Gardeur de Repentigny, écuyer, « le fief, terre et seigneurie de Repentigny avec haute, moyenne et basse justice, cens et rentes, tant en grain, volailles que deniers, et tous les autres droits et appartenances de ladite seigneurie suivant ses autres titres, située au nord du fleuve Saint-Laurent contenant depuis la borne de la grande ligne de la seigneurie de Saint-Sulpice la remontant deux lieues de front sur toute sa profondeur, jusqu’à la rivière l’Assomption ». Ces terres seront revendues en 1777 à messire Gabriel Christie, écuyer, lieutenant-colonel du 60e régiment des troupes de Sa Majesté britannique, seigneur primitif de Lachenaie et autres lieux, demeurant à Montréal, rue Saint-Paul, où en son hôtel sera signée la transaction. De la Canardière où nous sommes, nous proposons de traverser le fleuve en canot pour rejoindre la seule famille de la descendance Normand à avoir encore des représentants sur les terres de SaintAntoine-de-Tilly à la suite de Marie Le Normand et de Pierre Lambert. Dès après, revenir à la Canardière visiter les Huppé avec Suzanne, puis remonter à la haute-ville pour rencontrer les fils Trefflé et les héritiers de Charles Normand et terminer en la demeure de Joseph, rue Couillard, dernier représentant de la première génération née au pays.

Les paraphes au document de vente de la seigneurie de Repentigny à Gabriel Christie en 1764. ANQM, greffe Simonnet, 24 juin 1777, no 3536

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CHAPITRE 10

Que sont mes enfants devenus? Visite et mémoires

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u quai de la basse-ville, remonter quelque peu le fleuve en canot, observer à gauche la sortie bruyante de la Chaudière et les quelques groupes de maisons d’habitants sur les hauteurs, puis, à droite, l’embouchure de la rivière du Cap-Rouge. Ramer jusqu’à Saint-Antoinede-Tilly, juste avant les limites de la propriété de Robert Choret, la seigneurie de Bonsecours, où se dressent une petite église et des maisons sur le Platon. De là revenir par la route vers Saint-Nicolas, s’arrêter à Pointe-Aubin, lieu-dit où se déroule la vie familiale de Marie, fille aînée de Jean Le Normand et d’Anne Le Laboureur, mariée à Pierre Lambert. Marie et Pierre Lambert

Marie Le Normand, presque un nom de plume, qu’a emprunté en partie Antoinette Tardif pour son premier roman Autour de ma maison, sous le pseudonyme de Michelle Le Normand. Pierre Lambert, une merveilleuse assonance à haute voix, un des cinq premiers habitants de la seigneurie de Villieu qui signe son nom avec beaucoup d’élégance, né à Fourmetot, en Normandie. Si une famille d’habitants au XVIIe siècle devait faire l’objet d’un roman ou d’un film, ce serait la leur. On peut donner à cette famille le titre de cultivateur avant la lettre, dans cette municipalité de Saint-Antoine-de-Tilly, marquée encore aujourd’hui par sa production agricole. Du relevé des traces de leur vécu, il semble que comme censitaires, les Lambert aient été proches de leur seigneur et de leur missionnaire, un récollet. Quant aux actes juridiques, ils sont

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Paysage rural à Saint-Antoine-de-Tilly. Photo : Paul Trépanier

toujours du même notaire, Hornay de Laneuville, attitré à la rive sud « depuis le sault de la Chaudière juqu’aux Trois-Rivières », mais résidant en la seigneurie de Bonsecours. Il devait bien être aussi le messager des événements dans les familles de la côte, tout au moins des nouveaux censitaires, des mariages ou même des décès, puisqu’il a été appelé à faire l’inventaire des biens avant le partage entre les héritiers. Aux archives de la paroisse de Saint-Antoine-de-Tilly, on relève que des baptêmes et même un mariage religieux célébré par le missionnaire Signature de Pierre Lambert à son récollet, le frère Félix, ont eu lieu en mariage avec Marie Le Normand, le 4 février 1680. la demeure de Marie et de Pierre à ANQQ, greffe Duquet, 4 février 1680 Pointe-Aubin. Pierre Lambert signe avec le récollet le registre de la paroisse. En ce lieu, une première terre concédée en l’année 1673. La famille Lambert

Une famille de huit enfants tous nés au même endroit, mais baptisés soit à Québec, soit à Neuville, car il était plus facile de traverser le fleuve pour se rendre directement sur l’autre rive, juste en face. 256

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Reçu de Le Gardeur à Pierre Lambert le 28 octobre 1701. ANQQ, fonds Dionne

Pierre, l’aîné, qui figure au recensement de 1681, est décédé en bas âge, présume-t-on. Suit une fille, née le 16 août 1682, baptisée le 24 à Québec, nommée Catherine en l’honneur de Catherine Normand, dont le mari, Pierre La Brière, est le parrain, la marraine étant Anne Le Laboureur, la grand-mère maternelle. L’enfant meurt peu de jours après son baptême. Une autre fille, Marie-Françoise, a comme parrain François Ruette, seigneur d’Auteuil et conseiller du roi, et comme marraine sa femme Marie-Anne Juchereau. D’Auteuil sera seigneur entre les Villieu, père et fils, à qui succédera Pierre-Noël Le Gardeur de Tilly, fils de Charles et de Geneviève Juchereau (maison de Puiseaux). Leur quatrième enfant et deuxième fils, Pierre, assumera la descendance et la continuité sur les terres de Saint-Antoine, alternant entre les activités agricoles et la navigation. Son parrain, ClaudeSébastien de Villieu, le fils, a repris la seigneurie de son père à qui ces terres avaient été accordées en guise de récompense, comme ce fut le cas pour d’autres officiers du régiment de Carignan. ClaudeSébastien offre à son filleul une terre voisine de celle de ses parents. C’est ensuite la naissance de Jacques, puis celle d’Augustin (mais ce dernier n’est pas nommé au dictionnaire), de Marie-Anne et enfin 257

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de Jean-Baptiste, le dernier né qui s’établira aussi à Tilly avec MarieÉlisabeth Marié. Pierre et Marie n’assisteront qu’au seul mariage de Marie-Françoise à René Méthot, fils d’Abraham. Au total huit enfants, mais six héritiers seulement. À 54 ans, Marie s’éteint en juin 1712, inhumée à Saint-Nicolas, suivie de son mari en novembre de la même année, qui repose non loin de ses terres à Saint-Antoine ; il avait 66 ans. Tous deux n’avaient pas chômé pendant leurs 32 ans de vie commune, comme le montre l’inventaire après décès, ce qui est toujours la visite de la propriété. Daté du 16 janvier 1713, le document a une vingtaine de pages, comprenant l’inventaire et l’évaluation des biens, comme la vente à l’encan la semaine d’après. La lecture détaillée permet de tirer des conclusions sur les valeurs qu’ont privilégiées Pierre et Marie pour le développement de leur patrimoine, dans une recherche d’autosuffisance. La production

Alimentation. Le blé (1900 gerbes) pour la farine et le pain sert aussi de fourrage pour les animaux, l’avoine (30 minots) et le foin. La viande provenant de la chasse ou de l’élevage : trois taureaux, quatre vaches, un veau, neuf moutons, un couple d’oies, vingt-cinq volailles, sept cochons de l’année pour une valeur de 571 livres, y compris les animaux de trait : une paire de bœufs, deux chevaux, un poulain. Ajoutons à la nourriture, laitage, beurre et œufs. Vêtements. 1- Le cuir, confirmé par la présence d’outils de chasse, fusil, carabine, poire à poudre et corne à poudre, et d’un grand nombre de peaux d’animaux : ours (3), orignal (8), une robe de castor, peaux de veau (3), de cochon (2), de bœuf et de vache, dont l’une est à la tannerie, l’autre passée en parchemin ; confection de certains vêtements de cuir : capot, culotte, camisoles et souliers. Peut-être vendaient-ils les peaux une fois tannées, ce qui expliquerait la peau passée en parchemin, servant à l’écriture et à la couverture d’objets. 2- La laine : élevage de moutons, présence dans l’inventaire de bas de laine, deux livres de laine, une demi-livre de laine filée, un tas de retirons de laine (ce qui reste dans le peigne après le premier peignage) ; un ros, trois aunes de carisé (étoffe de laine grossière), deux rouets et une paire de cardes. 258

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3- Le chanvre et le lin : vingt livres de fil de chanvre de tisserand et quatre livres de filasse, la production d’un demi-minot de lin ainsi que les outils appropriés : une tille et un séran, objets servant soit à enlever l’écorce de la tige du chanvre, soit à le sérancer ou peigner. L’outillage

Pour la fabrication : 1- Pour abattre le bois et transformer les billes en planches : hache et scie de long avec étrier. 2- Pour équarrir, planer et fabriquer des manches : plane, scie de travers, rabots, galère. 3- Pour mortaiser : bédane, ciseaux de parement, ciseau à mortaiser. 4- Pour perforer : tarière. 5- Pour fonctions diverses : lime et tourne à gauche, truelle, marteau, haches, masse, tiers-point, ciseaux et gratte. Pour l’agriculture : colliers et attelage pour deux chevaux, charrue, faux, faucilles, houes, frette de fer, coutre (tranchant de charrue), charrette, traîne, un van. Pour le transport : traîne et carriole. Pour la cuisine: ni quantité, ni variété, peu de contenants divers pour la cuisson, des nappes et des serviettes, lampe et chandeliers pour l’éclairage, l’âtre avec sa crémaillère, gril, marmites, cuillère à pot, plat d’étain, deux tinettes, six assiettes, une douzaine et demie de cuillères, bassin d’étain, trois cruches, deux chaudières, deux pots de fer, huit terrines, une poêle à frire, une huche, en tout 65 objets, d’une valeur de 119 livres et 12 sols. Quant aux vêtements, rien de comparable entre les habits de Marie et ceux de sa mère : deux jupes rouges, quatre chemises, une robe de coton, un tablier de serge, deux paires de souliers français, le tout d’une valeur de 48 livres. De même, très peu de mobilier : deux coffres, une table ronde, une huche, une cuve et encore moins pour la literie. Seul luxe: une bague et un jonc en argent, sans doute offerts au mariage. Partage des biens à l’amiable

La terre de Pierre et de Marie, d’une superficie de 300 arpents, résulte de plusieurs concessions : deux terres ayant chacune trois arpents de front sur trente de profondeur accordées par demoiselle Marie Le Breton, femme et procuratrice de Sébastien de Villieu; une troisième 259

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par Sébastien, le seigneur, qui concède une augmentation de six arpents de profondeur ; enfin, une terre de deux arpents et trois ou quatre perches, qui vient de Pierre-Noël Le Gardeur de Tilly, selon un billet sous seing privé. En tout, un peu plus de huit arpents de front sur le fleuve Saint-Laurent, avec droit de pêche, doivent être divisés en six parts. La propriété terrienne est d’abord évaluée par des experts, deux habitants de Saint-Nicolas et un de Tilly, qui préparent un partage équitable : les enfants qui obtiennent les parties les plus développées donnent des sommes d’argent à ceux qui reçoivent les moins bien pourvues ou moins travaillées sur le plan agricole. L’évaluation terminée, on met dans un chapeau les six billets numérotés et chacun tire au sort sa part avec la charge de remboursement mentionnée sur le papier. Il est aussi entendu que les bâtiments restent communs à tous, pour le service de la communauté. Si des réparations s’avèrent nécessaires, chacun devra payer son dû. Aucun des enfants ne signe le papier notarié, mais le missionnaire et prêtre, Pierre Le Picard, signe comme témoin. Il sera d’ailleurs présent à toutes les rencontres, tant au moment de l’inventaire en janvier qu’à la vente à l’encan les 22 et 23 du même mois, puis reprise et terminée en février. Pierre, déjà déclaré habitant, achète de nombreux biens en vue de son mariage avec Louise Boutret de Saint-Nicolas. Une autre partie, surtout des vêtements et des ustensiles de cuisine, est attribuée au plus haut enchérisseur, soit à Marie-Françoise ou à son mari, René Méthot. Le seigneur, quant à lui, achète un mouton noir et un cheval. Des hommages à Marie Le Normand et Pierre Lambert

En 1994, à l’occasion d’un rassemblement de l’association des familles Lambert, on a dévoilé une plaque commémorative apposée sur une pierre granitique sur le terrain de Claire Martineau et d’Émilio Lambert, une famille qui tient encore le flambeau de ses ancêtres à Saint-Antoine-de-Tilly depuis 1673. Plaque commémorant les ancêtres des Lambert, Pierre Lambert et Marie Le Normand, à Saint-Antoine-de-Tilly. Photo : Paul Trépanier

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Visite aux Huppé à la Canardière

Le retour se fait à marée haute, tôt le matin. Il faut bien observer, lorsque le canot dépasse l’étendue de Sillery, les aménagements et les constructions des habitants sur les hauteurs. Avant même d’apercevoir l’anse des Mères de la basse-ville de Québec, on remarque au loin les flèches des différentes églises ou chapelles de la haute-ville, sur la falaise, toutes aussi orgueilleuses que le château Saint-Louis qui domine le cap, les murailles qui courent le long du rocher, les barques et canots du Cul-de-Sac, le quai de la Pointe-aux-Roches, et cette basse-ville où se tiennent bien serrées les maisons et magasins attenants, l’imposante construction de Charles-Aubert de la Chenaye avec son quai privé. Puis s’égrènent en chapelet les maisons entourant la falaise, cette deuxième basse-ville projetée et réalisée par l’intendant de Meulles, et le palais de l’intendant, le plus bel édifice de la Nouvelle-France. Dans l’estuaire de la Saint-Charles, qui se confond déjà avec le fleuve, avant de se rendre chez les Huppé près des limites de Beauport, le paysage du côté nord est bucolique, d’un genre qu’aurait aimé peindre Corot, par touches successives, recréant de mémoire l’atmosphère légèrement brumeuse, comme il reprenait en atelier ses

Scène maritime devant Québec, XIXe siècle. Collection Richard Dubé

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tableaux déjà faits d’après nature. L’impressionnisme est près de naître et nous croyons qu’Henry Richard Bunnett, qui a peint ce paysage de Québec et de la Saint-Charles, est dans l’esprit du siècle qui a vu s’épanouir cette forme d’expression picturale. « Ne jamais perdre la première impression qui nous a ému. » Corot La sinueuse rivière Saint-Charles, venue d’au-delà des montagnes qui se profilent à l’arrière du clocher de Charlesbourg, les vertes prairies, les taches sombres des hautes futaies, les champs d’avoine ou d’orge, à moins qu’apparaissent le lin et le chanvre dans une variété de pastel. C’est ce beau paysage que décrit le capitaine Knox dans son journal de mission. Suzanne et Jacques Huppé

Les terres de Suzanne et de Jacques Huppé s’étendent sur 190 arpents, dont 70 arpents de sol labourable et huit arpents de prairie, comme l’indique le dénombrement de 1733, mais il faut ajouter d’autres acquisitions. Jacques est le voisin de son frère Antoine, partageant l’héritage des parents. Leur autre frère, Nicolas, semble s’être établi à Charlesbourg. Sur cette terre, il y a une grande maison de pierre couverte de bardeaux, avec une cheminée double de pierre et un appentis, une grange-étable de 115 pieds de longueur sur 20 pieds de largeur, un enclos de pieux et de planches, une forge, une écurie, ainsi qu’un moulin à scie. L’étable abrite de nombreuses bêtes à cornes, un cheval, des cochons, des moutons et brebis, des oies, canards, dindes et poules. S’ajoutent les instruments agricoles, comme charrue, herse, serpe, faucille, van, croc, fourche de fer, sciotte, charrette à bœufs, banneau, carriole et traîne.

Poire et corne à poudre en usage aux XVIIIe et XIXe siècles. Fusil de Tulle, comme celui que possédaient les Huppé. Musée de la civilisation, 1988.655, 1981.69 et 1989.1302

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Un des quatre livres reliés en cuir de veau que possédaient Jacques Huppé et Suzanne Normand : le Catéchisme du diocèse de Québec par monseigneur de Saint-Vallier (Paris, chez Urbain Coustelier, 1702). Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien Photo : Denis Chalifour

Cérémonies, Mœurs et Coutumes des Juifs, un ouvrage que possédaient Jacques Huppé et Suzanne Normand. Page 49 du premier tome de l’Histoire générale des cérémonies, mœurs et coutumes religieuses de tous les peuples du monde par Bernard Picard, Paris, Chez Rollin Fils, 1741. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, fonds ancien

À l’intérieur de la maison, on retrouve de nouveaux matériaux autres que le cuivre ou l’étain : marmites de fer, fourchettes d’acier, tuyau de tôle, fanal de fer-blanc. Par rapport aux autres inventaires, les modèles des fusils constituent des nouveautés : un fusil de Tulle, du nom de cette ville de France, particulièrement apprécié comme objet de traite, un autre à canon de quatre pieds avec sa plaque et sa monture, et un troisième, un fusil boucanier. D’autres objets facilitent l’autosuffisance: bluteau pour la farine, baratte pour le beurre, rouets pour filer le lin ou la laine. Puis des surprises : buide et huiliers, salière, moulin à poivre, deux couteaux pour hacher de la viande, un petit cadran, une romaine à peser et deux pièces de potin servant de chenets. En prime, c’est la découverte du sens de potinage, qui, selon le Littré, dérive de potin, mot dialectal désignant une chaufferette près de laquelle on se plaçait pour bavarder ! Autre sujet 263

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d’étonnement, quatre vieux livres reliés en cuir de veau: le Catéchisme du diocèse de Québec, les Cérémonies des coutumes qu’observent les Juifs, l’Histoire du vieux et du nouveau testament, ainsi que le Catéchisme en quatre parties. La famille Huppé comprend 12 enfants vivants, tous nommés comme héritiers au décès de Suzanne en 1738. Suzanne et Jacques ont pu assister au mariage d’au moins six membres de leur progéniture et leur offrir un patrimoine bien garni en avancement d’hoirie. Une atmosphère familiale d’entraide se dégage à la lecture des deux inventaires, car le couple avance de l’argent aux enfants pour leur établissement, tout en aidant les neveux orphelins. Lorsque leur aîné Jean épouse Catherine Langlois en 1714, les parents Huppé donnent aux futurs époux une terre en la seigneurie de Cap-Rouge et de Gaudarville (Sainte-Foy), estimée à 3 000 livres, part d’héritage de leur fils. À souligner à ce mariage, les signatures de Jacques Huppé et de Suzanne, ainsi que de la parenté Normand: Charles Normand, frère de Suzanne, François Trefflé dit Rotot, fils de Geneviève, ainsi que Louis Normand dit La Brière. Suzanne et Jacques Huppé auront une longue vie commune, 45 ans. Jacques meurt le premier à 70 ans, en 1731. L’inventaire montre qu’aux arpents de terre de la Canardière s’ajoutent une maison rue Sainte-Anne, à la haute-ville, et une autre reconstruite en pierre rue de la Fabrique, en plus d’une résidence léguée à leur fils Louis, aussi à la haute-ville, bâtie aux frais de la communauté. La «veuve Huppé», comme signe Suzanne, survit sept années à son mari: elle est décédée en 1738 à 72 ans, dans sa demeure, entourée de ses filles célibataires, Marguerite et Geneviève. Au recensement de 1762, sous le Régime anglais, il n’y a plus de Huppé sur les terres primitives de Jacques et Suzanne, car déjà les fils d’habitants se tournent vers d’autres métiers ou se font commerçants. Les enfants signent tous, soit Huppé, soit Lagroix, surnom hérité du grand-père Michel à son arrivée au pays en provenance de Normandie. Un des fils de Jacques et de Suzanne, Joseph, reprendra le métier de son grand-père et sera chapelier.

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Le chapeau de castor, une menace à la mère patrie

Menuisier puis maçon, Joseph Huppé fait un stage chez le chapelier Barthélemy Cotton à la haute-ville, mais il ne termine pas son apprentissage. Il épouse Charlotte Jérémie et quitte Québec pour s’installer à Montréal en 1732, où il ouvre un atelier dans un faubourg et pose cette enseigne : Au Chapeau Royal. La colonie compte alors trois chapeliers produisant de 1 200 à 1 500 chapeaux de castor. Malgré le peu d’importance de ces entreprises, les chapeliers attirent l’attention du gouvernement français qui, déjà en 1704, avait stipulé dans un édit que «tout ce qui pourrait faire concurrence avec les manufactures du Royaume ne doit pas être fait ». Maurepas, le ministre français, ne se laisse pas attendrir par les appels du gouverneur Beauharnois et de l’intendant Hocquart en faveur des chapeliers. Le 12 septembre 1736, des fonctionnaires inventorient ce qui se trouve dans l’atelier de Joseph, brisent les bassins et les chaudières à fouler et à teindre, puis portent le reste de l’équipement à la chapellerie du magasin du Roi. On évalue les pertes à 676 livres et Joseph Huppé recevra plus tard une certaine compensation de la Compagnie des Indes occidentales, qui détient l’exclusivité du commerce. D’après les historiens, il semble que la suppression de la chapellerie canadienne ait été envisagée dans l’intérêt de la France, qui déjà voyait diminuer les exportations de peaux de castor. Cet incident, parmi d’autres, fait ressortir un décalage entre les deux pouvoirs politiques, un écart de plus en plus prononcé entre la volonté autonomiste de ce côtéci de l’océan et la politique de dépendance que pratique la France coloniale. Parmi les autres fils Huppé, à part Jean qui est agriculteur à Sainte-Foy, Jean-Baptiste sera négociant sur des terres, en particulier sur la Côte-du-Sud. Il épouse Élisabeth de Bled dont le père Charles, marchand, a déjà agi comme procureur ou arpenteur royal. Louis, qui se consacre à la navigation, a sa résidence à Québec. Un des petits-fils de Suzanne et de Jacques Huppé, né à Sainte-Foy, sera curé en différentes paroisses, dont la dernière connue est Beaumont. L’abbé Antoine Huppé, d’un caractère assez particulier, aura des ennuis avec monseigneur Briand. À l’époque où il est curé à Beaumont, il prend position, entre autres, pour les rebelles lors de l’invasion américaine en 1775. 265

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Les enfants Trefflé ou Rotot, des marchands

Charles-Milles Trefflé, un des trois fils de François et de Geneviève Normand, épouse Geneviève Brisson en octobre 1729. Le jeune couple partage la maison des Trefflé, rue de la Fabrique, avec François, frère aîné de Charles, marié à Marie-Jeanne Avice. Charles et sa femme sont marchands de vin, de guildive (rhum), de mélasse, de vinaigre, de veltes (mesure de capacité de 8 litres) d’eau-de-vie, de fer, de sel, de pois blancs, de bottes de foin marchand, de bottes de foin rouche, de plomb, de fleur de farine, etc. Le tout gardé dans la cave de leur maison ou sur la terre des Trefflé à la Canardière. Charles-Milles meurt en juillet 1730, presque en même temps que naît la première enfant du couple. La veuve est nommée tutrice et François, frère de Charles, devient le subrogé tuteur. L’inventaire du 15 septembre 1732 nous apprend que Geneviève Brisson a mis son enfant en nourrice, et on y relève aussi les dépenses pour le service solennel de son mari à l’église, que ce soit pour les cierges, la sonnerie, la fosse et la sépulture, payées tantôt à la fabrique ou au Séminaire, tantôt à Jean-Baptiste Brassard, le fossoyeur. François, l’aîné des Trefflé, s’est marié en 1719 à Beauport. Au moins deux de ses enfants survivent et François meurt probablement au Labrador. L’inventaire nous donne des informations sur les activités de François et de son frère Pierre, copropriétaires avec Pierre Hamel d’une goélette de pêche. Le troisième tome du Dictionnaire biographique du Canada fournit de plus amples détails pour comprendre l’activité commerciale des deux frères à Terre-Neuve. En 1732, Pierre Constantin loue pour sept ans son poste de la baie Rouge et ceux de Terre-Neuve à son gendre Pierre Hamel, ainsi qu’aux deux frères Trefflé pour la somme de 200 livres par année. Qui est ce Constantin ? Un pêcheur, trafiquant et voyageur, engagé au service d’un entrepreneur, Augustin Le Gardeur, pour faire la traite avec les Esquimaux. Il a aussi la mission d’ériger un poste à TerreNeuve, tout en essayant auprès de François Hazeur, entrepreneur et membre du Conseil souverain, d’y obtenir une concession. Constantin obtient ainsi en 1716 une concession à vie, s’étendant sur deux lieues depuis les rives de la rivière des Français et sur quatre lieues à l’intérieur des terres. Il pratique la pêche à la morue et la chasse au loup-marin pour en faire le commerce. De mauvaises affaires 266

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et des pertes de capitaux l’incitent à louer ce poste à son gendre, qui forme une société avec François et Pierre Trefflé. On conclut que François meurt avant le 26 juin 1736, car c’est le jour où sa veuve, Marie-Jeanne Avice, se remarie avec Soupiran fils, chirurgien de l’Hôtel-Dieu. Le 14 août débute l’inventaire. Soupiran est nommé cotuteur des enfants Trefflé avec la veuve, tandis que le chirurgien Gervais Beaudoin devient le subrogé tuteur. Du tour des pièces de la maison, cuisine, chambre, cabinet, grenier et cave, nous ne retiendrons que les marchandises dans le magasin, surtout des pièces de différents tissus à vendre à l’aune, soit des variétés de serge, de toile, de bourre, d’étamine, de carisé et de gaze ; des chapeaux et bonnets écarlates pour homme, des crémones, des cravates, des bas de Paris pour femme, des bas drapés écarlates, des ceintures de Grenade, des paires de gants, des paires de bas de Saint-Mexant pour homme, etc. Un véritable laboratoire pour les ethnologues ! En septembre 1736, Soupiran et la veuve Trefflé font ajouter par le notaire Pinguet « le produit de la vente des effets arrivés ces jours derniers de La Bras dor » à bord d’une goélette dans laquelle la communauté a des intérêts pour un tiers. Suivant l’arrêté des comptes faits avec Pierre Trefflé dit Rotot (revenu à Québec), la part de François serait, tous frais payés, de 1 357 livres et 18 sols. Pierre Trefflé et Pierre Hamel ont aussi fait l’estimation «des vivres, meubles et ustensiles de pêche qui sont restés à La Bras dor pour continuer la pêche ainsi qu’ils ont fait déjà, le tiers pour une valeur de 401 livres et 8 sols ». Selon le procès-verbal, Jean Renaud, capitaine sur les vaisseaux marchands, et Pierre Levitre, maître charpentier et entrepreneur de navires, ont fait l’évaluation d’une « goélette, agrès et apparaux d’icelle pour la portion du tiers, une valeur de 735 livres, 13 sols et 4 deniers ». La lecture de cet inventaire est des plus riches, tant pour les renseignements qu’elle procure sur les produits importés et sur leur valeur marchande, que pour ce qu’elle nous apprend sur les rapports familiaux et l’audace des frères Trefflé dit Rotot à se lancer dans cette entreprise. Le 29 décembre 1737, le notaire Pinguet signe le contrat par lequel Pierre Trefflé, négociant, « cède au sieur René Cartier, la troisième partie franche en un bâtiment mâté en goélette, de présent échouée en haute mer sur la seigneurie de Lauzon, de l’autre 267

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bord du fleuve Saint-Laurent. C’est un bâtiment de 25 tonneaux avec la chaloupe, les agrès et apparaux [équipements] qui se trouvent, tant en cette ville qu’au lieu dit la rivière des Français à La Bras d’or. » Geneviève Normand, devenue veuve à nouveau, vend au moins une partie des terres, après avoir obtenu la permission de ses enfants, puis elle se retire à la haute-ville. Malheureusement pour celle qui serait la deuxième mère ancêtre au pays, il semble qu’il y ait peu de descendants au nom des Trefflé. À la suite d’une vérification dans les annuaires téléphoniques de Montréal et de Québec, ces deux villes ayant généralement une concentration des divers patronymes, nous n’y avons trouvé aucun Trefflé. Cependant, au dénombrement de la seigneurie des Jésuites en 1781, il y a encore 220 arpents au nom des héritiers Rotot, terre voisine des messieurs du Séminaire, domaine de Maizerets, mais il se peut que ce soit là ce qu’on appelle les droits des premiers concessionnaires. Les enfants de Jeanne-Françoise et de Joseph Lemire

Les enfants Lemire ont l’appui de leurs oncles et tantes, tant du côté des Normand que du côté des beaux-frères Lemire, avant leur majorité, surtout pour régler les parts d’héritage dans les terres de la Canardière. Catherine Lemire et son mari Ignace Lemay, tous deux installés à Lotbinière, vendent leur portion d’héritage à Antoine Masse et Marie Choret. C’est un début de remembrement de la terre ancestrale. Deux enfants Lemire, Jeanne-Louise et Charles, font des alliances avec des membres de la nombreuse famille de Robert Choret : JeanneLouise, l’aînée, épouse en 1710 Jean Choret, jeune frère de Marie Choret, elle-même mariée à Joseph Normand ; le couple habite la seigneurie de Tilly. Quant à Charles Lemire, il épouse Marie-Élisabeth Choret le 23 juillet 1717, à Sainte-Croix de Lotbinière. Elle est la sœur de Marie-Jeanne Choret, femme de Jean III, et ces derniers sont d’ailleurs présents à la signature du contrat à Sainte-Croix, de même que François Larue. Charles Lemire est décédé en 1727, laissant deux filles, toutes deux baptisées à Tilly où lui-même sera inhumé. L’année précédant son mariage, Charles Lemire, assisté de son beau-frère Jean Choret, car il est mineur, vend à Jacques Huppé et 268

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Suzanne Normand la sixième partie de son héritage dans la succession de ses parents : quatre perches de front sur les deux arpents et quinze perches appartenant aux héritiers Lemire. À sa majorité, il lui faudra à nouveau ratifier cette transaction. Le deuxième fils Lemire, Edmond-Joseph, dit parfois armurier ou arquebusier, forgeron en somme, habite la haute-ville, rue de la Fabrique. À 28 ans, en décembre 1726, il épouse Marie Parent. Quatre filles et quatre garçons naissent de ce mariage. S’il y a des descendants de Jeanne-Françoise et de Joseph qui portent encore le patronyme de Lemire, ils viendraient uniquement de leur fils EdmondJoseph. Lors de l’inventaire après décès effectué en juillet 1742, sa veuve, Marie Parent, est remariée à Pascal Soulard, aussi armurier. Tous deux sont nommés cotuteurs des enfants mineurs, et François Paquet, marié à Anne-Françoise Lemire, la plus jeune de la famille, est le subrogé tuteur. Ce couple est établi à Lotbinière. La ville haute

Plan de la censive de la fabrique et église paroissiale de Québec, 1758 Ce plan illustre les endroits où, d’après les documents, on peut repérer avec exactitude les emplacements des membres de la descendance de Jean et d’Anne Le Laboureur. De la place entre l’église et les terrains des Jésuites, vis-à-vis de la ligne, dos à l’église et sur la droite, se trouvent la propriété identifiée au nom de Rotot (Trefflé) et l’autre au nom de Lagroix (Huppé), emplacement originel de Jean Normand père. Au croisement des rues Saint-Jean et Saint-Joseph (Garneau aujourd’hui), le plan de la ville montre le terrain des héritiers Normand, sur la gauche, puis ceux de Cotton et des héritiers Gastonguay donnant sur la rue Saint-Jean. Si depuis cette rue on revient sur nos pas pour suivre la rue Couillard vers les remparts, à gauche, trois emplacements : le premier aux représentants Guenet, le deuxième au nom de Collet (Collé) et le troisième au nom d’Henry Parent. On remarque le cimetière des « Pauvres », un nom dont on a souvent baptisé ces rues avant d’en fixer l’odonyme. En ces endroits habitent des familles de la lignée des Normand, pour les noms mis italique. Il est important ici de signaler que toute la ville de Québec relevait de plusieurs seigneurs, d’où diverses censives, que ce soit 269

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Les propriétés des Normand (en gris) dans le Vieux-Québec. D’après le plan de la censive de Notre-Dame-de-Québec, 1758, par Lamorille. Paroisse Notre-Dame de Québec

celles du Séminaire, de la fabrique paroissiale, des Jésuites, des Ursulines ou des Hospitalières et, dans une gestion différente de leur couvent, les terres de l’Hôtel-Dieu (les Pauvres). Chacun des seigneurs fait le relevé des portions et emplacements de leurs censives, un dénombrement à l’intention du représentant du roi, en indiquant les noms des propriétaires et la valeur des rentes qui leur sont dues. C’est ce que l’on nomme le papier-terrier.

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Les héritiers Normand

En la haute-ville, il ne peut s’agir que de la propriété que Charles avait obtenue primitivement des sœurs de la congrégation de NotreDame, là où il a habité avec Marie Dionne puis avec Monique Jean, qu’il avait épousée en secondes noces. C’est là aussi qu’Anne Le Laboureur serait décédée. En 1758, il n’y a plus de descendants de Charles en cet endroit, croyons-nous. Des dictionnaires Jetté et Tanguay sont tirées les données concernant la descendance de Charles, de l’un ou l’autre mariage. Charles et Marie Dionne : 1- Marie-Élisabeth n. 1692 m. 1710 (Joseph Genaple), Québec 2- Charles n. 1694 1er m. 1718 (M.-Catherine Boutin), L’AncienneLorette ; 2e m. 1741 (Marie-Anne Dubuc), Neuville 3- Marie-Madeleine n. 1699 m. 1719 (Charles Lepallieur), Montréal 4- Marie-Louise n. 1701 Charles et Monique Jean : 45678-

Marie-Anne n. 1704 m. 1727 (Philippe Arrivé), Montréal Jean-Baptiste n. 1705 Marie-Charlotte n. 1706 m. 1724 (Jean-Baptiste Girard), Québec ? Marie-Marthe n. 1708 m. 1729 (Paul Guillot), Québec Jean-Gaspard n. 1712 m. 1734 (Marie-Josèphe Chénier), Bout-de-l’Île 9- Marie-Josèphe n. 1715 m. 1735 (Jacques Goulet), Québec À l’encontre des enfants de Joseph et de Marie Choret, dont certains des descendants pratiquent encore l’agriculture sur les terres familiales de la Canardière jusqu’après 1750 au moins, les enfants de Charles se dirigent vers la grande région de Montréal, tant les garçons que les filles, et même sa veuve, Monique Jean. 1715 : Monique Jean, seule aux commandes

Quelques années après le décès de Charles en 1715, une fois réglée la succession et terminé le procès pour récupérer l’héritage lui venant de sa propre famille, Monique Jean s’occupe de l’avenir de ses enfants 271

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et des autres enfants de Charles dont elle a la garde. Un premier pas consiste à faire engager à la ferme par François Larue, Jean-Baptiste, 14 ans (mère Marie Dionne), et Jean-Gaspard, 7 ans en 1719. Trois ans plus tard, Jean-Baptiste fait son apprentissage comme tonnelier. Pour l’heure, c’est tout ce que nous savons de ce fils de Charles et de Marie Dionne. Monique Jean vend la terre de Charles en la seigneurie de Tilly à Jean Bussière de l’île d’Orléans, en octobre 1729, au nom de MarieMadeleine et Charles Lepallieur, de Marie-Louise, qui vit en France, et de Marie-Élisabeth, veuve Genaple, tous enfants issus du premier mariage de Charles. Quant à la portion d’héritage de Charles en la terre ancestrale de la Canardière, c’est Antoine Masse et Marie Choret qui l’obtiennent. Charles, fils de Charles et de Marie Dionne

Charles II sera habitant à L’Ancienne-Lorette, sur la terre qu’avait obtenue son père de Charles Du Tisné. Il épouse Catherine Boutin, puis naît une fille, baptisée à cet endroit, mais les onze autres enfants naîtront à Québec à partir de 1718. Habitant au départ, il sera connu surtout comme « chartié » ou voiturier à Québec. Ainsi se présentet-il lorsqu’il conclut une entente avec Guillaume Deguise, maître maçon et entrepreneur, le 11 mars 1724. Dans ce contrat, Charles offre un cheval avec collier, bride et licou et « un demi de cent de foin bon et marchand », en échange de la construction d’une maison de pierre sur son terrain obtenu de l’Hôtel-Dieu, rue Saint-Jean, face à la rue des Saints-Anges (près de la porte Saint-Jean). Veuf, il épouse en 1741 Marie-Anne Dubuc, et quatre enfants s’ajoutent aux douze autres. Il vend aussi cette année-là sa concession de la vieille Lorette. En 1734, sur le même emplacement, une autre maison en pierre d’un étage est construite par le fils de Guillaume Deguise, Jacques, aussi maître maçon et entrepreneur. Ce fils Deguise est reconnu comme architecte, formé par les Mailloux à qui on doit plusieurs constructions dans le quartier des Pauvres relevant de l’Hôtel-Dieu, dont la maison de Montcalm sur les remparts et même un édifice religieux, la première église de Saint-François-Xavier de la Petite-Rivière-SaintFrançois.

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Charles et Marie-Anne Dubuc sont recensés sur la rue SaintJean en 1744, année où Jean-Baptiste, né du premier mariage, est mis en apprentissage chez le forgeron Corbin de la rue Saint-Nicolas; après ce stage de formation, il travaille aux forges du Saint-Maurice comme taillandier-forgeron. Par la suite, à titre de compagnon, il s’associe pour deux ans avec un maître taillandier, à Trois-Rivières. En 1750, il loue une boutique dans cette ville où il exerce son métier, épouse Marie-Josette Rochereau de Trois-Rivières, puis meurt l’année suivante, peu après la naissance d’une fille. Les forges du Saint-Maurice

En ce milieu du XVIIIe siècle, on tente de parvenir à l’autonomie dans la fabrication de biens de première nécessité en exploitant les richesses minérales du pays, que ce soit le cuivre, l’ardoise et le fer. Mais seul le fer a fait naître une industrie durable : les forges du Saint-Maurice. L’entreprise produit des boulets à canon, des poêles à chauffer, des plaques de poêle, des marmites, du fer en barre, des socs de charrue, des boîtes pour pierriers et signaux, des bombes et des canons ainsi que du mortier, comme l’énumère l’historien Jacques Lacoursière dans son Histoire populaire du Québec. Les forges, dont les activités commencent en 1737, fonctionnent tant bien que mal au-delà du Régime anglais, prises en charge par l’État, bien que le manque d’ouvriers spécialisés et une mauvaise gestion sous le règne désastreux de l’intendant Bigot aient mis un terme aux grands espoirs de réussite industrielle. Les forges du Saint-Maurice servent aujourd’hui de lieu d’interprétation dans la grande région de Trois-Rivières. Quant à Charles III, le frère aîné de Jean-Baptiste, il épouse Élisabeth Larche en juillet 1745, au Sault-aux-Récollets, dans cette région de l’ouest de l’île de Montréal où s’établiront leurs enfants. Leur père, à l’instar du fils aîné, va remonter le fleuve après avoir vendu à Joseph Dupont des maisons à Québec, et ce, en deux temps. La dernière transaction est signée par son gendre, Toussaint Beaudry, « fondé de pouvoir de son beau-père, voiturier, demeurant à SainteCatherine, près de Montréal, sur la terre du sieur Beaudry », comme le précise le notaire. Toussaint Beaudry, arrivé en tant que soldat de la compagnie de monsieur de Fondville du détachement de la marine, est marié à Marie-Catherine, la fille aînée du premier mariage de Charles II. 273

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Une tendance s’accentue : direction Montréal

C’est en la seigneurie de Soulanges et au Bout-de-l’Île, aujourd’hui Sainte-Anne-de-Bellevue, dans l’ouest de l’île de Montréal, que se concentrera la descendance de Charles, fils de Jean et d’Anne, par ses deux fils : Charles II (Marie-Catherine Boutin) et Jean-Gaspard, son demi-frère. Avec ce dernier, nous avons un bon exemple de l’organisation du commerce des fourrures avec les postes de traite : Témiscamingue, Sault-Sainte-Marie, Michillimakinac, Détroit et autres forts sur l’Ohio. Ce sont des sociétés de marchands de Montréal qui ont la haute main sur ce commerce. Jean-Gaspard Le Normand : mobilité et polyvalence

Baptisé à Québec le 25 juin 1712, Jean-Gaspard a 22 ans lorsqu’il épouse Marie-Josèphe Chénier en 1734, au Bout-de-l’Île. La sœur aînée de Jean-Gaspard, Marie-Anne, est mariée depuis 1727 à Philippe Arrivé dit Delisle, né à Lachine, dont le père est engageur d’hommes pour faire la traite. L’ancêtre de cette famille Arrivé s’était d’abord établi dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges. Une tante de Philippe, Jeanne Arrivé, a épousé Jean Chénier dont c’était le second mariage ; leurs enfants sont nés à Montréal, où ils possédaient une terre au bas des coteaux de Saint-Pierre, à l’est de l’île de Montréal. De son premier mariage avec Geneviève Ferré, Jean Chénier a eu un fils, Jean-Baptiste, devenu plus tard habitant de Lachine : c’est le père de Marie-Josèphe. Ces précisions permettent d’expliquer les influences de la belle-famille sur Jean-Gaspard. Installés successivement en divers endroits de la grande région de Montréal et jusqu’au fort Duquesne (Pittsburg), Jean-Gaspard et Marie-Josèphe mettent au monde 17 enfants, mais 11 meurent pour la plupart à la naissance. L’aîné de leur famille, Charles I, qui porte le prénom de son grand-père Normand, est baptisé en 1735 à SainteAnne du Bout-de-l’Île. Grâce aux actes de baptême, auxquels s’ajoutent les nombreuses sépultures d’enfants, il est possible de retracer l’itinéraire du couple. Quant aux métiers exercés, les contrats notariés permettent la compréhension d’une telle mobilité géographique du couple. Selon un contrat passé à Québec en 1733, peu avant son mariage, Jean-Gaspard et sa sœur Marie-Anne, avec son mari Philippe Arrivé, 274

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présentés tous trois comme étant de la seigneurie de Soulanges, procèdent à la vente d’un terrain de la rue de la Fabrique à Joseph Lemire, serrurier, ce qui semble être leur part dans la propriété des héritiers Normand. Déjà Marie-Élisabeth, veuve Genaple, avait aussi vendu sa part d’héritage. Monique Jean est partie ou sur le point de le faire, car, selon le généalogiste Tanguay, elle a épousé Guillaume Vinet au Bout-de-l’Île le 4 février 1732. La famille de Charles se reconstitue en quelque sorte dans ce secteur du Montréal métropolitain, cette fois avec Marie-Marthe, séparée de Paul Guillot quant aux biens. En 1742, Marie-Marthe achète la terre de Jean-Gaspard en la seigneurie de Soulanges, alors que ce dernier est cabaretier à Montréal, où il demeure rue Capitale. Le 30 octobre de la même année, Jean-Gaspard acquiert de Julien Saint-Aubin une concession en la côte de Liesse, dans l’île de Montréal (Dorval et Lachine). Aubergiste à Ville-Marie, c’est ainsi qu’il s’était présenté l’année précédente, le 17 août 1741, pour un emprunt d’argent à Charles Nolan, négociant et bourgeois de Montréal. Puis, ce sera Boucherville où naissent des enfants, probablement trois. En 1744, une ordonnance de l’intendant Hocquart «fait expresse défense à Gaspard Normand, cabaretier de Boucherville, de donner à boire chez lui par assiette, sous peine de 50 livres d’amende; ordre audit Normand d’ôter son enseigne ; la permission ci-devant donnée à Normand, révoquée en tant que besoin ; permis cependant à Normand de vendre de la boisson pour emporter ». Poursuitil ses activités de cabaretier après cette ordonnance? Selon un contrat signé par le notaire Adhémar dit Saint-Martin en octobre 1745, JeanGaspard, demeurant au Tremble, accepte un bail à loyer d’une terre située au Tremblay, un lieu-dit entre Boucherville et Longueuil. Toujours est-il qu’en août 1747, son huitième enfant, Pierre, né à Boucherville deux ans auparavant, est mis en terre à Longueuil. S’annonce alors pour Jean-Gaspard une autre orientation. En novembre 1751, il se déclare en effet commerçant lorsqu’il signe le bail de location d’une maison située rue Notre-Dame à Montréal. L’année suivante, il s’associe avec Jean-Baptiste Guillon, bourgeois négociant demeurant sur la place d’Armes, et Joseph Provencher, bourgeois négociant de la rue Saint-Paul. Jean-Gaspard se présente à cette occasion comme marchand voyageur domicilié rue Notre-Dame. 275

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Il exerce dès lors son rôle d’engageur sous ce titre, pour le poste de traite à Belle-Rivière, sur l’Ohio. À la même époque, Jean-Baptiste Normand de Repentigny, son petit-cousin, est aussi engageur et marchand. Les contrats pour faire la traite sont à peu près les mêmes. Il s’agit pour l’engagé voyageur « de partir en canot vers la fin de l’été ou en automne, apporter des marchandises pour la traite, se rendre au poste désigné, faire les portages nécessaires, de ne faire aucun commerce pour lui-même sous peine de perdre ses gages », de revenir l’année suivante chargé de pelleteries et de les porter à la société pour laquelle il travaille. Le prix varie et le contrat consulté indique 268 livres. Ces informations proviennent du contrat d’engagement de Joseph Normand de Soulagnes au sieur de la Chaussaye. Incident au fort Duquesne

En 1754, pour ce poste de traite de Belle-Rivière, on érige le fort Duquesne, du nom de ce marquis et gouverneur du pays depuis 1752. Duquesne entend poursuivre la politique de ses prédécesseurs en prolongeant les lignes de défense françaises dans la région de l’Ohio. L’histoire rappelle que la construction du fort Duquesne est l’un des facteurs qui a enclenché la guerre de Sept Ans. Afin de bien marquer la possession française là où se bâtit le fort, Contrecœur, le commandant français, en chasse un détachement anglais. Le gouverneur de la Virginie riposte en envoyant 300 miliciens commandés par George Washington. Contrecœur dépêche alors un de ses officiers, Villiers de Jumonville, avec une escorte, pour les enjoindre d’évacuer le territoire. Au moment où l’émissaire fait connaître ses exigences, Washington ordonne à ses hommes de tirer, ce qui contrevient au protocole de la déclaration de guerre. Jumonville et neuf des siens sont tués. Finalement, le frère de Jumonville, Louis de Villiers, forcera Washington à capituler, vengeant de la sorte l’honneur de son frère. N’eût été de la magnanimité de Louis de Villiers, qui a épargné son vis-à-vis, la capitale des États-Unis aurait sans doute aujourd’hui un tout autre nom. C’est au fort Duquesne, le 18 septembre 1755, que naît JeanDaniel Normand, fils de Jean-Gaspard et de Marie-Josèphe, dont le parrain est Jean Daniel, écuyer, sieur Dumas, capitaine d’infanterie et commandant en chef de tous ces nouveaux forts français, Presqu’île, 276

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Régions de l’Ohio, des Grands Lacs et du lac Champlain à l’époque de la guerre de Sept Ans. Carte tirée de : Farley et Lamarche, Histoire du Canada, cours supérieur, Montréal, Librairie des Clercs de Saint-Viateur, 1945, p. 186

de la rivière aux Bœufs et Duquesne. Leur fille Thérèse, 16 ans, agit comme marraine. Cette dernière meurt et est enterrée l’année suivante à L’Assomption-de-la-Sainte-Vierge du fort Duquesne, comme le sera le bébé Daniel, quelques jours après sa naissance. Le 3 mars 1757, Marie-Josèphe est la marraine d’un enfant né au fort. Leur 17e enfant naît le 12 août 1759, baptisé à Sainte-Anne du Bout-del’Île, puis suivra au même endroit un autre événement familial, le mariage de leur fils aîné à Félicité Lalonde. En juillet de l’année 1761, «Jean-Gaspard Normand, marchand voyageur, et Marie-Josèphe Chénier, son épouse, demeurant au bas des coteaux de Saint-Pierre de Montréal, font la vente de leurs meubles et bestiaux à Philippe Despelteaux, voyageur, et Angélique-Amable Paré, son épouse de Lachine.» Deux mois après, Jean-Gaspard signe 277

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une obligation envers Luc Lacorne, écuyer, chevalier de l’ordre royal militaire de Saint-Louis, capitaine d’une compagnie d’infanterie, demeurant rue Saint-Paul, sans doute un emprunt d’argent. À moins d’erreur, ce sont les dernières mentions de Jean-Gaspard et de sa femme au pays. Lui a-t-il dit : « Marie-Josèphe, allons voir ailleurs » ? Clifford Normand, de Milford, dans l’Ohio, a fait le relevé de l’ensemble des actes de baptême et de sépulture qui concernent la famille de Jean-Gaspard Normand et de Marie-Josèphe Chénier, dont il est l’un des descendants. Il mentionne : « Sometime following the baptism of their first grandchild, the Normand family again undertook the relocation of their family to a new territory, this time to the German Coast of Louisiana.» Le terme «relocation» donne toute la mesure du personnage qu’était Gaspard, toujours friand d’aventure, imposant ces multiples déplacements à sa Marie-Josèphe, les deux semant les naissances et retournant à la terre bien des fois leur enfant nouvellement né. En Louisiane cependant, grâce à leurs quatre fils, Pierre, Daniel, Joseph-Albert et Luc-Laurent, leur postérité sera assurée. C’est la première descendance américaine des Normand que l’on connaisse à cette période. Voilà une belle découverte pour les généalogistes et les historiens, révélant qu’aux Louisianais francophones issus des familles acadiennes déportées à la fin du Régime français, il faut ajouter maintenant une lignée de Normand. Le 3 mars 1765, Jean-Gaspard, 53 ans, et Marie-Josèphe, 48 ans, s’installent dans la paroisse Saint-Charles de la Louisiane, sur une terre de trois arpents avec château et dépendances, achetée pour 940 livres. En ces nouveaux horizons, d’après le document de monsieur Clifford Normand, Jean-Gaspard est bien connu et respecté par ses voisins allemands, mais ce ne sera pas son dernier déplacement !

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Joseph, seul survivant de la première génération Joseph Normand, bourgeois à la ville haute

Est-ce le bon air de la campagne sur les bords de la rivière SaintCharles ou une vitalité peu commune dans les gènes de Joseph et de Marie Choret qui a permis à leurs onze enfants, six filles et cinq garçons, d’arriver à l’âge adulte ? C’est donc ce fils rebelle d’autrefois qui aura le plus grand nombre de descendants Normand, par ses trois fils, Charles, Jacques et François, deux autres étant décédés non mariés : Joseph à l’Hôtel-Dieu à 26 ans et Jean à 22 ans, à un mois d’intervalle la même année. Leur dernière enfant meurt à 14 ans. Joseph est le seul des enfants de Jean Le Normand et d’Anne Le Laboureur qui ait atteint le milieu du XVIIIe siècle et assisté à la diaspora de ses neveux et nièces issus de son frère Charles. Alliances des enfants de Joseph et de Marie Choret

Les mariages se succèdent aux registres de la paroisse de Notre-Dame de Québec dans la deuxième décennie du siècle, comme les contrats passés auparavant, ce qui est l’occasion de réunir la parenté et de mettre à jour les changements survenus dans la vie de Joseph et de Marie Choret. Après le mariage de Marie-Madeleine avec André Marcoux en 1715, la famille assiste à une deuxième noce, celle d’Hélène et de Joseph Méthot, fils d’Abraham Méthot et de Marie-Madeleine Mézeray de Saint-Nicolas. Les fiançailles ont lieu chez Marie Choret et Joseph, marchand tanneur, demeurant près du « pallaye » du passage. Parmi les signatures, on relève celles de l’intendant Bégon et de Beauharnois Bégon, sa femme. Suit en 1724 le mariage d’Angélique-Catherine à Jean-Baptiste Gastonguay, menuisier et ébéniste d’arts. L’année d’après, l’aîné des garçons, Charles, épouse Marie-Anne Jorian ; Joseph est alors présenté comme bourgeois de la ville. La cérémonie se déroule sur la côte de la Montagne, où demeure Charles de Bled, marié à Catherine Jorian, sœur de Marie-Anne. Les nouveaux mariés s’installent sur la part de terre que Charles a reçue en héritage de ses père et mère, et c’est là qu’ils élèveront leur famille.

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Joseph et Marie Choret ont donc fait déjà le partage du patrimoine : aux garçons les terres, aux filles et aux gendres les terrains et maisons construites à la haute-ville. Lorsque Jacques se marie avec Marguerite Collé, le 18 août 1730, la cérémonie se passe dans la maison des parents, rue Saint-Jean. Une saison à la Rivière-Ouelle

Le retrait de la vie active n’empêche pas Joseph, à 62 ans, maître charpentier de moulin, de répondre à la demande pour construire un moulin à vent et à farine à la Rivière-Ouelle. Il y amène ses deux fils, Charles et Jacques, engagés par le sieur Jean-Baptiste Dupéré, fondé de pouvoir de monsieur Louis Deschamps, écuyer, sieur de Boishébert, seigneur de la Bouteillerie et capitaine d’une compagnie de troupes en ce pays. Le contrat, daté du 28 février 1731, se lit ainsi : « Faire et construire la tour d’un moulin à vent, ladite tour en maçonne de pierre de 3 pieds et demi d’épaisseur au rez de chaussée, 13 pieds d’épaisseur avec le fruit ordinaire jusqu’à 24 pieds de hauteur du rez-de-chaussée, 13 pieds de largeur de dedans en dedans, crépie en dehors et les joints tirés en dedans, comme aussi de tailler en moulange et poser le moulange nécessaire audit moulin et toutes ferrures nécessaires, faire tout l’ouvrage de charpente convenable et nécessaire audit moulin avec la couverture d’iceluy en planchers et en bardeaux et toutes les commodités nécessaires et ordinaires dans un moulin à vent. Le rendre fait et parfait et sujet à visite pour faire bonne farine dans le cours du mois d’août prochain. » Le sieur Dupéré se charge de «fournir les matériaux nécessaires pour la tour, rendus sur les lieux, fournir des manœuvres et échafaudages et toutes pierres convenables pour le moulange et autres pierres avec le plâtre, les clous et ferrures, tout le bois convenable pour la charpente, chemins, dormants, mouvements, arbre, vergues, couverture en plancher et bardeaux avec celui nécessaire pour la menuiserie avec les marteaux en s’obligeant, les sieurs Normand à la façon générale de la maçonne, charpente, couverture et menuiserie et à tailler et poser le moulange et autres façons d’ouvrage pour rendre fait et parfait comme dit ci-dessus, en se servant des pierres de moulange du vieux moulin ».

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Ce marché de construction s’élève à 700 livres et « les sieurs Normand employés à l’ouvrage seront nourris, même en temps de congé, fêtes et dimanches, ainsi que les jours de mauvais temps ». Le contrat porte les signatures de Dupéré, Joseph Normand et du notaire Pinguet. En novembre de la même année, Joseph donne quittance au sieur Dupéré. Il faut signaler cependant que les chercheurs ne sont pas fixés sur le cas de ce deuxième moulin construit par les Normand, ou un troisième qui l’aurait remplacé, lequel a été détruit lors de l’invasion anglaise en 1759.

Moulin datant du Régime français (1709) à Pointe-Claire. Photo : Archives C.N.D.

Quelle belle saison pour Joseph, seul événement documenté qui nous permette d’imaginer ce qu’il pouvait raconter à ses fils sur les débuts de la famille Normand à la Canardière, sur ses liens avec ses frères et sœurs, ses colères, ses jeux d’enfant, sur la guerre, et aussi sur le paysage de la ville de Québec qui s’est transformé peu à peu. Et en ce merveilleux endroit où se construit le moulin, le fleuve tout près, ce chemin maritime où vont et viennent des barques à voile, brigantins et flûtes aux noms évocateurs, des goélettes pour la pêche ou des canots en grand nombre… Dernière cérémonie de mariage pour Marie et Joseph

Lorsque le 22 janvier 1736, François, 22 ans, le plus jeune fils de Joseph, épouse Marie-Thérèse Parent, fille de Jeanne Chevalier et de feu Michel Parent, l’assemblée de parents et amis comprend son frère Jacques, le sieur Jean-Baptiste Gastonguay, marié à AngéliqueCatherine Normand, le sieur Jean-Marie Dorion, marié à MarieThérèse Normand, ainsi que les frères de la mariée, Étienne, Joseph et Henry Parent, époux de dame Geneviève Normand, sœur de François. Plusieurs vont apposer leur signature, dont Joseph, Geneviève et les 281

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gendres de Joseph, Gastonguay et Henry Parent. La cérémonie a lieu à la haute-ville, chez Joseph et Marie Choret, où demeurait François jusque-là. Malheureusement, au mois de mai 1737, une épidémie emporte Marie Choret et sa belle-fille Marguerite Collé, femme de Jacques. Peu après avoir rendu les derniers hommages à leur mère, voilà qu’en juillet les membres de la famille déplorent un autre décès, celui de Jacques, qui laisse trois orphelins. Charles, le fils aîné, s’occupe de régler la succession pour préserver l’héritage des enfants et confier ceux-ci aux familles qui veulent les prendre en charge jusqu’à 15 ans : Jacques-Philippe ira chez Hélène Normand et Joseph Méthot, Marie-Charlotte chez Marie-Jeanne Choret et Antoine Masse, tandis que Louise sera accueillie par Charles Normand et Marie-Anne Jorian. Patrimoine terrien à la Canardière

D’après un relevé, la terre de Joseph et de Marie Choret est encore au nom de Joseph en 1733, mais en réalité ses trois fils se la partagent. D’est en ouest: Charles (Marie-Anne Jorian), Jacques (Marguerite Collé) avec une partie des bâtiments, puis François (Thérèse Parent) avec l’autre partie des bâtiments. Tous les biens des parents sont divisés à parts égales, en valeur monétaire: les garçons reçoivent les terres, les filles les maisons de la haute-ville, selon le mode de rentes viagères aux parents, permettant à Joseph et à Marie Choret de vivre une vieillesse sans inquiétude. Pour illustrer cette manière de faire, prenons comme exemple le contrat de vente que concluent Joseph Méthot et Hélène Normand, déjà habitants au cap Saint-Ignace à cette date, avec François Normand. Daté de janvier 1745, le contrat est signé par le notaire Rousselot, attitré à la Côte-du-Sud. « Le sieur François Normand, habitant de la Canardière, présent acquéreur de 7 perches environ de terre sur 30 arpents de profondeur, prenant les devantures de la petite rivière du passage, bornée au sud-ouest par les terres des Jésuites, d’autre côté au nord-est à l’acquéreur, terre avec tous les bâtiments construits dessus. Cette portion de terre vendue pour 1 400 livres et 100 francs pour les épingles, leur appartient tant par acquisition que par la succession du sieur Joseph Normand et de Marie Chorette. L’acquéreur devra payer aussi les cens et rentes au seigneur et 50 livres 282

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tous les ans en argent, au sieur Joseph Normand, père, tant qu’il vivra.» L’année précédente, Joseph Méthot et Hélène Normand avaient aussi vendu à Charles Normand (Marie-Anne Jorian) un terrain de 8 perches de front sur 40 de profondeur qui faisait partie de la terre ancestrale. Cette façon de procéder entre les héritiers, à partir des règles obligatoires d’équité dans le partage, permet aux jeunes couples qui désirent continuer la pratique agricole d’avoir davantage de terrain. Joseph et Marie Choret assurent ainsi l’harmonie entre leurs enfants, mais aussi, par la rente viagère qu’ils exigent, ils peuvent jouir d’une retraite convenable. Joseph s’était-il juré qu’après son départ pour l’au-delà, la bonne harmonie régnerait encore entre tous ses enfants ? Le 3 juillet 1739, deux ans après la mort de sa femme, Joseph, bourgeois de la ville, avait obtenu de l’Hôtel-Dieu un terrain avec maison de pierre d’un étage, rue Couillard, allant jusqu’au mur de séparation du cimetière des Pauvres. Au printemps suivant, le 22 avril 1740, il vend à son gendre Jean-Baptiste Gastonguay et à sa femme Angélique Normand la moitié d’un terrain situé rue SaintJean, avec maison de pierre d’un étage, le tout pour 500 livres. Prévoyant, il leur laisse une somme de 100 livres pour payer ses funérailles et son inhumation. L’entente rédigée par le notaire Dulaurent montre que Joseph, l’habile charpentier de moulin d’autrefois, n’a plus la main aussi sûre lorsqu’il signe son nom, à moins que sa vue ne soit déjà déficiente. L’autre moitié du terrain avec maison va à Thérèse Normand et à Jean-Marie Dorion, alors que Geneviève Normand et Henry Parent s’installent rue Couillard, comme l’indique le plan de la censive : Héritiers Gastonguay sur la rue Saint-Jean et Henry Parent sur la rue Couillard (ancienne propriété de Joseph). La dernière rencontre entre cousins se produit le 24 janvier 1744, à l’occasion du second mariage de dame Angélique La Brière à Jacques Bedet. Sa mère, Anne Bruneau (veuve de Louis), son cousin le sieur Joseph Normand et Jean-Baptiste Gastonguay, gendre de Joseph et ami de Jacques Bedet, assistent à la cérémonie.

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Le patriarche va rejoindre ses père et mère au cimetière

C’est dans la demeure de la rue Couillard, chez sa fille Geneviève, que s’éteint le patriarche, le 21 décembre 1749, à près de 81 ans. Ni le chirurgien qui le visite, ni la bonne viande et les pots d’eaude-vie que lui apporte son gendre Henry Parent, ni le vin de sa fille Hélène ne parviennent à lui insuffler un regain de vie. Le cimetière est tout près, Joseph y rejoint presque toute sa parenté immédiate, excepté les Lambert. Les héritiers se réunissent le 25 août de l’année suivante, chez Gastonguay et sa femme, rue Saint-Jean où sont demeurés les quelques biens de Joseph, au total une somme de 204 livres, comprenant encore les outils du charpentier. Une longue descendance est déjà plus qu’assurée. Joseph aura donc eu le temps de bien jongler à toutes ses réalisations, dont la première réussite aura été sa famille, favorisée dans l’ensemble par la vie elle-même, la santé et la longévité. Les liens familiaux se maintiendront au-delà des lieux où les enfants habiteront. Si Charles et François poursuivent les activités agricoles sur la terre de Joseph, Jacques-Philippe (Marguerite Langlois) et Charlotte (François-René Fortin), enfants de Jacques et de Marguerite Collé, vivront sur des terres de la Côte-du-Sud, comme Hélène et Joseph Méthot. Une quatrième famille Normand, par le fils aîné de Charles et de Marie-Anne Jorian, Joseph marié à Charlotte Vallée, s’établira sur une terre à Montmagny. Des petits-enfants de François et de Thérèse Parent iront du côté de Nicolet, agriculteurs eux aussi. Au dernier dénombrement des terres des Jésuites, en 1781, « les fiefs et seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, vulgairement appelée Charlesbourg », se présentent ainsi d’est en ouest : les héritiers Roussel sont remplacés par les Dames de l’Hôtel-Dieu (83 arpents) ; Barthélemy Masse (terre ancestrale) a cédé la place aux représentants de Georges Hipps (125 arpents); suit Pierre Normand, fils de Charles et de Marie-Anne Jorian (125 arpents); François Normand, fils de François Normand et de Thérèse Parent (110 arpents). Il y a aussi un Augustin Normand qui a 40 arpents au village du Gros Pin, au nord des terres ancestrales.

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Facture d’Henry Parent à Jean-Baptiste Gastonguay au moment de la succession de Joseph Normand, le 25 août 1750. ANQQ, greffe Hiché, 25 août 1750

Mémoire de ce que moy Parans, j’ay fourni pour La maladie de mon Beau-Père Scavoir douze livres de viande 2 # et 8 s deux Pot d’Eaudevie 4 # et 10 s Trente sols pour le Chirurgien Cy 1 # et 10 s deux livres et demie de chandelle Cy 2 # et 10 sols

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Hommage À Marie Choret, dont le père était charpentier, et à Joseph, qui porte le prénom de ce saint charpentier, père de Jésus, nous ne pourrions trouver mieux à offrir en hommage qu’une réalisation d’un de leurs descendants, Nicolas-François Normand, né le 8 décembre 1779. Sculpteur, charpentier, menuisier et architecte, il est le fils de Marie Lessard et d’Augustin-Nicolas Normand, dont les père et mère sont François et Thérèse Parent. Nicolas-François épouse Claire Dufresne en 1802, à SaintAntoine-sur-Richelieu où résident alors ses parents. Là naîtront trois enfants. On peut croire qu’il est entré en contact avec Quévillon, le maître de l’atelier des Écorres, qui travaille dans le village voisin de Boucherville avec ses élèves. En 1809, il a son atelier à Trois-Rivières et exécute des travaux d’ornementation et du mobilier religieux pour des églises des environs de cette ville et aux alentours de Québec : voûte, retable, chaire et banc d’œuvre à Gentilly (Bécancour), corniche et fonts baptismaux à Champlain, maîtreautel à Batiscan, voûte et corniches à Pointe-aux-Trembles (Neuville). D’après Raymonde Gauthier, qui Tombeau d’autel avec tabernacle dont donne ces informations dans le la partie supérieure sert à abriter l’ostensoir. Il provient de la deuxième Dictionnaire biographique du église de Champlain et est attribué à Canada, François Normand aurait François Normand (vers 1820). Photo de l’auteure joué dans la région de TroisRivières le même rôle que Quévillon à Montréal ou Baillairgé dans la région de Québec. Dans le Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord, David Karel, qui signe la biographie de François Normand, mentionne que le Musée du Québec possède deux de ses œuvres: un Calvaire provenant de l’église de Champlain ainsi qu’un tombeau d’autel. 286

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Épilogue Le livre se termine, mais l’histoire de la famille Normand venue fonder foyer en Nouvelle-France continue de s’écrire par ses nombreux descendants, hommes et femmes, en divers endroits et sous d’autres cieux, avec de nouvelles règles régissant la vie en société. Le long parcours de cette famille, que nous avons suivie dans son intimité au cours de quatre générations, plus d’un siècle d’histoire, permettra-t-il de mieux comprendre les débuts de notre Histoire? Cela nous convaincra-t-il que la famille d’autrefois, tout comme celle d’aujourd’hui, est le premier lieu d’appartenance et d’entraide, avec les mêmes exigences du respect de la vie et de la propriété ? De la religion catholique si influente sur l’administration du pays avec ses codes moraux, il reste une philosophie et une morale qui inspirent encore les gouvernements. Des nombreux jours fériés dont plusieurs servaient de date butoir pour les rentes seigneuriales, nous avons gardé la Saint-Jean. Il faut remonter loin dans la nuit des temps pour retrouver les débuts des feux qui célèbrent la SaintJean, une tradition qui fait encore un pont entre les siècles, pour ces îlots de la descendance française en Amérique ou ailleurs. Plusieurs relevés d’inventaire illustrent toute la richesse du vocabulaire qui servait à nommer les outils, les tissus, les vêtements, les matériaux ainsi que les divers éléments de la construction des maisons, des granges ou des moulins. De ce côté-là, nous avons perdu, changement de régime oblige, bien des mots de cette belle langue pour désigner toutes ces choses. Quant à la langue écrite, lorsque qu’elle se dégage des formules rigides des contrats, elle est « fleurie et imagée », utilisant la forme passive dans sa structure, donnant à penser que ce fut de ce même terreau langagier que Molière, en ce même siècle, a tiré le génie de son théâtre. La Fontaine, un contemporain, lui avait écrit : Et maintenant il ne faut pas Quitter la nature d’un pas.

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Cependant, Molière n’aurait pu écrire ici son œuvre, bien qu’il y eut une aspiration évidente à la bourgeoisie, la seule accessible à la classe populaire. Un seul personnage de la ville de Québec, Charles Aubert de La Chenaye, eut ce rêve aristocratique. Un parallèle peut s’établir toutefois entre les sources d’inspiration de Molière et celles de Michel Tremblay, dont l’œuvre dramaturgique puise au langage d’un quartier de Montréal, d’abord avec les Belles-Sœurs. Les règles de la Coutume de Paris qui ont marqué le Canada français de jadis et façonné le Québec d’aujourd’hui donnent à notre Code civil une spécificité qui ne se retrouve pas dans les autres provinces canadiennes. En ce qui concerne les pratiques des métiers des ancêtres, une continuité est évidente dans les métiers du bois, avec les charpentiers et les menuisiers, jusqu’à une gamme plus élargie dans l’utilisation de ce matériau, à partir des forestiers jusqu’aux sculpteurs dans les églises. Du travail des métaux à la forge, taillanderie, armurerie ou autres, l’évolution des technologies et l’utilisation de nouveaux alliages ont ouvert quantité de spécialisations qui vont de la mécanique à l’ingénierie assistée par ordinateur. Une autre caractéristique importante, c’est l’intérêt pour le commerce, la fabrication ou la transformation des produits à partir de ressources naturelles. Quant au fleuve, ce lien vital entre l’ancienne et la nouvelle France, il fut la grande route obligée pour les communications entre les centres établis sur chacune de ses rives, tant pour le commerce des biens que pour le transport des personnes. Plusieurs familles Normand comptent des navigateurs dans leur lignée. Au cours du siècle que nous venons de couvrir, nous avons remarqué que les femmes mariées ne perdent pas leur nom de naissance, mais, par la suite, avec le titre de madame, elles seront plutôt connues sous le prénom et le nom du mari. En 1981, un changement au Code civil a imposé à chaque citoyen et citoyenne d’exercer ses droits civils sous le nom énoncé dans son acte de naissance. Du paysage qu’ont connu les premiers Normand en ce pays, dans l’un ou l’autre endroit de la région de Québec, sur la Grande Allée, à la ville basse comme à la ville haute, ainsi qu’à la Canardière, le quartier Limoilou, nous ne retrouvons aujourd’hui rien de semblable, mais nous pouvons sentir le même vent d’est ou d’ouest, sinon diriger notre regard vers le ciel. Nous y verrons par un beau jour 288

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d’été le même moutonnement de nuages sur fond d’azur. Le soir, lorsque la voûte céleste allume ses feux, nous observons les mêmes étoiles que le père Paul Le Jeune devait bien identifier par ces noms mythiques dont on les a baptisées. Point de repère au-dessus de leur tête, aussi le nôtre en observateurs, l’étoile polaire qui donne au ciel la permanence de l’éternité…

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L’histoire d’un peuple n’est, en quelque sorte, que la généralisation de l’histoire de celles et ceux qui le constituent. Si chaque famille a son propre passé, ses propres moments de vie, ses propres coutumes, ses propres aventures et même mésaventures, la comparaison de tous ces événements permet de tracer un portrait passablement fidèle d’un passé commun. [...] Heureusement, des généalogistes-historiens, comme Germaine Normand, ont poussé plus loin leurs recherches, réussissant à reconstituer les principaux éléments de la vie de leurs ancêtres. JACQUES LACOURSIÈRE Fonder foyer en Nouvelle-France refait le parcours des Normand venus du Perche au cours du XVIIe siècle. Suivre leurs traces sur quatre générations, c’est accéder à un siècle d’histoire, dans le quotidien des familles, en accord avec les mêmes règles de vie que la mère patrie. Sociologue de formation, professeure au cégep F.-X.-Garneau de 1972 à 1984, GERMAINE NORMAND présente ici un ouvrage sur un sujet qui la fascine : l’émigration des familles vers de nouvelles terres, dans de nouveaux paysages, leur stratégie d’implantation et le changement d’orientation des métiers exercés. Tel fut le thème de la Monographie sur des familles de Charlevoix émigrées dans les Cantons-de-l’Est au début du XXe siècle, mémoire de maîtrise présenté à l’Université Laval en 1984.

ISBN 2-921146-90-8

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Les Normand du Perche

GERMAINE NORMAND

GERMAINE NORMAND

Fonder foyer en Nouvelle-France

Couverture 1-4

Fonder foyer en Nouvelle-France Les Normand du Perche Préface de Jacques Lacoursière

Les Éditions du Trille