34 0 9MB
ERNST MOERMAN ,
~UVRE
POETI
Il a été tiré de cet ouvrage onze cents exemplaires dont dix exemplaires sur vergé de Hollande numérotés de I à X mille quarante exemplaires sur Da Costa numérotés 1 à 1040 et cinquante exemplaires réservés à la presse marqués S.P. Il a été tiré en outre trois exemplaires nominatifs sur vélin d'Arches réservés aux collaborateurs
EXEMPLAIRE
*'
448
Tous droits réservés pour tous pays
© 1970 by André De Roche, éditeur 127, rue du Chdteau d'Eau, 1180 Bruxelles
ERNST MOERMAN 1ŒUVRE POÉTIQUE
ERNST MOERMAN
ŒUVRE POÉTIQUE présentation de
Carlos de Radzitzky et de
Robert Goffin
L'éditeur remercie vivement ses confrères qui, très aimablement, lui ont accordé l'autorisation de reprendre d'anciens textes édités par leurs soins et particulièrement Les Cahiers du Journal des Poètes , Bruxelles, pour Fantômas JJ et 37•5 ; les éditions Buchet-Chastel, Paris , pour Vie imaginaire de Jésus -Christ.
ANDRÉ DE RACHE ÉDITEUR
CARLOS DE RADZITZKY
21040997
PROSE POUR UN OISEAU MORT
«
Fantômas qui êtes au cieux Sauvez la poésie »
«Comment, disait Ernst Moerman, se débarrasser d'un aveugle ? » Vous mettez des lunettes noires, et vous vous munissez d'une canne blanche. Trompé par votre apparence, et pensant avoir affaire à un confrère, l'aveugle vous laisse approcher sans méfiance, assez près pour que vous puissiez alors, impunément, lui donner de grands coups de pieds dans le ventre. » Ernst n'aurait, sans doute, pas fait de mal à une mouche ; mais si je raconte ici cette histoire, c'est pour mettre d'emblée le lecteur dans l'éclairage adéquat, un peu comme le fit la célèbre séquence de l'œil coupé au rasoir, au début du film «Un chien andalou» , de Bunuel. Cet éclairage, je le vois saisi à l'heure entre chien et loup, entre un éclat de rire un peu sardonique et le mystère de la fleur parlante des « Chevaliers de la Table Ronde » de Jean Cocteau, entre le réel et l'imaginaire, entre la veilleuse d'un ver luisant et une lumière faite à la fois de diamant et de tendresse souvent dissimulée, d'une très grande pureté, inflexible, et qui ne fait pas d'ombre . Avouez, avouez Que vous avez un alibi Que vous n'en êtes pas à votre premier aveugle.
La clé ci-dessus fait comprendre ces vers, extraits de « 37°5 », et l'alibi n'est qu'une référence au personnage de Fantômas, qui joua un si grand rôle dans l'inspiration de Moerman, au point qu'il intitula un de ses recueils « Fantômas 33 ». On sait l'importance qu'eut le mythique criminel d'Allain et Souvestre pour beaucoup d'écrivains, d'Apollinaire aux surréalistes ; mais j'ignore si Ernst avait lu la fameuse « Complainte » de Robert Desnos : en tous cas, il ne m'en parla jamais. Par le biais de la poésie, il s'identifiait à Fantômas, qu'il avait baptisé le « gentleman démoralisateur ». Restée singulièrement ignorée par la plupart des critiques et amateurs de poésie, d'ici et d'ailleurs, l'œuvre de Moerman s'est inscrite pour ainsi dire, en marge de l'histoire littéraire française de Belgique, inconnue, méconnue ; on ne compte plus le nombre de rimailleurs plus ou moins dignes d'intérêt, et dont les noms ont été préférés au sien, dans les innombrables panoramas de la poésie française qui se publient un peu partout. 9
Si l'on mesure l'importance des poètes belges au volume des écrits qui leur sont consacrés, ou à la fréquence de citation de leur nom, je crois que le plus injustement désavantagé de tous est certainement Ernst Moerman. Conspiration du silence ? Non, sans doute, mais plutôt oubli et ignorance, ou peut-être aussi dédain pour un poète considéré, bien à tort, comme « mineur », et dont le principal défaut fut de mourir trop tôt. En vérité, non seulement Moerman est-il mort trop jeune - à quarante-six ans - , mais encore n'avait-il jamais fait grand-chose pour qu'on parlât de lui, sur le plan littéraire tout au moins: indifférent qu'il était aux écoles comme aux honneurs. Seuls lm importaient les avis de quelques amis triés avec soin ; mais, sur d'autres plans, Robert Goffin, qui fut son intime, nous cite par ailleurs, certains traits de la vie d'Ernst qui firent « parler de lui » ; je sais, au demeurant, pour l'avoir bien connu, qu'il était aussi le dernier à se soucier du qu'en dira-t-on. Pourtant, ces dons n'avaient point échappé à quelques vigilants témoins, comme Robert Vivier. Rendons grâce aussi à J.P. de Nola de lui avoir réservé une bonne place dans son excellente anthologie des « Poètes de la rue des Sols » ( Ed. Universitaires, 1963), puisqu'aussi bien Moerman fit partie de cette pépinière d'écrivains qui fréquentèrent jadis l'ancienne Université Libre de Bruxelles. Là se nouèrent bien des amitiés poétiques, et fleurirent les talents de certains des meilleurs poètes de l'époque : Odilon-Jean Périer, Henri Michaux, Robert Goffin, Pierre Bourgeois, Charles Plisnier et quelques autres. Mais ce n'est que plus tard qu'Ernst fut touché par l'aile de la poésie, et notre première rencontre précéda d'un an environ la publication de son « Fantômas 33 », qui agit sur moi comme un révélateur. Sans l'avoir connu personnellement (mal renseigné, il indique 1943 comme année de la mort de Moerman, alors qu'il vivait encore au début de 1944), de Nola n'en circonscrit pas moins avec pertinence quelques traits caractéristiques de sa personnalité et certaines lignes dominantes de son art poétique : la constante du personnage de Fantômas, dont la subversion lui apparaissait comme un ressort d'inspiration exceptionnel, le thème de la fièvre, directement lié à son propre état de santé, l'humour toujours présent, le goût du paradoxe et des calembours, ·des « images télescopées et des jeux de l'esprit ».Mais je suis moins d'accord avec ce que de Nola prend pour un « désir d'épater à tout prix », qui semble jeter une lueur artificielle sur ce qui, chez Moerman, n'était que nature et spontanéité. L'humour était chez lui une seconde nature, principalement l'humour noir, et je me souviens qu'il fut le premier à me raconter cette histoire, qui le mettait en joie : celle du petit vieillard bloqué par un incendie au vingtième étage d'un building et qui rebondit 10
sans cesse sur la toile tendue pour le recevoir par des sauveteurs trop nerveux. « Pour finir, s'esclaffait Ernst, on a dû l'abattre à coup de fusil ! » Fantaisiste, libertin, imprévisible, follement affranchi de toutes les contingences, n'obéissant qu'aux impulsions que lui dictait un esprit profondément original, cynique pour les uns et tendre pour les autres, admirablement intransigeant dans ses affections comme dans ses inimitiés, juste dans l'injustice et précis dans l'irrationnel ~oerman vivait dans un monde poétique cousu-main, empruntan~ a Jean Cocteau- qui fut son véritable maître à penser en poésie, avec Eluard - l'amour des formules agissant en trompe-l'œil, et d'où la poésie jaillit du rapprochement soudain de deux images ou de deux idées, provoquant ainsi une réaction en chaîne. Bien sûr, dira-t-on, la chose n'est pas nouvelle et les surréalistes faisaient de même, en réunissant, à l'exemple de Lautréamont, un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection. Mais, cette :e?contre, était-il _spécifié, devait être fortuite, le phénomene poetique relevant dtrectement du « hasard objectif » et ~'u? automatisme psychique. Chez Moerman, le hasard poétique etait voulu et recherché, et l'on devrait plutôt parler de « hasard subjectif », ce qui, bien entendu, n'excluait ni la trouvaille « donnée ~>, ni le déclic de l'i~rationnel. Mais à la base de la plupart des Images de Moerman, tl y avait une logique intuitive sortie tout droit des miroirs de Cocteau, de ceux qui « feraient bi~n de réfléchir avant de renvoyer les images ». S'i~ ne f~u: guère chercher chez lui des sens cachés et des interprétations tirees par les cheveux, dont les exégètes font leurs choux gras, il y a cependant parfois des références préférentielles quelques clés liées à des souvenirs personnels, et même aussi, exc~ption nell~mer:t, des mots forgés de toutes pièces : « bobilionske » (in «Divertissement» - « Fantômas 33 »), n'est qu'une dénomination typiquement marollienne d'un certain chien baptisé Bobby, et « Estrombiok à Koulis » est une traduction libre de « trombone à coulisse » ...
Confronté avec le monde visible, Moerman cherchait la vérité ailleurs, flairant sa véritable essence à travers la lorgnette des paradoxes. Il la trouvait grâce à un sixième sens d'une étonnante a~~ité.' en vertu d'une s~~sibilité à fleur de peau, et qui n'a pas d eqmvalent dans la poesie de chez nous. Cette vérité, dont les apparences rendaient la poursuite difficile, il la coinçait littéralement entre deux portes, ou plus exactement entre les deux ouvertures de la porte de Marcel Duchamp, qui est toujours ouverte et fermée à la fois. Il aimait alors la condenser dans des formules percutantes, relevant souvent du mot d'auteur, ce que n'ont pas
11
manqué de lui reprocher, naturellement, ceux qui n'en font jamais : ils prennent pour du brillant factice et sans épaisseur ces étincelles chargées de poésie dont le véritable éclat leur échappe. Ainsi, tout saupoudrés d'aigrettes crépitantes, les poèmes de Moerman s'impriment sur la plaque sensible de notre cœur. Un sourd joue faux, même dans l'obscurité.
·········· ···· ···· ···· ········· ·· ···
Il faut choisir : De cueillir les fleurs ou de les aimer.
····· ···· ······· ····· ·· ········ ·····
Pareil au cheval aveugle qui tourne sans répit Sans distinguer le jour de la nuit, Forçat du tour de l'homme, champion maudit, Le sang existe de toute éternité. Une montre arrêtée donne l'heure juste Deux fois par jour.
Cette dernière image, extraite de « La marquise », in « Fantômas 33 », je l'ai retrouvée, depuis, chez d'autres poètes, et j'avoue qu'elle m'avait directement influencé, quand j'écrivais dans « Barmonika saloon » ( 19 34 ) : S'il est cinq heures vingt et six heures moins vingt En même temps, C'est la faute du miroir Où je me vois chaque jour.
Ernst avait une vision bien personnelle du monde, une merveilleuse intuition de l'insolite, où « le criminel est libéré pour mauvaise conduite exceptionnelle », où l'enfant prodigue, fêté à son retour par l'offrande d'un « veau gras odorant », s'enfuit en hurlant : « Ah non ! Ah non ! encore du veau ! » (in « Vie imaginaire de Jésus-Christ »). Un non-conformisme souvent virulent dirigeait ses actes comme ses écrits, et il refusait délibérément les poncifs et les idées reçues. «De même que les objets n'existent pas comme nous les voyons, il n'y a pas qu'une vérité; il en existe une pour chacun. » La sienne était d'une rigueur parfois stupéfiante, d'un très grand pouvoir émotif, souvent tempérée par un sourire qui n'excluait ni la tendresse ni l'amour, présent sous les formes les plus diverses, dans chacune de ses œuvres. On trouvera dans ses deux textes « Introduction aux miracles » et « Le surréalisme et le monde invisible », la plus éloquente des définitions personnelles de cette recherche de la vérité, de cette
12
« évidence poétique », dont je m'en voudrais de ne pas citer cet admirable exemple :
1
Un pauvre qui saigne dépense son capital.
Le premier de ces textes servit d'introduction à la « Vie imaginaire de Jésus-Christ », mais il avait, précédemment, paru intégralement dans le no 1 (et unique) de la revue «SOL» , en 1934. Cette revue, patronnée par le Cercle de Philosophie de l'Université de Bruxelles, avait été fondée par Goffin, Moerman, quelques amis et moi ; mais son cadre universitaire, trop restreint, fut la cause même de la brièveté de son existence. Sa disparition nous amena à créer une autre revue, les « Ecrits du Nord», aux prétentions beaucoup plus vastes, mais qui sombra à son tour, après la publication de deux numéros, juin et juillet 1935. Aux sommaires, figuraient entre autres, les noms de Franz Hellens, Audiberti, Marcel Brion, Jean Cassou, Valery Larbaud, Paul Desmeth; Moerman et René Daumal s'occupaient du théâtre, Goffin, de la poésie, et j'y tenais la rubrique du jazz. Le vers qu'Ernst avait mis en exergue dans son « Introduction », - « La mer entend un bruit merveilleux, mais ignore en être la cause»-, était, dans « SOL», attribué à Valéry, et à Supervielle dans la « Vie imaginaire ». C'est dans le second numéro des « Ecrits » que parut le texte sur le surréalisme, et l'hommage public que Moerman rendait ainsi aux surréalistes, explique sans doute que, sans pour autant appartenir à leur groupe, dont les activités politiques ne l'intéressaient guère, Ernst ait toujours joui, à leurs yeux, d'un préjugé favorable, en dépit de son admiration pour Cocteau, dont on sait qu'ils ne l'aimaient pas . Ernst comptait néanmoins de nombreux amis parmi les fidèles de Breton et d'Eluard, notamment Colinet, Mesens, Souris, Magritte et quelques autres ; mais André Blavier, le plus méticuleux des historiens du surréalisme en Belgique, ne le cite pas dans son étude, excellente au demeurant et publiée par la revue « Europe » (novembre-décembre 1968). Parmi les papiers d'Ernst que sa femme avait religieusement conservés, et qu'elle me montra quelque temps avant sa mort, il y avait, entre autres, un petit cahier que leur avaient dédié plusieurs surréalistes belges, contenant des textes et des dessins, malheureusement impubliables, et dont j'ignore ce qu'il est advenu, de même que bien d'autres documents. Plusieurs de mes lettres à Ernst ont, miraculeusement, échappé à leur éparpillement auquel
13
ont présidé, après le décès de Françoise, les légataires officiels, ignorant qu'elle m'avait désigné pour les recueillir. Dans les mêmes papiers sauvés du désastre, j'ai, par ailleurs, découvert une lettre circulaire, adressée par les surréalistes à leurs amis, datée du 17 décembre 1939, et signée notamment par Chavée, Magritte, Marïen, Scutenaire ; elle visait à « organiser un rassemblement général, dont le but est de maintenir un ETAT D'ESPRIT que vous connaissez et auquel nous croyons savoir que vous tenez comme nous, essentiellement: L'ETAT D'ESPRIT SURREALISTE ». J'ignore la suite qu'Ernst avait donnée à cet appel ; mais qu'il l'ait reçu prouve assurément que le groupe surréaliste le considérait comme un sympathisant non négligeable.
« Pour échapper au désastre Il faut se tatouer sur le cœur L'amitié rare ... »
J'ai fait la connaissance de Moerman en été 1932, à Ostende. Je passais, à l'époque, mes vacances au Zoute - déserté par la grande foule et qui nous semblait alors le bout du monde - avec une bande d'amis férus de jazz, aux mystères duquel m'avait initié une brune idole aux yeux verts. Munis de notre bible «Aux frontières du jazz», que venait de publier Robert Goffin, nous nous rendîmes en force au Kursaal, où il donnait une conférence, « agrémentée, disait l'affiche, d'une exhibition de l'orchestre de Willie Lewis », dans la Salle des Ambassadeurs. Bien avant l'heure fixée (c'était l'après-midi), nous nous lançâmes à la recherche du héros du jour, et le découvrîmes au bar, attablé en compagnie d'un grand et mince personnage aux cheveux de lin, et d'un petit noiraud en pull-over à col roulé. Les cheveux appartenaient à Ernst Moerman, et le pull à Kisling, dont je ne découvris l'identité que beaucoup plus tard, grâce à la dédicace de Moerman. En effet, paresse ou gag, Goffin, à qui je m'étais timidement présenté comme le fils d'un de ses confrères, avocat comme lui, laissa à Ernst le soin de m'écrire une dédicace dans son livre ; 14
mais il la signa néanmoins. Faisant allusion à Fantômas (et je me demandai pourquoi), Ernst avait ajouté : « Il offre, il dédie, il consacre, et le crime suinte à travers Moïse. » Quel Moïse ? Kisling, bien sûr, mais je l'ignorais à l'époque. Rentré à Bruxelles, je fis de ma rencontre un reportage enthousiaste à mes parents, qui, l'hiver suivant, invitèrent Robert et Ernst à dîner à la maison. Robert en profita pour m'écrire, lui-même cette fois, une deuxième dédicace, évoquant le «pouvoir des pointes » qui nous réunissait, et m'appelant son « cher ami », ce qui, quand on a dix-sept ans, ne laisse pas de donner une délicieuse impression de soi-même. Entre Ernst, lui et moi, ne tardèrent pas à se nouer des liens d'amitié et d'estime de plus en plus vifs mon admiration déférente du début faisant place, peu à peu, à une camaraderie qui ne tenait plus compte de la différence d'âge. Quand Moerman publia son « Fantômas 33 », je m'empressai d'y souscrire et de lui demander une dédicace. Je fus surpris de recevoir un exemplaire dédicacé à une certaine « Sonia X» ; Fantômas me jouait un tour. Ernst rectifia par retour cette erreur et me fit une autre dédicace. Mais il semble que mon exemplaire fût marqué par le sort. Je ne le prêtai jamais qu'à une seule personne- longtemps après la guerre-, un ancien ami d'Ernst, dévoré par l'envie de relire ses poèmes. Touché par cet amour de la poésie et cette fidélité au souvenir, je me laissai fléchir. L'ami perdit mon exemplaire, finit par retrouver le sien, et me le donna en échange. Mais plus personne ne revit jamais mon exemplaire voyageur ... Pour un jeune homme à peine sorti de l'adolescence, rencontrer un aîné qu'on admire et qui vous guide, même sans avoir l'air d'y toucher, c'est un rare bienfait. Que dire alors de celui qui en rencontre deux ? D'un côté, Robert me fortifiait dans mon amour pour le jazz et m'ouvrait les horizons d 'une poésie vue à travers Cendrars, Paul Morand, Mac Orlan (qui fut le premier écrivain à m'écrire une lettre de louange sur mes vers), Apollinaire ou Rimbaud, qu'il entendait bien débarrasser des oripeaux dont le couvraient de trop partiaux exégètes ; de l'autre, Ernst m'apportait le souffle transfigurant de Cocteau et d'Eluard puis naturellement de tous les surréalistes, dont j'achetais les li~res ~hez Henrique~ (Dieu bénisse ce libraire compréhensif et amical, et qui faisait crédit ! ) dès leur parution. A force de lire les autres, que l'on ne s'étonne point si je me suis mis bientôt à écrire moi-même; en 1934, j'avais un recueil frais émoulu, mais j'étais à mille lieues de m'imaginer qu'il pourrait un jour être publié. Ayant lu le manuscrit, Robert et Ernst l'estimèrent bon pour le service, et qui plus est, convainquirent mon père, très réticent, qu'il
15
fallait absolument livrer ce chef-d'œuvre à l'admiration des foules. Mieux encore, ils proposèrent de le préfacer, sous forme d'un échange de lettres, ce qui me mit au comble de la joie et de la fierté. Comme je discutais avec Ernst du titre à donner au recueil, il me déclara qu'il en avait précisément un en réserve, mais qu'il voulait bien me le donner : c'était « Harmonika saloon». Ce titre, on me l'a parfois reproché, et, en vérité, il me faisait un peu tiquer par son côté Western ; mais pour rien au monde je ne l'aurais refusé. Et la « double préface », assez inhabituelle, il faut bien de dire, n'eut pas l'heur de plaire à tout le monde, surtout pas à André Fontainas, qui leva ce lièvre dans sa chronique du «Mercure de France ». Mais qu'importe : ce parrainage jumelé scellait l'amitié de notre trio, et grâce aux bénéfiques recommandations de mes présentateurs, notre cher et regretté Pierre-Louis Fouquet accepta de publier mon premier livre, à compte d'auteur; mais comment en aurait-il pu être autrement ? La vente de quelques actions héritées d'une tante me permit de voir mon rêve se réaliser. Introduit dans le sillage du « Journal des Poètes », je vis mes contacts avec Ernst et Robert se multiplier, pour autant que me le permettaient des études universitaires assez librement suivies, et une discipline familiale sur laquelle l'autorité paternelle ne badinait guère. Ce n'est qu'en de rares occasions que je pus suivre mes amis dans l'une ou l'autre virée de minuit. Mais je leur faisais de fréquentes visites, et dès ma seconde année en Philosophie et Lettres, à St-Louis, ma liberté fut moins gênée aux entournures. En 1935, quand nous fondâmes les «Ecrits du Nord», nous nous réunissions au« Roy d'Espagne», square du Sablon; outre Robert et Ernst, il y avait là Edmond Vandercammen, Franz Hellens, Pierre Fontaine, Paul Colinet, et quelques autres. Parfois, Ernst se faisait rejoindre par sa blonde compagne de l'époque, mais je tirerai un voile pudique sur le genre de sport auquel se livrait volontiers, en public, son hystérique écuyère, dans un salon du premier étage, devant notre groupe assez sidéré. « C'est beau ... c'est surréaliste », disait calmement Colinet ... Nous aimions beaucoup les jeux mis à la mode par les surréalistes, et j'ai heureusement conservé quelques exemples de ces « questions et réponses », « billets russes » et autres « cadavres exquis », particulièrement significatifs : Colinet : Que fait Fantômas ? Moerman : Il vend de la musique. deR. : Il ne peut plus s'arrêter. Fontaine : Il fait la sieste. Goffin : Il me va droit au cœur. 16
de R. : Que fait le somnambule ? F. : Il se déchausse. G. : Il met les bouchées doubles. M. : Il paie ses dettes. C. : Il feint d'oublier l'oubli. deR. :Que fait l'homme traqué? F. : Il se sauve à toutes jambes. G.: Il vomit. M. : Il est en enfer. C. : Il glisse, il tombe, il n'est plus qu'un hoquet sur un tambour. de R. : Que fait l'oiseau sans ailes ? F. : Il carillonne dans les mémoires. G. : Il se fatigue les méninges. M. : Monsieur est absent. C. : Il laisse tomber une patte et ramasse l'autre. Faut-ille r;ppeler, tout.es les ~éponses étaient données séparément, sans connaltre les questiOns. Cltons encore ceci : M. : Quant l'enfer s'ouvrira devant nous ... de R. : Les parapets iront en promenade. G. : L'heure des grands contacts aura sonné. F. : Le soir tombera. C. : Les cerceaux d'enfants deviendront des cables de pendules. Ainsi, à l'équinoxe du printemps 1935, à l'ombre de la mèche blonde d'Ernst Moerman, naissait la poésie. En 19 34 avait eu lieu la grande exposition surréaliste au Palais des Beaux-Arts, sous le signe de la revue « Minotaure », dont l'achat de chaque numéro engloutissait mon argent de poche de toute une semaine. C'est au sortir d'une visite à cette exposition que nous tînmes une mémorable réunion, au même «Roy d'Espagne», avec E.L.T. Mesens, Paul et Nusch Eluard et Dali. J'ai par ailleurs déjà raconté, dans mes « mini-mémoires » les « Semeurs de feu», ce que fut le dîner que nous organisâmes en l'honneur de: surréalis,~es. ~e Ministre Emile Vandervelde y assistait, de meme q~~ lmvra~semblable Schooteden, baptisé Schultz, et que ~es. facetieux amis Robert et Ernst avaient invité pour réjouir 1 assistance. Quelques verres de bière forte suffisaient à transfor~er ce perso_~nage assez falot, possédé qu'il devenait alors par un mcroyable delire verbal, au cours duquel il déroulait un intarissable 17
ruban de souvenirs, racontés dans un la~gage d'u~e irrésistible drôlerie. Dali se roulait par terre en cnant : « C est le plous grrrand sourrréaliste ! », et Vande_rvelde, complètemen~ ~ourd: pointait vainement son cornet acoustlque vers Schultz en repetant . « Mais qu'est-ce qu'il dit ? ... » Toujours à l'affut d'un mot drôle, Ernst se penchait, ve;s moi en murmurant : « Vise-moi Emile, avec son saxophone a pedale dans l'oreille ! » Robert et lui, très au fait du répertoire ~es souvenirs de _Schultz, ancien Inspecteur des ~i?li~thèques Publi~ues dans _le L,lm~o~rg: ne manquaient pas de 1 a1gmller sur ceux d une certame eqmpee a Paris où il avait été vivement impressionné par l'abondance des dame's de petite vertu déambu~ant aux Champs-Elysées. , « J'ai vu, disai~-~ avec ru; roca~lleux ~cc:nt flama~d, d:s ~reature~ admirables, qm tlennent a la f01s du levner et de 1orch1dee, et ;:Im portent des chapeaux grands comme ça, des chapeaux-T~oc~dero, mon ami !. .. » Il parlait aussi volontiers d'une cruelle « As1at1que » qui le faisait souffrir, « au derrière », précisait-il, ou de la « ,suspension alimentaire » qu'il devait payer ~ so? ~< gend~rme », c està-dire à sa femme . Ses innombrables cu1rs etalent, b1en entendu, involontaires. Au fur et à mesure que les occasions s'en présentaient, mes :encontres avec mes amis se multipliaient, placées sous le double s1gne de la poésie et du jazz. Dans ce domaine, Robert ~ouissait d';:me incomparable auréole, et j'allais écout~r chez lm les dermers disques américains qu'importait notre am1 ~ac9. 9uand un orche~ tre passait en tourn~e ~ Br~elles, Ro~ert ~v1ta1t ,quelquAes ~us1~ ciens, et ne manqualt Jamals de_me fa1re s1gne : c est grace a lm que je fis la connaissance de Loms Armstrong, Cab Calloway, Duke Ellington et autres seigneurs du jazz hot. Ernst était un mordu lui aussi, et ils avaient tous deux fait partie de ce légendaire orch~stre amateur, les « Doctor Mysterious Six» ( « doctor » parce que ... docteurs en_ Droit), qui r~pét~it chez René Stoclet, à l'âge d'or des pionnœrs. Robert y Joualt de 1~ trompette, et Ernst grattait le banjo ; i~ adorait Armstrong - à qm il a d'ailleurs dédié un poème - et Ellington. La publication de mon premier recueil, puis ?~ secon~,. « A vol d'oiseau », m'avait ouvert les portes des mil1eux poet1ques de Bruxelles où d'invitation en invitation et de lecture en lecture, germèren~ ta;t de mes amitiés et de mes adm~ations. G:o et l'exquise Denise Norge recevaient dans ~eur_ merveillec:x gren~:~ de la Place du Musée, et l'on y rencontrait b1en des poetes, d 1c1 et d'ailleurs : Claire et Yvan Gall, Ilarie Voronca et tant d'autres ;
18
chez Robert, je fis la connaissance de Mac Orlan et d'Eluard, et lors de réunions du« Journal des Poètes »,l'ami Flouquet- dans l'équipe de qui je jouais (non sans fierté) le rôle d'auteur benjamin - me présenta peu à peu à tous ceux qui faisaient vivre la poésie en Belgique : Sachet Purnal (un ami d'Ernst et Robert), René Verboom, Paul Fierens, Théo Léger, Jeanine Moulin, Ayguesparse, Vandercammen .. . je ne puis les citer tous. Mais Pierre Bourgeois était un des fidèles, bien sûr, dont Moerman m'avait résumé l'art poétique en me disant, « C'est un poète géométrique ! ». Sur les traces des œuvres de mes favoris, j'écumais les bouquinistes, et lors de trop rares voyages à Paris, je passais le plus clair de mon temps sur les quais, ou chez José Corti, le libraire surréaliste.
Moins occupé au Barreau que Robert - dont certains grands procès, comme celui de Malou Guérin, excitaient nos imaginations - , Ernst me recevait fréquemment chez lui, rue de Namur. J'y admirais beaucoup un très beau modèle de voilier (qui devait lui rappeler le navire-école sur lequel il avait navigué), tellement même qu'il m'en fit cadeau. Il avait aussi un beau portrait de Jean Cocteau, par Jean-Jacques Gailliard, je crois, et un merveilleux Magritte, un ciel en construction, qui fut déterminant dans l'évolution de mes goûts en matière de peinture.
C'est ce tableau qu'Ernst introduisit dans le décor de sa pièce, «Tristan et Yseult », créée le 1•• avril 1936, par la troupe du Théâtre des Arts, dans la Salle Barcelone, arrière-salle d'un café situé rue Montagne-aux-Herbes-Potagères. Attirant tous les regards, cette toile était le centre d'une réplique que je cite de mémoire. Le roi Marc, qui a fait séquestrer Yseult, vient dans sa chambre et lui fait une scène pleine de rage et de jalousie. Il explose devant le Magritte : «Et d'abord, que peut donc bien représenter ce tableau pour vous ? ... » Et Y seult de répondre : « Il représente, pour moi, le fait que vous ne le compreniez pas ... »
On se voyait aussi régulièrement lors des dîners du « Journal des Poètes», des réunions de la «Tribune poétique», ou des excursions et voyages organisés par Flouquet. Un soir, dans je ne sais plus quelle grande brasserie du bas de la ville où se pressaient les convives, Ernst traversa la salle à quatre pattes, se faufila entre les groupes et s'empara d'un œuf dur sur le comptoir. Toujours
19
accroupi, il en enleva la coquille, et en revenant vers nous, il le glissa subrepticement, au passage, dans la poche de notre ami X, fumeur de pipe à l'époque, et qui sursauta en trouvant, au lieu de sa bouffarde, l'œuf dont Ernst guettait l'apparition en se tordant de rire. Alors que le « Journal » tenait ses assises à Paris, nous fîmes le voyage avec quelques amis. Un matin, Ernst annonça qu'il devait aller voir Cocteau avant le déjeuner, puis il nous entraîna dans un bistro voisin de la rue Vignon, où il ingurgita force pernods. Au bout d'une heure, le regard noyé, il s'endormit sur la banquette, et je dus le réveiller pour lui rappeler sa visite projetée. Il nous quitta, puis nous rejoignit quelque temps après, tout émoustillé par son entrevue avec Jean l'Oiseleur, qui voyait en Ernst son plus proche disciple. Nous partîmes ensuite pour le restaurant « Le Rallye », où la perspective d'un menu à 11 F, vin compris, souriait particulièrement à nos bourses mal garnies. Le vin étant à volonté (mais il en fallait pour le boire), Ernst ne se fit pas prier pour en vider quelques flacons, et sur le coup de trois heures, son œil avait repris la teinte lumineuse de la malice, sa bouche était plus framboise que jamais, ses réparties plus acérées, bref, il était mûr pour toutes les excentricités. En descendant l'escalier, et sans que nos deux compagnons ni moi-même nous en fussions aperçus, Ernst empoigna une des plantes qui décoraient les marches et nous suivit boulevard des Capucines, sous l'œil étonné des passants. Nous venions à peine, à notre tour, de découvrir son larcin, que sort du « Rallye », écumant de rage, le gérant. « Au voleur ! Arrêtez-le ! ... » hurlait-il. Scandale, attroupement, nous stoppons. Le gérant prend Ernst par le bras, lui jetant au visage : « Vous avez volé ce palmier, je vais appeler la Police ! etc., etc. » Les gens rigolent. Nous bredouillons : « C'est une blague ... » Mais Ernst se dégage, et plein de dignité, répond : «Tout d'abord, je vous interdis de porter la main sur moi. » Puis, d'un calme olympien, il enchaîne : « D'ailleurs, vous ne savez pas à qui vous avez affaire ... » Décontenancé, le gérant se met à bafouiller qu'il l'ignore, mais que cela ne change rien au délit, qu'il exige sa plante ... Alors, toujours aussi imperturbable, Ernst déclare à la cantonade : « Eh bien, Môssieur, je vais vous le dire ; je suis le propriétaire des forts de Liège, et puisqu'il en est ainsi, lors de la prochaine guerre, je ne vous les louerai plus ! »
20
Nous dûmes l'enfourner dans un taxi, appelé par un aimable sergent de ville, tandis que goguenarde, la foule se payait la tête du gérant, resté stupide au milieu du boulevard, sa plante grasse à la main, sans comprendre ce qui lui arrivait. Le soir, nous allâmes ensemble chez Benjamin Fondane et le lendemain, Ernst, qui avait emmené avec lui sa favorite du ~om~nt devait rentrer à Bruxelles, ayant dépensé tout l'argent du séjou; à s'acheter des chemises de soie.
«
Les grands fiévreux sont lumineux le so1r
»
De la rue de Namur, où il habitait quand je fis sa connaissance, Ernst émigra successivement dans un appartement qui donnait directement sur les grands marronniers de la rue Montagne-de-laCour, puis au coin de la rue du Grand Cerf et du boulevard de Waterloo, et enfin au 32 de l'avenue Louise, où est sise l'actuelle galerie. C'est Montage-de-la-Cour - d'où l'on plongeait sur cet adorable jardin bruxellois que fut le Mont des Arts, et que d'imbéciles sacc~geurs ont livré à la désolation sourde et muette de la pierre - , que Je rencontrai pour la première fois Jean Cocteau. Ernst l'avait invité chez lui, à l'occasion de la création au Palais des Beaux-Arts Jean Marais, étincelan~ des « Chevaliers de la Table Ronde Lancelot, faisait ses premières armes sur les planches, et Samson Fainsilber y était d'une souveraine autorité ; je n'oublierai jamais sa réplique : «Je suis coupé en deux comme une guêpe ... », qui claquait comme un coup de fouet . Cocteau, au bord de la crise de nerfs, fumant force cigarettes, faisait les cent pas dans les coulisses, pendant les entractes.
»:
Le lendemain, chez Ernst, très satisfait du succès de sa pièce et des débuts de Marais, Cocteau nous tint sous le charme de son éblouissante conversation, jusqu'à ce que nous rejoignît Jean Marais, qui avait été voir le film « La dame aux camélias ». « Greta Garbo est merveilleuse, Jean, s'exclama-t-il en entrant, j'ai pleuré tout l'après-midi ! » A quelques reprises, Ernst fit des « cures de repos », notamment au sanatorium de Tombeek. Dans son poème« Estrombiok à Kou-
21
lis » il conte avec un extraordinaire sens de l'humour un de ses dép;rts en clinique, à l'intervention de ses amis Goffin et Marcel Le Borne 1 • Il passa aussi quelques semaines au calme, dans une pension de famille, avenue Jeanne, pas très loin de chez moi. J'allais le voir, le dimanche matin, généralement. Miracle, il fit beau cette saison, et je trouvais Ernst dans une chaise-longue, sur sa terrasse. Par superstition, et un peu pour ne pas avoir mal d'entendre la vérité, je faisais semblant de croire qu'il n'était pas malade, et je me bornais à lui demander, distraitement, des nouvelles de sa santé. Il n'était pas dupe, mais me rassurait tout de même. « Je me repose, disait-il, je me sens mieux .. . » Mais parfois, une toux rauque lui arrachait les poumons ; je rentrais déjeuner chez moi, le cœur serré. De Tombeek, Ernst m'écrivait, de temps à autre, quelques mots chargés d'amitié, me recommandant souvent tel ou tel livre qu'il aimait particulièrement. Il me fit ainsi découvrir Raymond Queneau: «Lu "Le chiendent", m'écrivait-il, tout plein d'un surréalisme aéré. » L'adjectif, souligné, m'avait frappé. S'il ne ratait aucun livre de Cocteau, Ernst lisait aussi Breton, Eluard, Cendrars, Raymond Roussel, l'Aragon du « Paysan de Paris» ou d'« Anicet», et bien d'autres; mais Cocteau restait son favori. 1 Marcel Le Borne, qui fit la connaissance de Moerman à l'Université - dont Ernst suivait les cours sans y être inscrit, et portant encore son umforme de mann - fut un de ses plus fidèles et plus généreux amis. Avec sa femme, Jeanine, il organisa même un système d'« as.sistan~e d~scrète » groupant quelques amis du poète, et dont les mandats venaient regulierement l'aider à surmonter des fins de mois difficiles ! J'aime à citer ici la dédicace qu'Ernst écrivit à Marcel sur son exemplaire de • Fantômas 33 » : A Marcel Le Borne, illusionniste majeur, détenteur des secrets pour dorer le sable, réchauffer le soleil et modifier conformément à nos besoins communs, le cours des astres. La Vérité, dût-elle en souffrir, puissions-nous, longtemps encore, ensemble, nous compromettre à ses yeux. Affectueusement E.M.• Aussi débrouillard qu'effectif, Le Borne n'hésita pas, en pleine guerre, à !?uer une camionnette d'une firme commerciale pour transporter Ernst au sanatonum. C'est de là qu'Ernst envoya à ses amis une lettre que je n'hésite pas à transcrire in extenso car elle est très révélatrice de l'humour et de l'optimisme du poète, transform~nt toujours la réalité, si pénible qu'elle fût pour lui-même, à la . . , . mesure de sa vision poétique :· Chers amis ça ne va pas mal. Au contrazre. Je suzs dans un tel etat de btenheureuse p~resse que rai toutes les peines du monde à me décider à écrire. Et puis, je donne le bon exemple ici. Pour tout. Le temps n'est pas éloigné où on dira un peu partout : faites comme Ernst. Parmi les codétenus (sic!), il y a une novice Trappiste; personne n'est plus bavarde, tapageuse et loquace qu'elle ; je viens d'apprendre le . fjn ':lot de l'histoire: comme elle était malade, les Supérieurs l'ont envoyée '"• fazre une cure de bruit. Il y a aussi un moine prédicateur dominicain qui doit se guérir d'un défaut de prononciation qui le rend absolument inapte à poursuivre l'exercice de s~ profession; il articule très mal et commençait ses sermons par: Mes chels ftdèles,
22
Quand, en juin 1937, parut son recueil« 37°5 »-qui suivait de peu le «Rimbaud vivant» de notre ami Goffin - , Ernst me fit la surprise de m'en envoyer l'exemplaire de tête n° 2, avec une dédicace que je retranscris ici pour illustrer ce que j'ai dit plus haut : Ernst avait énormément de cœur et d'attention pour ses amis, mais ne le montrait que rarement. «Puisqu'il en est de deux sortes, mon cher Carlos, c'est donc un Luxe que je t'envoie. Car je sais que tu aimes les beaux livres. Avec mon salut fraternel. Ton amical, ton fidèle, E.M. » Mais je fus encore bien plus ravi quand il me demanda de faire un article sur son recueil dans « Le Rouge et le Noir », l'« hebdomadaire pilote » de notre avant-guerre, et que dirigeait notre regretté ami Pierre Fontaine. Que l'on veuille bien m'excuser de me citer; mais en relisant ce que j'écrivais à propos de « 3r5 », il y a plus de trente ans, je constate que j'en dirais la même chose aujourd'hui. « La poésie de Moerman est un feu rongeur et dévorant, et la fièvre qu'elle engendre communique au poète la grâce de circuler dans un monde dont l'évidence nous aveugle et s'impose à nous avec l'exigeante intransigeance des vérités premières de notre enfance. »La fièvre poétique s'insinue et se glisse sans bruit, donnant à chaque chose, à chaque objet, une vie intérieure limpide et toute parcourue de rêves, à chacune de nos activités une signification nouvelle, changeant les valeurs, brouillant les cartes :
nous pallelons aujould' hui, etc., etc ... Alors il est ici pour faire une cure d' R. Voici maintenant deux specimen de l'esprit qui règne sous l'aile de saint Martin. L'un est bon, l'autre beaucoup moins; je trouve même qu'il ne l'est pas du tout. 1) ]'ai dit plus haut que je donne le bon exemple. Ainsi, le dîner achevé, au lieu de perdre mon temps dans la salle commune, je monte directement m'installer sur ma chaise longue où je ne tarde pas à m'endormir. Déjà au travail! constate un des pensionnaires qui m'avait suivi (en tout bien tout honneur). 2) A table, je demande du pain. Voici, me dit mon voisin en me tendant l'assiette, c'est ici que les pains sont. Wa wa wa wa ... ! Quant à la santé, je ne saurais assez vous dire à quel point fen suis ravi; deux jours de repos absolu auxquels furent épargnées d'ailleurs les plus bénignes pensées vénusiennes, m'ont complètement transformé : sommeil, appétit, aspect, moral, confiance, projets. Tout ça multiplié ensemble forme un volume dont je me réjouis fort . Je me réjouirai de vous revoir dans une bonne dizaine de jours; j'aurai bien cuit dans mon jus et vous verrez la belle moustache que j'espère avoir encore. Je constate avec ferve ur que ;'ai déjà des habitudes tapissées de tiédeur, de calme, de renoncement. Je me demande si, rentré dans un monde dont je subodore l'artificiel, je pourrai encore subir sans colère, sinon avec mépris, le spectacle de ces débordements dont vous êtes, paraît-il, coutumiers dans les villes. La présente est destinée à rassurer sur mon sort tous ceux qui veulent bien s'intéresser à moi. Je compte sur la loyauté de celui ou de celle (celle c'est Jeanine) qui l'aura en premier, pour ne pas en priver les autres. Très affectueusement, Ernst.
23
Mès mains à mes tempes Me renseignent mal. Doigts glacés sur front tiède Doigts tièdes sur front brûlant. Prêtez-moi d'autres mains Que j'apprenne enfin Qui me ment.
»En proie à ses démons familiers, le poète est traqué, la fièvre le pourchasse, le force à avouer, à s'ouvrir les veines, et à laisser couler son sang, ce mercure du cœur : J'avoue l'infini, La mort d'Ysolde ...
»Et le contact mystérieux et secret s'établit ; le sang-mercure s'échappant comme un criminel, prend la forme magique de l'Amour, la forme de la Mort. Voici le poète entouré de ses mythes, de ses fantômes intimes. La fièvre, ce loup d'une bergerie peuplée d'oiseaux et de nuages, brise leurs chaînes invisibles et nous les livre, brillant d'une pureté que seul peut donner le voisinage du ciel : Et mon amour tombe aussi dans les abîmes Comme le sang qui descend vers le Pôle Sud. La mer épèle l'alphabet des nuages Parallèle à jamais aux ailes des mouettes.
» Moerman nous impose son ordre et son univers, affirme ses vérités, nous baigne dans un climat de feu d'artifice, Dans un monde où le métal est sans couleur Et la musique immobile
dans un monde de cristal, dont il possède seul le secret de la transparence, où le lyrisme fait bon ménage avec une intelligence et un humour subversifs : L'amour, ce nœud coulant autour du cou, Pour les très jeunes, serré se porte Pour les très vieux se porte flou. Mais la jeunesse pour s'acheter des cordes N'a pas d'argent Et la vieillesse n'a plus de cou. 24
»Le poète nous met en présence de paysages mentaux hallucinants, où vivre semble la chose la plus facile du monde, où Fantômas et Blondin se rencontrent sur une corde, tendue entre la Tour Eiffel - ce thermomètre de Paris - et son cœur de poète, où : Les ailes du sommeil Apportent aux fleurs de ma mémoire Leur caresse de givre, de sel, Et leur ombre simule la nuit noire.
où les illusionnistes immolent réellement leurs v1ct1mes, où le soleil ne se couche que pour faire croire qu'il fait nuit, où enfin : Une pupille Dessinée sur le buvard Se dilate aussitôt.
» La fièvre envahissante du poète ne tarde pas à lui faire adopter une attitude définitive en face de la vie que l'on s'amuse, par dérision, à nommer courante, une sorte de philosophie à sens unique, apte à nous mener au sein de ces contrées merveilleuses où tous les éléments parlent la même langue, la « philosophie de l'alibi », et somme toute, Puisque le bonheur n'existe pas Tâchons d'être heureux sans lui.
J.P. de Nola a relevé très justement les trouvailles que constituaient les titres des poèmes de « 37°5 », notamment «Mille ans de la vie d'un oiseau », « Concerto pour instruments de torture » et d'autres. Mais je crois qu'il se trompe quand il attribue à « l'optique surréaliste » le choix du titre même du recueil. Certes, comme il le note, le délire et le rêve sont des « vases communicants qui permettent de rejoindre le subconscient » ; mais, en vérité, Moerman, malade et perpétuellement fiévreux, avait simplement choisi ce titre en raison même de son état de santé. « 37°5 », dernier de ses recueils, avait été précédé par la «Vie imaginaire de Jésus-Christ», que le Chœur Parlé des Renaudins de Madame Renaud-Théven et avait interprété pour la première fois, à la Maison des Arts, avenue Louise, le 4 juin 1935, moins d'un mois après la publication du poème. Loin d'être une œuvre subversive et sacrilège, comme on aurait pu s'y attendre, la « Vie imaginaire » était une sorte de conte enchanté au pays des miracles, où l'humour, l'émerveillement et la
25
Je suis le seul être au monde A n'avoir pas de crucifix. Je n'ai que faire de ma propre image Et personne, jamais, N'est mort sur la croix pour moi. Je suis mort seul, Pareil à une maison neuve, Pas encore entourée d'arbres.
pitié se mélangeaient suivant une formule dont Ernst avait seul le secret. Sans vouloir le moins du monde sombrer dans le genre d'affabulations et d'interprétations abusives qui tentèrent de faire de Rimbaud et d'Artaud des croyants ou des mystiques, on ne peut cependant s'empêcher de relever, dans le poème de Moerman , de nombreux vers assez troublants, encore qu'il faille se garder d'y voir une profession de foi :
0 croix, épi plus haut que nous, Qui nous indique le chemin du ciel. J'ai trop froid au cœur pour savoir mon âme, J'ai trop mal à Dieu Pour pouvoir pleurer. Jésus mort Résume l'immobilité du monde.
Résolument athée et anticlérical, peu suspect d'être absorbé par des problèmes religieux, Ernst avait sans doute « trop froid au cœur », mais il n'en avait pas moins réussi à donner du Christ une image singulièrement humaine. Poète et homme de cœur, Ernst ne pouvait rester insensible devant la tragédie de l'Homme-Dieu, immolé par la méchanceté et la trahison. Mais son émotion était tempérée par son antidogmatisme foncier , et il avait entrecoupé son poème par quelques «paraboles » teintées d'humour, comme ce bref« Rêve de Judas » : « Le couteau de l'assassin rêve : encore quelques crimes, et je ne couperai plus que du pain. » Comme il l'écrivait dans son « Introduction aux miracles », qui précédait le poème : «Trop de grands génies, en parlant du Christ, n'ont fait autre que de montrer qu'il n'ignoraient rien de son histoire, et de conjuguer cent fois le verbe Jésus. Leur récit, pas plus que la prière, ne seront jamais une preuve par neuf. Seule la poésie apporte au récit qui sera fait de la vie de Jésus un correctif apte à calquer tous les miracles, à les apprivoiser, à leur donner une saveur, et non un parfum. » Le Christ de Moerman n'était sans doute pas celui que l'on voit dans les églises, ou dans les livres ayant reçu l'Imprimatur ; mais quand Ernst faisait dire à Jésus :
26
on nous permettra de penser qu'il L'avait mteux compris que beaucoup d'autres. C'est vers la même époque, pour autant que mes souvenirs soient fidèles, qu'Ernst tourna son film « M. Fantômas », réalisé par un de ses amis, l'ensemblier E. Van Tonderen . Longtemps , Goffin et moi fûmes persuadés que l'unique copie avait été détruite dans un incendie, pendant la guerre, et nous le déplorions d'autant plus que ce film était une des rares réussites du cinéma surréaliste belge d'avant-guerre. En 1961, lors d'un échange de correspondance avec Marcel Alla in, j'appris qu'il ignorait et les poèmes de Moerman et son film. Mais les coïncidences font décidément bien les choses. Travaillant cet été au présent texte, je ne fus pas peu étonné de recevoir une lettre de Francis Lacassin, Directeur de la revue « L'Herne », m'annonçant- via Marcel Allain qui lui avait donné mon adresse - qu'il préparait un cahier spécial consacré à « Fantômas », et me demandant de lui procurer les poèmes de Moerman. Il m'apprenait en outre que Francis Bolen, qui dirige les « Ciné Dossiers », était chargé de présenter le film d'Ernst, dans le même cahier. Jug~z
de ma joie quand celui-ci, aussitôt alerté, me répondit qu'il avatt réussi à retrouver le négatif de « M. Fantômas », et qu'une copie était actuellement déposée à la Cinémathèque de Belgique. Bien mieux, M. Bolen m'envoyait également le texte qu'il avait cons~cré au film dans son «Histoire du cinéma belge de 1798 à nos Jours », et je ne peux mieux faire qu'en citer ces extraits : « Le générique du film se lit ainsi : Les Films Hagen-Tronje présentent un film surréaliste d'Ernst Moerman «M. Fantômas » direction artistique E . Vantonderen, prises de vues R. et N. Van~ peperstraete, régie Jean Michel, musique Robert Ledent avec Trudi Vantonderen (Elvire), Jean Michel (M. Fantôm~s) et Françoise Bert, Jacqueline Arpé, Susan Samuel, Mary, E. Miecret, Léa Dumont, Ginette Samuel, A. Hubner, L. Wilden, R. Donkers, E. Vantonderen, L. Degroote, E. Moerman, Lechien Emile.
27
»Ce générique appelle quelques notations anecdotiques. Et d'abord importe-t-il de lire le-chien-Emile en trois mots et d'entendre qu'il s'agissait d'un quadrupède auquel était attribué le flair d'un policier. Et si nous nous arrêtons au nom des opérateurs, ce sera pour annoncer que nous aurons à revenir aux frères Norbert et Benoît Vanpeperstraete en leur qualité de producteurs-réalisateurs de diverses choses estimables. Si nous faisons halte devant le régisseur et protagoniste Jean Michel, c'est pour révéler sa véritable identité telle qu'elle nous a été dévoilée par le Norbert précité, qui doit savoir de quoi il parle. Oyez bien, c'est assez inattendu. Il s'agit de Jean-Michel Smet, que les journaux ont naguère décrit comme une pauvre cloche inculte, quand ils ont rendu compte d'un sordide procès : "Johnny Halliday attrait en justice par son père Jean-Michel Smet qui lui réclame une pension alimentaire." Dommage qu'Ernst Moerman n'était plus là pour plaider cette affaire. »Ernst Moerman tourna son "M. Fantômas" en plein air. On croit reconnaître le cloître de Nivelles, et on est sûr que les autres scènes se passent au littoral, sur la grève et dans les dunes où Van Tonderen a planté ses synthétiques éléments de décor. "Pour assurer aux personnages le même naturel que celui où excellent les objets qui les entourent et pour que jamais le film ne perde ce caractère onirique qui doit tout dépersonnaliser, écrivait l'auteur, nous nous sommes attachés à réprimer chez les acteurs toute velléité de jeu. Dans le même ordre d'idées, nous avons banni de la prise de vues toute habileté photographique ou technique." »Effectivement, les images sont noyées dans la grisaille, et le film se compose d'une succession de plans fixes, généralement des "plans généraux" tout à fait dans le style de Louis Feuillade : les références aux ciné-feuilletons d'avant 1914 sont manifestes et encore soulignées pour les non initiés par cette précision donnée en un carton final de "M. Fantômas", "Fin du 280 ooo• chapitre".
contemplative. En fait de contemplation, celle qui ouvre la porte du confessionnal aperçoit un abbé qui se pomponne la frimousse et dont la soutane relevée jusqu'à la ceinture découvre des sousvêtements féminins ... Suit un intertitre : «Le coupable ? - Fantômas, toujours lui! »Vous voyez le genre ? » Mais ne nous y trompons pas : de telles scènes ne sont là que pour épater, choquer le bourgeois. Au-delà, il y a la vocation révolutionnaire, l'intention poétique, l'état onirique sans lesquels le surréalisme ne serait que vulgaire canular. En cet au-delà incohérent, Moerman a eu la faveur de pénétrer - car il était un pur. » (In « Ciné Dossiers », no 11, déc. 1968.) Ces lignes suffisent assurément à donner du film d'Ernst une vivante idée, et l'on comprendra qu'il ne s'adressait pas particulièrement à un public non averti. Pour la petite histoire, j'ajouterai simplement que « HagenTronje » était un nom inventé par Ernst . La mine patibulaire de Hagen, dans le film« Les Niebelungen » (Siegfried) l'avait frappé, et la « tronche de Hagen » était devenu « Hagen-Tronje » dans le vocabulaire moermanien . Quant à E . Miecret, c'était sa secrétaire particulière, au dévouement sans bornes, et Françoise Bert, sa future femme. Un an après la publication de la « Vie imaginaire », Ernst avait fait jouer sa pièce « Tristan et Yseult », par le Théâtre des Arts. Elle fut créée dans une mise en scène de Léon Smet et des décors d'Ange Rawoe. Le soir de la première, Max Deauville présenta le spectacle : trois actes, dont le premier était une « parade », réminiscence probable de la « Parade » de Cocteau. Madeleine Ernoë tenait le rôle d'Yseult, André Gevrey celui de Tristan, et Yves Roger celui du roi Marc, dont Frocem (Léon Smet) était l'âme damnée.
»Il est temps de le résumer, ce chapitre : Fantômas court le monde à la poursuite de la femme qu'il aime (Elvire). Chemin faisant, il ajoute quelques méfaits à la longue liste de ceux dont il s'est rendu coupable (dans les 279 999 épisodes précédents). Dans une crise de désespoir, il se constitue prisonnier, et plaide coupable pour meurtre. Mais c'est pour outrage aux bonnes mœurs qu'il sera condamné ... A mort.
J'avais plusieurs fois brossé mes cours pour assister aux répétitions, et je buvais Ernst des yeux tandis qu'il dirigeait les acteurs, leur insufflant le feu sacré. Après l'avoir interviewé pour le journal «L'Avant-Garde», le seul journal estudiantin qui ait jamais existé, à ma connaissance, à cette époque, je fis de sa pièce un long et très enthousiaste compte rendu :
» Si "M. Fantômas" affiche des intentions parodiques, il est surtout extrêmement irrévérencieux, iconoclaste et franchement anticlérical. L'action débute paisiblement dans un décor monacal où des religieuses vont et viennent, tout entières vouées à la vie
«N'entrez pas, vous qui n'avez pas le cœur pur, vous qui n'avez jamais eu d'enfance, vous qui n'avez jamais mangé du sable, vous qui n'avez jamais aimé ; n'entrez pas, vous les sourds qui n'entendez que les paroles, vous qui n'avez jamais eu peur, vous qui
28
29
n'avez jamais vécu, car nous ne parlons pas la même langue et nous n'aurons jamais d'interprète.
»Le drame débute comme une foire, dans une foire, bien plus, dans un théâtre de foire, à la fois naïf et lourd des secrets qu'il renferme. Alidor, bonimenteur en verve, aguiche, rugit, invente et proclame. Voici Dolly, la ballerine, Cleo, la lutteuse invincible, Tonky le clown et son partenaire Auguste, Bostok, l'ours montreur d'homme. Et puis voici la troupe : le roi Marc, juste, puissant, bon, magnanime, puis injuste et cruel, faible et coupable; Frocem, le traître, l'espion, l'oreille de la serrure ; Gorvenal, l'ami fidèle de Tristan ; Brangien, servante zélée, fidèle et dévouée ; Tristan et Yseult, enfin, anges perdus au milieu des ténèbres, marqués du sceau de l'Amour et de la souffrance, inséparables parce que toujours séparés, poursuivant comme dans un songe, la trame de leur légende. »Cela commence toujours comme ça . On joue aux cartes pour pas cher, pour remplir son rôle. C'est Tristan qui donne. Il perd. Il perd encore. Il a tout perdu. Le drame approche. La porte s'ouvre aux fantômes meurtriers, la mort prend la forme d'un as de cœur, non, d'un as de chance. Tristan joue sa chance contre Frocem, ses mains doivent trembler, son cœur doit frémir. Et Frocem lui joue un grand amour, un amour terrible, qui doit avoir le goût du sel, du sang et de la mort. Tristan, tu n'as pas de chance, tu as gagné Yseult. » « Dès lors, la main du Destin projetait son ombre sur la scène.
Yseult, qui doit épouser Marc, se donne à Tristan avant son départ, et, fou de jalousie, Marc fait séquestrer Y seult. Frocem la soumet à de torturants interrogatoires, au supplice de la lumière éternelle. Mais elle ne trahira pas son secret, sa faute, et au dernier acte, Tristan reviendra au chevet de la fée chancelante, pour mourir enfin avec elle, écrasés par le poids de leur amour. » Avant l'« Eternel retour» de Jean Cocteau, Moerman avait été séduit par le thème du célèbre roman breton, mais il avait donné à ses héros une mesure bien personnelle. Prisonniers de leur passé, tels des somnambules réveillés brusquement, ils sont sans force devant la vie, et ils ne peuvent rien contre les maléfices qui se tressent autour d'eux. «Tristan et Yseult », c'était la pièce de la soif et des greniers de notre enfance, où transparaissait en filigrane le climat des « Enfants terribles ». A la même époque, Moerman avait déjà en chantier une autre pièce, « Béatrice et les démons » ; elle était d'ailleurs annoncée dans le programme du Théâtre des Arts. Mais elle ne sortit jamais 30
de ses cartons, et j'ignore si, parmi les différents manuscrits que j'en ai retrouvés, figurait la version définitive de cette œuvre. Au demeurant, Ernst ne m'en avait jamais parlé autrement que sur le plan du projet, et, la guerre venue, il n'était évidemment plus question pour lui de la monter.
«
Les Thermomètres morts vont au ciel »
En 1940, l'exode me fit retrouver Robert et Suzanne Goffin à Bordeaux. Ils étaient en partance pour les Etats-Unis, et me pressèrent de les y accompagner. Mais ma mère était un de ces êtres d'exception que l'on n'abandonne pas . De retour à Bruxelles, nous reprîmes contact, Ernst et moi. Notre petite bande s'était diluée au fil des événements, et les occasions de nous voir se firent plus rares. Nous parlions de Robert, nous demandant comment ils s'en tirerait Outre-Atlantique, et nous nous interrogions avec anxiété sur le cours de la guerre. La présence des Allemands nous consternait, et nous nous lamentions de voir certains de nos anciens amis s'accommoder sans vergogne d'une situation qui mettait en péril tout ce que nous avions de plus précieux ; d'autres n'hésitaient pas à prendre ouvertement des positions en contradiction totale avec celle qui avait été la leur avant la guerre : après l'orage, les vers sortaient de terre. Puis vinrent les privations. La santé d'Ernst déclinait. Le Barreau ne suffisait guère à le faire vivre, et Françoise, admirable, avec laquelle il vivait depuis 1935, contribuait aux frais du ménage en confectionnant des chapeaux et des abat-jour. Ernst vendit quelques tableaux, notamment son beau Magritte. J'allais parfois bavarder avec lui, et nous évoquions des souvenirs communs, nos livres, sa pièce et son film, «M. Fantômas », dont Goffin nous rappelle par ailleurs qu'Eluard le tenait pour un chef-d'œuvre. Fin 1942, Ernst m'écrivit pour m'annoncer qu'il avait décidé d'épouser Françoise ; il me demandait d'être son témoin. Le mariage était fixé au 6 janvier suivant, en tout petit comité, précisait-il. Puisque ces souvenirs n'ont de prix que parce qu'ils sont intimement personnels, on m'excusera de me citer à nouveau. Voici la 31
réponse que je lui adressai, et que j'ai retrouvée dans les papiers conservés par Françoise. « Mon cher Ernst. Ainsi que deux étoiles filantes se rencontrent au firmament et retombent comme un bouquet nocturne dans .la corbeille céleste, mes vœux de bonheur rejoignent mes souh~1~s de Bonne Année, et, s'entortillant dans tes cheve~ blonds meles à la chevelure parfumée de Françoise, vous ~ressent a tous de~~ ,;tne couronne parée des diamants de mon affect1on et de mon am1t1e.
»Tu me connais assez pour savoir que jusqu'à présent,_i'ai toujours joué à cache-cache avec la Poésie, dissi~ul~nt m~s v1ces . s~us ~n visage fardé de faux témoin. Pour une f01s, Je sera1 un. vra1 temom, et de tout cœur : le tien. Et vive le secret, la modestl~, les portes closes, le petit comité, la divine simplicité. J'applaudis des deux mains qui me restent... je vous embrasse tous les deux. » A onze heures, le matin du 6 janvier, nous nous retrouvâ~es à la Maison Communale d'Ixelles. Je n'avais plus vu Ernst depms quelque temps, et je fus bouleversé : il marchait av~c peine~ la re,spiration sifflante. Ses poumons brûlés, les maladies, les JOurnees et les nuits flambées aux deux bouts, l'opium aussi, sans doute, dont il ne me parlait jamais, mais dont je suis certain qu'il n'avait usé que pour imiter Cocteau, les restrictions de la guerre, tous .ces démons se profilaient dans l'ombre, présentant ~a longue hste d'une addition dont le paiement me sembla soudam douloureusement proche. , . . . , , , . , . La cérémonie fut courte. Je navals Jamals ete temom a un manage, et la brièveté un peu sèche des formalités administratives me surprit ; mais . Ernst et Françoise étai.e nt heureux, et cela seul comptait. Nous rentrâmes avenue Lomse, dans leur appa~te~ent glacial, et nous déjeunâmes frugalement ..Les ~ar~ngs fleunss~le~t sur toutes les tables, à l'époque, et le vm coutalt che~ ; m~1,s J.e n'aurais pas donné ma place pour une tonne de cav1ar. ~etals fasciné par les lèvres d'Ernst : elles ét~ient d'un bleu annonciateur du malheur, invisible et menaçant conv1ve. Il y avait là quelques intimes du. ménage : le peintre Jean-Marie Canneel, Mady Purnode, le dessmateur Carrey,. Suzanne ~omer hausen et son mari. Nous étions heureux de vo1r nos am1s plus unis que jamais, mais dans les yeux de tous, je lisais que _la sant~ d'Ernst nous préoccupait ; des quintes de toux le seco~a1ent ~re quemment, ce qui ne l'empêchait pas de fumer les. hornbles cigarettes de guerre. Nous nous quittâmes en nous Jurant de nous revoir plus souvent. Mais nos rencontres furent, hélas ! trop espacées au cours de cette
32
interminable année 43 ; les Alliés progressaient à des allures de tortue, et la guerre nous semblait ne jamais devoir finir. Je reçus, un jour, un coup de téléphone de Françoise, m'informant d'une soudaine aggravation de l'état de santé d'Ernst ; un nouveau séjour à Tombeek s'imposait. Dès les tout premiers jours de janvier 44, il m'écrivit pour me demander d'acheter des fleurs pour Françoise, de les lui apporter de sa part, le 6, jour anniversaire de leur mariage, m'indiquant même que je devais les acheter chez un certain Jef, qui vendait des fleurs à la sauvette, à la Porte Louise. Il m'envoyait aussi un chèque en blanc, pour couvrir les frais, et une lettre à remettre à Françoise. Les larmes aux yeux, je lui répondis le 4 : « Qu'avant tout, je t'envoie mes souhaits les plus sincères de prompt rétablissement, de rapide retour parmi nous, de solide santé définitive. Nul plus que moi n'attache de prix à te savoir enfin guéri et débarrassé de tous tes soucis. C'est pourquoi j'espère de tout cœur que ton séjour à Tombeek te sera totalement profitable. Je suis désolé d'apprendre que tu souffres de fièvres et d'insomnies, tourments épuisants gue je voue aux gémonies et consacre désormais à ma haine indélébile. » ... « Je ne peux te promettre que j'achèterai le bouquet au dénommé Jef, mais je peux t'assurer qu'il sera beau. Je me permettrai d'y joindre quelques autres pétales, témoignage personnel de mon indéfectible amitié pour Françoise et toi. » ... « Je ne peux te décrire exactement tout ce mon cœur te souhaite, mais sache que c'est le meilleur de moi-même ... » Au jour dit, j'allai porter les fleurs et la lettre chez Françoise, le cœur déchiré ; nous nous embrassâmes en sanglotant. Quelque chose me disait qu'Ernst ne sortirait pas vainqueur, cette fois, de ces derniers assauts de la maladie. Je m'efforçais de ne pas y penser, pour ne pas tenter le sort. Quelque chose qu'on ignore, ou qu'on fait semblant d'ignorer, me disais-je, n'existe pas. En manière de conjuration, je le relançai peu de temps après ma lettre du 4 janvier. « Cher Fantômernst, tu n'as jamais accusé réception de ma lettre, ni fait savoir si tu avais été satisfait de la manière dont j'avais arrangé "notre 6 janvier" ? Fais-moi avant tout savoir si ta santé s'améliore, s'il me sera possible de te revoir bientôt ... » Ernst ne me répondit pas ; je ne devais plus jamais le revoir. Peu de temps après, Françoise me fit dire qu'Ernst était revenu à Bruxelles, pour entrer en clinique. Le reste relève du cauchemar. 33
La nouvelle me parvint par téléphone : Ernst était mort, après avoir subi une grave opération. « Ils m'ont eu à coups de couteau », aurait-il dit avant de mourir. C'était le 12 février.
ROBERT GOFFIN
Mais, sans doute, les souvenirs se mêlent-ils ici dans ma mémoire ; Ernst m'avait peut-être dit cela lors d'une autre opération, antérieure de plusieurs années. Ce qui est certain c'est qu'allant le voir à la clinique, une heure avant sa mort, Jeanine Le Borne se pencha sur lui en disant: «Tout va bien maintenant, tu vas bientôt rentrer chez toi et retrouver Mimile ... » Le chien Mimile tenait une grande place dans l'affection d'Ernst qui se serait privé de manger pour le nourrir et l'entourait de mille soins.
Ernst, entre les deux eaux de la conscience et des anesthésiques, relié à la vie par les tuyaux d'oxygène et les baxters, ouvrit un œil encore malicieux, au regard déjà détaché des choses terrestres : « Mimile ! murmura-t-il, je l'emm .. . » Un pan de ma vie s'écroulait ; l'oiseau avait quitté la branche. Et Robert qui est si loin ! me disais-je, quelle tristesse ... La mort tombe de laTerre, Comme la pluie du Ciel, Entre deux fumées . La mort est une voleuse d'oiseaux. Et c'est par elle que ;e sais maintenant Que ;'étais un oiseau.
Nous l'avons accompagné, par une froide matinée d'un hiver encore rude, au cimetière d'Ixelles, muets, comme frappés par la foudre. Les fossoyeurs étaient là, c'était fini ; Fantômas était tombé dans le dernier piège. Le croque-mort de service avait un accent qui aurait fait rire Ernst. En nous tendant quelques dérisoires fleurettes, il dit à haute voix : «Et maintenant, Messieurs, Mesdames, la cérémonie est terminée ; tu peux défiler et jeter une fleur dans la tombe ... » Ernst l'avait écrit, au début de « Fantômas 33 » : « Le respect de la mort s'en va chez les spécialistes. » J'en aurais pleuré. Je n'ai jamais cessé de le pleurer. JUILLET 1969.
34
LE SOUVENIR D'ERNST MOERMAN
Il n'y a plus une minute à perdre puisque voici déjà un demi-siècle. C'était à la rentrée de l'Université Libre de Bruxelles, un peu après l'armistice. Dans le local réservé à la Philosophie et Lettres préparatoire au Droit, il y avait trois cents étudiants. Tout le monde ne pouvait s'asseoir. Je vis entrer un grand marin blond portant l'uniforme de simple matelot. Il y avait des officiers, des soldats, des membres de la Croix-Rouge et, à côté d'Ernst Moerman, car c'était lui, un beau capitaine de marine galonné suivait les cours. C'était le futur peintre Olivier Picard. Je ne sais plus quelle conjoncture me mit en présence de Moerman ; peut-être une de ces sorties tapageuses d'étudiants, qu'on appelait des « vadrouilles ». Il y avait là tous ceux qui allaient jouer un rôle en Belgique, une vingtaine d'années plus tard: Paul-Henri Spaak, Marcel-Henri Jaspar et d'autres. Je me revois en tout la Monnaie, et nous étonné que le marin, d'un drapeau, de la simiesque.
cas avec Moerman, sur le toit du Théâtre de lancions des oranges à la foule. J'avais été confronté à un poteau très élevé, empanaché Grand-Place, l'eût grimpé avec une aisance
J'habitais à cette époque une pauvre chambre garnie à 17 F 50 par mois, que je partageais avec le poète Augustin Habaru. Moerman avait sa chambre rue d'Alsace-Lorraine, et comme j'allais aux cours à pied vers la rue des Sols, je pris l'habitude de passer au domicile d'Ernst. Un troisième personnage, qui habitait rue Malibran, se joignait souvent à nous ; c'était René Purnal, originaire des environs de Tournai, qui venait de publier une Introduction à la Vie Cruelle, ne contenant que des poèmes à la mode de Samain ou de Guérin. Ernst Moerman n'avait à l'époque aucune intention poétique. Il prétendait ne rien comprendre à la poésie et il me confia plus d'une fois que le livre qu'il voulait écrire serait une réplique originale des romans où Willy, le mari de Colette, fleurissait sa prose de jeux de mots. Je dois avouer que Moerman était, à ce moment, le plus spirituel d'entre nous. Il était d'ailleurs très ami avec Alex Salkin, qui allait devenir le fiancé de sa sœur, et avec Marcel-Henri Jaspar qu'il rencontrait souvent. Tout ce groupe continua à s'entrecroiser pendant le premier trimestre au gré de l'une ou de l'autre camaraderie.
37
Hélas ! Il n'avait jamais appris le latin. Cela l'importuna peu, les professeurs de classiques romains et de Pandectes furent indulgents pour ce marin original, et en trois ou quatre ans, Ernst avait passé ses cinq examens et était docteur en droit.
Ernst Moerman était le fils d'un commandant d'infanterie de Namur, y habitant avenue de la Pairelle, le long de la Meuse. A cet âge déjà, Ernst avait eu une existence mouvementée. Il fut mis à la porte de l'école communale. Son père sévit en l'inscrivant à l'Ecole des Cadets de Namur, où la discipline était dure.
Entre-temps, nous étions devenus des amis intimes. Je dus, pendant la seconde année de cours, travailler comme surveillant à l'Institut que dirigeait le Maître Piron, à la rue du Trône. Je gagnais 150 F par mois, nourri et logé. L'institution eut besoin d'un second surveillant ; je recommandai Ernst Moerman, qui fut du jour au lendemain intronisé.
Les premiers jours, tout se passa bien. On enseignait, aux gosses de onze ou douze ans, le manuel de service militaire où il était formellement prescrit, à certain article, qu'un cadet apercevant un général avait à se ranger aussitôt au bord du trottoir, à faire halte, front, et à saluer.
Nous travaillions la journée et, le soir, avec nos cinq francs journaliers, nous étions riches et faisions les noctambules.
Un jour, l'inévitable arriva en la personne d'un général copieusement galonné ; et tout le monde s'immobilisait déjà au long du trottoir. Moerman fit de même, mais au moment où le général arriva à sa hauteur, le jeune cadet, au lieu de s'immobiliser et de saluer, déboutonna son pantalon et urina.
Je me souviens qu'à ce moment Ernst avait une amante qui habitait rue Froissart, et, tandis que nous conduisions les pensionnaires en promenade au parc Léopold, je voyais mon ami qui, avec des reflets de miroir de poche, appelait sa petite amie de l'autre côté du parc. Pendant toute cette période, nous voyions journellement le poète René Purnal, Alex Salkin et Marcel-Henri Jaspar. Il suffira d'ailleurs, pour retrouver le témoignage de l'activité d'Ernst, de relire les débuts des Souvenirs sans retouche qui en quelques mots en disent long sur les activités du groupe.
Ce fut le plus énorme scandale namurois dans les milieux militaires d'avant la guerre de 1914. Le jeune Moerman fut immédiatement arrêté, transféré à son école, puni sans pitié et ... dégradé. On s'imagine sans peine la tristesse des parents. Que fallait-il faire de cet indiscipliné qui ne respectait rien? Il fréquenta l'Athénée de Namur pendant quelques mois, fut un élève au-dessous de la moyenne ; il devait doubler.
Paul Vanderborght lança bientôt son estudiantine revue littéraire la Lanterne Sourde et tous, nous fréquentions le bar « Rallye », à la porte de Namur, où les cancans littéraires allaient quotidiennement leur train.
Le père pensa que la discipline du Navire-Ecole lui ferait du bien ; c'est ainsi qu'en 1913, Ernst fut engagé sur ce bateau à voiles du gouvernement belge.
Ce fut le temps de canulars incroyables par lesquels Ernst consacrait son goût de la fantaisie. Il serait trop long d'insister sur cette partie de son activité, car il faudrait continuer longtemps.
Il voyagea en Australie et en Amérique du Sud, puis finalement le navire-école fit escale à Sainte-Hélène. C'était l'occasion ou jamais de visiter la maison de Napoléon. Moerman et quelques-uns de ses compagnons partirent à pied, mais Ernst devait m'avouer plus tard qu'il n'arriva jamais au but, car, ayant mangé trop de bananes, il tomba endormi dans la verdure à un kilomètre du musée, et, à son réveil, il n'eut que le temps de réintégrer le navireécole.
Ernst, assez rapidement, avait été nommé professeur à l'Athénée de Louvain et il alla habiter rue des Prairies, pour être plus près de la gare du Nord. Moi-même, je devins surveillant à l'Athénée de Saint-Gilles, puis je fus envoyé au 13e de Ligne, pour mon service militaire. Très vite, les contacts avec Purnal avaient donné à Moerman une notion énergétique de la poésie. Bien entendu, il ne connaissait pas un mot des règles du Parnasse ; et c'est ce qui explique que le poète qu'il va devenir a été créé de toutes pièces, sans l'influence de 1'alexandrin et des rimes.
Une vie commencée sous d'aussi heureux auspices ne pouvait pas se démentir. Au début de la guerre de 1914, Ernst Moerman se trouvait sur un bateau dans l'Escaut et y fut arrêté par les Hollandais, qui l'internèrent pour toute la durée de la guerre. Rentré ensuite en Belgique, pour échapper au service de marin auquel on voulait l'astreindre, il s'inscrivit à la section de droit de l'Université de Bruxelles.
Soldat à Namur, je voyais tous les jours la sœur d'Ernst qui était
39
38
•
d'une grande beauté. Lui-même revenait à chaque fin de semaine et je me rendais compte qu'en quelques mois mon ami était entré, en sauvage, dans la poésie. Mais il aimait surtout des poètes comme Cocteau, Cendrars ou Salmon, car il ne pouvait supporter le ronron des vers classiques. En 1923, je le rejoignis au Barreau de Bruxelles. Tout dans sa vie était axé sur une fantaisie poétique débordante. Beau comme un jeune dieu, il était aimé follement des femmes et, plusieurs fois par semaine, je le retrouvais avec une nouvelle conquête. Il était déjà à cette époque prétuberculeux et sa santé fut profondément ébranlée. Sa sœur, son père étaient morts. Sa mère vint habiter un petit appartement derrière l'église de Boitsfort et mourut elle-même après quelques semaines. Il était seul au monde. D'abord tenté par le théâtre, comme son ami Alex Salkin, il publia un acte : Le mari sarcastique. J'ai déjà raconté que c'est à cette occasion qu'il fut présenté au vieux père Guitry au Palace Hôtel. Le comédien lui dit : « Mon ami, je vous félicite pour votre première pièce, mais je vous attends à la seconde ! » Sans sourciller, Moerman répondit : «Mais, Monsieur Guitry, j'ai commencé par la seconde ! » Purnal, Odilon-Jean Périer, Charles Plisnier avaient entre-temps publié des livres de poèmes. Ernst les lisait soigneusement et attendait son heure.
Tous ceux qui l'ont connu savent quel extraordinaire fantaisiste il fut. A un moment où il avait une petite amie à Paris, il était trop pauvre pour lui téléphoner. Mais un jour il avait trouvé le moyen de correspondre pour rien. Il avait, par téléphone, fait la conquête d'une employée de la centrale avec qui je le vis plusieurs fois. Ces relations, me disait-il, n'avaient d'importance que dans la limite où, grâce à elles, il téléphonait à l'autre en France. Et, bien entendu, rien n'était marqué à son compte, jusqu'au jour où la téléphoniste s'aperçut qu'elle jouait un jeu de dupe. Personnage extraordinaire dont la poésie s'exprimait dans chaque geste de sa vie. Je puis affirmer que pendant plusieurs années nous nous vîmes tous les jours. Je ne sais comment, peut-être par le truchement de l'opium, Ernst était devenu un ami de Cocteau, que j'allais moi-même connaître sans tarder. Mais c'est l'inspiration poétique brute qui eut le plus d'influence sur lui. Il écrivait avec un don spontané de la qualité lyrique. Il pensa, avant Desnos peut-être, à Fantômas, sorte de héros patibulaire qui avait hanté sa jeunesse.
40
Au début de sa vie d'avocat, il avait son bureau à la chaussée de Haecht ; il s'installa ensuite rue Lebeau où nous nous retrouvions pour lire nos poèmes et nous montrer nos petites amies, qui changeaient souvent. De la rue Lebeau, il passa rue du Lombard : il était intimement lié à cette époque avec Zézette, mannequin chez Norine. Sa vie devint un peu plus régulière. Mais chaque jour Ernst voyait l'un ou l'autre de tous ceux avec qui il vivait en bohème noctambule et impénitent. Enfin, au temps où il s'adonnait plus intensément à la poésie, il habitait un appartement rue de Namur. Que de scènes incroyables et désopilantes s'y passèrent. D'autres amis, comme Pierrot Gillieaux ou Marcel Leborne, étaient de ses fidèles et jamais la plus haute fantaisie ne perdit ses droits. C'est là qu'il eut un premier « avertissement », à cause de cette vie nocturne qui le privait presque totalement de sommeil. Et j'étais là avec Marcel quand les infirmiers vinrent le chercher. C'est l'époque où il écrivit le poème amusant qui parut dans Les Poètes de la rue des Sols. Un peu plus tard, malade, il dut aller passer quelques mois dans une maison de repos au Ry d'Ave. Nous allâmes souvent lui rendre visite. Il savait qu'il ne vivrait pas vieux et déclarait qu'il dépensait tout son argent au jour le jour parce qu'il serait malheureux de mourir en laissant cinq francs inemployés. Les souvenirs se pressent ainsi à ma mémoire, et je dois avouer que j'hésite un peu sur la chronologie. Sa première voiture fut une Imperia,- ensuite- il habitait alors rue de Namur- il acheta un « tank» Chenard, avec lequel il passait de fréquentes et différentes lunes de miel dans les environs de Bruxelles. C'est avec lui et les frères Stoclet, Marcel Cuvelier, Marcel Leborne, Paul Nayaert qu'à peine arrivés au Barreau, nous eûmes l'idée de monter un orchestre de jazz-amateur. Trois fois par semaine nous déjeunions chez les Stoclet, puis jouions dans la Salle de Musique. Lui grattait un banjo comme on en voyait dans les premiers orchestres nègres . Nous passâmes même en vedette dans deux revues du Jeune Barreau. L'amour intempéré du jazz nous avait habitués à écouter tous les orchestres qui jouaient à Bruxelles. C'est ainsi que nous nous retrouvions quotidiennement à l'Alhambra pour entendre les Georgians ou à l'Abbaye où Arthur Briggs officiait. Et ainsi défilaient quotidiennement devant nous les courtisanes et les actrices
41
de Bruxelles. Et il y en avait foison ! Partout où il passait, Ernst Moerman, plus blond que les blés, attirait l'attention sur lui par une forme d'esprit particulière et par un besoin de fantaisie délirante d'où la dynamite du pernod n'était pas toujours absente.
C'est alors qu'il commença à s'exprimer en vers, et ce fut Fantômas; pour lui, la poésie ne correspondait pas à un rythme ou à une musique, c'était une suite de mots à l'emporte-pièce avec des images, des aphorismes et des phrases-fleurs.
René Purnal, qui n'avait pas poursuivi ses études de droit à l'Université, disparut de notre groupe. Nous continuions à fréquen- . ter le « Rallye » où le plus clair de nos entretiens consistait en discours sur la littérature, la poésie ou nos petites amies.
Je tâche de situer tout cela dans le temps et je m'en sens bien incapable. Cocteau, qui habitait à ce moment rue Vignon, à Paris, vit souvent Ernst Moerman avec qui il s'entendait très bien.
J'ai raconté déjà comment, certaine année, aux vacances, Ernst était . parti pour le Midi de la France avec son tank et la favorite du jour. Imprévoyant comme il était, il n'avait pas beaucoup d'argent et fut vite réduit à la portion congrue. Le pire fut que ses pneus étaient usés jusqu'à la corde et qu'au retour, près de Noyon, l'un d'eux éclata. Ernst n'avait ni argent pour en acheter un autre, ni roue de rechange. Il n'avait pas un sou à la banque et force était de rentrer en Belgique. Que faire ? Il était dans un village où il n'y avait qu'un forgeron. Pour finir, Ernst m'avoua qu'il avait été obligé de bourrer ses pneus de paille et de revenir par ce moyen presque préhistorique. Mais je ne voudrais pas qu'on croie que je cherche l'anecdote. Au contraire, tous les rapports qu'on pouvait avoir avec lui étaient situés sous l'angle de la fantaisie délirante la plus active. Peu à peu, il prit goût à la poésie, et lorsque ma femme Suzanne eut son grave accident, nous fûmes, elle et moi, obligés d'habiter à la campagne. Nous demeurâmes ainsi pendant près de six mois à l'Auberge de Sept Fontaines. Ernst ne tarda pas à nous rejoindre. Il habitait une autre chambre dans l'hôtel. Je ne peux que faire une brève allusion à des histoires incroyables que j'ai eu coutume de raconter aux amis. Il mettait de la moutarde sur la clenche des corbillards dont ·les conducteurs consommaient au bar de l'auberge. Et il fallait les voir respirer leur paume dès qu'ils y avaient touché. Un jour de cette période inimaginable, un autre client de l'hôtel ouvrit un restaurant dénommé Au Prince Baudouin. Pour corser la fête, Moerman s'était habillé en femme, mais avec une précision qui permettait de se méprendre. Vers minuit, Ernst avait bu plus qu'il ne devait et il ne voulait plus rentrer à l'hôtel. Force me fut de l'abandonner à la fête qui continuait. Le nouveau patron me raconta que, le lendemain, à l'aube, on retrouva mon ami avec deux nègres dans une chambre où il jouait du banjo devant les noirs dépités d'avoir découvert un homme.
42
Je nous revois tous les trois au Bœuf sur le Toit quand Wiener et Doucet y officiaient. Cocteau joua de la batterie et Moerman gratta quelques airs sur le banjo du nègre. Mais alors que nous étions encore à Sept Fontaines, je me souviens qu'un soir, au dîner, Moerman nous rejoignit avec ce qui devait être le premier chant de Fantômas. Il cherchait une introduction à son poème dont il avait l'impression qu'il démarrait mal. En ce temps , je rendais souvent visite à ma mère qui habitait ma maison natale à Ohain et, un jour, rentrant à Bruxelles, je rejoignis Ernst à la Porte de Namur. Je lui racontai que j'avais été forcé d'aider deux croque-morts qui ne parvenaient pas à transporter un cercueil. Je lui expliquai que ces spécialistes maniaient le cadavre comme si ç'avait été une botte de paille. Tout à coup je vis Ernst lever l'index ; il proclama : « Le respect de la mort s'en va chez les spécialistes. » Et c'est par ce vers que Fant6mas ouvrit sa féerie poétique. Ce doit être vers 1925 ou 1926 que l'orchestre de Willie Lewis faisait les beaux soirs du Merry Grill. Nous devînmes très amis avec tous les musiciens noirs qui, pour le réveillon du Nouvel An, furent invités à prendre leur petit déjeuner, chez moi, rue Bosquet. Ma maison donnait sur deux rues et avait donc deux façades, mais une seule entrée. Tout le monde était au fumoir du premier étage, y compris Moerman ; ma servante, déjà levée, ouvrait la porte aux amis qui arrivaient. Tout à coup, après avoir bu quelques verres, Ernst fut pris d'une idée funambulesque. Il descendit dans la rue Jourdan par la gouttière et revint sonner rue Bosquet. Il réitéra le manège plusieurs fois . Quand les gens furent partis, ma servante m'appela et me déclara qu'elle me donnait ses huit jours. Je m'enquis de ses raisons et elle me fit valoir qu'il devait y avoir des fantômes qui fréquentaient ma maison, car la même personne, sans sortir, était rentrée cinq fois. Ernst, installé avec Zézette, se mit à manifester une passion délirante pour les chiens. Il avait un grand lévrier qu'on appelait Gugusse. Et, quand on l'interrogeait sur les difficultés de garder un si grand toutou en appartement, il répondait que c'était pour
43
soulever poétiquement le monde. Et quand on lui demandait une explication, il ajoutait : « Archimède n'a-t-il pas dit : "Donnez-moi un lévrier et je soulève l'univers ! " »
Purnal était parti habiter Paris et fréquentait les milieux de la Nouvelle Revue Française. Il ne tarda pas à se marier avec la fille d'un médecin d'Anvers et élut domicile dans un appartement situé rue Alasseur. A cette occasion, Ernst, ma femme Suzanne et moi nous partîmes pour Paris et logeâmes chez Purnal dans des installations de fortune. Nous restâmes plusieurs jours ensemble à discuter de littérature et de poésie, puis nous partîmes fêter la lune de miel, dans ma voiture (je crois que c'était encore ma première Buick) jusqu'aux bords de la Loire. C'est à cette occasion qu'avec Moerman nous rencontrâmes Eluard dont la poésie le touchait beaucoup. Mais ce doit être auparavant, pourtant, qu'à la mort d'Anatole France, Ernst et moi avions fait le voyage à Paris pour retrouver Aragon qui venait de publier Le Paysan de Paris. Avec notre ami Leborne, nous assistâmes, sur les Champs-Elysées, à la distribution du pamphlet surréaliste Un Cadavre. Au moment de l'exposition surréaliste de Bruxelles nous partîmes avec Valentine Hugo et Paul Eluard pour Charleville et Roche où nous circulâmes pendant deux jours. J'ai raconté que dans le petit hameau où Rimbaud avait écrit La Saison en Enfer, nous vîmes une centenaire qui avait été servante dans la famille du cher Arthur. C'est vers 1932, qu'à l'occasion d'une conférence au Casino d'Ostende, je fis la connaissance d'un jeune homme blond, dont nous marquâmes, Ernst Moerman et moi, la destinée poétique et musicale. Je crois même me rappeler que Kisling et Pierre Mac Orlan étaient là. C'était le jeune Carlos de Radzitzky, qui pénétrait dans le monde enchanté où nous vivions. Et depuis lors, il devint la troisième personne d'une trinité amicale qui n'allait se réduire que par la mort d'Ernst. Depuis lors, d'ailleurs, revenu d'Amérique, j'ai retrouvé celui qui est devenu le Secrétaire Général du Pen Club français de Belgique, et qui est resté l'ami fervent dont le témoignage se trouve ici à côté du mien. Fantômas parut et ce fut un triomphe pour les quelques amis qui participaient quotidiennement à la vie lyrique d'Ernst. Bientôt, quoiqu'il continuât à écrire des poèmes, il pensa au cinéma.
C'est lui qui écrivit tout le scénario de Fantômas, et le réalisa avec
44
Van Tonderen. Comme je l'ai dit, on voyait notamment une douzaine de petits-frères sortir d'un urinoir, et pour le dernier il avait imaginé un gag de provocation qui passa difficilement 'la rampe. Ce dernier-là était fardé, les lèvres peintes comme celles d'une prostituée ; on le voyait s'adosser au mur, respirer une rose et puis soulever sa soutane, et, de sa main libre, il fourrageait dans un de ses longs bas de femme et exhibait des billets à la manière des filles du trottoir. A la première projection du film dans un cinéma de la place Maclou, la s~ène du petit-frère provoqua quelques grincements. Je me souviens que Marcel-Henri Jaspar était là et qu'il rageait à ces scènes où l'énormité rejoignait le scandale pur et simple. On en a vu d'autres depuis ! Mais je puis préciser qu'un peu plus tard, Eluard étant à Bruxelles, nous nous arrangeâmes pour lui soumettre Fantômas et Paul ne tarissait pas d'éloges. Il mettait cette humble production réalisée avec des moyens plus que réduits à côté du Chien Andalou. Pourrais-je préciser quand Ernst Moerman acheta, un des premiers, une caravane ? Je ne pourrais le dire ; mais ce que je sais c'est que pendant de longs mois, celle-ci resta dans les prairies de l'Auberge de Sept Fontaines où Ernst vivait, ne revenant plus à Bruxelles que le matin pour se rendre au Palais de Justice. Je n':n finir~is pas de raconter des scènes inénarrables de celui qui illumma ma Jeunesse de ses bons mots, de ses spontanéités ahurissantes et d'une fantaisie que je n'ai plus jamais rencontrée depuis . C'est la vie d'Ernst Moerman qui fut un poème d'exaltation et d'épanouissement bohème. Je dois même ajouter que j'ai volontairement fait silence sur des péripéties hilarantes où la gauloiserie retrouve l'imagination. Quand nous nous rencontrons, Marcel Leborne, Pierrot Gillieaux et moi, nous n'arrêtons pas d'échanger d'intarissables souvenirs sur celui qui passa parmi nous comme un extraordinaire funambule. Je trahirais toutefois mes lecteurs si je les laissais sous l'impression qu'Ernst était un saint. Je n'entreprendrai pas l'énumération de toutes celles qui illustrèrent sa vie trop courte. C'est en 1935 qu'il devint plus fidèle grâce à l'amour de Françoise qui sut le comprendre et le modérer. Au mois de juin 1935, je plaidais l'affaire Malou avec Henry Torrès du Barreau de Paris. Ernst assista à plusieurs audiences et, lors de l'une d'elles, il fut assis à côté de deux filles accortes avec qui il lia connaissance. Il avait d'abord fait des projets du côté de
45
Zézette (qui n'a rien à voir avec celle que j'ai déjà nommée) et il lui donna un rendez-vous, en compagnie de sa petite amie. Nous partîmes à trois, Marcel s'étant joint à nous, pour rencontrer ces deux belles sur lesquelles il ne tarissait pas d'éloges. Nous allâmes d'abord les retrouver à Woluwe, où se trouvait la villa de l'une d'elles. De là, nous partîmes ensemble pour l'Exposition et nous nous retrouvâmes au Lion rampant où Ernst se rendit compte que Zézette paraissait inabordable. Il nous avait proclamé son grand amour, mais nous le vîmes en cinq minutes opérer une volte-face dans la direction de l'autre, qui était Françoise. Zézette (du moins cette Zézette-là) allait disparaître à jamais de la vie d'Ernst pour finir assassinée avec le comte d'Oultremont, pendant la guerre de 1940. Françoise s'installa chez le cher poète en 1935 et allait rester auprès de lui, fidèle et dévouée, jusqu'à la mort d'Ernst en 1944. Je peux raconter cet incident amoureux qui est le dernier dans la vie de Moerman, puisque toutes deux sont aujourd'hui mortes. Françoise fut portée en terre il y a un an à peine et tous les amis de Moerman se retrouvèrent et parlèrent longtemps de ce génie de l'imagination qui nous avait quittés depuis presque un quart de siècle. J'ai l'impression que, parmi cent histoires, il faut que je raconte encore celle des généraux. Nous étions ensemble au Pingouin dans le haut de la ville et voulûmes prendre une consommation dans un bodega dont l'une des deux issues ouvrait rue du Bastion. Nous entrâmes et ne trouvâmes qu'un établissement quasi vide où une seule table était occupée par de vieux messieurs barbus jouant aux cartes. Tout haut, Moerman proclama : « N'entrons pas ici, il n'y a que de vieilles barbes ! »
Aussitôt deux d'entre les joueurs de cartes se levèrent et répondirent à l'affront. Ernst répéta sa phrase et les joueurs de déclarer : - Savez-vous que vous avez à faire à des généraux ? Regardez nos décorations. Moerman répondit avec vigueur : - J'ai au moins la pudeur de ne pas porter les miennes. D'ailleurs je suis antimilitariste et je hais les galonnés.
46
Cela dura un quart d'heure. Je pus enfin l'emmener. L'état d'exaspération dans lequel se trouvaient les généraux les rendait peut-être capables de se battre contre un adversaire beaucoup plus jeune qu'eux. Mais le barman connaissait Ernst. Et quand les généraux se rassirent et commentèrent l'événement, ils apprirent que leur insulteur était l'avocat Moerman. Le lendemain, plainte était déposée au Conseil de l'Ordre qui nomma comme rapporteur Henri Jaspar, l'oncle de Marcel-Henri Jaspar, et ancien premier ministre. Celui-ci était trop intelligent pour ne pas rire de cette algarade. Mais Ernst dut, pour échapper aux sanctions, écrire une lettre d'excuses qui serait transmise au Bâtonnier. Je sus par mon ami Joseph Pholien, chaleureux camarade d'Ernst, que la missive qui fut signée par ce dernier était un chef-d'œuvre de soumission et de revendication dans l'ironie. Faut-il raconter un dernier incident grotesque qui fit rire son cher patron, Jean Van Parys ? Ernst, conseiller de propriétaires de cinéma, fréquentait souvent le tribunal de commerce. Il constata que les rôles d'affaires à plaider contenaient les causes du jour selon une inscription numérotée X contre L ou A contre B. Moerman avait ainsi observé que jusqu'à 9 heures, à l'entrée des magistrats, on pouvait inscrire de nouvelles affaires qui étaient ainsi appelées, le matin même, par la voix de stentor de l'huissier. Le facétieux Ernst arriva un matin où une centaine d'affaires étaient au rôle. Subrepticement, il ajouta à la liste, avec un numéro d'ordre, « Piscet contre Lemur ». Lorsque l'huissier-audiencier prononça ces trois mots diurétiques, un large éclat de rire secoua l'audience au point que le Président dut lever celle-ci avant d'obtenir un peu de calme. Il y a cent histoires pareilles qui forment le tissu fantaisiste de la vie du poète. Ne pas en parler eût été une lacune. Il appartient au lecteur d'imaginer le reste. Ernst écrivit deux pièces et publia trois livres de poèmes qui restent sans rides devant la critique d'aujourd'hui. Quand je publiai, avec de Nola, Les Poètes de la Rue des Sols, je me souviens qu'Alain Bosquet me fit observer qu'il était étonné par la qualité lyrique des poèmes de Moerman. C'est vrai, et je les relis toujours avec la même admiration. On sent qu'il ne s'agit pas d'un poète qui a sucé longtemps le lait des muses. Je l'ai déjà dit, il ne connaissait rien aux classiques. Il fit son école dans les œuvres de Cocteau, de Cendrars ou d'Eluard. Je me souviens que Raymond Roussel, dont il possédait Locus Solus, l'avait longtemps bouleversé.
47
En réalité, par sa puissance d'inspiration et d'imagination, Moerman avait rejoint d'un seul coup toute la poésie qui devait éclore après lui. Je suis persuadé que sa place est marquée parmi les plus purs et les plus originaux, car, à le lire, on sent qu'il ne doit rien à personne. Ceux qui l'ont connu gardent un souvenir exalté de celui qui fut sans le savoir plus grand que lui-même. Je restai à ses côtés jusqu'en 1940, à le voir tous les jours, et à être quotidiennement enchanté. Mais survint le dix mai. Je crois qu'à cette époque déjà Ernst habitait au 32 de l'avenue Louise. Je partis pour l'Amérique avec ma femme et ne devais plus en avoir de nouvelles. Il épousa Françoise et mourut en 1944. Je n'entre pas dans cette dernière partie de sa vie ; Carlos de Radzitzky est un témoin vigilant qui fut à côté d'Ernst jusqu'à sa mort. Mais les poètes ne meurent pas quand ils sont de la dimension de celui-ci. Son œuvre est à peine connue ; ceux qui viennent la découvriront. Il faut tout de même que je puisse vous confesser qu'à ma rentrée d'Amérique, je fus bouleversé de ne plus le trouver dans ma vie. Ce fut au point que j'écrivis ce poème qui dit mieux que de longues phrases la place nécessaire et exaltante qu'Ernst Moerman avait tenue dans mon existence.
Ce soir, ce soir, où es-tu ? Ta roulotte est vide, blond voyageur Qu'ont-ils fait de tes yeux de colchique qui regardaient les femmes et les bénitiers ? Et tous tes jeux de mots aboyant obstinément à la niche de l'oubli Peut-être as-tu retrouvé Fantômas aux eaux glauques de Sept-Fontaines C'est avec lui que tu mettais de la moutarde sur les poignées de corbillard Ernest, voici les chatons rose et crème d'un nouveau printemps Repassent haletants les fantômes qui hantent nos grands fonds et nos nuées La brune qui fascinait les oiseaux retournée aux épuisettes de la matière La blonde qui buvait des cocktails de sang frais et de jets de houblon La rousse mélodieuse à qui tu mélangeais tes longs cheveux de Diomède
48
La chataine au corps usé de spasme comme une vieille monnaie La folle aux yeux de truite qui célébrait des messes blanches à l'aube Et la cendrée faite chair enlevée dans ton tank interplanétaire Et celle qui ... et celle dont. .. et celle pour ... et toutes les autres Bleues de destin, vertes d'abîme, rouges de mésange, jaunes d'absence Qui murmuraient les mots de la rosée à l'heure du pneumothorax Et les autres, les autres, les autres au bouquet charnel de tes ombres Ce soir, à distance, Françoise et Jean parlaient tout bas à ton oreille Nous avons regardé sans toi les sapins noirs et les prunelliers schisteux D'Esch le Trou, où nous pensions à toi sans oser prononcer ton nom Les châtaigniers luisent à l'Avenue Louise où tu passas face au ciel Quand les feuilles avaient cette teinte de Pernod que tu aimais tant Le velours usé des filles pâles aux bancs épanouis du « Rallye » Ils ont supprimé l'édicule d'où sortaient tes douze frères Et ta machine à écrire où pianotaient les vagues de la mer du Nord Ta guit~re désaccordée où bat la pulsation des vieux ragtimes Et ces cmq francs dont tu aurais rougi de mourir sans les avoir dépensés Tu es sourd au silence des cloches des Barnabites qui sonnaient l'heure Quand tu rentrais avec une fille nouvelle au goût de défaite Ils soufflent encore sans toi dans leurs orchidées de métal sonore J'ai revu à Harlem ton ami nègre qui vivait le rythme à la Villa d'Este Il fumait de la marihuana pour mieux chanter les blues nostalgiques Et le banjoïste indien qui t'offrait ses cordes pour le dernier poirier du jazz Assez ! la vie est vide sans toi, entre la chair triste et la chanson des rues Parfois tu es en col bleu de marin et tu sommeilles à l'île de SainteHélène Tu joues du violon pour les prisonniers endimanchés de Hollande Tu gis sanglant dans un fossé de Bourgogne et tu éclates de rire Et les femmes de Vienne ravies t'envoient leur cœur par pli recommandé Assez, assez ! nous nous reverrons tout de même du côté des tubéreuses Tu reviendras souriant d'au-delà et de poésie sur tes quatre pneus éclatés Et nous irons vers le ciel, et le vent, et les poèmes de la rivière Ernest Moerman, avocat du rêve, poète de notre jeunesse, sourcier de la perdition Avec l'accord tacite des lévriers bleus, et des philosophes saxons.
49
ERNST MOERMAN
ŒUVRE POÉTIQUE
FANTÔMAS 33
FANTOMAS I
A }. Supervielle
Le respect de la mort s'en va chez les spécialistes. Fantômas, poète édité à frais d'auteur, Est un Centaure qui s'ennuie De ne pouvoir descendre de cheval. 1Il ne suffit pas de sourire Pour ne pas être condamné, Et si parfois les nuages se trompent de neige, La neige, elle, se trompe d'ennemis. Tout le surréalisme est au service de Fantômas. C'est le seul être au monde avec qui J'aurais aimé me faire photographier à la foire. V raie patrie de l'enfant qui s'éveille, Il est le plus court chemin de la vie dangereuse A la dernière grimace du supplicié. IT ous les soirs il s'habille pour mourir Mais un orchestre entier ne peut périr d'un seul coup. Fantômas luit sur mon enfance Comme un éclairage sans pitié Pour mes rides d'enfant. Il lui suffit de paraître et Sitting Bull, Nick Carter, Nat Pinkerton, Morgan le Pirate, Buffalo Bill et Lord Lister furent effacés, Taches légères dissoutes dans l'éther. Seuls nous donnaient le vertige, La fenêtre ouverte sur Fantômas Et les dessins de Benjamin Rabier, Qui peint la nature comme elle devrait être. Fantômas m'apprit à mentir sans besoin Et à dire que 2 + 2 = 5 Alors que je savais très bien Que 2 + 2 = 3. Par ses soins, dans mes veines gelées, Le sacrilège célébrait l'office du froid. Il m'apprit la haute leçon de morale, Du poivre jeté dans les veux d'un ennemi.
55
Il m'apprit à me rendre méconnaissable Aux yeux mêmes de mon propre miroir, Et à me méfier de cette femme ridicule Qu'on me présenterait dans le monde : Madame Fantômas. Quand j'étais sage, il me donnait une image Que je mettais dans ma tirelire. Je ne l'ai ouverte qu'aujourd'hui. Aujourd'hui Fantômas n'est plus qu'un orage qui s'éloigne Ses yeux sont fermés pour cause de décès. Criminel dissimulé dans sa propre ombre, Fantômas est mort avant d'avoir pu être rejoint.
Néanmoins Son vieil ennemi le policier Juve veillait. Soigneusement grimé, il s'était fait la tête De l'Eternité; ce n'était pas trop pour vaincre Enfin l'Inconnaissable, l'Insaisissable, Le Roi de l'Epouvante, la Silhouette du Crime. Fantômas revint un jour dans le boudoir Où se brûlant les mains, il déroba Le diadème de Sonia Daniderff. Juve depuis trente ans l'y attendait. Ses cheveux avaient à peine blanchi. Seules les tempes grisonnaient. Minute solennelle : le Temps Perdu Rencontrait enfin le Roi du Crime. Arrêtez-le, cria Fantômas, je suis ]uve C'est lui Fantômas, et Juve-Fantômas Fut arrêté, emprisonné, jugé, exécuté. Pendant que Fantômas-]uve ricanait Et disparaissait une fois de plus dans les Ténèbres.
Elle se fit passer pour la Tamise, Et Fantômas se trompa de Londres. Pour avoir osé lui mentir sur les marées, Le soleil périt sur un bûcher. Les étoiles privées de dessert, Ne purent communiquer que par signes. La cime du grand canyon du Colorado, Invitée à une surprise-party Ne retrouva plus sa tête au vestiaire. Il eut tort de croire une toile d'araignée, Et mourut noyé dans le Ciel.
Fantômas, monde perdu dans l'espace, Baiser de forçat, mystère du diamant, Ventre sournois des violes, Capitale de la fausse barbe, Pavé poussé entre les herbes, Cuivre blanc des carrousels salons, Chapeau haut-de-forme braqué sur l'infini, Image perpendiculaire à notre jeunesse, Parricide mort au champ d'honneur, Fantômas qui êtes aux Cieux Sauvez la Poésie.
OCEAN A Jean Bastien
Fatigué des hommes que le sommeil aveugle, Fantômas s'en prit aux astres, aux fleurs, à la nuit. Il brouilla tout dans le Ciel, offrit la Croix du Sud A la Reine des Poisons qui s'en fit un cerf-volant. Il était à l'aise dans l'azur, Car Fantômas placé sur un nuage Subit une poussée de bas en haut Egale au volume de soleil déplacé.
La Mer du Nord pour échapper à sa poursuite Dut se déguiser en brouillard.
56
La mer aujourd'hui, Est pareille à une cour de caserne vide. Pour se rendre à Rotterdam, Elle préfère aller à pied. Mais pour pousser jusqu'aux Indes, Elle emprunte les paquebots. On l'accueille avec grâce et tous font la chaîne, Pour qu'elle arrive sans se mouiller les pieds. Le vent ne laisse pas de trace sur ses vêtements
57
Dans sa narine, il y a deux revolvers. Entre ses doigts de pied, il y a des balles dum-dum . Comment voudriez-vous, avec tous vos diplômes, Leur résister?
Et dès que sa main se pose sur elle, Toute trace de fatigue a disparu. Le dimanche, la mer sent l'émigrant. Le chien du voisin ne la supporte pas, Car il ne comprend rien à ce ventre qui respire Et à ces soupirs d'épaules. Au jour du jugement dernier, Les naufragés seront à droite, Séparés des navires sauveteurs Par des chiffres que ma mémoire a oubliés. Je ne retiens que des prénoms et de belles saisons: Je les supplie; Jeanne Avril ! Irène Juillet ! Sauvez le vapeur en perdition. Ainsi les tigres affamés épargnent les hommes blancs Pour vexer les nègres qu'ils méprisent; Les tigres et la mer trichent pour perdre. La mer est un ange Dont j'ai oublié le nom. Miroir qui se raconte des mensonges, Tous ses gestes sont mutilés dans le miroir du ciel. Cueillie trop tôt, elle se fane au soleil. En séchant, elle change de couleur. La mer est morte sans connaître la fin de son histoire. Je donnerais cent franc de plus, par mois, pour ma chambre, Si un ruisseau la traversait.
AL CAPONE
Il a enlevé ses yeux pour y placer des meurtrières, Et son index qui ne dort jamais, Jour et nuit fait les cent pas. Dans chacune de ses oreilles, Un fusil scié dort son premier sommeil. T'en souvient-il, c'était l'heure où dans tous les garages, Le prix des places fut multiplié par 7,3. Le fils du maire Thompson avait la colique Que nous subissons tous après avoir volé notre premier taxi. Le père du maire Thompson, pour ne pas vomir, Dut retenir ses grosses lunettes. Les victimes demandent grâce, Elles sont fatiguées de tenir les mains en l'air, On se croirait dans le métro. Dans les campagnes, on murmure: A Chicago, on meurt debout, Puis c'est le vent qui vous renverse.
0 Chicago, ô Ville plénière ! Où l'on n'est pas exposé à rencontrer A chaque coin de rue des honnêtes gens. 0 Chicago! Doux cœur de Belzebuth. 0 Syndicat de la balafre Flammes d'amour, langues de crécelles citronnées. Dioudloudou, pommes de Mélanie. 0 cher bandit, rasé de près !
A Marcel Le Borne
Patt o'Neil, le gangster, m'a dit : J'ai tout un lot de bouteilles vides Que je vais offrir aux spécialistes du cancer. Il faut faire boire les morts, Pour les stocks, pour les vioques, pour les croqueMorts, pour les coups de tête empoisonnée. Dans sa poche gauche, il a son cœur Entourée de sa gaine d'acier. Dans sa poche droite, il y a deux revolvers.
58
DIVERTISSEMENT A Em. Tielemans
Les nègres têtus, mal vêtus, repoussent du pied Leur assiette de soupe indigo. ]'en ai assez, dit le chef, D'être traité comme un aborigène.
59
Si Madame la Comtesse veut me payer mon voyage, Je l'accompagnerai au banjo,Le banjo est un pays sauvage où vivent ces Vestiges de sac et de corde. Vous n'y trouverez pas grâce même Cousue dans la peau d'un chat. Mon frère est mort assommé D'un coup de téléphone du soleil. Depuis ce jour en signe de deuil Les communications se paient en sortant. Mais la Comtesse serre tellement les cordons de sa bourse Qu'elle étrangle net le bobilionske. Au troisième clin d'œil vous ferez entrer le cheval. Le cheval retiré des affaires vend des clous de sabot, Et fait une grande consommation de clowns modérés. A l'ombre des terrasses le grelot tombe dans mon verre.
Et rêve d'un Paradis plein de chevaux volés, Mais ne s'explique pas qu'ils soient tous aveugles. Ni pourquoi, posé sur des rides en désordre, Son loup de faux velours noir A cessé de leur faire peur. A voyager ainsi incognito Dans un pays plus noir que son ombre, Il apprend à aimer la me .. informe Parce qu'elle est bonne, non parce qu'elle est belle. Vagues chauves, vagues sèches, vagues durcies, Puis brusquement inondées d'eau. Entre les doigts de son rêve, l'arme meurtrière Fond à la chaleur des seins qu'elle atteint, Et retombe en fleuve d'argent qui réchauffe le dormeur. Fantômas dort, ses yeux cicatrisés Grands ouverts sur l'invisible. Il rêve que sa mémoire dort.
On entendrait voler un singe.
FANTOMAS II A Pierre Fontaine
Résumé des chapitres précédents. L'enfant Thomas devenu Fantômas éclaire le monde. Parfois, voilé par les nuages, il cesse de réchauffer nos cœurs. Alors surgissent les pires malaises : les guerres éclatent, la peste bubonique rase le sol, les faits divers se raréfient, les colonels montent en grade et les religions se répandent. Fantômas entre deux éclipses tue.
C'est la première fois qu'il pleut Depuis que Fantômas est aveugle. Quand la femme que tu aimes a soif, Donne-lui un verre d'eau fraîche Puis tu lui parleras d'amour. Fantômas trouve dans de vieux livres de cuisine De vrais remèdes pour bien dormir,
60
Il faisait grand jour quand il referma les yeux Et se réveilla pour se rendormir encore. Dans la forêt régnait un bruit de journaux repliés. Les chèvres familières allaient têtes nues,Les fougères disaient du mal de tout le monde, Et les lianes chantaient : « Lorsque tout est fini ». La lotion à faire repousser les forêts Marchait doucement sur la pointe des pieds. L'orage poursuivait les oiseaux noctambules.
Fantômas agonise. Un serpent qui s'est noué à son cou, Jette un froid plus tenace Que le regard d'un œil de verre. C'est l'heure du grand silence Où les remords se transforment en frissons . Quelle paix après un grand amour ! Il faut mettre trop de thé Pour que l'infusion soit amère. Il faut aller trop vite Pour que l'accident soit réussi. Les athées profitent des orages pour blasphémer. Il n'existe pas de thermomètres assez puissants Pour mesurer la fièvre des ascètes.
61
Terre noire où fleurit le pavot, Armstrong conduit le torrent, en robe d'épousée, au sommeil.
LA MARQUISE A G. Vriamont
1
Il n'y a pas que les beaux usages. Une carabine est le seul moyen De se faire présenter à l'oiseau qui vole.
Chaque fois que, pour moi, « Some of these days » Traverse vingt épaisseurs de silence, Il me vient un cheveu blanc Dans un vertige d'ascenseur. « After you' re gone » Est un miroir où la douleur se regarde vieillir.
Il n'y a pas que la musique. Tout son qui dure plus de trois secondes N'est plus de la musique.
« Y ou driving me crazy » est une aube tremblante Où sa trompette à la pupille dilatée Se promène sans balancier sur les cordes de violon.
Il n'y a pas que le progrès. Une montre arrêtée donne l'heure juste Deux fois par jour.
Et « Confessing » donne de l'appétit au malheur.
Il n'y a pas que la volupté. Un chaud soleil bien rond et le bout du nez froid Sont les deux pôles du plaisir; Les mots d'amour écrits dans la buée Sont une rosée que le soleil efface.
Chant de l'impatience, ta musique noctambule Se répand dans mes veines où tout prend feu. Armstrong, petit père Mississippi, Le lac s'emplit de ta voix Et la pluie remonte vers le ciel.
Il n'y a pas que le démon du jeu. Importés par hasard et demeurés par paresse Dans les forêts de l'Orénoque, Les pigeons y tiennent des agences de voyages.
V ers quels villages abordent tes flèches Après nous avoir touchés ? Traversent-elles des chevaux sauvages Avant de nous empoisonner? Les racines de ton chant se mélangent dans la terre En suivant les sillons que la foudre a tracés. Les nuits de Harlem portent l'empreinte de tes ongles Et la neige fond noire, au soleil de ton cœur.
Il n'y a que l'amour Me dit le vicaire qui se hâte de célébrer sa messe Pendant que ses enfants naturels refroidissent Sur le bi du bouc du rhinocéros du coin.
Je marche, les yeux clos, vers un abîme Où m'appellent les œillades de tes notes femelles Plus inquiétantes que l'appel de la mer.
LE SANG
ARMSTRONG
A Albert Guislain
A Robert Goffin
Un jour qu'Armstrong jouait au loto avec ses sœurs Il s'écria: «C'est moi qui ai la viande crue.» Il s'en fit des lèvres et depuis ce jour, Sa trompette a la nostalgie de leur premier baiser.
62
Pareil au cheval aveugle qui tourne sans répit Sans distinguer le jour de la nuit, Forçat du tour de l'homme, champion maudit, Le sang existe de toute éternité.
63
Messager de mauvaises nouvelles, Il s'avance en robe de magistrat Et les porte partout à la fois. Parfois il s'arrête aux lèvres transparentes Et regarde par la fenêtre. Infidèle à l'homme, ille trompe avec la neige Où il luit comme les yeux d'un chat. Au même instant, je sens qu'il me monte à la tête, Et je sais qu'il descend à la tête De l'homme qui est à mes antipodes Où il caresse peut-être des cheveux blancs. Le jour de la mort, il s'immobilise soudain, Comme un somnambule qu'on éveille brusquement. Sa couleur seule le distingue du ciel bleu : Ainsi le crime n'a pas le même visage Que les funérailles d'un jeune enfant. La confiture de fleurs passe dans le sang A l'insu de tous; elle trompe la fin, Et donne des joues roses A ceux qui ne demandent rien. La fièvre attend que le soleil se couche. Trop maquillée, du rouge aux lèvres, Elle sort, les yeux brillants ; Mais les promenades sont impossibles Dans une ville où toutes les rues portent le même nom. Le cœur est une cigarette Qui se consume toute seule. Le cœur est le maquereau du sang, Ses fourches caudines, Son pèlerinage au Soldat inconnu, Sa promenade des foules du dimanche.
VIE IMAGINAIRE DE JEAN COCTEAU
A Edouard Mesens
Jean Cocteau est un soleil bien mis Qui cherche un peu partout son monocle. S'il existait réellement, (Mes lunettes ne sont pas de ce monde) Je l'aurais déjà vu. J'aime mieux croire Qu'il est mort le jour de sa naissance, Pendant que dans le lit dévasté par la symétrie, Son frère jumeau prenait sa place, Et qu'autour d'eux, Le Diable, déguisé en Orgue de Barbarie, Entrait sur la pointe des pieds. Depuis ce jour, ange gardien de son homme de paille, Jean Cocteau vit à ses côtés. La nuit il lui vole son cilice Et le met autour de son cou. Toutes les deux heures ille réveille, Pour lui donner sa tisane à dormir. Ainsi, sans cesse l'aventure téléphone au mensonge, Et les miracles se reproduisent entre eux.
Ces enfants qui font des grimaces Malgré les avertissements Restent parfois défigurés : Les cloches de Pâques se mirent à sonner Pendant que Jean écrivait le Potomak. Le luxe insensiblement conduit à la prison ; Deux montres bracelets font une paire de menottes; L'assassin qui avait mordu dans une pomme, Son forfait accompli, Dut, pour ne pas être identifié, Se faire arracher treize dents.
Tous les hommes sont égaux devant la couleur du sang. Nul ne sait où se faire une blessure discrète. Enfant prodigue de l'océan, Le sang de Pétrone, pour courir le monde, Quitta le vaisseau et mourut noyé dans la mer.
64
Parfois Jean Cocteau est invisible, Parfois son ange gardien. Je ne sais plus à quelle ombre me vouer. Faudra-t-il attendre d'être au Ciel
65
Pour que les miroirs cessent d'être glacés Et se couvrent de vagues ? Pour que les ombres me traversent Sans me faire de mal ? Parfois, Un mot mal lu transforme un poème ; Flocons de lune, flocons de laine. Ivre d'insectes ] e vois double Et je comprends.
Thomas l'Imposteur est l'histoire d'un naufrage Voici comment il nous conte l'incendie : « Toute la chambre prend feu, Les flammes se communiquent à mon oreiller J'y allume ma cigarette Je fume.»
Le sang n'était pas encore assez mûr, L'amour n'était pas encore assez pur. C'est ce jour pourtant qu'il inventa ce parfum Qu'il gardait pour lui tout seul Et dont il avait coutume de dire : « Avec lui je me reconnaîtrais entre mille personnes. »
Ces enfants terribles vivent dans un enfer pavé de ciel bleu. Lune, ignoble tonsure du Ciel Par où regardent les grandes personnes. Tout chat qui portera sa souris d'un air pensif Sera condamné à mort. Un beau crime est un chef-d'œuvre Que l'auteur doit garder pour soi. ]'ai intercédé pour Cocteau en insistant : « Et pourtant si elle était arrivée ? » Pour qu'il en soit ainsi, m'a-t-il accordé, Je patienterai jusqu'au jugement dernier. Dieu prisonnier dans son ballon captif Connaît notre avenir Mais il ne peut intervenir. La jalousie est l'enfant terrible de l'amour. Il vaut mieux être le dernier
66
A se servir des champignons. Elisabeth et Paul, Ce sont les deux poumons du poète. Depuis qu'Elisabeth est morte, Il ne respire plus que d'un côté. L'air se vend au plus offrant, Le ventilateur devient Moulin à vent.
Depuis le jour où Dieu se fit passer pour ]ésus-Christ, Plus rien n'est impossible. Jean Christ, Jésus Cocteau ]. Christ Jean C. ] ésus-Christ Jean Cocteau. L'aveugle se moque du cinéma Où se commettent des crimes sans épaisseur. Il n'est plus temps d'être sauvé. Trop tard dans la nuit C'est trop tôt dans le jour. 1 Tout centenaire qui meurt refuse d'attendre plus longtemps. Déjà, C est de la neige qui fond une seconde fo is.
Jacques Forestier a inventé la mort utile Mais les ancres jetés sans discernement, Blessent la mer. La musique meurt, noyée dans le fleuve. Il ne faut pas se fier au pigeon bleu du vert chasseur. Jacques Forestier plongé dans l'amour Flotte, enfonce, Fait la planche, le grand écart; Déjà il est trop vieux. C'est un plus lourd que l'amour. Peu après avoir dépassé son suicide, Il aborde le pays Où les pâquerettes sont plus hautes que les lions. Sur lui se pose, déformé par ses bottines, Le pied du destin, Plus cruel que des parallèles. Ce suicide est une housse Mise sur un alibi. Avant de ne pas mourir il imagine L'acte désespéré par quoi il échappera
67
Aux suites de son imprudence. Car l'opium ressemble à l'opium Et à rien d'autre. Il écrit une lettre posthume. Son sommeil est une femme infidèle Qui lui ment sur l'heure. Demain il téléphonera au bourreau Pour lui demander s'il peut s'exposer au soleil. L'Avenir se lit bien mieux Dans les pipes bourrées avec le tabac des autres. La vitesse de son rêve Vit aux crochets de la mort. Les enfants des pauvres Ont droit aussi au mal de mer On leur fabrique des balançoires, Mais sans leur dire Où ils peuvent les accrocher.
Invitée par mégarde, demeurée par mollesse La maladie a pris la meilleure chambre. Baigné dans l'opium Le mourant se met à chanter. Les araignées le terrassent. Jean Cocteau souffre L'ange gardien écrit Jean Cocteau relit L'ange gardien sourit, En pensant à ses soucis. Maladie, fourmi rouge, Vite écrasée entre les pages d'un livre.
Ils regardent sans voir, Et parlent tous en même temps. Je crains aussi la musique, Un sourd joue faux, même dans l'obscurité. Je crains la confiture d'abeilles Pleine de crimes passionnels. L'Amour, les jeux finis, Ne remet jamais ses jouets en place. Je m'épuise en poésie; Les guêpes réparées au fil de fer, Je les attire avec mon aimant. Le poème piqué par elles se met à enfler, Et me fait mal. Quand je rencontrerai Jean Cocteau Je lui dirai, bonjour, Il y a longtemps que je ne vous ai pas vu. Tant qu'il me restera un morceau de pain L'autre moitié sera pour moi. Au revoir, Jean Cocteau, Donne-moi quelque chose, ta robe de chambre De fumeur, dix cigarettes, envoie-moi Une carte postale pour couper mes livres. Ta plus belle phrase, Poème tombé du nid, Tu l'achèveras dans l'autre monde.
DEURLE-SUR-LYS A P.-G. Van Hecke
Tous les jours, je sais qu'il est midi Quand, passant au même endroit Je me vois dans le même miroir. Mes cheveux qui tombent, Que disent-ils derrière mon dos ? Les navires en bois Aux vergues pleines de perroquets Valent mieux que les navires en fer, Où les fleurs déçues entrent en religion. Prisonniers de cils véritables, Les yeux postiches sont plus beaux que les vrais.
68
Deurle-sur-Lys, village ridé, visage rasé, Traversé par le serpent De mes prochains péchés. Village patient où nul N'arrive jamais en retard, Je ne suis pas trop vieux pour toi. Pour avoir une âme immortelle, Il suffit d'en exprimer le désir. On passerait sa vie A y attendre une femme invisible.
69
Toutes les fenêtres donnent sur ton vertige 0 Gustave De Smet ! Le ciel des Flandres est si bas Qu'il transforme toutes les maisons En gratte-ciel à un étage.
graphe et le « Transportation blues » emplit, à la seconde même, les moindres recoins de la salle de bains.
Les jours d'hiver, Le soleil enjambe la lune mourante, Et disparaît, jambes nues, de l'autre côté du lit. Quand le soleil a du plomb dans l'aile, La jeune lune, conservée dans les nuages Se mange au piment rouge, non au sel. Le cimetière est noué autour de l'église Comme une écharpe autour du cou. Paysage entouré de linges blancs, Incrusté de coquillages, Qui se transmettent de mains en mains De cœurs en cœurs. L'amitié s'y inscrit comme elle se prononce. L'aube, comme du sucre, fond dans le froid Puis se rendort jusqu'au matin.
Sa compréhension des objets et de toutes choses inanimées ne différait de celle des autres hommes que parce qu'il admettait la présence, dans un bungalow sans étage, d'un ascenseur réduit dès lors à servir de réduit à un aspirateur ou à des instruments de musique hors d'usage ; peut-être aussi parce qu'il produisait son électricité lui-même. Fantômas était seul à penser du mal de sa propre personne; la légende que ses témérités lui avaient faite célébrait son aisance, sa souplesse, le lié de ses attitudes. En dépit de sa fortune et de l'organisation qui distribuait ses gestes automatiques, il se savait toujours à la merci du manque d'imagination des inventeurs de joie, même les plus chères ; seul, d'ailleurs, un plaisir dépassant ses moyens eût été le bienvenu. Les objets que la vie mettait autour de lui ne lui avaient jamais dévoilé leur pittoresque ; il ne possédait rien qui ne lui eût été confectionné sur mesure et dès lors tout faisait partie intégrante de lui-même.
Les nageurs, suivis de leurs remords Cousus dans un sac imperméable, Remontent la Lys vers leur passé Qui doucement les repousse vers la mer. Les pêcheurs bourrent leur pipe de coke Puis se mettent à courir Poursuivis par les feuilles mortes Qui détalent comme des rats. Les chiens se lèvent, Il va falloir rentrer le vent.
Déjà sa vie lui apparaissait depuis longtemps comme terminée ; indifférent à l'avenir, il dédaignait les petits profits de l'expérience et se bornait à saluer au passage les groupes de souvenirs, comme on traite d'un coup de chapeau de vagues relations dont on a oublié le nom. Les moindres propos tenus sur son compte lui étaient rapportés avec une telle fidélité que le plaisir que certains pourraient éprouver à suivre leur propre enterrement était, pour lui, entièrement dépourvu de sens.
FANTOMAS III A René Purnal
CHAPITRE 1
Fantômas, gentleman démoralisateur, prit son rasoir posé sur une console fragile ; allégée, celle-ci actionna le mécanisme du phono-
70
Tout en se rasant, Fantômas, bien que durci par l'ennui, appréciait le rythme qui s'installait au creux de ses moindres gestes, aux places chaudes de sa sensibilité ; il appréciait, une fois de plus, la justesse de ce système qui le dispensait de penser en détournant son attention.
Le jour où il échappa miraculeusement à un accident d'automobile, il comprit que le destin lui serait impitoyable et qu'il n'aurait jamais rien à se raconter. Il est certain, pensait-il en s'asseyant à terre pour se polir les ongles, que je ne suis pas l'être forcené qui me vaut à l'heure actuelle une célébrité que je n'accepte que parce qu'elle est équivoque ; le cynisme avec lequel je brouille tout, au-delà même de
71
l'imprévu, n'est qu'un alibi à l'usage des personnes pâles dont je galvanise un vieux fonds de canaillerie offert aux enchères aux plus médisants.
Mon mari - excusez-moi de ne m'être pas encore présentée - , Lord Brentham des Automobiles Brentham et co, est aimable, empressé, sans aucun éclat dans les yeux, sinon dans la conduite.
Son domestique lui annonça qu'une dame désirait être reçue.
Ce mariage ne suscita aucun commentaire, Sam n'ayant eu, lui non plus, aucune aventure susceptible de susciter les jalousies de la dernière heure et de m'opposer comme une élue indigne à quelque créature bien soutenue dans le monde des filles-mères et autres honnêtes femmes.
Furieux d'être dérangé pendant que ses cheveux étaient encore mouillés, Fantômas rejoignit la visiteuse au salon, bien décidé à lui refuser tout ce qu'elle pourrait lui demander. Il aurait pu la faire attendre mais n'y songea pas. Il n'aperçut, tout d'abord, que les jambes de cette femme ; elles étaient longues, presque minces et tellement roses qu'elles lui parurent dorées ; sans savoir immédiatement pourquoi, il craignit de ne pouvoir être assez aimable. La visiteuse qui parnt tout comprendre, jugea inutile de se faire humble: - «Je me suis décidée à venir vous voir, dit-elle, sur les conseils de mon amie Winnie qui me garantit l'efficacité du concours que vous accepterez de me prêter, pour autant que vous puissiez dominer la situation. » Fantômas qui ne voulait pas user immédiatement de son accent bourru risqua d'être cordial, puis galant et répondit avec fadeur qu'il serait heureux de rendre à une jolie femme un service qu'il refuserait à une autre.
Au contraire, la malignité publique ne se tint pas pour battue; on me représente comme confite en dévotion, intraitable sur un grand nombre de principes, totalement démunie de tempérament. » Fantômas l'interrompit : - «Je connais des femmes que, du point de vue qui est le vôtre, pareilles erreurs servent. Comme en cette matière, on ne prête qu'aux pauvres, on ne leur pardonne pas de se dérober à l'analyse; elles émeuvent ou terrorisent les plus blasés et les plus hardis qui ne se sentent pas de taille à rivaliser de prestige avec des habitudes solitaires, bestiales ou lesbiennes. D'ailleurs toutes ces légendes vont de pair, le plus souvent, se bousculent ; il leur reste à choisir celles qu'elles accréditent. » - « Il n'en est pas moins vrai, rétorqua Lady Brentham, qu'en ce qui me concerne, je n'ai jamais profité de ce bénéfice d'inventaire et que je n'ai pu, jusqu'à présent, courir ma chance. Puis, reprenant son récit :
La visiteuse parut déroutée par cette mise en marche trop courtoise ; elle la pressentait dangereuse. - «Ne soyez pas galant - dit-elle - , ce serait une déception pour moi après tout le bien qu'on m'a dit de vous. » Fantômas fut satisfait de ce cynisme ; il s'inclina et, dégagé de toute modestie postiche, l'assura de sa discrétion en même temps que de l'intelligence qu'il mettrait à la comprendre. - «Je suis - dit-elle - , une femme inaperçue ; jeune fille, je fis mes premiers pas de femme inaperçue dans les bras de jeunes gens d'une discrétion désespérante et, au surplus, sans contour ; il m'arriva d'inventer des aventures ; je fus prise en flagrant délit de mensonge; dès lors, n'ayant pu, ni en pension ni dans les années qui suivirent, faire admettre que je puisse avoir une personnalité, je crus utile d'accepter l'époux que mes parents me proposèrent. 72
- Quoi qu'il en soit, je ne tardai pas à sentir, autour de moi, cette sorte de réprobation que le mâle attache aux femelles inaccessibles. Mon mari, de son côté, paraissait n'avoir attendu que le mariage pour se déniaiser ; je le soupçonne même de bénéficier auprès de beaucoup de femmes du prestige qui, pour lui et pour lui seul, est la conséquence imprévue d'un pareil abus de confiance. Cette sécurité m'irrite ; j'en ai assez de cette existence sans éclat ; j'entends occuper la place à laquelle j'ai droit dans la malignité publique et j'ai songé à vous pour ... » - «Je ne suis pas un Don Juan je crains .. . »
remarqua Fantômas - , et
- «Vous êtes plus dangereux et plus marquant qu'un Don Juan auquel je n'entendais pas vous faire l'injure de vous comparer. 73
Votre activité corruptrice se manifeste dans la plupart des domaines et vous avez la réputation d'inventer sans cesse de nouveaux mauvais traitements. Je vous ai choisi car vous êtes le seul qui ait su mettre tous les atouts dans son jeu. Je veux divorcer; mais je ne veux pas que cette cérémonie ne soit que le pâle et symétrique complément de mon mariage ; il faut que j'en sorte grandie ; il faut que le scandale soit sans réplique ; vous-même en aurez votre part, ce qui ne manquera pas d'accroître votre situation mondaine. L'organisation que je laisse à vos soins ne manquera pas, j'en suis sûre, de faire honneur à votre imagination. Ce n'est pas une aventure que je vous propose ; je ne vous offre ni ne vous demande rien, ce qui serait humiliant pour vous et pour moi. Au fond, ce que je vous demande, c'est de m'accorder la première valse. » - «Ce qui m'étonne - répondit-il - , c'est que, faite comme vous l'êtes, vous n'ayez pu ... » - « Il ne s'agit pas - insista-t-elle - de mes possibilités qui sont immenses, mais de l'isolement où me maintient une légende absurde ; d'ailleurs, les chefs-d'œuvre ne sont généralement appréciés que par ceux qui ne peuvent se les payer : les enfants et les très jeunes gens. » Fantômas pensa que ce manque de modestie aurait dû mieux la servir. - «J'examinerai cette affaire - répondit-il - , mais je vous prierai de me donner quelque délai car je n'ai pas une pensée libre avant huit jours d'ici. A première vue, il me semble que toute cette entreprise sera à la merci du choix, plus ou moins judicieux, que nous ferons de ses témoins.» Rien n'étant commun entre eux, à part ce projet qu'il conviendrait de mûrir, il ne leur vint à l'idée, ni à l'un ni à l'autre, de prolonger l'entretien. Fantômas la reconduisit avec la gravité d'un médecin et avec la componction d'un avocat après une consultation préliminaire à un procès gros de conséquences.
II Demeuré seul, Fantômas reprit sa songerie où elle avait été interrompue, c'est-à-dire, à l'index de sa main gauche. Cet entretien, loin de modifier le cours de ses pensées, fournit les compléments directs nécessaires à toutes les phrases qu'il avait commencées et, tout de suite, sa mémoire se mit à ronronner. Les lampes qui sommeillaient en lui s'allumèrent, pour la première fois, toutes ensemble. Pour la première fois aussi, il lui parut que son intelligence, dont les autres avaient été jusqu'alors seuls à parler, pouvait être à même de réparer le mal qu'elle avait fait à ses attitudes. Il ne pouvait oublier certaine pigmentation du regard de celle qui venait de lui proposer un marché équivoque, une loterie dont le gros lot ne pouvait être comparé à rien, si ce n'est à un état de grâce prochaine et possible. Il formait, autour des yeux de Laura, un nouveau visage qu'il se flattait d'avoir découvert et qu'il mettrait au point pour lui seul à l'abri des malentendus, des commentaires et des laissés-pour-compte de faux cynismes. Puis un violent mal de tête s'empara de ses pensées et de ses projets. Il ne sut que répondre aux menaces de courbatures, d'ennui, aux nausées et aux bourdonnements d'oreilles qui s'avéraient prochains. Un effroi lui masqua l'avenir ; il ne savait où lui donner rendezvous, en dehors des cafés qu'il fréquentait d'habitude. Il s'étendit sur son lit et ne put s'expliquer pourquoi, une heure auparavant, il avait mis un faux col et noué une cravate ; pourtant, il était trop tard pour se dédire et ne pas sortir. Il comprit que rien n'était organisé en lui pour certains événements dont la teneur d'électricité est telle qu'ils peuvent guérir sans autres indications, les malaises d'origine les plus contradictoires. Afin de ne pas sombrer, il se donna huit jours pour mettre au point l'aventure, susceptible de lui fournir des émotions dénuées de toute logique. Entretemps, il s'en référerait, pour l'économie quotidienne, à l'alcool et aux propos habituels.
74
75
Puis il réunirait tous ses sous et jouerait à pile ou face ; il tricherait au besoin ; s'il gagnait, il ne jouerait plus jamais ; s'il perdait, il accepterait de continuer, comme par le passé, en accentuant chacune de ses tendances. Dégoûté de tout, mais subitement attentif, il se serait peut-être réjoui, s'il avait su à quelle vitesse tout cela devait le mener loin. Ceci se passait à une époque, où les moindres sentiers de la ville étaient aux prises avec un vampire soi-disant unique, et où l'effroi s'insinuait partout, jusque dans le gaz d'éclairage.
CHAPITRE II
La Police, abusée par des apparences, travaillée par une fiction, que certaines légendes paraissaient justifier, voyant, en outre, par les yeux de la foule, avait en tête le signalement imaginaire, quoique bien composé, d'un garçon boucher et aurait considéré comme défaitistes toutes autres suggestions. Ce type populaire d'assassin idéal, séduisait les esprits soucieux de pittoresque en même temps qu'il donnait une consistance aux besoins secrets de la classe moyenne qui, pareille au fusil, tire beaucoup mieux de très loin. Enfin, la plupart des méfaits, apparaissaient comme entièrement dénués de mobiles, ce qui permettait de n'exclure aucune des hypothèses suggérées par ceux que l'intérêt poussait à embrouiller les choses, soit après avoir tué, soit peu de temps avant de tuer. Ainsi, toutes les chansons décrivaient un vampire copié sur sa propre légende, accrue par le fait que les garçons bouchers se refusaient à effectuer leur travail autrement qu'en veston et coiffés d'un chapeau melon. L'un aidant l'autre, l'erreur s'amplifiait et gagnait de n'être point confrontée avec une réalité dont personne n'avait pu être le témoin. Les enquêteurs, abusés par les témoignages déformés des rares victimes revenues à la vie, combinaient ces éléments de légende, pour en construire un être unique, inspiré de l'Esprit du Mal, seul suffisamment habile pour organiser une mise en scène aussi générale. 76
Considéré du point de vue moral, l'auteur unique de l'ensemble des méfaits était un monstre au sens complet du mot ; passant du général au particulier, la Police, induite en confusion par la foule, en faisait un être au physique monstrueux, effrayant, patibulaire ; c~tte interpolation trouvait une apparence de justification en plus st on tenalt compte de ce que l'élément féminin débordait et que les pires débauches devenaient permises à tout homme qui n'était pas tout à fait difforme. Ils ne pensaient pas que quelques jeunes hommes distingués pussent, contrairement à toutes les légendes, être las des facilités qu'ils devaient à leur charme ou à leur fortune et souhaiter des plaisirs plus amers, plus disputés, des aventures pleines de conséquences, celles où il n'est admis d'autre monnaie d'échange que la panique et le risque. Ils perdaient de vue qu'un violoniste célèbre, privé inopinément de l'usage de la main gauche, peut s'affoler rapidement de ne trouver aucune compensation suffisante à cette suppression majeure et entrer en ébullition au premier contact des ferments imprévus . A pareille époque, on ne saurait tenir assez en suspicion tel vieil arti~an tué par quarante ans de labeur dans son échoppe et qui, subttement, accomplit le geste que réclament plusieurs hérédités surchargées. Pour les opérations quotidiennes de mise au point, la police faisait usage de jumelles de théâtre non susceptibles de réglage vertical · elle raisonnait un problème où des arrières-consciences tiraient le~ ficelle~, en multipliant les déductions par des empreintes digitales, prodmt dont un peintre expressionniste habile, seul eût pu établir le dosage. Il se serait mis en quête de certains lieux géométriques des crimes probables ; en dépit des conventions préalables, secrètement conclues entre les écrivains, il les eût décelées parmi certaines maisons blanches, accueillantes et claires, celles surtout, auxquelles le promeneur dominical se réfère pour le bonheur de ses jours futurs. De peur d'avoir peur, la foule restait fidèle--aux anciennes formules ; elle n'admettait pas que ce qu'elle cherchait pût se trouver en elle, l'accompagnant dans le moindre de ses déplacements, tout homme ayant peur de soi-même, chaque assassin trouvant à peine pour se cacher, assez de place dans l'ombre de sa victime.
Le vampire était mis à sa place, abandonné de tous, centre de houle éclairé par ses propres moyens avec, autour de lui, toute la foule: sans en excepter un être.
77
Tous jugeaient les événements avec la mauvaise foi d'un troupeau de chevaux sauvages refusant de prendre à sa charge des méfaits qui, selon les apparences, pouvaient avoir été commis par un bœuf. Les origines de cette bouffonnerie étaient assez lointaines. Pareille à un malade, mal guéri, que de nouvelles émotions transforment successivement en fantaisiste, puis en aliéné, la ville n'était pas suffisamment remise de la somme d'émotions qu'avait créée une famine de deux années. Cet organisme urbain, eût peut-être résisté si, devant ce désagrément, la population s'était partagée en deux nouvelles classes sociales, les Affameurs, ayant réussi à sauver leur propre existence au prix de la seconde, vouée à l'extermination. Il n'en fut pas ainsi et personne ne mourut; mais il en résulta une modification profonde des idées générales admises pour trancher les cas de conscience collectifs ; le pittoresque d'antan se modifia dans un sens propice aux cruautés ; les associations d'idées gagnèrent en concision. La phrase : - un parc plein d'oiseaux - , n'évoquait plus pour personne un endroit où le chant du rossignol poussait entre les herbes mais un champ clos où les carabines, fussent-elles à air comprimé, partaient toutes seules. Dérangés dans leurs anciens plaisirs, composés en majeure partie d'habitudes alimentaires et de digestions satisfaites, subitement inquiets, les moindres bourgeois et les plus calmes personnages cessèrent de se sentir à l'aise. Il y eut quelques réjouissances populaires autour d'un certain nombre de pendaisons dont les accapareurs de vivres firent les frais mais tout retomba vite dans le calme et dans une atonie qui ne présageait rien de bon. L'argent ne pouvant presque plus être échangé contre de la marchandise, tout le monde vendait des bijoux, tout le monde en achetait ; le superflu et tout ce qui précédemment s'y rattachait, la pudeur notamment, cessèrent d'atteindre les prix élevés et souvent prohibitifs qui auparavant en écartaient les chalands. Les organismes débilités, de repli en repli, se jetèrent sur les plaisirs brusquement mis à leur portée, pour en arriver, tous ensemble, et chacun séparément, au seul qui soit vraiment gratuit : l'amour, so~s toute~ ses formes connut une vogue rapide, encore qu'éphémere, car il ne tarda pas à sombrer dans un érotisme lui-même sans lendemain. ' Les parties génitales conservèrent leur place dans l'économie géné78
raie et demeurèrent dissimulées . Elles n'en devinrent pas moins le centre de toutes transactions intimes ; les foyers d'activité se déplacèrent et l'imagination y installa une centrale. Abandonnés de Dieu, les hommes ne connurent plus le repentir en même temps que s'atténua la notion de propriété mobilière. Les lois punissaient encore l'outrage aux mœurs et l'attentat à la pudeur mais il ne se trouvait plus personne pour porter plainte. Certains clubs remplacèrent dans leur objet social la philantropie ou la gastronomie par l'exhibitionnisme · même chez les très vieilles gens, la vertu tomba en désuétude. ' Tous les sexes étaient munis de haut-parleurs ; l'érotisme déforma toutes les images, brouilla les cartes puis, grossi de mille rivières, gonflé, écumant, il se jeta dans le meurtre.
Ce phénomène n'a rien d'étrange ; on aurait pu observer des sursauts en tous points semblables, dans une ville livrée pendant quelques semaines aux déportements d'un carnaval prolongé et respectueux des anciennes traditions. Il en est encore qui libèrent les époux du devoir de fidélité et qui, pour peu que la fiction se prol_onge, provoquent la formation de nouveaux couples provisoires, quo1que rapidement imbus de préjugés très vifs. Pour peu aussi que les soudures fussent autogènes et les nouveaux accouplés conquis par l'inévitable prestige du renouveau, les équiv~ques pouvaient se multiplier, brûler leur splendeur, puis se denouer très mal, nul ne retrouvant au vestiaire l'objet exact momentanément abandonné. La vie humaine n'avait plus cours ; tout crime était un fruit mûr q~i tombait de l'arbre. Quant aux pensées, on ne les aurait pas pr1ses avec des pincettes ; le spectacle d'une pendaison vu au ciné~a le vendredi, jour du changement de programme, hâtait certams dénouements latents et donnait aux meurtres différés un rythme qu'il était impossible d'expliquer sans avoir recours à de pareils détails . Enfin, tout le monde était horriblement triste, d'une tristesse lasse écœurée, qui est aussi un aspect contemporain de la peur ; nul ne tremblait, mais tous avaient le vertige et ce vertige rendait tout nauséeux, y compris la tristesse. L'humour, lui-même, n'avait pas échappé à la décomposition des formules ; il s'était durci, ratatiné et ne se manifestait que dans certaines occasions grimaçantes, presque funèbres ; c'est ainsi qu'un condamné à mort avait demandé à pouvoir se rendre au
79
supplice en marchant sur ses mains, et qu'un amant abandonné, plutôt que de se suicider s'était, à dix heures du matin, plongé dans sa baignoire, revêtu de son smoking. Les formes anciennes de la peur avaient disparu ; celle-ci d'ailleurs se déplaçait rapidement ; elle allait de l'un à l'autre et se dirigeait de préférence non vers les être désignés par l'heure pour être victimes mais pour inquiéter ceux qui devenaient le principe actif d'une série d'événements aboutissant à un épisode sanglant.
proches et tout le monde oubliait, pour quelques instants, les menaces quotidiennes. Un pasteur qui se serait permis de prêcher sur la morale individuelle aurait fait l'effet d'un orateur qui se serait trompé de discours et lirait, à une distribution de prix, celui qu'il avait préparé pour un enterrement. Les assassins ne voyageaier_t qu'en tramway.
Quinze jours auparavant, la Cour d'Assises avait eu a JUger un cordonnier, John Trump qui, spontanément et alors qu'il n'était pas en état d'ivresse, s'était accusé d'une dizaine de crimes choisis parmi les plus colorés. Il avait donné sur ces méfaits des détails que l'assassin devait être seul à connaitre encore qu'il eût pu les imaginer. Personne d'ailleurs, dans son for intérieur, ne s'abusait sur la valeur réelle de ces sous-produits du subconscient. Il advint qu'au cours des débats, une femme disparue et sur le meurtre de laquelle l'accusé n'avait pas tari en détails impressionnants et vraisemblables, revint au foyer conjugal après une fugue de plus d'un mois. John Trump, convaincu de mensonge, fut sévèrement condamné pour outrages à la magistrature et frappé d'interdiction de séjour. Un autre qui avait tenté de prendre à sa charge une part importante du passif criminel, malgré tous les efforts qu'il fit pour simuler la raison fut reconnu irresponsable par les témoignages concordants de trois médecins légistes et relâché après qu'il eût fait des excuses. Il devint bientôt impossible de recueillir un témoignage digne de foi, les victimes elles-mêmes délirant dans le sens choisi par la rumeur commune ; chacun sentait en soi le meurtre possible de demain, devinait les mêmes pensées chez son voisin, son ami ou son ennemi ; la légende qui s'était formée ne tarderait pas à prendre place dans les recueils de politesse et tout élément de nature à la confirmer et par conséquent à rassurer tout le monde était une des formes de la bonne compagnie. La politesse et le savoirvivre seuls régnaient en place des anciens concepts, réglementant le cours de la vie d'autrui. La courtoisie était à son comble ; une vieille femme hésitant à traverser la chaussée trouvait aussitôt vingt bras complaisants pour la conduire ; la vieille dame, de retour au logis, en parlait à ses 80
CHAPITRE III
Le lendemain Fantômas s'éveilla tôt ; le corps vibrant, il ne savait que faire ; un problème imprévu prenait le dessus et lui posait des questions sans merci. Il prit un bain et se débarrassa d'un cor ; une araignée descendait lentement le long du mur; toi - dit-il - , si tu n'es pas là ce soir, je t'écrase ! Il fit acheter un plan de la ville et marqua d'un trait rou~e la maison d'Irène ; trois rues y aboutissaient également praticables. -
« Et puis, après ? », se demanda-t-il.
A ce moment onze heures sonnèrent : c'était le moment où habituellement, il sortait de son lit. Enfin, se dit-il, il est l'heure de me lever ; et il se rendormit. Un nouveau réveille trouva plus lucide. Au fond, conclu-t-il, pourquoi ne pas m'avouer que je l'aime ; s'il est exact que je n'ai pas aimé jusqu'à présent, je ne puis autrement expliquer mon affolement. Au surplus, il ne me reste qu'_à agir pour voir ce qui va arriver ; je ne risque rien puisque ce n'est pas moi qui dé~ide. Comme il s'apprêtait à écrire à Irène, ses yeux tombèrent sur la quatrième page d'un journal posé sur sa table. Parmi d'autres annonces, il lut : HADJA vous dévoilera votre avenir. Sans cartes, sans tarots, sans mise en scène. Tout par la concentration. Consultation : 100 francs.
81
«Pourquoi pas ? », se demanda Fantômas. Il y courut.
Fantômas tendit le doigt à vingt centimètres de la sphère de cristal, là où il n'y avait rien.
En pénétrant dans la salle de consultations, Fantômas fut dérouté, moins par la lumière qui régnait dans la pièce que par son ahurissement de ne pas trouver le décor qu'il avait imaginé. Pas un tapis, pas une tenture, pas de perroquet empaillé.; le mobilier, réduit à l'indispensable, était sobre de lignes et sentalt l'encaustique. Aucun objet sur cette table ; rien, si ce n'est une boule en cristal, blanche, transparente, inhumaine ; rien ne s'y reflétait et n'obscurcissait, fût-ce un instant, sa surface fatale ; toute la terreur du monde moderne semblait s'être réfugiée dans son néant. Fantômas en approcha son visage ; il espérait y apercevoir ses traits recomposés suivant de nouvelles lois et regroupés ~ui~ant certaines modifications arrachées mot à mot au futur. Il ne v1t nen, pas plus qu'à côté, à droite ou à gauche ; puisqu'il en était ainsi, cette boule n'était pas seule ; la table en était pleine, toutes asservies à la voyante qui mentalement devait les appeler par leur petit nom ; quant aux visiteurs, chacun, suivant la l~n~e~r ses ondes, en captait une, parmi le néant des autres, et flxa1t ams1, pour toujours, son destin.
?e
Fantômas pensait aux sons qui peuplent l'azur et parmi lesquels certains sont trop aigus pour que toutes les oreilles les perçoivent ; de même la seule boule visible pour chaque visiteur ne pourrait être l'alibi de toutes les autres. Hadja, séparée de Fantômas par la table, s'assit ; elle était jeune et mignonne mais affreusement pâle ; ses yeux donnaient l'impression de ne jamais regarder les objets ; Fantômas supposa qu'elle voyait la chaleur mais non la fumée et qu'elle usait de ses yeux comme un aveugle se sert de ses doigts. -
« Touchez la boule », dit-elle.
Fantômas eut l'impression d'aller, le cœur battant, vers un mystère dont il avait dérobé la clé ; il ne s'était pas trompé et se sentit supérieur à celle dont il venait solliciter l'oracle ; il savait désormais que le geste qu'elle l'avait invité à faire correspondait à une question qu'elle ne pouvait pas poser à peine de révéler son secret aux uns ou de faire croire à une supercherie pour d'autres ; pour le plus grand nombre d'ailleurs, la question : « Quelle boule voyez-vous ? » n'aurait aucun sens.
82
Hadja fixa le vide pendant quelques instants et commença : « Vous avez été très amoureux d'une femme pour laquelle vous vous êtes presque ruiné. Vous avez cru pendant quelques semaines qu'elle vous aimait pour vous-même mais vous n'avez pas tardé à vous rendre compte qu'elle convoitait surtout votre fortune. Malheureusement cette découverte n'a pas modifié vos sentiments à l'égard de cette personne ; coquette, dépensière, joueuse, elle s'y est prise tellement habilement que vous n'avez pas hésité à vous dépouiller pour elle. Je n'exagère pas en disant que vous étiez ensorcelé ; le jour où vous avez constaté que de votre immense fortune, il ne restait rien, vous vous êtes repris, d'autant plus que ce changement dans votre situation n'avait pas tardé à modifier son attitude à votre égard au point qu'elle ne tarda pas à se détacher complètement de vous. Dans la suite, vous avez eu d'autres maîtresses, mais vous vous êtes comporté de façon si maladroite avec la plupart d'entre elles, qu'aucune de ces unions n'a dépassé la somme d'argent que vous lui destiniez. - Vous n'êtes tombé, d'ailleurs, que sur des femmes intéressées et après quelques aventures de ce genre, vous vous êtes trouvé complètement ruiné. » Tout cela était tellement contraire à son passé et même aux apparences que Fantômas se sentit à la fois déçu et rassuré ; aucun maléfice n'était à la portée de la voyante dont les doigts n'effleuraient pas la réalité. «Voilà pour le passé - poursuivit Hadja - ; actuellement vous vous trouvez dans une période de transition, vous tâtonnez ; il se passera dans une huitaine de jours, un fait auquel vous n'attacherez pas d'importance au moment même, mais qui, petit à petit, prendra dans votre existence une importance dont vous chercherez avec angoisse à comprendre la signification. Vous vous retrouverez bientôt à la tête d'une énorme fortune mais vous ne serez plus jamais heureux, du moins dans le sens et la mesure où vous l'étiez quand vous admettiez de souffrir. Votre fortune ne vous sera d'aucun secours ; vous serez tôt lassé de tout ce qu'elle mettra à votre portée même de plus invraisemblable ; vos mufleries mêmes ne vous seront d'aucun secours ; la facilité seule avec laquelle les femmes viendront à vous n'aura
83
bientôt d'autre intérêt pour vous que les tourments que vous imaginerez à leur intention ... » Fantômas se sentit envahi par un froid inconcevable; un peu de sueur embua ses tempes ; il venait d'être mis brusquement en présence d'un futur atroce, par la voyante qui ne s'était pas trompée mais qui avait parcouru sa vie à l'envers. Le reste lui importait peu ; il fit mine de se lever. - «Attendez - dit-elle - , j'ai à vous parler encore de votre caractère : votre manie de préférer les odeurs fortes à la musique vous a déjà fait beaucoup de tort ; je vous conseille aussi de ne pas faire retoucher la photo de vos empreintes digitales le jour où vous viendrez me demander de lire dans votre main ; prenez garde ; il arrivera un moment où les miroirs ne vous rendront plus la monnaie ; de plus, si vous continuez à tourner aussi vite, vous finirez par vous trouver en présence de vous-même ; encore ne vous connaîtrez-vous jamais que de dos. Votre maladie d'estomac fait partie de votre caractère ; l'erreur provient de ce qu'on vous soigne pour des vertiges du cœur. » - «Mais je digère bien» , remarqua Erich. - «C'est possible ; vous ne le savez probablement pas, parce que tout se passe pendant votre sommeil. Autre chose ; j'aperçois un grand voyage. »
marchant pendant huit jours ; nous sommes lundi ; je mettrai le réveil à lundi prochain minuit; je m'arrangerai pour ne pas quitter ma chambre de toute la journée ; à minuit, si je n'entends pas le réveil, c'est que je suis mort. Rentré chez lui, il écrivit à Irène : «Chère Madame, «Vous m'avez exposé hier quel service vous attendez de ma complaisance sinon de mes talents. »En ce qui vous concerne, la chose est fort simple et tout se passera, je pense, le mieux du monde. »En ce qui me concerne, je m'explique malle rôle que le souvenir que j'ai conservé de vous vient faire en cette gageure ; mais ceci n'est pas votre affaire. »Je retiens, demain après-midi, une chambre que je choisirai proche des salons où nos amis O'Grun offrent à leurs invités un thé dansant. »En même temps, j'envoie à votre mari une lettre anonyme en ne lui faisant grâce d'aucun détail sur ce qui doit se passer demain ; _s'il ne vous découvre pas, c'est qu'il y mettra de la mauvaise volonté. » Croyez à mes sentiments les plus courtois.
Fantômas. »
« Je ferai un grand voyage ? », questionna-t-il. « Je ne sais au juste. Je crois plutôt qu'avant de ne pas faire un grand voyage, vous vous comporterez de manière à le rendre indispensable. Au surplus, je ne puis rien vous dire que vous ne sachiez déjà. A présent, veuillez encore une fois toucher la boule. » Fantômas regarda : la table était vide ; il haussa les épaules. En sortant de chez Hadja, Fantômas comprit qu'il était damné. Normalement sa vie aurait dû s'arrêter là ; n'ayant rien pu apprendre de ce qui l'intéressait par dessus tout, il se demandait si son existence n'était pas simplement interrompue. - « Et s'il m'arrive de mourir dans huit jours, pensa-t-il, comment saurai-je que je suis mort ? Peut-être pourrais-je acheter un réveil
84
CHAPITRE IV
Laura, le jour venu, s'assit à la table du déjeuner et écouta, sans impatience, les histoires, toujours les mêmes, que son mari lui racontait. Par contre, elle crut remarquer, pour la première fois, la surface inusitée de ses oreilles et constata avec dépit que sa faute prochaine serait privée de remords. Elle n'avait aucune hâte, la journée ne devant comporter pour elle aucun imprévu ; elle n'attendait rien au-delà de ce qui allait se passer : pour peu qu'il ne survînt aucune interruption de courant, les cadres ne seraient pas débordés et elle n'aurait à compter en rien avec sa personne physique. Fantômas fut le premier; il n'avait eu ce jour ni soif ni faim à
85
apaiser, les heures des repas ne concordant d'ailleurs pas avec celles de ses impatiences ; il lui paraissait qu'il n'avait plus son poids et que ses meubles méconnaissaient leurs habitudes communes.
-
Il choisit un costume sombre car il avait résolu d'être humble ;
Cette tentative inquiéta Laura et l'atteignit comme le souvenir d'une bonne action qu'elle aurait, un jour, refusé de commettre. Elle n'était pas rassurée ; Fantômas, à peine en marche, tournait déjà à un régime trop élevé ; elle craignait un malentendu et des explications probables avec un homme qu'elle n'était pas pressée d'aimer.
il s'habilla plusieurs fois et sortit ; en quelques minutes , il se retrouva debout, dans la chambre qu'il avait retenue à l'Hôtel Broadway. Comme Laura tardait, ne sachant que faire , il essuya ses souliers aux rideaux ; puis il se mit à découper les tapis en fines lanières ; un peu après, il en jeta les morceaux par la fenêtre, sur les passants. Ensuite, il revêtit un pyjama qu'il boutonna avec lenteur, mais craignant d'étaler ainsi trop d'assurance, il se rhabilla précipitamment . Laura entra ; il n'y eut aucun préambule ; elle se dévêtit et éparpilla ses vêtements dans un désordre dont elle avait, d'avance, réglé les moindres détails ; elle voulait éventuellement échapper au reproche d'avoir agi sans passion, ce qui eût pu être déduit d'une application trop étalée. De peur de paraître gauche, elle simulait en tous gestes, une impudeur copiée sur ses lectures ; elle s'étendit aux côtés de Fantômas, qui s'était allongé sur le lit et lia ses jambes aux siennes , tandis qu'elle enfermait sa bouche dans le contour nerveux de ses lèvres. Fantômas sentit qu'il devait à l'instant reprendre la direction des événements à peine de ne pouvoir, à son gré, choisir les minutes essentielles . Il se confirmait qu'il ne voulait pas atteindre Laura avec des gestes, mais avec des mots ; il pensait qu'en usant de caresses, il risquerait de manquer le but ou de la perdre irrémédiablement et qu'il importait de tirer à balle. Mieux encore, il eut fallu la capturer au lasso afin de conserver sa proie vivante, mais Fantômas manquait d'exercice à l'arme blanche. Il feignit d'être en proie à une exaltation passionnelle irrésistible , de n'être plus maître de ses réflexes et en profita pour ne pas embrasser Irène ; il lui caressait doucement le front , pensant ainsi abaisser sa température . Afin de gagner du temps, il fit mine d'être absorbé dans une pensée soudaine et put constater avec satisfaction que la réaction prévue chez Laura s'accomplissait spontanément.
« Je pense à vous comme si vous n'étiez pas là », se hâta-t-il de répondre, prêt aussi à expliquer tout ce qu'il mettait de fervent dans cette pensée.
La politesse, la douceur de Fantômas l'entouraient d'un malaise inusité pour elle, dont elle ne pouvait préciser le danger : la scène, telle qu'elle se déroulait, ne correspondait pas au signalement que son imagination lui avait fourni. Intimidé par cette méfiance, Fantômas ne retrouva pas les phrases qu'il avait préparées ; une déroute venait de s'emparer d'elles, dès l'apparition des premières mesures du jazz que ses amis O'Grun avaient retenu pour le thé dansant donné au même étage. Il lui parvint un air qu'il aimait et dont il n'avait jamais connu le nom ; les battements de son cœur se conformèrent à son rythme ; il s'établit entre eux une commune mesure qui lui fit oublier un instant qu'il était à la merci d'une situation précise, mais, très vite, il se raccrocha à son exaltation présente, qu'il savait d'ailleurs passagère, et résolut de n'en rien perdre, pour venir à bout de son incertitude. Il se leva et se versa trois verres de porto qu'il avala en ne respirant que trois fois ; puis il revint à Laura, s'adapta à elle et, les yeux fermés, imagina qu'il dansait avec une femme dépourvue d'actualité et qu'en dansant avec elle, il lui parlait, comme on parle à cette femme encore peu connue, mais que l'on a décidé d'associer à un présent destiné dès demain à ne plus rien vouloir dire. Puis il pensa que Laura était une très vieille femme et qu'elle allait lui donner de l'argent ; qu'il s'en vanterait partout en expliquant la chose avec des détails monstrueux. Le désir entra en lui de toutes parts, empruntant même des fissures qu'il ignorait jusqu'alors ; une cloche battait en lui étouffant les moindres bruits de sa sagesse ; Laura et lui étaient exactement juxtaposés ; sans rien déplacer de leurs corps, elle éteignit la lumière ; il n'y eut entre eux aucune des caresses qui. chez les amants coutumiers de ces exercices, sont le prélude rituel aux gestes finals.
« A quoi pensez-vous ? », dit-elle.
86
87
Laura, les mains jointes derrière la nuque, pensait déjà à autre chose. Le plaisir extrême qu'elle avait ressenti ne lui avait pas fait perdre de vue, une seule minute, l'affectation précise de sa journée. - «Je m'étonne- dit-elle- que mon mari ne soit pas encore là. » Un instant confondus, Laura et Fantômas se remirent à jouer faux. Laura qui entendait mettre de l'ordre dans les événements devenait inquiète ; elle s'était fait une telle idée des pouvoirs magiques de Fantômas qu'elle s'étonnait que Lord Brentham n'ait pas choisi pour entrer les minutes qui venaient de s'écouler, à ce moment même où le pittoresque eût été à son comble. Fantômas dégrisé, et en retard sur l'horaire prévu, désirait se débarrasser de sa menue monnaie et donner au geste qui l'avait uni à Laura, une valeur sentimentale qui mettrait l'avenir à leur merci. Il eut un bref colloque avec ses complices qui lui firent honte de ses hésitations ; parmi eux, sa Première Communion insinua qu'il était décidément plus facile d'être sacrilège. - « Laura - dit-il - , je me demande si je ne suis pas dangereusement atteint ; qu'arriverait-il si je devenais amoureux de vous ? » - «Je vous répondrai, cher ami- remarqua Laura-, que je ne vous ai pas demandé de m'aimer mais seulement d'en répandre le bruit. » Fantômas se sentit saturé de ridicule ; j'ai l'air d'avoir une moustache, pensa-t-il ; il lui parut aussi qu'il mettait en marche pour Laura un phonographe vieillot, qu'il lui proposait de changer de disque mais qu'elle ne lui demandait que de remplacer l'aiguille. Une nouvelle attaque de Laura lui laissa le temps de penser à autre chose: - «Vous avez écrit vous-même la lettre destinée à mon mari ? », demanda-t-elle. Fantômas oublia ses soucis et mentit en assurant qu'il y avait commis un certain nombre de fautes d'orthographe sur du papier ligné ; puis, irrité, il ajouta : «Votre mari n'attache peut-être pas d'importance à la chose. »
88
ERNST MOERMAN
--Ge
1Jlu:nt t •t dt· l'irnentrort. l.a murt tl'lst'ult esl urw dan....t.• rt:nwrquahlt', mais un pt~o lon·
De ga uchè
à droite, en haut Ln bas
1-rançuise Hert. (future Mme Mucrman), X, Jeanine Le Hbrne . Ernst Moerman, Marcel Le Horne
LES HI:AUX-ARTS, 1936, VIe an née, no 201i
).(lit '.
lnll'rpri-tation Tt"l11ltrqn:tl•k
lh-11)1; ot\'i!'- qu1 ~nflt tl.· puid ....
- «Si je vous ai choisi, répondit Laura, c'est moins pour que vous organisiez la chose que pour que vous y paraissiez au moment voulu; la réputation que l'on vous fait persuadera mon mari de la nécessité de son intervention. » Sensible à l'éloge qui lui redonnait confiance en soi, Fantômas fit mine de s'intéresser de nouveau aux maîtresses pensées de Laura: - « Peut-être tient-il, avant de paraître ici, à consulter un ami ou même un homme de loi», observa-t-il. «Tout homme placé dans la situation où nous venons de mettre votre mari- ajouta-t-il-, a peur de l'irrémédiable ; il se demande s'il ne vaut pas mieux affecter de n'avoir rien vu, pour s'épargner une décision à laquelle rien ne le prépare. »
- «Toutes ces considérations me paraissent très ingénieuses remarqua Laura - ; elles ne nous concernent d'ailleurs pas, ceci pour autant que vous n'ayiez rien négligé ; j'ai confiance dans la colère de Brentham. » .. mon cœur q ui saigne du cœur e n go uttes de ' " ng " a ch o isi pour mourir un grand vo ili e r bl a nc. "
Fantômas voulut profiter du répit que lui laissait la confiance de Laura et regagner toutes les minutes perdues. - «A vrai dire- reprit-il-, je n'ai jusqu'à présent jamais fait l'amour que comme un enfant fait du bruit. Je n'aurais pas dû - accepter cette aventure ; je n'en perçois plus l'odeur depuis que je vous ai revue pareille à l'image que je construis depuis une semaine. L'heure n'est pas venue de réaliser votre projet ; vous devriez inventer quelque chose, par exemple téléphoner à votre mari. » « Mais pourquoi ? »,interrompit-elle.
« Laura - dit-il, et sa voix se fit grave tant son émotion montait à l'octave supérieur-, je n'avais jusqu'à présent rencontré de difficultés que dans mes rêves ; peut-être, si vous le vouliez, pourriez-vous m'aider à comprendre quelque chose aux deux jours que je viens de passer. J'aurais dû me défier de l'empressement avec lequel je vous ai accordé l'assistance que vous me demandiez. Je suis d'habitude trop distrait pour être aimable, et je me souviens maintenant que l'idée ne m'est pas venue de ne pas souscrire à votre programme. J'aurais dû refuser et demander à vous revoir, puis m'employer à donner un sens à ce que nous attendons maintenant. Ce que vous venez de me donner ne correspond pas à la soif insolite que j'ai de vous ; ce que je voudrais pouvoir acheter, c'est le droit
89 " Jam ais je ne ve rrai m es ye ux, et sur e u:-Mes lèvres, ja mais, ne pourront sc p oser."
de penser à vous avec émotion, aux minutes où je ne suis pas en votre présence. Je crois que j'accepterais de vivre avec vous dans une forêt vierge alors même qu'il n'y aurait personne pour nous regarder. » - « Fantômas - répondit-elle - , vous êtes un être délicieux et je ne voudrais, si mes désirs s'orientaient un jour dans ce sens, d'autre amant que vous. Mais vous êtes plus femme qu'une simple femme qui, férue de contradictions, offre le bras alors qu'on ne lui demande que la main, et vous avez tort de vouloir sonner minuit à toute heure du jour. » - «Je voulais simplement dire - remarqua Fantômas - , que j'en ai assez d'aimer avec mes poches pleines de mélodies nègres et que j'entends désormais danser sur la place publique. » - «Toutes les musiques sont dans l'air- dit Laura-, il suffit de ne pas se tromper de porte ... » - «Ne croyez-vous pas - remarqua Fantômas, qui pensait pouvoir s'enhardir - , qu'il serait plus digne de vous, digne de nous, de ne pas salir inconsidérément un avenir que nous n'avons peut-être plus le droit de mettre sur le même plan qu'aujourd'hui ? » - «Je n'ai que faire essayez de m'entraîner. »
insista-t-elle -
des risques où vous
- «Puisque vous tenez tant à cette idée - poursuivit Fantômas - , acceptez de la réaliser d'une autre manière, plus expressive et qui serait un défi à tous. Fuyons ensemble, Laura, et ne revenons que quand nous ne risquerons plus d'être oubliés. Notre absence réussira à provoquer des commentaires plus perfides que la réalité. Et qui sait, il viendrait peut-être un jour où l'un de nous demanderait à l'autre de ne plus songer à ce retour.
Dans cette ville empoisonnée, cela ne fera qu'une disparition de plus, qui sera mise au compte du Vampire, sans aucun profit pour nous ; bien plus, il se trouverait encore des mauvaises langues pour dire que j'ai été assassinée. » « A égale distance des gens qui voient du mal partout et de ceux qui n'en font nulle part, il y a une place à prendre pour vous», répondit Fantômas irrité.
-
Il venait de perdre pied à nouveau et se sentait sombrer de plus en plus. Tous ses rouages signalaient leur approche par des grincements tandis que Laura apparaissait vouée à une idée fixe, et insensible à toute autre suggestion. Ce qu'elle voulait n'était pas un objet déterminé, mais le contour insolite qu'il pouvait projeter dans une certaine lumière. Dédaigneuse de la proie, elle en convoitait l'ombre. Fantômas connaissait ce jeu ; il y avait excellé, surtout quand il s'était agi de composer des éclairages téméraires. Il avait trompé tout le monde en se leurrant soi-même ; prisonnier d'un genre qu'il avait mené à l'apothéose, toutes les Laura de la ville l'avaient applaudi mais, jalouses de leur flair, refusaient de se laisser mener plus loin. Laura n'avait d'yeux que pour son scénario ; à moins d'un miracle, Fantômas la sentait perdue ; le Sortilège qui était en lui ne délogerait pas ; il résolut de vendre chèrement sa peau. «Votre mari ne viendra pas »,dit-il. «Et pourquoi donc? »,demanda Laura.
Nous serons enfin fixés sur nous-mêmes et sur la sagesse que dissimule mal notre affolement d'aujourd'hui. Tous nos soucis se limiteraient à notre malle-armoire et à deux valises. J'emporterais aussi mon phonographe mais aucun disque ; nous en apprendrions chaque jour de nouveaux, élevés chaque fois à notre température commune. Songez, Laura, aux longs manteaux de voyage que nous aurions. A l'hôtel, nous pourrions avoir trois chambres, une pour nous, une pour vous, une pour moi et nous éviterions ainsi de nous haïr trop vite ... »
- «Vous avez eu tort- poursuivit Fantômas -,vous auriez dû vous adresser à l'Agence Cook. »
- « Votre proposition pèche par la base - dit-elle - ; comment voulez-vous que nous prouvions que nous avons fui ensemble.
Mais, brusquement, elle comprit :
90
« Je m'y suis probablement mal pris, mais il ne viendra pas. » « Ce n'était pas la peine, pour en arriver là, de m'adresser à un spécialiste du genre. »
91
-
«Dites plutôt -
affirma-t-elle -
que vous ne l'avez pas
prévenu.» « Et si cela était ? »,fit Fantômas. - « Je dirais qu'en fait de goujat, vous êtes tout à fait réussi dit-elle - , et que j'aurais mieux fait d'être plus attentive à ce qu'on m'avait dit vous concernant. » - «Je croyais qu'on ne vous avait dit que du bien de moi», insinua Fantômas. - «Oui, mais on a ajouté que vous vieillissez, que depuis un certain temps vous ne respectez plus rien, et que vous êtes capable de tout pour vous galvaniser. » - «Vous avez songé à tout - riposta Fantômas - , mais vous avez omis de vous demander si ce respect que j'ai pour vous n'est pas la forme intelligente d'une nouvelle expression de mon désir. Ce n'est pas vieillir que de vouloir aimer une femme de son âge; ce n'est pas non plus manquer de fantaisie. » - « Il n'y a aucune fantaisie à s'approprier, par des moyens enfantins, le bien d'autrui, coupa Laura ; je vous aurais cru plus souple. En réalité vous n'êtes qu'un faux gentleman, qu'un démoralisateur postiche ; vous êtes un lâche ; vous inventeriez, s'il le fallait, des machines à calculer faux. Vous me faites penser à un malade que soignait mon père ; cet individu n'assimilait rien mais son organisme transformait immédiatement en alcool tout ce qu'il absorbait ; il est mort d'ailleurs d'une attaque de delirium tremens ; vous êtes, à votre manière, une sorte d'homme alambic ; vous digérez mal vos prouesses. D'ailleurs, vo~s buvez ; et encore, ne boiriez-vous que de l'eau, encore trouver1ez-vous moyen de mourir du typhus qui, après tout, n'est que le delirium tremens des buveurs d'eau. »
croyait aimer une femme, déjà vieille pour lui, qui l'émouvait parce qu'ilia croyait insensible et qu'il voulait s'attacher. Tout était changé à présent ; il allait faire l'amour pour lui-même,
il allait s'installer à son compte, tenir boutique de plaisir égoïste et complet; il n'y avait pas une minute à perdre pour se rendre méconnaissable et pour désarmer ses hommes de paille dont les exploits l'avaient épuisé sans profit pour personne. Son désir résonnait en lui comme s'il traversait un corridor ; il allait prendre Laura sans l'inviter par aucun mot, brusquement, presque en son absence, et sans se comporter un seul instant avec le souci qu'elle en conserve un souvenir quelconque. Lady Brentham se reprit à espérer : -
« Oui ou non- dit-elle-, avez-vous écrit à mon mari? »
Fantômas, qui n'y pensait déjà plus, ne répondit pas. Laura insista; alors il s'emporta : - « Je vous ai déjà dit que non, mais le hasard est si grand, peut-être viendra-t-il quand même » ; puis il s'acharna. Laura se débattait avec la brutalité d'une femme qui n'entend être - violée qu'à son heure ; elle se découvrait, en outre, une force physique dont elle n'avait jusqu'alors pas eu l'emploi. Elle n'eût pas défendu sa vie ou un bijou de prix avec cette âpreté ; sa résistance s'était retranchée dans ses genoux qu'elle conjuguait avec rage, pendant que, de ses pieds joints, elle attaquait. Elle reçut, une première fois, Fantômas sur ce butoir et le projeta hors de la couche. Changeant de tactique, Fantômas s'empara de ses mains et les écarta sans effort ; il s'approcha, mais au moment où ses lèvres atteignaient la bouche de Laura, il se souvint qu'il n'avait pas de temps à perdre en nouveaux malentendus.
Humilié, étourdi d'injures, Fantômas se sentit brusquement entouré par tous les mâles qui étaient en lui et dont il avait jusqu'alors méprisé les avances.
A nouveau, les oreilles bourdonnantes de musiques parasites, il étancha sa rage dans un effort démesuré pour venir à bout de la cohésion complète des jambes de Laura. Chaque fois repoussé, il reprenait haleine dans un silence complet, puis il recommençait.
En gravissant quatre à quatre ses souvenirs, il se souvint de sa faute initiale, celle qu'il avait commise à dix-sept ans, alors qu'il
La résistance de Laura était telle que Fantômas croyait lutter avec de multiples femmes qui, à son insu, se seraient succédées dans le lit.
92
93
La chambre se remplissait d'ombre ; aussi Fantômas ne savait plus avec. qui il h_-1ttait ; son désir avait fui et faisait place à l'unique besom de vamcre dans une lutte dont le ridicule devenait le seul risque. Il crut apercevoir une tache rouge sur le visage de Laura mais il comprit très vite qu'elle était dans son propre regard ; un flot de sang se répandit dans ses pensées. Brusquement, ses mains se trouvèrent jointes autour du cou de Lady Brentham ; il eut l'impression d'un cercle parfait et d'une adhérence totale ; il crut aussi que ce cou enflait démesurément et que tous ses efforts devaient tendre à ne pas laisser ses doigts se disjoindre ; il paraissait qu'il ne pouvait l'éviter qu'en serrant davantage ; il serra, il serra, il serra et n'abandonna son étreinte qu'après quelques siècles, ainsi qu'il put sommairement l'évaluer. Lady Brentham ne bougeait plus ... Fantômas se releva et ses yeux parcoururent toute la pièce ; les miroirs ne parleraient pas ; il était seul à savoir ... Il sortit de la chambre après avoir tourné l'interrupteur, sans savoir au juste s'il éteignait ou allumait la lumière.
passer leurs dernières heures de liberté dans une indifférence propice à leurs pensées les plus moites. Ces lieux géométriques de temps et d'espace sont voués aux opérations accessoires telles le partage du butin ou les rixes entre complices. Fantômas ne savait que faire de ses mains ; elles lui pesaient comme des armes prohibées qu'il s'agirait de dissimuler au moment d'une rafle. Il aurait voulu pouvoir les abandonner auprès de sa victime, reliées l'une à l'autre comme des gants de boxe; pour s'en débarrasser, il les mit au fond de ses poches. De soi-même non plus, il ne savait que faire ; il songea à prendre une auto en location et à la précipiter du haut d'une falaise , pas très loin de là, puis à disparaître pour aller vivre à l'étranger, sous un faux nom, sans rien emporter, si ce n'est un souvenir qu'il intercalerait dans son existence à la place des heures d'ennui ; mais sa nervosité était plus forte que son exaltation et elle lui suggéra qu'il était vain d'espérer se refaire, en moins de dix ans, une nouvelle personnalité accessible aux tiers ; qu'il n'existait pas en soi, en dehors d'un certain découpage physique, muet sur son passé. L'idée qu'à la faveur d'un air de souffrance, plaqué sur son visage, il pourrait passer pour un être ravagé par la perte d'une femme aimée, le crispa et lui démontra la futilité de cette manœuvre.
CHAPITRE V
Fantômas s'éloigna de l'hôtel alors qu'il faisait encore clair aussi hésitant qu'un oisif qui, entré trop tôt au cinéma en sor; à un moment où trop de gens ont encore plusieurs choses précises à faire.
Il avançait, sans hésitation, pour ne pas interro~pre ses essais de mise au point. Dès que ses pensées tardaient, il éprouvait le besoin de s'orienter et mélangeait le passé au texte des affiches qui s'allumaient devant lui. Privé de plénitude, il avait envie d'allumer deux cigarettes à la fois ou de courir derrière une auto.
Dans le ciel glissant, de gros nuages s'esquivaient comme des barques repoussées du pied ; une enseigne lumineuse s'allumait sans profit.
Il se trouva devant un Poste de Police ; l'impression verdâtre qu'il en ressentit l'immobilisa pour quelques minutes.
Fantômas comprit que, très souvent, les heures sont soucieuses de leurs prérogatives ; c'est ainsi qu'il n'aurait pu savoir s'il avait ou non la fièvre, le thermomètre ne pouvant le renseigner à cet égard, avant six heures. ' Il n'av~it p~s tenu compte de toutes les règles du jeu ; il n'avait pas envisage toutes les sanctions dont la moindre eut été d'attendre de crime en crime, qu'il fût minuit. A cette heure, certains cabaret~ sont particulièrement accueillants aux assassins qui viennent y
Une terreur délicieuse l'humectait actuellement et le poussait à se mettre à l'abri, sans tarder ; là, retranché des mortels, il n'aurait aucun rang à tenir, ni aucune consommation à choisir parmi les boissons qui toutes lui déplaisaient. Il entra au bureau comme s'il était entré dans la police, et ne se demanda ce qu'il était venu y faire qu'au moment où un agent de service l'interrogea sur le but de sa visite ; il expliqua qu'il désirait parler au commissaire. On lui tendit une fiche ; il écrivit :
94
95
NOM : Fantômas. PROFESSION: Gentleman démoralisateur. OBJET : Faits divers.
- «Je n'ai prêté attention à votre récit, conclut Pinkerton, que pour savoir jusqu'à quel point vous pouviez confondre mon rôle avec vos soucis.
Introduit sans autre formalité, il se trouva en présence du commissaire Pinkerton. C'était un homme d'une quarantaine d'années, bien vêtu, l'air intelligent, d'une intelligence tempérée par une barbiche et des favoris qui le suivaient dans tous ses déplacements et le grimaient une fois pour toutes.
Je ne crois pas à votre état des lieux ; il se peut que vous ayez eu une discussion avec votre maîtresse, il y a au moins huit jours de cela; je vous crois quand vous me dites qu'elle vous a mis à bout ; mais aujourd'hui, vous l'aurez rencontrée - vous la supposez friande de s'encanailler - avec un être patibulaire. Quant au détail de vos bourdonnements d'oreilles, il est inventé de toutes pièces, de même que votre fuite jusqu'ici après avoir bousculé le portier de l'hôtel.
Il soignait sa mise depuis qu'une certaine notoriété lui était venue, née de la faveur avec laquelle tout le monde accueillait sa théorie du vampire, être unique. Cet échafaudage, qui ne heurtait personne avait, en outre, l'avantage de rassurer chacun, d'autant plus que la plupart des événements récents paraissaient lui avoir donné raison ; tous négligeaient volontairement les autres. Il était entré dans la police quelques années auparavant, avec le même état d'esprit que Fantômas ; il ne fuyait pas le souvenir d'un acte précis, mais d'obsédantes tentations de suicide et sollicitait de sa nouvelle profession des occupations précises ; fatigué d'arriver toujours à l'heure sans être jamais parti à temps, il souhaitait moins d'indépendance et plus de responsabilités. Jusqu'alors, successivement juge de paix, avocat, docteur en droit, professeur de géométrie, fondateur du Syndicat de tous les Hommes, il avait perdu le plus clair de son temps à dessiner partout des pièces invisibles. Actuellement, à l'occasion de son cours de police technique, il professait qu'il ne faut pas jouer au tennis avec des moineaux et que le meilleur déguisement pour un agent secret est encore de revêtir la tenue d'un agent en uniforme. -
« Je vous écoute », dit-il.
Fantômas lui fit de ce qui venait de se passer un récit qui n'était plus que parallèle à la stricte réalité ; c'était déjà son histoire racontée par un autre. Il acceptait d'être coupable et souhaitait de s'en confesser ; son entrée au bureau de police n'avait été que la réalisation automatique de son désir de trouver un confident. Un policier n'est pas un confident et se soucie plus d'idées préconçues que de pittoresque; Fantômas ne tarderait pas à s'en apercevoir ; en attendant, à défaut de ses auditeurs habituels, dont le choix eût été embarrassant, il se trouvait quelqu'un dont le métier était d'écouter avec indifférence.
D'autre part, si vous aviez tué cette femme et si elle ne vivait plus, vous ne m'auriez pas dit à trois reprises qu'elle est jolie. Vous ne connaissez pas votre métier d'imitateur d'oiseaux : le chat que j'ai dans ma poche n'a même pas levé la tête. » - «Mais enfin- s'impatienta Fantômas -,vous ne vous figurez pourtant pas que dans le seul but de prendre une place honorable dans une de vos fardes grises, je pourrais tenir si longtemps une pareille histoire à bras tendus . Je ne vous la raconte pas à la faveur de quelques degrés de fièvre ; si j'avais à me méfier des hallucinations, je le saurais et j'inventerais pour vous convaincre des détails plus précis. » - «Tout cela est fort bien, mais vous admettrez que, depuis les récentes faillites du témoignage et le gaspillage des aveux, nous ayons quelque raison de nous montrer méfiants. Tout le monde peut dire qu'il n'est pas innocent. » - «A ce compte-là- reprit Fantômas - , tout le monde peut dire qu'il n'est pas mort. » - « Vous ne serez pas sorti de mon bureau - continua Pinkerton - , qu'il s'y présentera la victime imaginaire de l'attentat dont vous venez de vous accuser. Tous deux, vous êtes à la merci des mêmes incubations collectives ; il suffirait que je vous confronte pour vous confondre, car pour votre victime, vous ne seriez peutêtre pas l'assassin de son choix ; vous-même, peut-être, n'en voudriez pas.
Il se peut qu'un assassin ou un simulateur, chacun dans son genre, dise parfois la vérité. Mais cette éventualité m'étonnerait autant que si je trouvais, moi-même, dans la rue une lettre qui m'est destinée. » «Quoi, Monsieur- dit Fantômas qui s'était ressaisi-, je ne
97 96
m'explique pas le peu d'empressement que vous mettez à accueillir une éventualité qui est la raison d'être même de votre métier. » - « Et moi, je ne m'explique pas votre étonnement. Avez-vous déjà remarqué que depuis le début des Temps, tous ceux qui, sans en excepter Faust, se sont adressés au Diable, l'ont fait pour lui demander une faveur; aucun n'a songé à l'appeler pour discuter, comme il est d'usage entre gens qui ne sont pas du même avis. » - «D'abord je ne m'appelle pas Faust- commença Fantômas - , ensuite ... » - «Et qui me dit alors, que vous êtes bien Fantômas », interrompit le commissaire. - «Téléphonez chez moi- riposta Fantômas -,on ne répondra pas ; or je suis toujours chez moi à cette heure-ci. » Pinkerton dont la déformation professionnelle se limitait à n'avoir, jusqu'à présent, traité qu'avec des silhouettes, sentit qu'une matière opaque lui tendait sa carte de visite. - «A ce compte-là- risqua-t-il - , qui me dit que je suis bien moi-même? »
Veuillez me dire maintenant si vous avez prémédité votre acte . » Fantômas lui fit remarquer qu'il était sans armes. - « Cette circonstance établit la préméditation - affirma le fonctionnaire - ; le fait que vous vous soyez rendu à ce rendezvous sans le revolver que vous portez probablement toujours sur vous, prouve que vous nourrissiez de mauvaises intentions à l'égard de votre victime. » - «Je ne vous comprends plus - interrompit Fantômas vous vous employez maintenant à aggraver mon cas. » - « Il n'y a rien là qui soit incompatible avec l'idée exacte que je me fais de votre aventure- répondit Pinkerton - , d'autant plus que vous pourriez très bien avoir prémédité cet acte et ne pas l'avoir commis. Vous ne seriez pas le premier qui n'aurait eu d'autre but en venant ici que d'y chercher une approbation à un acte imminent. Vraiment on abuse ; ma tâche est déjà suffisamment délicate sans que je doive encore expliquer au premier venu pourquoi un piano mécanique joue toujours juste. »
«Evidemment - triompha Fantômas - , l'appareil répond toujours occupé quand on se téléphone à soi-même. »
- « Je ne sais pas si l'histoire dont je viens de vous entretenir dérange ou non la thèse confortable que vous avez élaborée ; ce que je sais, c'est que je me suis brusquement senti en proie à une émotion chimiquement pure; je n'étais plus moi-même; je marchais à ma propre gauche, prêt à faire le bien s'il l'avait fallu ; prévoir le futur n'est pas le prédire, c'est le mettre sur le même plan d'ensemble qu'aujourd'hui ; j'ai devancé demain en l'escomptant et je pense que cela suffit pour que se modifient les sanctions habituelles ; je méconnais à la ville le droit de me juger pour avoir puni un acte de mauvais gré avec les ressources limitées dont je disposais alors ; nous étions seuls et il n'y a pas d'humiliation possible dans pareil cas où la Justice n'a qu'à suivre son cours.
A cette minute, Fantômas et Pinkerton sentirent en même temps que la Terre en était arrivée à ce point de rotation où ils avaient tous deux la tête en bas ; encore deux mots sur ce ton et leurs pieds quitteraient le sol.
C'est sous le bénéfice de ces observations, que je vous ai fidèlement relaté cette scène et, vous comprendrez que je m'insurge contre le scepticisme avec lequel vous l'accueillez dans son ensemble, quitte à me chicaner sur des détails.
Pinkerton se carra dans son fauteuil, soupesa dans sa poche sa médaille de policier et redevint lui-même.
Faites votre métier, je ne vous demande rien d'autre. »
- «Je poursuis votre interrogatoire - trancha-t-il du ton qu'il aurait employé pour dire à Fantômas : Levez-vous.
- « Il ne m'est plus possible d'exercer mon métier comme je le fis, précédemment, dans d'autres villes vaccinées contre la suggestion collective ; ici, mon rôle est plus simple ; je réunis à l'intention
- «C'est bien simple - émit Fantômas sans désemparer - , je vais vous l'expliquer ; quel est le numéro de votre téléphone ? » -
« 12.65.59. »
Fantômas prit l'appareil et forma le numéro ; puis il tendit l'écouteur au commissaire : « C'est occupé », remarqua celui-ci.
98
99
- «A propos - dit-il - , vous avez négligé jusqu'à présent de m'indiquer le nom de votre victime. »
des magistrats qui s'en servent, en compte à demi avec les journalistes, les matériaux qui leur sont nécessaires à l'élaboration d'un dictionnaire des assassins suggérés par les mots.
- «Monsieur le Commissaire- répondit Fantômas, qui, décidément, ne se rendait pas compte de la situation - , permettez-moi d'être discret à cet égard ; cette personne est mariée et qu'importe, d'ailleurs, puisque je prends à ma charge tous les torts de cette aventure. »
Pour en venir à vos préoccupations, je ne demande pas mieux que de vous être agréable, mais vous avouerez que vous ne me facilitez guère ma tâche ; il m'est impossible de vérifier votre alibi puisque vous n'êtes pas en mesure de prouver que vous n'étiez pas à votre domicile ; d'autre part, il n'y a pas eu flagrant délit ; enfin, vous ne produisez aucun témoin ... »
1
- « Le fait que je ne puis vous désigner aucun témoin prouverait tout au plus- suggéra Fantômas- l'absence de préméditation ... En somme, la preuve que vous me demandez d'apporter est aussi malaisée que si j'avais à vous démontrer que je n'ai pas lu tel livre ... » -
«Quel livre ? »,questionna Pinkerton.
- « Je ne sais moi - s'impatienta Fantômas - , n'importe lequel... par exemple : "Excès de vitesse". » «Celui où il est question d'une femme qui trompe son mari ? »
1
1
Fantômas qui ne prévoyait pas d'autre crime à commettre, ne tirait aucun profit du nouvel éclairage qui venait de lui être imposé ; pareil à cet anthropophage qui prétendait avoir du sang anglais dans les veines sous prétexte qu'un de ses arrière-grands-pères avait dévoré un explorateur, il s'étonnait de ne pas voir son interlocuteur souscrire aux conclusions qui semblaient devoir s'imposer après son récit. Brusquement, il se sentit mal à l'aise ; il craignait d'apprendre l'exacte vérité sur ce qui s'était passé ; il ne se rappelait plus quelle avait été exactement l'attitude de Laura et ne comprenait plus rien à son aventure. On frappait à la porte.
« Non, celui où il est question d'une femme qui trompe son amant.»
-
-
Un agent s'avança, joignit les talons et annonça :
«Vous voyez bien que vous l'avez lu. »
Fantômas mit son désarroi sur le compte de la mauvaise foi de son adversaire mais s'en voulut d'avoir rougi. C'était la première fois, depuis le début de cet entretien, où Pinkerton était seul à savoir où il fallait en venir ; quant à lui, il était venu donner, tête baissée, dans un amoncellement de systèmes, dont il dérangeait l'ordonnance et dont les moindres détails le mordaient aux jambes. Sa taille et son accoutrement ne correspondaient pas à un certain signalement, établi une fois pour toutes, et de nature à s'imposer même aux myopes ; alors que venait-il faire ? ... A ce moment, la sonnerie du téléphone retentit; Pinkerton prit le récepteur et aussitôt son visage fut envahi par l'ennui. Il écouta, avec impatience, la relation fort longue qui lui était faite. Il parut même à Fantômas qu'il interrompait son interlocuteur : - « Enfin, elle a repris connaissance ? ... C'est bien, c'est bien ... Est-elle transportable ? ... Qu'on l'amène immédiatement ... oui... mais ici ... à personne, bien entendu. » Pinkerton raccrocha, alluma une cigarette et se tournant vers Fantômas: 100
-
«Entrez», commanda Pinkerton.
« L'intéressée est là. »
Laura parut, soutenue par une infirmière. Peu après le départ de Fantômas, le garçon d'étage avait pénétré dans la chambre, la croyant vide ; il y avait aperçu Laura, immobile et bleuie ; se conformant aux instructions qui lui avaient été données pour des cas de ce genre, il avait été sans un cri inutile prévenir le gérant qui était arrivé accompagné d'un médecin. Un quart d'heure avait suffi pour ramener Laura à la vie. Il avait bien fallu, sur les instances de celle-ci, prévenir la police, mais déjà le gérant se rassurait : tout le monde avait intérêt à ne pas troubler la légende dans son sommeil ; les arrêtés d'expulsion étaient prêts contre tous les vampires non conformes ; les gares étaient pleines d'inquiétudes. Laura était pâle, non de défaillance mais de colère ; tout avait été inutile ; la légende à peine débouchée se refermait sur elle ; elle aurait beau dire, on ne la croirait pas : les oreilles n'étaient pas chastes mais prudentes. Elle le sentait à l'embarras de tous ; elle 101
l'avait compris, dès le début de la conversation téléphonique échangée avec le commissaire.
VIE IMAGINAIRE DE JÉSUS-CHRIST
Celui-ci se leva, boutonna son veston et, regardant Laura, lui désigna Fantômas qui détourna la tête ; ensemble, ils avaient eu l'impression qu'ils allaient être présentés l'un à l'autre. « C'est lui ? »,interrogea Pinkerton.
« Non », répondit-elle.
1 1 FIN
Lors de la rédaction de cette nouvelle, Ernst Moerman a visiblement utilisé certains passages du «Journal de l'impatience » (alias «Journal d'Erich») dont la version définitive paraîtra dans " 370 5 ». C'est ainsi que dans le Chap. III, Laura (Lady Brentham) devient brusquement Irène, et que Fantômas, chez la voyante, devient Erich. Cette erreur dans les prénoms avait échappé à l'auteur, lorsque fut publié « Fantômas 33 », et nous avons laissé le texte tel qu'il figurait dans l'édition originale. (C. de R.)
102
INTRODUCTION AUX MIRACLES
La mer entend un bruit merveilleux et ignore en être la cause. JULES SUPERVIELLE
1 1
Pour avoir trop souvent répondu à ceux qui nous priaient de leur expliquer la poésie, qu'à tort ils nous demandaient de leur ouvrir un monde fermé où l'on reçoit peu de gens, nous sommes quelquesuns à devoir demander pardon de notre ennui, de notre impatience, de notre paresse ou de notre nervosité : trop souvent c'est au moment où le doigt du tireur est déjà sur la carabine qu'une flèche la brise. Le sommeil d'un être n'est jamais si profond qu'il ne s'éveille un jour à la poésie s'il est touché par la grâce et s'il accepte le pacte, avec l'humilité de celui qui, devenu aveugle, confie à ses doigts son désespoir et son dernier espoir ; il n'apprendra rien désormais que par eux. Il faut savoir que rien n'existe comme nous croyons l'avoir déjà vu ; ce pacte admis, tous les objets auront des choses à nous dire ; le pain qui nous empêche de mourir et le couteau qui le découpe cesseront de s'associer pour aller chacun de son côté. Le pain oublié se durcira et, tombant de haut (l'oubli a cent étages) , tombera sur la tête de notre ennemi et le tuera. Bien mieux, il nous apprendra qui, parmi tous les êtres, est notre véritable ennemi tant il est vrai que c'est parmi les victimes qu'il convient de rechercher les secrets exacts des assassins. Le couteau restera à jamais au fond de notre poche, ouvert. Privé de soleil, il noircira et, parvenu à l'air, il se noiera. Le manche deviendra charbon, la lame usée par le contact de nos dés prendra la forme des serrures. Un aveugle à qui la vue est rendue ne s'étonne pas en voyant un homme ; il savait déjà par ses mains ; un homme ne possède rien qu'un contour. Mais l'aveugle guéri confondra un nain avec un enfant, car l'homme est un enfant trop vite grandi qui porte des rides ; l'homme est un aveugle qui ne sait rien de Dieu.
105
Le récit de la vie de Jésus peut manquer son but à force de grandiloquence, de science ou de sagesse.
Il y a une vérité poétique distincte des vérités quotidiennes que les hommes depuis toujours ont adoptées pour les commodités de l'existence et de la conversation.
Le récit de la vie de Jésus peut être un miracle permanent, majeur, pluriel.
Ces affirmations quotidiennes sont autant de housses mises sur une réalité qui, de plus en plus, nous échappe, sur la tiédeur, le froid, la chaleur, la grandeur d'un monde sans cesse plus désert. La vérité recouverte d'un voile ne fait évidemment pas mal aux yeux ; les housses de l'habitude huilent nos gestes et leur donnent des plis confortables. Tout le monde aujourd'hui connaît le mot « intu1t1on » ; aussi personne n'oserait l'écrire avec deux « t » ; c'est pourquoi plus personne ne le remarque. Les mots accouplés à la faveur des assoe1at1ons d'idées les plus immédiates ne sont plus à prendre avec des pincettes ; il en est de même pour tout ; tout est sans âge comme un portrait de chien. Les vérités quotidiennes nous cachent la profondeur des abîmes ; sous leur férule il n'est plus de vertige ; pour atteindre à la vérité poétique, il ne faut pas avoir peur de se tromper ni même de mentir. Il faut tirer à balle sur le mystère, pas à petits plombs ; il faut que la vérité éclate, non le projectile ; sinon, il y a trop de blessures à soigner. De même que les objets n'existent pas comme nous les voyons, il n'y a pas qu'une vérité ; il en existe une pour chacun , pareille aux empreintes digitales plus diverses que les feuilles d'arbres. A côté de la rigueur des empreintes digitales, il y a les lignes de la main, pleines d'oracles , d'aveux, de secrets.
Comme dit Jean Cocteau, dans un lieu féerique, les fées n'apparaissent pas ; elles s'y promènent invisibles.
1
Point n'est besoin de cris aigus pour célébrer la grandeur ou le désespoir de Jésus : une de ses larmes plongée dans la mer peut suffire à donner le vertige à ses flots. Trop de grands génies en parlant du Christ n'ont fait autre que de montrer qu'ils n'ignoraient rien de son histoire, et de conjuguer cent fois le verbe Jésus. Leur récit, pas plus que la prière ne seront jamais une preuve par neuf. Seule la poésie apporte au récit qui sera fait de la vie de Jésus , un correctif apte à calquer tous les miracles, à les apprivoiser, à leur donner une saveur, et non un parfum. Jésus, ses disciples, Judas, Marie-Madeleine, ne nous ont pas livré tous leurs secrets ; les lumières projetées sur leur ombre ont toujours éclairé la même face de leur drame. Il ne s'est pas encore trouvé un poète pour projeter sur les creux les plus tièdes un éclairage brusque et subitement révélateur, pour allumer un foyer lumineux à l'endroit précis où les secrets n'ont pas dit leur dernier mot.
A force de volonté, on peut modifier les lignes de la main ; on peut expliquer un destin, sinon le modifier; on peut apprendre aux hommes à ne pas fuir éperdûment devant le mystère.
Les historiens, avec plus ou moins d'éloquence, de savoir ou de vibrato, ne nous ont répété que ce que Jésus et son entourage ont bien voulu nous dire ; chacun des gestes racontés a été accompli par des gens qui se savaient observés.
L'enfant frissonne en forçant le tiroir où il découvrira des secrets ; les grandes personnes usent de fausses clés ; elles savent toujours ce que le tiroir contient.
« Encore des miracles ! » s'écriera l'enfant empoisonné par trop de roses, à qui on racontera sans répit les miracles prêts à être crus.
Les grandes personnes sont à la merci d'une vérité ; les grandes personnes sont des enfants que la poésie a fuis.
L'enfant deviendra incrédule, puis grande personne, car l'enfant ne sait pas se défendre, lui qui défend si mal ses jouets.
Ange gardien des enfants, la poésie les accompagne dans tous leurs déplacements.
Le poète doit nous raconter l'histoire qu'il a surprise par le trou de la serrure ; elle sera pleine de signes, de coïncidences et de mystères.
106
107
Ayant regardé par le trou de la serrure on se rapproche en frissonnant ; la peur d'être seul parmi les miracles et les secrets donne des ailes, et c'est parfois ainsi que naît la poésie. On ne peut pas vivre sans miracles, car on ne peut vivre sans poésie ; les peuples sentimentaux ont inventé les nourritures lourdes qui font rêver. Parfois les miracles nous déçoivent : dans les pays où la lumière éclaire le froid et le rend plus cruel, l'oiseau qui en souffre rêve au bossu qu'il a rencontré le matin : «Quel nid! mais par où entre-t-on ? » Il y a des rêves masculins ; il y a des rêves féminins , il y a des livres pluriels ; plus ils seront féminins, plus ils mentiront. Il en est des miracles comme des rêves . La nuit parfois devient tellement noire que tous se croient aveugle . Le moment paraît venu d'écrire : le néant c'est ici. L'écriture rend le crayon lumineux . Pour celui qui attend et s'impatiente, il n'est pas exact de dire qu'un kilo de plumes pèse autant qu'un kilo de plomb. C'est la seconde voiture du train qui entraîne la troisième, et non la locomotive. Dans les foires on montre aux hommes des animaux savants, alors que c'est les animaux que l'on devrait mener à ce spectacle. La musiqœ doit toujours rester en deçà de la vérité. Jean-Paul se marie, passe trois ans en Europe, puis retourne seul en Afrique où l'appellent ses affaires. Il y demeure cinq ans ; le climat, les fièvres , la maladie se sont abattus sur lui ; il a souffert et terriblement changé. La veille de son retou~ il télégraphie à son épouse qui doit venir l'attendre au bateau : « arriverai le 15 : aurai journal main gauche et fleur rouge main droite ».
NOUVEAU TESTAMENT
Les morts apprennent la vérité A la seconde même de leur mort, Sitôt qu'à leurs lèvres, Le miroir de Dieu ne se ternit plus. Le mystère entre en eux à marée basse, Et le flot emporte la mer à jamais. Les secrets qu'ils apprennent, Sont prisonniers sur parole, Et la parole d'un mort, Vaut une parole d'honneur. Les conseils des morts ne servent à rien . Ils n'entendent pas les mêmes bruits que nous. Ils disent : « Ton salut est à droite » Ils oublient de nous apprendre, Eux qui nous font face, Si c'est à notre droite, Ou à la droite de leur fleuve glacé. Les eunuques ignorent le désir Comme nous ignorons notre avenir. Ainsi les poupées ont peur des grandes personnes Et de leurs yeux qui bougent. Elles savent qu'elles font semblant de dormir, Et se méfient de leurs yeux fermés. Chaque fois qu'il m'arrive de penser à Jésus, Je confonds la Noël avec le jour de Pâques .. La mort d'un oiseau ne fait pas plus de bruzt, Que la naissance d'un astre; Et il ne tombe de la neige à Noël Que dans les pays où Jésus n'est pas né. Jésus mort Résume l'immobilité du monde.
Un pauvre qui saigne dépense son capital.
, ., Jésus ne visite ses opérés Qu'à partir de quarante-deux degres de fzevre . Il orchestre leur délire, Et il transforme leurs désirs En eau fraîche .
Il y a des livres qu'on voudrait pouvoir envoyer à ceux qui sont morts.
Tout se passe exactement comme si On attendait une femme invisible.
108
109
Le jour où je crus mourir, (La mort s'exerce au suicide Et tire sur sa propre image), La Voix de Jésus m'arriva si lointaine, Que j'appris que j'avais déjà quitté laTerre, Pour des globes lointains où les fleuves sont gelés. La distance était telle, Que, pareille à la lumière d'un astre, Il avait fallu près de deux mille ans Pour que la voix de Jésus me parvienne, Et qu'il venait à peine de mourir Quand il me parla: « Je ne suis pas le fils de Dieu ;
S'il en avait été ainsi, ]'aurais attendu la mort de mon père Pour régner à mon tour. Je suis le seul être au monde A n'avoir pas de crucifix. Je n'ai que faire de ma propre image, Et personne, jamais, N'est mort sur la croix pour moi. Je suis mort seul, Pareil à une maison neuve, Pas encore entourée d'arbres. Le bois n'était pas assez épais, Les clous étaient trop longs. Il y avait place, de l'autre côté de la croix, Pour un ami, pour un frère. Quand on est deux, on a moins peur De s'endormir sur la croix. Tu m'aurais jeté bas du lit de la mort, Et je ne dormirais pas Pour toute l'Eternité. S'il avait pu en être ainsi, Notre supplice regarderait le monde entier, Et le soleil pris à l'improviste, Se lèverait sur ta mort, Se coucherait sur ma mort. Alors l'égalité régnerait sur la Terre, Et l'Est serait aussi riche que l'Ouest, Car je suis mort face au couchant. Je suis mort à 33 ans. La vie s'écoule vite, Quand on se mire dans un torrent.
110
Et mon visage surpris par le froid, Rides expulsées de la Terre, A frissonné longuement. Je suis mort sur une croix, C'est vrai! Pas crucifié ! Ce n'est pas vrai! Suspendu à une croix ! Ils ont des yeux et je ne les vois pas.
1 [
L'Enfer parfois libère ses prisonniers. Il n'y restera bientôt plus qu'un homme! Celui qui, ce soir, dit à ses enfants : Si vous êtes sages, je vous mènerai V air mourir Jésus sur la croix. »
0 croix, épi plus haut que nous, Qui nous indique le chemin du ciel ! Un grand voilier blanc est plus beau que Dieu.
VIE DE JESUS
Jésus est né à minuit, Parmi les bêtes noctambules, Entre le bœuf et l'âne, Puissance du labour, Douceur de la promenade, Et les chèvres de Décembre. Adoré par des bergers, Encensé par des mages fatigués, Faiblesse de la flamme, Naissance de la Terre, Ne sachant que faire, De l'or et de l'encens, Et des bijoux Informes comme des prières. Ce millionnaire ne prend qu'un peu de lait. Dieu regarde par le trou de la serrure
111
Et s'assure que cette bouée, Jetée dans le naufrage du monde, Prend la forme de la mer, Et n'y sombrera point.
Depuis ce jour, Le bœuf souffle le chaud et le froid. Le chaud en hiver, Le froid en été.
Jésus menait ses disciples Par des chemins qu'on ne retrouva jamais, Et leur apprenait A regarder la campagne, Avec de beaux yeux. A aimer leurs ennemis, A se méfier de leurs amis, A monter toujours plus haut Sur les murs de la ville, Où le vent devient plus pur, Où les murs deviennent plus durs Où les oiseaux deviennent plus tièdes, Où le pardon de Dieu se fait moins rare.
Jésus Fond Dans L'Amour.
Comme ils étaient superstitieux, Jamais ne furent treize à table, Jésus et ses disciples Qui accueillaient les affamés.
Pendant que Jésus explique aux vieillards Que nos péchés sont égaux à eux-mêmes, Marie affolée cherche son fils . Une mère qui cherche son enfant Est laide. Le Saint-Esprit ne la reconnaît pas. D'ailleurs, son visage, Fut toujours dissimulé, Par l'ombre de l'enfant Qu'elle portait sur ses bras.
Il chassa du temple les marchands, Qui pour de la menue monnaie, Se vendaient entre eux, Des recettes pour faire fortune .
Par cette nuit insomnieuse, Un premier miracle se produisit : Dans le monde entier, toutes les horloges, Toutes les horloges s'arrêtèrent en même temps. Et l'on sut partout qu'il était minuit. L'amour des anges se lève comme un brouillard.
Il travaille comme un charpentier, Et fabrique son propre décor; Car il n'existe pas de miroirs sur mesure, Et Jésus pour se reconnaître, A besoin de tout le ciel. ( L'Eternité dure longtemps, A moins qu'on ne l'égare.) Il sait comment on égorge les brebis, Et que les esclaves Sont plus paresseux que des ânes. Les eaux du Jourdain, sept fois impures, Par le baptême de Jésus,
112
Et en échange de sa pauvreté, Connurent une nouvelle pureté.
Quand Jésus traverse les parcs pleins d'oiseaux Les roses se font signe, Puis, haletantes, se taisent. Les oiseaux se confessent aux fleurs . Pleins de contrition, les coquelicots avouent, Que les bluets sont plus beaux que les roses. Le soleil rend les miroirs meurtriers, L'amour est une eau dangereuse à boire. Au bord de Jésus, Coule le plus beau ruisseau du monde : Marie-Madeleine à la poursuite du soleil. Marie-Madeleine connaît Jésus par cœur. Sa prière est une musique Où s'inscrit la couleur de ses yeux. Elle a le droit d'être seule à l'aimer, Car elle est la seule A savoir qu'elle est la plus belle.
113
Etait-il blond, était-il brun ? Seule Marie-Madeleine le sait, Qui l'aima d'amour, Amour sans espoir, Espoir sans amour, Sans espoir d'autres amours. Elle se hâte d'aimer Jésus Pendant qu'elle est encore belle. Son amour lui donne le vertige Et déplie pour elle Le mystère de Jésus. Mon Dieu ! il vit trop vite ! il vit trop vite, Il va se tuer ! Il ira se jeter contre un arbre, Contre une croix ! Les miracles sont le plus court chemin De Dieu à Dieu. Jésus n'a pas ressuscité mon lévrier mort, Mais il m'apprit à aimer un petit chat. Il n'a pas ressuscité Lazare, . Mais empêcha un petit enfant de grandzr. Et Lazare, fatigué de la vie, Put mourir une seconde fois . Le cheval de bois, amoureux D'un poisson des grandes profondeurs, Fut lesté de plomb, Et put veiller au fond des eaux Sans respirer. Et tous ces miracles remués Montaient au ciel comme des bulles. Aux aveugles, il donna des mains agiles Qui ne se trompent jamais. Il donna aux enfants la patience d'attendre Pendant que le Ciel était en réparation. L'eau changée en vin, Retourna à la Terre Et redevint de l'eau, Redevint la mer, Mer, repue de ciel, Concession à perpétuité ! Mer! Le volcan prit la forme de sa lave. Et les navires trop usés, trop balancés Par le verbe aimer,
114
Prirent la forme de la mer qui les guide. Jésus inventa pour nous la forme de la mer. Quand sa main se posait sur les forêts, Les oiseaux cessaient de mourir. Quand ses doigts recueillaient les oiseaux, Bijoux qui respirent sans bruit, La forêt cessait de pâlir. Quand les oiseaux cessaient de partir, La forêt cessait de mourir. Chevelure de la forêt, Fausse robe du Soir, Etang sans étoile, Où se posent les mains de Jésus, Plus fiévreuses que son front . A ceux pour qui il ne peut rien d'autre, Jésus envoie des rêves. Le sommeil est une mort, Dont on se réveille parfois. Le pauvre rêve qu'il n'est pas riche, Mais qu'il est beau. Le vieillard rêve qu'il est un jeune homme à cheveux blancs. Le bossu, qu'il est petit, Mais qu'il est un virtuose du piano. Le virtuose bossu Sauve toutes les femmes qui tombent à l'eau. La femme sauvée des eaux souffre D'être sauvée par un bossu. Les poisons trop doux sont écœurants. Ici le rêve devient un cauchemar, Jésus alors la réveille; Elle se réveille par miracle, Elle se réveille triste et se rendort, Et rêve qu'elle se noie enfin. Voilà vraiment le vrai bonheur. A Jésus trahi par son meilleur ami, Dieu envoya aussi un rêve, Et Jésus rêve que Judas Le vendait pour trente millions. Plus tard, sur tous ces miracles, Et sur la dernière splendeur, Sa mort, Il mit sa signature. Et comme il ne savait pas écrire Il signa d'une croix.
115
PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE
L'enfant prodigue, irrité de la vie qu'il mène, las de n'être pas aimé pour lui-même mais en raison de sa fâcheuse réputation, décide de rentrer au bercail. Il annonce qu'il est touché par la grâce: cette nouvelle se répand de village en village, de chaumière en chaumière, et tous, sur le chemin du retour lui font fête. Partout, contrairement à ce qui fut écrit, il est accueilli à bras ouverts et son long voyage ne fut qu'une suite ininterrompue de banquets. Partout, les fermiers, conquis, honorés et hospitaliers, sacrifient les plus belles pièces de leur bétail parmi lesquelles d'innombrables veaux gras. Enfin, triomphalement et pas honteusement, de festin en festin, il parvient à la maison paternelle. On devine à quels excès put se porter la joie de tous ceux qui, si longtemps, avaient été privés de l'enfant célèbre et chéri. On se met à table; apparaît alors, au milieu de l'enthousiasme général, le fameux veau gras odorant et opportun à souhait. C'est à ce moment que se passe ce drame sur lequel tous les historiens sont muets : subitement l'enfant prodigue se leva d'un bond, rejeta sa serviette et bousculant tous les convives s'enfuit en hur' lant : « Ah non ! Ah non ! Ah non ! Encore du veau ! »
Les toits sont inégaux devant la pluie. Judas, de tous le plus exposé, Plus méprisable Qu'un escroc à cheveux blancs, Est, de tous les disciples, Celui dont on parle le plus. Il sentait le mauvais cigare. Plutôt que d'abattre des oiseaux, Il aimait Jésus comme un frère. On sait ce que ça veut dire. Il n'avait pas assez de bagues Pour tous ses péchés.
116
Peut-être aimait-il Marie-Madeleine En secret. Peut-être voulait-il être le premier A trahir. Peut-être pensait-il que Jésus, Miraculeusement libéré, Pourrait avoir besoin de cet argent. Le pain posé sur des papiers qui s'envolent Diminue chaque jour, Et c'est le vent qui l'emporte. Cette trahison étourdit Jésus. Comme une blessure mortelle, Qui surprend un homme endormi. Il se crut abandonné des anges A la douceur soudain meurtrière : Les ailes roulées en boules Sont projectiles qui font mal. Il dit à Judas : « Pourquoi me trahis-tu pour si peu ? L'argent plongé dans le sang sonne faux. L'or est plus beau, étendu sur le sable. Que n'attendais-tu ma mort ? Tu aurais écrit l'histoire de ma vie. Elle aurait été traduite En toutes les langues, puis en yiddisch, Puis en hébreu. » Judas dépensa ses trente deniers, Puis s'en fut vers le serpent Qui le paya une seconde fois, Puis s'en fut à travers le monde. Dieu le condamna à avoir froid, Semblable à une mer chassée des pôles, Qui ne trouverait jamais aucun rivage. Ne pas échouer pour ne pas échouer, Il valait mieux ne pas partir. Il faut être deux pour pardonner. Les Hébreux sont des Juifs. Ils attendaient un conquérant, Ce fut Jésus qui vint. Il ne pouvait leur offrir qu'un peu de pain, Tout son sang, presque tout son amour. Ils avaient peur de ces miracles
117
Simon que Jésus se reproche D'avoir tant aimé.
Se reproduisant si vite, Qu'ils ne devaient pas tarder A réduire les hommes en esclavage.
Plus tard, Simon D'un coup de sabre, Tranchera une oreille d'un des bourreaux. Mais Jésus n'en a que faire, Et dit à Simon : « Remets ton épée au fourreau ; Il faut toujours remettre à demain Ce que Dieu ne peut faire le jour même. »
La densité de Jésus N'est point la même pour tous. Il en est qui s'y posent, D'autres font la planche, Mais la plupart des Hébreux Sont des plus lourds que Jésus .
! DEUXIEME PARABOLE DE L'ENFANY PRODIGUE
L'enfant prodigue donne à son cheval de bois la moitié de sa tartine de confiture ; ensuite il mange la première moitié, puis la seconde.
Le jour où Jésus fut condamné à mort, A l'heure où d'habitude On exécute les assassins, Le vent fut condamné au Nord. Le soleil aux nuages. La pluie fut condamnée Aux rivières qui haussent les épaules. Les étoiles à la nuit, La mer aux rivages, Les enfants à leurs parents, Les toits de chaume à la vieillesse. Tous les cœurs Durent tenir la gauche. On se mit en route pour capturer Jésus. Judas, à la manière juive, Embrasse Jésus sur les lèvres. Le baiser de Judas est contagieux, Et transmet à Jésus la maladie Que porte en soi Tout homme qui doit mourir un jour. Simon le renie,
118
1
Jésus paraît devant ses juges. Le grand-prêtre Caïphe préside, Revêtu de sa robe d'assassin. Les témoins prêtent le serment De dire la vérité, Et ils ajoutent : « Ainsi m'aide Dieu. » Dieu présent et dont l'heure est venue, Dieu les aide à mentir. Il n'y a pas de faux serment Prêté sur l'accusé. Je sais nager, je le jure Sur la profondeur de la mer. Les juges. économes tristes Et qui confondent l'encens avec le pain Lui reprochent d'avoir toléré Les prodigalités de Marie-Madeleine, Et le gaspillage des bonnes odeurs. Mais Jésus qui sait que le vent Préparant un long voyage N'emporte que des parfums, Que plus il est violent, plus il fait d'heureux, Jésus ne répond pas. Ils veulent savoir ensuite Pourquoi Jésus accueillant la femme adultère, Ecrivit sur le sable en langage inconnu Des signes trop grands pour les hommes. Mais ]ésus qui se souvenait De ce message adressé aux anges, Jésus, ne répond pas. On veut aussi lui faire avouer Qu'il n'est pas le fils de Dieu: Un ambassadeur doit avoir les traits
119
Il fallait choisir parmi les supplices. La croix Nord Sud Est Ouest, Leur indiqua le chemin. Le figuier maudit, se souvenant, Offrit son bois. L'eau changée en vin apporta des clous. On ne meurt jamais qu'empoisonné. Mais parfois pour mieux tuer, Le poison prend la forme d'une croix.
Du pays qui l'envoie. Et Jésus qui sait que ses yeux N'ont pas la profondeur du ciel bleu, Jésus ne répond pas.
TROISIEME PARABOLE DE L'ENFANT PRODIGUE
Fatigué de ses frères, las de la tyrannie de son père, écœuré de ses richesses, l'enfant prodigue naquit, pauvre soudain, dans une vallée de larmes. Il s'en fut parler aux hommes, dépenser ses dons, vêtir les pauvres, nourrir les indigents, répandre son amour, et prêcher le renoncement aux affamés. Il en fut puni par ceux contre qui il dressait les pauvres, les aigris et les miraculés .. Ils réussirent à se venger. Et à trente-trois ans, le fils prodigue mourut sur une croix. Il ne faut point parler de croix dans la maison d'un crucifié.
Détruire le temple, Et le reconstruire en trois jours, Est un sacrilège Sur lequel on le somme de s'expliquer. Mais Jésus qui sait que le temple Est une pyramide posée sur la pointe, Jésus ne répond pas. A toutes ces questions, Jésus ne répond pas; Sa réponse, il la réserve Pour le jugement dernier. Dès lors, sur l'horloge de sa mort, Leur verdict marque l'aiguille des secondes. Et Jésus qui n'a pas tenu Le compte exact de ses péchés Ne sait pour lequel il est condamné.
120
( 1
Assuré de mourir, Jésus trouve injuste de mourir si jeune. Il néglige sa barbe et se creuse des rides. Le portrait de Jésus crucifié Est celui d'un vieillard. A la dernière seconde, Apparut sur son front La ride des centenaires. La vieillesse s'achète en naissant, Mais on la paie par mensualités. Jésus s'achemine vers le supplice, Portant sa croix, Sa croix portant son règne, L'un portant l'autre. La croix est solide, épaisse et lourde, A l'épreuve du feu. Pour que le supplice suive son cours, Les crucifiés d'une ville incendiée, Continuent à mourir sur la croix. Ils y mûrissent très vite et en trois jours S'en détachent comme des fruits lourds. La croix est plus terrible que le feu.
Ayant trouvé le chemin de son cœur, La lance le d&hire. ]'ai trop mal au cœur Pour sentir mes mains. J'ai trop froid aux mains Pour sentir mon cœur. ]'ai trop froid au cœur pour savoir mon âme, ]'ai trop mal à Dieu Pour pouvoir pleurer.
121
REVE DE JUDAS
Le couteau de l'assassin rêve : « Encore quelques crimes et je ne couperai plus que du pain. »
Son amour est dans le coma Il entend tout, mais déjà Ne peut plus répondre. On passe l'éponge sur la soif, Mais rien n'est oublié. Jésus un œil fermé, Contemple un soldat Qui le contemple, Revêtu de sa propre robe. A ses côtés, les deux larrons, Grimaçant chacun pour son compte, Paraissent tenir entre eux Une conversation fort animée. On dort mal debout. Et Jésus est trop impatient Pour pouvoir dormir. La solitude lui tend ses lèvres de feu . L'attente de la mort est monotone, Et fait mal comme le soleil dans les yeux. Minutes empruntées à un usurier. Jésus va mourir. La neige que l'on ramène des Pôles Meurt avant d'arriver. Et c'est avril avec son sourire rose, Son regard bleu d'enfant, Qui obscurcit le sable tiède, Que n'avait jamais voilé L'ombre d'un homme, Et qui jamais ne peut relire Les mots d'amour qu'il écrivit. La foule hurle. Jésus ferme les yeux
122
Au spectacle de la haine. Il ne peut fermer ses lèvres A l'odeur de la mort. Au pied de la croix Où Jésus achève de mourir, Un chien s'est approché. Un chien peut savoir qu'on est triste, Mais il ne peut pas voir Qu'on a des larmes plein les yeux. La nouvelle de la mort, Et la nouvelle de la naissance, Que trente-trois ans séparaient, Se rencontrent dans le ciel, Eclatent enfin, Et tournent à tout vertige, Globe en fusion. Un nouvel astre est né. La nuit tombe ; le supplice s'éteint. Les herbes agitées par le vent Transforment la nouvelle en parfums. Et le soleil de demain, En saura plus que le soleil d'hier.
HISTOIRE DE BARRABAS
Barrabas à peine libéré, vient d'être condamné à mort pour de nouveaux crimes. Dans sa pt on, il se demande : «Jésus reviendra-t-il encore pour reprendre ma place ? »
Le drapeau de Dieu fond dans l'air brûlant. Le vagabond exténué s'est endormi, Sur l'ombre, tiède encore, de la croix.
123
J'ai mal à ma fièvre. Elle atteint aujourd'hui son cours le plus haut. Elle fait du bruit et elle joue faux . La fièvre aveugle les passagers, Elle rend les hommes plus légers, Et toutes les paroles Sont des jeux de hasard. Les pieds froids sont deux ours Qui se dévorent eux-mêmes. Fakirs traversés d'aiguilles, Les jambes mènent on ne sait où. Le cœur trop rapide S'essouffle à suivre les mélodies trop lentes, Et s'épuise à faire le guet. Dans le visage rose Qui n'est plus qu'un souvenir d'enfance, Les lèvres sont épaisses et dures Comme si jamais elles ne devaient plus dire que Non! Trop d'ondulations dans les cheveux, Un mulâtre Devient un nègre crépu. Mes mains à mes tempes Me renseignent mal. Doigts glacés sur front tiède ? Doigts tièdes sur front brûlant ? Prêtez-moi d'autres mains, Que j'apprenne enfin Qui me ment. La lumière d'un feu de bois N'éclaire que sa propre flamme . Les grands fiévreux sont lumineux le soir. Ne touchez pas à celui Qui meurt sur la chaise électrique. La fièvre du matin réveille le malade,
127
Que la fièvre du soir empêchait de dormir. Donc n'a point dormi, Ce malade qui s'est mal éveillé. Nous avons tout essayé. Il faut le changer de thermomètre. Un thermomètre à jeun, Alors que l'infirmière l'a secoué, N'est à la mesure d'aucun homme Et lui va comme un vêtement mal taillé, Miroir de la mauvaise humeur. Pendant qu'il est temps encore, Pendant que la chaleur Est encore contagieuse, Mon enfant, pour ton voyage, Pour payer ton pain et n'avoir pas froid, Prends ces pièces dans le sac sur ma poitrine. Tu mangeras, et l'or te réchauffera! Certains jours d'été, l'air à la fièvre , Et c'est nous qui souffrons. Les rivières coulent plus vite. A l'Equateur la mer bat la tempe des navires. A six heures il se calme, Ses nuits sont douces, Et c'est nous qui dormons. A New-York il est six heures. C'est maintenant qu'ils souffrent, Quand chez nous sonne midi. Plus haut encore, Le décor fond à vue d'œil. Les Esquimaux fiévreux meurent Ensevelis sous leur igloo. Le ciel gris est l'envers du ciel bleu. La fièvre s'endort sur son perchoir. Mais les tyrans somnambules Se cachent dans l'ombre du sommeil. La nuit du fiévreux Commence par le cauchemar, Puis vient l'insomnie Et les mensonges.
128
Alors commence le délire. La fièvre lâche tous ses pigeons. Ivre, Le mercure Haut. Plus Toujours Monte Le mercure est un télégraphiste Qui ne comprend pas Tous les mots qu'on lui dicte, Et exige qu'on épelle : Fièvre, f, comme fièvre, Comme photographie du fiévreux , Comme fou qui s'écoute parler. Infidèle comme femme , Comme le souvenir de nos péchés. Evre comme lèvre Sans aile Sans baiser. Maladie qui me poursuit Comme un crime que je n'ai pas commis. Avouez, Avouez Que vous avez un alibi ! Que vous n'en êtes pas à votre premier aveugle! ]'avoue l'infini, La mort d'Y solde, L'ancre, les algues, le fond de la mer. ]'avoue le sommeil de mon enfance, Plein de nuages jusqu'au cou. ]'avoue que je suis assez puni De ne pas être éternel. La fièvre recopie mille fois mon portrait. Les mains ont leur forme de cauchemar. Fakirs hypnotisés par un Mort, Mes vêtements, dans mon lit Me regardent sécher. Le lit va prendre feu Depuis que le photographe, Du mourant s'est approché En lui disant : « Ne bougez plus et souriez. »
129
Les Thermomètres morts vont au Ciel. Deux fiévreux couchés côte à côte, Sentent leurs trains se croiser A des vitesses folles. Ce poisson en papier-celluloïd, Qu'enfants nous faisions onduler Dans notre main tiédie par notre haleine, Aujourd'hui exécute des sauts terribles, Se cabre Et répète sa propre agonie. Les sueurs nocturnes, Sur le corps du fiévreux, Tracent un message écrit. Pour déchiffrer cet oracle, Les linges imbibés de signes, Soigneusement doivent être étendus, Et le texte Doit se lire dans un miroir. Les morts sont à la température De la glace bouillante. Fièvre! Fantôme qui te hâtes Dans mes rues, Plus rouge et plus parée que l'amour. Main qui dérobe les secrets, Main qui connaît l'avenir Main qui sait choisir. Toi qui prends la forme du hasard Et prétends habiter avec moi, Réponds! Réponds par oui ou par non. Es-tu jalouse de mes nuages Et veux-tu les devancer ? Toi qui lis ce que j'écris, Es-tu jalouse de mes mauvaises nouvelles ? De mes yeux qui sèchent trop vite, De me savoir plus léger ? Entendrai-je ta musique Chaque fois que je mourrai ? 130
Fièvre aux dents pointues, Fièvre, vertu du sel, Brûlure du soufre, Bonheur depuis longtemps payé d'avance Par d'anciens bonheurs détruits. Ombre de nos tourments, Elevés à l'ombre de nos remords. Nuage d'encre, Battements de cœur, Multiple de la Mort, Phalène noyé dans l'or, Chevaux traversés de libellules, Lumière de l'orgue, Brun hanté de bleu, Tapis magique Imbibé de moutons agiles, Toi qui passes de main en main, De Mort en Mort, Toi qui es la veille de tous les jours. 0 ma fièvre! Toi que j'aime Toi qui es aimée de moi, Tu réchauffes mes mains Rouges d'avoir mendié cet hiver.
FLORE EXSANGUE
Les pas de l'inconnu qui traverse la rue, font le même bruit sur le sol que le gel durcit, que les gouttes de mon sang tombant sur la terre. Et la neige qui annonce aux fourmis endormies, que l'heure est venue de se vêtir d'hermine, tombe aussi, multipliée par mille, des narines de Dieu. Et mon amour tombe aussi dans les abîmes, comme le sang qui descend vers le Pôle Sud, monté sur les grands vaisseaux de neige que le sang emporte toujours plus bas. Il n'y a pas assez de neige pour mon sang, dans le ciel trompé par l'amour et qui me ment. Il n'y a pas assez de sang dans les ailes des anges, qui signent éternellement et sans espoir,
131
le nom de Dieu dont ils tiennent les écritures} sur le papier bleu ciel de !}azur sans nuages} sur l} azur de Dieu à qui nul ne répond jamais. Les mouettes épellent à jamais les mêmes syllabes. La mer épelle l} alphabet des nuages} parallèle à jamais aux ailes des mouettes. Mer toujours trop chaude} où fond la neige de mon amour j pour fuir le monde où la neige est toujours noire} mon cœur qui saigne du cœur en gouttes de sang} a choisi pour mourir un grand voilier blanc.
WEEK-END
Depuis que tu m} aimes} Cette petite ride verticale Entre mes deux yeux Ne quitte plus mon sommeil. Le sommeil n} efface pas Famour Comme la surface de Feau claire N}éteint pas la flamme qui s}y mire. Je n}ai plus froid Depuis que C est moi qui (aime le plus. Ma soif calme ma faim Et mon charbon sent la vanille. Je ne sais si je suis plus faux ou plus fier .
V heure de la fièvre Est en avance sur celle des maladies} Comme les oiseaux pressés Devancent le vent qui les porte. Déjà nous n}accordons plus nos instruments Pour parler tous deux du présent. Et déjà je n} écoute plus Que les questions que je te pose. Pendant qu}elle dort et rêve à d}autres} (les autres sont} moi} très souvent)} son parfum la nuit parfois se lève et vient me troubler. La hâte s}engouffre dans notre naufrage Nous nous chauffons Avec les mâts de notre navire. Nous brûlons les mâts sur le pont. Nous brûlerons le pont sur la cale} la cale sur la mer. Bientôt on ne retrouvera plus} Flottant à la dérive} Que le baromètre Qui marquait le beau temps. V amour doit toujours Demeurer en deçà du lendemain Puisque le bonheur n}existe pas} 1Tâchons d} être heureux sans lui.
j
j
1
Te souviens-tu du fond de la mer ? Tu es la seule femme Rencontrée à pareille profondeur. Nous ne sommes encore qu}au centième étage} Nous ne remonterons pas de sitôt à la surface. Nous avons trois mille mètres devant nous. Hâtons-nous de ne pas nous presser Pour ne pas trop fatiguer Nos semelles de plomb. Mais dans ce miracle lent} Je sens que nous allons trop vite.
132
CONCERTO POUR INSTRUMENTS DE TORTURE
Une pupille dessinée sur le buvard se dilate aussitôt. Une histoire d}amour écrite sur les vagues qui transportent le malheur toujours un peu plus loin}
133
retarde les orages et les empêche d'arriver à bon port. Pour connaître la fin de l'histoire, il n'est que d'observer la position des lèvres quand elles prononcent le mot « crime ». Nous mourons d'ennui à manger notre pain sans nicotine. Pour échapper au désastre, il faut se tatouer sur le cœur l'amitié rare et sa forme d'orage : l'amour. Enlevez les fausses lignes de votre main ! On vous a reconnu.
MILLE ANS DE LA VIE D'UN OISEAU
Chanson Je ne sais pas très bien qui je suis. Mes questions, dans le ciel, semblent indiscrètes, Et tout le monde a l'air si pressé ici.
Les hommes sortent des fers de leurs poches, Et nous arrêtent pour leurs crimes impunis. Au confluent de l'homme et de la nuit, Trois fils de fer ennemis, Dessinent au ciel un triangle, Dont les trois angles, Valent ensemble deux angles droits. Triangles au ciel, Traversés de brume, Permettent aux oiseaux sans mémoire De se partager la nuit. Je ne sais pas très bien qui je suis, Mais j'ai souvenir d'un soir d'orage, Où je ne pus me noyer dans la mer. Ma mère m'apprit à me teindre en bleu, Pour échapper aux flèches du chasseur. Je suis l'ours-bleu du ciel, Dans un monde où le métal est sans couleur, Et la musique immobile. Je ne sais pas très bien qui je suis, et je connais peu de choses. Je connais l'odeur de la terre, Comme on connaît le goût d'une femme, Sur qui on se pose. La mort tombe de laTerre, Comme la pluie du Ciel, Entre deux fumées. La mort est une voleuse d'oiseaux. Et c'est par elle que je sais maintenant, Que j'étais un oiseau.
Pourquoi ferais-je comme eux ? Ma place est réservée, dans la mort. Cent mille oiseaux volent autour de moi, Qui font semblant de ne pas me voir. _Cent mille oiseaux de cristal, Invisibles au Mal. C'est parmi les oiseaux Que je me sens le plus à l'aise ; Les oiseaux n'ont ni commencement ni fin. Sans cesse, ils se posent sur ce que je dis, Et ce qu'ils écrivent dans le ciel, Doit se lire à l'envers.
134
FLEURS DE SEL, GIVRE MARIN
Les ailes du sommeil Apportent aux fleurs de ma mémoire Leur caresse de givre, de sel, Et leur ombre simule la nuit noire. Privées d'eau, les fleurs
135
Dorment leur dernier soleil. Privé d'ailes, le sommeil A perdu tous les oiseaux Qui lui servaient d'abeilles. Et ce mauvais réveil, sort du sommeil Comme une fleur vénéneuse. Dans l'immense baie en forme de Ciel Le dernier naufrage En forme de dos nus, Accorde ses instruments Dans le secret le plus absolu. La mer, la gorge sèche, Les yeux givrés de Ciel, Les fleurs salées de larmes, Fleurs de sel, givre marin, Se souvient de son enfance Où les ruisseaux jouaient Avec les ombres de sa mémoire, Et sa mémoire, Avec les bords de ses soucis. Je ne me souviens pas d'avoir dormi.
Les nuits lentes où le sommeil tarde à venir. Mes doigts que rien n'éclaire, Les regardent à tâtons, Puis, se prennent de querelle. Ma main droite, en ces combats singuliers, De ma gauche, a toujours raison. L'air est invisible, Et parfois il arrive, Pendant que toutes les fleurs Se balancent en même temps Sur l'arbre de la malchance, Que l'homme secoue les branches Et simule le grand vent. Ainsi les reines-daudes mûres Ne sentent pas leur parfum. Ainsi trop de vagues nous cachent la mer. Ainsi l'orphelin en habit de deuil Est invisible sur son fond de tentures noires. Ainsi Dieu dans l'éternité Tellement vite se déplace, Qu'il ne retrouve jamais son chemin. Ainsi Saturne est trop grand Pour savoir que j'existe. Ainsi, jamais Je ne me suis regardé dormir.
.. LA FIN DU MONDE L'amour, ce nœud coulant autour du cou, Pour les très jeunes, serré se porte, Pour les très vieux, se porte flou. Mais la jeunesse, pour s'acheter des cordes N'a pas d'argent. Et la vieillesse n'a plus de cou.
MA TETE POSEE SUR MON EPAULE Jamais je ne verrai mes yeux, et sur eux Mes lèvres, jamais, ne pourront se poser,
136
NOUVEAU CRIME DE FANTOMAS
Blondin, apprenti en faux pas, Prend sa première leçon de vide. Marchant sur le sol, Il apprend à danser Sur l'ombre du fil. La Terre est un piège Que lui tend le ciel. En proie au vertige, Il ferme les yeux Pour ne pas s'envoler. Fantômas lui vole ses souvenirs d'enfance.
137
Blondin virtuose de la corde raide A peur de la Terre, A peur du Ciel. Ne peut plus descendre. Ne peut plus monter. Meurt les yeux fermés. Il faut choisir : De cueillir les fleurs ou de les aimer.
A la femme qu'il aime, parle de Dieu. Toutes les femmes que je n'aime pas Me font peur. Et la femme que j'aime M'achète des verres fumés, Pour que nulle ne voie Que j'ai de beaux yeux. Amour .' Amour .' ennemi invisible, Tu rôdes comme des balles perdues au Ciel, Où tu chuchotes indéfiniment.
CHANSON D'AMOUR
Le Ciel est usé Par nos soucis et nos prières, Et la lumière d'un astre Qui n'est pas encore né, Met trois mille ans A ne pas nous parvenir. Le Ciel est à vendre ou à louer. Méfiez-vous de la fièvre légère ; Un grand amour mal soigné Peut mener au bonheur, Puis au suicide. Le suicide ne prouve rien Contre la maladie; Ni l'amour contre la fièvre. L'amour est une immense fatigue ; Cette fatigue immense Me rend malade, léger, mort, vivant. Une masse de fer Plongée dans la douleur des nouveaux-nés Est incapable d'aimer. Parmi tous nos mensonges, Quel est celui qui nous sauvera ? Puisqu'aux mensonges, tu préfères les promesses, Viens, je t'emmènerai loin, si loin, Que nous irons dans ce pays, Où les parallèles finissent par se toucher. Ainsi le paralytique se souvenant} Du temps où il était aveugle,
138
PENDU PENDU
L'ombre du pendu, sur le port Se balance sans bruit. Il avait joué avec la Mort. La Mort maintenant joue avec lui. On ne sait qui recommencera. Nous mangerons notre grive Quand le pendu se détachera. Il est muet comme s'il n'aimait plus. Il est mort comme si on ne l'aimait plus. Muet comme s'il était absent, Il s'écoule entre les doigts de Dieu. Il n'est pas un pendu au monde Qui soit heureux.
CONCERTO No 5 POUR FLEURS ET OISEAUX
Femmes aux lèvres rouges} Vous naissez toutes un ruban rouge au cou. Toute femme aux lèvres rouges 139
qui naît avec un ruban bleu est la seule d'une jumelle morte un ruban rose au cou. Le dernier air du tombeau abreuve les cheveux de la morte, et les rubans roses, blancs et bleus, respirent ses derniers cheveux.
Fantômas sauvé du feu, Sauvé des eaux, Sauvé du feu par l'eau, Sauvé de l'eau par le bourreau, Sauvé par de nouvelles victimes, Fut sauvé pour la dernière fois, Par son déguisement d'espionne.
On reconnaît l'une des sœurs jumelles
Puis ce fut la guerre.
à celle qu'on aime. On reconnaît l'autre,
à ce qu'elle s'est mise en deuil pour mourir. La mort fait un faux pas et se trompe de jour. Elle ne croit plus en Dieu et nous bénit malgré nous. Les oiseaux prisonniers dans des maisons de verre regardent le ciel et ne s'en servent plus. Les bateaux à la dérive dans leur bouteille respirent mal. Les mâts y meurent debout, et il faut à leurs voiles, des siècles pour sécher. Les oiseaux et les bateaux sont des enfants qui font des projets pour quand ils seront morts. On reconnaît l'une des sœurs jumelles
à celle qu'on aime. On reconnaît l'autre à ce qu'elle s'est mise en deuil pour mourir. Dans cet été nourri de poudre d'or, les oiseaux se posent sur les lèvres peintes, et toute femme aux lèvres rouges est en état de légitime brugnon.
Il eut beau dire : «Je suis Fantômas Aux yeux de braise, Le crime en habits de gala, Spécialiste dont les alibis Sont d'autres crimes encore impunis, Organiste de la mort pointue Aux yeux de loup, Chinois silencieux Même quand je suis seul. Ayez pitié de la jeunesse De tous ceux qui ne peuvent vivre sans moi ! » Il était trop méconnaissable Et connut le sort Que la guerre réserve aux espionnes. Et Fantômas, Pinson aveugle du crime, Est mort les yeux bandés, Mort sans savoir qu'il s'agissait de lui. Un petit oiseau vient de s'évader De la prison de Sing Sing.
THEATRE MORT DE FANTOMAS
Fantômas, génie de la métamorphose,
140
Dans ce désert que je t'ai donné Pour dissimuler mon ennui, ]'habite face à tes soucis d'hier,
141
Et l'écho d'aujourd'hui A ta voix des jours impairs. Dans ce pays désert Où il n'est d'autre messager De ce que j'ai à te dire Que toi-même, j'inscrirai Le lieu de notre prochain rendez-vous, (C'est à droite des fantômes) Sur le bras gauche de la statue Puisqu'on ne peut être partout. Le vent efface nos rendez-vous. Statue, tu t'es compromise A écouter les paroles trop pressées! Je préfère le chant de la guitare Car le chant de la guitare Est percé de trous par où passent les paroles trop sensées Et les chats blancs poursuivis par le vent. Vent! Agite ton rideau ! Tu feras peur aux fantômes. Agite ton rideau ! Soulève ton Avril! Les premiers froids attendent les derniers oiseaux.
Peuvent dormir sans oreillers. Le malade qui avait 39•5 à l'ombre, Vient brusquement de descendre à O. Les flèches dangereuses sont trop rapides Pour qu'on puisse les voir. Dans les hôpitaux pour riches fiévreux, Les pauvres se prêtent A la transfusion des rêves, Et offrent le champ de leur nuit calme, Aux grands blessés du Sommeil. Avec cet argent, les pauvres, Achètent des nourritures lourdes Qui les endorment, Et les font aussi rêver. Le poison va boire dans le rêve. Les marais vont boire dans le poison Les oiseaux vont boire dans les marais. La mort va boire dans les oiseaux. L'homme va boire dans la Mort. A laVéra Cruz, dans les rues, Les hommes meurent debout. Et ils s'endorment si fort, Que plus rien ne peut les réveiller.
FIEVRE JAUNE Chanson A laVéra Cruz, dans les rues, Les hommes meurent debout, Et ils s'endorment si fort Que plus rien ne peut les réveiller. Les malades s'efforcent de ressembler aux pierres Qui ont des réserves de fraîcheur, Et pareils à elles,
142
143
JOURNAL DE L'IMPATIENCE
1
4 La mémoire dort ; sous le signe du présent, l'alcool noctambule se répand immédiatement dans l'organisme où la mémoire secouée se réveille ; tout prend feu ; la musique pareille à l'éther jeté sur les flammes active le désastre.
J'attends Irène.
5
Si j'écrivais son journal après qu'elle ne sera pas venue, je ne saurais que dire. On ne se souvient pas des pensées qu'on a eues en agissant ; elles seules importent pourtant.
Je rêve que ma mémoire dort ; il est temps que je la réveille pour qu'elle me raconte ce que j'ai rêvé.
C'est en attendant Irène que je me suis souvenu qu'à ma seconde visite elle ne savait pas combien de sucres je prends dans mon thé ; elle ne m'avait même pas remarqué.
6 Depuis que je l'aime, les deux inconscients qui étaient en mm se sont modifiés ; il y a le sien, il y a le mien.
J'attends, je m'ennuie ; quand on s'ennuie, rien ne sert d'arriver à l'heure, il faut partir trop tôt. Si elle tarde trop, je finirai par oublier que je la désire ; pourquoi ne s'empresse-t-elle pas de m'aimer pendant qu'elle est encore belle. Il n'y a aucun moyen d'empêcher un sourd de jouer faux dans l'obscurité.
7
Dans la marmite où boût l'opium, le do déjà vieux, le mi, le sol avec le do mineur jettent les bases d'un accord bruni par le soleil ; les autres notes femelles les entourent avec des œillades enhardiss.antes. La musique a deux yeux postiches, les plus beaux du monde.
2
8
Elle ne viendra pas ; le pressentiment que j'en ai ne serait-il pas plutôt l'avertissement que je vais devenir malade ?
Pour atténuer la désolation rigoureuse de notre sage rupture, Ellen et moi, nous nous étions juré de nous retrouver, au même endroit, toujours, le 6 janvier de chaque année ( 1).
3
Il y a quelques jours, Ellen, qui se trouvait à Melbourne et qui ne pouvait arriver à l'heure, m'a téléphoné à minuit.
Si l'express Paris-Lyon-Méditerranée et le rapide Transsibérien ne partaient pas à l'heure ou ralentissaient leur allure, ils se rencontreraient en quelque point du globe, vrai mais invraisemblable où le télescopage provoquerait des catastrophes. On y retrouverait, alignés côte à côte, des cadavres qui, sans cette histoire, ne devraient se rencontrer que dans quelques mois. Seuls les voyageurs de troisième classe seraient épargnés car, au départ, leurs wagons sont subrepticement attachés à d'autres locomotives.
144
Une heure après, elle mourait. Comme le son ne parcourt que 300 mètres à la seconde, c'est avec une morte que j'ai parlé et qui m'a répondu. Je raconterai cela à Irène, elle me prendra pour un personnage extraordinaire. (1) Par une étrange coïncidence, Moerman devait se marier le 6 janvier 1942, cinq ans après avoir écrit ce texte. (C. de R.)
145
9
Sur une petite table sont alignées des bouteilles ; il y a le flacon de gin, la carafe de porto, la bouteille de patience ; près des deux premières, deux verres ; à côté de celle-ci, un seul.
10 L'alcool est un jeune chien dont le vacarme vous empêche de prêter - l'oreille aux vrais stupéfiants : l'appel de la mer, la musique, l'esprit de renoncement. 11
Je me suis créé un modèle d'ennui dont j'use et abuse déjà à partir du moment où celle que j'attends n'est pas encore en retard ; dix minutes avant l'heure, je cesse de m'appartenir pour devenir une victime : un singe qui se regarde dans un miroir imite les grimaces de l'autre singe.
Demain, elle revivra même sans présence humaine, quand elle sera pleine de valises prêtes au voyage.
16 Ces minutes d'attente, je les ai empruntées à un usurier.
17 J'attends Irène. Cette attente est une musique verticale. Le malaise que je ressens est de même qualité que l'exaltation que j'éprouve quand l'ascenseur m'enlève rapidement.
12
L'impatience s'abat sur moi avec une longue odeur de poivre ; on ne peut m'obliger à être à la fois impatient et inquiet et personne ne pourra me prouver que je m'ennuie ; l'inquiétude n'est qu'une suite d'absences de mémoire.
Les maladies contagieuses ne comprennent rien aux drames de l'amour.
L'ombre d'une araignée sur le mur ressemble à une araignée ; -l'ombre d'un chagrin ressemble à son ombre.
13 Quand elle arrivera, elle tirera la sonnette que j'ai cachée dans mon oreille.
14 Les poupées qui m'ont été données par Ellen, Greti, Lotte, Daisy, Jane, Yette et Lise sont étendues sur le divan dans leurs poses parallèles et avec autant de personnalité que les chaises d'église abandonnées en désordre après l'office. Je l'ai tant attendue, que quand elle s'asseoira parmi elles sur ce divan, Irène ne sera, comme elles, plus qu'un souvenir.
15 La solitude d'une chambre n'est complète que quand un homme y dort.
146
Encore trois minutes de passées.
18 Le nu peut n'être pas vraisemblable.
19 Cette plante baignée dans l'opium va se mettre à chanter.
20 Mon chien attend aussi ; il attend que tout soit terminé pour que les événements prennent un sens qui le concerne. Du bout du doigt, je lui désigne un morceau de sucre oublié dans un coin ; il tâte le bout de mon doigt mais constate que cette flèche n'est pas comestible.
147
21
VARIA
Les ressources de la religion sont infinies. Irène tarde, ma montre marque cinq heures dix. Mais voici le clocher de l'église qui sonne cinq heures ; cette consolation seraitelle faillible? Non : c'est ma montre qui avance. Si j'en crois l'Eglise, Irène n'est pas encore en retard.
22
Forêt Ode aux ravisseurs du Jeune Lindbergh Le surréalisme et le monde invisible
Madame Butterfly est payée pour attendre.
Lettre à Robert Goffin 23
(Préface au recueil « Harmonik:a Saloon » de Carlos de Radzitzky)
Ellen avait inventé un nouveau parfum qu'elle gardait pour elle seule ; avec lui, disait-elle, je me reconnaîtrais entre mille personnes.
Estrombiok à koulis 24
Eteignons ! Moins je consommerai d'électricité, plus vite ira le métro qui doit me l'amener.
148
FORET
Tous les dormeurs replient leurs journaux. Les chèvres familières vont tête nue Leurs casquettes sont pendues à leurs cornes. Les fougères disent du mal de tout le monde. Les lianes chantent : « Lorsque tout est fini ... » La paille et la poutre viennent de se mettre en ménage. La lotion à faire repousser les forêts Atteint aujourd'hui son plus haut cours. Quand on marche sur la pointe des pieds On fait encore plus de bruit. Les feux des bûcherons font pleurer les oiseaux. Dans toutes les forêts, il y a la fille du chef; elle est mariée à un vampire. Il occupe le plus haut cocotier; C'est au cinquième au-dessus de l'entresol et il tue ses amis pendant qu'ils sont essouflés. Je lui ai prêté mon flacon de Liebig qu'il a découpé en fines lanières ne me laissant qu'un bouillon de gargouillis. Heureusement que mon stylo contient encore 2.000 mots. Le nain Népomucène saute d'un arbre à l'autre S'il était plus grand il sauterait de 4 en 4 . La forêt dort; toutes les deux heures on la réveille pour lui donner sa tisane à dormir. Le serpent cent fois noué à mon cou jette un froid. A l'heure du grand silence un chaudronnier s'empare de tout. Un frisson à la bonne place me rappelle mes remords d'autrefois. Je ne pense au grand air de Lakmé que chaque fois que je suis écrasé par le tram.
Inédit, non daté
151
ODE AUX RAVISSEURS DU JEUNE LINDBERGH Ces bandits antipathiques et malhonnêtes détiennent le record du monde de la durée. Cette affaire descend en parachute, et tout espoir plongé dans un nuage subit une poussée égale au poids du volume de soleil déplacé. Il n'y a plus d'enfant, dit Lindbergh un beau matin. Depuis ce jour, l'œil de la police ne dort plus que d'un œil. Rançon pour rançon, l'argent n'a pas d'odeur, et voilà toute une famille bien ennuyée. Mais les policiers sont jaloux des détectives privés, et préviennent les journaux, des jours et des heures où les arrestations auront lieu ; alors les arrestations n'ont pas lieu, etc. On devrait fouiller partout. Et puis on a oublié certains détails : on devrait chercher du côté des grands-parents qui héritent. Ce crime révolte la consCience universelle ; le pénitencier de Tsing-Tsing s'est révolté aussi. Depuis ce jour, les journaux sont pleins des méfaits de l'armée japonaise ; mais c'est pour mieux détourner l'attention . Depuis cette affaire, les mots s'écartent de plus en plus de leur véritable signification. Un gangster est un Monsieur qui offre des primes, comme aux Six Jours. Passe encore la Police, mais mon ami Al Capone, lui-même, ignore où se trouve le nourrisson ; il se ruine en rançons. Ce n'est que dans les très vieux livres de cuisine que l'on trouve encore de vrais remèdes pour dormir. L'enfant endossé comme un chèque, passe de mains en mains; à ce jour, il doit être couvert de coquillages. Les premiers ravisseurs dont la fortune est faite, se rangent parmi les honnêtes gens et lisent les journaux pour savoir si l'enquête fait des progrès. Ils tromperaient Dieu lui-même sur la sincérité de leur repentir. Dieu, prisonnier dans son ballon captif connaît votre avenir, mais il lui est interdit d'intervenir. (Le Rouge et le Noir, 11 mai 1932.)
152
LE SURREALISME ET LE MONDE INVISIBLE
Il est convenu de dire que la vie est quotidienne ; aussi n'entendons-nous plus fonder notre personnalité sur ces préoccupations de fourmis allant à leurs petites affaires, non plus que sur certains faits-divers fort honorables du reste, mais dont la portée est nettement déficiente. Telle n'est point notre réalité, tels ne peuvent être les vœux de notre esprit ; cette réalité a cessé de nous poser des problèmes ; il en subsiste de rares, mais tous sont suspects. Le monde extérieur abuse de notre paresse et nos habitudes abusent de notre confiance. Il existe un monde invisible. C'est lui qui vient à nous et nous envoie un message secourable chaque fois que nous voulons être seul, chaque fois que, dupés par nos sens, nous en arrivons à douter de nous-mêmes, des données que l'expérience nous a soumises et de cette confiance que nous donne l'assentiment de nos proches et, en général, de tous ceux qui partagent nos préjugés. Il y a en chacun de nous une vérité intérieure ; elle ravive notre existence secrète et projette sur les abîmes où s'inscrit notre destin, une lueur qui éclaire avec une inhabituelle persistance, ce monde pétrifiant des coïncidences, des phénomènes prémonitoires, des pseudo-malentendus et de ces problèmes extérieurs à nous, tout au moins en apparence. Ces problèmes liés aux soucis de Temps et d'Espace, qui concernent la notion de l'éloignement des astres et le problème troublant de l'étoile morte depuis trois mille ans et dont la lumière nous parvient encore, sont voisins de la peur. L'heure est venue, alors, de ne pas craindre les défaillances et de ne pas éveiller le somnambule qui, au fond de nous, côtoie le précipice. Ces messages nous parviennent d'un monde inconnu, puisqu'ils puisent leur substance dans des éléments que nos sens n'ont pas expérimentés et qui peuvent être pensés en dehors de toute donnée sur leur existence. Ces concepts de temps et d'espace sont, à ce jour, l'expression la plus orgueilleuse de notre esprit, le sel de notre pensée ; ils ne se sont jamais laissé fléchir et nous donnent, à contempler leurs abîmes, le même vertige. Une découverte sur leurs secrets, sur le voile qu'ils jettent sur notre
153
destin exerce au-delà de nos illusions et par conséquent de notre bonheur, une influence plus grande que la puissance de notre regard, la joie de nos corps, plus grande que nos souvenirs d'enfance ; parmi ces derniers sont seuls valables, d'ailleurs, ceux qui semblent nous atteindre comme les messages d'une vie antérieure déjà vécue. Les frontières de l'invisible reculent chaque jour ; les témoignages s'accumulent, les découvertes se multiplient ; peu à peu la zone dédaignée de notre subconscience précise ses appels . les rendant parfois fulgurants , d'autant plus fulgurants que la nuit est plus profonde et plus magnétique notre désir. Le monde invisible est fait de toutes les choses dont on a peur, des messages qui atteignent les médiums et ne les blessent que par ricochet, des secrets que cachent les miroirs, des personnages qui se dissimulent derrière les toiles de Chirico, des superstitions dont nous sommes les esclaves, de notre avenir que nous redoutons de connaître, du silence qui prend la forme d'un poison, des sorts que nous jettent parfois des femmes trop belles que nous croisons, des sortilèges qui rendent transparent le verre, de la poussière qui vibre dans un rayon de soleil, de tout ce qui développe une vitesse telle qu'il devient imperceptible, de la lettre d'Edgard Poe, d'une lampe qui brûle en plein jour, d'une montre qui retarde de douze heures, d'un ami que l'on croit disparu et qui n'est que mort, des miracles que l'on prend pour des coïncidences et des coïncidences que l'on ne remarque pas, de tout ce qui se passe derrière nous, des accidents qui nous épargnent, de nos yeux que nous ne verrons jamais, des secrets qui habitent les somnambules et de la force qui les guide, de la lueur vers laquelle ils vont, du sommeil dont ils sont extraits et enfin et surtout, de la réponse qu'il convient de donner à la question majeure, primordiale qui se pose de savoir si l'avenir n'est pas du présent qui se dissimule à nos yeux. La faillite de notre méthode est consommée à ce point qu'elle se limite à quelques états affectifs et à l'explication sommaire qu'elle en donne. Il n'est pas que les problèmes du temps et de l'espace qu'elle ait renoncé à résoudre ; il en est d'autres qui, terribles témoins à charge, déposent durement au procès de la réalité : problèmes de la transparence, de la simultanéité, des parallèles, de notre mémoire, de la mort. Il n'est même pas jusqu'aux objets qui ne se dressent contre les apparences que nous leur prêtons ; Jean Cocteau nous rappelle sans cesse qu'une chose ne peut pas, à la fois, être et avoir l'air d'être.
154
L'objet a raison contre nous. Nous ne les connaissons pas, nous leur prêtons un certain devenir ; ce devenir que nous prêtons à tout n'atteint jamais complètement les objets et les êtres ; ils continuent leur vie propre sans s'inquiéter de nous. La conscience que les objets ont d'eux-mêmes doit rire à l'idée que nous nous en faisons ; il en est d'utiles, il en est d'invisibles, il en est d'opaques, il en est de transparents. N'est pas transparent qui veut, et nos sens nous trompent quand ils attribuent au verre, à l'eau, une propriété qui n'est qu'un signe de leur invisibilité imparfaite. Deux objets qui voisinent et se trouvent être, l'un éclairé, l'autre dans l'ombre, n'habitent pas le même monde. Il y a longtemps que, pour ne plus être dérangés, les objets font semblant d'être. Il faut croire que ces déficiences et ces erreurs gênent peu les hommes qui, depuis toujours, ont limité leurs réactions les plus audacieuses aux concepts qui exploitent notre existence immédiate : la religion, la patrie, la famille , une certaine anarchie considérée comme un ordre social : ils ne paraissent pas souffrir irrémédiablement de la déroute de nos sens, la pire de toutes, celle qui nous abuse sur tout ce qui nous entoure. Ils ne savent pas ou feignent d'ignorer que la connaissance du monde est un problème à la vérification duquel la preuve par l'absurde n'a jamais dépassé jusqu'à présent la preuve de l'absurde. C'est ici qu'intervient dans l'histoire de la pensée humaine un phénomène spirituel, de tous le plus important peut-être : la méthode surréaliste. Parallèlement à une prospection incessante, omniprésente, parfois désespérée, de ce monde invisible, le surréalisme poursuit une opération de grande envergure dont la portée, l'audace, les fruits, distancent dès maintenant déjà les résultats acquis par la plupart des philosophes, des éthiques et des écoles. L'attitude subversive adoptée dès le début par le surréalisme, dépasse les buts destructifs qu'on lui prête trop sommairement ; elle a pour but principal de libérer les esprits et d'affranchir tous les modes de perception de la crasse que les systèmes philosophiques y ont accumulée. Ces problèmes qui sont le pain quotidien de nos soucis, les surréalistes ont fait en sorte d'en résoudre un certain nombre, de les
155
éclairer, d'une flamme encore vacillante, il est vrai, mais ils ont fait mieux : ils les ont posés, et n'ont de cesse d'en poser chaque jour de nouveaux. Négligeant les résultats obtenus et me limitant exclusivement à l'hécatombe des vérités premières sous lesquelles nous étouffons et à cette œuvre de libération totale, je me propose d'examiner deux manifestations particulièrement importantes de l'activité surréaliste ; une conférence qu'André Breton nous donna à Bruxelles, l'été dernier, et un numéro de la revue «Documents 34 », paru quelques mois après. La conférence qu'André Breton nous donna voici quelques mois , je la tiens pour un bienfait . Une telle pureté, une telle vigueur, une telle élévation nous délivrent, fût-ce momentanément de la honte. Jamais, peut-être, ne fut posé avec cette acuité presque douloureuse - car il faut choisir - le problème trop éludé de la destinée de l'homme, d'une libération qui apparaît comme son premier devoir et comme son seul bien, que la poésie lui apporte, va lui apporter de plus en plus. Que nous voilà loin de l'écriture automatique qui apparut en 1924 (nous fûmes éblouis) comme une fin, alors que nous savons aujourd'hui qu'elle demeure sans plus, mais avec toutes ses conséquences, un précieux moyen d'investigation. Cette perpétuelle exploration abyssale que Freud n'appliquait qu'à des fins médicales , le surréalisme à des fins poétiques, va désormais guider l'homme dans la recherche d'un bonheur que la société lui dénie, lui corrompt, lui vend, d'un bonheur que le monde actuel n 'est pas en mesure de lui fournir , parmi les objets voués au désespoir, sans aucune signification, sans devenir et sans vertu. Il n'est jusqu'au dernier refuge de l'homme, son intuition, qui ne soit à tout instant que le Diable donné à Dieu, faussé, humilié à un tel point que tout est rendu méconnaissable. Les intuitions que l'homme applique au monde et à ses objets sont bafouées par une expérience, par des expériences héréditairement accumulées et qui se transmettent comme des maladies honteuses. Il est grand temps de changer nos méthodes, de nous méfier de témoignages trop concordants, en un mot de créer un nouvel empirisme. Qu'André Breton me pardonne si ce n'est pas là ce qu'il a voulu enseigner aux uns, rappeler aux autres ; cela fait partie de ce que
156
j'ai compris et ne me dispense pas, au surplus, d'un aveu : j'ai compris aussi qu'il n'est pas trente-six moyens d'être digne de ce problème que pose, aujourd'hui, le surréalisme : la libération de l'homme. Il n'en est qu'un qui comporte des récompenses et non des joies : la révolte, et il serait trop simple de se révolter contr: les objets sans rendre solidaires de leurs mensonges tous ceux qu1 les accréditent et en vivent, c'est-à-dire à peu près tout le monde. Attaché à cette besogne de révision, le groupe surréaliste poursuit son œuvre à l'aide de la poésie et de la peinture, parmi des horizons qu'agrandissent sans cesse la psychanalyse, le spi~itisme,_ l_a _représentation onirique, le délire, voire même une certame act1v1te paranoïaque. Que l'on se souvienne à cet égard de l'exposition qui_fut organi_sée au Palais des Beaux-Arts et qui rassemblait les meilleures tolles de Dali Chirico, Max Ernst, Magritte, Valentine Hugo, pour ne citer q~e les principaux et qu'on en déduise l'importance d:un~ œuvre inspirée par un monde surréel, que j'appelle le m?nde mv1~ sible, c'est-à-dire réel autant qu'il puisse l'être, à des artistes à qm Rimbaud n'a cessé de conseiller, ainsi que le rappelle Breton, d'être des voyants. Peinture et poésie surréalistes, œuvres de voyants, telle est la conclusion qu'impose leur œuvre, telle est l'indication, le signe de ralliement et pour tout dire le mythe que leur activité nous propose sans répit, nulle autre clé ne pouvant nous ouvrir un monde meilleur. Rien de plus significatif aussi à cet égard qu'une manifestation collective du groupe surréaliste belge dont l'activité ne connaît pas de trêve depuis la parution du premier numéro de cette revue aux « Documents 34 » desseins inflexibles : « Documents 3 3 » dont la publication sont des actes importants qui font honneur à Edouard L. T. Mesens, rédacteur en chef et animateur sans merci. M'en rapportant au numéro paru en juin 1934, je ~e suis pas prêt d'oublier l'impression profondément émou':ante q~1 D?-e subme;gea à la lecture d'un article de Breton : « Equat10n de 1 obJet trouve » : on a rarement la certitude d'une réussite plus complète dans les incessantes recherches d'une quatrième dimension qui, après tout, pourrait bien être celle du cœur. Cette fois encore (Documents 34, novembre), j'assiste ravi, troublé, plus que jamais décidé à avoir raison, à une nouvelle tentative collective de pénétration de ce monde.
157
Tout le terrible parfum, tout le poison enivrant d'une publication de ce genre, circule entre les lignes ; c'est au-delà du contenant qu'il convient de chercher le contenu. Dans l'excellente présentation de Mesens, se perçoit, à côté de considérations d'ordre politique auxquelles je suis, personnellement, moins sensible, un souci de confrontations immédiates qui s'imposent, de révisions de valeurs qu'il convient de conduire avec toute la cruauté désirable. Je n'en veux pour preuve que le rappel de certaine exposition dont l'atmosphère « laissait les visiteurs plus ahuris qu'avant ». Dans ce domaine d'un monde où tout doit devenir sensible, il faut, plus que dans tout autre, détruire avant de reconstruire. Tous ceux dont l'attention est rebelle aux sévérités sur les erreurs matérielles parmi lesquelles nous vivons, doivent être tout d'abord dépaysés. Les concepts éculés, les légendes pétrifiées ont la vie dure, les équivoques se multiplient, augmentant chaque jour la confusion.
Tous les éléments de cette perpétuelle enquête, toutes les facettes de cette angoisse, que ce soient les poèmes de Gisèle Prassinos, les souvenirs inventés de ~Scutenaire, les notes de René Crevel, les provocations de Benjamm Péret, constituent dans leur diversité, leur cruauté ou leur tragique, des appels du bord de la nuit, auxquels il est impossible que l'homme demeure indifférent, auxquels tous ensemble ils doivent s'efforcer de répondre. « Il faut éveiller ceux qui dorment. »
Aucune invite, mieux que cette citation invoquée dans le même numéro par Denis Marion, ne pourrait donner le sens exact de nos préoccupations ; il faut éveiller ceux qui dorment mal pour leur enseigner la profondeur, la voyance, l'acharnement de certain sommeil jouant une partie terrible avec la réalité prise au piège, ce sommeil qui, dans le monde invisible, est l'image de la vie. ECRITS DU NORD, N• 2.
Robert Goffin avec une vigueur qui lui est coutumière mais aussi avec une élévation de pensée qu'appelait pareille cause, se charge de nous dire ce qu'il pense des théories, des légendes et des équivoques accumulées sur la personne et le souvenir de celui qui fut un de nos plus grands poètes : Arthur Rimbaud, que trop de faussaires ont tenté de salir en nous le représentant acquis au sentiment religieux, converti dans les dernières heures de sa vie et voué à un repentir qui plus que toute autre défaite aurait dû le désigner à notre mépris. A travers cet amour profond qu'il a voué au grand poète, Robert Goffin discerne quelles furent toujours les constantes de ce révolté qui ne fut jamais un chrétien égaré, mais un athée impitoyable, jamais un patriote mais un spécialiste de tous les refus ; et de la lecture de ces pages se dégage la saveur amère, ce goût de cendres, cette odeur du destin de Rimbaud qui donna tant de grandeur à son désespoir. Les découvertes de Robert Goffin démontrent à quel point certaines besognes d'épuration s'imposent; nous n'aurons de cesse que la vérité trahie au profit de certains conformismes soit rétablie et toujours remise en question. Tant de questions se posent, doivent se poser ; aussi n'est-il pas indispensable, ni même urgent que les réponses suivent, immédiates ; il nous suffit pour l'instant que la panique soit jetée dans le camp des vérités premières et qu'apparaisse, insatiable parmi tous, le besoin d'une révision complète de toutes les valeurs. 158
159
LETTRE-PREFACE A « HARMONJKA SALOON»
surprendre leurs défaillances ; compagnon silencieux de l'inconnu, il en extrait une musique mystérieuse : Au loin j'entends le phare Qui meurt les bras en croix.
Mon cher Goffin, Tu es très Robert, comme d'habitude, je suppose. Aussi t'envoyé-je un disque hot et quelques poèmes de Carlos de Radzitzky, parcourus de fées, hantés de fantômes d'ailleurs bien ficelés, et que notre jeune ami a mis dans l'impossibilité de fuir.
Son âme habite un espace de luxe ; il n'écrit que dans un verger supérieur ; il y tisse une toile alléchante, cueille son butin et emporte le tout comme un voleur. Et tout lui réussit : il se lève tard et les araignées, qu'au réveil il écrase sur le mur, y demeurent et ne tardent pas, les ombres aidant, à devenir des araignées du soir :
Les sortilèges de fées et les revendications des fantômes ne sont point pareils assurément ; un kilo de plumes ne pèse pas autant qu'un kilo de plomb ; mais l'un et l'autre sont également silencieux et iront, comme un état de grâce, droit au cœur de ceux qui accepteront d'entendre leur interprète.
Je te donnerai l'Azur tout entier Et des astres sans paravent Pour amuser tes mouettes.
Et encore: Pour moi, qui tiens le Woolworth Building pour la plus gracieuse des jeunes filles, et l'avaleur de sabres pour un gastronome de grande originalité, et ne dispose donc guère d'esprit critique, j'ai peu d'autorité pour démontrer conformément à la conviction aveuglément inscrite en moi, que ce petit livre splendide apporte du sang nouveau et une chance de salut à la poésie. S'il ne s'agissait que de quelques amis affectueux, nous pourrions leur faire le coup du sentiment : ils ont le don d'être sensibles à la mélodie et nous nous chargerions de les empêcher de se reprendre . Mais pareils accents, semblable réussite dépassent cette audience et nous font un devoir de sonner un ralliement plus général.
Tu regardes passer le prince et la bergère Qui sortent d'un cinéma. Puis, Sur les quais, Parmi les marins et les bouges, Tu vas perdre au zanzi Le reste de l'Azur! ...
Je pense : un peu ce que pourrait être la nuit de noces de deux acrobates. Et encore ceci :
J'attends de ta force, de ta lucidité, de ta sérénité, de ton luxe, de ton calme, de ta mesure autant que de ta tendresse, la preuve par 9 de ce que j'ose avancer. Carlos de Radzitzky est très jeune ; j'applaudis à cette jeunesse qui pour lui est une fin en soi et non une préparation à la vie ; il arrive dans le monde poétique à un moment où tout, même les rides, est maquillé, où tout, de nouveau est à recommencer. Sa venue n'effarouche aucun oiseau et n'opprime aucune plante; lui-même se fait tout petit pour opposer le moins de résistance aux sortilèges, et s'adresse aux fées sans arrière-pensée ; ses appels provoquent une mobilisation générale du mystère. Avec une patience de Sioux il surveille les parallèles et finit par 160
Et voici Pierre l'Ecumeur, Grand aventurier de la Mort, Fleur précieuse d'aquarium ; Voici l'homme de quart Avec un crabe dans chaque orbite ; Et voici la boussole orpheline Qui conduisait tous les courants pirates.
Ainsi à Chicago, dans les rixes de gangsters bien menées, parmi ce tumulte, l'accent américain couvre le bruit des revolvers. Certains poèmes dépassent la limite des sens utiles à l'homme ; ils relèvent du magnétisme et de la subconscience ; ils nous introduisent dans un univers où les choses les plus humbles se fraient un 161
chemin à travers notre émoi, et acquièrent une vie orgueilleuse et exigeante: Une plante rouge et douloureuse Recherche ses racines. Et peu à peu le mystère se dilate Et le sommeil me glisse entre les doigts.
Tout cela est impitoyable comme le Temps, comme un arbre qui se balance; et tout cela crée dans la journée, un moment choisi, élu, précis, une heure où la chair, le vent, la fumée, le sang se mélangent et disent la même chose. Pourquoi ? Je n'en sais rien, je ne le saurai jamais si on ne me l'explique ; c'est te dire, mon cher Goffin, à quel point je compte sur toi. Avec quoi j'ai l'honneur de t'adresser l'expression de mes sentiments les plus choisis.
ESTROMBIOK A KOULIS
Vous avez tellement mal, me dit mon docteur, Que les avocats consultés ont décidé Votre transfert immédiat à l'Hôpital. Nous connaissons un hôpital très fermé Où l'on n'est admis qu'après 39 de fièvre, Les Juifs 40, les nègres 42; C'est eux qui servent d'engrais. En présence de cette triste nouvelle, Coffin et Le borne s'étaient retirés Dans une autre pièce pour rire plus à leur aise. Et pour paraître l'ignorer Mon personnel avait organisé une sauterie Bref, on ne savait sur quel pied danser.
(1934)
D'ailleurs, poursuivit le médecin, Commentant un coup de sonnette, Voici les croque mourants, Qui épargnent toutes formalités aux familles. Ils entrèrent, et je les reconnus sans peine, C'était les 2 frères Marx Brothers, Les plus comiques des quatre. Le grand, à moustache sans provision, Lunettes de fer, blouse blanche, Chapeau brun mou. L'autre, Harpa Marx, plus gros, Plus petit et plein d'inquiétude. Ils étaient porteurs chacun D'un superbe trombone à coulisse Qui bientôt se dressèrent devant moi Comme deux magnifiques jets d'eau Ils y attachèrent minutieusement Avec beaucoup de petits cordons, Un superbe drapeau tricolore. Et je fus invité à prendre place Dans cette espèce de tonneau. Alors bien enveloppé d'une couverture de zinc La tête bien entourée d'un sac de pommes de terre Je fus descendu puis remonté. Quel travail inutile ...
162
163
Les conducteurs lâchèrent chacun un mot Et l'on se mit en route. Le convoi était suivi de Lolotte Mon cheval préféré; Porteuse de ma brosse à dents Ruisselante de pleurs, l'âme déjà lasse Elle portait mes lames de rasoir, carré d'asse Et ma lotion à faire repousser les pieds. Pour la première fois comme en rêve, Je voguai parallèle à l'Avenue Louise Cet envol horizontal est chose peu commune. Et il faut être mort pour réaliser ça. Nous fûmes dépassés par une ambulance Qui avait perdu son malade Et cherchait à le retrouver Puis par le club des unijambistes. Il y eut ensuite un accrochage Avec un enterrement Qui faisait de l'excès de vitesse « Les morts vont vite » me dit le pneu de secours. Vous en êtes un autre, répondis-je poliment.
Tout es les femmes que vous voulez, Mais pas elle à qui vous dites que vous tenez. ]'ai compris alors combien je l'aimais, Que c'était elle seule que j'aimais Et que je l'aimais trop. Hélas, je suis bien malheureux. Hélas, il faut être bien raisonnable. Au fond, ce n'est pas vrai, Cet hôpital n'est pas un hôpital. C'est une clinique. Mars 1934
Ce fut un beau voyage en musique. A chaque secousse, les trombones S'allongeaient, puis se rétrécissaient. Et j'étais fier d'étendre mes fesses Sur le hot chorus d'« Aggravating Papa» . ·Mais les plus belles choses ont une fin Je n'avais quitté mon lit que pour Me retrouver bientôt sur un autre lit Etonné d'une telle prodigalité J'en fis la remarque aux porteurs, Et leur dis : Pourquoi ces deux trombones à coulisse Un seul suffisait bien Oui répondirent-ils, Mais nous croyions que vous étiez plus large C'est leur mot, paraît-il, Quand on oublie de leur donner un pourboire. On m'expliqua qu'il n'était pas trop tard Et que pour ce faire, je n'avais qu'à Remettre des chèques aux porteurs. Mon docteur m'a interdit De revoir ma fiancée Vous pouvez recevoir, m'a-t-il dit,
164
165
ESSAI DE BIBLIOGRAPHIE D'ERNST MOERMAN PAR CARLOS DE RADZITZKY
1922
LE MARI SARCASTIQUE. Pièce en un acte. Editions de la Salamandre. Mentionné comme « épuisé » dans les « Du même auteur ,, in « Fantômas 1933 » et « Vie imaginaire de Jésus-Christ». N'est plus mentionné dans « 37°5 ». TOXIC. Poèmes sans date. Editions du Point d'Or. Burins de E. Tielemans. Mentionné, sans date de publication, dans les trois recueils publiés ultérieurement. Des épreuves de ce recueil figurent dans les dossiers retrouvés, mais il n'a pas été possible de déterminer si l'œuvre a été effectivement imprimée au complet, ou publiée. Les épreuves ne sont en fait que celles d'un bulletin de souscription, comportant quelques courts specimen de textes qui ont été publiés dans le «Journal de l'impatience ,, in