Economie de l'Euro 2707136492, 9782707136497 [PDF]


118 75 1MB

French Pages 128 [123] Year 2002

Report DMCA / Copyright

DOWNLOAD PDF FILE

Table of contents :
Table......Page 121
Une longue histoire......Page 3
Encadré : Comment rejoint-on l’euro ?......Page 5
La zone euro en bref......Page 7
Finalement, pourquoi l’euro ?......Page 9
Encadré :Lecoût de la convergence vers l’euro......Page 10
1. Les marchés de biens et services en euro......Page 14
L’euro va-t-il conduire à une égalisation des prix ?......Page 15
La localisation des activités au sein de la zone euro......Page 17
Encadré : Retour sur l’intégration commerciale......Page 18
2. Les marchés du travail......Page 20
3. Les marchés financiers en euro......Page 24
Des marchés encore très cloisonnés......Page 25
Le marché obligataire, grand gagnant de l’euro......Page 26
Quelle surveillance pour le secteur bancaire européen?......Page 29
Un marché boursier, plusieurs Bourses......Page 30
Investissements et productivité : la zone euro à la traîne ?......Page 32
Conclusion : un accélérateur de changement......Page 34
1. Mandat et responsabilité politique de la BCE......Page 36
Quel objectif d’inflation ?......Page 37
Quelle hiérarchie des objectifs ?......Page 38
Encadré :Lelien entre activité et prix......Page 40
2. L’exercice de la responsabilité politique......Page 41
Un système fédéral......Page 44
Encadré : Les organes de décision du SEBC......Page 45
Conclusion : La solitude de la BCE......Page 47
1. La boîte à outils de la BCE......Page 50
Appels d’offres et facilités permanentes......Page 51
Taux directeurs et taux de marché......Page 52
2. L’impact de la politique monétaire sur l’économie......Page 53
Encadré : Lacourbe des taux d’intérêt......Page 54
Encadré : Les canaux de transmission de la politique monétaire......Page 56
Les effets d’offre......Page 58
Le choix d’une stratégie éclectique......Page 60
Encadré :Lepremier pilier de la stratégie monétaire......Page 61
Les limites de l’approche éclectique......Page 62
Un bilan provisoire......Page 65
Conclusion : de la théorie à la pratique......Page 68
La politique budgétaire face au cycle économique......Page 69
Un « consensus de Bruxelles » ?......Page 70
Le policy-mix de la zone euro......Page 72
2. Les instruments de la coordination......Page 74
Les grandes orientations des politiques economiques......Page 75
L’Eurogroupe......Page 76
3. Le pacte de stabilité : garde-fou ou carcan ?......Page 77
Encadré :LePacte de stabilité et de croissance......Page 78
Vers un budget fédéral ?......Page 80
4. La coordination à l’épreuve des faits......Page 81
La poursuite de l’assainissement des finances publiques......Page 82
La politique budgétaire en régime de croisière......Page 83
Encadré : Mesurer l’orientation de la politique budgetaire......Page 84
Les pièges de la diversité......Page 85
L’Irlande : la coordination à l’épreuve......Page 86
Encadré : L’effet Balassa-Samuelson......Page 88
Conclusion : les infortunes du policy mix......Page 89
1. « L’Europe : quel numéro de téléphone ? »......Page 92
Encadré :Lareprésentation de la zone euro dans les enceintes internationales......Page 93
Des handicaps de départ......Page 94
Encadré : Qu’est-ce qu’une monnaie internationale......Page 95
L’euro après 1999 : une monnaie d’endettement......Page 97
Vers un système monétaire multipolaire ?......Page 98
Encadré : La zone franc et l’euro......Page 99
3. Le taux de change de l’euro......Page 100
Des sorties de capitaux hors de la zone eur......Page 101
Encadré : La balance des paiements de la zone euro......Page 102
Un rendement du capital plus faible qu'aux Etats Unis......Page 103
…et alors ?......Page 104
Encadré : Taux d’intérêt et taux de change......Page 105
Encadré : La politique de change de l’euro......Page 107
Conclusion : l’histoire ne fait que commencer .......Page 108
Conclusion / L’avenir de l’euro......Page 109
Le cas britannique......Page 110
L’euro de Lisbonne à Varsovie......Page 111
De nouveaux enjeux économiques......Page 112
Des procédures de décision à revoir......Page 113

Economie de l'Euro
 2707136492, 9782707136497 [PDF]

  • 0 0 0
  • Gefällt Ihnen dieses papier und der download? Sie können Ihre eigene PDF-Datei in wenigen Minuten kostenlos online veröffentlichen! Anmelden
Datei wird geladen, bitte warten...
Zitiervorschau

Agnès Bénassy-Quéré et Benoît Cœuré

Économie de l’euro

Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris

Catalogage Électre-Bibliographie BÉNASSY-QUÉRÉ, Agnès* CŒURÉ, Benoît Économie de l’euro. – Paris : La Découverte, 2002. – (Repères ; 336) ISBN 2-7071-3649-2 Rameau : euro politique monétaire : pays de l’Union européenne Union économique et monétaire Dewey : 332.4 : Économie financière. Monnaie. Politique monétaire. Politique budgétaire Public concerné : 1er cycle-prépas, DEUG

Le logo qui figure au dos de la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage. Le Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement supérieur, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’auteur, de son éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À la Découverte.

 Éditions La Découverte & Syros, Paris, 2002.

Introduction

Enfin, ils sont là, ces billets dont on nous parle depuis des années ! Il a fallu trois ans pour confectionner les quinze milliards de billets en euro et les cinquante-deux milliards de pièces nécessaires : une valeur de 650 milliards d’euros, 250 000 tonnes de métal, des billets qui pourraient aller cinq fois de la Terre à la Lune… Tout ceci est peu de chose devant la trentaine d’années nécessaires pour bâtir et mener à bien ce projet fou d’unification monétaire. Une longue histoire L’idée remonte à la fin des années soixante [voir Patat, 2000]. Le système de change fixe mis en place à Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale, organisé autour du dollar, est fragilisé par la guerre du Viêtnam et par le mécontentement croissant vis-à-vis des États-Unis. C’est alors que les chefs d’État et de gouvernement de la Communauté européenne demandent à Pierre Werner, le Premier ministre du Luxembourg, de dessiner les contours d’une union économique et monétaire en Europe. Le rapport Werner, remis en 1970, propose une unification monétaire en plusieurs étapes devant s’achever en 1980. Mais le désordre monétaire issu de la dislocation du système de Bretton Woods à partir de 1971, puis du premier choc pétrolier, fait voler en éclats la coordination naissante entre les pays membres. Le « serpent monétaire » européen, créé en 1972 pour protéger les taux de change intraeuropéens de l’instabilité croissante du dollar, s’avère un échec. 3

La coordination monétaire reprend sérieusement en 1979 sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt avec la création du mécanisme de change du système monétaire européen (SME). Il s’agit d’organiser une zone de stabilité monétaire en Europe en limitant les fluctuations des taux de change entre pays membres. Une unité de compte européenne, l’European Currency Unit ou Ecu, est créée. C’est l’ancêtre de l’euro. L’Ecu n’est pas une véritable monnaie mais un simple « panier » dont la valeur est mécaniquement plus stable que celle des monnaies qui la composent, la faiblesse de telle ou telle monnaie étant compensée par la force de telle autre. L’Ecu servira d’unité de compte aux banques centrales et aux institutions européennes et aussi à libeller les emprunts de certaines institutions et gouvernements européens. Sa création est une rupture dans le système monétaire international : dans toute une région du monde, la stabilité monétaire n’est plus définie par rapport à une référence externe, le dollar, mais par rapport à une référence interne et gérée en commun. Après des débuts difficiles, le SME vit un « âge d’or » de cinq années (1987-1992) durant lesquelles les monnaies sont stables et le système s’élargit (la peseta le rejoint en 1989, la livre sterling en 1990, l’escudo en 1992). C’est au cours de cette période que la libéralisation complète des mouvements de capitaux à l’intérieur de l’Europe est décidée et mise en œuvre. Les artisans de l’intégration monétaire européenne savent bien qu’une fois les mouvements de capitaux complètement libéralisés, l’unification monétaire deviendra urgente. La raison en est simple : il est impossible de concilier la stabilité des taux de change, la mobilité des capitaux et l’autonomie des politiques monétaires nationales : c’est le fameux « triangle d’incompatibilité » identifié dans les années soixante par Robert Mundell et rappelé par l’économiste italien Tommaso Padoa-Schioppa en 1987. En l’absence de contrôles des changes, tout écart de taux d’intérêt se traduit par des mouvements de capitaux vers le pays où ceux-ci sont les plus élevés ou dont la politique est la plus crédible aux yeux des marchés — en l’occurrence, l’Allemagne. Ce mécanisme impitoyable a joué en Europe en 1992-1993 au profit de l’Allemagne ou plus près de nous, en 1997-1998, au détriment des monnaies des pays émergents. Face à ce triangle, trois solutions : accepter le pilotage économique d’un seul pays, l’Allemagne ; revenir en arrière en 4

Comment rejoint-on l’euro ? L’entrée d’un pays dans l’euro est décidée à l’unanimité par les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne après examen de cinq critères de convergence énoncés par le traité de Maastricht, qui portent sur les niveaux du déficit et de la dette des administrations publiques (qui doivent être inférieurs respectivement à 3 % et 60 % du PIB du pays), l’inflation (qui ne doit pas dépasser de plus de 1,5 % la moyenne des trois pays où elle est la plus basse), les taux d’intérêt à long terme, la stabilité du taux de change pendant deux ans, sans dévaluation, au sein du mécanisme de change européen et l’indépendance de la banque centrale. Un pays satisfaisant ces différents critères s’intégrera en principe plus facilement dans l’union monétaire, car ses prix relatifs par rapport aux partenaires sont stables, et ses finances publiques en ordre ne feront pas pression à la hausse sur les taux d’intérêt de la zone. La situation des différents pays au regard des critères fait l’objet de rapports de la Commission européenne et de la BCE. Le Royaume-Uni et le Danemark ont obtenu de choisir le moment où ils adopteront la monnaie unique. La Suède n’a en principe pas cette possibilité mais elle ne respecte ni le critère

de taux de change (la couronne suédoise ne participe pas au mécanisme de change) ni celui d’indépendance de la banque centrale. Au Danemark, la question a fait l’objet d’un référendum en septembre 2000, dont le résultat a été négatif. Lors de sa réélection en 2001, Tony Blair a annoncé l’organisation d’un référendum sur ce sujet au Royaume-Uni. Après vérification des critères, l’euro a été adopté par onze États le er 1 janvier 1999 puis par la Grèce le 1er janvier 2001. Devenu la monnaie officielle de ces États, l’euro a remplacé les monnaies nationales sur les marchés financiers et dans les transactions entre les banques, et les monnaies nationales — franc, lire, drachme, etc. —, dont la parité a été fixée irrévocablement, en sont devenues des subdivisions non décimales, tout comme le centime était une subdivision du franc. Les pièces et les billets libellés en euro n’ont été introduits qu’à l’issue d’une période de transition, le 1 er janvier 2002. Imprimés par les banques centrales, les billets sont les mêmes partout dans la zone euro, tandis que les pièces, frappées par les gouvernements, comportent une face différente selon les pays.

restreignant les mouvements de capitaux ; geler définitivement les taux de change. C’est la troisième option, la plus ambitieuse, qui est choisie. Les chefs d’État et de gouvernement demandent à Jacques Delors, le président de la Commission européenne, de proposer une stratégie pour unifier les monnaies européennes. Jacques Delors s’entoure d’experts et de banquiers centraux et remet en 1989 un rapport qui présente des similitudes avec le rapport Werner : nécessité d’une convergence préalable des politiques économiques, unification 5

monétaire par étapes… Le transfert de souveraineté monétaire qui sera finalement consenti rend nécessaire de rédiger un nouveau traité. Ce traité, qui complète le traité de Rome instituant la Communauté européenne, est adopté par les chefs d’État et de gouvernement à Maastricht, aux Pays-Bas, en décembre 1991. Il décrit la nouvelle institution en charge de la monnaie, la Banque centrale européenne (BCE), les étapes du processus d’intégration monétaire et les conditions que devra remplir chaque pays pour rejoindre la monnaie unique, qui à l’époque s’appelle encore l’Ecu. Dans ce qui suit, nous emploierons le terme « Traité » pour désigner ce traité, qui a été modifié à Amsterdam en 1997. La préparation de la monnaie unique s’avère cependant plus agitée que prévu au moment de la signature du Traité. Au début des années quatre-vingt-dix, le doute gagne progressivement sur son avenir. La réunification allemande, à l’origine d’une expansion économique inattendue, conduit la Bundesbank à relever fortement ses taux d’intérêt. Les autres banques centrales choisissent de s’aligner plutôt que de voir leurs monnaies décrocher du mark. Mais ces politiques, inadaptées à leurs propres conditions économiques, sont source de chômage et freinent l’investissement. La tentation de quitter le mécanisme de change, et d’hypothéquer la possibilité de participer à la monnaie unique dès sa création, devient grande. Conscients des doutes des gouvernements, les marchés financiers prennent les devants et attaquent le mécanisme de change en vendant les monnaies autres que le mark. La livre sterling et la lire italienne décrochent en septembre 1992. Le franc français est menacé. L’élargissement des marges de fluctuation autorisées dans le mécanisme de change européen, de ± 2,25 % à ± 15 %, a finalement raison de la spéculation et sauve le SME, et probablement aussi la monnaie unique. Les gouvernements se consacrent alors entièrement à l’entrée dans la monnaie unique, donc au respect des critères de Maastricht. Pour cela, ils mettent en œuvre des programmes spectaculaires d’ajustement des finances publiques, et stabilisent leurs taux de change dans des marges bien plus étroites que les ± 15 % désormais autorisées. En décembre 1995 à Madrid, le Conseil européen rebaptise « euro » la future monnaie et précise les étapes de l’unification monétaire. En juin 1997, il adopte un « pacte de stabilité et de croissance » pour encadrer les 6

politiques budgétaires des pays participant à l’euro. En 1998, il crée une nouvelle enceinte réunissant les ministres des Finances des pays participant à l’euro, l’Eurogroupe, et fixe la liste des pays qui participeront à l’euro. Le 1er janvier 1999, les monnaies de la zone euro disparaissent pour devenir des subdivisions de l’euro. La politique monétaire est confiée à une institution communautaire — la BCE. Le 1er janvier 2002, les pièces et les billets en euros sont utilisés pour la première fois dans les douze pays participants. La zone euro est née. La zone euro en bref Les douze États membres au 1er janvier 2002 sont : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Portugal. Ils forment un ensemble de taille comparable à celle des États-Unis, mais avec une population plus nombreuse et un PIB plus faible en valeur courante (tableau 1). Les quatre principaux pays sont l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne. À eux quatre, ils produisent 80 % du PIB de la zone. TABLEAU 1. — LA TAILLE DE LA ZONE EURO Zone euro Population en millions (1er janvier 2001) PIB en milliards d’euros (en 2000, au taux de change courant) PIB par habitant (en euros)

Union États-Unis européenne

Japon

303

377

278

127

6 553

8 526

10 709

5 145

21 520

22 530

38 900

40 600

Source : Eurostat.

La zone euro forme un ensemble relativement homogène en termes de niveaux de vie. Le PIB par habitant du pays le plus pauvre, la Grèce, est inférieur de 35 % à la moyenne de la zone mais moitié plus élevé que celui de la Pologne, candidate à l’adhésion à l’Union européenne, et dix fois plus élevé que celui de la Chine. Il est vrai cependant que la Grèce, mais aussi le 7

Portugal et l’Espagne sont de ce point de vue en retard sur les autres pays de la zone, y compris l’Irlande qui a rapidement rattrapé son retard initial. GRAPHIQUE 1. — PIB PAR HABITANT EN PARITÉ DE POUVOIR D’ACHAT (en % du niveau des États-Unis)

Source : CEPII, base de données Chelem (1999).

Les pays membres sont en général plus étroitement intégrés avec les autres pays de la zone euro qu’avec le reste du monde (graphique 2). Les exportations vers d’autres membres de la zone euro représentent entre 40 % du PIB (Belgique et Luxembourg) et 5 % du PIB (Grèce). Certains pays, comme l’Irlande, réalisent une proportion modeste de leurs échanges avec la zone euro, mais leur ouverture globale est telle que ces échanges représentent une part importante de leur PIB. À l’inverse, la France réalise la moitié de son commerce au sein de la zone, mais son ouverture est plus faible. L’intégration des marchés au sein de la zone euro contribue à la synchronisation des cycles d’activité et réduit ainsi le risque qu’un pays connaisse un choc réellement spécifique.

8

GRAPHIQUE 2. — DEGRÉ D’OUVERTURE DES ÉCONOMIES DE LA ZONE EURO

(exportations en % du PIB)

Source : CEPII-CHELEM. Année 2000.

Finalement, pourquoi l’euro ? Le passage à l’euro a mobilisé des ressources considérables dans les banques, les entreprises et les administrations. Il a fallu modifier les logiciels, assurer une double comptabilité, une double trésorerie, aménager les distributeurs automatiques, informer les clients et les citoyens. D’après une enquête réalisée en 1998 par l’Association française des trésoriers d’entreprises, le coût pour les entreprises serait de l’ordre de 0,5 % de leur chiffre d’affaires — un peu plus pour les entreprises en contact direct avec le public, un peu moins pour les autres. Le changement a également eu un coût, plus difficilement chiffrable, pour les citoyens, obligés d’apprendre à nouveau le calcul mental. Enfin et surtout, l’euro a rendu nécessaires des politiques de rigueur monétaire et budgétaire coûteuses sur le moment en termes de croissance et d’emploi (encadré). Il est dès lors légitime de s’interroger sur les bénéfices à en attendre. 9

Le coût de la convergence vers l’euro L’introduction de l’euro était prévue par le traité de Maastricht le 1er janvier 1999, après examen des critères à la mi-1998 (une introduction le 1er janvier 1997 était possible mais les pays n’étaient pas prêts). Il s’agissait donc de respecter les critères de convergence la dernière année avant l’examen, en 1997. Il fallait ramener le déficit public en deçà de 3 % du PIB, maintenir un taux de change stable face aux autres monnaies européennes et principalement face au deutsche mark, et ramener l’inflation à un niveau proche des niveaux les plus bas (le critère de dette a, quant à lui, été apprécié en tendance : ainsi, la dette italienne ou belge était largement supérieure à 100 % du PIB, mais elle se réduisait à un rythme jugé suffisamment rapide). La convergence a nécessité la mise en place de politiques

économiques restrictives : taux d’intérêt élevés pour contenir l’inflation et éviter une baisse de la monnaie face au mark, modération des dépenses publiques voire hausses d’impôts (comme la hausse de la TVA de deux points en 1995 en France) pour respecter le critère de déficit. Le taux d’intérêt réel (qui mesure l’écart entre le taux d’intérêt et l’inflation) dans la zone euro a été supérieur au taux de croissance et plus élevé qu’aux États-Unis durant toutes les années quatre-vingt-dix. Ces politiques tombaient particulièrement mal. Au cours des années quatre-vingt-dix, une série d’événements ont en effet pesé sur la croissance européenne : d’abord, la hausse des taux d’intérêt déclenchée par la réunification allemande, puis la récession de 1993 qui a creusé les déficits

GRAPHIQUE 3. — TAUX D’INTÉRÊT RÉELS AUX ÉTATS-UNIS ET DANS LA ZONE EURO

Source : OCDE.

10

publics et donc accru l’ampleur de l’effort à accomplir (le déficit français a atteint 5,6 % du PIB, soit 2,6 points au-dessus du critère) ; puis, en 1995, le ralentissement lié au krach obligataire américain. L’Europe aurait eu besoin de politiques de soutien à la croissance pour relancer l’investissement et résorber le chômage ; au contraire, les politiques menées ont aggravé la situation. Il est difficile d’établir un bilan de la convergence vers l’euro. D’abord parce que les politiques économiques des années quatre-vingt-dix s’inscrivaient dans la continuité de stratégies d’assainissement (baisse des déficits, désinflation) engagées beaucoup plus tôt dans les grands pays et qui auraient été nécessaires indépendamment de l’euro. Ainsi, en France, le maintien de taux d’intérêt élevés s’inscrivait dans

la continuité de la politique de « désinflation compétitive » lancée en 1983, qui a indiscutablement pesé sur la demande et accru le chômage au cours de cette période [Blanchard et Muet, 1993] mais qui a aussi permis une modération salariale durable et donc des gains de compétitivité face aux autres pays (selon Patrick Artus, le franc était ainsi notablement sousévalué face au mark lors de la fixation des parités en 1999, permettant à la France d’engranger un gain permanent de compétitivité). Ensuite parce que les coûts subis tout au long des années quatre-vingt-dix ont été récompensés à partir de 1998 par des taux d’intérêt très bas et par une plus grande résistance aux crises internationales. La décrue du chômage en France entre 1997 et 2000 doit en partie à ce nouvel environnement.

Les pays participant à l’Union monétaire européenne ont parié que les avantages liés à la monnaie unique l’emporteraient sur les inconvénients. Selon la célèbre formule de Robert Mundell [1961], ils ont parié qu’ils constituaient une zone monétaire optimale. Du côté des avantages, on trouve essentiellement deux arguments. Un argument microéconomique : la monnaie unique supprime à la fois les coûts de transactions de change et l’incertitude liée au taux de change ; elle permet donc de réaliser des économies, surtout dans les pays les plus ouverts ; elle encourage les échanges de biens et services et facilite les investissements dans d’autres pays de la zone, améliorant l’allocation des ressources ; elle accroît la transparence des prix, ce qui accentue la concurrence. En bref, la monnaie unique complète le marché unique. Un argument macroéconomique : dans une zone très intégrée comme l’Europe, une coordination des politiques monétaires est de toute façon nécessaire pour éviter les politiques déloyales comme celles consistant à « exporter » son chômage par la dévaluation. Le mécanisme de change européen a pu constituer pour un temps une réponse. Mais la liberté des mouvements de capitaux, qui complète elle aussi le marché unique, a 11

rendu ce mécanisme impraticable de manière durable. L’euro est la réponse coordonnée de l’Europe à la volatilité des capitaux : il anticipe les grands débats sur la taxe Tobin et la volatilité des marchés financiers internationaux. Face à ces avantages, un inconvénient essentiel : la perte, pour chaque pays, d’un instrument central de la politique économique, la monnaie, qui permettait de faire face à des chocs spécifiques d’origine politique (une alternance politique), sociale (une grève générale), sectorielle (une crise grave dans un secteur clé), naturelle (un ouragan). Chaque pays participe aux décisions sur la politique monétaire, ce qui représente un progrès par rapport au mécanisme de change européen… mais il n’est pas seul et les décisions monétaires ne vont pas forcément dans le sens de ses besoins. Comment pondérer ces différents arguments dans le cas européen ? Plusieurs travaux mettent en évidence empiriquement l’effet positif d’une monnaie unique sur le commerce et sur l’investissement direct, même si l’influence spécifique de la stabilité du taux de change sur le commerce est controversée. Selon Frankel et Rose [2002], par exemple, une monnaie unique triplerait le commerce entre les pays participants, toutes choses égales par ailleurs. Cependant l’essentiel des recherches a porté sur les coûts plutôt que sur les avantages. Ils concluent en général que l’union monétaire est relativement peu coûteuse pour un « noyau » de pays dans lequel on range en général l’Allemagne, l’Autriche, la France et le Benelux [voir, par exemple, Bayoumi et Eichengreen, 1994]. Elle est plus coûteuse pour les pays « périphériques » relativement moins bien intégrés à la zone euro (l’Irlande, la Grèce) ou plus spécialisés (la Finlande). Mais ces pays sont aussi les plus ouverts, et donc ce sont eux qui bénéficient le plus de la réduction des coûts de transaction liés au taux de change. Par ailleurs, les coûts de l’union monétaire peuvent diminuer d’eux-mêmes avec le temps, l’intégration plus grande entre les pays ayant tendance à uniformiser les cycles d’activité et à rendre la politique monétaire unique de mieux en mieux adaptée non seulement à la zone prise dans son ensemble mais aussi à chacun des pays participant [Frankel et Rose, 1998]. Le but du présent ouvrage n’est pas de dresser le bilan de l’euro : il est trop tôt pour le faire. Il est tout simplement d’expliquer comment l’euro fonctionne. Nous verrons d’abord (chapitre I) ce que l’euro a changé ou va changer au fonctionnement 12

des marchés des biens et services, du travail et des produits financiers. Nous verrons ensuite (chapitres II à IV) que derrière les pièces et les billets apparus le 1er janvier 2002 se cache une architecture administrative et politique complexe qui permet à douze pays de gérer une monnaie en commun. Nous rentrerons à l’intérieur de cette institution mystérieuse qu’est la BCE. Nous verrons quel espace reste aux politiques économiques nationales, comment les gouvernements s’organisent pour pouvoir répondre à des évolutions économiques inattendues et comment ils dialoguent avec la BCE. Nous examinerons enfin (chapitre V) la place de l’euro dans le monde et, pour conclure, comment l’élargissement de l’Europe affectera ce paysage : l’euro, de Lisbonne à Varsovie, ce peut être en 2006, c’est-à-dire demain. Nous espérons qu’à la fin de ce voyage, le lecteur pourra exercer son jugement et répondre lui-même à la question : pourquoi l’euro, et qu’allons-nous en faire ?

I / L’euro dans la vie économique

Les deux étapes du passage à l’euro — 1 er janvier 1999, 1er janvier 2002 — ont des significations très différentes. Le 1er janvier 1999, la fixation définitive des parités entre les pays participants et l’introduction de l’euro sur les marchés financiers ont fait disparaître l’incertitude sur les taux de change intraeuropéens. Cette date marque la naissance de l’euro financier, avec la mise en place de la politique monétaire unique et les premières cotations contre le dollar. Mais les coûts de conversion n’ont alors disparu que pour les institutions financières. L’euro a acquis sa pleine réalité le 1er janvier 2002 avec l’introduction des pièces et des billets et le retrait des monnaies nationales. C’est seulement à cette date qu’ont disparu les coûts de conversion pour les entreprises et les ménages. En quoi l’euro a-t-il changé le paysage économique dans lequel évoluent les ménages, les entreprises et les banques ? Le prix d’un même produit, la rémunération d’un travail identique seront-ils les mêmes de Naples à Amsterdam ? Quelles conséquences cela aura-t-il sur la croissance et l’emploi ? C’est à ces questions, de nature plutôt microéconomique, que répond ce premier chapitre. 1. Les marchés de biens et services en euro Le passage à l’euro a entraîné des coûts importants pour les agents économiques. Les gains n’ont commencé à apparaître qu’avec le retrait des monnaies nationales. La disparition des coûts de conversion en devise a été voulue, dès l’origine, comme 14

complément du marché intérieur européen, comme l’atteste le titre du rapport de la Commission de 1990, Marché Unique, Monnaie Unique. En favorisant les comparaisons de prix, cette disparition devait accentuer la concurrence et accélérer celle des barrières qui protègent les marchés nationaux. Elle devait ainsi permettre une convergence des prix vers le bas, donc une hausse de pouvoir d’achat pour le consommateur ; une meilleure allocation des ressources — notamment du capital — sur le territoire de la zone euro ; et finalement un gain pour la croissance. Mais ces gains n’ont rien d’automatique et peuvent fort bien s’accompagner d’effets pervers : renforcement des pouvoirs de monopole, disparités régionales accrues, délocalisation des activités. L’euro va-t-il conduire à une égalisation des prix ? Au début 2001, selon la Commission européenne, le prix moyen hors taxes d’une Laguna neuve s’échelonnait de 13 712 euros en Grèce à 16 443 euros en Allemagne, soit une fourchette de 20 %. Et des écarts de prix similaires existaient dans d’autres secteurs. Avant l’affichage en euros, un relevé de prix dans trente-neuf villes européennes, chaque catégorie de produit incluant de dix à vingt marques, révélait une dispersion des prix élevée et en moyenne plus grande entre pays (première colonne du tableau 1) qu’à l’intérieur des pays (colonnes suivantes). L’Organisation pour la coopération et le développement économiques [OCDE, 2001] a calculé que la dispersion des prix augmente de 20 à 25 % en moyenne quand on franchit les frontières nationales. On retrouve donc en Europe l’« effet frontière » mis en évidence par Engel et Rogers [1996] dans le cas des États-Unis et du Canada. Bien sûr, l’euro n’abolit pas complètement les frontières. Mais une composante du « coût de la frontière » disparaît : celle liée au risque de change et au coût de conversion des monnaies. En outre, l’affichage des prix en euro favorise les comparaisons et améliore l’information du consommateur, facilitant ainsi le report sur des produits moins coûteux vendus dans un autre pays. À l’inverse, la transparence des tarifs peut favoriser la collusion entre entreprises : il suffit d’imaginer le cas de grandes surfaces situées de part et d’autre d’une frontière, que l’affichage en euro peut inciter à s’entendre sur les prix. Il existe quand même de bonnes raisons pour que des écarts de prix 15

TABLEAU 1. — LA DISPERSION DES PRIX DANS LA ZONE EURO Coefficient de variation (rapport de l’écart type à la moyenne) Europe

France

Italie

Pays-Bas

Portugal

Total

Produit

17 %

8%

16 %

8%

16 %

Vêtements Fers à repasser Montres Autoradios

15 % 12 % 38 % 13 %

5% 3% 25 % 6%

21 % 11 % 27 % 14 %

8% 2% 24 % 5%

12 % 7% 38 % 28 %

Moyenne

17 %

8%

16 %

7%

16 %

Source : OCDE [2001], année 1998.

subsistent entre pays de la zone euro : différences d’organisation des marchés et de formes de distribution (notamment le poids du service au client dans l’opération de vente), différences de langues, de normes réglementaires et bien sûr de goûts des consommateurs. On peut penser que la dispersion des prix observés aux États-Unis, de l’ordre de 12 %, constitue un plancher qui sera difficilement franchi au sein de la zone euro où les différences de réglementations, de réseaux de distribution et de goûts sont plus importantes. Enfin, se pose la question de la fiscalité. Par exemple, les achats d’automobiles sont taxés de manière très diverse selon les pays. Le niveau de fiscalité est très élevé en Finlande, fort en Grèce, aux Pays-Bas, au Portugal et en Irlande, médian en France, faible au Luxembourg et en Allemagne. Le prix hors taxe est plus faible dans les pays à forte taxation, mais les écarts de prix hors taxe sont loin de compenser les différences de fiscalité, lesquelles répondent dans le cas de l’automobile à des sensibilités différentes en matière de protection de l’environnement [Gaulier et Haller, 2000]. La monnaie unique va rendre plus faciles les arbitrages des consommateurs, d’autant qu’ils acquittent la TVA dans leur pays de résidence en vertu du régime de TVA particulier à l’automobile, et peuvent donc exploiter les différences de prix hors taxes entre pays. Mais il est peu probable que les prix TTC s’égalisent en l’absence de convergence de la fiscalité. À terme, dans les secteurs où les échanges intracommunautaires sont dominants et où les écarts de prix étaient initialement 16

importants, comme l’automobile, la convergence des prix devrait être notable. Elle sera en revanche plus limitée dans les secteurs déjà très intégrés au commerce international, où les prix sont mondiaux (électronique, textile, construction navale ou aéronautique…) et, à l’opposé, dans les secteurs moins insérés dans les échanges, comme l’édition ou les produits alimentaires [Ilzkovitz et Dierx, 1999]. Ces modifications de prix entraîneront nécessairement une réallocation des activités au sein de la zone euro, certaines entreprises se trouvant contraintes de fermer ou de déplacer leurs activités pour demeurer compétitives dans le nouveau contexte concurrentiel. La localisation des activités au sein de la zone euro La théorie classique des échanges internationaux (Ricardo, Heckscher-Ohlin-Salmuelson) prédit que les pays se spécialisent en fonction de leurs avantages comparatifs, que ceux-ci soient de nature technologique ou dus aux dotations initiales de facteurs de production [Rainelli, 2002]. Cette division internationale du travail permet en principe une meilleure allocation des ressources au sens où les facteurs de production (travail et capital) sont utilisés partout dans les activités où ils sont les plus productifs. Dans le cas de la zone euro, la spécialisation d’un pays dans un petit nombre d’activités le rendrait vulnérable aux chocs sectoriels, ce qui pourrait compliquer la conduite d’une politique monétaire unique. Pensons à l’impact sur la Finlande d’une chute du cours de la pâte à papier ou de la demande de téléphones portables. Cette situation est-elle le cas général ? L’euro va-t-il favoriser ce processus de spécialisation ? L’analyse du passé conduit à un relatif optimisme : le marché unique et la stabilisation des taux de change dans le système monétaire européen n’ont pas fondamentalement accru la disparité sectorielle entre pays européens, notamment entre ceux qui ont rejoint l’euro. Ils ont favorisé une spécialisation fine au sein des grands secteurs d’activité (voir l’encadré ci-dessous). En revanche, il est possible que la monnaie unique accentue une polarisation déjà observée dans certaines régions européennes, la disparition du risque de change permettant aux entreprises de regrouper leur production pour exploiter pleinement les économies d’échelle et servir l’ensemble du marché de la zone. On observerait un regroupement autour des zones les plus 17

Retour sur l’intégration commerciale en Europe La levée des barrières douanières au sein de l’Union européenne, avec le Marché commun après 1958 et le marché unique depuis 1993, a permis un développement considérable des échanges entre pays européens, qui représentent aujourd’hui plus de 60 % des exportations de l’UE15. Cependant, ce développement n’a pas eu lieu dans les secteurs où chaque pays détenait historiquement un avantage comparatif, ce qui se serait traduit par une structure des échanges très asymétriques (pour simplifier, l’Allemagne aurait exporté des machines-outils et la Grèce des fruits et légumes…). Il s’est plutôt traduit par l’apparition d’un commerce dit « intrabranche », par

lequel les pays exportent et importent des produits d’un même secteur (par exemple le textile) et se spécialisent à un niveau plus fin sur des variétés (cotonnades/lainages, par exemple) ou par niveaux de qualité (prêt à porter/ haute couture). Ce résultat est compatible avec la « nouvelle théorie du commerce international » apparue à la fin des années soixante-dix, qui reconnaît l’existence de rendements d’échelle dans le processus de production et prend en compte la préférence des consommateurs pour des produits différenciés. Cette théorie prévoit une spécialisation « intrabranche » qui rend les pays concernés moins vulnérables à un choc majeur sur un secteur.

GRAPHIQUE 1. — LA PART DES ÉCHANGES INTRABRANCHE POUR L’UNION EUROPÉENNE, EN 1999

Source : Fontagné et Freudenberg [2002]. Comme le montre le graphique 1, le commerce intrabranche, et plus particulièrement le commerce de biens similaires de qualités différentes, est

18

dominant dans les échanges intraeuropéens, alors que le commerce interbranche de type traditionnel reste majoritaire pour les échanges de

l’Union européenne avec le reste du monde. Au sein de la zone euro, la part du commerce intrabranche est plus faible pour les pays « périphériques » (Irlande, Portugal, Finlande, Grèce) que pour les pays « centraux » (France, Allemagne, Benelux), ce qui est ici encore une prédiction de la « nouvelle théorie du commerce international » : seuls les pays centraux, accédant facilement à un vaste marché, peuvent développer une grande variété de

productions. Enfin, la stabilité des taux de change au sein du mécanisme de change européen semble avoir encouragé le développement du commerce intrabranche en Europe : selon Fontagné et Freudenberg [2002], ce dernier est en effet passé de 55 % des échanges à l’intérieur de l’UE12 en 1980 à 64 % en 1999. En toute logique, la monnaie unique devrait contribuer à poursuivre sur cette tendance.

attrayantes en matière de coûts de production, de qualification des travailleurs, de qualité des infrastructures locales (transports, réseaux de transmission de données), de proximité des fournisseurs et des clients et de fiscalité. C’est ce scénario que prédisait Paul Krugman dans un article célèbre de 1993, se fondant sur l’exemple américain (l’automobile est concentrée à Detroit, l’aéronautique à Seattle…). La portée du raisonnement est limitée dans le cas des industries existantes pour lesquelles les synergies sont déjà en place. La décision de Toyota de localiser sa production européenne à Valenciennes en est une illustration : une position centrale en Europe, la proximité des sous-traitants, ont joué un rôle aussi déterminant que la qualité de la main-d’œuvre ou l’aide des pouvoirs publics. En revanche, dans les industries nouvelles comme les biotechnologies ou les services à distance, la tendance à l’agglomération pourra être forte, donnant une importance cruciale aux facteurs de la localisation initiale : fiscalité, qualité des infrastructures et du capital humain. La configuration finale dépendra du jeu respectif de ces forces d’agglomération et des forces centrifuges liées aux avantages comparatifs traditionnels, conformément aux prédictions des théories de la « nouvelle économie géographique » [Fujita, Krugman et Venables, 1999]. Un scénario de polarisation marquée des activités présente deux types de risques. D’une part, il peut accroître la disparité des évolutions conjoncturelles et compliquer la tâche de la BCE et des gouvernements (l’enjeu que représente la disparité conjoncturelle au sein de la zone pour le pilotage macroéconomique est discuté au chapitre IV). Ce risque n’est pas le plus sérieux, pour les raisons déjà mentionnées, une spécialisation 19

fine et régionale rendant rarement un pays entier vulnérable à un choc sectoriel. On peut surtout s’attendre à ce qu’une véritable concurrence se développe entre États pour attirer les activités nouvelles. Les gouvernements seraient alors confrontés à un dilemme : réduire la fiscalité pour attirer les entreprises et les travailleurs les plus qualifiés, ou bien entretenir un service public et des infrastructures de qualité, investir dans l’éducation et la formation et assurer une certaine redistribution entre les différentes classes sociales. Ce dilemme a commencé à se matérialiser avec les réformes fiscales décidées en 2000 dans plusieurs pays de la zone euro, notamment en France et en Allemagne, qui visaient explicitement à accroître la compétitivité de ces pays. Ces baisses d’impôts étaient justifiées : dans des pays où le niveau de fiscalité était élevé, elles amorçaient une convergence vers le niveau moyen ; orientées vers l’offre, elles favorisaient la croissance ; accentuant la pression sur les dépenses publiques, elles obligeaient les administrations à se réformer. Mais le risque est grand que les baisses d’impôts se concentrent de plus en plus sur les bases d’imposition les plus mobiles, pour lesquels la concurrence entre États joue à plein : entreprises, travail qualifié, épargne. En l’absence de coordination des politiques fiscales, la charge du financement des biens publics et de la Sécurité sociale pèsera alors toujours davantage sur les bases d’impositions les moins mobiles : travail peu qualifié, consommation, accroissant les inégalités et pénalisant à terme la croissance [Hugounenq, Madiès et Le Cacheux, 1999]. Ce mécanisme n’est pas spécifique à la zone euro, ni même à l’Europe : il est inhérent à la globalisation. Mais l’euro peut le renforcer en accélérant l’intégration des marchés. Il appartient aux États membres de la zone de le maîtriser en définissant, collectivement, un équilibre entre concurrence et coordination. 2. Les marchés du travail La question de l’emploi est bien entendu centrale si l’on veut juger l’utilité de l’euro. Elle prend une acuité toute particulière à la lumière de la performance médiocre des pays de la zone euro en matière d’emploi : le taux de chômage moyen (rapport du nombre de chômeurs à la population active) est plus élevé dans 20

la zone euro qu’aux États-Unis (8,5 % contre 4,8 %) et le taux d’emploi (rapport du nombre de travailleurs ayant un emploi à la population en âge de travailler) est plus faible (graphique 2), même si un rattrapage a été amorcé au milieu des années quatre-vingt-dix. GRAPHIQUE 2. — TAUX D’EMPLOI DANS L’UNION EUROPÉENNE (nombre de personnes ayant un emploi rapporté à la population en âge de travailler, en %)

Source : Commission européenne.

« Le problème actuel du chômage ne peut être résolu sans réformes structurelles d’envergure […]. Il est important de souligner que l’introduction de l’euro, bien qu’elle constitue un pas important vers davantage d’intégration en Europe, ne résoudra pas — et ne peut résoudre — tous les problèmes, et qu’elle doit s’accompagner d’autres politiques. » Cette déclaration effectuée à Hong-Kong dès janvier 1998 par le président de la BCE, Wim Duisenberg (alors président de l’Institut monétaire européen qui a précédé la BCE), prend sa véritable signification à la lumière du débat sur le mandat de la BCE, qui sera traité dans le chapitre II. Mais beaucoup d’économistes, notamment dans les organisations internationales, estiment comme M. Duisenberg que la plus grande partie du chômage dans la zone euro 21

est d’origine structurelle, liée à l’organisation des marchés du travail et, plus largement, des systèmes de formation et de protection sociale. Mauvaise formation initiale et tout au long de la vie, lourdeur des procédures d’embauche et de licenciement, indemnisation trop généreuse du chômage ou encore mobilité insuffisante des travailleurs seraient les véritables explications. Or, les marchés du travail et les systèmes de protection sociale sont organisés de manière très différente dans les différents pays de la zone euro [Cadiou, Guichard et Maurel, 1999], et le passage à l’euro n’entraîne aucun changement mécanique dans ce domaine. Alors, l’euro ne peut-il rien pour l’emploi ? La réponse n’est pas si simple. L’euro pose la question de l’emploi dans des termes nouveaux : il fait apparaître à la fois un besoin de flexibilité supplémentaire et des exigences nouvelles de la part des salariés. La disparition des taux de change intraeuropéens suppose le renforcement des autres mécanismes d’ajustement, au premier rang desquels la flexibilité de l’emploi et des salaires, et une plus grande mobilité des travailleurs au sein de la zone. L’Europe dispose déjà d’une flexibilité salariale importante [Guichard et Laffargue, 2001]. La flexibilité de l’emploi lui-même a augmenté au cours des années quatre-vingt-dix, notamment avec l’essor des contrats à durée déterminée et du temps partiel, ou l’annualisation du temps de travail. Mais l’euro permet aussi de comparer la rémunération du travail dans les différents pays de la zone. La même question se pose que pour les biens et les services : la transparence des salaires va t-elle conduire à leur égalisation ? Ici aussi, la réponse est plutôt négative. Si une certaine égalisation est possible dans les secteurs où les travailleurs sont très mobiles, il y a de bonnes raisons pour que les salaires continuent à différer pour longtemps au sein de la zone euro, en raison de niveaux de productivité du travail très variés dans les pays participants (graphique 3). Le poids de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales varie aussi selon les pays : en 2000, le « coin fiscal » pour un salarié peu qualifié, défini comme la somme de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales, s’étageait de 18,1 % du salaire brut en Irlande à 46,1 % en Allemagne. L’égalisation des salaires ne conduira donc pas du tout au même résultat selon qu’il s’agit du coût du travail ou du salaire net. 22

GRAPHIQUE 3. — PRODUCTIVITÉ PAR HEURE TRAVAILLÉE En parité de pouvoir d’achat, zone euro = 100, année 2000

Source : Eurostat.

Ce n’est qu’à long terme, si l’intégration des marchés au sein de la zone euro a fait converger les niveaux de productivité et si les politiques fiscales et sociales ont connu une certaine harmonisation, que les salaires pourront s’égaliser au sein de la zone. La question du salaire minimum pourrait être mise plus vite sur la table. Son niveau est aujourd’hui très différent selon les pays (de 390 euros par mois au Portugal à 1 259 euros par mois au Luxembourg en janvier 2001) ; un salaire minimum unique dans la zone euro n’aura pas de sens avant longtemps sur le plan économique compte tenu des écarts de productivité, mais sa force symbolique en tant que norme sociale peut être renforcée par le passage à l’euro. Enfin, le mode de négociation salariale peut connaître une évolution plus rapide. Les institutions du marché du travail ne sont pas adaptées à l’union monétaire. Les négociations salariales sont très différentes selon les pays et, même si des négociations collectives sont possibles au niveau européen, la question des salaires en est pour le moment exclue. La Confédération européenne des syndicats ne l’a pas cherchée, en l’absence d’un pouvoir européen stable avec lequel les acteurs sociaux puissent dialoguer [Braud, 1999]. L’intégration des 23

marchés, le développement d’entreprises paneuropéennes mais aussi la création d’institutions fédérales en charge de la politique économique (BCE, Eurogroupe, qui seront présentés dans les chapitres II à IV) pourraient faire évoluer cette situation et amener, dans certaines branches, à des négociations salariales au niveau de la zone euro. Cette évolution aurait des conséquences importantes : avant 1999, les syndicats allemands devaient intégrer dans leurs revendications la réaction possible de la Bundesbank ; ce « jeu » entre partenaires sociaux et banque centrale s’est dilué dans la zone euro, où l’impact des décisions salariales apparaît plus lointain [Dornbusch, Favero et Giavazzi, 1998]. 3. Les marchés financiers en euro Les marchés financiers sont les premiers à avoir vu arriver l’euro, le lundi 4 janvier 1999. Ce basculement constitue une étape décisive dans un processus visant à unifier le marché financier européen, après la libéralisation complète des mouvements de capitaux décidée en 1990. Pourquoi unifier les marchés financiers ? Parce qu’un marché de grande taille réduit les coûts de transaction (on parle dans ce cas de profondeur du marché) et facilite la rencontre de l’offre et de la demande (on parle de liquidité). Les possibilités offertes aussi bien en matière d’épargne que d’endettement sont alors plus vastes : entreprises et ménages gèrent leurs portefeuilles financiers à moindre coût, et utilisent des produits financiers adaptés pour se couvrir contre les risques ; les entreprises se financent plus facilement, que ce soit par endettement ou par augmentation de capital ; et les investisseurs internationaux peuvent être attirés par ce marché plus efficace, contribuant eux aussi à accroître sa liquidité. Au total, le capital coûte moins cher, ce qui favorise l’investissement et donc l’activité et l’emploi.

24

TABLEAU 2. — TAILLE DES MARCHÉS FINANCIERS EUROPÉENS EN 1998 Milliards d’euros Dépôts bancaires en % du PIB Encours de crédit en % du PIB Marché obligataire — public — privé en % du PIB Capitalisation boursière en % du PIB

Zone euro

États-Unis

4 849 84 % 7 477 130 % 5 240 3 243 1 997 91 % 3 655 63 %

4 128 54 % 6 132 81 % 11 787 6 691 5 096 155 % 13 025 172 %

Japon 4 104 122 % 5 120 152 % 4 440 3 211 1 229 132 % 2 091 62 %

Source : BCE.

La taille des marchés financiers de la zone euro se situe entre celle des États-Unis et celle du Japon. Le crédit bancaire y demeure plus développé que les marchés obligataires et boursiers, reflétant un mode de financement traditionnellement plus intermédié (c’est-à-dire passant par les banques plutôt que par l’appel au marché) qu’aux États-Unis, mais moins qu’au Japon. La taille du marché de la dette publique reflète quant à elle une histoire de déficits publics plus élevés qu’aux États-Unis. Nous allons voir cependant qu’une taille proche de celle des États-Unis ne correspond pas nécessairement à des marchés aussi profonds et liquides que les marchés américains, du fait de la segmentation persistante des différents marchés. Des marchés encore très cloisonnés À l’exception du marché monétaire (marché des titres à court terme) dont l’unification était nécessaire pour la mise en œuvre de la politique monétaire unique, les marchés financiers de la zone euro étaient, en 1999, complètement cloisonnés en fonction de la nationalité des émetteurs. À quelques exceptions près (régions frontalières, très grandes entreprises), les Français empruntaient à des banques françaises, les entreprises espagnoles étaient cotées à Madrid et les bons du Trésor italiens étaient achetés par des Italiens. Cette segmentation était simplement le reflet de la segmentation des marchés des biens et des 25

services nationaux et du petit nombre d’entreprises actives à l’échelle de la zone euro. En outre, jusqu’à l’arrivée de l’euro, les institutions financières opéraient dans un environnement juridique et réglementaire très différent selon les pays. Des dispositions avaient bien été prises dans le cadre de l’Acte unique de 1986 pour assurer une concurrence équitable sur le marché des services financiers : on peut citer les directives de 1989 et 1993 sur les règles prudentielles imposées aux banques et, sur les marchés boursiers, la directive Services d’investissement de 1993 qui établit le principe d’une reconnaissance mutuelle des activités homologuées par les États membres. Mais la compétence des autorités de régulation des marchés boursiers ou de surveillance bancaire était strictement nationale, et le gouvernement d’entreprise (c’est-à-dire les normes et les pratiques encadrant les relations entre dirigeants des entreprises, actionnaires et salariés), les modalités de l’appel public à l’épargne ou encore les normes comptables étaient très différents selon les pays. Dans ces conditions, aller se financer dans un autre État représentait un coût que seules pouvaient supporter les plus grandes entreprises. Certes, l’euro n’est pas le seul vecteur d’intégration des marchés. La création de bourses électroniques, le développement des services financiers à distance contribuent à l’effacement des frontières nationales. Mais l’euro est le déclencheur qui permet d’accélérer ce processus, à des vitesses cependant différentes selon les activités considérées [voir Danthine, Giavazzi et von Thadden, 2000]. Au cours des premières années d’existence de l’euro, c’est sur le marché obligataire que le changement est le plus spectaculaire ; l’intégration des marchés du crédit et du marché boursier se révèle plus progressive et se heurte encore à de nombreux obstacles. Le marché obligataire, grand gagnant de l’euro Avant 1999, les marchés obligataires européens étaient séparés par la barrière du taux de change. Des primes de risque de change étaient intégrées dans les écarts de taux d’intérêt entre pays, et le poids des titres étrangers dans les portefeuilles des compagnies d’assurance et fonds de pension était limité pour des raisons prudentielles. La monnaie unique a levé cette barrière et le marché obligataire européen, désormais unique, s’est 26

immédiatement structuré en fonction d’un autre critère : le risque de l’émetteur. On peut distinguer pour simplifier trois catégories de risques, évalués par des agences de notation : la dette des États, dite dette souveraine ; la dette des organismes publics et les produits très sûrs comme les obligations foncières (titres adossés à des créances immobilières mais garantis par les banques, comme les Pfandbriefe allemands) ; la dette des entreprises (en anglais, corporate). Le rendement des obligations étant inversement lié au niveau de risque, les investisseurs peuvent donc composer leurs portefeuilles en piochant dans ces trois catégories partout dans la zone euro, des emprunts d’État aux obligations très risquées (high yield), en fonction de leur appétence plus ou moins grande pour le risque. Le fonctionnement du marché obligataire de la zone euro devient ainsi comparable à celui du marché américain. En conséquence, les émissions d’obligations privées ont connu une croissance très significative après 1999 et des émissions de très grandes tailles ont été possibles (en 2001, près de la moitié dépassait deux milliards d’euros), qui n’auraient pas rencontré de demande sur un marché purement national. Sur le marché de la dette publique, les titres restent nécessairement identifiés par pays puisque les budgets restent gérés au niveau national et parce que le Traité interdit aux États membres de se financer mutuellement (voir la description de la politique budgétaire au chapitre IV). En revanche, la détention de ces titres est beaucoup plus diversifiée : la part de la dette publique française détenue par des non-résidents est ainsi passée de 15 à 30 % entre 1997 et 2001. Ceci oblige les États à innover pour attirer la demande la plus large possible dans la zone euro : le Trésor français a par exemple lancé à l’automne 2001 des obligations à dix ans indexées sur l’inflation de la zone euro (c’est-à-dire des obligations dont le coupon est garanti en euros constants), les OATji, largement souscrites par des fonds de pension allemands ou néerlandais qui souhaitent s’assurer contre une revalorisation de leurs engagements futurs en cas de poussée de l’inflation. Avant 1999, la grande question était de savoir si les écarts de rendement entre États membres de la zone euro seraient influencés par les perspectives de croissance, d’inflation et de finances publiques de chaque État ou si les opérateurs de marché traiteraient de manière indifférenciée les différents titres publics. C’est la deuxième situation qui a prévalu : les taux d’intérêt 27

nominaux ont convergé de manière spectaculaire vers les taux français et allemands avant le 1er janvier 1999 (dans le cas de la Grèce, avant le 1er janvier 2001) même dans des pays où la dette publique était élevée et la désinflation récente (graphique 4). Les écarts de taux sont ensuite restés faibles, l’écart entre les taux à dix ans allemand (le plus bas) et grec (le plus élevé) s’établissant à moins de 50 points de base soit 0,5 %. GRAPHIQUE 4. — CONVERGENCE DES TAUX À LONG TERME

Source : OCDE.

Ce résultat spectaculaire est directement lié à la disparition du risque de change. Avant le 1er janvier 1999, les détenteurs d’obligations exigeaient un rendement plus élevé sur les titres italiens que sur les titres allemands pour compenser le risque d’une dévaluation de la lire par rapport au mark. Avec l’euro, ce n’est plus le cas : la prime de risque de change a disparu et personne n’imagine sérieusement la banqueroute d’un État membre. Les États les plus endettés (Italie, Belgique, Grèce) profitent donc pleinement de la baisse des charges d’intérêt.

28

Quelle surveillance pour le secteur bancaire européen ? Dans le secteur bancaire, le degré de segmentation nationale est différent selon le type d’activité. Le marché interbancaire, sur lequel les banques se font mutuellement crédit, est déjà très intégré (en 2001, moins de 40 % des transactions étaient réalisées avec une contrepartie de même nationalité contre plus de 60 % en 1998). Le marché de la banque d’affaire l’est aussi, avec le développement des fusions transeuropéennes. La banque de détail est en revanche une activité de proximité très dépendante des habitudes nationales. Plus que de l’unification des marchés, l’impulsion pour le secteur bancaire est venue de la concentration des acteurs : le nombre d’établissements bancaires a fortement diminué et des banques véritablement transnationales sont apparues comme Dexia, née de la fusion du crédit local de France et du crédit local de Belgique. Dès lors que certains établissements opèrent dans plusieurs pays membres de la zone euro, la bonne santé du secteur bancaire est une question d’intérêt commun. Le mode de gestion des crises bancaires est également important. Si les difficultés d’un établissement menacent la stabilité du marché interbancaire, il ne fait pas de doute que l’Eurosystème interviendra pour assurer la liquidité du marché, comme il l’a fait par exemple le 12 septembre 2001 après les attentats aux États-Unis, en accordant des prêts exceptionnels. Mais le rôle des banques centrales s’arrête là. Que faire en cas de problème de solvabilité, c’est-à-dire lorsque les actifs et les revenus futurs d’une banque ne lui permettent pas de faire face à l’ensemble de ses engagements (par opposition au problème de liquidité qui touche une banque ne pouvant liquider suffisamment d’actifs pour faire face à ses engagements de court terme) ? De deux choses l’une : si la faillite de la banque considérée ne met pas en danger l’ensemble du système, c’est aux actionnaires d’assumer les coûts ; si elle présente un risque systémique (par exemple du fait des créances d’autres établissements bancaires qui ne seraient pas remboursées, les mettant à leur tour en difficulté, ou en cas de panique des épargnants qui retireraient leurs dépôts), c’est à l’État d’entrer en scène. Poussons le raisonnement plus loin : la filiale portugaise d’une banque finlandaise doit-elle être renflouée (ou, le cas échéant, liquidée) par le gouvernement portugais ou par le 29

gouvernement finlandais ? On voit qu’une coordination étroite de la surveillance des banques et de la gestion des crises s’impose. Cette surveillance est actuellement assurée au niveau national : en France, c’est la Commission bancaire, autorité indépendante présidée par le gouverneur de la Banque de France, qui assume cette fonction. La surveillance s’appuie sur des principes décidés au niveau communautaire dans le cadre des orientations du Comité de Bâle animé par la Banque des règlements internationaux, qui définit des ratios maximaux entre prêts risqués et fonds propres comme le ratio Cooke, et sur l’échange d’informations entre les autorités de surveillance des différents pays. Ces échanges devront s’intensifier au fur et à mesure que le marché bancaire poursuivra son intégration [voir le rapport du Comité économique et financier de l’Union européenne, 2001]. Dans une étape ultérieure, les arguments d’efficacité et d’économies de coûts plaident pour une autorité bancaire unique au niveau européen. Le Traité (article 105.6) suggère clairement que cette mission soit alors confiée à la BCE. Pour Michel Aglietta [2001], « les externalités inhérentes au risque systémique n’ayant pas de frontières au sein d’une zone monétaire, elles ne peuvent être internalisées que par un régulateur systémique, qui est la banque centrale de la zone ». Cette vision n’est pas consensuelle : le rôle de prêteur en dernier ressort peut en effet entrer en conflit avec le mandat donné aux banques centrales d’assurer la stabilité des prix. Le Royaume-Uni a ainsi fait le choix d’un régulateur unique, distinct de la banque centrale (la Financial Service Authority), pour l’ensemble des marchés financiers, et ce type d’organisation est parfois aussi préconisé pour la zone euro [Bini-Smaghi et Gros, 2000]. Le débat est ouvert et il faut espérer qu’on n’attende pas la première crise bancaire majeure pour réfléchir aux réformes. Un marché boursier, plusieurs Bourses En matière boursière, la situation de départ était aussi très cloisonnée puisque chaque État membre avait sa Bourse des valeurs mobilières (les principales d’entre elles étant Paris, Francfort, Amsterdam et Milan), son droit des sociétés et ses autorités de régulation. À l’exception de quelques très grandes sociétés, les entreprises étaient cotées sur leur marché national et 30

les portefeuilles des gestionnaires de fonds étaient investis en grande majorité en actions de leur propre pays. TABLEAU 3. — CAPITALISATION BOURSIÈRE (en milliards d’euros, décembre 2001) Londres

Euronext

Francfort

Milan

Madrid

2 414

2 070

1 204

592

526

Source : Fédération internationale des Bourses de valeurs.

Le paysage boursier a évolué rapidement après 1999 sous l’effet de quatre forces complémentaires. La première est la mutation des Bourses de valeurs, passées en quelques années du statut de coopératives gérées par les professionnels à celui d’entreprises de services à haute valeur ajoutée, en concurrence pour attirer les entreprises, cotées sur leur propre marché et à la recherche d’une taille critique pour financer leurs investissements. La deuxième de ces forces est la volonté de rendre le marché boursier européen aussi liquide que le marché américain, pour attirer les investisseurs internationaux. La troisième force est la tendance croissante des analystes financiers à raisonner en termes de secteurs d’activité économique plutôt que de nationalité, le risque de change ayant disparu. Enfin, la quatrième de ces forces est la réduction des coûts de transactions sur les opérations transfrontalières, incitant l’activité financière à se regrouper sur un petit nombre de places. Les faits marquants de l’après-1999 ont été le développement de l’analyse boursière à l’échelle de la zone euro sur la base d’indices boursiers paneuropéens et la fusion, en 2000, des Bourses de Paris, d’Amsterdam et de Bruxelles. Cette Bourse paneuropéenne, Euronext, a été rejointe en 2001 par Lisbonne et a fait l’acquisition du marché britannique des produits dérivés, le LIFFE. Face à ces évolutions, il devenait impératif d’accélérer l’harmonisation des réglementations nationales. En 1999, un plan d’action pour les services financiers fixait l’objectif de lever les barrières nationales sur le marché des services financiers et d’harmoniser les règles de protection des investisseurs avant 2005. En 2001, un comité des sages présidé par l’ancien président de l’Institut monétaire européen, Alexandre 31

Lamfalussy, proposait une réforme des procédures de décision pour accélérer l’adoption des nouvelles réglementations (jusque-là codécidées par le Conseil des ministres et le Parlement selon une procédure longue et complexe), créant un « comité des valeurs mobilières », embryon d’une autorité de régulation boursière unique. Ce processus se heurte aux traditions juridiques des États membres et aux différences de culture en matière de gestion des entreprises : ainsi, en 2001, un projet de directive sur les offres publiques d’achat (OPA) a été rejeté par le Parlement européen, l’Allemagne souhaitant préserver la capacité de défense des dirigeants des entreprises attaquées. L’unification des marchés européens bute également sur le peu de progrès constaté en matière d’harmonisation de la fiscalité de l’épargne. Le chemin qui mène à un marché boursier unique comparable au marché américain risque d’être encore bien long. 4. La croissance à moyen terme de la zone euro Comment les changements de comportements et d’organisation qui viennent d’être décrits se traduiront-ils dans les performances macroéconomiques de la zone euro ? Le bon fonctionnement des marchés, l’investissement, le taux d’emploi ou encore le développement des technologies nouvelles sont autant de facteurs qui déterminent à moyen terme le taux de croissance du potentiel d’offre de la zone euro. Ce taux de croissance, aussi appelé croissance potentielle, permet à la BCE de porter un regard normatif sur le rythme d’activité à un instant donné et de déceler d’éventuelles tensions inflationnistes. Il témoigne aussi, sur longue période, de l’élévation du niveau de vie des habitants de la zone euro. Investissements et productivité : la zone euro à la traîne ? La croissance potentielle de la zone euro est estimée à environ 2,5 % par l’OCDE, le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne. On sait bien que les évolutions démographiques sont moins favorables en Europe qu’aux États-Unis, ce qui peut expliquer en partie cette performance décevante. Mais la démographie n’explique pas tout. Comme le montre la décomposition de la croissance présentée dans le tableau 4, la 32

croissance par habitant de la zone euro a été inférieure de plus d’un point à celle des États-Unis sur la période 1996-2000 et cet écart résulte principalement de la productivité apparente du travail, qui a crû de 2,6 % par an aux États-Unis contre seulement 1,15 % par an dans la zone euro. Cet écart peut être dû à une efficacité globale plus élevée du processus de production (productivité globale des facteurs), à un accroissement du niveau de qualification, ou encore à la substitution de capital au travail, résultat d’un investissement plus élevé et qui accroît mécaniquement la productivité du travail. Pour élever la croissance potentielle de la zone euro, la priorité est donc d’abord d’accroître la productivité du travail en rattrapant le retard d’investissement, en particulier dans les nouvelles technologies (voir [Artus, 2001, chapitre IV]). En améliorant les conditions de l’offre (par moins d’incertitude, moins de coûts de conversion), l’euro devrait en soi favoriser l’investissement. Mais son rôle restera modeste par rapport à des réformes structurelles comme l’ouverture à la concurrence des industries de réseau, en premier lieu des télécommunications et des activités liées à l’Internet, les réformes des marchés du travail, ou la poursuite de l’intégration des marchés financiers. TABLEAU 4. — ORIGINES DE L’ÉCART DE CROISSANCE ENTRE LES ÉTATS-UNIS ET LA ZONE EURO Période 1996-2000 Facteur

États-Unis Zone euro

Écart

PIB par habitant, dont :

+ 3,19 %

+ 2,01 %

+ 1,18 %

PIB par heure travaillée Durée annuelle du travail Taux de chômage Taux d’activité Population en âge de travailler

+ 2,42 % + 0,22 % + 0,33 % + 0,16 % + 0,18 %

+ 1,10 % + 0,03 % + 0,48 % + 0,70 % – 0,03 %

+ 1,32 % + 0,19 % – 0,15 % – 0,54 % + 0,21 %

Source : OCDE.

En 1998, le PIB par habitant dans la zone euro était inférieur d’un tiers à celui des États-Unis. Si elle veut rattraper le niveau de vie des États-Unis, la zone euro devra croître plus rapidement. Le retard n’est pas dû à la production par heure travaillée, 33

qui a grosso modo convergé avec celle des États-Unis (même si ces derniers ont repris récemment de l’avance, comme le montre le tableau 4). Il est dû pour partie à un temps de travail supérieur aux États-Unis, et surtout à un taux d’emploi beaucoup plus faible dans la zone euro, dont témoigne l’écart plus important entre productivité par habitant et par personne employée. L’élévation du taux d’emploi dans la zone euro, par la hausse du taux d’activité et la poursuite de la baisse du chômage, est donc la priorité des prochaines années. TABLEAU 5. — PRODUCTIVITÉ HORAIRE ET PIB PAR HABITANT En dollars de 1993 et parité de pouvoir d’achat (États-Unis = 100) Niveau de productivité par heure travaillée Zone euro Japon États-Unis

par salarié

PIB par habitant

1973

1987

1998

1998

1998

71 45 100

91 60 100

94 68 100

82 69 100

66 72 100

Source : OCDE.

Conclusion : un accélérateur de changement Compte tenu du calendrier d’introduction de l’euro et de la nature même du projet, qui s’inscrit d’abord dans le champ monétaire et financier, il n’est pas surprenant de voir que l’impact de l’euro a été immédiat sur les marchés financiers mais beaucoup plus lent sur les marchés de biens et de services et sur les marchés du travail. Dans ces domaines, l’euro accélèrera des évolutions déjà engagées, qui doivent plus à la réalisation du marché unique et à des forces historiques sans rapport avec la construction européenne : globalisation des échanges, baisse des coûts de transport et développement du commerce à distance, etc. La contribution de l’euro : disparition des coûts de conversion en devises, accroissement de la concurrence par la comparaison des prix, ne peut être significative que combinée aux efforts d’intégration menés sur chaque marché — biens et services, travail, marchés financiers. Et certaines de ses 34

conséquences peuvent fort bien être négatives, notamment si la disparition du risque de change au sein de la zone euro conduisait à une concurrence pour la localisation des activités sans réflexion commune des États sur la redistribution et les moyens de financement des biens collectifs. Il ne faut pas tout attendre de l’euro en matière de croissance. L’augmentation du taux d’emploi, le développement des nouvelles technologies pour accroître le taux d’investissement, la poursuite de l’intégration des marchés sont autant de projets qui doivent être menés pour leurs mérites propres. Tant mieux si la création de l’euro renforce le sentiment d’urgence et la volonté des États de se coordonner pour les mener à bien, et favorise l’apparition d’un vrai débat européen sur un nouveau « contrat social » entre les employeurs et les salariés. Mais à court terme, le principal enjeu de l’euro est la conduite de la politique macroéconomique, objet des prochains chapitres.

II / La BCE aux commandes de l’euro

Pour la première fois dans l’histoire, des États souverains partagent un attribut essentiel de leur souveraineté, la monnaie, tout en gardant le contrôle des autres instruments de la politique économique et en particulier de leur politique budgétaire. Banque centrale européenne (BCE), Eurosystème, Système européen de banques centrales (SEBC) : autant de nouvelles institutions aux noms abstraits. Quel est leur rôle ? Indépendance de la banque centrale, priorité donnée à la stabilité des prix : quels sont les avantages et les risques des choix qui ont été faits à Maastricht ? Des questions que peut légitimement se poser un(e) citoyen(ne) européen(ne). 1. Mandat et responsabilité politique de la BCE La BCE a été créée en 1998. Ses statuts, décidés à Maastricht en décembre 1991, sont inscrits dans le traité instituant la Communauté européenne. Elle est responsable de la politique monétaire, de la conduite des opérations de change et d’autres missions comme la surveillance du système de paiement TARGET (Trans-european Automated Real-time Gross settlement Express Transfer system, qui assure les transactions entre banques dans la zone euro), la coopération avec les pays candidats à l’adhésion à l’Union sur les questions monétaires, l’établissement des statistiques monétaires et de balance des paiements… Ses missions peuvent évoluer : comme on l’a vu au chapitre I, le Traité prévoit la possibilité que des responsabilités 36

supplémentaires lui soient confiées en matière de surveillance bancaire. L’objectif principal de la BCE est de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. Cet objectif fut précisé dès 1998 par son Conseil des gouverneurs (voir dans l’encadré la description des organes dirigeants du système des banques centrales) : il est d’obtenir, sur le moyen terme, une hausse de l’indice des prix à la consommation de la zone euro inférieure à 2 % par an. Il s’agit en pratique de l’indice des prix à la consommation harmonisés (IPCH) calculé par l’office statistique de l’Union européenne, Eurostat, à partir d’une définition commune des indices de prix dans chaque pays de la zone. Sans préjudice de cet objectif principal, la BCE apporte son soutien aux politiques économiques générales de l’Union européenne (UE) de manière à « promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste respectant l’environnement, un haut degré de convergence des performances économiques, un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de la vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre États membres » (article 2 du Traité). Cette définition des objectifs soulève d’emblée trois questions importantes. Quel objectif d’inflation ? La BCE ayant employé le terme de « hausse » sans annoncer de plancher, les analystes ont interprété l’objectif d’inflation comme une fourchette de 0 à 2 %. Cette interprétation a plus tard été confirmée par la BCE. Or, dans les années quatre-vingt-dix s’est développée une argumentation théorique et empirique mettant en garde les banques centrales contre la poursuite d’un objectif d’inflation trop rigoureux. En premier lieu, les indices de prix à la consommation surestiment l’inflation, par des effets de qualité et de structure : ils prennent mal en compte le fait que certaines hausses de prix sont dues à une hausse de la qualité (que l’on songe au prix des ordinateurs) ; ils n’enregistrent qu’avec retard les modifications des comportements de consommation (développement du hard discount, par exemple) et surtout les substitutions effectuées à court terme dans le panier de consommation en réaction aux 37

modifications des prix relatifs (les ménages consomment moins de poulet, davantage de porc, si le prix relatif du poulet augmente, etc). Cette surestimation de l’inflation dite effet Boskin serait de l’ordre de 0,5 % à 1,5 % aux États-Unis, sans doute inférieure à 1 % en Europe [Lequiller, 1997], mais elle n’en signifie pas moins que la stabilité de l’indice des prix recouvre en réalité une situation de déflation. En second lieu, la rigidité des salaires nominaux à la baisse (difficile de diminuer la paye des salariés) rendrait nécessaire une inflation de l’ordre de 2 % pour permettre aux entreprises subissant des difficultés temporaires, toujours présentes dans une économie dynamique, de réduire le coût réel du travail sans baisser les salaires nominaux [Akerlof, Dickens et Perry, 1996]. Enfin, l’expérience malheureuse du Japon dans les années quatre-vingt-dix nous rappelle qu’un taux d’inflation positif permet à la politique monétaire de ne pas buter sur le plancher d’un taux d’intérêt nominal égal à zéro. On peut dès lors s’étonner de ce que la BCE cherche à maintenir l’inflation entre 0 et 2 % et non autour d’un taux fixé à 2 ou 3 %, comme dans la plupart des pays industriels pratiquant le ciblage explicite de l’inflation [Galí, 2001]. Qu’est-ce que le « moyen terme » ? La BCE a annoncé clairement qu’en cas de hausse ponctuelle du taux d’inflation au-dessus de 2 %, elle ne réagirait pas de manière agressive mais chercherait à ramener progressivement la hausse des prix en dessous de ce chiffre. La fourchette 0-2 % ne doit donc pas être observée mois par mois, mais en moyenne sur une durée non déterminée. Il y a là une marge d’appréciation dont la BCE s’est servie dès 2001, mais qui contribue à réduire la prévisibilité de la politique monétaire européenne ainsi que son contrôle a posteriori (il est difficile de dire si la BCE atteint ou non son objectif). On peut citer, par contraste, le cas de la Banque d’Angleterre dont la cible d’inflation est à apprécier sur deux années glissantes. Quelle hiérarchie des objectifs ? Le Traité prévoit des objectifs secondaires mais les subordonne strictement à l’objectif principal de stabilité des prix, et la 38

BCE n’a pas jugé utile de les formaliser dans la définition de sa stratégie monétaire. Ceci signifie-t-il qu’elle restera sans réagir en cas de ralentissement de la demande ? Non, en principe, car il n’y a pas de conflit entre les objectifs lorsqu’une économie est dominée par des chocs de demande (variations de la demande mondiale, errance du moral des consommateurs…). Dans ce cas, stabiliser l’inflation équivaut à stabiliser l’activité, car une poussée de la demande fait monter les prix tandis qu’une chute de la demande les fait baisser (voir l’encadré ci-dessous). Une telle situation s’est par exemple présentée en 1999, lors du ralentissement de la demande mondiale suscité par les crises des pays émergents. La baisse de l’inflation par rapport aux niveaux des années précédentes a fourni à la BCE l’occasion de baisser ses taux d’intérêt, soutenant du même coup la demande dans la zone euro. Les choses se compliquent si l’économie subit des chocs d’offre (variations du prix du pétrole, innovations techniques faisant varier la productivité…). En effet, une hausse de l’offre fait à la fois monter l’activité et baisser les prix, tandis qu’une chute de l’offre fait baisser l’activité tout en relançant l’inflation. La banque centrale doit arbitrer entre stabiliser les prix et stabiliser l’activité. Compte tenu de la hiérarchie affichée des deux objectifs, la BCE choisira sans hésiter de stabiliser les prix, relevant, par exemple, le taux d’intérêt en cas de hausse du prix du pétrole. Dans une telle situation, l’objectif de prix serait de fait le seul objectif des autorités monétaires. C’est ce qui s’est produit en 2000, lorsque l’inflation a connu une poussée liée à la hausse du prix du pétrole, à la baisse de l’euro et à la flambée des prix alimentaires : la BCE a relevé ses taux à plusieurs reprises, alors même que la poussée inflationniste provenait d’un choc extérieur et non d’une hausse de la demande de biens et services dans la zone euro. Une telle réaction pose problème quand le choc est transitoire, ce qui était le cas en 2000, car l’augmentation des taux d’intérêt réduit l’investissement et ralentit la hausse des capacités de production, ce qui, à terme, relance l’inflation. La BCE est d’ailleurs consciente du problème puisqu’elle met en avant le concept d’inflation sous-jacente — taux d’inflation « nettoyé » des facteurs les plus volatils comme le prix de l’énergie et des produits alimentaires frais — pour expliquer sa réaction assez modérée à la poussée inflationniste de 2000 (voir chapitre III). 39

Le lien entre activité et prix À long terme, il est généralement admis que la monnaie est neutre, c’està-dire que le niveau des prix et le taux d’inflation n’ont pas d’impact sur la production (même si l’incertitude sur les prix peut être défavorable), et qu’en retour, le niveau de production et la croissance n’ont pas d’impact sur les prix, confirmant l’intuition de Milton Friedman selon laquelle « la monnaie est partout et toujours un phénomène monétaire » (même si Milton Friedman reconnaissait que le « court terme » pouvait durer plusieurs années). À court terme, l’activité subit des chocs positifs et négatifs touchant l’offre (les capacités et les coûts de production) et la demande (la consommation, l’investissement, les exportations). L’activité et les prix réagissent dans le même sens à un choc de demande (par exemple, une baisse de l’activité aux États-Unis, qui freine les exportations et l’inflation en Europe), mais ils réagissent en sens contraire à un choc d’offre (par exemple, une baisse du prix du pétrole ou une vague d’innovation technologique, qui stimulent l’activité tout en baissant les prix).

Tel est l’enseignement du modèle offre agrégée — demande agrégée, dit encore modèle de la synthèse classicokeynésienne. Dans un diagramme (production Y, prix P), on représente l’offre agrégée à court terme par une courbe croissante (graphique 1). En effet, une hausse des prix ne se répercute pas immédiatement dans les salaires, ce qui améliore les conditions de production des entreprises et les incite temporairement à produire davantage. Dans ce même repère, on représente la demande agrégée par une courbe décroissante. La raison en est qu’une hausse de prix réduit la richesse réelle des consommateurs et incite la banque centrale à relever les taux d’intérêt. Un choc positif sur la demande déplace la courbe de demande vers la droite. La production et les prix augmentent simultanément. La hausse des prix incite les entreprises à produire la nouvelle quantité demandée. De son côté, un choc positif sur l’offre entraîne une hausse de l’activité, mais une baisse de prix. La baisse de prix est la condition pour que la nouvelle quantité offerte trouve un débouché.

GRAPHIQUE 1. — EFFET SUR LA PRODUCTION ET LES PRIX D’UN CHOC DE DEMANDE ET D’UN CHOC D’OFFRE

40

La BCE a également — de fait — un rôle de prêteur en dernier ressort dans la zone euro. Cela signifie qu’en cas de crise de liquidité dans le système bancaire, elle apporte, contre des collatéraux (c’est-à-dire des actifs financiers garantissant les prêts) et à un taux d’intérêt élevé, la liquidité nécessaire pour éviter un dysfonctionnement du marché, voire des faillites d’institutions financières [Scialom, 1999]. Cela peut l’amener à s’écarter temporairement de sa politique de lutte contre l’inflation. Ainsi, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la BCE s’est rapidement entendue avec la Réserve fédérale américaine (la Fed) pour abaisser ses taux d’intérêt directeurs et alimenter les banques en liquidité. La BCE a ainsi mené deux appels d’offre exceptionnels les 12 et 13 septembre et conclu un accord avec la Fed pour assurer l’approvisionnement en dollars des banques européennes (voir plus loin la description des techniques employées par la BCE dans sa relation avec les banques). Cette fonction de prêteur en dernier ressort appelle néanmoins une bonne surveillance bancaire : ce n’est pas à la BCE de compenser une gestion insuffisamment rigoureuse des banques (voir chapitre I). 2. L’exercice de la responsabilité politique Comme la Fed ou la Banque du Japon, la BCE est indépendante des gouvernements. Cette indépendance est justifiée par deux types d’arguments, économiques et politiques. Depuis un célèbre article de Barro et Gordon [1983], il est souvent admis que pour limiter l’inflation chronique, il vaut mieux confier la gestion de la politique monétaire à une institution indépendante du pouvoir politique. La raison en est qu’un gouvernement soumis au jugement des urnes sera toujours tenté d’abaisser le taux de chômage en laissant « filer » l’inflation au-delà de ce qu’anticipent les agents privés — employeurs et salariés. Ces derniers tiendront compte de cette tentation dans leurs anticipations d’inflation, donc dans leurs comportements de fixation des salaires et des prix. Indépendamment du comportement effectif du gouvernement, l’inflation sera alors chroniquement plus élevée, sans gain en termes d’emploi puisque cette inflation sera intégrée dans les revendications salariales. Ce « biais inflationniste » se double de la tentation, lorsque la dette publique est 41

importante, de laisser celle-ci s’éroder par l’inflation. L’indépendance de la banque centrale constitue un rempart institutionnel contre ces deux dérives. De fait, au cours des années quatre-vingt-dix, des travaux empiriques ont montré que les pays de l’OCDE les moins inflationnistes sont ceux dont les banques centrales sont les plus indépendantes, tandis qu’il ne semble pas y avoir de lien net entre le degré d’indépendance de la banque centrale et les performances en termes de croissance [Alesina et Summers, 1993]. Enfin, les pays dont la banque centrale était indépendante ont en général réussi à éviter les dérapages budgétaires dans le passé [Bénassy-Quéré et Pisani-Ferry, 1994]. À cet argument économique s’ajoutent en Europe des raisons politiques et historiques. Traumatisés par l’hyperinflation des années vingt, les Allemands avaient créé après la guerre une institution monétaire indépendante chargée de veiller à la stabilité des prix (cet objectif était même inscrit dans la constitution). La Bundesbank est un élément fondamental du système politique allemand de l’après-guerre ; les Allemands souhaitaient donc calquer la BCE sur ce modèle qui avait fait ses preuves en matière de lutte contre l’inflation. Par ailleurs, l’indépendance était le seul système viable en l’absence d’un centre de décision politique unique : on voit mal comment les douze ministres des Finances, défendant chacun son intérêt national et influencé par ses échéances électorales, auraient pu se mettre d’accord chaque mois sur le niveau optimal des taux d’intérêt. Il était donc sage de rendre la BCE indépendante des pouvoirs politiques. Cette conclusion appelle une réserve importante. L’indépendance doit avoir pour contrepartie un contrôle démocratique à la fois en amont (dans la définition des objectifs) et en aval (dans le contrôle de leur réalisation). Différents modèles sont possibles. Aux États-Unis, la Fed dispose d’une grande latitude pour définir ses objectifs et sa stratégie, mais elle entretient un dialogue étroit avec l’exécutif et avec le Congrès, qui peut modifier à tout moment ses statuts. Ainsi, le président de la Fed rencontre à intervalles réguliers le secrétaire au Trésor et témoigne deux fois par an devant le Congrès (témoignage « Humphrey Hawkins »). Dans d’autres pays, l’indépendance de la banque centrale n’est qu’opérationnelle (« indépendance de moyens »), les objectifs étant fixés par le gouvernement, et la banque centrale doit rendre compte sous forme de lettre ouverte en cas de 42

dépassement des objectifs. C’est le cas au Royaume-Uni depuis 1997 ; l’exemple extrême étant celui de la Nouvelle-Zélande, où la rémunération des dirigeants de la banque centrale est liée au respect des objectifs fixés par le gouvernement. Dans la zone euro, en revanche, la BCE a établi sa propre définition de la stabilité des prix sans consultation préalable avec les autorités politiques de l’Union, et sa responsabilité (en anglais, accountability) vis-à-vis tant des opinions publiques que des institutions politiques dépositaires de la légitimité démocratique est moins affirmée. La BCE est libre de déterminer la manière dont elle parle aux opinions publiques et aux opérateurs des marchés financiers. Ceci passe principalement par les conférences de presse du Président après les décisions monétaires, par le bulletin mensuel diffusé dans toutes les langues de l’Union et mis en ligne sur l’Internet, et par les interventions publiques des membres du Conseil des gouverneurs, qui s’expriment fréquemment sur la politique monétaire (à la différence des États-Unis où la communication de la Fed est plus rare). Les comptes rendus du Conseil des gouverneurs ne sont pas rendus publics, à la différence des États-Unis et du Japon qui publient après quelques semaines un résumé anonyme des débats, et du Royaume-Uni où les votes nominatifs des membres du comité de politique monétaire sont publiés, également après un certain délai. Vis-à-vis des institutions politiques, la seule obligation légale de la BCE est de répondre aux convocations de la commission des affaires monétaires du Parlement européen (rendez-vous mensuel dit « dialogue monétaire », dont les minutes sont publiques) et d’accueillir le président de l’Eurogroupe et le commissaire chargé des affaires monétaires, sans voix consultative, aux réunions du Conseil des gouverneurs. Le Parlement européen n’a cependant pas le pouvoir de sanctionner la BCE en cas de non-respect de ses objectifs. Le président de la BCE est par ailleurs invité aux réunions des ministres des Finances de la zone euro (l’« Eurogroupe », voir le chapitre IV), mais il préfère parfois s’y faire représenter. Ainsi, la BCE définit les objectifs, mène la politique monétaire et évalue elle-même les résultats ; elle est « dans la position exorbitante d’être à la fois à la fenêtre et de se regarder passer » [Aglietta, 2001]. Cette situation n’est pas celle des autres grands pays, notamment le Royaume-Uni dont les exigences sont plus importantes en matière de responsabilité de la banque centrale, 43

et qui pourrait mettre cette question sur la table lorsqu’il rejoindra l’euro. 3. L’organisation du système européen des banques centrales Des cercles concentriques : le SEBC, l’Eurosystème et la BCE Située à Francfort-sur-le-Main, en Allemagne, la BCE emploie environ un millier de personnes. C’est une filiale commune des banques centrales nationales (BCN), qui ont constitué son capital et ses réserves de change selon une clé de répartition fixée par le Traité. Seules les BCN de la zone euro ont versé l’intégralité de leur contribution, les banques centrales des pays non participants n’en ayant versé que 5 % comme participation aux frais de fonctionnement. Au 1er janvier 2002, le capital ainsi libéré s’élevait à 4 milliards d’euros, dont la Banque de France détient 16,8 %. Le bénéfice dégagé par la BCE, issu de la différence de rémunération entre son actif (notamment son capital et ses réserves en devises) et son passif, est redistribué chaque année aux BCN selon la même clé de répartition. Le revenu engendré par la mise en circulation des billets en euro et par les réserves obligatoires déposées par les banques de la zone euro (voir infra) est appelé revenu monétaire ou seigneuriage. Il est perçu par les BCN, qui sont chargées en pratique de ces opérations. À terme, il sera centralisé par la BCE et redistribué aux BCN au prorata de leur part dans le capital. Enfin, le revenu lié à l’émission des pièces en euro demeure perçu par les États. Un système fédéral La politique monétaire unique est mise en œuvre par les banques centrales nationales. L’Eurosystème ressemble au système de Réserve fédérale aux États-Unis, où les décisions de politique monétaire sont prises par un comité appelé FOMC (Federal Open Market Committee) réunissant des présidents de banques centrales régionales (Chicago, Saint Louis, Kansas City…) et des personnalités appelées gouverneurs (noter la différence de terminologie avec l’Europe) et nommées par le 44

Les organes de décision du SEBC Le Système européen de banques centrales (SEBC) réunit les banques centrales nationales des États membres de l’Union européenne (la Banque d’Angleterre, la Banque de France, la Bundesbank, etc.) autour de la BCE. L’Eurosystème ne comprend, quant à lui, que la BCE et les banques centrales nationales de la zone euro (graphique 2). Le Conseil des gouverneurs de la BCE définit la politique monétaire de la zone euro. Il réunit le premier et le troisième jeudi de chaque mois les douze gouverneurs des banques centrales nationales de la zone euro et les six membres du directoire de la BCE, soit dix-huit personnes en 2002. Les gouverneurs des BCN sont nommés par les gouvernements nationaux,

tandis que les membres du directoire sont désignés par le Conseil européen pour des mandats échelonnés de huit ans non renouvelables. Cette durée est destinée à éviter les interférences avec les cycles électoraux qui sont plus courts. Le Conseil des gouverneurs se déroule à huis clos et les comptes rendus ne sont pas publiés. À l’issue de chaque première réunion du mois, le Président explique les décisions lors d’une conférence de presse. Depuis novembre 2001, les décisions de politique monétaire ne peuvent être prises que lors de cette première réunion mensuelle, mais le Conseil des gouverneurs garde la possibilité de prendre des décisions en urgence lors d’une simple conférence téléphonique.

GRAPHIQUE 2. — LE SEBC ET SES ORGANES DE DÉCISION

Le directoire de la BCE met en œuvre les grandes orientations définies par le Conseil des gouverneurs et gère quotidiennement la BCE. Il comprend

le président, le vice-président et quatre autres membres. Les mandats sont de huit ans non renouvelables (les mandats débutant en 1998 avaient des

45

durées échelonnées pour éviter un renouvellement en bloc après huit ans). Chaque membre du directoire reçoit des attributions spécifiques. Le premier directoire mis en place en 1998 comprenait le Néerlandais Wim Duisenberg (président), le Français Christian Noyer (vice-président), et quatre autres membres : l’Allemand Otmar Issing (affaires économiques), l’Italien Tommaso Padoa-Schioppa (relations internationales), l’Espagnol Eugenio Domingo Solans (billets et statistiques) et la Finlandaise Sirka Hämäläinen (opérations monétaires et systèmes de paiements). Le Conseil général de la BCE, qui réunit le président et le vice-président

de la BCE ainsi que les quinze gouverneurs nationaux, gère les questions budgétaires communes à tout le SEBC ainsi que les relations monétaires entre la zone euro et les États membres ne participant pas à l’UEM. L’Eurosystème est indépendant des pouvoirs politiques : ses dirigeants ne peuvent recevoir d’instruction des ministres des Finances européens ni de la Commission ; il lui est interdit de financer directement les États membres, ce qui lui assure le contrôle de la monnaie qu’elle émet ; enfin, le budget de la BCE est distinct de celui de l’UE.

président des États-Unis. Mais cette ressemblance n’est que superficielle. Seuls cinq présidents de Fed régionales sont présents au FOMC, sur la base d’une représentation tournante, à l’exception du président de la Fed de New York qui est toujours présent, tandis que sept membres sont désignés par le président. En Europe, au contraire, les douze gouverneurs nationaux sont présents au Conseil des gouverneurs, contre seulement six membres du directoire. Le Conseil des gouverneurs est donc plus nombreux que le FOMC (18 membres contre 12) et plus décentralisé (les représentants des banques régionales pèsent pour deux tiers du total contre à peine plus de 40 % aux États-Unis). Le Conseil des gouverneurs fonctionne selon le principe « une personne, une voix » qui accorde autant de poids au gouverneur de la Banque centrale du Luxembourg qu’à celui de la Banque de France, même si le poids de ces pays dans l’économie de la zone euro est très différent. À la différence des ministres des Finances, qui défendent au Conseil de l’UE les intérêts de leur pays et dont les votes sont pondérés selon la taille des États, les membres du Conseil des gouverneurs ne doivent pas défendre des intérêts nationaux, mais tous embrasser un point de vue fédéral. Le gouverneur de la Banque de France, par exemple, doit plaider pour une hausse de taux d’intérêt en cas de tensions 46

inflationnistes dans la zone euro, même si l’économie française ne connaît pas ces tensions. Les réunions du Conseil des gouverneurs ayant lieu à huis clos, et les minutes des réunions n’étant pas publiées, il est difficile de savoir si les gouverneurs des banques centrales nationales « jouent le jeu » de l’intérêt collectif de la zone euro. Les simulations effectuées par De Grauwe et al. [1999] sont rassurantes car elles montrent que même si les gouverneurs défendaient l’intérêt de leurs pays, il est très peu probable que se formerait une coalition susceptible d’imposer au directoire une décision non conforme aux intérêts de la zone euro dans son ensemble. En outre, le fonctionnement du Conseil des gouverneurs est dominé par la recherche du consensus pour faire émerger une opinion collective : les décisions de politique monétaire font l’objet de longues discussions, engagées au cours du dîner qui réunit traditionnellement les gouverneurs la veille de la réunion, et les votes formels ne sont pas l’usage. Dès lors, l’influence d’un gouverneur ne dépend pas tant de la taille du pays qu’il représente que de sa force de conviction personnelle. Conclusion : La solitude de la BCE La BCE est à la fois très jeune et très différente des autres banques centrales. Depuis sa création, le débat tourne autour de deux questions, qui doivent être traitées séparément : les concepteurs du traité de Maastricht ont-ils eu raison de lui donner un objectif unique, la stabilité des prix ? La BCE est-elle « trop indépendante » et devrait-elle rendre des comptes plus explicitement aux autorités politiques ? Comme on l’a vu, la priorité donnée à l’objectif d’inflation ne signifie pas que la BCE ne peut pas soutenir la croissance : chaque fois que la zone euro fait face à un choc sur la demande, les deux objectifs sont équivalents. Simplement, la situation se complique en cas de choc d’offre : comment réagirait la BCE à une révolution technologique comme en ont connu les États-Unis à la fin des années quatre-vingt-dix ? Adopterait-elle comme la Fed une politique accommodante, cherchant à élever progressivement la demande au niveau de l’offre anticipée ? Il est probable que non : l’objectif d’inflation que s’est fixé la BCE est trop strict pour lui permettre comme à la Fed de prendre des 47

paris sur la croissance à venir. Selon Michel Aglietta [2000, p. 106] « la BCE met délibérément un couvercle de long terme sur la croissance européenne ». Cependant il existe une soupape puisque l’objectif de 2 % d’inflation maximum n’est pas inscrit dans le Traité. La question de la responsabilité politique est plus difficile. Pour rendre justice à la BCE, le déficit démocratique qui lui est souvent reproché n’est qu’une des facettes d’un système politique européen inédit et à bien des égards imparfait : la BCE est une institution fédérale dans une Europe qui ne l’est pas. Comme l’a souvent souligné l’un de ses concepteurs, plus tard membre de son directoire, Tommaso Padoa-Schioppa, il lui est difficile de trouver un interlocuteur politique légitime. Son interlocuteur statutaire est le Parlement européen, mais pourquoi lui parler si ce dernier n’a pas de pouvoir de contrôle a posteriori ? Pour reprendre la formule de Willem Buiter [1999], il faudrait « un Parlement avec des dents » (cet avis est aussi répandu en France, voir [Aglietta et de Boissieu, 1998]. Livrée à elle-même, la BCE semble hésiter en permanence entre trois conceptions de la responsabilité d’une banque centrale : une conception « allemande » (la banque centrale tire sa légitimité de la confiance des citoyens ; elle s’adresse directement à eux, et à eux seuls), une conception « britannique » (la légitimité provient du respect des objectifs ; elle nécessite des objectifs clairs et une politique de transparence, notamment vis-à-vis des marchés financiers), une conception « française » (les relations avec les autres institutions sont formalisées). L’avenir ne passe pas par le choix d’un modèle contre un autre mais par le renforcement des trois. La légitimité auprès des citoyens européens va probablement venir d’elle-même maintenant que l’euro a pris la forme concrète de billets et de pièces. Le contrôle a posteriori de la BCE, quant à lui, progresse lentement. Un pas significatif a été fait avec la publication, en juin et en décembre de chaque année, de prévisions d’inflation. Ces prévisions sont cependant peu précises (voir chapitre III). La BCE pourrait en outre être plus explicite sur la manière dont elle prend en compte ses objectifs « secondaires » — soutien à l’activité, stabilité du système financier — et sur ses règles de conduite (cible de taux d’intérêt réel, réactivité à l’inflation anticipée, réaction aux mouvements du taux de change). Certains plaident pour une publication des comptes rendus des réunions 48

du Conseil des gouverneurs [Buiter, 1999 ; Blinder et al., 2001] : il serait alors préférable que ces minutes demeurent anonymes, sans quoi elles exposeraient les gouverneurs à des pressions personnelles et perdraient rapidement tout contenu informatif. Finalement, la question la plus épineuse est sans doute celle de la relation avec les autres institutions européennes. La solution britannique d’un objectif d’inflation fixé par l’autorité politique ne doit pas être un tabou : dans tous les grands pays, l’indépendance des banques centrales est complète sur les moyens, mais leurs objectifs doivent être légitimés politiquement. Il est au minimum nécessaire que la BCE discute en amont avec le Parlement et les ministres de l’évolution de ses objectifs, par exemple des changements envisagés dans la perspective de l’élargissement de l’Union européenne.

III / La politique monétaire en action

La mise en œuvre de la politique monétaire unique repose sur les principes inscrits dans le Traité et qui viennent d’être décrits, mais aussi sur une boîte à outils très comparable à celle des autres banques centrales des pays industriels avancés, sur une connaissance progressive des rouages de l’économie de la zone euro et, enfin, sur des choix stratégiques opérés par la BCE ellemême. Quel est le poids respectif de ces différents éléments dans la conduite de la politique monétaire ? Comment la vision de la BCE a-t-elle évolué après 1999 ? Telles sont les questions auxquelles tente de répondre ce chapitre. 1. La boîte à outils de la BCE Comme les autres banques centrales, la BCE crée de la monnaie en achetant des titres à des banques et en payant ces titres avec de la monnaie dite « monnaie banque centrale » (qui recouvre le crédit de leurs comptes auprès de la banque centrale et les billets et pièces en circulation). L’essentiel de ces opérations est mené par les banques centrales nationales dans le cadre d’une procédure régulière appelée appel d’offre. La BCE peut aussi fournir des liquidités sur demande aux institutions financières au travers des facilités de crédit et de dépôt ; enfin, elle leur impose, par sécurité, de conserver un dépôt minimum, appelé réserves obligatoires. La politique monétaire consiste donc pour la BCE à modifier les conditions d’emprunt des banques et, par ce moyen, à 50

modifier le prix de la liquidité (le taux d’intérêt) sur le marché monétaire où les banques échangent les prêts et les emprunts à très court terme. Les différentes opérations de politique monétaire sont décrites dans cette section ; on verra aussi comment les taux d’intérêt du marché monétaire influencent les taux pratiqués à un horizon plus long (quinze jours, trois mois, et jusqu’à trente ans), qui déterminent les comportements d’emprunt des entreprises et des ménages. Appels d’offres et facilités permanentes Les appels d’offres : chaque semaine, les banques centrales de la zone euro procèdent à des appels d’offres visant à fournir de la liquidité au marché, sous forme de prises en pension (c’està-dire de détention provisoire) de titres détenus par des banques commerciales pour une durée de deux semaines. Ces opérations sont complétées chaque mois par des appels d’offres à plus longue échéance (trois mois). Avant le 28 juin 2000, ces opérations étaient réalisées à taux d’intérêt fixe, c’est-à-dire que l’Eurosystème fixait à la fois les montants distribués et le taux des crédits. Les banques proposaient alors chacune une certaine quantité de collatéraux (actifs gagés en échange du prêt) correspondant à la liquidité qu’elles désiraient obtenir au taux annoncé par l’Eurosystème. Ce dernier allouait ensuite la liquidité au prorata des offres des banques. Mais la liquidité totale étant limitée, les banques étaient incitées à surestimer leurs besoins pour obtenir ce qu’elles voulaient. Depuis le 28 juin 2000, les appels d’offres sont effectués à taux variable. Les banques indiquent la quantité de liquidités qu’elles désirent et le taux d’intérêt qu’elles sont prêtes à payer, au-dessus d’un taux minimum indiqué par la BCE et appelé taux minimum des appels d’offre ou taux de refinancement. Le taux de refinancement constitue de ce fait le principal instrument de la politique monétaire. Les « décisions de politique monétaire » consistent à modifier ce taux. L’Eurosystème distribue alors la liquidité aux banques disposées à payer le taux le plus élevé [pour une description détaillée des appels d’offre de l’Eurosystème et du rôle respectif de la BCE et des BCN, voir Raymond, 2001]. Les facilités de prêt et de dépôt : les banques commerciales ont la possibilité d’obtenir de la liquidité au jour le jour auprès de l’Eurosystème en dehors des appels d’offres bimensuels, 51

toujours contre collatéral, mais à un taux fixe supérieur au taux de refinancement, dit des facilités marginales de prêt. Les banques peuvent également déposer leurs liquidités au jour le jour auprès de l’Eurosystème, à un taux fixe inférieur au taux de refinancement et dit des facilités marginales de dépôt. Ces deux taux n’influencent pas le fonctionnement quotidien du marché monétaire puisque leur niveau les rend peu attrayants pour les banques, qui préfèrent se présenter aux appels d’offre. Ils visent seulement à assurer le bon fonctionnement du marché dans des situations exceptionnelles d’offre ou de demande de fonds très élevées. Les réserves obligatoires : il s’agit d’un seuil minimum obligatoire de dépôts des banques auprès de l’Eurosystème, égal à 2 % des dépôts de leurs clients et rémunéré au taux de refinancement. Taux directeurs et taux de marché En fixant le taux minimum des appels d’offres et les taux des facilités de prêts et de dépôt, la BCE influence l’ensemble des taux de marché, et c’est la raison pour laquelle on appelle taux directeurs les taux fixés par la banque centrale. Par exemple, les banques disposant de liquidités pour vingt-quatre heures ont la possibilité de déposer ces liquidités auprès de l’Eurosystème, ou bien de les prêter à d’autres banques (sur le marché dit interbancaire). On appelle taux d’intérêt au jour le jour (JJ) le taux pratiqué sur le marché interbancaire. Sa mesure la plus courante est l’EONIA (Euro OverNight Index Average), moyenne de taux rapportés quotidiennement par un échantillon d’une cinquantaine d’établissements de la zone euro. Du fait de l’arbitrage opéré par les banques entre l’emprunt sur le marché ou auprès de l’Eurosystème, le JJ évolue dans le corridor défini par le taux des facilités de dépôt et le taux des facilités de prêt (graphique 1). La plupart du temps, il est proche du taux de refinancement. Ce mécanisme d’arbitrage permanent, ainsi que l’existence d’un système de paiement unifié dans la zone euro, TARGET, assurent l’unicité des taux pratiqués sur le marché monétaire dans l’ensemble de la zone.

52

GRAPHIQUE 1. — INFLUENCE DES TAUX D’INTÉRÊT DIRECTEURS SUR LE TAUX AU JOUR LE JOUR

Source : BCE.

2. L’impact de la politique monétaire sur l’économie La manière dont les décisions monétaires influencent les comportements économiques est une interrogation naturelle pour toute banque centrale. L’enjeu est plus important encore dans la zone euro. Parce que l’impact de la politique monétaire y est plus incertain : les comportements macroéconomiques sont mal connus dans la zone prise dans son ensemble et l’euro modifie les structures économiques. Mais aussi parce que les différences d’impact de la politique monétaire dans les différents pays de la zone sont un enjeu crucial pour les gouvernements, eux-mêmes responsables des autres dimensions de la politique économique dans chacun des pays. Comme dans toute économie, les taux directeurs de la BCE affectent les comportements de demande par différents canaux 53

La courbe des taux d’intérêt Les taux du marché interbancaire à quinze jours et à trois mois sont influencés par les taux directeurs, mais de manière moins étroite que le JJ car les appels d’offres à ces horizons ont lieu moins souvent et l’offre et la demande sur le marché jouent donc un rôle plus important. Pour les maturités supérieures à trois mois, l’influence des taux directeurs est encore moins nette et passe en partie par les anticipations des agents sur leur évolution future : une baisse attendue des taux directeurs fait immédiatement baisser les taux de marché aux horizons de trois mois ou d’un an, car les agents préféreront dans ce cas renouveler plusieurs fois des financements courts plutôt que contracter en une seule fois

un financement plus long. On le voit clairement sur le graphique 2, qui décrit l’évolution des taux interbancaires au jour le jour (EONIA) et à 3-12 mois (Euribor, pour European Inter-Bank Offered Rate) avant et après la baisse du taux de refinancement opérée le 30 août 2001 : cette baisse était déjà anticipée, si bien que son impact immédiat a été plus faible pour les taux de maturité plus éloignée. De la même manière, le graphique 3 montre que la hausse, puis la stabilisation des taux courts durant l’année 2000 avait été largement anticipée par les agents, le taux des emprunts d’État à dix ans ayant cessé d’augmenter dès le début de l’année.

GRAPHIQUE 2. — LE MARCHÉ MONÉTAIRE AVANT LA BAISSE DES TAUX DIRECTEURS DU 30 AOÛT 2001

Source : BCE.

54

GRAPHIQUE 3. — TAUX COURTS, TAUX LONGS

Source : BCE. Le lien entre les taux d’intérêt à différents horizons est appelé « courbe des taux ». En général, les taux longs (dix ans, par exemple) sont supérieurs aux taux plus courts (inférieurs à un an), car ils incorporent une prime de risque : à taux d’intérêt égal, un épargnant préfère placer à un an et renouveler neuf fois son placement plutôt que de placer directement à dix ans et encourir un risque de dévalorisation de son actif en cas de variation des taux du marché ou de défaut de l’emprunteur ; les taux à dix ans sont donc en général plus élevés pour attirer les épargnants : on dit que la pente de la courbe des taux est positive. Cependant la courbe des taux peut s’inverser lorsque les agents anticipent une baisse

sensible des taux d’intérêt : l’épargnant préfère alors placer à dix ans (à taux élevé) plutôt que de placer à un an et être obligé ensuite de renouveler son placement à un taux moins favorable. Alors que les taux courts sont fortement influencés par la politique monétaire, l’impact de cette dernière sur les taux longs est donc complexe, fonction des anticipations des marchés. Or les comportements macroéconomiques — épargne, investissement — dépendent en grande partie des taux longs. C’est un enjeu important pour la politique monétaire, qui doit non seulement piloter le marché monétaire mais aussi chercher à orienter les anticipations.

(voir encadré). D’abord, comme on l’a vu plus haut, ils se propagent aux taux d’intérêt de maturité plus longue et influencent ainsi le partage du revenu entre dépenses et épargne — on parle de canal des taux d’intérêt ou de canal de la monnaie. 55

Les canaux de transmission de la politique monétaire Le canal du taux d’intérêt

Le canal du crédit

Lorsque les taux d’intérêt augmentent, trois phénomènes peuvent se produire : — un effet de substitution : il devient plus avantageux de consommer demain qu’aujourd’hui, ce qui conduit les ménages à accroître leur épargne. Les entreprises, parallèlement, placent leurs liquidités sur le marché financier plutôt que dans l’appareil productif ; — un effet de revenu : les agents endettés ou qui désirent s’endetter, voyant leurs charges d’intérêt s’alourdir, réduisent leurs dépenses ; — un effet de richesse : la hausse du taux d’intérêt fait chuter les prix de certains actifs financiers (obligations à long terme, actions) dont les taux d’intérêt, fixés avant la hausse des taux de marché, n’attirent soudain plus les épargnants. Les ménages qui détiennent ces actifs, voyant leur richesse se réduire, consomment moins. Les entreprises, de leur côté, tentent de rééquilibrer leur bilan en réduisant leur endettement. Les études empiriques montrent qu’en Europe, une hausse des taux d’intérêt affecte la demande essentiellement par le biais de l’effet revenu, ce dernier reposant en grande partie sur le comportement des entreprises, dont les charges d’intérêts sont plus réactives que celles des ménages. La rapidité de l’effet dépend de l’importance des crédits à court terme ou à taux variable, ainsi que de la vitesse de transmission des impulsions monétaires aux taux consentis par les banques à leurs clients [voir Bénassy-Quéré, Boone et Coudert, 1998].

Un taux d’intérêt plus élevé amène les banques non seulement à augmenter les taux d’intérêt des prêts mais même, dans certains cas, à refuser de prêter. Ce mécanisme de rationnement du crédit est lié à l’asymétrie d’information entre le prêteur (la banque) et l’emprunteur (le client). Seul ce dernier connaît précisément sa capacité à rembourser. Comme l’ont montré Stiglitz et Weiss [1981], un taux d’intérêt plus élevé décourage les « bons » emprunteurs (qui savent qu’ils auront à rembourser), au contraire des « mauvais » (qui feront défaut sur une partie de leur emprunt). Les banques réagissent à cette hausse du risque en restreignant l’ensemble de leur activité de prêt. Ces restrictions touchent en premier lieu les emprunteurs qui n’ont pas accès au marché financier, les plus dépendants des banques : ménages, petites et moyennes entreprises. Les banques tendent aussi à leur demander des garanties plus élevées — actifs immobiliers ou financiers qu’elles pourront saisir en cas de défaut de paiement. Une hausse de taux d’intérêt, en dévalorisant ces avoirs, réduit la capacité de ces « petits » emprunteurs à s’endetter [voir Bloch et Cœuré, 1995].

56

Le canal du taux de change Une hausse des taux d’intérêt de la zone euro, qui rend plus attrayants les placements en euro, entraîne en principe une appréciation de l’euro visà-vis des autres devises qui encourage à consommer des biens étrangers, freinant la demande adressée aux entreprises de la zone.

Ensuite, ils affectent l’offre de crédit des banques : on parle de canal du crédit. Enfin, ils agissent aussi sur la demande via la variation du taux de change. Il s’agit là du canal du taux de change. Comment les différents canaux de transmission fonctionnent-ils dans la zone euro ? S’agissant du canal du taux d’intérêt, l’importance de l’effet revenu varie considérablement suivant les pays en raison d’un niveau d’endettement inégal et de pratiques différentes en matière d’endettement à taux variable. En Belgique et en Italie, pays où la dette publique est élevée et détenue par les ménages, une hausse du taux d’intérêt élève sensiblement le revenu, et donc la consommation des ménages (dont les avoirs portant intérêt dépassent les dettes). Quant aux effets de richesse, ils sont beaucoup plus faibles en Europe continentale qu’aux États-Unis [Boone, Giorno et Richardson, 1998]. Enfin, le tableau 1 montre que les taux d’intérêt bancaires réagissent aux taux du marché monétaire à des vitesses différentes selon les pays, les taux espagnols paraissant particulièrement peu réactifs par rapport aux taux belges. On peut néanmoins penser que ces différences nationales se réduiront avec la constitution de véritables groupes bancaires européens [Mojon, 2001]. TABLEAU 1. — RÉACTION DES TAUX BANCAIRES À UNE HAUSSE D’UN POINT DU TAUX DU MARCHÉ MONÉTAIRE, APRÈS TROIS MOIS Belgique Allemagne Espagne France Italie Pays-Bas Taux des dépôts Taux des prêts à court terme Taux des prêts immobiliers Part des prêts immobiliers à taux variable ou renégociable

0,94

0,66

0,10

0,00

0,10

0,41

0,96

0,68

0,65

0,86

0,50

0,99

0,26

0,45

0,07

0,34



0,27

75 %

80 %

80 %

20 %

40 %

75 %

Source : Suardi [2001].

57

S’agissant du canal du crédit, les financements bancaires tiennent traditionnellement une place importante en Europe continentale par rapport aux financements de marché, à la différence des États-Unis (voir chapitre I, tableau 2) même si cet écart tend à se réduire. La protection des créanciers y est moindre par rapport au monde anglo-saxon et les PME y tiennent une place relativement plus importante [Suardi, 2001]. On attend donc que le canal du crédit joue un rôle plus substantiel dans la zone euro. Enfin, le canal du taux de change est plus limité dans la zone euro qu’il ne l’était dans chacun des États membres à l’époque où leur taux de change pouvait fluctuer, car le taux d’ouverture est mécaniquement plus faible vis-à-vis de l’extérieur de la zone euro que vis-à-vis du reste du monde (voir le graphique 2 de l’introduction). Mais il demeure une source d’asymétrie entre États membres, certains étant plus ouverts que d’autres sur le reste du monde. Ainsi, une baisse de l’euro bénéficie moins à la France qu’à l’Allemagne, plus ouverte sur les pays d’Europe centrale, et plus encore à l’Irlande, tournée vers le Royaume-Uni et les États-Unis. Il faut toutefois noter que l’effet désinflationniste d’une appréciation de l’euro atténue la perte de compétitivité dans les pays les plus ouverts puisque les produits exportés sont alors fabriqués en grande partie à l’aide de biens importés dont le prix diminue en monnaie nationale. Les effets d’offre On a vu les trois canaux par lesquels la politique monétaire affecte la demande de biens et services. L’impact final sur l’inflation dépend alors de la réaction de l’offre (c’est-à-dire du processus de production) : une baisse donnée de la demande a un impact désinflationniste plus marqué si l’offre dépend peu du niveau des prix, en particulier si les salaires réagissent rapidement aux variations de prix (graphique 4). Les études empiriques existantes montrent que les salaires nominaux réagissent assez vite aux hausses de prix dans la zone euro [Cahuc et Zylberberg, 1996]. Il existe, il est vrai, d’importantes différences entre pays quant à l’organisation des négociations salariales : durée des contrats, clauses d’indexation, degré de centralisation des négociations. Cependant ces différences se compensent parfois au niveau macroéconomique, de sorte qu’elles ne sont probablement pas de nature à rendre réellement 58

GRAPHIQUE 4. — IMPACT D’UNE BAISSE DE LA DEMANDE AGRÉGÉE SELON LA FLEXIBILITÉ DE L’OFFRE À COURT TERME

a. offre peu flexible

b. offre très flexible

asymétrique l’impact de la politique monétaire unique [voir Cadiou, Guichard et Maurel, 1999]. Enfin, les facteurs d’offre modifient aussi la manière dont la politique monétaire est transmise par le taux de change (graphique 5) : dans un pays très ouvert, une hausse de l’euro permet une modération salariale plus grande (car la baisse du prix des produits importés favorise le pouvoir d’achat) et réduit les coûts des entreprises. Cela accentue l’effet désinflationniste d’une hausse de taux d’intérêt tout en réduisant son impact sur la production. GRAPHIQUE 5. — IMPACT D’UNE APPRÉCIATION DE L’EURO SELON LE DEGRÉ D’OUVERTURE VIS-À-VIS DU MONDE HORS ZONE EURO

a. Pays très ouvert

b. Pays peu ouvert

Source : d’après De Grauwe [1999].

59

Quels que soient les canaux de transmission de la politique monétaire, les retards s’accumulent avant que celle-ci ait un effet sur l’activité : du taux directeur aux taux bancaires et/ou aux taux longs, des taux aux comportements de demande, de la demande aux prix, des taux de change aux prix. On considère souvent que le délai d’action de la politique monétaire sur le PIB est de dix-huit mois environ. D’après le modèle de la BCE (Bulletin mensuel, juillet 2000), une hausse temporaire du taux d’intérêt à court terme fait ainsi baisser la production après six mois, et les prix après dix-huit mois seulement. D’où l’importance d’anticiper les évolutions conjoncturelles, et de gérer la politique monétaire de manière prospective. 3. La stratégie de la BCE Le choix d’une stratégie éclectique On a vu que la BCE s’est donné pour objectif de contenir à moyen terme la hausse des prix annuelle en dessous de 2 %. La stratégie adoptée à cette fin repose sur deux « piliers » : le suivi de l’agrégat monétaire le plus large, celui que les statisticiens nomment M3, et la prise en compte d’un ensemble plus vaste de grandeurs susceptibles d’influencer les prix. Le « premier pilier » de la stratégie monétaire est le taux de croissance de M3. M3 comprend les billets et pièces en circulation, les dépôts bancaires à vue, les dépôts à terme, les dépôts en devises étrangères dans des banques de la zone euro ainsi que les titres du marché monétaire. En bref, il mesure les moyens de paiements et tous leurs proches substituts — actifs convertibles rapidement et sans risque en liquide. L’idée, développée dans l’encadré ci-dessous, est de calculer le taux de croissance de M3 compatible avec la hausse de prix désirée par la banque centrale, en fonction de prévisions de progression de l’activité réelle et de la vitesse de circulation de la monnaie. La BCE a fixé ce taux de croissance de M3 à 4,5 % par an et considère qu’un écart à la hausse (respectivement à la baisse) par rapport à cet objectif est révélateur de tensions inflationnistes (respectivement déflationnistes). Le « second pilier » de la stratégie monétaire rassemble des indicateurs susceptibles de signaler les inflexions à venir de 60

Le premier pilier de la stratégie monétaire Notons M l’agrégat monétaire M3, P le niveau général des prix dans la zone euro, Y la production en volume et V la vitesse de circulation de la monnaie (définie ici comme le nombre d’utilisations d’une unité monétaire pour réaliser les transactions qui produiront la valeur P.Y). La définition de V implique : M.V = P.Y La théorie quantitative de la monnaie suppose que la vitesse de circulation V évolue de manière prévisible et indépendante des autres variables, de sorte que cette équation comptable peut s’interpréter comme une relation d’équilibre entre l’offre de monnaie M et une demande de monnaie PY/V qui est une fonction stable du PIB en valeur : M = PY/ V

On en déduit : DM DP DY DV = + – M P Y V Cette relation indique le taux de croissance de la masse monétaire compatible à la fois avec les prévisions concernant l’évolution de Y et de V et l’objectif de hausse de prix. La BCE considère que le taux de croissance à moyen terme des capacités de production de la zone euro se situe entre 2 et 2,5 % par an, et que la vitesse de circulation de la monnaie décline au rythme de 0,5 à 1 % par an. Avec un objectif d’inflation de 1 à 2 % par an, la règle ci-dessus indique que l’agrégat monétaire le plus large M3 (qui inclut, outre les moyens de paiement, les placements à court terme dans le secteur bancaire) doit croître d’un montant compris entre 3,5 et 5,5 % par an. Le chiffre de 4,5 % a été retenu par la BCE en décembre 1998 et confirmé après 1999 [voir BCE, 2001, p. 50].

l’inflation [voir BCE, 2001 p. 52] : prix et coûts (indice harmonisé des prix à la consommation décomposé par produits, indice des prix à la production, coût du travail), tensions sur les capacités de production (indicateurs avancés de la demande comme les permis de construire ou les carnets de commandes, enquêtes auprès des consommateurs, emploi, vacances de postes, taux d’utilisation des capacités de production), balance des paiements (exportations, importations, taux de change, prix du pétrole), indicateurs financiers (taux d’intérêt à long terme, prix des obligations, prix des produits dérivés). À partir de ces différents indicateurs, les services de la BCE réalisent des projections d’inflation. Ces projections font partie du tableau de bord du Conseil des gouverneurs à côté d’autres indicateurs quantitatifs de demande et de coûts collectés par la BCE et des informations apportées par les gouverneurs nationaux. 61

Les premières années de son existence, il était particulièrement difficile pour la BCE de prévoir l’évolution de l’inflation. L’unification monétaire constituait un choc considérable, non seulement institutionnel, mais également pour les structures économiques [voir Sapir et Buti, 2001]. La politique monétaire unique cessait d’être calquée sur les besoins de l’Allemagne ; l’unification monétaire mettait fin à la période de convergence nominale liée aux critères de Maastricht, et en particulier à la nécessité d’une inflation faible non seulement en moyenne mais aussi dans chacun des États membres. Comme l’ont écrit Rudiger Dornbusch, Carlo Favero et Francesco Giavazzi [1998], « difficile de viser une cible quand elle se déplace dans le brouillard ». De fait, les premières prévisions d’inflation pour la zone euro publiées par la BCE ont fait état d’une incertitude considérable (tableau 2). Il était donc difficile d’accorder beaucoup de poids à ces prévisions pour la conduite de la politique monétaire. De fait, la BCE elle-même insiste sur l’absence de lien mécanique avec les décisions de politique monétaire. TABLEAU 2. — PRÉVISION D’INFLATION DE LA BCE Taux de croissance de l’indice harmonisé des prix à la consommation Date de la prévision Décembre 2000 Juin 2001

2000

2001

2002

2,3-2,5

1,8-2,8

1,3-2,5

2,4*

2,3-2,7

1,2-2,4

* Réalisation. Source : BCE.

Les limites de l’approche éclectique Le premier pilier de la stratégie monétaire est une application directe de la théorie quantitative de la monnaie. Elle est fondée sur une relation supposée stable entre l’activité, le niveau des prix et la demande de monnaie. Que penser de cette relation ? Au sein de la zone euro, les aléas de la demande de monnaie dans les différents pays membres tendent à se compenser, ce qui facilite la prévision de la demande de monnaie agrégée de la zone [Funke, 2001]. Comme la politique monétaire agit de manière plus directe et immédiate sur la masse monétaire que 62

sur les prix, la poursuite d’un objectif intermédiaire de croissance de la masse monétaire doit permettre, en principe, de contrôler l’évolution des prix [Von Hagen et Brückner, 2001]. Cette approche monétariste, héritée de la tradition allemande, a suscité un certain nombre de critiques. La première, superficielle, porte sur l’incohérence entre la norme de 4,5 % par an et la fourchette de 0 à 2 % par an fixée pour l’inflation. En effet, la norme de 4,5 % pour M3 correspond à une inflation moyenne de 1,5 % (voir encadré). De fait, il est devenu habituel de considérer que l’objectif d’inflation de la BCE est centré sur 1,5 % (fourchette 1-2 %) et non sur 1 % (fourchette 0-2 %). Mais cette incohérence apparente ne facilite pas la communication de la BCE [Svensson, 1999]. La deuxième critique, plus fondamentale, porte sur la difficulté à contrôler la croissance de M3 dans un univers où la frontière entre monnaie et actifs financiers est de plus en plus ténue, et sur la fragilité du lien entre le taux de croissance de M3 et le taux d’inflation. En supposant que le lien entre croissance de la masse monétaire et inflation soit robuste à moyen terme, ce n’est pas le cas à court terme, car la demande de monnaie est alors affectée par les mouvements du taux d’intérêt et par les fluctuations de la demande de biens et services. En outre, la création même de l’euro a modifié les comportements monétaires. La troisième critique est une conséquence de la deuxième. Puisqu’il est reconnu que la demande de monnaie n’est stable qu’à moyen terme, le premier pilier autorise des dépassements temporaires de l’objectif à condition que les causes en soient bien identifiées. Mais ces dépassements peuvent en pratique durer plusieurs mois, sans qu’il soit aisé de dire s’ils sont justifiés. La difficulté à mesurer la performance de la BCE peut alors compromettre la crédibilité de cette dernière. L’existence du second pilier de la politique monétaire est de nature à atténuer ces critiques dans la mesure où elle permet à la BCE une certaine liberté par rapport au premier pilier. De fait, les écarts parfois importants (graphique 6) entre les évolutions constatées de l’agrégat monétaire M3 et l’objectif de la BCE attestent que le premier pilier a joué un rôle modeste au cours des trois premières années d’existence de la banque centrale. Celle-ci semble accorder autant d’importance à la dynamique de chacune des contreparties de M3 (notamment les crédits aux ménages et aux entreprises) qu’à l’évolution globale de 63

l’agrégat. Finalement, les analystes se sont progressivement concentrés sur le second pilier et plus particulièrement sur les évolutions des prix et des coûts, jusqu’à écrire, comme l’économiste en chef de CDC-IXIS, Patrick Artus, que « plus personne ne croit que M3 soit un indicateur avancé de l’inflation future » [Artus, 2001, p. 118]. GRAPHIQUE 6. — GLISSEMENT ANNUEL DE M3 (en %)

Source : BCE.

Il reste que cette formulation en deux piliers brouille la communication de la BCE, notamment lorsque les deux piliers conduisent à des prescriptions différentes, et l’amène à devoir justifier des écarts persistants avec ses objectifs. En outre, le second pilier demeure touffu et peu transparent, même si on le restreint aux informations liées directement aux prix : évolution passée et prévue des prix à la consommation, taux de change, prix des matières premières importées. Une solution alternative, préconisée par exemple par Alesina et al. [2001] ou, en France, par Penot et Pollin [1999], serait de recentrer la stratégie sur la seule inflation, la masse monétaire étant intégrée au second pilier. Ce ciblage explicite de l’inflation est pratiqué dans 64

de nombreux pays comme l’Australie, le Canada, le Royaume-Uni ou la Suède. Après tout, l’importance croissante du second pilier sur le premier ne s’apparente-t-elle pas déjà à une cible implicite d’inflation ? Un bilan provisoire La politique monétaire de la BCE peut être décrite par l’évolution du taux de refinancement (voir chapitre II). Fixé à 3 % au 1er janvier 1999, ce dernier fut abaissé d’un demi-point à 2,5 % en avril 1999, avant de remonter par étapes jusqu’au niveau de 4,75 % à la fin de l’année 2000. L’année 2001 a connu le mouvement inverse, et le taux minimal des appels d’offres est revenu à 3,25 % à la fin de l’année 2001, quasiment au niveau du début de l’année 1999. Quelle lecture peut-on faire, a posteriori, de ces décisions ? De nombreuses tentatives ont été faites pour identifier la règle implicite suivie par la BCE. L’idée remonte à l’économiste américain John Taylor qui montra en 1993 que la politique de la Fed pouvait être décrite en première approximation par la règle simple suivante : i = 2 % + p + 0,5 (p – 2 %) + 0,5 (y – y*) où i désigne le taux d’intérêt à court terme, p le taux d’inflation, y – y* l’écart en pourcentage entre la production et son niveau potentiel (voir chapitre IV). La règle de Taylor indique que la Fed pilote ses taux directeurs de manière à ce que le taux d’intérêt réel (taux d’intérêt nominal moins taux d’inflation) augmente d’un demi-point lorsque l’inflation ou l’écart de production augmente d’un point, le taux d’intérêt réel moyen devant être égal au taux de croissance réel de long terme, conformément à la règle d’or de l’accumulation [voir Bénassy-Quéré, Boone et Coudert, 1998], soit environ 2 % par an selon John Taylor. Ainsi, la banque centrale relève le taux d’intérêt si l’inflation augmente ou si l’activité accélère (la demande augmente plus vite que les capacités de production). La simplicité de cette règle en a fait un outil courant pour évaluer la conduite de la politique monétaire, aux États-Unis et ailleurs. Bien sûr, le comportement d’une banque centrale a toutes les chances d’échapper à cette relation mécanique. Néanmoins la règle de Taylor offre 65

une référence utile pour essayer de comprendre les choix de la banque centrale en matière de taux d’intérêt. On l’a vu, la BCE ne peut mettre sur le même plan l’inflation et l’écart de production, en raison du caractère hiérarchique de ses objectifs : si elle réagit à l’écart de production, c’est parce que ce dernier transmet de l’information sur les tensions inflationnistes futures, comme d’autres indicateurs du second pilier. On s’attend donc à ce qu’elle réagisse principalement à l’inflation, le soutien à l’activité n’étant possible que lorsqu’un bas niveau d’inflation est assuré. GRAPHIQUE 7. — TAUX D’INFLATION, TAUX D’INTÉRÊT ET RÈGLE DE TAYLOR TRONQUÉE

Source : BCE et calculs des auteurs, glissement annuel.

Le graphique 7 compare ainsi l’évolution du taux de refinancement avec une règle de Taylor « tronquée », équivalant à un ciblage du rythme de croissance de l’indice des prix à la consommation harmonisés (calculé sur un an) autour du chiffre de 1,5 % qui peut être considéré de fait comme le milieu de la cible d’inflation de la BCE : i = 2 % + p + 0,5 (p – 1,5 %) 66

En 1999, le taux directeur se conforme à peu près à la norme définie ci-dessus. Par contre, les hausses de taux de l’année 2000 sont inférieures à ce qu’indique la règle de Taylor tronquée compte tenu de la hausse rapide de l’inflation. Cet écart serait encore plus important avec une croissance potentielle de 2,5 % au lieu de 2 %, donc un taux d’intérêt réel requis plus élevé d’un demi-point. Mais il faut se rappeler que la BCE s’intéresse au taux d’inflation à moyen terme. Or, comme on le voit sur le graphique 8, une partie importante de la hausse des prix est venue cette année-là du renchérissement du pétrole et des produits alimentaires frais, à la suite en particulier de la crise de la vache folle. La BCE a jugé que ces deux facteurs étaient de nature temporaire, ce qui a d’ailleurs été confirmé par le repli de l’inflation à l’été 2001. Elle a donc accepté sans réagir la hausse de l’inflation puis, en 2001, a suivi partiellement la Fed dans ses baisses GRAPHIQUE 8. — TAUX DE CROISSANCE DE L’INDICE HARMONISÉ DES PRIX À LA CONSOMMATION

Source : BCE et calculs des auteurs.

67

de taux destinées à limiter le ralentissement de l’activité. Elle a cependant amorcé tardivement ce cycle de baisse des taux, affichant sa crainte que ne s’enclenche une spirale inflationniste. Conclusion : de la théorie à la pratique Quel bilan porter des premières décisions de la BCE ? La banque centrale a finalement été plus flexible que beaucoup le craignaient au départ. Ses décisions successives ont permis, progressivement, de comprendre une stratégie au départ peu transparente : la BCE n’accorde en pratique pas plus d’importance à la croissance de l’agrégat monétaire qu’aux indicateurs de son « second pilier », et elle sait prendre de la distance par rapport à l’inflation de court terme. Le véritable dilemme apparaît en cas de choc d’offre, positif pour les prix et négatif pour la croissance, comme l’ont illustré les controverses sur la réaction modérée de la BCE à la poussée inflationniste de l’année 2000. Mais la BCE n’aurait sans doute pas agi ainsi si les gouvernements n’avaient pas poursuivi la réduction des déficits entamée pour la qualification à l’euro. Même si elle est indépendante, la politique monétaire interagit en effet avec la politique budgétaire. Cette interaction, et plus généralement le rôle de la politique budgétaire dans la zone euro, sont l’objet du prochain chapitre.

IV / Les gouvernements, « copilotes » de la zone euro

La politique budgétaire demeure du ressort des gouvernements et des Parlements des États membres. Le budget communautaire représente au plus 1,27 % du PNB de l’Union européenne, alors que les budgets publics pèsent plus de 40 % du PIB en moyenne. Peut-on en conclure que l’euro n’a rien changé à la politique budgétaire ? Nous allons voir que non. Ce chapitre ne décrit pas le processus de décision budgétaire national, qui reste inchangé avec l’euro, mais l’état de la réflexion sur le rôle des politiques budgétaires dans l’union monétaire et la nécessité d’une coordination entre États. Pour commencer, un retour est nécessaire sur le rôle traditionnellement attribué à la politique budgétaire et sur l’évolution du déficit public au cours du cycle économique. 1. Le rôle des politiques budgétaires dans la zone euro La politique budgétaire face au cycle économique Le rôle de la politique macroéconomique est de stabiliser la demande adressée aux produits nationaux quand celle-ci s’écarte trop, à la hausse ou à la baisse, des capacités de production des entreprises. Cette stabilisation n’a de sens qu’à court terme : une politique prolongée de stimulation de la demande ne se traduirait à terme que par une inflation accrue. Pour élever durablement le niveau d’activité, seules sont efficaces les politiques d’offre : investissement, éducation et formation, mesures d’incitation au 69

retour sur le marché du travail, etc. Cette conception s’est généralisée dans les pays développés depuis la Seconde Guerre mondiale, même si le degré d’« activisme » de la politique budgétaire et de la politique monétaire a varié selon les époques. Quelle est la conséquence pratique de cette doctrine pour les déficits publics ? On admet généralement que l’activité économique est cyclique, c’est-à-dire qu’elle connaît une succession de phases d’expansion et de ralentissement. L’activité s’écarte ainsi successivement à la hausse ou à la baisse de son niveau potentiel (on parle d’un « écart d’activité » ou « écart de production », en anglais output gap, positif ou négatif). L’impact de ces fluctuations cycliques sur les déficits publics est double. Le premier impact est mécanique : en période de forte croissance, les recettes fiscales augmentent et les dépenses diminuent (quoique dans une moindre proportion, les seules dépenses sensibles à la situation conjoncturelle étant les dépenses sociales comme les allocations chômage). Le déficit se réduit en haut de cycle économique et se creuse en bas de cycle. En retour, cette évolution exerce un effet stabilisant sur l’activité, même en l’absence de politique budgétaire active : ainsi, en phase haute, la progression des recettes fiscales et la baisse des prestations sociales ralentissent le revenu disponible des ménages et des entreprises, donc la demande de biens et de services. On parle de stabilisateurs automatiques. En dehors de cet effet mécanique, l’utilisation active de la politique budgétaire pour stabiliser l’activité peut accentuer l’évolution cyclique du déficit (par exemple, une baisse des impôts soutient la consommation en période de ralentissement) : on parle alors de politiques contracycliques. Un « consensus de Bruxelles » ? La politique monétaire et la politique budgétaire ont un impact sur la demande : la première en modifiant les conditions d’emprunt (cf. le chapitre précédent), la seconde directement (par la demande publique de biens et services) et à travers le revenu disponible des ménages (impôts et transferts). Il est préférable que leurs rôles respectifs soient clairement assignés, ne serait-ce que pour éviter des discussions trop longues entre gouvernement et banque centrale avant chaque décision. Dans le cas de la zone euro, la question est compliquée par la coexistence de 70

douze politiques budgétaires nationales et d’une politique monétaire unique. Face à cette situation, la doctrine des ministres des Finances de la zone euro peut être comprise de la manière suivante. La politique monétaire unique peut réagir aux événements qui ont un impact significatif sur la zone euro prise dans son ensemble (on parle de chocs symétriques), mais à condition que ceci ne compromette pas l’objectif de stabilité des prix (on se souvient de la discussion du chapitre précédent sur les chocs de demande et les chocs d’offre). Citons en exemple un ralentissement de l’économie mondiale ou une hausse de l’euro, qui justifient une baisse des taux de la BCE. La politique budgétaire, qui reste décidée au niveau de chaque État membre, réagit quant à elle aux événements touchant spécifiquement cet État (on parle de chocs asymétriques). Pensons à des chocs sectoriels (la crise de la téléphonie mobile en Finlande, les jeux Olympiques d’Athènes) ou à certains événements extra-économiques (tempêtes, sécheresses). Seule la politique budgétaire peut compenser les chocs asymétriques ; la BCE, qui ne suit que les évolutions de l’ensemble de la zone euro, n’a aucune raison de réagir. La politique budgétaire nationale est alors plus efficace qu’avant l’union monétaire, car elle n’affecte pas significativement les taux d’intérêt, lesquels sont déterminés au niveau de l’ensemble de la zone : l’effet d’éviction par le taux d’intérêt est fortement atténué. Cette répartition des rôles entre politique monétaire unique et politiques budgétaires nationales, que l’on pourrait appeler le « consensus de Bruxelles », par référence au « consensus de Washington » du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, soulève un certain nombre de questions. Nous en évoquerons cinq. Premièrement, on a vu au chapitre II que la politique monétaire agit sur l’activité avec un délai d’un à deux ans. La politique budgétaire est plus longue à mettre en œuvre (elle nécessite un vote du Parlement alors qu’une baisse des taux d’intérêt est décidée par une simple réunion, voire une conférence téléphonique du Conseil des gouverneurs) mais peut faire effet plus rapidement (il suffit que l’État fasse un chèque aux ménages, comme en 2001 aux États-Unis). Même en cas de choc symétrique, les gouvernements, dont l’horizon temporel est limité, sont donc tentés de doubler par la politique budgétaire l’action de la politique monétaire (certains, comme Creel et 71

Sterdyniak [1998], jugent même qu’une politique budgétaire coordonnée serait plus efficace que la politique monétaire pour lutter contre l’inflation dans la zone, en raison de l’impact du taux d’intérêt sur les coûts des entreprises). Deuxièmement, un événement ne touche jamais les pays membres exactement de la même manière. Par exemple, la crise asiatique de 1997 a davantage touché les économies allemande et italienne que l’économie française, en raison d’échanges plus intenses avec ces pays et d’une spécialisation industrielle plus marquée qui les mettait davantage en concurrence avec les producteurs asiatiques. Il est donc difficile en pratique de distinguer chocs symétriques et asymétriques, d’autant que cette distinction devrait être faite le plus tôt possible pour que la réaction soit efficace. Troisièmement, comme on l’a vu au chapitre II, la stabilisation de l’activité par la BCE n’est compatible avec son mandat qu’en cas de choc sur la demande. Une hausse du prix du pétrole comme celle de 2000-2001 affecte négativement la consommation sans que la BCE puisse réagir, de peur d’alimenter les tensions inflationnistes. Ce dilemme dépend, bien sûr, du contexte dans lequel survient le choc (présence ou non de tensions inflationnistes), mais il est toujours présent. C’est une conséquence de la hiérarchie des objectifs de la BCE. Quatrièmement, les États ne peuvent laisser jouer les stabilisateurs automatiques que si leur déficit est suffisamment bas : cette question, qui est celle de la gestion du pacte de stabilité et de croissance, sera développée plus loin. Enfin, la mise en œuvre du « consensus de Bruxelles » est compliquée par la multiplicité des acteurs et par l’interdépendance entre politique monétaire et politique budgétaire. Le policy-mix de la zone euro Dans tout pays, il existe une interdépendance forte entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Une politique budgétaire expansive stimule la demande. Quand celle-ci excède la production, des tensions apparaissent sur les prix et amènent la banque centrale à relever son taux d’intérêt. L’augmentation de la dette publique pousse également à la hausse les taux d’intérêt. En effet, les marchés financiers peuvent craindre que la banque centrale ne soit obligée de racheter la dette publique ou de laisser filer l’inflation pour éviter un défaut de paiement de l’État (dans les deux cas, on parle de monétisation de la dette 72

publique : soit la banque centrale rachète directement la dette, soit elle crée des liquidités nouvelles qui, en alimentant l’inflation, contribuent à la dévaloriser). Réciproquement, une politique monétaire restrictive accroît la charge de la dette, donc le déficit budgétaire (cette dynamique a été à l’œuvre en Europe au début des années quatre-vingt-dix). Un cercle vicieux peut alors s’enclencher entre déficit public et taux d’intérêt (graphique 1). La Reaganomics du début des années quatre-vingt aux États-Unis en est une illustration, la baisse des impôts et la hausse des dépenses militaires ayant été relayées par une hausse du taux d’intérêt américain, concourant à son tour à aggraver le déficit. GRAPHIQUE 1. — L’INTERDÉPENDANCE ENTRE LA POLITIQUE BUDGÉTAIRE ET LA POLITIQUE MONÉTAIRE

Qu’en est-il dans la zone euro ? Le « cercle vicieux » du graphique 1 n’est plus perçu par chaque gouvernement séparément. Chacun, surtout s’il s’agit d’un petit pays, considère les taux d’intérêt comme donnés, puisque sa politique budgétaire n’a que peu d’impact sur la demande, et donc sur l’inflation de la zone euro. Si plusieurs pays font cavalier seul et laissent déraper simultanément leurs finances publiques, le risque est grand de voir le taux d’intérêt s’élever partout, affectant aussi les pays demeurés « vertueux ». Une politique budgétaire laxiste présente donc une externalité négative, c’est-à-dire constitue un danger pour les autres membres de la zone euro. Le cas extrême du défaut d’un pays sur le remboursement de sa dette aurait des conséquences en chaîne dans l’ensemble de la zone. Les banques de la zone qui détiennent ces titres de dette seraient obligées de provisionner les pertes et de restreindre leur politique de crédit. Ainsi, le défaut d’un pays pourrait précipiter 73

l’ensemble de la zone dans une crise du crédit (Eichengreen et Wyplosz [1998] ont étudié en détail ces mécanismes). Le risque de monétisation directe de la dette publique est en revanche limité par le Traité. En effet, la BCE est protégée des pressions des États membres et il lui est explicitement interdit de les financer. L’existence d’externalités entre les politiques budgétaires nationales et d’une interaction avec la politique monétaire plaide pour une coordination des politiques budgétaires des États membres et pour une définition simultanée de la bonne combinaison de politique budgétaire et de politique monétaire, ce qu’on appelle un policy mix. Certains voudraient même définir à l’avance des règles de comportement des politiques budgétaires et monétaire en fonction du type de chocs subi par la zone euro. Jacquet et Pisani-Ferry [2000] ont ainsi proposé un « code de conduite » pour les politiques économiques dans la zone euro. Mais on trouve aussi des avis très différents. Alesina et al. [2001] estiment ainsi que la banque centrale ne saurait engager un dialogue avec les autorités budgétaires sans mettre en danger son indépendance, que la coordination entre États est trop difficile à mettre en œuvre et peut même les dissuader de mettre leurs finances publiques en ordre, et qu’il suffit finalement que chacun « balaie devant sa porte » pour assurer un environnement macroéconomique optimal. Le dispositif retenu en pratique, défini en 1990-1991 lors de la négociation du traité de Maastricht, résulte d’un compromis entre ces visions polaires. La coordination est plutôt découragée entre les gouvernements et la banque centrale (voir notamment au chapitre II les dispositions qui garantissent l’indépendance des membres du Conseil des gouverneurs) mais encouragée entre les gouvernements. 2. Les instruments de la coordination Le Traité prévoit une coordination des politiques économiques, en particulier des politiques budgétaires, au travers des grandes orientations des politiques économiques (GOPE) approuvées chaque année par les chefs d’État et de gouvernement, et par la discussion de programmes de moyen terme des finances publiques rédigés par chaque État membre, appelés programmes de stabilité. Des dispositions ont aussi été prévues 74

pour limiter les déficits publics des États membres, précisées au Conseil européen d’Amsterdam en 1997 sous le nom de Pacte de stabilité et de croissance. Ce dispositif concerne tous membres de l’UE mais prend une importance particulière au sein de la zone euro. Enfin, les ministres des Finances de la zone euro se concertent de manière plus informelle lors des réunions périodiques de ce qu’on appelle l’Eurogroupe. Les grandes orientations des politiques économiques Les GOPE prennent la forme d’un texte proposé par la Commission, puis discuté et adopté chaque année au mois de juin par les chefs d’État et de gouvernement après discussion entre la Commission et les ministres des Finances. Elles comportent des orientations au niveau de l’Union et de la zone euro, qui sont ensuite déclinées pays par pays. Les GOPE n’ont pas une vocation strictement budgétaire : elles réalisent en principe la synthèse, au plus haut niveau politique, des différents enjeux de politique économique et couvrent donc aussi bien la politique monétaire que la politique budgétaire, les négociations salariales, les réformes structurelles ou, après 2001, les politiques de développement durable. La Commission (et plus particulièrement sa direction générale économique et financière) joue un rôle central pour préparer les discussions. Elle peut d’ailleurs saisir le Conseil lorsqu’elle estime qu’un État membre ne respecte pas les GOPE, ce qui s’est produit en 2000 avec l’Irlande. Les réunions de ministres sont préparées par des comités de hauts fonctionnaires : le comité de politique économique, qui discute principalement les questions structurelles, et le comité économique et financier, qui discute les questions monétaires, financières et budgétaires. Les GOPE sont utiles pour structurer les discussions entre les États, mais elles ne suffisent pas à animer le « gouvernement économique » européen. On n’y trouve pas les règles d’emploi des finances publiques ou de la politique monétaire qui faciliteraient la compréhension et la prévisibilité des décisions prises dans la zone euro [Jacquet et Pisani-Ferry, 2000]. Écrites dans un langage obscur, elles ne remplissent pas leur rôle d’information du grand public sur les grands enjeux économiques. Enfin, l’articulation est peu développée avec le processus de décision de politique économique au 75

niveau national : les GOPE ne font par exemple l’objet d’aucune discussion dans les Parlements nationaux. L’Eurogroupe Le lieu traditionnel de discussion des ministres des Finances européens, le conseil ECOFIN, est vite apparu inadapté pour gérer au quotidien les affaires de la zone euro. D’une part, certaines questions comme la gestion du taux de change de l’euro ou la préparation de la distribution des pièces et des billets en euro ne justifiaient pas la présence des ministres britannique, suédois ou danois. D’autre part, le conseil ECOFIN assume dans l’ordre juridique européen des fonctions législatives comme l’adoption de règlements ou de directives européennes, qui rendent les discussions formelles et l’enceinte peu flexible (pour une présentation du Conseil de l’UE et de ses liens avec les autres institutions européennes, voir Hen et Léonard [2001]). Depuis 1998, les ministres des Finances de la zone euro se réunissent chaque mois en présence du commissaire chargé des questions économiques et du président ou du vice-président de la BCE, dans le cadre de l’Eurogroupe. Ces réunions, qui ont lieu en général le matin ou la veille du conseil ECOFIN, traitent principalement de questions conjoncturelles (sur la base d’une présentation faite par la Commission et la BCE) et budgétaires. Le président de l’Eurogroupe est le ministre des Finances du pays qui assure pour six mois la présidence de l’UE et, quand ce dernier ne fait pas partie de la zone euro, c’est le président suivant qui prend ses fonctions par anticipation. La présidence dure donc six mois ou un an quand la présidence suivante de l’UE est assurée par un pays non membre de l’euro (cas de la présidence belge en 2001). Le président de l’Eurogroupe exprime la position collective des ministres lors de la conférence de presse qui suit les réunions. Une autre fonction de l’Eurogroupe est de permettre aux ministres et à la BCE de confronter leurs diagnostics sur la situation conjoncturelle européenne et internationale. Des propositions ont été formulées, notamment par la Commission [2001], pour renforcer la visibilité du groupe vis-à-vis des opinions publiques et des marchés financiers : élection du président pour une période plus longue, obligation pour les États membres d’informer en avance leurs partenaires des mesures de politique économique à venir. 76

3. Le pacte de stabilité : garde-fou ou carcan ? Le Pacte de stabilité et de croissance stipule que le budget des administrations publiques doit être équilibré ou excédentaire dans chaque État membre en moyenne sur longue période. À court terme, le budget peut être déficitaire mais ce déficit ne doit pas dépasser 3 % du PIB sous peine d’amende, sauf en cas de « circonstance exceptionnelle et temporaire ». L’idée n’est pas de renoncer à utiliser la politique budgétaire comme instrument de stabilisation en cas de ralentissement économique, mais plutôt de retrouver des marges de manœuvre à cet effet en ramenant les déficits publics vers zéro. Le pacte de stabilité et de croissance contraint-il de manière excessive les politiques budgétaires ? Au vu de l’histoire récente, on constate qu’une baisse d’un point du PIB en volume relativement à son sentier de croissance prévu dégrade le solde budgétaire d’environ un demi-point de PIB en moyenne dans la zone euro [voir Buti et Sapir, 1998, p. 132]. En retour, le jeu des stabilisateurs automatiques permet de ramener la baisse de l’activité de 1 % a priori à 0,75 % a posteriori. L’effet des stabilisateurs automatiques est plus important dans la zone euro qu’aux États-Unis parce que le poids des dépenses et des recettes publiques dans le PIB y est en moyenne plus élevé. Il est cependant différent selon les pays et peut faire intervenir certains délais. En France, par exemple, un ralentissement de l’activité affecte immédiatement les rentrées de TVA mais ne touche l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés qu’avec un délai d’un an. Les ordres de grandeur mentionnés plus haut laissent penser qu’un pays initialement à l’équilibre budgétaire peut faire face à une baisse ex ante (c’est-à-dire avant prise en compte des effets de retour sur le PIB) de six points de croissance (de + 3 % à – 3 %, par exemple) avant de toucher le seuil de 3 % de déficit. Son solde budgétaire se dégraderait en effet de trois points de PIB (de zéro à – 3 %) sous l’effet des stabilisateurs automatiques. Mais grâce à cela, le taux de croissance ne chuterait « plus que » de 4,5 % (0,75 × 6 %), ramenant l’évolution du PIB à – 1,5 % au lieu de – 3 %. Un pays subissant une chute plus forte de son activité pourrait sans doute se prévaloir de « circonstances exceptionnelles » pour échapper aux sanctions. L’ampleur de la stabilisation permise par les stabilisateurs 77

Le Pacte de stabilité et de croissance L’objectif du Pacte de stabilité et de croissance est de limiter le déficit budgétaire agrégé de la zone euro et de prévenir des dérapages budgétaires préjudiciables aux autres États membres, tout en permettant de faire face aux fluctuations cycliques de l’activité. Le Pacte comprend deux volets. Chaque État membre définit un programme de stabilité — stratégie pluriannuelle d’ajustement des finances publiques vers un niveau « proche de l’équilibre ou en excédent ». Ce programme, qui couvre un horizon de quatre ans environ, est réévalué chaque année et soumis à l’approbation du Conseil des ministres des Finances après avoir donné lieu à un avis public de la Commission. La notion de « proche de l’équilibre ou en excédent » fait l’objet de discussions régulières entre les ministres et avec la Commission. Dans un premier temps, et compte tenu des niveaux élevés de déficit lors du lancement de l’euro, l’idée a prévalu qu’un déficit « proche de l’équilibre » était celui qui permettrait d’éviter de dépasser le seuil de 3 % en cas de ralentissement normal de l’activité, c’est-à-dire dans la limite des fluctuations cycliques observées historiquement. Par exemple, pour un pays comme la France, un déficit de 1,5 % du PIB environ était considéré comme acceptable. Les progrès accomplis après 1999 en matière de réduction du déficit, et la prise en compte croissante des déséquilibres financiers à venir du fait du vieillissement des populations, ont conduit la Commission à durcir ce critère et à exiger de tous les États membres qu’ils ramènent effectivement leurs déficits à zéro. Sauf « circonstance exceptionnelle », le déficit public d’un État

78

membre ne doit jamais dépasser 3 % du PIB. Le Pacte définit une « circonstance exceptionnelle » comme une année durant laquelle le PIB baisse d’au moins 2 %, avec une marge d’appréciation possible pour les ministres si la baisse est comprise entre 0,75 % et 2 % sur l’année. En deçà de 0,75 %, en revanche, un pays ne peut se prévaloir de circonstances exceptionnelles. En cas de déficit jugé excessif par le Conseil, une procédure se met en place qui peut aboutir à des sanctions : dépôt non rémunéré auprès de l’Eurosystème, ou même, amende à verser aux pays partenaires. Ces sanctions sont décidées par les ministres des Finances de la zone euro votant à la majorité qualifiée (c’est-à-dire avec les poids usuellement appliqués aux États membres dans les décisions européennes). En cas de dépassement, le montant de la sanction est de 0,2 % du PIB plus 0,1 point de PIB par point de déficit en trop, dans la limite de 0,5 % du PIB. Pour un déficit de 5 % du PIB, par exemple, la sanction est de 0,2 + 0,1 × (5-3) % du PIB. Pour un déficit de 8 % du PIB, la sanction devrait être de 0,7 % du PIB, mais elle est plafonnée à 0,5 % du PIB. Cette sanction prend la forme d’un dépôt non rémunéré auprès de la banque centrale. Si le déficit persiste l’année suivante, un nouveau dépôt doit être effectué, et le dépôt peut être transformé en pénalité irrécouvrable au bout de deux ans. Le plafond de 3 %, qui concerne l’ensemble des administrations publiques (État + Sécurité sociale + collectivités locales), s’inscrit dans la lignée des critères de convergence du traité de Maastricht. Ce chiffre de 3 % assure la stabilité de la dette publique à 60 % du PIB si le PIB augmente de 5 % par an en euros courants,

ce qui correspond à la somme d’une inflation de 2 % par an (plafond de la BCE) et d’une croissance réelle de 3 %. En notant Bt la dette publique à la fin de l’année t, Dt le déficit public de l’année t et PIB t le PIB nominal de l’année t, et en remarquant que l’accumulation de la dette est décrite par Bt = Bt-1 + Dt, on a en effet : B PIBt–1 D Bt = t–1 × + t PIBt PIBt-1 PIBt PIBt Avec les chiffres mentionnés plus haut, on vérifie que 60 % × 100/105 + 3 % = 60 %. Le plafond de 3 % pour le déficit ne garantit pas que la dette reste stable à tout moment. Si la croissance nominale

est inférieure à 5 %, un déficit de 3 % du PIB accroît en effet la dette publique en proportion du PIB. Néanmoins, ce chiffre constitue un repère utile puisqu’à l’inverse, un déficit supérieur à 3 % du PIB alourdit la dette publique même si le PIB nominal est sur son sentier de long terme de 5 % par an. Dans l’idéal, il aurait fallu différencier ce seuil selon les capacités de croissance des pays membres, certains d’entre eux comme le Portugal ayant des perspectives de croissance plus importantes en raison de leur retard initial. Mais la nécessité d’une règle simple et universelle a prévalu, pour faciliter la discussion politique et convaincre les marchés de la discipline budgétaire de la zone.

automatiques sans buter sur la contrainte du pacte de stabilité et de croissance semble donc considérable. Mais ce raisonnement ne vaut qu’à partir d’une situation budgétaire équilibrée, en « régime de croisière » de l’union monétaire. Si le déficit budgétaire est déjà proche de 3 %, l’application du Pacte conduit à une politique budgétaire restrictive aggravant le ralentissement économique. Ainsi, le déficit public français atteignait 5,6 % du PIB en 1993 contre 3 % en 1992. L’application du Pacte aurait conduit le gouvernement français à payer une amende (la baisse du PIB était en effet inférieure à 2 %) ou à relever les impôts en aggravant la récession. De même, en 1995, le gouvernement Juppé a dû augmenter la TVA pour respecter les critères de convergence. Les marges de manœuvre sont également plus étroites dans les pays où le budget est plus vulnérable que la moyenne aux fluctuations du PIB (Pays-Bas, Finlande) et dans ceux où les stabilisateurs automatiques jouent peu (Espagne, Grèce, Portugal). Au total, Eichengreen et Wyplosz [1998] ont estimé sur la base de l’expérience historique que même un pays qui ne se trouve pas dans les « circonstances exceptionnelles » prévues par le Pacte (voir encadré) a une chance sur trois de buter sur la contrainte des 3 % de déficit.

79

Vers un budget fédéral ? Ces dispositifs ont été conçus pour prendre acte de l’absence d’un budget fédéral qui accomplirait au niveau communautaire la fonction de stabilisation conjoncturelle évoquée au début de ce chapitre. Le choix de ne pas doubler l’euro d’un budget fédéral a été fait en 1990-1991 pour des raisons politiques : l’union monétaire était déjà un bond dans la direction du fédéralisme, à la limite de ce que pouvaient accepter des gouvernements et des opinions publiques attachés au maintien de la souveraineté nationale. La marge étroite du « oui » français au traité de Maastricht, en septembre 1992, comme la décision de trois pays européens de ne pas rejoindre l’euro, en témoignent. Or la capacité pour l’État de lever l’impôt, le rôle du Parlement en matière budgétaire sont, comme la monnaie, des attributs essentiels de la souveraineté. Toute évolution en ce sens est donc conditionnée par une évolution des Européens en faveur d’un fédéralisme accru. Ceci étant posé, y a-t-il des arguments économiques en faveur du fédéralisme budgétaire ? Tout dépend du type de redistribution qui serait alors mis en place entre le niveau fédéral et les États. Aux États-Unis, Sachs et Sala-i-Martín [1992] ont estimé que cette redistribution permet d’amortir à hauteur de 30 à 40 % l’impact budgétaire des chocs économiques qui affectent les États, mais cette évaluation est discutée [Fatás, 1998]. En outre, un système de transferts du niveau fédéral vers les États pourrait rapidement devenir un système de redistribution permanente, concurrent des politiques régionales comme les fonds structurels ou le fonds de la cohésion [Bureau et Champsaur, 1992]. Finalement, le meilleur argument pour une politique budgétaire fédérale est la hiérarchie des objectifs de la BCE : s’il y a un consensus de Bruxelles, ce n’est pas le consensus de Francfort, et la BCE ne s’est jamais engagée formellement à réagir aux chocs touchant l’activité dans l’ensemble de la zone euro. Face à cette incertitude, les gouvernements peuvent désirer assurer euxmêmes la stabilisation de la conjoncture de la zone à l’aide de la politique budgétaire. Cependant, une solution centralisée ne devrait s’imposer que s’il se révèle trop difficile de coordonner les politiques des États membres. Or on voit mal, dans ce cas, comment ceux-ci se mettraient d’accord pour transférer une partie de leurs ressources au niveau communautaire. En 80

revanche, d’autres motifs que la stabilisation conjoncturelle peuvent conduire à la montée en puissance d’un budget européen. Dans des marchés de plus en plus intégrés, un nombre croissant de fonctions régaliennes (sécurité, protection du consommateur, autorités de régulation des marchés) sont désormais assurées au niveau communautaire. Dans certains secteurs très intégrés ou comportant une dimension transnationale naturelle (par exemple, les transports), on peut très bien imaginer que le service public soit financé au niveau européen. Enfin, des impôts « européens » pourraient être créés pour atteindre des objectifs communs à l’ensemble de la zone, un exemple typique étant la fiscalité écologique (taxe sur le CO2). Puisque la protection de l’environnement constitue un bien public commun, le principe d’une écotaxe européenne pourrait s’imposer naturellement. 4. La coordination à l’épreuve des faits À l’issue de la période de convergence qui avait permis aux États membres de respecter, parfois de justesse, le seuil des 3 % du PIB, le déficit budgétaire agrégé de la zone était encore de plus de 2 % du PIB en 1998 (graphique 2). Avant de pouvoir disposer pleinement de l’usage de la politique budgétaire, il était donc indispensable de poursuivre la réduction des déficits. Face à la BCE, les gouvernements étaient placés devant un choix stratégique : ou bien ils faisaient confiance à la BCE et poursuivaient la réduction des déficits, espérant que celle-ci maintiendrait des taux d’intérêt bas pour soutenir la croissance, ou bien ils réduisaient leurs efforts, au risque d’amener la banque centrale à augmenter ses taux d’intérêt. Ce dilemme était présenté à l’automne 1998 par le ministre des Finances français, Dominique Strauss-Kahn comme le choix entre un policy mix à la « Reagan/Volcker » (du nom du président des États-Unis et du président de la Réserve fédérale au début des années quatrevingt) et un policy mix à la « Clinton/Greenspan » (en référence à la fin des années quatre-vingt-dix, période d’excédents budgétaires et de taux bas).

81

GRAPHIQUE 2. — SOLDE PUBLIC AGRÉGÉ DE LA ZONE EURO En % du PIB

Source : Eurostat.

La poursuite de l’assainissement des finances publiques Les gouvernements ont fait le second choix et parié sur des taux bas. Ils ont continué à réduire leur déficit budgétaire en 1999 et 2000. Le graphique 3 montre cependant que l’effort a été inégal selon les pays : spectaculaire en Finlande, plus modeste en France, négatif en Autriche. En 2001 et 2002, le ralentissement économique mondial a constitué un premier test du « consensus de Bruxelles » : la BCE allait-elle prendre en charge le soutien à l’activité dans la zone euro ? Les gouvernements pouvaient-ils laisser jouer les stabilisateurs automatiques ? Pour la BCE, on a vu au chapitre III ce qu’il en était : contrariée par le choc d’offre que constituait la hausse du prix du pétrole et des prix alimentaires, elle n’a baissé ses taux qu’avec retard. Du côté budgétaire, la situation était très variée selon les pays : en 2000, le solde budgétaire (hors produit de l’attribution des licences de téléphonie UMTS) était de – 0,8 % du PIB en moyenne dans la zone euro mais quatre pays 82

GRAPHIQUE 3. — L’ASSAINISSEMENT DES FINANCES PUBLIQUES Variation du solde budgétaire structurel entre 1997 et 2000 (voir encadré)

Source : OCDE.

(l’Allemagne, la France, l’Italie et le Portugal) se distinguaient par un déficit plus marqué, compris entre 1,3 et 1,8 % du PIB. Un débat s’est donc développé entre la Commission et la BCE d’une part, ces États d’autre part, sur l’opportunité de laisser jouer librement les stabilisateurs automatiques, au risque de revenir vers le seuil de 3 % en cas de ralentissement très marqué. La politique budgétaire en régime de croisière Une fois les finances publiques ramenées près de l’équilibre, ou du moins à l’abri de 3 %, le problème des marges de manœuvre de court terme passe au second plan. Il s’agit de fixer des objectifs à la politique budgétaire sur une plus longue 83

Mesurer l’orientation de la politique budgétaire Une réduction du déficit budgétaire ne signifie pas forcément que la politique budgétaire est restrictive. Elle peut aussi refléter une croissance plus forte. Pour juger de l’orientation de la politique budgétaire, il faut donc « corriger » le solde de l’effet du cycle économique. On appelle « solde structurel » ce solde corrigé. On commence par mesurer l’écart de l’activité y par rapport à son niveau potentiel y*. On calcule ensuite, à partir des expériences passées, la sensibilité du déficit D à une variation de l’écart d’activité : e = dD/d(y-y*). On soustrait alors, pour chaque observation du déficit, la contribution e(y-y*) de l’écart d’activité, pour obtenir le déficit structurel D* = D – e(y-y*). D* est donc le déficit qui serait constaté si l’activité était égale à son niveau potentiel, y = y*. Cette technique peut être raffinée en distinguant les différents postes de recettes et de dépenses. Elle est très approximative, du fait des erreurs d’appréciation possibles aussi bien sur la position dans le cycle (y-y*) que sur la réactivité du déficit e, et du fait des délais d’encaissement des recettes. Elle est cependant bien utile analytiquement pour mesurer l’effort accompli en matière budgétaire. Elle

peut aussi être inversée pour calculer le niveau de déficit qui met à l’abri du franchissement du seuil de 3 % du PIB inscrit dans le Pacte de stabilité et de croissance. À titre illustratif, imaginons que y-y* vaut 3 % en haut de cycle et – 3 % en bas de cycle, et que la sensibilité du déficit au PIB est e = 1/2, deux paramètres raisonnables dans le cas de la France. On voit qu’un déficit structurel D* = –3 % + e/y-y*/ = – 1,5 % du PIB permet de ne pas dépasser – 3 % du PIB dans le cas d’une récession normale. En première approximation, la France respecte l’esprit du Pacte si son solde structurel est supérieur à – 1,5 % du PIB. Ce chiffre est bien entendu différent selon les pays, puisqu’il dépend de l’amplitude de leur cycle (ainsi, les pays scandinaves ont connu dans le passé récent des récessions beaucoup plus marquées que les grands pays) et de la sensibilité de leurs finances publiques à la conjoncture. En outre, l’analyse est incomplète car elle se centre sur la dimension cyclique des finances publiques et néglige les autres considérations qui peuvent justifier un objectif plus ambitieux, par exemple les échéances financières liées au vieillissement des populations.

période. Il n’y a pas de consensus dans ce domaine. Les objectifs en terme de niveau des dépenses ou des recettes publiques renvoient à des choix politiques sur le périmètre de l’État, et ces choix sont faits par les Parlements nationaux. En outre, programmer les finances publiques sur une longue période suppose de se demander si les perspectives de dépenses et de recettes publiques sont soutenables, d’évaluer les risques collectifs futurs et d’en tirer les conséquences pour la gestion de l’actif et 84

du passif de l’État [voir Cœuré, 2002]. Certains enjeux se présentent cependant de la même manière dans tous les pays de la zone euro. Par exemple, la population de l’Europe vieillit et ce vieillissement est coûteux, aussi bien en termes de pensions que de dépenses de santé. Selon le Comité de politique économique de l’UE [2001], le taux de dépendance (rapport de la population âgée de plus de 65 ans à celle âgée de 15 à 64 ans) passera de 24 % en 2000 à 49 % en 2050 en moyenne dans l’UE, et le supplément de dépenses lié aux régimes de retraite sera de 3,2 % du PIB. S’y ajoute l’impact du vieillissement sur les dépenses de santé, qui serait de 2 à 3 % du PIB entre 2010 et 2050. La solution au problème du financement des retraites ne peut être budgétaire. Elle passe d’abord par une réforme des régimes : augmentation de la durée de cotisation, incitation à l’épargneretraite, et, en dernier ressort, hausse des cotisations. Les États peuvent contribuer à étaler dans le temps le coût de ces mesures en constituant des provisions, soit sous la forme d’un excédent budgétaire (pour se désendetter dans la perspective des années difficiles), soit en accumulant des réserves (comme le Fonds de réserve pour les retraites créé en France en 2001). Les choix faits dans chaque pays influenceront les perspectives de déficit public à moyen terme inscrites dans les programmes de stabilité. Les pièges de la diversité Les pays de l’euro présentent au départ des différences importantes en termes de spécialisation, d’organisation des relations sociales, de rapport avec telle ou telle économie extérieure à la zone. En Finlande, par exemple, le ralentissement brutal de l’été 2001 lié à la crise des nouvelles technologies a réduit la croissance annuelle de 6 % à zéro en moins d’une année. Avant 1999, la Banque de Finlande aurait baissé massivement ses taux directeurs pour faire face à cette situation. Mais la Finlande, qui ne représente que 2 % du PIB de la zone euro, n’a rien à attendre de la BCE. La réponse ne peut provenir que de la politique budgétaire finlandaise (comme on l’a vu, le jeu des stabilisateurs automatiques constitue déjà un amortisseur important) et de la flexibilité des marchés de biens et du travail (par une baisse de salaires ou le départ de travailleurs finlandais vers d’autres pays). Si ces éléments ne suffisent pas, alors la Finlande subit 85

une chute d’activité et une hausse du chômage plus prononcées que ce qu’elle aurait connu sans l’euro. Un risque important pour la zone serait donc une divergence des conjonctures économiques due à la disparition de politiques économiques adaptées à la situation de chacun d’eux. Ce risque ne s’est pas vraiment matérialisé après 1999. La dispersion des taux de croissance n’a pas augmenté, et la dispersion des taux d’inflation, exceptionnellement faible au début 1999 grâce aux efforts de convergence, s’est stabilisée (graphiques 4 et 5). Il est évidemment trop tôt pour conclure, d’autant que, comme on l’a vu au chapitre I, l’introduction de l’euro peut elle-même changer la géographie économique de la zone euro. Faut-il souhaiter une uniformisation des taux d’inflation au sein de la zone euro ? Les différences de taux d’inflation sont utiles puisqu’elles permettent d’effectuer les ajustements de taux de change réels naguère réalisés par des dévaluations ou des réévaluations. Mais l’existence d’un taux d’intérêt unique peut avoir un effet pervers sur la transmission de la politique monétaire, le taux d’intérêt réel étant plus bas, donc de nature à stimuler encore plus la demande dans les pays où l’inflation est plus élevée (ce risque avait été identifié par le conseiller économique de Margaret Thatcher, Alan Winters). Cependant, la dispersion des taux d’inflation et de croissance de la zone euro ne traduit pas seulement des décalages conjoncturels. Le rattrapage économique justifie, sur longue période, une inflation plus élevée dans certains pays : c’est l’effet Balassa-Samuelson (voir encadré). Ces écarts d’inflation n’ont rien de préoccupant car ils ne reflètent pas des déséquilibres conjoncturels et n’entraînent pas de pertes de compétitivité. L’Irlande : la coordination à l’épreuve Le premier test concret de la coordination des politiques économiques s’est présenté en Irlande. Le « tigre celtique », loué pour son rattrapage rapide vers le niveau de vie de l’Union, a été soudain montré du doigt. À l’été 2000, l’inflation irlandaise atteignait 5,9 % contre 2,4 % en moyenne dans la zone euro. Ces tensions sur les prix risquaient de s’amplifier encore si elles étaient intégrées dans les prochaines négociations salariales, déclenchant une de ces spirales inflationnistes qu’on croyait disparues en Europe depuis la convergence vers l’euro. En 86

GRAPHIQUE 4. — DISPERSION DES TAUX DE CROISSANCE DANS LA ZONE EURO

Source : Eurostat.

GRAPHIQUE 5. — DISPERSION DE L’INFLATION DANS LA ZONE EURO

Source : Eurostat.

87

L’effet Balassa-Samuelson Selon Balassa [1964], un pays en retard sur ses partenaires en termes de productivité verra mécaniquement son taux de change réel (c’est-à-dire le rapport des prix locaux et étrangers, exprimés en monnaie commune) s’apprécier. Le mécanisme est le suivant. La productivité des secteurs exposés à la concurrence internationale progresse, entraînant une hausse des salaires dans ces secteurs et, par contamination, dans l’ensemble de l’économie. Cette hausse des salaires accroît les coûts unitaires de production dans le secteur abrité — artisanat, commerce, agriculture — où les gains de productivité sont moindres, et élève donc les prix de production dans ce secteur. Dès lors que les parts respectives des secteurs abrités et exposé sont stables dans l’économie, le niveau

moyen des prix s’élève. À taux de change nominal fixe, c’est le niveau des prix intérieurs qui augmente par rapport au niveau des prix étrangers. Dans le cas de la zone euro, cela signifie que les pays en rattrapage (Grèce, Portugal et dans une moindre mesure Espagne, voir le graphique 1 de l’introduction) ont sur longue période un taux d’inflation supérieur à leurs partenaires de la zone. À l’inverse, les pays dont le PIB par tête est supérieur à la moyenne (par exemple les Pays-Bas) ont un taux d’inflation plus faible. Cela peut poser problème si l’objectif de la BCE est de 1,5 % en moyenne. En effet, cela signifie que le taux d’inflation des pays les plus avancés est inférieur à ce chiffre. Or on a vu au chapitre II qu’une inflation trop faible n’est pas souhaitable.

juin 2000, la Commission, puis les ministres des Finances, signalèrent ces risques au gouvernement irlandais dans les GOPE et lui demandèrent plus de rigueur budgétaire. Mais l’Irlande adopta en décembre un budget qui prévoyait, au contraire, des baisses d’impôt sur le revenu et la quasi-disparition de l’excédent budgétaire, en contradiction manifeste avec les GOPE puisque ceci allait stimuler encore plus la demande. Le problème n’était pas le pacte de stabilité et de croissance, l’Irlande dégageant un excédent de ses comptes publics. C’était le manque de coordination. Cet épisode a fait l’objet d’un débat très vif. Pour la Commission et la plupart des autres États membres, il fallait respecter une discipline collective et la fermeté de l’Eurogroupe vis-à-vis de l’Irlande était un test de la volonté de gérer la politique économique en commun. D’autres comme Patrick Artus [2001] ont fait remarquer que le tort causé aux autres États membres était minime compte tenu de la taille du pays (moins d’un soixante-dixième de la zone euro) et que l’inflation irlandaise était pour partie une inflation normale de 88

rattrapage (cf. encadré) et pour partie d’origine externe, ce pays lié au Royaume-Uni et aux États-Unis souffrant particulièrement de la baisse de l’euro face à la livre et au dollar. Et d’un point de vue plus politique, cette recommandation ne rendait pas service au gouvernement de Dublin qui préparait le référendum de ratification du traité de Nice (dont le résultat fut d’ailleurs le « non »). Le 12 février 2001, après des discussions très vives en Eurogroupe avec leur collègue irlandais, les ministres des Finances adoptèrent pour la première fois une recommandation contre un État membre, lui demandant des mesures de restriction budgétaire pour mettre fin à cette situation. Il est difficile d’apprécier les conséquences de cette recommandation car la croissance irlandaise a ralenti brutalement au début 2001 sous l’effet du ralentissement américain, la privant soudain d’objet. Les premières réactions du gouvernement irlandais suggéraient cependant qu’il était peu disposé à satisfaire les exigences de ses partenaires. Il y eut en revanche consensus pour considérer que l’affaire irlandaise posait surtout la question de la capacité de la Commission et du Conseil à se montrer aussi fermes, si les circonstances l’imposaient, vis-à-vis de la politique économique des grands États (Allemagne, France, Italie ou Espagne) qui contribuent de manière significative au PIB et à l’inflation de la zone euro.

Conclusion : les infortunes du policy mix Il y a deux attitudes possibles face au pacte de stabilité et de croissance. Pour certains, c’est un carcan inutile : « augmenter les impôts ou baisser les dépenses publiques en période de ralentissement a un arrière-goût d’autoflagellation des années trente. Le pacte de stabilité ne remplit aucun rôle positif et peut causer un tort certain ; autant s’en débarrasser complètement » (The Economist, 23 août 2001). Mais on peut aussi considérer qu’il s’agit d’un simple pacte de « bon voisinage » qui ne compromet en rien les capacités de réaction conjoncturelle des États membres dès lors que ceux-ci ont ramené leurs finances publiques à l’équilibre. Sa vertu aura surtout été de consacrer l’engagement politique des gouvernements à poursuivre l’assainissement des finances publiques après une période où cet 89

assainissement avait été surtout motivé par la perspective d’entrer dans l’euro. Au-delà du pacte de stabilité et de croissance, la zone euro peine à construire son policy mix : les gouvernements réagissent dans le désordre aux évolutions conjoncturelles et la BCE renâcle à engager un véritable dialogue avec eux. Le contraste est saisissant avec les États-Unis, dont le gouvernement et la banque centrale ont mis en place une politique macroéconomique volontariste après les attentats du 11 septembre 2001. Même si l’Europe était moins directement touchée par le choc, la réaction européenne a été plus tiède : baisse modérée du taux d’intérêt, politiques budgétaires limitées au jeu des stabilisateurs automatiques. On peut interpréter de trois manières ces difficultés lancinantes. La première explication nous ramène encore et toujours au mandat de la BCE, qui l’empêcherait de soutenir la croissance. Comme l’écrivait Jean-Paul Fitoussi dans Le Monde du 3 novembre 2001, « Les gouvernements européens […] demandent instamment et poliment à la Banque centrale européenne, seule instance fédérale dans le champ de la politique de stabilisation, de faire quelque chose. Et que répond la BCE ? “Nous avons reçu de votre part un mandat, maintenir la stabilité des prix, et nous ne pouvons que nous y tenir.” » Faut-il alors modifier le mandat de la BCE pour qu’elle puisse soutenir la croissance de la zone, ce qui permettrait aux États membres de se concentrer sur les questions nationales ? Cette solution place peut-être trop d’espoir dans l’efficacité de la politique monétaire, dont on a vu les limites et les délais d’action. Elle rouvrirait en Europe un débat dont on a vu la sensibilité lors de la négociation de Maastricht. Surtout, elle mettrait un nouveau fardeau sur les épaules de la BCE, rendant plus aiguë encore la question de sa responsabilité démocratique. La deuxième explication, volontiers avancée par la Commission et par la BCE, fait porter la responsabilité aux gouvernements. Les difficultés européennes proviendraient d’efforts budgétaires insuffisants au regard des dettes accumulées et des enjeux futurs. Une politique budgétaire active est le luxe d’États bien gérés. Coordination ou pas, les déficits devront continuer à être réduits pour préparer le choc financier du vieillissement. Et le retard pris dans cet effort ne s’expliquerait que par des considérations électoralistes. Dans cette deuxième explication, la 90

solution serait de recentrer l’action publique sur les domaines où elle est indispensable : redistribution, éducation, sécurité, justice, et d’accroître l’efficacité des dépenses. La concurrence entre États qu’a accentuée la création de l’euro peut forcer les États membres à procéder à ces ajustements. Mais ici encore, la volonté d’action commune fait défaut, et le risque est grand que le vieux modèle européen d’économie mixte ne se fonde alors tout simplement dans un moins-disant qui creuserait les inégalités et détériorerait les infrastructures publiques. Ceci suggère que, paradoxalement, la coordination est sans doute plus urgente sur des questions de long terme comme la fiscalité de l’épargne que sur la gestion conjoncturelle du budget. La troisième explication renvoie aux interrogations ontologiques de l’Europe. La zone euro est « au milieu du gué », entre une coopération entre États (pour les questions budgétaires) et une fédération (pour la monnaie). La solution serait d’aller jusqu’au bout du chemin en rendant contraignante la coordination des politiques budgétaires, soit en introduisant des règles automatiques, soit en allant jusqu’au fédéralisme budgétaire. Mais la question du degré de fédéralisme en Europe dépasse l’euro. Des actions communes pourraient se mettre en place dans les domaines de l’action publique où les interdépendances sont les plus évidentes : gestion du climat, sécurité, recherche… mais le périmètre de ces « coopérations renforcées » ne correspondra pas nécessairement à celui de la zone euro.

V / L’euro et le monde

Le système monétaire international est organisé depuis la Seconde Guerre mondiale autour du dollar américain. À la fin des années quatre-vingt, l’idée que l’euro pourrait concurrencer le dollar a influencé le débat sur l’union monétaire. Plus généralement, les Européens espéraient que la monnaie unique allait les aider à jouer un rôle plus important sur l’échiquier économique mondial, notamment par rapport aux États-Unis. Encore fallait-il s’entendre pour qu’à la monnaie unique corresponde une politique économique extérieure unique. 1. « L’Europe : quel numéro de téléphone ? » Cette boutade de Henry Kissinger est souvent citée pour illustrer la singularité de la construction européenne, parfois difficile à comprendre par les plus proches de ses partenaires. Sur les questions monétaires et financières, les États membres de la zone euro cherchent à se coordonner pour parler d’une seule voix dans les instances internationales. Toute la difficulté est de déterminer les domaines concernés : s’il est clair que la position exprimée sur le taux de change doit être unique, les Européens ne sont pas nécessairement du même avis sur la gestion des crises financières ou sur l’aide au développement. Il faut aussi délimiter les rôles des différentes institutions : Conseil, Commission et BCE. Les États membres de la zone euro sont imbriqués dans un tissu d’institutions dont certaines (Fonds monétaire international 92

La représentation de la zone euro dans les enceintes internationales Le G7 est le forum des chefs d’État ou de gouvernement des sept (huit avec la Russie) pays les plus avancés (États-Unis, Canada, Japon, Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie). Il est complété par un « G7-finances » qui réunit les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales des sept mêmes pays. Pour la discussion sur les questions macroéconomiques, où interviennent traditionnellement les ministres des Finances et les gouverneurs, le président de l’Eurogroupe et le président de la BCE se joignent à la discussion, ce dernier se substituant aux gouverneurs des banques centrales des pays membres de la zone euro. La réalité nouvelle que constitue la zone euro est bien intégrée dans les discussions de politique macroéconomique, comme en témoignent les rapports sur l’économie de la zone euro qui sont régulièrement préparés par le FMI et l’OCDE, sur le modèle des rapports par pays. Pour les autres questions, en revanche (gestion de crises, décisions relatives au FMI ou à la Banque mondiale…), la représentation qui prévalait avant l’euro n’a pas, pour l’instant, connu de bouleversements importants. La BCE peut assister, en tant qu’observateur, au conseil d’administration du FMI. Elle participe également aux deux cercles de coordination créés en 1999 à la suite de la crise asiatique — le Forum de stabilité financière, qui discute de la régulation des marchés financiers mondiaux, et le G20, forum de discussion qui réunit le G7 et les grands pays émergents. Le président de l’Eurogroupe est, lui aussi, présent au G20. Mais ces représentations s’ajoutent à celles des pays

déjà présents. De plus en plus, les pays européens s’efforcent de définir des positions communes sur les questions financières internationales, tirant la leçon de la gestion des crises financières des années quatre-vingt-dix où l’Europe, faute d’avoir su élaborer et faire évoluer en temps réel des positions communes, n’a pas fait entendre sa voix de manière aussi claire et convaincante que les États-Unis [Cœuré et Pisani-Ferry, 2001]. Mais ces questions concernent les quinze membres de l’Union, non ceux de la seule zone euro. Un chantier important est la redéfinition des droits de vote au FMI. À douze, les membres de la zone euro totalisent 23 % des droits de vote contre 17 % pour les États-Unis. Des propositions ont été formulées pour créer une « chaise unique » de la zone euro. Les membres de la zone euro feraient ainsi plus facilement valoir leur point de vue et cette réforme dégagerait un espace pour les grands pays émergents, actuellement sous-représentés au FMI. Cette réforme soulève des questions techniques (ainsi, le droit de vote de la zone euro serait probablement plus faible que le chiffre cité cidessus du fait de la consolidation des échanges intraeuropéens, qui entrent dans le calcul) et surtout politiques : la structure des circonscriptions du Fonds serait aussi à revoir puisque celles-ci mélangent aujourd’hui États membres et non membres de l’UE [Direction du Trésor, 2002]. Surtout, une chaise unique suppose en Europe un degré de coordination et de réactivité très élevé afin que les positions défendues ne se réduisent pas au plus grand dénominateur commun.

93

[FMI], Banque des règlements internationaux [BRI], Forum de stabilité financière) surveillent le système monétaire et la stabilité des systèmes financiers, tandis que d’autres (G7, OCDE) s’intéressent surtout à la situation économique. Il est logique que la zone euro y soit représentée en tant que telle. Seulement voilà : les États membres de la zone assistent déjà à ces réunions, directement ou, dans le cas des petits pays, à travers un système de circonscriptions (regroupements de pays) comme par exemple au conseil d’administration du FMI. La question de la représentation au G7 a été réglée en 1999, mais la possibilité d’une représentation européenne unique au FMI, si elle commence à être évoquée, se heurte à d’importantes difficultés (encadré). 2. L’euro, monnaie internationale En créant l’euro, les Européens espéraient que leur monnaie s’imposerait au même titre que le dollar sur la scène internationale. Ils espéraient notamment que leurs exportations et importations seraient libellées plus souvent en euro, moins souvent en dollars. Cela réduirait leur exposition au risque de change et atténuerait l’impact des variations de taux de change sur les prix intérieurs. Les Européens comptaient aussi que l’euro rendrait leurs marchés financiers plus attrayants, pour les investisseurs hors de la zone euro. Ces espoirs ne se sont pas matérialisés immédiatement. Ce n’est pas très surprenant compte tenu de l’inertie du système monétaire international, dont l’évolution s’inscrit dans un temps très long. Des handicaps de départ Pourquoi l’euro jouerait-il un rôle comparable à celui du dollar ? D’abord pour une raison de taille : comme on l’a vu plus haut, celle de la zone euro est comparable à celle des États-Unis. La taille d’une zone monétaire est importante pour plusieurs raisons. Des producteurs locaux nombreux et puissants sur le marché forcent les fournisseurs étrangers à fixer leurs prix et à régler en monnaie locale. Les autorités monétaires des pays partenaires sont alors incitées à s’ancrer sur cette même monnaie pour réduire le risque de change. La taille de la zone détermine 94

Qu’est-ce qu’une monnaie internationale ? La monnaie remplit trois fonctions principales (tableau 1). C’est un moyen de paiement des échanges, qui évite les inconvénients du troc, une unité de compte qui rend plus transparente l’information sur les prix et une réserve de valeur qui permet aux agents économiques de différer leurs

dépenses. Paul Krugman [1991] a transposé ces fonctions au plan international, en introduisant une distinction entre l’usage de la monnaie par le secteur privé (importateurs et exportateurs, investisseurs) et par le secteur public (gouvernements et banques centrales).

TABLEAU 1. — LES FONCTIONS D’UNE MONNAIE INTERNATIONALE

Moyen de paiement

Rôle dans le secteur privé

Rôle dans le secteur public

Monnaie véhiculaire

Monnaie d’intervention

Unité de compte

Monnaie de libellé

Monnaie d’ancrage

Réserve de valeur

Monnaie d’investissement

Monnaie de réserve

Source : Krugman [1991]. Du côté du secteur privé, une monnaie véhiculaire est acceptée en règlement de biens, de services ou d’actifs financiers au-delà des frontières du pays qui l’émet : par exemple, la plupart des exportations et des importations des États-Unis sont payées en dollars, quel que soit le pays partenaire. Le libellé dans une monnaie internationale rend les prix plus lisibles pour tous les acheteurs, quelle que soit leur provenance : par exemple, le prix du pétrole est libellé en dollars. Enfin, une monnaie est un objet d’investissement pour les non-résidents quand les marchés financiers du pays sont liquides et quand son économie inspire confiance. Du côté du secteur public, l’ancrage à une monnaie internationale est un engagement des autorités à limiter, voire supprimer les fluctuations du taux de change national par rapport à cette monnaie (par exemple, l’ancrage du franc CFA à l’euro ou du dollar de Hong-Kong au dollar américain). L’objectif est de réduire l’inflation importée et de favoriser les flux de

commerce et d’investissement avec le pays ancre. La monnaie d’ancrage est aussi une monnaie d’intervention : pour contrecarrer une baisse de sa monnaie, l’autorité monétaire de Hong-Kong achète des dollars américains. Enfin, une monnaie de réserve est la monnaie dans laquelle sont placées les réserves en devise des banques centrales. Il arrive qu’une monnaie ne remplisse que certaines de ces fonctions. Jusqu’en 1999, l’Ecu n’était pas une monnaie véhiculaire pour le secteur privé, mais c’était un moyen de paiement pour les banques centrales et une monnaie d’investissement pour le secteur privé, qui détenait des titres libellés en Ecu. De même, les droits de tirage spéciaux émis par le FMI sont utilisés par les banques centrales mais pas par le secteur privé. Il existe cependant des synergies entre les différentes fonctions. Par exemple, il est naturel que la même monnaie soit utilisée pour exprimer les prix et pour régler les transactions. De même, une monnaie

95

véhiculaire devient facilement une réserve de valeur. Enfin, dans un pays dont la monnaie est ancrée sur le dollar ou sur l’euro, les agents privés ont intérêt à emprunter et à placer leur

argent dans cette monnaie d’ancrage pour limiter le risque de change : on parle dans ce cas de dollarisation ou d’euroïsation du pays.

aussi la liquidité et les coûts de transaction sur le marché financier [Hartmann, 1998], même si la zone euro avait dans ce domaine un retard à combler, dû au rôle traditionnellement important de la finance intermédiée par rapport aux financements de marché. Enfin, l’importance donnée à la stabilité des prix dans la zone euro en fait une ancre efficace pour les pays tiers et une monnaie de réserve fiable, même si l’avantage n’est pas décisif par rapport au dollar et au yen, qui présentent des garanties comparables en matière d’inflation. En 1999, lors de sa création, l’euro jouait un rôle beaucoup plus faible que le dollar sur les marchés financiers internationaux (tableau 2). Il souffrait en effet de plusieurs handicaps. Le plus important était… qu’il n’était pas une monnaie internationale ! Il est très difficile de concurrencer une monnaie déjà en place. Celle-ci bénéficie d’économies d’échelle (une entreprise a intérêt à ne travailler que dans une seule monnaie pour limiter les coûts de gestion de sa trésorerie) et d’effets de réseau (sur un TABLEAU 2. — LES MONNAIES CLÉS AVANT L’EURO (part de marché en %) Fonction

Dollar

Yen

Euro Sterling

Libellé des échanges 1 Activité sur le marché des changes 2 Émission d’obligations internationales 3 Encours d’obligations internationales 3 Avoirs bancaires transfrontaliers 4 Réserves de change 5

47,6 43,7

4,8 10,1

27,8 26,0

5,7 5,5

49,4

7,8

26,1



45,7 51,9 65,9

11,2 7,6 5,4

27,2 25,7 14,8

— 3,4 3,8

Sources : 1. 1992, y compris échanges intrazone euro [Ilzkovitz, 1992] ; 2. BRI, avril 1998, volume quotidien normalisé à 100 %, y compris échanges intrazone euro ; 3. Fin 1998, hors émissions de résidents de la zone euro en devises d’autres pays de la zone euro. [Delken et Hartmann, 2000] ; 4. BRI, décembre 1998 ; 5. FMI, fin 1998 (mark, franc, florin et Ecu).

96

marché où tout le monde utilise le dollar, une entreprise entrante n’a aucune raison d’utiliser l’euro). Seuls des événements majeurs comme le basculement à l’euro du marché pétrolier, pourraient inciter les agents économiques à libeller leurs transactions en euro. Le second handicap était une intégration incomplète des marchés financiers européens qui les rendait difficiles à aborder pour un investisseur extérieur. Le troisième handicap était une croissance plus faible qu’aux États-Unis et un moindre développement des nouvelles technologies, à cause desquels l’investissement productif rapportait moins dans la zone euro qu’aux États-Unis. L’euro après 1999 : une monnaie d’endettement Le développement du rôle international de l’euro s’est avant tout manifesté dans les émissions d’obligations internationales (tableau 3). La part de l’euro dans les émissions internationales de titres monétaires et obligataires est passée d’un quart en 1998 à 40 % en 2000 si on inclut les emprunts internationaux en euro émis par des résidents de la zone, contre la moitié environ pour le dollar (et de 20 % à 30 % si on exclut ces emprunts selon Delken et Hartman [2000]). En revanche, le poids de l’euro demeure très inférieur à celui du dollar dans les avoirs des banques centrales : les grands détenteurs de devises étrangères que sont la Banque du Japon (qui détenait l’équivalent de 400 milliards de dollars à la fin 2001), la Banque populaire de Chine (210 milliards), la Banque nationale de Taiwan (120 milliards) ou l’autorité monétaire de Hong-Kong (113 milliards) ont acheté des euros, mais dans des proportions limitées par rapport au dollar. L’euro ne s’est pas non plus imposé pour la facturation du commerce au-delà des échanges impliquant la zone euro. Enfin, selon la Banque des règlements internationaux, sa « part de marché » sur le marché des changes est tombée à 19 % en 2001 contre 26 % en 1998 pour les monnaies qu’il a remplacées, et le couple euro/dollar ne représente plus que 30 % des transactions contre 37 % en 1998. Enfin, l’euro ne s’est pas imposé comme monnaie de placement. Les gestionnaires d’actifs européens, dont les portefeuilles étaient peu diversifiés, ont donné la priorité à une diversification au profit de titres d’autres pays de la zone euro ou de produits plus risqués, obligations privées ou actions. En outre, la force 97

persistante du dollar, le dynamisme de l’économie américaine et la surévaluation de Wall Street ont joué en faveur du dollar. En raison des synergies entre les différentes fonctions internationales des monnaies, le retard pris par l’euro comme réserve de valeur a freiné son essor international. Ou peut-être est-ce l’inverse : avant 2002, l’euro n’avait pas encore tous les attributs de la monnaie et ne pouvait donc prétendre à rivaliser avec le dollar [Bourguinat, 2001]. TABLEAU 3. — LES MONNAIES CLÉS APRÈS L’EURO (parts de marché en %) Fonction Échanges entre la France et les pays hors zone euro 1 : — exportations — importations Activité sur le marché des changes 2 Émission d’obligations internationales 3 Encours d’obligations internationales 4 Avoirs bancaires transfrontaliers 5 Réserves de change 6

Dollar

Yen

Euro Sterling

39 53 45,2

— — 11,3

48 35 18,8

— — 6,6

46,6

0,4

40,1

9,1

48,7 62,3 68,2

8,6 7,7 5,3

30,0 16,7 12,7

7,7 4,2 3,9

Sources : 1. Banque de France (balance des paiements), 2000, échanges de biens ; 2. BRI, avril 2001 ; 3, 4 et 5. BRI, 2000 ; 6. FMI, fin 2000. Les chiffres ne sont pas comparables avec ceux de 1998 du fait de la disparition des avoirs des banques centrales de la zone euro en devises d’autres pays de la zone (par exemple, les réserves en marks de la Banque de France).

Vers un système monétaire multipolaire ? Il est peu probable que l’euro donne lieu à une concurrence ouverte entre grandes monnaies partout dans le monde. La régionalisation croissante des échanges commerciaux et des investissements directs, les synergies entre les différentes fonctions internationales d’une monnaie, rendent plus probable une forme de régionalisme monétaire. On imagine mal que l’euro joue un rôle important au Mexique, qui commerce principalement avec les États-Unis et dont la dette extérieure est libellée en dollars. Dans ce « partage du monde » entre grandes monnaies, le dollar et l’euro tireront d’abord leur épingle du jeu. En dépit du 98

poids économique du Japon, le yen peine à s’imposer comme une référence en Asie pour des raisons autant historiques qu’économiques, et le yuan sera un concurrent de plus en plus sérieux. L’euro exercera mécaniquement une force d’attraction pour les pays candidats à l’Union européenne, qui s’engagent dans la perspective d’une intégration commerciale puis monétaire avec la zone euro. L’euro a également un rôle à jouer en Afrique (voir encadré) et dans le pourtour sud de la Méditerranée, pour lequel la zone euro tient une place prépondérante comme partenaire commercial et comme pourvoyeur d’investissements directs. En bref, l’euro dispose d’un potentiel régional important [Bénassy-Quéré et Lahrèche-Révil, 1999]. Dans les autres parties du monde, l’euro sera plutôt un instrument de diversification pour des pays qui ne souhaitent pas dépendre entièrement du dollar, par exemple l’Argentine qui échange beaucoup avec la zone euro. Même si le Mercosur ou l’Asie bâtissent un jour des arrangements monétaires qui leur sont propres, ces « blocs monétaires » pourront chercher à stabiliser leurs monnaies face à un panier comprenant l’euro et le dollar [Bénassy-Quéré et Cœuré, 2000]. La zone franc et l’euro L’euro est la monnaie de référence des quinze pays de la zone franc dont les monnaies — le franc CFA et le franc comorien — sont fixes par rapport à l’euro, aux taux de 655,95 francs CFA et 491,96775 francs comoriens respectivement pour un euro. La zone franc est composée de l’Union monétaire ouest-africaine (Bénin, BurkinaFaso, Côte-d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo), de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cameroun, Congo-Brazzaville, Gabon, Guinée équatoriale, République centrafricaine et Tchad) et des Comores. Chacune de ces trois zones dispose de sa propre

banque centrale. La libre convertibilité des deux monnaies est garantie par le Trésor français, qui tient ouvert un compte d’opérations, sur lequel les trois banques centrales ont un droit de tirage illimité (ce tirage revêtant cependant un caractère très exceptionnel). Le passage à l’euro en 1999 n’a rien changé aux mécanismes de la zone franc : les parités contre euro résultent d’une simple conversion des parités en vigueur contre le franc français depuis le 11 janvier 1994, et la garantie de change accordée par la France a été approuvée par le Conseil de l’Union européenne.

99

3. Le taux de change de l’euro Le 4 janvier 1999, l’euro a fait son entrée sur le marché des changes au taux de 1,17 dollar par euro. Ce chiffre n’était le résultat ni du hasard, ni de longues négociations. C’était tout simplement la dernière parité observée de l’Ecu. Les avoirs en Ecu étaient convertis en euro au taux d’un pour un et il n’était pas question que l’union monétaire se traduise par des gains ou par des pertes pour les détenteurs de ces sommes. Le 4 janvier 1999, l’euro n’était donc pas plus sous-évalué ou surévalué par rapport au dollar que ne l’étaient les monnaies qui constituaient l’Ecu. Et dès les premières minutes, la parité était à nouveau déterminée par l’offre et la demande sur le marché des changes. Or l’euro n’a alors pratiquement pas cessé de chuter, jusqu’au point bas de 0,83 dollar par euro en octobre 2000. L’euro s’est ensuite stabilisé autour de 0,90 dollar. Cette baisse de 29 % étaitelle justifiée par les fondamentaux économiques ? L’euro, qui devait être une monnaie forte, était-il devenu une monnaie faible ? Cette question a passionné les analystes de marché, les économistes et les hommes politiques. GRAPHIQUE 1. — TAUX DE CHANGE EURO/DOLLAR SUR LONGUE PÉRIODE

Source : BCE.

100

Des sorties de capitaux hors de la zone euro

On peut d’abord remarquer qu’une telle variation n’a rien d’extraordinaire au regard des fluctuations des monnaies que l’euro a remplacées : entre juillet 1980 et février 1985, l’Ecu a chuté de 75 % par rapport au dollar ; entre février 1985 et janvier 1988, il s’est apprécié de 61 %. Pour mieux comprendre ce qui s’est passé après 1999, une parenthèse est nécessaire sur les facteurs déterminant les mouvements du taux de change. La valeur de l’euro résulte du jeu de l’offre et de la demande sur le marché des changes, donc de la manière dont s’équilibrent les entrées et les sorties de capitaux, qui sont retracées dans la balance des paiements de la zone euro (encadré). Avant la création de l’euro, la plupart des économistes s’attendaient à ce que la zone euro dégage un excédent des transactions courantes du fait de son taux d’épargne élevé et à ce qu’elle bénéficie d’investissements attirés par les marchés nouveaux créés par la nouvelle monnaie. C’est le contraire qui s’est produit. La zone euro dégage un excédent des échanges de marchandises mais les autres postes du « haut » de la balance sont déficitaires. En particulier, les échanges de services sont pénalisés par l’important déficit de l’Allemagne, tandis que les paiements d’intérêts et de dividendes aux non-résidents qui ont investi dans la zone euro sont supérieurs aux revenus de même nature perçus en dehors de la zone. Au total, les transactions courantes étaient déficitaires de 70 milliards d’euros en 2000, soit – 1,1 % du PIB de la zone. Ce déficit est modeste par rapport au déficit américain (4 % du PIB) et à l’excédent japonais (2 % du PIB) ; il n’en était pas moins inattendu. Or les entreprises de la zone euro se sont lancées dans un vaste mouvement de diversification, investissant massivement au Royaume-Uni et aux États-Unis. Des acquisitions comme celle d’Orange par France Télécom ou de Seagram par Vivendi ont illustré ce phénomène. Les sorties d’investissements directs en dehors de la zone euro ont ainsi atteint 316 milliards d’euros en 1999 et 385 milliards en 2000, soit 6 % du PIB, avec des entrées plus modestes (à l’exception du rachat de l’entreprise allemande Mannesman par le Britannique Vodafone au printemps 2000). Ces opérations ne pouvaient être financées par les transactions courantes puisque celles-ci étaient déficitaires. Il fallait donc emprunter à des 101

La balance des paiements de la zone euro La balance des paiements, établie chaque mois par la BCE, décrit les relations financières entre la zone euro et le monde extérieur. Elle comporte trois parties (tableau 4). Le compte des transactions courantes enregistre le règlement des échanges de biens et de services, le revenu des investissements et placements à l’extérieur de la zone (par exemple les dividendes rapatriés) et les transferts courants (dons aux États étrangers, contributions nettes des États membres au budget européen…). Le compte de capital enregistre les transferts de propriété et remises de dette. Le compte financier

décrit la manière dont ces transactions ont été financées ou dont leur produit a été investi : prise de contrôle ou cession d’entreprises en dehors de la zone (investissements directs), achats et ventes de titres obligataires ou boursiers (investissements de portefeuille), prêts et emprunts bancaires (autres investissements), variation des réserves en devises des banques centrales nationales et de la BCE. Le compte des transactions courantes et le compte financier sont en principe équilibrés aux erreurs et omissions près, d’où le terme de balance des paiements.

TABLEAU 4. — LA BALANCE DES PAIEMENTS DE LA ZONE EURO (soldes nets en milliards d’euros) 1999

2000

Compte de transactions courantes

– 26,3

– 68,1

dont : — biens — services — revenus — transferts courants

56,5 – 3,7 – 36,4 – 42,7

13,5 – 5,1 – 27,4 – 49,1

Compte de capital

14,8

11,7

Compte financier

15,8

98,2

– 118,2 – 40,4 4,8 161,6 8

15,2 – 102,9 – 1,3 172,5 14,7

– 4,2

– 39,9

dont : — investissements directs — investissements de portefeuille — produits dérivés — autres investissements — avoirs de réserve Erreurs et omissions Source : BCE.

banques situées en dehors de la zone euro (graphique 2). On tient là un début d’explication à la baisse de l’euro.

102

GRAPHIQUE 2. — FLUX DE CAPITAUX ENTRE LA ZONE EURO ET LE RESTE DU MONDE

Source : BCE, bulletin mensuel.

Ces sorties de capitaux étaient-elles inquiétantes ? Pas nécessairement. L’apparition d’entreprises de taille mondiale comme Vivendi-Universal, est un atout pour la zone euro. Elle correspond à une phase historique dans l’évolution du capitalisme européen. L’avènement de l’euro l’a favorisée : l’euro accentue la pression concurrentielle, incite les entreprises à se restructurer et à se regrouper, et la taille nouvelle du marché obligataire a permis de financer de très grosses opérations de fusion, par exemple en 2000 dans le secteur des télécommunications. Un rendement du capital plus faible qu’aux États-Unis Une autre explication de la baisse de l’euro est l’écart de rendement du capital de part et d’autre de l’Atlantique. Sur longue période, entre les pays industrialisés, le prix relatif de biens et services identiques exprimé dans une monnaie commune dans les différents pays (appelé taux de change réel) tend à revenir vers un niveau constant. On parle d’une relation de parité de pouvoir d’achat : le taux de change nominal doit tendre vers le niveau qui égalise les prix exprimés dans la même monnaie. 103

Mais ce retour est très lent : on considère généralement que si l’euro est sous-évalué de 10 % par rapport à la parité des pouvoirs d’achat, il sera encore sous-évalué de 5 % quatre ou cinq ans après et de 2,5 % cinq années plus tard. La parité de pouvoir d’achat, qui indique un taux de change d’environ 1 euro pour 1 dollar [Borowski et Couharde, 1998], n’est donc pas une référence pertinente à court terme. À court terme, en effet, le taux de change réel fluctue, en fonction notamment de l’écart de taux d’intérêt réels (taux d’intérêt nominaux moins taux d’inflation) entre les différents pays. Une partie de la faiblesse de l’euro en 2000 et 2001 s’explique ainsi par un taux d’intérêt, et plus généralement, un rendement du capital (notamment sur le marché boursier) plus faible dans la zone euro qu’aux États-Unis (soit r