37 0 1MB
À lire également en Que sais-je ? Jean-François Mattéi, Platon, no 880. Louis-André Dorion, Socrate, no 899. Pierre-François Moreau, Spinoza et le spinozisme, no 1422. Jean Granier, Nietzsche, no 2042. Jean-Louis Vieillard-Baron, Bergson, no 2596. Frédéric Gros, Michel Foucault, no 3118. Patrick Tort, Darwin et le darwinisme, no 3738. Jean Grondin, Paul Ricœur, no 3952. Laurence Devillairs, René Descartes, no 3967.
ISBN 978-2-13-073672-1 ISSN 0768-0066 Dépôt légal – 1re édition : 2008, février 2e édition : 2016, avril © Presses Universitaires de France, 2008 6, avenue Reille, 75014 Paris Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Préambule « La vraie valeur de la philosophie n’est que de ramener la pensée à elle-même 1. » Paul Valéry.
Michel Foucault (1926-1984) alerta le public américain sur l’importance de l’œuvre de Georges Canguilhem à l’occasion de la traduction en anglais de son livre majeur, Le Normal et le Pathologique (1943) 2. Déjà très affaibli par la maladie, il tint à remanier légèrement son texte pour qu’il figurât dans le numéro de la Revue de métaphysique et de morale consacré à l’œuvre de celui qu’il a présenté avec constance comme son maître 3. On en retient le plus souvent que l’auteur de l’Histoire de la folie 4 voyait en Canguilhem le penseur clé des années 1960 (« ces étranges années 1960 »), ce qu’il illustrait par une manière d’« expérience de pensée » – de style – assez canguilhemien 5 : « Ôtez Canguilhem et vous ne comprendrez pas grand-chose à toute une série de discussions qui ont eu lieu chez les marxistes français ; vous ne saisirez pas non plus ce qu’il y a de spécifique chez des sociologues comme Pierre Bourdieu, Robert Castel, Jean-Claude Passeron, et qui les marqua si fortement dans le champ de la sociologie 6 ; vous manquerez tout un aspect du travail théorique fait chez les psychanalystes et en particulier chez les lacaniens 7. Plus : dans tout le débat d’idées qui a précédé ou suivi le mouvement de 1968, il est facile de
retrouver la place de ceux qui, de près ou de loin, avaient été formés par Canguilhem. » On remarque moins que Foucault présente cette situation comme un « paradoxe » : « Cet homme, dont l’œuvre est austère, volontairement bien délimitée, et soigneusement vouée à un domaine particulier dans une histoire des sciences qui, de toute façon, ne passe pas pour une discipline à grand spectacle, s’est trouvé d’une certaine manière présent dans les débats où lui-même a bien pris garde de ne jamais figurer. » C’est pour éclairer et lever ce paradoxe que, dans les pages qui suivent, il trace à grands traits, en son langage et selon ses propres thèses, un tableau généalogique de la philosophie française contemporaine : « D’un côté, une filiation qui est celle de Sartre et de Merleau-Ponty ; et puis une autre, qui est celle de Cavaillès, de Bachelard, de Koyré et de Canguilhem 8 » : soit, d’un côté, « une philosophie de l’expérience, du sens, du sujet », et, de l’autre, « une philosophie du savoir, de la rationalité et du concept ». Le paradoxe s’en trouve-t-il pour autant levé ? Ne tient-il pas à ce que Foucault ait voulu par souci de son public américain faire de Canguilhem une sorte de deus ex machina de la pensée des années 1960 ? Ajouter à cette vue historique d’ensemble la remarque biographique que, par stratégie personnelle, il se maintenait dans une position de « réserve » hérissée par rapport aux débats du temps n’éclaire pas le paradoxe mais le rend encore plus énigmatique. Michel Foucault s’en rend bien compte, puisqu’il en vient à noter qu’en raison de son objet de prédilection – les sciences du vivant et la médecine – « il a fait bien plus que d’assurer la revalorisation d’un domaine relativement négligé. Il n’a pas simplement élargi le champ de l’histoire des sciences ; il a remanié la discipline elle-même sur un certain nombre de points essentiels 9 ». De ce remaniement le motif est si profond – « penser le concept dans la vie » – que, « philosophe de l’erreur », Canguilhem excéderait le champ de
la tradition « rationaliste » à laquelle il appartient. Et Foucault de conclure en des termes dont il faut mesurer toute la force : « On touche là sans doute à l’un des événements fondamentaux de l’histoire de la philosophie […] Est-ce que toute la théorie du sujet ne doit pas être reformulée, dès lors que la connaissance, plutôt que de s’ouvrir à la vérité du monde, s’enracine dans les “erreurs” de la vie ? » Le caractère hyperbolique de l’éloge ne convenait guère à Canguilhem. Mais, surtout, il ne pouvait souscrire à l’alternative dressée par Foucault. Certes la connaissance s’enracine, selon lui, dans les erreurs de la vie mais elle s’ouvre aussi à la vérité du monde. Et c’est pourquoi la pensée de Canguilhem, forgée au début des années 1930 au fil de textes dispersés que nous devons aujourd’hui redécouvrir, ne se laisse réduire ni à celle d’un historien des sciences, ni à celle d’un philosophe de la médecine ou des sciences de la vie, pas plus qu’elle ne saurait être tenue pour un « monument » des années 1960. Parce qu’il a su maintenir et entretenir une vive tension entre la tradition philosophique de l’« analyse réflexive » – Jules Lagneau (1851-1894), Alain (1868-1951) –, centrée sur le jugement et les valeurs, et la tradition épistémologique bachelardienne, parce qu’il a établi une manière de proximité répulsive avec l’œuvre d’Henri Bergson (1859-1941) comme, en un autre sens, avec celle de Friedrich Nietzsche (1844-1900), parce qu’il a longuement et continûment médité les leçons de l’œuvre de Freud, il a, en des textes ciselés, ouvert une voie qui, aujourd’hui même, quatre décennies après les fameuses « années 1960 », temps de sa première grande notoriété, attend encore d’être explorée. Aujourd’hui, alors que la médecine et la biologie suscitent autant de craintes que d’espoirs, l’homme qui a intitulé l’un de ses derniers textes « La décadence de l’idée de progrès 10 » mérite qu’on prenne la peine de le lire avec toute l’attention qu’il exige de ses lecteurs. Ils y trouveraient sans doute argument pour résister à l’emprise croissante d’un certain moralisme
étouffant qui, sous le nom d’éthique, prend la biologie comme otage et, parfois, les médecins comme prophètes. Telle est du moins la leçon que j’aimerais voir tirer de ce livre. J’ai essayé de traiter les textes de Canguilhem à la manière qu’il aurait eue de le faire si, par impossible, il avait lui-même pris son œuvre pour objet. J’ai essayé de lire les ouvrages ou articles – si nombreux – auxquels il fait référence. Je n’ai utilisé de lui que les textes publiés. Depuis la première édition de ce petit livre, a commencé chez Vrin la publication des Œuvres complètes (tomes I et IV) de notre auteur. J’ai procédé à la mise à jour des références bibliographiques que ces deux volumes rendent accessibles. Il m’a semblé indispensable de commencer cet ouvrage par une brève biographie pour un homme dont l’existence n’a pas été celle d’un universitaire ordinaire, mais qui a su se montrer, selon le mot de Raymond Aron (1905-1983), « un vrai héros de la Résistance » ; un homme dont la devise fut très tôt de « penser debout 11 ». J’ai pris la liberté d’adjoindre à cette étude, pour finir, quelques « brefs souvenirs concernant Georges Canguilhem » dont la signification aura, je l’espère, été éclairée par les pages précédentes. Pour cette nouvelle édition, j’ai bénéficié des remarques et conseils de Bertrand Saint-Sernin, Camille Limoges et Bernard Balan.
1. « Discours sur Bergson » prononcé le 9 janvier 1941, in Œuvres, t. I, édition de J. Hytier, Gallimard, 1957, p. 883-886. 2. G. Canguilhem, The Normal and the Pathological, translated by C. R. Fawcett, introduction by M. Foucault, Zone Books, 1989. 3. M. Foucault, « La vie : l’expérience et la science », in Revue de métaphysique et de morale, 90e année, no 1, janvier-mars 1985, p. 3-14, reproduit in Dits et écrits IV (1980-1988), Gallimard, 1994, p. 763. Voir aussi G. Canguilhem, The Normal and the Pathological, op. cit., p. 56 et 456. 4. M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique. Folie et déraison, Gallimard, 1961. 5. On verra que Canguilhem se livre à une telle expérience à propos de Mendel (1822-1884) mais à rebours : « Que se serait-il passé si en 1865 le monde des naturalistes avait reconnu la valeur des
travaux de Mendel, plutôt que d’attendre un quart de siècle pendant lequel ces travaux n’ont pour ce monde pas existé ? » 6. L’ouvrage de P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon, J.-C. Passeron, Le Métier de sociologue, MoutonBordas, 1968 – qui a joué pendant plusieurs années le rôle de manuel dans l’enseignement de la sociologie – comporte, dès la première page, des références à Canguilhem. 7. Canguilhem, camarade de promotion de D. Lagache, a entretenu toute sa vie des relations étroites avec les milieux psychanalytiques. Dès les années 1930, il connaissait et citait à l’occasion Freud, dont il admirait par-dessus tout la correspondance. On verra plus loin aussi que les fondateurs « lacaniens » des Cahiers de l’Analyse ont placé en exergue de leur revue une citation de lui. 8. M. Foucault, Dits et écrits IV (1980-1988), op. cit., p. 764. 9. Ibid., p. 769. 10. G. Canguilhem, « La décadence de l’idée de progrès », in Revue de métaphysique et de morale, vol. 92, no 4, octobre-décembre 1987, p. 437-454. 11. Une bibliographie de l’ensemble des textes a été publiée par F. Delaporte (éd.), A Vital Rationalist. Selected Writings from Georges Canguilhem, Zone Books, 1994. Elle est presque exhaustive.
CHAPITRE PREMIER
La jeunesse rebelle d’un philosophe intransigeant « Rien de beau n’est séparable de la vie, et la vie est ce qui meurt. » Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte (1923).
Georges Canguilhem est né le 4 juin 1904 à Castelnaudary, patrie d’un célèbre cassoulet dont il ne cessa de vanter les mérites gastronomiques avec une conviction enjouée. De cette origine, outre un patronyme difficile à articuler convenablement au nord de la Loire, il garda un accent aussi rocailleux que chantant et quelques syllabes qu’il continua de prononcer à la mode du Sud-Ouest. Son père était tailleur sur mesure ; du côté de sa mère, on cultivait. Il garda toujours le souvenir, très fier, des labours auxquels il participa pendant la guerre de 1914-1918 dans la ferme de Béziat (Aude), quand manquèrent les ouvriers agricoles pour cause de mobilisation. Interrogé parmi d’autres étudiants en 1926 par la Revue de Genève sur « ce que pense la jeunesse universitaire d’Europe », il signa sa contribution : « Georges Canguilhem, Languedocien, élève à l’ENS pour préparer l’agrégation de philosophie. Le reste du temps à la campagne, à labourer. » Des décennies
plus tard, consacrant un exposé à l’utilisation humaine de la force animale, il exposera, en Sorbonne, avec force détails et dessins soigneusement tracés au tableau, l’art d’atteler bœufs et chevaux, devant des agrégatifs médusés. Son itinéraire scolaire et universitaire apparaît d’abord typique d’un jeune provincial bien doué sous la IIIe République. Excellent élève, un professeur du collège de Castelnaudary le remarque. Il « monte à Paris » où il bénéficie d’une bourse d’abord modeste pour préparer le concours d’entrée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. En 1921, il se retrouve inscrit en khâgne au lycée Henri-IV, l’un des deux meilleurs établissements, avec Louis-le-Grand, pour préparer ce concours 1. Or, depuis 1909, règne sur cette classe prestigieuse un professeur de philosophie hors du commun dont la renommée est établie depuis bien des années dans le monde des lettres et de la politique, aussi bien que dans l’institution scolaire et universitaire : Émile Chartier – plus connu sous le nom de plume d’Alain qu’il prit à partir de 1900 2. Canguilhem fut profondément marqué par cet enseignement. Si grave qu’ait été le désaccord politique qui les opposa à partir de 1934-1935 et provoqua une brouille profonde entre eux jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Canguilhem resta attaché à l’homme jusqu’à recueillir son dernier soupir en 1951 3 ; il resta également fidèle au philosophe, puisque, en 1952, il s’élèvera encore contre tous ceux qui croyaient alors pouvoir déconsidérer Alain en le traitant de moraliste avec souvent « une forme déguisée de malveillance ». À ceux-là, il rétorque qu’« Alain est un vrai philosophe » et que, par quatre au moins de ses livres, son œuvre restera « une grande œuvre de philosophie 4 ». D’Alain, Canguilhem dès Henri-IV fut donc l’élève enthousiaste et devint le disciple favori. Lorsqu’il entra rue d’Ulm en 1924, il passa aux yeux de ses camarades pour le dépositaire de la pensée du maître ; il fut en tout cas l’âme du groupe turbulent des jeunes « chartiéristes 5 ». Il avait été, comme ses camarades khâgneux, profondément affecté par le désastre
humain de la Grande Guerre. L’École achevait à peine de se relever de la terrible saignée, lorsqu’il se présenta au concours d’entrée 6. On sait qu’Alain avait défendu des positions antibellicistes dès 1904, qu’il se refusa toujours à « haïr tout un peuple », qu’il dit son exécration de la « machine à tuer » et ne cacha pas sa méfiance à l’égard de l’institution militaire après l’affaire Dreyfus. On sait aussi que lorsqu’au mois d’août 1914 éclata le confit, il s’était engagé et était monté au front comme artilleur malgré son âge. Les leçons pacifistes, philosophiquement argumentées, qu’il tirait de son expérience n’en avaient que plus de poids pour ses élèves. Ceux des années 1920 qui purent lire Mars ou la Guerre jugée (1921) ajoutèrent à la doctrine une touche concrète et active de rébellion antimilitariste. Canguilhem fut de ceux-là, au premier rang. Il tint dans la même estime, pour leur courage face aux illusions mortifères de l’« Union sacrée », Romain Rolland (1866-1944), Jean Jaurès (1859-1914) et Charles Péguy (1873-1914). Reçu 16e au concours de l’ENS en 1924 dans une promotion qui comprenait chez les littéraires Raymond Aron, Daniel Lagache (19031972), Paul Nizan (1905-1940) et Jean-Paul Sartre (1905-1980), il commença, dès mars 1927, à contribuer aux Libres Propos d’Alain dont il finit par assumer la responsabilité éditoriale en 1931 7, prenant le relais de Michel Alexandre (1888-1952) 8 qui, avec son épouse Jeanne (1890-1980) 9, s’était épuisé à la tâche et venait de surcroît de se voir confier l’hypokhâgne du lycée Henri-IV. Ses interventions sont signées de son nom, de ses initiales (G. C.), ou du pseudonyme de C. G. Bernard ; elles sont souvent politiques, mais aussi philosophiques, littéraires ou pédagogiques, toujours toniques et parfois polémiques. Cela ne pouvait surprendre ses anciens condisciples, car Canguilhem, lorsqu’il commença sa collaboration aux Libres Propos, s’était déjà fait rue d’Ulm une réputation de rebelle à l’occasion d’une cérémonie typiquement normalienne, la Revue annuelle. Les élèves de première année, au début du
printemps, devaient organiser pour leurs aînés, pour les professeurs, ainsi que pour l’administration et les autorités un spectacle à thème dans l’esprit de l’École, c’est-à-dire celui du canular, forme de mystification dont les normaliens se flattent d’avoir le secret. Jean-François Sirinelli a donné une description très vivante et très précise de la succession d’incidents qui commence en 1925 (avec Canguilhem comme inspirateur et Sartre dans le rôle-titre) ; elle mène au scandale de la Revue de 1927 10. Durant cette période, l’École était dirigée par l’illustre historien de la littérature Gustave Lanson (1857-1934). En 1926, comme en 1925 devant les ministres du Cartel des gauches, il s’était trouvé la cible de sarcasmes, d’un ton potache malgré quelques flèches politiques. L’année suivante, il en alla tout autrement. D’après le récit qui en a été fait sous le pseudonyme de Voltaire dans les Libres Propos du 20 octobre 1927, on voit que Canguilhem – pourtant agrégatif cette année-là – et les disciples d’Alain ont utilisé la Revue pour prolonger et accentuer une offensive antimilitariste engagée de longue date. La Complainte du capitaine Cambusat, dont le prologue est chanté sur l’air de La Marseillaise, vise nommément les instructeurs militaires fraîchement affectés à l’École ; elle donne lieu dans l’amphi à un vigoureux brouhaha et à l’indignation des élèves « patriotes ». Canguilhem est l’un des auteurs principaux du texte avec le très pacifiste Sylvain Broussaudier 11 et Jean Le Bail (1904-1965). Un journal d’extrême droite, La Victoire, rapporte l’incident et demande la démission du directeur 12. Lanson, ulcéré, lui dont le fils avait été tué sur le champ de bataille en 1915, fait enquêter et signifie publiquement, en négligeant toutes les procédures régulières, un « blâme sévère » aux trois élèves présumés responsables. Sous le coup de l’émotion, il commet deux erreurs. Il étend ce blâme à six de leurs camarades supposés, sans preuve réelle, avoir voulu « couvrir » les fautifs. Il transmet le dossier au ministre de la Guerre, le normalien Paul Painlevé
(1863-1933), et donne ainsi à l’incident de la Revue la dimension d’une (petite) affaire d’État. On le comprend mieux lorsqu’on se souvient que la Revue avait eu lieu quelques semaines après le vote massif, le 7 mars 1927, par la Chambre des députés, de la loi déposée par Joseph Paul-Boncour (1873-1972) alors membre de la SFIO sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre », loi qui prévoyait (art. IV), « dans l’ordre intellectuel, une orientation des ressources du pays dans le sens des intérêts de la défense nationale ». Cette loi avait soulevé une vague immédiate de protestations de la part des « alanistes ». Michel Alexandre s’insurge ainsi dès le 20 mars dans les Libres Propos, suivi d’Alain lui-même dans le numéro du 15 avril de la revue Europe. Le 20 avril, Canguilhem prend à son tour la plume dans les Libres Propos sous son pseudonyme de C. G. Bernard. « Si l’on proteste contre l’utilisation des intellectuels, écrit-il, c’est parce qu’il y a là le signe le plus décisif d’un effort pour enrôler tout un pays à la suite d’un état-major, pour rendre à l’armée un prestige qu’elle est en train de perdre, pour renforcer un ordre aristocratique et autoritaire. » Il fait le lien avec la situation particulière des normaliens astreints à une préparation militaire supérieure qui les fait accéder de droit au rang d’officiers : « Or, c’est précisément cette aristocratie que nous refusons ici comme ailleurs. Quand il s’agit de guerre, c’est-à-dire de mort d’hommes, nous n’acceptons pas de voir la vie d’un laboureur et la vie d’un ingénieur ou d’un professeur devenues subitement sans comparaison possible… Nous refusons de nous laisser étiqueter sous la rubrique élite. » Fin 1927, lors de l’examen de la préparation militaire, il laisse volontairement tomber sur les orteils de l’officier examinateur le pied de la mitrailleuse qu’on lui donne à démonter. Il accomplira comme deuxième classe, puis maréchal des logis, un service militaire long de dix-huit mois au
lieu d’un an, de novembre 1927 à avril 1929. Le geste du jeune philosophe restera fameux dans les promotions suivantes. Il figure, peu après, parmi les trois premiers signataires d’une virulente pétition publiée en 1928 dans le journal socialiste (SFIO) Le Populaire, qui n’hésite pas à qualifier la loi Paul-Boncour de « plus grave atteinte qui ait jamais été portée à la liberté de conscience ». Malgré ce contexte pour le moins agité, le normalien poursuit un brillant cursus universitaire. En 1926, il a passé son diplôme d’études supérieures à la Sorbonne sous la direction du philosophe et sociologue Célestin Bouglé (1870-1940). Son mémoire porte sur La Théorie de l’ordre et du progrès chez Auguste Comte (1798-1857), philosophe dont Alain faisait grand cas, et dont lui-même ne cessera toute sa vie de méditer les leçons. En 1927, l’année du blâme, il est reçu deuxième à l’agrégation de philosophie après Paul Vignaux (1904-1987) 13, devant Jean Lacroix (19001986) 14 et Jean Cavaillès (1903-1944), son aîné d’une promotion, qui deviendra l’un de ses amis les plus chers, son camarade de combat. Il a eu le temps de traduire la thèse latine d’Émile Boutroux (1845-1921) 15 soutenue en 1874, Des vérités éternelles chez Descartes 16, qui paraît cette même année chez Alcan avec une préface de Léon Brunschvicg (18691944) 17. Canguilhem n’attend pas son retour à la vie civile pour reprendre ses comptes rendus et commentaires dans les Libres Propos, avec quelques excursions, comme Alain, dans la revue Europe. La tonalité pacifiste vigoureuse de ses interventions politiques ne se dément pas. C’est ainsi que, soucieux d’action autant que de réflexion, il propose et commente dès le 20 mars 1929, sous son pseudonyme, une « esquisse d’une politique de paix » qui comporte, en vue de la « réalisation d’une culture pacifique », le plan d’un dispositif national complexe qui associerait, par petits groupes de réflexion et d’initiative, instituteurs, ouvriers, paysans, médecins,
professeurs sur tout le territoire afin de « faire entrer la paix dans les mœurs ». Le « commentaire » des onze articles constituant le premier schéma institutionnel destiné à structurer ce mouvement se présente comme une réflexion philosophique sur l’idée même de paix. « La paix que nous cherchons n’est pas la paix par peur de la guerre, mais la paix pour l’amour de la paix. C’est donc la paix en tant que telle (laquelle existe déjà depuis qu’il y a des métiers, un commerce, une culture) que nous voulons asseoir définitivement, et non la paix qui n’est qu’horreur du sang, des canons et des armées. Ce qui fait la paix, c’est la reconnaissance et l’acceptation des différences et, par la conciliation de ces différences, leur négation. » Cette intervention est précédée, le 20 février 1929, d’une « adresse à la Ligue des droits de l’homme ». La Ligue propose des mesures en faveur de la paix dans le monde. « J’adhère », écrit Canguilhem. Mais certes pas pour les raisons dont on les motive. Les responsables de la Ligue font valoir que ces mesures doivent être approuvées parce qu’elles sont « possibles », « réalisables » ! Mais si c’était le cas, réplique Canguilhem, elles ne seraient pas à la hauteur de l’ambition affichée. Il appelle ironiquement la Ligue à se transformer au contraire en « ligue des impossibles », s’autorisant d’une phrase de Stendhal (1783-1842) dans Le Rouge et le Noir (chap. LXI) : « Quelle est la grande action qui ne soit pas impossible au moment où l’on l’entreprend ? C’est quand elle est accomplie qu’elle semble possible aux êtres du commun ». En 1931, il signe avec Sartre, Romain Rolland (18661944), Henri Wallon (1879-1962) et bien d’autres une nouvelle pétition « contre la fascisation de l’Université ». Depuis la rentrée 1930, Canguilhem a été affecté au lycée de Charleville. Le texte que prononce le nouveau professeur de philosophie lors de la distribution des prix, le 12 juillet, a la même tonalité de défi aux pouvoirs en place, aux idées reçues et aux usages établis, avec les qualités formelles
d’une rhétorique impeccable dont il ne s’est jamais départi. Il commence par ces phrases mémorables 18 : « Mes chers Amis, « Voici venu le quart d’heure de Socrate. Il me plaît d’appeler ainsi cet instant que l’on peut dire inévitable dans la vie de tout professeur, où il lui faut affronter le grave et sévère aréopage formé par les vieillards, les puissants et les sages de la cité, afin d’y subir comme un jugement, préliminaire parfois, mais souvent différé, aux termes duquel l’opinion ratifie ou rapporte la confiance qui fut faite au maître dont la jeunesse suit les leçons. Socrate, vous le savez, dut répondre, devant l’association athénienne des parents d’élèves, d’un crime qu’il eut l’étonnant et naïf courage de ne pas reconnaître, et fut condamné à mourir, pour avoir détourné les jeunes esprits, qui s’étaient faits ses disciples, des voies droites et saines dont toujours et partout la société s’est estimée gardienne infaillible et nécessaire. » Le jeune Canguilhem prend la défense de Lagneau contre Maurice Barrès (1862-1923) 19. Dans son éloge de Socrate, il va jusqu’à affirmer : « Tout pouvoir corrompt tout dirigeant. C’est sans doute pourquoi les politiques présents et à venir ne comprendront pas mieux. On ne pourra pas faire que la parole de Socrate ne retentisse inlassablement. » Est-ce parce que ses débuts dans l’enseignement le déçoivent, parce que les autorités, au « temps des modérés 20 » qui s’est ouvert après l’échec du Cartel des gauches, n’apprécient ni ses prises de position ni ses méthodes, qu’après une année passée ensuite au lycée d’Albi (1930-1931) il demande un congé pour convenance personnelle malgré les succès de ses élèves ? En tout cas, il est à Paris en 1931-1932 et peut, on l’a vu, prendre le relais de Michel Alexandre à la tête des Libres Propos. À partir de la rentrée scolaire 1932, il sera nommé dans plusieurs autres lycées (Douai, Valenciennes, Béziers). Il n’obtiendra celui tant espéré de
Toulouse qu’en octobre 1936 (« le seul poste que j’ai véritablement souhaité de ma vie », déclarera-t-il plus tard) ; dès l’année suivante, il s’y voit confier la khâgne. Il restera au lycée de Toulouse jusqu’à la rentrée de 1940. Parallèlement à ses premiers pas d’agrégé du second degré, il multiplie les contributions aux Libres Propos et à Europe. Au cours de l’année 1930, il nourrit la polémique au sujet de la question des responsabilités de la guerre de 1914-1918, donc des « réparations » exigées de l’Allemagne, qui a empoisonné la vie politique de la IIIe République depuis 1919. Il fait l’éloge d’un livre de Julien Benda (1867-1956) publié l’année précédente, La Fin de l’Éternel 21 prolongement de La Trahison des clercs (1927) 22. Un livre « sévère, strict, dur » qu’il « approuve » et « salue ». Benda prend occasion de ce compte rendu pour justifier sa critique des positions, selon lui, toutes « sentimentales » de Romain Rolland et des lecteurs d’Europe contre la guerre. Canguilhem cosigne avec Alexandre une longue mise au point datée du 12 avril 1930. Il dit une nouvelle fois son admiration pour l’auteur de La Trahison des clercs (1927). Derechef, il endosse la définition qui disait que « l’essence du clerc est de ne pas accepter le monde tel qu’il est ». Il trouve dans Benda une leçon d’intransigeance : le clerc trahit quand, au lieu de dire toute la vérité, sans souci des conséquences, il transige avec le temporel et, dans l’intérêt de la stratégie ou de la tactique, aliène sa liberté de juger, à l’occasion de condamner. Mais, avec Michel Alexandre et au nom des Libres Propos, il prend la défense de Romain Rolland. La fonction du clerc ne consiste pas à « doser les responsabilités » ; « sa fonction première n’est jamais non plus d’établir des responsabilités, mais au contraire de résister, en lui et autour de lui, aux courants sentimentaux qui précipitent chacun à ces jugements ». Or, si Rolland – « le grand hérétique » – nourrit une « philosophie de poète », « une philosophie d’allure romantique et mystique », son message
de 1914 était bien celui de « l’Esprit révolté, de la Raison d’emblée affranchie et reconquise ». Benda, concluent les deux amis ironiquement, aurait dû lui dédier La Trahison des clercs… Cette escarmouche montre en acte la conception que se faisait alors Canguilhem de l’engagement philosophique. L’essentiel des questions alors débattues en France sur la guerre et la paix se trouve focalisé sur ce qu’on appelait la « question allemande ». Y aurait-il une « âme » de ce peuple qu’on pourrait dire démoniaque ? Faudrait-il lui opposer l’« esprit français » ? Douze ans après la fin des hostilités, on ne sort guère du cercle de ces interrogations. Canguilhem ne se contente pas de fustiger le nationalisme français au nom du pacifisme de son maître. Grand connaisseur et admirateur de la culture allemande, comme son camarade Cavaillès, il invite les lecteurs des Libres Propos à connaître l’Allemagne et les Allemands, au lieu de les diaboliser. C’est ainsi qu’il rend compte en novembre 1931 d’un livre de Pierre Viénot (1897-1944) intitulé Incertitudes allemandes 23. Il en fait l’éloge comme d’un ouvrage illustrant l’attitude même de l’intelligence, ayant « renoncé à partir de soi pour comprendre autrui, cherchant l’autre centre de perspective ». Selon lui, qui cite le Paul Valéry (1871-1945) de La Crise de l’esprit (1919), les « incertitudes allemandes » doivent être rapportées à « une conception purement relativiste de la civilisation ». Ce que ne comprennent pas les Français parce qu’ils n’ont pas lu Hegel (1770-1831) et ne savent pas que l’incertitude peut prendre la forme du désespoir. Ce désespoir expliquerait le succès populaire d’Hitler et du nationalsocialisme. S’appuyant sur Valéry et Viénot, il demande que, pour comprendre ce qu’on appelle alors la « crise allemande », on aborde l’Allemagne du point de vue allemand. Il appelle les clercs (et les hommes politiques) français à écouter les doléances des Allemands éclairés et informés qui déplorent « la
naïve intransigeance avec laquelle la France croit incarner la civilisation, en incarnant une civilisation ». Durant l’hiver et le printemps 1932, les Libres Propos retentissent d’une violente polémique entre les pacifistes Félicien Challaye (1875-1967), socialiste anticolonialiste bien connu qui milite pour « la paix sans aucune réserve », et Théodore Ruyssen (1868-1967), qui défend « la paix par le Droit ». Canguilhem prend parti pour le premier. Ce qui est en cause, c’est la logique même de la guerre : reposerait-elle sur le fait d’un « sentiment national » qui pourrait se ranger parmi les « réactions élémentaires, irrésistibles » chez l’être humain ?… L’important serait-il donc de contenir cette disposition de nature par des dispositifs juridiques ? Canguilhem récuse le présupposé naturaliste, quasi biologiste, de cette thèse. Il réaffirme que, si l’on veut s’opposer efficacement à la guerre, il faut – comme Challaye – dénoncer « toute tentation d’imposer du dehors à un homme ou un groupe d’hommes quelque renoncement à son droit d’humanité, c’est-àdire à son devoir de faire exister l’humanité contre les obstacles de la nature, les accidents de la nécessité, la déchéance de la brutalité ». En octobre 1932, il signale à l’attention des lecteurs des Libres Propos un petit livre d’un professeur de l’Ober Realgymnasium d’Iéna ; il s’agit de la traduction de textes choisis d’Alain 24. Après avoir loué sa sobriété et son intelligence, il conclut qu’« il est bon de savoir un peu plus chaque jour que notre ennemi peut être plus que notre semblable, qu’il réalise parfois mieux que nous ce que nous devrions être de notre point de vue ». Et de citer Alain : « La paix sera si les hommes la font ; la justice sera si les hommes la font ; nul destin, ni favorable, ni contraire. Les choses ne valent rien du tout. » En mars 1934, en réponse au « coup » tenté par les Ligues le 6 février contre la « République des scandales », a été créé le « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », avec à sa tête Paul Rivet (1876-1958), Paul Langevin (1872-1946) et Alain présenté sur le bulletin d’adhésion comme
« écrivain ». Le Comité charge Canguilhem de rédiger un opuscule, Le Fascisme et les Paysans, question sur laquelle sa familiarité du monde agricole le désigne tout particulièrement. Le texte paraîtra en 1935 sans nom d’auteur, comme une publication du Comité 25 réalisée sur la base d’une vaste enquête par un questionnaire « qualitatif » très détaillé sur la situation des paysans en France, suivi de deux notes sur l’agriculture en Italie et en Allemagne fascistes 26. Cette étude constitue l’unique exemple, sous sa plume, d’une analyse politique « classique ». Il invite les organisateurs de la gauche à renoncer aux simplifications conceptuelles sur le « monde paysan » véhiculées par la vulgate marxiste qui a triomphé en Union soviétique pour le plus grand malheur des paysans. Les partis et les syndicats ouvriers ne doivent pas commettre l’erreur de « prêcher aux paysans français d’aujourd’hui les soviets et les kolkhozes ». La définition du fascisme de provenance stalinienne ne permettra pas de s’opposer à la montée du fascisme en France. « Si nous définissons le fascisme seulement comme un effort du capitalisme aux abois pour détruire, en s’appuyant sur des bandes armées, la puissance des organisations ouvrières, nous ne tirerons rien d’une telle idée qui soit capable de mobiliser éventuellement les paysans français contre le fascisme ; car ils sont dans leur quasi-totalité indifférents aux organisations ouvrières, quand ils ne leur sont pas hostiles. » Que faire donc pour obtenir une telle mobilisation ? Bien distinguer d’abord, répond l’auteur – analyses concrètes, rappels historiques et enquêtes à l’appui –, dans le « monde rural » français entre ceux qui cultivent de grandes exploitations très répandues dans le nord du pays et les petits paysans individuels qui pratiquent la polyculture. « L’union de tous les paysans, quel rêve proprement pastoral ! Mais la paix des champs n’a jamais existé que dans l’imagination des poètes. » La brochure appelle socialistes et communistes à éliminer de leur propagande parmi les ruraux « ce qui n’a été pour eux, jusqu’à présent (il
faut bien le dire), qu’un épouvantail : le mot de “collectivisme” ». Le texte fixe des orientations générales pour un programme dont l’essentiel est qu’il faut, au contraire, faire prendre conscience aux petits et aux moyens propriétaires du monde rural qu’ils ont eux-mêmes intérêt à s’allier avec les travailleurs de l’industrie. Il faut « assurer au paysan travailleur la propriété effective de son entreprise, seul moyen pour lui de maintenir l’unité consciente et humaine de tout travail, initiative, exécution, contrôle ». Cette démarche peut bien se réclamer du « socialisme », mais elle va à l’encontre des politiques avancées par les partis qui se réclament alors de cette doctrine 27. Elle est pourtant la seule, à ses yeux, capable de prévenir le ralliement du « monde rural » au fascisme qui menace ; ce que favoriserait au contraire l’alliance des petits paysans avec les grands propriétaires prônée par les partis de droite et d’extrême droite au nom de l’unité, d’ailleurs illusoire, de ce monde. Canguilhem cite Karl Marx et en un sens il n’a jamais été aussi proche du marxisme – mais il cite aussi PaulLouis Courier (1772-1825) et Balzac (1799-1850), et son désaccord apparaît complet avec l’analyse marxiste dominante de son temps. Connaître les Allemands pour comprendre la crise qu’ils traversent reste l’un des motifs majeurs de la note Le Fascisme et les Paysans. Il y revient sur un mode plus théorique dans Europe (no 35), lorsqu’il présente en 1936 le livre de son camarade Aron, La Sociologie allemande contemporaine, paru chez Alcan l’année précédente. Dans le droit fil de ses interventions politiques de 1934, Canguilhem invite ses lecteurs à s’évader des cadres de la sociologie durkheimienne « quasi officielle » en France, pour prendre connaissance des travaux allemands autour de Max Weber (1864-1920), alors ignoré dans notre pays. Il loue Aron d’avoir nettement dégagé les présuppositions philosophiques distinguant la sociologie allemande de la française. Ce sont les rapports de l’individu à la société qui sont en jeu. L’œuvre d’Émile Durkheim (1858-1917) présuppose « l’antinomie de l’individu et du groupe », elle en appelle à la morale et à la discipline contre
toute menace de dissolution porteuse d’anarchie ; au contraire, Weber et la plupart des sociologues allemands s’interrogent essentiellement sur la singularité de la civilisation occidentale. Et ils y montrent l’individu aux prises avec la bureaucratie et l’ordre abstrait… L’intérêt politique immédiat du livre apparaît dans la conclusion : « Au moment où il importe plus que jamais de ne pas se méprendre sur la politique allemande, tout ce qui concerne la sociologie allemande (et le livre d’Aron en particulier) est digne de la plus grande attention… » Il y a tout lieu de penser 28 qu’à sa réflexion prennent alors une part toute particulière les conversations régulières qu’il put avoir depuis 1927 avec l’un de ses aînés, natif comme lui de Castelnaudary et comme lui agrégé de philosophie, Camille Planet, avec lequel il noua des liens d’amitié très solides et entretenus lors de ses retours fréquents au pays. C’est avec Planet, peintre, dessinateur, pianiste et compositeur, qu’il a entrepris d’écrire pour les élèves un manuel en trois volumes dont seul le premier est paru en 1939 sous le titre de Traité de logique et de morale 29. Dans la conclusion de ce Traité, les auteurs abordent de front la question du pacifisme. « Le problème, écrivent-ils, est de choisir entre une attitude de soumission aux contingences historiques ou aux nécessités, qu’on les estime métaphysiquement ou physiquement fondées, et une attitude de résistance ou plutôt d’organisation. » Visant Alain, ils rendent hommage à ceux qui placent « la paix au-dessus de tout », pour la « générosité » de leur inspiration et la « solidité de leurs arguments ». Mais ils soulignent fermement le « défaut » de cette thèse : « Ce qu’elle nomme la paix reste une négation purement verbale de la guerre : autrement dit, le pacifisme semble méconnaître que ce qui a reçu jusqu’à présent le nom de Paix, ce n’est pas l’inexistence ou l’annulation de ces conflits dont la guerre n’est qu’une autre forme… […] » Se payer de mots, ce serait (en 1939) s’exposer à la plus funeste des illusions. « Invoquer dans les circonstances actuelles la possibilité d’un arbitrage international, c’est oublier que l’arbitrage, sous
forme de diplomatie, de cours internationales de justice, de Société des nations, etc., est une couverture, précaire d’ailleurs, de relations entre forces affrontées. » À la rentrée 1940, Planet, alors professeur au lycée de Montauban, refusa de prêter serment aux valeurs du régime de Vichy. Il fut révoqué, rentra à Castelnaudary et s’engagea dans la Résistance. Canguilhem, de son côté, demandait un congé pour « convenance personnelle » à son recteur, lui écrivant : « Je n’ai pas passé l’agrégation de philosophie pour enseigner “Travail, Famille, Patrie”. » Il se consacra alors à plein-temps aux études médicales qu’il avait commencées quelques années auparavant. Mais cette période studieuse ne dura pas longtemps. Dès février 1941, Cavaillès, maître de conférences en philosophie générale et logique à l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, appelé à la Sorbonne pour assurer la suppléance de René Poirier (1900-1995) resté aux ÉtatsUnis, le convainquit non sans mal d’assurer son remplacement à Clermont comme chargé d’enseignement, tout en l’engageant à contribuer à l’organisation de la Résistance dans la région. Il est remplacé en khâgne à Toulouse par Jean-Pierre Vernant (1914-2007) et il participe à la création du mouvement Libération qui allait devenir Libération-Sud, avec Emmanuel d’Astier de La Vigerie (1900-1969), futur ministre de l’Intérieur du Gouvernement provisoire de la République française. Les historiens de la Résistance font apparaître le rôle important joué par Canguilhem dans ce mouvement sous le nom de code de Lafont au côté de Rouvres – Henry Ingrand (1908-2003). Il participe notamment à la bataille du mont Mouchet (Cantal), le 10 juin 1944. Il monte un hôpital de campagne à Maurines et passe quelque temps à l’hôpital de Saint-Alban, où s’est inventée la psychothérapie institutionnelle sous l’impulsion de François Tosquelles (1912-1994) 30 et de Lucien Bonnafé (1912-2003), avant d’être chargé par Ingrand, nommé commissaire régional de la République dans la capitale de l’Auvergne au printemps 1944 par le général
de Gaulle, d’entrer dans Vichy, non encore libéré, pour l’y représenter et s’assurer de la personne des fonctionnaires et responsables qui s’y trouvaient encore. Ici vient d’affleurer une autre histoire, celle des études médicales que le même Canguilhem a poursuivies tout en enseignant et participant à la Résistance. Cette histoire a assurément contribué à donner un tour singulier à sa réflexion philosophique.
1. Sur la biographie intellectuelle des jeunes khâgneux de l’époque, voir le livre de J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres (1988), Puf, « Quadrige », 1995. 2. Sur Alain, la biographie la plus récente et complète est celle de T. Leterre intitulée Alain, le premier intellectuel, Stock, 2006. 3. Voir le récit de Michel Alexandre reproduit par T. Leterre, ibid., p. 497-498. 4. Il s’agit des Souvenirs concernant Jules Lagneau (1925), Les Idées et les Âges (1927), le Système des beaux-arts (1920), Entretiens au bord de la mer (1931) in Revue de métaphysique et de morale, 57 (1952), p. 171-186. 5. En 1929, Aron, qui n’avait pas été élève à Henri-IV mais au lycée Condorcet, décrit rétrospectivement non sans ironie amicale ce groupe d’élèves. « À l’École normale, s’agite furieusement – corps et âme – un groupe de jeunes hommes, robustes et sains, heureux d’appliquer, sur les champs de sport et dans les universités populaires, dans le travail de labour et par des pétitions politiques, les conseils du Maître. On les appelle “les disciples d’Alain”, l’administration et certains élèves avec terreur, d’autres avec amitié, parfois même avec respect », in R. Aron, L’influence d’Alain, rééd. in Bulletin de l’Association des amis d’Alain, no 65, décembre 1987. 6. Voir J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 31-40. 7. Cette revue hebdomadaire puis bihebdomadaire avait été créée par Alain en 1921, imprimée à Nîmes chez un imprimeur ami de Michel Alexandre (La Laborieuse), et avait connu une première série de 1921 à 1924. Alain s’y exprimait sous la forme d’un « propos » dans chaque numéro qui comportait également des annexes où écrivaient ses élèves. Après une interruption de trois ans, la revue inaugura en 1927 une nouvelle série qui dura jusqu’en 1935. 8. Alexandre fut le disciple et l’ami d’Alain depuis 1908. 9. Il s’agit de la sœur de Maurice Halbwachs (1877-1945). 10. J.-F. Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 322-329. 11. Ancien élève de la khâgne de Louis-le-Grand, il fait partie du groupe des étudiants socialistes.
12. Cette information et ce commentaire étaient dus à Gustave Hervé (1871-1944) qui avait organisé en 1905 au sein de la SFIO un courant antimilitariste proche des syndicalistes révolutionnaires de la CGT ; voir J.-M. Mayeur, La Vie politique sous la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p. 202223. « Voltaire » le désigne ainsi comme « un folliculaire célèbre pour avoir un jour souillé les étendards ». Mais il était passé à partir de 1914 d’un ultrapacifisme à un ultrapatriotisme. Fondateur du Parti socialiste national en 1919 qui virera au fascisme français dès 1922. 13. L’un des fondateurs de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et, en 1937, du Syndicat général de l’Éducation nationale. 14. Le futur maître de la khâgne de Lyon au lycée du Parc, cofondateur de la revue Esprit, chroniqueur philosophique au journal Le Monde, de sa création à 1980. 15. Boutroux avait soutenu sa thèse principale sur La Contingence des lois de la nature. 16. Réédité chez Vrin, en 1985, sans la préface mais avec un avant-propos de J.-L. Marion. 17. La thèse de la création Des vérités éternelles chez Descartes était chère à Alain comme à son maître Lagneau. 18. Ce texte reproduit en partie dans le livre déjà cité de J.-F. Sirinelli (Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, op. cit., p. 595) a été réédité intégralement dans les Cahiers philosophiques, 69, CNDP, décembre 1995. 19. La figure du professeur de philosophie, le déplorable P. Bouteiller, premier des « déracineurs », mise en scène au début du roman Les Déracinés (1897), est pour l’essentiel empruntée à son professeur A. Burdeau (1851-1894) mais aussi à J. Lagneau qui lui succéda en cours d’année. 20. J.-M. Mayeur, La Vie politique sous la IIIe République (1871-1898), op. cit., p. 290 sq. Voir aussi la remarquable édition due à A. Compagnon des Réflexions sur la politique de A. Thibaudet (18741936), Robert Laffont, 2007. 21. J. Benda, La Fin de l’Éternel, Gallimard, 1929. 22. J. Benda, La Trahison des clercs (1927), Grasset, 2003. 23. P. Viénot, Incertitudes allemandes. La crise de la civilisation bourgeoise en Allemagne, Librairie Valois, 1931. 24. J. Schmidt, Alain, eine Auswahl aus seinen Werken zur Einführung in sein Denken, Westermann, Braunschweig, 1931. 25. Michele Cammelli a publié et présenté ce texte en italien : Georges Canguilhem, Il fascismo e i contadini, Il Mulino, 2006. Œuvres complètes, t. I, p. 515-572 avec la version française de la présentation de Michèle Cammelli. 26. Canguilhem utilise le mot « totalitaire » entre guillemets pour désigner les deux régimes, fasciste et nazi. Il s’agit alors, dans notre langue, d’un néologisme d’importation italienne mussolinienne (le mot totalitario y avait pris valeur politique en 1926). C’est J. Bainville (1879-1936) qui l’a introduit en 1933 pour désigner « une nouvelle sorte de société politique » où « un seul parti a droit à l’existence ». Au début des années 1950, le terme « totalitarisme » sera étendu au régime soviétique, notamment par Hannah Arendt et Raymond Aron. 27. Dans une note finale, Canguilhem se défend par avance de toute interprétation politicienne de sa position : « Il est bien entendu que nous n’avons pas entendu désigner par le mot de socialisme,
fréquemment employé dans cette étude, la doctrine de tel ou tel parti politique actuel. Nous prenons le mot au sens purement théorique… » S’il doit y avoir organisation collective de la production, c’est « pour la libération individuelle ». 28. C’est le regretté Jean Svagelski qui m’a communiqué la substance de ce paragraphe. 29. G. Canguilhem et C. Planet, Traité de logique et de morale, F. Robert et Fils Imprimeurs, 1939. Les deux autres prévus étaient un Traité d’esthétique et un Traité de psychologie. On peut imaginer d’après ce qu’il écrivait des manuels dès 1930 que Georges Canguilhem ne se trouvait pas en définitive très à l’aise dans cet exercice. Au demeurant, les auteurs ont choisi le mot de « traité » pour désigner leur œuvre, ce qui était autrement exigeant quant à la logique interne du texte. 30. Voir le pittoresque et sympathique portrait que donne E. Roudinesco de F. Tosquelles au cours des années 1930 dans son Histoire de la psychanalyse en France (1925-1985), Fayard, 1994, t. II, p. 203-204.
CHAPITRE II
Une philosophie de la médecine Il est d’usage aujourd’hui de présenter Canguilhem comme « médecin et philosophe » ou comme « philosophe et médecin ». On aura compris que la deuxième formule est la plus proche de la réalité, car c’est à l’âge de 32 ans, alors qu’il enseigne la philosophie depuis plusieurs années et vient d’être nommé au lycée de Toulouse, qu’il entreprend parallèlement à son enseignement des études de médecine. On a vu qu’il a pu s’y consacrer à plein-temps durant son congé pour « convenance personnelle » de septembre 1940 à février 1941, date de son départ pour l’université de Strasbourg à Clermont-Ferrand. Là, malgré ses tâches pédagogiques – dont en 1942 un fameux cours sur le chapitre III de L’Évolution créatrice d’Henri Bergson – et malgré ses activités de résistant, il mène ces études jusqu’à la soutenance en 1943 d’une thèse dont la version publiée est à présent le plus célèbre de ses ouvrages : Le Normal et le Pathologique 1. Pourquoi ces études ? Pour devenir médecin, voire médecin de campagne, comme certains ont pu le penser ou l’écrire ? « Certainement pas ! Certainement pas ! », répond-il lui-même avec insistance bien des années plus tard lorsque de jeunes collègues lui posent la question 2. Il leur rappelle au demeurant qu’il n’a jamais exercé la médecine, hormis pendant quelques semaines dans l’urgence des maquis d’Auvergne où il a dû en particulier participer au côté du docteur Paul Reiss 3 à l’amputation d’un camarade
blessé 4, expérience dont il a gardé toute sa vie un souvenir horrifié. On sait qu’il fit un séjour de trois semaines à l’hôpital de Saint Alban, dans les mêmes circonstances. Enregistré comme « malade » ordinaire, ce fut la « couverture » qui lui permit de participer à des séminaires et de suivre des visites. De son engagement dans les études médicales, il y a sans doute, comme il l’affirme au cours du même entretien, une raison négative qu’il juge rétrospectivement « petite ». Il continuait d’éprouver une certaine déception de constater que sa pratique de l’enseignement de la philosophie n’était pas reconnue à sa juste valeur par des autorités qui, comme il le pressentait dès 1930, s’en faisaient une tout autre idée. À cette déception déclarée s’ajoute cependant une raison positive. Il voulait, à titre personnel, « ajouter » aux connaissances d’« ordre livresque » qu’il avait acquises en philosophie « quelques connaissances d’expérience ». Dans l’introduction du livre de 1943, il écrit dans le même sens qu’il attendait de la médecine « une introduction à des problèmes humains concrets 5 ». Deux remarques viennent souligner ce qu’il percevait comme l’originalité de sa position. Selon la première, « ce n’est pas nécessairement pour mieux connaître les maladies mentales qu’un professeur de philosophie peut s’intéresser à la médecine ». C’était là prendre ses distances à l’égard d’une tradition qui allait de Théodule Ribot (1839-1916) et Georges Dumas (1866-1946), pour lesquels il n’avait guère d’estime, à son camarade de promotion Daniel Lagache dont il appréciait l’acuité intellectuelle jusqu’à suivre ses présentations de malades à Clermont-Ferrand où ce dernier avait été nommé maître de conférences en 1937 6. Les « problèmes humains concrets » qui s’inscrivent dans le prolongement de la « philosophie livresque » sont ceux qui tiennent à la réalité biologique de l’homme, être vivant singulier susceptible de tomber malade, c’est-à-dire de voir paraître dans le cours de sa vie la menace de sa mort, pour finir inéluctable.
La seconde remarque précise que s’engager dans de telles études « ce n’est pas davantage nécessairement pour s’exercer à une discipline scientifique ». Autrement dit, ce n’est pas le souci épistémologique qui a prévalu dans sa démarche, si paradoxal que cela puisse paraître au regard d’une tradition qui croit pouvoir s’autoriser de son exemple pour recommander aux étudiants de suivre des cursus scientifiques pour asseoir leur compétence en philosophie des sciences. D’une « culture médicale directe », il espérait des éclaircissements sur une technique qui « ne se laisse pas entièrement et simplement réduire à la seule connaissance 7 ». Il n’avait nullement l’ambition d’être un « épistémologue » ; il s’interrogeait en philosophe sur la méthodologie d’une activité humaine qui défiait les canons épistémologiques (positivistes) prédominants, puisqu’elle ne se laissait pas entièrement « réduire », c’est-à-dire subordonner dans la pratique, par simplification dans la théorie, à une (ou plusieurs) science(s). Il considérait la médecine comme « une technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science proprement dite ». Ces lignes doivent être lues avec toutes leurs nuances. Canguilhem ne nie évidemment pas, ni n’a jamais dénié, le caractère scientifique de la médecine ; il n’ignore pas le gain d’efficacité que la science (pharmacologique et statistique en particulier) a pu apporter à la médecine moderne ; il ne défend pas une conception « intuitive » de la pratique médicale, une vision nostalgique du fameux « colloque singulier » entre un médecin généraliste (de famille) et un malade en quête de paternalisme. Il affirme que la technique médicale est un « art » au sens où il reste toujours quelque trait d’individualité ou de subjectivité du côté du médecin dans la mise en œuvre des techniques qu’il a apprises. Ce qui fait, comme chacun sait, qu’il existe de bons et de mauvais praticiens. Il soutient que ces techniques mêmes ne peuvent se présenter comme de simples « applications » d’un savoir préalablement donné parce qu’elles ont pour
cible un être en détresse dont les traits individuels ne se laissent pas assigner au statut d’un objet, sans un surcroît de souffrance alors imputable à la médecine même. Canguilhem ne s’intéresse donc pas à la médecine en tant que médecin, pour la médecine ; pas davantage en tant qu’historien de la médecine ; c’est en philosophe qu’il l’aborde. Il écrit, lignes fameuses, pour justifier son projet, que « la philosophie est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne, et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière doit être étrangère 8 ». Il a, de fait, jugé que la médecine était, parmi toutes ces matières, la meilleure qu’il pouvait choisir dans le prolongement de ses études philosophiques. Faut-il alors le tenir pour un philosophe de la médecine ? En un sens oui, et les textes récemment publiés sous le titre d’Écrits sur la médecine 9 montrent bien une attention constante aux évolutions de cette « matière » choisie à la fin des années 1930, et ce jusqu’en 1989. Il faut ajouter que les sciences du vivant, auxquelles il n’a cessé de consacrer des réflexions, ont la part belle dans les recueils qu’il a lui-même composés pour publication. Ces sciences n’y sont en définitive le plus souvent envisagées que dans leurs rapports complexes à la médecine. La première trace de son intérêt pour la médecine se trouve inscrite dès 1929 dans les Libres Propos sous les espèces d’un compte rendu du livre qui venait alors de paraître du médecin René Allendy 10 intitulé Orientation des idées médicales 11. Ce texte se présente comme écrit « à la gloire d’Hippocrate, père du tempérament ». Canguilhem y reprend avec enthousiasme l’opposition tracée à grands traits par l’auteur entre la médecine « analytique » et la « médecine des malades ». Selon la première, résumait Allendy, « la maladie serait due à une influence exogène, accidentelle, qu’il faut reconnaître par l’analyse, puis combattre spécialement ou supprimer ; selon l’autre, la maladie serait l’expression d’une activité endogène, liée à la synthèse des conditions de vie, un effort
d’adaptation à des circonstances difficiles, et le médecin avait pour tâche de le favoriser et le soutenir ». Historiquement, la première aurait été rationalisée par Galien, continuée par les Arabes, reprise à l’époque moderne par des médecins comme Sylvius, Boerhaave, Bichat, Broussais, etc., et trouverait son épanouissement dans l’ère pastorienne ; la seconde aurait été celle de l’Antiquité, où elle aurait trouvé son expression majeure chez Hippocrate… Le moment serait venu de lui rendre vie, contre les excès de la première. On est frappé du ton d’enthousiasme et de véhémence de la présentation. Si ce livre retient son attention, ce n’est point tellement pour le tableau qu’il donne de l’histoire de la médecine, c’est à ses yeux parce qu’il permet de dégager l’enjeu philosophique des « orientations » de la médecine contemporaine. Cet enjeu, c’est l’individu. Le texte s’ouvre en effet, non sans éclat, sur cette déclaration : « L’individu réapparaît. Le jour où l’on s’apercevra que la science va à l’individu comme à son objet propre, il y aura peut-être panique chez les philosophes amoureux de généralités. Mais tant pis. » L’individu avait donc « disparu » ? Oui, parce qu’au nom d’une certaine caricature positiviste de la science les philosophes auraient concrètement contribué à rayer l’individu du souci de médecins épistémologiquement subjugués et éthiquement défaillants. D’où, faisant écho à sa première déclaration, cette annonce que « l’individu menace la médecine », parce que cet individu ne supporte plus d’être traité comme s’il n’existait pas, parce qu’il ne se résignera plus longtemps au rôle passif de patient support de maladies. Le jeune philosophe se risque même à un diagnostic que l’on peut juger rétrospectivement imprudent : « L’auréole de Pasteur pâlit. » On lui objecte qu’il est célébré de tous côtés, Église et État réunis dans le même culte, comme « bienfaiteur de l’humanité » ? Il commente, sarcastique : « Cela est bien dit et traduit assez l’amour des abstractions ; car, enfin, ce qui existe, ce sont des hommes. Et même le corps humain est doublement
individualité ; il l’est en tant que vivant, et comme n’importe quel animal ; mais il l’est – et combien davantage ! – en tant qu’humain, c’est-à-dire en tant qu’inséparable d’un esprit, d’une personnalité… » Il n’oubliera pas le livre d’Allendy. Dans un article paru en 1978 dans la Nouvelle Revue de psychanalyse, il y fera encore référence dès les premières pages 12. L’analyse réflexive de ce que peut être l’individualité humaine restera le pôle de ses interrogations sur la médecine, jusqu’en ses textes les plus techniques. Sa thèse se présente d’abord comme une confrontation d’aspect historique entre les thèses de Broussais, Comte, Bernard et Leriche sur la question de savoir si « l’état pathologique n’est qu’une modification quantitative de l’état normal » avant de se demander « s’il y a des sciences du normal et du pathologique », ce qui revient à s’interroger pour finir sur le statut de la physiologie 13. Canguilhem le dit aussi nettement qu’il le montre : « En matière de normes biologiques, c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer 14. » Plus précisément lorsqu’il s’agit de l’être humain, c’est la douleur de l’individu, la détresse qui met à l’épreuve ses assurances vitales, l’incite à se déclarer « malade » et à faire appel au médecin. En tant qu’humain, un individu est doué de conscience. Se déclarant malade, il juge l’état de ses normes biologiques. « L’étonnement proprement vital, c’est l’angoisse suscitée par la maladie 15. » Et ce jugement peut avoir des incidences sur le devenir de ces normes mêmes. Dans tous les cas, ce jugement consiste à comparer ses possibilités d’aujourd’hui à celles d’hier. Et ce qui est menacé par la maladie, ce n’est pas la fonction (ou l’existence) de tel ou tel organe, c’est l’« allure de vie 16 » de l’individu, c’est-à-dire le tout de ses relations avec son milieu dans son devenir. Canguilhem répond méticuleusement aux objections prévisibles du corps médical : le jugement de l’individu, chacun le sait, manque souvent de justesse. Tel qui dit souffrir des reins, par exemple, c’est bien rarement
des reins qu’il est malade ! Certes. Et c’est justement pourquoi la clinique est indispensable, parce qu’« elle met le médecin en rapport avec des individus complets et concrets et non avec des organes et leurs fonctions 17 » ; elle permet d’apprécier le jugement du malade. Le malade se trompe-t-il sur la nature de son mal ? Ce n’est pas une raison pour nier que, se déclarant malade, accusant ses reins, il exprime le sentiment d’être entré dans une nouvelle « allure de vie » par rapport à celle qui était la sienne lorsqu’il vivait « dans le silence des organes » (Leriche). « Être malade, c’est vraiment pour l’homme vivre d’une autre vie même au sens biologique du mot 18 », n’hésite-t-il pas à écrire. Être médecin, c’est « prendre le parti de la vie » au côté du malade 19. Par la médecine (« art de la vie »), le vivant humain prolonge la vie en lui apportant « la lumière relative mais indispensable de la science humaine, l’effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui a valeur négative 20 ». Le drame de la médecine moderne et contemporaine dite « scientifique », c’est que « le médecin a tendance à oublier que ce sont les malades qui font appel au médecin. Le physiologiste a tendance à oublier qu’une médecine clinique et thérapeutique, point toujours tellement absurde qu’on voudrait dire, a précédé la physiologie 21 ». Pour prendre acte de ce drame, ce texte, soutenu comme thèse de médecine, s’ouvre paradoxalement sur une incitation adressée aux médecins à « changer de point de vue 22 », à ne pas adopter sur la maladie le point de vue des médecins pour en faire la science, à bien distinguer « les deux points de vue si souvent mêlés, celui du malade qui éprouve sa maladie et que la maladie éprouve, et celui du savant qui ne trouve rien dans la maladie dont la physiologie ne puisse rendre compte 23 ». Pour se faire entendre des mêmes médecins, Canguilhem s’emploie à montrer dans les textes de Broussais, Comte et Bernard, auteurs révérés sinon lus par les médecins, les incohérences théoriques auxquelles expose cet oubli. Et si René Leriche fait contraste, c’est parce qu’avec lui « c’est la
maladie du malade qui redevient, de façon assez inattendue, le concept adéquat de la maladie, plus adéquat en tout cas que le concept de l’anatomo-pathologie 24 ». La logique des médecins qui ont encouragé et rationalisé l’oubli de la « maladie du malade » fait l’objet d’un démontage systématique. Elle repose sur un ensemble d’« évidences » que le corps médical a réussi à accréditer très largement. Ces évidences sont groupées autour d’un « dogme » – attribué à Broussais par Comte 25 – selon lequel il n’y a pas de différence de nature entre les phénomènes pathologiques et les phénomènes normaux, entre ce qui est pathologique et ce qui est physiologique. Il y a continuité, homogénéité 26 entre les deux types de phénomènes. La médecine et le bon sens semblent le réclamer conjointement : les phénomènes pathologiques ne seraient que des phénomènes normaux perturbés. La médecine « science des maladies » devrait se référer à la physiologie « science de la vie 27 ». Ces évidences se trouvent consolidées dès lors qu’elles apparaissent porteuses d’une quantification, signe de la science, garanti par l’exemple des sciences physico-chimiques. « Il n’y a pas deux chimies », déclarait à juste titre Claude Bernard dans ses Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux 28. Sa gloire restera d’avoir affirmé le déterminisme en ce sens très précis. Peut-on en conclure que le pathologique ne serait, par rapport au physiologique, que « le dérangement d’un mécanisme normal, consistant dans une variation quantitative, une exagération ou une atténuation des phénomènes normaux » ? Nous voilà bien éloignés de l’individu concret qui prend conscience douloureuse de l’obstacle qu’il rencontre dans l’exercice et le déploiement de ses potentialités organiques, qui doit réaménager sa vie considérée comme un tout en fonction du « rétrécissement » de ses possibilités. Le clinicien moderne se tourne vers le laboratoire d’analyses physiologiques ; lui, qui a pourtant le privilège de rencontrer le malade comme individu
concret, est incité à « adopter le point de vue du physiologiste 29 ». L’individu, le drame dans son histoire que constitue sa maladie, se trouve à ce point escamoté par cette conversion du regard que le langage en porte la trace. On parlera désormais d’organes malades, voire de « maladies moléculaires 30 », alors qu’ils sont « seulement » affectés de lésions ou de dysfonctionnements. Pourquoi ces « évidences » trompeuses s’imposent-elles à ces pionniers de la médecine moderne ? Pourquoi ce point de vue a-t-il si aisément, si amplement, triomphé ? Comment expliquer que l’annonce du « retour de l’individu », dans et par la médecine, si assurée en 1929, n’ait pas été confirmée par les faits ? Canguilhem en donne plusieurs explications qui composent un véritable tableau d’époque. La première nous renvoie à l’empire sur les esprits d’une philosophie, alors nouvelle, porteuse de l’idée même de la science qui inspire au médecin le changement de point de vue qui l’a emporté en Occident. Cette philosophie n’est autre que le positivisme de Comte dont il retient une thèse essentielle pour ce qui est de son emprise sur la pensée médicale 31. Elle peut se présenter sous les espèces de plusieurs de ces maximes qu’Auguste Comte s’entendait à ajuster pour frapper les esprits. « Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action » ou, plus brièvement, « savoir pour agir » ou encore « savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir ». Par de telles maximes, Comte se posait, non sans raison, en héritier de la philosophie des Lumières (Condorcet en particulier). Elles impliquaient cependant une conception du rapport entre science et technique comme un rapport d’« application » qui dénie la primauté chronologique et logique de la technique sur la science 32. Les médecins français du XIXe siècle adoptent volontiers cette conception d’ingénieur qui se traduit chez eux par l’affirmation d’une primauté de la physiologie sur la médecine. Cette thèse philosophique revient à faire de la technique « une servante docile appliquant des ordres intangibles », alors qu’elle doit être tenue pour une
« conseillère et animatrice, attirant l’attention sur les problèmes concrets et orientant la recherche en direction des obstacles, sans rien présumer à l’avance des solutions théoriques qui leur seront données 33 ». C’est dans l’optimisme rationaliste d’un siècle (le XIXe) qui veut refuser toute réalité au mal qu’il faut en trouver l’inspiration première. Imputer à l’ignorance toutes les impuissances de l’homme à maîtriser les obstacles qu’il rencontre dans la pratique, accorder à la science le pouvoir de dissiper tous les mystères qui font obstacle au progrès humain, c’est le propre d’une civilisation (industrielle) qui a propension à s’effrayer de la « témérité 34 » de l’activité technique, à laquelle elle préfère la « prudence » de la connaissance codifiée qui ressent toujours la première comme un défi. Que la technique, en général, puisse s’incorporer des connaissances scientifiques à des fins d’efficacité accrue, que la médecine, plus particulièrement, puisse, à mêmes fins, tirer bénéfice des connaissances physiologiques acquises, voilà qui est incontestable. Mais il n’est pas moins indéniable que, sans les problèmes surgis dans la clinique, sans la pathologie, la physiologie perdrait l’essentiel de sa raison d’être et le moteur de ses progrès. On voit en quel sens il est justifié de qualifier Canguilhem de « philosophe de la médecine » : en ce qu’il trouve dans la médecine une matière particulièrement favorable à l’exercice de la philosophie pour peu qu’on soit attentif au détail des pratiques, des concepts et des théories. Cette position originale exprimée dans sa thèse de médecine se trouve directement prolongée par une réflexion sur la physiologie comme « science des allures stabilisées » de la vie. Faudra-t-il dire qu’il est un « philosophe des sciences du vivant » ou un « philosophe de la vie » ? En un sens, on peut répondre par l’affirmative à ces deux questions. Si la médecine ne peut être tenue pour l’application d’une science (physiologique) à des cas d’irrégularité constatés, mais est un art destiné à répondre à l’appel d’un vivant humain en détresse, d’où tiendra-t-elle son
objectif, et comment définir son usage ? On trouve dans l’œuvre de Canguilhem plusieurs textes importants sur la notion de guérison et sur celle de santé 35. On a retenu, du livre Le Normal et le Pathologique, la définition de la santé empruntée à René Leriche : « La santé, c’est la vie dans le silence des organes. » En 1988, il l’enrichit d’une formule concordante de Valéry : « La santé est l’état dans lequel les fonctions nécessaires s’accomplissent insensiblement ou avec plaisir 36 » et de celle d’un grand historien de la médecine, Charles Daremberg (1817-1872) 37 : « Dans l’état de santé on ne sent pas les mouvements de la vie. » Dans un texte célèbre, Diderot donnait déjà corps paradoxal à ce silence, en liant pour finir le concept de santé à celui de guérison : « Quand on se porte bien aucune partie du corps ne nous instruit de son existence ; si quelqu’une nous en avertit par la douleur c’est, à coup sûr, que nous nous portons mal ; si c’est par le plaisir, il n’est pas toujours certain que nous nous portions mieux 38. » Pourquoi les médecins sont-ils en définitive toujours plus loquaces sur les maladies que sur la santé ? Parce que, répond l’auteur, il n’y a pas de science de la santé. La santé est une valeur. Une valeur qui s’éprouve individuellement dans la conscience d’une capacité, que chacun peut acquérir, avoir ou perdre, de dépassement de ses capacités initiales. Ce qui renvoie à la relativité individuelle des valeurs de normal et de pathologique. Que sera donc la « guérison » ? « Un événement dans la relation entre le malade et le médecin 39 », mais dont la nature reste ambiguë. Le langage, savant aussi bien que populaire, en témoigne qui sous-tend une réversibilité des phénomènes pathologiques : « Restaurer, restituer, rétablir, reconstituer, récupérer, recouvrer, etc. » Malgré les critiques 40, Canguilhem maintient la position qu’il a défendue dans sa thèse : jamais le vivant, ayant été malade, ne revient purement et simplement à son état antérieur. « Aucune guérison n’est un retour. » Ce qui importe, c’est, dans des conditions nouvelles, de pouvoir accepter une vie qui ait à ses propres yeux suffisamment de qualité
pour être vivable. Et il montre la complexité de la situation qui s’établit entre malade et médecin, puisqu’il s’agit toujours en définitive d’une appréciation subjective du patient en fonction de l’idée que celui-ci se fait de sa vie. Les psychanalystes connaissent même ce paradoxe de malades qui « ne parviennent pas à assumer leur guérison, à se comporter comme guéris et résolus à affronter à nouveau, quoique autrement qu’auparavant, le questionnement de l’existence ». Ils savent qu’il y a des malades « qui trouvent dans leur maladie un bien à leur mesure et qui refusent la guérison 41 ». Ces analyses et ces prises de position sont-elles obsolètes ? Peut-on dire qu’elles appartiennent à un âge de l’histoire de la médecine aujourd’hui décidément révolu à l’époque de la santé publique et de la prévention apparemment triomphantes (du moins dans les pays développés) ? Parler de « qualité de la vie » au sens d’un jugement individuel, comment le pourraiton légitimement au début du XXIe siècle alors que les efforts des spécialistes visent tous à en donner une mesure statistiquement fondée ? La discussion est ouverte. Mais il faut à tout le moins reconnaître que Canguilhem n’a pas ignoré cette évolution. Il l’aborde dans sa thèse, puis à nouveau dans sa conférence sur la santé. À l’expression de « santé publique », il propose de substituer celle de « salubrité publique », car, selon lui, ce qui est public, c’est la maladie, non la santé. Les efforts de l’hygiénisme sont couronnés de succès ? Assurément, si l’on se rapporte par exemple à la durée moyenne de la vie. Mais l’hygiénisme « s’applique à régir une population. Il n’a pas affaire à des individus ». Le danger, c’est qu’il participe ainsi à cet oubli de l’individu qui affecte la médecine au détriment des malades et au bénéfice d’un appareil d’État qui diffuse « une idéologie médicale de spécialistes » avec ce résultat que « souvent le corps est vécu comme s’il était une batterie d’organes 42 ». En réponse à cette « déshumanisation » de la médecine se manifestent des réactions populaires de rejet qui exposent et enrôlent les plus crédules aux idéaux « naturistes »
des médecines dites douces ou parallèles, voire aux offres intéressées de « guérisseurs » qui, sans diplôme, se font forts d’obtenir les résultats que n’obtiennent pas les médecins autorisés. Canguilhem cite souvent Ivan Illich (1926-2002) 43 et déplore que « cette défense et illustration de la santé sauvage privée, par déconsidération de la santé scientifiquement conditionnée, [ait] pris toutes les formes possibles, y compris les plus ridicules 44 ». La voie pour sortir de cet irritant débat se dessine clairement. Il s’agit d’« affirmer l’indépendance logique des concepts de norme et de moyenne » et, par suite, « l’impossibilité définitive de donner sous forme de moyenne objectivement calculée l’équivalent intégral du normal anatomique ou physiologique 45 ». La souveraineté accordée par la médecine moderne, depuis le e XIX siècle, à la physiologie est une conséquence de l’« idéologie médicale » qui a voulu faire de la médecine l’application d’une science supposée capable de définir la structure et le fonctionnement normal des organismes. Ce « point de vue » a pour conséquence paradoxale et regrettable de rayer l’individu humain concret du souci des médecins. Mais ce « point de vue » ne peut se donner pour scientifiquement justifié qu’au prix d’une confusion conceptuelle dont la levée relève de l’activité philosophique. Pour le montrer, Canguilhem s’adosse aux travaux non d’un médecin mais d’un sociologue reconnu, dissident de l’école durkheimienne, Maurice Halbwachs 46, qui a eu le mérite de donner en 1913 la présentation critique et rigoureuse de l’œuvre pionnière du statisticien belge Adolphe Quételet (1796-1874) appliquant, dans la filiation de Condorcet et de Laplace, le calcul des probabilités à l’anthropométrie, l’économie et les sciences sociales 47. Quel est, en définitive, aux yeux de Quételet, l’intérêt de telles études portant, par exemple, sur la distribution d’un caractère tel que la taille humaine ? C’est de faire apparaître, à travers la « courbe en cloche » des fluctuations concernant ce caractère, l’existence d’un « type humain ».
Les variations individuelles par rapport à ce type concernant le caractère donné sont conformes aux « lois du hasard » et peuvent être considérées comme accidentelles. Ce dont Quételet donne une interprétation « ontologique » adossée à une conception théologique du monde : « La principale idée pour moi est de faire prévaloir la vérité et de montrer combien l’homme est soumis à son insu aux lois divines et avec quelle régularité il les accomplit. » Quételet donne à ce type humain le nom d’« homme moyen ». Il identifie ainsi les notions de moyenne et de norme sans difficulté, puisque Dieu pourvoit à leur coïncidence. Halbwachs proteste. La distribution d’un caractère physique comme la taille n’est pas chez l’homme imputable aux lois du hasard, car avec ce caractère on a affaire aux effets organiques des rapports de l’homme avec son milieu, où des normes sociales définissant les « genres de vie » viennent toujours interférer avec les lois biologiques. Canguilhem approuve et conclut qu’il est légitime de se demander si la liaison des deux concepts de moyenne et de norme « ne peut pas être expliquée par subordination de la moyenne à la norme », loin que la norme puisse être donnée comme exprimant la moyenne. La question posée en médecine du rapport entre physiologie, pathologie et thérapeutique se précise. Qui veut distinguer le normal et le pathologique doit toujours garder en tête que c’est d’un individu humain concret qu’il s’agit. Mais cet individu n’a justement d’existence concrète proprement humaine qu’envisagé dans le débat qu’il entretient avec son milieu. Nous abordons ici les thèses les plus connues de Canguilhem en philosophie de la médecine 48, le fruit du « changement de point de vue » qu’il a proposé, de celui de la science à celui de la conscience qui le précède toujours. En l’occurrence, il s’agit d’abandonner celui du médecin soumis à l’autorité scientifique revendiquée par la physiologie, laquelle conçoit la maladie comme un écart par rapport à une moyenne exprimant le fonctionnement « non perturbé » d’un organisme. Il importe d’adopter celui
du malade qui vit la maladie comme un drame (plus ou moins grave) dans son existence. « Prendre le parti de la vie », c’est prendre celui non d’une moyenne statistique, mais d’un individu dont le pouvoir de normativité sur son milieu se trouve diminué. Être normal, pour un être vivant, c’est être normatif, c’est affirmer « l’originale normativité de la vie ». Pour un individu humain, c’est, le sachant, vouloir « prolonger » la normativité de la vie par une maîtrise rationnelle de son allure. Son analyse des notions de norme et de moyenne se conclut par une citation du philosophe viennois Robert Reininger (1869-1955) 49 : « Notre image du monde est toujours aussi un tableau de valeurs » dont il élargit la portée à « tout vivant ». La philosophie de la médecine de Canguilhem, parce qu’elle se veut analyse réflexive de problèmes humains concrets révélés par le savoir et la pratique de la médecine, se dépasse en une philosophie de la vie qui fait porter son interrogation sur les « racines » biologiques des valeurs humaines, ou le « germe » biologique de la normativité du vivant particulier qu’est l’être humain, pour mieux s’interroger sur l’effet en retour de la conscience puis de la connaissance qu’il en prend sur sa vie même. Cet effet en retour se matérialise par la technique humaine – y compris celle de la vie qu’est la thérapeutique – « qui est inscrite dans la vie, c’est-à-dire dans une activité d’information et d’assimilation de la matière 50 ».
1. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique est le titre de la première édition publiée en 1943 à Strasbourg. La deuxième édition paraît en 1950 avec une brève mais importante préface. Enfin, en 1966, est publiée une édition du même texte mais augmentée d’une étude inédite sur le même sujet (Nouvelles Réflexions concernant le normal et le pathologique, 19631966) sous le titre Le Normal et le Pathologique dans la collection « Galien » qu’il dirigeait alors aux Puf ; 9e rééd. Puf, « Quadrige », 2005. 2. Voir l’entretien avec F. Bing et J.-F. Braunstein in Actualité de Georges Canguilhem. Le normal et le pathologique, éd. F. Bing, J.-F. Braunstein et E. Roudinesco, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.
3. Professeur agrégé de physique-biologie à l’université de Strasbourg, il s’illustra comme médecin de la Résistance pendant l’occupation allemande. Il fut tué dans le Cantal pendant les combats de Chaudes-Aigues, en juin 1944. Il est enterré dans la crypte de la Sorbonne. 4. Voir le bref récit qu’en ont donné G. Levy et G. Cordet, À nous, Auvergne ! La vérité sur la Résistance en Auvergne (1940-1944), Presses de la Cité, 1981, p. 272. 5. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, op. cit., p. 7. 6. Dans l’enquête déjà citée de la Revue de Genève en 1926, Lagache signait ainsi sa réponse : « Né en 1903, élève à l’École normale supérieure. Poursuit des études de philosophie et de médecine. Se destine à la psychologie pathologique. » On verra qu’en 1956, dans une conférence retentissante donnée au Collège philosophique de J. Wahl (1888-1974), Canguilhem exprimera son désaccord profond avec le projet de L’Unité de la psychologie avancé deux ans auparavant. Cette conférence, « Qu’est-ce que la psychologie ? », est reproduite dans les Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968. 7. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, op. cit., p. 2. 8. On ne peut manquer d’entendre en ces formules un écho de ces quelques lignes de Valéry dans Eupalinos ou l’Architecte (1923), un texte qu’il aimait par-dessus tout. L’ombre de Phèdre s’adresse à celle de Socrate : « Dans une âme si claire et si complète que la tienne, il doit arriver qu’une maxime de praticien prenne une force et une étendue toutes nouvelles. Si elle est véritablement nette, et tirée immédiatement du travail par un acte bref de l’esprit qui résume son expérience, sans se donner le temps de divaguer, elle est une matière précieuse au philosophe ; c’est un lingot d’or brut que je te remets, orfèvre ! » 9. G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Seuil, 2002. 10. Allendy (1889-1942) est une figure importante, hors normes, de la médecine française. Auteur d’une thèse, L’Alchimie et la Médecine, dont les entorses au rationalisme strict effrayèrent ses confrères, il s’intéressa dès 1920 à la psychanalyse et figure parmi les fondateurs de la Société psychanalytique de Paris. Son goût pour l’astrologie aussi bien que l’homéopathie fera dire de lui à Anaïs Nin (1903-1977) en 1932 dans son Journal qu’il ressemblait à un « magicien plutôt qu’à un médecin ». Le jeune Canguilhem choisit de ne retenir de son livre de 1929 que l’esprit critique, sans rejeter sa référence à Freud, mais sans accepter les interprétations personnelles de l’auteur concernant l’homéopathie ou les médecines traditionnelles. 11. Ce volume paraît aux Éditions Au Sans Pareil en 1929. 12. « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? », in Nouvelle Revue de psychanalyse, no 17, printemps 1978, p. 13-23, reproduit in G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit. Au nom d’Allendy, il joint à juste titre, s’adressant à des psychanalystes, celui de R. Laforgue (1894-1962), autre fondateur de la Société psychanalytique de Paris, pour ses leçons de Clinique psychanalytique (1936). 13. F. Dagognet a souligné très justement ce souci permanent chez Canguilhem du statut de la physiologie. Il s’est interrogé sur cette persistance. Il semble qu’elle réponde à celle de la question philosophique posée par l’individualité humaine, foyer de ses interrogations méthodologiques. 14. NP, p. 118. Nous utiliserons désormais les initiales NP pour désigner Le Normal et le Pathologique dans la version Puf, « Quadrige », de 2005.
15. NP, p. 59. 16. Canguilhem accorde à cette expression une importance toute particulière dans sa thèse. L’allure, c’est le mouvement selon le plus ou le moins (vite) mais aussi selon le rythme, c’est le pas, le trot, le galop ; c’est aussi, en société, la reconnaissance par d’autres de qui en impose – qui a de l’allure ou fière allure. Lorsqu’il s’agit, au terme de son argumentation, de définir la physiologie, Canguilhem propose la formule suivante : « la science des allures stabilisées de la vie » (NP, p. 137). Définition dynamique, car « des allures ne peuvent être stabilisées qu’après avoir été tentées, par rupture d’une stabilité antérieure » (ibid.). 17. NP, p. 50. 18. NP, p. 49. 19. Formule plusieurs fois reprises dans le NP dont certaines occurrences marquent, discrètement mais clairement, la portée métaphysique : dans la médecine, c’est « la vie qui s’intéresse à elle-même par le truchement de l’homme » (p. 59). Sentence qui rapproche un instant Canguilhem de la philosophie romantique allemande sur laquelle son collègue et ami de l’université de Strasbourg, l’histologiste Marc Klein (1905-1975), a écrit des pages lumineuses ; M. Klein, Regards d’un biologiste. Évolution de l’approche scientifique, Hermann, 1980. 20. NP, p. 81. 21. NP, p. 139. 22. NP, p. 45. 23. NP, p. 24. 24. NP, p. 54. 25. Canguilhem prend soin d’indiquer que cette attribution abusive néglige à tort le rôle joué par le médecin écossais John Brown (1735-1788), théoricien du partage des maladies entre sthénie et asthénie ; Elementa Medicinae (1780), trad. R.-J Bertin, Éléments de médecine, 1805. 26. NP, p. 25. 27. NP, p. 34. 28. C. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, 2 vol., 1878-1879, vol. I, p. 224, rééd. Vrin, 2000. 29. NP, p. 50. 30. G. Schapira, Le Malade moléculaire. Un nouveau regard sur la médecine, Puf, 1994. 31. Canguilhem a signalé à plusieurs reprises la popularité du positivisme comtien parmi les médecins de son temps, par le biais notamment des écrivains (NP, p. 32-33). 32. D. Lecourt, Humain post-humain. La technique et la vie, Puf, 2003. 33. NP, p. 60. On verra plus loin comment dès 1937 Canguilhem a fait de la question de la technique l’un des thèmes qui unifient sa philosophie de la médecine, sa philosophie des sciences et sa morale. 34. NP, p. 62. 35. Le chapitre IV in Le Normal et le Pathologique s’intitule : « Maladie, guérison, santé » (p. 118134). Dans les Écrits sur la médecine sont reproduits deux textes majeurs : celui d’une conférence donnée à l’université de Strasbourg en 1988 intitulé « La santé, concept vulgaire et question
philosophique » ; celui, déjà cité, d’une contribution à la Nouvelle Revue de psychanalyse (1978) : « Une pédagogie de la guérison est-elle possible ? » 36. P. Valéry, Mauvaises pensées et autres, Gallimard, 1942. 37. C. Daremberg, La Médecine. Histoire et doctrine, J.-B. Baillière et fils, 1865. 38. D. Diderot, Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent (1751), rééd. Flammarion, 2000. 39. G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 70. 40. C’est le cas de L. Bounoure, professeur à la faculté des sciences de Strasbourg, dans son livre L’Autonomie de l’être vivant. Essai sur les formes organiques et psychologiques de l’activité vitale, Puf, 1949. 41. G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 85. 42. Ibid., p. 66. 43. I. Illich, Die Enteignung der Gesundheit. Medical Nemesis (1975), trad. par l’auteur et J.P. Dupuy, Némésis médicale, Seuil, 1975. 44. G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 67. Voir l’article « L’idée de la nature dans la pensée et la pratique médicales », p. 15-31. 45. NP, p. 99. 46. Halbwachs, ayant passé l’agrégation de philosophie, avait enseigné cette discipline au lycée puis s’était engagé en sociologie dans l’École de Durkheim avec laquelle il prit ses distances. Ce dont Canguilhem lui avait fait mérite dans un article très développé des Libres Propos en novembre 1931 à propos du livre Les Causes du suicide (Alcan, 1930 ; rééd. Puf, 2002) où il propose, contre les abstractions durkheimiennes, la notion de « genre de vie ». Les quelques pages consacrées dans le NP à Quételet, à travers la présentation qu’en avait donnée Halbwachs, portent l’écho de ce premier article. Halbwachs, après avoir enseigné plusieurs années à l’université de Strasbourg, terminera sa carrière à la Sorbonne puis au Collège de France. Arrêté et déporté à Buchenwald, il y meurt le 16 mars 1945. 47. Le livre utilisé s’intitule La Théorie de l’homme moyen. Essai sur Quételet et la statistique morale, Alcan, 1913. L’ouvrage de Quételet qu’analyse Halbwachs est Anthropométrie ou mesure des différentes facultés de l’homme, Muquardt, 1871. 48. Ces thèses ont été amplement commentées par exemple dans les deux ouvrages de G. le Blanc, La Vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Puf, 2002 ; Canguilhem et les normes, Puf, 1998. 49. R. Reininger est l’auteur de Wertphilosophie und Ethik. Die Frage nach dem Sinn des Lebens als Grundlage einer Wertordnung, Wilhelm Braumüller, 1939. 50. NP, p. 77. Anthropomorphisme ? Canguilhem se défend : « Nous pensons être aussi vigilant que quiconque concernant le penchant à l’anthropomorphisme. Nous ne prêtons pas aux normes vitales un contenu humain ; mais nous nous demandons comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas en quelque façon en germe dans la vie. »
CHAPITRE III
Une épistémologie historique ? Au cours des années 1960, alors que son enseignement à la Sorbonne connaissait parmi les étudiants une faveur toute particulière 1, on a pris l’habitude de présenter les travaux de Canguilhem comme relevant du genre « français » de l’épistémologie historique 2. Qu’une telle tradition 3 existe, qu’elle se soit développée en marge, et pour certains par refus, de l’épistémologie dite anglo-saxonne marquée par l’héritage du Cercle de Vienne, du positivisme logique et de la philosophie du langage, c’est ce que des études historiques précises ont maintenant permis d’établir 4. Comme l’a indiqué Canguilhem lui-même, la paternité de cette tradition qui associe l’histoire des sciences à la philosophie des sciences peut être assignée à Comte. « Quelque jugement que l’on veuille porter sur cette tradition, au moins n’est-il pas contestable qu’elle tient au fait qu’au XIXe siècle l’histoire des sciences, genre littéraire né au XVIIIe siècle dans les académies scientifiques, a été introduite par les soins d’une école philosophique qui déclarait fonder son autorité et faire reposer son crédit sur la nécessité de son propre avènement, en vertu d’une loi de développement historique de l’esprit humain. » Il ne fait pas de doute que l’originalité de cette tradition s’est affirmée et accusée avec l’œuvre de Gaston Bachelard (1884-1962), ce professeur de physique-chimie champenois qui passe sa thèse de philosophie en 1927 et
qui publie en 1934 Le Nouvel Esprit scientifique, un ouvrage visant à tirer, à l’intention des philosophes contemporains, les leçons psychologiques et pédagogiques des nouvelles doctrines physiques – relativité et mécanique ondulatoire –, et surtout, quatre ans plus tard, La Formation de l’esprit scientifique qui propose, selon le sous-titre, « une psychanalyse de la connaissance objective » à destination première des enseignants et des élèves 5. Que Canguilhem, qui ne fut pas l’élève de Bachelard, ait été un lecteur admiratif de ses livres, c’est ce dont il a lui-même témoigné dans plusieurs articles qu’il lui a consacrés. Ainsi, dans un texte publié dans un volume collectif d’hommages en 1957 6, il énonce trois « axiomes » qui font « corps » et lui paraissent être retenus de l’œuvre de Bachelard. « Le premier axiome est relatif au Primat théorique de l’erreur », écritil renvoyant à des formules bien connues : « Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des erreurs premières 7. » « Le deuxième axiome est relatif à la Dépréciation spéculative de l’intuition », exprimé dans une autre formule bien connue : « Les intuitions sont très utiles : elles servent à être détruites 8. » « Le troisième axiome est relatif à la Position de l’objet comme perspective des idées », expression qui se trouve dans l’Essai sur la connaissance approchée 9 et qui signifie que « nous comprenons le réel dans la mesure même où la nécessité l’organise […]. Notre pensée va au réel, elle n’en part pas 10 ». Au premier de ces axiomes, est liée la notion d’« obstacle épistémologique » avancée dans La Formation de l’esprit scientifique à laquelle Canguilhem attache une valeur éminente. Il y voit l’« invention » par laquelle Bachelard « s’est révélé en histoire des sciences comme un novateur génial 11 ». Par cette notion, ce dernier prend acte de ce que, dans l’histoire de la pensée scientifique, contrairement à ce qu’ont pu croire les rationalistes du XVIIIe siècle et les positivistes du XIXe, « l’erreur n’est pas
une faiblesse mais une force, la rêverie n’est pas une fumée mais un feu 12 ». Dans la recherche active, les erreurs foisonnent. Elles prennent leur source dans la pensée même. Elles convertissent des besoins, des images, des rêveries en idées. La pensée ne s’engage sur la voie de la connaissance qu’en s’arrachant par « saccades » à leur emprise. De là un nouvel art d’écrire l’histoire des sciences. « Cette histoire ne peut plus être une collection de biographies, ni un tableau des doctrines, à la manière d’une histoire naturelle 13. » Elle devient une histoire des filiations conceptuelles, où l’on montre comment les valeurs rationnelles polarisent l’activité scientifique elle-même. Mais ces filiations ne vont pas sans ruptures. L’historien ne doit pas céder à ce que Canguilhem dénonce comme le « virus du précurseur 14 », péché mignon des historiens des sciences. Bachelard, estime Canguilhem, a profondément renouvelé « le sens de l’histoire des sciences ». « En l’arrachant à sa situation jusqu’alors subalterne, en la promouvant au rang d’une discipline philosophique de premier rang. » La conférence donnée en octobre 1966 à Montréal sur l’objet de l’histoire des sciences, texte introductif des Études d’histoire et de philosophie des sciences, fait en quelque manière écho à celle de Bachelard au Palais de la Découverte, L’Actualité de l’histoire des sciences 15, ainsi qu’à l’introduction de L’Activité rationaliste de la physique contemporaine 16. De Bachelard à Canguilhem et à leurs disciples s’affirme bien une « tradition française » en histoire et philosophie des sciences qui se rassemble autour du corps des trois axiomes cités. Cette histoire est celle des filiations conceptuelles qui se donne pour objet essentiel d’étudier la valeur rationnelle de la rectification des concepts et se partage ainsi en « histoire périmée » et « histoire sanctionnée » 17. Histoire toujours à refaire qui juge, en fonction de l’actualité des progrès scientifiques, des notions du passé qui sont irrémédiablement dépassées (par exemple, le phlogistique
congédié par Lavoisier) et de celles qui y sont toujours présentes et actives (par exemple, le calorique qui a inspiré les premiers travaux de Joseph Black (1728-1799) sur les chaleurs spécifiques). Si l’on se tourne vers la thèse de philosophie que Canguilhem a soutenue en 1955, à 51 ans, alors qu’il était Inspecteur général de philosophie, on n’a aucun mal à la considérer comme une brillante illustration concrète des fruits dont cette tradition pouvait être porteuse. Cette thèse a été dirigée par Bachelard, publiée dans la section « Logique et philosophie des sciences » de la Bibliothèque de philosophie contemporaine qu’il dirigeait aux Puf. La tonalité du titre est indéniablement bachelardienne : La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et e
siècles 18. L’auteur succède peu après à Bachelard comme professeur d’histoire et philosophie des sciences à la Sorbonne et comme directeur de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques de l’université de Paris. La lecture de cet ouvrage le confirme : il s’agit bien de l’histoire d’une « filiation conceptuelle » – en l’occurrence, du rétablissement d’une filiation « légitime » contre une imposture – qui fait le partage entre histoire « périmée » (celle du mécanisme cartésien en physiologie) et histoire « sanctionnée » (celle de la tradition vitaliste). On peut y retrouver à l’œuvre quelques-unes des notions essentielles de la philosophie bachelardienne des sciences, jusqu’au concept de « phénoménotechnique » qui se déduit, si l’on veut, du troisième axiome (« l’objet est la perspective des idées »). Mais ces axiomes, il ne les emprunte pas sans « amendement, réexamen ou aiguillage » comme il lui arrivera de l’écrire en 1977 19 dans un texte hérissé face aux « nouvelles puissances d’investiture épistémologique ». Les mots sont ici, peut-être plus encore qu’ailleurs, choisis avec soin. Le réexamen suppose une nouvelle appréciation des axiomes au regard de leur domaine d’application ; l’« amendement », mot emprunté au vocabulaire agricole, c’est la modification dans le sens d’une amélioration (de la XVIII
fertilité) ; l’aiguillage, qui provient du vocabulaire industriel, renvoie à un changement d’orientation, sinon de destination. Ce qui frappe le plus dans La Formation du concept de réflexe, c’est, pourtant, plutôt la continuité de la problématique qui rattache ce texte à sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique. Pour l’auteur, s’intéresser au concept de réflexe, c’était entreprendre de lever une objection qui pouvait être adressée à sa thèse de médecine. N’était-il pas admis que ce concept faisait partie des acquisitions les moins contestables de la physiologie non sur la base d’une quelconque pratique thérapeutique mais de l’application aux « mouvements involontaires » d’une théorie biologique qui prétendait expliquer scientifiquement le vivant par réduction à des phénomènes mécaniques ? N’avait-on pas couramment attribué à Descartes (1596-1650), considéré comme mécaniste parmi les mécanistes, la paternité de ce concept qu’il aurait ensuite fallu affiner et rectifier ? Erreur, montre Canguilhem. Pour former le concept de réflexe, il faut d’abord l’idée d’un double mouvement de l’influx nerveux qui soit centripète et centrifuge. Or les textes, comme les dessins dont Descartes prend soin de les illustrer, montrent un mouvement « à sens unique » du centre vers la périphérie. Et cette thèse, il la tient du système de William Harvey (1578-1657) qui, comme on le sait, a accepté la circulation du sang, mais n’a pas voulu retenir le rôle du cœur comme muscle, s’en tenant à la conception aristotélicienne du cœur comme viscère, « foyer » de l’organisme. D’où l’on peut conclure que la physiologie cartésienne a pu jouer le rôle non de terrain favorable à la formation du concept de réflexe, mais au contraire d’obstacle à sa constitution. Il s’ensuit deux questions : quand et pourquoi a-t-on attribué à Descartes la formation de ce concept ? Si cette attribution a été faite par erreur ou imposture, qui l’a réellement formé ? Quelles vues actuelles sur la physiologie du système nerveux sont-elles susceptibles d’être modifiées par ce travail de reconstitution historique ?
Sur le premier point, malgré l’extrême érudition des analyses, la réponse est nette. C’est à la fin du XIXe siècle que le nom de Descartes commence à intéresser les historiens comme « précurseur 20 ». On le trouve plus précisément dans l’œuvre d’un physiologiste allemand éminent, Émile du Bois-Reymond (1818-1896), qui défendait non sans arrogance une conception scientiste radicale de la science et dénonçait en conséquence l’inanité des questions métaphysiques 21. Descartes représentait à ses yeux le modèle même du savant-philosophe mécaniste. La théorie des animauxmachines aurait mené à celle de L’Homme-machine (1747) de La Mettrie (1709-1751). Cette thèse est éminemment contestable, comme le montre Canguilhem qui s’appuie sur l’étude par Martial Guéroult (1891-1976) de la VIe méditation 22. Il montre que du Bois-Reymond n’obéissait pas seulement à des considérations philosophiques lui interdisant de reconnaître la fécondité théorique de toute la lignée des penseurs qui ont rendu ce concept possible, mais que le choix d’une paternité cartésienne avait aussi des motifs politiques immédiats. Celui qui devrait être reconnu comme ayant donné sa forme contemporaine au concept de réflexe – Georg Prochaska (1749-1820), médecin tchèque, professeur à l’université de Vienne 23 – appartient à une nation vaincue désormais réputée inférieure ! De surcroît, Prochaska apparaît comme l’héritier d’une tradition « vitaliste » qui n’avait pas bonne réputation. On la croit proche de l’animisme dans la version moderne qu’en a donnée la « philosophie romantique de la nature ». On la juge intellectuellement fumeuse, encline à la métaphysique la plus intempérante. Dans le cas du savant tchèque, elle est en réalité simplement soucieuse d’affirmer, contre l’interprétation mécaniste des réalités biologiques, leur sens original. C’est à Thomas Willis (1621-1675), professeur à Oxford de philosophie naturelle en 1660, puis médecin praticien réputé à Londres, que l’on peut faire remonter cette tradition en matière de physiologie du système nerveux. Le premier, il se donne les moyens de penser le double mouvement,
centripète et centrifuge, des « esprits animaux » qui parcourent le nerf de façon à provoquer le mouvement du muscle, car il donne une nouvelle définition desdits « esprits animaux 24 » non comme « parties subtiles » du sang mais comme ayant la nature du feu. Canguilhem, qui reconnaît volontiers n’être pas le premier à mettre en avant le rôle historique de Willis 25, donne à cette histoire une résonance philosophiquement inédite. Il insiste ici sur deux aspects de l’œuvre de Willis. Ce dernier étant clinicien, c’est de la médecine que provient, en dernière analyse, la pensée d’une lignée de physiologistes inventifs – ce que l’on s’empressera d’« oublier ». « Descartes fait une théorie de la médecine hors de tout exercice de la médecine, il procède du normal au pathologique. Willis procède du pathologique au normal. La distinction des deux points de vue lui est familière 26. » Willis est un théoricien audacieux. Il a le sens de l’analogie féconde, l’« intuition quasi poétique des sources et des principes du mouvement vital 27 ». Si Willis l’emporte sur ses contemporains, aux yeux des physiologistes d’aujourd’hui, « c’est bien par la puissance d’analogie. La vie en tant qu’elle est mouvement, impetus, effort contre l’inertie, s’apparente, selon lui, à la lumière ; et c’est pourquoi il lui paraît aller de soi que l’on trouve un archétype des lois de la vie dans les lois de la lumière 28 ». De Willis à Prochaska, il ne manque pas de savants « vitalistes » qui, au XVIIIe siècle, se présentent volontiers comme newtoniens, car la « force nerveuse » leur paraît semblable à la force d’attraction dont Newton (1642-1727) lui-même avouait ne pas connaître la nature mais étudiait les effets avec le succès que l’on sait 29. Ce qui est en question, c’est la reconnaissance, à partir de la clinique, de la vie comme un ordre original de phénomènes. La fidélité à Bachelard se signale non seulement par l’utilisation décisive du concept d’« obstacle épistémologique », mais aussi, s’agissant de la thèse vitaliste en biologie, par une référence explicite aux thèses de La Psychanalyse du feu (1938). L’assimilation de la « force nerveuse » (ou
des « esprits animaux ») à une flamme soutient silencieusement le vocabulaire du réflexe. Elle peut surprendre un esprit rationnel. Sans doute. Mais, demande à son tour Canguilhem, la flamme n’est-elle pas « l’une des images d’intérêt fondamental pour l’esprit humain ? » Ne trouve-t-on pas dans La Flamme d’une chandelle 30 que « c’est dans la lumière que se fait la véritable idéalisation du feu », cette idéalisation qui permet à Willis et à ses adeptes de voir dans le réflexe le double mouvement d’une réflexion ? Surtout, il fait, pour finir, un usage massif du concept de « phénoménotechnique » forgé par Bachelard pour faire comprendre que la science contemporaine produit ses objets propres par la mise en œuvre d’instruments qui, « théories matérialisées », sont par ailleurs dépendants de l’équipement technique d’une société donnée 31. En 1850, le concept de réflexe n’était que l’objet de spéculations théoriques inscrites dans les livres. Il n’était « encore bon à rien ». Mais à cette date, et désormais, il fait « exister des objets qu’il fait comprendre, il n’est plus seulement phénoménologique, il est aussi phénoménotechnique 32 ». Ce caractère permet à Canguilhem de soutenir pour finir que, si l’on veut trouver « la preuve de la validité » du concept actuel de réflexe, c’est vers la société qu’il faut se tourner. Au premier chef vers l’hôpital, vers la clinique qui s’y pratique. Évoquant le cas fameux du réflexe rotulien, comme celui d’accommodation à la lumière, « les réflexes existent, puisque, en somme, le médecin traite et guérit parfois des maladies du système nerveux dont le diagnostic inclut, au titre de symptômes, les effets de leurs troubles ou de leur disparition ». Ici l’analyse déborde le cadre de son bachelardisme initial. Là où l’auteur du Rationalisme appliqué évoquait à propos de la physique l’entité encore abstraite de la « cité technicienne » comme partie prenante avec la « cité scientifique », de l’« union des travailleurs de la preuve », la réflexion de Canguilhem se fait plus précise, ouvrant la voie à quelques-unes des premiers travaux de Foucault.
L’existence du concept sous les espèces d’un « percept » guidant avec sûreté une pratique de diagnostic dans le cadre d’institutions hospitalières permet à ce concept de passer du vocabulaire scientifique et médical au vocabulaire populaire où il se trouve aujourd’hui encore très actif. Il s’intègre à toute une civilisation qui fait du « bon réflexe » une valeur socialement reconnue. « L’homme vit aujourd’hui dans une forme de civilisation qui a conféré à la rapidité et à l’automatisme des réactions motrices une valeur double, valeur d’utilité et de rendement pour le machiniste, valeur de prestige pour le sportif. Le réflexe n’est donc plus seulement un fait scientifique connu des spécialistes, il est pour ainsi dire un fait d’utilité publique et de notoriété publique 33. » En s’« exportant » ainsi dans la culture, ce concept scientifique n’impose-t-il pas une vision réductrice de la vie humaine ? Ne favorise-t-il pas tout d’abord une vision « mécaniste » de l’organisme qui s’autorise d’une conception physiologique pour soutenir un « genre de vie » ressenti par certains comme tyrannique alors que d’autres peuvent le célébrer comme une manière d’épanouissement de la liberté des modernes ? On retrouve dans les dernières pages de sa thèse de philosophie ce qui fut le fil philosophique de la thèse de médecine, le thème majeur des articles écrits dans l’entre-temps et publiés trois ans plus tôt dans La Connaissance de la vie (1952). Les références sont les mêmes en physiopsychologie : l’œuvre de Kurt Goldstein (1878-1965) 34 demande une « révision du concept de réflexe ». Dans la deuxième édition de son Précis de physiologie 35, Louis Camille Soula résume fort bien le sens de cette révision : « L’acte réflexe, pour localisé qu’il soit dans sa réaction, n’est pas la réponse d’un élément moteur à un élément sensible (one to one des auteurs anglais) ; l’acte réflexe, même dans sa forme la plus simple, est la réaction d’un être vivant un et indivisible à une excitation du milieu 36. » On assiste ainsi à la substitution progressive du concept de situation à celui de stimulus et du concept de conduite à celui de réaction. Le temps est passé
de la réflexologie mécaniste, jusqu’en psychologie animale renouvelée au même moment par l’étude des modèles innés du comportement qu’on doit notamment à Konrad Lorenz (1903-1989) et Nikolaas Tinbergen (19071988). Canguilhem établit un lien direct entre ces travaux et ceux, apparemment éloignés, de Georges Friedmann (1902-1977). Il admire particulièrement les Problèmes humains du machinisme industriel, un ouvrage qu’il considère 37 comme « la première tentative d’ethnographie sociale appliquée à des formes de civilisation de l’Occident moderne et contemporain » et pratiquée par « un philosophe de grande classe » qui a pris soin de rassembler tous les points de vue spécialisés possibles (mécanique, biologique, psychologique, sociologique) pour mieux les juger en fonction d’une préoccupation éthique « impliquée nécessairement » dans une philosophie humaniste. La rationalisation taylorienne du travail dans le sens d’un automatisme croissant, en suscitant la résistance du monde ouvrier, a manifesté ses limites pratiques, mais au principe de cet échec se trouvait une erreur théorique de nature philosophique : négliger le caractère propre de l’individu humain, en tant que vivant qui compose son milieu en fonction d’une pensée à laquelle il ne saurait renoncer sans priver sa vie de tout sens 38. Vouloir imposer aux ouvriers un milieu scientifiquement défini sans trouver les moyens de susciter leur adhésion, c’était une erreur biologique, psychologique et sociale, ce qu’ont compris les psychotechniciens qui ont fait valoir, dans l’intérêt même des entreprises, « la nécessité de partir du travailleur en tant qu’individu, c’est-à-dire en tant qu’être total et singulier 39 ». Conclusion : « La réduction scientifique de l’activité du travailleur à une somme de réflexes mécaniques impliquait préalablement la subordination sourde du travail humain au service exclusif de la machine. Dans la mesure où le travailleur refuse pratiquement d’être mécanisé, il fait
la preuve de l’erreur théorique qui consiste à décomposer en réflexes mécaniques ses mouvements propres. » L’épistémologie historique, d’ascendance bachelardienne, se trouve ordonnée, par réexamen de ses axiomes méthodologiques, à une philosophie qui affirme « le primat du vital sur le mécanique et le primat des valeurs sur la vie 40 ». S’il « aiguille » les axiomes qui gouvernent ses travaux d’histoire et philosophie des sciences dans un sens qui lui est propre, c’est en fonction d’une « philosophie axiologique de la vie dont l’humanité est la prise de conscience 41 ». Cette philosophie tout à la fois antitechniciste et antiscientiste prend explicitement ses distances avec l’une des thèses majeures de Bachelard 42. Pleinement en accord avec ce dernier sur le rôle qu’il fait jouer à la rectification des concepts dans le progrès de la connaissance, il milite pour un « rapprochement » de la réflexion philosophique et de la science telle qu’elle se fait. Mais il n’admet pas la célèbre formule de la Philosophie du non 43 selon laquelle c’est à la science d’ordonner la philosophie. À ses yeux, cette formule « rapproche » Bachelard du positivisme. La critique est nette : « Il ne décolle pas de la science quand il s’agit d’en décrire et d’en légitimer la démarche. […] Il n’y a pas pour lui de distinction ni de distance entre la science et la raison. » Pour Canguilhem, on ne saurait admettre que la raison doive obéir à la science, ni que la raison soit la science même, sauf à se démettre d’une tâche philosophique majeure qui est de demander à la raison ses titres généalogiques 44. Comment accepter que la science seule soit constituante, que « la science seule [soit] normative de l’usage des catégories » ? Dans le texte qui, sous le titre de « La pensée et le vivant », sert d’introduction à La Connaissance de la vie 45, Canguilhem se livre implicitement à la critique de tout projet épistémologique au sens strict. On y lit, en effet : « C’est un trait de toute philosophie préoccupée du problème de la connaissance que l’attention qu’on y donne aux opérations du connaître entraîne la distraction à l’égard du sens du connaître. » Et
d’ironiser : « Au mieux, il arrive qu’on réponde à ce dernier problème par une affirmation de suffisance et de pureté du savoir. Et pourtant savoir pour savoir ce n’est guère plus sensé que manger pour manger ou tuer pour tuer ou rire pour rire, puisque c’est à la fois l’aveu que le savoir doit avoir un sens et le refus de lui trouver un autre sens que lui-même. » Il est donc temps de commencer à aborder la philosophie propre et originale de Canguilhem, celle qui se manifeste par le type des questions qu’il agite en médecine, et par l’allure singulière de son épistémologie historique. On ne s’étonnera pas de retrouver un tour de pensée qui se détermine au cours de sa « jeunesse rebelle » et dont son intransigeance persistante montre qu’il n’y a jamais renoncé même s’il a été amené à varier ses champs d’intervention et à s’engager personnellement sur des terrains qu’il n’avait pas imaginés. Le 31 juillet 1937, on célèbre à la Sorbonne le tricentenaire de la publication du Discours de la méthode dans le cadre du IXe Congrès international de philosophie. C’est Paul Valéry, en l’absence d’Henri Bergson souffrant, qui y représente l’Académie française et prononce le discours d’inauguration en présence du président de la République Albert Lebrun (1871-1950) et de Jean Zay (1904-1944), le ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts. Canguilhem, professeur au lycée de Toulouse, qui vient d’entreprendre ses études médicales, attire l’attention sur un aspect le plus souvent négligé de la pensée de l’auteur commémoré. Il donne une communication sur « Descartes et la technique 46 ». Lue rétrospectivement, elle donne l’une des clés de sa philosophie. Elle porte l’accent sur un basculement interne à la pensée de Descartes et en isole une difficulté essentielle que Canguilhem croit pouvoir convertir en thèse à son propre usage. Du Discours, il rappelle le fort contraste entre la tonalité stoïcienne de la troisième partie qui prend acte de ce qui ne dépend pas de l’homme et demande qu’on s’applique à changer les désirs humains plutôt que l’ordre
du monde, et le ton conquérant de la sixième partie qui exprime une « profession de foi technicienne », un « enthousiasme dominateur ». Chacun connaît aujourd’hui la maxime qui résume l’esprit de cette fin : il s’agit pour l’homme, grâce à la science, de se rendre « comme maître et possesseur de la nature ». « Tourner en puissance la connaissance de la nécessité », résume le conférencier. Projet qui n’est formulable qu’à condition d’avoir chassé de la nature toute finalité, d’avoir nié tout plan providentiel et d’avoir conçu une matière sans qualités. Ce à quoi concourt efficacement la thèse de la création des vérités éternelles telle que restituée par Émile Boutroux. C’est en fonction de son projet de maîtrise de la nature que Descartes s’intéresse de très près à des techniques proches de ses préoccupations théoriques : la taille des verres pour instruments d’optique 47, la construction des machines et l’art médical, mais aussi une multitude de procédés agronomiques, militaires et artisanaux 48. Mais ce qui fait « de la préoccupation technique un des foyers de la philosophie cartésienne », ce n’est pas seulement le projet d’accroître l’efficacité de ces techniques « utiles à la vie » par l’application de connaissances bien fondées, c’est parce que ce projet se trouve contrarié par une résistance inattendue de la matière : la pratique ne peut atteindre la perfection de la théorie, même lorsqu’il s’agit de construire des lunettes selon les lois que Descartes a luimême énoncées. Et voici le basculement, ou, si l’on préfère, le retournement de sa pensée. C’est dans la Dioptrique (1637) qu’on le voit s’amorcer. On retient de ce texte qu’il y expose comment on peut, des lois de la lumière, déduire la figure des verres à mettre au point pour perfectionner la lunette d’approche. Mais on ne doit pas tenir pour anecdotique l’insistance de Descartes sur le rôle que réciproquement ladite lunette a pu jouer dans la formulation même de ces lois. Ce sont, écrit-il, les imperfections techniques constatées, les « difficultés » rencontrées dans la mise au point de la lunette grossissante qui ont été l’occasion de recherches
théoriques nouvelles dont ces lois sont issues. Canguilhem généralise la leçon qu’il en tire : « La science procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l’utile, un enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l’embarras technique, l’insuccès et l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur ces résistances rencontrées par l’art humain, à concevoir l’obstacle comme objet indépendant des désirs humains, et à rechercher une connaissance vraie 49. » Mieux, le même texte rapproche expressément du travail des artisans celui des médecins : pas de Dioptrique sans les yeux malades ou faibles ; pas de médecine « scientifique » sans les cheveux qui blanchissent et annoncent la mort… « L’initiative de la technique est dans les exigences du vivant 50 », l’élan qui la porte n’attend pas la permission du théoricien. La technique doit être pensée comme « création 51 ». Ce que confirme, précise et amplifie sa communication du 26 février 1938 à la Société toulousaine de philosophie sous le titre d’Activité technique et création 52. Ce texte se présente comme une critique approfondie du scientisme et laisse percer une inspiration nietzschéenne par un bref montage de citations de L’Origine de la tragédie 53 : « Le problème de la science ne peut être résolu sur le terrain de la science… Il faut considérer la science sous l’optique de l’art et l’art sous l’optique de la vie… » La formule comtienne « savoir pour prévoir afin de pouvoir » est donc aussi trompeuse que célèbre. C’est en réalité la technique qui est première par rapport à la science. Non au sens d’un quelconque technicisme où les problèmes techniques donneraient à la science autant d’esquisses de ses concepts, mais au sens où « l’essor de la pensée scientifique a pour condition l’échec de la technique ». La science apparaît comme réflexion sur les échecs et les obstacles que rencontre l’« élan fabricateur ». Les exemples abondent : la thermodynamique élaborée pour résoudre le problème du rendement des machines à feu ; les théories pastoriennes pour répondre à des mécomptes techniques nuisibles à
l’industrie (maladies de la bière, des vins, des vers à soie…). Sans revenir sur le cas Galilée (1564-1642) réfléchissant sur des problèmes de balistique… Technique, production, création désignent des démarches propres au vivant humain en tant qu’il façonne le milieu avec lequel il se trouve toujours en débat 54. Une machine « n’est au fond que le produit d’un effort universel d’organisation que la conscience humaine alimente à un moment donné des résultats de son effort de connaissance ». Canguilhem souligne lui-même la proximité et la distance de cette thèse avec le bergsonisme. Un même « élan » imputable à un effort universel, mais qui chez Bergson se fige au contact des solides du fait des succès qu’y rencontre l’intelligence et qui chez Canguilhem réfléchit sur ses échecs pour mieux continuer à toujours faire advenir du nouveau. La conclusion de cette communication mérite d’être citée pour sa charge polémique antipositiviste : « Créer pour connaître, c’est peut-être scientifiquement inintelligible, pourquoi serait-ce aussi philosophiquement inintelligible 55 ? »
1. En témoigne notamment le choix d’un exergue par le Cercle d’épistémologie de la rue d’Ulm lorsqu’il se donna une publication appelée à un fort écho, Les Cahiers pour l’analyse, en janvier 1966. Cet exergue devint une sorte de mantra des jeunes et ardents « épistémologues » de l’époque : « Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme. » Ce texte se présentait comme un commentaire des thèses essentielles de la Philosophie du non (1940) de Bachelard. Il est reproduit in Études d’histoire et de philosophie des sciences, p. 206. 2. Puisque ce point d’histoire lexicologique fait aujourd’hui débat, je précise que c’est à Canguilhem que je dois la locution « épistémologie historique » pour désigner la philosophie des sciences de Bachelard ; cette locution figure pour la première fois dans le titre de mon mémoire de maîtrise publié, avec un avant-propos de Canguilhem, en 1969 (D. Lecourt, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard (1969), rééd. 11e éd., Vrin, 2002). 3. D. Lecourt, Pour une critique de l’épistémologie : Bachelard, Canguilhem, Foucault (1972), Maspero, 1980. 4. A. Brenner, Les Origines françaises de la philosophie des sciences, Puf, 2003 ; M. Bitbol, J. Gayon (éd.), L’Épistémologie française (1830-1970), Puf, 2006.
5. G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Vrin, 1938. 6. Hommage à Gaston Bachelard. Études de philosophie et d’histoire des sciences, Puf, 1957. La contribution de Canguilhem s’intitule : « Sur une épistémologie concordataire », p. 3-12. 7. G. Bachelard, L’Idéalisme discursif, in Recherches philosophiques (1934-1935) ; reproduit in Études, Vrin, 1970. 8. G. Bachelard, La Philosophie du « non » : essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique (1940) ; rééd. Puf, « Quadrige », 2005, p. 139. 9. G. Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, op. cit., p. 246. 10. G. Bachelard, La Valeur inductive de la relativité, Vrin, 1929, p. 240-241. 11. G. Canguilhem, « L’histoire des sciences dans l’œuvre épistémologique de Gaston Bachelard », Annales de l’université de Paris, Société des amis de l’Université, 1963, p. 24-39 ; reproduit in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968, p. 176. 12. G. Canguilhem, « Sur une épistémologie concordataire », in Hommage à Gaston Bachelard. Études de philosophie et d’histoire des sciences, op. cit., p. 10. 13. G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 184. 14. Ibid., p. 21. « Un précurseur serait un penseur, un chercheur qui aurait fait jadis un bout de chemin achevé plus récemment par un autre. La complaisance à rechercher, à trouver et à célébrer des précurseurs est le symptôme le plus net de l’inaptitude à la critique épistémologique. Avant de mettre bout à bout deux parcours sur un chemin, il convient d’abord de s’assurer qu’il s’agit bien du même chemin. » L’exemple qui suit est celui d’Aristarque de Samos (env. 310-230 av. J.-C.) comme prétendu « précurseur » de Copernic (1473-1543). Koyré (1882-1964) dénonçait le même travers dans La Révolution astronomique. Copernic, Kepler, Borelli, Hermann, 1961, p. 79. Piquemal et Canguilhem montreront en quoi il est erroné de voir en Maupertuis (1698-1759) un précurseur de Mendel ; voir J. Piquemal, « Aspects de la pensée de Mendel » (1965), reproduit in Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, op. cit. Voir aussi l’ouvrage de M. Barthélémy-Madaule, Lamarck ou le Mythe du précurseur, Seuil, 1979. 15. G. Bachelard, « L’actualité de l’histoire des sciences », in Revue du Palais de la Découverte, vol. 18, no 173, 1951. 16. G. Bachelard, L’Activité rationaliste de la physique contemporaine, Puf, 1951. 17. G. Canguilhem, « L’histoire des sciences dans l’œuvre épistémologique de Gaston Bachelard », repris in Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 182. 18. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Puf, 1955. 19. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie. Nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1977. « Je suis assurément trop vieux pour renier, en manière d’amende honorable et d’allégeance à des nouvelles puissances d’investiture épistémologique, les quelques axiomes méthodologiques que j’ai empruntés, il y a environ quarante ans, pour les faire valoir à ma façon et à mes risques, non sans amendement, réexamen ou aiguillage. »
20. Sur la notion de « précurseur », voir note 3, p. 52. Ajoutons que c’est sans doute chez Valéry dans l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci (1894) que Canguilhem a trouvé les premières formulations de cette idée essentielle. 21. Succédant à Berlin dans la chaire de Johannes Müller (1801-1858), Émile du Bois-Reymond est l’auteur d’un fameux discours dit de l’ignorabimus qui a fait date dans l’histoire politique de la philosophie des sciences. Voir l’article « Médecine expérimentale », in D. Lecourt (éd.), Dictionnaire de la pensée médicale, Puf, 2004. 22. La thèse de Canguilhem est donc que Descartes n’est pas en fait le mécaniste que l’on dit en physiologie, quelles qu’aient été ses intentions initiales exprimées, par exemple, dans le Discours de la méthode (1637). Voir M. Guéroult, Descartes selon l’ordre des raisons, t. II : L’Âme et le Corps, Aubier-Montaigne, 1953. 23. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 115 sq. 24. Nouvelle définition corrélative d’une « conception non cartésienne » du rôle du cœur, du cerveau (et du cervelet). 25. F. Fearing, Reflex Action. A Study of Physiological Psychology, Williams & Wilkins, 1930. 26. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe…, op. cit., p. 59. 27. Ibid., p. 70. 28. Ibid., p. 72. 29. Ibid., p. 114. Canguilhem va jusqu’à écrire que le vitalisme « peut être considéré comme un newtonianisme biologique ». 30. G. Bachelard, La Flamme d’une chandelle, Puf, 1961. 31. On peut rattacher ce concept du troisième axiome isolé par Canguilhem chez Bachelard : « L’objet est la perspective des idées. » On y ajouterait volontiers cette autre maxime : « Rien n’est donné, tout est construit », pour mieux souligner le caractère parodique du concept bachelardien avancé dans Le Rationalisme appliqué (1949) : la physique contemporaine ne s’ouvre pas à « la chose même », elle est sciences d’effets produits par des instruments (effets Zeeman, Compton, Râman…). 32. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe…, op. cit., p. 161. 33. Ibid., p. 162-163. 34. Désormais popularisée par Merleau-Ponty (1908-1961), l’ouvrage de K. Goldstein, Der Aufbau des Organismus (1934), trad. D. E Burckhardt et J. Kuntz, La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine (1951), a été réédité avec une préface de P. Fédida, Gallimard, 1983. 35. L.-C. Soula, Précis de physiologie (1947), 2e éd., Masson & Cie, 1953. 36. Ibid., p. 878. Canguilhem le cite à la p. 164 de La Formation du concept de réflexe…, op. cit. 37. G. Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel (1946) ; éd. augm., Gallimard, 1956. Friedmann, normalien de la promotion 1923 (un an avant Canguilhem), a notamment travaillé lui aussi à l’ENS avec Célestin Bouglé (1870-1940), fondateur du « Centre de documentation sociale », et avec Paul Nizan (1905-1940), avec lequel il animera la Revue marxiste. Friedmann, auteur d’un
livre important sur Leibniz et Spinoza, a consacré sa vie intellectuelle à la question du travail, objet de plusieurs études qui ont fait date, dont Le Travail en miettes, Gallimard, 1956. L’article de Canguilhem, « Milieu et normes de l’homme au travail », a été publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, Puf, 1947, vol. 3, p. 120-136. 38. Dans son article sur Friedmann, déjà cité, Canguilhem trouve des formules aussi ironiques que profondes où l’on perçoit des échos spinozistes. « Quand [Frederick Winslow] Taylor [1856-1915] disait à ses ouvriers […] : “On ne vous demande pas de penser”, il allait, d’une façon fruste et brutale, au cœur du problème. Il est évidemment désagréable que l’homme ne puisse s’empêcher de penser souvent sans qu’on lui demande et toujours quand on le lui interdit » (p. 125). 39. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe…, op. cit., p. 166. 40. G. Canguilhem, « Milieu et normes de l’homme au travail », in Cahiers internationaux de sociologie, op. cit., p. 135. 41. Ibid., p. 136. 42. G. Canguilhem, « Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard », in Revue internationale de philosophie, vol. 17, no 66, fasc. 4, 1963, p. 441-452, repris in G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 195-207. 43. G. Bachelard, La Philosophie du « non ». Essai d’une philosophie du nouvel esprit scientifique, Puf, 1940, p. 22. 44. G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 200. 45. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Hachette, 1952, p. 9-13. 46. G. Canguilhem, « Descartes et la technique », in Travaux du IXe Congrès international de philosophie, Hermann, 1937, t. II, p. 87-92. Œuvres complètes, p. 490. 47. Dans son cours de 1968-1969 sur « science et technique », Canguilhem commente la correspondance de Descartes avec l’artisan Ferrier à propos de la constitution des lentilles, et, discutant la thèse d’Eugène Dupréel (1879-1967) selon laquelle la science est une « activité intercalaire » ; il en conclut que la science s’insère par moments sur une non-science et que c’est par l’étude de la non-science qu’il faut aborder celle des rapports entre sciences et techniques. Analysant le concept d’« application », il montre que c’est par illusion rétrospective qu’on subordonne la technique à la science comme application. Conception scientiste par excellence qui donne injustement une portée universelle au fait que certaines techniques à un moment donné se voient améliorées par application de la théorie. 48. Canguilhem, qui le cite par ailleurs, s’inspire d’un passage de « Retour de Hollande. Descartes et Rembrandt » paru le 1er mars 1926 dans la Revue de France, rééd. in P. Valéry, Œuvres, t. II, éd. J. Hytier, Gallimard, 1960, p. 844-853, où Valéry imagine Descartes déambulant solitaire dans le port d’Amsterdam attentif à toute l’activité industrieuse de ce port étranger. 49. On voit comme ce texte « prépare » la thèse de 1943. 50. G. Canguilhem, « Descartes et la technique », déjà cité, p. 92. 51. Ibid., p. 93. 52. G. Canguilhem, « Activité technique et création », in Communications et discussions, Société toulousaine de philosophie, 1937-1938, p. 81-86. Œuvres complètes, p. 499 sq.
53. F. Nietzsche, L’Origine de la tragédie ou hellénisme et pessimisme (1871), trad. J. Marnold et J. Morland, Mercure de France, 1901. 54. Ce sera le sens de ses références nombreuses et précises aux travaux d’André Leroi-Gourhan (1911-1986) et notamment Milieu et technique, Albin Michel, 1945, ainsi qu’à l’« école française de géographie » (Paul Vidal de La Blache [1845-1918] et Max Sorre [1880-1962]). 55. G. Canguilhem, « Activité technique et création », op. cit., p. 86. Œuvres complètes, p. 499 sq.
CHAPITRE IV
Philosophie « Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. » Jules Lagneau.
Auguste Comte louait Bernard de Fontenelle (1657-1757) d’avoir été un « philosophe à qui sa modestie interdit de se donner pour tel 1 ». Comme Bertrand Saint-Sernin 2 l’a fait remarquer avec beaucoup de délicatesse, l’auteur de La Connaissance de la vie était habité de cette même modestie, quel que fût le tranchant de ses jugements. Lorsque nous avons décidé d’organiser en décembre 1990 au Palais de la Découverte à Paris sous l’égide du Collège international de philosophie un colloque en son honneur, je fus chargé de solliciter son accord au nom d’un groupe de ses anciens élèves. D’abord, il bougonna, puis il accepta et me fit même savoir que cela « lui faisait plutôt plaisir » sous condition qu’il n’ait pas à y paraître. Pour nous demander d’excuser son absence, il adressa au président du conseil d’administration du Collège, un bref message sur les termes duquel nous n’avons pas fini de réfléchir : « Il ne m’est pas possible, à mon âge, de faire autrement que j’ai toujours fait, c’est-à-dire considérer ce qu’on appelle mon œuvre comme autre chose que la trace de mon métier. » Et d’ajouter en guise d’excuse, pour conclure : « J’ai bien conscience de l’apparente rusticité de mon comportement 3. » Qu’il ait choisi le mot « métier » et non
par exemple celui de « profession » n’était pas dénué d’intention significative. Ce n’était pas la profession qu’il visait, mais la manière qu’il a eue de s’y prendre avec la tâche qu’il avait à accomplir. Cette déclaration n’est pas celle d’un professeur, mais celle d’un philosophe qui aura toute sa vie essayé de rapprocher cet enseignement de la philosophie même. Quelle idée se faisait-il donc de la philosophie en tant que telle ? On peut en découvrir… la trace dans nombre de ses textes. Et si l’on voulait en chercher la première, c’est sans doute vers Comte – sujet de son mémoire de maîtrise, présent dans tous ses textes ou presque – qu’il faudrait se tourner, même si l’on a toute raison de penser qu’Alain a dû jouer un rôle important dans le choix de cet auteur, et bien que sur des thèses essentielles il se soit fermement démarqué du fondateur du positivisme. En 1958, il fait du Cours de philosophie positive un éloge dont on n’a peut-être pas assez relevé la portée : « Comte se place lui-même à un point de vue proprement philosophique, en son acception permanente […], celui de l’unité concrète de l’existence et de l’action 4. » À quoi il ajoute, quelques pages plus bas 5 : « Il est bien vrai que la médecine est un parti pris pour la vie. Et la philosophie biologique de Comte justifie systématiquement ce parti pris. » On pourrait assurément dire de la philosophie de Canguilhem qu’elle a été animée par un même souci de justification systématique. Mais les présupposés de cette justification ne sont ni ceux de Comte dont il ne partage pas le « culte des faits », ni d’ailleurs ceux de la philosophie romantique (allemande) de la vie. L’une des voies les plus directes pour accéder à ces présupposés est sans doute celle qu’ouvre une retentissante discussion télévisée qui eut lieu et fut diffusée en 1965 sous le titre de « Philosophie et vérité 6 ». Dans la précédente émission, Canguilhem a fait scandale en soutenant devant la France entière des professeurs de philosophie qu’il n’y a pas de vérité philosophique. Il doit s’expliquer. « Le rapport de la philosophie à la vérité que les sciences définissent progressivement est l’objet d’une méditation,
d’une recherche dont on ne peut dire qu’elle est vraie ou fausse, au sens où l’on parle de vrai ou de faux dans les sciences. » Jean Hyppolite (1907-1968) lui répond : « Mais il reste au philosophe un sens de la totalité que nous ne pouvons pas évacuer de notre vie. » Canguilhem acquiesce : « C’est la définition même de la philosophie. » Et, s’adressant aux professeurs du second degré, il précise ce qu’il voit comme la tâche propre de cette discipline : « La philosophie doit confronter certains langages spéciaux, certains codes, avec ce qui reste foncièrement et fondamentalement naïf dans l’expérience vécue. Et le rapport entre la pensée philosophique et la pensée des différentes disciplines scientifiques est un rapport concret et nullement abstrait ou spécial ». Toute la difficulté de « faire de la philosophie » consiste à pénétrer les « langages », les « codes spéciaux » qui peuvent être ceux des sciences, des techniques ou plus généralement de toutes les pratiques humaines, non pour y procéder, comme de l’extérieur, à des analyses formelles de type logique – par exemple, pour ce qui est de la pensée scientifique –, mais pour juger du rapport de ces formes de pensée à l’expérience vécue d’individus singuliers. Ce qui, en elle, est dit « foncièrement et fondamentalement naïf » indique un trait d’essence par rapport auquel les constructions culturelles et élaborations conceptuelles restent toujours secondes. Il y a dans l’« expérience vécue » quelque chose d’inné qui précède toute sophistication, le débat de l’être humain en tant que tel avec son milieu, celui qu’il se donne à partir de celui qui le reçoit. Et c’est cette situation native que le philosophe ne doit jamais « oublier », s’il veut rester philosophe ; mais cela suppose qu’il ne se fasse pas le porte-parole de tel ou tel « langage spécial », qu’il ne se donne pas pour mission d’exalter et d’imposer tel ou tel code, fût-il celui de la logique. Philosopher, c’est s’interroger sur le bien-fondé de ces langages et sur la validité de ces codes en fonction de « ce qu’il y a de naïf dans l’expérience vécue ». Les « différentes disciplines scientifiques » n’échappent pas à cette situation
lorsque la réflexion philosophique s’y attache. Car si une discipline l’intéresse, c’est pour y reconnaître une forme de la pensée humaine qui s’exerce d’abord et avant tout dans l’« expérience vécue » des uns et des autres. Voilà pourquoi Canguilhem se défie de toute conception épistémologiste de la philosophie 7 et considère, comme il l’a dit plus d’une fois, qu’une philosophie digne de ce nom, si technique qu’en soient inévitablement les démarches, doit avoir, ou plutôt conserver, un caractère « populaire ». Mais ce débat apporte plus encore. Alain Badiou ayant à juste titre relevé le terme « totalité » (employé par Hippolyte et endossé par Canguilhem), il met les choses au point : « La totalité, ce n’est pas du côté de la nature ou du cosmos, ou du monde que nous la trouvons, mais c’est précisément l’affaire propre de la philosophie que les valeurs doivent être confrontées les unes aux autres à l’intérieur d’une totalité qui ne peut être que présumée. » Cette thèse de la « présomption philosophique » apparaît décisive pour éclairer la pratique de cet homme qui n’a jamais cessé, au prix d’un travail acharné, de soumettre à son examen « langages et codes spécialisés » pour déceler les valeurs qu’ils sont susceptibles de porter – ou de supporter – au regard d’une expérience vécue dont ils menacent toujours davantage de réduire la part de « naïveté foncière et fondamentale ». L’ensemble de ces thèses sur la vérité et la tâche de la philosophie était déjà exposé et développé sur un mode systématique dans le Traité 8. La vérité y figure comme la valeur qui norme le processus de la science définissant, par rectifications successives, « le Réel ». Toutes les formes du dogmatisme antique et moderne, nourrissant autant de réactions sceptiques, ont voulu étendre l’emprise de cette valeur à « la vie tout entière ». Sollicitée par la propension de l’esprit humain à « réaliser l’unification complète de la représentation et de l’action 9 », la valeur de la vérité qui règle la démarche de la connaissance tend à « ramener à soi toutes les autres
valeurs ». Le Traité reconnaît au pragmatisme de William James (18421910) le mérite d’« avoir reconnu que le vrai problème des valeurs dépasse la vérité scientifique ». Il lui reproche cependant de n’avoir pas conclu à « l’obligation de restaurer, avec le pluralisme impliqué dans tout empirisme 10, le droit des “expériences” les plus diverses (métaphysiques ou religieuses) à se tenir pour également valables ». Les auteurs avertissent leurs lecteurs en conclusion : ce ne serait pas sans confusion dangereuse qu’on ferait de la vérité la seule valeur possible, « ni même la valeur définitivement et absolument dominante, ni même enfin peut-être une valeur absolument positive ». Contre « le scientisme radical du XIXe siècle », il faut reconnaître que c’est l’action qui est première par rapport à la connaissance : la première crée « témérairement » ce que l’autre aura à comprendre. On retrouve ici, mais généralisé, le thème que Canguilhem développait en 1937 et 1938 dans ses textes sur la technique. La science n’a qu’une fonction corrective, son travail est « réducteur 11 », et il est suscité par les échecs de la puissance créatrice – cherchant à en prévenir les dangers. De là cette thèse qui surprendra ceux qui ne veulent voir en Canguilhem qu’un épistémologue : « La valeur de la science est toute limitative, quasi négative : c’est celle d’une prudence, d’un système précis de précaution ; si précieux (et il doit l’être infiniment) que soit ce système, il n’engendre rien par soi. » La maxime de Comte (« Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action ») est maintenant récusée comme attentatoire à la créativité humaine, stérilisante pour la pensée scientifique elle-même. Dans le cours, déjà cité, donné à la Sorbonne en 1966-1967 précisément sur L’Action 12, Canguilhem pose d’entrée de jeu le problème du « rapport de subordination de l’action à la connaissance » tel qu’il est accepté comme une évidence par Comte. S’appuyant sur Nietzsche qui, dans L’Origine de la tragédie ou hellénisme et pessimisme (1871), présente Socrate comme
étant « le modèle d’un type humain jusque-là inconnu, l’homme théorique », il commente : « L’homme socratique, c’est l’homme rationaliste, celui qui fonde le progrès, c’est-à-dire la dénaturation de l’existence, sur le pouvoir des Lumières. » À ce type d’homme s’oppose l’homme dyonisien, semblable à Hamlet, car l’un et l’autre ont compris l’essentiel : « La connaissance tue l’action, il faut à celle-ci le mirage de l’illusion 13. » De Nietzsche, Canguilhem rapproche Valéry 14 qui fait de l’ignorance la condition de possibilité de l’action au départ, comme projet et engagement. Ce qui ne signifie pas, évidemment, qu’illusion et ignorance constituent une garantie de réussite ou d’efficacité à l’arrivée. De l’échec naît la conscience de l’ignorance et de cette conscience la saisie de l’illusion comme méconnaissance. Il s’ensuit une thèse sur la connaissance qui veut que « la conscience de l’illusion par échec de l’action, c’est la conscience d’un non-savoir, donc la possession, procurée par cet échec même, d’un savoir, ou du moins la promesse de cette possession ». Autrement dit, si la conscience du savoir est celle d’une illusion rectifiée, « l’une des conditions du progrès de la connaissance […], c’est l’anticipation, le surpassement par l’action de ce que l’action aurait dû contenir de connaissance vraie pour être efficace au moment où elle a été engagée ». On comprend qu’on ne trouve pas dans les textes de Canguilhem l’élaboration d’une « théorie de la connaissance » au sens classique. Chercher un fondement à la vérité n’a de sens que dans le cadre d’une philosophie qui entend subordonner l’action à la connaissance. Ce qu’il refuse. En revanche, identifiant la connaissance à ses progrès par rectification des illusions premières indispensables à l’action, il scrute les conditions dans lesquelles se forment ces illusions. Canguilhem sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, n’oubliera jamais les Célèbres Leçons 15 de Lagneau dont il saluait dans les Libres
Propos en 1931 la republication (à titre posthume). Il se plaira encore, dans un hommage à Jean Hyppolite publié en 1971 16, l’un de ses plus beaux textes et les plus énigmatiques, à reprendre l’exemple platonicien du bâton brisé que Lagneau avait transmis à Alain. En style canguilhémien, cela donne : « Faut-il dire, comme La Fontaine, “quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse”, ou bien dire que ma raison confirme de droit le bâton brisé dans sa brisure ? » Il y a deux réalités : la réalité vue, et la réalité revue de la réfraction. Le jugement se scinde en deux : l’un qui est « mon » jugement solidaire du point de vue où je me trouve, l’autre impersonnel qui affirme le réel. L’illusion, la présomption initiale, apparaît comme « erreur », mais cette erreur a une véritable consistance. Je verrai toujours le bâton brisé, même sachant qu’il ne l’est pas « en réalité ». En termes bachelardiens : « La réalité est reconnue dans un repentir du jugement. » Alain comme Lagneau, grand lecteur de Descartes et de Spinoza 17, cherchent les conditions de l’erreur dans la physiologie du corps humain, spécialement du côté de ses besoins. Dès les premières pages de Les Idées et les Âges 18, Alain se livre par exemple à une réflexion sur la physiologie du sommeil et sur les « perceptions fausses » qui peuplent nos nuits. « Nos plus fantastiques rêves, conclut-il en des lignes célèbres, ont d’abord un objet réel qui est notre propre corps. » Et il en va de même dès qu’il s’agit d’analyser ce sentiment fondamental et irréductible qu’est la peur ! Alain l’analyse par le biais des phénomènes corporels qui l’accompagnent, « les mouvements de la respiration et ainsi les cris et les paroles sont profondément troublés. Sans compter que, puisqu’il y a une dépendance réglée par les nerfs entre le cœur et la respiration, il est aisé de comprendre que l’alerte musculaire, si promptement contagieuse, doit mettre en état de contracture et de soubresaut les muscles de la poitrine et de la gorge 19 ». Ajoutons à ces effets l’état d’émotion du cerveau qui « se trouve envahi de flots de sang chargés en même temps de poisons ou narcotiques, qui sont
des résidus de l’agitation même 20 ». À lire ces pages étincelantes mais d’une très imprécise précision dans leur référence à la physiologie, on comprend que le jeune Canguilhem se soit tourné vers la médecine pour discuter les thèses de son premier maître 21. Et qu’il ait cherché dans les travaux de physiologie contemporaine les connaissances qui s’attachaient aux bases physiologiques de la psychologie humaine. C’est le cas, on le sait, du livre de Goldstein 22 – La Structure de l’organisme (1934) –, l’une de ses références les plus fréquentes. De cet ouvrage qui a par ailleurs inspiré Maurice Merleau-Ponty – La Structure du comportement (1942) –, il tire une conception fondamentale des rapports du vivant et de son milieu. Il retient que « le milieu (Umwelt) se découpe dans le monde selon l’être de l’organisme – étant entendu qu’un organisme ne peut être que s’il trouve dans le monde un milieu adéquat ». Il retient la distinction entre Umwelt – milieu de comportement propre à tel organisme par opposition à la Umgebung – environnement géographique général – Welt – l’univers de la science. Conclusion : « La Umwelt, c’est donc un prélèvement électif dans la Umgebung, dans l’environnement géographique. » La Umwelt de l’animal n’est rien d’autre qu’un milieu centré par rapport à « ce sujet de valeurs vitales en quoi consiste essentiellement le vivant 23 ». D’où la formule goldsteinienne que Canguilhem s’approprie pleinement : « Le sens d’un organisme, c’est son être. » Formule qu’il retourne à son profit philosophique : « L’être de l’organisme, c’est son sens. » Le propre du vivant est de se composer son milieu. « Vivre, c’est rayonner, c’est organiser le milieu à partir d’un centre de référence qui ne peut lui-même être référé sans perdre sa signification. » À cette thèse philosophique générale, il tient alors à apporter le renfort de travaux concrets empruntés à l’éthologie et à la psychologie animale naissante, ainsi qu’à des œuvres de neurophysiologie injustement négligées. Les investigations de Jacob von Uexküll (1864-1944) ont ouvert la voie à l’éthologie humaine 24. En psychologie animale, c’est à Paul Guillaume
(1878-1962) 25 que Canguilhem se réfère volontiers pour avoir montré à partir d’un riche matériel expérimental recueilli par Ignace Meyerson (1888-1983) à l’Institut Pasteur que la « ségrégation » des formes « ne suit pas les mêmes lignes chez les animaux que chez nous : toutes nos choses ne sont pas toujours choses pour eux, pas plus que toutes les relations, tous les aspects perceptibles pour nous ne le sont nécessairement pour eux ». De là, l’aphorisme qui conclut une conférence de 1951 au Centre international pédagogique de Sèvres reproduite l’année suivante dans La Connaissance de la vie : « Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes », car « une route, c’est un produit de la technique humaine, un élément du milieu humain, mais cela n’a aucune valeur biologique pour un hérisson ». Avec ce renversement de perspective en guise de première leçon concernant l’expérimentation sur les animaux : « En revanche, ce sont les routes de l’homme qui traversent le milieu du hérisson, son terrain de chasse et le théâtre de ses amours, comme elles traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. » Contre le « cartésianisme exorbitant » de nombreux biologistes contemporains, Canguilhem plaide pour ce qu’il appelle un « sens biologique », indispensable au savant s’il veut appréhender son objet, lorsqu’il s’agit de la vie. Que ce dernier le veuille ou non, il y a « récurrence de l’objet du savoir sur la constitution du savoir visant la nature de cet objet ». C’est « le paradoxe de la biologie ». Illustrant ce même paradoxe, Canguilhem s’attache aux études sur la faim réalisées par le physiologiste catalan oublié Ramón Turró (18541926). Dans son extraordinaire livre sur Les Origines de la connaissance 26, cet auteur analysait le sens de l’énoncé : « J’ai faim », et le présentait comme renvoyant à une « sensation globale » composée de mille « petites faims » spécifiques. Ce qui, en style leibnizien, menait droit à la question du rapport entre perception consciente et perception inconsciente 27. Canguilhem retient aussi l’étude que présente Turró de la détermination spontanée des objets alimentaires par ce qu’il appelle la « sensibilité
trophique » : « connaissance » inconsciente par l’organisme des substances dont l’ingestion permettra de rétablir la composition du milieu interne. Cette « connaissance » repose sur une induction (l’« induction trophique ») dite primordiale présentée comme « la plus importante de la vie psychique ». Elle constitue « l’expérience au moyen de laquelle nous savons quels sont les corps qui, transportés du monde extérieur dans l’organisme, remédient à tel déficit substantiel et non à tel autre ». « L’homme, ainsi que les animaux, sait qu’il y a des corps qui sont nutritifs. Il est clair que jamais on ne pourra attribuer cette qualité à un corps si la conscience n’a pas appris à le connaître par les sens ; mais il est clair aussi que les indices en vertu desquels on connaît que le besoin trophique est satisfait par un aliment donné ne sont pas fournis par les sens 28… » Voilà qui, en un sens, prolonge et rectifie les indications physiologiques générales données par Alain dans ses écrits comme dans ses cours sur la perception 29. C’est bien à ses yeux dans le débat de l’homme avec son milieu, forme élémentaire de l’action, tel que la physiologie l’explore, que s’enracinent, en dernière analyse, les illusions sur le redressement desquelles se construisent les connaissances. Ce n’est pas par la sensation élémentaire qu’il faut commencer, c’est par le besoin ; et le besoin est une catégorie de la pensée physiologique. « Il est facile de voir que le besoin n’est que la tendance à une régulation déterminée et prend sa source dans un état physiologique qui appelle cette régulation », écrit Louis Bounoure 30 qui en conclut que « la conduite de l’animal n’est, d’une manière générale, qu’un processus extériorisé de régulation tendant à la satisfaction d’un besoin ». Ce qui intéresse Canguilhem, répétons-le, c’est la question philosophique du tout des valeurs et de leur hiérarchie, et non la psychophysiologie comme telle. Surtout, c’est la question de savoir comment situer la valeur de la vérité par rapport aux autres valeurs humaines, compte tenu de leur commun enracinement vital. Comment « ajouter » des
connaissances expérimentales aux vues « livresques » de l’« école française de la perception » (Lagneau, Alain…) qui puissent aider à comprendre la spécificité de ce vivant humain qui se révèle capable pour finir de se poser la question de son autonomie même ? On le voit chercher ses appuis dans l’œuvre de Jean Nogué (1898-1940) dont La Signification du sensible 31 contient une longue discussion de Maine de Biran (1766-1824) quant à l’« objet » de la tendance qui, par exemple, dans le désir amoureux, « précède la personne en qui elle se fixera ». « Tout besoin… est rapporté à un objet, il est besoin de quelque chose ; mais cette chose n’est pas là, nous en sommes privés, et le besoin est justement la conscience de cette absence et du vide qu’elle laisse en nous 32. » Mais c’est surtout à Maurice Pradines (1874-1958) que se réfère Canguilhem, à son Traité de physiologie générale 33 qui fit longtemps autorité parmi les psychologues. De lui, Foucault écrit, à la fin des années 1950 34 : « Le rôle de Pradines dans la psychologie non seulement française mais mondiale aura été d’instaurer pour la première fois dans l’histoire des idées une méthode authentiquement génétique, une histoire de l’esprit. Au lieu de retrouver l’explication par la structure comme l’avaient fait tous ses prédécesseurs, M. Pradines a, seul de son espèce, réussi à forger de toutes pièces une explication par la genèse. » De fait, le Traité de psychologie générale présente le psychisme comme un système vital faisant apparaître des structures déjà spirituelles quoique biologiques, et désigne la raison comme un produit de l’action. Canguilhem n’a certes pas adhéré à la manière de spiritualisme matérialiste développé dans le Traité, mais l’auteur avait du moins le mérite selon lui d’affirmer tout à la fois l’enracinement vital des valeurs humaines et la liberté de jugement dont elles témoignent. Les arguments dont il justifie en 1947 son admiration pour l’ouvrage de Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel 35, constituent peut-être le meilleur résumé de sa conception de la philosophie : « Le sujet n’est pas de ceux qui tentent habituellement les philosophes. Ils
l’abandonnent généralement à des spécialistes. Le grand mérite de Friedmann est d’avoir réuni tous les points de vue spécialisés possibles : mécanique, biologique, psychologique, sociologique, et de les avoir dominés en le jugeant, à la fois par référence réciproque des uns aux autres et tous ensemble conformément à la préoccupation éthique impliquée nécessairement dans une philosophie humaniste. » Tout est là : l’enquête patiente sur les langages « spéciaux », la présomption de totalité qui organise leur confrontation et le jugement pour finir qui est porté sur eux en fonction d’une certaine idée de l’homme. Ce qui implique le rejet de deux illusions parallèles : l’illusion scientiste et l’illusion techniciste. La première correspond à la prétention de déduire et commander tout le progrès humain à partir du seul progrès de la connaissance ; la seconde, à celle de déduire et commander tout le progrès social « à partir du seul progrès du rendement industriel, obtenu par une rationalisation simultanée, et univoquement conçue, de l’emploi des machines et de la main-d’œuvre ». Et Canguilhem de conclure en des termes dont il n’est pas besoin de souligner l’actualité persistante : « Le bénéfice philosophique incontestable du travail de Friedmann paraît bien consister en ceci qu’il délie le sort de l’humanisme, comme philosophie à fortifier et à construire, du sort du rationalisme entendu comme privilège systématique et universel d’une méthode de mathématisation de l’expérience. » Tout se tient. C’est parce qu’il est un vivant que l’homme entretient avec son milieu un débat qui donne corps à des valeurs vitales, lesquelles sont « polarisées » par l’organisme en positives et négatives. Cette polarisation agit consciemment ou non dans l’organisme humain, comme en témoignent des phénomènes comme la faim, le sommeil ou le désir sexuel. Mais cette polarisation, l’être humain a acquis, par le développement de ses techniques, la capacité de la penser. Ce qui le caractérise, c’est qu’il peut apporter plusieurs solutions à un même problème posé par le milieu. Dans son cas, « le milieu propose sans jamais imposer une solution, même si ces
possibilités ne sont évidemment pas illimitées ». Cela tient à ce que l’homme, être de désirs et non seulement de besoins ou de raison, est créateur de techniques et de valeurs. Il ne connaît pas de milieu physique pur. Par l’imagination, il se représente le « désirable » qui mobilise sa volonté, dirige son action, et lui donne en définitive le sens du possible. En 1947, Canguilhem est appelé à faire l’éloge de Maurice Halbwachs, mort à Buchenwald en mars 1945 36. Il en retient ce qui, philosophiquement, lui permet de surmonter « le paradoxe de Durkheim » : vouloir traiter les faits sociaux comme des choses tout en identifiant les faits sociaux à des représentations. Car, s’il est vrai que « le propre d’une science, c’est bien de dissoudre des synthèses subjectives et de leur substituer un milieu de choses », on ne transforme pas des pensées en choses « tout en leur conservant leur originalité de pensées, fût-ce au prix de la reconnaissance de leur caractère collectif ». Halbwachs a su introduire en sociologie un « nouveau point de vue » en montrant dans Les Cadres sociaux de la mémoire 37 qu’il n’y a pas de représentation collective qui ne soit « à la fois tournée vers le présent et vers le passé ». C’est tout le contenu humain des phénomènes sociaux, individuels et personnels, qui fait ainsi retour dans une discipline par la réflexion philosophique. De là cette remarque éthicoépistémologique de portée générale : « Certains sociologues n’ont pas toujours échappé à la tentation de traiter l’homme comme un mécanisme qu’on peut décrire de l’extérieur du moment qu’on en connaît les lois. Rien de tel chez Halbwachs. Peut-être conservait-il de sa familiarité avec la pensée de Leibniz le sens de la valeur de l’individualité sinon de sa réalité. » En 1955 38, Canguilhem élargit la question à celle du rapport des « régulations dans l’organisme et dans la société ». Il retrace la longue histoire de l’assimilation de la société à un organisme et de celle, inverse, de l’organisme à une société. Il en conclut que ce qui inspire l’assimilation de l’organisme à une société c’est l’idée de thérapeutique sociale, donc qu’il
existe des remèdes aux maux sociaux. Mais enfin, objecte-t-il, l’organisme est un mode d’être tout à fait exceptionnel « en ceci qu’entre son existence et son idéal, entre son existence et sa règle ou sa norme, il n’y a pas de différence à proprement parler ». On se souvient de la sentence : « Son être, c’est son sens. » L’idéal de l’organisme, c’est l’organisme lui-même. Or il en va tout autrement de l’existence des sociétés. « Leurs désordres, leurs troubles font apparaître une tout autre relation entre les maux et les réformes, parce que pour la société, ce dont on discute, c’est de savoir quel est son état idéal ou sa norme. » Quant à la finalité de la société, c’est l’un des problèmes capitaux de l’espèce humaine. Une société, soutient-il, c’est une organisation et non un organisme. Une société n’a pas de finalité propre. « C’est un moyen : une société est plutôt de l’ordre de la machine ou de l’outil que de l’ordre de l’organisme. » Et voilà pourquoi il n’y a pas de « sagesse sociale » au sens où, selon le physiologiste américain Walter Bradford Cannon (1871-1945), il y a une « sagesse du corps 39 ». Pas de justice sociale spontanée, puisque pas d’autorégulation. La « crise » fait figure d’état normal de la société. C’est à Bergson qu’il a alors recours et à l’appel du héros des Deux sources de la morale et de la religion (1932). En 1974, dans un article « Régulation (épistémologie) » publié par l’Encyclopædia Universalis, Canguilhem reprend la même question sur de nouvelles bases. Il retrace à sa manière magistrale l’histoire du concept depuis le XVIIIe siècle, formant et transformant, par transferts multiples, des éléments de sens, de la technologie (horlogère) et de la physique (céleste) à la physiologie (Lavoisier). Il en revient à la question de l’importation de ce concept en économie politique et, plus généralement, pour penser les phénomènes sociaux. Il insiste sur ce qui distingue – sinon oppose – l’organisme biologique et l’organisation sociale. Cette dernière, au regard de la première, « fait figure de tentative toujours en cours, de projet toujours inachevé ». Face à la causalité immédiate du besoin organique, on constate
qu’il n’existe rien de tel dans les sociétés « où les besoins sont médiatisés dans des représentations, opinions, programmes de revendications ». Partant de ce constat, on peut souhaiter, comme l’économiste François Perroux (1903-1987), que l’élaboration d’un plan sous une forme ou sous une autre soit affinée par la mise en œuvre d’« organes de sondage d’opinion, de statistique et de décision ». Sans doute ces nouveaux « organes de détection » permettront-ils de mieux connaître les besoins des sociétés contemporaines. « Mais il se trouve que les idées que les individus se font ou acceptent de ce que devrait être une société régulée sont intérieures au fait social lui-même. La société humaine est une société d’êtres pensants, capables de jugements de réalité et de jugements de valeur. La réalité est unique, mais les valeurs sont multiples. » La conclusion de ce texte d’après 1968 est directement politique. Rappelant la thèse de Claude Lévi-Strauss qui voulait que, dans les sociétés « primitives », la vie collective fût réglée par « des rites propitiatoires d’unanimité égalitaire », alors que les sociétés modernes n’arrivent pas à « abolir les écarts de statut ou les dénivellations de condition… », Canguilhem se demande si « quelques formes récentes de contestations communes à la jeunesse des sociétés occidentales » ne signent pas « le constat d’échec de ces sociétés en quête de leur autorégulation ». Et il émet cette hypothèse non dénuée d’ironie, mais aussi peut-être de justesse comme on l’a vu par après : « Certains modes de vie dans des communautés de jeunes manifesteraient la décision de retrouver, par un retour à l’archaïsme, par une révolution de la nostalgie, la régulation perdue des vieilles machines sociales. » Jamais sans doute il ne s’est plus engagé dans l’exposé de son éthique qu’à l’occasion d’un discours dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne à l’invitation du MURS (Mouvement universel pour la responsabilité scientifique) en décembre 1980 40. Cette conférence portait sur Le Cerveau
et la Pensée. Il y met toute sa propre pensée en perspective ; il affirme l’idée de l’homme qui guide l’ensemble de ses analyses et de ses prises de position. Il invite ses auditeurs à « se défendre contre l’incitation, sournoise ou déclarée, à penser comme on voudrait que nous pensions ». Et ce « on » renvoie à tous les « pouvoirs » politiques et techno-économiques. C’est historiquement de la phrénologie de Franz Joseph Gall (1757-1828) qu’il propose partir, c’est-à-dire de la première théorie des localisations cérébrales 41, puis de la seconde moitié du XIXe siècle où l’on voit se développer une neurologie expérimentale forte des nouvelles techniques d’exploration du cerveau (par le courant électrique, galvanique ou faradique). Hippolyte Taine (1828-1893) et Théodule Ribot se chargent en France d’en tirer les conclusions en psychologie ainsi condamnée à « n’être plus que l’ombre de la physiologie ». C’est l’honneur de Pierre Janet (18591947) d’avoir résisté : « On a exagéré en rattachant la psychologie à l’étude du cerveau […]. Ce que nous appelons idée, ce que nous appelons phénomènes de psychologie, c’est une conduite d’ensemble, tout l’individu pris dans son ensemble. Nous pensons donc avec nos mains aussi bien qu’avec notre cerveau, nous pensons avec notre estomac, nous pensons avec tout : il ne faut pas séparer l’un de l’autre 42. » L’histoire de la « neuropsychologie » vient jusqu’à nous, mais, note Canguilhem, son emprise sur les esprits se trouve renforcée par les développements des machines qu’on présente improprement comme des « machines intelligentes » ou des « cerveaux artificiels ». Aux ambitions affichées par ces recherches de « dépasser le cerveau humain » et de le supplanter en matière d’invention, Canguilhem objecte : « Pas d’invention sans conscience d’un vide logique, sans tension vers un possible, sans risque de se tromper. […] Inventer, c’est créer de l’information, perturber des habitudes de penser, l’état stationnaire d’un savoir 43. » Y aura-t-il jamais des automates logiques à qui « viendront des idées » ? Des « pilules de la conception » ? Relisez Newton ou Poincaré. La
pensée humaine ne se conçoit que dans un univers de significations. Le langage humain est tel que « parler, c’est signifier, donner à entendre parce que penser, c’est vivre dans le sens ». Avec cette précision décisive 44 que « le sens n’est pas relation entre… mais relation à… ». Les machines dites intelligentes établissent « des relations entre des données mais, par définition, jamais de relations à ce que l’utilisateur se propose à partir des relations engendrées par lui ». Il retrouve l’un de ses thèmes philosophiques constants : penser, pour un être humain, suppose « la conscience de soi dans la présence au monde ». Son vocabulaire s’ajuste : « Cette conscience de soi n’est pas représentation du sujet je, elle est revendication, car cette présence est vigilance et plus exactement surveillance. » L’éthique peut alors se déployer, dans un débat institué entre les figures de Descartes et de Spinoza. Débat qui tourne à l’avantage du second, pour avoir manifesté, contre toute prudence cartésienne, cette « fonction subjective de présencesurveillance », en prenant publiquement position pour le droit à la liberté de penser – à l’occasion de l’assassinat de Jean de Witt (1625-1672), Grandpensionnaire des États de Hollande – au prix d’une entorse au géométrisme déterministe de son Éthique. Et c’est sans doute de lui-même qu’écrit Canguilhem lorsqu’il fait, pour conclure, l’éloge de la réserve comme qualité morale par excellence. La tâche de la philosophie apparaît tout entière critique, comme défense de la réserve d’un je qui veut se préserver les conditions de possibilité d’une sortie, le cas échéant. En l’occurrence, contre toute intervention étrangère sur le cerveau « tendant à priver la pensée de son pouvoir de réserve en dernier ressort ». Le dernier mot de cette éthique mérite d’être ici retranscrit : « La réserve philosophique n’est ni cache ni sanctuaire, elle est garde du ressort. Une suspension d’acquiescement, d’adhésion, n’est ni repli ni abstention. »
1. G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 88.
2. B. Saint-Sernin, « Georges Canguilhem à la Sorbonne », in Revue de métaphysique et de morale, janvier-mars 1985, p. 84-92. 3. Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Actes du Colloque organisé au Palais de la Découverte les 6, 7 et 8 décembre 1990 par É. Balibar, M. Cardot, F. Duroux, M. Fichant, D. Lecourt et J. Roubaud, Collège international de philosophie et Albin Michel, 1993. 4. G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit., p. 64. 5. Ibid., p. 73. 6. Philosophie et vérité : entretien entre G. Canguilhem, M. Foucault, J. Hyppolite, P. Ricœur, A. Badiou et D. Dreyfus. Auteur-réalisateur J. Fléchet (16 mm N&B, 49 min), CNDP, série « Le temps des philosophes », 1965. Le texte de cet entretien a été republié in M. Foucault, Dits et écrits I (1954-1988), Gallimard, 1994. 7. Voir, p. 113 sq., mes « Brefs souvenirs ». 8. G. Canguilhem, C. Planet, Traité de logique et de morale, op. cit., chap. science », notamment p. 170-176. Œuvres complètes, p. 791 sq.
IX,
« Sur la valeur de la
9. Ibid., p. 170. Œuvres complètes, p. 791. 10. Discrète référence à l’œuvre de Dupréel, notamment au Traité de morale paru en 2 vol. en 1932 aux Éditions la Revue de l’université de Bruxelles qu’il tenait en haute estime. En 1949, Dupréel a publié un volume d’Essais pluralistes aux Puf. 11. C’est le mot même de Lagneau s’agissant de la science, de l’enseignement duquel, via Alain, la pensée de Canguilhem est restée imprégnée. 12. Ce cours de premier cycle intégralement rédigé et signé par Canguilhem a été publié avec son accord par le « Groupe des étudiants en philosophie » de la FGEL dans un fascicule qui comprend également des « notes d’étudiants revues par le professeur » résumant un cours d’Yvon Belaval sur « Le problème de l’être et de la connaissance ». Je remercie François Remoissenet, secrétaire de Canguilhem à l’époque, de m’y avoir donné accès. 13. F. Nietzsche, L’Origine de la tragédie ou hellénisme et pessimisme, op. cit., p. 74. 14. P. Valéry, Choses tues (1930), in Œuvres, op. cit., t. II, « Que de choses il faut ignorer pour agir », p. 163. 15. J. Lagneau, Célèbres leçons, recueillies par L. Letellier (1859-1926), La Laborieuse, 1926. 16. G. Canguilhem, « De la science et de la contre-science », in S. Bachelard (éd.), Hommage à Jean Hyppolite, présentation de M. Foucault, Puf, 1971, p. 173-180. 17. J. Lagneau, in Écrits, sur le Court traité de Spinoza, p. 53 sq. ; « Notes sur Spinoza », p. 147 sq. 18. Alain, Les Idées et les Âges (1927), reproduit in Les Passions et la Sagesse, éd. G. Bénézé, Gallimard, 1960, p. 3-321. 19. Ibid., p. 34. 20. Ibid., p. 35. 21. Ce qui donne du même coup un sens très précis à la réponse déjà citée à la question de savoir pourquoi il a entrepris des études de médecine en 1937 : pour « ajouter à ce que j’avais pu acquérir jusqu’alors de connaissance d’ordre livresque en philosophie quelques connaissances d’expérience,
telles qu’on peut les obtenir de l’enseignement de la médecine et peut-être, un jour, de sa pratique… » « Compléter les études que j’avais faites en philosophie par des études de physiologie et, naturellement aussi, par les expériences de pathologie. » Ajouter, compléter : il y a continuité entre la philosophie qu’il a adoptée et une physiologie qui, dans l’œuvre d’Alain, reste à l’état de connaissances livresques, plus ou moins bien contrôlées, bien qu’elles y jouent un rôle majeur. 22. K. Goldstein, Der Aufbau des Organismus (1934), trad. D. E Burckhardt et J. Kuntz, La Structure de l’organisme. Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine, op. cit. 23. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie (1952), 2e rééd., op. cit., p. 39 sq. 24. J. von Uexküll, Umwelt und Innenwelt der Tiere (1909), rééd. Julius Springer Verlag, 1921. 25. P. Guillaume, La Psychologie animale, Armand Colin, 1940. 26. R. Turró, Les Origines de la connaissance, Alcan, 1914. 27. Dans le volume Besoins et tendances des « Textes et documents », qu’il compose pour ouvrir la collection qu’il dirige chez Hachette en 1952, Canguilhem emprunte à l’œuvre de Turró trois textes – ce qui en fait l’auteur le plus cité avec Goldstein. Et, dans la table des références placée à la fin du livre, il accompagne le nom de Turró de cette remarque : « Physiologiste catalan, a été professeur au laboratoire municipal de Barcelone. Ses travaux sur le mécanisme de la faim méritent mieux que les citations discrètes qu’en ont faites ceux qui n’ont pas manqué de les utiliser. » 28. Dans un cours sur Leibniz donné le 29 avril 1980, Gilles Deleuze (1925-1995) rendra à son tour un vibrant hommage à Turró : « Au début du XXe siècle, il y avait un grand biologiste espagnol tombé dans l’oubli, il s’appelait Turró, il fit un livre intitulé Les Origines de la connaissance. » Deleuze rapproche évidemment Turró de Leibniz, rappelle la célèbre théorie des petites perceptions de ce dernier et commente le texte en ces termes : « Comment l’animal sait-il ce qui lui faut ? L’animal voit des qualités sensibles, il se précipite dessus et mange ça. On mange tous des qualités sensibles. […] Quelle drôle de communication entre la conscience et l’inconscient. » 29. On se reportera en particulier au Cours de philosophie (Rouen, 1900-1901) publié par l’Institut Alain en décembre 2006. Les nombreuses illustrations dont il est parsemé présentent une apparence de schémas empruntés à la physiologie. 30. L. Bounoure, L’Autonomie de l’être vivant. Essai sur les formes organiques et psychologiques de l’activité vitale, op. cit. Canguilhem ne cessera de se référer à ce livre qui, dans ses premières pages, soumet à la critique plusieurs de ses propres interprétations sur l’histoire de la théorie cellulaire (voir La Connaissance de la vie) et s’interroge (p. 57) sur la conception de la guérison. C’était aux yeux de Canguilhem, avec Marc Klein, l’un des physiologistes de Strasbourg qui l’ont transformé parce qu’ils étaient aussi « de grands esprits ». 31. J. Nogué, La Signification du sensible, Aubier, 1936. 32. Ibid., p. 19-33. 33. M. Pradines, Traité de psychologie générale, Puf, 1943. 34. Voir les textes de Foucault, in Dits et écrits I (1954-1988), op. cit., p. 120-158. 35. G. Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, déjà cité. Canguilhem, « Milieu et normes de l’homme au travail », in Cahiers internationaux de sociologie, vol. 3, Puf, 1947, p. 120136.
36. G. Canguilhem, « Maurice Halbwachs, l’homme et l’œuvre », in Mémorial des années 19391945, Les Belles Lettres, 1947, p. 229-241. 37. M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Alcan, 1925. 38. Dans une conférence publiée par les Cahiers de l’Alliance israélite universelle, no 92, septembreoctobre 1955, p. 64-91, institution devant laquelle il s’est exprimé à l’invitation de P. M. Schuhl (1902-1984), l’auteur de Machinisme et philosophie, Alcan, 1938. 39. W. B. Cannon, The Wisdom of the Body (1932), trad. Z. M. Bacq (1903-1983), La Sagesse du corps, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1946. Canguilhem le présentait ainsi : « W. B. Cannon, qui fut professeur de physiologie à l’université d’Harvard, est l’auteur de travaux célèbres sur les modifications de l’organisme dans la douleur, la faim, la peur et la colère (Bodily Changes in Pain, Hunger, Fear and Rage : An Account of Recent Researches into the Function of Emotional Excitement, Appleton, 1915) où il étudie le rapport entre les émotions et les fonctions des glandes endocrines. » Cannon, l’un des inventeurs du concept d’homéostasie, avait séjourné à Paris en 1929-1930. 40. Prospectives et santé, no 14, été 1980, p. 81-98. Réédité en ouverture des Actes du colloque Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, op. cit. 41. F. J. Gall, J. Spurzheim (1776-1832), Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, avec des observations sur la possibilité de reconnaître plusieurs dispositions intellectuelles et morales de l’homme et des animaux par la configuration de leurs têtes, 4 t. reliés en 2 vol., F. Schoell, 1810-1819. Comte y voyait, sous réserve de quelques modifications, la première « théorie scientifique de la nature humaine ». Canguilhem a accueilli dans la collection « Galien » l’ouvrage de Lanteri-Laura (1930-2004), Histoire de la phrénologie : l’homme et son cerveau d’après F. J. Gall, Puf, 1970. 42. P. Janet, Cours au Collège de France (1923-1924), cité par Canguilhem, p. 15, in Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, op. cit. 43. Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, op. cit., p. 21. 44. Voir l’article de A. Utaker, conférence au Centre Georges-Canguilhem, publié dans le livre collectif dirigé par J.-F. Braunstein, Canguilhem, histoire des sciences et politique du vivant, Puf, 2007.
CHAPITRE V
Enseigner la philosophie. Philosophie de l’enseignement « On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. » Francis Scott Fitzgerald (1896-1940) 1.
Canguilhem n’a cessé de s’interroger sur cet étrange métier que représente l’enseignement de la philosophie, spécialement en France où ces études occupent une place particulière dans ce qu’on appelle le « système éducatif ». Cette interrogation s’est prolongée en une réflexion de fond sur l’éducation et sur les méthodes pédagogiques. En pleine cohérence avec sa philosophie, il ne sépare jamais cette réflexion d’une action où il a pris personnellement le risque de responsabilités parfois très lourdes, assumées avec une rigueur d’autant plus implacable qu’il n’a jamais exercé ses fonctions par goût du pouvoir ou des honneurs académiques, objet de ses sarcasmes ordinaires 2 ; il avait la conviction que de la philosophie, proprement enseignée, dépendait pour l’être humain la conquête toujours précaire et menacée d’une certaine allure de liberté dans sa vie individuelle et collective. Nous disposons de nombreux textes allant dans ce sens : ceux qu’il a écrits, à peine entré dans l’enseignement du second degré au début
des années 1930 ; ceux qu’il a rédigés en tant qu’inspecteur général de 1948 à 1955, période pendant laquelle il a créé la collection « Textes et documents philosophiques » chez Hachette ; ceux enfin qui témoignent de sa libre réflexion, élaborés en marge de ses tâches immédiates. Tournons-nous une dernière fois vers le jeune agrégé en 1930. De février à mai 1930, il ne consacre pas moins de trois articles à l’épreuve de philosophie au baccalauréat. Le dernier se présente comme le traitement, à titre de modèle, d’un sujet donné en juillet 1929 dans l’Académie de Grenoble, « Certitude mathématique, certitude expérimentale 3 ». À peine nommé, il exprime sa réprobation de la conception de l’enseignement philosophique qui se révèle dans la majorité des sujets proposés au baccalauréat. Il en fait la revue systématique et leur oppose sa propre conception. Dans les Libres Propos (20 février, 20 avril 1930), il procède à ce que la Revue appelle un « examen des examens » et soumet à son jugement les épreuves de juillet et octobre 1929. « Nous nous permettons, pour ce qui est de la philosophie seule, d’affirmer que l’insuffisance des candidats peut fort bien être relative à la nature même des sujets proposés. » Il note qu’à Toulouse on a demandé aux élèves de « relever et, s’il y a lieu, critiquer les thèses essentielles du panthéisme », qu’ailleurs on les a interrogés sur « positivisme et pragmatisme » ou encore sur « les diverses formes de l’idéalisme ». Il s’indigne : voilà des sujets « proprement exécrables », car « comment exiger d’un élève qu’il soit capable d’écrire plus de vingt lignes intelligentes » sur de telles doctrines ? Et d’ailleurs à quoi bon ? Il faut être « entièrement fermé à l’esprit philosophique » pour proposer de tels exercices. Un « vrai sujet de philosophie pour dissertation au baccalauréat » doit porter sur un problème et non sur une doctrine. Car la philosophie, « chose étrange, n’est pas faite de solutions mais de problèmes ». Exemples : « Quel est le rôle de la volonté dans le jugement ? » (Clermont, octobre 1929), « Qu’est-ce qu’une émotion ? » (Dijon, octobre 1929). Grâce au témoignage de Jacques
Piquemal 4, son élève en terminale à Toulouse en 1937, nous savons quel type de sujets il donnait dans sa propre classe quelques années plus tard : « Qu’êtes-vous pour vous-même ? Que savez-vous de vous-même, et comment le savez-vous ? », ou encore : « Qu’est-ce qu’avoir une âme ? Qu’est-ce qu’avoir un corps ? » Un bon enseignement de philosophie, appuyé sur la « lecture de vrais auteurs » mais aussi sur une réflexion personnelle et suivie de l’enseignant, fait sentir aux élèves que « la philosophie ne doit pas être étudiée parce qu’il a plu à des professeurs de l’inscrire au programme des examens, mais parce qu’elle touche à leurs pensées et à leurs actions de tous les jours, bref parce qu’ils descendent, en tant qu’hommes plus directement, de Socrate et de Descartes que d’Adam ou d’un lémurien ». Cet enseignement, selon lui, ne saurait se dispenser que dans le second degré. En philosophie comme en littérature, l’enseignement supérieur « n’est pas souvent beaucoup plus qu’un étalage, et n’est jamais qu’un examen académique des doctrines de spécialistes ». Avec sa fougue coutumière, il s’en prend à la prétention des manuels existants, s’inscrivant dans la droite ligne des conceptions et de la pratique de Lagneau et d’Alain 5. À travers la critique très sévère du baccalauréat s’esquisse une conception précise de l’enseignement à dispenser dans les lycées et collèges. Cet enseignement doit autant que possible faire accéder les élèves à la réflexion philosophique elle-même. C’est un travail proprement « surhumain », note-t-il, pour peu qu’on ait une classe nombreuse dès lors qu’on enseigne sous la contrainte d’un programme dont l’ampleur demanderait deux ans pour qu’il soit sérieusement traité. En 1932, il aborde à nouveau ces questions à l’occasion d’un article consacré à l’agrégation de philosophie. Le ton va de l’agacement à l’exaspération sinon au réquisitoire 6. Toujours est-il que, ayant été reçu au concours, il estimait de son devoir de donner son sentiment sur les épreuves
des années suivantes. La phrase introductive fait mouche : « Les reçus, s’ils ne disent pas tous : “Après moi, le déluge”, beaucoup tiendraient sans doute pour une diminution des mérites qu’ils se supposent toute critique concernant la validité d’épreuves dont ils ont triomphé. » Il conteste le choix des auteurs inscrits au programme : Kant ? Descartes ? Disparus ! Il s’étonne et regrette qu’en aient toujours été exclus jusqu’alors Comte, Hegel, Nietzsche et Charles Renouvier (1815-1903). Il rappelle l’exigence paradoxale du métier auquel l’agrégation donne accès : « Un professeur de philosophie doit choisir d’exposer une doctrine qu’il croit vraie, qui peut être originale, et de préparer ses élèves à répondre à un genre codifié d’interrogations. » S’agit-il de « recruter des fonctionnaires dont la seule pensée serait traitement, avancement et croix » ? Le but devrait plutôt être de faire accéder les élèves à la philosophie comme « libre recherche, étrangère à toute loi extérieure ». Polémiquant avec un inspecteur d’académie pour défendre ses propres élèves, il demande qu’on « pose la nécessité d’enseigner le prix du jugement comme remède à toute spécialité », et qu’« on en accepte les risques ». Dans l’avertissement au Traité de logique et de morale 7, les auteurs prolongent cette perspective : « Il s’agit de faire accéder les élèves à la réflexion philosophique. Celle-ci, comme on le voit chez les grands maîtres qui l’ont pratiquée, consiste dans la recherche et finalement dans le choix de quelques principes qui doivent permettre d’apprécier la valeur des renseignements, et de juger les opinions apparemment les plus divergentes ; le choix se justifie lui-même par la cohérence des jugements qu’il rend possibles, et par l’unité qu’il assure ainsi à l’esprit. » La valeur éducative de l’enseignement de la philosophie consiste justement à susciter chez les élèves « le goût de cette unité ». D’où le caractère délibérément systématique du traité, où les auteurs disent vouloir montrer « par l’exemple » la possibilité d’une telle pédagogie. Les témoignages que nous avons de son enseignement dans les lycées montrent ce que fut son extrême liberté à l’égard des formes en usage et son souci
concret, méthodique et détaillé d’innovation pédagogique qui s’accommodait pour l’essentiel du fameux programme national. Le romancier José Cabanis (1922-2000) a écrit une très belle page 8 sur sa rencontre avec son professeur de philosophie en octobre 1939 à Toulouse : « Au début de l’année, il nous terrorisait, ne tolérant pas le moindre bruit, une distraction, une tête qui regardait ailleurs. Les mois passant, le plus compréhensif des hommes, présent à chacun de nous, attentif, avec un regard si direct qu’on avait quand même la gorge un peu serrée, nous faisant parler en toute liberté, et n’en finissant pas de nous donner chaque jour, et sur le moindre des sujets, le spectacle d’une intelligence qui se nourrissait, vivait, et se jouait de tout. J’étais vraiment ivre, buvant à cette source. » Le témoignage de Piquemal, son élève deux ans auparavant, va dans le même sens et décrit avec précision les méthodes pédagogiques qu’il ajustait et perfectionnait au fil des années. Il prohibait l’usage des cahiers, distribuait des cours que souvent il dictait et des textes ronéotés à ranger dans des classeurs soigneusement ordonnés, mais chacun gardait la liberté de son ordre personnel et se trouvait invité à augmenter ces documents de tout élément extérieur (articles, journaux et revues, pages de livres…) jugé par lui approprié. « Notre professeur, écrit Piquemal tout à son souvenir, insiste sur la nécessité, en philosophie – puisque l’existence humaine tout entière y est concernée –, d’archives aussi souples, accueillantes, indéfiniment ouvertes : on les utilise encore si l’on veut, au-delà des années de lycée. » En 1953, dans la présentation de la collection « Textes et documents philosophiques », Canguilhem affirme avoir pour destinataires les élèves de terminale mais s’adresse en réalité au moins autant à leurs professeurs. Et l’on voit l’inspecteur général les inviter à s’approprier le programme de philosophie sur un mode personnel. Il rappelle que, « dans la tradition française de l’enseignement, le programme des questions de philosophie n’impose pas d’ordre obligatoire à leur examen » ; il souligne
« l’indépendance de la philosophie par rapport aux vicissitudes des programmes ». Ce qui doit prévaloir, c’est « la philosophie en tant que problème ». De là, autour d’un problème nettement formulé (« besoins et tendances », par exemple), un va-et-vient réglé entre textes classiques de l’histoire de la philosophie et documents empruntés à l’histoire des sciences et des techniques y compris les plus contemporaines 9 alimentant la réflexion ainsi instruite par les grands auteurs. Le 10 mars 1990, Canguilhem sort une dernière fois de sa réserve, il donne devant la « Société des Amis de Jean Cavaillès 10 » une conférence intitulée « Qu’est-ce qu’un philosophe en France aujourd’hui ? ». Cette interrogation lui est inspirée par l’apparition de deux types de nouveaux philosophes : ceux qui, dans la presse, se présentent comme « philosophe et écrivain » ou « écrivain et philosophe 11 » et celui d’Alain Etchegoyen (1951-2007) qui a écrit un ouvrage intitulé Les entreprises ont-elles une âme ? (1990) et en assure la promotion en se présentant tout à la fois comme professeur de lycée et comme directeur général d’une société de consultations pour les entreprises. Du philosophe-écrivain, il soupçonne de n’être que le symptôme d’un désir de journaliste d’être reconnu comme écrivain et objecte d’une citation de Julien Green (1900-1998) : « Écrire est la liberté absolue de l’esprit, c’est être seul maître de son monde 12. » Quel philosophe voudrait-il se dire « maître du monde » ? En sa jeunesse, Canguilhem avait certes rendu grâce à Alain et à Valéry pour le plaisir qu’ils donnaient à lire des textes philosophiques, mais la philosophie par elle-même demande un effort qui ne saurait être identifié avec la libre création de l’écrivain fût-ce dans son dur travail d’écriture. À propos du « philosophe directeur général », auteur de l’« âme des entreprises », il fait remarquer que d’Alfred Victor Espinas (1844-1922) à Gilbert Simondon (1924-1989), puis à François Dagognet, Jean-Pierre Séris (1941-1994) et à Yves Schwartz en passant par Georges Friedmann, il y a en France une tradition de réflexion sur la technique, le travail et les
entreprises à laquelle la sagacité d’Yvon Belaval (1908-1988) a pu trouver un parrain en la personne de Leibniz 13. « Une fois écartés les clichés médiatiques sur le patronat, les syndicats, la Sécurité sociale et la concurrence étrangère, il reste qu’une entreprise est initiative, aventure et risque, œuvre collective et donc ouverte aux conflits. Dans la mesure où elle n’est pas seulement objet pour les techniciens et les économistes, mais où elle est aussi un lieu de tâches et de conduites individuelles ou collectives, obligatoirement soumises à des règles, il est possible et important de la soumettre à un examen critique et normatif, donc authentiquement philosophique. » Et il n’est pas besoin, pour l’affirmer concrètement, de dévaloriser la philosophie des professeurs, pas plus que de confondre philosophe et manager. On ne s’étonnera pas qu’au-delà de l’enseignement de la philosophie Canguilhem se soit soucié des conceptions générales que l’on pouvait – ou, plutôt, devait – se faire de l’éducation. Il y apporte la même exigence, plusieurs fois réaffirmée au cours de près d’un demi-siècle d’enseignement. On le voit dès son discours de Charleville du 12 juillet 1930. Il n’oublie pas qu’il parle sur les terres d’Hippolyte Taine – « votre Taine », lâche-t-il par deux fois, ne prononçant le nom de l’auteur de De l’intelligence (1870) que pour mieux le repousser. Toute éducation vise une certaine idée de l’homme ; or « ni la race, ni le milieu, ni le moment ne suffisent à définir un homme ». Protagoras, Gorgias et Calliclès s’y sont essayés en leur langage et en leur temps. Et Socrate a su dire leur vérité. Il ne manque à l’homme ainsi recomposé que la pensée. « On est en droit de juger que ce n’est pas peu, car il manque du même coup à l’homme la vérité et la justice qui ne sont pas des faits mais des pensées, non des résultats mais des actes. » L’éducation se définira donc comme l’effort pour accéder au libre jugement qui permet de se prononcer avec sûreté dans la vie sur la vérité et la justice. Qui dit effort dit « exigence » de la part de ceux qui enseignent.
« C’est qu’il me paraît y avoir du mépris à l’égard des hommes dans ce qu’on appelle l’indulgence. » Il lui oppose une haute ambition, celle de cultiver en chaque enfant « l’humanité en tant que pensante », lui faire comprendre que cette humanité a le « devoir de se faire sa destinée ». En 1932, c’est Canguilhem qui, dans les Libres Propos, salue la publication des Propos sur l’éducation d’Alain 14. Il en retient d’abord un énergique refus de soumettre l’éducation à quelque pouvoir extérieur, qu’il s’agisse de celui des psychologues à prétention scientifique et progressiste aussi bien que de celui des maîtres de l’industrie. On a vu qu’il refuse à tout « spécialiste » le droit de « régir la conduite humaine ». C’est de l’enfance qu’il faut prendre soin, non pour enfermer les enfants dans une image codifiée de l’enfance composée par les adultes, mais en tant, au contraire, que l’enfance est « volonté de se dépasser ». Canguilhem l’approuve : « L’éducation n’a pas pour fin de plaire […] mais d’élever. » Qu’est-ce qu’un éducateur qui tue la pensée en lui retirant tout élan avec tout avenir ?, demande-t-il. Il ne se prononce pas sur le détail des propositions d’Alain – tout juste d’un « pourquoi non ? » à propos du mot d’ordre : « Les Belles Lettres pour tous. » Mais il appelle, lui aussi, de ses vœux une école conçue comme « institution indépendante, suffisante à soi, dont la fin n’est dans aucune institution autre, ni famille, ni patrie, ni société économique ». Et de conclure avec éclat : « La fin de l’école, c’est d’élever l’homme au-dessus de toute institution, c’est de préparer l’homme à se faire le juge de toutes les valeurs. » Près de cinquante ans plus tard, il évoque la vie et la carrière de Gustave Monod (1885-1968) 15. C’est pour lui l’occasion de faire une manière de bilan réflexif de toutes les réformes de l’enseignement qui se sont succédé à un bon rythme mais sans beaucoup de cohérence depuis 1944. Nommé à la Libération directeur de l’enseignement du second degré, poste qu’il avait déjà occupé sous le ministère de Jean Zay, Monod avait lancé la première de ces réformes, celle « des classes nouvelles ». Canguilhem fait un éloge
sans réserve, non seulement de la personne mais aussi du projet. Le mérite de ce projet, c’est, selon lui, d’avoir été inspiré par la philosophie d’un homme de terrain qui a voulu substituer « comme norme pédagogique la notion d’orientation à celle de sélection, dans le souci d’un plus grand respect des potentialités de l’enfance ». Le thème canguilhémien par excellence revient ici pour préciser le sens de ce respect, qui ne doit pas être « accommodement » à des supposées aptitudes scientifiquement prédéterminées, mais une « invitation à la découverte et à l’accomplissement d’une singularité d’expression ». Ce qui se confirme par l’affirmation de « la liberté reconnue à l’expression et à la satisfaction par l’enfant de ses intérêts singuliers ». Se référant au rapport de Monod, La Probité professionnelle dans l’enseignement secondaire (1924) 16, c’est la définition du métier qu’il célèbre : celui non d’un simple « dispensateur d’instruction » qui se contenterait de communiquer ou, comme on dit, de « transmettre », un savoir acquis, mais d’un praticien sachant « éveiller et exciter l’attrait pour le possible ». Les phrases de Monod résonnent : « Notre rôle est de faire penser, de révéler les problèmes… à la limite, et pour les plus grands élèves, d’inquiéter l’intelligence plus que de la satisfaire. » Canguilhem ne peut qu’applaudir à cette inquiétude dont il a fait l’une de ses propres thèses. Comme il approuve aussi l’idée défendue dans L’Enfant et nous (1950) : « On ne peut pas éveiller une intelligence, l’exercer, la mobiliser sans que la sensibilité soit en jeu. Bien plus, cette activité de la pensée sera d’autant plus intense et d’autant plus efficace qu’elle s’exercera vers des fins qui émeuvent le sujet en provoquant son intérêt. » Canguilhem conclut sur une maxime du rapport de 1924 : « Il n’y a pas d’instruction sans éducation. La crise de l’orthographe est une crise morale. » Qui dira aujourd’hui qu’il était déplacé de le rappeler en 1981 ?
1. F. Scott Fitzgerald, La Fêlure (1945), trad. D. Aury et S. Mayoux, Gallimard, 1963, p. 341.
2. Canguilhem a notamment été inspecteur général de philosophie et président du jury de l’agrégation. Il a été chargé en 1950 par l’Unesco de réaliser une vaste enquête sur « la place de l’enseignement philosophique dans les divers systèmes d’éducation [Allemagne, Angleterre, Cuba, Égypte, États-Unis, France, Inde, Italie], sur la façon dont il est donné et sur l’influence qu’il exerce sur la formation des citoyens ». Les résultats de cette enquête ont été publiés in G. Canguilhem, H. Piñera, L. I. Madkour, E. Fink, N. A. Nikam, G. Calogero, D. MacKinnon, M. H. Moore, R. McKeon, L’Enseignement de la philosophie : enquête internationale, Unesco, 1953. 3. Œuvres complètes, t. I, p. 301 sq. 4. De Piquemal, Canguilhem, dans une préface à ses Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie (1993), rééd. Puf, 2005, rappelle que, une fois agrégé de philosophie et après quelques années d’enseignement au lycée, il était devenu en 1958 chercheur au CNRS, puis assistant à la Sorbonne, enfin maître-assistant à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Canguilhem, déjà fort âgé, secondé par F. Delaporte, a tenu à « mettre au propre » par un travail très méticuleux quelques études et un grand cours de Piquemal sur la respiration qu’il nous a confiés à É. Balibar et à moi-même pour publication dans la collection que nous dirigions alors aux Puf. 5. Professeur à la Sorbonne, il préparait et rédigeait intégralement ses cours en amphi, mais considérait qu’il ne pouvait dans ce cadre mieux faire que transmettre aux étudiants les « quelques lectures d’avance » qu’il avait sur eux. En revanche, dans son séminaire, il disait qu’il « tombait la veste » et retrouvait, paradoxalement sur des sujets de recherche souvent très spécialisés en histoire des sciences ou de la médecine, l’idéal qu’il se faisait de cet enseignement socratique au milieu d’un auditoire choisi avec rigueur et intensément sollicité. 6. G. Canguilhem, « Méthode », in revue L’Enseignement philosophique, mai 1932. Œuvres complètes, t. I, p. 427-431. 7. G. Canguilhem, C. Planet, Traité de logique et de morale, op. cit., 1939. Œuvres complètes, t. I, p. 597-627. 8. J. Cabanis, Les Années profondes. Journal (1939-1945), Gallimard, 1976, p. 65. Élève « ébloui » par Canguilhem au lycée de Toulouse, il écrit également : « Je lui dois d’avoir vu le monde avec un regard curieux, d’avoir compris que c’est la signification de tout dont il est intéressant d’approcher. Se poser la question des questions, pourquoi ? à quoi bon ? s’interroger sur n’importe quoi, rien n’était négligeable, c’est ce qu’il nous enseignait… » 9. Tous les volumes de la petite collection présentent ce caractère, jusqu’aux deux volumes collectifs consacrés à L’Histoire des sciences. 10. Cette conférence publiée par la revue Commentaire (14.53) au printemps 1991 est disponible sur plusieurs sites internet en tapant son titre complet sur n’importe quel moteur de recherche. 11. Voir J. Bouveresse qui ironise sur les arrière-pensées de cette double appellation dans Rationalité et cynisme, Minuit, 1984, p. 198 sq. 12. J. Green, Liberté chérie (1974), rééd. Seuil, 1989. 13. Y. Belaval, « Pourquoi Leibniz ? », in Les Études philosophiques, janvier-mars 1971, p. 3-12, et Leibniz. « Une drôle de pensée », in NRF, Gallimard, 1er octobre 1958. 14. Alain, Propos sur l’éducation, suivi de Pédagogie enfantine (1932), rééd. Puf, « Quadrige », 2001.
15. Gustave Monod : un pionnier en éducation. Les classes nouvelles de la Libération, hommage collectif publié sous la direction de L. Cros (1908-2000), Comité universitaire d’information pédagogique (Imprimerie de l’Atelier thérapeutique de la MGEN), CEMEA, 1981, p. 20-25. 16. G. Monod, La Probité professionnelle dans l’enseignement secondaire, rapport présenté au Congrès du christianisme social, à Marseille, le 1er novembre 1924, Imprimerie de Corbière-Jugain, 1924.
Épilogue Quelle qu’ait été la puissance d’interrogation et de stimulation intellectuelles de Canguilhem au cours des années 1960, il n’est pas juste de réduire son œuvre – livres, écrits, enseignements et interventions – à figurer dans l’histoire comme quelque secrète inspiratrice des pensées audacieuses ou dérangeantes, éphémères ou durables, qui ont mûri dans ces années-là. On ne saurait non plus le tenir simplement pour « le successeur de Bachelard », dépositaire d’une tradition épistémologique dont il aurait étendu opportunément le domaine d’application aux sciences du vivant et à la médecine, avant que d’autres ne lui confèrent, remaniée en archéologie, une portée nouvelle en lui soumettant les sciences humaines et sociales autant que la psychiatrie. La trilogie « Bachelard, Canguilhem, Foucault » correspond bien à une tradition antipositiviste dans la philosophie française des sciences, mais elle ne doit pas masquer la valeur singulière d’un philosophe au sens plein du terme, formé auprès d’Alain à la fin des années 1920, admirateur de Valéry, lecteur attentif et critique de Bergson 1, essentiellement préoccupé de morale et de politique ; un héros de la Résistance enfin qui aura connu l’épreuve affective et intellectuelle de voir tant d’amis tomber au combat, tant d’autres ne pas y participer ; de leur avoir survécu à tous jusqu’en 1995 dans une retraite vigilante 2. Il avait reçu, en 1987, la médaille d’or du CNRS. Sans lui accorder nulle prescience, il faut convenir qu’en commençant en 1937 des études de médecine, et en les menant à bien à la Faculté de
Strasbourg dans un milieu dont il a su tirer le plus grand bénéfice philosophique, il s’est mis en situation de donner à sa formation de philosophe un prolongement éthique concret, dont l’actualité, soixante ans plus tard, surprend tout lecteur non prévenu. Ne retenons pour finir qu’un dernier exemple de cette « actualité ». Celui d’un texte publié en 1959 par la Revue de l’enseignement supérieur, sous le titre de « Thérapeutique, expérimentation, responsabilité 3 ». Toutes les questions dites aujourd’hui de bioéthique y sont mises en perspective philosophique avec précision. Il y annonce une véritable « crise de la conscience médicale » quant à « l’attitude » et au « devoir » du médecin devant les possibilités thérapeutiques nouvelles. Cette crise se trouve aggravée par l’ambivalence des sentiments du « public des malades réels ou possibles qui souhaite et redoute à la fois l’audace thérapeutique ». D’une part, on veut traditionnellement que les techniques les plus modernes et efficaces soient appliquées ; d’autre part, on craint que la « dénaturation » générale dont les techniques modernes sont porteuses n’attaque, par la médecine, le corps humain. De là un conflit aigu de valeurs : celles d’une technocratie qui, « au nom de valeurs biologiques et sociales impersonnelles », réclame le droit d’expérimentation thérapeutique ; d’autre part, les « valeurs bio-affectives » au nom desquelles les individus « croient avoir quelque droit sur leur propre organisme ». Qui tranchera ? Un théologien ? Un juriste ou légiste ? Reconnaissons qu’« il n’existe aujourd’hui aucune qualification de compétence dans l’énoncé et la prescription de règles destinées à contenir, dans les limites incontestées par la conscience morale, l’audace thérapeutique que les nouvelles techniques médicales et chirurgicales changent si aisément en témérité ». Que peut, que doit, apporter sur ce point le philosophe ? Cette première remarque, que « les médecins ont toujours expérimenté », attendant quelque
enseignement de leur geste ; thèse corroborée par Claude Bernard (18131878), mais fondée sur l’analyse réflexive de la pratique médicale, ellemême éclairée par le renversement épistémologique antipositiviste de l’ordre de préséance entre science et technique ; sa deuxième remarque correspond à son thème le plus constant s’agissant du médecin : « C’est toujours à des individus qu’il a affaire. » D’où l’urgence des situations, l’« obligation professionnelle de prendre parti » à laquelle doivent se soumettre ceux qu’on appelle précisément les « praticiens ». Mais si « soigner, c’est faire une expérience », cette expérience doit être guidée par le souci de l’individu malade singulier, et non par le désir d’en savoir plus sur une maladie quelconque. Évitons donc « l’anathème contre tout comportement expérimentaliste » ; en revanche, instruisons les médecins de toutes les exigences intellectuelles et morales – « écrasantes », dit-il – auxquelles ils doivent satisfaire pour être des médecins dignes de ce nom. Canguilhem fait appel à Freud pour expliquer le déni de ces responsabilités par nombre de médecins, qui ne les reconnaissent, en définitive, qu’au prix d’un mécanisme de fuite ou d’oubli. Lever ce déni, permettre aux médecins de prendre la mesure de leurs responsabilités, cela demanderait d’abord et avant tout, écrivait-il en 1959, une réforme de la pédagogie médicale. Il faudrait que, dès leur première année d’études, les futurs médecins reçoivent un enseignement non des seules matières « scientifiques » (anatomie, physiologie, biochimie…) mais sur la « psychologie du malade, la signification vitale de la maladie, les devoirs du médecin, la psychosociologie de la maladie et de la médecine 4 ». Sous ces conditions, philosophiquement réfléchies, la responsabilité professionnelle des médecins pourrait être rigoureusement sanctionnée. Puisque la médecine paie ses nouveaux pouvoirs techniques d’une inexorable « désacralisation » radicale, il est inévitable, prévoyait-il, qu’« à plus ou moins brève échéance » le tribunal devant lequel le médecin soit appelé à répondre de ses décisions soit non plus le tribunal de sa conscience
ou celui de l’Ordre des médecins, mais le tribunal au sens strict ; le juge sera donc, en définitive, le juge. Comment en éviter les inconvénients, sinon par une « réforme de la conscience et de la conduite médicale » ? À lire l’intégralité de cette œuvre telle qu’elle s’est déployée pendant plus de soixante ans à partir de 1927, on ne peut manquer de remarquer que c’est la question éthique qui gouverne sa philosophie de part en part, philosophie et histoire des sciences comprises. On peut dire qu’à compter de 1945 c’est la figure de son camarade d’école et de combat, Jean Cavaillès, dont l’action – la pensée et la mort – concentre douloureusement en elle-même ses réflexions sur ce que doit être une vie humaine. Il n’oublie jamais de mentionner à ses côtés plusieurs autres noms, au premier rang desquels celui d’Albert Lautman (19081944) 5, mathématicien, philosophe et combattant, lui aussi victime des nazis, mais aussi Jean Gosset (1912-1944) 6, Pierre Kaan (1903-1945) 7, Georges Politzer 8… Cependant, parmi ces vies « exemplaires », il tient celle de Cavaillès pour exceptionnelle. Canguilhem a écrit plusieurs textes, très beaux, sur Cavaillès. C’est par une évocation de leur contenu éthique qu’il paraît logique de conclure cette brève étude 9. La question que pose Canguilhem, répétée au fil de ses interventions face à des publics qui n’ont plus la même proximité avec l’événement, restera celle qu’il énonce en 1945 à Strasbourg : celle de « l’unité de Cavaillès philosophe et Cavaillès résistant ». Comment expliquer que, voué en philosophie à l’activité la plus abstraite, la plus « pure » selon lui, la plus « autonome » – la philosophie des mathématiques –, il ait pu s’engager dès le premier jour dans une Résistance qui ne fut pas, dans son cas, simplement idéologique et de propagande, mais organisationnelle et militaire ? La réponse demeurera inchangée : c’est dans la « rigueur logique » qu’il faut chercher cette unité. Cavaillès, au début des années 1930, avait séjourné en Allemagne comme boursier, il y était retourné plus d’une fois chercher les ressorts de la pure pensée rationnelle
auprès de Georg Cantor (1845-1918), David Hilbert (1862-1943), Edmund Husserl (1859-1938). « Ne séparant pas l’étude de la vie, ni l’intelligence de la société », il connaissait l’Allemagne et sa jeunesse, et il avait lu Mein Kampf en 1934 avec horreur. Il avait parfaitement compris la radicalité de la menace à laquelle la tradition rationaliste allemande se trouvait exposée du fait du nazisme. En 1940, sans la moindre hésitation, il entre donc concrètement en résistance pour des raisons philosophiques. Les armes à la main, il défend la raison en danger. Canguilhem ne manque pas de rappeler ce que furent les responsabilités de plus en plus lourdes de Cavaillès dans la Résistance jusqu’à son exécution à la Citadelle d’Arras le 17 février 1944 10. Ce qu’il admire par-dessus tout, c’est que cet organisateur hors pair ait conclu « de ses exigences philosophiques à son devoir militaire », directement, « sans l’invitation d’un parti, sans le secours d’un appareil politique, sans le soutien de quelque institution que ce soit ». Il incarne, en tant qu’individu, « la pure autonomie de la conscience philosophique ». C’est en définitive cette autonomie que Canguilhem lui-même n’a cessé par la suite d’affirmer sur de nouveaux terrains. Sans doute Cavaillès se voulait-il spinoziste, comme il le confia un jour à son camarade Aron, car il pensait, en mathématiques comme ailleurs, que « l’essence ne doit rien à l’existence et n’a pas besoin d’exister pour être vraie », mais Canguilhem lui-même dans Le Cerveau et la Pensée perçoit en Spinoza une imperceptible faille cartésienne : celle qui le préserve de toute interprétation déterministe de son propre système et lui permet de « sortir de sa réserve » au risque de sa vie.
1. Dans les Libres Propos du 20 avril 1929, Canguilhem, sous son nom, fait un compte rendu très développé et passablement enflammé du pamphlet de Politzer (1903-1942), La Fin d’une parade philosophique. Le bergsonisme (1929), publié sous le pseudonyme de François Arouet (le véritable nom de Voltaire). Il dit son enthousiasme pour le plaidoyer de l’auteur en faveur d’une psychologie concrète « en première personne », même s’il regrette fermement l’« outrance » du texte et rejette les attaques personnelles lancées contre Bergson. Il dira par la suite, on l’a vu, son admiration, s’appuyant sur les deux volumes de Thibaudet (1874-1936), Le Bergsonisme (Gallimard, 1923), puis
sur le livre de Jankélévitch (1903-1985), Henri Bergson (1931 ; rééd. Puf, « Quadrige », 1999). Mais jamais il n’adhérera à l’essentiel du bergsonisme. Il aura toute sa vie entretenu un rapport de proximité répulsive intense et fécond avec l’auteur de L’Évolution créatrice. 2. Georges Canguilhem est mort le 11 septembre 1995. 3. Reproduit in Études d’histoire et de philosophie des sciences, op. cit. À ce texte, il faudrait joindre les réflexions qu’il a présentées aux premières journées annuelles d’éthique, organisées par le Comité consultatif natinal d’éthique en 1984. Texte reproduit dans la Lettre d’Information dudit Comité, no 4, avril 1986, p. 6. 4. Sur la psychologie et la sociologie médicales, voir les remarquables écrits du docteur Péquignot (1914-2003), d’une facture très canguilhemienne, notamment dans Médecine I. Présentation des sciences de base. Pathologie générale, P. de Graciansky et H. Péquignot (éd.), Gallimard, 1980. 5. Fortement engagé dans la Résistance à Toulouse, il est arrêté en mai 1944 et fusillé le 1er août. Voir la réédition des textes de philosophie mathématique écrits entre 1933 et 1944, A. Lautman, Les Mathématiques, les idées et le réel en physique, présentation par son fils Jacques suivie d’une étude de F. Zalamea, Vrin, 2006. 6. Compagnon de la Libération (décret du 26 septembre 1945). 7. Torturé par la Gestapo puis déporté à Buchenwald et à Gleina, il meurt le 18 mai 1945, quelques jours après la libération du camp. 8. Fin 1940, Politzer fut l’un des organisateurs de la résistance universitaire. Arrêté le 15 février 1942, il fut remis aux nazis le 20 mars 1942 et fusillé le 23 mai 1942, au Mont-Valérien. 9. Sur la vie de Cavaillès, voir le livre de sa sœur G. Ferrières, Jean Cavaillès philosophe et combattant (1903-1944), Puf, 1950. 10. Compagnon de la Libération (décret du 20 novembre 1944).
Brefs souvenirs concernant Georges Canguilhem C’est dans la cour de la Sorbonne, au début de l’année universitaire 1967-1968, par une belle fin d’après-midi, que j’ai pour la première fois rencontré Georges Canguilhem. Il sortait d’un cours en amphi. Je venais lui demander de diriger mon mémoire de maîtrise. Je voulais travailler sur l’épistémologie de Bachelard. Louis Althusser (1918-1990), qui était « caïman » (c’est-à-dire « agrégé répétiteur ») à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm où j’étais alors élève, m’y avait engagé. L’usage pour le moins inattendu qu’il avait lui-même fait de la notion de « rupture » (ou « coupure ») épistémologique pour soutenir sa relecture « scientifique » de Marx méritait, il en convenait, d’être soumis à un examen approfondi. On m’avait prévenu. « Le Cang », comme on l’appelait chez mes camarades normaliens, n’était pas commode. Il n’accédait pas facilement à ce type de demandes. Du petit homme râblé aux cheveux ras, à l’œil rond et au regard de feu que j’avais devant moi, j’eus droit en effet sur un ton bourru à un : « Bachelard ? Ah ! ça vous intéresse ? », comme si une telle éventualité avait quelque chose de saugrenu. Puis cette réflexion peu engageante : « J’en ai assez de servir de substitut à Althusser ! tout ça parce qu’à l’École on ne dirige pas de mémoires ! » J’ai tenu bon. J’ai donné mes raisons. Il a accepté. Avec obligation évidemment de participer à son séminaire. Je me retrouvais donc, jeune étudiant, dans la petite salle de
cours de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques, rue du Four, où il avait succédé à Bachelard en 1955. Tous les jeudis à 17 heures, quand ce n’était pas le Maître lui-même, l’un des quatorze ou quinze participants planchait de l’estrade sur le sujet de son travail. Tout le monde était traité sur un pied d’égalité. La plupart venaient là depuis des années. Mais ce qui frappait le plus, c’était la diversité des personnes présentes et celle des thèmes traités. À côté de quelques étudiants classiques dans mon genre, on y rencontrait des médecins généralistes, des psychiatres, des enseignants de tous ordres et de plusieurs spécialités – y compris d’éducation physique –, de hauts fonctionnaires aussi bien que de purs chercheurs en histoire des sciences. Nous y vîmes venir à l’occasion successivement les trois Prix Nobel français de médecine 1965 – François Jacob (1920-2013), André Lwoff (1902-1994) et Jacques Monod (1910-1976) – pour y débattre de leurs ouvrages respectifs, chacun à sa façon témoignant du grand cas qu’ils faisaient de la pensée de l’auteur de La Connaissance de la vie. Ce qui nous impressionnait et nous passionnait, c’était de travailler sous la férule d’un homme dont l’intelligence ne se satisfaisait jamais d’à peu près ; c’était de scruter des textes auxquels les philosophes parmi nous n’avaient presque jamais eu accès dans leur cursus. Pour tout nouvel arrivant, le dépaysement était garanti. Nous connaissions, ou croyions connaître, Platon, Aristote, Kant, Bergson ou Hegel. Nous ne les rencontrions ici qu’à l’occasion d’une investigation où Lamarck, Darwin, Haller, Camper ou Pinel, Bichat, Broussais ou encore Claude Bernard tenaient le devant de la scène. L’histoire des sciences prenait à nos yeux un nouvel attrait étroitement lié à l’histoire de la philosophie, qui elle-même y trouvait des arrière-fonds insoupçonnés. Canguilhem avait au demeurant un art singulier de se saisir d’une idée et d’en chercher à haute voix avec nous la généalogie. Il traquait les filiations, les continuités, bien plus qu’il ne s’intéressait aux fameuses ruptures. « D’où ça vient ? » : question obstinément répétée, qui nous immobilisait parfois plusieurs heures sur un paragraphe. Chacun d’entre
nous garde en mémoire le mouvement qui lui était familier lorsqu’il s’interrompait pour engager une réflexion. Il le tenait sans aucun doute d’Alain qui écrivait, dans Les Idées et les Âges 1 : « J’ai observé que le mouvement de la réflexion est bien de fermer les yeux, et même d’ajouter aux paupières l’écran de ses mains ; mais aussitôt les yeux comme reposés se rouvrent et se rejettent au monde. » En tout cas, l’histoire était appelée à éclairer l’exploration du présent, à dessiner et redessiner le champ des possibles. Non sous les espèces de tableaux d’époque, car ce philosophe méticuleux avait le souci des textes originaux et des méthodes de l’historiographie. Il lui arrivait souvent d’empiler devant lui sur la table plusieurs ouvrages anciens pour en lire soigneusement des passages préalablement marqués. Parfois aussi, il quittait brusquement la salle pour se saisir d’un volume dans la pièce attenante, la modeste mais précieuse Bibliothèque de l’Institut. Jamais il n’estimait notre travail d’investigation collective achevé s’il n’avait pas trouvé le mot juste, au prix de multiples tâtonnements et reprises – pour résumer son analyse ou formuler son jugement. L’année 1967-1968 n’a pas été, on le sait, de tout repos. Il y eut d’abord deux événements académiques qui agitèrent le petit monde des professeurs de philosophie. En janvier, Jacques Derrida (1930-2004), le deuxième caïman de l’ENS, qui nous enseignait Husserl et Rousseau avant de devenir vraiment Derrida, donnait à la Société française de philosophie sa fameuse conférence de « La différance 2 » par laquelle il allait accéder à la grande notoriété. En février, ce fut au tour d’Althusser de prendre la parole devant la même Société décidément très audacieuse. Exalté, il avait descendu les travées casquette prolétarienne vissée sur la tête, avant de citer l’ouvrier allemand Josef Dietzgen (1828-1888) traitant les professeurs de philosophie de « larbins diplômés à la solde de la bourgeoisie » ! Puis vinrent les questions, certaines brèves et sèches, d’autres longues et embarrassées. Les réponses, à l’occasion cassantes et sarcastiques. L’ovation finale des
étudiants sonna comme un défi à ceux qu’ils allaient quelques semaines plus tard fustiger comme des « mandarins ». De ma place au milieu de l’amphi, je pouvais voir le visage de Canguilhem qui avait choisi de s’asseoir non parmi ses collègues dans les premiers rangs, mais par terre en tailleur derrière l’orateur. L’attention tendue, il goûtait ce spectacle avec une jubilation à peine dissimulée. Cette attitude publique, Canguilhem ne s’en départit pas durant les chauds mois de mai et juin. La Sorbonne occupée, contrairement à nombre de ses collègues, il ne se retira pas sur ses terres en attendant des jours meilleurs. Il assista silencieux, d’abord amusé puis de plus en plus exaspéré, au grand carnaval des AG. Il veilla aussi à ce que le concours de l’agrégation se tienne en 1968 aussi régulièrement que possible, malgré les efforts d’un comité de boycott très actif. Notre retour à l’Institut fut rude. Cela commença par un savon collectif mémorable : « Vous pouvez être contents ! Vous avez de quoi être fiers ! Vous avez détruit tout ce que nous avions essayé de construire depuis vingt ans ! » Sur le contenu de mon travail, il m’avait invité à m’exprimer au mois de mars peu avant ce qu’on appelait désormais « les événements ». Au terme de mon exposé, il m’avait interpellé : « Mais pourquoi vous donnez-vous tout ce mal ? Qu’est-ce que vous en attendez ? Est-ce que vous voulez participer, vous aussi, au mouvement général d’épistémologisation de la philosophie ? Il faudra que vous vous expliquiez sur cela la fois prochaine. Je vous attends ! » Deux heures de plus, donc. Cette fois-ci, il n’avait pas ménagé ses éloges. Je pensais pouvoir remettre mon manuscrit au printemps. L’interruption de mai-juin m’avait quelque peu éloigné de Bachelard et de l’Institut. Mais, dès juillet, je m’étais remis à l’ouvrage et j’avais travaillé tout l’été. En septembre 1968, je déposais mon texte. Quelques jours plus tard, je reçus un télégramme signé « Canguilhem » m’invitant à me présenter à l’Institut deux jours plus tard à une heure précise. J’étais, pour le moins, inquiet.
Lorsque j’entrais dans le bureau sombre, calme, impeccablement ordonné du directeur de l’Institut, trois phrases m’accueillirent : « Bachelard est au programme de l’agrégation. Votre mémoire pourrait aider vos camarades à se préparer. Est-ce que ça vous ennuierait qu’un vieux mandarin comme moi le fasse publier et le préface ? » C’est ainsi que parut chez Vrin en 1969 L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard 3 avec un avant-propos de Canguilhem. Traduit dans plusieurs langues, je me trouvais – à 25 ans – propulsé dans le feu de la discussion épistémologique internationale qui se développait depuis la traduction anglaise, en 1959, de la Logique de la découverte scientifique (1934 ; 1959) de Karl Popper (1902-1994), la publication du livre de Thomas S. Kuhn (1922-1996), La Structure des révolutions scientifiques (1962), et des textes d’Imre Lakatos (1922-1974) et de Paul Feyerabend (1924-1994). J’étais candidat à l’agrégation en 1969. Un nouveau comité de boycott se constitua. L’atmosphère était très tendue à l’entrée de la bibliothèque Sainte-Geneviève le matin de la première épreuve. Les plus « prolétariens » de nos aînés distribuaient des tracts d’un antiélitisme radical. Les autorités eurent alors la déplorable idée de faire entrer les CRS dans la salle peu après la distribution du sujet. Je m’étais déclaré hostile au boycott, mais je ne fus pas le seul à juger moralement impossible de composer sous étroite surveillance policière. Le président du jury lui-même, l’inspecteur général Tric, protégea notre sortie en nous accompagnant jusque sur le seuil. Mandaté par mes camarades, je filais à l’Institut de la rue du Four faire à Canguilhem un compte rendu de cette matinée. Il approuva tout de suite notre décision ; il m’assura qu’il allait tout faire pour que le ministère organise une autre session du concours. C’est ainsi que l’agrégation de philosophie eut cette année-là deux sessions, et que nous passâmes la nôtre en septembre à La PitiéSalpêtrière ! Dès octobre, Canguilhem me demandait d’assurer quelques
heures d’enseignement d’épistémologie en psychologie à Censier. Je fus surpris alors qu’il ait choisi de « placer » plusieurs de ses élèves en psycho pour enseigner aux gros bataillons de la première année. J’ai tout lieu de penser aujourd’hui qu’il menait sur ce terrain une manière de baroud d’honneur. Dès l’année suivante, nous fûmes congédiés par les nouvelles autorités de la discipline qui n’entendaient pas qu’on fît résonner la question qui clôt « Qu’est-ce que la psychologie ? » 4 ou que nous fissions de la propagande lacanienne, pour certains d’entre nous. Comme je disposais d’un congé (sans solde) d’un an, il me conseilla de commencer sans tarder une thèse de troisième cycle sur Herbert Spencer pour étudier ce qu’il appela plus tard une « idéologie scientifique 5 ». Vint le moment du choix. Entrer directement dans l’enseignement supérieur comme assistant ainsi que l’ont fait nombre de mes camarades à cette époque qui rejoignaient « Vincennes », ou bien « faire du lycée ». Comme je n’avais nulle intention d’aller à Vincennes, il réfléchit à haute voix : « Un peu de lycée ne vous fera pas de mal ! Au contraire, c’est là qu’on apprend vraiment à enseigner ! » Et, dans un éclat de rire : « Par exemple, on apprend à écrire les noms propres au tableau ! » ; puis : « Moi, j’ai commencé au lycée de Charleville. Et si Cavaillès n’était pas venu me chercher, je serais certainement resté dans le second degré. » Une pause et il ajoutait : « Il est vrai que ça a beaucoup changé. Moi, chaque année, j’écrivais et réécrivais mes cours intégralement. C’était un bon exercice. » Sans doute sur la recommandation d’Althusser, un éditeur me demanda une préface pour une édition espagnole du maître-livre de Canguilhem, Le Normal et le Pathologique 6. Je lui en avais évidemment communiqué le texte avant publication. À ma grande surprise, il n’y fit aucune objection et m’en remercia chaleureusement 7. Deux ans plus tard paraissait chez Grasset Bachelard. Le jour et la nuit, réécriture d’un cours que j’avais donné à l’ENS de la rue d’Ulm. J’essayais d’y traiter, selon mes vues de l’époque, de l’énigmatique rapport entre les
deux versants – épistémologique et poétique – de l’œuvre de Bachelard. À peine l’eut-il reçu que Canguilhem m’invita à déjeuner dans un restaurant du boulevard Saint-Germain. Souriant, il me déclara d’entrée de jeu que mon livre, c’était « trop beau pour être vrai », et me pressa de ne plus désormais écrire sur le travail des autres, mais plutôt de réaliser moi-même des travaux sur lesquels j’aurais la chance ou le malheur qu’écrivent les autres… Cette brève remarque est restée gravée dans ma mémoire. Il m’aura fallu plus de trente ans pour transgresser ici l’interdit. Au lecteur de juger si j’ai eu raison. Sur-le-champ, je le rassurais en lui annonçant que j’avais engagé un gros travail sur l’affaire Lyssenko 8. Il me rapporta les souvenirs très vifs et très amers qu’il avait gardés des hésitations et du sort malheureux de Marcel Prenant (1893-1983), de l’indignation de Jacques Monod et de la servilité de nombreux intellectuels du Parti communiste… C’était ainsi qu’il procédait avec ses élèves, avec autant de tact que de fermeté, d’une rare générosité intellectuelle vécue sans la moindre affectation dans un monde qui cultive volontiers la pose – et que décidément il dérangeait par sa « rusticité » de philosophe « rugueux 9 ». Cet admirateur de Paul Valéry savait ce qu’une alliance de mots, longuement méditée et travaillée, pouvait ouvrir d’horizon aux esprits. L’éthique qu’il insufflait à ceux qui le fréquentaient consistait à « penser debout », c’est-à-dire à refuser la pente des pensées lâches. J’ai découvert bien tard les quelques lignes de Jules Lagneau qui peuvent la résumer au mieux. Canguilhem a dit de ces lignes qu’elles étaient « invincibles » : « Le mal, c’est l’égoïsme qui est au fond lâcheté. La lâcheté, elle, a deux faces, recherche du plaisir et fuite de l’effort. Agir, c’est la combattre. Toute autre action est illusoire et se détruit. Serions-nous seuls au monde, n’aurionsnous plus personne ni rien à quoi nous donner, que la loi resterait la même, et que vivre réellement serait toujours prendre la peine de vivre 10. » « Mais ne faut-il pas la prendre et faire sa vie au lieu de la subir ? Encore une fois, ce n’est pas de l’intelligence que la question relève ; nous
sommes libres, et en ce sens le scepticisme est le vrai ; mais répondre non, c’est faire inintelligible le monde et soi, c’est décréter le chaos et l’établir en soi d’abord. Or le chaos n’est rien. Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut choisir. »
1. Alain, Les Idées et les Âges (1927), reproduit in Les Passions et la Sagesse, op. cit., p. 15. 2. J. Derrida, « La différance », in Théorie d’ensemble, Seuil, 1968. 3. D. Lecourt, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard, op. cit. 4. « Quand on sort de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, on peut monter ou descendre. Si l’on va en montant, on se rapproche du Panthéon qui est le conservatoire de quelques grands hommes ; si on va en descendant, on se dirige sûrement vers la préfecture de police. » Nous avions surtout retenu la préfecture, mais il y avait aussi le Panthéon. 5. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie…, op. cit. 6. G. Canguilhem, Lo normal y lo patólogico. Introducción : « La historia epistemológica de Georges Canguilhem » de D. Lecourt (1971), Siglo XXI Editores, 1986 (7e éd.). 7. Je repris ce texte en 1972 dans Pour une critique de l’épistémologie : Bachelard, Canguilhem, Foucault, à côté, on l’a vu, de deux articles sur Bachelard et d’un autre sur Foucault, précédés d’une introduction acrobatique où je décrivais avec les moyens du bord la fameuse « tradition française » en épistémologie. 8. Ce travail aboutit à la publication de Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » en 1976. 9. Ce mot qu’il lui arriva d’appliquer à Alain lui convenait très bien. 10. J. Lagneau, Écrits réunis par les soins de ses disciples, Éditions du Sandre, 2006, § 90, p. 251252.
BIBLIOGRAPHIE F. Bing, J-F. Braunstein, E. Roudinesco (éd.), Actualité de Georges Canguilhem. Le normal et le pathologique, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998. M. Bitbol, J. Gayon (éd.), L’Épistémologie française (1830-1970), Puf, 2006. J.-F. Braunstein (éd.), Canguilhem. Histoire des sciences et politique du vivant, Puf, 2007. A. Brenner, Les Origines françaises de la philosophie des sciences, Puf, 2003. G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, augmenté d’une autre étude inédite, Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966), PUF, 1966 ; 9e rééd. Puf, « Quadrige », 2005. G. Canguilhem, La Connaissance de la vie, Hachette, 1952 ; rééd. Vrin, 1998. G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIe et e XVIII siècles, Puf, 1955. G. Canguilhem, G. Lapassade, J. Piquemal et alii, Du développement à l’évolution au XIXe siècle [Thalès, 11e année, 1960] (1962 ; 2e éd., 1985), rééd. Puf, « Quadrige », 2003. G. Canguilhem (éd.), Besoins et tendances. Textes choisis, Hachette, 1952.
G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie : nouvelles études d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1977. G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Seuil, 2002. G. Canguilhem, Œuvres complètes, Vrin, tomes I à IV, 2001-2015. Georges Canguilhem, philosophe, historien des sciences, Actes du Colloque organisé au Palais de la Découverte les 6, 7 et 8 décembre 1990 par É. Balibar, M. Cardot, F. Duroux, M. Fichant, D. Lecourt et J. Roubaud, Collège international de philosophie et Albin Michel, 1993. F. Dagognet, Georges Canguilhem, philosophie de la vie, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997. C. Debru, Georges Canguilhem. Science et non-science, Rue d’Ulm, 2004. F. Delaporte (éd.), A Vital Rationalist. Selected Writings from Georges Canguilhem, avec une introduction de P. Rabinow et une bibliographie critique de C. Limoges, Zone Books, 1994. G. Le Blanc, La Vie humaine. Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Puf, 2002. D. Lecourt (éd.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences (1999), 4e rééd. augmentée, Puf, « Quadrige », 2006. D. Lecourt (éd.), Dictionnaire de la pensée médicale (2004), rééd. Puf, « Quadrige », 2004.
Du même auteur L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard (1969), rééd. Vrin, 11e rééd. augmentée, 2002. Bachelard. Épistémologie, textes choisis (1971), rééd. Puf ; 6e rééd. 1996. Pour une critique de l’épistémologie : Bachelard, Canguilhem, Foucault (1972), rééd. Maspero, 5e éd., 1980. Une crise et son enjeu, Maspero, 1973. Bachelard, le jour et la nuit, Grasset, 1974. Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne » (1976), rééd. Puf, « Quadrige », 1995. Dissidence ou révolution ?, Maspero, 1978. L’Ordre et les Jeux, Grasset, 1980. La Philosophie sans feinte, Albin Michel, 1982. Contre la peur. De la science à l’éthique, une aventure infinie (1990), 4e rééd. Puf, « Quadrige », 2007. L’Amérique entre la Bible et Darwin (1992), 3e rééd. Puf, « Quadrige », 2007. À quoi sert donc la philosophie ? Des sciences de la nature aux sciences politiques, Puf, 1993. Les Infortunes de la raison, Vents d’Ouest, 1994. Prométhée, Faust, Frankenstein : Fondements imaginaires de l’éthique (1996), 3e rééd. Le Livre de poche, « Biblio-Essai », 1998. L’Avenir du progrès, Éd. Textuel, 1997. Déclarer la philosophie, Puf, 1997. Science, philosophie et histoire des sciences en Europe, sous la direction de D. Lecourt (1998), rééd. European Commission, 1999. Encyclopédie des sciences, sous la direction de D. Lecourt, Le Livre de poche, 1998. Les Piètres penseurs, Flammarion, 1999. Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, sous la direction de D. Lecourt (1999), rééd. Puf, « Quadrige », 4e éd. augmentée, 2006. Prix Gegner de l’Académie des sciences morales et politiques (2000). Rapport au ministre de l’Éducation nationale sur l’enseignement de la philosophie des sciences (2000) http://media.education.gouv.fr/file/94/7/5947.pdf. Sciences, mythes et religions en Europe, sous la direction de D. Lecourt, European Commission, 2000. La Philosophie des sciences (2001), 3e rééd. Puf, « Que sais-je ? », 2006. Humain posthumain, Puf, 2003. Dictionnaire de la pensée médicale, sous la direction de D. Lecourt (2004), rééd. Puf, « Quadrige », 2004. Bioéthique et liberté, en collaboration avec Axel Kahn, Puf, « Quadrige », 2004. La Science et l’Avenir de l’homme, sous la direction de D. Lecourt, Puf, « Quadrige », 2005. L’Erreur médicale, sous la direction de Claude Sureau, D. Lecourt, Georges David, Puf, « Quadrige », 2006.
Charles Darwin. Origines. Lettres choisies (1928-1859), édition française dirigée par D. Lecourt, Bayard, 2009. L’Âge de la peur : science, éthique et société, Bayard, 2009. La Mort de la clinique ?, sous la direction de D. Lecourt, Puf, « Quadrige », 2009. Politique de santé et principe de précaution, sous la direction de D. Lecourt, Puf, « Quadrige », 2011. Diderot : passions, sexe, raison, Puf, 2013. L’Égoïsme : faut-il vraiment penser aux autres ?, Autrement, 2015.
TABLE DES MATIÈRES Préambule CHAPITRE PREMIER - La jeunesse rebelle d’un philosophe intransigeant CHAPITRE II - Une philosophie de la médecine CHAPITRE III - Une épistémologie historique ? CHAPITRE IV - Philosophie CHAPITRE V - Enseigner la philosophie. Philosophie de l’enseignement Épilogue Brefs souvenirs concernant Georges Canguilhem Bibliographie Du même auteur
www.quesais-je.com