Dictionnaire Des Mouvements Sociaux (Etc.) [PDF]

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Zitiervorschau

Dictionnaire des mouvements sociaux

Dictionnaire des mouvements sociaux

Sous la direction de Olivier Fillieule Lilian Mathieu Cécile Péchu

Catalogage Électre-Bibliographie (avec le concours de la Bibliothèque de Sciences Po) Dictionnaire des mouvements sociaux / sous la direction de Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchut. –2e édition mise à jour et augmentée. – Paris : Presses de Sciences Po, 2020. - (Références). ISBN papier 978-2-7246-2355-0 ISBN pdf web 978-2-7246-2356-7 ISBN epub 978-2-7246-2357-4 ISBN xml 978-2-7246-2358-1 RAMEAU : – Mouvements sociaux – Dictionnaires DEWEY : – 303.6 : Conflit et résolution de conflits – 306.2 : Comportements politiques

La loi de 1957 sur la propriété intellectuelle interdit expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit (seule la photocopie à usage privé du copiste est autorisée). Nous rappelons donc que toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris). © Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2020

Les entrées Abeyance structure Florence Johsua Agenda Philippe Blanchard Analyse de discours Juliette Rennes Analyse de réseaux Manlio Cinalli Analyse des cadres Jean-Gabriel Contamin Analyse événementielle Alexandre Lambelet Analyse formelle Gianluca Manzo Analyse marxiste René Mouriaux Art et contestation Justyne Balasinski et Lilian Mathieu Associations et mouvements sociaux Camille Hamidi Barricade Danielle Tartakowsky Boycott Philip Balsiger Carrière militante Olivier Fillieule Cause lawyering Liora Israël

Choc moral Christophe Traïni Choix rationnel Razmig Keucheyan Commémoration Stéphane Latté Comportement collectif Daniel Cefaï Conjonctures fluides Michel Dobry Conséquences biographiques de l’engagement Olivier Fillieule Consommation engagée Philip Balsiger Construction des problèmes publics Emmanuel Henry Contre-mouvement Isabelle Sommier Courant pragmatique Éric Doidy Croisades morales Lilian Mathieu Cycle de mobilisation Isabelle Sommier Démocratie et mouvements sociaux Nicholas Pohl Désengagement Olivier Fillieule Désobéissance civile Manuel Cervera-Marzal Droit et mouvements sociaux Laurent Willemez Économie morale Johanna Siméant-Germanos Effets de génération Philippe Juhem Émotions

Isabelle Sommier Engagement distancié Alexandre Lambelet Enquêtes par questionnaire Éric Agrikoliansky Espace géographique et mouvements sociaux Choukri Hmed Exemplarité et mouvements sociaux Gildas Renou Exit, voice, loyalty Mounia Bennani-Chraïbi Expertise Daniel Mouchard Frustrations relatives Philippe Corcuff Genre et militantisme Lucie Bargel et Xavier Dunezat Grève Baptiste Giraud Grève de la faim Johanna Siméant-Germanos Grèves de loyers Choukri Hmed Groupes d’intérêt(s) Michel Offerlé Histoire Michel Offerlé Identité collective Michael Voegtli Institutionnalisation des mouvements sociaux Érik Neveu Insurrections, émeutes Nicolas Bourguinat Intellectuel spécifique Daniel Mouchard Intersectionnalité et mouvements sociaux Agnès Aubry

Intervention sociologique Philippe Corcuff Leaders Éric Agrikoliansky Luttes pour la reconnaissance Olivier Voirol Maintien de l’ordre Fabien Jobard et Pierre Favre Manifestation Olivier Fillieule et Pierre Favre Marché et mouvements sociaux Philip Balsiger Médias Fabien Granjon Militants par conscience Emmanuel Pierru Mobilisation des élites Éric Agrikoliansky Mobilisation des ressources François Chazel Nouveaux mouvements sociaux Didier Chabanet Observation ethnographique Christophe Broqua Occupation de locaux Étienne Penissat Occupation de places Héloïse Nez Opinion publique Nonna Mayer Organisations et ressources Emmanuel Pierru Paniques morales Lilian Mathieu Pétition Jean-Gabriel Contamin Politique contestataire

Lilian Mathieu Politiques publiques Charlotte Halpern Pommes de terre Karl Marx Privation relative Isabelle Sommier Psychanalyse Bernard Pudal Radicalisation Loïc Le Pape Religion(s) et mouvements sociaux Romain Carnac et Gilles Descloux Répertoire d’action Cécile Péchu Répression Hélène Combes Résistance Lilian Mathieu et Cécile Péchu Réussite et échec des mouvements sociaux Marco Giugni Révolutions (sociologie des) Youssef El Chazli Scandale Violaine Roussel Secteur, champ, espace Lilian Mathieu Sit-in Frédéric Vairel Sociabilité(s) Gildas Renou Socialisation politique Lucie Bargel Spontanéisme Cécile Péchu Squat Cécile Péchu

Structure des opportunités politiques Olivier Fillieule et Lilian Mathieu Syndicalisme Sophie Béroud Tradition(s) Christophe Traïni Transnationalisation/internationalisation Johanna Siméant-Germanos Travail militant Sandrine Nicourd Violences contre soi Olivier Grojean

Les auteurs et autrices Olivier Fillieule est professeur de sociologie politique à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lausanne, membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL) et directeur de recherche CNRS au CESSP, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Lilian Mathieu est sociologue, directeur de recherche CNRS au Centre Max-Weber (équipe « Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations », ENS de Lyon). Cécile Péchu est maîtresse d’enseignement et de recherche en science politique à l’Institut d’études politiques de Lausanne (IEP) et membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL). Éric Agrikoliansky est professeur de science politique à l’Université Paris Dauphine-PSL. Agnès Aubry est doctorante, membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL) et chercheuse invitée FNS au Graduate Center, City University of New York. Justyne Balasinski est membre de l’Institut des sciences sociales du politique (ISP). Philip Balsiger est professeur assistant, Université de Neuchâtel, Institut de sociologie. Lucie Bargel est maîtresse de conférences en science politique à l’Université Côte-d’Azur, directrice du laboratoire ERMES.

Mounia Bennani-Chraïbi est professeure à l’Institut d’études politiques (IEP) de l’Université de Lausanne et membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL). Sophie Béroud est professeure de science politique à l’Université Lumière Lyon 2. Philippe Blanchard est professeur associé à l’Université Warwick, au Royaume-Uni. Nicolas Bourguinat est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Strasbourg (EA 3400 Arts, civilisation et histoire de l’Europe). Christophe Broqua est chargé de recherche au CNRS, Institut des mondes africains (IMAF), Aubervilliers. Romain Carnac est doctorant en science politique au Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL). Daniel Cefaï est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et chercheur au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS). Manuel Cervera-Marzal est sociologue, chargé de recherches au FNRS (Université de Liège) et post-doctorant au LabexMed (DICE UMR 7318, Aix-Marseille Université). Didier Chabanet est chercheur à l’IDRAC Lyon et au laboratoire Triangle de l’Université de Lyon (UMR 5206 du CNRS), et chercheur associé à Sciences Po-Cevipof. François Chazel est professeur émérite de sociologie à l’Université ParisSorbonne, membre associé du GEMASS. Manlio Cinalli est professeur des Universités à l’Université de Milan et directeur de recherche au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Hélène Combes est chargée de recherche au Centre national de recherche scientifique (CNRS), membre du Centre de recherches internationales

(CERI), Sciences Po. Jean-Gabriel Contamin est professeur de science politique au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS), Université de Lille. Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lyon, membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), CNRS-Université Paris Descartes-Université Sorbonne nouvelle. Gilles Descloux est doctorant de l’Institut d’études politiques, historiques et internationales (IEPHI) et membre du Centre de recherche sur l’action politique (CRAPUL) de l’Université de Lausanne. Michel Dobry est professeur émérite de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du CESSP (UMR CNRS, Université Paris 1 – EHESS). Éric Doidy est chargé de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique. Xavier Dunezat est enseignant de sciences sociales en lycée public (Rennes), membre associé du CRESPPA et de l’URMIS. Youssef El Chazli est chercheur au Crown Center for Middle East Studies, Brandeis University (Massachusetts). Pierre Favre est professeur émérite des Universités. Baptiste Giraud est maître de conférences en science politique, AixMarseille Université, Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST). Marco Giugni est professeur au Département de science politique et relations internationales et directeur de l’Institut d’études de la citoyenneté (InCite), Université de Genève.

Fabien Granjon est sociologue, professeur en sciences de l’information et de la communication au sein de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis. Il est membre du centre de recherche interuniversitaire Expérience, Ressources culturelles, Éducation (EXPERICE). Olivier Grojean est maître de conférences en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP). Charlotte Halpern est docteure en science politique, chercheuse au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE). Camille Hamidi est maîtresse de conférences en science politique à l’Université Lyon 2, membre du laboratoire Triangle. Emmanuel Henry est professeur de sociologie à l’université ParisDauphine, PSL University et chercheur à l’IRISSO (CNRS, INRA, Université Paris-Dauphine). Choukri Hmed est maître de conférences HDR en science politique à l’Université Paris-Dauphine/Université de recherche Paris Sciences & Lettres et chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO, UMR CNRS INRA 7170-1427). Liora Israël est directrice d’études de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Paris, membre du Centre Maurice-Halbwachs (EHESS/CNRS/ENS). Fabien Jobard est directeur de recherche au CNRS et directeur du Groupe européen de recherche sur les normativités (GERN). Florence Johsua est maîtresse de conférences en science politique à l’Université Paris Nanterre et membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR CNRS 7220). Philippe Juhem est maître de conférences à Sciences Po Strasbourg. Membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE).

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux, membre du Centre Émile-Durkheim. Alexandre Lambelet est professeur associé, École d’études sociales et pédagogiques-Lausanne (EESP), Haute École de travail social et de la santé-Vaud (HETSS). Stéphane Latté est maître de conférences en science politique, Faculté des sciences économiques, sociales et juridiques à l’Université de HauteAlsace. Loïc Le Pape est maître de conférences en science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du CESSP (Centre européen de sociologie et de science politique, UMR 8209). Gianluca Manzo est chargé de recherche au CNRS (GEMASS-CNRS et Université Paris Sorbonne). Nonna Mayer est directrice de recherche émérite du CNRS au Centre d’études européennes et de politique comparée de Sciences Po (CEE). Daniel Mouchard est professeur de science politique, Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, équipe Intégration et coopération dans l’espace européen (ICEE). René Mouriaux est directeur de recherche émérite à Sciences Po (Cevipof). Il dirige L’Année sociale et est directeur de publication de Mauvais Temps. Érik Neveu est professeur émérite de science politique dans l’équipe ARENES-CNRS de l’Université de Rennes. Héloïse Nez est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Tours, membre du laboratoire Cités, Territoires, Environnement et Sociétés (CITERES). Sandrine Nicourd est maîtresse de conférences HDR en sociologie à l’Université Paris Saclay, UVSQ et membre du laboratoire PRINTEMPS-

CNRS. Michel Offerlé est professeur émérite de science politique, École normale supérieure (ENS), membre de l’équipe Enquêtes, terrains, théories (ETT) du Centre Maurice-Halbwachs (EHESS/CNRS/ENS). Étienne Penissat est chargé de recherche et directeur du CERAPS (CNRS, Université de Lille). Emmanuel Pierru est chargé de recherche CNRS, rattaché au CURAPPESS (CNRS, UMR 7319) à l’Université de Picardie. Nicholas Pohl est assistant diplômé à l’Institut d’études politiques (IEP) de l’Université de Lausanne et membre du Centre de recherche sur l’action politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL). Bernard Pudal est professeur de science politique à l’Université Paris Nanterre. Juliette Rennes est maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Gildas Renou est maître de conférences en science politique à la Faculté de droit, de sciences économiques et de gestion de Nancy (Université de Lorraine), membre de l’Institut de recherche IRENEE. Violaine Roussel est professeure de sociologie à l’Université Paris 8. Johanna Siméant-Germanos est professeure de science politique à l’École normale supérieure (Centre Maurice-Halbwachs). Isabelle Sommier est professeure de science politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Danielle Tartakowsky est professeure émérite en histoire contemporaine, Université Paris 8. Christophe Traïni est professeur de science politique à Sciences Po Aixen-Provence.

Frédéric Vairel est professeur agrégé, École d’études politiques, Ottawa, Canada. Michael Voegtli est docteur en science politique et en sociologie de l’Université de Lausanne et de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris (EHESS). Olivier Voirol est maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences sociales (ISS) et au Laboratoire capitalisme, culture et sociétés (LACCUS) de l’Université de Lausanne. Laurent Willemez est professeur de sociologie à l’Université VersaillesSaint-Quentin-en-Yvelines (Université Paris-Saclay) et membre du laboratoire Printemps (CNRS-UVSQ).

Avant-propos Pourquoi un dictionnaire des mouvements sociaux ? Au moment de mettre la dernière main à cette seconde édition du Dictionnaire des mouvements sociaux, le monde bruisse de mobilisations particulièrement intenses, qui confirment que les protestations collectives comptent parmi les formes majeures de la participation politique. Disons-le d’emblée, on ne trouvera guère d’écho, dans ce volume, de la conflictualité intense qui se déploie à Santiago, Hong Kong ou Beyrouth, pas plus que l’on ne trouvera d’analyse du mouvement des gilets jaunes ou de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Le propos de ce dictionnaire n’est pas d’opérer un panorama de la contestation mondiale, mais d’introduire ses lecteurs aux outils conceptuels qui permettent d’en rendre compte scientifiquement. L’étude des mouvements sociaux constitue un sous-champ bien identifié des sciences sociales, à l’intersection des sciences politiques, de la sociologie et de l’histoire moderne et contemporaine. Elle comporte ses grandes études classiques, ses manuels et ses recueils de textes, ses revues, ses sections spécialisées au sein des associations professionnelles de sciences sociales. La constitution de ce secteur de recherche date en France d’une petite trentaine d’années, alors qu’elle remonte aux États-Unis au début des années 1970. Le développement des études sur les mouvements sociaux en langue française n’en a pas moins été extrêmement rapide et fructueux, s’intéressant à des objets et sollicitant les perspectives théoriques des plus diverses. Il ne doit cependant pas occulter l’existence de travaux plus anciens (ceux menés autour d’Alain Touraine, notamment), ni l’intérêt préexistant de certains autres secteurs des sciences sociales (spécialement la sociologie du travail) pour les phénomènes de mobilisation collective.

des concepts et des notions, en explique l’origine et le développement, en précise les usages et expose les débats qu’ils suscitent. Son succès a attesté qu’il avait rempli l’objectif qu’il s’était alors fixé. Il n’était cependant pas possible, à l’heure de sa réédition, de simplement reproduire le volume initial. Cette nouvelle édition prend acte et rend compte de la dynamique de la vie scientifique. À travers le monde, ce sont les formes mêmes de la contestation qui ont changé, remettant en cause les habitudes de pensée et stimulant l’imagination sociologique. Certaines pistes d’analyse encore embryonnaires il y a dix ans ont considérablement prospéré, tandis que des modèles à l’époque dominants ont perdu de leur influence. Mais, rançon de son considérable développement, l’étude des mouvements sociaux s’est par ailleurs exposée à une certaine routinisation tant méthodologique que conceptuelle, à laquelle ont tenté de répondre diverses tentatives d’hybridation théorique ou d’importation de questionnements élaborés dans d’autres domaines de recherche. Ce dictionnaire se fait l’écho, au travers d’une vingtaine de notices inédites et d’une actualisation des anciennes, des réussites, et parfois des limites, de ces innovations analytiques.

Un dictionnaire œcuménique et pratique La particularité de ce dictionnaire, au-delà des inscriptions théoriques et appétences empiriques de ses trois coordinateurs, est triple. individuel ; l’apport important de la socio-histoire ; le décloisonnement des terrains canoniques au moyen d’un développement des recherches sur d’autres univers que le monde occidental ; le foisonnement des études sur les mouvements dits des « sans » comme les sans-papiers, tout comme le renouveau de l’intérêt pour les conflits du travail et l’action syndicale. D’autre part, les auteurs sollicités sont aussi bien des professionnels confirmés, spécialistes internationalement reconnus dans le domaine, que des jeunes chercheurs dont les travaux, souvent tirés de thèses encore en cours ou récemment achevées, s’inscrivent dans les débats les plus contemporains. Enfin, le choix des auteurs s’est fait en dehors de tout esprit de chapelle et d’école. Un œcuménisme, donc, qui doit permettre aux professionnels comme aux profanes, aux enseignants comme aux étudiants, d’y trouver

non un point de vue orienté mais un état des lieux ouvert et, espérons-le, le plus complet possible. Le dictionnaire se présente sous la forme d’une centaine d’entrées classées par ordre alphabétique. Les notices traitent à la fois des concepts les plus canoniques et des notions plus récemment développées, et rendent compte de la diversité des courants et des paradigmes qui se sont succédé ou qui coexistent aujourd’hui. Chaque entrée vise un objectif pédagogique, en proposant une présentation générale et historique de la matière traitée, ainsi qu’une analyse synthétique de ses usages et de ses enjeux. Cette démarche s’inscrit dans une perspective internationale, en s’appuyant sur des exemples aussi divers que possible. Des renvois vers d’autres articles du dictionnaire permettent au lecteur de se reporter facilement aux notions connexes et d’approfondir ainsi sa connaissance d’une question, d’un débat, d’un paradigme. La brève bibliographie située à la suite de chaque notice présente les références jugées les plus fondamentales. à l’ouvrage pour valoriser de nouveaux concepts, perspectives ou questionnements. Les trois coordinateurs remercient chaleureusement pour leur participation l’ensemble des auteurs ainsi que les Presses de Sciences Po pour leur confiance et leur engagement au service de l’édition scientifique.

A

Abeyance structure C’est dans un article de 1989 que Verta Taylor, sociologue américaine, utilise la notion d’abeyance structure pour analyser les phénomènes de continuité des mouvements sociaux. Le terme « abeyance » décrit un processus de maintien ou de mise en veille par lequel les mouvements parviennent à durer dans des environnements politiques devenus non réceptifs, jouant ainsi un rôle de passeur entre deux étapes d’une mobilisation. Sa recherche porte sur le mouvement féministe aux ÉtatsUnis. Elle met au jour les nombreux liens rattachant le mouvement des femmes des années 1960 à celui, bien plus ancien, pour l’obtention du droit de vote des années 1900 à 1920, liens largement ignorés dans la plupart des études portant sur la contestation féministe qui semble émerger au cours des années 1960. Verta Taylor critique la tendance des spécialistes des mouvements sociaux des années 1960 à défendre une « conception immaculée » de leurs origines. Elle invite au contraire à appréhender l’engagement dans un continuum de pratiques – changeantes, adaptées au nouveau contexte auquel elles doivent faire face –, pour saisir les processus par lesquels les mouvements peuvent se maintenir dans le temps et éventuellement ressurgir au bénéfice d’un contexte d’opportunités politiques plus favorable. Le terme « abeyance » n’a pas de traduction littérale en français. On en trouve donc plusieurs selon les auteurs : « structure de mise en veille », «

structure dormante » (Fillieule, 2005), ou « structure de rémanence » (Klandermans et Mayer, 2001), insistant alors davantage sur la fonction de reproduction que cette notion permet de décrire. abeyance » est repris des travaux d’Ephraim Mizruchi (1983) qui désigne par là les processus d’encadrement des groupes marginaux et dissidents, institutionnels ou non, ayant pour but la conservation de l’ordre social. Taylor en propose une relecture adaptée au domaine de la sociologie des mouvements sociaux, en renversant le prisme d’analyse pour s’intéresser au contraire aux phénomènes de conservation de la protestation, facteurs de changement social.

La mise en veille des organisations chances de succès s’amenuisent ; l’attachement des membres aux croyances, buts et tactiques du groupe joue comme obstacle à la reconversion dans d’autres sphères ou organisations) ; l’temporalité (un petit groupe qui demeure fidèle dans la durée à l’organisation vaut mieux qu’un fort turnover qui la déstabiliserait) ; la force de l’attachement à la cause (pendant la période du reflux, les gratifications se réduisent, les exclusivité (avec la crise, le groupe perd sa base et se réduit à une petite élite d’avant-garde, groupement homogène d’activistes, suffisant pour faire vivre la structure) ; la centralisation (en produisant de la stabilité organisationnelle, de la coordination et une expertise technique, elle facilite le maintien d’un niveau minimum d’activité, même durant les périodes les plus difficiles) ; la culture (l’organisation doit être capable d’élaborer des cadres culturels alternatifs aptes à donner du sens à ceux qui rejettent l’ordre établi et demeurent dans le groupe malgré sa forte marginalisation).

L’exemple de la LCR membres, constituent alors autant de freins au désengagement. Le rejet du capitalisme et la défense d’un projet socialiste de transformation sociale sont des éléments du cadre culturel alternatif que propose la LCR. Il offre une grille de lecture du monde et du sens à ceux qui rejettent l’ordre établi et qui restent dans le parti malgré sa marginalisation. La LCR s’est ainsi maintenue en état de veille dans l’attente d’un contexte plus favorable,

qu’elle retrouve en 1995 avec le mouvement de novembre-décembre, et plus encore après l’élection présidentielle de 2002. Mais on peut donner une autre interprétation de la notion d’abeyance structure en jouant sur une ambiguïté de la définition de Taylor. La structure de rémanence est-elle l’organisation militante elle-même, en suspens, ou bien d’autres cadres de mobilisation qui jouent un rôle de mise en veille ? En suivant cette seconde interprétation, on peut avancer l’idée selon laquelle les syndicats et associations dans lesquels se sont investis les militants de la LCR ont constitué des structures assurant la continuité de l’organisation durant la période du reflux. Ces cadres alternatifs de mobilisation ont eux aussi joué un rôle de « rémanence », en assurant le maintien de certaines idées, d’une identité collective, ainsi que la survie de groupes d’activistes riches en ressources (insertion dans de nombreux réseaux, maîtrise de diverses formes d’action) et disponibles pour de nouvelles mobilisations. Pour pouvoir continuer à militer pendant cette période de crise, les militants de la LCR ont développé des stratégies de réinvestissement dans des syndicats et des associations qui leur semblent alors plus utiles que le parti politique. Ces structures, comme SUD, DAL (Droit au logement) ou AC ! (Agir ensemble contre le chômage), porteuses d’une critique de la société « libérale » et d’un projet de transformation sociale, ont joué un rôle de passeuses. Pour la LCR, la combinaison de cette pratique militante avec le maintien de la structure partisane, même durant les périodes les plus difficiles, permet d’expliquer à la fois sa pérennité et le rôle joué par ses militants dans le développement de certains mouvements de contestation sociale qui émergent au cours de la décennie 1990 (la mouvance altermondialiste, par exemple).

Rien ne se perd, rien ne se crée... Le cadre analytique proposé par Taylor éclaire les processus de continuité et de transformation des organisations militantes. Il invite à s’intéresser aux ponts organisationnels et idéologiques qui relient différentes étapes d’une mobilisation. Cette question de la persistance de thèmes idéologiques dans le temps a été développée par Patrick Mooney et Scott Hunt (1996). En s’intéressant à l’activité de cadrage des mouvements, ces auteurs examinent les continuités, les transformations et les entrelacements de certaines

thématiques dans la mobilisation agraire aux États-Unis. Ils identifient un « répertoire d’interprétations » composé de trois cadres dominants (master frames), réinvestis (et réinterprétés) lors des différentes étapes de la mobilisation agraire et favorisant sa reproduction. Quelle que soit la dimension privilégiée, la réflexion sur les processus de rémanence conduit à ne pas se focaliser sur « des théories de l’émergence mais plutôt de rendre compte des fluctuations de nature et d’étendue que connaissent les mobilisations autour de causes omniprésentes » car, bien souvent, « les mouvements ne meurent pas, mais se rétractent et se retranchent pour s’adapter aux changements de climat politique » (Taylor, 2005, p. 250). Elle invite à modifier la perspective d’analyse des mouvements sociaux : ce qui apparaît comme moment de « naissance » ou de « mort » cache plutôt des seuils ou des points de retournements. Le « nouveau » mouvement est souvent une résurgence d’un cycle plus ancien d’activisme, sous de nouvelles formes. Dans ce cadre, la notion d’abeyance structure éclaire et permet de lier ces deux questionnements centraux de la sociologie des mobilisations : que deviennent les organisations militantes quand le contexte évolue ? Comment « émerge » une mobilisation ?

Bibliographie FILLIEULE Olivier, « Requiem pour un concept. Vie et mort de la notion de structure d’opportunité politique », dans Gilles Dorronsoro (dir.), La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire, Paris, CNRS Éditions, 2005, p. 201-218. JOHSUA Florence, « Les conditions de (re)production de la LCR : l’approche par les trajectoires militantes », dans Florence Haegel (dir.), Partis politiques et système partisan en France, Paris, Presses de Sciences Po, 2007, p. 25-68. JOHSUA Florence, Anticapitalistes. Une sociologie historique de l’engagement, Paris, La Découverte, 2015. KLANDERMANS Bert et MAYER Nonna, « Militer à l’extrême droite », dans Pascal Perrineau (dir.), Les Croisés de la société fermée. L’Europe des extrêmes droites, La Tourd’Aigues, Éditions de l’Aube, 2001, p. 147-162. MIZRUCHI Ephraim H., Regulating Society. Marginality and Social Control in Historical Perspective, New York (N. Y.), Free Press, 1983. MOONEY Patrick H. et HUNT Scott A., « A Repertoire of Interpretations : Master Frames and Ideological Continuity in U.S. Agrarian Mobilization », The Sociological Quarterly, 37 (1), 1996, p. 177-197. RUPP Leila J. et TAYLOR Verta, Survival in the Doldrums. The American Women’s Rights Movement, 1945 to the 1960’s, Oxford, Oxford University Press, 1987.

TAYLOR Verta, « La continuité des mouvements sociaux. La mise en veille du mouvement des femmes », dans Olivier Fillieule (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005 [traduit par Olivier Fillieule de « Social Movement Continuity : The Women’s Movement in Abeyance », American Sociological Review, 54 (5), 1989, p. 761-775].

Florence Johsua Voir aussi Analyse des cadres · Cycle de mobilisation · Désengagement · Émotions · Identité collective · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Structure des opportunités politiques

Agenda L’agenda désigne le ou les sujets prioritairement discutés dans l’espace public local, national ou international ou, plus précisément, la hiérarchie des sujets les plus cotés dans chacune des arènes qui déterminent le cours de l’action publique. La mise sur agenda désigne deux phénomènes intriqués. Dans une optique de sociologie de l’espace public, c’est un processus de sélection des sujets préférentiels, dans l’opinion du public (saisie par exemple par sondage), dans la couverture journalistique, et dans les préoccupations du pouvoir politique, ces trois instances interagissant dans un contexte informationnel et idéologique déterminé. Traduits sous la forme de pratique politique et de sociologie de l’action collective, ce sont les stratégies que les acteurs en présence déploient pour maîtriser ce processus, afin de faire prévaloir à terme leurs intérêts dans un souci de visibilité, d’évaluation par le peuple et les élites, de financements publics et de réglementation, de soutien électoral, afin, plus généralement, de se subordonner le cours du débat et, indirectement, le cours de l’action publique. La notion d’agenda s’appuie sur l’idée que la perception des enjeux par l’opinion détermine le cours de la politique et des mobilisations et, chez nombre d’auteurs, que les médias, plus généralement l’ensemble des instances diffusant des messages publics, exercent une influence décisive sur cette perception du monde. Elle s’inspire de Walter Lippmann, qui veut que « l’information fa[sse] une montagne d’un monticule, et un monticule d’une montagne ». Elle s’inspire également de Bernard Cohen, qui montre à propos de la couverture des affaires étrangères aux États-Unis durant les années 1960 que « la presse semble rarement parvenir à dire quoi penser aux gens, mais est étonnamment douée pour dicter à ses lecteurs à quoi penser ». fixation des objets de l’attention publique. La mise sur agenda constitue un enjeu capital pour les mouvements sociaux. Portant en général des revendications contestataires, donc en situation d’opposition à un pouvoir établi (État, collectivité locale, entreprise nationale ou multinationale, Union européenne, Église, etc.), il est pour eux décisif d’introduire leur cause dans le débat public, puis de l’y maintenir, jusqu’à ce qu’elle soit thématisée, non seulement par eux-mêmes, mais aussi par le plus grand

nombre possible d’acteurs publics. Il s’agit à terme d’influencer les préoccupations du public et celles du pouvoir, en convaincant au passage divers relais d’opinion, dont la pertinence varie suivant les causes : associations, entreprises, clercs, administrations, personnalités, experts, et surtout les médias, première instance de médiation dans les sociétés massifiées. À quelques exceptions près, comme la mobilisation planétaire contre la guerre menée par la coalition états-unienne en Irak en 2003, les manifestations protestataires ne se déroulent qu’en un nombre réduit de points de l’espace et du temps. Seuls les médias, en particulier de masse, sont en mesure de leur donner un public à une échelle sociale suffisante pour contraindre les autorités visées à réagir par une décision, une reconnaissance symbolique, une réglementation nouvelle, un budget ou encore une réforme de l’appareil administratif.

Les dilemmes des stratégies d’agenda ou non (interruptions intempestives d’un débat ou d’un journal télévisés) ? Faut-il préférer une intervention ponctuelle mais massive, ou bien occuper durablement l’espace médiatique par de petites manifestations récurrentes ? Comment faire entendre des causes que le système exclut, ou auxquelles les médias sont considérés comme structurellement hostiles (à l’exemple des boycotts médiatiques envers les courants politiques qualifiés d’extrêmes et d’antidémocratiques) ? Comment faire face avec peu de moyens à des concurrents richement dotés (multinationales de l’industrie pétrolière face aux communautés locales dont elles menacent les ressources naturelles ; agriculteurs « bio » et faucheurs volontaires d’OGM face à Monsanto) ? Comment affronter des professionnels de la communication sans professionnaliser le mouvement (réseau Sortir du nucléaire a priori moins politiques (invitation dans une émission de plateau fourre-tout, contribution à un feuilleton centré sur et au service d’une profession, participation à une émission de charité), de manière autorisée vs Greenpeace) ? Comment satisfaire à des critères de newsworthiness (starisation, polarisation événementielle, nouveauté, conformité aux cycles de visibilité déjà en cours, etc.) qui contredisent certains principes de mobilisation se revendiquant populaires (non-directivité, absence de meneur, préférence pour les sujets de fond et complexes, soutien à des

causes déjà usées médiatiquement) ? Comment faire durer un sujet sur l’agenda jusqu’à ce que les seuils d’atteinte des cibles populaires et élitaires (sous forme de persuasion, de gêne, de dommages effectifs ou potentiels, etc.) permettent de faire aboutir les revendications ? préférentiels suivant les agendas visés de cinq types d’organisations aux États-Unis et en Europe occidentale durant les années 1980.et al. (1996, p. 303) des modes d’action

Deux courants de recherche Se côtoient en matière de recherche sur l’agenda deux courants de recherche qui dialoguent peu et diffèrent du point de vue de leurs inspirations théoriques, de la définition qu’ils donnent de l’agenda et de leurs méthodes et outils de recueil et de traitement des données (Blanchard, 2010, p. 19-93). Le premier (Dearing et Rogers, 1996 ; Rogers, Hart et Dearing, 1997), dominant aux États-Unis, s’ancre principalement dans une tradition philosophique analytique et empiriciste. Il est redevable à l’origine envers une sociologie des communications de masse fondée sur la mesure de l’influence des médias sur l’opinion sondagière (McCombs et Shaw, 1972), mais aussi envers l’étude des déterminants des politiques publiques (Kingdon, 1984) et la théorie démocratique de la représentation, du responsiveness et de la participation limitée (Cobb et Elder, 1975). Il combine une ambition nomothétique forte avec un modèle empirique extensif, comprenant en général plusieurs objets de mobilisation, au détriment de l’élaboration sociologique. Il définit l’agenda comme la hiérarchie des objets d’attention publique (thèmes, événements, acteurs, programmes) telle qu’elle apparaît à travers une mesure systématique de visibilité à partir de sondages, si possible barométrisés, d’analyses de contenu de médias et de recensements de mobilisations. ce qui permet le décryptage des stratégies de publicisation et de leurs effets locaux concrets (Gerstlé, 2001). La première approche a l’avantage de décrire efficacement les dynamiques d’émergence, de persistance et de retrait des sujets à l’agenda, de mesurer le rôle qu’y jouent les différents médias et de faire varier le tout d’un sujet à l’autre, d’un contexte politique à l’autre, en intégrant empiriquement la difficile question de la concurrence entre sujets. Elle traite des agendas résultant d’effets de composition autant

que de ceux qui découlent de stratégies. Si la seconde approche néglige ce travail de modélisation et la réplication qu’il autorise sur d’autres terrains, elle apporte en revanche l’épaisseur sociologique et l’analyse du sens de l’agenda pour les acteurs individuels et collectifs (Charron, 1995), dévoilant ainsi les phénomènes qui accompagnent la mise sur agenda (ou son échec, cas le plus fréquent), la déterminent ou en résultent : moyens déployés ; réseaux mobilisés ; orientation, conditionnement et connexion des cadrages (framing tactics, frame packaging et frame bridging) ; conformation aux routines journalistiques ; campagnes publicitaires ; exploitation des fenêtres d’opportunité, etc. Chacun de ces quatre moments est précisément caractérisé par certaines interactions (unilatérales ou réciproques), d’une certaine intensité, entre certains des six agendas. Le modèle restitue ainsi le rôle des mobilisations contre la maladie par rapport à celui des autres acteurs en présence dans la dynamique complexe d’émergence et de cristallisation de l’enjeu.et al. (1997), à propos des années d’émergence de la question du sida, élaborent des séries statistiques représentatives des six principaux agendas en jeu – le phénomène réel, l’opinion, les politiques publiques, les médias, les sondages et la communauté scientifique –, ce qui leur permet de distinguer une période de lancement (initial era), puis une période dominée par les sources d’information scientifiques (science era), une période dominée par le sort de quelques malades célèbres (human era) et enfin une période d’élargissement des enjeux (political era).

Bibliographie BLANCHARD Philippe, « Les médias et l’agenda de l’électronucléaire en France. 19702000 », doctorat en science politique, Paris, Université Paris-Dauphine, 2010. CEFAÏ Daniel, « La construction des problèmes publics. Définition de situations dans les arènes publiques », Réseaux, 75, janvier-février 1996, p. 43-66. CHARRON Jean, « Les médias et les sources. Les limites du modèle de l’agenda-setting », Hermès, « Communication et politique », 17-18, 1995, p. 73-92. COBB Roger et ELDER Charles, Participation in American Politics. The Dynamics of Agenda Building, Baltimore (Md.), Johns Hopkins University Press, 1975. DEARING James et ROGERS Everett, Agenda-Setting, Londres, Sage, 1996. GERSTLÉ Jacques (dir.), Les Effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001. HILGARTNER Stephen et BOSK Charles, « The Rise and Fall of Social Problems : A Public Arenas Model », American Journal of Sociology, 94 (1), 1988, p. 53-78.

KINGDON John, Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston (Mass.), Little Brown, 1984. MCCARTHY John, SMITH Jackie et ZALD Mayer, « Accessing Public, Media, Electoral, and Governmental Agendas », dans Doug McAdam, John D. McCarthy et Mayer N. Zald (eds), Comparative Perspectives on Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 291-311. MCCOMBS Maxwell et SHAW Donald L., « The Agenda-Setting Function of Mass Media », Public Opinion Quarterly, 36 (2), 1972, p. 176-184. ROGERS Everett, HART William et DEARING James, « A Paradigmatic History of AgendaSetting Research », dans Shanto Iyengar et Richard Reeves (eds), Do the Media Govern ? Politicians, Voters, and Reporters in America, Londres, Sage, 1997, p. 225-236.

Philippe Blanchard Voir aussi Analyse des cadres · Construction des problèmes publics · Médias · Opinion publique · Politiques publiques

Analyse de discours Au cours d’une conversation, d’une réunion, à la lecture d’un texte, il arrive qu’un propos nous semble « typique » de tel ou tel positionnement militant – par exemple le discours féministe ou le discours catholique traditionaliste – sans que nous puissions décrire avec précision ce qui nous conduit à reconnaître cette typicité. Depuis les années 1960, les disciplines d’étude du discours ont justement forgé des outils pour mettre en lumière les caractéristiques syntaxiques, argumentatives, lexicales et sémantiques qui confèrent un « air de famille » à des énoncés pourtant produits dans une diversité de contextes. Elles visent également à analyser dans quelle mesure ces ressemblances renvoient à une position sociale ou idéologique partagée par les énonciateurs, à l’inscription de ces énoncés dans un même genre discursif ou encore à des situations de communication similaires. C’est en appliquant ce type de questionnements aux discours contestataires qu’a émergé aux États-Unis, durant les années 1960, la « rhétorique des mouvements sociaux ». Alors que se développaient les luttes pour les droits civiques, le mouvement pacifiste et le féminisme, ce courant de recherche cherchait à déplacer le regard de l’analyse rhétorique – traditionnellement focalisée sur les « grands orateurs » et le pouvoir établi – vers des productions verbales collectives et contestataires, en assumant l’idée que ce travail académique, par le surcroît de réflexivité qu’il pourrait offrir aux activistes, leur serait utile dans l’élaboration de leurs stratégies de persuasion (Morris et Browne, 2006 [2001]). Mots. Les langages du politique et Argumentation & Analyse du discours, respectivement créées en 1980 et en 2008, une diversité d’articles porte sur les genres discursifs de la protestation individuelle et collective (pamphlet, manifeste, pétition, slogan, chanson militante, etc.), sur leurs caractéristiques énonciatives (tel l’usage spécifique des pronoms nous/eux), ou encore sur l’histoire discursive d’une cause militante. Cette dernière approche a notamment été stimulée par la numérisation croissante des discours et le développement de logiciels de textométrie qui aident à rendre saillante l’évolution chronologique du vocabulaire, de la syntaxe ou des arguments utilisés par un même énonciateur – par exemple une association, un parti politique ou un syndicat – à différentes périodes historiques (Hetzel

et al., 1998). Les changements discursifs peuvent être rapportés à l’histoire des rapports de force sociopolitiques qui, à chaque période, redessinent les frontières du « narrable et de l’argumentable » (Angenot, 2008, p. 417). Cependant, la transformation des discours propres à une cause ne s’effectue pas au même rythme que celle des répertoires d’action qui la caractérisent : des militants peuvent forger des actions collectives novatrices, tout en énonçant des revendications dont le contenu et la formulation leur préexistent largement (et inversement). La façon dont se transmettent, à travers plusieurs générations de militants, un vocabulaire et des structures argumentatives qui semblent inchangés tout en étant réappropriés à l’épreuve d’enjeux contestataires inédits, peut constituer en elle-même un objet d’enquête (Rennes, 2011). activistes non spécialistes du langage peuvent être amenés à s’approprier des savoirs linguistiques pour défendre leur cause : une organisation féministe argumente en faveur de la suppression de la règle grammaticale selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » ou une association de défense des droits humains entend rendre visible le racisme de chaînons argumentatifs qui sont présupposés dans un propos public qu’elle estime pénalement condamnable. Les productions verbales élaborées par un collectif militant peuvent également être confrontées aux discours sur ce collectif. On interrogera ainsi dans quelle mesure la façon dont un groupe d’activistes définit son identité collective, la façon dont ses objectifs et la question qui le mobilise sont reformulés ou déformés par ses adversaires ou les journalistes. Alors que les personnes mobilisées contre un problème choisiront, par exemple, pour le désigner un terme dénonciateur (« expulsion », « viol », « meurtre »), leurs adversaires auront tendance à employer un terme normalisateur (« évacuation », « partie fine », « légitime défense »). Les rôles attribués aux activistes, leur mise en avant ou au second plan tendent également à différer selon le point de vue qu’on adopte sur leur mobilisation : lorsque, pour rendre compte d’une grève dans les transports publics, des journalistes ignorent les grévistes et leurs points de vue pour ne relayer que celui des usagers, généralement affectés par la grève, le sens de cette action collective est maintenu dans l’opacité. Toute une grille d’analyse a été développée dans les travaux d’étude du discours pour rendre compte avec précision des procédés discursifs de catégorisation et d’effacement des acteurs sociaux (Van Leeuwen, 2009). Cette démarche

prolonge en partie les analyses des cultural studies sur l’emprise des interprétations défavorables à l’action contestataire dans les médias dominants (Hall, 2007). Elle partage également certains questionnements avec les travaux de sociologie politique sur la construction des problèmes publics et sur les processus de « cadrage » effectués par les activistes pour donner sens à leur mobilisation. est qu’ils tendent à se rapporter à des propos tenus publiquement, c’est-àdire à des productions verbales dont il existe une trace écrite, transcrite, filmée ou enregistrée, indépendante du choix d’une chercheuse ou d’un chercheur de les étudier. Rares sont, en effet, les travaux sur les discours contestataires portant sur un matériau ethnographique constitué au cours de l’enquête. Or, utiliser des outils élaborés en analyse du discours dans le cadre d’une démarche ethnographique contribue à éclairer des dimensions peu étudiées de l’action protestataire. L’observation d’assemblées et de réunions – qui peut être combinée à l’analyse d’échanges en ligne au sein de groupes de discussion non publics – renseigne, par exemple, sur le travail « métadiscursif » des activistes amenés à évaluer lesquels de leurs arguments sont susceptibles d’être diffusés auprès d’un public élargi. Tandis que les travaux d’analyse de discours tendent à saisir les arguments sous la forme relativement stabilisée qu’ils revêtent dans des discours déjà publicisés, la démarche ethnographique conduit plutôt à appréhender l’argumentation comme une activité collective et interactionnelle. certains collectifs, d’autres formes de manifestations corporelles de désapprobation sont codifiées à travers un langage gestuel, inspiré notamment du langage des signes.et al., 2012) et analyse de discours peut aussi éclairer la façon dont les collectifs militants, à travers des pratiques à la fois verbales et non verbales, se constituent en « communautés discursives » (Maingueneau, 1984). Les membres d’un collectif militant tendent, en effet, à partager un langage qui diffère du langage dominant : cette différence peut concerner la signification accordée à certains mots, le vocabulaire choisi pour évoquer la cause défendue ou encore l’existence d’un certain nombre d’énoncés constatifs ou prescriptifs (ce qu’il faut croire ; ce qu’il faut faire) qui n’ont plus besoin d’être argumentés au sein du collectif, alors qu’ils n’ont rien d’évident à l’extérieur. Lorsque, dans un espace militant, des personnes ignorent ces normes discursives et commettent ce qui est perçu comme une « gaffe » (irrespect involontaire) ou une « provocation » (irrespect volontaire), diverses formes de

désapprobation sont susceptibles de se déployer : murmures, brouhahas, soupirs, silence gêné, sourcils froncés, yeux écarquillés, rire moqueur, remarques indignées, interruption. Dans Ces sanctions verbales et non verbales rappellent que toute cause militante implique un « ordre du discours » (Foucault, 1971), fût-il hétérodoxe par rapport aux ordres discursifs qui organisent les échanges dans des espaces non contestataires. Articuler une analyse de ces règles discursives et des sanctions qui accompagnent leur transgression aide à appréhender certaines tensions qui traversent la plupart des collectifs militants : d’un côté, un effort, impliquant également un travail sur le langage, d’ouverture à des néophytes susceptibles de devenir des alliés de la cause défendue ; de l’autre, l’aspiration à forger, en marge de la sphère publique dominante, un « contre-public » (Fraser, 2001 [1992], p. 138), avec lequel on puisse enfin partager des analyses et des expériences minoritaires, en parlant le même langage.

Bibliographie ANGENOT Marc, Dialogues de sourds, Paris, Mille et une nuits, 2008. CEFAÏ Daniel, CARREL Marion, TALPIN Julien, ELIASOPH Nina et LICHTERMAN Paul, « Ethnographies de la participation », Participations, 4, 2012, p. 7-48. FOUCAULT Michel, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. FRASER Nancy, « Repenser la sphère publique : une contribution à la critique de la démocratie telle qu’elle existe réellement », Hermès, 31, 2001 [1992] (trad. Muriel Valenta), p. 125-156. HALL Stuart, « La redécouverte de “l’idéologie”, retour du refoulé dans les media studies » (trad. C. Jaquet), dans Identités et cultures, Paris, Amsterdam, 2007. HETZEL Anne-Marie, LEFÈVRE Josette, MOURIAUX René et TOURNIER Maurice, Le Syndicalisme à mots découverts. Dictionnaire de fréquences (1971-1990), Paris, Syllepse, 1998. LAGORGETTE Dominique (dir.), « Linguistique légale et demande sociale : les linguistes au tribunal », Langage et société, 132, 2010 (dossier spécial). MAINGUENEAU Dominique, Genèses du discours, Bruxelles/Liège, Mardaga, 1984. MORRIS Charles E. et BROWNE Stephen H., Readings on the Rhetoric of Social Protest, State College (Pa.), Strata, 2006 [2001]. ORKIBI Eithan, « Le(s) discours de l’action collective : contextes, dynamiques et traditions de recherche », Argumentation & Analyse du discours, 14, 2015 [en ligne]. RENNES Juliette, « Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation », A contrario, 16, 2011, p. 151-173.

VAN LEEUWEN Theo, « Représenter les acteurs sociaux » (trad. Adèle Petitclerc), Semen, 27, 2009 [en ligne].

Juliette Rennes Voir aussi Agenda · Analyse des cadres · Construction des problèmes publics · Courant pragmatique · Économie morale · Émotions · Intellectuel spécifique · Médias · Observation ethnographique · Opinion publique · Radicalisation · Socialisation politique

Analyse de réseaux À partir du milieu des années 1970, on note un regain d’intérêt scientifique pour les propriétés relationnelles dans l’analyse de l’action collective et des mouvements sociaux, redécouvrant en cela la sociologie de Georg Simmel. Toutefois, les recherches visant à interroger systématiquement les formes d’action collective à partir de leurs caractéristiques relationnelles sont très récentes.

Liens, relations et réseaux relationnels sur la mobilisation individuelle (Klandermans et Oegema, 1987), l’importance des pluri-appartenances associatives et des réseaux interorganisationnels (Diani, 1995), les processus de mobilisation et de contre-mobilisation (Franzosi, 1999), les échanges à travers les clivages traditionnels dans les sociétés profondément divisées (Cinalli, 2003) et l’impact des structures relationnelles de communautés entières sur le développement de leur action (Gould, 1995). Cette insistance sur les réseaux dans l’étude de l’action collective trouve, par ailleurs, des ramifications dans les nombreux travaux sur le capital social. Des chercheurs ont ainsi soutenu que les réseaux d’obligations et d’identification constituaient la base sur laquelle les membres d’un groupe privilégié maintenaient et renforçaient leur capital social conçu comme des dotations collectives (Bourdieu, 1980) ; que les réseaux sociaux non seulement soutenaient les individus au sein des structures sociales, mais fournissaient aussi des ressources aux structures elles-mêmes (Coleman, 1990) ; et que la participation, les associations et les échanges constituaient des indicateurs de bien-être dans les sociétés, car ils favorisaient la diffusion des normes collectives et de la confiance (Putnam, 1993).

Réseaux et action collective l’analyse de réseaux renvoie aux analyses plus classiques du type cas/attributs sur lignes/colonnes. En effet, l’analyse de réseaux peut se focaliser horizontalement (en lignes) sur l’examen des similarités et des différences entre les acteurs – avec une comparaison avec les liens qu’ils ont construits –, mais aussi verticalement (en colonnes) sur l’examen des similarités et des différences entre leurs attributs – avec une comparaison avec le fait d’avoir été choisis par d’autres acteurs. Cette approche évalue les échanges comme une propriété relationnelle propre à chaque acteur localisé dans le réseau. Dans l’approche holistique, plutôt que de considérer les liens d’un acteur avec les autres acteurs comme ses attributs, on se concentre sur la structure des connexions dans laquelle tous les acteurs sont intégrés. Tout en négligeant l’analyse des relations individuelles, on peut ainsi évaluer la « densité » du réseau, c’est-à-dire la proportion entre les liens existants et les liens potentiels, si tous les acteurs communiquaient mutuellement entre eux, ou s’interroger sur la « réciprocité » des relations dans le réseau afin d’évaluer l’asymétrie des échanges.

Réseaux et mobilisation des ressources comme les composants primordiaux de l’interaction communicative (Mische et White, 1998). Dans ce cas, la culture a été repensée comme processus de communication continue, nourrissant les relations à travers et au sein des interactions entre mouvements. C’est d’ailleurs pour surmonter le problème du « passager clandestin » que l’évaluation des réseaux et de la culture a été souvent saisie en termes de connectivité et de cohésion. Toutefois, les outils conceptuels et méthodologiques de l’analyse de réseaux ont été aussi développés pour observer les processus de renégociation des interprétations au sein et à travers les mouvements, ou pour évaluer comment de nouvelles idées pouvaient encourager les acteurs à réévaluer leurs propres pratiques (Granovetter, 1982).

L’appréciation du contexte

qui peuvent avoir influencé les acteurs dans la construction de leurs propres liens. Des chercheurs ont ainsi pu mesurer l’impact des critères rationnels en observant comment des liens sont bâtis entre des acteurs similaires se mobilisant sur des questions similaires. Sur le même modèle, l’impact des critères culturels a été au cœur des analyses portant sur l’influence des identités dominantes et des représentations sociales qui se sont développées autour des conflits et des clivages principaux (Diani, 1995). Enfin, il est possible d’estimer dans quelle mesure l’ensemble de facteurs politiques et institutionnels influence les décisions prises par les acteurs lorsqu’ils établissent leurs propres liens. Par exemple, cet impact a été considéré comme particulièrement important après l’établissement d’accords de paix dans les sociétés profondément divisées, quand les acteurs pouvaient saisir des opportunités qui étaient soudainement disponibles pour établir des connexions différentes les uns avec les autres, entre communautés différentes, ainsi qu’avec les institutions et les élites politiques. En particulier, les changements de conditions politiques peuvent dans ce cas se combiner avec le développement de perceptions optimistes qui détendent leurs distinctions antérieures (en termes, notamment, d’approches, d’idéologies, de classe sociale ou d’origine religieuse) et rendent les échanges plus étendus et inclusifs (Cinalli, 2003). L’analyse de réseaux permet également de se doter d’une représentation plus effective des caractéristiques et des dynamiques des mobilisations. Ainsi, ce type d’enquête analytique permet de développer une approche plus fine des réseaux intriqués entre différents types d’acteurs, dont les chercheurs peuvent se servir pour dépasser l’approche qui oppose challengers et élites ou institutions.

Bibliographie BOURDIEU Pierre, « Le capital social », Actes de la recherche en sciences sociales, 31, 1980, p. 2-3. CINALLI Manlio, « Socio-Politically Polarized Contexts, Urban Mobilization and the Environmental Movement : A Comparative Study of Two Campaigns of Protest in Northern Ireland », International Journal of Urban and Regional Research, 27 (1), 2003, p. 158-177. CINALLI Manlio, « Between Horizontal Bridging and Vertical Governance : Pro-Beneficiary Movements in New Labour Britain », dans Derrick Purdue (ed.), Civil Societies and Social Movements : Potentials and Problems, Londres, Routledge, 2007.

COLEMAN James, Foundations of Social Theory, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990. DIANI Mario, Green Networks. A Structural Analysis of the Italian Environmental Movement, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1995. FRANZOSI Roberto, « The Return of the Actor. Interaction Networks among Social Actors during Periods of High Mobilization (Italy, 1919-22) », Mobilization : An International Journal, 4, 1999, p. 131-149. GOULD Roger V., Insurgent Identities : Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1995. GRANOVETTER Mark, « The Strength of Weak Ties : A Network Theory Revisited », dans Peter V. Marsden et Lin Nan (eds), Social Structure and Network Analysis, Londres, Sage, 1982. KLANDERMANS Bert et OEGEMA Dirk, « Potentials, Networks, Motivations, and Barriers : Steps Towards Participation in Social Movements », American Sociological Review, 52 (4), 1987, p. 519-531. MISCHE Ann et WHITE Harrison, « Between Conversation and Situation : Public Switching Dynamics Across Network Domains », Social Research, 65 (3), 1998, p. 695-724. PUTNAM Robert D., « The Prosperous Community : Social Capital and Public Life », The American Prospect, 13, 1993, p. 35-42. WASSERMAN Stanley et FAUST Katherine, Social Network Analysis. Methods and Applications, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

Manlio Cinalli Voir aussi Identité collective · Mobilisation des ressources · Structure des opportunités politiques

Analyse des cadres Par « analyse des cadres », on fait référence à un ensemble de travaux qui se développent à partir du début des années 1980 aux États-Unis pour souligner, contre les courants alors dominants de la mobilisation des ressources et du processus politique, qu’une mobilisation ne dépend pas tant de la disponibilité de ressources, de l’ouverture d’opportunités politiques ou d’un calcul coûts-bénéfices que de la façon dont ces différents éléments sont perçus. Il s’agit, contre l’omnipotence des modèles structurels d’explication, de prendre en compte les facteurs idéels et subjectifs de la participation (bringing ideas back in), le travail de construction de sens engagé par toutes les parties prenantes à une mobilisation collective. L’analyse de cadre apparaît dès lors comme un moyen de conceptualiser ce travail de signification, en étudiant la manière dont les leaders et les membres d’un mouvement « cadrent ou assignent une signification et interprètent des événements et des situations de manière à mobiliser des adhérents potentiels, obtenir le soutien du public et démobiliser les adversaires » (Snow et al., 1986). Le succès de cette perspective initiale peut être attesté tout à la fois par la multiplication des travaux qui s’en sont inspirés, par les prolongements dont elle a été l’origine et par le nombre de discussions dont elle est aujourd’hui l’objet.

Genèse de l’analyse D’autre part, un ensemble d’auteurs qui forgent le concept de « cadre » pour rendre compte des « schèmes d’interprétation » qui permettent à des individus de « localiser, percevoir, identifier et étiqueter » des événements dans leur espace quotidien et le monde en général, qui contribuent à les guider dans leurs actions et dans leurs interactions (Goffman, 1991, p. 21). Ce concept est dès lors importé dans un cadre macrosociologique, d’abord pour étudier les processus de cadrage médiatique, ensuite pour travailler plus spécifiquement sur la façon dont les médias « cadrent » les mouvements sociaux et, enfin, pour rendre compte de la manière dont les acteurs des mouvements sociaux eux-mêmes « cadrent » leurs propres

activités, produisent des cadres d’interprétation (Snow et al., 1986 ; Benford et Snow, 2000).

Un cadre d’analyse l’action. Pour ce faire, ils construisent des « cadres d’action collective », ensemble de croyances et de représentations orientées vers l’action qui inspirent et légitiment les activités et les campagnes des entreprises de mobilisation, en insistant sur le caractère sérieux et l’injustice d’une situation sociale particulière. Les cadres procurent un principe interprétatif qui aligne les schèmes d’interprétation que les participants apportent avec eux dans l’interaction. Ce processus de cadrage, qui vise à lier les intérêts et les cadres d’interprétation d’un mouvement avec ceux de participants potentiels, repose essentiellement sur quatre types de stratégies. La connexion de cadre (diagnosis framing), sur un moyen d’y remédier ou tout au moins de s’y attaquer (prognostic framing) et, finalement, sur la nécessité d’agir (motivational framing). L’alignement des cadres d’interprétation suppose une activité de cadrage (framing) de la part des entrepreneurs de mobilisation. Ceux-ci cherchent en effet à influer sur les représentations de la réalité qui sont celles de leurs différents publics. Ils s’engagent donc dans un travail de cadrage en pensant, à tort ou à raison, que la lutte de représentation est un préliminaire à frame bridging), lorsqu’il s’agit pour l’organisation de s’adresser à des particuliers qui partagent déjà son point de vue mais qui ne la connaissent pas, pour leur donner l’occasion de s’engager. L’amplification de cadre (frame amplification), lorsqu’il s’agit de clarifier ou de développer un cadre pour montrer en quoi il est lié à des valeurs, croyances et même émotions supposées partagées par les participants potentiels. L’extension de cadre (frame extension), lorsqu’il s’agit d’étendre le cadre au-delà de ses intérêts originels pour y inclure des préoccupations, incidentes par rapport aux objectifs primaires, mais qui sont supposées avoir de l’importance pour des adhérents potentiels : l’altermondialisme pourrait en constituer un bon exemple. Et, enfin, la transformation de cadre (frame transformation), lorsqu’il s’agit même de diffuser et de justifier de nouvelles pratiques, de nouvelles valeurs à l’encontre des normes en vigueur.

sont nommés des « cadres cardinaux » (master frames), cadres qui, au contraire du « cadre organisationnel » central à une seule entreprise de mobilisation, ont été adoptés par au moins deux mouvements distincts parce qu’ils sont suffisamment ouverts et suffisamment en résonance culturelle avec leur milieu historique pour être empruntés par des mobilisations assez différentes : le cadre de l’égalité des droits forgé par le mouvement civique aux États-Unis et réutilisé par la suite par un ensemble d’autres mobilisations identitaires en serait un exemple emblématique. Ces cadres cardinaux seraient dès lors souvent à la source de cycles de mobilisation.

Un modèle d’interprétation qui a réussi (Gamson et Meyer, 1996) : « si les militants interprètent l’espace politique dans un sens qui met l’accent sur les opportunités qu’il présente plutôt que sur sa fermeture, ils peuvent stimuler des actions qui changeront ces opportunités et qui feront du cadrage d’ouverture de la structure des opportunités politiques une prophétie autocréatrice ». D’autres avancent à l’inverse que les types de cadres sont plus ou moins efficients en fonction de la structure des opportunités dans laquelle ils sont utilisés (Diani, 1996). Il s’agirait dès lors d’analyser les facteurs qui rendent compte de l’usage de tel ou tel cadre d’interprétation dans une configuration donnée : on parlera en ce sens de « structures d’opportunité discursive ». L’essentiel est donc de tenter d’analyser les interrelations entre ces trois facteurs supposés essentiels dans toute mobilisation.et al., 2014), mais également l’augmentation météorique du nombre de cadres « découverts » : plusieurs centaines, associés à des mouvements très diversifiés. Marcos Ancelovici (2002), par exemple, rend compte de la « réussite » du mouvement altermondialiste en France, par l’émergence, à l’occasion des mobilisations de décembre 1995, d’un cadre d’interprétation de « la politique contre les marchés globaux » qui serait parvenu à faire tenir ensemble des traditions politiques et des causes a priori très hétérogènes : d’une part, l’ancienne gauche et la nouvelle gauche ; d’autre part, les nationalistes, les opposants au néolibéralisme, les environnementalistes, etc. Cette évolution est encore confirmée par la place que l’analyse des cadres tend à prendre dans les modèles synthétiques d’explication des mobilisations collectives aux côtés de la prise en compte des opportunités politiques et des structures de

mobilisation. Certains soulignent ainsi que les opportunités politiques ne contraignent l’activité des mouvements sociaux qu’en fonction des processus de cadrage dont elles sont l’objet de la part des acteurs protestataires comme des autres acteurs intéressés

Les limites d’une perspective potentielles, les médias ou les opposants. Pour faire face à ces limites, l’analyse en termes de cadres s’est précisément penchée sur les « disputes de cadres », tant au sein d’un mouvement qu’entre mouvements, contremouvements et médias : Robert Benford (1993) souligne, par exemple, en quoi les disputes de cadres internes à une mobilisation peuvent, selon les situations, contribuer à l’efficacité ou à la dislocation de celle-ci. Elle s’est aussi attachée à repenser le lien entre cadres, idéologies et culture. David L. Westby (2002) met ainsi en évidence la diversité des formes d’articulation entre cadres et idéologie, depuis la situation dans laquelle les cadres sont clairement dérivés de l’idéologie d’un mouvement jusqu’aux situations dans lesquelles, du fait d’un choc moral, l’idéologie n’est pas impliquée dans le cadrage, en passant par toutes les situations hybrides dans lesquelles cadres et idéologies fusionnent, se heurtent ou se dépassent. Il conviendrait à la fois de prendre en compte en quoi les idéologies peuvent limiter la variété des discours stratégiques disponibles en matière de cadrage et en quoi l’usage stratégique d’un cadrage peut s’éloigner de, voire mettre en cause, l’idéologie d’un mouvement. Les artisans de cette perspective ont plus généralement invité à plus souvent voir dans le cadrage un phénomène à expliquer qu’un simple phénomène explicatif (Snow et al., 2014). de cadrage initiés par le centre ; s’interroger sur les fragiles conditions qui permettent à la diversité des cadres subsumés par une même mobilisation de tenir ensemble ; analyser les outils que les acteurs mobilisés fournissent aux entrepreneurs de mobilisation pour contribuer à ce fragile équilibre ; étudier, en retour, les stratégies dont usent les opposants à une mobilisation pour mettre en question cet équilibre, le « contre-cadrage » n’étant de ce point de vue qu’un élément presque marginal.

Bibliographie

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Jean-Gabriel Contamin Voir aussi Analyse de discours · Choc moral · Choix rationnel · Comportement collectif · Contre-mouvement · Cycle de mobilisation · Émotions · Leaders · Médias · Mobilisation des ressources · Réussite et échec des mouvements sociaux · Structure des opportunités politiques

Analyse événementielle L’analyse événementielle (ou protest event analysis) est une méthode d’enquête qui renvoie à la constitution de séries plus ou moins homogènes d’événements protestataires sur une période donnée et en un lieu donné, à partir du dépouillement de comptes rendus médiatiques (coupures de presse, bases de données, dépêches d’agences) ou administratifs (archives policières), afin de replacer l’événement dans le cours de l’ensemble des événements protestataires du moment et de mettre en relation les changements ou les évolutions observables avec des changements sociétaux. Elle est au cœur des analyses quantitatives qui, depuis maintenant plus de trente ans, prennent une importance grandissante dans l’analyse des conflits sociaux, tout particulièrement dans le domaine de l’action collective et des manifestations.

Un mode de recherche contextuel possibilité d’articuler ces recensions d’activités protestataires avec des données contextuelles, telles que le type d’État dans lequel ces protestations surviennent ou des changements de gouvernement durant les séries étudiées. Elle ouvre, enfin, des perspectives en termes de comparaison, la mise en relation de variations entre pays devant rendre compte (ou être le produit) de contextes sociopolitiques différents. Y a-t-il davantage d’événements sous des gouvernements de gauche ou de droite ? Constate-ton une évolution entre protestations radicales et mobilisations de masse ? Observe-t-on, avec la construction européenne, une augmentation des manifestations orientées vers l’Europe ? Cette méthode doit ainsi permettre d’articuler des modes d’action et des cycles de mobilisation avec la structure des opportunités politiques ou, en

d’autres termes et dans le cadre d’analyses sur les répertoires d’action, de dire quand, et peut-être pourquoi, un mode d’action particulier a connu un développement ou au contraire une relative disparition. De ce point de vue, l’analyse événementielle est étroitement liée aux concepts de répertoire d’action et de vague de mobilisation, respectivement élaborés par Charles Tilly et Sidney Tarrow. À partir de l’hypothèse selon laquelle la structure des opportunités politiques détermine la possibilité d’un développement des nouveaux mouvements sociaux, Kriesi, Koopmans, Duyvendak et Giugni (1995) montrent ainsi – à partir d’une analyse événementielle et dans une perspective comparative – que les modes d’action les plus modérés sont les plus utilisés dans les démocraties les plus inclusives et en recherche de consensus (Suisse, Pays-Bas) quand, dans les États « forts » et « exclusifs » (comme la France), ces mêmes modes d’action sont délaissés au profit de modes d’action plus violents. Ainsi, comme méthode d’enquête et pour ses promoteurs, l’analyse événementielle propose une réponse scientifique à des questionnements trop souvent mal résolus. Comme l’écrivent Ruud Koopmans et Dieter Rucht (2002, p. 231), « alors que les premières études de la protestation, comme accumulation de nombreux événements particuliers, tendaient à construire des liens à partir d’impressions et généralisations spéculatives, la protest event analysis, si elle est proprement menée, peut produire des informations valides et sûres pouvant faire l’objet de riches traitements statistiques ».

Plusieurs générations de recherches Les travaux usant de l’analyse événementielle sont classiquement rassemblés en trois générations successives. Chacune de ces générations renvoie à un affinement de la méthode, mais également à de nouvelles critiques auxquelles ses utilisateurs ont dû répondre. Ainsi, quand l’analyse événementielle doit produire des données « valides » face aux « généralisations spéculatives » qui ont pu (ou qui peuvent encore) caractériser certaines analyses des cycles protestataires, ses propres fondements font néanmoins l’objet de nombreuses remises en cause (Fillieule, 1997, p. 58-68 ; Koopmans et Rucht, 2002). Les premiers travaux, durant les années 1960, se caractérisent par une absence relative de procédure, d’attention à la sélectivité des sources et des

catégories. Les travaux de William Gamson (1975) et de Charles Tilly (1975), portant sur de longues périodes, sont menés à partir des sources classiques de la recherche historique, à savoir les documents d’archives et la presse. Tilly, par exemple, s’intéresse aux formes prises par l’action et à ses transformations sur une période de plusieurs siècles. Il s’appuie sur des sources très disparates qui posent la question de leur homogénéité. De la même manière, Danielle Tartakowsky (1994), travaillant sur les manifestations françaises de 1918 à 1968, a recensé plus de 15 000 événements selon une définition large qui comprend toute activité politique se déroulant dans l’espace public, à l’exclusion des événements commémoratifs et rituels. Les sources qu’elle a mobilisées sont nombreuses (documents de police conservés aux Archives nationales, presse des organisations qui appellent à manifester, études monographiques) et varient selon les époques, ce qui, à l’image des travaux de Tilly, pose la question de l’homogénéité et de la continuité des séries ainsi constituées. La deuxième génération de travaux, à partir du début des années 1980, porte le plus souvent sur des études comparatives (Kriesi et al., 1995) et se caractérise par une limitation de l’hétérogénéité des données mobilisées, pour se centrer exclusivement sur les sources issues de la presse. biais propres à cette méthode (McCarthy et al., 1996 ; Fillieule et Jimenez, 2003). À partir de terrains limités et procédant à une étude comparative des sources (qu’elles soient des journaux locaux ou nationaux, télévisuelles ou des dossiers de police), ces auteurs vont montrer non seulement la sélectivité de ces sources (quelles sont les chances qu’un événement apparaisse dans la presse ? C’est-à-dire, quelle est la proportion d’événements qui bénéficient d’un écho médiatique ? Et quels sont les critères qui font qu’un événement est couvert ou non ?) mais plus encore leur non-systématicité (est-ce que la rationalité prévalant dans la sélection des événements, au sein d’un comité de rédaction d’un journal, est constante ou non ? Est-elle comparable entre différents journaux dans différents pays ?). Ainsi, à partir d’une analyse événementielle portant sur les mobilisations environnementales en Europe (Rootes, 2003), Fillieule (2007) mène, en France, une série de comparaisons des données produites à partir du quotidien Le Monde avec les sources de l’AFP, et une série d’entretiens avec les journalistes chargés de l’environnement au Monde, Libération et l’AFP. Il en conclut que l’analyse événementielle offre un moyen puissant de travailler sur les logiques journalistiques de la

couverture des événements protestataires et donc sur la construction des causes, mais est inutile – du fait de la sélectivité et de la non-systématicité des sources – pour penser les cycles protestataires ou l’évolution des répertoires d’action, tout particulièrement dans une perspective comparée.

Le rapport aux médias perçue et projetée ». Postuler que seul ce qui apparaît dans les médias existe – ou que toute action, pour exister, doit avoir une place dans les médias –, c’est alors faire comme si toutes les organisations voulaient bénéficier de comptes rendus dans les journaux, que toutes préféraient l’arène médiatique aux autres arènes possibles, qu’elles soient administratives ou légales. Sont donc exclues de cette définition, et donc de ces recherches, toutes les actions protestataires qui s’inscrivent dans des formes conventionnelles (comme la participation à une procédure de consultation), mais aussi les modes d’action tels que les pétitions, les conférences ou les débats. Dès lors, il convient de se garder de tout glissement de sens et de ne pas confondre « événement protestataire » et « action protestataire », cette dernière ne se limitant pas à la seule production d’événements, mais se construisant et s’exprimant dans des arènes beaucoup plus nombreuses, pouvant disparaître des médias sans pour autant ne plus exister. Dans son étendue ou dans sa profondeur, l’action protestataire ne se réduit pas à la production d’événements protestataires. Elle s’inscrit tout autant dans des pratiques routinières ou dans des activités qui n’ont d’autres fins que le renforcement du sentiment d’appartenance des membres au groupe, autant d’éléments invisibles pour des médias en quête d’événements. En conséquence, et malgré des critiques quasi définitives sur l’adéquation entre les données collectées et les questions de recherche pour lesquelles elles sont mobilisées, on retiendra le questionnement au fondement de l’analyse événementielle : comment expliquer les possibles évolutions des cycles protestataires en relation avec des changements de contexte (transformations économiques, politiques ou sociales) et comment les mesurer ou en rendre compte empiriquement ? Si l’analyse événementielle – fondée sur des données de presse – ne semble pouvoir y répondre (elle donne avant tout des informations sur le fonctionnement du

champ médiatique), elle conserve néanmoins l’intérêt d’un rappel : les mouvements sociaux ne peuvent être réduits à leur organisation, mais s’inscrivent dans des espaces où d’autres mouvements sociaux s’activent également, tant au niveau national qu’international.

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Alexandre Lambelet Voir aussi Cycle de mobilisation · Répertoire d’action · Structure des opportunités politiques

Analyse formelle L’analyse formelle de l’action collective tient à l’activité de construction et d’étude de modèles théoriques de la genèse et de l’évolution d’une mobilisation collective qui sont exprimés dans un langage différent du langage naturel. Il s’agit tout d’abord du langage mathématique. De ce point de vue, l’étude formelle de l’action collective ne constitue qu’une ramification de la sociologie dite mathématique. Il s’agit ensuite du langage informatique. Ce dernier a récemment été intégré au sein de la « sociologie mathématique » elle-même, en raison de la plus grande flexibilité qu’il assure vis-à-vis des formalismes mathématiques classiques. La naissance de la « sociologie computationnelle » est le fruit de cette intégration. L’analyse formelle de l’action collective participe de ces évolutions récentes. Des modèles théoriques formalisés et mis en œuvre à travers le langage informatique commencent en effet à voir le jour (Macy et Willer, 2002).

Différents types de modèles En tant qu’instance particulière de la « sociologie mathématique », l’analyse formelle de l’action collective hérite de celle-ci une dualité de fond. D’une part, on repère des modèles mathématiques conçus pour reproduire des faits empiriques spécifiques. Dans cette optique, l’estimation des paramètres du modèle et la confrontation des données qu’il produit aux données empiriques occupent une place centrale dans la démarche du modélisateur (Hedström, 2000). Autant admettre néanmoins d’emblée que les modèles de ce premier type sont les plus rares. Ce sont, en revanche, les modèles mathématiques de l’action collective construits pour saisir des mécanismes généraux sans corrélats empiriques immédiats qui prédominent en littérature. Ici, l’étude théorique du modèle et de ses implications logiques constitue l’axe prioritaire de l’analyse. Au sein de ce second type de modèles, on peut idéalement distinguer quatre sous-classes. Certains de ces modèles tâchent de formaliser les dynamiques d’interaction entre plusieurs groupes d’acteurs : le plus fréquemment, le mouvement collectif en tant que tel, d’une part, et le régime politique, d’autre part. À cet égard, Chong (1991) a construit un modèle, dont la

formalisation et l’analyse mathématique atteignent un niveau de sophistication particulièrement élevé, de l’interaction entre les initiateurs d’une mobilisation, ses opposants éventuels et le gouvernement. On notera d’ailleurs que l’un des intérêts de ce type de modèles formels est qu’ils peuvent être rapportés, plus aisément que d’autres, à des données empiriques, notamment dans le cas des cycles protestataires violents. D’autres modèles tâchent en revanche de formaliser les modalités de constitution d’une décision collective au sein de groupes dont les membres ont des intérêts divergents. À cet égard, parmi les sociologues, James Coleman, dans un ouvrage intitulé The Mathematics of Collective Action (publié en 1973), a probablement proposé le travail pionnier en s’appuyant sur l’algèbre matricielle. Selon un cheminement historique qui va de l’« arithmétique politique » de Condorcet à la méthode axiomatique moderne posée par Kenneth Arrow, cette problématique se retrouve toutefois – en science politique comme en économie – dans toutes les analyses formelles de la genèse du « choix social ou public ».

L’héritage de l’analyse de Mancur Olson dans l’émergence de l’action collective visant la production de « biens publics ». L’analyse d’Olson a certainement eu pour conséquence de structurer les études formelles de l’action collective jusqu’à nos jours. Tout en essayant de complexifier le modèle, de nombreux travaux sont cependant restés dans le cadre strict de la théorie du choix rationnel qui animait l’ouvrage originaire de l’économiste américain. On s’est plutôt limité à reformuler le problème de la genèse de l’action collective à travers le formalisme de la théorie des jeux (Oliver et Myers, 2002). À cet égard, les analyses de James Coleman, dans l’ouvrage Foundations of Social Theory (1990, voir en particulier le chapitre 9), de comportements collectifs tels que la panique sont emblématiques de cette ligne de recherche. D’autres auteurs ont, en revanche, poussé l’analyse olsonienne bien au-delà du « passager clandestin » (voir, pour une revue de cette littérature, Baldassarri, 2005). En effet, une dernière classe de modèles mathématiques continue, certes, de faire de l’action collective le résultat agrégé de choix individuels de participation. Mais elle introduit dans l’analyse des acteurs hétérogènes, des

mécanismes cognitifs et d’apprentissage, des processus de coordination ainsi que des structures de liens entre les acteurs. l’antécédent historique de ces modèles récents dits de « masse critique ». Déjà, Granovetter postulait des acteurs hétérogènes quant au « seuil » audelà duquel la participation d’autrui rendrait profitable l’adhésion à l’action collective de la part d’un acteur donné. L’introduction de « seuils » individuels probabilistes constitue d’ailleurs l’une des évolutions importantes dans la modélisation mathématique récente de la genèse microsociologique de l’action collective. Cet amendement est souvent combiné à la prise en compte de mécanismes d’apprentissage d’après lesquels les acteurs, loin de se limiter à pondérer coûts et bénéfices individuels, observent ce que font les autres et réajustent leur choix en conséquence. Une conception historique, évolutive et adaptative de la rationalité a donc été intégrée à l’étude formelle récente de l’action collective. L’étude, proposée par Ermakoff (2008), des mécanismes d’alignement sous-jacents à certaines actions collectives constitue une illustration raffinée de cette évolution.critical mass theory (Oliver et Marwell, 2001) – admettent des acteurs hétérogènes par intérêts et par ressources, conçoivent l’interdépendance entre ces acteurs dans les termes de l’impact que la contribution des autres a sur la contribution fournie par l’acteur i, et considèrent enfin le lien existant entre la contribution de chaque acteur et le niveau de bien globalement produit (que l’on qualifie de « fonction de production »). D’après ces formalisations, il ne paraît pas possible d’établir des principes généraux concernant chacun de ces trois facteurs, mais ce n’est que leur combinaison spécifique qui compte dans la genèse de telle ou telle forme d’action collective. On ne manquera pas de noter toutefois que la classe de « modèles à seuil », rendus célèbres par un article pionnier de Mark Granovetter publié en 1978 dans American Journal of Sociology, constitue L’éloignement considérable du cadre strict de la « théorie du choix rationnel » est également attesté par la présence de modèles fondés sur des fonctions de choix individuel « altruiste », en ce sens que les acteurs prendraient en compte des principes de loyauté et de réciprocité (Gould, 1993). L’interdépendance entre les choix des acteurs est ainsi conçue ici en termes de contraintes normatives qui pèsent sur eux. Ceci est particulièrement évident dans une série de modèles où, dans le but de

résoudre le problème du « passager clandestin de second ordre », on représente explicitement un système de sanctions exogènes au groupe.

Un enrichissement des modèles par l’informatique considérables à l’outillage mathématique classique, le langage informatique peut en effet aider à surmonter ces obstacles. Le passage du traitement analytique des modèles à la simulation par l’ordinateur de leur comportement constitue très probablement la nouvelle frontière de l’analyse formelle de l’action collective. À cet égard, certaines techniques de simulation semblent encore mieux adaptées que d’autres : les modèles dits « multi-agents » pourraient, en effet, aider à aller bien au-delà des simples « simulations numériques » déjà présentes dans cette tradition de recherche. Cette méthode rend possible la construction de véritables « sociétés artificielles » dont la dynamique d’évolution (et les produits émergents qui en découlent) peut être étudiée. essentiels dans la genèse et dans l’évolution d’une mobilisation collective et l’infrastructure de base de la technique informatique disponible pour l’étudier.

Le « paradoxe de la modélisation » Comme toute démarche centrée sur la construction de « modèles », l’analyse formelle de l’action collective n’échappe pas à ce qu’on pourrait qualifier de « paradoxe de la modélisation », aussi connu sous le nom de « paradoxe de Bonini ». Un aphorisme célèbre de Paul Valéry en donne une formulation intuitive magistrale : « ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable ». Tout modèle doit trouver un équilibre entre ces deux extrêmes. S’il est trop simple, il s’expose à la critique d’irréalisme et il est jugé inutile ou trivial. Mais, s’il est trop compliqué, il est difficilement traitable et son comportement est aussi opaque que la réalité qu’il prétend éclairer. Le langage informatique peut certainement aider à construire et à étudier des modèles suffisamment riches qui ne soient pas de simples « comptines », pour reprendre l’expression employée par Érik Neveu dans son ouvrage Sociologie des mouvements sociaux. Ce nouveau formalisme ne résout cependant pas le problème essentiel de la

validation des suppositions micro- et mésosociologiques à l’origine des modèles. Pour cela, un dialogue systématique avec la recherche empirique qualitative et quantitative est nécessaire. Les données qu’elle produit peuvent, en effet, être utilisées pour alimenter un « système multi-agents » et pour tester les résultats qu’il engendre.

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Gianluca Manzo

Voir aussi Analyse de réseaux · Choix rationnel · Cycle de mobilisation · Émotions · Enquêtes par questionnaire · Insurrections, émeutes · Observation ethnographique · Paniques morales · Privation relative · Répertoire d’action

Analyse marxiste « mouvement social », refuse les utopies. Selon le Thèses sur Feuerbach (1845), devenu théoricien de la praxis, de l’activité humaine concrète qui transforme le monde, Karl Marx, très imprégné de Charles Fourier auquel il emprunte l’expression de Manifeste du parti communiste (1848), co-écrit avec Friedrich Engels, les propositions théoriques des communistes « ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classe existante, d’un mouvement historique évoluant sous nos yeux ».

La théorisation de la lutte des classes Émancipée des rapports esclavagistes et féodaux, non du patriarcat, la société capitaliste est traversée par une opposition structurelle entre classes, fondamentalement entre la classe possédante, hégémonique, et la classe aliénée, privée des moyens de production. Le conflit se déploie dans la sphère économique et dans la sphère politique. Issu de cette dernière classe, l’ouvrier, défini dans Le Capital (1867, I.XXV, note 1) comme « le salarié qui produit et fait fructifier le capital », lutte donc à la fois contre son exploitation économique et sa dépendance politique. Reprenant l’expression forgée par Charles Fourier dans la Théorie des quatre mouvements (1808), bien avant Lorenz von Stein (Geschichte der Sozialen Bewegung in Frankreich von 1789 bis auf unsere Tage, 1850), Marx écrit, directement en français, dans Misère de la philosophie (1847) : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. » Le conflit structurel du mode de production capitaliste ne se joue pas de façon identique dans chaque formation sociale. Chaque nation possède une configuration singulière, construite par une histoire spécifique et animée par

une forme d’antagonisme qui lui est propre. « Lors de la Glorieuse Révolution (1688), en favorisant la création d’une aristocratie foncière, la bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses intérêts, tout comme l’avait fait la bourgeoisie suédoise des villes en s’alliant à la petite paysannerie » (Le Capital, I.XXIV.2). Le mouvement communiste doit contribuer à la lutte des exploités dont les dimensions sont triples : politique, économique, idéologique, selon les termes de la préface de La Guerre des paysans en Allemagne de Friedrich Engels (1875) qui a inspiré le Münzer d’Ernst Bloch (1964). L’Association internationale des travailleurs (1864) accueille en son sein toutes les formes d’organisation, journaux, coopératives, syndicats, partis. La résolution de 1866 précise que les syndicats doivent prendre part au combat politique, sans envisager une quelconque subordination. La tâche des militants du mouvement social consiste à l’organiser, à l’unifier, à le conscientiser. L’effort théorique est intrinsèque au déploiement de la subversion politique et économique. « La théorie devient, elle aussi, force matérielle, dès qu’elle s’empare des masses », observe Marx dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844). Le capitalisme porte une idéologie qui apparaît naturelle (l’apparence étant Schein et Erscheinung, c’est-à-dire leurre et phénomène) : perfection du marché, légitimité du profit, liberté des individus égaux. Le travail de critique théorique effectué par l’auteur du Capital vise à comprendre les illusions dans leur fondement et à saisir la logique du mode de production, ce qui éclaire et légitime le mouvement ouvrier communiste attelé à la tâche historique de faire advenir le mouvement social par lequel, selon le Manifeste, « le libre développement de chacun est la condition du libre développement pour tous ».

Principales contributions des recherches marxiennes Le Capital tente de démonter la logique du mode de production avec ses grands « procès » de production, de circulation, de totalité. D’autres textes s’attachent à l’analyse d’une formation sociale particulière et/ou du mouvement social. Nous en évoquerons trois, particulièrement célèbres. transformer la famille et supprimer la prostitution officielle et non officielle. Sans reprendre les analyses de Manifeste du parti communiste (1848), dans sa première partie, expose « les différentes phases du

mouvement ouvrier », lutte individuelle, combat d’entreprise avec parfois bris des machines, puis avec la croissance numérique des ouvriers et leur concentration, collision élargie que favorise la formation d’associations permanentes. De forme nationale, le mouvement social anticapitaliste est intrinsèquement international. S’attaquant à la division sexuée du travail, le mouvement social communiste entend La Sainte Famille (1844), qui, en accord avec Charles Fourier, fait de la condition féminine l’index de la civilisation, le Manifeste assure « qu’il s’agit précisément de donner à la femme un autre rôle que celui de simple instrument de reproduction ». Les Luttes de classes en France (1848-1850), réunion d’articles parus en 1850 dans le Neue Rheinische Zeitung, articule deux analyses, celle des classes et celle des phases. La sociologie proposée par Marx comprend sept groupes principaux. La périodisation comporte trois temps, les illusions de la « belle » révolution, la reprise en main après les massacres de juin 1848, la liquidation des libertés de juin 1849 à mai 1850 ouvrant la voie au 18 Brumaire de Louis Bonaparte disséqué dans le texte de 1852. La Guerre civile en France, écrit à chaud en avril-mai 1871, tente d’expliciter la genèse de la Commune et d’en expliquer la portée historique. La Commune se comprend comme « l’antithèse du Second Empire ». Sa brève histoire se résume en trois temps, de la prise des canons à l’élection de la Commune (25 mars), l’esquisse d’une politique révolutionnaire (25 mars-8 mai), l’offensive victorieuse d’Adolphe Thiers (8-28 mai). Marx souligne cinq traits du mouvement communard : l’administration directe, son enracinement ouvrier combiné avec le souci du plus grand nombre, son internationalisme, sa clairvoyance, notamment en matière financière, l’instauration d’un climat d’honnêteté à Paris que contrarièrent des divisions aggravées par des militants rétrogrades et l’intransigeance de la réaction versaillaise.

La problématique de Marx et ses prolongements constat valorisant, Lucien Sève s’empressait d’ajouter que l’amplification de la problématique marxienne était « sans cesse susceptible d’en modifier le sens de manière partielle voire globale ». Les marxismes qui fleurissent après la mort de Karl Marx en 1883 réclamaient pareille précision.Émergence, complexité et dialectique (2005), elle forme « un

réseau ouvert de concepts dont la cohérence interne n’est en rien exclusive d’un inépuisable développement ». À son Après la mort de son ami, Friedrich Engels poursuit son engagement et, comme l’a analysé judicieusement Jacques Texier (1998), s’est appliqué à réviser la stratégie en fonction des conditions nouvelles de l’art militaire et de la politique. Le mouvement social continue d’être le moteur de l’histoire mais la social-démocratie allemande, quoique menacée par des déviateurs opportunistes, en devient l’interprète principal avec la Deuxième Internationale (1889-1914). Après la mort du corédacteur du Manifeste, l’institutionnalisation du Parti social-démocrate allemand s’accentue. Rosa Luxemburg se dresse contre la dérive droitière en opposant à la stratégie parlementaire la voie de la grève politique de masse. L’option s’appuie sur une analyse des mobilisations survenues en Russie qu’elle expose dans Grève de masse, parti et syndicats (1906), bien documenté mais sans effet sur le Congrès de Mannheim (1906), et deux articles sur la Belgique publiés en 1902 et 1913, regroupés sous le titre Grèves sauvages. Spontanéité des masses. Joseph Staline strangule progressivement la libre-pensée en URSS et Mao Zedong, en Chine, imposera également après sa victoire une orthodoxie très sommaire. En marge de cette glaciation, le marxisme occidental, selon l’expression forgée par Perry Anderson (1976), produit en revanche des œuvres toniques sur le mouvement social, avec György Lukács, Antonio Gramsci, Wilhelm Reich et Ernst Bloch. Henri Lefebvre fournit une interprétation originale de Mai 68 dans L’Irruption de Nanterre au sommet. La crise ouverte en 1991 avec l’effondrement de l’URSS n’empêche pas une reprise, synthétisée en France par la création d’Actuel Marx (1987). En liaison avec des collègues états-uniens et sud-américains, des chercheurs, peu nombreux, tentent, avec les outils de Marx, de décrypter les mouvements sociaux contemporains, ainsi qu’en témoigne Nouvelles luttes de classes (2006).

Bibliographie BÉROUD Sophie, MOURIAUX René et VAKALOULIS Michel, Le Mouvement social en France. Essai de sociologie politique, Paris, La Dispute, 1998. GARO Isabelle, Marx, une critique de la philosophie, Paris, Seuil, 2000.

KOUVÉLAKIS Stathis, La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007. LABICA Georges, Théorie de la violence, Paris, Vrin, 2007. LEFEBVRE Henri, L’Irruption de Nanterre au sommet, Paris, Syllepse, 1998 [1 re éd., Anthropos, 1968]. LOJKINE Jean (dir.), Nouveaux mouvements sociaux, partis politiques et syndicats : une nouvelle donne, Pantin, Fondation Gabriel-Péri, 2015. LOJKINE Jean, COURS-SALIES Pierre et VAKALOULIS Michel (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006. LOSURDO Domenico, La Lutte des classes. Une histoire politique et philosophique, Paris, Delga, 2016. MARX Karl, Œuvres I. Économie, Paris, Gallimard, 1965 ; Œuvres IV. Politique, Paris, Gallimard, 1994. SÈVE Lucien, Émergence, complexité et dialectique, Paris, Odile Jacob, 2005. TEXIER Jacques, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, Paris, PUF, 1998. TILLY Charles et TARROW Sidney, Politique(s) du conflit. De la grève à la révolution, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

René Mouriaux Voir aussi Cycle de mobilisation · Économie morale · Grève · Groupes d’intérêt(s) · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Pommes de terre

Art et contestation successives d’affranchissement vis-à-vis d’une instance dominante, que ce soit le clergé, un prince, un régime totalitaire ou le marché. Le XX e siècle. Sortant d’une emprise religieuse et politique, l’histoire de l’art est aussi celle de tentatives XX e siècle à lui seul est témoin de ces diverses instrumentations : l’art est tour à tour faire-valoir, méthode de création révolutionnaire visant à guider les peuples dans le régime soviétique, ou art condamné, vilipendé pour son caractère « dégénéré » dans l’Allemagne nazie (Golomstock, 1991). Contre ces carcans politiques, l’art occidental contemporain se définit – non sans ambiguïté – par son caractère volontairement subversif par rapport aux règles de l’art et celles de la société. L’art démontre ainsi sa dimension publique et collective, politique et contestataire.

Une question longtemps négligée comme des réservoirs préservant leur mémoire pour l’action future. Ainsi, les mouvements sociaux n’apparaissent plus seulement comme des activités politiques mais comme des « espaces pour la croissance et l’expérimentation culturelle ».continuum allant de l’engagement artistique à l’esthétisation des mouvements sociaux (Roussel et Banerji, 2017). La première manière d’aborder les liens entre art et contestation sociale est d’observer les œuvres elles-mêmes. C’est l’analyse proposée dans l’un des premiers ouvrages consacrés aux mouvements sociaux en rapport avec l’art, Music and Social Movements de Ron Eyerman et Andrew Jamison (2000). Cette étude du mouvement noir américain des années 1960 explore la manière dont les produits culturels, ici les chants populaires, peuvent servir de « véhicule pour la diffusion des idées particulières à des mouvements

vers la culture au sens large ». L’originalité de l’analyse est d’observer les mouvements sociaux comme des laboratoires culturels qui mobilisent et reconstruisent les traditions culturelles, et les produits culturels (les chants) Si elles peuvent devenir des vecteurs de transmission de la contestation, les œuvres d’art ont pu elles-mêmes susciter des mobilisations, hostiles lorsqu’elles font scandale en heurtant la sensibilité d’un public, positives lorsqu’il s’agit au contraire de les défendre contre ces attaques. L’affaire du film Baise-moi (Mathieu, 2003) est paradigmatique de ces mobilisations contre les œuvres scandaleuses. À la mobilisation initiée par une association spécialisée dans les croisades morales qui cherche à faire annuler le visa d’exploitation du film, répond une contre-mobilisation du milieu du cinéma, affirmant la prééminence des principes de classement propres au monde de l’art, au sein duquel Baise-moi est considéré comme un film d’auteur, sur ceux de profanes voulant lui imposer le statut de film pornographique.

L’art, un engagement d’exercice des professions artistiques (on pense à la mobilisation des intermittents du spectacle, étudiée par Proust dans Balasinski et Mathieu, 2006), montre que les conditions de possibilité de ce type de mobilisation sont étroitement liées, au-delà de l’existence même d’un champ artistique, à l’environnement social et institutionnel de ce champ et au fonctionnement – en interne – d’organisations corporatives habilitées à parler au nom des professionnels de l’art et à défendre leurs intérêts communs. La défense de l’autonomie du champ peut prendre parfois des dimensions politiques non réductibles au seul intérêt corporatiste et appelle alors une attention particulière aux structures d’opportunités politiques. C’est le cas de figure singulier des régimes autoritaires fondés sur la domination politique et économique de la société et sur la négation de la liberté d’expression. La Pologne des années 1980 étudiée par Justyne Balasinski (Balasinski et Mathieu, 2006) montre une mobilisation des comédiens polonais pour la liberté à la fois sociale et artistique, par une alliance avec les ouvriers au sein du syndicat Solidarno‘s‘c. La loi martiale de 1981, l’entrée des chars dans les villes, la fermeture des canaux de communication obligent les artistes à abandonner le répertoire d’action traditionnel des intellectuels, la pétition ou le manifeste, et à se diversifier, de l’action syndicale jusqu’à

l’engagement de l’œuvre transposée dans des lieux de diffusion clandestins (appartements et églises), en passant par le marquage symbolique du refus du régime par un boycott massif des médias officiels.XIX e siècle, un champ artistique autonome dans lequel les relations et les positions sont déterminées par des enjeux propres à l’activité artistique (Bourdieu, 1992). Bien plus, sa structure détermine les attitudes politiques et les modes d’action disponibles. Gisèle Sapiro montre, dans La Guerre des écrivains, que l’espace des prises de position politiques des écrivains collaborationnistes ou résistants sous Vichy, reproduit la structure dualiste du champ entre écrivains consacrés et jeunes poètes d’avant-garde poursuivant dans la Résistance une activité littéraire déjà marquée par une relative clandestinité et la contestation des hiérarchies établies. L’étude des mobilisations d’artistes autour d’enjeux propres au monde de l’art, touchant spécialement les modes

L’esthétique, support de l’action particulier dans un contexte d’essoufflement et de renouvellement des pratiques contestataires. Les mobilisations d’artistes, qu’elles soient corporatistes ou politiques, de même que les transferts artistiques vers le monde militant, ne peuvent qu’attirer l’attention des analystes des mouvements sociaux sur les similitudes qui lient ces deux espaces. D’une simple homologie terminologique (mouvements, avant-gardes) à celle plus complexe des mécanismes des mobilisations (effets de seuil, mobilisation et échanges des ressources spécifiques, recours aux alliances, supports organisationnels), des emprunts réciproques des répertoires d’action (scandales, pétitions, grèves, boycotts, occupations) au travail similaire de manipulation des symboles, les formes collectives d’action contestataire dans les mondes de l’art et les influences artistiques sur les mouvements sociaux constituent un espace de développement potentiel de la discipline (Mathieu, 2018). La dimension esthétique des répertoires d’action, quant à elle, prend parfois un caractère non plus seulement utilitaire mais essentiel au sein d’un mouvement politique. En effet, si une préoccupation esthétique minimale n’est jamais absente des formes les plus routinières de l’action collective, telles que la mise en scène des manifestations (déguisements, caricatures,

chants protestataires, etc.), cette dimension expressive et symbolique est poussée à l’extrême par les activistes d’Act Up (étudiés par Christophe Broqua dans Balasinski et Mathieu, 2006). Cette association de lutte contre le sida est marquée d’emblée par une proximité avec les artistes : ses premiers activistes étaient eux-mêmes des artistes, qui avec des galeristes new-yorkais ont très tôt consacré comme œuvre d’art le signe visuel du triangle rose retourné. Cette origine favorise une esthétisation marquée des actions purement protestataires qui prennent la forme de performances, de zaps, actions éclairs inspirées du monde du spectacle, ou encore de die-in, simulations momentanées de la mort appelant la représentation photographique. La quasi-indifférenciation entre l’art et l’activisme est encore plus poussée dans le cas du mouvement pour les droits civiques américain où, montre William Roy (2010), la pratique du chant (musicking) s’est faite elle-même action contestataire, à même de renforcer l’intégration au sein d’un même collectif de lutte.

Bibliographie BALASINSKI Justyne et MATHIEU Lilian (dir.), Art et contestation, Rennes, PUR, 2006. BOURDIEU Pierre, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992. EYERMAN Ron et JAMISON Andrew, Music and Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. GOLOMSTOCK Igor, L’Art totalitaire : Union soviétique, III e Reich, Italie fasciste, Chine, Paris, Carré, 1991. JEUDY Henri-Pierre, Les Usages sociaux de l’art, Belfort, Circé, 1999. MATHIEU Lilian, « L’art menacé par le droit ? Retour sur l’“affaire Baise-moi” », Mouvements, 29, 2003, p. 60-65. MATHIEU Lilian, « Art and Social Movements », dans Hanspeter Kriesi, Holly McCammon, David A. Snow et Sarah Soule (eds.), The Wiley Blackwell Companion to Social Movements, Hoboken (N. J.), Blackwell, 2018, p. 354-368. REED Thomas Vernon, The Art of Protest. Culture and Activism from the Civil Rights Movement to the Streets of Seattle, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 2005. ROUSSEL Violaine et BANERJI Anurima (eds), How to Do Politics with Art, New York (N. Y.), Routledge, 2017. ROY William, Reds, Whites, and Blues. Social Movements, Folk Music and Race in the United States, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2010. SAPIRO Gisèle, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

Justyne Balasinski et Lilian Mathieu Voir aussi Boycott · Conjonctures fluides · Croisades morales · Mobilisation des ressources · Pétition · Répertoire d’action · Révolutions (sociologie des) · Tradition(s)

Associations et mouvements sociaux sont définies et réglementées très différemment selon les pays : elles font parfois l’objet d’une loi spécifique, comme en France ou en Allemagne. Elles peuvent aussi être régulées par le droit coutumier – c’est le cas au Royaume-Uni – ou encore relever des dispositions concernant plus largement la liberté d’opinion et d’expression, comme aux États-Unis. Dans ce dernier cas, les non-profits (organisations sans but lucratif) qui agissent en faveur du bien commun jouissent d’un statut fiscal avantageux (exemption fiscale et possibilité de recevoir des dons exonérés d’impôts), et c’est ce statut qui contribue à les définir. C’est la raison pour laquelle les travaux qui procèdent à des comparaisons internationales sur les associations raisonnent plutôt en termes de secteurs et d’institutions sans but lucratif (ISBL) – reprenant le terme utilisé par le système international de comptabilité nationale. Cela désigne l’ensemble des organisations formelles, privées, c’est-à-dire distinctes de l’État et des collectivités locales, indépendantes, qui ne distribuent pas de profit à leurs membres ou à leurs administrateurs, et dans lesquelles l’adhésion est libre et volontaire (Salamon et Anheier, 1996). Cette grande diversité des statuts se combine à une extrême variété des types d’organisations concernées : des petites associations locales, sportives ou de loisirs, des établissements médicaux ou sociaux, de très grosses organisations non gouvernementales (ONG) internationales, des fondations, de prestigieuses universités, de très grands musées (aux États-Unis), des organisations militantes, etc. La taille, les budgets, les secteurs d’activité, la part des salariés, l’existence ou non d’un projet de contestation de l’ordre social, le fait de fournir ou non des services aux usagers, de faire ou pas de l’advocacy, varient ainsi considérablement selon les cas de figure considérés.

NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) ou le CORE (Congress of Racial Equality), ou d’associations plus locales, dans le déclenchement et la structuration du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Mais ce lien semble moins évident aujourd’hui. Dans un contexte de redéploiement de l’État, les associations prennent en charge une part croissante de l’action publique dans une multitude de secteurs. Ce faisant, elles se professionnalisent et dépendent de façon croissante de financements extérieurs, publics ou privés, ce qui interroge leur capacité à porter librement un message politique. La relation associations/mouvements sociaux ne peut donc plus être pensée sans interroger simultanément les rapports que ce diptyque entretient avec l’État, voire avec le secteur privé.

Penser le triptyque associations, mouvements sociaux, État Les premiers travaux empiriques consacrés aux associations en France les ont abordées sous l’angle de l’engagement, en interrogeant les mutations du militantisme qu’elles révélaient. À partir des années 1980-1990, on s’interroge sur le déclin des formes d’engagement traditionnelles, dans les partis ou les syndicats, et les associations apparaissent comme des lieux permettant des formes d’engagement renouvelées, plus distanciées, autonomes, etc. À partir de la fin des années 1990, la sociologie de l’action collective connaît un essor considérable en France et de très nombreuses monographies d’associations voient le jour, essentiellement en science politique, sur Droit au logement, Act Up, SOS Racisme, la Ligue des droits de l’homme, la Cimade, etc. (Fillieule et Mayer, 2001). Appliquant les questionnements de la sociologie de l’action collective aux associations, elles étudient les raisons de l’engagement, les répertoires et les cadres de l’action collective, etc. action. D’autres analysent, en regard, comment le bénévolat gagne à être aussi considéré comme un travail, et non pas simplement comme un engagement (Hély et Simonet, 2013). Ces recherches contribuent à faire sortir l’étude des associations des seuls questionnements en termes de mobilisation collective, d’engagement et de hors-travail, en soulignant qu’elles constituent aussi des lieux d’emploi, avec toutes les problématiques afférentes.

Enfin, à partir de la fin des années 2000, un troisième pôle de recherche se structure, qui aborde les associations comme des lieux de mise en œuvre de l’action publique et examine les contraintes politiques que cela fait peser sur elles. Si l’on a eu longtemps tendance à penser la relation mouvements sociaux/État comme une relation d’extériorité, l’État étant la cible des contestations, les frontières entre les deux mondes tendent à se brouiller, et c’est d’autant plus vrai que l’on saisit les mouvements sociaux par le prisme des associations. Celles-ci peuvent contribuer à la formulation et aux réformes de l’action publique, dans une logique de militantisme institutionnel (Politix, 2005). Dans d’autres cas, l’intégration entre les deux est plus forte encore, et les associations se trouvent chargées de la mise en œuvre de l’action publique (Hamidi, 2017). Parfois, enfin, les acteurs associatifs « rentrent » dans l’État et se font les promoteurs d’une politique publique de l’intérieur, telles les militantes féministes promouvant les politiques d’égalité femmes-hommes dans les administrations centrales (Revillard, 2016). Ces différents travaux interrogent alors la capacité des associations à porter des positions contestataires une fois qu’elles sont intégrées, à des degrés divers, dans les institutions. Si le premier pôle de recherche que l’on a identifié ici traite de la façon la plus évidente du lien entre associations et mouvements sociaux, c’est en combinant l’apport de ces trois courants d’analyse que l’on peut le mieux comprendre comment l’évolution du rôle et des modes de fonctionnement des associations affecte la relation entre mouvements sociaux et État, cette relation pouvant être de substitution, de complémentarité ou d’opposition, selon des modalités variables et toujours susceptibles d’être redéfinies (Boris et Steuerle, 2017).

Comment les transformations du monde associatif affectent sa capacité à opérer comme agent de mouvement social Historiquement, les associations prennent en charge des volets d’action publique de longue date, mais cela a pris une ampleur et des formes nouvelles ces dernières décennies. Le développement de l’État-providence a accru les champs d’intervention possibles, puis la critique de l’État portée par la « deuxième gauche » a nourri un véritable « moment associatif »

durant les années 1960-1970 en France, comme l’ont montré les travaux de Rosanvallon (2004). Au nom d’une critique du caractère déresponsabilisant de l’intervention étatique et d’une demande de revitalisation de la participation des citoyens, celui-ci en appelait à une déprise de l’État et au recours à l’autogestion, à la société civile et aux mouvements sociaux. Ce discours a rejoint d’autres propositions qui, si elles reposaient en partie sur des bases idéologiques différentes, ont nourri le même mouvement de transfert des compétences vers les associations : les positions conservatrices et libérales favorables au moins d’État, puis celles de la troisième voie, dont la mise en œuvre se fait sentir à partir des années 1990 dans les pays anglophones, puis en Europe continentale. On évoquera ici trois dimensions du fonctionnement associatif qui se trouvent redéfinies par ces transformations et qui affectent la capacité des associations à opérer comme des agents de mouvement social : l’évolution vers la prestation de services, la professionnalisation et le recours croissant à des financements extérieurs. individuelles pour les usagers prend le pas sur l’organisation collective de la mobilisation ou quand le développement du salariat transforme les objectifs du mouvement, la préservation de l’emploi devenant une priorité ou pouvant amener les responsables associatifs à éviter la confrontation avec des financeurs. Cette évolution est liée à l’accroissement du salariat et plus largement à la professionnalisation des associations. On entend par là la codification d’un univers, le développement de compétences et de formations spécifiques ainsi que le sentiment subjectif de la professionnalisation par les acteurs. En France, l’emploi associatif est en forte croissance depuis les années 1990 (malgré un ralentissement récent), et il concerne aujourd’hui environ 1,8 million de personnes. Ce processus ne concerne qu’une petite minorité d’associations, mais il s’agit notamment des associations les plus importantes et des structures moyennes, qui sont aussi les plus susceptibles de porter un projet de transformation sociale (Tchernonog, 2019). Au-delà du recours croissant au salariat, d’autres aspects de la professionnalisation interrogent le rôle des associations comme agents de mouvement social. Le développement de formations spécialisées, les espaces de socialisation communs aux salariés associatifs et aux agents publics, les formes d’isomorphisme institutionnel qui se développent entre les deux univers, le recours croissant au droit contraignent les possibilités d’action collective,

même s’ils ne les suppriment pas. Dans les plus grosses associations, on assiste souvent à une très forte spécialisation des tâches, qui peut contribuer à réduire la portée politique des actions, la dimension contestataire et politique se trouvant portée par un nombre restreint d’acteurs. À l’inverse, les salariés employés dans des associations de taille moyenne sont souvent contraints de devenir « multitâches » : dans le contexte de transformation des modes de financement, ils doivent répondre à une multitude d’appels à projets et développer des actions nouvelles au détriment parfois des missions originelles de l’association. Cela peut contribuer à leur lassitude et à l’éclatement des tâches, qui peut aussi faire obstacle au projet de transformation sociale de l’association. Les nouvelles missions assignées aux associations s’accompagnent d’une augmentation sensible de leur budget et d’une transformation des sources et des modes de financement. Elles recourent moins, en proportion, à des financements internes (cotisations, dons de particuliers) et davantage à des financements extérieurs, publics ou privés. Est-ce que le fait de recourir à des financements publics expose les associations à des risques de censure ou d’autocensure ? La littérature académique états-unienne est assez nuancée sur ce point. Des enquêtes quantitatives montrent que cela ne les empêche pas d’être politiquement actives. Toutefois, d’autres travaux montrent que les associations financées par les pouvoirs publics modifient leurs formes d’action et leurs objectifs : elles privilégient des stratégies moins confrontationnelles avec les pouvoirs publics, cherchant à être perçues comme des partenaires crédibles, tandis que les objectifs de leur advocacy se trouvent modifiés, le souci d’assurer des financements stables devenant une priorité (Mosley, 2012). D’autres travaux, plus militants, interrogent également les effets de la dépendance aux financements privés, notamment en provenance des fondations, aux États-Unis. Ils qualifient le système d’interdépendance ainsi créé de non-profit industrial complex (NPIC), « un système de relations entre l’État [...], les classes possédantes, les fondations et les non-profits » (INCITE, 2007, p. 13), par analogie avec le « complexe militaro-industriel », identifié par Eisenhower. Et ils montrent comment les fondations, y compris progressistes, ont œuvré à canaliser les mouvements sociaux et à leur faire perdre leur portée la plus contestataire. Allen (1969) démontre ainsi comment la fondation Ford a, par des choix de financement et des stratégies de cooptation, contribué délibérément à

affaiblir les courants les plus révolutionnaires du mouvement des droits civiques. Enfin, ce sont non seulement les sources mais aussi les modes de financement qui évoluent : les subventions de fonctionnement cèdent le pas aux financements sur projet, moins durables, qui mettent les associations en concurrence les unes avec les autres pour répondre aux appels d’offre et qui les obligent à mettre en chiffre leur activité et à répondre à des impératifs d’évaluation. Cela donne aux financeurs un pouvoir d’influence plus continu et plus diffus. On le voit, l’ensemble des évolutions évoquées ici redéfinit les rapports entre associations, mouvements sociaux, États et acteurs privés bien au-delà de ce que l’on pourrait saisir par une réflexion binaire en termes de censure ou de contrôle social par l’État sur les mouvements sociaux.

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Camille Hamidi Voir aussi Carrière militante · Cause lawyering · Expertise · Organisations et ressources · Politiques publiques · Répertoire d’action · Secteur, champ, espace · Syndicalisme · Travail militant

B

Barricade La barricade constitue une expression métonymique de l’émeute ou de l’insurrection avec lesquelles on tend à la confondre. Ce mode d’occupation de l’espace public surgit au XIV e siècle, en Bohème, durant les guerres hussites, sous l’espèce de chariots destinés à barrer la route à l’adversaire, s’affirme au XVI e siècle dans la stratégie du siège, s’efface au XVII e siècle puis réapparaît au XIX e siècle. Il demeure susceptible de résurgences, une fois tournée la page des révolutions.

La barricade dans l’histoire Cette création collective de communautés réduites relève du répertoire d’action collective caractéristique des sociétés d’Ancien Régime, défini par des actions communales et patronnées (Tilly et al., 1975). Elle participe d’une culture communale héritée du système médiéval, où la bourgeoisie devait défendre l’espace citadin contre les incursions étrangères, et présente constitutivement certains caractères de ce que Raymond Huard qualifiait en 1984 de « politique populaire », dotée de comportements propres, caractérisés par la quotidienneté, la proximité, l’immédiateté, le moralisme et la tradition. Cette modalité d’action survit toutefois à la modernisation du répertoire de l’action collective et retrouve même, en diverses

circonstances, une centralité dont peu de composantes du répertoire ancien sont susceptibles de se prévaloir. stratégique, dès lors plus globalisant, recrutent leurs combattants parmi des insurgés aux horizons plus larges, plus âgés, mieux éduqués et dotés d’une culture politique plus importante. En 1871, selon Gould, la mobilisation populaire doit à la préexistence de réseaux communautaires et sociaux et plus particulièrement aux solidarités de quartier, plus structurées à Belleville, Montmartre ou Charonne que dans les quartiers du centre où la sociabilité demeure fondée sur le métier. Que le voisinage constitue l’espace de transformation, de concertation et de solidarité vaut, du reste, à la barricade de fréquemment et durablement constituer un obstacle (stratégique) à l’élargissement des luttes, en son temps dénoncé par Blanqui.XIX e siècle et s’impose, à partir de 1827, comme manœuvre insurrectionnelle entre toutes. Elle gagne alors de nombreuses villes d’Europe, en 1848 en premier lieu. L’année 1870 constitue une rupture décisive dès lors que la barricade s’intègre aux fortifications officielles, gage d’unanimité nationale face à l’ennemi, comme, à nouveau, en août 1944, à Paris, où elle s’affirme comme un attribut de la souveraineté nationale et l’affirmation d’un principe moral, ne retrouvant, dans l’entredeux, sa fonction antérieure qu’aux derniers jours de la Commune de Paris, en 1871. Au XX e siècle, elle disparaît de l’arsenal tactique ou stratégique de la quasi-totalité des organisations et connaît un effacement progressif mais demeure ancrée dans le répertoire de la protestation populaire. Cela autorise de spectaculaires retours en force, en particulier à l’occasion ou juste après des phases de grande violence politique, telles les deux guerres mondiales, la guerre d’Algérie ou la crise de février 1934 ; ou encore en 1968 à Paris ou 1989 à Bucarest. Les travaux des historiens ou sociologues anglo-saxons Mark Traugott (1995) ou Roger V. Gould (1995), consacrés aux barricades parisiennes de 1848 ou de 1871, font apparaître que leur érection ou leur défense demeure au XIX e siècle (comme en août 1944) une « affaire de voisinage ». En 1848, la sociabilité barricadière est fondée sur des liens amicaux préalables ou des relations d’interconnaissance, nés de la rencontre quotidienne, du cabaret ou du compagnonnage du travail. Mais, si les barricades inscrites dans les quartiers traditionnels qui délimitent un espace de l’entre-soi à défendre sont peuplées de « combattants de proximité », celles présentant un intérêt plus

Un terrain pour la sociologie urbaine Une sociologie urbaine inspirée d’Henri Lefebvre tient la Commune et ses barricades pour une réponse à l’haussmannisation et au changement urbain, vu en termes de conflit de classes, d’exclusion ou de création de communautés nouvelles (Lefebvre, 1965 ; Castells, 1975 ; Harvey, 1989 ; Gould, 1995). Les barricades de 1909 à Barcelone peuvent également être expliquées par la volonté de saboter la ville de l’autre, son ordre et ses fonctions, pour rétablir la ville traditionnelle (Rantazo dans Corbin et Mayeur, 1997). Selon l’historien Robert Tombs (1997), ces approches interdisent de comprendre la multiplicité des recours à la barricade dans le premier XIX e siècle. Il invite à réévaluer le rôle des guerres et de la violence politique : les barricades réintroduites en France en 1814 l’ont été par des soldats de l’Empire, habitués aux combats de rue. En 1870-1871, la guerre crée une carence politique tout en laissant une quantité d’armement presque sans contrôle aux mains des Parisiens. Elle favorise, aussi bien, l’émergence d’une « conscience de citoyenneté urbaine », à l’échelle locale, que le siège radicalise et politise. sa survivance. Selon Mark Traugott (1995), « c’est sa signification sociologique qui explique qu’elle ait survécu à 400 ans de changements dramatiques dans l’art de l’insurrection et pourquoi elle a joué un rôle central dans une tradition révolutionnaire qui s’est étendue au monde entier ». L’action de construire des barricades a des vertus mobilisatrices. Elle focalise l’effort sur un point visible et une tâche commune, elle invite à la participation de tous, dont les civils, non armés. En s’appropriant l’espace physique, en organisant la construction de la barricade, en recrutant de nouveaux défenseurs, en se trouvant confrontés au contrôle social et à la répression, les insurgés acquièrent un sens croissant de ce qui est en jeu et peuvent passer des mots à la réalité des faits. La barricade constitue à ce titre un puissant moyen de faire corps et de souder (comparable à celui des occupations d’usines, ultérieures, en ce qu’elles impliquent pareillement la rupture dans les usages convenus de l’espace et du temps et des redéfinitions du groupe).XX e siècle, l’architecture de la barricade subit l’influence de la guerre moderne, mais les facteurs technologiques et politiques se conjuguent pour réduire à peu (parfois à rien) son efficacité stratégique et son intérêt, laissant alors entière la question du pourquoi de

Le symbole de la ville révoltée demeure, en effet, l’expression collective d’une communauté, devenue simplement plus large et abstraite. Ses vertus symboliques lui valent de constituer en 1968 un « moment critique » (Dobry, 1986) ou un « événement critique » (Bourdieu, 1984) capable de devenir point de référence commun pour des événements historiques qui « devaient normalement s’ouvrir ou se clore en ordre dispersé », en constituant « l’origine chronologique d’une crise » générale née de la conjonction soudaine de « séries causales indépendantes ». Par-delà sa fonction d’autodéfense contre les charges policières, elle a pour principal effet de ressusciter un imaginaire romantique, où révoltes et révolutions se confondent : « guérilla-Gavroche », « Sorbonne-Potemkine ». Pour les situationnistes, elle autorise une rupture initiatique dans l’ordre existentiel et devient la forme, par excellence, du refus social, un espace de liberté, de transgression, de non-loi, propre à ébranler le « système tout entier ». Ces fantasmes confèrent à la barricade une épaisseur et une efficacité inégalées depuis 1944, permettant le fameux « la barricade ferme la rue, mais ouvre la voie ».

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Danielle Tartakowsky Voir aussi Cycle de mobilisation · Espace géographique et mouvements sociaux · Insurrections, émeutes · Répertoire d’action

Boycott Par la suite, le terme de boycott est utilisé prioritairement pour désigner les refus de relations marchandes ou de services, mais d’autres usages continuent à exister, comme lorsqu’on parle par exemple de boycott d’élections.XIX e siècle. C’est un leader nationaliste irlandais, Charles Stewart Parnell, qui propose une tactique de rupture de contact social pour « punir » ceux qui compromettent la lutte pour une réforme agraire. L’appellation vient du capitaine Boycott, propriétaire terrien visé par ce mode d’action de mise en quarantaine par ses tenanciers et employés, et par toute la population de son village, le contraignant finalement à quitter son domicile pour s’enfuir en Angleterre. La tactique se retrouve ensuite aux États-Unis dans les milieux des immigrés irlandais, d’abord, quand des travailleurs évitent leurs collègues qui retournent au travail durant une grève. Des syndicats vont reprendre la stratégie et viser des fabricants qui ne respectent pas certaines normes de travail. L’étymologie révèle ainsi la proximité du boycott avec la grève, puisque dans les deux cas, il s’agit d’un refus de coopération. Dans l’affaire du capitaine Boycott, il s’agissait en effet d’un évitement général de tout type d’échange, qu’il concerne les relations de travail (ses employés faisant grève), marchandes (ne plus lui vendre du pain) ou sociales (ne plus le saluer dans la rue). James Jasper (1997), en analysant le boycott des paysans irlandais contre le capitaine Boycott, montre que celui-ci a pu être efficace parce qu’il eut lieu dans une communauté restreinte, dense et unie, capable de réprimer ceux qui faisaient défection. Les boycotts locaux seraient donc plus efficaces parce qu’ils bénéficient d’une solidarité culturelle qui permet la mobilisation et garantit en même temps le contrôle social qui assure la participation suivie. Le bus boycott à Montgomery en 1955, fameux épisode du mouvement pour les droits civiques a, lui aussi, lieu dans une communauté dense et soudée. Cet exemple révèle en outre l’importance des

substituts aux produits ou services boycottés pour le maintien du boycott dans la durée. C’est seulement grâce à la mise en place d’un service de taxi que peut s’expliquer le maintien du boycott pendant un an. Dans un autre contexte, l’historien Lawrence B. Glickman (2005) montre la centralité de produits de substitution : lors du boycott de la soie japonaise durant les années 1930, les initiateurs du mouvement organisent des événements où des actrices connues défilent avec des bas en laine plutôt qu’en soie, afin de rendre plus attractif le produit de substitution.

L’importance de la médiatisation parole sur lequel insiste la définition de Monroe Friedman qui pense que la caractéristique principale des boycotts est leur médiatisation. Pour lui, un boycott est « une tentative d’une ou plusieurs parties d’atteindre des objectifs en poussant des consommateurs individuels à s’abstenir de faire certaines acquisitions dans le marché » (Friedman, 1999, p. 4). Le boycott consiste ainsi en premier lieu en l’appel au boycott, et souvent il en resterait là : l’impact de la seule annonce de boycott peut permettre d’atteindre les objectifs des initiateurs. L’importance de la médiatisation des boycotts a été confirmée par des études empiriques. Une enquête de King (2008), portant sur les boycotts rapportés dans la presse américaine entre 1990 et 2005, montre que les entreprises cibles de boycotts sont davantage susceptibles de concéder aux revendications, lorsque le boycott bénéficie d’une attention médiatique conséquente. Cet effet est amplifié si la réputation de l’entreprise ciblée a décliné durant les années précédentes. Les boycotts ont donc des effets lorsqu’ils mettent en péril la réputation d’une entreprise. Ce n’est pas tant la menace économique (liée au processus de défection) qui compte, mais la menace réputationnelle (liée au processus de prise de parole).exit), mais y allie une forme de prise de parole (voice). Ainsi, pour Albert Hirschman, dans le cas du boycott, « la menace de défection est effectivement mise à exécution, mais c’est expressément dans le but d’amener un changement d’orientation au sein de l’organisation qui en fait l’objet » (Hirschman, 1995, p. 137). Cela signifie que les raisons de l’exit doivent être communiquées, afin que le message puisse passer. C’est cet aspect de prise de

campagne d’action composée d’une variété de modes d’action différents. C’est cela qui permet d’être visible et éventuellement d’obtenir des concessions.bus boycott, par exemple, des manifestations devant les tribunaux et des rassemblements dans les églises sont organisés. Plus récemment, la campagne de boycott international contre l’Afrique du Sud au début des années 1990 s’appuya sur des comités locaux qui montèrent des stands d’information sur les lieux de vente, voire empêchèrent les consommateurs d’acheter des produits boycottés ; d’autres tactiques avaient pour but de créer une solidarité pour la cause comme la création et le port de badges et d’autocollants ou les manifestations anti-Apartheid. Pour Jasper, ces tactiques d’accompagnement sont cruciales parce qu’elles permettent une expression forte de l’indignation (1997, p. 256). Ainsi, ce que l’on appelle un boycott est en réalité une

Usages du boycott Au moment de son émergence, le boycott est une « arme des faibles » (Scott, 1985), une forme de résistance passive qui peut difficilement être combattue par les autorités. On trouve de nombreux exemples d’utilisations de boycott par des groupes dominés : le mouvement indépendantiste de Gandhi, les protestations des Noirs contre l’Apartheid en Afrique du Sud, ou le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Mais si les populations à faibles ressources se servent du boycott pour appuyer leurs revendications parce que ce mode d’action est à leur portée, il peut aussi être un moyen de stigmatisation et d’oppression, comme dans le cas du boycott des magasins juifs en Allemagne durant les années 1930. Loin d’être exclusivement une arme des faibles, le boycott est donc une façon de protester qui peut servir tous les groupes et toutes les causes possibles, qui peut s’adresser à une multiplicité de cibles, et dont l’usage varie selon les contextes nationaux. On voit ainsi que si le boycott est fortement ancré dans les répertoires d’action aux États-Unis ou en Angleterre, il reste rarement utilisé (et étudié) en France, malgré un usage croissant du répertoire de la consommation engagée. Ce faible ancrage du boycott en France par rapport à d’autres pays a été expliqué par la législation très favorable aux entreprises s’estimant victimes de désinformation, la différence entre les cultures protestante et catholique, ou encore le fait que la forte tendance centralisatrice ferait qu’en

France la responsabilité individuelle serait moins développée et les modes d’action s’appuyant sur les consommateurs moins légitimes (Trautmann, 2004). échantillon de 1 422 tweets en anglais envoyés pendant un mois durant l’année 2013, cette étude donne à voir une image très diversifiée des boycotts. Diversité des causes d’abord : alors qu’un quart des boycotts sont liés à des décisions stratégiques des entreprises (par exemple, une augmentation de prix ou un mauvais service client), la plupart des autres boycotts concernent des enjeux sociaux et politiques comme les droits humains, le conflit israélo-palestinien, ou l’éthique animale. Ensuite, cette enquête montre que dans plus de deux tiers des cas, ce sont des entreprises (y compris les médias) qui sont visées par les messages de boycott, alors que près de 20 % concernent des régions géographiques. Et finalement, sans l’évoquer explicitement, l’étude révèle un dernier aspect de la diversité d’usage du boycott. Il est fort à parier que parmi la multitude de messages de boycott analysés, il y en a qui s’inscrivent dans des campagnes fortement appuyées, alors que d’autres proviennent d’actions individuelles plus ou moins spontanées. L’étude ne permet pas de différencier entre les deux mais saisit ainsi une caractéristique essentielle du boycott. Si son aspect visible et efficace est constitué par les grandes campagnes de boycotts ayant fait histoire (Afrique du Sud, Shell, bus boycott, etc.), et si ce sont ces boycottslà qui sont les plus susceptibles d’avoir des effets, il ne faut pas oublier les innombrables instances de boycott individuel attestant autant de manières de s’exprimer personnellement en refusant d’acheter tel ou tel produit pour des motifs variés.

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Philip Balsiger Voir aussi Analyse des cadres · Consommation engagée · Grève · Marché et mouvements sociaux · Médias · Répertoire d’action

C

Carrière militante Depuis une vingtaine d’années, la sociologie du militantisme a été profondément renouvelée par une conception du militantisme comme activité sociale inscrite dans le temps, et qui articule des phases d’enrôlement, de maintien de l’engagement et de défection (Fillieule, 2001 ; Fillieule et Neveu, 2019 ; Agrikoliansky, 2017). D’où le recours à l’expression de carrière militante qui renvoie directement à la tradition interactionniste de l’École de Chicago.

La notion de carrière Howard Becker, le concept de carrière chez Hughes renvoie à deux dimensions : « dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts et d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de responsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et actions, ainsi que tout ce qui lui arrive » (Becker, 1985, p. 121). Appréhender les processus et la dialectique permanente entre histoire individuelle, institution et contextes exhibe le produit concret de ce que les

acteurs font en étant faits. Cette approche permet de reconstruire « une succession de phases, de changements de comportements et de perspectives de l’individu. Chaque phase requiert une explication et une cause agissant pendant l’une des phases de la séquence et pouvant avoir une importance négligeable pendant une autre phase [...]. L’explication de chaque phase constitue donc un élément de l’explication du comportement final [...]. La variable qui prédispose un individu à aborder une phase déterminée peut ne pas agir parce que celui-ci n’a pas atteint le stade du processus qui permet de franchir ce pas » (ibid., p. 45-46). Cette perspective est au cœur de la célèbre analyse menée par Becker de la carrière déviante des fumeurs de marijuana, mais aussi de récentes recherches sur des phénomènes aussi divers que les processus de séparation conjugale (Vaughan, 1986), les hommes qui se féminisent (Ekins, 1997), ou encore l’anorexie (Darmon, 2008). de militantisme à l’autre) et de la rétraction ou extension des engagements (Fillieule, 2001). L’analyse de carrière implique la prise en compte de deux dimensions essentielles des identités sociales. Celle, dans une perspective diachronique, de la transformation des identités et des mécanismes sociaux à l’œuvre dans ces transformations ; celle, dans une perspective synchronique, de la pluralité des sites d’inscription des acteurs sociaux. Dans Miroirs et masques (1992 [1959]), Anselm Strauss expose la manière dont, en fonction des modifications de la structure sociale et des positions successives des acteurs dans cette structure, avec tout ce que cela produit aux différentes étapes de la biographie en termes d’interprétation subjective des changements vécus, les identités sont susceptibles de se modifier durablement. Il analyse ainsi ce qu’il appelle les « changements institutionnalisés » (changements de statut provoqués par exemple par l’entrée dans la vie active, le mariage, etc.) et les « accidents biographiques » (crises, échecs, deuils, etc.), en mettant particulièrement l’accent sur les processus de « désidentification » et « d’initiation » qui peuvent produire des changements durables et irréversibles des identités, c’est-à-dire des représentations, des attitudes et des motifs. Quant à la notion de pluralité, elle renvoie, chez Strauss et dans la continuation de George H. Mead, à l’idée que l’inscription des acteurs sociaux dans de multiples mondes et sous-mondes sociaux est une des caractéristiques fondamentales de la vie sociale contemporaine (Strauss,

1993, p. 41-43). D’où l’idée selon laquelle les organisations militantes se composent aussi d’individus insérés dans une multiplicité de lieux de l’espace social. Ils sont donc en permanence soumis à l’obligation de se plier à différentes normes, règles et logiques pouvant parfois entrer en conflit et doivent se plier à des principes de socialisation intériorisés hétérogènes, voire contradictoires.

Une analyse configurationnelle Ce constat d’un lien entre contextes sociaux et activation ou mise en sommeil des dispositions renvoie à l’idée qu’une propriété sociale – le sexe, l’âge, le statut professionnel – n’a de capacité explicative que pour autant qu’on la resitue dans la configuration dans laquelle elle s’actualise. Cette configuration doit se lire à trois niveaux. D’abord, au niveau du contexte politique. C’est en effet en fonction de la valorisation sociale, à tel moment du temps et dans tel secteur de l’activité militante, de tel ou tel modèle du « bon militant » que certaines propriétés sociales et dispositions seront dévaluées ou au contraire favorisées. La valeur sociale d’une cause, aussi bien que des manières d’y contribuer, varie en fonction des transformations de l’espace dans lequel celle-ci s’inscrit. Ensuite, au niveau des idiosyncrasies, puisque c’est dans la succession des rencontres entre des propriétés sociales et des contextes variables de socialisation que se forment les dispositions. Par exemple, le sexe ne constitue pas en soi une variable explicative du rapport au politique et à l’engagement, même si l’on note toujours une différence sexuée dans les niveaux et les modes d’engagement. La prise en compte en revanche des effets de l’appartenance à une catégorie de sexe dans un sous-monde social donné, à telle ou telle étape de la biographie, permet de saisir avec finesse la dimension sexuée des répertoires de schèmes de perception et d’habitudes (Fillieule, 2009). découragent les engagements au moyen de leur image publique et d’un ensemble d’outils de sélection constituant autant de barrières à l’entrée ou de filtres propres à orienter les impétrants, qui vers la sortie, qui vers tels ou tels rôles plutôt que tels autres.au niveau meso des organisations, il faut examiner les logiques sociales et politiques de sélection et d’orientation des activités mises en œuvre par les organisations, afin de saisir les

valorisations variables des attributs sociaux de leurs membres. Hans Gerth et Charles Wright Mills (1954) ont proposé un ensemble d’outils conceptuels permettant de penser ces relations entre individus et institutions. On en tire trois enseignements : en premier lieu, le constat que l’engagement dans des activités militantes résulte d’un ajustement entre la demande et l’offre de militantisme. Cette offre ne se réduit pas à la diversité des causes disponibles à un moment donné. Elle renvoie aussi à la manière dont les groupements sollicitent ou En deuxième lieu, si l’on considère avec Gerth et Mills qu’une institution est une organisation de rôles distincts et hiérarchisés auxquels les membres doivent se conformer, il est raisonnable de penser que l’intériorisation de ces rôles passe par des mécanismes d’apprentissage et de socialisation secondaire dont il faut étudier la prégnance – de l’alternation aux adaptations stratégiques et distanciées – et la durabilité, du point de vue des conséquences biographiques dans l’ensemble des sphères de vie. En conséquence, cette distinction analytique entre effets de sélection et effets de la durée (Fillieule, 2001), qui n’est pas éloignée de la notion de carrière morale chez Erving Goffman, renvoie, d’une part, à la sélection des personnes (incitations et barrières à l’entrée, orientations des activités) et, d’autre part, à la socialisation organisationnelle, c’est-à-dire aux effets socialisateurs multiples de la militance, lesquels sont en partie déterminés par les règles et modes de fonctionnement des organisations, entendues comme univers de contrainte (statuts, activités proposées ou réservées, leadership, etc.).

La socialisation institutionnelle Selon Gerth et Mills, « les institutions sélectionnent et éjectent leurs membres en fonction d’une grande variété de règles formelles et de codes informels. Les critères formels permettant d’assumer ou d’abandonner un rôle peuvent être des critères spécifiques comme l’âge, le sexe, l’état de santé » (1954, p. 165). Dans le champ des activités militantes, la sélection des personnes peut s’opérer de manière plus ou moins formelle et insidieuse en fonction d’attributions explicites ou implicites. Doug McAdam en donne un exemple frappant dans son analyse des dimensions genrées du

recrutement de volontaires en vue du Freedom Summer de 1964 (McAdam, 2012 [1988]). Au-delà des mécanismes de sélection, les organisations opèrent également tout un travail de socialisation de leurs membres, entendu comme une prise de rôle, laquelle permet à l’individu d’accomplir correctement ses tâches et d’identifier les rôles auxquels il a affaire. Cette socialisation secondaire peut parfois prendre la forme d’inculcations explicites, dont le but est d’homogénéiser les catégories de pensée des militants et leur façon d’agir au sein et au nom de l’organisation. Mais, la plupart du temps, savoir-faire et savoir-être militants renvoient à un sens pratique qui opère en dehors de la conscience connaissante. Si, pour reprendre Gerth et Mills, « les institutions impriment leur marque sur l’individu, modifiant sa conduite externe aussi bien que sa vie intérieure » (1954, p. 173), il faut donc s’intéresser à la fois au contenu et aux modalités du processus de socialisation institutionnelle. Trois dimensions sont ici à distinguer. L’acquisition de ressources – savoir-faire et savoir-être –, d’une part. La participation à une activité militante peut permettre d’acquérir des ressources, évidemment variables en fonction des capitaux détenus par ailleurs et antérieurement à l’engagement, et donc générer des rétributions. L’acquisition d’une idéologie, d’autre part. En effet, la socialisation secondaire peut porter aussi sur l’intériorisation d’une vision du monde, de la place du groupe dans ce monde et de sa place dans ce groupe. Le collectif militant est en effet régi « par des règles écrites et non écrites, où se transmettent des habitudes et des modes de croire, largement intériorisés par ses militants et responsables » (Lefebvre et Sawicki, 2006, p. 42-43). À ce propos, l’observation des pratiques permet de voir comment les institutions légitiment certains types de discours et de pratiques au détriment d’autres et comment, face à ces contraintes, les membres ne disposent pas des mêmes ressources pour infléchir ou renouveler les idéologies dominantes. constituées en dehors des rétributions offertes par l’organisation – capacité d’expertise ou autorité morale liée par exemple au métier exercé – sont déterminantes de la capacité à résister et éventuellement à redéfinir les visions du monde imposées par l’organisation. La socialisation au sein des organisations passe enfin par une redistribution plus ou moins profonde des leadership formel ou informel, une proximité ou une appartenance aux cercles dirigeants, une légitimité militante fondée sur l’ancienneté ou les «

faits d’armes » – mais aussi sociales et réseaux de sociabilité, dans la sphère militante comme dans les autres sous-mondes sociaux, ce qui implique un travail sur les identités individuelles et collectives. Les travaux de psychologie sociale sont précieux pour comprendre les mécanismes par lesquels la cohésion d’un groupe est assurée. La cohésion, définie comme les liens affectifs entre les individus et l’attachement émotionnel, repose sur les deux mécanismes de la renonciation et de la communion (Kanter, 1972). La renonciation désigne le retrait de toute relation sociale en dehors du groupe. La communion marque toutes les manières de renforcer le sentiment d’appartenance à une communauté soudée par la mise en œuvre d’une dialectique unanimité-exclusion. L’assurance de la cohésion passe aussi par des moyens et des techniques de contrôle des plus douces aux plus radicales, comme la mortification et le renoncement. La mortification renvoie à la renonciation à ses désirs et à ses intérêts, à l’abandon de l’identité privée au profit d’une identification au groupe. Le renoncement renvoie de son côté au dévouement sans condition à une autorité, à l’intériorisation par les membres de ce que dit et de ce que veut le groupe.

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Olivier Fillieule Voir aussi Conséquences biographiques de l’engagement · Désengagement · Genre et militantisme · Identité collective

Cause lawyering début des années 1990, afin de regrouper sous une appellation commune différentes figures de juristes : avocats militants de gauche, avocats spécialisés dans la défense des minorités ou des droits des femmes, juristes travaillant dans des associations ou des institutions favorisant l’accès au droit des plus démunis, etc. Le terme est difficilement traduisible, notamment parce que son suffixe en « -ing » souligne la dimension de pratique sociale, d’activité, qui est occultée par le choix de l’expression « avocat des causes », adoptée par Lucien Karpik (2001) pour désigner cette figure de l’avocat engagé d’origine nord-américaine.cause lawyering désigne à la fois un courant de recherche d’origine américaine et le type d’activité étudié dans ces travaux. Austin Sarat et Stuart Scheingold, maîtres d’œuvre de l’entreprise collective qui s’est élaborée autour de ce néologisme, l’ont créé au

L’avocat engagé L’accent ainsi porté sur les avocats, ou plus généralement les juristes, lorsqu’ils usent de leurs compétences et de leurs ressources en faveur d’une cause, est essentiel et novateur dans la sociologie des mouvements sociaux. Il permet, en effet, de comprendre quelles pratiques et quels acteurs professionnels sont au cœur de processus tels que la juridicisation ou la judiciarisation de la société et du politique, les nouveaux usages du droit par les mouvements sociaux, ou encore la manière dont ils reposent de manière croissante sur des formes d’expertise. les avocats désignés comme des cause lawyering a pris forme comme entreprise intellectuelle et comme réalité empirique principalement à l’occasion de cinq premiers ouvrages collectifs publiés sous la direction de Sarat et Scheingold (1998, 2001, 2005, 2006, 2008). Chacun d’entre eux s’est focalisé sur un axe problématique. Le premier a consisté à interroger la manière dont les cause lawyers se situaient au sein de leur groupe professionnel et quelles tensions ils y faisaient apparaître. En conjuguant jeu sur les ressources professionnelles et pratiques marginales, et/ou au service de populations marginalisées, en se revendiquant du droit et de sa

légitimité pour les mettre au service de causes contestataires ou dévalorisées, cause lawyers ont ainsi émergé comme des professionnels hybrides. Centraux dans les représentations médiatiques et certaines attentes sociales à l’égard d’une profession incarnant la « défense », ces avocats sont dans le même temps souvent perçus par les autres acteurs du monde judiciaire comme des éléments perturbateurs qui rompent avec l’apparente neutralité du droit et de la justice pour mieux les mettre au service de causes politiques et sociales. C’est le cas, par exemple, des avocats qui luttent pour l’abolition de la peine de mort aux États-Unis, étudiés par Austin Sarat dans le premier volume sur le Cause lawyering (1998). Certains des cause lawyers, dans la lignée des analyses critiques du droit issues des années 1960-1970, développent d’ailleurs une réflexion critique sur leurs pratiques, qui vise à les rendre plus compatibles avec les finalités qui sont les leurs, et à rompre avec une pure relation de service libérale.

Les pratiques professionnelles et les enjeux révèlent également des acteurs du processus de mondialisation, à travers le développement de formes d’activités en réseau à l’échelle régionale ou internationale, ou en se faisant les porteurs de valeurs transnationales, dont la généralité est d’ailleurs parfois discutée, comme la lutte pour les droits de l’homme. L’exemple du conflit israélo-palestinien, développé par Lisa Hajjar (dans Sarat et Scheingold, 2001), s’appuie sur l’étude du travail d’avocats fondateurs d’associations qui, dès les années 1970 vont, à partir de litiges particuliers, monter en généralité et construire la cause de leurs clients comme relevant du droit international, à travers une mise en cause de la légalité de l’occupation israélienne. La mondialisation, au sens d’un appel possible à des normes et des forums internationaux, est ainsi une ressource mise en œuvre dans la lutte, qui permet de passer du local au global. Qu’ils cherchent à court-circuiter les instances nationales ou qu’ils s’allient à d’autres acteurs nationaux contre certains effets de la globalisation, les échelles d’action des cause lawyers peuvent ainsi chercher à faciliter l’accès au droit, en se rapprochant de populations défavorisées ou en inventant des pratiques professionnelles moins dissymétriques, leur rôle soulève des enjeux politiques plus macrosociaux, puisque toute la sphère du politique est affectée par le cause lawyering. L’État est en premier lieu

susceptible d’être interpellé par des demandes exprimées par le droit, son langage de prédilection, comme le montre excellemment Richard Abel (dans Sarat et Scheingold, 1998) en établissant les conditions dans lesquelles le pouvoir du droit peut s’adresser, voire être retourné, contre l’État. Cette dimension est prioritairement abordée dans le deuxième volume collectif sur le cause lawyering, à partir d’un constat de remise en cause du rôle de l’État dans un environnement social et politique globalisé. Le cause lawyering apparaît transformé par des évolutions qui multiplient les niveaux de décision et d’intervention possibles, notamment dans la lutte contre les agissements de multinationales, ou via le recours à des juridictions internationales. Mais les cause lawyers se cause lawyers sont affectées par le pluralisme juridique créé par la multiplicité des niveaux de normativité et de légalité. Certaines constantes demeurent néanmoins, et en tout premier lieu l’appui sur la légalité en tant qu’elle fonde et justifie leur action. Cette croyance dans la « cause du droit », qui semble subsumer la diversité des mobilisations, peut paradoxalement rapprocher les avocats engagés de certains de leurs adversaires dans les prétoires, voire même montrer, comme le fait Yoav Dotan (Sarat et Scheingold, 2001), des juristes qui passent de la défense d’une cause, à des postes de représentant de l’État « de l’autre côté », dans le même type de conflit. sociologique. Sensible dans le sous-titre (cause lawyering. Cet infléchissement, encore inégal selon les auteurs, a l’intérêt de tenter de décloisonner un courant de recherche encore très lié au courant Law and Society, et donc à des travaux de juristes, mêmes hétérodoxes, pour l’inscrire dans le renouvellement de l’analyse des mouvements sociaux, marqué notamment par le constructivisme Structure and Agency in Legal Practice) et l’introduction de ce troisième volume, cette inflexion est bien représentée par les travaux de Lynn Jones (dans Sarat et Scheingold, 2005). Cette dernière fait le lien dans ses recherches entre les approches du cause lawyering et la théorie de la mobilisation des ressources, ainsi que les travaux de Doug McAdam (1999) et de David Snow (Snow et Benford, 1988). L’accent que cette inflexion porte sur la question de l’identité des cause lawyers, en tension entre la dimension professionnelle et la dimension militante, permet d’aborder les représentations qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur activité. Les conflits de rôle auxquels ils sont confrontés et qu’ils tentent de résoudre, notamment en développant des pratiques

professionnelles alternatives, sont ainsi au cœur de ces investigations. Cette dimension est approfondie dans le quatrième volume, qui s’attelle directement à la question du rôle des cause lawyers dans les mouvements sociaux (2006). Enfin, en 2008, c’est un nouvel éclairage qui est proposé, à travers le croisement avec l’analyse des représentations culturelles et grâce à des travaux qui portent en particulier sur le traitement médiatique de ces avocats engagés. Thomas Hilbink s’intéresse par exemple à des séries télévisées qui, durant les années 1970, ont pour héros des avocats engagés en faveur des plus démunis (dans Sarat et Scheingold, 2008).

Un sujet en vogue de recherches. Par contraste, la relative absence des pays européens – hormis quelques travaux sur le Royaume-Uni et la France (Gaïti et Israël, 2003) – n’en est que plus frappante. Outre cette inégale couverture sociétale et géographique, qui pose la question de la généralisation possible à d’autres sociétés et d’autres types de droit, ce courant de recherche souffre également de la perte progressive de substance provoquée paradoxalement par le succès de cette terminologie. En s’ouvrant aux avocats engagés à droite, pour répondre aux interrogations posées par l’équation « avocat engagé = gauche », en intégrant les avocats plus techniciens que militants parfois nécessaires pour remporter une victoire judiciaire, en cherchant – parfois malgré leurs auteurs – à intégrer d’autres modèles professionnels comme celui de l’avocat politique français mis en évidence par Lucien Karpik (1995), les promoteurs de ce concept ont peut-être contribué à l’affaiblir, en cherchant à en étendre la portée. Néanmoins, malgré ces ouvertures parfois moins convaincantes, demeure l’apport heuristique de cette terminologie à la fois descriptive d’une inflexion historique des mouvements sociaux vers le droit, et analytiquement pertinente pour évaluer le rôle trop souvent négligé des professionnels du droit et de la justice dans l’action collective. Si le terme continue à vivre dans de nombreux travaux, il n’est plus néanmoins porté par la dynamique initiale, qui a souffert de la disparition, en 2010, de Stuart Scheingold, l’un des deux infatigables maîtres d’œuvre de cette aventure scientifique collective.cause lawyering, ainsi que la popularité croissante de ce terme au-delà des spécialistes de la question, attestent sans aucun doute la pertinence d’un

questionnement centré sur l’articulation entre la construction politique de causes et le rôle qu’y joue le droit, tel qu’il est porté par des professionnels engagés. Au-delà de l’invention d’une terminologie, il faut souligner l’importance des fondements empiriques sur lesquels repose ce courant, audelà du seul exemple américain, puisqu’en particulier l’exemple israélopalestinien, d’une part, et les pays en développement, d’autre part, ont également suscité nombre

Bibliographie GAÏTI Brigitte et ISRAËL Liora (dir.), « La cause du droit », Politix, 62, 2003. KARPIK Lucien, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIII e -XX e siècle, Paris, Gallimard, 1995. KARPIK Lucien (dir.), « La défense engagée », Justices, décembre 2001. MCADAM Doug, Political Process and the Development of Black Insurgency, 1930-1970, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1999 [2 e éd.]. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart (eds), Cause Lawyering. Political Commitments and Professional Responsibilities, Oxford, Oxford University Press, 1998. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart (eds), Cause Lawyering and the State in a Global Era, Oxford, Oxford University Press, 2001. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart, Something to Believe In. Politics, Professionalism, and Cause Lawyering, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2004. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart (eds), The Worlds Cause Lawyers Make. Structure and Agency in Legal Practice, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2005. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart (eds), Cause Lawyers and Social Movements, Stanford, Stanford University Press, 2006. SARAT Austin et SCHEINGOLD Stuart (eds), The Cultural Lives of Cause Lawyers, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. SNOW David A. et BENFORD Robert D., « Ideology, Frame Resonance, and Participant Mobilization », International Social Movement Research, 1, 1988, p. 197-217.

Liora Israël Voir aussi

Droit et mouvements sociaux · Expertise · Institutionnalisation des mouvements sociaux · Mobilisation des ressources · Répertoire d’action · Transnationalisation/internationalisation

Choc moral Il semblerait que la préhistoire des théories de l’action collective ait été entachée par un péché originel que les chercheurs ultérieurs se devaient de conjurer à tout prix. En effet, le psychologisme qui porta Gabriel Tarde et ses épigones à jeter l’opprobre sur des foules en prise à des émotions, coupablement incontrôlées et incontrôlables, a entièrement laissé place à des paradigmes qui, à l’instar de la mobilisation des ressources ou des nouveaux mouvements sociaux, se sont largement appliqués à démontrer, au contraire, la rationalité sous-jacente aux entreprises contestataires.

La définition d’un concept Ainsi, à partir des années 1960, les travaux relatifs aux mobilisations collectives n’ont eu de cesse d’évincer les dimensions émotionnelles des mobilisations collectives. Dans de telles conditions, l’approche préconisée par l’Américain James M. Jasper paraît d’autant plus originale qu’elle tente de se frayer un chemin dans un contexte intellectuel national fortement marqué par les axiomes de l’utilitarisme et du stratégisme. L’auteur de Nuclear Politics (1990) et de The Animal Rights Crusade (1992) se propose, en effet, de placer le concept de moral shock (1997) au cœur de l’analyse des mobilisations collectives et notamment des croisades morales. Par cette expression de choc moral, il s’agit plus précisément de désigner un type d’expérience sociale se caractérisant par quatre traits complémentaires : cette expérience sociale résulte d’un événement inattendu ou d’une modification imprévue, plus ou moins brusque, de l’environnement des individus ; elle implique une réaction très vive, viscérale, ressentie physiquement parfois même jusqu’à l’écœurement, la nausée, le vertige ; elle conduit celui qui y est confronté à jauger et juger la

manière dont l’ordre présent du monde semble s’écarter des valeurs auxquelles il adhère ; enfin, cette expérience sociale suscite un sentiment d’épouvante, de colère, de nécessité de réaction immédiate, qui commande un engagement dans l’action, et ce en l’absence même des facteurs favorables généralement soulignés par les théories de l’action collective. Là où la notion de « suddenly imposed grievances » ou « griefs soudainement imposés » d’Edward Walsh (1981) concernait surtout les réponses cognitives à des situations dramatiques fortement publicisées, la notion de choc moral focalise plutôt l’attention sur les réactions de nature affective qui préexistent à leurs éventuelles rationalisations ultérieures. Par ailleurs, dans The Art of Moral Protest (1997), Jasper s’applique à souligner la diversité de ces formes d’ébranlement soudain des attentes ordinaires qui peuvent aussi bien s’adosser à des croyances religieuses, des éthiques professionnelles, des loyautés à l’égard de collectivités, des idéologies politiques, ou bien encore à une certaine aisance économique ou « sécurité ontologique ».

Déjouer des généralisations trop hâtives pas une simple « mobilisation », mais bien une constitution de réseaux inédits, parfois même improbables. Ainsi, l’horreur éprouvée à l’égard des spectacles tauromachiques peut-elle donner lieu à la constitution d’un réseau d’opposants à la corrida au sein duquel peuvent s’activer aussi bien des enseignants laïcs attachés à l’idéal d’éducation du peuple, des évangélistes déterminés à éprouver leur foi, d’anciens gauchistes libertaires valorisant la dénonciation de toute forme de domination, ou bien encore des dames soucieuses de bienfaisance ou de tendresse animale. Ici, la structuration des relations, la convergence de moyens matériels, voire le sentiment d’appartenance à un collectif soudé par des préoccupations communes, se constituent non pas antérieurement mais bel et bien consécutivement à la volonté de remédier à l’aversion suscitée par un spectacle jugé ignoble et barbare.

Un concept à manier avec prudence

en une cause collective à travers laquelle ils s’efforcent d’obtenir l’assentiment et le soutien de leurs contemporains ? Ce qui nécessite, cette fois-ci, l’analyse des modalités selon lesquelles des conventions collectives commandant la mise en forme des griefs apparaissent effectivement contraignantes. Quels effets, enfin, cette entreprise produit-elle aussi bien sur les activistes en question que sur les publics et systèmes de prise de décision qu’ils entendent interpeller ? De ce point de vue, le travail de Gould constitue, là encore, un exemple convainquant. Relever qu’une décision de la Cour suprême des États-Unis est à l’origine d’un choc moral ressenti par un grand nombre d’homosexuels n’a d’intérêt que dans la mesure où le propos ouvre la voie à une analyse très fine de ses effets subséquents : une modification notable des formes d’expression des émotions valorisées par les homosexuels américains ; un dénouement des sentiments ambivalents qui pouvaient induire chez eux une sorte de culpabilité ; une restauration de la post-hoc similaires à celles que le chercheur américain lui-même reproche à la théorie des structures des opportunités politiques : n’importe quel événement antérieur à une mobilisation donnée pourrait être interprété comme l’indice d’un choc moral censé expliquer son déclenchement. Pour déjouer un tel risque, il convient sans doute de considérer que le relevé de données empiriques permettant d’inférer un choc moral ne peut nullement être considéré comme une fin en soi mais bien plutôt comme le préalable à des questionnements subséquents. Pourquoi les futurs activistes étaient-ils disposés à être choqués par tel événement ou par tel aspect de leur environnement ? Ce qui implique ici que le concept soit associé à une analyse de la socialisation et des expériences successives qui caractérisent la carrière des activistes étudiés (Mathieu, 2010). Comment ces derniers s’appliquent-ils, ensuite, à transmuer les réactions très vives, viscérales, éprouvées au cours du choc moral, gay pride fondée sur le style tonitruant d’Act Up ; une politisation du discours et une radicalisation des revendications ; un recours à des cadres cognitifs subordonnés à ce travail opéré sur la culture émotionnelle du groupe ; et, en définitive, l’invention d’un modèle d’action disponible pour des mouvements postérieurs. totalement immédiats, il paraît prudent de bien les distinguer afin de faire le partage entre, d’une part, les dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2009) que les entrepreneurs de cause déploient délibérément afin de toucher les publics dont ils recherchent le soutien : le témoignage des rescapés d’une

guerre civile, l’image de chiens écorchés par les professionnels de la fourrure, la photo d’une enfant mutilée par une mine antipersonnel, l’enregistrement des beuglements d’un veau livré aux apprentis toréadors, etc. Les rapports entre ces deux séries de phénomènes n’étant pas sentiments antérieurs à l’activisme qui résultent d’expériences sociales qu’il convient d’expliciter et, d’autre part, les émotions qui se forment ou se renforcent à travers l’édification de la cause et qui constituent souvent une forme de réplique aux premiers. Une distinction de ce type permettrait sans doute de mieux appréhender l’engagement en faveur de causes comme une forme de travail visant à peser sur la définition des émotions qu’il est socialement permis d’éprouver et d’exprimer.

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Christophe Traïni Voir aussi Carrière militante · Croisades morales · Émotions · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Structure des opportunités politiques

Choix rationnel La théorie du choix rationnel (rational choice theory) constitue l’un des principaux courants des sciences sociales contemporaines. Son centre de gravité se situe dans le monde anglo-américain, mais des recherches sont développées dans de nombreux pays. Parmi ses principales figures, on compte notamment Gary Becker, James Coleman, Jon Elster, Thomas Schelling et Peter Abell. En France, Raymond Boudon est généralement considéré comme l’un de ses représentants, bien que sa conception de la rationalité se distingue à bien des égards de la conception « standard » de cette notion.

Les différentes théories catégories. La première renferme la théorie du choix rationnel au sens strict, connue également sous le nom de modèle de l’« utilité espérée » ou de modèle « néoclassique ». Les tenants de cette acception de la rationalité conçoivent les acteurs en termes d’XIX e siècle. Certaines de ses intuitions fondatrices peuvent cependant être identifiées chez Rousseau et Marx notamment. Cette théorie représente l’une des variantes de l’« individualisme méthodologique », c’est-à-dire de la méthodologie sociologique consistant à analyser les comportements collectifs sur la base des comportements individuels. La théorie des jeux est l’une de ses principales sources d’inspiration. Comme l’indique son nom, la théorie du choix rationnel insiste sur l’importance de la rationalité des acteurs dans l’analyse des faits sociaux. On peut ranger les conceptions de la rationalité en deux grandes homo œconomicus, c’est-à-dire d’individus dont l’objectif est de minimiser les coûts de leurs actions et d’en maximiser les bénéfices. Le second groupe de théories repose sur une conception plus souple de la

rationalité. Herbert Simon (1982) soutient ainsi que les individus agissent sur la base d’une rationalité « limitée » (bounded). La limitation de leurs capacités cognitives ainsi que le caractère restreint du temps à leur disposition les empêchent d’acquérir une information parfaite pour effectuer un choix entre actions possibles. Raymond Boudon (2003) affirme, quant à lui, que la rationalité s’applique non seulement aux comportements, mais également aux croyances et aux valeurs, qu’il serait absurde d’aborder en termes de calcul coûts-bénéfices. La théorie du choix rationnel constitue un cadre d’analyse global, qui a été appliqué à tous les secteurs de la vie sociale. Les comportements collectifs constituent cependant l’un de ses objets privilégiés. À cet égard, la publication en 1965 de Logique de l’action collective de Mancur Olson marque indéniablement un tournant (Olson, 1978 [1965]). Olson relève de la première conception du choix rationnel évoquée supra, celle de l’homo œconomicus. Il est l’auteur d’un théorème qui a suscité, au cours des années 1970 et 1980, une vaste littérature. Ce théorème est connu sous le nom de « paradoxe de l’action collective ».

Le paradoxe de l’action collective ce en faveur de quoi les individus se mobilisent, est un bien public. Par définition, tout un chacun peut jouir d’un bien public, indépendamment de sa participation ou non à la mobilisation. La théorie du choix rationnel suppose que chaque individu désire augmenter ses bénéfices et diminuer les coûts induits par ses actions. Dans ces conditions, le plus rationnel pour un acteur consiste à ne pas participer à l’action collective, pour ne pas en supporter les coûts, de laisser les autres acteurs obtenir le bien public, et d’en engranger les bénéfices. Chaque individu effectuant le même raisonnement, la mobilisation n’a pas lieu. Le problème qui se trouve au cœur du paradoxe de l’action collective est celui du free rider, que l’on traduit généralement par « cavalier seul » ou « ticket gratuit ». Cette expression désigne le cas où un individu jouit d’un bien collectif sans s’être acquitté des coûts qu’il implique. À un niveau plus théorique, le paradoxe de l’action collective découle de la noncorrespondance souvent constatée entre les intérêts collectifs et l’intérêt individuel des personnes qui forment le groupe considéré. Cette non-

correspondance a des implications décisives pour la sociologie des mouvements sociaux, puisqu’elle montre qu’il ne suffit pas que des acteurs aient des intérêts communs et soient conscients de ces intérêts, pour s’engager dans une action collective. elle s’impose à plus forte raison pour les organisations de grande dimension. Les collectifs de petite taille favorisent le contrôle réciproque des individus, lequel permet de repérer et de dissuader d’éventuels candidats à la défection. Oberschall s’accorde avec lui sur le maintien d’un « principe de rationalité » dans leur étude.pas lieu. Olson a toutefois esquissé des solutions au paradoxe qu’il énonce. Sa résolution implique selon lui que les organisations distribuent non seulement des biens collectifs, mais également des « incitations sélectives » (selective incentives), qui récompensent les individus en fonction de leur engagement personnel. Le fait qu’un syndicat favorise la mobilité sociale de ses membres, ou qu’une association de médecins fournisse une assistance légale en cas de faute professionnelle à l’un de ses adhérents, en constituent des exemples. Les incitations sélectives brisent la logique paradoxale de l’action collective, car leur obtention suppose un engagement de l’individu en tant que tel. La théorie d’Olson a constitué, du fait même de son caractère négatif, un défi pour l’analyse des mouvements sociaux. Il est intéressant de constater qu’elle fut formulée au seuil d’une décennie (les années 1970) pour le moins faste en termes de mobilisations collectives. Cette théorie a eu un impact important sur les courants ultérieurs de la sociologie des mouvements sociaux, au premier rang desquels celui de la « mobilisation des ressources ». Ce courant prendra progressivement ses distances vis-à-vis de l’axiomatique olsonienne, mais nombre des idées qu’il contient en sont tributaires. John McCarthy et Mayer Zald (1977) – les inventeurs de l’expression « mobilisation des ressources » – souscrivent à l’analyse en termes de coûtsbénéfices. L’attention qu’ils accordent aux appuis extérieurs dont jouissent les mouvements sociaux, ainsi qu’à la réduction des coûts de l’action collective engendrée par son organisation, constitue une tentative de dépassement du paradoxe de l’action collective. Il en va de même de la perspective développée par Anthony Oberschall (1973). Bien que sa prédilection pour l’analyse du niveau proprement collectif des mobilisations le démarque d’Olson,

Les réactions au paradoxe Le paradoxe de l’action collective a fait l’objet de deux types de réactions. Le premier a consisté à admettre le cadre analytique proposé par Olson, en cherchant soit à le perfectionner, soit à l’appliquer à de nouveaux objets. Les travaux de Russell Hardin (1982), Gordon Tullock, Dennis Chong et James Coleman, parmi d’autres, peuvent être rangés dans cette catégorie. Tullock (1974) soutient ainsi que la participation, ou non, à une révolution s’explique par les bénéfices que les individus escomptent de son succès (en termes d’obtention de privilèges par exemple) ou par les risques qu’ils encourent en cas d’échec (en termes de répression notamment). Chong (1991) a, quant à lui, appliqué la théorie du choix rationnel au mouvement des droits civiques américain. Il insiste notamment sur l’importance accordée par les acteurs à leur réputation dans leur décision de s’engager. Une personne exprimant une opinion publiquement ressentira une pression de la part de son entourage pour convertir ses paroles en actes. La résolution du problème du free rider passe donc ici par l’influence du milieu social sur l’individu. Chong soutient par ailleurs que les bénéfices de la mobilisation ne sont pas uniquement d’ordre matériel. Ils peuvent être moraux ou « expressifs », c’est-à-dire procéder du sentiment de satisfaction que procure la mobilisation, en particulier dans sa phase ascendante. psychologie réaliste. Siegwart Lindenberg a, quant à lui, insisté sur l’importance des « cadres mentaux » (frames) pour comprendre les motifs de l’engagement des individus, en particulier dans les cas où le calcul coûtsbénéfices leur commanderait de ne pas se mobiliser (Lindenberg, 1989). Le second type de réactions au paradoxe de l’action collective regroupe les auteurs qui ont mis en question l’approche d’Olson. Albert Hirschman (1983) constate que les acteurs rationnels sur lesquels repose cette dernière sont non seulement dépourvus de psychologie, au sens où leurs croyances ou valeurs ne sont pas examinées, mais également d’histoire. Selon lui, les raisons de l’engagement – ou de l’absence d’engagement – d’un individu ne se comprennent pas sans prendre en considération son parcours personnel. Hirschman conteste par ailleurs l’idée que les coûts et les bénéfices soient radicalement distincts dans le domaine des mouvements sociaux. La participation à la vie publique, loin de constituer une perte de temps et d’argent, peut être connotée positivement. La décision de s’engager ne

s’explique plus dès lors par la soustraction des coûts de la mobilisation à ses bénéfices escomptés, mais par l’addition de ces deux valeurs. Le concept d’« incitations sélectives » a également fait l’objet de critiques. Si ces incitations expliquent en dernière instance l’engagement des individus, l’on ne comprend pas pourquoi ceux-ci n’adhéreraient pas à n’importe quel mouvement social leur permettant d’en obtenir. L’insistance sur les incitations sélectives semble compromettre la notion même d’intérêts collectifs, c’est-à-dire l’idée que ceux-ci entrent pour quelque chose dans l’émergence d’une mobilisation. À quoi s’ajoute le caractère souvent tautologique du concept d’incitation sélective. De nombreux facteurs – satisfaction, plaisir, culpabilité – peuvent tenir lieu d’incitation à participer à un mouvement social, au point de diluer considérablement la valeur explicative des analyses fondées sur cette notion (Ferree, 1992). groupes d’intérêt). Elle semble de ce fait peu adaptée à l’analyse de mouvements sociaux à la fois plus spontanés et temporellement moins stables. Cette impression d’inadaptation est sans doute renforcée par le fait qu’Olson énonça sa théorie à un moment où l’analyse des mouvements sociaux se dissociait de manière croissante de celle des comportements collectifs, la première cessant progressivement d’être considérée comme un simple cas particulier de la seconde. Son influence sur la sociologie des mobilisations collectives n’en demeure pas moins considérable, de même que son importance dans la constitution de cette discipline. D’autres objections se sont portées sur le problème du free rider. L’existence d’individus cherchant à bénéficier de biens publics sans s’être acquittés des coûts qu’ils impliquent est plus ou moins problématique selon les mouvements sociaux considérés. Une mobilisation antiguerre réunissant des millions de personnes de par le monde ne pâtit de toute évidence pas gravement de l’absence de sympathisants ayant décidé de ne pas se rendre aux manifestations. Une grève dans une entreprise est en revanche plus directement affectée par la présence de free riders dont la défection permet la poursuite de la production. Un constat de cet ordre a conduit certains auteurs à préconiser une utilisation plus circonstanciée de cette notion (Fireman et Gamson, 1979).

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Razmig Keucheyan Voir aussi Analyse formelle · Mobilisation des ressources

Commémoration Sur la base d’une définition volontairement extensive, on entendra ici par commémoration tout rassemblement, organisé dans l’intention d’être publicisé au-delà du cercle de ses participants, et dont un motif, au moins, constitue l’hommage à une ou plusieurs personnes décédées. Cet entrelacs de pratiques aux confins des rites funèbres et des démonstrations politiques se décline ainsi en marches silencieuses, veillées commémoratives, inaugurations de stèles, obsèques publiques, fleurissements de sépultures, dévoilements de plaques, hommages officiels, journées nationales ou internationales du souvenir, etc.

De l’expression du souvenir... Objet canonique de l’anthropologie des rites et de la sociologie de la mémoire collective (Namer, 1987 ; Ben-Amos, 2000), la commémoration a longtemps été délaissée par la sociologie des mobilisations. Trois propriétés habituellement prêtées aux célébrations du souvenir les éloignent a priori du répertoire contestataire. D’abord, par les récits qui en sont faits, la commémoration se donne à voir comme le domaine exclusif des affects et des peines partagées. Ces foules « émues » réunies dans des « paniques de tristesse » (Durkheim, 2005) s’opposeraient aux cortèges de manifestants « stratèges », orientés par une volonté raisonnée de mettre au jour des griefs et de peser sur des destinataires. Ensuite, tandis que les techniques protestataires visent à l’expression de conflits, le dispositif commémoratif serait tout entier tourné vers la production d’une unanimité sur laquelle les pouvoirs publics adossent régulièrement leur légitimité. Comme lors des « marches républicaines » consécutives aux attentats, à l’occasion desquelles « l’État convoque la rue » et « mobilise le consensus » (Boussaguet et

Faucher, 2017), sans toutefois toujours y parvenir. Enfin, le relatif dépouillement des rituels commémoratifs ne paraît guère autoriser l’affirmation de groupes mobilisés ou l’expression de revendications. Construites autour d’un séquençage simple et relativement immuable (dépôts de gerbes, minutes de silence, discours officiels), les cérémonies du souvenir ne requièrent des assistants qu’une participation minimale, les prescriptions normatives interdisant toute inventivité dans les postures corporelles, les expressions émotionnelles (le « recueillement » et la « dignité »), le contenu ou le ton des interventions (qui parfois se réduisent au silence).

... aux rassemblements protestataires en effet que les rituels de deuil appartiennent à cette série de « manifestations de la rue » qui, à la fin du XIX e siècle, préexistent à la « manifestation de rue » et qui en dessinent les contours, en structurent les habitudes, en façonnent les codes (Tartakowsky, 1999). Lors des enterrements libéraux des monarchies censitaires (Fureix, 2009), à l’occasion des funérailles communardes et républicaines sous la Troisième République (Ben-Amos, 2000), dans le cadre plus institutionnalisé de la montée au mur des Fédérés, dans le cimetière du Père-Lachaise, s’expérimentent de nouvelles façons d’investir politiquement l’espace urbain. Dans ce même cimetière, des cortèges hybrides mêlent aux rituels du deuil des fragments de protestation (par le choix des épitaphes, des drapeaux, par la teneur des cris et des éloges). Les artisans de ces « contrecultures de la mort » y démontrent leur aptitude à tenir les rangs, à ordonner les processions, à conduire pacifiquement leurs militants, tandis que les autorités tolèrent dans le cimetière ce qu’elles répriment ordinairement dans les rues parisiennes. Autre contexte de raréfaction des occasions légales de se manifester, les guerres abondent également de gestes de « contestation par le deuil ». Sous l’Occupation, l’hommage privé aux combattants alliés voisine discrètement avec l’expression clandestine du « patriotisme résistant » (Capdevila et Voldman, 2002). De même, en dépit de l’interdiction de venir orner les tombes des fusillés de la Grande Guerre, compagnons d’armes et mouvements pacifistes fleurissent les sépulcres et transforment du même

coup le geste anodin de l’adieu en condamnation implicite des exécutions sommaires et plus largement de la guerre (Offenstadt, 1999). Ces greffes de l’action protestataire sur des rituels commémoratifs ne sont jamais aussi manifestes qu’en contexte autoritaire. Ces derniers braconnent alors des foules déjà là, prêtes à être mobilisées, réunies par l’État dans des lieux symboliquement centraux et conjoncturellement autorisées à manifester des émotions publiques. Parce qu’il accroît le coût symbolique du recours à l’appareil répressif, le cadre commémoratif abaisse corrélativement celui de la protestation. En France, le processus de légalisation de l’activité protestataire a progressivement fait perdre de leur actualité à ces commémorations boucliers. Toutefois, la libéralisation de l’occupation de la voie publique demeure partielle et les marches silencieuses continuent de fonctionner comme des « espaces abris » pour les groupes particulièrement ciblés par la surveillance policière (les mobilisations de supporters de football ou les mouvements contre les bavures policières, notamment, Latté, 2015). Mais surtout, les usages du registre commémoratif se routinisent et se diversifient au point de constituer aujourd’hui une forme ordinaire de publicisation des griefs. Des syndicats de convoyeurs de fonds, des organisations antiracistes ou des militants de Droit au logement (DAL) usent ainsi de l’oxymore en appelant à des « marches silencieuses pour se faire entendre ». Il s’agit dès lors d’investir les creux du rituel, en l’augmentant de motions et de lettres ouvertes, en détournant les parcours commémoratifs de leur destination mémorielle pour les faire converger vers des lieux politiquement signifiants, en entourant les minutes de silence de discours susceptibles de leur rendre leur portée revendicative. Cette prise de distance avec les codes ordinaires de l’hommage se décline parfois en pastiches ou en usages provocateurs des pièces les plus normées du répertoire commémoratif. Ainsi, en 1970, des premières militantes du Mouvement de libération des femmes (MLF) qui fleurissent l’Arc de triomphe d’une gerbe en mémoire « de la femme du soldat inconnu » ; ou, en 1988, du Rassemblement national pour la vérité sur les accidents à l’armée qui y dépose une couronne dédiée aux « soldats d’Europe morts pour rien ».

L’action collective et ses dimensions émotionnelles

l’honneur individuel et, par synecdoque, comme une démonstration de la dignité collective dont usent préférentiellement des groupes s’affrontant à la gestion publique d’un stigmate ou à une présomption culturelle de culpabilité. Il en va ainsi de l’entreprise de reconnaissance des victimes de la Shoah qui, confrontée au reproche de la passivité au sortir de la guerre, multiplie les investissements commémoratifs. L’emploi récurrent de la marche silencieuse par l’association Ni putes ni soumises participe également d’une tentative d’effacement du spectre de la « victime coupable », qui demeure têtu dans le cadre des violences sexistes. Dans le même sens, la protestation par le deuil des malades du sida s’adosse à un souci de requalification d’un destin parfois interprété sur le registre de la faute et de la punition (Broqua, 2005). Finalement, l’étude de la commémoration prolonge l’invitation faite à la sociologie des mobilisations d’investiguer les dimensions émotionnelles de l’action collective. Les célébrations funèbres s’appuient en effet sur une gamme d’affects habituellement considérés comme étrangers au domaine de la lutte politique (le deuil, la peine et le recueillement). Dès lors, l’endossement de cette « tonalité émotionnelle » (Crossley, 2006) doit être rapporté aux relations spécifiques qui lient ses usagers aux agences du maintien de l’ordre, aux contre-mouvements, aux publics visés, aux relais médiatiques, etc. Dans ce jeu continu d’interactions, la frontière entre manifestation et commémoration se renégocie sans cesse, en situation, mais aussi aprèscoup, à l’occasion des rassemblements gigognes se prêtent alors particulièrement aux causes en construction ou aux mouvements en voie de désectorisation. Aux ressorts stratégiques qui règlent le recours au registre commémoratif s’ajoutent des dimensions symboliques et des enjeux identitaires. Rassemblement en forme de panégyrique, la commémoration célèbre les groupes en honorant les morts. Elle se donne alors comme une forme de rétablissement de commémorations de papier : « La marche silencieuse s’est vite transformée en manifestation revendicative » ; « Nous ne sommes plus dans la commémoration, mais dans la commémore-action » (Latté, 2015).

Bibliographie BEN-AMOS Avner, Funerals, Politics and Memory in Modern France, 1789-1996, Oxford, Oxford University Press, 2000.

BOUSSAGUET Laurie et FAUCHER Florence, « Quand l’État convoque la rue. La marche républicaine du 11 janvier 2015 », Gouvernement et action publique, 2, 2017, p. 37-61. BROQUA Christophe, Agir pour ne pas mourir ! Act Up, les homosexuels et le sida, Paris, Presses de Sciences Po, 2005. CAPDEVILA Luc et VOLDMAN Danièle, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre XIX e -XX e siècles, Paris, Payot, 2002. CROSSLEY Nick, « Changement culturel et mobilisation des patients. Le champ de la contestation psychiatrique au Royaume-Uni », Politix, 19 (73), 2006, p. 23-55. DEWERPE Alain, Charonne. 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006. DURKHEIM Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, 2005. FUREIX Emmanuel, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (18141840), Paris, Champ Vallon, 2009. LATTÉ Stéphane, « Le choix des larmes. La commémoration comme mode de protestation », Politix, 110 (2), 2015, p. 7-34. NAMER Gérard, La Commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1987. OFFENSTADT Nicolas, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Paris, Odile Jacob, 1999. PFAFF Steven et YANG Guobin, « Double-Edged Rituals and the Symbolic Resources of Collective Action : Political Commemorations and the Mobilization of Protest in 1989 », Theory and Society, 30 (4), 2001, p. 539-589. TARTAKOWSKY Danielle, Nous irons chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise, XIX e -XX e siècle, Paris, Aubier, 1999.

Stéphane Latté Voir aussi Choc moral · Émotions · Maintien de l’ordre · Manifestation · Répertoire d’action · Répression · Sit-in

Comportement collectif Italiens Rossi, Sergi et Sighele), Park élabore une perspective sur l’institution démocratique.Introduction to the Science of Sociology, qui peut être considéré comme le fondateur de la théorie du comportement collectif (CC). Dans une discussion avec une série d’auteurs, d’ordinaire comptés parmi les psychologues des foules (Tarde, Simmel, McDougall et Le Bon, et les

Chicago : Park et Blumer Qu’est-ce que le comportement collectif (CC) ? Sa définition en extension est hétéroclite. Il inclurait les contagions mentales, les épidémies psychiques, les mouvements de masse, tels que migrations raciales, croisades chrétiennes, mouvements d’émancipation des femmes ou de lutte contre l’alcoolisme. Des étudiants de Park à Chicago consacrent leurs thèses aux sectes religieuses, aux suicides collectifs, aux renouveaux linguistiques, aux réveils nationalistes, aux sectes mystiques et hérétiques, aux crises économiques et guerrières, aux modes, aux réformes et aux révolutions. Une typologie proposée par Herbert Blumer (1946, p. 167) recense « les foules, les paniques, les passions, les manies et les engouements collectifs, les processions dansantes, les conduites de masse, l’opinion publique, la propagande, la mode, les mouvements sociaux, les réformes et les révolutions ». émotionnelle, qui les empêche de désigner des adversaires et de proposer des finalités, en un mot, ils s’épuisent dans des convulsions irrationnelles et des conduites volatiles. Cette perspective va de pair avec le projet d’une histoire naturelle du CC. Plusieurs conceptions en existent, chez Park et Blumer, qui vont du trouble

indéfini à l’excitation collective orientée vers des objectifs, moyennant des processus mimétiques de « réaction circulaire » et de « contagion sociale », l’engendrement d’imageries et de symboles et l’émergence de nouvelles normes. Si fragile que paraisse rétrospectivement ce point de départ, il n’en a pas moins commandé les recherches sur l’action collective jusque dans les années 1960 – les deux ouvrages les plus systématiques étant ceux de Ralph Turner et Lewis Killian (1957) et de Neil Smelser (1962). Des théories explicatives du CC ont par ailleurs été développées – la plus fameuse combinant des facteurs de « privation relative » et des conduites de frustration et d’agressivité pour rendre compte de la révolte (Gurr, 1970). En parallèle, la fiction du public laissait le champ libre aux mesures statistiques de l’opinion publique, qui ont elles aussi un moment de naissance à Chicago, tandis que la fiction de la foule s’effaçait derrière celle de la masse, qui envahit la littérature sociologique à partir des années 1930. La masse maléfique, rejeton de la foule révolutionnaire, agrégat d’individus privés des repères de la communauté et de la tradition, était accusée d’accoucher des régimes totalitaires. La masse apathique, celle des médias, de la consommation et de la culture de masse, paraissait l’antithèse des foules et des publics, un corps d’indifférence et d’immobilité.

Objets empiriques : rumeurs et émeutes sociaux. Ces phénomènes collectifs sont pourtant aussi cruciaux que ceux étudiés par l’analyse stratégique ou organisationnelle. Et bien avant le tournant des années 1970, ils donnaient lieu à des comptes rendus qui rompaient avec l’image d’Épinal de la psychologie des foules, quand ils n’en prenaient pas purement et simplement le contre-pied. Premier exemple, concernant la réhabilitation d’un type de savoir empirique. Les émeutes défraient régulièrement la chronique. Les commentateurs, à leur insu, ne font que remobiliser les représentations les plus éculées. Pourtant, quelques études de cas intéressantes étaient disponibles dès les années 1960 sur les « émeutes raciales » – dont l’un des enjeux était de contrecarrer les conclusions des rapports officiels commandités par l’administration fédérale. Elles mettaient ces schémas explicatifs à l’épreuve des événements, en montrant leur validité partielle ou en les rejetant comme invalides. Elles s’appliquaient à des descriptions

qui prennent en compte des paramètres écologiques, économiques et sociaux et qui tentent de saisir in vivo l’enchaînement temporel des épisodes de Watts, Chicago ou Washington. En serrant de près des actions situées, ces études rendaient compréhensibles des conduites qui de loin semblaient insensées. Elles avançaient déjà des propositions sur la police de la protestation, la gestion et le contrôle des émeutes, ou pointaient l’impact de l’accès des émeutiers à des arènes de médiation, de négociation et de représentation. Les recherches se mettaient enfin à l’écoute des discours tenus par les acteurs sur l’inégalité raciale ou la violence policière, restituant une intelligibilité narrative à l’événement émeutier plutôt que d’en faire une flambée de violence indéchiffrable (Skolnick, 1969 ; Oberschall, 1968). recherches sur la sphère publique tendent, dans le sillage de Habermas, à surestimer la part de la discussion et de la délibération, de l’échange d’arguments et de la décision fondée en raison. Des phénomènes comme les modes et les rumeurs, pourtant décisifs dans la constitution de l’opinion, dans l’identification à un mouvement et l’investissement dans une cause, passent à la trappe. Selon Tamotsu Shibutani (1966), la rumeur a pour fonction de donner des définitions de situations complexes, en cas de rupture des routines pratiques de la vie quotidienne, ou en cas d’absence d’information fiable par les canaux de communication officiels. Après la catastrophe de Hiroshima, la rumeur accompagne les processus de coopération qui, progressivement, restaurent un ordre public et règlent autorité et solidarité, réinstituent un sens de la réalité et un sens de la justice. La rumeur est une forme de CC que l’on retrouve dans pratiquement toutes les formes de mobilisation – parfois distillée stratégiquement pour nuire à un ennemi, mais la plupart du temps se propageant de façon involontaire et imprévisible, en particulier dans les paniques morales, les affaires ou les scandales.

Une perspective pragmatiste et culturelle comportement collectif » et tentent de reconstruire les différentes figures de la protestation. Retourner à Chicago, c’est cependant moins prendre à la lettre les théories du CC, pour la plupart caduques, qu’exhumer un corpus de

perspectives, d’une grande diversité, recouvert par le succès des modèles rationalistes. C’est réactiver les potentialités d’une perspective pragmatiste et culturelle sur l’action collective (Cefaï, 2007). L’approche culturelle connaît, en effet, un renouveau aux États-Unis à la faveur du développement de la cultural sociology. Mais les auteurs des années 1950 disposaient déjà de tout un arsenal de notions pour aborder la question du sens. Ils avaient une grande sensibilité aux tonalités affectives, aux identités collectives, aux imageries et aux symbolismes, qui sont des antidotes appréciables aux excès du discours utilitariste. Des concepts comme ceux de « moral » et d’« esprit de corps », d’« action symbolique » ou de « drame collectif », de « perception publique de la protestation », de « vocabulaire de motifs », de « quête et crise d’identité », de « norme émergente », de « croyance morale » et de « rite cérémoniel », de « culte » et de « charisme », méritent d’être réexplorés. L’approche pragmatiste se fonde, quant à elle, sur une démarche interactionniste et processuelle qui échappe aux biais structuralistes. En revenant à Park et en rompant avec la psychologie des foules, les théories de la frustration, de la tension structurale ou de la croyance généralisée, elle invite à repenser certains préceptes de la sociologie de Chicago. On peut en mentionner quelques-uns : examiner des cas, comparer et généraliser, plutôt que de partir d’une grande théorie ; se centrer sur les contextes d’expérience et d’activité tels qu’ils sont pratiqués et vécus par les acteurs ; ne pas perdre de vue les transformations temporelles des situations ; ressaisir les jeux d’interactions dont procèdent les effets de structure. En outre, l’approche pragmatiste réoriente l’attention vers des données longtemps négligées par les approches rationalistes : elle propose d’accepter les limites de la rationalité et les éléments d’irrationalité de l’engagement collectif ; être sensible à la qualité dramaturgique des actions dans la sphère publique ; enquêter sur des sentiments et des jugements moraux ; développer une microsociologie des rassemblements, des manifestations ou des réunions.

Bibliographie BLUMER Herbert, « Collective Behavior », dans Alfred McClung Lee (ed.), New Outline of the Principles of Sociology, New York (N. Y.), Barnes and Noble, 1946. CEFAÏ Daniel, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, La Découverte, 2007.

GURR Ted, Why Men Rebel ?, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1970. GUSFIELD Joseph R., La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009 [1980]. LOFLAND John, Protest. Studies of Collective Behavior and Social Movements, New Brunswick (N. J.), Transaction Books, 1985. MCPHAIL Clark, The Myth of the Madding Crowd, New York (N. Y.), Aldine de Gruyter, 1991. OBERSCHALL Anthony, « The Los Angeles Riot », Social Problems, 15 (3), 1968, p. 322341. PARK Robert E. et BURGESS Ernest W., Introduction to the Science of Sociology, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1921. SHIBUTANI Tamotsu, Improvised News. A Sociological Study of Rumor, Indianapolis (Ind.), Bobbs-Merrill, 1966. SKOLNICK Jerome H., The Politics of Protest, New York (N. Y.), Praeger, 1969. SMELSER Neil J., Theory of Collective Behavior, New York (N. Y.), Free Press, 1962. SNYDER David et TILLY Charles, « Hardship and Collective Violence in France, 18301960 », American Sociological Review, 37 (5), 1972, p. 520-532. TURNER Ralph H. et KILLIAN Lewis M., Collective Behavior, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1957 [3 e éd., 1987]. ZURCHER Louis et SNOW David, « Collective Behavior : Social Movements », dans Morris Rosenberg et Ralph Turner (eds), Social Psychology : Sociological Perspectives, New York (N. Y.), Basic Books, 1981, p. 447-482.

Daniel Cefaï Voir aussi Courant pragmatique · Frustrations relatives · Insurrections, émeutes · Privation relative · Répertoire d’action

Conjonctures fluides Il n’est guère difficile de trouver, ou de forger, des définitions plus ou moins plausibles de ce que « sont » les révolutions, les crises politiques, les transitions de régime, les révoltes, les coups d’État, les rébellions, les scandales politiques et autres phénomènes ou processus qui ont en commun de ne pas correspondre aux perceptions ordinaires de la « normalité » de la vie politique de nos sociétés. La raison pour laquelle cette notice ne s’appuie pas sur de telles définitions tient à la manière dont elles sont faites. Pour aller à l’essentiel, les définitions les plus courantes qu’offrent les sciences sociales tendent à appréhender ces phénomènes et processus, et à les distinguer entre eux, à partir, avant tout, des résultats ou des effets auxquels ils semblent avoir conduit : changement de régime, transformations sociales affectant l’ensemble des dimensions d’une société, « prise du pouvoir » par telle catégorie ou groupe d’acteurs sociaux, par exemple les militaires, ou encore, justement, l’absence ou l’« échec » de tel changement, telle transformation, telle prise du pouvoir.

Penser à partir des résultats significative par rapport à la trajectoire supposée typique associée à un type donné de résultat.styliser. Il s’agit de l’incertitude sur les distinctions que ces concepts établissent, du flou aux frontières des processus qu’ils découpent. Ainsi, avec nombre de « transitions démocratiques », notamment avec les transitions intervenues en Europe centrale et de l’Est en 1989, pourquoi n’avons-nous pas affaire à des « révolutions » ou, eu égard à l’ampleur des transformations que ces sociétés et leurs économies ont connues, à d’authentiques « révolutions sociales » ? Et que faire de la « crise » ou des « événements » de Mai 68 en France ? Suffit-il pour en rendre raison, du fait logiques de situation dans lesquelles les acteurs sont pris et agissent (sur ces logiques, voir Dobry, 2009 [1986], et Heurtin, 2015). L’aspect le plus dommageable de cette difficulté, parce qu’il est le moins conscient, réside dans l’idée que se fait le chercheur de ce qu’il y a à comprendre ou à expliquer, en particulier dans l’« évidence » que comprendre ou expliquer les processus dont sont faites les révolutions, les

crises ou les transitions consiste à expliquer les résultats particuliers auxquels ces processus ont abouti. Et, dès lors, la visée spontanée qui s’imposera au chercheur sera celle d’identifier, par une analyse « régressive » partant d’un type donné de résultat, une trajectoire historique particulière, qui peut prendre l’allure d’une séquence typique d’étapes, conduisant justement à ce résultat particulier, par exemple l’avènement d’un système autoritaire (Linz et Stepan, 1978). Autrement dit, le chercheur postulera qu’à chaque type particulier de résultat (révolution, crise, transition vers la démocratie ou vers l’autoritarisme, etc.) devra correspondre un type de trajectoire historique qui lui sera propre, au moins en partie, et qui devra nécessairement être différent des trajectoires ou séquences historiques ayant conduit à d’autres types de résultat. Dans cette perspective, dont l’« histoire naturelle des révolutions » (Brinton, 1965 [1938]) constitue le modèle intellectuel, l’« échec » d’une révolution ou d’un type donné de révolution ne saurait s’expliquer que par quelque « manque » ou « absence »

Le piège historiciste phénomène qui aurait une « nature » ou une essence particulière, différente de celles de phénomènes correspondant à d’autres catégories, et qui, sur le mode téléologique, guiderait en permanence ce processus vers l’occurrence du résultat correspondant à cette nature. Elle invite ainsi à déplacer résolument le questionnement, et à historiciste, qui veut que ces résultats reflètent, résument ou révèlent la « nature » ou la réalité des processus qui y ont conduit. Cette perspective se refuse ainsi à admettre la possibilité même que les « grands » résultats, ceux qui sont associés à de « grands événements », puissent – ne serait-ce que parfois – ne se jouer qu’à la marge, accidentellement, dans de microscopiques basculements locaux. Elle ne peut accepter, en d’autres termes, que les « grands effets » puissent n’avoir – au moins parfois – que de « petites causes ». Analysant les processus de « transition à la démocratie », Guillermo O’Donnell et Philippe Schmitter (1986) disent avoir échoué parce qu’ils n’ont pas réussi à dégager un type de séquence historique particulier pouvant caractériser ces transitions. Cet échec doit au contraire être interprété comme leur résultat de loin le plus important. Il n’y a qu’un seul moyen d’échapper aux

pièges de ce qui n’est en définitive qu’une forme particulière de croyance dans les « lois de l’histoire ». Ce moyen est sans doute déstabilisant pour nos routines de pensée : s’arranger, au moins à un moment de la recherche, pour mettre entre parenthèses les résultats de ces « révolutions », « crises », « transitions », etc. ; s’arranger, et il s’agit là d’une pure décision de méthode, pour oublier, ne serait-ce que provisoirement, que tel processus étudié a abouti à tel résultat particulier (Dobry, 2009 [1986]). Cela ne signifie en aucun cas que le résultat, une fois qu’il est intervenu, n’a pas d’importance : souvent, ce résultat va lourdement peser sur la vie et les destins d’individus, de groupes ou de sociétés entières. La portée de cette décision est d’un autre ordre : elle indique d’abord le danger à faire dériver une substance d’un substantif et, plus précisément, ici, celui d’associer à chacune des catégories issues du langage ordinaire (révolution, crise, transition, etc.) un processus ou comparer ce qui n’est pas comparable, en d’autres termes, à réorganiser de façon contrôlée l’espace des phénomènes soumis à l’investigation. Elle exige surtout qu’à l’objectif d’expliquer les résultats, les sciences sociales substituent d’autres problèmes à résoudre ou, si l’on y tient, d’autres énigmes.

Fluidité politique et plasticité des structures À première vue, deux perspectives devraient permettre de progresser dans cette voie : la théorie de l’action collective et la théorie des conjonctures fluides. La première se veut très générale. Le champ de pertinence de la seconde est restreint aux systèmes sociaux complexes, i.e. les systèmes qui connaissent une différenciation en des secteurs, sphères ou champs sociaux fortement institutionnalisés, relativement autonomes les uns par rapport aux autres, dotés de logiques sociales spécifiques et tendanciellement autoréférentiels. Mais la différence décisive tient à l’impuissance durable des versions standard de la théorie de l’action collective (pour un exemple typique, voir Tilly, 1978) à penser ensemble « structures » et actions, notamment à prendre en compte les effets fréquents des mobilisations et, plus généralement, de l’activité des acteurs, sur les « structures sociales » et de ce fait à rendre raison des effets des transformations conjoncturelles affectant ces structures sur les actions, perceptions et calculs des acteurs. Autrement dit, la théorie des

conjonctures fluides (Dobry, 2009 [1986]) saisit les structures des systèmes complexes dans leur plasticité, dans leur sensibilité aux mobilisations et à l’activité des acteurs. Et, plus précisément, dans leur sensibilité aux mobilisations multisectorielles, celles qui affectent simultanément, sur un mode concurrentiel, plusieurs des secteurs sociaux différenciés et autonomes de ces systèmes. dans ce type de conjonctures moins rationnels qu’ils ne le sont dans les conjonctures routinières, mais simplement qu’ils sont forcés de se débrouiller autrement pour évaluer, anticiper et calculer. On discerne ici que cette perspective et les résultats sur lesquels elle a débouché remettent en cause frontalement l’un des préjugés parmi les plus prégnants dans les domaines de recherche abordés dans ce dictionnaire, à savoir l’transformations d’état que connaissent alors ces systèmes, dans leur passage à des états critiques (ou conjonctures fluides) a directement trait à la différenciation structurelle de leurs espaces sociaux. Cette propriété s’analyse en effet comme une tendance à la désectorisation conjoncturelle de ces espaces, un processus marqué par une dynamique interne qui l’arrache à l’étiologie, aux causes ou déterminants qui ont pu contribuer à l’émergence des mobilisations multisectorielles dont il est issu. La réduction de l’autonomie des secteurs affectés par ces mobilisations, et parfois même l’effondrement de cette autonomie, se traduit notamment par un effacement visible des frontières sectorielles, un désenclavement de leurs arènes de compétition et des ruptures brusques dans les temporalités ou rythmes sectoriels, ou encore par une mobilité des enjeux souvent déroutante pour les acteurs des processus critiques autant que pour leurs observateurs. Les effets de cette désectorisation conjoncturelle se vérifient lorsqu’on s’attache plus directement aux perceptions, anticipations et dilemmes tactiques des acteurs. Ce ne sont plus les logiques sociales spécifiques aux divers secteurs qui servent de référence et de matériaux à leurs calculs, évaluations de l’efficacité des diverses lignes d’action et définitions de situations. Cet affaissement, souvent spectaculaire, de l’emprise des logiques sectorielles sur les calculs des acteurs est entièrement solidaire de l’émergence d’une forme élargie d’interdépendance qui tend à se substituer à des jeux sociaux, notamment politiques, marqués dans les conjonctures routinières par des formes d’interdépendance plus fragmentées, plus locales, plus cloisonnées, plus sectorisées. Il tend en outre à se combiner à l’apparition de non moins

brusques processus de désobjectivation – perte du caractère « naturel », allant de soi – de nombre d’aspects antérieurement stabilisés de la réalité sociale, en particulier des institutions. Tous ces facteurs font que les conjonctures fluides constituent nécessairement pour les acteurs sociaux des situations d’incertitude structurelle – structurelle au sens où cette incertitude est directement liée aux transformations d’état que connaissent alors les systèmes sociaux. Cela ne veut pas dire que les acteurs ne calculent plus, ou qu’ils sont illusion héroïque. Il s’agit de l’idée selon laquelle les périodes « anormales » ou « exceptionnelles », et plus généralement les phénomènes critiques, devraient être abordées d’un point de vue lui aussi « exceptionnel », différent du point de vue des sciences sociales « normales ». Les périodes de stabilité ou d’« équilibre » politique relèveraient ainsi d’approches dites « normales » (c’est-à-dire plus ou moins « structurelles », quoi qu’on entende d’ailleurs par cette notion) et déterministes. À l’opposé, les périodes de « crise », « transition », « révolution », etc., i.e. les phénomènes critiques seraient par nature justiciables d’approches en termes de décision, de choix, plus ou moins rationnels, de calcul stratégique. Du point de vue de la démarche de connaissance, l’illusion héroïque, forme d’exceptionnalisme méthodologique qui a pour justification ultime le caractère supposé « anormal » des phénomènes critiques, conduit en somme à perdre sur tous les tableaux à la fois : par l’ignorance de ce que deviennent les « structures » dans les périodes de « crise », mais aussi et surtout parce qu’elle conduit à renoncer à l’intelligibilité à la fois des facteurs qui façonnent les perceptions et actes des protagonistes des crises et des différences qui, de ce point de vue, distinguent conjonctures critiques et conjonctures routinières.

Les ressorts de l’extension des mobilisations aboutissent (c’est-à-dire qu’il s’agisse de « révolutions », « crises » ou « transitions », etc.), au moins toutes les fois que ces processus procèdent de mobilisations multisectorielles – et même si ces processus, qui peuvent être de durée et de logiques de situation s’imposant aux acteurs sociaux dans les conjonctures de fluidité politique permet de rendre compte d’une part considérable de ce dont sont faits les processus évoqués ici, quelles que soient par ailleurs les différences qui s’observent entre les résultats auxquels

ils tempo très variables, ne sont jamais faits, de part en part, de fluidité politique, ne sont jamais parfaitement homogènes sur l’ensemble de leurs trajectoires historiques (Dobry, 2000). En revanche, cette théorie ne prétend pas dire quand et pourquoi surgissent des mobilisations multisectorielles, elle se borne à expliquer ce qu’il advient lorsqu’on est en présence de ces mobilisations, et c’est là une autre des frontières de son domaine de pertinence. obstacle à leur efficacité ou ampleur constitue une erreur majeure (et, simultanément, un contresens sur la théorie des conjonctures fluides). Il en va de même de l’explication de l’émergence et de l’extension des mobilisations par la magie de quelque « prise de conscience » ou « libération cognitive ». Non seulement cette imagerie intellectualiste présuppose que les « dominés » ne savent pas qu’ils le sont – or, ils le savent i.e. dans leur hétérogénéité, un handicap ou un même lorsqu’ils ne veulent pas le savoir – et qu’ils ont besoin pour le découvrir de quelque « conscientisation », mais elle passe surtout à côté de la façon dont cognitions et représentations des acteurs jouent effectivement dans les mobilisations, mais aussi peuvent être façonnées par elles. Et, à cet égard, ce qui est décisif, ce sont les basculements inattendus, souvent soudains et locaux, et qui n’ont la plupart du temps rien d’« idéologique », des perceptions du risqué, du probable, du possible ou du jouable, et que des mobilisations apparues ailleurs dans l’espace social peuvent justement produire.

Bibliographie BRINTON Crane, The Anatomy of Revolution, New York (N. Y.), Random House, 1965 [1 re éd., 1938]. DOBRY Michel, « Les causalités de l’improbable et du probable : notes à propos des manifestations de 1989 en Europe de l’Est », Cultures & Conflits, 17, 1995, p. 111-136. DOBRY Michel, « Les voies incertaines de la transitologie : choix stratégiques, séquences historiques, bifurcations et processus de path dependence », Revue française de science politique, 50 (4-5), 2000, p. 585-614. DOBRY Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1 re éd., 1986]. HEURTIN Jean-Philippe, « La logique des situations comme nômos du présent », dans Myriam Aït-Aoudia et Antoine Roger (dir.), La Logique du désordre. Relire la sociologie de Michel Dobry, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, p. 95-123.

KURZMAN Charles, « Structural Opportunity and Perceived Opportunity in Social Movement Theory : The Iranian Revolution of 1979 », American Sociological Review, 61 (1), 1996, p. 153-170. LINZ Juan J. et STEPAN Alfred (eds), The Breakdown of Democratic Regimes, Baltimore (Md.), Johns Hopkins University Press, 1978. O’DONNELL Guillermo et SCHMITTER Philippe C., Transitions from Authoritarian Rule. Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore (Md.), Johns Hopkins University Press, 1986. SIMÉANT-GERMANOS Johanna, « Conceptualizing Contexts or Contextualizing Concepts ? On Some Issues of the Modeling of Relational Spaces in the Study of Collective Action », Social Movement Studies, 2019. TILLY Charles, From Mobilization to Revolution, Reading (Mass.), Addison Wesley, 1978.

Michel Dobry Voir aussi Analyse des cadres · Choix rationnel · Insurrections, émeutes · Réussite et échec des mouvements sociaux · Révolutions (sociologie des) · Scandale · Structure des opportunités politiques

Conséquences biographiques de l’engagement La notion de conséquences biographiques de l’engagement renvoie à la manière dont l’expérience du militantisme peut transformer le rapport au monde des individus, parfois en rupture avec les socialisations antérieures. Elle entend saisir comment l’engagement est susceptible d’influencer, en les redéfinissant ou en les modifiant, l’ensemble des représentations et des pratiques individuelles, partant les trajectoires de vie aussi bien dans les domaines professionnel, affectif que politique (Fillieule, 2005, p. 39 ; Leclercq et Pagis, 2011). manifestations) ou à des organisations explicitement politiques par rapport à d’autres instances, telles que la famille ou l’école. Or, si la participation aux mouvements sociaux dépend de la socialisation politique, les organisations de mouvement social et les événements protestataires doivent aussi être étudiés comme des vecteurs de socialisation explicites et implicites.

Diversité de terrains et communauté de résultats Un premier ensemble de recherches a porté sur l’activisme au sein du mouvement en faveur des droits civiques, étudiant les effets socialisateurs de la participation aux émeutes raciales, tant pour les militants que les simples participants. Un résultat que confirment d’autres recherches sur les simples participants aux événements protestataires. Une autre direction de recherche s’inscrit dans le champ des études féministes et traite du développement d’une « conscience de genre » par la fréquentation du mouvement. Plus largement, d’autres travaux montrent que même la participation à des mouvements non progressistes peut avoir des effets

semblables (Klatch, 1999). Signalons encore des recherches portant sur les effets socialisateurs spécifiques des mouvements ayant recours à la violence, pratiquant la clandestinité et subissant de hauts niveaux de répression (voir Fillieule et Neveu, 2019 pour une revue). développement de travaux sur le désengagement militant (Pagis, 2014 ; Fillieule et al., 2018). Au-delà de leur diversité, toutes ces recherches se rejoignent sur au moins trois éléments : les effets à long terme de l’activisme, les facteurs déterminants du processus de désengagement et enfin une typologie relativement similaire des modes de sortie et des formes de reconversion. On s’accorde pour souligner que les trajectoires de vie sont sensiblement infléchies par le passage par l’activisme, et cela dans trois domaines principalement : la participation politique et citoyenne, la vie de famille et la vie professionnelle. En matière de participation et d’orientation idéologique, les ex-activistes ont toutes les chances d’être durablement marqués à gauche et d’être plus souvent que les non-engagés intéressés par la politique et actifs. La vie de famille des ex-activistes est marquée par un retardement de l’entrée dans la vie adulte et dans les rôles qui y sont associés et une plus grande instabilité des couples, avec un taux de divorce toujours plus élevé que dans les groupes de contrôle lorsque les enquêtes en comportent. Enfin, en matière professionnelle, les cursus scolaires sont plus souvent que la moyenne interrompus avant terme ou abrégés ; les métiers exercés se concentrent dans les secteurs de l’aide sociale et les professions intellectuelles moyennes ou supérieures, y compris le pastorat ou la prêtrise pour les anciens membres du mouvement des droits civiques aux ÉtatsUnis. En conséquence, les revenus sont relativement peu élevés. Les carrières sont également marquées par une plus grande instabilité professionnelle, due notamment à l’entrée tardive dans la vie active et aux plus fréquents changements d’emplois. Ces éléments permettent à Fendrich (1993) d’analyser les ex comme formant une « unité générationnelle », au sens de Mannheim, ce que vient confirmer McAdam, lorsqu’il montre que les risques liés au Freedom Summer ont sans doute largement contribué à faire de cet été une expérience « inoubliable » pour les participants. cours des décennies suivant l’ébullition des années 1960 aux États-Unis et 68 en Europe. Si une minorité choisit le retrait pur et simple et rentre dans le rang, la plupart vont chercher à concilier leurs convictions politiques et la recherche d’un avenir. Certains, d’abord, vont se tourner

vers les aspects introspectifs du mouvement et développer, qui le sentiment religieux, qui les modes de vie alternatifs, lesquels permettent de préserver les aspirations personnelles et les convictions politiques. Pour d’autres, la poursuite de projets professionnels se fait le plus possible en accord avec les convictions militantes, d’où l’importance des professions liées au travail social et plus généralement à toutes les formes de magistère moral. D’autres encore, qui ne souhaitent pas renoncer à la lutte, font porter leurs efforts sur la création de petits partis radicaux, soit sur le développement d’institutions alternatives (journaux underground, radios locales, associations), ce qui permet le reclassement professionnel sans renoncer aux convictions militantes. Aussi bien, certains cherchent à politiser la profession qu’ils embrassent, par exemple dans le travail social, l’inspection du travail ou les politiques urbaines (voir Fillieule et al., 2018 pour une analyse de ces différents aspects).

Une variété de stratégies d’enquête Les premières recherches menées aux États-Unis entre dix et vingt ans après le déclin du Movement reposaient largement sur des enquêtes par questionnaires, plus rarement assorties d’un volet qualitatif. Les stratégies déployées, que l’on ne détaillera pas ici, se distinguent par les modalités de constitution des populations enquêtées, l’éventuel recours à des groupes de contrôle et les méthodes employées pour retracer les parcours de vie : administration de questionnaires uniques ou réitérés, récits de vie, éventuellement répétés, ou associations de questionnaires et de récits de vie. auteurs se sont concentrés sur des populations d’activistes réduites en nombre, très engagées et ayant participé, dans des lieux précis, soit à des événements très ponctuels – comme pour Jack Whalen et Richard Flacks l’incendie d’une banque par des membres du groupe Santa Barbara 19 en 1970 et qui concerne 25 personnes (Whalen et Flacks, 1989), soit à des mobilisations plus vastes comme le Freedom Summer de 1964 étudié par McAdam (McAdam, 2012 [1988]), soit l’étude des militants d’un groupe politique donné, comme Marnix Dressen (2000). L’enquête menée par Julie Pagis contourne cet obstacle en construisant une population de 182 personnes qu’elle retrouve, à Paris et à Nantes, via les fichiers d’anciens élèves de deux écoles alternatives ; avec cependant la limite de ne retenir

que des personnes ayant élevé des enfants et ayant « reconverti leur humeur anti-institutionnelle dans les pratiques éducatives au cours des années 1970 et 1980 » (2014, p. 27). Enfin, le collectif Sombrero (Fillieule et al., 2018) s’est récemment attaché à constituer une population d’enquêtés sinon représentative, du moins significative par son mode de constitution et sa diversité de la population des soixante-huitards français. L’enquête s’appuie sur la reconstitution des réseaux militants syndicaux, d’extrême gauche et féministes dans cinq métropoles régionales. Des entretiens informatifs ont d’abord été réalisés avec des personnes connues pour leurs activités durant les années 1968, puis de manière plus extensive selon une méthode en « boule de neige ». Pour éviter les biais inhérents à cette méthode, les noms des personnes mentionnées dans les archives administratives, la presse militante et les archives personnelles recueillies ont aussi été relevés. C’est parmi les 3 776 noms ainsi collationnés, que 366 enquêtés furent retenus pour des entretiens biographiques assortis pour 285 d’entre eux de calendriers de vie. recueillies en entretien (McAdam, 2012 [1988]). La constitution de groupes de contrôle permet également de rapporter les destins des enquêtés à des populations proches, soit appartenant aux mêmes cohortes, en population générale, soit ayant partagé les mêmes positions structurales ou les mêmes convictions mais ne s’étant finalement pas engagées comme dans le cas du a posteriori dans les verbalisations Freedom Summer étudié par McAdam. Dans l’enquête Sombrero, l’extraction des cohortes 19421957 d’une enquête INSEE (FQP-1993) permet de mesurer de profonds écarts notamment en matière de trajectoires professionnelles et de mobilité sociale (Contamin et Misset ; Fillieule, Picard et Roussel ; Fillieule, MeuretCampfort et Lechaux, dans Fillieule et al., 2018). Une dernière difficulté tient à la restitution des parcours de vie dans leur déroulé temporel. Quatre stratégies ont été empruntées dans la littérature pour y répondre : les questionnaires uniques, les questionnaires réitérés, le recueil de récits de vie et les questionnaires datés ou calendriers de vie. questionnaire postal qui leur est adressé lui permet de comparer les réponses contemporaines aux déclarations des dossiers de candidature.et al., 1971). James Fendrich réalise une enquête à double détente en 1971 auprès d’une centaine d’activistes blancs de Floride et en 1973 auprès de militants noirs. Cette première vague est suivie, en 1986 pour les Blancs, et en 1988

pour les Noirs, par une seconde vague touchant 88 personnes (Fendrich, 1993). L’enquête de McAdam repose sur les dossiers remplis avant l’été 1964 par les candidats étudiants, parmi lesquels certains participeront effectivement alors que d’autres, acceptés, feront défection. À partir des données contenues dans les dossiers, l’auteur parvient à retrouver 73 % des no-shows et 53 % des volontaires. Le Les entretiens biographiques, auxquels Demerath est le premier à avoir recours, permettent d’approcher la façon dont l’engagement fut vécu dans le passé et de tenir compte de l’ordre dans lequel se déroulent les parcours de vie. McAdam associe ainsi à son enquête des récits de vie avec des ex comme avec des no-shows, terminant son livre par une série de portraits. Flacks de son côté démarre une enquête seulement qualitative en 1979. Il s’entretient avec 18 activistes. En 1980, Whalen réalise une seconde vague d’entretiens pour sa thèse. 17 des activistes et 15 des non-activistes déjà interrogés en 1979 le sont à nouveau. Suit une troisième vague en 1983, puis une quatrième en 1987-1988, menée auprès de la quasi-totalité de l’échantillon (Whalen et Flacks, 1989 pour une synthèse finale). Dans les recherches conduites à partir des années 1990, le recours à l’entretien devient systématique, sans passation de questionnaires comme dans le cas de Salles (2005), Klatch ou Corrigall-Brown, soit dans le cadre d’un dispositif mixte comme pour Dressen, Pagis et le collectif Sombrero. Ces deux dernières recherches se singularisent encore par le recours à des questionnaires datés pour la première et des calendriers de vie pour la seconde, sur la base des recommandations formulées par Fillieule et Broqua (Fillieule, 2005). En invitant les personnes à remplir un tableau, organisé en frise chronologique, qui répertorie depuis la naissance les parcours résidentiel, affectif, de formation, professionnel et bien sûr militant, renseignant à la fois les appartenances à des groupes et les participations à des événements politiques, le calendrier de vie offre le moyen de brosser un portrait de groupe qui intègre le temps de manière réaliste, permet d’explorer les interdépendances entre sphères de vie parallèles et de considérer différents niveaux d’agrégation – du niveau individuel au collectif – à l’analyse des comportements (Fillieule et al., 2018). c’est-à-dire à la fois la nature des expériences individuelles, leur durée et leur ordre, soit le temps biographique et le temps historique à partir de données quantitatives (Fillieule et Blanchard, 2013).

Bibliographie CORRIGALL-BROWN Catherine, Patterns of Protest : Trajectories of Participation in Social Movements, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 2011. DEMERATH Nelson J., MARWELL Gerard et AIKEN Marc T., Dynamics of Idealism, San Francisco (Calif.), Jossey-Bass Inc. Publishers, 1971. DRESSEN Marnix, De l’amphi à l’établi : les étudiants maoïstes à l’usine, 1967-1989, Paris, Belin, 2000. FENDRICH James M., Ideal Citizens. The Legacy of the Civil Rights Movement, Albany (N. Y.), State University of New York, 1993. FILLIEULE Olivier (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005. FILLIEULE Olivier et BLANCHARD Philippe, « Fighting Together. Assessing Continuity and Change in Social Movement Organizations Through the Study of Constituencies’ Heterogeneity », dans Niilo Kauppi (ed.), A Political Sociology of Transnational Europe, ECPR Press, 2013, p. 79-110. FILLIEULE Olivier et NEVEU Érik, « Activists Trajectories in Space and Time : An Introduction », dans Olivier Fillieule et Érik Neveu (eds), Activists Forever ? Long-Term Impacts of Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2019. FILLIEULE Olivier, BÉROUD Sophie, MASCLET Camille, SOMMIER Isabelle et collectif SOMBRERO (dir.), Changer le monde, changer sa vie. Enquête sur les militantes et les militants des années 1968 en France, Arles, Actes Sud, 2018. KLATCH Rebecca, A Generation Divided, Berkeley (Calif.), University of California Press, 1999. LECLERCQ Catherine et PAGIS Julie, « Les incidences biographiques de l’engagement », Sociétés contemporaines, 84 (4), 2011, p. 5-23. MCADAM Doug, Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964, Marseille, Agone, 2012 [1988]. PAGIS Julie, Mai 1968, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2014. SALLES Jean-Paul, La Ligue communiste révolutionnaire (1968-1981). Instrument du Grand Soir ou lieu d’apprentissage ?, Rennes, PUR, 2005. WHALEN Jack et FLACKS Richard, Beyond the Barricades. The Sixties Generation Grows Up, Philadelphie (Pa.), Temple University Press, 1989. WHITTIER Nancy, Feminist Generations, Philadelphie (Pa.), Temple University Press, 1995.

Olivier Fillieule Voir aussi

Carrière militante · Cycle de mobilisation · Désengagement · Effets de génération · Enquêtes par questionnaire · Radicalisation · Répertoire d’action · Réussite et échec des mouvements sociaux · Socialisation politique

Consommation engagée concours de politiques publiques et l’adaptation de l’offre marchande. Ainsi, les entrepreneurs de la consommation engagée, « entrepreneurs de morale capitaliste » (Chessel et Cochoy, 2004), contribuent à créer un cadre qui rend possible l’expression d’opinions politiques à travers des actes d’achat.labels) et sur la demande (appels au boycott, campagnes de sensibilisation). Ils incitent les consommateurs à « choisir les produits, les producteurs et les services davantage en fonction du contenu politique du produit qu’en fonction du produit comme objet matériel en soi » (Micheletti, 2003). Ce contenu politique peut être en lien direct avec le produit visé (par exemple ses conditions de production, ou les effets écologiques de la production), en être plus éloigné (par exemple une critique du régime politique du pays de production), voire constituer une critique générale de la société de consommation (emprise de la publicité, incitation à consommer moins). Un des résultats de ces mobilisations dans le marché, en partie créé par les modes d’action empruntés, est la constitution d’une offre en biens « éthiques » – verts, bio, socialement responsables – qui se met en place par des initiatives militantes, mais aussi avec le

La consommation, un cadre d’expression politique Donner du sens politique à la consommation n’a rien de nouveau. Ainsi au XIX e siècle, le mouvement abolitionniste utilisait à la fois des tactiques de boycotts et des labels désignant des produits fabriqués sans esclaves. À la même époque, le mouvement des coopératives tenta d’intégrer les intérêts des travailleurs et des consommateurs, un discours qui se retrouve aussi dans les premières associations de consommateurs (les ligues sociales

d’acheteurs) qui naissent au début du XX e siècle dans plusieurs pays occidentaux sous l’influence d’un christianisme social ou d’un socialisme réformateur. Cette vision englobante, selon laquelle les choix de consommation doivent assurer un salaire digne aux travailleurs, est à mettre en rapport avec la constitution des catégories sociales – le « consommateur » ne représentant pas encore une catégorie sociale établie (Trentmann, 2006). Elle suscite cependant des tensions : les enjeux du prix et de la qualité des produits entrèrent en concurrence avec l’idée du consommateur « citoyen ». La figure sociale du consommateur va ensuite progressivement s’autonomiser et s’établir et, à partir des années 1950, les associations de consommateurs adoptent une stratégie consumériste, qui passe de façon privilégiée par la publication de tests comparatifs de produits. d’organisations tiers-mondistes et de solidarité Nord-Sud. Mais le mouvement écologiste ou des associations se battant pour les droits des animaux ont également fait de l’action sur et par la consommation un mode d’action privilégié. Si les associations de consommateurs se sont parfois fait l’avocat de ces différents enjeux, ceux-ci émanent essentiellement de mobilisations d’autres acteurs qui utilisent la consommation comme levier d’action politique sans vouloir parler au nom des consommateurs. Les principaux enjeux qui se trouvent attachés aux produits et qui font l’objet de mobilisations dans le marché sont ainsi, à côté des préoccupations consuméristes (qualité des produits, sécurité alimentaire, santé), des enjeux environnementaux, les conditions sociales de production, l’éthique animale, mais aussi des enjeux identitaires (acheter local, acheter ethnique).

La consommation engagée, nouveau mode d’action politique (Inglehart, 1997) pourraient expliquer les déplacements de l’action politique vers l’arène marchande. S’il y a effectivement une croissance du recours au répertoire de consommation engagée dans les pays occidentaux, diverses études effectuées depuis les années 2000 sur la base de données de sondage sur le boycott et buycott, ainsi que les chiffres de vente de produits éthiques labellisés, montrent des différences nationales importantes, qui vont à l’encontre d’explications globalisantes (De Moor et Balsiger, 2018).

Des configurations nationales – des répertoires nationaux, les dynamiques propres des secteurs de mouvements sociaux, ainsi que les opportunités politiques et économiques rencontrées (Koos, 2012) – semblent ainsi affecter les possibilités de recours aux modes d’action de la consommation engagée et expliquent les différences entre les pays.

Les formes de l’action engagée, couvrant des produits très divers, a pris une ampleur inédite depuis une vingtaine d’années et fait de la diversité en produits et circuits « éthiques » l’une des caractéristiques principales de la consommation engagée contemporaine dans les pays occidentaux (De Moor et Balsiger, 2018). Les enquêtes s’en tiennent la plupart du temps à définir la consommation engagée par ces deux modes d’action, le boycott et le buycott, pour décrire, à partir de données de sondages, les profils de leurs acteurs. Ils sont plus souvent issus des classes moyennes que l’ensemble de la population, ont des niveaux de formation élevés, et les femmes y sont surreprésentées. Des études qualitatives soulèvent les divers degrés d’engagement comme caractéristique principale (Brown, 2014). Elles signalent ainsi la diversité de profils d’engagement, allant de militants qui soumettent toutes leurs pratiques de consommation à des considérations politiques (par exemple en adoptant un style de vie « décroissant »), à des individus qui achètent occasionnellement des produits bio ou issus du commerce équitable. Ceci plaide en faveur d’interprétations contextualisées des actes de consommation engagée. C’est d’autant plus important qu’aujourd’hui, les incitations à consommer éthique ne viennent pas seulement des mouvements sociaux, mais aussi des entreprises et de l’État qui utilise l’encouragement de modes de consommation plus durables comme un instrument de politique publique (Dubuisson-Quellier, 2016), ce qui rend difficile l’exercice d’interprétation de la consommation engagée comme forme de participation politique. entre gestes individuels et action collective (Dubuisson-Quellier, 2009), entre modes d’action « consuméristes » et politiques : ces actes d’achat resteraient en effet silencieux si les consommateurs n’étaient pas en même temps incités à se mobiliser et à participer de manière plus large, et c’est

cette culture jamming), les entrepreneurs de la consommation engagée cherchent à sensibiliser les consommateurs et, par là, à faire pression sur les producteurs (Balsiger, 2010). Les (non-)acquisitions des consommateurs engagés doivent contribuer directement, quoique de façon marginale, à faire avancer les causes défendues des différents entrepreneurs politiques. Se pose ainsi la question de l’articulation prise de parole qui permet d’appuyer et de légitimer les revendications des entrepreneurs de la consommation engagée lorsqu’ils visent des cibles du marché.

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Philip Balsiger Voir aussi

Boycott · Croisades morales · Engagement distancié · Marché et mouvements sociaux · Nouveaux mouvements sociaux · Répertoire d’action · Secteur, champ, espace

Construction des problèmes publics La notion de construction des problèmes publics renvoie aux processus par lesquels les problèmes sociaux (ou toute question ayant une existence plus ou moins localisée dans l’espace social) acquièrent une dimension publique. Parler de construction des problèmes publics souligne que les processus de publicisation sont tout sauf naturels ou spontanés, et qu’il n’y a pas de lien direct entre l’importance objective d’un problème et la surface publique qu’il occupe, ni même entre ses contours objectifs et ses contours publics (si tant est qu’on puisse définir précisément les uns et les autres). Les processus de publicisation sont au contraire le produit de multiples investissements et mobilisations issus d’acteurs et de groupes d’acteurs n’ayant parfois qu’un lien très indirect avec le problème en cause.

L’exemple de l’alcool au volant définition cristallisée autour du « délinquant » qui tend à prévaloir ces dernières années en France : le fait de boire occasionnellement apparaît moralement moins problématique et les acteurs administratifs et politiques ayant récemment repris le problème en main privilégient une définition en termes de respect/irrespect des règles en vigueur.drinking driver) (Gusfield, 2009 [1980]). Or cette représentation du problème est loin d’être la seule imaginable ou la seule possible. D’autres types de comportements peuvent être à l’origine d’accidents de la route et au-delà de l’influence directe du conducteur, des facteurs liés à l’infrastructure routière ou à la conception des véhicules pourraient être prioritairement mobilisés pour expliquer l’insécurité routière. Pourtant la mobilisation de groupes sociaux militant pour la tempérance vis-à-vis de la consommation d’alcool et stigmatisant les comportements déviants, les condamnations judiciaires de chauffeurs impliqués dans des accidents et ayant consommé de l’alcool ou les résultats de plusieurs études scientifiques mettant en évidence l’implication de ces catégories spécifiques de conducteurs, imposent progressivement cette représentation du problème comme la façon exclusive de le formuler. Cette construction doit être comparée à la

Comment définir le problème social ? L’approche en termes de construction des problèmes publics s’oppose à la définition des problèmes sociaux qui prévalait jusqu’aux années 19601970 chez les fonctionnalistes et qui postulait qu’un problème social était essentiellement défini par ses dimensions objectives ou plus exactement par « une différence substantielle entre des normes sociales largement partagées et des situations réelles de la vie sociale » (Merton et Nisbet, 1961). Ces auteurs dégageaient alors deux grandes catégories de problèmes sociaux : les désorganisations sociales et les comportements déviants (ibid.). Dans cette première perspective, l’existence objective des problèmes suffit à expliquer en elle-même l’importance qui leur est accordée. La redéfinition de la problématique scientifique de l’analyse des social problems est formulée par Herbert Blumer qui rompt avec les approches précédentes en indiquant nettement que les problèmes sociaux « sont fondamentalement le produit d’un processus de définition collective et non un ensemble de conditions sociales objectives existant de façon intrinsèquement indépendante » (Blumer, 1971, p. 298). Cette redéfinition sera développée par John Kitsuse et Malcolm Spector, notamment dans leur ouvrage Constructing Social Problems (Spector et Kitsuse, 1977) qui s’est depuis imposé comme une référence sur ces questions. La définition d’un problème social que proposent ces deux auteurs est alors la suivante : « les activités d’individus ou de groupes qui se plaignent ou demandent réparation d’une situation supposée ou réelle » (ibid., p. 75).

Les travaux de recherche anglo-saxons ethniques. L’objectif de ces travaux est alors de rendre problématiques des situations auparavant socialement acceptées.social problems constitue aux États-Unis une véritable tradition de recherche depuis les années 1960, soit à partir du moment où cette problématique est réinvestie dans la perspective de l’École de Chicago. Cette origine explique sans doute pour une part pourquoi la notion de problème public reste appréhendée dans le contexte nord-américain par la notion de social problem, dans le prolongement de la sociologie de la déviance promue par les sociologues de Chicago. L’essentiel des travaux engagés dans cette perspective (et dont témoigne la ligne éditoriale de la revue Social Problems) traite de

problèmes sociaux (notamment liés à la santé, à la criminalité, aux inégalités sociales, à la pauvreté) dont on présuppose qu’ils ont a priori une faible capacité à émerger publiquement. Les chercheurs interrogent alors les conditions et les processus par lesquels ils acquièrent une certaine audience jusqu’à parfois être pris en charge par une instance politique et/ou administrative. Un exemple paradigmatique de ce type de recherche est celui de l’enfance maltraitée, problème presque totalement disparu des espaces publics de débat aux États-Unis durant la première moitié du XX e siècle. L’investissement de cette question par un groupe de pédiatres de Denver qui publient leurs travaux sur ce thème à partir du début des années 1960 donne une nouvelle visibilité à ce problème qui acquiert, dès lors, une importance croissante jusqu’à être l’objet de politiques publiques récurrentes (Nelson, 1984). Ces travaux ont souvent d’importants prolongements politiques, puisque montrer qu’une situation perçue comme « naturelle » ou allant de soi résulte en réalité d’une construction sociale n’est pas sans fragiliser son acceptation sociale ; d’où de nombreux travaux portant sur des situations touchant des catégories stigmatisées ou relativement dominées de l’espace social comme les femmes, les pauvres ou certains groupes Le foisonnement de travaux de ce type dans le domaine anglo-saxon conduit Ian Hacking à dresser une liste impressionnante d’ouvrages commençant par « La construction sociale de... », liste qui montre à quel point cette littérature constitue aujourd’hui un genre en tant que tel (Hacking, 2001). Un genre qui tend d’ailleurs à s’essouffler, comme le constate Joel Best dans un article qui propose un bilan des recherches menées depuis la parution du livre fondateur de Spector et Kitsuse (Best, 2002). Selon lui, l’absence de débats contradictoires au sein de ce courant de recherche a affaibli la capacité de réflexion théorique des auteurs travaillant sur ces questions, au point que ces travaux ont aujourd’hui tendance à se refermer sur eux-mêmes et à ne plus produire d’innovations en ne parvenant qu’à additionner les études de cas sans véritable constitution d’une base de connaissances scientifiques stabilisées.

Querelles de courants et nouvelles interrogations

non-distinction dans la tradition anglo-saxonne entre problème social et problème public (hormis dans les travaux de Joseph R. Gusfield qui, lui, parle explicitement de problème public). Or, utiliser le même terme pour parler de violences sur les enfants en elles-mêmes et pour désigner le problème public qu’elles suscitent ne peut que provoquer des incompréhensions. Sans vouloir proposer une nouvelle synthèse à cette opposition irréductible entre objectivisme et subjectivisme, on peut simplement affirmer à la suite de Hacking que, si le monde social ne se réduit évidemment pas à une construction discursive, il est de façon tout aussi évidente l’objet d’une perpétuelle construction sociale. On peut ainsi parler d’une « invention de l’illettrisme » (Lahire, 1999) sans pour autant supposer qu’avant l’émergence de ce problème public, les problèmes relatifs à l’inégale distribution des capacités de lecture dans la population étaient inexistants. Cependant, analyser la genèse et la carrière de ce problème public conduit à voir les acteurs investis (notamment dans ce cas l’association ATD Quart Monde) pour modifier le faible intérêt auparavant porté au problème et donc accélérer sa prise en charge publique.

Logiques de publicisation, logiques de confinement centrale des accidents de la route. L’attention nouvelle portée aux espaces dans lesquels se négocie et se met en œuvre l’action publique conduit à porter le regard sur de nouveaux processus menant à la construction des problèmes sociaux. Lorsque les travaux classiques s’attachaient principalement aux arènes de débats publics et notamment aux arènes judiciaires ou aux différentes arènes de médiatisation des problèmes (Hilgartner et Bosk, 1988), la recherche se focalisait sur les logiques de publicisation, c’est-à-dire les logiques cherchant à accroître le public potentiellement intéressé à un problème. Or, à davantage se concentrer sur les espaces de la décision ou de la mise en œuvre de l’action publique, le chercheur est plus souvent confronté à des logiques de confinement, cherchant à limiter les publics potentiellement intéressés par un enjeu. Ces logiques, au même titre que les logiques de publicisation qui ont jusqu’à présent concentré l’essentiel de l’attention des chercheurs, doivent dorénavant être étudiées en tant que telles (Gilbert et Henry, 2012). Leur prise en compte de façon plus systématique conduit à analyser les phases de

forte publicité des problèmes sociaux comme des moments spécifiques de la carrière des problèmes, moments qui doivent être mis en perspective avec les phases au cours desquelles ils sont appréhendés dans des arènes plus discrètes et par des acteurs ne cherchant pas à publiciser ces enjeux.

Des problèmes aux non-problèmes comme les cancers professionnels, sont très peu abordés dans le débat public et ne font pas l’objet d’une intervention publique à la hauteur de l’ampleur du problème (Henry, 2017).

Bibliographie BEST Joel, « Constructing the Sociology of Social Problems : Spector and Kitsuse TwentyFive Years Later », Sociological Forum, 17 (4), 2002, p. 699-706. BLUMER Herbert, « Social Problems as Collective Behavior », Social Problems, 18 (3), 1971, p. 298-306. FULLER Richard C. et MYERS Richard R., « The Natural History of a Social Problem », American Sociological Review, 6 (3), 1941, p. 320-329. GILBERT Claude et HENRY Emmanuel, « La définition des problèmes publics : entre publicité et discrétion », Revue française de sociologie, 53, 2012, p. 35-59. GUSFIELD Joseph R., La Culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre, Paris, Economica, 2009 [1980]. HACKING Ian, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001. HENRY Emmanuel, Ignorance scientifique et inaction publique. Les politiques de santé au travail, Paris, Presses de Sciences Po, 2017. HILGARTNER Stephen et BOSK Charles L., « The Rise and Fall of Social Problems : A Public Arenas Model », American Journal of Sociology, 94 (1), 1988, p. 53-78. LAHIRE Bernard, L’Invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte, 1999. MERTON Robert K. et NISBET Robert A. (eds), Contemporary Social Problems : An Introduction to the Sociology of Deviant Behavior and Social Disorganization, New York (N. Y.), Harcourt, Brace & World, 1961. NELSON Barbara J., Making an Issue of Child Abuse. Political Agenda Setting for Social Problems, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1984. NEVEU Érik, Sociologie politique des problèmes publics, Paris, Armand Colin, 2015. SPECTOR Malcolm et KITSUSE John I., Constructing Social Problems, Menlo Park (Calif.), Cummings, 1977.

WOOLGAR Steve et PAWLUCH Dorothy, « Ontological Gerrymandering : The Anatomy of Social Problems Explanations », Social Problems, 32 (3), 1985, p. 214-227.

Emmanuel Henry Voir aussi Agenda · Analyse des cadres · Croisades morales · Expertise · Médias · Opinion publique · Paniques morales · Scandale

Contre-mouvement L’attention portée aux réactions que suscite un mouvement social est classique en histoire, qu’il s’agisse de l’étude des contre-révolutions ou des résistances à l’essor du mouvement ouvrier. En revanche, elle est récente en sociologie des mouvements sociaux puisqu’elle n’apparaît, sous une forme systématisée, qu’à la fin des années 1970 lorsque les mobilisations « progressistes » de la décennie antérieure, qui avaient nourri le développement de ce sous-champ disciplinaire, sont sur le déclin et se trouvent pour certaines confrontées à l’hostilité active de groupes conservateurs souvent d’inspiration religieuse. Le cas de figure le plus emblématique de cette nouvelle configuration d’acteurs est alors le conflit opposant « pro-choix » et « pro-vie », mais les auteurs vont aussi s’intéresser à relire des conflits antérieurs comme le mouvement des droits civiques à la lumière, par exemple, de la mobilisation antibusing, du Ku Klux Klan ou des groupes d’autodéfense. les moyens proposés par le mouvement initial, plutôt que sur les fins » (Turner et Killian, 1972, p. 318) et ce, quelle que soit son orientation politique. C’est la voie la plus souvent suivie par les auteurs : « un contremouvement est la mobilisation de sentiments initiés dans une certaine mesure en opposition à un mouvement », estiment ainsi Zald et Useem (1987, p. 249). Il se place donc à la fois en réaction à un mouvement initial et en dépendance à son égard. Deux perspectives d’analyse sont ainsi tracées : ses conditions d’émergence et les interactions qu’il noue avec son mentor.d’opposing movement proposée par Mary Bernstein en 1997, souvent utilisée de façon interchangeable – vont volontiers l’associer aux mouvements conservateurs et réactionnaires, voire en faire le synonyme de la « nouvelle droite », de la droite radicale ou du néoconservatisme. Un contre-mouvement, dit Tahi L. Mottl, « mobilise des ressources humaines, symboliques et matérielles pour bloquer un changement social institutionnel ou pour revenir au statu quo antérieur » (Mottl, 1980, p. 624). Il serait le fait de groupes sociaux en déclin qui se sentiraient menacés. Une telle vision binaire n’est ni très heuristique, ni exempte de considérations idéologiques, voire normatives, toujours redoutables en sciences sociales. Comme y invitaient Ralph Turner et Lewis Killian dans des remarques pionnières sur

le sujet, il est plus intéressant de partir de la dimension fondamentalement réactive du contre-mouvement, « plus préoccupé à s’opposer qu’à promouvoir un projet particulier [et qui] tend à se concentrer sur Pour Meyer et Staggenborg (1996), un contre-mouvement a plus de chances de naître du succès (avéré ou possible) du mouvement initial, car ce succès offre un « événement critique » cristallisant une réaction (par exemple, pour les « pro-vie », la légalisation de l’avortement en 1973), mais aussi parce qu’il témoignerait de l’ouverture de la structure des opportunités politiques, notamment de la division des élites. Aussi est-il souvent aidé, si ce n’est suscité, par une partie au moins d’entre ces élites qui l’utilisent pour lutter contre les challengers qui les défient – les « syndicats-maison », le mouvement des droits des fumeurs par l’industrie du tabac, les pro-vie par l’Église, les administrations Reagan, Bush et maintenant Trump dans l’essor de la New Christian Right – ou dans une stratégie d’opposition ou de compétition avec un autre niveau de pouvoir décisionnel. Ainsi, par exemple, l’émergence du mouvement antibusing aurait été encouragée par la concurrence entre les localités et par l’hostilité de certaines au pouvoir fédéral. D’où l’idée que la dynamique mouvement-contre-mouvement est d’autant plus susceptible d’apparaître et surtout de perdurer dans des situations de fractionnement du pouvoir politique comme dans les États fédéraux. Le sponsoring d’un contre-mouvement par les élites peut aller jusqu’à lui déléguer les basses œuvres ou faire montre d’une bienveillante passivité face à ses exactions contre les militants du mouvement initial, comme ce fut le cas dans des États du Sud des États-Unis vis-à-vis des groupes ségrégationnistes (Luders, 2003), ou dans l’utilisation par une partie de l’appareil d’État italien de la violence des groupes d’extrême droite à des fins de contre-mobilisation au cours des années dites de plomb (Melucci, 1982, p. 110). Stimulante en ce qu’elle évite de considérer un mouvement comme un isolat, l’approche par le contre-mouvement doit cependant se garder d’une tentation généalogique excessive visant à chercher le « vrai » mouvement initial. L’imputation d’une responsabilité première à « l’autre » est souvent une stratégie de légitimation pour se présenter comme une victime qui ne fait que « réagir » à une attaque. Il est loin d’être certain que la proposition de Zald et Useem qui en viennent à ajouter un troisième acteur – le contrecontre-mouvement généré par un contre-mouvement mais différent du mouvement initial (Zald et Useem, 1987, p. 249) – éclaircisse la question.

C’est sur le plan des dynamiques de l’action collective que l’attention accordée aux contre-mouvements a été la plus fertile en étudiant les interactions continues et les effets d’interdépendances entre mouvement initial et contre-mouvement qui viennent souvent nourrir les cycles de mobilisation. L’émergence d’un contre-mouvement exerce sur le mouvement initial des effets contrastés. Elle peut contribuer à le réveiller ou à le rassembler sous l’effet du choc et de la menace ; elle peut aussi le conduire à se radicaliser. La « dynamique de couple » qui s’ensuit influe à la fois sur les valeurs, les objectifs, les tactiques et les modes d’action des deux groupes. italiens de s’engager dans une stratégie de la tension en commettant le premier attentat aveugle en décembre 1969 a été pour bien des militants d’extrême gauche l’événement qui a précipité la réflexion sur la légitimité de la violence armée et pour certains, la mise en place des structures clandestines se préparant à la « menace golpiste ». Il s’ensuit une tendance à l’isomorphisme des organisations dont une illustration dramatique peut être trouvée dans la militarisation des groupes communistes et fascistes dans l’entre-deux-guerres en Allemagne et le mimétisme de leurs services d’ordre. L’interaction continue entre les groupes tend à entretenir le conflit et à empêcher l’institutionnalisation des tactiques sous le regard entraînant des médias qui peut parfois aller jusqu’à encourager sa radicalisation. Mais l’existence même d’un contre-mouvement a souvent pour effet de porter un coup d’arrêt ou de freiner le changement social promu par le mouvement initial, ce qui peut avoir des effets de ricochet sur l’ensemble du secteur des mouvements sociaux. Le système de ramassage scolaire visant à brasser les groupes ethniques dans les écoles (busing), adopté en 1971, a par exemple été assoupli en 1992 par une décision de la Cour suprême qui, loin d’être isolée, s’inscrit dans une remise en question plus large de l’affirmative action. Les institutions deviennent des acteurs essentiels de ce combat intime opposant mouvement initial et contre-mouvement, et parfois des arbitres en tranchant leurs querelles judiciaires ou en assurant le maintien de l’ordre dans les délicates situations de manifestation et contre-manifestation simultanées. Le succès du contre-mouvement oblige le mouvement initial à adopter une stratégie défensive pour maintenir le statu quo et ce dernier s’épuise ainsi, à son tour, à ne pouvoir que réagir aux assauts. Ainsi, par exemple, du mouvement féministe français qui, sous la contrainte des

attaques portées au droit à la contraception et à l’avortement depuis les années 1980, est presque réduit à placer l’ensemble de ses ressources sur leur défense. Cet alignement sur les coups portés par l’adversaire affecte les militants et devient source de tensions voire de scissions. C’est ce que montrent également des recherches plus récentes consacrées aux conflits autour des questions de genre (« mariage gay », « théorie du genre », droits des LGBTQ) qui se sont aiguisés sous la pression d’une droite chrétienne devenue plus offensive au gré des soutiens partisans dont elle dispose désormais au plus haut niveau, aux États-Unis ou en Europe de l’Est, et des liens transnationaux tissés. Le mouvement LGBTQ fait ainsi face à des contraintes nouvelles, en termes d’orientation, de cadrage et de stratégies qui l’engagent dans une dynamique très différente de celle suivie au cours des années 1980 (Bernstein, 1997, et Fetner, 2008). L’approche des contre-mouvements enrichit considérablement la compréhension des dynamiques de mobilisation, en suivant le rôle des élites, l’échange de coups entre les adversaires, leurs relations parfois ambivalentes, la capacité d’innovation tactique, les processus d’influence réciproque, etc. Elle donne souvent lieu à des analyses plus complexes qui réintroduisent les valeurs et les idéologies, longtemps occultées en sociologie de l’action collective, et nouent ensemble différents espaces en interaction : l’espace des mouvements sociaux, bien sûr, mais aussi le champ politique et le champ religieux pour rendre compte, par exemple, du succès des groupes conservateurs états-uniens. C’est d’autant plus vrai dans ses développements récents réinvestissant une perspective relationnelle des mouvements sociaux d’inspiration bourdieusienne et interactionniste (Fligstein et McAdam, 2015 avec le champ des mouvements sociaux ; Jasper et Duyvendak, 2015 avec les arènes) attentive aux interactions stratégiques. Elle a aussi permis de rappeler que les mouvements sociaux émergent autant des opportunités politiques que du sentiment de menace et ouvre de ce fait sur la place essentielle des émotions dans les processus de mobilisation.

Bibliographie BERNSTEIN Mary, « Celebration and Suppression : The Strategic Uses of Identity by the Dynamics of Protest », American Journal of Sociology, 3 (103), 1997, p. 531-565.

FETNER Tina, How the Religious Right Shaped Lesbian and Gay Activism, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 2008. FLIGSTEIN Neil et MCADAM Doug, A Theory of Fields, New York (N. Y.), Oxford University Press, 2015. JASPER James et DUYVENDAK Jan Willem (eds), Players and Arenas : The Interactive Dynamics of Protest, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015. LO Clarence Y. H., « Countermovements and Conservative Movements in the Contemporary U.S. », Annual Review of Sociology, 8, 1982, p. 107-134. LUDERS Joseph, « Countermovements, the State, and the Intensity of Racial Contention in the American South », dans Jack Goldstone (ed.), States, Parties, and Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 27-44. MELUCCI Alberto, L’invenzione del presente : movimenti, identità, bisogni collettivi, Bologne, Il Mulino, 1982. MEYER David S. et STAGGENBORG Suzanne, « Movements, Countermovements, and the Structure of Political Opportunity », American Journal of Sociology, 101 (6), 1996, p. 16281660. MOTTL Tahi L., « The Analysis of Countermovements », Social Problems, 27 (5), 1980, p. 620-635. STAGGENBORG Suzanne, The Pro-Choice Movement : Organization and Activism in the Abortion Conflict, New York (N. Y.), Oxford University Press, 1991. TURNER Ralph et KILLIAN Lewis M., Collective Behavior, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1972. ZALD Mayer N. et USEEM Bert, « Movement and Countermovement Interaction : Mobilization, Tactics, and State Involvement », dans John D. McCarthy et Mayer N. Zald, Social Movements in an Organizational Society, New York (N. Y.), Routledge, 1987, p. 247272.

Isabelle Sommier Voir aussi Croisades morales · Cycle de mobilisation · Émotions · Paniques morales · Secteur, champ, espace · Structure des opportunités politiques

Courant pragmatique À un moment où, aux États-Unis, le philosophe Michael Walzer propose une théorie pluraliste de la justice en réponse à celle de John Rawls et où, en France, des sociologues se donnent pour mot d’ordre de suivre ce que font les acteurs, Luc Boltanski et Laurent Thévenot inaugurent une sociologie soucieuse de saisir les compétences critiques ordinaires (Boltanski et Thévenot, 1991). Luc Boltanski pose les premiers jalons d’une sociologie de la critique publique dans un travail sur la « dénonciation publique », où il analyse un corpus de lettres adressées au quotidien Le Monde contenant la dénonciation d’une injustice. Il y décrit la manière dont s’opère la dénonciation ainsi que les contraintes auxquelles elle doit répondre (notamment l’exigence de désingularisation). En mettant l’accent sur la manière dont l’activité critique ordinaire obéit à certaines règles de validité, il ouvre la voie à une « sociologie de la critique » qui rejette délibérément un point de vue surplombant sur les acteurs et prend pour objet l’activité critique même, décrivant une grammaire de l’engagement public (Barthe et al., 2013).

Les acteurs et l’engagement public montée en généralité) et tente de saisir la manière dont l’engagement public compose avec d’autres régimes d’engagement. L’ouvrage De la justification de Boltanski et Thévenot a souvent été présenté et discuté. Les six ordres de grandeur ou « cités » qu’il identifie (civique, domestique, marchande, industrielle, de l’opinion et de l’inspiration) présentent des conceptions du bien commun à l’aune desquelles la grandeur des êtres est mise à l’épreuve. C’est alors vers l’analyse des grandes causes, controverses, scandales ou « affaires » que se tournent plusieurs chercheurs soucieux de comprendre la manière dont les acteurs s’engagent dans une dispute publique, comme lors de grandes crises sanitaires (amiante, maladies à prions, radioactivité). De tels travaux décrivent le rôle des « lanceurs d’alerte », la manière dont circulent les énoncés, dont sont établis des jugements, dont les acteurs passent de la vigilance à la dénonciation puis à la mobilisation (Chateauraynaud et Torny,

1999). Ces travaux s’intéressent à la manière dont sont constitués des problèmes publics à travers une série d’accomplissements pratiques. Dans un geste proche de l’analyse des cadres que développe David Snow aux États-Unis, sans toutefois réduire l’engagement militant à sa dimension cognitive, l’enquête examine alors des « arènes publiques » en cherchant notamment à saisir les répertoires d’argumentation, les formes d’imputation de responsabilité, de focalisation et de distanciation (voir l’ouvrage collectif dirigé par Cefaï et Trom, 2001). Enfin, ces travaux s’intéressent également aux effets des controverses et des mobilisations, en montrant ce que ces dernières occasionnent de transformation sociale, de repositionnements, de déplacements des cadres moraux, de remise en cause des rapports sociaux institués ou de production de nouveaux dispositifs (voir notamment l’ouvrage collectif dirigé par Boltanski, Claverie, Offenstadt et Van Damme, 2007, qui apporte également une perspective historique).

Des constructions socio-historiques à créer du réseau autour de projets, le capitalisme répond à certaines aspirations normatives de la critique « artiste » (liberté, authenticité, mobilité et capacité à circuler, à ne pas être attaché, etc.). Face à cette récupération, la critique « sociale » est en crise, désarmée : elle a du mal à interpréter le « nouvel esprit du capitalisme » avec les outils dont elle disposait jusque-là, alors que des indignations devant des formes de souffrance continuent de se faire jour. L’horizon de cette sociologie « de la critique » devient alors éminemment critique, puisqu’il s’agit de penser le « nouvel esprit du capitalisme » pour rendre possible une critique renouvelée du capitalisme qui, pour mieux porter, tienne compte des déplacements effectués. C’est l’enjeu des mouvements sociaux contemporains.corpus conséquent de textes de management des années 1960 à nos jours, ils montrent comment le capitalisme a progressivement intégré certaines aspirations normatives (celles de la critique « artiste » après 1968). Avec la montée des références à des impératifs tels que l’autonomie, la mobilité, la flexibilité, la capacité Boltanski a poursuivi, dans un ouvrage qui se présente comme un Précis de sociologie de l’émancipation (2009), une réflexion sur ce en quoi consiste le geste critique, spécialement lorsqu’il s’adresse aux institutions.

Ces dernières sont en effet soumises à une « contradiction herméneutique » (êtres sans corps, les institutions doivent pour fonctionner être incarnées par des individus socialement situés) qui produit des décalages entre le discours général qu’elles tiennent sur elles-mêmes et les verdicts des épreuves (les examens scolaires ou les décisions judiciaires, par exemple) par lesquels elles font advenir la réalité sociale. La critique consiste, dès lors, à remettre en cause les formats des épreuves institutionnelles et à faire valoir d’autres types d’épreuves (telles celles, d’ordre existentiel, révélant les souffrances au travail contre la rationalité gestionnaire), pour contester les dominations et les inégalités qu’elles légitiment ou confortent. L’ouvrage se dote d’une dimension plus normative encore lorsqu’il pointe comment la déstabilisation des épreuves et l’emprise du discours expert (opposé à la souveraineté démocratique) contribuent à asseoir une nouvelle classe dominante.

Réfléchir à la pluralité des modes d’engagement réflexion sur la pluralité des modes d’engagement dans le monde. Intitulée « Vers une pragmatique de la réflexion », la postface de Économies de la grandeur, d’une De la justification rappelle que l’ouvrage ne cherche à rendre compte que de la conduite d’acteurs engagés dans une dispute publique. Boltanski et Thévenot ont, dès 1990, exploré, chacun de leur côté, d’autres « régimes d’action » ou « régimes d’engagement ». Toujours guidés par le souci du politique, ces travaux ouvrent une série de pistes pour l’analyse des mouvements sociaux, en s’efforçant de saisir le politique au regard du proche (Thévenot, 2006). L’engagement militant demande aux acteurs de s’engager dans des régimes du public (justification, action en plan), alors que dans le même temps, il s’agit pour certaines mobilisations de faire valoir des biens de moindre extension (mobilisations locales autour d’un quartier, d’un logement, contre un projet d’aménagement, etc.). Les mouvements associatifs, les argumentaires déployés, les dispositifs organisationnels construits, les actions conduites, etc., sont alors examinés dans leur capacité à articuler différents régimes d’engagement, du proche (la familiarité, l’attachement à un habitat, les émotions, la compassion, etc.) au public (la justification, la visée d’une action efficace, la médiatisation, etc.), en étant particulièrement attentif aux moments d’épreuves et aux

tensions. De telles compositions pragmatiques peuvent, en effet, s’avérer pesantes pour les acteurs : des difficultés à faire tenir les situations et à stabiliser les engagements plus ou moins durablement peuvent amener des éclats de violence (Doidy, 2004) ou encore provoquer l’épuisement des mobilisations ou l’usure des militants. Une telle perspective met l’accent sur la fragilité de l’engagement public et la manière dont il se joue dans les interactions (Eliasoph et Lichterman, 2003). Elle conduit alors à se déprendre des catégories de pensée de l’action collective qui ont tendance à rabattre d’emblée la pluralité des modes d’engagement sur le plan ou l’action stratégique, telles celles de l’analyse olsonienne (où les conduites passives s’expliquent par le calcul des agents) ou celles qui réduisent les acteurs à des entrepreneurs de mobilisation.

Bibliographie BARTHE Yannick et al., « Sociologie pragmatique, mode d’emploi », Politix, 103, 2013, p. 175-204. BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Ève, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. BOLTANSKI Luc, CLAVERIE Élisabeth, OFFENSTADT Nicolas et VAN DAMME Stéphane (dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007. BOLTANSKI Luc, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009. CEFAÏ Daniel et TROM Danny (dir.), Les Formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001. CHATEAURAYNAUD Francis et TORNY Didier, Les Sombres Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999. DEWEY John, Œuvres philosophiques, tome 2 : Le Public et ses problèmes, Pau, Presses de l’Université de Pau/Farrago/Leo Scheer, 2003 [1927]. DOIDY Éric, « Prévenir la violence dans l’activité militante », Revue française de sociologie, 45 (3), 2004, p. 499-527. ELIASOPH Nina et LICHTERMAN Paul, « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003, p. 735-794. LAFAYE Claudette et THÉVENOT Laurent, « Une justification écologique ? Conflits dans l’aménagement de la nature », Revue française de sociologie, 34 (4), 1993, p. 495-524. THÉVENOT Laurent, L’Action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006.

TROM Danny, « De la réfutation de l’effet Nimby considéré comme une pratique militante. Notes pour une pragmatique de la revendication politique », Revue française de science politique, 49 (1), 1999, p. 31-50.

Éric Doidy Voir aussi Analyse des cadres · Construction des problèmes publics · Désengagement · Émotions · Engagement distancié · Luttes pour la reconnaissance · Paniques morales · Scandale · Sociabilité(s)

Croisades morales Le concept de croisade morale, qui relève autant de la sociologie de la déviance que de celle des mouvements sociaux, constitue un bon exemple de ces notions mi-savantes, mi-militantes dont l’usage relève parfois davantage de la stigmatisation que de l’analyse. Le risque existe, en effet, en réservant cette catégorie aux seuls mouvements jugés réactionnaires ou rétrogrades, de disqualifier, en les labellisant comme tels, des mouvements appelant l’antipathie du lecteur. De fait, sont généralement considérés comme des croisades morales des mouvements puritains visant à la réforme des mœurs ou à la défense de la moralité publique contre toute forme de « vice » (jeux d’argent, prostitution, consommation d’alcool, de drogue, de pornographie, etc.), dont les membres se recruteraient principalement au sein des fractions déclinantes du monde social et dont les préférences philosophiques et politiques seraient orientées vers le conservatisme et marquées par une forte imprégnation religieuse.

Un combat pour la sauvegarde de valeurs classes moyennes. Ce faisant, la lutte en faveur de l’abstinence s’est dotée d’une dimension sociale : la Woman’s Christian Temperance Union associait réforme morale et question sociale, n’hésitant pas à revendiquer augmentations de salaires et réduction du temps de travail pour une classe laborieuse selon elle menacée par l’alcoolisme. Cette moralisation misant sur la diffusion au sein des couches populaires de l’éthique ascétique des classes moyennes prit fin avec l’arrivée de nouveaux immigrants, souvent catholiques et urbains, moins bien disposés à l’égard de la tempérance. À une stratégie de réforme par assimilation (a priori néglige le fait que les positions ou valeurs défendues par une croisade morale ne forment jamais un donné stable mais voient leur sens évoluer au fil du temps. Le mouvement anti-alcoolique américain, analysé par Joseph Gusfield (1963), illustre ce point de manière exemplaire. Son étude de 1826 aux années 1950 montre que les enjeux et la portée de la lutte contre la consommation d’alcool ont été soumis à de fortes fluctuations au gré des transformations de la société américaine. D’abord valorisée par une aristocratie coloniale

soucieuse de se distancier des nouvelles classes moyennes qui lui disputaient son pouvoir, la tempérance a, à partir des années 1860, été érigée en emblème de l’excellence du mode de vie des fractions « natives », protestantes et rurales de ces mêmes assimilative reform) succéda une stratégie misant sur la coercition (coercive reform) qui connut son apogée avec la prohibition. L’échec de cette option répressive et l’évolution d’une société américaine devenue plus tolérante à l’égard de la consommation d’alcool ont depuis contribué à marginaliser le mouvement anti-alcoolique. l’hypothèse selon laquelle les croisés se recruteraient surtout au sein des couches relativement dominantes mais en voie de déclin et dont le prestige serait menacé n’a pas été véritablement confirmée, les analystes peinant à faire la part de ce que ce type d’engagement doit respectivement à l’inquiétude statutaire et aux normes culturelles spécifiques au groupe considéré (Beisel, 1990). Klaus Eder rapporte pour sa part les croisades morales aux transformations culturelles des sociétés occidentales. Pour lui, celles-ci « sont des réactions collectives à la modernisation culturelle qui a accentué l’écart entre la moralité et le monde vécu », et il propose de réserver cette catégorie aux mobilisations dont les militants se recrutent pour l’essentiel au sein de la petite bourgeoisie, dont les membres seraient prédestinés à être les gardiens des « vertus morales de la modernité » (Eder, 1985, p. 888-889). Cette perspective se rattache à celle désignée comme l’analyse des nouveaux mouvements sociaux, qui postule que les mobilisations apparues au cours des années 1960-1970 se distingueraient de celles qui les ont précédées (et en premier lieu du mouvement ouvrier) supposées orientées vers la redistribution des richesses, par leur focalisation sur des enjeux davantage qualitatifs ou identitaires. Une telle césure entre mobilisations « matérialistes » et « post-matérialistes », qui octroie aux secondes une sorte de « monopole de la morale », ne peut définir les croisades morales : tout mouvement étant porteur d’une conception d’un ordre social juste, il n’est pas de mobilisation collective, même la plus « matérialiste » qui soit, qui ne puisse se targuer d’une composante normative au moins implicite (sous forme, par exemple, d’une conception de ce qu’est une juste répartition des richesses).Outsiders souligne en effet que « celui qui participe à ces croisades n’a pas seulement le souci d’amener les autres à se conduire “bien”, selon son appréciation. Il croit qu’il est bon pour eux de “bien” se conduire » (Becker, 1985, p. 172). Cet humanitarisme n’est certes pas sans ambiguïté : Becker comme Gusfield soulignent que ce sont

généralement les membres des fractions relativement dominantes de la société qui font preuve d’une volonté de moralisation de ceux qui leur sont inférieurs, et cela non sans arrière-pensée de protection de leur position dans la hiérarchie sociale. Les croisades morales relèvent de ce point de vue d’une lutte pour la préservation ou l’amélioration du prestige des groupes sociaux qui s’y engagent, ce que Gusfield (1963) désigne par la notion de politique de statut (status politics). Pour autant,

Des entrepreneurs de morale seulement la défense ou la promotion de certaines valeurs et normes, mais également leur diffusion au-delà du seul groupe de leurs adeptes et l’imposition généralisée de leur respect (Mathieu, 2005). Elles se distinguent d’autres formes de mobilisation en ce que leurs membres ne cherchent pas seulement la défense des valeurs ou normes de comportement qui les caractérisent socialement ou culturellement, mais souhaitent également les imposer à l’ensemble de la population qui les entoure. Sur ce point opposées aux revendications relativistes s’inscrivant dans les registres du « droit à la différence » ou de la reconnaissance d’identités minoritaires (Chazel, 2003, p. 119), les croisades morales tendent dans une logique missionnaire agressive à une conversion généralisée à une vision de l’ordre naturel ou social dont la prétention à l’universalité est explicite – justifiant ainsi l’emploi du terme à la fois religieux et guerrier de « croisade » pour les désigner. Pour s’en tenir à un exemple classique, ce n’est pas la défense des principes éthiques qui amènent les militants pro-vie à refuser pour euxmêmes le principe de l’avortement : leur liberté de conscience n’est dans notre société nullement menacée, et rien n’est susceptible de les contraindre à une pratique qu’ils refusent. En revanche, l’universalité revendiquée de ces principes éthiques les conduit à militer pour une interdiction complète de l’avortement, et à se rendre dans les établissements où ceux-ci sont pratiqués pour les empêcher. se signalent par la ferveur de leur croyance en la grandeur de leur cause (parfois dénoncée comme « intolérance » ou « sectarisme » par leurs opposants), ainsi que par la forte composante émotionnelle de leur engagement.l’entrepreneur de morale – ce producteur de normes « fervent et vertueux » et à l’« éthique intransigeante » qui, parce qu’il existe dans le

monde « telle ou telle forme de mal qui le choque profondément », s’engage au nom de ses convictions dans une campagne pour la réforme des mœurs (Becker, 1985, p. 171). Elle retrouve également la composante humanitaire évoquée supra : c’est parce qu’ils estiment que les normes, valeurs ou conduites qu’ils défendent disposent d’une validité universelle et représentent une forme de souverain bien qu’ils tentent d’y convertir ceux qui s’en tiennent à l’écart. Convaincus d’être les seuls porteurs d’une vérité qui ne saurait souffrir d’exception, les militants des croisades morales

Lilian Mathieu Bibliographie BECKER Howard S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1983]. BEISEL Nicola, « Class, Culture, and Campaigns against Vice in Three American Cities, 1872-1892 », American Sociological Review, 55 (1), 1990, p. 44-62. CHAZEL François, Du pouvoir à la contestation, Paris, LGDJ, 2003. EDER Klaus, « The “New Social Movements” : Moral Crusades, Political Pressure Groups, or Social Movements ? », Social Research, 52 (4), 1985, p. 888-889. GUSFIELD Joseph R., Symbolic Crusade. Status Politics and the American Temperance Movement, Urbana (Ill.), University of Illinois Press, 1963. MATHIEU Lilian, « Repères pour une sociologie des croisades morales », Déviance et société, 29 (1), 2005, p. 3-12. MATHIEU Lilian, La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, F. Bourin, 2014.

Voir aussi Contre-mouvement · Émotions · Nouveaux mouvements sociaux · Paniques morales

Cycle de mobilisation et 1970. Il s’entend comme une « vague croissante puis décroissante d’actions collectives étroitement liées et de réactions à celles-ci » (Tarrow, 1995, p. 95) qui serait attestée au vu de cinq éléments : l’intensification du conflit, sa diffusion géographique et sociale, l’apparition d’actions spontanées mais aussi de nouvelles organisations, l’émergence de nouveaux symboles, de nouvelles interprétations du monde et idéologies, ainsi que l’extension du répertoire d’action. Tout cycle suivrait trois phases : une phase ascendante de révolte – celle du « moment de folie » où tout semble possible, pour reprendre une expression d’Aristide Zolberg (1972) ; une phase de zénith marquée par la radicalisation des actions ; une phase descendante elle-même scandée en quatre temps (la création de nouvelles organisations, la routinisation de l’action collective, la satisfaction au moins partielle des demandes, le désengagement).cycle of protest ou cycle of collective action) a été proposé par Sidney Tarrow dans une étude consacrée aux mouvements sociaux en Italie à la charnière des années 1960

Les premières études sur les mouvements cycliques dépasse de plus de 50 % la moyenne des cinq années précédentes » et jusqu’à en faire une spécificité française. Cette dernière thèse a depuis été vigoureusement critiquée par des historiens qui ont à l’inverse resitué le cas français dans une perspective européenne. Un regard comparatif permet, en effet, de repérer des pics de contestation similaires et relativement simultanés dans plusieurs pays à la charnière des deux siècles, en 19191920, en 1936 et 1947 et à la fin des années 1960. Leur objection conduit à une autre interrogation distincte de celle des trends (tendances) de longue

durée à la Hirschman : celle de la diffusion d’un mouvement social au-delà de ses frontières sociales ou géographiques initiales.

L’étude de l’environnement des mouvements sociaux d’invention ou de redécouverte (par exemple, lors de l’« automne chaud » italien de 1969, le recours aux grèves perlées, tournantes ou du zèle, au « cortège interne » dans les ateliers pour convaincre les ouvriers de se mettre en grève, y compris en usant de pressions à leur égard), tandis que les organisations existantes voire traditionnelles reprennent les actions innovantes des nouveaux venus. Leur emprunt et leurs déclinaisons multiples suivant les groupes et les contextes contribuent à la diffusion des conflits et, parfois, survivent à l’épuisement du cycle, de sorte à enrichir le répertoire d’action existant et par conséquent à le transformer. Ainsi les nouveaux mouvements sociaux des années 1970 se nourrissent discursivement comme matériellement des thèmes et modes d’action qui ont émergé autour de 1968. Par cette combinaison de son concept et de celui de Tilly, Tarrow offre ainsi une réponse à la question de l’évolution des répertoires et, au-delà, fournit potentiellement une clé de lecture diachronique aux scansions contestataires.

Le processus évolutif des mobilisations cycle s’expose à des critiques similaires : tout comme l’avaient déjà dénoncé les historiens à l’encontre de la notion de « vague de grèves », le modèle de Tarrow tend à la fois à négliger les « poussées secondaires » et à accentuer les discontinuités entre les épisodes. Le principal problème qu’il soulève vient de la méthode la plus souvent retenue pour « valider » l’existence d’un cycle : la brokers) qui mettent en relation des espaces sociaux ou des groupes séparés, contribuant ainsi à désectoriser le conflit et à l’engager vers une situation de crise politique analysée par Michel Dobry (2009 [1986]). Doug McAdam a prolongé l’effort de Tarrow pour dépasser une « vision statique de l’action collective qui privilégie la structure au détriment du processus et les mouvements singuliers au détriment du cycle de protestation » (McAdam, 1995, p. 218) ou des « familles de mouvement » qui en sont les acteurs. Il distingue les mouvements «

initiateurs » (initiator movements), qui « annoncent ou déclenchent un cycle de mobilisation identifiable », des mouvements « suivistes » (spin-off movements) qui, « sous différents aspects, tirent leur impulsion et inspiration » des premiers : ils en adaptent le modèle organisationnel, voire se développent en leur sein, et s’alignent sur le master frame (par exemple le cadre « droits civiques » du cycle américain des années 1960 qui s’élargit à partir du mouvement noir à l’ensemble des groupes : étudiant, féministe, pacifiste, homosexuel, antinucléaire, etc.). Les deux types de mouvements relèvent de déterminants sociaux différents : si McAdam s’accorde avec Tarrow pour faire de l’extension des opportunités politiques le facteur principal d’émergence des initiateurs, il en va autrement des seconds, en particulier lorsque ceux-ci prennent place dans un pays autre que celui des initiateurs, les processus cognitifs et culturels constituant des moteurs pour eux. McAdam s’inspire ici de l’apport des analyses des transferts culturels pour envisager les réseaux et types de liens qui favorisent la diffusion des mouvements sociaux. En proposant une analyse moins monolithique des conditions de possibilité d’un cycle de mobilisation, sa distinction permet en partie de lever une des objections envers un concept qui hérite des faiblesses de celui auquel il est congénitalement rattaché : la structure des opportunités politiques. De même, en s’amarrant au répertoire d’action collective, l’analyse en termes de protest event analysis. De ce fait, la recherche pionnière de Sidney Tarrow s’est-elle appuyée sur le dépouillement d’un quotidien italien de 1966 à 1973, sans que par ailleurs le choix de ces dates ne soit expliqué de façon satisfaisante, de sorte qu’on pourrait se demander si le cycle ainsi dégagé n’était pas simplement le produit de l’instrument de mesure, ce qui ne peut que l’isoler exagérément, voire le suspendre, dans le temps sans aucune dimension diachronique. Et, comme le souligne Olivier Fillieule (2007), ce type d’analyse présente un certain nombre de biais liés à la confusion entre cycles d’attention médiatique et cycles de protestation, à moins d’y adjoindre, comme le suggère Doug McAdam, d’autres outils comme les analyses de réseaux.

Bibliographie DOBRY Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 [1986].

FILLIEULE Olivier, « On n’y voit rien. Le recours aux sources de presse pour l’analyse des mobilisations protestataires », dans Pierre Favre, Olivier Fillieule et Fabien Jobard (dir.), L’Atelier du politiste. Théories, actions, représentations, Paris, La Découverte, 2007, p. 215240. GOULD Roger V., Insurgent Identities. Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1995. HIRSCHMAN Albert O., Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983 [1982]. MCADAM Doug, « Initiator and Spin-Off Movements : Diffusion Processes in Protest Cycles », dans Mark Traugott (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995, p. 217-239. SHORTER Edward et TILLY Charles, Strikes in France, 1830-1868, Cambridge, Cambridge University Press, 1974. TARROW Sidney, Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, 1965-1975, Oxford, Oxford University Press, 1989. TARROW Sidney, « Cycles of Collective Action : Between Moments of Madness and the Repertoire of Contention », dans Mark Traugott (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995, p. 89-116. TILLY Charles, From Mobilization to Revolution, Reading (Mass,) Addison-Wesley, 1978. TILLY Charles, « Réclamer viva voce », Cultures & Conflits, 5, printemps 1992, p. 109-126. TRAUGOTT Mark (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995. ZOLBERG Aristide, « Moments of Madness », Politics & Society, 2 (2), 1972, p. 183-207.

Isabelle Sommier Voir aussi Analyse de réseaux · Analyse événementielle · Comportement collectif · Contre-mouvement · Nouveaux mouvements sociaux · Répertoire d’action · Structure des opportunités politiques

D

Démocratie et mouvements sociaux D’une menace pour la démocratie à un signe d’une société civile active et d’une démocratie vivante et dynamique : bien large est l’éventail des liens établis entre mouvements sociaux et démocratie. Avant de pouvoir procéder à l’examen de telles hypothèses, il est nécessaire de clarifier la notion de démocratie. « Le gouvernement du peuple » – de dêmos (peuple) et kratos (pouvoir) – reste très vague. Afin de pouvoir mesurer la qualité démocratique d’un régime, de nombreuses conceptualisations ont été proposées, dont le plus petit dénominateur commun est l’impératif de la compétition politique, donc la désignation périodique des gouvernants par le biais d’élections populaires. Les luttes autour des « vraies » ou « bonnes » caractéristiques d’une démocratie montrent qu’il s’agit ici d’un concept non seulement normatif, mais aussi hautement controversé. des définitions les plus répandues, une démocratie devrait se fonder sur des relations 1) « régulières et catégoriques » et non pas « intermittentes et individualisées », qui 2) incluent la plupart ou tous les gouvernés et 3) les concernent de manière égale. De plus, 4) le gouvernement devrait dépendre de consultations contraignantes des gouvernés et 5) les minorités devraient en particulier être protégées d’actions arbitraires de la part des autorités publiques (Tilly, 2004, p. 127). Partant de cette définition, la démocratisation serait alors tout rapprochement – toujours imparfait – d’un régime à ces critères.

Ce n’est qu’ensuite que l’on peut s’interroger sur les liens entre démocratie et mouvements sociaux, généralement étudiés sous deux angles liés : d’une part, les influences réciproques entre actions des mouvements sociaux et processus de démocratisation et, de l’autre, l’organisation plus ou moins démocratique des mouvements sociaux eux-mêmes.

Mouvements sociaux et processus de démocratisation Centrés sur des démocraties déjà établies, les sociologues des mouvements sociaux ont pendant longtemps négligé les processus de démocratisation. Ce n’est qu’après le tournant du millénaire que davantage de travaux se sont interrogés sur le rôle des mouvements sociaux dans les processus de démocratisation et, inversement, sur les conséquences de la démocratisation sur l’existence de mouvements sociaux. 2004, p. 56). Les mouvements sociaux, quant à eux, ne contribueraient que dans certaines conditions et de façon limitée à la démocratisation (ibid., p. 131). Les effets mitigés des mouvements sociaux tiennent à plusieurs raisons : premièrement, un mouvement social ne défend pas forcément des valeurs démocratiques ; deuxièmement, même si des mobilisations ont une visée démocratisante, elles peuvent être violemment réprimées et, par-là, provoquer un renforcement des traits autoritaires d’un régime ; troisièmement, des mobilisations peuvent également provoquer la déstabilisation de jeunes démocraties encore fragiles (Della Porta, 2014, p. 13). Le fait que des mouvements sociaux puissent contribuer à la démocratisation se voit néanmoins confirmé par un bon nombre de cas, tels que le mouvement des suffragettes ou le mouvement des droits civiques aux États-Unis, qui ont contribué à l’extension des droits civiques à des groupes exclus auparavant. C’est plus récemment, avec les mobilisations de masse qui ont eu lieu à partir de 2010 dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), que la question du rôle des mouvements sociaux et de la société civile de manière plus générale dans les processus de démocratisation s’est véritablement établie en sociologie des mouvements sociaux. Si bon nombre de travaux cherchent à repérer les effets des mobilisations et des mouvements sociaux (Della Porta, 2014), d’autres travaux invitent à

s’affranchir de cette « fièvre explicative » (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012, p. 771). Plutôt que de se concentrer sur un type d’acteur, ces derniers soulignent l’importance des « séquences d’action » ou des « échanges de coups » entre les différents acteurs présents dans un espace de conflit donné conduisant (ou non) à une situation révolutionnaire et, le cas échéant, à une démocratisation (Allal et Pierret, 2013). « Chaque séquence d’action est travaillée par des processus qui conduisent à des résultats (de nouveaux équilibres), lesquels entrent à nouveau dans la définition des éléments environnementaux, relationnels et cognitifs nourrissant les calculs dans la séquence qui la suit » (BennaniChraïbi et Fillieule, 2012, p. 780).

La démocratie dans les mouvements sociaux Alors qu’un attachement aux valeurs démocratiques n’est pas une condition pour constituer un mouvement social, il n’en est pas moins vrai que de nombreuses organisations de mouvement social (OMS) dénoncent un manque de réceptivité des institutions étatiques face à leurs revendications. Dans les démocraties représentatives, cette critique porte principalement sur deux aspects : d’un côté, un manque de possibilités de participation et, de l’autre, un manque de considération pour les minorités. vue d’un consensus. Cela, dans le but de parvenir à des décisions orientées vers le bénéfice de tous. En ce sens, la délibération ne peut se faire ni par coercition, ni dans un groupe marqué par une forte asymétrie entre les positions – et donc entre les possibilités d’influence – de ses membres. Par contraste, une prise de décision non délibérative peut se faire par le biais d’une simple agrégation des préférences – soit par le vote – ou, dans un cas extrême, par l’imposition par la force d’une préférence. Parmi les mouvements étudiés se trouvent les mouvements altermondialistes, auxquels le projet de recherche international DEMOS (Democracy in Europe and the Mobilization of Society) s’est consacré ou encore les Indignados en Espagne (Romanos, 2011) et Occupy aux ÉtatsUnis (Graeber, 2013). En établissant des processus de prise de décision inclusifs et délibératifs, ces mouvements viseraient une « politique préfigurative », anticipant ainsi le mode d’organisation de la société visée.

De nombreux travaux montrent toutefois que « la revendication de modes d’organisation non hiérarchique et l’invention effective de modalités originales de fonctionnement collectif ne viennent pas forcément effacer les relations de pouvoir », et que ces dernières risquent même d’être « d’autant plus prégnantes qu’elles sont dissimulées et niées » (Fillieule, 2009, p. 44). C’est ce qu’a déjà pu démontrer Jo Freeman (2017 [1972]) à partir de ses expériences personnelles faites au sein du mouvement féministe états-unien au cours des années 1960. L’auteure décrit la manière dont la volonté de résister à toute forme d’élite, voire à toute forme de structure formelle, a fait émerger des structures et des élites informelles. Selon elle, la nature informelle de ces élites et le « mythe » de l’absence de structures participent à masquer et ainsi à renforcer des inégalités bel et bien existantes. C’est donc précisément parce que beaucoup de mouvements sociaux mettent en avant leurs qualités participatives et délibératives, qu’il est d’autant plus important d’étudier de près les processus à l’œuvre et de ne pas se laisser leurrer par ces autoportraits.

Bibliographie ALLAL Amin et PIERRET Thomas (dir.), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 2013. BENNANI-CHRAÏBI Mounia et FILLIEULE Olivier, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires », Revue française de science politique, 62 (5), 2012, p. 767-796. DELLA PORTA Donatella (ed.), Democracy in Social Movements, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009. DELLA PORTA Donatella, Mobilizing for Democracy : Comparing 1989 and 2011, Oxford, Oxford University Press, 2014. FILLIEULE Olivier, « Travail militant, action collective et rapports sociaux de genre », dans Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 23-72. FREEMAN Jo, La Tyrannie de l’absence de structure, Lyon, Collectif Indice, 2017 [1972]. GRAEBER David, The Democracy Project : A History, a Crisis, a Movement, New York (N. Y), Spiegel & Grau, 2013. IBARRA Pedro, « The Social Movements : From Promoters to Protagonists of Democracy », dans Pedro Ibarra (ed.), Social Movements and Democracy, New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2003, p. 1-19. POLLETTA Francesca, Freedom Is an Endless Meeting : Democracy in American Social Movements, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2002.

ROMANOS Eduardo, « Les Indignés et la démocratie des mouvements sociaux », La Vie des idées [en ligne], https://laviedesidees.fr/Les-Indignes-et-la-democratie-des.html, 2011. TILLY Charles, Social Movements, 1768-2004, Boulder (Colo.), Paradigm Publishers, 2004.

Nicholas Pohl Voir aussi Conjonctures fluides · Leaders · Politiques publiques · Révolutions (sociologie des)

Désengagement conséquent la défection. Pourtant, la littérature sur le militantisme politique s’est essentiellement intéressée au recrutement et demeure peu prolixe sur le maintien des engagements et, partant, la défection (Fillieule, 2005). À cela, quatre raisons au moins. turnover, et par Primo, le militantisme a été moins étudié pour lui-même qu’à travers l’analyse des organisations qui l’encadrent, ce qui conduit naturellement à des raisonnements en termes de stock plutôt qu’en termes de flux. Secundo, les approches microsociologiques du comportement, hormis dans leur version économiciste de la rational choice theory, ont longtemps été écartées au nom de la lutte contre le paradigme du comportement collectif. Tertio, la rareté des sources utiles à l’analyse des flux militants. Par définition, les « ex » ne sont plus là au moment de l’enquête et, bien souvent, les organisations ne conservent pas ou ne mettent pas facilement à disposition des fichiers d’adhérents qui permettraient de retrouver les désengagés. Quarto, la difficulté à passer d’approches photographiques à une perspective processuelle, laquelle, dans le cas d’espèce, s’appuie sur la mise en œuvre d’enquêtes longitudinales qu’elles soient prospectives ou rétrospectives (Fillieule, 2005).

Un processus complexe peu étudié p. 123). À ces barrières, il faut encore ajouter l’existence d’opportunités de reconversion des ressources acquises, la possibilité de renouer avec des réseaux de sociabilité alternatifs et, enfin, le degré de légitimité sociale de la défection. Ce point renvoie, d’une part, à l’acceptation sociale de la sortie et, d’autre part, au degré auquel la société est prête à reconnaître aux

sortants une identité sociale alternative. Les modalités de la défection, aussi bien, sont variables. Celle-ci peut être isolée ou collective, à l’occasion par exemple d’une scission, ou lorsque les départs se font dans une logique de groupes affinitaires. Introvigne distingue les defectors, qui partent de manière négociée, les apostats, qui deviennent des ennemis professionnels de leur organisation, les partants ordinaires, enfin, qui disparaissent sans qu’apparemment leur désengagement ne représente un coût sensible, pour eux ou pour l’organisation (Introvigne, 1999). Typologie qu’il faut compléter par toutes les formes de défection passive, autrement dit la mise en retrait, mais aussi par tous les cas dans lesquels le désengagement est suivi, et quelquefois provoqué, par l’entrée dans une autre organisation. Dans tous les cas, cependant, les partants ordinaires, de loin les plus nombreux, demeurent invisibles. Le renouveau de la sociologie du militantisme par les analyses de carrière a conduit à focaliser l’attention sur les processus conduisant au désengagement plutôt que sur ses déterminants ou le devenir des ex (Fillieule, 2005 ; Fillieule et Sommier, 2018). Dans cette perspective, le désengagement est appréhendé à partir d’une réflexion sur les trois niveaux interdépendants de l’épuisement des rétributions de l’engagement, de la perte de sens idéologique et de la transformation des relations de sociabilité.

Épuisement des rétributions se maintiennent ou s’épuisent. Ce qui suggère que l’on identifie, dans les différentes sphères de vie, des « successions de phases, de changements de comportements et de perspectives de l’individu » (Becker, 1985, p. 45-46). Ces moments critiques se traduisent par une nouvelle cotation des rétributions, sachant que la valeur de celles-ci dans une sphère covarie avec la valeur qu’on leur prête dans toutes les autres sphères. Les exemples ne manquent pas de ces moments où l’engagement pour une cause, ou son retrait, correspondent presque exactement avec l’effondrement ou l’envolée des perspectives dans la sphère professionnelle ou affective. Ce qui amène les individus à réévaluer les rétributions doit également être interrogé. Aux raisons immédiatement saisissables, comme la perte d’un emploi ou la fin d’une relation, l’entrée dans la vie active ou la mise en couple, il faut

ajouter tout un ensemble de facteurs qui ne renvoient pas directement à l’individu. En effet, le prix accordé aux rétributions dans tel ou tel univers est indexé sur la valeur que lui prêtent les autres bénéficiaires et la société tout entière. Dans un contexte d’effervescence politique, par exemple les années 1960, les bénéfices de l’engagement ont toutes les chances d’être supérieurs à ceux offerts dans un moment de « crise du politique ». Il faut enfin s’attacher à comprendre comment les individus négocient l’épuisement ressenti des rétributions, par le refoulement, la distance au rôle, les tentatives de transformation du rôle ou la défection. C’est à ce point que la force de la dépendance au rôle et l’existence de possibles latéraux, déterminée notamment par le degré d’autonomie des sphères de vie, dessinent un univers de contraintes facilitant plus ou moins la défection. Et c’est autant la force socialisatrice du rôle que l’on quitte que la manière dont on le quitte qui rendent le mieux compte, une fois la sortie accomplie, et quelquefois bien plus tard, de l’inflexion des trajectoires.

Disparition des idéaux psychique du coût : plus les efforts ont été intenses, plus il est difficile de reconnaître la futilité de ces efforts. La notion d’investissement, quant à elle, renvoie à l’existence d’alternatives. Plus les individus sont pris dans un système qui est le seul à distribuer les récompenses et les coûts, plus ils restent engagés. On trouve par ailleurs une illustration frappante de la dépendance à l’organisation dans les travaux de Bernard Pudal qui montre bien comment ceux qui doivent tout au parti communiste, cadres autodidactes et intellectuels d’organisation, sont pris dans une dépendance à la fois d’ordre psychologique (le sentiment de tout devoir à l’organisation) et matérielle (les ressources accumulées ne sont pas forcément convertibles ailleurs) (Pudal, 1988).personal versus the political » l’emporte. De la même manière, la réussite plutôt que le déclin d’un mouvement peut produire une dissolution des convictions. En effet, la satisfaction des revendications, l’institutionnalisation éventuelle des mouvements par leur intégration au cœur des circuits de décision de l’État, peuvent conduire à une révision des priorités et à une démobilisation. Que l’on songe, par exemple, à la démobilisation des mouvements homosexuels à la fin des années 1970 ou encore à l’émergence du féminisme d’État. D’autre part, la

perte de conviction idéologique peut encore venir d’une rupture du consensus au sein d’un mouvement, l’apparition de factions ou de scissions. La psychologie sociale, notamment à partir de l’étude de petits groupes, montre à quelles conditions la fidélité au groupe peut se maintenir. Rosabeth Kanter (1972) propose, par exemple, une typologie des éléments propres à susciter l’attachement construite autour des deux mécanismes du sacrifice et de l’investissement : plus il a fallu faire de sacrifices pour entrer dans un groupe et s’y maintenir, plus le coût de la défection est élevé. Kanter s’inspire ici du concept de dissonance cognitive pour souligner la dimension

Transformation des relations de sociabilité Le désengagement peut, enfin, se lire dans la transformation des relations de sociabilité au sein des groupements. En effet, la manière dont les groupes encadrent ces relations en leur sein et à l’extérieur pointe un ensemble de facteurs importants des logiques du désengagement. J. Miller McPherson et son équipe ont produit des résultats intéressants sur les réseaux de sociabilité, sur leur rôle dans le maintien des engagements et sur le poids des relations à l’intérieur du groupe dans la défection (McPherson et al., 1992). Ils montrent notamment que lorsque les individus sont pris dans de multiples réseaux, ils sont plus susceptibles de quitter les organisations (niche overlap hypothesis). Ils suggèrent également que les associations volontaires perdent plus vite les membres dont le profil est atypique par rapport au profil type des volontaires (niche edge hypothesis). Constat qui rejoint les remarques de Kanter pour qui, lorsque des groupes sont sousreprésentés dans une organisation, ils subissent des tensions et sont généralement exclus des réseaux amicaux informels créés dans l’action. Par conséquent, le désengagement individuel n’est bien souvent pas séparable des tensions observables entre générations de militants. Autant de mécanismes dont nous avons montré le poids dans le devenir des ex soixante-huitards ordinaires français (Fillieule et Sommier, 2018).

Bibliographie

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Olivier Fillieule Voir aussi

Abeyance structure · Carrière militante · Conséquences biographiques de l’engagement · Effets de génération · Identité collective · Sociabilité(s)

Désobéissance civile Henry David Thoreau (1817-1862) n’est pas l’inventeur du terme « désobéissance civile ». Son essai, Résistance au gouvernement civil, publié à compte d’auteur en 1849, est réédité quatre ans après sa mort sous le titre La Désobéissance civile, choisi par l’éditeur. Il n’est pas non plus le premier Américain à refuser de payer ses impôts à un État esclavagiste. C’est donc par erreur que la plupart des commentateurs attribuent à Thoreau le titre d’inventeur de la désobéissance civile. Pour autant, cette erreur comporte une part de vérité.

Une pratique et une recherche d’origine américaine des minorités. En raison de son jacobinisme, la France s’est ouverte plus tardivement à la désobéissance civile. Le terme recouvre un vaste répertoire d’actions que l’on peut classer, de façon non exhaustive, en différentes catégories : action ponctuelle (empêcher l’expulsion d’un sans-papiers) ou campagne prolongée (boycott des entreprises israéliennes installées en territoires colonisés) ; geste professionnel (un contrôleur de train refusant de sanctionner un passager sans billet) ou geste politique (entartage d’un ministre soupçonné de corruption) ; action individuelle (un individu tague une affiche publicitaire) ou action collective (une ONG bloque un convoi de déchets nucléaires) ; désobéissance directe (la loi enfreinte est la même que celle que l’on cherche à abolir, par exemple la loi qui interdit aux Noirs d’entrer dans les bibliothèques) ou désobéissance indirecte (bloquer la circulation routière afin d’attirer l’attention sur un autre point, par exemple une guerre jugée illégitime), etc.

Ces actions peuvent être regroupées sous le nom de désobéissance civile parce qu’elles partagent deux caractéristiques fondamentales. Premièrement, leur caractère illégal : il y a désobéissance à partir du moment où une loi, un règlement ou un ordre a été enfreint. Deuxièmement, leur caractère non violent, c’est-à-dire civil. Une difficulté apparaît ici, dans la mesure où la frontière entre violence et non-violence fait l’objet de nombreuses polémiques (Schock, 2003) : qui est en droit de déterminer ce qui est violent et ce qui ne l’est pas ? L’État, les militants, le juge, le sociologue ? La destruction d’un bien matériel constitue-t-elle une violence ? Pour corser le problème, la plupart des enquêtes de terrain montrent que la frontière est poreuse : des partisans de la lutte armée se convertissent à l’action non violente (l’ANC de Nelson Mandela) ou, inversement, l’échec d’une campagne de désobéissance civile conduit ses membres à prendre les armes (l’Armée de libération du Kosovo en 1996). D’ailleurs, les mouvements de résistance à une occupation étrangère combinent fréquemment guérilla, manifestations pacifiques et actions de désobéissance civile (Mason, 2005). La désobéissance civile a été négligée par la sociologie des mouvements sociaux française jusqu’au milieu des années 2000. En revanche, depuis les années 1970, elle suscite de nombreuses études en langue anglaise, à tel point qu’un champ de recherche lui est spécifiquement dédié, avec ses revues (Pacifica Review, Journal of Peace Research), ses programmes de recherche (à Harvard et Oxford), ses centres d’études (International Center on Nonviolent Conflict) et ses ouvrages de référence (Ash et Roberts, 2009).

Résister sans armes à Hitler La désobéissance civile s’inscrit toujours dans un contexte politique spécifique, qui détermine la façon d’interroger cet objet (Hayes et Ollitrault, 2012, p. 11). Autrement dit, la question de recherche est différente selon que la désobéissance civile survient dans le cadre d’un régime démocratique ou dans le cadre d’un régime autoritaire. Dans ce dernier cas, l’interrogation sociologique se formule de la manière suivante : comment un groupe d’individus désarmés peut-il décider d’entrer en résistance contre un adversaire qui, lui, dispose des armes et n’hésitera pas, s’il le faut, à en

faire usage ? Et comment une population pacifique peut-elle faire chuter un dictateur, comme ce fut le cas aux Philippines en 1986, ou fragiliser un pouvoir totalitaire, comme y parvinrent les professeurs norvégiens en 1942 ? 200 000 parents d’élèves se mobilisent en renfort des enseignants, et refusent d’envoyer leurs enfants dans l’organisation de jeunesse du parti national-socialiste. En mai 1942, Quisling reconnaît sa défaite : « Vous, les professeurs, vous avez tout détruit pour moi ! » En novembre suivant, les 400 derniers prisonniers sont libérés et accueillis par la foule en héros nationaux. Cette mobilisation, documentée par Magne Skodvin (1967), fournit trois enseignements. D’abord, contrairement à une vision répandue, la désobéissance civile ne se cantonne pas aux régimes démocratiques. Deuxièmement, l’étude des motivations des professeurs norvégiens montre que, pour la plupart, le choix de l’action non violente ne repose pas sur l’adhésion à une doctrine philosophique, ni sur un calcul stratégique, mais constitue simplement un choix « par défaut », les professeurs n’ayant pas d’armes à disposition (Sémelin, 1989). Enfin, l’efficacité de la non-violence semble dépendre de deux facteurs : la force du nombre (la désobéissance gagne massivement les rangs des enseignants) et le soutien d’autres secteurs sociaux, tels que les parents d’élèves.

Une pratique antidémocratique ? Si la légitimité de la résistance à un pouvoir totalitaire ne fait de doute pour personne, la question est plus complexe lorsque la désobéissance civile intervient dans le cadre d’un régime démocratique (Hiez et Villalba, 2008). Des citoyens peuvent-ils désobéir à la loi, pourtant issue de la volonté majoritaire et de la décision du Parlement légitimement élu, au seul motif qu’elle leur semble injuste ? Qui plus est, à quel titre peut-on désobéir à la loi alors que, en démocratie, d’autres moyens de lutte et d’expression sont disponibles ? Enfin, permettre à chacun d’agir à sa guise, n’est-ce pas instituer le désordre dans toute la société ? – invocation des droits de l’homme, supériorité du droit naturel sur le droit positif, souveraineté de la conscience individuelle, démocratisation de la démocratie – que par des pratiques militantes – théâtralisation des

actions, quête de médiatisation, interpellation de l’opinion publique, stratégies d’alliance, politisation des procès. Les désobéissants civils sont donc soumis à un double impératif de justification. Ils doivent d’abord, comme tout acteur politique, expliquer le bien-fondé de la cause pour laquelle ils s’engagent (défense de l’environnement, protection des sans-papiers, refus des accords de libreéchange, égalité des sexes mais aussi, puisque la gauche n’a pas le monopole de la désobéissance civile, interdiction de l’avortement et refus de marier des couples du même sexe). Mais les désobéissants doivent aussi et surtout expliquer pourquoi ils servent cette cause en recourant à des moyens illégaux. À cet égard, le travail du sociologue consiste à modéliser les registres de légitimation de l’illégalité, en collaborant au besoin avec d’autres chercheurs, issus de la philosophie politique (Laugier et Ogien, 2010).

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TURENNE Sophie, Le Juge face à la désobéissance civile en droits américain et français comparés, Paris, LGDJ, 2007.

Manuel Cervera-Marzal Voir aussi Boycott · Croisades morales · Démocratie et mouvements sociaux · Exemplarité et mouvements sociaux · Occupation de locaux · Répertoire d’action · Réussite et échec des mouvements sociaux · Sit-in

Droit et mouvements sociaux judiciaires. Si cette mobilisation du droit existe depuis longtemps en France, à travers l’activité syndicale depuis plus d’un siècle (Narritsens et Pigenet, 2014), mais aussi via l’activisme judiciaire pendant la seconde guerre mondiale ou durant les années 1970, c’est d’abord aux États-Unis que le droit a été considéré comme une forme d’action collective privilégiée. Les class actions, permettant une saisine collective des tribunaux, ont été l’outil principal de cette introduction des logiques juridiques dans les mouvements sociaux. Logiquement, les legal mobilizations ont suscité beaucoup plus d’intérêt aux États-Unis qu’en France, et notamment parmi les chercheurs du mouvement law and society, aussi bien sociologues ou politistes que juristes. Michael McCann en est la figure la plus connue (McCann, 2006), mais de nombreux autres chercheurs ont travaillé sur la manière dont le droit pouvait être mobilisé dans l’action collective, et notamment sur l’activité de juristes spécialisés dans la défense des causes, les cause lawyers (Sarat et Scheingold, 1998 ; Sarat et al., 2003).

Respect des droits et logiques de montée en généralité Les usages du droit dans les mobilisations concernent une grande partie des causes portées par les mobilisations : droits civiques (lutte contre la ségrégation dans les États-Unis des années 1950, puis lutte contre les discriminations raciales, mais aussi contre les violences policières), droit des femmes, environnement, droit du travail et protection des représentants syndicaux, etc., tous ces intérêts ont pu être, à un moment ou à un autre, mis en forme juridique et devenir l’objet de plaidoiries et de décisions judiciaires. Comme l’écrit Michael McCann, il s’agit à chaque fois

d’utiliser « le rôle constituant (constitutive) de la revendication de droits à la fois comme une ressource et comme une contrainte pour transformer [...] les relations de pouvoir entre les groupes sociaux » (McCann, 2006, p. 228). niveau plus élevé, une manière de rendre effectifs des droits qui resteraient sinon abstraits. C’est cette « politique des droits » (Scheingold, 2004) qui est, par exemple, au principe des mouvements de défense des droits des femmes, notamment à travers les permanences de conseil juridique qui se développent en France au cours des années 1970 et 1980 (Revillard, 2016). Elle peut, enfin, avoir pour usage et fonction de transformer les cadres de perception de la réalité ; ce faisant, elle peut notamment participer au processus de « scandalisation » de certaines causes qu’a analysé Michel Offerlé (1998). De fait, le travail juridique permet la transformation de doléances en plaintes, puis de plaintes en litiges. Le passage par le droit et par la justice apparaît alors comme un puissant facteur de montée en généralité susceptible de mettre une cause sur l’agenda juridique, mais aussi médiatique et donc politique. La production éventuelle de jurisprudences en constitue un exemple particulièrement parlant. C’est ce que montre par exemple l’analyse des mobilisations juridiques autour du droit des étrangers sans papiers, et singulièrement la montée de la lutte contre la « double peine », moment où les recours juridiques des délinquants étrangers sont susceptibles de produire des jurisprudences utilisables pour d’autres cas – même si en réalité la multiplicité des recours individuels peut contribuer à la « dégénéralisation » de la cause (Mathieu, 2006). Dans cette perspective, McCann insiste d’ailleurs sur le « pouvoir symbolique » du droit, à l’origine de ces processus de mise en visibilité des causes. C’est sans doute paradoxalement du fait de la « force du droit » (Bourdieu, 1986), parce que ce dernier représente un capital symbolique à visée universalisante et dont l’arbitraire s’impose à tous, qu’il constitue une ressource pour l’action collective. C’est donc aussi la force du droit de produire tout à la fois des effets individuels et des effets collectifs, et plus que tout autre outil de mobilisation, il permet d’articuler les différents niveaux de l’action collective.

Experts en droit et cause lawyers

Dans la droite ligne de la théorie de la « mobilisation des ressources », on peut montrer que pour utiliser l’arme du droit, les entrepreneurs de mobilisation doivent détenir des ressources juridiques de poids. Qu’il s’agisse du travail sur des textes législatifs ou de l’activité judiciaire proprement dite, les groupes mobilisés font le plus souvent appel à des juristes. Les grandes organisations ont des salariés spécialistes du droit, qui assurent un ensemble de tâches liées aux activités juridiques : consultations juridiques et réponses aux interrogations des adhérents locaux, liens avec les avocats, aide à la constitution des dossiers qui seront instruits par la justice, suivi de la jurisprudence, etc. C’est toute une partie du travail militant qui est ainsi prise dans le droit, à travers une division du travail et une spécialisation des tâches. Concernant le statut d’emploi de ces juristes, les situations sont variées, depuis les grandes organisations embauchant des professionnels du droit diplômés jusqu’aux plus petites structures allant chercher des ressources parmi des adhérents retraités ou des militants s’étant frottés au droit dans leurs expériences passées. Pour saisir la spécificité des usages du droit de telle ou telle organisation, il faut alors revenir sur les carrières militantes en son sein et sur les formes de socialisation au droit de ses militants. principalement des avocats, l’engagement dans une cause, d’une part, l’obtention et l’entretien d’une clientèle, d’autre part, reposant ainsi la question des rapports entre leurs prises de position politiques et les profits économiques de leur activité.cause lawyer a été très largement étudiée, dans une multiplicité de cas et dans de nombreux pays du monde, pour un grand nombre de causes et sur tout le spectre de l’action collective, depuis la lutte des Palestiniens jusqu’à l’engagement féministe et la lutte contre la peine de mort, en passant par les mouvements de consommation ou les mobilisations anti-avortement. Si cette plasticité du concept et son usage omnibus peuvent finalement interroger sur sa pertinence, celui-ci a le mérite de saisir au concret les conditions et les conséquences pratiques de la mobilisation de professionnels dans le travail militant. Il permet notamment de montrer comment s’articulent, pour ces juristes,

Contraintes et risques de dénaturation

Mais, comme le montre aussi Michael McCann, l’usage du droit n’a rien d’évident, et il s’accompagne d’un certain nombre de contraintes, susceptibles de transformer l’action collective. D’abord, parce que le déplacement de la contestation dans l’activité juridique ou dans l’arène judiciaire nécessite pour les associations, les syndicats ou les groupes d’intérêts qui portent la cause de disposer de ressources, en termes de capital économique, de capital social (en particulier la connaissance d’avocats) mais aussi de capital culturel, dans la mesure où les dispositions à l’activité juridique sont inégalement distribuées et renvoient à la maîtrise de compétences scripturales ou discursives spécifiques. Ainsi, tous les mouvements sociaux ne sont pas susceptibles d’être en mesure de « juridiciser » ou de « judiciariser » leur action collective. Plus encore, la contrainte majeure est sans doute liée au caractère même du droit, qui est, dans une perspective fonctionnaliste, le principal agent de la reproduction de l’ordre social. Dans ces conditions, il y a bien une forme de paradoxe à utiliser celui-ci précisément dans une perspective de remise en cause de cet ordre. Le droit a longtemps pu être considéré comme « un frein à la contestation », et son usage dans un but de changement social comme une « illusion » (Israël, 2009). L’ensemble des organisations portant les causes ont ainsi été traversées, tout au long du XX e siècle, par des débats sur l’opportunité du passage par la justice ou même de l’usage des catégories et des outils du droit. Le droit peut ainsi être vu comme contribuant à ce que l’on pourrait appeler la « loi d’airain » de l’institutionnalisation. D’où les efforts perpétuels de certaines organisations syndicales pour lutter contre les formes de professionnalisation par le droit et de notabilisation de leurs agents spécialisés dans cette activité. Enfin, il faut rappeler que l’arrivée des mouvements sociaux dans le prétoire n’est pas nécessairement le fait du mouvement social lui-même. Elle peut aussi être le résultat du travail étatique de répression de la contestation. La justice y retrouve alors sa vocation de protection de l’ordre social et de punition des désordres. Mais, dans le même temps, le prétoire peut à son tour devenir un lieu de publicisation et de légitimation de la mobilisation. C’est toute la question des processus de pénalisation de la protestation, voire de criminalisation du politique, qui se déploie ici. C’est pourquoi il est nécessaire d’intégrer cette question de la « judiciarisation » à l’analyse des interactions entre protestation et répression. Cela permettra de mieux comprendre la complexité autant que l’opportunité de faire du droit

un élément du répertoire de l’action collective et de repenser le juridique et le judiciaire dans une dialectique entre forme de reproduction de l’ordre social et contribution au changement social. Sans doute parce que, selon les contextes, ils permettent l’un ou l’autre, et même l’un et l’autre.

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Laurent Willemez Voir aussi Analyse des cadres · Boycott · Carrière militante · Cause lawyering · Mobilisation des ressources · Répertoire d’action · Scandale · Travail militant

E

Économie morale Le concept d’économie morale, originellement appliqué aux révoltes liées à la subsistance dans l’Angleterre du XVIII e siècle, a connu une extension et un renouveau dans la littérature des sciences sociales. D’abord concernant certains mouvements des sociétés du Sud, puis dans d’autres cas de protestations engageant des conceptions morales du juste et de l’injuste en matière économique. matière de transactions économiques. Dans son texte, la référence à l’unanimité ou aux croyances partagées est centrale : « Ces mouvements se situaient dans le cadre d’une unanimité populaire qui reconnaissait pour légitimes ou au contraire illégitimes les pratiques du marché du boulanger, de la meunerie, etc. ; unanimité qui s’appuyait elle-même sur une vision traditionnelle et cohérente des normes sociales, des obligations et des fonctions économiques propres des différentes composantes de la communauté, lesquelles prises ensemble, peuvent être interprétées comme constituant l’économie morale du pauvre » (Thompson, 1971, p. 34 éd. fr.).The Making of the English Working Class (1968), Thompson lui donne un statut central uniquement dans son article de 1971. Traitant des révoltes autour du prix des céréales dans l’Angleterre du second XVIII e siècle, il entend combattre une conception spasmodique de la foule en action et de « l’émeute ». Refusant toute conception mécanique et réduite à la question de la faim (stimulus => protestation) de la foule et des classes populaires, il

restitue ce que ces émeutes ont pu exprimer de conceptions de la légitimité, du juste et de l’injuste en En ne dissociant pas les rapports d’échange, de consommation et de production de leur environnement social, le terme d’économie morale s’oppose au vocabulaire de l’économie politique ainsi qu’à une conception top-down du consentement. Thompson incarne un marxisme attentif aux dimensions morales de la classe en train de se faire : la communauté est aussi bien déterminée par ses conditions de vie que produite au travers d’un travail moral et politique. Les relations d’échange et de production ne peuvent être séparées de conceptions morales qui les précèdent, au moins pour partie, et leur donnent sens. Thompson envisage des révoltes populaires dans un contexte de transition historique et de bouleversements économiques (la révolution industrielle et l’extension du marché), mais alors que subsiste une mémoire vive des vieux arrangements, structurée par un ordre paternaliste dans lequel il est attendu que les autorités pourvoient aux secours en cas de crise alimentaire – d’où la possibilité toujours présente d’une intimidation populaire à l’égard d’autorités qui ne se conformeraient pas à ces attentes liées à l’idée de droits traditionnels. Du point de vue de l’analyse de l’action collective, l’intérêt de la réflexion de Thompson est donc d’articuler protestation, culture politique et relations élites/gouvernés. découvrant l’article de Thompson, il change le titre de son ouvrage pour The Political Economy of the Subsistence Ethic : Peasant Rebellions in Southeast Asia, connaissait comme Thompson le travail de Richard Cobb (1972) sur les émeutes à Paris et la question des subsistances. En The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia (1976). Analysant les grandes révoltes paysannes de la dépression des années 1930, la notion d’économie morale lui permet de mieux saisir les « racines normatives de la politique paysanne » et la façon dont les transformations économiques et politiques de l’ère coloniale ont défié les conceptions paysannes de l’équité au point d’amener « une classe à faible conscience de classe à fournir, plus souvent que le prolétariat, les troupes de choc des rébellions et révolutions » (Scott, 1976, p. 4). Malgré des différences dans leurs travaux et les débats théoriques dans lesquels ils s’inscrivent, pour Thompson comme pour Scott, la notion d’économie morale permet de rejeter un modèle éruptif de la foule, afin de saisir la domination sans supposer l’intériorisation inconditionnelle du

consentement. En adoptant une conception relationnelle de la légitimation qui articule clientélisme, contestation et paternalisme, Scott comme Thompson ne désencastrent pas l’économie du monde social. Ils prennent en compte les conceptions de la justice économique qui s’expriment dans les illégalismes populaires et dans des traditions parfois créativement réinventées. Le terme d’économie morale va ensuite circuler, d’abord dans des travaux consacrés à des sociétés africaines et latino-américaines, puis audelà. John Lonsdale l’utilise à propos de la révolte des Mau Mau au Kenya (1952-1960). Il ne se réfère pas à une conception romantique des économies précapitalistes, mais à une conception pratique du lien entre la vertu et une richesse incarnée par la propriété foncière – or le capitalisme et la colonisation mirent en crise ce lien pour les jeunes hommes kikuyu qui, parce qu’ils accédaient plus difficilement à la terre, voyaient s’éloigner la possibilité de devenir des adultes sociaux. Le soulèvement Mau Mau fut sous cet aspect non seulement une révolte contre les colons britanniques mais aussi une véritable guerre civile entre aînés et cadets sociaux kikuyu. un concept central, Auyero (2007) évoque l’importance des relations de patronage et de clientèle dans les émeutes ; émeutes de 1989 au Venezuela en contexte d’ajustement structurel (Vasquez Lezama, 2010), etc. Le terme a été utilisé aussi bien pour traiter de conflits du travail en Chine (Li et Cheng, 2013) que des luttes étudiantes au Royaume-Uni (Ibrahim, 2013) ou contre l’austérité en Turquie (Gemici, 2013). Les voyages de la notion auront cependant contribué à son étirement et à un usage relâché. Initialement attentif à la façon dont, face aux bouleversements économiques, s’articulaient conflits de subsistance, paternalisme des autorités, attentes et inventions populaires, le concept d’économie morale a de plus en plus été utilisé afin de souligner l’enchâssement social des activités économiques et les aspects économiques des activités morales. Un deuxième glissement a ensuite consisté à appeler « économie morale » ce qui renvoyait à diverses architectures morales, valeurs, normes et cultures, au point que l’ambition de la notion semble parfois être d’éviter le mot « culture » ou « mentalité » en s’y substituant. Il n’est pas certain que l’analyse de l’action collective gagne à ce relâchement si l’économie morale sert juste à souligner que des valeurs sont investies dans la protestation.

Une conception resserrée de la notion, considérant l’économie morale comme un ensemble de valeurs dérivées de conditions de vie marquées par l’obsession de la subsistance, liées à des attentes croisées, indissolublement pragmatiques et normatives, entre dirigés et dirigeants, concernant la juste répartition des richesses et la responsabilité des dirigeants en matière de subsistance permet, en revanche, de réintégrer l’action collective et la protestation dans leur substrat de relations sociales (fussent-elles de patronage et de clientélisme), et dans ce qui fait l’ordinaire des perceptions du juste et de l’injuste.

Bibliographie AUYERO Javier, « The Moral Politics of Argentine Crowds », Mobilization : An International Journal, 9 (3), 2007, p. 311-326. COBB Richard, The Police and the People : French Popular Protest, 1789-1820, Londres, Oxford University Press, 1972. GEMICI Kurtulus, « Moral Economy Redux : Social Protests in Turkey after the 2001 Economic Crisis », Mobilization, 18 (2), 2013, p. 143-160. HOSSAIN Naomi et KALITA Devangana, « Moral Economy in a Global Era : The Politics of Provisions during Contemporary Food Price Spikes », The Journal of Peasant Studies, 41 (5), 2014, p. 1-17. IBRAHIM Joseph, « The Moral Economy of the UK Student Protest Movement 2010-2011 », Contemporary Social Science, 9 (1), 2013, p. 79-91. LI Jun et CHENG Joseph Yu-shek, « Workers’ Moral Economy and Collective Action by Laid-off Workers in China », Journal of Comparative Asian Development, 12 (1), 2013, p. 35-59. LONSDALE John, « The Moral Economy of Mau-Mau : The Problem » et « The Moral Economy of Mau-Mau. Wealth, Poverty and Civic Virtue in Kikuyu Political Thought », dans Bruce Berman et John L. Lonsdale, Unhappy Valley. Conflict in Kenya and Africa. Book 2 : Violence and Ethnicity, Athens, Ohio University Press, 1992, p. 265-504. ORLOVE Benjamin S., « Meat and Strength : The Moral Economy of a Chilean Food Riot », Cultural Anthropology, 12 (2), 1997, p. 234-268. SCOTT James C., The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1976. SIMÉANT Johanna, « “Économie morale” et protestation – détours africains », Genèses, 81 (4), 2011, p. 142-160. THOMPSON Edward P., « The Moral Economy of the English Crowd in the Eighteenth Century », Past & Present, 50, 1971, p. 76-136 (traduit dans « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIII e siècle », dans Guy-Robert Ikni et Florence Gauthier (éd.),

La Guerre du blé au XVIII e siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique, Montreuil, Éditions de la passion, 1990, p. 31-92). VASQUEZ LEZAMA Paula, « Le Caracazo (1989) vingt après. De l’économie morale à l’instrumentalisation politique de l’émeute au Venezuela », Revue internationale de politique comparée, 17 (2), octobre 2010, p. 127-142.

Johanna Siméant-Germanos Voir aussi Analyse marxiste · Comportement collectif · Conjonctures fluides · Émotions · Insurrections, émeutes · Répertoire d’action · Révolutions (sociologie des)

Effets de génération À l’évidence, toutes les périodes ne suscitent pas le même niveau d’engagement militant : sur les campus américains des années 1960 ou dans les universités européennes des années 1970, les effectifs militants hier encore stagnants s’étoffent brusquement, de nouvelles organisations politiques apparaissent, les discours radicaux se propagent. L’afflux de jeunes militants s’engageant simultanément donne aux observateurs le sentiment qu’un phénomène générationnel est à l’œuvre – flower generation, « enfants de Mai 68 », etc. – associant postures politiques et attitudes culturelles et réorientant les engagements publics dans une direction politique nouvelle. À l’inverse, la décennie 1980 sera réputée être celle du recul du militantisme et de la « fin des idéologies ». professionnel, un état singulier de la structure sociale et des représentations (effets de période) et par conséquent une proximité et un rapport spécifiques aux événements (effets de génération).situation de génération (Mannheim, 1990 [1928]) – donc des tensions objectives qui les opposent aux cohortes précédentes et suivantes entrées sur le marché du travail ou en politique dans une conjoncture différente (Chauvel, 1998) – que les membres d’une classe d’âge vont connaître un destin Cependant, le caractère collectif et générationnel de la formation des postures politiques est souvent dénié, militants ou leaders préférant attribuer à leurs engagements une origine intellectuelle – effet d’une réflexion ou d’un rapport personnel au monde – dont le caractère générationnel est alors attribué à la diffusion d’idéologies contestataires ou conservatrices, tandis que leur déclin ultérieur sera réputé résulter d’une « prise de conscience » de l’inanité des thèses défendues. Il nous faut donc comprendre les logiques de formation des attitudes politiques dominantes dans certaines générations et les conditions de leur effacement relatif. L’examen des conditions de manifestation d’une « génération 68 », puis de

son recul nous servira de cas expérimental pour dégager la logique des effets de génération sur l’intensité des engagements militants.

Les générations de 1968 mais aussi dans le monde de l’entreprise, puisque le plein emploi favorise alors l’engagement syndical. Partout où des groupes militants prennent pied, ils rencontrent des agents déjà susceptibles d’entendre un discours de revendication et comme pré-ajustés, par leur inclination contestataire, aux offres politiques d’une gauche radicale diversifiée. Les grandes universités deviennent le terrain de la concurrence entre les groupes politiques et syndicaux communistes, maoïstes, trotskistes, libertaires ou situationnistes, concurrence dont l’économie repose sur une course à la radicalité affichée. Le militantisme radical ne concerne qu’une faible minorité d’activistes mais diffuse auprès de l’ensemble des étudiants la valorisation des postures radicales et d’un faisceau de discours – les différentes variantes de marxisme, la contestation situationniste de la « société de consommation », la contre-culture « libidinale », etc. – qui donnent l’impression d’une « génération » gagnée intellectuellement par la contestation (Mauger, 1994). les effets biographiques d’un militantisme initialement « générationnel » se prolongent au-delà de la disparition apparente d’une « génération politique », réorientant les destins individuels (Whalen et Flacks, 1989), les trajectoires professionnelles (Dressen, 2000), les modes de vie (Lacroix, 2006), y compris ceux de leurs enfants (Pagis, 2014).et al., 2018). Pour les individus les plus engagés, Ces effets politiques de génération ont en partie pour origine la réorientation périodique des sensibilités politiques qui est la conséquence ordinaire des changements pendulaires de gouvernement dans les régimes d’alternance (France, Royaume-Uni, États-Unis). L’impopularité inéluctable des gouvernements se traduit par une plus forte mobilisation des oppositions et la généralisation de leurs discours critiques : les observateurs ont alors le sentiment d’un changement d’ambiance idéologique – les discours critiques du capitalisme nécessaires pour mettre en cause les gouvernements de droite jusqu’à la défaite de Giscard d’Estaing se raréfient après 1981 au profit de ceux, issus de la nouvelle opposition, prônant la réhabilitation de l’entreprise et du profit. Par ailleurs, certaines périodes

particulières (l’Occupation, les guerres longues en Algérie, au Vietnam ou en Irak, Mai 68) ont pour effet de modifier durablement et de façon convergente l’orientation des discours politiques et les attitudes susceptibles d’être valorisées dans un ou plusieurs segments générationnels. Les propriétés de la configuration politique – gauche ou droite dans l’opposition, niveau des antagonismes partisans, taux de chômage, degré d’impopularité du gouvernement, perte de légitimité d’acteurs politiques autrefois centraux (la droite ayant suivi Pétain et Laval pendant l’Occupation, la Démocratie chrétienne en Italie après Mani pulite), etc. – constituent donc la matrice des réorientations convergentes des représentations politiques des électeurs, en particulier chez les plus jeunes dont l’intérêt pour la politique est plus récent et les représentations moins sédimentées (Drouin, 1995). observées : l’armistice de 1918 débouche sur l’élection d’une chambre « bleu horizon » qui traduit la rentabilité électorale de la référence à leurs combats pour les officiers candidats quel que soit leur âge ; la Libération restructure le jeu partisan autour de la référence à la Résistance (le PC se présente comme le « parti des fusillés », le RPF se réfère à Charles de Gaulle, le MRP à Georges Bidault, etc.). La lecture qui sera faite de ces événements ne sera pas « générationnelle », même s’ils conduisent bien à un renouvellement de la classe politique par élimination des acteurs compromis et modification des règles de succession en politique.

Visibilité et déclin des générations politiques cohérence des manifestations politiques d’une génération sont assurées par la prolifération concurrentielle des groupes radicaux ou syndicaux à l’université ou en dehors, ce qui constitue à la fois un effet des mouvements antérieurs mais aussi une condition du maintien de la valorisation des postures militantes requis pour l’émergence de nouveaux mouvements. Cette interprétation permet de rendre compte à la fois de la chronologie de l’entrée de la « jeunesse » dans des mouvements de revendication en Europe (en fonction de l’élargissement du recrutement universitaire dans chaque pays), de la synchronisation relative des mouvements allemand, français et italien à la fin des années 1960 en relation avec des configurations politiques proches (plein emploi, massification universitaire

en cours, droite fortement reconfigurée en 1945 et gauche dans l’opposition), mais aussi des spécificités que chaque mouvement doit à son espace politique ou universitaire (rapport à l’État et niveau inégal de recours à la violence politique en France ou en Italie et en Allemagne). Les générations militantes vont donc constituer l’effet émergent des activités de mobilisation concurrentielle, inégalement efficaces selon la configuration politique du moment, menées par les organisations radicales à l’université en direction d’une population étudiante qui, avant la captation familiale et professionnelle des investissements sociaux, se trouve disponible pour valoriser la participation à des activités politiques radicales. peuvent s’inverser et fortement réduire la valorisation des activités militantes. Dans le cas des mouvements étudiants de l’après-Mai 68, trois logiques concourent au déclin de la visibilité de la « génération 68 » : 1) les nécessités de la reconversion professionnelle s’exerçant fortement à partir de 1972 même sur les plus militants ; 2) la généralisation du chômage de masse à partir de 1977 imposant une intensification des investissements scolaires au détriment du militantisme et rendant plus difficile le maintien d’une tradition militante à l’université ; 3) l’installation d’un gouvernement de gauche en 1981 ne présentant plus le même potentiel de mobilisation réactive pour les organisations étudiantes, mais offrant à leurs dirigeants des possibilités de reconversion nouvelles. Dans cette perspective, la reconversion politique et parfois professionnelle des anciens militants de la gauche « soixante-huitarde » dans des partis gouvernementaux – généralement le PS – ne doit pas être interprétée sur le mode du reniement (Juhem, 2001). Il s’agit plutôt d’un processus d’ajustement des discours et des postures politiques aux énoncés requis pour intervenir efficacement dans le nouveau milieu partisan investi. De même, leur discours radical initial était la forme requise pour s’imposer dans l’espace de concurrence militant propre à l’université de l’après-Mai, autant qu’un discours syndical offensif était nécessaire dans le monde du travail de plein emploi d’avant 1977. À l’issue du processus, la succession des reclassements professionnels et partisans raréfie les acteurs susceptibles d’énoncer publiquement les thématiques politiques identifiées à une génération politique qui devient de ce fait « introuvable » ou qui existe seulement à travers les activités commémoratives de ceux qui s’en proclament les héritiers (Ross, 2005).

Bibliographie CHAUVEL Louis, Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au e XX siècle, Paris, PUF, 1998. DEMERATH Nicholas Jay, MARWELL Gerald et AIKEN Michael T., Dynamics of Idealism, San Francisco (Calif.), Jossey-Bass, 1971. DRESSEN Marnix, De l’amphi à l’établi. Les étudiants maoïstes à l’usine (1967-1989), Paris, Belin, 2000. DROUIN Vincent, Enquêtes sur les générations et la politique : 1958-1995, Paris, L’Harmattan, 1995. FILLIEULE Olivier, BÉROUD Sophie, MASCLET Camille, SOMMIER Isabelle et collectif Sombrero (dir.), Changer le monde, changer sa vie, Arles, Actes Sud, 2018. JUHEM Philippe, « Entreprendre en politique. Les carrières militantes des fondateurs de SOS-Racisme », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, p. 131153. LACROIX Bernard, L’Utopie communautaire, Paris, PUF, 2006 [3 e éd.]. MANNHEIM Karl, Le Problème des générations, Paris, Nathan, 1990 [éd. orig. en allemand, 1928]. MAUGER Gérard, « Gauchisme, contre-culture et néolibéralisme : pour une histoire de la “génération de mai-1968” », dans Jacques Chevallier (dir.), L’Identité politique, Paris, PUF, 1994, p. 206-226. MCADAM Doug, Freedom Summer. Luttes pour les droits civiques, Mississippi 1964, Marseille, Agone, 2012. PAGIS Julie, Mai 68, un pavé dans leur histoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2014. PERCHERON Annick, Les 10-16 ans et la politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1978. ROSS Kristin, Mai 68 et ses vies ultérieures, Bruxelles, Complexe, 2005. WHALEN Jack et FLACKS Richard, Beyond the Barricades. The Sixties Generation Grows Up, Philadelphie (Pa.), Temple University Press, 1989.

Philippe Juhem Voir aussi Conséquences biographiques de l’engagement · Cycle de mobilisation · Désengagement · Secteur, champ, espace · Socialisation politique

Émotions que, d’autre part, elles nourrissaient les analyses des pères fondateurs de la sociologie, de Tocqueville à Marx. Le « retour du refoulé » s’accomplit à la fin du XX e siècle, sous les différents registres des « émotions », des « passions » ou des « affects ».

Pourquoi un tel traitement des émotions au sein de la sociologie ? Les raisons de cette longue occultation sont multiples. En son cœur, elle ne fait que traduire un dualisme profond de la culture occidentale opposant raison et sentiment, renvoyé à l’irrationnel. Ce dualisme s’est renforcé de la substitution de l’intérêt aux passions qui, si l’on suit Albert Hirschman (1980), est au fondement de l’accumulation capitaliste à partir du XVIII e siècle. Dans le même esprit, on peut aussi y voir l’expression de la volonté de fonder une science positiviste solidement arrimée sur des objets susceptibles d’être saisis avec rigueur (quand celui des émotions semble évanescent) et à distance respectable de la philosophie morale comme de la psychologie. Ce prisme instrumental s’est parachevé avec la légitime « rébellion » (Calhoun dans Goodwin et al., 2001, p. 48) qu’a constituée le paradigme de la mobilisation des ressources contre les biais des pionniers de l’analyse des mouvements sociaux, de la psychologie des foules aux théories psychosociales du comportement collectif. Il est de ce fait délicat de dépasser une tradition d’analyse dominante (voire de rompre avec elle) au fondement, à bien des égards, de l’émergence du sous-champ d’analyse, sans prêter le flanc à la critique de la régression sur des modèles qui, à tort ou à raison, ont entaché l’approche des émotions du péril du psychologisme

et de la disqualification morale des phénomènes étudiés. Ainsi que le soulignent Goodwin, Jasper et Polletta (2001, p. 71), « tandis que les précédents théoriciens ont dépeint les protestataires comme émotifs pour démontrer leur irrationalité, les nouveaux théoriciens ont démontré leur rationalité en déniant leurs émotions ».

De l’émergence au retour en grâce des émotions travaillées. Elle permet en outre d’approfondir le modèle de la structure des opportunités politiques par le biais des perceptions qu’en ont les acteurs. Dans le second, en revanche, qui est celui de Jasper et Goodwin, les deux approches sont inconciliables comme du reste le dialogue même avec, par exemple, le même Charles Tilly (lequel le leur rend bien en les traitant de « phénoménologues fanatiques » : Goodwin et Jasper, 2004).cultural turn, surtout d’empreinte européenne, qui s’est développé à la charnière des années 1970 et 1980 en portant une attention particulière aux processus, notamment symboliques, de construction d’une identité collective. Aussi, avant que ne s’affirme l’intérêt heuristique pour les émotions, la sociologie des mouvements sociaux n’était-elle pas totalement dépourvue. Plusieurs concepts posaient les jalons de cette redécouverte : la libération cognitive de McAdam qui renvoie à la colère suscitée par la perception d’une injustice – tout comme les « cadres d’injustice » de Gamson – mais aussi à l’espoir d’un changement ; l’analyse des cadres également. Toutes les tentatives de dépassement de la mobilisation des ressources que l’on observe au cours des années 1980 ont reposé la question, qui était celle notamment de Smelser ou Berkowitz, des processus cognitifs amenant un individu à se mobiliser. Les tenants de l’analyse des émotions reconnaissent ce legs mais critiquent la focalisation excessive sur la dimension cognitive au détriment de la dimension affective, voire l’interprétation instrumentale des émotions. Comme leurs prédécesseurs, ils se divisent sur leur positionnement vis-à-vis de l’analyse structurale et par voie de conséquence sur les attendus de leur nouvelle approche : propose-t-elle d’enrichir la mobilisation des ressources, et plus précisément la théorie du processus politique, dans une visée cumulative, ou d’offrir une alternative poursuivant les approches culturelles ? Dans le premier cas, représenté par McAdam, l’approche des émotions fait simplement justice à l’une des propositions de Tilly qui voyait

dans la menace l’une des conditions d’émergence d’un mouvement social, au même titre que les fameuses « opportunités » qui seules jusque-là ont été Mais comme souvent en sociologie des mouvements sociaux, l’avancée théorique a également eu un ressort pragmatique en se nourrissant des analyses féministes qui ont mis en discussion l’opposition entre rationalité et émotions comme étant l’une des assises de la domination masculine. L’approche des émotions est significativement et doublement genrée, à la fois par l’investissement des chercheuses sur le sujet et par les études de cas qu’elle a privilégiées : les mobilisations de femmes étudiées par Taylor (1995) et d’homosexuels étudiées par Gould (Goodwin et al., 2001 ; Goodwin et Jasper, 2004). L’intérêt croissant qu’elles suscitent fait enfin écho au développement, sur fond d’engagement humanitaire et de déclin de la critique sociale, du registre de la scandalisation, de l’appel à la vertu et du topique du sentiment. Parallèlement à la fermeture du sous-champ disciplinaire aux émotions, celles-ci connaissaient ailleurs un regain d’intérêt. C’est, aux États-Unis, l’autonomisation à compter de la fin des années 1970 de la « sociologie des émotions » (Kemper, 1978 ; Hochschild, 1979), l’émergence de la psychologie politique représentée, en France, par Pierre Ansart et Philippe Braud, ou encore le champ d’analyse autour des « violences extrêmes » que constituent les processus génocidaires, et évidemment la reconnaissance tardive de l’œuvre de Norbert Elias. Jasper et Polletta (2001, p. 10), « de brèves réactions aux événements et aux gens sont regroupées avec des liens affectifs durables comme l’amour ou la haine et des humeurs comme la résignation ou la dépression ». Pour Aminzade et McAdam, de leur côté, les émotions sont des types de sentiments ou d’affects culturellement délimités et des pensées incarnées (2001, p. 18). Elles ont une dimension cognitive, somatique et temporelle variable (par exemple, l’espoir est orienté vers le futur tandis que le regret l’est vers le passé). Car contrairement aux psychologues mais aussi aux sociologues des émotions, les spécialistes des mouvements sociaux ne veulent pas restreindre leur champ d’études aux émotions stricto sensu, c’est-à-dire fugaces et réactives. Ils utilisent le terme pour rendre compte de l’ensemble des états affectifs : affect, passion, sentiment, voire humeur, ce que du reste l’anglais emotions favorise puisqu’il englobe le tout. Par voie de conséquence, le champ des questions prises en charge apparaît extrêmement vaste et ne fait quelquefois que couvrir d’un vernis «

émotionnel » des thèmes classiques : les croyances et sentiments, les symboles et rituels, l’identité et la solidarité, les rétributions (non matérielles) du militantisme. En dépit de cette grande variété des objets analysés par l’approche émotionnelle, d’autres restent sous-exploités, en particulier l’incorporation des émotions et donc le rapport au corps, mais aussi ce que Goodwin (1997) appelle, en reprenant Freud, la « constitution libidinale » d’un mouvement social, c’est-à-dire la structure et l’économie des liens affectifs et sexuels des militants. Cette polyphonie pose cependant deux problèmes. D’une part, elle entraîne un risque de malentendu sur ce que les uns ou les autres étudient. D’autre part, elle grève considérablement la démonstration ou l’administration de la preuve. Car les états affectifs se distinguent nettement par leur intensité et leur durabilité différentes et ils ne se placent pas à la même échelle, individuelle ou collective, d’observation. Chacun requiert donc des protocoles empiriques distincts (Sommier, 2010 et 2015), comme s’y attelle Jasper dans son dernier ouvrage (2018).

L’émotion, objet sociologique Avec la parution de Passionate Politics (Goodwin et al., 2001) et, en France, d’Émotions... Mobilisation ! (Traïni, 2009), une nouvelle phase s’amorce. Elle prend à bras le corps les émotions pour envisager leur rôle à la fois dans les processus de mobilisation, de socialisation militante, de maintien de la loyauté mais aussi de désengagement. L’émotion est un objet sociologique en ce qu’elle constitue un outil de communication, de mise en relation avec autrui qui accompagne un processus de mobilisation par des dispositifs de sensibilisation. Par cette expression, Traïni (2009, p. 13) désigne « l’ensemble des supports matériels, des agencements d’objet, des mises en scène, que les militants déploient afin de susciter des réactions affectives qui prédisposent ceux qui les éprouvent à s’engager ou à soutenir la cause défendue ». L’émotion suscite l’empathie et le partage social : instrument de façonnage d’un collectif (on parle alors de « communauté émotionnelle »), elle est aussi au cœur des dynamiques de groupe qui vont conduire à une réaction coordonnée.

L’approche émotionnelle pourrait ainsi permettre de lier deux moments de l’action collective jusque-là envisagés séparément : celui de l’engagement initial et celui de sa pérennité. Le premier a conduit Jasper à expliquer la naissance d’une action collective en dépit de l’absence de réseaux sociaux préexistants par un « choc moral » producteur d’indignation. Événement public inattendu et hautement publicisé ou expérience individuelle, il vient soit d’un « suddenly imposed grievance » comme pour le mouvement antinucléaire, l’accident de Three Mile Island étudié par Walsh ou, pour le mouvement homosexuel, l’arrêt antisodomie de la Cour suprême Bowers v. Hardwick de 1986, soit du « travail rhétorique d’organisateurs » recourant à des symboles de condensation, par exemple pour sensibiliser à la cause animale (Jasper et Poulsen, 1995, p. 499). analysée par Robin ou la haine sous la loupe de Le Cour Grandmaison. Elle oblige souvent à procéder à un double décentrement : une extension de l’investigation au-delà de l’arène stricte des mouvements sociaux hautement salutaire, en ce qu’elle permet de ne pas leur réserver l’apanage des dynamiques émotionnelles toujours suspectes d’irrationalité ; un détour si ce n’est par la philosophie, du moins par l’histoire intellectuelle d’une pensée et de ses usages politiques à la manière foucaldienne. Le second moment d’analyse, qui envisage l’économie émotionnelle dans le maintien (ou non) de la loyauté au groupe, ramène à des rivages plus classiques de la discipline : 1) la socialisation qui va, par exemple dans les organisations féministes, s’employer à transformer les sentiments de peur ou de honte en sentiment de colère (Taylor, 1995), façonner des dispositions utiles à l’action, établir les rôles sociaux de chacun, leur permettre de s’approprier les feeling rules, c’est-à-dire des normes partagées concernant les sentiments et émotions appropriés/congruents (Hochschild, 1979, p. 566) et les « styles émotionnels » propres au groupe ; 2) les rituels, cérémonies et symboles (Braud, 1996) qui forgent et entretiennent son identité et tracent ses frontières ; 3) les liens affectifs entre militants qui perdurent au-delà des phases de mobilisation et maintiennent les abeyance structures. L’approche émotionnelle est également susceptible d’éclairer les moments de crise d’une organisation occasionnés, par exemple, par la lutte entre différents types d’investissement émotionnel, mais aussi les dynamiques de désengagement produites par des émotions positives (la

satisfaction) ou négatives (le burn-out, l’épuisement), leur cheminement souvent douloureux, entre peur de la perte des liens affectifs, sentiment de honte ou de culpabilité, pression à rentrer dans le rang, etc. Couplée avec une analyse de carrière, elle éclaire la variété synchronique et diachronique des engagements, ainsi que la coexistence de différents univers émotionnels au sein d’un même mouvement. les différentes temporalités, le rôle joué par les « événements transformateurs » mis au jour par Sewell ou encore par les leaders. Prolifique et sans doute prometteur, ce nouveau domaine d’investigation est encore balbutiant. Il gagnerait sans doute à être à la fois plus rigoureux, sur le plan épistémologique comme méthodologique, et plus ouvert (à l’histoire et l’anthropologie notamment) car il apparaît souvent trop autocentré sur le sous-champ de la sociologie des mouvements sociaux (voire des mobilisations) et ahistorique, c’est-à-dire sans mémoire. Les conditions pour ce faire semblent plus favorables en France qu’aux États-Unis et l’approche émotionnelle constitue sans doute un enjeu important dans l’affirmation de sa spécificité, tant sur le plan des méthodes qualitatives qui font son originalité que sur celui du brassage disciplinaire.

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Isabelle Sommier Voir aussi Abeyance structure · Analyse des cadres · Choc moral · Comportement collectif · Genre et militantisme · Mobilisation des ressources · Structure des opportunités politiques

Engagement distancié individus que d’une modification profonde de la nature de cet engagement.La Fin des militants ? (1997 ; l’auteur parle par la suite d’« engagement affranchi » dans Militer aujourd’hui, avec Spyros Franguiadakis et Pascal Viot, 2005), veut rendre compte des changements intervenus dans les modes de militance durant la seconde moitié du XX e siècle. En opposition à l’idée d’une « crise » du militantisme, les concepts d’« engagement distancié » et d’« engagement militant », comme idéaux types, doivent mettre au jour les nouveaux modes d’implication dans la sphère publique, les nouvelles formes d’action mises en œuvre par les groupements et les individus, c’est-à-dire doivent rendre compte moins d’un désengagement des

La transformation des formes du militantisme Le modèle d’« engagement distancié », idéal type du mode contemporain de l’action militante, se construit par rapport à un autre modèle, celui de l’« engagement militant » qui caractériserait l’action militante jusqu’au début des années 1980. Fruit des caractéristiques particulières de l’espace public français des Trente Glorieuses, cet « engagement militant » se caractériserait, pour Jacques Ion (1997), par une forte structuration des associations en fédérations, reliées les unes aux autres dans de vastes réseaux idéologico-politiques et par la place particulière réservée aux individus, considérés comme citoyens anonymes et cependant complètement engagés dans une intense vie communautaire. L’« engagement militant » se singulariserait donc par des mouvements de masse, où la participation anonyme de chacun fait la force de l’ensemble.

le timbre collé sur la carte (d’adhérent), succède l’engagement distancié, symbolisé par le post-it. À l’engagement militant représenté par post-it, détachable et mobile. C’est une mise à disposition de soi temporaire, résiliable à tout moment.

L’implication individuelle en question Le passage d’un idéal type à l’autre résulte donc d’un certain nombre de transformations, entre un ancien modèle « communautaire » (fondé sur l’adhésion) et un nouveau modèle « sociétaire » (fondé sur la libre association, le contrat). Dans la continuité du modèle d’évolution historique proposé par Norbert Elias dans La Société des individus (1991), et comme en écho aux travaux d’Alberto Melucci (1996), les transformations du militantisme sont ainsi lues à travers différents processus, comme le « dépérissement du nous organisé », « une spécialisation toujours plus poussée », une « redéfinition des rapports entre vie privée et vie militante », la « dénonciation des “appareils” et la critique de la délégation » ou encore la « fin de l’anonymat ». D’un point de vue géographique, c’est l’émergence d’une multiplicité de structures locales constituées en associations indépendantes, libres de tous liens fédéraux, et la montée en puissance de nouvelles causes souvent supranationales (action humanitaire, écologie). déclin de la légitimité de l’État-nation et changement dans les types de participation politique). Des auteurs comme Stephen Cotgrove et Andrew Duff (1980) ont posé cette même question, partant de l’idée que l’étude de nouveaux groupes de militants (les classes moyennes en lieu et place des classes populaires) donnent à voir de nouvelles formes de militantisme. En France, enfin, Emmanuelle Reynaud (1980), rendant compte de l’émergence de ces mêmes NMS, parle alors d’un « militantisme moral » dont les caractéristiques sont très proches de celles décrites par Jacques Ion : « les identités collectives qui s’affirment ici sont partielles et pas forcément exclusives les unes des autres ; l’engagement qu’elles déterminent ne suppose pas une démarche globale d’adhésion mais un accord parcellaire. Cette démarche revêtant moins de solennité, l’investissement individuel est plus restreint et l’engagement plus facile à donner ou à reprendre » (Reynaud, 1980, p. 280).

Une transformation qui n’en est pas une ? Ensuite, cette focalisation sur des processus d’individualisation, par la mise en évidence d’une modernité, dote d’une valeur positive cette nouveauté, au détriment de l’ancien et, sous-entendu, du populaire. Pour Annie Collovald (2002, p. 184), il y a ainsi derrière l’invocation de l’engagement distancié, et « davantage qu’une explication compréhensive », un présupposé de classe, c’est-à-dire une valorisation des conduites des classes moyennes et « une condamnation des formes d’intervention populaires sur la scène publique » ; surtout, expliquant les transformations du militantisme par des transformations sociétales incorporées par les militants (transformations socio-économiques et culturelles, montée de l’individualisme), ce modèle ignore d’autres éléments potentiellement tout aussi importants, que ce soit la trajectoire d’institutionnalisation des différentes organisations ou le parcours militant des individus. Différentes études ont ainsi montré qu’il était possible de rendre compte de l’évolution des modes de militance en les référant aux différents degrés d’institutionnalisation des organisations selon les périodes et les contextes politiques, quand d’autres, travaillant sur des « carrières » de militants, montraient que les types de militance s’opposaient moins qu’ils ne s’articulaient, soit diachroniquement dans la durée de l’engagement, soit synchroniquement dans différents engagements simultanés. Les approches en termes de carrière montrent encore que, en opposition à l’image du postit, le fait de quitter le militantisme n’est jamais un geste aussi simple que ce que suggère une définition en termes de contrat (conclu et résiliable à volonté, sans coût d’entrée ni de sortie). S’investir dans un engagement, c’est aussi se sentir investi par lui. Ainsi, pour Annie Collovald (2002) – qui critique vigoureusement le modèle de Jacques Ion en montrant, à travers une étude de cas, combien l’engagement dit distancié s’inscrit largement dans des réseaux de militance ou des socialisations traditionnelles –, le changement se situe moins dans le rapport des individus à l’action et dans l’émergence d’un processus d’individuation que dans les transformations des contextes politiques et des modes d’action (par exemple avec le développement de l’expertise). En conclusion, et malgré les critiques dont cette notion peut faire l’objet, on en retiendra un questionnement fondamental pour la compréhension du militantisme politique : comment rapporter les possibles transformations du

militantisme à des changements de contexte (transformations socioéconomiques et culturelles), c’est-à-dire, comment, par exemple, interroger ou intégrer dans les recherches l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, la mobilité résidentielle accrue, l’éclatement familial ou la révolution des loisirs ? En (ré)introduisant dans les questionnements sur le militantisme l’importance des mutations sociétales, et malgré ses importantes limites, le modèle de l’engagement distancié conserve donc un intérêt et pose toute une série de questions encore aujourd’hui en chantier.

Bibliographie BRODIEZ Axelle, Le Secours populaire français, 1945-2000 : du communisme à l’humanitaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. COLLOVALD Annie (dir.), L’Humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, PUR, 2002. COTGROVE Stephen et DUFF Andrew, « Environmentalism, Middle-Class Radicalism and Politics », Sociological Review, 28 (2), 1980, p. 333-349. ELIAS Norbert, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991. INGLEHART Ronald, The Silent Revolution. Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1977. ION Jacques, FRANGUIADAKIS Spyros et VIOT Pascal, Militer aujourd’hui, Paris, Cevipof/Autrement, 2005. ION Jacques, La Fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997. MATHIEU Lilian, « Un militantisme qui n’a de nouveau que le nom », dans Bruno Frère et Marc Jacquemain (dir.), Résister au quotidien ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 223-240. MELUCCI Alberto, The Playing Self, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. PERONI Michel, « Engagement “distancié” ou engagement “situé” », communication au colloque Comment penser les continuités et discontinuités du militantisme ? Trajectoires, pratiques et organisations militantes, Lille, 8-10 juin 2006. REYNAUD Emmanuelle, « Le militantisme moral », dans Henri Mendras (dir.), La Sagesse et le désordre, France 1980, Paris, Gallimard, 1980, p. 271-286.

Alexandre Lambelet Voir aussi

Carrière militante · Nouveaux mouvements sociaux

Enquêtes par questionnaire L’enquête par questionnaire occupe aujourd’hui une place centrale dans la boîte à outils méthodologique de l’étude des mouvements sociaux. On peut distinguer deux usages principaux de la technique. Le questionnaire peut, d’abord, être adressé à des organisations. Complété par d’autres sources, documentaires notamment, il permet de constituer un corpus de données relatives aux caractéristiques, à la composition et à l’histoire de groupes militants investis dans un champ d’action donné. C’est cette technique qui est utilisée, par exemple, par John McCarthy (1996) pour étudier les organisations locales de lutte contre l’alcool au volant aux ÉtatsUnis et analyser les facteurs qui influencent le type et le volume de ressources qu’elles sont susceptibles de mobiliser.

L’utilisation du questionnaire individuel ordinaires. Dans ce cadre, ce sont les grandes enquêtes par sondage auprès d’échantillons représentatifs de la population qui sont privilégiées. L’objectif est d’évaluer la proportion de ceux qui recourent à d’autres moyens que le vote pour exprimer leurs opinions et revendications, pour isoler leurs caractéristiques sociales et politiques. Le meilleur exemple de ce type de recherche est l’enquête menée par Samuel H. Barnes et Max Kaase (1979) sur le « potentiel protestataire » des citoyens de cinq démocraties occidentales durant les années 1970. d’anciens activistes des droits civiques, l’auteur utilise les informations recueillies à la fois pour compléter son analyse des conditions d’engagement, mais aussi et surtout pour étudier le devenir de ces militants. Il parvient ainsi à isoler les effets biographiques de l’engagement, notamment sur la carrière professionnelle ou sur l’appétence durable à

l’action politique.Individual Surveys in Rallies), ont été développés en France au début des années 1990 (Favre, Fillieule et Mayer, 1997). Cette technique s’est aujourd’hui répandue pour l’étude d’événements protestataires divers : forums sociaux et contre-sommets altermondialistes (par exemple, Agrikoliansky et Sommier, 2005 ; Blanchard et Fillieule, 2010 ; Fisher, 2007) ; manifestations antiguerre (Walgrave et Rucht, 2009), etc. (Fillieule et Tartakowsky, 2008, pour une revue). Un troisième usage possible de l’enquête par questionnaire concerne l’analyse du devenir des participants à un mouvement protestataire. À la différence des enquêtes évoquées, il ne s’agit pas d’interroger des participants potentiels ou actuels, mais d’ex-activistes. L’enquête menée vingt ans après par Doug McAdam (1989) sur les participants du Freedom Summer emprunte cette voie : après avoir interrogé par questionnaire

Le traitement des données Les données recueillies par questionnaire individuel sur une mobilisation peuvent faire l’objet de plusieurs types de traitement. Ces enquêtes sont particulièrement utiles dans une perspective monographique : il s’agit alors de décrire la structure de la population mobilisée, ou mobilisable, et d’interpréter les facteurs (sociaux ou relevant des croyances et attitudes) qui expliquent la participation à l’action collective. De nombreux auteurs ont cependant souligné qu’on gagne à utiliser les questionnaires dans une perspective comparatiste car, comme le suggèrent Bert Klandermans et Jackie Smith (2002), « si la participation à l’action collective est un processus, il est impossible de l’étudier à partir d’une single-shot measure » (p. 6). La comparaison peut être sectorielle et comparer les caractéristiques de protestataires participant à des organisations différentes mais proches ; elle peut être spatiale en confrontant les caractéristiques de protestataires de différents pays ; ou temporelle en étudiant les participants à un même mouvement à différents moments de son histoire, ou à différents moments de leur trajectoire d’engagement. Une dernière stratégie de comparaison consiste à confronter les caractéristiques de participants à un mouvement social à celle de non-participants, afin de tenter d’isoler les facteurs qui conduisent à l’action (voir notamment l’enquête d’Oegema et Klandermans,

1994, qui croise une dimension temporelle et la comparaison d’actifs et de non-actifs).

Les inconvénients et les limites de cette méthode cause qui ne manifestent pas. La représentativité constitue donc un objectif rarement atteignable. Un tel constat doit inciter à la fois à maîtriser au mieux les travers évoqués et à multiplier les angles d’analyse de la population : par exemple, pour l’étude d’adhérents d’une organisation, en croisant des enquêtes sur des « échantillons » nationaux de population, sur des événements (réunions publiques) et sur des sections locales, pour lesquelles une immersion plus approfondie permet de limiter le nombre des non-réponses et ainsi d’appréhender la singularité des ancrages locaux. Comme pour toutes les techniques réactives, les données rassemblées par questionnaires sont produites dans le cadre d’une interaction dont les caractéristiques et le contexte pèsent de manière déterminante sur ce qui est dit. L’utopie positiviste d’une neutralisation complète des biais tenant à la situation d’enquête est certes pédagogiquement utile, mais devient néfaste si on oublie qu’elle reste inatteignable. Il faut garder à l’esprit que les informations fournies par questionnaires sont construites dans et par la situation d’enquête. On gagnerait en particulier à considérer les réponses aux questionnaires administrés au cours des événements protestataires non comme des données brutes, mais plutôt comme le fruit de stratégies complexes de mise en scène de leur identité par les répondants. En se pliant au jeu du questionnaire, les personnes interrogées se donnent à voir comme de « bons militants », offrant une image compatible avec ce qu’ils pensent être la juste image du mouvement – celle notamment promue par leur(s) organisation(s). En ce sens, ce qu’on saisit peut-être de plus précieux par un questionnaire, ce sont des informations sur les perceptions par les acteurs de leur propre identité et de la situation dans laquelle ils se trouvent engagés, perspective qui permet de rendre les biais signifiants et d’éviter, ce faisant, le piège de l’objectivisme.

Bibliographie

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Éric Agrikoliansky Voir aussi

Conséquences biographiques de Manifestation · Répertoire d’action

l’engagement

·

Engagement

·

Espace géographique et mouvements sociaux l’engagement individuel. L’espace dont il est question doit être entendu au sens d’« espace concret », autrement dit dans sa dimension humaine, caractérisée d’une part par une forme spécifique et d’autre part par des usages sociaux et des sens particuliers. De façon générale, les géographes conçoivent l’espace à la fois comme « une des dimensions de la société, correspondant à l’ensemble des relations que la distance établit entre différentes réalités », et comme « objet social défini par sa dimension spatiale », caractérisée par au moins trois attributs : « la métrique, l’échelle, la substance » (Lévy et Lussault, 2003). L’espace ainsi déterminé englobe la morphologie et la topographie des lieux (leur distribution géographique, leur densité, leur architecture) : celles-ci sont déterminées par, et déterminent en retour, les expériences et les activités, tout comme les représentations sociales. À l’échelle d’une agglomération ou d’un quartier, on convient généralement que la distribution spatiale des individus au sein d’habitations le long de voies de communication tend à modeler aussi bien les relations sociales que les formes d’appropriation individuelles et collectives de l’espace et les représentations de soi et des autres. C’est en ce sens que l’espace géographique représente à la fois le cadre, le moyen et l’enjeu des mobilisations collectives.

Comprendre les fonctions de l’espace l’absence de réseaux préexistants, la configuration spatiale peut fonctionner comme un vecteur d’identification collective et de mobilisation. Le cas des vendeurs de rue iraniens, durant les années 1980, montre combien l’espace partagé est un cadre signifiant doté d’une efficace propre

(Bayat, 1997). C’est précisément sur les représentations, les routines et les usages sociaux de l’espace que s’appuient les entrepreneurs de mobilisation, particulièrement dans le cas des mouvements les moins institutionnalisés. L’espace fonctionne alors comme un cadre des actions sociales, agit d’abord comme matrice structurelle de ces dernières. La « coprésence » régulière d’individus dans des lieux géographiquement circonscrits, si elle n’est certes pas une condition suffisante pour l’action collective, favorise grandement le partage de représentations et de routines spatiales communes. L’environnement, culturellement et socialement construit (on parle d’agencement spatial), contribue à rassembler ou, à l’inverse, à disséminer les populations et les groupes sociaux, et de ce fait pèse lourdement sur leur propension à se mobiliser. Dans le monde musulman, les mosquées constituent des espaces de sociabilité masculine qui stimulent et maintiennent l’engagement individuel, dans un cadre familier (Cattedra et Idrissi-Janati, 2003). Même en moyen privilégié de lutte. En effet, ces mouvements sont généralement pauvres en ressources organisationnelles et un des défis majeurs consiste à relier des unités différentes et éloignées les unes des autres. La structuration de l’espace procure dans ces conditions une ressource non négligeable pour l’action des groupes démunis ou précaires. Le cas des étrangers vivant en foyers de travailleurs dans la France des années 1970 est à cet égard éloquent : en l’absence de moyens institutionnels d’expression politique, ce sont les espaces collectifs des foyers (les bars, les salles d’alphabétisation, les couloirs) qui ont été investis par les militants et les adhérents de la « grève des loyers ». Lieux très fréquentés par les résidants et maîtrisés par les entrepreneurs de mobilisation, ils ont contribué efficacement à la diffusion de l’action collective (Hmed, 2008). Cela a été également illustré dans le cas des places publiques dont le rôle a été majeur dans la structuration des mouvements révolutionnaires lors des « printemps arabes » (sur le cas tunisien, voir Hmed, 2016). collectives (Tilly, 2000), comme c’est par exemple le cas dans les zones à défendre (ZAD). De l’autre côté, les mouvements sociaux essaient le plus souvent de s’emparer des significations symboliques de l’espace afin de les subvertir et de les transformer à leur avantage. Ainsi, il n’est pas rare que des lieux de massacre deviennent des lieux de pèlerinage (que l’on pense, par exemple, à la place Tienanmen (Zhao, 1998).enjeu de lutte entre groupes sociaux. D’un côté, le territoire national fait depuis le XIX e siècle

l’objet d’un contrôle accru de la part de l’État, au moyen de technologies d’identification de plus en plus sophistiquées. La monopolisation par ce dernier d’un capital informationnel lui permet ainsi d’administrer un territoire et de mettre sous surveillance les lieux les plus denses, particulièrement ceux qui apparaissent comme les plus dangereux. Si l’enjeu pour l’État est d’étendre le contrôle policier des espaces, il s’agit en contrepartie pour les groupes militants de créer des « espaces sûrs » (safe spaces), protégés des incursions policières et qui permettent une production plus libre des revendications et des stratégies

L’espace, une dimension à redécouvrir Alors que la sociologie des mobilisations recourt de plus en plus à l’historicisation des mouvements qu’elle observe, la dimension spatiale de l’action collective reste encore aujourd’hui une perspective inexplorée par la plupart des chercheurs. À l’exception de travaux majeurs comme ceux de Charles Tilly sur la Vendée contre-révolutionnaire (1970), de Robert Bezucha sur l’insurrection des canuts lyonnais sous la monarchie de Juillet (1974), ou issus de la sociologie des mouvements sociaux urbains (Castells, 1983), le plus souvent, la référence à l’espace continue d’occuper une place mineure ou secondaire dans l’analyse. « Toile de fond » lointaine sur laquelle se détache l’action individuelle et collective, cette référence joue rarement un rôle explicatif de l’engagement et du processus contestataires. Selon le mot de Byron Miller, dans l’esprit des chercheurs c’est, en effet, comme si la plupart des mouvements se déroulaient « sur une tête d’épingle » (Miller, 2000). Centrés qu’ils sont sur les organisations et les réseaux, les auteurs se réclamant de la théorie de la mobilisation des ressources ont ainsi négligé les facteurs écologiques de l’action collective et notamment sa dimension localisée et située.

Penser l’espace comme un véritable outil d’analyse prendre en compte la structuration spatiale de l’environnement des mouvements sociaux et d’en faire un véritable outil d’analyse, conceptualisé et problématisé. Depuis la fin des années 1980, à la faveur d’un « tournant géographique » d’inspiration constructiviste, l’espace cesse

d’occuper une fonction illustrative ou seulement contextuelle pour gagner progressivement en épaisseur comme en pouvoir heuristique. L’importation, dans le champ de la science politique et des sciences sociales, de perspectives de recherche issues de la géographie humaine telles que l’analyse spatiale, réaffirmant l’importance des interactions entre ordre social et ordre spatial, ouvre de nouveaux agendas. Parmi les courants d’analyse de l’action collective, le plus réceptif à la nécessité d’intégrer la dimension spatiale des mobilisations est très certainement l’école dite du processus politique. Non seulement les mobilisations doivent, pour être pleinement appréhendées, être resituées dans leur contexte historique d’émergence et dans leur dynamique propre, mais le chercheur doit également s’efforcer de traiter les lieux (et al., 2015) – tentent de places) en étudiant les interactions entre la localisation, l’espace-temps et les représentations de l’espace comme des causes explicites et des effets de la protestation (Tilly, 2000). L’analyse des dynamiques spatiales de la « politique contestataire » – que certains vont jusqu’à nommer « politique spatiale » (spatial politics, voir Sewell, 2001, p. 80) – informerait donc bien au-delà d’une simple contextualisation localisée. Deux exemples permettent d’illustrer la fécondité de cette perspective. facteur, c’est l’environnement physique du quartier universitaire qui a déterminé le succès de la mobilisation.XIX e siècle entend prendre le contrepied des analyses marxistes, qui envisagent la « question urbaine » comme les symptômes exclusifs de contradictions internes du capitalisme, mais aussi de celles qui considèrent que l’enjeu urbanistique aurait supplanté les conflits de classes (Gould, 1995). En s’appuyant sur un matériau d’archives important et varié, il montre notamment ce que l’émergence d’une nouvelle « identité insurrectionnelle », propre aux classes démunies, doit aux transformations de l’espace urbain du Paris du Second Empire. Les percées haussmanniennes bouleversent l’équilibre sociologique des expression de relations sociales, Dingxin Zhao démontre que la topographie même des lieux, la configuration spatiale de l’environnement, structure et modèle les liens sociaux (Zhao, 1998). En prenant appui sur une enquête auprès d’étudiants ayant participé au printemps de Pékin en 1989, il s’interroge sur les conditions d’émergence de ce mouvement et sur les facteurs qui l’ont rendu possible. L’analyse très localisée des situations insurrectionnelles et des stratégies collectives, attentive aux « dimensions écologiques de microniveau » (micro-level ecological dimensions), permet de mettre au

jour la façon dont la distribution spatiale des campus et des résidences universitaires pékinois a fonctionné comme une structure sociale d’une nature particulière. Dans ce cas précis, où il n’existe pas de réseau de solidarité préalable, et où l’activité politique des jeunes est étroitement surveillée par l’État, les immeubles et les places du campus mettent en relation un nombre important d’étudiants et représentent, de ce fait, une enclave propice à la politisation des discussions et des activités. D’informel et hétérogène, le groupe d’étudiants ainsi rapprochés devient progressivement cohérent et organisé. Les actions collectives élaborées à l’occasion des manifestations, comme celle du 27 avril 1989, s’appuient sur un usage stratégique de l’espace : plus que tout autre Ainsi, c’est par la subversion du sens et des usages attribués à des espaces caractérisés par une forte densité humaine, conçus à l’origine pour faciliter le contrôle politique des occupants, que les groupes les moins dotés en ressources parviennent le plus souvent à opposer une action relativement coordonnée (Auyero, 2005 ; Hmed, 2008). L’analyse écologique des mouvements sociaux démontre alors toute sa fécondité en ce qu’elle incite à repenser la construction sociale de la réalité comme une construction également, et peut-être avant tout, spatiale, et en ce sens, comme un enjeu de lutte entre groupes sociaux.

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Choukri Hmed Voir aussi Analyse de réseaux · Grèves de loyers · Insurrections, émeutes · Manifestation · Mobilisation des ressources · Répertoire d’action · Sociabilité(s)

Exemplarité et mouvements sociaux compte de la diffusion, depuis environ deux décennies, de ce schème d’articulation entre le changement personnel et le changement sociopolitique. D’autres chercheurs ont qualifié ces mobilisations de « mouvements préfiguratifs », d’autres encore les ont caractérisées comme des « mouvements de modes de vie ».

Exemplarité, préfigurativité, styles de vie : « small is powerful » Trois catégorisations distinctes, au moins, sont donc disponibles pour nommer ce mouvement de quotidianisation revendiquée de l’engagement dans les mouvements contestataires contemporains. Elles portent toutes les trois une attention particulière aux activités militantes qui revalorisent les actes modestes du quotidien : ceux-ci sont envisagés, dans les discours que tiennent les activistes de ces mouvements, comme la matière devant permettre l’édification d’un futur alternatif à celui que le cours ordinaire des choses prépare, notamment le futur apocalyptique de l’effondrement de la société industrielle et du dérèglement climatique planétaire. Le slogan d’Ernst F. Schumacher « small is beautiful » (1973) connaît une nouvelle jeunesse et se voit paré d’une dimension de contestation radicale qu’il n’avait pas naguère. qu’ils veulent voir advenir » (Leach, 2013). Enfin, l’étiquette des « mouvements de modes de vie » (exemplarité constitue une acclimatation, au sein de la sociologie de l’activisme, de l’héritage de la sociologie des religions de Max Weber et, plus précisément, de son analyse des « conduites de vie » visant au salut par l’imitation de pratiques exigeantes (Turina,

2006). L’idée de préfigurativité (ou de « politique préfigurative ») est, quant à elle, issue de la culture activiste de la gauche anglo-américaine (Yates, 2015). Elle est « fondée sur la prémisse selon laquelle les fins qu’un mouvement social vise sont fondamentalement constituées par les moyens qu’il emploie, et que les mouvements doivent par conséquent faire de leur mieux pour incarner – ou “préfigurer” – le type de société lifestyle movements), renvoyant probablement à une ambition moins radicale que les deux premières catégorisations, cherche à dépasser certaines lacunes des modèles théoriques classiques de la politique contestataire, peu aptes à accorder une véritable attention à des formes d’action collective inscrite dans la quotidienneté (théoriquement privée) des personnes. Dans cette approche, on observe les mouvements qui « promeuvent consciemment et activement un style de vie ou un mode de vie, comme instrument principal pour réaliser le changement social » (Haenfler et al., 2012). Ces différents concepts sont élaborés, afin de saisir comment un certain nombre de mouvements s’adaptent, de façon convergente, à ce qu’on nomme couramment la crise du militantisme de masse, entendu ici comme le modèle qui a caractérisé l’engagement contestataire au XX e siècle et dont le militantisme au sein des organisations ouvrières peut être considéré comme le parangon. Cette crise du militantisme de masse est au moins double. Elle désigne, d’abord, la perte de crédit du militantisme traditionnel quant à sa puissance de transformation, voire quant à sa capacité de résistance aux forces économiques et financières. Elle renvoie aussi au rejet croissant des formes organisationnelles standardisées, pyramidales et anonymisantes qui caractériseraient ce militantisme, qui serait remplacé par une nouvelle forme d’engagement, « distancié » et individualisé, accompagnant un supposé basculement des valeurs des sociétés postindustrielles vers des préoccupations postmatérialistes. L’attention accordée aux ambitions d’exemplarité et de préfiguration de l’avenir peut permettre d’élaborer une interprétation alternative des mutations des formes d’engagement. En repassant par la pratique quotidienne, les modestes « mouvements exemplaristes » semblent rencontrer le succès qui a abandonné les mouvements traditionnels. En outre, leur ancrage local et interpersonnel ainsi que leurs modalités souples d’organisation paraissent propices à l’expérimentation de nouvelles pratiques d’agir ensemble, moins centralisées, plus respectueuses des singularités de chacun.

L’impératif de cohérence entre discours et pratique Comment caractériser les modes d’engagement au sein de mouvements préfiguratifs et exemplaires ? Un premier trait renvoie au renforcement d’une exigence de mise en cohérence des logiques discursives et des pratiques ordinaires. Cette exigence peut être lue dans la perspective d’un tournant moral, voire dépolitisant, de l’engagement. Elle peut aussi être pertinemment mise en relation avec l’ambition d’une critique pleinement politique : celle de la dissociation intrapersonnelle générée par la séparation des pratiques en sphères institutionnelles étanches propres aux sociétés différenciées (vie privée/citoyenneté ; travail/consommation/loisirs, etc.). Ces séparations conduisent en effet à l’expérience d’une incohérence, voire de conflits vécus en première personne, entre des « moi sociaux » artificiellement distincts. Le consommateur que je suis optimise ses ressources en effectuant ses achats dans une librairie en ligne, mais l’habitant du village (que je suis aussi) se rend compte que la généralisation de ce choix conduira, à terme, à la disparition des commerces locaux et à la désertification culturelle de la région. De même, la rationalité du salarié travaillant dans une usine d’agrochimie produisant des produits phytosanitaires polluants entre en tension avec la préoccupation de son alter-ego, l’activiste soucieux de la protection des sols, des eaux, de l’avenir de la biosphère, mais aussi de la santé de ses enfants et des générations futures. L’impératif de cohérence est également solidaire du principe de la désobéissance civile qui, attaché aux modèles de Thoreau et Gandhi, a constitué une voie inattendue de revitalisation de certains mouvements contestataires contemporains (Hayes et Ollitrault, 2012), qu’il s’agisse des luttes altermondialistes ou des mobilisations anti-OGM (les « Faucheurs volontaires ») ou des actions en faveur du climat d’Extinction Rebellion. Cette revitalisation a conduit du même coup à l’intégration explicite d’une dimension libérale et individualiste dans les mouvements contestataires, même radicaux (Ogien et Laugier, 2011).

Politique du quotidien et territorialisation La deuxième caractéristique du déplacement opéré par les mouvements d’exemplarité touche à la redéfinition du moyen privilégié de l’action

collective qu’ils appellent. Ces mouvements visent, en effet, une transformation structurelle profonde de la société. Mais ils déplacent la modalité d’action du champ du pouvoir institué (et de l’horizon révolutionnaire) vers celui de l’action située, saisie d’abord comme la manière de vivre au quotidien. Le mode de vie s’avère un espace privilégié de l’activisme : le transport, l’alimentation, la santé, l’éducation, les loisirs, deviennent des terrains d’action politique, comme le revendiquent explicitement les mouvements de décroissance, de simplicité volontaire, plus généralement de « transition écologique ». Plus ambitieuses, les « prises d’espace » pour développer collectivement des façons de vivre alternatives aux modes de vie dominants connaissent un vif regain de légitimité dans les mouvements préfiguratifs contemporains. La jeunesse retrouvée du modèle de l’occupation territoriale (Dechézelles et Olive, 2017) ravive les apports de certaines expériences autogestionnaires ouvrières des années 1970, des communautés néorurales de « retour à la terre » (Léger, 1979), mais aussi de la politique des squats. Ces trois héritages ont en commun de constituer « ipso facto la réponse à la demande dont ils sont porteurs » (Péchu, 2010). Occuper un lieu pour y élaborer une société alternative constitue ainsi un vecteur privilégié de contestation collective des « grands projets inutiles », comme l’aéroport Notre-Damedes-Landes (Pruvost, 2017), la ligne ferroviaire Lyon-Turin (TAV) en val de Suse, le site d’enfouissement de déchets radioactifs de Bure (Meuse), ou encore le barrage de Sivens (Tarn). Cette territorialisation des mobilisations contestataires contemporaines invite à explorer des pistes de collaboration stimulantes entre politistes, sociologues et géographes, afin de réévaluer l’importance des problématiques spatiales dans les mouvements sociaux contemporains (Ripoll, 2008).

La transformation individuelle saisie comme un enjeu sociopolitique Le troisième déplacement opéré par la problématique de l’exemplarité a trait à la subversion des articulations individuel/collectif, privé/public et à la définition même de l’action collective. Si on accepte que la transformation de l’existence personnelle devienne, aux yeux des activistes, un enjeu pleinement politique, au sens où celle-ci n’est plus rabattue sur la vie privée

opposée à la vie citoyenne et publique (cadrage juridique), ni même sur le for intérieur ou la conscience (cadrage psychologique), un corollaire s’impose. L’action collective tend à ne plus être assimilable à la défense des intérêts d’un groupe identifié par la médiation d’une action sur l’appareil d’État, traditionnellement considéré comme le lieu d’impulsion de tout changement politique d’ampleur, ainsi que le présupposaient les grandes organisations militantes de masse, depuis la fin de la première guerre mondiale. d’un « nouvel ordre de vie » selon Herbert Blumer, voire d’une « rédemption » de type religieux selon David Aberle.XX e siècle, il était cohérent que la sociologie des mouvements sociaux fasse généralement sienne la définition classique, proposée par Charles Tilly, selon laquelle le mouvement social renvoie prioritairement à l’horizon d’une « défense des intérêts collectifs » et à la « promotion des ambitions collectives » (Tilly, 1984). Mais cette définition ne se révèle-t-elle pas restrictive si l’on veut prendre en compte le déplacement qu’opèrent les mouvements exemplaires et préfiguratifs contemporains ? Construite sur le prototype des révoltes paysannes et du mouvement ouvrier de l’ère industrielle, la conception classique de la « politique contestataire » envisage prioritairement les mouvements sociaux dans leur relation à l’État et, plus précisément, en confrontation avec lui (Fillieule, 2009). A contrario, analyser l’émergence des mouvements préfiguratifs et exemplaires implique de ne plus réduire, a priori, l’espace des mouvements sociaux à celui des mobilisations de groupes dominés luttant contre les groupes dominants et contre l’appareil d’État, afin de changer les règles du jeu de la polity, et de prendre aussi en compte les mouvements sociaux qui placent au centre de leur activité l’établissement Prendre au sérieux les aspirations à l’exemplarité individuelle dans les mouvements sociaux contemporains conduit donc à prendre la mesure de certaines insuffisances des modèles dominants d’analyse de la politique contestataire. Ayant pris l’habitude d’étudier prioritairement les mouvements aspirant à la transformation des structures et des institutions, la sociologie des mobilisations doit probablement réinvestir l’étude d’une catégorie de mouvements qui connaissent aujourd’hui un renouveau spectaculaire : les mouvements qui œuvrent à la transformation collective des vies individuelles dans le but de changer le monde, voire de le sauver.

Bibliographie DECHÉZELLES Stéphanie et OLIVE Maurice, « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, 117, 2017, p. 7-35. FILLIEULE Olivier, « De l’objet de la définition à la définition de l’objet. De quoi traite finalement la sociologie des mouvements sociaux ? », Politique et Société, 28 (1), 2009, p. 15-36. HAENFLER Ross, JOHNSON Brett et JONES Ellis, « Lifestyle Movements : Exploring the Intersection of Lifestyle and Social Movements », Social Movement Studies, 11 (1), 2012, p. 1-20. HAYES Graeme et OLLITRAULT Sylvie, La Désobéissance civile, Paris, Presses de Sciences Po, 2012. LEACH Darcy, « Prefigurative Politics », dans David Snow, Donatella Della Porta et al. (eds), The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social and Political Movements, Londres, Blackwell, 2013. LÉGER Danièle, « Les utopies du retour », Actes de la recherche en sciences sociales, 29, 1979, p. 45-63. OGIEN Albert et LAUGIER Sandra, Pourquoi désobéir en démocratie ?, Paris, La Découverte, 2011. PÉCHU Cécile, Les Squats, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. RIPOLL Fabrice, « Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective dans la France contemporaine », Espaces & Sociétés, 124, 2008, p. 83-97. PRUVOST Geneviève, « Critique en acte de la vie quotidienne à la ZAD de Notre-Damedes-Landes (2013-2014) », Politix, 117, 2017, p. 35-62. TILLY Charles, « Les origines du répertoire d’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 4, 1984, p. 89-108. TILLY Charles, TARROW Sidney et MCADAM Doug, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. TURINA Isacco, « Vers un catholicisme “exemplaire” ? », Archives de sciences sociales des religions, 133, 2006, p. 115-133. YATES Simon, « Rethinking Prefiguration : Alternatives, Micropolitics and Goals in Social Movement », Social Movement Studies, 14 (1), 2015, p. 1-21.

Gildas Renou Voir aussi Comportement collectif · Désobéissance civile · Engagement distancié · Nouveaux mouvements sociaux · Occupation de locaux · Squat

Exit, voice, loyalty Quelles voies peut emprunter le mécontentement pour remédier efficacement au dysfonctionnement des entreprises humaines ? Albert O. Hirschman (1995) tente de répondre à cette question, avec le souci d’étendre le champ d’applicabilité des concepts économiques aux sphères sociale et politique. La défection (exit), la prise de parole (voice) et la loyauté (loyalty) constituent les trois conduites possibles en cas de désaccord ou d’insatisfaction. Dans la mesure où elle se fonde sur une vision unifiée des sciences sociales et qu’elle autorise des combinaisons, cette typologie ne cesse de susciter des débats théoriques dans plusieurs disciplines. En sociologie des mobilisations, les pistes de réflexion sont nombreuses et les usages multiples.

Les différentes conduites lors d’un désaccord La défection consiste à manifester silencieusement son mécontentement en quittant l’organisation. C’est l’option classique choisie par le consommateur insatisfait « qui change de crèmerie ». Hirschman remarque qu’un tel processus se retrouve ailleurs : retirer ses enfants de l’école publique pour les inscrire dans un établissement privé, quitter un quartier qui se dégrade, retirer sa confiance à un parti pour la reporter sur un autre, ou encore s’exiler. Au fondement même de la philosophie capitaliste et du bipartisme anglo-saxon, une telle conduite serait fondatrice et récurrente dans certaines traditions nationales (naissance des États-Unis à partir de vagues de défections massives ; émigration dans l’Italie du Mezzogiorno ou dans le Nordeste brésilien). Inversement, la prise de parole constitue une protestation individuelle ou collective qui a pour but de changer l’organisation de l’intérieur ; les clients

ou les membres expriment leur mécontentement en s’adressant aux dirigeants, ou à ceux qui pourraient avoir prise sur eux. Coûteuse, elle implique de rester et d’être créatif. En cela, c’est un « art » qui laisse entrevoir une pluralité de cheminements et des variations dans l’intensité de l’investissement, allant du ronchonnement individuel, de la lettre de réclamation, à la pétition ou à toute autre forme d’action collective. La loyauté traduit un sentiment de fidélité et d’obligation vis-à-vis de l’organisation. Ambiguë, elle tolère une part d’absurdité qui est d’ailleurs à l’origine de son efficience lorsque la proximité entre deux organisations (partis politiques, associations, etc.) est trop grande. Elle comporte également plusieurs niveaux : alors que le « loyalisme inconscient » exclut par cécité le mécontentement, le « loyalisme inconditionnel » rend toute défection impossible, mais conduit parfois à une prise de parole forte.

Quelles sont les interactions entre ces trois conduites ? interdépendantes. Ainsi, défection et prise de parole sont a priori des contraires et la première constitue souvent un obstacle au développement de la seconde. Mais loin de s’exclure, elles se renforcent. Et, pour être véritablement efficace, la prise de parole doit intégrer une « menace de défection ». Tout compte fait, le loyalisme se présente comme la catégorie la plus connexe aux autres notions, car il se traduit aussi bien par de l’inertie que par de la prise de parole. En accord avec les politistes américains qui ont nuancé les panacées de la participation, Hirschman considère qu’apathie et vigilance gagnent à se mélanger. La loyauté n’est en effet véritablement positive que lorsqu’elle stimule la prise de parole, freine la défection et laisse un temps de réflexion aux dirigeants des organisations. C’est ainsi que Hirschman en vient à souligner l’importance des mécanismes qui évitent le surdosage de chacune de ces conduites au sein d’un organisme donné. En effet, l’excès de loyauté interdit à une organisation de se remettre en question, de remédier à ses dysfonctionnements ; et trop de prise de parole est susceptible de provoquer des effets inverses à ceux escomptés. L’un des grands intérêts du modèle de Hirschman consiste à montrer que les trois attitudes ont des conséquences variables en fonction du contexte et du type d’organisation, mais aussi qu’elles ne sont pas toujours possibles. Si la défection se manifeste

essentiellement dans les entreprises actives dans un marché concurrentiel, elle est quasiment exclue au bénéfice de la prise de parole dans les économies qui ne laissent pas de place à la concurrence, dans les groupes « traditionnels », tels que la famille, la tribu, la Nation, l’Église, les partis uniques. En revanche, défection et prise de parole sont aussi importantes l’une que l’autre dans les associations volontaires, dans les partis politiques au sein des régimes pluralistes, dans certaines entreprises à clientèle réduite.

La méthode de Hirschman a ouvert la voie à de nouvelles recherches En articulant les apports de différentes disciplines et approches (analyse du conflit, mobilisation des ressources, théories du bipartisme, etc.), en permettant plusieurs articulations, le triptyque de Hirschman interpelle des chercheurs d’horizons extrêmement diversifiés. En sociologie des mobilisations, il attire l’attention sur des aspects peu explorés, permet d’envisager la protestation autrement qu’en termes de voice et d’action collective organisée, et surtout de penser en termes de relation toute une palette d’attitudes possibles, en les resituant dans leur régime de contraintes organisationnelles et contextuelles. Chacune des trois postures a fait, en soi ou de manière combinée avec l’une ou l’autre, l’objet de clarifications et de propositions d’extension. Pour remédier aux écueils méthodologiques et théoriques qui caractérisent la notion de loyauté, large au point de rassembler derrière le même étendard les résignés, les « fidèles par conviction » et les protestataires, le sociologue Guy Bajoit (1988) a enrichi le triptyque de Hirschman par une quatrième catégorie : l’apathie. En recourant à d’autres paradigmes sociologiques, il a construit quatre catégories exclusives. La loyauté, conduite conformiste supposant la confiance, favorise le maintien de la coopération et consolide le contrôle social. Au contraire, la défection, attitude de fuite, met fin aussi bien à la coopération qu’au contrôle social. Entre ces pôles qui articulent les deux dimensions de la relation sociale, deux attitudes n’en remettent en cause qu’une seule. La protestation détériore le contrôle social et se déploie dans le registre du conflit, afin toutefois d’améliorer la nature de la coopération.

Inversement, l’apathie consolide le contrôle social. Mais la coopération est altérée du fait même que la participation à la relation n’est pas active. la défection et fait appel à l’opinion publique (Hirschman voice qui a inspiré le plus de développements. « Verticale » sous un régime démocratique, elle est la contestation des autorités ; « horizontale » en contexte autoritaire, elle circule dans l’entre-soi de la famille, du voisinage, etc. (O’Donnel, 1986). Elle est « interne » lorsqu’elle se combine à la loyauté, « externe » lorsqu’elle s’articule à et al., 1995). Les travaux sur la consommation engagée montrent qu’elle n’est pas toujours le fait d’acteurs appartenant à l’organisation, notamment lorsqu’elle est « standardisée » et « impersonnelle », par opposition à une « prise de parole de proximité » (Barraud de Lagerie, 2006). Par ailleurs, ces travaux attirent l’attention sur la dimension processuelle des « choix » et sur les apprentissages qui les produisent. Cette dernière perspective se retrouve dans les recherches sur le désengagement qui contribuent à creuser davantage la piste de la défection, jusqu’ici peu examinée dans la sociologie des mobilisations, tout en renouvelant les approches du militantisme. L’exit apparaît, alors, comme pouvant être volontaire ou involontaire (autodissolution, déclin d’un cycle de mobilisation, exclusion, exil, emprisonnement), individuel ou collectif (scissions, départs groupés), silencieux ou bruyant, passif ou actif (Fillieule, 2005). Il est saisi, d’abord, dans l’intrication entre parcours individuels, trajectoires organisationnelles, variation des contextes historiques et, ensuite, par la prise en compte des coûts d’entrée et de sortie, des modalités d’encadrement de la défection par les organisations. Quant aux « entredeux » du triptyque de Hirschman, ils ont été explorés à partir d’un décentrage à la fois temporel et spatial, grâce aux apports de la littérature, des études historiques, des recherches menées en contexte autoritaire (Scott, 2009 [1990] ; Bayart, Mbembe et Toulabor, 1992). Entre révolte ouverte et soumission absolue, se dresse un riche arsenal de subversion tant sur le plan discursif (expression de la déférence, jeux de langage codés, échanges en coulisse ou en public) que sur celui des pratiques (« mauvaise volonté », pratiques culturelles, détournement de ressources, actions de sabotage, migrations, etc.).

Les différentes formes et stratégies d’opposition envisageables de sa simplicité, mais en raison des passerelles qu’il ose lancer. Qu’il soit disciplinaire, géographique ou historique, le « détour » permet indubitablement de prendre en compte de nouveaux comportements protestataires, d’explorer quiet encroachment of the ordinary). Ils ne se cantonnent pas aux tactiques de résistance solitaires et isolées. Lorsque l’étau de la répression se desserre, ils recourent à des actions collectives organisées. D’autres ont articulé les différents modes d’action, de manière à les penser sous forme de continuum (Fillieule et Bennani-Chraïbi, 2003). Dès lors, deviennent plus lisibles les logiques qui conduisent les acteurs individuels et collectifs à emprunter une forme d’opposition ou une autre, à opter pour la guérilla, puis à repenser la révolution à travers l’action culturelle à la suite d’un passage par les geôles, avant d’opter enfin pour le militantisme associatif local ou altermondialiste. C’est ainsi que la panoplie des stratégies concevables pour l’acteur qui choisit de rester s’enrichit par l’intégration de nouvelles variables. À un premier niveau, il est possible de protester, d’une part, de manière ouverte en restant dans le cadre légal ou en le quittant ou, d’autre part, de manière larvée en développant des stratégies parallèles ou en prenant le pouvoir pour cible. À un second niveau, il est envisageable de rester sans remettre en cause le pouvoir, soit en participant activement à la relation (loyauté), soit en s’accommodant ou en s’enfermant dans l’apathie. À partir de là, en fonction de la légitimité accordée ou déniée au pouvoir, les acteurs optent pour le non-affrontement, l’affrontement ouvert ou l’affrontement larvé. Une telle approche permet d’intégrer le fait que les stratégies sont contraintes par les répertoires d’action disponibles tant à l’échelle nationale que transnationale, de restituer la transformation des trajectoires au gré du niveau de répression exercé, de saisir les mouvements d’engagement et de désengagement dans toute leur épaisseur, sans négliger les phases de « mise en sommeil » (Taylor, 2005). Si le triptyque de Hirschman est à ce point fécond, ce n’est pas uniquement à cause les frontières du politique, voire de renouveler constamment les objets de la science politique.

Bibliographie

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Mounia Bennani-Chraïbi Voir aussi Abeyance structure · Boycott · Choix rationnel · Consommation engagée · Désengagement · Mobilisation des ressources · Pétition · Répertoire d’action · Répression · Structure des opportunités politiques · Transnationalisation/internationalisation

Expertise Comment le recours au savoir peut-il constituer une ressource politique ? Qu’est-ce que l’usage de cette ressource peut révéler sur les formes du conflit dans lequel elle est investie ? Cette question est à l’horizon de nombreuses analyses qui notent un recours croissant à l’expertise par un nombre également croissant de groupes mobilisés, si l’on entend par « expertise » une production de savoir, caractérisée par un certain degré de technicité et investie dans un processus politique à des fins décisionnaires (Castel, 1991 ; Trépos, 1996). Le terme évoque a priori l’association du savoir au pouvoir politique. Pourtant, l’usage de plus en plus fréquent du terme « contre-expertise », par les acteurs comme par les observateurs, pour désigner un usage croissant de l’expertise par les mouvements sociaux, comme arme critique vis-à-vis du pouvoir politique et des institutions, pourrait suggérer une inversion de cette forme spécifique d’articulation entre savoir et pouvoir.

De l’essor d’un outil à son intégration au répertoire d’action contemporain l’engagement intellectuel. La production de ces formes de contreexpertise résulte de la rencontre d’acteurs sociologiquement différenciés : militants politiques et syndicaux, universitaires et chercheurs, professionnels de tel ou tel secteur, et s’opère sur fond de démocratisation de l’institution scolaire, et de hausse du niveau moyen d’instruction qui rend possible une diffusion du savoir plus importante. Cette configuration s’estompe avec le déclin global de la conflictualité, c’est-à-dire, approximativement, avec le début de la décennie 1980. Cependant, l’activité contre-experte, menée par des acteurs héritant directement de

l’après-68, perdure (en même temps que se développe l’expertise néolibérale via les think tanks – Stone, 1996), et se déploie dans des secteurs plus restreints, liés avant tout aux sciences « dures ». Les enjeux centraux des mobilisations dans l’espace européen sont, en effet, la lutte antinucléaire, le mouvement environnemental et les questions de santé (Lascoumes, 1994 ; Nelkin et Pollak, 1981). Si ces thèmes de mobilisation, et les pratiques qui leur sont associées, apparaissent dès la décennie 1970, c’est durant les années 1980 que les organisations les prenant en charge vont se développer avec le plus d’ampleur.

La contre-expertise, une problématique centrale de mobilisation, et par la création ou l’« enrôlement » de structures travaillant en articulation avec les organisations directement investies dans le processus de mobilisation. Ce qui a également pour effet un élargissement important du champ des savoirs concernés par l’activité contre-experte, notamment dans le domaine des sciences sociales et humaines (sociologie, économie, etc.), le droit occupant une place spécifiquement importante par son effectivité. REACH portant sur la classification des produits chimiques (Jouzel et Lascoumes, 2011) ou, beaucoup plus récemment, celle encore en cours autour du glyphosate.

L’expertise, une réflexion au carrefour de plusieurs terrains sociologiques D’un point de vue théorique, l’interrogation sur l’expertise se situe à la croisée de champs disciplinaires spécifiques. Elle s’inscrit, tout d’abord, dans la direction de l’approche « cognitive » de l’action collective. Il s’agit dans cette perspective de ne pas se limiter à une analyse purement organisationnelle de la mobilisation, mais bien d’explorer sa « praxis cognitive » (Eyerman et Jamison, 1991) et de mettre au jour l’impact des mouvements sociaux sur les formes du débat public. En ce sens, la recherche sur l’expertise rejoint certaines préoccupations de la frame analysis. En second lieu, l’investigation s’inscrit ici conjointement dans les deux domaines de la sociologie de l’action collective et de la sociologie de

l’action publique, qui sont souvent séparés, alors que les travaux de Charles Tilly, ou certains s’inscrivant dans le champ de la sociologie de l’action publique (Le Galès et Lascoumes, 2006), ont montré qu’il était essentiel d’envisager de concert les évolutions de l’État et de ses challengers pour bien comprendre ce qui se jouait dans leur confrontation. La question des « luttes cognitives » autour de l’expertise s’inscrit dans cette perspective plus générale. entre rapports de conflictualité, coopérations ponctuelles et demandes croisées. Cela signifie que, pour la sociologie de l’action collective, l’institution n’est pas seulement une variable exogène (ce qui peut être le cas dans une version réifiée de la structure des opportunités politiques) et qu’on ne peut envisager les mouvements sociaux que dans un espace d’interaction. Mais, inversement, cette remarque est également valable pour l’institution, dont la position est ambivalente, entre volonté de préservation du « monopole cognitif » qui est le sien (proximité conflictuelle, a fortiori sur des enjeux qui touchent aux conditions d’exercice de sa souveraineté) et nécessité, dans une situation d’incertitude, de faire appel à des savoirs hétérodoxes et donc d’offrir des prises critiques.

Bibliographie BARTHE Yannick, CALLON Michel et LASCOUMES Pierre, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. CASTEL Robert, « Savoirs d’expertise et production de normes », dans Jacques Commaille et François Chazel (dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ, 1991. EPSTEIN Steve, Impure Science : Aids, Activism and the Politics of Knowledge, Berkeley (Calif.), University of California Press, 1996. EYERMAN Ron et JAMISON Andrew, Social Movements. A Cognitive Approach, University Park (Pa.), Penn State University Press, 1991. GIDDENS Anthony, Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. JOUZEL Jean-Noël et LASCOUMES Pierre, « Le règlement REACH : une politique européenne de l’incertain. Un détour de régulation pour la gestion des risques chimiques », Politique européenne, 33, 2011, p. 185-214. LASCOUMES Pierre, L’Éco-pouvoir, Paris, La Découverte, 1994. LE GALÈS Patrick et LASCOUMES Pierre, Sociologie de l’action publique, Paris, Colin, 2006. NELKIN Dorothy et POLLAK Michael, The Atom Besieged. Extraparliementary Dissent in France and Germany, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1981.

ROUBAN Luc, L’État et la science, Paris, Economica, 1988. STONE Diane, Capturing the Political Imagination. Think Tanks and the Policy Process, Londres, Frank Cass, 1996. TRÉPOS Jean-Yves, La Sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996. WYNNE Brian, « Une approche réflexive du partage entre savoir expert et savoir profane », Cahiers de la sécurité intérieure, 38, 1999, p. 219-236.

Daniel Mouchard Voir aussi Analyse des cadres · Construction des problèmes publics · Intellectuel spécifique · Répertoire d’action · Structure des opportunités politiques

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Frustrations relatives La notion de frustrations relatives (relative deprivations) constitue un outil sociologique assez ancien qui a servi de fil explicatif aux processus sociaux en général et aux mobilisations collectives en particulier. Il alimente et a été alimenté par un constat aujourd’hui assez répandu dans la sociologie des mouvements sociaux : le plus souvent, ce ne sont pas les plus démunis dans une société donnée qui se révoltent et s’engagent dans une action collective. Les frustrations relatives concernent un état de tension entre des satisfactions attendues et des satisfactions refusées, d’où des insatisfactions, nourrissant un potentiel de mécontentement et d’action collective. La « frustration » engagerait donc un écart négatif entre ce que des individus se considèrent comme en droit d’attendre et ce qu’ils reçoivent effectivement. Pourquoi « relative » ? Il ne s’agit pas d’une frustration « absolue », mais d’une frustration dans la comparaison avec des attentes socialement constituées, relative à ces attentes. Dans cette perspective, des groupes sociaux objectivement privilégiés peuvent ressentir davantage de « frustrations », et donc être en position de se mobiliser davantage qu’un groupe plus démuni.

Les analyses de Marx et Tocqueville : des attentes sociales aux processus révolutionnaires des schémas formulés par des classiques des sciences sociales. Dans sa brochure Travail salarié et capital (1965 [1849]), Karl Marx présente une analyse assez distincte des explications « marxistes » les plus économistes, comme celles qui ont insisté sur la paupérisation comme source d’insatisfaction et de conscience de classe : « Une augmentation sensible du salaire suppose un accroissement rapide du capital productif, lequel provoque un accroissement tout aussi rapide de la richesse, du luxe, des besoins et des jouissances sociaux. Aussi, bien que les jouissances du travailleur aient augmenté, la satisfaction sociale qu’elles procurent a diminué à mesure que s’accroissaient les jouissances du capitaliste, qui sont inaccessibles au travailleur, comparativement au développement atteint par la société en général. Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature » (Marx, 1965 [1849], p. 217). Comme les besoins sont relatifs à un état social, les insatisfactions seraient elles aussi relatives. Ce qui peut expliquer que l’insatisfaction puisse augmenter en même temps qu’une amélioration de la condition matérielle. Dans son essai d’explication des conditions sociales ayant favorisé la Révolution française, L’Ancien Régime et la Révolution (1856), Alexis de Tocqueville affine la piste suivie par Marx. Et il commence à décortiquer le paradoxe dans ses conséquences sur les processus révolutionnaires, affirmant que les révolutions surviennent souvent lorsque commencent à s’alléger les souffrances (Tocqueville, 2004 [1856], p. 1058). Raymond Boudon a fait de cette remarque une véritable « loi tocquevillienne de la mobilisation politique », qui serait la source principale des théories contemporaines des frustrations relatives : « la libéralisation d’une société politique, bien qu’elle réponde dans la plupart des cas aux vœux de la population ou du moins de fractions importantes de la population, peut avoir surtout pour conséquence de faciliter l’expression du mécontentement et de l’opposition » (1991, p. 21).

Avec les travaux de Davies et Gurr, une nouvelle appréhension des dynamiques révolutionnaires que, le plus souvent, « c’est en l’inférant [...] ibid., p. 247). Après Davies, Ted R. Gurr (1970) a repris le flambeau en déclinant différents types de situation pouvant conduire à la privation relative. Mais chez Gurr, les situations de privation relative ne produisent pas nécessairement un passage à la mobilisation collective. Elles doivent, pour ce faire, rencontrer des facteurs proprement politiques. Il dessine, partant, trois étapes : « la première séquence causale de la violence politique est tout d’abord le mécontentement, puis la politisation de ce mécontentement, et finalement son actualisation dans une violence politique dirigée contre des objets ou des auteurs politiques » (Gurr, 1970, p. 12-13). S’esquisse alors, en creux, la possibilité d’une articulation entre frustrations relatives et mobilisation des ressources dans la lecture des mouvements sociaux. Articulation à propos de laquelle le sociologue italien Alessandro Pizzorno (1990) a proposé, par la suite, des pistes théoriques plus systématiques. Les démarches du type de celles de Davies et Gurr ont suscité des questionnements critiques. Michel Dobry a pointé le risque d’une circularité du raisonnement liée aux trous dans l’identification empirique des frustrations déclencheuses d’action collective comme des médiations causales conduisant à cette action. Il demande : « Comment, en effet, allons-nous faire pour connaître la différence qui sépare la marge d’insatisfaction tolérable de la marge intolérable génératrice des phénomènes révolutionnaires ? » (Dobry, 1986, p. 55). Et de répondre ex post de ce qui s’est produit, c’est-à-dire des mouvements sociaux s’exprimant par la “violence” ou par la “révolution” » (ibid.). On rencontre ici un danger plus général en sciences sociales : une explication qui « redescend » des issues observées vers les causes supposées, en tirant un trait mécanique oublieux des dynamiques plus cahoteuses et aléatoires de l’action en train de se faire.

Bourdieu, Lacroix et Jeanpierre à la recherche d’une conception assouplie de la causalité des frustrations relatives

plutôt à la figure implicite d’un terreau de frustrations relatives propice à la contestation sociale.ibid., p. 164), active dans le mouvement de Mai 68 comme dans d’autres mobilisations qui l’ont suivi. Bourdieu précise : « La déqualification structurale qui affecte l’ensemble des membres de la génération, voués à obtenir de leurs titres moins que n’en aurait obtenu la génération précédente, est au principe d’une sorte de désillusion collective qui incline cette génération abusée et désabusée à étendre à toutes les institutions la révolte mêlée de ressentiment que lui inspire le système scolaire » (ibid., p. 163-164). Bourdieu ne recourt pas à la logique d’une cause mécanique et exclusive, mais Dans le sillage de ces analyses, Lacroix (1981) a proposé une interprétation sociologique du mouvement des « communautés » dans l’après-68 en France. C’est dans ce cadre qu’il suggère à plusieurs reprises que les frustrations nées des décalages entre titres scolaires et postes ne déterminent pas mécaniquement la floraison utopique post-soixantehuitarde, mais constituent des « conditions sociales (ou matérielles) de possibilité » de cette effervescence collective (Lacroix, 1981, p. 16, 68, 155, 159 et 215). Cette notion de « condition de possibilité » permet justement d’assouplir la notion de « cause », en intégrant notamment des décalages inévitables entre « l’ordre symbolique des représentations et l’ordre matériel des circonstances de leur apparition » (ibid., p. 16). Elle ouvre, par ailleurs, des articulations possibles avec la théorie de la mobilisation des ressources, c’est-à-dire avec la place propre des instruments politiques (les outils des « répertoires d’action collective » historiquement situés, chers à Charles Tilly), entendus comme des opérateurs d’actualisation des possibilités ouvertes. Cette reformulation reste toutefois justiciable de la question posée par Dobry : comment éviter d’inférer mécaniquement les « conditions de possibilité » des résultats ? Cela impliquerait notamment de demeurer attentif aux cours d’action concrets et de s’efforcer d’y repérer empiriquement les effets des frustrations supposées. C’est un problème abordé par Jeanpierre à propos des soulèvements arabes de 2011. Les frustrations relatives des chômeurs diplômés constitueraient bien l’un des facteurs explicatifs structurels à prendre en compte (Jeanpierre, 2011, p. 6667), mais pas indépendamment des dynamiques conjoncturelles, c’est-à-dire des logiques de leur « activation à un moment précis du cours de

l’histoire », en particulier dans « la dynamique endogène des séquences critiques » (ibid., p. 76). Avec une série de précautions méthodologiques, la notion de frustrations relatives ne pourrait-elle pas alors continuer à jouer un rôle heuristique au sein de la sociologie de l’action collective ?

Bibliographie BOUDON Raymond, La Place du désordre. Critique des théories du changement social, 1984, Paris, PUF, 1991. BOURDIEU Pierre, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. DAVIES James C., « Vers une théorie de la révolution » [éd. originale, « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, 1, février 1962, p. 5-19], dans Pierre Birnbaum et François Chazel (éd.), Sociologie politique. Textes, Paris, Armand Colin, 1978, p. 242248. DOBRY Michel, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986 [3 e éd. revue et augmentée d’une préface inédite en 2009]. GURR Ted R., Why Men Rebel, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1970. JEANPIERRE Laurent, « Points d’inflexion des révoltes arabes », Les Temps Modernes, 664, mai-juillet 2011, p. 63-84. LACROIX Bernard, L’Utopie communautaire. Histoire sociale d’une révolte, Paris, PUF, 1981 [2 e éd. accompagnée d’une introduction inédite en 2006 et une modification du soustitre : Mai 68. Histoire sociale d’une révolte]. MARX Karl, Travail salarié et capital [1849], dans Œuvres I, éd. établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965. PIZZORNO Alessandro, « Considérations sur les théories des mouvements sociaux », Politix, 9, 1990, p. 74-80. TOCQUEVILLE Alexis de, L’Ancien Régime et la Révolution [1856], Paris, Robert Laffont, 2004.

Philippe Corcuff Voir aussi Analyse marxiste · Conjonctures fluides · Mobilisation des ressources · Pommes de terre · Privation relative · Répertoire d’action · Réussite et échec des mouvements sociaux · Révolutions (sociologie des)

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Genre et militantisme analyser l’ensemble des discours et des pratiques qui produisent la différence des sexes et la domination du « masculin » sur le « féminin ». Cette matrice de l’inégalité est pensée comme articulée et imbriquée à d’autres rapports de pouvoir, de classe et de race notamment. Le genre reste un concept polysémique : pour l’étude des mobilisations, les usages scientifiques de cette notion sont divers et rencontrent les préoccupations d’analyses en termes de « place des femmes » ou de « rapports sociaux de sexe » qui se sont développées en France dès les années 1970. Ces approches, en rompant avec l’usage du sexe comme simple variable descriptive, ont contribué à un renouvellement et à un enrichissement de la sociologie des mobilisations. Dans un premier temps, les études sur la « place des femmes » dans les mobilisations traitent de facto les représentations et les pratiques masculines comme la norme. Le militantisme étant pensé comme neutre du point de vue du genre, l’analyse de l’exclusion des femmes des mobilisations, des obstacles à leur participation ou des spécificités de leur inscription militante est privilégiée. La sous-représentation des femmes parmi les militants, malgré une relative féminisation, est elle aussi soulignée. Cette démarche – souvent quantitative – permet de rendre visibles le gender gap et les inégalités de sexe, jusqu’alors masqués par l’apparente évidence des rôles

sexués. Il s’agit de faire des femmes des « sujets d’histoire » (Perrot, 1998 [1974]) et de dénaturaliser la différence des sexes. Les raisons de cette exclusion des femmes du militantisme partisan, syndical ou associatif sont bien sociales : les analyses soulignent leur moindre disponibilité et insertion sociale, liée à la division du travail domestique et à leur position sur le marché du travail salarié. La sousreprésentation des femmes au sein du mouvement ouvrier s’explique ainsi par un système social dans lequel le « prolétariat féminin » est « accablé par une domination bicéphale où l’homme et le patron se soutiennent », en assignant l’espace domestique aux femmes et en les surexploitant quand elles travaillent (Perrot, 1998 [1974], p. 121). En somme, les explications se situent en dehors des organisations militantes elles-mêmes. À partir de la fin des années 1970, l’histoire et la sociologie des mobilisations sont enrichies par des approches qui, peu à peu, vont théoriser la sexuation du social en termes de genre ou de rapports sociaux de sexe. Cette dynamique de recherche scientifique, repérable des deux côtés de l’Atlantique, a pris deux orientations.

Les mouvements des femmes D’un côté, le regard scientifique s’élargit : les luttes de(s) femmes, notamment leurs grèves, et les mouvements féministes sont traités comme des mobilisations à part entière (voir les travaux de Marion Charpenel, Elsa Galerand, Alban Jacquemart, Bibia Pavard). D’une part, des femmes ou des groupes de femmes ont joué un rôle déterminant dans des mobilisations que l’on considérait comme structurées par un seul rapport de domination : les luttes de classe ont aussi pour enjeu le genre, comme en témoigne la place des ouvrières dans les mutations du travail salarié (Maruani, 1979 ; voir aussi les travaux de Clémentine Comer, Fanny Gallot, Ève MeuretCampfort). D’autre part, en France, le paradigme tourainien des nouveaux mouvements sociaux – dominant jusqu’à la fin des années 1980 – est critiqué pour avoir relégué le mouvement féministe au rang de « nonmouvement social ». 2015 ; voir aussi Catherine Achin et Delphine Naudier), ou encore dans d’autres sphères d’activité comme la santé et l’éducation des enfants (voir les travaux de Lucile Ruault et Camille Masclet). La participation des

femmes à des formes violentes d’activisme (voir les travaux de Camille Boutron, Fanny Bugnon, Olivier Grojean et Stéphanie Latte Abdallah) ou à la défense de causes réactionnaires (voir les travaux de Martina Avanza, Marie Balas, Magali Della Sudda, Aurélie Fillod-Chabaud et Tania Navarro-Rodriguez) fait désormais aussi partie du champ des investigations.Sociétés contemporaines, 2012). Sans qu’il soit possible de les citer de façon exhaustive ici, de nombreux travaux contribuent ainsi à l’exploration du rôle des mouvements féministes dans la mise sur agenda de problèmes publics (voir les travaux de Laure Bereni, Laurie Boussaguet, Pauline Delage, Sophie Jacquot et Elisa Herman) ou encore abordent les enjeux de l’institutionnalisation du féminisme (voir les travaux d’Anne Revillard et Auréline Cardoso). D’autres chercheuses déconstruisent les frontières entre militantisme et non-militantisme en analysant la diffusion des idées féministes au-delà des militantes (Politix,

Des mouvements sociaux sexués et le genre du militantisme La seconde orientation des analyses en termes de genre ou de rapports sociaux de sexe interroge le militantisme lui-même. Pour paraphraser Danièle Kergoat (1992, p. 122) qui a théorisé le concept de « mouvement social sexué » : « il ne s’agit [plus] de “rajouter” les femmes comme un plus qui viendrait colorer [le militantisme], l’analyse de celui-ci restant en dehors de toute prise en compte des rapports sociaux de sexe [...] Mais cela signifie que les rapports sociaux de sexe imprègnent en profondeur tous les [militantismes] et que cette considération doit toujours être présente quand on les analyse ». Cette considération suppose de penser le militantisme à la fois comme un produit et comme un mode de (re)production des rapports de genre, un processus mis aussi en œuvre par les pratiques militantes ellesmêmes. Aux États-Unis, dans un contexte théorique marqué par la prééminence du paradigme de la mobilisation des ressources, le modèle du choix rationnel est ainsi accusé d’imposer le présupposé théorique d’un acteur universel et l’illusion de l’homogénéité du groupe mobilisé. La dynamique du recrutement et de l’activisme individuels est genrée, les carrières militantes et les conséquences biographiques de l’engagement ne le sont pas

moins : ainsi, la participation au Freedom Summer a un impact « subjectif » plus fort pour les participantes en termes de trajectoire biographique, alors que les conséquences pratiques, « objectives », sont plus importantes pour les hommes (McAdam, 1992). Des deux côtés de l’Atlantique, les recherches empiriques – reposant souvent sur l’observation ethnographique et l’entretien – vont ainsi montrer que toutes les dimensions de l’action collective sont genrées (Gender and Society, 1998, 1999), l’action du genre étant de plus en plus théorisée comme imbriquée à l’action d’autres systèmes de domination, de race, de classe, d’âge, de sexualité, etc. (voir les travaux de Cécile Guillaume, Stéphanie Guyon, Yannick Le Quentrec et Sophie Pochic). En particulier, les processus de réussite et d’échec des mouvements sociaux sont rapportés à l’identité attribuée – de genre mais aussi de classe et de race – par les interlocuteurs de ces mouvements. Plus largement, la prise en compte du genre pour étudier les logiques d’engagement, l’émergence de leaders, la « gestion de la mixité » (Kergoat et al., 1992) ou la dynamique des « arrangements de genre » durant une action collective (Gender and Society, 1998) conduit à dénaturaliser l’analyse des rapports de pouvoir au sein même des mobilisations. De même, les figures héroïques, les formes d’intériorisation d’un sentiment d’infériorité, les normes de la prise de parole et de la politisation d’un problème social, les modes d’apparition publique sont autant de facettes du militantisme qui sont rapportées à des effets de socialisation genrée et, simultanément, sorties de l’ordre des choses et des évidences (militantes). sont également à l’œuvre dans les logiques de choix de revendications et de répertoire d’action, de répression, de rétributions, de sociabilité(s). Plus largement, c’est la notion même de militantisme – tout ce qu’elle transporte matériellement et symboliquement en termes de hiérarchie, de compétence, de spécialisation – que la problématique du genre et des rapports sociaux de sexe conduit à réinterroger (versus répartition sexuée des tâches de la vie interne des organisations et des tâches relevant des relations avec l’extérieur (voir les travaux de Sophie Rétif). De tels processus genrés Politix, 2007 ; Fillieule et Roux, 2009). Aujourd’hui, les dynamiques des mobilisations féministes – de la « 3 e vague » au cyberféminisme notamment – offrent de nouvelles perspectives à l’étude du militantisme, de ses recompositions et de ses desseins, de ses espoirs et de ses désillusions.

Bibliographie BERENI Laure, La Bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015. FILLIEULE Olivier et ROUX Patricia (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. « Gender and Social Movements (1) », Gender and Society, 12 (6), 1998. « Gender and Social Movements (2) », Gender and Society, 13 (1), 1999. KERGOAT Danièle, IMBERT Françoise, LE DOARÉ Hélène et SÉNOTIER Danièle, Les Infirmières et leur coordination, 1988-1989, Boulogne, Lamarre, 1992. MARUANI Margaret, Les Syndicats à l’épreuve du féminisme, Paris, Syros, 1979. MCADAM Doug, « Gender as a Mediator of the Activist Experience : The Case of Freedom Summer », American Journal of Sociology, 97 (5), 1992, p. 1211-1240. PERROT Michelle, Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998 [1974]. Politix, « Militantisme et hiérarchies de genre », 78, 2007. Politix, « Appropriations ordinaires des idées féministes », 109, 2015. Sociétés contemporaines, « Les femmes contestent. Genre, féminismes et mobilisations collectives », 85, 2012.

Lucie Bargel et Xavier Dunezat Voir aussi Abeyance structure · Conséquences biographiques de l’engagement · Grève · Intersectionnalité et mouvements sociaux · Leaders · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Réussite et échec des mouvements sociaux · Sociabilité(s) · Socialisation politique

Grève La grève s’est historiquement imposée comme une pièce centrale du répertoire de l’action syndicale. Située au carrefour de différentes disciplines, l’analyse des grèves est paradoxalement longtemps restée négligée par la sociologie des mouvements sociaux, qui s’est essentiellement développée à partir de l’étude des mobilisations hors travail. Cela doit être mis en relation avec le déclin manifeste de l’intensité et du volume de l’activité gréviste à partir des années 1980 dans la majorité des pays occidentaux. La mise en place de nouvelles enquêtes statistiques (REPONSE et ACEMO) plus attentives à la diversité des formes d’action collective protestataire au travail et beaucoup plus fiables dans le repérage des grèves a toutefois permis de montrer que plus qu’un déclin, on observait en réalité une recomposition de la contestation au travail, se traduisant par le recours à des formes de mobilisation sans arrêt de travail (pétition, manifestation), mais aussi par le maintien d’actions de grève peu visibles, car le plus souvent organisées sous la forme de débrayages localisés et de courte durée (Béroud et al., 2008). Dans le prolongement des différents modèles d’analyse qui, à partir de différents ancrages disciplinaires, s’emploient à rendre compte des déterminants structurels de la dynamique des grèves (économiques, organisationnels et politiques), l’utilisation des outils de la sociologie de l’action collective permet d’apporter un éclairage complémentaire sur la reconfiguration de leur usage.

Les déterminants économiques de la pratique gréviste avant que leur mobilisation contribue à entraîner les secteurs les plus dépourvus de toute tradition syndicale préexistante (Shorter et Tilly, 1974). Les ressources matérielles, le savoir-faire militant et la mémoire des luttes

passées transmise par les organisations syndicales s’imposent ainsi comme des conditions nécessaires à la traduction des griefs des travailleurs dans un cadre d’action collective, et à la coordination de leur mobilisation au-delà du seul horizon de leur entreprise.

La grève comme instrument de lutte politique ouvrières afin de contribuer à la réussite du « compromis historique » par lequel le PCI conclut une alliance programmatique avec les responsables gouvernementaux de la démocratie chrétienne (Franzosi, 1995).XX e siècle, l’essor des grèves reste par exemple difficilement compréhensible si on les réduit à des motifs d’ordre économique. En réalité, une majorité de ces mobilisations poursuit également des objectifs politiques : la grève permet autant de défendre les intérêts des salariés que d’imposer la reconnaissance du syndicat par l’État et les directions d’entreprise ou encore d’inciter les ouvriers à adhérer au syndicat et de les initier à la pratique de la grève, pensée en France comme un prélude à la grève générale (Perrot, 1977). Au cours du XX e siècle, les relations établies dans la plupart des pays de l’Europe du Sud entre une partie du mouvement syndical et le mouvement communiste contribuent également à faire de la grève un instrument de lutte politique, destiné à prolonger l’action du « Parti » en dehors de l’arène parlementaire (Badie, 1976). En Italie, par exemple, les vagues de grèves observées entre 1942 et 1947 (chute du fascisme) ou sur la période 19681972 sont moins liées aux effets des conjonctures économiques, qu’à la politisation des stratégies syndicales destinées à affirmer la puissance politique du mouvement ouvrier dans un contexte de fragilisation du gouvernement. À l’inverse, l’affaiblissement des mouvements de grèves à la fin des années 1970 est directement lié à la volonté des dirigeants de la CGIL (Confédération syndicale italienne), proche du PCI (Parti communiste italien), de contenir les mobilisations À partir des années 1980, à la suite de l’effondrement des partis communistes, la plupart de ces syndicats se sont cependant progressivement ralliés au principe de l’autonomie de l’action syndicale vis-à-vis du champ partisan. Cela n’implique aucunement que les syndicats renoncent à faire un usage politique de la grève. Le début des années 2000 se caractérise même par un regain des mobilisations syndicales contre les politiques

gouvernementales de réforme du marché du travail (Gall, 2013). La distance prise par les syndicats avec le champ de la lutte partisane explique en revanche que les dirigeants syndicaux s’imposent des limites dans leurs stratégies (concurrentielles) de recours à la grève, en se bornant à l’envisager comme le moyen de renforcer la position et la légitimité qu’ils revendiquent dans le jeu de la négociation collective avec l’État et le patronat (Giraud, 2006). En d’autres termes, la grève reste utilisée comme un mode d’interpellation et de contestation des autorités politiques, tout en étant dissociée de toute stratégie partisane de renversement du gouvernement.

L’institutionnalisation de la grève différenciation des stratégies syndicales de recours à la grève. La tendance à la décentralisation de la négociation collective au niveau des entreprises, particulièrement forte en France, contribue à la fragmentation des luttes syndicales, dès lors qu’elle tend à recentrer l’essentiel de l’action des syndicalistes sur des enjeux négociés au niveau de leur entreprise. Dans la perspective d’une comparaison internationale, de nombreux travaux montrent quant à eux que les systèmes nationaux des relations professionnelles reposent sur des règles et sont héritiers de logiques de compromis politiques qui expliquent que la grève s’inscrive selon des modalités variables dans les stratégies syndicales. La moindre conflictualité gréviste dans les pays de l’Europe du Nord (Scandinavie, Allemagne, Belgique) est ainsi reliée à la manière dont les organisations syndicales, étroitement liées à des partis socio-démocrates puissants, ont été précocement reconnues institutionnellement et insérées dans des systèmes extrêmement centralisés de négociation de conventions collectives. En contrepartie, aucune grève ne peut être déclenchée pendant la durée de validité de la convention. Ces clauses de « paix sociale » expliquent pourquoi, dans ces pays, les grèves sont à la fois moins fréquentes et plus larges, puisqu’elles dépendent des cycles de négociation et qu’elles ne peuvent être organisées qu’à l’initiative des syndicats à l’échelle d’une branche professionnelle, quand se renégocie la convention collective. Dans le prolongement du paradigme néocorporatiste, ces travaux permettent aussi de comprendre que ces syndicats ont longtemps bénéficié

de ressources institutionnelles, de relais politiques au pouvoir et d’une puissance organisationnelle (avec un taux de syndicalisation très élevé) qui leur ont permis de faire l’économie de l’usage de la grève. Ils montrent ainsi que le rapport à la grève des syndicats se détermine autant en fonction de la dynamique des échanges politiques et institutionnels qu’ils entretiennent que de leurs ressources militantes (Groux et Pernot, 2008).

Un réinvestissement sous contrainte de la grève Dans un contexte de transformation en profondeur des économies capitalistes (tertiarisation et financiarisation des activités économiques, développement de la précarité de l’emploi, morcellement du salariat), le regain d’intérêt sociologique pour l’analyse des conflits du travail a permis d’enrichir la compréhension des processus de recomposition des usages de la grève, à partir de deux axes de questionnements classiques de la sociologie des mouvements sociaux (Politix, 2009). Le premier consiste à ne plus appréhender les grèves de façon isolée, pour saisir la façon dont d’autres registres du répertoire de l’action syndicale (pétition, manifestation, médiatisation, aussi droit ou expertise) viennent se substituer ou prolonger le recours à la grève, en fonction des ressources dont disposent les représentants syndicaux pour construire la mobilisation des salariés. Le second consiste à recentrer l’attention sur les processus et les modalités concrètes d’engagement dans la grève des salariés et de leurs représentants syndicaux. Cette approche permet, tout d’abord, de faire ressortir la diversité des usages stratégiques de la grève, selon qu’elle est, par exemple, envisagée comme l’aboutissement d’un processus de mobilisation ou comme une simple étape dans sa construction, servant d’abord à valoriser l’action du syndicat auprès des salariés. L’approche ethnographique des grèves donne par ailleurs à voir que les dispositions des salariés comme des syndicalistes à s’emparer de ce mode d’action protestataire varient considérablement, pour des raisons qui ne se résument pas à leur appartenance à des syndicats concurrents. Elle dépend aussi, pour beaucoup, de leurs dispositions sociales, de leurs positions professionnelles, du caractère plus ou moins conflictuel de leurs relations avec leur direction, mais aussi de leur familiarité très inégale avec ce mode d’action, qui reste

bien souvent difficile à apprivoiser pour celles et ceux qui ne possèdent pas les savoir-faire militants nécessaires à son organisation (Giraud, 2014).

Bibliographie BADIE Bertrand, Stratégie de la grève. Pour une approche fonctionnaliste du Parti communiste français, Paris, Presses de Sciences Po, 1976. BÉROUD Sophie, DENIS Jean-Michel, DESAGE Guillaume, GIRAUD Baptiste et PÉLISSE Jérôme, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008. FRANZOSI Roberto, The Puzzle of Strikes : Class and State Strategies in Post-War Italy, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. GALL Gregor, « Quiescence Continued ? Recent Strike Activity in Nine Western European Economies », Economic and Industrial Democracy, 34 (4), 2013, p. 667-691. GALL Gregor, New Forms and Expressions of Conflict at Work, New York (N. Y.), Palgrave MacMillan, 2013. GIRAUD Baptiste, « Au-delà du déclin. Difficultés, rationalisation et réinvention du recours à la grève dans les stratégies confédérales des syndicats », Revue française de science politique, 56 (6), 2006, p. 943-968. GIRAUD Baptiste, « Un apprentissage sous tension : la formation des adhérents syndicaux du commerce à l’usage de la grève en France », Critique internationale, 64, 2014. GROUX Guy et PERNOT Jean-Marie, La Grève, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. PERROT Michelle, Les Ouvriers en grève, 1871-1890, Paris, Mouton, 1977. Politix, « Conflits au travail », 22 (86), 2009. SHORTER Edward et TILLY Charles, Strikes in France, 1830-1968, Cambridge, Cambridge University Press, 1974.

Baptiste Giraud Voir aussi Cycle de mobilisation · Mobilisation des ressources · Répertoire d’action · Spontanéisme · Syndicalisme

Grève de la faim a longtemps été négligée dans l’étude des répertoires d’action. En effet, ce mode d’action est le plus souvent pensé comme : – individuel : alors que la sociologie des mouvements sociaux privilégie par définition les modes collectifs de protestation ; – irrationnel : parce qu’elles incluent un risque de mort ou de graves séquelles que les autres formes de protestation, dans les démocraties, comportent beaucoup moins, les grèves de la faim sont souvent renvoyées à des catégories pathologiques comme celles de l’anorexie ou de l’hystérie ; – résiduel : malgré les reproches de « banalisation » qui suivent souvent une grève célèbre, la grève de la faim apparaît comme un moyen assez rare, « discret » en nombre de personnes et en fréquence, à l’exception des cas de Gandhi, des étrangers en situation irrégulière ou des prisonniers de l’Armée républicaine irlandaise (IRA). De ce fait, la grève de la faim, avec d’autres techniques de violence contre soi (immolations, automutilations), forme la limite extrême d’une protestation dont des formes plus routinisées, institutionnalisées et juridiquement codifiées (manifestation, grève, etc.) attirent davantage l’analyse. Ces postulats sont pourtant contestables. Le caractère individuel de la grève de la faim doit être nuancé compte tenu de l’importance du recours à ce moyen de la part de certains protestataires agissant en groupe : sans-papiers, prisonniers, notamment pour des motifs politiques (singulièrement ceux qui sont accusés de terrorisme), etc. Certaines grèves de la faim sont marquées par le contrôle d’organisations politiques. Et si l’on entend par « individuel » le fait de défendre ses propres intérêts, on voit mal ce qui distingue nombre de grévistes de la faim de manifestants ou auteurs de sit-in. presse, lacunaires et qui négligent les grèves de la faim en prison, de l’ordre de plus d’un millier par an en France. Des Le Monde, indique une

moyenne annuelle d’une petite trentaine de grèves, individuelles ou collectives, chiffre clairement en dessous de la réalité, puisque fondé sur des données de corpus de presse plus vastes permettent une estimation dépassant le double (environ 75 en 2007). Israel Waismel-Manor (2005), à partir d’un dépouillement de presse, comptabilise, entre 1976 et 2001, 164 grèves de la faim en Israel et 312 aux États-Unis, soit respectivement 1,0513 grève de la faim et 0,0421 grève de la faim par année pour un million de citoyens (selon nos données, ce chiffre serait de l’ordre de 0,47 en France). L’hypothèse de l’irrationalité de la grève de la faim ne résiste pas à l’examen : le recours à la grève de la faim n’est pas moins stratégique que d’autres modes d’action. Celui-ci doit d’ailleurs être compris comme l’un des moyens les plus adaptés à la situation des protestataires : parfois, mais pas toujours, comme dernier recours, parfois comme moyen utilisable dans l’urgence et quand il est difficile, voire impossible de mobiliser le nombre, la violence physique ou l’expertise. Comme d’autres formes de violence contre soi (Grojean, 2006), la grève de la faim fait peser sur la cible de la protestation le risque d’un coût important, la responsabilité d’une mort, dans des sociétés sensibles à l’appel à l’opinion et à la politique de la pitié (Boltanski, 1993, p. 15). Cette imputation de responsabilité, caractéristique de certaines situations d’interaction stratégique, aboutit à ce que le protestataire « brûle ses vaisseaux », enjoignant une autorité qui l’ignore à réagir.

Les usages et les significations de ce type de protestation sa valorisation dans une majorité des grandes religions, apparaît dans certaines sociétés comme moyen de règlement des conflits. La pratique du jeûne du créancier (dans l’Irlande précédant la colonisation britannique ou en Inde) consistait à jeûner publiquement devant la demeure de son débiteur, afin de le contraindre à honorer ses dettes. La honte, le fait de faire perdre la face à celui à qui l’on s’adresse, sont les moteurs de l’efficacité de cette protestation. Cette piste est intéressante pour comprendre l’efficacité de la grève de la faim, et invite à une approche dramaturgique de la protestation. Il importe pourtant de ne pas céder aux explications

culturalistes, promptes à inférer le succès du recours à ce mode d’action de cultures valorisant le jeûne ou le sacrifice.XIX e et du XX e siècle). Mais des pratiques individuelles de jeûne de protestation sont identifiées dès le III e siècle, dans des conflits personnels ou sociaux. Le jeûne, outre systèmes politiques des deux pays : les services des parlementaires américains contribueraient à régler de nombreux problèmes avant que ces derniers ne débouchent sur une grève de la faim, là où la tradition politique israélienne, plus étatiste, donnerait davantage prise à un adversaire identifié, l’État. La taille des États-Unis contribuerait, enfin, à la plus faible visibilité des grèves locales au plan national. Enfin, le recours à la grève de la faim peut être limité dans le temps (notamment, les jeûnes de solidarité d’une journée) ou « illimité » et « à mort », s’accompagner ou non de la prise de vitamines, sucre ou compléments alimentaires sous forme liquide. Le nombre de morts hors milieu carcéral est très faible (un cas en France durant les années 1970) du fait de la prise en charge du gréviste, une fois inconscient, par ses proches, mais on compte de nombreux anciens grévistes de la faim victimes de séquelles parfois irréversibles.

Variété des situations contextuelles La diversité des contextes dans lesquels se déroulent des grèves de la faim interdit les généralisations hâtives : il s’agit d’un moyen utilisé aussi bien dans les démocraties que dans les régimes autoritaires, aussi bien dans les prisons que hors milieu carcéral. Compte tenu de la variété des groupes ayant recours à la grève de la faim ou au jeûne de protestation, l’histoire de cette pièce de répertoire revêt un caractère hétéroclite. Les jeûnes collectifs de protestation hors milieu carcéral semblent apparaître pendant la lutte pour l’indépendance des États-Unis. De nombreux jeûnes d’un jour sont alors organisés par des congrégations religieuses et des assemblées politiques (comme le jeûne de Virginie en 1774 contre le blocus du port de Boston). Les grèves de la faim se multiplient à la fin du XIX e siècle, notamment chez les prisonniers politiques russes (dont le jeune Léon Trotski en 1898). XX e siècle : les nationalistes irlandais et les suffragettes britanniques, puis américaines. D’autres grèves de la faim politiques se produisent en

détention dans la première partie du XX e siècle : chômeurs emprisonnés après des marches de la faim aux États-Unis, trotskistes au goulag de Vorkouta en 1936, détenus communistes au camp de Chibron en 1940 en France, etc. Les premières grèves de la faim de Gandhi, au cours des années 1920, s’inspirent des principes de satyagraha (« la voie de la vérité ») et ahimsâ (« la non-violence »), dans le prolongement de ses actions non violentes (marche du sel en 1930). Il mène plusieurs grèves de la faim, pour l’indépendance mais aussi en faveur des intouchables. En 1947, face aux violences consécutives à la partition de l’Inde et du Pakistan, il annonce un jeûne jusqu’à la mort et obtient un relatif retour au calme. défection et de la crédibilité de la grève. Les dynamiques affectives qui se déploient dans les grèves renvoient parfois à la fierté de sortir de l’ombre et de s’affirmer publiquement au nom d’une cause. Les grèves sont souvent un lieu de redéfinition des identités des protestataires et d’apprentissage militant. La relation entre les grévistes et leurs soutiens est complexe, ces derniers pouvant hésiter à pousser les grévistes aux extrêmes et se trouvant parfois fragilisés lors des négociations.personnes. Plusieurs dilemmes pratiques s’y retrouvent fréquemment comme, dans les grèves collectives, la question de la gestion interne du groupe, du contrôle de la

La gestion de la protestation par les autorités au Royaume-Uni, elle provoque dès le début des morts par étouffement. La réalimentation de force sera entre autres pratiquée au goulag, dans les prisons israéliennes ou par les autorités du camp de Guantanamo Bay. L’intervention policière sur les lieux des grèves de la faim se fait, elle aussi, au nom de la sécurité, et vise à mettre fin au mouvement, comme dans le cas de l’intervention de 1 500 représentants des forces de l’ordre dans l’église Saint-Bernard, à Paris, en août 1996. Le choix entre l’indifférence ou l’interruption de la grève, de la part des autorités, semble en revanche fait dès lors que les grévistes sont accusés de violences, ce qu’atteste la mort de Bobby Sands et de neuf autres prisonniers nationalistes irlandais, en 1981, dans la prison de Long Kesh, au terme d’une grève de la faim visant au rétablissement du statut de prisonnier politique.vraiment la grève de la faim (d’où l’importance stratégique de l’information médicale dans les grèves de la faim). Le rapport aux médias est, en effet, un enjeu central des

grèves de la faim en tant que stratégies de scandalisation, tentant d’établir un lien entre la souffrance attestée des grévistes et la cause qu’ils endossent. Les médias manifestent cependant un intérêt inégal pour des grèves de la faim qui, quand elles ne mobilisent pas des célébrités, doivent parfois durer assez longtemps pour susciter l’intérêt. La gestion de la protestation par l’État ne se limite pas à la dénonciation du recours au « chantage ». Elle s’appuie aussi sur deux pratiques : l’alimentation forcée et l’interruption de la grève par les forces de police. L’alimentation de force est une pratique utilisée par de nombreuses autorités pénitentiaires. Sous couvert du souci des grévistes, elle manifeste violemment la prise de contrôle sur leurs corps. Attestée dès les années 1910

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Johanna Siméant-Germanos Voir aussi Maintien de l’ordre · Médias · Occupation de locaux · Opinion publique · Répertoire d’action · Répression · Violences contre soi

Grèves de loyers masse » (XIX e siècle et connaissent un succès particulier dans l’entredeux-guerres, puis au cours des décennies 1960-1970. Le plus souvent, c’est sous le triple effet de l’urbanisation, de l’industrialisation et de l’émigration qu’au sein de communautés déshéritées et déracinées s’organisent des actions collectives contre les propriétaires de logements surpeuplés et/ou dégradés. Le point commun de l’ensemble de ces mobilisations d’usagers réside dans le fait qu’elles empruntent la plupart du temps les voies de la « contestation transgressive », propres aux groupes démunis ou exclus de la participation politique : formes de « performances » innovantes, elles revêtent toujours un caractère peu institutionnalisé et peu routinisé. Les cessations collectives de paiement de loyers représentent, en effet, une sorte de « défi de mass defiance, selon Piven et Cloward) que les entrepreneurs de mobilisation ont pour tâche d’organiser et de pérenniser. La difficulté provient notamment du fait qu’à l’inverse d’actions collectives qui se déroulent dans un cadre très circonscrit comme l’espace de l’usine, ces grèves regroupent des individus issus des classes populaires mais dont les positions dans l’espace social sont hétérogènes. Généralement, elles concernent autant des ouvriers qualifiés ou spécialisés, des petits artisans et des commerçants, que des chômeurs, des étudiants ou encore des étrangers (comme le montrent, plus récemment, les mouvements de grève de loyers « Cut the Rent », débuté en 2015 à l’University College London, ou encore Parkdale 2017 à Toronto). Tous ces individus tendent alors à se reconnaître provisoirement dans une identité commune de « résidant » ou de « locataire » victime d’exploitation et investissent prioritairement l’espace local dont ils proposent un autre usage ou une autre signification. Enfin, il faut noter que parce que la division sexuelle des tâches les rend plus sensibles à la gestion quotidienne du budget, les femmes jouent dans de

nombreux cas un rôle prépondérant dans l’initiation des grèves de loyers (comme c’est le cas également pour les révoltes frumentaires).

Une socio-histoire des grèves de loyers dans le monde occidental entassés dans le manoir de Rensselaerwyck ont engagé une résistance armée contre leurs propriétaires, accusés de les exploiter. Ce mouvement, qui a constitué la « rébellion de locataires la plus spectaculaire de l’histoire des États-Unis » (McCurdy, 2001), se solda par trois morts. Il se propagea par la suite dans d’autres propriétés au cours des années 1840 et concerna des milliers de locataires qui estimaient subir le même sort. S’abstenir de payer son loyer est une stratégie individuelle qui déborde le cadre légal, stratégie que de nombreux mouvements politiques se sont employés à rendre collective. Dans le Paris de la Belle Époque, la multiplication des « déménagements à la cloche de bois » (signalés depuis la fin du XIX e siècle une préoccupation majeure des ouvriers, l’augmentation de son prix relatif constitue un enjeu de luttes qui, dans un premier temps, prennent la forme d’actions quasi spontanées ou en tous cas peu organisées. La grève de loyers qui s’est déroulée à New York en 1839 en constitue un bon exemple : par centaines, des paysans XVIII e siècle), par lesquels les ménages ouvriers quittent massivement leur logement sans payer le terme échu, incite les compagnons anarchistes à transformer ces fuites en actes de protestation (Perrot, 1981). Mais c’est surtout au début du XX e siècle que se structure à Paris et dans sa banlieue un véritable mouvement de locataires, d’abord entre 1910 et 1912 puis, de façon beaucoup plus massive, entre 1919 et 1925 (Magri, 1986). Organisé autour d’un syndicat (la Chambre syndicale des locataires dans le premier cas ; l’Union confédérale des locataires dans le second), ce mouvement s’inspire d’une ligne politique qui se situe nettement du côté des syndicalistes révolutionnaires et des libertaires. C’est en brandissant régulièrement la menace d’une « grève générale des loyers », comme en 1919 et en 1923, que les militants pensent pouvoir faire advenir deux types de revendications, de manière réactive puis progressivement proactive. Ces revendications portent alors sur des biens collectifs divisibles (baisse des loyers, arrêt des expulsions, augmentation de l’offre de

logements) puis, par la suite, indivisibles (salubrité des habitations, droits des locataires).

Le rôle des partis, des syndicats et des « soutiens » le biais du recours aux médias (Lawson et Naison, 1986). De façon analogue, en France, le Comité de coordination des foyers en lutte, qui regroupe plus d’une centaine de foyers de travailleurs migrants en grève de loyers entre 1975 et 1980, s’est adjoint une commission technique composée d’avocats, d’architectes, de comptables et de médecins chargée de produire une contre-expertise sur la politique de logement en foyers (Hmed, 2007).

Un mode d’action risqué en France durant les années 1970 – l’une des plus importantes mobilisations de ce type connues à ce jour par le nombre de grévistes – semble à cet égard avoir marqué les esprits : en avril 1976, dix-huit « meneurs » de nationalités algérienne, marocaine et sénégalaise sont refoulés vers leurs pays d’origine, ce qui provoque inévitablement une chute de la mobilisation (Hmed, 2007).XIX e siècle pour devenir national, modulaire et autonome. Cependant, leur caractère illégal les confine durablement dans la précarité, rendant ce mode d’action particulièrement risqué aux yeux des résidants, qui préfèrent adopter le plus souvent la stratégie de défection ou de loyauté. C’est que les grèves de loyers subissent la plupart du temps la répression de l’appareil étatique ; elles se soldent ainsi régulièrement par un échec. Des exceptions notoires sont toutefois à mentionner : la grève de loyers de Glasgow en 1915 a mobilisé jusqu’à 20 000 locataires pour aboutir à l’adoption d’une loi sur le contrôle des loyers et à l’inscription durable du logement social sur l’agenda politique national (Castells, 1983 ; Gray, 2018). De la même manière, la grève de loyers de Veracruz (Mexique), menée par 40 000 inquilinos entre 1922 et 1926, a contraint le gouverneur populiste Adalberto Tejeda à proposer une loi sur les loyers en 1923 (Wood, 2001). Mais ces succès spectaculaires et circonscrits ne sauraient minimiser la portée d’une règle plus générale qui fait de la grève de loyers un mode de protestation extrêmement coûteux pour les résidants.

En effet, ceux-ci encourent partout le risque de voir s’alourdir le montant des arriérés dont ils ne se sont pas acquittés, quand ce n’est pas celui d’être expulsés manu militari par les propriétaires, avec le concours de la force publique. Le cas de la grève de loyers qui s’est déroulée dans les foyers de travailleurs migrants

Repenser la grève de loyers comme un mode d’action à part entière La sociologie des mobilisations s’est généralement peu intéressée aux mouvements de grèves de loyers en tant que tels. Toutefois, au cours des années 1970, deux écoles leur ont consacré un programme de recherche plus ou moins autonome : la sociologie des mouvements de pauvres (Lipsky, 1970 ; Piven et Cloward, 1977) et la sociologie des mouvements sociaux urbains (Castells, 1983). Tandis que la première s’intéresse à la question de l’organisation comme vecteur ou comme frein à l’action collective des démunis de pouvoir (powerless), la seconde intègre les grèves de loyers dans une catégorie plus vaste de mobilisations, caractérisée notamment par une forme d’enjeu spécifique (l’urbain). Dans ses travaux sur l’association française Droit au logement (DAL), Cécile Péchu a pointé les limites de cette dernière approche (Péchu, 2006). Elle propose de ranger la grève de loyers aux côtés d’autres modes d’action comme le squat qu’elle qualifie d’« illégalismes sectoriels ». Par cette expression, elle veut souligner que ces mouvements produisent, en dépit de leur coût élevé, de fortes incitations sélectives à l’engagement, en ce qu’ils constituent tout à la fois un mode d’action (illégal) et l’objet même de la revendication.

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Choukri Hmed Voir aussi Espace géographique et mouvements sociaux · Exit, voice, loyalty · Intellectuel spécifique · Militants par conscience · Réussite et échec des mouvements sociaux · Squat

Groupes d’intérêt(s) Autrefois, tout était plus simple, il y avait, d’un côté, l’État et, de l’autre, les forces politiques, les partis et les groupes de pression. Les partis politiques, au terme de la distinction formulée par Almond en 1958, étaient clairement séparés des groupes d’intérêt du fait de leurs fonctions, à tout le moins dans « le type anglo-américain de système politique » : le parti agrège et se spécialise dans la conquête et l’exercice du pouvoir, le groupe articule et cherche à influencer le pouvoir.

Les débats autour de la définition des groupes d’intérêt(s) Ces débats sont scientifiques et politiques : comme les partis, les groupes peuvent être perçus comme des instruments d’expression de la volonté générale ou comme des corps parasites tendant à accaparer la production et le contrôle des biens politiques. En admettant la légitimité de ces groupes, les premiers pluralistes placent l’ensemble des groupes sur le même plan, tous ayant les mêmes chances de se construire, de s’institutionnaliser et de prospérer. Avec des différences selon les auteurs, les groupes ont un égal accès au pouvoir politique et peuvent espérer y faire triompher temporairement leurs demandes. La domination des pluralistes n’a jamais été acquise aux États-Unis, les débats autour de « l’influence » des groupes n’ont jamais cessé, tandis que de multiples détracteurs ont insisté sur l’inégalité de ressources entre groupes, sur l’existence de sous-gouvernements contrôlés par telle ou telle catégorie dans des secteurs précis de l’État ou sur les oligopoles dominant la société. Le débat autour du pluralisme a été retraduit dans l’espace français par Jean Meynaud (1958). Mais les travaux sur les groupes en

France étaient rares et émanaient plutôt de chercheurs étrangers comme Wilson (1987). En outre, les groupes étaient considérés, beaucoup plus qu’ailleurs, comme des corps intermédiaires ou des représentants d’intérêts catégoriels, corporatistes, illégitimes. Le terme de lobbying, apparu massivement à la fin des années 1980, est devenu une boîte noire subsumant un ensemble de méthodes de communication, d’expertise voire d’ingérence ; même si les réglementations états-uniennes ou issues de l’activité de l’Union européenne tentent de le définir et d’encadrer les pratiques (lois, codes de déontologie, publicité, transparence, etc.).

Les approches des sociologues français agricoles), sauf à passer par le lobbying (Saurugger, 2003). Sans doute vaut-il mieux avec Sylvain Laurens (2015), en position d’ethnographe à Bruxelles, s’interroger sur l’entrelacs constitué entre la bureaucratie de l’Union européenne et les groupes d’intérêts pour la production et la maîtrise d’un capital bureaucratique. Ces Yaltas disciplinaires n’ont pas totalement cessé, mais des ponts ont pu être établis notamment au travers des travaux d’Olson, de Salisbury, de Berry – voir la catégorie des public interest groups, groupes d’intérêt dont les promoteurs ne bénéficient pas ou indirectement des bénéfices de l’action collective –, de Jack Walker (1991), d’Edward Walker (2014) ou des derniers avatars du néopluralisme. En France, et malgré la présence de cette notice dans un dictionnaire des mouvements sociaux, les frontières sont encore visibles, alors que la configuration des mobilisations s’est transformée, et que la boîte à outils de l’action collective tend à être de plus en plus commune. De fait, si l’on veut styliser, on pourrait opposer terme à terme : Groupes d’intérêt(s) Ancien/Archaïque/Pérennité Intérêts matériels/Quantitatif Intégré/Institutionnalisé Gestionnaire/Lobbying/Négociation Verticalité/Organisation/Délégation

Mouvements sociaux Moderne/Nouveau/Labilité Défense d’une cause/ Postmatérialiste/Qualitatif Protestataire Action collective/Militantisme Horizontalité/Réseau/Participation/

Rigidité Bases professionnelles Groupes dominants et classes populaires Pluralisme/Néocorporatisme/ Néopluralisme

Consensus/Autonomie Souplesse/Réactivité Nouvelles identités Classes moyennes diplômées Sociologie(s) des mouvements sociaux

Ce qui n’est ni vrai ni faux, mais passablement marqué par les luttes de dénomination et de positionnement indigènes.

Des regroupements de représentation On peut pourtant définir les groupes d’intérêts comme des (re)groupements de représentation, durables ou ponctuels, que leurs porteparoles font agir pour promouvoir, à titre principal ou accessoire, la défense d’intérêts sociaux, de quelque nature que ce soit. Ce travail de représentation engage un débat permanent sur la délimitation et la division du travail politique avec les autres acteurs politiques. On rappellera ici quelques principes d’analyse (Offerlé, 1998). Toute dénomination d’un groupe renvoie à une histoire de la forme, et aux types d’attentes et de probabilités en termes d’action voire d’efficacité, pour ceux qui peuvent en décrypter les usages possibles, et ce à partir du statut juridique utilisé, du label revendiqué, et de l’acronyme ou du nom qui sert d’emblème. Tout groupe est le produit d’un travail de regroupement qui oscille entre l’auto-organisation par des membres mobilisés du groupe à représenter (un métier, une catégorie, un enjeu) et l’hétéronomie de sa production (les groupes ont une coalescence plus ou moins affirmée et peuvent être mis en scène par des permanents stipendiés). Un groupe peut aussi être constitué par une catégorisation étatique ou médiatique. Le monde est un cimetière de groupes non advenus, et tous les regroupements n’ont pas la même probabilité d’accéder aux diverses arènes et produire des effets pertinents. Accès, réussite, impact ou influence (l’un des termes les moins questionnés) : derrière ces mots se cachent des théories implicites ou explicites du fonctionnement de l’État et de l’action publique (Offerlé, 2009, 2013 ; Laurens, 2015). Hormis dans les pays où certains groupes sont astreints à l’unité, ou sont parvenus à l’imposer, tout groupe est situé sur un continuum, qui le

différencie des autres en matière de ressources et de types de moyens d’action utilisés (groupes consensuels contre groupes revendicatifs). Aucun groupe ne peut se prévaloir d’être un « groupe de cause » ou un groupe promotional. Tout intérêt au sens matériel du terme (il vaut mieux parler d’intérêts) est susceptible d’être, avec plus ou moins de crédibilité, monté en généralité (du patronat à la défense de l’entreprise donc de l’emploi), et toute cause peut être amenée à subir une mise en question (du mouvement ouvrier à l’exacerbation des corporatismes, de l’humanitaire au marché de l’humanitaire). La catégorie de « plaidoyer » est à cet égard un bon analyseur de ces luttes de dénomination (Ollion et Siméant, 2015). Il vaut donc mieux penser groupes d’intérêts et mouvements sociaux sur un continuum.

Coexistence de plusieurs répertoires d’action collective Il existe de l’action collective qui ne passe pas obligatoirement par un déploiement du nombre dans l’espace public. Il existe des revendications et des mobilisations de « dominants » (le colloque, le communiqué, le livre blanc, les expertises), tandis que le mot de militantisme est revendiqué dans des espaces très différents de ceux dans lesquels l’étude du militantisme est restée confinée. Il serait judicieux de penser comparativement les continuités et les ruptures qui peuvent exister entre les idéaux-types du « militant de base » et celui de « l’agent d’affaires publiques » (le lobbyist) stigmatisé comme « stipendié » ou « mercenaire » (Offerlé dans Michel, 2006). En relevant qu’il existe plusieurs répertoires de l’action collective, on peut faire ressortir les points de contact et désenclaver diverses approches qui s’ignorent : sociologiser l’étude des groupes d’intérêts et désenchanter les sociologies parfois endogames des mouvements sociaux. Inversement des groupes institutionnalisés peuvent, mais bien plus rarement, se « mouvementiser » (Gusfield, 1981 ; sur la catégorie « d’astroturf », voir Walker, 2014). Quant aux relations des uns et des autres avec les partis politiques, on sait bien que l’injonction actuelle d’indépendance recèle des configurations réticulaires bien contrastées. Les campagnes électorales et les « répertoires d’action électorale des groupes en campagne » sont aussi de bons

observatoires de la division du travail politique et des labellisations (Courty et Gervais, 2016).

Bibliographie COURTY Guillaume, Les Groupes d’intérêt, Paris, La Découverte, 2006. COURTY Guillaume et GERVAIS Julie (dir.), Le Lobbying électoral. Groupes en campagne présidentielle (2012), Villeneuve-d’Ascq, Septentrion, 2016. GUSFIELD Joseph R., The Culture of Public Problems : Drinking-Driving and the Symbolic Order, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1981. LAURENS Sylvain, Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015. MEYNAUD Jean, Les Groupes de pression en France, Paris, Armand Colin, 1958. MICHEL Hélène (dir.), Lobbyistes et lobbying de l’Union européenne. Trajectoires, formations et pratiques des représentants d’intérêts, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2006. OFFERLÉ Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998. OFFERLÉ Michel, Sociologie des organisations patronales, Paris, La Découverte, 2009. OFFERLÉ Michel, Les Patrons des patrons. Histoire du MEDEF, Paris, Odile Jacob, 2013. OLLION Étienne et SIMÉANT Johanna, « Le plaidoyer : internationales et usages locaux », Critique internationale, 67, 2015, p. 9-15. SAURUGGER Sabine, Européaniser les intérêts ? Les groupes d’intérêt économiques et l’élargissement de l’Union européenne, Paris, L’Harmattan, 2003. WALKER Edward T., Grassroots for Hire : Public Affairs Consultants in American Democracy, Los Angeles (Calif.), California University Press, 2014. WALKER Jack L. Jr, Mobilizing Interest Groups in America. Patrons, Professions and Social Movements, Ann Arbor (Mich.), The University of Michigan Press, 1991. WILSON Frank L., Interest Group Politics in France, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.

Michel Offerlé Voir aussi Associations et mouvements sociaux · Institutionnalisation des mouvements sociaux · Mobilisation des élites · Répertoire d’action

H

Histoire Cette immense question de l’histoire des mouvements sociaux impliquerait de résumer dans une courte rubrique des milliers de travaux couvrant plusieurs continents (voir, par exemple, Lucien Bianco sur la Chine) et plusieurs siècles (de quelle date faut-il d’ailleurs faire partir l’enquête ?) et autoriserait à traiter de quatre grands thèmes : les chercheurs travaillant sur le matériau historique ont-ils aussi longtemps ignoré que les sociologues les travaux portant sur l’action collective ? Quels sont les principaux résultats et les principaux points aveugles que l’on peut tirer de ces terrains historiques ? Que peuvent s’apprendre mutuellement historiens et sociologues qui travaillent bien souvent dans une ignorance réciproque ? À de rares exceptions près, notamment en sociologie historique et en sociohistoire, la grande majorité des historiens des mobilisations n’ont jamais travaillé à partir des outils produits par les diverses « écoles » de l’action collective ; et la plupart des sociologues de l’action collective n’ont qu’un rapport très lointain et instrumental à l’histoire et aux travaux historiques. Comment les divers mouvements sociaux ont-ils organisé le rapport à leur propre histoire, produit des filiations ou engendré des scotomisations ?

Le poids de la Révolution sur la recherche en sociologie historique Vaste programme ! On se contentera donc ici de résumer quelques grands thèmes d’investigation centrés autour du cas français qui a longtemps polarisé l’attention des chercheurs en raison de la centralité pérenne de la « Grande Révolution » de 1789, et aussi de l’existence de nombreux autres épisodes révolutionnaires (1830, 1848, 1871, voire le 4 septembre 1870), de péripéties émeutières et insurrectionnelles (les émeutes frumentaires, les années 1830-1834, les insurrections des canuts de Lyon de 1831 et 1834, la résistance au coup d’État de 1851, ou encore l’année 1841 récemment redécouverte), d’épisodes labellisés terroristes, de formes diversifiées d’illégalismes populaires et d’un usage continu de certaines pièces du répertoire dit « moderne » de Charles Tilly (1986). Sans oublier la grève, les occupations et la manifestation, adossées à des organisations peu décidées à s’institutionnaliser et légitimées par une fraction importante de l’intelligentsia utilisant, selon des recettes variées, le matérialisme historique. L’on redécouvre actuellement l’immensité des terrains à prospecter, surtout pour la période contemporaine. Mais ce sont les révolutions qui ont longtemps polarisé la recherche. d’opérateur incontournable pour penser ce qui méritait d’être pensé en premier, les grandes commotions qui font l’histoire. Et les travaux d’Edward Thompson sur la formation de la classe ouvrière anglaise et sur l’économie morale de la foule, traduits tardivement, sont devenus depuis lors classiques et servent de point d’appui théorique à des travaux récents (Bourguinat, 2002). Eric Hobsbawm a été traduit plus rapidement, mais n’a pas suscité non plus une diffusion forcenée, comme en témoigne le numéro spécial de la XX e siècle (1920, 1934, Front populaire, 1947-1948, mai-juin 1968) ont longtemps été prisonniers de l’interprétation que l’on pouvait en donner au regard du master template qu’évoquent Doug McAdam et William Sewell (2001) : comment lire ces événements sinon à la lueur de la chambre noire révolutionnaire qui réfléchirait l’ensemble des performances contestataires ? La Révolution française a été enrôlée dans de multiples débats théo-téléologiques et politiquement intéressés. Le célèbre « Comment naissent les révolutions » d’Ernest Labrousse a longtemps tenu lieu Revue d’histoire moderne et contemporaine (2006 (4 bis) et 2006 (5)), hommage tardif et différé. Quant à Theda Skocpol ou à Charles Tilly, et la

sociologie historique états-unienne, c’est davantage par des sociologues qu’ils ont été reçus. Le renouvellement des terrains est plutôt venu des modernistes, eux-mêmes engagés dans les controverses concernant la teneur des conflits ruraux, dans lesquels la question du marxisme tenait une place centrale, à la suite de l’ouvrage de Boris Porchnev (1972). Les travaux d’Yves-Marie Bercé, de Jean Nicolas ou d’Hugues Neveux, ainsi que les colloques comme celui de 1984, intitulé « Mouvements populaires et conscience sociale », témoignent dans des perspectives différentes de la levée des inhibitions et de la volonté d’étudier les formes diverses de la protestation pour elles-mêmes, et non comme gésines révolutionnaires ou comme laboratoires hors-sol permettant d’infirmer ou de confirmer des interprétations pré-établies (Neveux, 1997). La Révolution française et les problématiques d’histoire politique ont donc polarisé l’attention et entraîné le désinvestissement de certaines périodes et de certains objets : la foule, avec ses mécanismes de mise en mouvement (archaïque ou moderne, pathologique ou mature, mue par la faim ou consciente de ses « droits », spontanée ou organisée), intéressait davantage quand elle était intégrée dans des séquences révolutionnaires.

Les nouveaux axes de recherche paysannes avec les travaux de Margadant et Corbin longtemps reléguées loin derrière les mobilisations urbaines jugées significatives du point de vue politique et révolutionnaire. Ce n’est que plus récemment que l’on découvre ou redécouvre les pièces multiples des répertoires de l’action collective : émeutes de subsistance (Bourguinat, 2002), rébellions, banquets, luddisme, iconoclasme, enterrements, manifestations, réunions publiques, pétitions, émeutes, autres formes de militantisme que le militantisme ouvrier dont Le Maitron s’est fait le porte-parole, occupations. Ces éléments de répertoire sont aussi explorés par des travaux à visée transversale (Pigenet et Tartakowsky, 2013 ; Le Gall, Offerlé et Ploux, 2012). très quantitatif et croise émergence du suffrage universel et mobilisations. Elle est encore peu connue en France.XIX e siècle. Elle renouvelle les travaux anciens de Georges Lefebvre ou de Georges Rudé : celle qui serait active – celle des mouvements sociaux –, celle qui serait passive, dans une posture acclamative – par exemple celle des voyages présidentiels étudiés

par Mariot (2006), mais aussi celle des fêtes républicaines, des enterrements présidentiels, des exécutions capitales ou des réunions publiques. Les mouvements sociaux du passé ne sont plus désormais la propriété des seuls historiens et peuvent ainsi se confronter aux emprunts heuristiques ou systématiques faits aux diverses sociologies des mobilisations. La banalisation relative de la révolution de 1789 permet de penser les autres et de leur appliquer d’autres méthodes (voir par exemple Aminzade, 1993). On peut commencer à penser anthropologiquement et sociologiquement la révolution en la situant tout autant dans la rupture que dans la continuité du point de vue des modes d’action utilisés et des significations plurielles qui peuvent y être investies (voir par exemple Tackett, 1997). On peut aussi réinvestir d’autres objets tels que le vote en le replaçant dans un temps long et en le traitant en miroir des multiples mobilisations pour comprendre la pluralité des modes de politisation, comme le montrent les débats autour de l’approche agulhonienne de la politisation appréhendée comme une coulée descendant vers les masses. La macro-sociologie historique du vote (Ziblatt, 2017) rompt avec le vieux modèle de Barrington Moore. Elle est parfois à soubassement Cette relativisation du poids de la révolution permet aussi de s’ouvrir plus encore au comparatisme en suivant le débat auquel invite Tilly, lorsqu’il souligne de manière provocatrice la prééminence et l’antériorité du « mouvement social », orienté dans le système (Tilly, 2003, 2006) sur le mouvement révolutionnaire de type ouvrier aux XIX e et XX e siècles. La relativisation autorise à situer les pièces du répertoire d’action collective français en regard des autres répertoires nationaux comparables et à constater la faible place historique ou historiographique tenue notamment par les appels au boycott ou le bris de machines. Dans tous ces domaines, la place des femmes (dans leurs divers modes d’accompagnement et de production de mobilisations) a été désormais soulignée à la suite des travaux pionniers d’une Rolande Trempé ou d’une Michelle Perrot. Cette triple ouverture du point de vue des objets, des problématiques autorisées et du comparatisme et de l’interdisciplinarité ne doit toutefois pas faire oublier qu’il faut toujours tenir les deux fronts, le pérennalisme ou le présentisme et l’historicisme ou le contextualisme : nous connaissons la fin de cette histoire des mouvements sociaux à ce jour. Il n’y a pas de fin de l’historiographie, et il faut retrouver, derrière ce qui est advenu, l’épaisseur

des possibles égarés. L’histoire contre-factuelle récemment introduite en France peut être un instrument heuristique pour faire fonctionner notre imagination sociologique (Deluermoz et Singaravélou, 2016 ; quid de la révolution de 1848 sans fusillade du boulevard des Capucines ?). La révolution n’a eu lieu en France ni en 1883, ni en 1906, ni en 1920, ni en 1947 ou en 1968. Et pourtant, la petite musique du master template révolutionnaire (McAdam et Sewell, 2001) qui colorait, aux yeux de nombre de contemporains, l’action collective ouverte, n’était pas un pur fantasme que l’histoire aurait révoqué rétrospectivement (Offerlé, 2006).

Bibliographie AMINZADE Ronald, Ballots and Barricades. Class Formation and Republican Politics in France, 1830-1871, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1993. BOURGUINAT Nicolas, Les Grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIX e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002. DELUERMOZ Quentin et SINGARAVÉLOU Pierre, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016. LE GALL Laurent, OFFERLÉ Michel et PLOUX François (dir.), La Politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIX e -XXI e siècle, Rennes, PUR, 2012. MARIOT Nicolas, Bains de foule. Les voyages présidentiels en province, 1888-2002, Paris, Belin, 2006. MCADAM Doug et SEWELL William H. Jr, « It’s about Time : Temporality in the Study of Social Movements and Revolutions », dans Ronald Aminzade et al., Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 89-125. NEVEUX Hugues, Les Révoltes paysannes en Europe, XIV e -XVII e siècle, Paris, Albin Michel, 1997. OFFERLÉ Michel, « Périmètres du politique et co-production de la radicalité à la fin du XIX e siècle », dans Annie Collovald et Brigitte Gaïti (dir.), La Démocratie aux extrêmes, Paris, La Dispute, 2006. PIGENET Michel et TARTAKOWSKY Danielle (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2013. PORCHNEV Boris, Les Soulèvements populaires en France au XVII e siècle, Paris, Flammarion, 1972. TACKETT Timothy, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997 [1996]. TILLY Charles, La France conteste, Paris, Fayard, 1986. TILLY Charles, Contention and Democracy in Europe, 1650-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

TILLY Charles, Regimes and Repertoires, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2006. ZIBLATT Daniel, Conservative Parties and the Birth of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

Michel Offerlé Voir aussi Conjonctures fluides · Grève · Insurrections, émeutes · Manifestation · Répertoire d’action · Résistance · Révolutions (sociologie des)

I

Identité collective L’identité collective est une notion dont la polysémie ne va pas sans poser une multitude de problèmes dans l’analyse des mouvements sociaux, dans la mesure où elle englobe deux dimensions : elle est à la fois une catégorie de la pratique et une catégorie scientifique (Brubaker, 2001). D’une part, il s’agit d’une catégorie utilisée par les individus en vue de construire un mouvement, de s’y reconnaître et d’en connaître les membres, de le distinguer d’autres entreprises de mouvement social et de construire par là même le groupe qu’il est censé représenter. En d’autres termes, on a affaire en ce sens à un processus de différenciation et de légitimation d’un groupe social. D’autre part, la notion d’identité collective a aussi été utilisée depuis la fin des années 1960, et plus encore à partir de la décennie suivante, en tant que catégorie scientifique, afin de mieux comprendre ce qui fait tenir ensemble un mouvement, les liens qui peuvent s’y tisser, les solidarités qui peuvent en émerger, etc. Ainsi, il s’agit plutôt dans cette perspective d’analyser le processus – à la fois interne et externe – de constitution d’un « nous » et de définition de ses frontières, et de comprendre les mécanismes de solidarité qui s’y déploient.

Émergence de la notion en sociologie de l’action collective formes plus « classiques » d’action collective, formes jusqu’alors construites autour des luttes pour la citoyenneté et autour du binôme capital-travail. Partant du principe que l’on peut montrer par quel processus se constitue l’unité d’un mouvement, ces chercheurs qualifiés de théoriciens des « nouveaux mouvements sociaux » se sont intéressés à des entreprises de mouvement social à fortes revendications identitaires, liées en cela à un changement de « contexte systémique ». On postule, en effet, que les nouveaux mouvements qui émergent à cette période (pacifistes, écologistes, féministes, gays et lesbiens, etc.) défendent une politique de l’identité en vue de remettre en cause les « codes culturels dominants » d’une société en mutation, où les individus seraient porteurs de valeurs postmatérialistes. La « nouveauté » et les mutations sociales postulées par les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux ont fait l’objet de critiques appuyées, notamment parce que toute mobilisation collective comporte une dimension identitaire. Ceux-ci ont malgré tout eu le mérite de poser la question de la constitution du « nous » dans une perspective processuelle, cherchant à montrer en particulier que l’unité « [était] un résultat plutôt qu’un point de départ, et que l’analyse vis[ait] à l’expliquer » (Melucci, 1991, p. 136). Plus précisément, Alberto Melucci insiste sur trois dimensions de la formulation des identités collectives dans et par les mouvements sociaux : les buts de l’action, d’une part (en s’intéressant aux significations que leur donnent les acteurs) ; les moyens à disposition pour agir, d’autre part ; les rapports avec l’environnement, enfin, conçus aussi bien d’un point de vue externe qu’interne aux mouvements (le sens commun », autrement dit le passage d’une catégorie à un groupe, s’agissant notamment de cerner sur quelles bases s’effectuait le processus de transition de la « classe sur le papier » à la « classe mobilisée » (voir en particulier Bourdieu, 1984). En sociologie de l’action collective, la notion d’identité collective a cependant véritablement émergé en tant qu’objet d’étude à partir des années 1970. En rompant avec les théories de la mobilisation des ressources, certains chercheurs vont tenter d’analyser des types de mobilisation jugés distincts des ibid., p. 143).

Construction de l’identité collective et enjeu de luttes

L’analyse de l’identité collective implique, en effet, d’être attentif à la fois à la manière dont elle est construite, tout en étant un enjeu de luttes constant aussi bien sur le plan externe qu’interne au mouvement (Polletta et Jasper, 2001). symboliques, mais également en vue de peser sur l’orientation de la lutte (Taylor et Whittier, 1992). Frontières symboliques, en ce sens que les mouvements vont souvent tenter de construire un contre-modèle au modèle dominant. De ce fait, l’identité collective représente aussi une catégorie de la pratique utilisée par des groupes à des fins plus ou moins stratégiques (Bernstein, 1997) : le déploiement ou le fait d’estomper certains traits de l’identité collective peut ainsi être une stratégie politique en vue de l’obtention de biens collectifs. Façonner une identité collective en se positionnant par rapport à l’externe signifie également que l’on se revendique d’un groupe ou d’une communauté. Il reste, comme l’a notamment montré Christophe Broqua dans le cas d’Act Up, que mener une politique de l’identité ne participe pas uniquement à la construction du mouvement, mais sert aussi à constituer la communauté qu’il est censé représenter (Broqua, 2005, p. 129).niveau externe, la lutte est menée dans des espaces sociaux, où sont insérés les mouvements, afin d’en définir les frontières immanquablement par l’appréhension de la multiplicité des acteurs qui y œuvrent, s’y engagent et s’en désengagent, ce qui implique d’analyser les propriétés sociales des acteurs engagés en tenant compte des vagues d’engagement pour avoir une chance de mieux saisir comment évoluent les objectifs d’un mouvement, de même que son image publique. L’étude des carrières militantes nous renseigne directement sur l’évolution de l’identité collective d’un mouvement : comment comprendre les phénomènes d’niveau interne, traiter de l’identité collective devrait permettre de concevoir comment certains en viennent à s’engager. Il s’agit dans cette perspective de montrer que l’identité collective ne peut être comprise que si l’on considère également le sens que lui attribuent les acteurs engagés, sens qui peut fonctionner comme incitation sélective à la participation. Comme l’ont souligné Debra Friedman et Doug McAdam (1992, p. 157), « c’est aussi une annonce individuelle d’affiliation, de relation avec les autres. Appartenir à une identité collective, c’est reconstituer le moi individuel autour d’une identité nouvelle et valorisée. [...] En ce sens, les identités collectives fonctionnent comme des incitations sélectives motivant la

participation ». L’identité collective va ainsi se modifier avec le renouvellement des cohortes d’engagement, dans la mesure où les nouveaux arrivants, porteurs de dispositions sociales distinctes, peuvent ou non partager la conception de l’identité collective en vigueur. Plus largement, cependant, ces nouveaux entrants vont, par leur simple présence, peser sur la redéfinition de l’identité collective du groupement. La question du turnover est donc centrale si l’on s’intéresse à la constitution de l’identité collective d’une entreprise de mouvement social. Dès lors, étudier l’identité collective d’un mouvement passe exit individuels si l’on ne prend pas en compte la modification de l’identité collective (on peut notamment penser les phénomènes de burn-out (épuisement) comme étant symptomatiques de la dissociation entre un individu et un mouvement) ? De même, la modification des objectifs du mouvement, ainsi qu’une transformation des modes d’action utilisés, renvoient sans doute pour une large part aux ressources dont sont dotés les nouveaux entrants. À cet égard, une analyse des propriétés sociales des acteurs engagés permet précisément de voir que la composition du groupe peut fort bien, en termes de composition sociologique, ne pas coïncider avec l’image publique qu’il défend et dont il se revendique, renvoyant de ce fait à la distinction de l’identité collective oscillant entre catégorie de la pratique et catégorie scientifique.

L’influence du mouvement sur l’identité sociale « diffuse » : l’association peut ainsi être considérée sous certains aspects comme un agent de socialisation à la culture du groupe, renforcé en cela par la constitution de réseaux sociaux ainsi que divers mécanismes de conversation (Tilly, 2005). l’identité collective qu’à analyser comment elle se constitue et se transforme, aux usages stratégiques qu’en font les membres, et en étant attentives aux liens qui unissent individus et entreprises de mouvement social dans un processus d’identification, d’appartenance et de démarcation.

Bibliographie

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Michael Voegtli Voir aussi Carrière militante · Désengagement · Nouveaux mouvements sociaux

Institutionnalisation des mouvements sociaux Souligner que les mouvements sociaux sont moins institutionnalisés que les partis ou les groupes de pression, c’est produire un énoncé qui, selon le mot de Binet, n’est « pas assez précis pour être faux ». Évidences empiriques et partis pris normatifs sur le caractère fluide, mobile voire « sauvage » des mobilisations se conjuguent ici. Le gros des mouvements sociaux est peu « institué ». Ces derniers n’ont pas de statuts ni de personnalité juridique. Ils n’ont que rarement la panoplie logistique que représente une organisation structurée, des fichiers d’adhérents, des cotisations ou des subventions régulières, du personnel permanent, un siège social. Perpétuer une mobilisation dans le temps a quelque chose d’un travail de Sisyphe, sujet aux incertitudes, à la répression, à l’usure des participants. À l’inverse – chacun dans son registre –, partis politiques et groupes d’intérêt sont tendanciellement plus institutionnalisés. Ils le sont en matière d’organisation traduite par des statuts, des rôles, du personnel, des droits (à financement, à ester en justice). Ils le sont en matière de volume et de stabilité des ressources financières qui permettent de rémunérer juristes, experts ou communicateurs, en connexions routinisées à des foyers de décision politique ou d’élaboration de politiques publiques. La comparaison entre Greenpeace (pourtant très « institutionnalisé ») et les lobbies de la chimie à Bruxelles est ici éclairante (Laurens, 2015). une autre en quelque sorte plus légitime par les partis, et une troisième dont le simple vocable « groupe de pression et d’intérêt » suggère le caractère un peu louche. Or, ces catégories sont perméables, et c’est là un troisième risque de cécité : ne pas voir comment entre ces trois pôles existent des circulations, des collusions, des emprunts de répertoires.

L’institutionnalisation : impératif ou malédiction ? Tout mouvement social qui veut s’inscrire dans la durée est confronté à des enjeux d’institutionnalisation qu’on peut relier à une dimension d’efficacité. En se dotant d’une organisation, en désignant des responsables, en fixant des mécanismes de coordination, la mobilisation des ressources d’un groupe atteint des rendements optimaux, tel est d’ailleurs l’un des points clefs sur lesquels s’établit le paradigme de même nom. Une part de cette institutionnalisation peut être « froide », organisationnelle, sous la forme d’organigrammes, de statuts, de cotisations. Elle peut prendre une dimension de professionnalisation avec le recrutement de permanents, l’appel à des cabinets de communicants ou de juristes. Mais l’institutionnalisation ne peut être réduite à un synonyme de bureaucratisation ou d’organisation. Quand, à la suite des accords de Grenelle, la section syndicale d’entreprise est reconnue, c’est aussi la possibilité de développer un travail de mobilisation dans les ateliers, d’y diffuser des tracts sans risquer le licenciement, qui est « instituée ». Le droit d’agir en justice peut détourner un mouvement de la rue vers les cabinets d’avocats et les prétoires. Il peut aussi donner un levier pour décupler l’écho d’une cause dans les médias, comme l’a montré la mobilisation sur les dangers de l’amiante durant les années 1990 (Henry, 2007). attribution de subventions ou de privilèges fiscaux, droit d’agir devant les juridictions, insertion dans le cercle des partenaires ayant leur « rond de serviette » dans tout processus de discussion sur une réforme de telle politique publique. Mais les transactions peuvent aussi tenir en des jeux coopératifs quand tel ministère « militant » (environnement) cherche l’appui d’associations ou de groupes mobilisés dans des luttes intragouvernementales. Les processus d’institutionnalisation peuvent aussi venir des cibles mêmes des mouvements sociaux quand, soit directement, soit par le truchement de fondations, s’ouvrent des espaces de négociation qui répondent à une partie des revendications, par exemple sous la forme de pratiques de certification qui substituent à des biens produits dans des conditions jugées scandaleuses des cafés « équitables » (Jaffee, 2012), du papier issu de forêts gérées sur un mode « durable ». Si l’enjeu de l’institutionnalisation doit s’analyser dans des dimensions d’interdépendances stratégiques, il doit aussi se penser politiquement. Éliminer de son répertoire les formes les plus conflictuelles, siéger dans des

commissions officielles et trouver des compromis conduisent-ils fatalement à la compromission et à la domestication ? C’est là la suggestion critique de Piven et Cloward (1977) à propos des « mouvements de pauvres gens ». Pour eux, structurer une organisation menace de ligoter les énergies révoltées dans une camisole de bienséances et de formalismes. À l’inverse, l’école de la mobilisation des ressources a pu montrer combien l’existence d’une organisation assez centralisée, capable de prévenir scissions et dissidences, était corrélée tant à la reconnaissance d’un mouvement social qu’à ses succès. La défaite des féministes américaines sur l’Equal Rights Amendment illustre ainsi l’efficacité de la force de frappe des forces conservatrices mobilisées et organisées parfois de façon quasi militaire. gains qui durent, structurent autrement l’espace de coopération-conflit, et non des changements cosmétiques dont le dessein est de démobiliser (que vaut une hausse de salaire de 15 % quand l’inflation dépasse 6 % l’an comme à la fin des années 1960 ?) ? La radicalité ou la violence de certaines actions sont-elles perçues comme justes, seront-elles « l’étincelle qui met le feu à toute la plaine » ou la casse imbécile qui discrédite un mouvement, donne un alibi à la répression ? Où conduit une spontanéité dans la colère mobilisée qui ne trouve pas de langage pour formaliser ses objectifs, ses raisons d’agir, comme dans l’explosion des banlieues françaises à l’hiver 2005 ?

Trajectoires d’institutionnalisation ou des répulsions entre mouvements, partis, groupes de pression mais aussi administrations publiques. Une trajectoire possible refroidit les mouvements en groupes de pression. La création de mutuelles a souvent été, depuis le XIX e siècle, une entreprise militante, requérant un fort investissement, avant de se professionnaliser, de se trouver de facto intégrée à l’édifice de l’État-providence. On peut identifier une trajectoire comparable dans l’évolution d’une partie du syndicalisme. Un mouvement social qui réussit est souvent confronté au dilemme de devenir l’un des gestionnaires de sa cause, aux rendements et périls d’une captation dans la force de gravitation des institutions publiques. La fréquence de ces situations ne doit pas rendre insensible à ce qu’il faut sans doute moins tenir pour une trajectoire inverse qu’une tactique propre à

produire des effets de brouillage entre catégories d’analyse. Un nombre croissant de groupes de pression, parfois aidés par des consultants spécialisés, emprunte aux répertoires d’action des mouvements sociaux (Walker, 2014). Il s’agit alors de faire émerger en ligne des organisations de la « société civile », voire de canaliser des mécontentements pour organiser des manifestations dont la logistique peut être financée par une firme agrochimique. Répertoires et mises en scène d’une mobilisation masquent alors un lobbying classique dans son principe. féministes vers des fonctions dans les administrations fédérales des ÉtatsUnis. Elles y joueront un rôle d’amortisseur du lawyers et d’un essoufflement du féminisme militant vont pousser une série de juristes backlash antiféministe des années Reagan et de force de relance des mobilisations féministes, construisant les positions oxymoriques d’activistes d’État, de militantes des politiques publiques du genre. Une autre trajectoire, illustrée par la social-démocratie au siècle dernier, puis par les partis « verts », fait parrainer ou créer des partis par des mouvements sociaux. La palette des relations mouvements-partis est d’ailleurs remarquablement complexe. Elle peut consister en un entrisme partisan en mineur pour surveiller un mouvement social perçu comme pouvant à la fois être une menace ou un appui. Elle dépend aussi du poids – en régression dans le modèle du parti-cartel – de ce qu’on nomme le « party in the street », part des adhérents toujours actifs et connectés aux mobilisations sociales qui peuvent faire « remonter » des problèmes émergents, recruter des gens de terrain. Elle prend la forme de la présence de militants d’un mouvement (féministes états-uniennes au Parti démocrate) dans un parti considéré moins comme politiquement séduisant que comme offrant l’opportunité d’influencer des politiques publiques. Lucardie (2000) suggère une distinction intéressante au sein des processus de glissement de tout ou partie d’un mouvement social en parti. Il oppose des « prolocuteurs » qui expriment les attentes et revendications d’un groupe marginalisé par l’état du champ politique (mouvement Poujade dans la France des années 1950, syndicat agricole Samoobrona dans la Pologne des années 2000) aux « prophètes » qui portent un problème public inédit, comme le firent les écologistes. allers et retours du mouvement Samoobrona en Pologne du statut de syndicat mobilisateur à celui de parti. Il faudrait, en second lieu, explorer en quoi les évolutions et les connexions des mouvements sociaux à des partis,

à l’exercice de pouvoirs politiques, modifient l’économie des rétributions du militantisme, celle des carrières. Cela suppose de ne pas succomber à une vision « carriériste » de la carrière. Ce qui peut recomposer la carte des arrivismes et des ascensions sociales peut aussi être générateur de multiples malaises liés au déclassement par le haut, à la peur de trahir, à la stigmatisation comme parvenu ou indécrottable plébéien. C’est donc suggérer que, glissant d’une analyse des trajectoires des mouvements à celles, individuelles, de leurs acteurs, la question de la transférabilité, de la plasticité des dispositions issues du militantisme mérite réflexion. Les habitus ne s’institutionnalisent pas comme les mouvements, toutes les trajectoires militantes ne s’accommodent pas de tous les changements de poste ou de ligne (Vallochi, 2012). Le cas des dissidents tchécoslovaques, devenant pour beaucoup déphasés ou dégoûtés quand il faut passer d’une résistance intellectuelle et périlleuse aux jeux ordinaires de la politique électorale et d’appareil, en est un cas d’école (Hadjisky dans Fillieule et Neveu, 2019).

Bibliographie BANASZAK Lee Ann, The Women’s Movement Inside and Outside the State, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. FILLIEULE Olivier et NEVEU Érik (eds), Activists Forever ? Long-term Impacts of Political Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2019. GOLDSTONE Jack A. (ed.), States, Parties and Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. HENRY Emmanuel, Amiante. Un scandale improbable, Rennes, PUR, 2007. JAFFEE Daniel, « Weak Coffee : Certification and Co-Optation in the Fair Trade Movement », Social Problems, 59 (1), 2012, p. 94-116. LAURENS Sylvain, Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Marseille, Agone, 2015. LUCARDIE Paul, « Prophets, Purifyers and Prolocutors », Party Politics, 6 (2), 2000, p. 175185. PIVEN Frances Fox et CLOWARD Richard, Poor People’s Movements, New York (N. Y.), Vintage, 1977. RAY Raka, Fields of Protest : Women’s Movements in India, New Dehli, Zubaan Books, 2000. VALLOCHI Stephen, « Activism as a Career, Calling and Way of Life », Journal of Contemporary Ethnography, 42 (2), 2012, p. 169-200.

WALKER Edward T., Grassroots for Hire : Public Affairs Consultants in American Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2014.

Érik Neveu Voir aussi Carrière militante · Cause lawyering · Groupes d’intérêt(s) · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Répertoire d’action · Spontanéisme · Syndicalisme

Insurrections, émeutes De l’Antiquité au siècle des Lumières, insurrections populaires et émeutes sont longtemps apparues comme la rançon de la faiblesse de caractère d’un peuple-enfant instable et influençable. Aux premiers temps de l’industrialisation et des conquêtes démocratiques, de 1770 à 1850 environ, elles ont connu non seulement une recrudescence mais aussi un changement progressif de leurs objets et de leurs motivations. Avec l’avènement de la société industrielle et de la démocratie moderne, celle-ci étant un système de régulation pacifique des conflits, elles sont sans doute passées du registre des modes d’expression ordinaires de la protestation à celui de l’exceptionnel, au point que leur résurgence éventuelle est un signe de dysfonctionnement des modes de régulation caractéristiques de nos sociétés.

Définir ces poussées de violence D’une certaine manière, il s’agit des actes de violence qui dépassent les conflits privés et la petite délinquance pour mettre en cause l’autorité ellemême. L’État moderne, comme monopole de la violence légitime, n’a pas manqué de s’attacher à cerner ces phénomènes, dès le tournant absolutiste du XVII e siècle (Jouhaud, 1990). Le lexique, encore assez flottant, intègre déjà une gradation entre « murmure », « tumulte », « émeute », « sédition », une hiérarchisation fondée sur la gravité de la menace, sur l’extension géographique et la durée du mouvement. La dénomination choisie dépend aussi de l’issue : une « insurrection » qui a réussi comme celle de juillet 1789 ou plus tard d’octobre 1917 ne devient-elle pas une « révolution » (Lucas, 1988) ?

aux doctrines inspirées par Hippolyte Taine, Gabriel Tarde ou Gustave Le Bon, qui inviteront à appréhender la foule en révolte en termes d’imitation et d’affects, jusqu’à faire d’elle une figure du féminin subjuguée par le leader mâle. Pour le deuxième point, il faut observer que les pratiques répressives ont puisé à plusieurs sources, par exemple, la police des marchés ou celle des attroupements. Déjà préoccupant pour la police des Lumières, l’attroupement est devenu une obsession des forces de l’ordre du XIX e siècle, parce qu’elles le supposaient porteur d’un danger de dégénérescence plus profond, d’où de nombreuses lois sur les attroupements (1791, 1831, 1834) visant en quelque sorte à tuer le vers dans le fruit et à bien le distinguer des rixes privées. En 1831, avec le virage conservateur du régime orléaniste, l’attroupement est dit « séditieux » dès lors qu’il dépasse trois personnes et surtout qu’il n’obéit pas aux sommations de la police. Les marches et les cortèges du XIX e siècle, du mouvement chartiste anglais jusqu’aux célébrations initiales du 1 er Mai, auront bien des difficultés pour se faire admettre comme compatibles avec l’ordre public.

Les insurrections et les émeutes contemporaines se limite parfois, en apparence, à des règlements de comptes intercommunautaires (ainsi les émeutes raciales britanniques ou américaines, ou les affrontements entre bandes ethniques ou de quartier). Mais, le plus souvent, elle vise le pouvoir (les pouvoirs publics), dans ses abus ou ses dysfonctionnements réels ou supposés, qui deviennent alors (grossis qu’ils peuvent être par l’émotion ou la rumeur) les symboles de l’aliénation subie : services et transports publics, harcèlement policier, violences des forces de l’ordre, verdicts judiciaires jugés trop cléments. On aurait tort d’en conclure, pour autant, qu’il s’agit là seulement d’infra ou de protopolitique. Au XX e siècle, la disproportion entre les moyens techniques de la répression et ceux dont disposent les émeutiers est devenue très défavorable à une confrontation directe. Mis à part les cas d’authentiques guérillas urbaines ou rurales, où de petits groupes ont recours à la surprise et au harcèlement, la violence de rue est a priori non armée – tout en ayant recours à des déprédations via des jets de pierres et d’objets incendiaires qui leur permettent de contester le contrôle du terrain aux forces de l’ordre. La

réponse de celles-ci est supposée être modérée et éviter que l’on décompte des victimes, d’où la rareté des tirs à balles réelles et la préférence donnée, pour disperser l’émeute, à des techniques telles que l’utilisation de gaz lacrymogènes, de canons à eau, de charges et de matraquages. Depuis 1968, de l’Italie des années de plomb jusqu’aux ghettos américains en passant par les territoires palestiniens occupés, le répertoire des émeutes urbaines est au fond très homogène, au point qu’on peut parler parfois de confrontations ritualisées. Dès lors, le caractère insurrectionnel d’un mouvement ne peut plus se définir qu’en référence au discours tenu par les acteurs eux-mêmes, à travers l’interprétation de ses dynamiques et de ses motifs.

L’apport de la sociologie historique politique était fragile et facilement soumis aux soubresauts de la rue. Implication politique et participation des citoyens s’y intensifiaient, alors même que les institutions (régime représentatif, droit de suffrage) n’évoluaient que trop lentement, et que l’État tardait à s’imposer comme instance suprême face aux différents groupes d’intérêts, pouvoirs périphériques ou autorités communautaires. D’où l’instabilité, renforcée par le jeu des groupes nouvellement mobilisés, poursuivant leurs propres intérêts et négligeant ou minorant des instances de médiation (partis, assemblées, syndicats) parfois elles-mêmes embryonnaires (Traugott, 1994). D’autres théories (« économie morale », « culture de rétribution ») mettent davantage l’accent sur le discours des émeutes : elles ne sont pas les réactions spasmodiques de gens réduits à la misère, au désespoir ou à la « galère », mais une façon de rappel à l’ordre adressé aux autorités, afin qu’elles restaurent les communautés dans leurs droits traditionnels qui ont été frustrés ou bafoués, ou simplement dans leur dignité (Thompson, 1971 ; Beik, 1997). Cette grille d’analyse aurait probablement beaucoup d’atouts pour décrypter les soulèvements de minorités opprimées ou dénigrées, des émeutes raciales des États-Unis des années 1960 jusqu’aux violences des banlieues françaises de l’automne 2005.XXI e siècle, qui a vu l’avènement d’un répertoire contestataire caractéristique des conflits d’une société devenue industrielle et démocratique (et non plus agraire et hiérarchique) (Tilly, 1986). En fonction du rythme, des ratés et des imperfections du processus de démocratisation, rébellions et révoltes peuvent intervenir

comme des phases ou des épreuves d’ajustement : la sociologie de la modernisation a ainsi souligné que dans les sociétés connaissant de profonds et rapides bouleversements de structures (le Tiers Monde de l’industrialisation à marche forcée des années 1950 et 1960 répondant à l’Europe de la première révolution industrielle), l’ordre

Bibliographie BEIK William, Urban Protest in Seventeenth-Century France : The Culture of Retribution, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. BERCÉ Yves-Marie, Fête et révolte. Des mentalités populaires du XVI e au XVIII e siècle, Paris, Hachette, 1976. BOURGUINAT Nicolas, Les Grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIX e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 2002. GOULD Roger V., Insurgent Identities. Class, Community, and Protest in Paris from 1848 to the Commune, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1995. JOUHAUD Christian, « Révoltes et contestations d’Ancien Régime », dans André Burguière et Jacques Revel (dir.), Histoire de la France, tome 3, L’État et les conflits, Paris, Seuil, 1990, p. 31. LAGRANGE Hugues et OBERTI Marco (dir.), Émeutes urbaines et protestations, Paris, Presses de Sciences Po, 2007. LEFEBVRE Georges, « Les foules révolutionnaires », Revue de synthèse, 1934, dans Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, Armand Colin, 1988. LUCAS Colin, « The Crowd and Politics », dans Colin Lucas (ed.), The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture, tome 2, New York (N. Y.), Pergamon Press, 1988. NICOLAS Jean, La Rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale, 1661-1789, Paris, Seuil, 2001. THOMPSON Edward P., « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIII e siècle », dans Guy-Robert Ikni et Florence Gauthier (dir.), La Guerre du blé au XVIII e siècle. La critique populaire contre le libéralisme économique, Montreuil, Éditions de la Passion, 1990, p. 31-92 (texte paru à l’origine dans Past and Present, 50, 1971, p. 76-136). TILLY Charles, La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. TRAUGOTT Mark (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1994.

Nicolas Bourguinat

Voir aussi Comportement collectif · Conjonctures fluides · Cycle de mobilisation · Économie morale · Manifestation · Répertoire d’action · Révolutions (sociologie des)

Intellectuel spécifique faveur des conditions d’existence des immigrés, des internés psychiatriques, des détenus, etc. Dans ce contexte naissent, au début des années 1970, à l’initiative conjointe des intellectuels et d’autres acteurs (militants d’extrême gauche, professionnels de différents secteurs d’intervention sociale), plusieurs groupes visant à intervenir « à la marge » : Groupe d’information sur les prisons (GIP), Secours rouge, Groupe information santé, Groupe information asiles (Reynaud, 1981). La notion d’« intellectuel spécifique » cherche à tirer les conséquences en termes d’engagement intellectuel de ces expériences de mobilisation et, du même coup, à proposer une redéfinition du rôle et du statut de l’intellectuel dans les mouvements sociaux.

Une nouvelle figure de l’intellectuel engagé faisait à partir de deux choses : sa position d’intellectuel dans la société bourgeoise [...], son propre discours en tant qu’il révélait une certaine vérité [...]. Or, ce que les intellectuels ont découvert depuis la poussée récente, c’est que les masses n’ont pas besoin d’eux pour savoir ; elles savent parfaitement, clairement, beaucoup mieux qu’eux ; et elles le disent fort bien [...]. Ceux qui agissent et qui luttent ont cessé d’être représentés, fût-ce par un parti, un syndicat qui s’arrogerait à leur tour le droit d’être leur conscience » (Foucault, 1994, tome 2, p. 307). L’intellectuel tente alors, non pas d’initier une « “prise de conscience” (il y a longtemps que la conscience comme savoir est acquise par les masses) », mais lutte « pour la sape et la prise du pouvoir, à côté, avec, tous ceux qui luttent pour elles, et non en retrait pour les éclairer » (Foucault, 1994, tome 2, p. 308). C’est donc la fonction de représentation de

l’intellectuel qui est directement mise en cause. Si l’intellectuel ne peut plus occuper une position surplombante ni se revendiquer d’un savoir « totalisant », il doit toujours apporter dans la mobilisation ses compétences cognitives propres. Pour autant, celles-ci ne peuvent être utilisées que de manière « partielle » et « locale » : « la théorie n’exprimera pas, ne traduira pas, n’appliquera pas une pratique, elle est une pratique. Mais locale et régionale : non totalisatrice » (ibid.). Le domaine de savoir de l’intellectuel est nécessairement circonscrit : comme le proclame Foucault, « je me refuse à prendre position ou à émettre des idées générales sur des domaines auxquels je ne suis pas lié » (ibid., p. 776). La relocalisation de l’intervention intellectuelle n’est pas seulement spatiale, elle est aussi temporelle : « l’intellectuel “spécifique”, au contraire de l’intellectuel “organique”, ne s’engage pas à titre permanent et une fois pour toutes ; mais au coup par coup, en fonction des rapports de force et des circonstances, dans une quête incessante, toujours recommencée, de la vérité » (Gros, 1994, p. 85).

Porter la cause des groupes marginaux Cette « localisation radicale de l’activité critique » (Walzer, 1996, p. 243) de l’intellectuel s’applique tout particulièrement aux mobilisations de groupes « marginaux » : plus encore que celle de la classe ouvrière traditionnelle, la parole de la « marge » est étouffée. Le projet du GIP est paradigmatique de cette tentative de redéfinition du rôle de l’intellectuel : quelle parole plus étouffée, plus physiquement refoulée et circonscrite, que celle du détenu ? Le GIP s’assigne justement comme tâche de surmonter cette barrière et de mettre au jour la parole des détenus. Cette valorisation de la parole propre des « marginaux » amorcée par les intellectuels et relayée par l’extrême gauche donne alors lieu à l’élaboration de formes d’intervention, notamment la pratique de l’enquête (également valorisée par les organisations maoïstes durant cette période). Les « enquêtes intolérance » sont restituées sous une forme qui exprime en filigrane la position en retrait de l’intellectuel « spécifique » : les textes écrits par les militants du GIP restent délibérément neutres et factuels, et la place essentielle est occupée par des « textes parvenus de l’intérieur de la prison » (GIP, 1972, p. 28), donc rédigés par les détenus eux-mêmes. La réalisation

des enquêtes fournit, par ailleurs, l’occasion d’un élargissement de la catégorie même d’« intellectuel », suivant en cela la caractérisation de l’intellectuel spécifique, qui doit « se lier aux personnes qui sont concernées par le sujet qui l’intéresse » (Foucault, 1994, tome 2, p. 776) : détenus, magistrats, médecins, avocats, etc. Cette intervention critique de professionnels de tel ou tel secteur lié à la gestion de la marginalité constitue l’une des caractéristiques essentielles des différents groupements fondés au cours des années 1970, à la suite du GIP, et dont l’objectif est de porter la cause des groupes marginaux. Psychiatres, médecins, juristes, travailleurs sociaux, magistrats et de nombreux travailleurs intellectuels radicalisés, formant une gauche institutionnelle, participeront à cette entreprise.

Le renouveau de l’engagement intellectuel durant les années 1990 Deux décennies plus tard, on retrouve le terme d’intellectuel spécifique sous la plume de Pierre Bourdieu (2001). Au-delà de l’hommage à Foucault, l’usage de ce terme dans un contexte différent constitue l’un des signes de renouveau de l’engagement intellectuel durant les années 1990. Ce renouveau se manifeste de façons diverses : engagement d’intellectuels aux côtés du mouvement des « sans » et du mouvement altermondialiste, épisodes pétitionnaires de décembre 1995 (conflit dans le secteur public) et de février 1997 (lois Debré), etc. Ces nouvelles interventions intellectuelles s’opèrent selon un certain nombre de modalités : refus d’une posture « surplombante » de l’intellectuel, volonté de circonscrire son rôle à un « soutien cognitif » aux mobilisations, valorisation de l’expertise produite par les « simples » militants (les organisations de lutte contre le sida, et spécifiquement Act Up, semblent avoir joué un rôle précurseur en favorisant une intense production d’expertise « militante » en leur sein) et par les professionnels du secteur considéré. Ces organisations retrouvent dans leur pratique les caractéristiques de la figure dégagée par Foucault. Il est d’ailleurs symptomatique que, tant dans le champ intellectuel que dans le champ militant, les références à cet auteur se multiplient durant la décennie 1990

(Noiriel, 2003 – voir aussi la revue Vacarme). La notion d’intellectuel spécifique a donc une postérité au-delà de son contexte particulier d’énonciation. Elle appelle à une conception renouvelée de l’engagement de l’intellectuel dans les mobilisations, en rupture avec la conception surplombante et universaliste qui prévalait auparavant, même si cette volonté de rupture n’est pas exempte de contradictions. Pour ne prendre qu’un exemple, l’engagement actif de Bourdieu aux côtés de différents mouvements sociaux a donné lieu à des controverses (médiatiques, mais aussi internes aux organisations considérées) autour d’un risque de « personnalisation » excessive de la mobilisation, alors même que la définition de l’engagement intellectuel avancée par Bourdieu visait à contrer ce processus. Il reste à évaluer ce que le développement considérable, sous l’effet du numérique, de lieux de production et de canaux de circulation du savoir (et donc des batailles d’expertise dans lesquelles sont engagés les mouvements sociaux), « fait », sociologiquement parlant, à la figure de l’intellectuel spécifique : la démultiplie-t-il ? Pour reprendre une autre catégorie forgée par Bourdieu, demandons-nous si cette mutation numérique profonde de l’espace public peut amener à la constitution, au moins temporaire, d’« intellectuels collectifs » mobilisés.

Bibliographie ARTIÈRES Philippe, « 1972 : naissance de l’intellectuel spécifique », Plein droit, 53-54, 2002, p. 37-38. BOURDIEU Pierre, « Pour un savoir engagé », repris dans Contre-feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 33-41. CHARLE Christophe, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit, 1990. FOUCAULT Michel, Dits et écrits, tomes 2 et 3, Paris, Gallimard, 1994. GIP, Enquête dans une prison modèle : Fleury-Mérogis, Paris, Champ libre, 1972. GROS Frédéric, « L’intellectuel selon Foucault », La pensée, 299, 1994, p. 79-86. NOIRIEL Gérard, Penser avec, penser contre : itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003. REYNAUD Emmanuelle, « Le militantisme moral », dans Henri Mendras (dir.), La Sagesse et le désordre. France 1980, Paris, Gallimard, 1981, p. 269-284. WALZER Michael, La Critique sociale au XX e siècle, Paris, Métailié, 1996.

Daniel Mouchard Voir aussi Expertise · Nouveaux mouvements sociaux

Intersectionnalité et mouvements sociaux La notion d’intersectionnalité est forgée en 1989 par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw pour penser ensemble les différentes formes de discrimination – liées au genre, à la race et à la classe – qui structurent les vécus des femmes racisées victimes de violence conjugale aux États-Unis (Crenshaw, 1991). Ces vécus sont alors non considérés par le droit, oubliés des politiques publiques et invisibilisés dans les revendications portées par les dirigeants des mouvements d’émancipation de l’époque. La notion d’intersectionnalité formulée par Crenshaw s’inscrit dans le prolongement d’écrits de militantes et théoriciennes du Black Feminism – dont Angela Davis, bell hooks ou les membres du Combahee River Collective – qui problématisent dès les années 1970 la question de la simultanéité de différents systèmes d’oppression (de race, de genre, de sexualité, de classe), et l’impossibilité de les hiérarchiser. Importée dans les sciences sociales, cette notion invite à rendre compte de la variété des interactions entre les rapports sociaux de sexe, de classe et de race, et à analyser la manière dont ces interactions façonnent le vécu et les expériences de différentes catégories de la population. Plus spécifiquement, réfléchir en termes d’intersectionnalité pour penser les mobilisations collectives permet notamment d’appréhender les conflits et les rapports de domination au sein des mouvements sociaux de même que les enjeux stratégiques et identitaires des collectifs qui mobilisent les répertoires de l’intersectionnalité.

Retour sur l’histoire (politique) du concept

suffragistes au XIX e siècle aux États-Unis – qui tentent respectivement d’étendre le droit de vote aux Noirs et aux femmes (entendues comme blanches) – qui vont constituer un terreau fertile pour les premières réflexions en termes d’articulation des rapports sociaux. Durant les années 1970, les Black Feminists se battent pour que l’expérience des femmes afro-américaines ne soit plus marginalisée, à la fois au sein des mouvements féministes blancs et dans les mobilisations du Black Power Movement aux États-Unis. Leurs écrits – et notamment l’ouvrage Women, Race, and Class d’Angela Davis paru en 1981– posent ainsi précocement la question de l’existence de rapports de domination au sein même des mouvements sociaux (ou, ici, du racisme au sein du mouvement féministe et du sexisme au sein du mouvement de libération noir). En mettant en lumière l’hétérogénéité des réalités que recouvre la catégorie « femmes » – dont la cause est alors majoritairement représentée par des femmes blanches de la classe moyenne –, le Black Feminism souhaite faire émerger de nouveaux sujets politiques qui rendent compte des conditions particulières et des revendications spécifiques de femmes qui font quotidiennement l’expérience, et de façon imbriquée, du racisme, du sexisme et/ou de la pauvreté. De l’autre côté de l’Atlantique, à la fin des années 1970, des femmes noires, africaines et antillaises fondent la « Coordination des femmes Noires » au sein du MLF, notamment pour mettre en exergue leurs vécus « en tant que femmes et en tant que Noires ». Parallèlement, les féministes matérialistes problématisent la question de l’imbrication des rapports de domination au sein des mouvements d’obédience marxiste. La question des ouvrières en France – dont les expériences ne recoupent ni celles des femmes issues des classes bourgeoises, ni celles des ouvriers (principalement représentés par des hommes) – conduit Danièle Kergoat (2009) à étudier la façon dont rapports sociaux de sexe et de classe se renforcent mutuellement et sont ainsi « co-extensifs » et « consubstantiels ». étatsunien. Les questionnements des Blacks Feminists et des féministes matérialistes peuvent en ce sens être reliés à des stratégies politiques différenciées, relatives aux positionnements des unes et des autres au sein des mouvements de libération dans lesquels elles sont inscrites, ainsi qu’aux rapports de force dont elles font l’expérience. L’origine politique du concept pose alors la question de sa transposabilité dans les sciences sociales et des usages qui peuvent en être faits.

Définitions et usages d’une notion mobilisée dans différents espaces Il existe différentes manières – distinctes mais non mutuellement exclusives – d’appréhender l’intersectionnalité dans les sciences sociales en général, et dans la sociologie des mouvements sociaux en particulier. L’une d’elles consiste à adopter une conception structurelle de l’intersectionnalité ou, autrement dit, à se pencher sur ses logiques sociales. En ce cas, il s’agit de penser les interactions qui existent structurellement entre différents rapports sociaux, les formes que peut prendre empiriquement l’imbrication du genre, de la classe et/ou de la race et leurs influences sur le vécu des individus. Une autre façon consiste à en adopter une perspective politique. L’intersectionnalité renvoie en ce sens aux dilemmes stratégiques et identitaires de certains individus aux prises avec des formes combinées de domination, qui les conduisent à devoir cliver leur énergie politique entre des groupes aux objectifs parfois contradictoires (Crenshaw, 1991). favorisées d’un groupe voyaient leurs intérêts et besoins peu ou pas représentés, au profit des membres se situant au croisement de catégories sociales plus privilégiées. Plus récemment, et à mesure que l’intersectionnalité est devenue une catégorie émique, la focale s’est déplacée sur la manière dont les groupes qui se mobilisent se saisissent des problématiques liées à l’intersectionnalité pour penser, organiser ou réformer leurs pratiques quotidiennes. Éléonore Lépinard et Marie Laperrière (2016) ont, à cet égard, montré tout l’intérêt qu’il y avait à étudier la façon dont l’intersectionnalité devenait « un outil » pour les mouvements sociaux eux-mêmes. D’autres auteurs ont également souligné la pertinence qu’il y avait à prendre pour objet les « performances intersectionnelles » produites par certains groupes dans l’espace contraint et concurrentiel des luttes sociales. En ce sens, adopter une perspective intersectionnelle pour analyser les mouvements sociaux s’avère particulièrement heuristique pour étudier comment des groupes se constituent autour d’identités politiques qui activent différentes catégories (de genre, de race, de classe, de sexualité et/ou d’âge), ainsi que pour étudier les oppositions ou les coalitions entre ces groupes. Une telle perspective permet également de réfléchir aux enjeux que recouvrent les demandes et les agendas politiques émanant des mouvements féministes actuels qui tentent – ou non – d’inclure certaines

minorités (construites comme) intersectionnelles dans leurs projets d’émancipation (Lépinard, 2014).

Des critiques de l’intersectionnalité à celles de ses (més)usages La diffusion de la notion d’intersectionnalité et son appropriation dans différents espaces nationaux – politiques et académiques – l’ont soumise à des usages divers. Conjointement, de nombreuses critiques ont été formulées tant envers la notion qu’envers la manière dont elle avait pu être mobilisée. Une partie des critiques formulées à l’égard de l’intersectionnalité renvoie à son importation dans les sciences sociales, et aux problèmes que cela peut poser. Selon Danièle Kergoat, cette notion, en s’intéressant originellement aux positions occupées par des actrices se situant « à l’intersection de différentes catégories », reviendrait à figer ces mêmes catégories, à les naturaliser, quand bien même « il n’y a pas de “positions” ou, plus exactement, celles-ci ne sont pas fixes mais en perpétuelle évolution, renégociation, enchâssées qu’elles sont dans des rapports dynamiques » (Kergoat, 2009, p. 117). Ces critiques peuvent toutefois se voir atténuées si l’on s’intéresse davantage aux mécanismes sociaux par lesquels certains individus sont construits comme plus « intersectionnels » que d’autres, et si l’on pense aux contraintes objectives que ces cadrages indigènes représentent au quotidien pour les acteurs et actrices concernés (Chauvin et Jaunait, 2015). Plus récemment, certains ont formulé une autre critique : l’éventuelle dépolitisation de l’intersectionnalité – sa déconnexion par rapport à son ancrage initial dans les mouvements sociaux – au fur et à mesure de ses multiples usages, notamment dans le champ académique européen. Sirma Bilge (2015) met ainsi en lumière une propension à la mise à l’écart des premières théoriciennes racisées et, dans le même temps, une tendance à l’occultation des questions liées à la race, pourtant centrales dans les théorisations initiales de l’intersectionnalité.

Bibliographie BILGE Sirma, « Plaidoyer pour une intersectionnalité critique non blanchie », dans Farinaz Fassa, Éléonore Lépinard et Marta Roca i Escoda (dir.), L’Intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques, Paris, La Dispute, 2015, p. 75-101. CHAUVIN Sébastien et JAUNAIT Alexandre, « L’intersectionnalité contre l’intersection », Raisons politiques, 2 (58), 2015, p. 55-74. CRENSHAW Kimberlé, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Law Review, 43 (6), 1991, p. 1241-1299. DAVIS Angela, Women, Race, and Class, New York (N. Y.), Vintage Books, 1981. KERGOAT Danièle, « Dynamique et consubstantialité des rapports sociaux », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009, p. 111-125. Movements : Strategies of Inclusion and Representation in the Québécois Women’s Movement », Politics, 36 (4), 2016, p. 374-382. LÉPINARD Éléonore, « Impossible Intersectionality ? French Feminists and the Struggle for Inclusion », Politics & Gender, 10 (1), 2014, p. 124-130. MOHANTY Chandra Talpade, Feminism without Borders : Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, Durham (N. C.), Duke University Press, 2003.

Agnès Aubry Voir aussi Genre et militantisme · Identité collective · Nouveaux mouvements sociaux · Réussite et échec des mouvements sociaux · Travail militant

Intervention sociologique L’intervention sociologique se présente comme une innovation méthodologique relativement récente. C’est une méthode conçue pour être adaptée au type de sociologie de l’action initié par Alain Touraine (dans La Voix et le Regard en 1978) et développé ensuite au sein du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) qu’il a dirigé de sa création en 1981 à 1993. Cette sociologie de l’action, amorcée durant les années 1960 sur le terrain de la condition ouvrière, s’est cristallisée à la fin des années 1970 dans une sociologie des mouvements sociaux, pour ensuite s’élargir vers la fin des années 1980 à d’autres domaines.

L’étude de l’action collective à partir d’une méthode expérimentale une expérience commune (aujourd’hui) à partir de plusieurs groupes d’acteurs sociaux participant au phénomène étudié. Ces groupes vont alors se réunir durant toute une série de séances de travail sous la houlette de chercheurs. Dans le cas de la sociologie des mouvements sociaux, les groupes ainsi constitués par les sociologues sont appréhendés comme « figurant » la lutte étudiée. Trois types de séances peuvent être schématiquement distingués : les séances durant lesquelles les membres des groupes débattent entre eux, dans une logique d’« auto-analyse » ; les séances au cours desquelles les groupes reçoivent des « interlocuteurs » (par exemple, « adversaires » ou « alliés ») ; les séances pendant lesquelles les sociologues proposent aux groupes les hypothèses tirées de l’analyse des matériaux recueillis précédemment ; ces séances ont, dans un premier temps, été caractérisées par l’expression forte de « conversion » (Touraine,

1993, p. 219), qui donne au chercheur un rôle maïeutique visant à « accoucher le groupe du mouvement qu’il porte en lui » (ibid., p. 250). On a donc affaire à une méthode fondée sur l’interaction entre l’autoanalyse des groupes d’acteurs et l’intervention de sociologues guidés par des hypothèses théoriques. Quand la méthode de l’intervention sociologique a quitté le terrain des mouvements sociaux, la notion de « conversion », avec ses connotations religieuses, a progressivement été abandonnée. 230-231). Par exemple, dans l’enquête sur le mouvement ouvrier, Jeanine, militante communiste, ouvrière spécialisée dans l’industrie chimique, qui « résiste » à l’hypothèse tourainienne du « déclin de la conscience ouvrière », quitte le groupe, pour ensuite être traitée de « dogmatique » et de « purement idéologique » par les auteurs (Touraine ibid., p. 203-204 et et al., 1984, p. 277-278).

Impensés de la méthode Un des principaux points aveugles de cette méthode concerne la question de la généralisation. Quel statut peut-on donner aux matériaux discursifs recueillis lors des séances de travail avec les acteurs ? Pour Touraine et son équipe, ils tendent à permettre un accès direct à la signification générale d’une expérience historique. Ce faisant, ils oublient deux choses au moins : 1) que le conducteur de généralisation risque de moins résider dans les paroles recueillies que dans les hypothèses préalables des chercheurs ; c’est particulièrement net dans le cas de la « résistance » de Jeanine au thème tourainien du « déclin du mouvement ouvrier » ; et 2) qu’un matériau discursif produit dans de telles conditions artificielles ne doit pas être considéré comme incarnant automatiquement le cœur d’une expérience sociale, dans ses différences mêmes avec les discours prélevés dans les cours d’action comme avec les dimensions non discursives de l’action. Les matériaux tourainiens renvoient à une connaissance discursive et réflexive qui ne constitue qu’une partie des modalités quotidiennes de l’expérience des acteurs. Dubet (1994, p. 243) a, par la suite, pris conscience de ce problème, en associant la méthode aux situations de justification publique analysées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991). Ce qui signifierait qu’il faudrait revoir à la baisse la portée dont Touraine a doté ces matériaux d’enquête. Il faudrait davantage localiser ce que peuvent nous dire ces

données des réalités sociales observables, en ce qu’elles n’activent, et donc n’éclairent, que certaines régions spécifiques de l’expérience sociale (pour une évaluation critique systématique, voir Camus et al., 1993). L’intervention sociologique a d’abord été l’outil méthodologique principal de la sociologie tourainienne des mouvements sociaux. Ce qui n’a pas été sans effet sur sa structuration même. Touraine est parti de l’hypothèse suivante : « Nous vivons le passage de la société industrielle à la société programmée, donc le déclin d’un certain type de rapports et de conflits de classes et la naissance d’une nouvelle génération des mouvements sociaux » (1993, p. 21). Il s’agissait alors pour les sociologues de produire une connaissance des luttes collectives qui « annoncent ce que sera l’histoire sociale de demain » (ibid., p. 44). Cette orientation a été mise en œuvre sur des terrains empiriques divers à la fin des années 1970 et au début des années 1980 : mouvements étudiant, antinucléaire, régionaliste et ouvrier, notamment. L’usage de la méthode a ensuite été étendu bien audelà de la question des mouvements sociaux : par exemple, l’expérience sociale de « la galère » chez les jeunes des quartiers populaires (Dubet, 1987).

Outil méthodologique et évolutionnisme, critiques, usages et déplacements elle, des types de sociétés caractérisées par un conflit central se succéderaient les uns aux autres (à la manière des modes de production dans des lectures « marxistes » schématisant Marx). Au départ, la méthode de l’intervention sociologique a fortement été intriquée à ce dispositif théorique évolutionniste, en s’efforçant de « faire apparaître sur les terrains les plus divers le nouveau mouvement social qui jouera demain le rôle central que le mouvement ouvrier a occupé dans la société industrielle » (Touraine, 1993, p. 21). Ce faisant, elle était justiciable des critiques de l’évolutionnisme. Michel Foucault a, par exemple, mis en cause la tentation de « recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin réduite du temps » (Foucault, 2001 [1971], p. 1014), ne laissant pas de place à « l’aléa singulier de l’événement » (ibid., p. 1016). Il a proposé, à l’inverse, de « déployer les dispersions et les différences »

(ibid., p. 1017). L’évolutionnisme rabattrait l’histoire des sociétés humaines sur une double vue associée : 1) une vue unidirectionnelle, l’histoire se déplaçant principalement dans une seule direction ; et 2) une vue unidimensionnelle, toutes les sphères d’activité étant embarquées dans la même « évolution ». l’idée même de sujet historique » (Dubet, 1994, p. 259). Il a ainsi participé, avec d’autres, à une sorte de sécularisation de l’intervention sociologique vis-à-vis de la philosophie tourainienne de l’histoire qui lui a donné naissance.et al., 1996). Elle aurait exprimé, selon lui, une contestation surtout régressive (« un ton populiste », « des défenses corporatives », « l’immobilité française déguisée en mouvement », etc.), en contradiction avec sa conception des mouvements sociaux porteurs d’avenir. Touraine a donc eu des difficultés à prendre de la distance avec ses propres prophéties, en tendant à déformer le réel observé sous l’effet de jugements de valeur calés sur ces prophéties. Ce n’est toutefois pas le cas de tous ses anciens collaborateurs. Par exemple, Dubet a appelé, dès les années 1990, à « faire son deuil de Reste à saluer chez Alain Touraine une capacité d’invention dans l’ordre des méthodes d’enquête, relativement rare en sciences sociales, même s’il n’a guère stimulé une nécessaire réflexivité quant à la portée de son innovation méthodologique, permettant d’en mieux localiser les résultats.

Bibliographie BOLTANSKI Luc et THÉVENOT Laurent, De la justification, Paris, Gallimard, 1991. CADIS, La Méthode de l’intervention sociologique (textes d’Alain Touraine, François Dubet, Zsuzsa Hegedus, Louis Maheu et Michel Wieviorka), présentation de Didier Lapeyronnie, Paris, Atelier d’intervention sociologique/Éditions de l’EHESS, 1982. CAMUS Agnès, CORCUFF Philippe et LAFAYE Claudette, « Entre le local et le national : des cas d’innovation dans les services publics », Revue française des affaires sociales, 47 (3), juillet-septembre 1993, p. 17-47. CORCUFF Philippe, Les Nouvelles Sociologies. Entre le collectif et l’individuel, Paris, Armand Colin, 2011. DUBET François, La Galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987. DUBET François, Sociologie de l’expérience, Paris, Seuil, 1994. FOUCAULT Michel, « Nietzsche, la généalogie et l’histoire » [1971], dans Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, 2001.

TOURAINE Alain, DUBET François et WIEVIORKA Michel, Le Mouvement ouvrier, Paris, Seuil, 1984. TOURAINE Alain, DUBET François, LAPEYRONNIE Didier, KHOSROKHAVAR Farhad et WIEVIORKA Michel, Le Grand Refus. Réflexions sur la grève de décembre 1995, Paris, Fayard, 1996. TOURAINE Alain, La Voix et le Regard. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, Seuil/Livre de Poche, 1993.

Philippe Corcuff Voir aussi Analyse marxiste · Nouveaux mouvements sociaux · Syndicalisme

L

Leaders L’analyse des phénomènes de délégation dans les groupes protestataires se fonde sur un paradoxe. L’existence de porte-paroles est le plus souvent analysée comme une condition indispensable au développement de l’action collective de masse. D’abord, parce que le rôle des leaders est central dans le développement de la protestation. Possédant un fort volume de capital social et symbolique, ce sont eux qui contribuent à recruter des soutiens internes et externes à la communauté, à mobiliser les ressources matérielles indispensables au passage à l’action et à la construction d’organisations et, enfin, à l’innovation tactique et à l’évolution des formes d’action (Nepstad et Bob, 2006). Comme l’a, par exemple, montré Aldon Morris (1984), les porte-paroles de la communauté noire américaine jouèrent ainsi un rôle central dans le développement du mouvement pour les droits civiques : ils intéressèrent à la cause des institutions comme les Églises, fournirent soutiens et ressources, définirent un répertoire d’action (la non-violence) qui façonna durablement la stratégie du mouvement. Ensuite, parce que la fonction de représentation est cruciale pour l’existence même du groupe mobilisé. Pierre Bourdieu a ainsi souligné l’importance du processus d’institution par lequel des représentants peuvent parler au nom d’un collectif et, ce faisant, contribuent à lui donner consistance et cohérence. Contre une vision naturaliste des injustices et des classes, le sociologue analyse ce « mystère du ministère » comme un acte de

« magie sociale » par lequel le groupe existe « par la délégation à un porteparole qui le fera exister en parlant pour lui » (Bourdieu, 2001, p. 320).

Le rôle paradoxal des porte-paroles opération de dépossession politique. « L’aliénation politique trouve son principe dans le fait que des agents isolés ne peuvent se constituer en tant que [...] force capable de se faire entendre dans le champ politique, qu’en se dépossédant au profit d’un appareil : qu’il faut risquer la dépossession politique pour échapper à la dépossession politique » (ibid.). Pas plus que les partis, les mouvements sociaux n’échapperaient à cette « loi d’airain de l’oligarchie » que discernait Roberto Michels (1971) dans les partis sociaux-démocrates allemands du début du XX e siècle. Mobilisant des populations particulièrement démunies, les mouvements sociaux accentueraient même cette tendance. Frances Fox Piven et Richard A. Cloward (1979), dans l’ouvrage classique qu’ils consacrent aux mouvements de pauvres américains, dressent un long réquisitoire contre ce qui constitue, à leurs yeux, les méfaits de l’institutionnalisation : « quand les travailleurs entrent en grève, les organisateurs collectent des cartes d’adhérents ; quand les locataires refusent de payer les loyers et chassent la police, les organisateurs constituent des comités d’immeuble ; quand les gens brûlent et pillent, les organisateurs profitent de ces “moments de folie” pour rédiger des Constitutions » (ibid., p. xxii). Plus intéressés par la construction de l’organisation que par la révolution, plus préoccupés par la préservation de leurs positions que par la transformation de la société, plus proches des cercles des élites dirigeantes avec lesquelles ils négocient que de leurs mandants, les leaders des mouvements sociaux contribueraient donc à inhiber le radicalisme des masses et, ce faisant, à désamorcer leur potentiel révolutionnaire.

Le manque de représentativité des leaders sociaux porte-paroles, reproduisant ainsi au sein des mouvements sociaux les principes de domination qui structurent l’espace social et contre lesquels ces mouvements entendent justement souvent lutter. La surreprésentation écrasante des hommes d’âge mûr, issus des catégories professionnelles

supérieures, dans les associations ou les syndicats montre que l’exercice du leadership repose largement sur ces logiques par lesquelles les plus démunis socialement se voient contraints de s’en remettre à d’autres pour espérer être entendus en politique. Cette critique fataliste de la représentation ne s’est pas développée uniquement dans l’espace universitaire et scientifique. Par de multiples passerelles, les acteurs protestataires eux-mêmes ont fini par s’en saisir pour critiquer et refonder leurs propres formes d’organisation. Les « nouveaux mouvements sociaux », venus durant les années 1970 concurrencer la position dominante des syndicats de salariés sur la scène protestataire, ont en particulier fait du refus de la délégation et de l’organisation pyramidale leur mot d’ordre. Ces protestations qui impliquent les nouvelles classes moyennes à fort capital culturel autour d’enjeux liés à l’identité et à l’autonomie individuelle manifestent une tendance commune à affirmer des principes de pluralité et de tolérance, et à privilégier la démocratie participative ou directe dans leurs modes de fonctionnement. Alberto Melucci (1983) a bien décrit ces formes d’association, « segmentées, réticulaires, polycéphales », dans lesquelles « le leadership n’est pas concentré mais diffus et limité à des objectifs spécifiques » (p. 14). On a, en outre, souligné le parallélisme entre le développement de ces aspirations et l’émergence de nouvelles couches sociales à fort capital culturel qui valorisent justement des objectifs d’autonomie à l’égard des porte-paroles et des modes d’organisation plus souples et moins contraignants. Les coordinations qui fleurissent en France au cours des années 1980 refléteraient ainsi un « rapport limité au collectif » des « nouvelles classes moyennes » et en particulier de certaines professions ayant connu d’importants renouvellements morphologiques (instituteurs, infirmières).

L’émergence de formes horizontales d’organisation valorisant les décisions collectives Si un mouvement se développe incontestablement durant la décennie 1970, il faut cependant en nuancer la nouveauté. Ces tendances, qu’on ne cesse de redécouvrir à chaque nouvelle vague de protestation, ne sont pas inédites. Dès la fin du XIX e siècle, les mouvements anarchistes proposent des formes d’organisation valorisant l’autonomie et la liberté (notamment

les « groupes d’affinités »). Ce retour vers le passé est d’autant plus instructif qu’il invite à nuancer les jugements communs portés sur la démocratie participative et, du coup, à en modifier sensiblement l’analyse. Francesca Polleta (2002), en explorant l’histoire des mouvements sociaux américains, montre que le recours à des formes horizontales d’association, excluant le leadership et valorisant les décisions collectives, est plus fréquent qu’on ne le pense et bien loin d’être une nouveauté contemporaine. Cette histoire suggère surtout que la participation constitue un moyen particulièrement efficient pour former de nouveaux adhérents, les transformer en agents mobilisateurs et susciter de leur part de la fidélité et du dévouement. Ce faisant, elle souligne qu’il est trompeur de croire que la centralisation et la délégation sont des formes naturellement efficaces et fonctionnelles de l’action collective. La participation et l’horizontalité constituent à l’inverse, dans certaines conjonctures, le modèle le plus simple de construction du collectif. L’exemple des protestations altermondialistes, qui rejettent la délégation et recourent aux décisions au consensus, illustre bien cela : la démocratie participative y constitue un moyen de faire coexister pacifiquement des militants aux origines et aux objectifs très diversifiés, et en interdisant la constitution de centres régissant l’ensemble, de prévenir les scissions et de garantir les possibilités d’extension du réseau des militants mobilisés. Dans ce cadre, la démocratie et l’horizontalité ne constituent pas simplement le reflet de dispositions idéologiques, mais aussi des savoir-faire des acteurs qui trouvent dans la participation des solutions pratiques pour surmonter certains obstacles à l’action collective.

Repenser le rôle et la position des différents acteurs – les leaders informels – semble plus investie par les femmes. Celles-ci constituent alors une couche de dirigeants intermédiaires qui jouent un rôle essentiel mais peu visible dans le développement et la pérennisation de la mobilisation. Ce sont elles qui, à travers les réseaux interpersonnels dans lesquels elles sont insérées, servent de pont entre l’organisation et les sympathisants potentiels, contribuant du coup à mobiliser la masse des adhérents sur laquelle d’autres exerceront finalement un pouvoir formel, mais dont on saisit du même coup la relativité.continuum qu’il est

préférable de la décrire. D’abord, on ne peut ignorer les multiples positions intermédiaires qui échelonnent l’axe qu’on peut tracer entre le simple sympathisant et le détenteur de fonctions exécutives nationales. Les organisations de mouvements sociaux sont des structures complexes qui offrent une pluralité de positions de pouvoir et d’influence : responsabilités locales, fédérales, nationales, spécialisation dans un secteur d’action, ou dans une fonction (gestion, communication, action de terrain, etc.). Ensuite, parce que le pouvoir n’est pas une chose qu’il est possible de s’approprier, mais un système de relations au sein duquel circulent les acteurs. L’engagement, l’accès à des responsabilités locales, puis nationales, le détour par une autre organisation liée à la première, le désengagement relatif qui peut en résulter, constituent autant d’étapes qu’il est impossible de décrire à travers l’opposition binaire leaders/militants. Analyser la pluralité des positions de pouvoir invite enfin à ne pas se focaliser sur le pouvoir officiel. Jo Freeman (1972-1973) a suggéré que les structures informelles et horizontales dissimulaient souvent des positions d’autorité d’autant plus fortes qu’elles étaient invisibles et incontrôlables. Belinda Robnett (1996) a, de la même façon, montré qu’il était nécessaire de distinguer le « leadership formel » du « leadership informel ». Le premier cas correspond aux fonctions de responsabilité officialisées par les organisations. Le second au pouvoir informel et personnel que des membres peuvent exercer sur leurs entourages, reflétant notamment la capacité à les inciter à s’engager. Si cette distinction n’est pas simple à opérationnaliser (comment définir et repérer finement ce « pouvoir d’influence » ?), elle offre des perspectives particulièrement stimulantes. L’auteure montre ainsi à propos du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis que si la première catégorie est pour l’essentiel réservée aux hommes, exprimant ainsi les principes de domination qui structurent la société américaine de l’après-guerre, la seconde

Bibliographie BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001. FREEMAN Jo, « The Tyranny of Structurelessness », Berkeley Journal of Sociology, 17, 1972-1973, p. 151-165. MELUCCI Alberto, « Mouvements sociaux, mouvements postpolitiques », Revue internationale d’action communautaire, 10, 1983, p. 13-30.

MICHELS Roberto, Les Partis politiques, Paris, Flammarion, 1971. MORRIS Aldon, The Origins of the Civil Rights Movement : Black Communities Organizing for Change, New York (N. Y.), Free Press, 1984. NEPSTAD Sharon E. et BOB Clifford, « When Do Leaders Matter ? Hypotheses on Leadership Dynamics in Social Movements », Mobilization, 11 (1), 2006, p. 1-22. PIVEN Frances Fox et CLOWARD Richard A., Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York (N. Y.), Vintage Books, 1979 [1 re éd., 1977, Pantheon Books]. POLLETTA Francesca, Freedom Is an Endless Meeting. Democracy in American Social Movements, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2002. ROBNETT Belinda, « African-American Women in the Civil Rights Movement, 1954-1965 : Gender, Leadership, and Micromobilization », American Journal of Sociology, 101 (6), 1996, p. 1661-1693.

Éric Agrikoliansky Voir aussi Démocratie et mouvements sociaux · Genre et militantisme · Militants par conscience · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Syndicalisme

Luttes pour la reconnaissance Selon la conception la plus commune en philosophie sociale et en sciences sociales, la notion de « luttes pour la reconnaissance » renvoie à des mobilisations dont l’enjeu premier porterait sur des identités, des différences culturelles ou des systèmes de valeurs. Cette notion permettrait de comprendre le rôle des revendications relatives à l’identité et à l’inclusion sociale et juridique d’acteurs individuels ou collectifs privés de reconnaissance. Selon cette conception, les mouvements sociaux et politiques impliquant des minorités ethniques, des groupes constitués autour de pratiques sexuelles socialement dévalorisées ou des identités stigmatisées incarneraient par excellence ce type d’actions collectives. Cependant, un examen plus approfondi des logiques sociales de la conflictualité indique que la question de la reconnaissance se trouve au cœur de nombreuses luttes, à la fois sociales, politiques et économiques, et dépasse de fait cette conception restrictive. Aussi, un confinement de ces luttes pour la reconnaissance au seul domaine symbolique ou identitaire passe à côté des enjeux sociologiques et théoriques soulevés par cette notion. Celle-ci propose, en effet, une approche originale des ressorts de l’action collective, des expériences morales dont elle procède, des motivations de l’agir, des vocabulaires revendicatifs des causes sociales et politiques.

Une affirmation des différences culturelles différences sont toutefois ignorées par le mode d’intégration orienté selon le principe de l’égalité formelle, qui reste indifférent à tout ancrage culturel particulier des sujets individuels et collectifs. Taylor s’en prend au libéralisme individualiste, atomiste et neutralisant qu’il considère comme

inhospitalier aux différences tant il est tourné vers l’application uniforme des règles de droit. Selon lui, les luttes pour la reconnaissance témoignent du rôle primordial de l’appartenance collective dans la formation individuelle et sociale, et de la nécessité de la protéger des menaces qui pèsent sur elle – y compris par des droits. Car la conception atomiste et égoïste du sujet humain en vigueur dans les sociétés libérales n’est pas en mesure d’assurer cette protection, aveugle qu’elle est à cet ancrage premier des sujets dans des référents sémantiques et langagiers propres aux univers culturels. D’où l’importance du principe de différence porté par ces mouvements, qui se concrétise notamment par la revendication de droits collectifs. Porteuses de ces luttes pour la reconnaissance, les minorités ethniques, culturelles ou linguistiques revendiquent une reconnaissance de leur différence au nom d’un principe de pluralité – reconnaissance dont le refus n’est rien de moins qu’une forme d’oppression. Car, selon Taylor, la reconnaissance qui renvoie à l’égale dignité et à l’authenticité n’est pas « une politesse que l’on fait aux gens », mais bien « un besoin humain vital » (Taylor, 1992, p. 42). Son absence est préjudiciable aux individus comme aux collectifs.XX e siècle, le terme de « luttes pour la reconnaissance » a été appliqué, dans l’univers anglo-saxon, tout d’abord, aux combats des groupes minoritaires qui subissent un processus d’exclusion ou dont l’identité, les pratiques ou la culture sont menacées. Pour Charles Taylor (1992), par exemple, les mobilisations de ces minorités relèvent de l’affirmation et de la défense d’une différence culturelle, que seule une reconnaissance effective de la diversité des appartenances culturelles est à même de garantir. Ces Melucci, Offe, Touraine, etc.) dans les sciences sociales et politiques, mouvements dont les revendications portent sur des enjeux symboliques, des valeurs et des identités sociales plutôt que sur des questions économiques. C’est ainsi que les efforts des mouvements régionalistes, ethniques, de défense d’une culture ou d’une langue, mais aussi les mouvements gays et lesbiens ou encore féministes ont pu être associés à la notion de lutte pour la reconnaissance.

Une reconceptualisation du conflit social

Cependant, cette approche articulée aux enjeux symboliques et identitaires des luttes pour la reconnaissance a pour effet de masquer les principaux enjeux théoriques que soulève la notion. Dans un projet ambitieux, Axel Honneth (2000) propose de repenser le conflit social et les ressorts de la lutte en mettant au jour la « grammaire morale des conflits sociaux ». Revenant au motif de la lutte pour la reconnaissance chez Hegel, Honneth élabore un concept de lutte différent de celui qui prédomine dans la philosophie et les sciences sociales, sous le poids de l’héritage de l’« individualisme possessif » et de sa conception atomiste du sujet – propre à la tradition libérale anglo-saxonne depuis Hobbes jusqu’à Rawls. Cette tradition conçoit le conflit comme une forme autocentrée de « préservation de soi » selon le modèle de la concurrence pour la préservation des seuls intérêts des parties impliquées. Les motifs des mouvements de révolte et de résistance sont traduits en termes d’intérêts résultant de l’inégale répartition des moyens d’existence, sans qu’ils soient rattachés à l’expérience du déni d’attentes morales. allant de pair avec la « suppression de l’autre », ou pour l’accumulation d’avantages personnels, mais pour la transformation intersubjective des appréciations collectives et afin d’accéder à l’estime sociale. En un mot, ils luttent pour accéder aux conditions sociales de la reconnaissance. Par conséquent, les motifs de la lutte ne sont pas d’ordre instrumental mais moral, puisque celle-ci n’est pas alimentée par des intérêts prédéterminés mais par des sentiments moraux de mépris et d’injustice. Selon Honneth, la reconnaissance renvoie indissociablement à la réalisation individuelle et collective, à la justice sociale, la « liberté sociale » et la « vie bonne » (Honneth, 2013). individuels et collectifs exclus des amour et l’affection mutuelle des sujets impliqués dans une relation intime. Dans une deuxième sphère, la lutte a pour objet l’obtention de droits au sein d’une communauté juridique, assurant aux sujets concernés une pleine reconnaissance. Enfin, dans une troisième sphère, la lutte pour la reconnaissance élargit le spectre de la solidarité en ayant pour objet l’estime sociale conférée à des qualités et des pratiques de sujets sociaux. Cette conception plurielle de la lutte pour la reconnaissance est donc suffisamment complexe pour distinguer des niveaux normatifs différents dans les conflits, voire des types distincts de luttes sociales. La théorie de la reconnaissance fait ainsi apparaître la « grammaire morale des conflits sociaux » permettant de saisir les motifs de

révolte et de résistance sociale à partir de l’expérience négative du déni de reconnaissance. Sur le plan sociologique, elle offre une perspective générale d’analyse du conflit social permettant d’interpréter comme des luttes pour la reconnaissance, par exemple les conflits du travail qui éclatent lorsque les salariés revendiquent un surcroît d’estime de leurs activités, autant en termes d’appréciations positives (diplômes, image sociale, etc.) que de salaire. Elle rend compte tout autant des mouvements des acteurs droits d’établissement dans une collectivité politique (voir la question des sanspapiers).

Différents modèles interprétatifs La sociologie de Pierre Bourdieu a donné une place centrale à la question du conflit et au concept de reconnaissance. Ses premiers travaux d’ethnologie en Kabylie laissent entrevoir un modèle de conflictualité sociale proche de la théorie des luttes pour la reconnaissance (Bourdieu, 1972). Bourdieu conçoit le « sens de l’honneur » comme une forme de concurrence dont dépend l’estime sociale des différents partenaires, qu’ils mettent régulièrement à l’épreuve dans des « joutes » où se redéfinit leur « valeur symbolique ». Cependant, au lieu de poursuivre sur cette voie ouvrant vers une théorie des luttes pour la reconnaissance, Bourdieu a privilégié le modèle classique de l’intérêt dans sa conception du conflit. Dès lors, la reconnaissance n’est plus l’enjeu d’une lutte mutuelle, elle est un état dans lequel les dominés reconnaissent à tort les dominants tout en méconnaissant simultanément leurs propres intérêts. Pour Bourdieu, la reconnaissance est donc indissociable de la méconnaissance et elle enferme les sujets dans la domination. Il est dès lors impossible de ramener les luttes symboliques théorisées par Bourdieu aux catégories de la lutte pour la reconnaissance, puisqu’elles renvoient à la concurrence pour la distinction sociale, selon le modèle utilitariste de la préservation de soi (Voirol, 2004). restructurations politico-économiques (salaires, décisions, etc.), qu’on remédie aux injustices culturelles par la modification des systèmes de valeurs et des représentations. Cette différenciation va de pair avec des motivations différentes de la lutte selon qu’elle porte sur des questions de redistribution ou de reconnaissance. Fraser tente de les articuler dans une perspective qui associe les acquis du marxisme et ceux de la théorie de la

reconnaissance. En opposition au modèle des luttes pour la différence de Taylor, Fraser avance le concept wébérien de statut pour concevoir des luttes dont l’objectif n’est pas le droit à la différence identitaire mais la reconnaissance de chacun comme membre à part entière de la collectivité. La reconnaissance implique selon elle le principe d’égale participation à l’espace public et au pouvoir politique (Fraser, 2005). Dès lors, le déni de reconnaissance intervient lorsque cette égale participation (politique, économique, symbolique) à la vie collective est mise à mal. À la différence de Honneth, ce modèle relativise par conséquent la place de la lutte pour la reconnaissance dans les conflits sociaux et politiques. de reconnaissance » (Honneth, 2000, p. 271). Un travail important s’impose pour identifier, qualifier et nommer les expériences négatives et les émotions qui en découlent. Cela passe par l’explicitation de la « teneur normative en termes d’attentes lésées de reconnaissance », avec l’établissement des causes des expériences négatives, la constitution d’une sémantique collective et d’un vocabulaire revendicatif au fondement de l’agir politique (Voirol, 2009). C’est à partir d’expériences négatives que les aspirations positives à la reconnaissance mutuelle et institutionnelle sont reconstruites dans le cadre d’une démarche critique (Honneth, 2006). Les luttes pour la reconnaissance offrent en outre les référents pratiques d’une critique de la société que la théorie critique de la société entreprend de reconstruire. Ces luttes sont ainsi envisagées au regard de ce potentiel normatif reconstruit de manière à offrir des clés de compréhension des « pathologies » à l’œuvre dans les sociétés contemporaines.

Bibliographie BOURDIEU Pierre, « Le sens de l’honneur », Esquisse d’une théorie de la pratique. Précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Paris, Seuil, 2000 [1972], p. 19-60. FRASER Nancy, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Paris, La Découverte, 2005. HONNETH Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 [éd. originale, Kampf um Anerkennung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992]. HONNETH Axel, La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006. HONNETH Axel, Un monde de déchirements. Théorie critique, psychanalyse, sociologie, Paris, La Découverte, 2013.

TAYLOR Charles, « La politique de reconnaissance », dans Charles Taylor (dir.), Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1992, p. 41-100. VOIROL Olivier, « De l’expérience négative à l’agir politique : construction et clôture des causes collectives », dans Jean Widmer et Yann Guillaud (dir.), Le Juste et l’injuste. Émotions, reconnaissance et actions collectives, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 11-130. VOIROL Olivier, « Reconnaissance et méconnaissance : sur la théorie de la violence symbolique », Information sur les sciences sociales, 43 (3), 2004, p. 403-433. YOUNG Iris Marion, Justice and the Politics of Difference, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1990.

Olivier Voirol Voir aussi Analyse marxiste · Comportement collectif · Émotions · Frustrations relatives · Identité collective · Mobilisation des ressources · Nouveaux mouvements sociaux · Politique contestataire

M

Maintien de l’ordre Le « maintien de l’ordre » est l’expression par laquelle les forces de police françaises ont désigné leurs doctrines, leurs équipements et leurs formations destinées au contrôle des foules, en particulier des foules manifestantes et protestataires. L’expression s’utilise couramment en français, mais c’est un faux-ami dans d’autres langues. En anglais (maintenance of order), elle désigne l’action policière répressive ou brutale conduite dans des contextes de police quotidienne. L’expression retenue pour désigner le contrôle des foules sera protest policing ou crowd control. Au-delà des différences lexicales, toutefois, un mouvement de convergence a caractérisé depuis la fin des années 1960 l’évolution des modes de maintien de l’ordre dans les démocraties occidentales, qui tendent à la recherche de la négociation avec les protestataires et à la pacification des manifestations (Fillieule et Della Porta, 2006). Cette transformation du maintien de l’ordre n’est pas sans effet sur la dynamique même de la contestation, avec laquelle elle entretient un rapport toujours évolutif. Pas plus en ce domaine qu’en d’autres, la messe ne saurait être dite et l’histoire figée : il importe donc de déterminer si l’exercice actuel du maintien de l’ordre s’inscrit toujours dans une perspective de pacification.

La structuration non linéaire des appareils policiers

mort de Malik Oussekine (1986) sous les coups des pelotons voltigeurs mobiles. Ainsi, même à l’échelle d’un seul pays, l’histoire n’est ni linéaire dans le temps, ni uniforme dans l’espace.XIX e et XX e siècles, les gouvernements successifs aspirent à retirer à l’armée la tâche du contrôle des manifestations et des foules, trop coûteux pour un régime démocratique. On ne compte, en effet, pas moins de trente manifestants tués par balles entre 1900 et 1908, dans onze villes du territoire. Non seulement l’armée se plie difficilement à l’exigence de gradation et de pondération de la force, mais en plus, les conscrits auxquels ces tâches sont confiées sont toujours susceptibles, comme durant les « révoltes viticoles » de 1907, de « lever la crosse » et de refuser d’intervenir contre des manifestants qui sont leurs frères ou leurs cousins. Au terme de laborieuses réflexions, une force spécialisée se crée alors au sein de la gendarmerie nationale en 1921 (la gendarmerie mobile), bientôt dotée d’équipements propres (le gaz lacrymogène, introduit dès les années 1930, mais véritablement utilisé des décennies plus tard), équipements destinés non plus à assommer mais à repousser, non plus à faire mal à des personnes mais à contrôler des foules (Bruneteaux, 1996). La Police nationale se verra dotée de forces équivalentes, les Compagnies républicaines de sécurité, au sortir de la seconde guerre mondiale. Il faut cependant relever une infraction de taille à cette histoire linéaire de professionnalisation du maintien de l’ordre : la police parisienne (Berlière et Lévy, 2011). Dès la fin du XIX e siècle, le maintien de l’ordre parisien est assuré sous l’autorité incontestée du préfet de police, qui tient sous ses ordres sa police municipale, d’une brutalité éprouvée (comme l’illustreront encore, au cours des années 1930, le massacre de Clichy et les manifestations sanglantes des 6 et 9 février 1934). Durant les années 1950 et 1960, la police parisienne dispose de forces spéciales destinées au maintien de l’ordre, les compagnies d’intervention, tenues à l’écart du mouvement de professionnalisation, comme le montrent les centaines de morts de l’automne 1961, le massacre de Charonne le 8 février de l’année suivante, plus tard, la

Maintien de l’ordre et dynamique de pacification voir les manifestants, sur le fond, assurer leur propre police (Fillieule et al., 2016).

Sur le long terme, et notamment depuis les années 1960, la confrontation entre forces de l’ordre et manifestations suit un cours général de pacification. Les transformations de la doctrine et de l’appareil policier en sont une cause, tout autant que le changement de comportement des manifestants, d’une part, et l’acceptation sociale de la manifestation, d’autre part. La manifestation constitue un outil légitime de l’expression politique, qualifié comme tel par les textes constitutionnels (art. 8 de la Loi fondamentale allemande de 1949), par les juridictions constitutionnelles (décision 95-352 du Conseil constitutionnel français de 1995) et surtout par les opinions publiques, pour qui manifester relève de l’expression politique naturelle. On prend alors l’habitude de défiler sans songer à s’en prendre physiquement aux forces de l’ordre : il n’est plus nécessaire de « faire mal » pour se faire entendre, il faut « faire nombre » (Offerlé, 1998). Éviter les incidents permet d’élargir la base sociale de recrutement des protestataires, mouvement qui incite en retour les policiers à juger à l’avance du caractère peu risqué de la manifestation et de minimiser leurs dispositifs, nourrissant ainsi une spirale déflationniste de la violence.

Mutations contemporaines du maintien de l’ordre On l’a dit cependant : l’histoire ne se referme pas sur elle-même. La pacification de la protestation n’a jamais été entière et le potentiel de violences inhérent à l’interaction entre manifestants et forces de l’ordre est depuis quelques années plus vif. À cela plusieurs raisons. et affrontements avec les unités de maintien de l’ordre empêchant toute contagion des violences vers les centres-villes), mais présentant des dynamiques sporadiques d’escalade, comme en témoigne, en France, depuis le début des années 2000, l’usage sporadique d’armes à feu par les protestataires. Le phénomène est particulièrement marqué en France, où la forme « maintien de l’ordre » de l’action policière tend en banlieue à se substituer à la police quotidienne, à la fois dans l’équipement offensif et dans la nature des unités de police. Ainsi les flash-balls et autres lanceurs de balles caoutchouc, qui ont causé l’éborgnement de plus d’une cinquantaine de personnes depuis le début des années 2000, ont été d’abord introduits comme équipement collectif contre les violences urbaines, puis généralisés à partir de 2009 à toutes les unités intervenant en quartier difficile, avant

d’être employés dans les manifestations de rue, comme on l’a vu à l’occasion du mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019. Tout un ensemble de formations policières de type maintien de l’ordre (compagnies départementales, compagnies de sécurisation, brigades spéciales de terrain, etc.) sont assignées aux « quartiers difficiles » qui subissent des formes militarisées de police, orientées en contexte de « violence urbaine » (terme incertain généralisé dans les textes administratifs depuis la fin des années 1990) vers le rétablissement de l’ordre. (2001), où beaucoup de manifestants recherchent l’affrontement avec des forces de l’ordre perçues comme invincibles sous l’effet d’un renforcement considérable des équipements défensifs (des quinze kilos portés par les agents aux barriérages mobiles ou véhicules blindés). En interne, l’importance que confère l’État aux enjeux de sécurité introduit une altération notable de la dynamique de pacification. Les autorités publiques tolèrent beaucoup moins de casse matérielle et de désordre. Et, toujours aux fins de communication politique, elles recherchent le plus d’interpellations possibles et brouillent ainsi le maintien de l’ordre (repousser les foules) avec la police judiciaire (interpeller des individus). Ce sont alors des unités non spécialisées qui prennent part aux dispositifs, comme les brigades anticriminalité, amenant des logiques de confrontation particulièrement risquées. À la logique de remilitarisation du maintien de l’ordre (Lemieux et Dupont, 2005) s’ajoute donc une logique de déprofessionalisation, comme à Gênes, en 2001, où jusque 80 % de certaines unités de carabiniers se composaient de jeunes appelés et où un jeune manifestant a trouvé la mort. Les autorités publiques restent conscientes du risque élevé que représente, dans un contexte où chaque citoyen est armé d’une caméra individuelle, la mort ou l’excès de violence. Se font alors jour des aspirations à prévenir les désordres du plus loin qu’ils surviennent, y compris par l’incapacitation préalable de la manifestation, sur le modèle de la prévention des violences hooligans développée depuis les années 1980 : condamnations judiciaires lourdes, aspiration à la création de fichiers de manifestants dangereux, interdictions de paraître, interdictions de territoire, etc. Légitimées de surcroît par un mouvement de protection des foules contre les atteintes terroristes, les techniques de maintien de l’ordre tendent à la réduction préventive du risque, au risque d’étouffer cette expression démocratique qu’est la manifestation de rue.

Bibliographie BERLIÈRE Jean-Marc et LÉVY René, Histoire des polices en France, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2011. BRUNETEAUX Patrick, Maintenir l’ordre. Les transformations de la violence d’État en régime démocratique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996. FILLIEULE Olivier et DELLA PORTA Donatella (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. FILLIEULE Olivier, VIOT Pascal et DESCLOUX Gilles, « Vers un modèle européen des stratégies de maintien de l’ordre ? », Revue française de science politique, 66, 2016, p. 295310. JOBARD Fabien et MAILLARD Jacques de, Sociologie de la police. Politiques, organisations, réformes, Paris, Armand Colin, 2015. JOBARD Fabien, « La militarisation du maintien de l’ordre, entre sociologie et histoire », Déviance et société, 31 (1), 2008, p. 101-109. JOBARD Fabien, « Le spectacle de la police des foules : les opérations policières durant la protestation contre le CPE à Paris », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 15, 2012. LEMIEUX Frédéric et DUPONT Benoît (dir.), La Militarisation des appareils policiers, Laval, Presses de l’Université de Laval, 2005. OFFERLÉ Michel, Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998 [1994].

Fabien Jobard et Pierre Favre Voir aussi Conjonctures fluides · Insurrections, émeutes · Manifestation · Répression · Révolutions (sociologie des)

Manifestation terrain que les cortèges processionnels, religieux, corporatifs ou festifs, terrain qui est également celui des insurrections, émeutes ou attroupements. Elle emprunte parfois aux premiers, mais se distingue assez nettement des seconds. Selon Charles Tilly, elle appartient au répertoire d’action collective qui s’affirme au milieu du XIX e siècle, marqué par des actions désormais nationales et autonomes. Même ainsi limitée, la définition va bien au-delà du cortège sur la voie publique qu’évoque immédiatement le mot : on manifeste tout autant, lorsqu’on interrompt un spectacle pour lire un texte revendicatif que lorsqu’on immobilise des dizaines de camions autour de raffineries pour interdire la distribution de l’essence. Cela ne signifie pas pour autant qu’une manifestation soit un fait social élémentaire : une manifestation est toujours une suite d’actions et appelle une analyse séquentielle, ne serait-ce qu’au niveau le plus élémentaire de la succession d’un rassemblement, d’un défilé et d’une dispersion. Au-delà de ces éléments de définition, ce qui fait au fond la manifestation, c’est l’interaction tout à la fois concrète et symbolique entre plusieurs types d’acteurs, soit directement présents soit impliqués à distance, ce que Pierre Favre dans son ouvrage fondateur de 1990 nomme le « moment manifestant ».

La manifestation dans l’espace public Par définition, la manifestation représente un mode d’expression politique qui se déploie dans l’espace public. Au-delà des relations entre acteurs sur le terrain (manifestation comme performance et interaction réglée) et du caractère auto-centré de l’action, renvoyant au renforcement de l’adhésion, de l’esprit de corps et de l’identité, notamment sous l’effet

d’une effervescence toute durkheimienne (Fillieule et Tartakowsky, 2013 pour une synthèse), se joue également l’expression d’une opinion à destination de publics qu’il s’agit de toucher, aux fins de peser sur la décision politique. en s’appuyant à la fois sur la mobilisation des personnes directement concernées et sur l’appel au public. La notion de « mise sur agenda » vient utilement compléter ce modèle par trop statique de la polity en offrant de penser comment, dans l’espace public, une multiplicité d’acteurs déploie des stratégies pour faire prévaloir ses intérêts. Sur cette base, on peut s’interroger sur la place de l’action protestataire dans les processus de prise de décision publique. Dans les sociétés occidentales, ce policy process est organisé en domaines plus ou moins autonomes. En période de stabilité, lorsqu’un domaine de politique publique fait l’objet d’un certain consensus et d’un équilibre ponctuel, une coalition dominante d’acteurs agit, en situation de quasi-monopole, lequel s’appuie sur des cadres d’interprétation et des paradigmes bien ancrés. Lorsqu’un domaine fait soudain l’objet d’attention de la part d’acteurs externes, notamment sous l’effet d’actions protestataires, il est probable que surviennent des changements majeurs avec la rupture de cet équilibre. La mise sur agenda est justement le processus qui a la propriété de troubler l’équilibre politique par l’intérêt tout à coup suscité par le public, la mobilisation d’une partie de l’opinion, l’extension du conflit. Elle renvoie donc fondamentalement à une rupture ouverte du consensus, une polarisation des points de vue, dont les médias vont se saisir (Hilgartner et Bosk, 1988). Dans cette perspective, les médias ont une importance cruciale pour tous ceux qui n’ont pas d’accès régulier au système politique. Non seulement pour aider à recruter des membres et des participants potentiels, mais aussi parce que c’est par la publicisation que les contestataires peuvent espérer obtenir la reconnaissance comme interlocuteur légitime (représentativité), la prise en compte de leur propre définition de la situation (établissement d’un problème) et des solutions à y apporter (décisions politiques).

Logiques de la couverture médiatique des manifestations

systématiques entre sources de presse et sources policières. Le résultat est constant, quel que soit le pays étudié : l’immense majorité des événements protestataires ne fait pas l’objet d’une couverture médiatique, puisque ce sont entre 2 et 5 % des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans la presse écrite nationale. Dans les médias télévisuels et radio, la sélectivité est évidemment encore plus drastique et seuls les journaux locaux, pour des raisons évidentes de proximité sociale et d’interdépendance, offrent une couverture un peu plus extensive. Comment l’expliquer ? La littérature sur la question des biais propres aux sources de presse s’est principalement intéressée à trois aspects : la sélection des nouvelles (selectivity) ; leur caractère systématique ou non (systematicity) ; la qualité des comptes rendus (accuracy). En matière de sélectivité des sources (rapport entre événements ayant effectivement eu lieu et événements rapportés), quatre éléments sont récurrents : les chances pour un événement d’être couvert dépendent de sa nouveauté, du nombre de personnes impliquées, du caractère non routinier ou violent du mode d’action, et de la localisation géographique de l’événement (national ou local). Ces quatre éléments définissent la newsworthiness d’une action protestataire. La question de la systématicité des biais renvoie aux cycles d’attention médiatique. Lorsqu’un événement protestataire touche à un thème qui fait déjà l’objet de l’attention des médias, ses chances d’être couvert s’accroissent. Lorsqu’une question politique majeure occupe l’actualité (une élection nationale, un événement international comme la guerre en Syrie), c’est le nombre total d’événements protestataires couverts qui diminue. La systématicité des biais renvoie aussi aux logiques propres au travail journalistique. Quatre groupes de facteurs peuvent être ici dégagés (Fillieule, 2007) : chaque pays de la structuration historique de la profession journalistique et des types de relations entretenues avec le personnel et les institutions politiques, mais aussi aux valeurs démocratiques et, partant, à la légitimité de l’action protestataire. Deuxièmement, les chances qu’une manifestation de rue soit couverte dépendent aussi de la manière dont, plus généralement, l’information est traitée dans le domaine contesté. Dans un policy domain donné, les types de mise en récit privilégiés et les lignes de clivage perceptibles jouent un rôle de filtre dans la prise en compte ou non d’une contestation. Cela est très

visible dans ces manifestations environnementales qui, parce qu’elles ne parviennent pas à imposer un cadrage autre que celui d’une lutte nimby, ne suscitent pas l’intérêt des médias nationaux. Troisièmement, les chances pour une manifestation d’obtenir une couverture presse dépendent des positions occupées au sein des médias par les journalistes spécialisés dans les domaines concernés. Tout indique, en effet, dans la littérature, que la sélection des nouvelles, la manière dont elles sont construites et présentées sont redevables pour une part de l’influence propre du journaliste, même si, en même temps, les contraintes organisationnelles et économiques propres aux entreprises de presse limitent son action. Se soucier des positions des journalistes spécialisés appelle les questions suivantes : sont-ils ou non valorisés par rapport à leurs collègues d’autres services ? Ont-ils suivi des cursus particuliers (écoles de journalisme prestigieuses ou au contraire professionnalisation lente au terme d’un parcours marqué par des années de piges dans des secteurs peu porteurs), quels sont leurs liens avec le secteur des associations, des syndicats ou des partis (sont-ils venus à leur spécialisation en raison d’une sensibilité à ces questions, d’un engagement militant, ou bien au contraire par les hasards d’une carrière) ? des entreprises de presse et les liens de dépendance entretenus quelquefois vis-à-vis de grands groupes industriels peuvent être au principe de stratégies d’évitement de certains thèmes. Dans la même perspective, l’évolution de la profession de journaliste en termes de précarisation de l’emploi et de multiplication des pigistes non protégés par le droit du travail, et dénués de ressources suffisantes pour mener à bien leurs enquêtes (déplacements, investigations, etc.) ne peut que jouer un rôle dans la manière dont les événements sont couverts. Paradoxalement, aucun des éléments qui assurent la visibilité dans les médias, à l’exception de la force du nombre, ne garantit la qualité des comptes rendus, bien au contraire. La nouveauté suscite l’incompréhension et vient bouleverser les schémas d’interprétation connus, au risque de voir la cause défendue et les revendications portées travesties. Les actions spectaculaires et la violence ont le plus souvent pour effet de jeter l’opprobre sur les protestataires et de délégitimer la cause. Au total donc, force est de conclure à une forte insensibilité structurelle des médias nationaux aux manifestations de rue.

Diversité des méthodes d’enquête interrogent les rapports de la manifestation à la symbolique ou sa capacité à transformer les lieux en espace. Des monographies telles que celles consacrées à la manifestation Ridgway (Pigenet, 1992), au 17 octobre 1961 (House et MacMaster, 2006), au 8 février 1961 (Dewerpe, 2006) ou à l’effondrement du pouvoir à Leipzig, le 9 octobre 1989 (Jobard, 2006) contribuent à une histoire de l’État et des groupes politiques. Les études monographiques sont également les seules qui autorisent une approche anthropologique de la manifestation, approche délaissée s’il en est, au profit de quelques trop rares tentatives d’analyse ethnographique des emblèmes et des scénographies. Dans le champ des études de participation politique, de nombreuses recherches, généralement fondées sur des enquêtes par sondages et, depuis quelques années, sur des méthodes plus sophistiquées de recueil des opinions dans les manifestations elles-mêmes, ont cherché à mieux connaître la sociographie des populations manifestantes, leurs motivations et leur rapport au politique, ainsi qu’à vérifier si les pratiques de participation directe étaient exclusives ou au contraire venaient renforcer les formes plus classiques de participation comme le vote ou le militantisme syndical et partisan (Fillieule et Blanchard, 2006 pour une synthèse). Enfin, dans une perspective écologique, l’on peut s’attacher à étudier la morphologie même des défilés de rue, leur dimension dramaturgique, en s’inspirant du Behavior in Public Places de Goffman, ou du Symbolic Sitins de John Lofland et Michael Fink. Ce type d’approche, longtemps central pour les théories dites du comportement collectif, permet de partir de l’idée selon laquelle les individus en foule – ici dans des rassemblements politiquement orientés – engagent des relations sociales d’un type particulier, productrices d’effets, tant sur les individus que sur les groupes et le déroulement de la situation, autorisant une observation et un questionnement minutieux (McPhail, 1991). Avec comme extension des recherches aujourd’hui en développement sur les effets individuels de la participation aux manifestations, lesquelles s’articulent à la question des conséquences biographiques de l’engagement (Fillieule, 2012 ; Stekelenburg et al., 2018).

Bibliographie DEWERPE Alain, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006. FILLIEULE Olivier et BLANCHARD Philippe, « Individual Surveys in Rallies (INSURA). A New Eldorado for Comparative Social Movement Research ? », dans Simon Teune (ed.), Transnational Challengers. How Activism beyond Borders Changes the Face of Protest, New York (N. Y.), Berghahn Books, 2006. FILLIEULE Olivier et TARTAKOWSKY Danièle, La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. FILLIEULE Olivier, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. FILLIEULE Olivier, « The Independent Psychological Effects of Participation in Demonstrations », Mobilization : An International Journal, 17 (3), 2012, p. 489-502. FILLIEULE Olivier, « On n’y voit rien. Le recours aux sources de presse pour l’analyse des mobilisations protestataires », dans Pierre Favre, Olivier Fillieule et Fabien Jobard (dir.), L’Atelier du politiste. Théories, actions, représentations, Paris, La Découverte, 2007, p. 215240. FILLIEULE Olivier, VIOT Pascal et DESCLOUX Gilles, « Vers un modèle européen des stratégies de maintien de l’ordre ? », Revue française de science politique, 66, 2016, p. 295310. HILGARTNER Stephen et BOSK Charles, « The Rise and Fall of Social Problems : A Public Arenas Model », American Journal of Sociology, 94 (1), 1988, p. 53-78. HOUSE Jim et MACMASTER Neil, Paris 1961 : Algerians, State Terror, and Memory, Oxford, Oxford University Press, 2006. JOBARD Fabien, « L’impossible répression. Leipzig, RDA, 9 octobre 1989 », dans Olivier Fillieule et Donatella Della Porta (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 175-199. LYNCH Édouard, Insurrections paysannes. De la terre à la rue. Usages de la violence au e XX siècle, Paris, Éditions Vendémiaire, 2019. MCPHAIL Clark, The Myth of the Madding Crowd, New York (N. Y.), Aldine de Gruyter, 1991. PIGENET Michel, Au cœur de l’activisme communiste des années de guerre froide. « La manifestation Ridgway », Paris, L’Harmattan, 1992. STEKELENBURG Jacquelien van, KLANDERMANS Bert et WALGRAVE Stefaan, « Individual Participation in Street Demonstrations », dans David A. Snow, Sarah A. Soule, Hanspeter Kriesi et Holly J. McCammon (eds), The Wiley Blackwell Companion to Social Movements, New York (N. Y.) Blackwell, 2018, p. 371-410. TILLY Charles, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

Olivier Fillieule et Pierre Favre

Voir aussi Agenda · Analyse événementielle · Conséquences biographiques de l’engagement · Construction des problèmes publics · Contre-mouvement · Cycle de mobilisation · Enquêtes par questionnaire · Maintien de l’ordre · Médias · Occupation de places · Répertoire d’action · Répression · Réussite et échec des mouvements sociaux

Marché et mouvements sociaux La sociologie des mouvements sociaux s’est pendant longtemps focalisée sur les interactions entre protestataires et État, en négligeant d’autres arènes de contestation. Ce n’est que depuis peu que les contextes multiinstitutionnels (Armstrong et Bernstein, 2008) de l’interaction entre les mouvements sociaux et leurs cibles multiples sont davantage pris en compte, en particulier autour de la contestation des marchés et des organisations délivrant des services ou des biens. D’une part, cela reflète une critique croissante, au sein de la sociologie des mouvements sociaux, de la focalisation de ce champ sur l’État, en partie appuyée par des études empiriques qui ont démontré l’importance de cibles non étatiques (comme les universités, dans les pays où elles sont privées, ou les entreprises) dans les événements protestataires (Soule, 2009). D’autre part et en parallèle, la sociologie des organisations et la sociologie économique, longtemps préoccupées par l’explication de la stabilité et de la reproduction des organisations, ont commencé à s’intéresser davantage aux processus de changement organisationnel et marchand, découvrant en particulier le rôle des mouvements sociaux dans ces processus (Davis et al., 2005). Un nouveau champ de recherche s’est ainsi ouvert au croisement de ces différentes sous-disciplines, consacré à l’étude de l’activisme dans et autour des organisations (Briscoe et Gupta, 2016).

Contestation des marchés Le marché comme arène de protestation est devenu l’un des thèmes centraux de cette littérature. Les études sur la contestation des marchés (King et Pearce, 2010 ; Briscoe et Gupta, 2016) décrivent les différentes manières dont les mouvements sociaux luttent pour le changement dans

l’arène marchande. Tout d’abord, ces travaux ont introduit une distinction entre actions provenant d’acteurs en dehors des organisations ciblées (outsiders), et celles provenant d’acteurs se trouvant en leur sein (insiders). Dans le cas des insiders, les plus importants sont sans doute les syndicats, même si la majorité des travaux s’intéressent à d’autres groupes, par exemple ceux représentant des minorités LGBT, ou encore l’activisme des actionnaires (reproduisant ainsi une fracture classique entre étude des mouvements sociaux et étude des conflits de travail). Ces groupes sont dans une relation de dépendance forte envers l’organisation qu’ils dénoncent. Leurs modes d’action sont souvent institutionnalisés et plutôt modérés étant donné cette relation de dépendance, et adaptés au contexte organisationnel. Des études ont ainsi mis en avant, à titre d’exemple, l’importance de lieux de sociabilité sur le lieu de travail dans le développement de mobilisations d’employés. Mais cette modération ne veut pas dire qu’ils ne peuvent pas être efficaces. Selon Briscoe et Gupta (2016), le grand avantage de ces groupes est leur connaissance intime de l’organisation. contexte marchand. Plus exactement, les mouvements se servent souvent de la concurrence entre entreprises, caractéristique fondamentale du fonctionnement du marché, comme levier pour faire pression. Cela se produit, par exemple, en mobilisant les consommateurs, en appelant au boycott ou au outsiders, on retrouve des organisations de mouvement social qui dénoncent publiquement des entreprises. Les enjeux au nom desquels les marchés et les entreprises sont ainsi contestés sont nombreux et divers. Cela va de coalitions locales s’opposant à l’implantation d’une nouvelle enseigne de grande distribution, aux campagnes pour l’amélioration des conditions de production dans la fabrication de vêtements dans les pays du Sud, en passant par la dénonciation d’entreprises utilisant l’huile de palme dans la fabrication de produits alimentaires. En analysant ce type de campagnes, les études ont notamment montré comment les répertoires tactiques utilisés par les mouvements sociaux sont adaptés au buycott de certains produits et en informant les consommateurs des pratiques des entreprises. Cela se voit aussi lorsque des mouvements développent et publient des classements (rankings) des différentes marques selon leur « performance sociale » (respect des droits humains, de l’environnement, transparence, etc.), attaquant ainsi la réputation des marques et faisant d’enjeux sociaux et politiques des critères d’évaluation que les

consommateurs peuvent utiliser (Balsiger, 2014 ; Dubuisson-Quellier, 2013).

Contextes et interactions stratégiques Au niveau de l’entreprise, les facteurs identifiés sont la vulnérabilité ou l’instabilité de l’entreprise, sa capacité économique et sa culture organisationnelle, sa gouvernance interne et l’existence de luttes entre différentes factions en son sein, ainsi que la présence d’alliés luttant en interne pour les objectifs des mouvements.responsiveness des entreprises face aux mouvements. Ces analyses offrent l’image d’un contexte pluriel où différents niveaux sont imbriqués – du niveau de l’entreprise, en passant par ceux du secteur industriel et du marché, jusqu’au niveau politique national et transnational. Au niveau du secteur industriel ou du champ organisationnel, les principaux facteurs mis en avant sont la position d’une entreprise sur le marché, la structure du marché et la force des dynamiques concurrentielles, le fonctionnement de la chaine d’approvisionnement, la relation de ce secteur aux institutions politiques, l’existence d’une association industrielle et (dans une perspective de comparaison internationale), les variétés de capitalisme. Ces conceptualisations souffrent des mêmes biais que les analyses en termes de structure des opportunités politiques. En particulier, la multiplication des facteurs avancés pose problème, puisque pour un cas donné, des caractéristiques structurelles telles que la position sur le marché et la culture organisationnelle peuvent donner des signaux contradictoires, ce qui rend le concept peu utile. Il est ainsi nécessaire d’insérer ces facteurs dans des dynamiques interactionnelles et d’envisager davantage les dynamiques et les conséquences des mouvements contestant les marchés sous l’angle des interactions stratégiques entre différents acteurs. À ce propos, il est particulièrement indiqué de réfléchir au répertoire stratégique et tactique à disposition des entreprises pour répondre à, et « gérer », la contestation. Les marchés apparaissent alors comme une scène sur laquelle se déroulent des luttes morales (Balsiger, 2016). Les entreprises répondent aux dénonciations de différentes manières : parfois en acquiesçant, parfois en ignorant ou en niant les accusations, parfois en prenant des mesures cosmétiques de gestion des apparences. Et parfois, elles passent à la contre-

attaque, en essayant de décrédibiliser leurs adversaires, de les attaquer en justice, etc. (Balsiger, 2014). L’usage de ces différentes stratégies s’insère dans des contextes particuliers, mais il a aussi des conséquences sur la suite des interactions entre mouvements et entreprises. Une étude a ainsi pu montrer comment les entreprises qui réagissent à des campagnes de boycott par des mesures de redressement augmentent ainsi leur exposition à de futures attaques, puisqu’elles se donnent désormais à voir comme des entreprises socialement responsables et sont mesurées à l’aune de ce standard plus élevé (McDonnell, King et Soule, 2015).

Régulation privée, catégories marchandes et marchés de niche À côté de processus de mobilisation externes et internes, la contestation des marchés se caractérise également par de nombreuses collaborations entre organisations de mouvement social (en particulier des ONG) et entreprises (King et Pearce, 2010), dans le but de faire changer des pratiques en lien avec des enjeux spécifiques, comme l’environnement. Parfois, ce sont des collaborations ponctuelles qui se mettent en place. Mais, de façon plus caractéristique, ont émergé de nombreuses initiatives de certification autour d’enjeux différents, comme le commerce équitable ou le Forest Stewardship Council. Ce sont des certifications développées par des ONG, certifiant des pratiques de production améliorées, et auxquels des producteurs et distributeurs souscrivent en se soumettant à un contrôle externe. Ainsi, différentes formes de « régulation privée » ont émergé dans les marchés, souvent portées par des ONG qui sont les garantes de ces institutions. contestation critiquant la production industrielle et ses effets négatifs sur l’environnement, les animaux et les humains, et mettant ainsi en place de nouveaux critères d’évaluation et de valuation des produits à partir de catégories morales (Dubuisson-Quellier, 2013). Si, au départ, ces catégories marchandes morales reposent avant tout sur des acteurs directement issus des mouvements sociaux (producteurs et entrepreneurs-activistes, comme les magasins d’Artisans du monde ou les premiers magasins bio), le potentiel marchand croissant de ces créneaux a amené de plus en plus de producteurs et d’entreprises conventionnelles à s’y mettre aussi. Ainsi, de

nouveaux marchés de niche se sont développés autour de ces catégories marchandes morales, peuplés d’acteurs aux origines diverses. Certains observateurs critiques déplorent ainsi une conventionnalisation croissante des marchés, issue des mouvements sociaux, soulignant la capacité du capitalisme à se nourrir de ses critiques (Boltanski et Chiapello, 1999). Mais, dans d’autres cas, il semblerait que l’on observe plutôt une dynamique de diversification, et que les offres alternatives persistent face à la concurrence de grandes entreprises. en particulier qu’il faut prendre en compte la manière dont les mouvements mettent aussi directement en œuvre le changement.

Bibliographie ARMSTRONG Elizabeth A. et BERNSTEIN Mary, « Culture, Power, and Institutions : A Multi-Institutional Politics Approach to Social Movements », Sociological Theory, 26 (1), 2008, p. 74-99. BALSIGER Philip, The Fight for Ethical Fashion. The Origins and Interactions of the Clean Clothes Campaign, Farnham, Ashgate, 2016. BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Ève, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. BRISCOE Forrest et GUPTA Abhinav, « Social Activism in and Around Organizations », The Academy of Management Annals, 10 (1), 2016, p. 671-727. DAVIS Gerald F., MCADAM Doug, SCOTT W. Richard et ZALD Mayer N. (eds), Social Movements and Organization Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. DUBUISSON-QUELLIER Sophie, « A Market Mediation Strategy : How Social Movements Seek to Change Firms’ Practices by Promoting New Principles of Product Valuation », Organization Studies, 34 (5-6), 2013, p. 683-703. KING Brayden G. et PEARCE Nicholas A., « The Contentiousness of Markets : Politics, Social Movements, and Institutional Change in Markets », Annual Review of Sociology, 36, 2010, p. 249-267. MCDONNELL Mary-Hunter, KING Brayden G. et SOULE Sarah A., « A Dynamic Process Model of Private Politics : Activist Targeting and Corporate Receptivity to Social Challenges », American Sociological Review, 80 (3), 2015, p. 654-678. SCHURMAN Rachel, « Fighting “Frankenfoods” : Industrial Opportunity Structures and the Efficacy of the Anti-Biotech Movement in Western Europe », Social Problems, 51 (2), 2004, p. 243-268. SOULE Sarah A., Contention and Corporate Social Responsibility, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. WEBER Klaus, HEINZE Kathryn L. et DESOUCEY Michaela, « Forage for Thought : Mobilizing Codes in the Movement for Grass-fed Meat and Dairy Products », Administrative

Science Quarterly, 53 (3), 2008, p. 529-567.

Philip Balsiger Voir aussi Boycott · Consommation engagée · Croisades morales · Nouveaux mouvements sociaux · Répertoire d’action · Secteur, champ, espace · Structure des opportunités politiques

Médias La dimension symbolique des mouvements sociaux participe à part entière à l’existence des luttes sociales. Créer l’événement, travailler à sa mise en scène, produire une représentation la plus autonome possible de ses propres intérêts et de son identité est essentiel pour les agents de la critique sociale. L’on sait que celui qui sélectionne et présente l’information détermine en majeure partie l’horizon événementiel au sein duquel elle fait sens et s’ouvre à la compréhension. La maîtrise des supports d’information et des accès à l’opinion publique se présente donc comme l’une des gageures essentielles de l’action collective. Sans image publique, les mouvements sociaux ne peuvent, en effet, guère prétendre à l’efficacité. Comme le rappelle Patrick Champagne, « les malaises sociaux n’ont une existence visible que lorsque les médias en parlent ». Et d’ajouter : « Les malaises ne sont pas tous également “médiatiques” et ceux qui le sont, subissent inévitablement un certain nombre de déformations dès qu’ils sont traités par les médias car, loin de se borner à les enregistrer, le champ journalistique leur fait subir un véritable travail de construction qui dépend très largement des intérêts propres à ce secteur d’activité » (Champagne, 1993, p. 61).

L’accès des mouvements sociaux à l’opinion publique de la critique sociale sous un jour qui ne correspond pas franchement à l’image que ces derniers entendent se donner, ils restent un point de passage obligé pour atteindre l’opinion publique et s’assurer une représentation sociale élargie. La construction et la structuration des luttes sociales ne peuvent donc généralement éviter de mobiliser le relais des médias dominants. Ils sont, en effet, les plus à même d’assurer l’ouverture à la

communauté plus globale des citoyens (mobilisation du consensus), de contribuer à l’élargissement de l’action et de permettre l’éventuelle imposition d’un sens partagé. D’ailleurs, la plupart des mouvements sociaux ne considèrent pas la nécessité de prendre en charge leur propre représentation comme devant être synonyme d’une défiance totale vis-à-vis des médias dominants. Le mouvement d’évitement des intermédiaires spécialisés n’est généralement pas appréhendé dans une logique de substitution mais plutôt dans une perspective d’articulation pouvant servir les processus de mise en visibilité et de montée en généralité.

L’utilisation stratégique des médias par les mouvements sociaux de l’information s’effectue parfois du fait du caractère inédit de certains répertoires d’action ou de la portée symbolique de certaines actions « conformes à la définition sociale de l’événement digne de faire la une » (Champagne, 1993). De la même façon que Champagne désigne par l’expression manifestations de papier (1990) les convocations du nombre qui, outre les objectifs classiques de ce type d’action, cherchent aussi à produire une image positive de la mobilisation et des revendications à l’intention des médias, il existe également des contenus spécifiques (communiqués de presse, sites web, blogs, etc.) « pour journalistes », qui participent de « stratégies de captation de l’attention médiatique » (Neveu, 1996, p. 89). La valeur de certains de ces contenus tient donc pour partie au potentiel de rendement médiatique qu’ils constituent. C’est, par exemple, le cas de l’information « en ligne » produite lors des forums sociaux mondiaux par les organisations qui y participent (Granjon, 2005). Riche d’analyses argumentées et de panoplies interprétatives qui la plupart du temps sont déployées par des entrepreneurs de mobilisation parmi les plus en vue du mouvement altermondialiste, elle retient l’intérêt des journalistes qui y voient d’utiles compléments à leur propre production et matière à renouveler leurs routines interprétatives. Il faut cependant noter qu’à moins de créer à proprement parler l’événement en ayant recours à des modes d’action non routinisés, la réussite de l’utilisation stratégique des médias par les mouvements sociaux dépend également de fortes contraintes extérieures sur lesquelles les agents

de la lutte sociale n’ont finalement que peu de moyens pour faire levier, en particulier en ce qui concerne la gestion du calendrier de l’actualité. Par ailleurs, les professionnels de l’information sont souvent rétifs à la présentation publique d’un cadre d’interprétation construit par les protagonistes des luttes, auquel ils préfèrent une construction personnelle des faits. Les usages stratégiques des médias dominants par les mouvements sociaux et l’existence de ces « liaisons dangereuses » entretenues entre les agents de la conflictualité sociale et ceux du champ journalistique prennent donc aussi forme sur fond de défiance mutuelle et de symbioses conflictuelles (Gitlin, 1980).

La critique des médias dominants Au sein des mouvements sociaux, la critique des médias est de facto une cause entendue et transverse. Ils sont largement considérés comme la courroie de transmission idéologique des intérêts dominants et leurs dysfonctionnements appréhendés comme des effets assez directs de leur concentration économique, de leur financiarisation et de leur dépendance vis-à-vis des lois du marché et du champ politique. Les médias dominants s’éloigneraient ainsi de plus en plus d’un modèle théorique de l’espace public médiatique servant la pluralité et la démocratie. Mais la critique des médias dominants constitue également une cause particulière pour certains groupements qui construisent des mobilisations spécifiques autour des enjeux informationnels. Médias alternatifs, watchdogs, associations de démocratisation de l’accès à l’information, collectifs de militants de l’« internet citoyen et solidaire », etc., ambitionnent de mettre en œuvre leurs propres dispositifs de production d’information et/ou de démocratiser les médias en agissant sur leurs messages, leurs pratiques, leurs organisations et le contexte réglementaire qui les régit. Cette contestation multiforme de l’ordre médiatique est par ailleurs prise dans un ensemble de contradictions qui ont trait à la nécessité de structurer cette critique et de construire des stratégies d’action permettant d’intervenir efficacement dans ce domaine. Elles sont également liées aux tensions qui opposent les tenants d’une critique contre-hégémonique (Acrimed, Media Watch Global, Fairness and Accuracy in Reporting, Observatorio global de medios, etc.) orientant pour l’essentiel leurs revendications vers un contrôle et une réforme radicale de

l’espace public médiatique et les partisans d’une critique expressiviste (Indymedia, Samizdat, Telestreet, Paris-luttes.info, etc.) qui considèrent plus important de construire un espace médiatique alternatif à côté des médias dominants (Cardon et Granjon, 2013). de répondre aux agressions symboliques et à l’oppression idéologique dont ils seraient les victimes. Dénonçant la « marchandisation de la culture et de l’information », « l’homogénéisation de la pensée », la « normalisation de l’imaginable », « l’empoisonnement des consciences » ou encore le « nouveau colonialisme symbolique », elle prône une « décontamination » des médias et revendique un « droit de savoir des citoyens ». En la matière, la défense de l’information en tant que bien public, la revendication d’un exercice libre, contradictoire et pluraliste de l’expression et la défense d’un droit à la communication sont les fondements à partir desquels est envisagée la reconstruction d’un « autre espace médiatique ». Ce que la critique contre-hégémonique des médias n’envisage en revanche qu’à la marge et que le médiactivisme expressiviste met au cœur de ses actions concerne les rapports sociaux qui fondent le travail de production de l’information. En l’occurrence, il s’agit surtout de mettre en avant la nécessité de refonder une pratique médiatique qui ne soit pas en décalage avec les expériences sociales des producteurs d’information : fonder en acte des pratiques visant notamment à dénaturaliser la différence entre émetteurs et récepteurs, producteurs et consommateurs. La critique expressiviste pose ainsi la nécessité d’un exercice participatif de construction de l’information selon des modalités autogestionnaires qui tranchent avec les normes d’une presse envisagée comme agence de propagande. Les médias alternatifs ont alors pour vocation de décloisonner les savoirs et les publics et de révéler les antagonismes sociaux à partir d’outils de production dont les référents ne sauraient être ceux des médias dominants (verticalité, objectivité, professionnalisation, massification, etc.), même passés aux mains des forces progressistes.

L’émergence d’un militantisme producteur et diffuseur d’information enjeux structurels du système médiatique. La critique et la dénonciation des médias dominants gardiens de l’ordre social s’accompagne également

de la mise en œuvre de médias de la critique et de pratiques alternatives de communication dont l’objectif est d’assurer a minima le contrôle des structures d’interprétation et des cadres de perception de l’injustice sociale. Les initiatives en ce sens se sont multipliées ces dernières années, révélant l’émergence d’un militantisme informationnel (c’est-à-dire une activité militante centralement orientée vers la production et/ou la diffusion d’information). Ces formes spécifiques de mobilisation se sont intéressées aux technologies numériques d’information et de communication (TNIC) les plus récentes et en particulier à l’informatique connectée, qui a permis un renouvellement de la gestion symbolique de la conflictualité sociale en apportant à ceux qui se mobilisaient des moyens d’expression inédits (Granjon, 2001). Internet a ouvert de nouveaux processus collectifs d’énonciation. Le « réseau des réseaux » est ainsi devenu un outil essentiel, afin d’ouvrir de nouveaux modes de participation à l’action collective, d’élargir le spectre des participants aux dynamiques protestataires, ou encore de faciliter la tenue de mobilisations, parfois de grande ampleur et de haute intensité. Si le mouvement altermondialiste s’est, par exemple, appuyé sur le mail, les listes de diffusion, les systèmes de publication ouverts et les blogs, les mouvements les plus récents – constitués de nombreux digital natives –, se sont, de surcroît, emparés des dispositifs du Web 2.0 (sites de réseaux sociaux, User-Generated Content, etc.), au point que les productions de la conflictualité sociale (par exemple les vidéos de manifestation) se retrouvent, aujourd’hui, davantage sur des plateformes commerciales que sur des dispositifs médiatiques militants.

Mobilisations numériques présidents Ben Ali (Tunisie) et Moubarak (Égypte), ou encore dans les mouvements dits « de crise », à l’instar d’Occupy ou des Indignés. Les TNIC supportent, en effet, durant des périodes d’instabilité sociale et politique, la possibilité de nouvelles interactions entre individus engagés et le déploiement de formes de visibilité et d’adresse qui n’étaient pas nécessairement à l’œuvre auparavant. Mais elles font également partie du répertoire des instruments nécessaires à l’entretien des logiques contestataires durant les périodes ordinaires de basse ou moyenne intensité, notamment s’agissant des capacités de mobilisation. Le développement des

usages de l’informatique connectée a ainsi conduit au renouvellement des modalités de production, de circulation et d’appropriation des informations et des savoirs militants, permettant que soit reposée la question de la construction symbolique des antagonismes sociaux. Cette dernière repose présentement sur des formes énonciatives et réceptives plus bigarrées et plus individualisées, qui résonnent davantage avec les logiques de défiance de plus en plus prononcées vis-à-vis des grands collectifs hiérarchisés, des institutions démocratiques et des élites politico-médiatiques, produits des politiques représentatives (Granjon et al., 2017). Davantage qu’une simple infrastructure, le « réseau des réseaux » tend à redéfinir les frontières de l’action collective et la nature des modes de résistance et de contestation. Aussi, Bruce Bimber et ses collègues (2005) avancent qu’internet ouvre de nouvelles formes de mobilisation dont l’étude permettrait d’éclairer plusieurs aspects fondamentaux de l’action collective qui, jusqu’alors, avaient été peu ou mal théorisés, comme les conditions du free-riding ou les formes d’organisation. À l’évidence, décrire, expliquer, comprendre et juger des modalités concrètes de déploiement de la conflictualité sociale oblige aujourd’hui à prendre en considération la dialectique sociotechnique qui nourrit les politiques du conflit à l’ère du numérique.

Bibliographie BIMBER Bruce, FLANAGIN Andrew J. et STOHL Cynthia, « Reconceptualizing Collective Action in the Contemporary Media Environment », Communication Theory, 15 (4), 2005, p. 365-388. CARDON Dominique et GRANJON Fabien, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. CHAMPAGNE Patrick, « La vision médiatique », dans Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 61-79. GAMSON William A., Talking Politics, Cambridge, Cambrige University Press, 1992. GITLIN Todd, The Whole World Is Watching. Mass Media and the Making and Unmaking of the New Left, Berkeley (Calif.), University of California Press, 1980. GRANJON Fabien, L’Internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Rennes, Apogée, 2001. GRANJON Fabien, « Attac-info : entre communauté d’action et espace de représentation. Ethnographie d’un média “alter” lors du Forum social mondial 2003 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 79, juillet-septembre 2005, p. 70-76. GRANJON Fabien, PAPA Venetia et TUNCEL Gökçe, Mobilisations numériques. Politiques du conflit et technologies médiatiques, Paris, Presses des Mines, 2017.

NEVEU Érik, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996.

Fabien Granjon Voir aussi Analyse des cadres · Opinion publique · Répertoire d’action

Militants par conscience toujours assez de mécontentement dans une société pour générer du mouvement social. Dans le contexte de la multiplication des mouvements sociaux, durant les années 1960 aux États-Unis, les initiateurs du courant de la mobilisation des ressources posent notamment, au centre de leur programme de recherche, le problème du passage à l’action collective pour des groupes (à l’instar des Noirs américains) exclus de la représentation des intérêts dans le modèle pluraliste américain. Démunis des ressources suffisantes pour s’organiser, ces groupes sont intrinsèquement dépendants du soutien de « tierces parties » et de l’injection de ressources exogènes. Ces soutiens font ainsi sensiblement baisser les coûts de la participation et, par voie de conséquence, augmentent les chances de participation au mouvement social.

Le rôle des soutiens extérieurs dans la structuration des organisations de mouvement social On l’aura compris : la question des militants par conscience se situe bien au cœur d’un modèle qui, dans la filiation olsonienne, est centré sur les intérêts ainsi que sur les entrepreneurs de protestation. Au point de départ du questionnement se trouve le problème de l’accumulation et de l’agrégation préalable de ressources (le temps et l’argent principalement) nécessaires à la structuration des organisations de mouvement social qui « portent » les revendications des populations directement concernées par une situation qu’elles veulent transformer. C’est donc dans ce cadre utilitariste que le courant de la mobilisation des ressources va spécifiquement s’intéresser non seulement aux coûts et aux rétributions des engagements,

mais aussi aux adhérents ainsi qu’aux types d’acteurs « externes » qui pourvoient en ressources nécessaires à l’émergence des mouvements sociaux. pas de bénéfices directs de l’accomplissement de l’action (c’est pourquoi les auteurs les qualifient de soutiens « par conscience ») à la différence de la masse des adhérents bénéficiaires qui, eux, sont directement intéressés par la satisfaction des revendications du mouvement. Les contributeurs par conscience sont ainsi définis comme « les individus et les groupes qui font partie du mouvement social approprié mais qui ne se dressent pas pour bénéficier directement de l’accomplissement du but de l’organisation du mouvement social » (1977, p. 1221). Par la suite, McCarthy et Zald continueront de raffiner leur typologie militante : à côté des adhérents bénéficiaires, des publics spectateurs (bystander publics), des opposants au mouvement, ils distingueront les « adhérents par conscience » (qui, tout en étant relativement pauvres en ressources, ne sont pas pour autant directement intéressés à l’accomplissement des buts du mouvement) des « contributeurs par conscience » (qui, bien que toujours non directement bénéficiaires, ont des ressources à injecter dans la protestation).

Les distinctions organisationnelles des mouvements sociaux professionnalisées dans la prise en charge des intérêts, par des contributeurs par conscience). Ces différentes organisations dans une même « industrie de mouvement social » peuvent entrer dans des jeux de conflit(s), de coopération(s), ou encore d’associées rivales. On citera notamment le mouvement des chômeurs des années 1990 en France qui, dans ses premiers moments, a vu s’opposer – partiellement – une organisation « professionnalisée » comme Agir ensemble contre le chômage (AC !) composée de très peu de chômeurs mais essentiellement de militants syndicaux, universitaires, intellectuels mobilisés sur la question de la lutte contre le chômage et, de l’autre, trois autres organisations (Mouvement national des chômeurs et précaires, CGT-Chômeurs, APEIS) composées pour leur majeure partie de sans-emploi luttant pour l’amélioration des conditions matérielles et institutionnelles d’existence des chômeurs et, plus généralement, du système d’indemnisation du chômage (Unédic). Ce

clivage renvoie plus théoriquement sine qua non du passage à la mobilisation. Ce qui autoriserait, comme le rappelle Cécile Péchu dans le cas des sans-logis (2006), une troisième distinction entre d’un côté les « mouvements de pauvres » (autrement dit : ceux qui sont initiés et animés par les populations nécessiteuses elles-mêmes) et de l’autre les « mouvements pour les pauvres » (à savoir les organisations à des rapports différenciés à l’urgence économique et à la pression matérielle que les « militants par conscience » d’AC ! ont dû intégrer progressivement dans leur stratégie d’action. Il les a menés à un repositionnement idéologique plus « fédérateur » pour parvenir à nouer des alliances durables avec les autres organisations de chômeurs.

Les motivations à l’engagement et les rétributions du militantisme ou, si l’on veut, leur(s) intérêt(s) dans l’action. Et la question se pose immédiatement : qu’est-ce qui fait courir ces militants qui n’ont rien à « gagner » directement dans la satisfaction des buts du mouvement ? Ou, pour le dire dans les termes de Pierre Bourdieu (1994, p. 149-167), quels sont leurs intérêts au désintéressement et/ou à la solidarité ? puisqu’il ne ressemble jamais, socialement, culturellement, politiquement à ceux dont il plaide la défense et ne retire jamais les mêmes profits que ces derniers [les démunis]. Le travail de mobilisation et de représentation est toujours un travail de vraisemblance » (Collovald, 2002, p. 198).omnibus : tous les militants agissent pour des raisons matérielles ou symboliques qu’il est toujours facile de leur imputer ex post. Finalement, les usages les plus incontrôlés du « militantisme par conscience » rappellent l’heureuse expression d’Annie Collovald qui parle de « notion à écran total », faisant davantage obstacle à l’analyse sociologique qu’elle ne permet d’éclairer la réalité de la diversité des investissements militants. Celle-ci a d’ailleurs développé une critique virulente de cette notion de « militantisme par conscience » qu’elle décrit comme « un label chic » d’un problème ancien à savoir celui de la délégation et de la représentation politique des groupes sociaux. Elle écrit très justement : « tout militant est un militant “par conscience”

La notion de « militantisme par conscience » ouvre de nombreuses perspectives de recherche défendre. Militant par conscience certes. Mais « conscience » de quoi au juste ? Sans oublier de répondre sociologiquement au comment et au pourquoi de tel(s) ou tel(s) dévouement(s) à un moment précis d’une trajectoire individuelle elle-même enchâssée dans une conjoncture historique précise. C’est ce faisceau d’interrogations complexes que proposait déjà durant les années 1980 Emmanuelle Reynaud, évoquant le « militantisme moral » (Reynaud, 1980). Aussi la notion de « militant par conscience » est-elle d’un usage à « haut risque » surtout si l’analyste, trop pris dans un rapport non neutralisé à son objet d’étude, abdique devant le discours desdits militants toujours prompts à (sur)valoriser leur inclination à la solidarité « naturellement spontanée », à vivre leur engagement dans l’enchantement de « l’évidence » et à mettre en avant leur désintéressement.programme de recherche pour l’analyste des mouvements sociaux et des engagements militants. D’une part, elle invite à penser l’hétérogénéité interne des mouvements de « pauvres en ressources », à repérer les types d’alliances stratégiques qui se nouent entre les bénéficiaires et leurs soutiens « par conscience », à être attentif aux configurations/reconfigurations organisationnelles et militantes qui s’opèrent dans la dynamique même des mouvements sociaux. La caractérisation des relations qui unissent les différentes catégories de militants et l’attention portée aux transformations que de telles relations peuvent subir au cours d’une mobilisation (apparition de dissensions internes sur le ou les objectif[s] de la lutte, divergences sur les formes d’action à adopter, etc.) conduisent à réfléchir sur la trajectoire suivie par un mouvement social (par exemple, sur le cas des prostituées, voir Mathieu, 2001). D’autre part, la pertinence de la notion se mesure surtout à son degré de problématisation sociologique ou, pour le dire autrement, à l’intensité de l’intérêt accordé aux logiques tout autant sociales que politiques du « militantisme par conscience ». Comme l’a notamment fait de façon exemplaire Johanna Siméant à propos de la « cause des sans-papiers » (Siméant, 1998), il s’agit bel et bien d’explorer in concreto les affinités politiques et les proximités sociales entre tel(s) type(s) de militants « par

conscience » (à la fois dans leurs propriétés et leurs trajectoires sociales) et les propriétés des groupes sociaux qu’ils se proposent justement de pauvres, fondé sur des dominations incorporées et de profondes inégalités socio-culturelles, résiste à tout empowerment ou d’agency qui ont connu un succès fulgurant, d’abord chez les activistes féministes radicales issues des pays en voie de développement, puis au sein d’une myriade de communautés le plus souvent anglo-saxonnes. Initialement, au cours des années 1970 et 1980, les promoteurs de l’empowerment pensaient qu’il était possible pour les groupes sociaux plus dominés et discriminés de subvertir les rapports de domination genrée, d’abord, mais aussi de classe et de race voire de nationalité par un processus de « conscientisation » politique (Calvès, 2009). Le militantisme par conscience n’a en ce sens plus de raison d’être, dès lors que tous les dominés peuvent, par les vertus de l’empowerment, acquérir autonomie et conscience militante. Des initiatives locales comme le microcrédit ont pu aboutir. Mais l’ambitieux programme à tonalité révolutionnaire reste lettre morte à ce jour. En effet comment expliquer alors que les inégalités économiques explosent dans la longue durée (Piketty, 2013) ? Comment rendre compte que, dans toute société, l’ordre social et politique se reproduit (presque) à l’identique bon an mal an ? Pourquoi les dominés acceptent, dans leur écrasante majorité, leur sort ? Il semble évident que l’habitus « docile » des empowerment. Cette notion a fait l’objet de solides et sévères critiques montrant qu’elle n’avait aucune définition stabilisée et qu’elle était sujette à tous les usages même les plus improbables. Ainsi, ironie de l’histoire, la théorie de l’empowerment est mobilisée dans les rapports officiels de la Banque mondiale dans une version évidemment compatible avec le dogme néolibéral : le pauvre n’a alors plus rien du révolté prêt à en découdre collectivement avec les puissants. Il est devenu un simple atome social acquis à la loi du marché. Si le militantisme par conscience pose de réelles questions de recherche, la notion d’empowerment relève quant à elle plus d’une vision populiste des dominés.

Bibliographie BOURDIEU Pierre, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994. CALVÈS Anne-Emmanuèle, « Empowerment : Généalogie d’un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, 4, 2009, p. 735-749.

COLLOVALD Annie, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », dans Annie Collovald (dir.), L’Humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, PUR, 2002, p. 177-229. GAMSON William, The Strategy of Social Protest, Belmont (Calif.), Wadsworth Publishing, 1975. LIPSKY Michael, « Protest as Political Resource », American Political Science Review, 62 (4), 1968, p. 1144-1158. MATHIEU Lilian, Mobilisations de prostituées, Paris, Belin, 2001. MCCARTHY John D. et ZALD Mayer N., « Resource Mobilization and Social Movements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, 82 (6), 1977, p. 1212-1241. OLSON Mancur, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 [1 re éd., 1965]. PÉCHU Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. PIKETTY Thomas, Le Capital au XXI e siècle, Paris, Seuil, 2013. REYNAUD Emmanuelle, « Le militantisme moral », dans Henri Mendras (dir.), La Sagesse et le désordre, Paris, Gallimard, 1980, p. 271-286. SIMÉANT Johanna, La Cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.

Emmanuel Pierru Voir aussi Mobilisation des ressources · Spontanéisme

Mobilisation des élites Si les sociologues des mouvements sociaux ont pu s’intéresser aux causes réactionnaires, en abordant les « croisades morales » ou les « contremouvements », ils se sont en revanche plus rarement penchés sur les mobilisations des classes supérieures ou des élites. La définition des « mouvements sociaux » s’est, en effet, progressivement focalisée sur des mobilisations visant le changement social, entretenant une relation de confrontation à l’État et recourant à des formes non institutionnelles de protestation. L’action des groupes représentant les élites sociales et économiques apparaît dans ce cadre, en quelque sorte naturellement, hors sujet, relevant de catégories connexes (groupe d’intérêt, lobby, etc.). Pourtant, pour comprendre les logiques des conflits sociaux, il paraît préjudiciable d’ignorer ces groupes et les intérêts qu’ils incarnent. D’abord parce les mobilisations progressistes des groupes subalternes sont justement suscitées par les modalités mêmes de la représentation des intérêts des groupes dominants, qui monopolisent l’accès aux espaces institutionnels. Les mouvements sociaux des dominés sont en ce sens déjà des « contremouvements » des mobilisations de dominants. Ensuite, ces mobilisations sont rarement perçues comme telles, qu’elles soient occultées ou qu’elles paraissent inutiles (la domination se reproduisant d’elle-même). Or la légitimation des relations de domination est toujours accessible à la critique et doit faire l’objet d’un travail essentiel, mais parfois invisible, que les sciences sociales doivent prendre comme objet. Enfin, parce que les groupes dominants n’agissent pas uniquement pour leurs propres intérêts mais parfois aussi pour soutenir, et parfois reformuler, les revendications des dominés. Ce soutien des élites, pourtant si central dans les analyses anglo-saxonnes de la « mobilisation des ressources » et du « processus politique », doit également être exploré pour saisir en quoi, et dans quel

sens, il peut infléchir et façonner les mouvements sociaux et leur développement.

Un répertoire institutionnel susceptibles de monnayer leurs savoir-faire et leurs réseaux de relation à ceux qui peuvent les rémunérer (Courty, 2018).think tanks ultra-libéraux défendant le désengagement de l’État (comme le Cato Institute financé par la famille Koch aux États-Unis) en constituent d’excellents exemples. Le capital économique constitue, enfin, une dernière ressource indispensable pour financer une activité continue de veille, d’expertise et de représentation des intérêts. La multiplication des agences de lobbying ou d’« affaires publiques », en France comme aux États-Unis, manifestent que la représentation des intérêts est aussi une affaire de professionnels,

Les élites dans la rue ? Il serait cependant erroné de penser l’action des groupes sociaux dominants sur le seul registre de l’exceptionnalité et de considérer que le registre institutionnel serait incompatible avec le recours à une action collective plus confrontative (Goldstone, 2004). Les élites peuvent aussi recourir à des formes d’action non institutionnelles : création de grassroots organizations, occupation de rue, blocage et obstruction, etc. Le recours à la violence des élites blanches ségrégationnistes des États du Sud des ÉtatsUnis, alors que les militants des droits civiques promeuvent la nonviolence, ou encore l’occupation massive de la rue par les militants antimariage pour tous en France (2012-2013) en constituent deux bonnes illustrations. Le recours à la rue peut en particulier constituer une stratégie de lobbying pour tenter de susciter artificiellement des « mobilisations citoyennes » qui viennent conforter les intérêts sectoriels d’industriels, comme la pratique d’astroturfing des lobbies industriels européens qui tentent, avec l’aide d’agences de relations publiques, de fabriquer du soutien populaire à leur cause (Laurens, 2015). De même, il serait trompeur de considérer que les classes dominantes n’ont pas besoin d’être mobilisées. Le renouveau des mouvements conservateurs et chrétiens américains dans l’après-guerre, loin de constituer

une réaction spontanée, et irrationnelle, de groupes en lutte contre la modernité, s’est appuyé sur l’activisme d’entrepreneurs déployant des répertoires d’action et de mobilisation originaux, finalement assez proches de ceux dont usent les autres mouvements sociaux (McGirr, 2001 ; Rozell et Wilcox, 1996).

Les dominants contre la domination ? mouvements sociaux progressistes, auxquels elles prêtent leur crédit et leurs ressources. La philanthropie constitue, en particulier aux États-Unis, une forme d’action importante depuis la fin du XIX e siècle. Certaines fondations (de la fondation Ford à la Fondation Bill-et-Melinda-Gates) ont ainsi joué un rôle dans le développement des politiques sociales ou des luttes internationales pour les droits de l’homme, contre la faim ou pour la préservation de l’environnement (Zunz, 2012). Elles peuvent contribuer au financement des organisations ou des actions, à les rendre plus légitimes et à ouvrir des opportunités d’accès aux centres de décisions politiques. Les fondations philanthropiques qui soutiennent les mouvements sociaux peuvent toutefois avoir des influences ambiguës sur ceux-ci. Jenkins et Eckert (1986) ont ainsi montré que le patronage des élites avait eu pour conséquence de « canaliser » (channeling) le mouvement noir américain, en favorisant les groupes et les revendications les moins radicales et en concourant à leur professionnalisation – donc à leur institutionnalisation. Bartley (2007) sur la protection de l’environnement montre également comment, en investissant une cause (en l’occurrence la lutte contre la déforestation), les fondations contribuent à l’émergence d’un nouveau champ multi-organisationnel dans lequel se trouvent immergés les mouvements sociaux, ce qui a pour effet de redéfinir leurs objectifs, leurs stratégies et leur répertoire d’action. Enfin, il faut souligner que les fondations, qui captent des ressources publiques (puisque leurs donateurs bénéficient d’importantes déductions fiscales), défendent, contre l’État, l’extension des logiques du capitalisme à la résolution des problèmes sociaux (Bishop et Green, 2008 ; Guilhot, 2006). On pourrait considérer avec Alexandre Lambelet (2016) que la philanthropie constitue alors un véritable outil de contestation pour les élites : contestation de l’action étatique (en lui déniant le monopole de la

définition de l’intérêt général), mais aussi contestation de la légitimité issue du principe de représentation, qui leur permet d’agir seules, pas toujours pour leurs intérêts mais constamment en leur nom propre et hors du contrôle des institutions politiques démocratiques.

Bibliographie BARTLEY Tim, « How Foundations Shape Social Movements : The Construction of an Organizational Field and the Rise of Forest Certification », Social Problems, 54 (3), 2007, p. 229-255. BISHOP Matthew et GREEN Michael, Philanthrocapitalism : How the Rich Can Save the World, Londres, Bloomsbury Press, 2008. COURTY Guillaume, Le Lobbying en France, Bruxelles, Peter Lang, 2018. GOLDSTONE Jack A., « More Social Movements or Fewer ? Beyond Political Opportunity Structures to Relational Fields », Theory and Society, 33 (3-4), 2004, p. 333-365. GUILHOT Nicolas, Financiers, philanthropes. Sociologie de Wall Street, Paris, Raisons d’agir, 2006. JENKINS J. Craig et ECKERT Craig M., « Channeling Black Insurgency : Elite Patronage and Professional Social Movement Organizations in the Development of the Black Movement », American Sociological Review, 51 (6), 1986, p. 812-829. LAMBELET Alexandre, La Philanthropie, Paris, Presses de Sciences Po, 2016. LAURENS Sylvain, « Astroturfs et ONG de consommateurs téléguidées à Bruxelles. Quand le business se crée une légitimité “par en bas” », Critique internationale, 67, 2015, p. 83-99. MCGIRR Lisa, Suburban Warriors. The Origins of the New American Right, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2001. « Mobilisations conservatrices », Politix, 106, 2014. PROCTOR Robert N., The Golden Holocaust, Berkeley (Calif.), University of California Press, 2012. ROZELL Mark J. et WILCOX Clyde, « Second Coming : The Strategies of the New Christian Right », Political Science Quarterly, 111 (2), 1996, p. 42-65. ZUNZ Olivier, La Philanthropie en Amérique. Argent privé, affaires d’État, Paris, Fayard, 2012.

Éric Agrikoliansky Voir aussi

Contre-mouvement · Croisades morales · Groupes d’intérêt(s)

Mobilisation des ressources Le concept de « mobilisation des ressources » a permis de désigner un courant d’analyse sociologique contribuant de manière décisive au développement des travaux sur les mouvements sociaux, d’abord aux ÉtatsUnis puis au plan international. Son rôle a été central dans la définition de nouvelles orientations de recherche et dans la cristallisation de cette branche de la discipline. Cet incontestable succès ne doit pas pour autant conduire à imputer à ce courant une unité qu’il n’a jamais connue : on peut, en effet, distinguer autour d’un noyau commun plusieurs variantes, dont l’apport spécifique mérite d’être relevé.

La mobilisation comme problématique centrale on est en mesure de différencier trois variantes principales, sur lesquelles on reviendra. Mais il faut noter qu’elles partagent une conception commune de la mobilisation, envisagée comme processus dynamique et, de ce fait, irréductible à de simples questions de niveau. Enfin, les chercheurs de ce courant ont proposé un nouveau type de regard sur les « acteurs » mêmes des mobilisations : à ceux-ci, il conviendrait d’appliquer non pas une psychologie sociale élaborée, faisant une large place à l’irrationalité, mais une approche « classique » en termes de rationalité.

Les trois dimensions de la « mobilisation des ressources » La première variante de la perspective de la « mobilisation des ressources », aujourd’hui considérée comme « classique », a été formulée par Anthony Oberschall (1973). Abordant de front le paradoxe de l’action

collective, Oberschall met l’accent sur le degré d’organisation interne de la collectivité mobilisable, qu’il soit de nature associative ou communautaire : lorsque celui-ci est élevé et que de surcroît la collectivité étudiée est « segmentée », c’est-à-dire coupée des centres de pouvoir et donc dans l’incapacité de transmettre aisément ses doléances aux autorités en place, la propension de ses membres à la mobilisation est forte. Oberschall établit ainsi un lien entre les aspects structuraux des collectivités et le recrutement des individus. En même temps, la dimension conflictuelle de la mobilisation est soulignée : celle-ci est tournée contre les détenteurs du pouvoir et revêt un caractère foncièrement contestataire. réorientation de l’analyse aurait pour effet, d’après McCarthy et Zald, de « remettre Olson sur ses pieds » (1977). Il s’agit à coup sûr d’une solution originale, même si McCarthy et Zald ont surestimé le poids des « mouvements sociaux professionnels » durant les années 1960. Cette deuxième variante peut être qualifiée d’« économiciste », dans la mesure où ces auteurs privilégient la dimension contourner le paradoxe olsonien avec leur insistance sur les « mouvements sociaux professionnels ». Ce ne sont pas, en effet, les bénéficiaires potentiels qui se mobilisent dans ce type d’organisation mais des soutiens extérieurs, à savoir, selon l’expression des deux auteurs, des « membres et des sympathisants par conscience » (conscience constituents and adherents) sous la direction de leaders qui sont de véritables entrepreneurs politiques. Cette instrumentale des ressources et procèdent à une transposition au domaine des mouvements sociaux de notions tirées de l’économie, comme celles d’« industrie » et de « secteur ». des éléments restés négligés dans le courant de la mobilisation des ressources.From Mobilization to Revolution, offrant le grand intérêt de replacer les mobilisations dans un contexte politique. L’attention est ainsi attirée sur les divers types de coalitions susceptibles de se former entre différents membres de la « politie » mais aussi, pour tenter de compenser des déséquilibres de pouvoir, entre tels ou tels membres et des parties contestataires (challengers) qui cherchent pour leur part à entrer dans le système politique. Ces jeux potentiels de coalitions pèsent sur les chances de mobilisation de groupes spécifiques, tout comme la stratégie adoptée par le gouvernement, qui peut laisser se développer les tentatives de mobilisation (facilitation) ou au contraire entreprendre de les « tuer dans l’œuf » (repression). C’est l’interaction de la collectivité mobilisable avec son environnement politique qui est ici placée au cœur de l’analyse. Si l’on

admet l’existence de cette troisième variante, il paraît légitime de considérer que dans son livre fondamental de 1982, Doug McAdam pousse jusqu’à son terme la perspective de la « mobilisation des ressources » en réunissant dans son modèle la branche représentée par Oberschall avec son insistance sur l’organisation et la branche liée à Tilly, auquel McAdam a précisément emprunté l’expression de « political process ». Mais il convient également de souligner qu’en ajoutant à son modèle une troisième dimension, la dimension cognitive, McAdam introduit un facteur et

Les apports de ce courant d’analyse sociologique L’influence exercée globalement par la « mobilisation des ressources » a été incontestable. Pendant une vingtaine d’années le modèle dominant s’est clairement situé dans le prolongement des travaux novateurs d’Oberschall, d’une part, de McAdam, de l’autre. L’attention portée aux « structures et organisations mobilisatrices » (première dimension) est un héritage direct de la « mobilisation des ressources ». Et l’intérêt pour la « structure des opportunités politiques » (deuxième dimension) n’aurait sans doute pas été aussi vif sans la « redécouverte du politique » à laquelle ont procédé les auteurs de ce courant. Certes, la troisième dimension, souvent désignée par l’expression « processus de cadrage » (framing processes), a contribué à un renouveau des recherches sur les aspects proprement psycho-sociaux des mobilisations, mais les principaux protagonistes ont moins cherché à se dissocier de la « mobilisation des ressources » qu’à compléter son apport. simplement données mais doivent être préalablement reconnues par les agents concernés (Fillieule, 1997). L’asymétrie empiriquement relevée, selon laquelle les acteurs confrontés à une menace réagissent généralement avec plus de rapidité et d’intensité que face à une opportunité supposée, est de ce point de vue hautement significative. On est, semble-t-il, entré dans une phase de recomposition, qui tend à ébranler les certitudes passées. Mais il y a un priorité accordée à l’aspect utilitaire des ressources pouvait avoir de réducteur. À l’encontre de cette vision foncièrement instrumentale des ressources, les chercheurs sont devenus plus sensibles à ce que nous avions appelé, il y a déjà longtemps, la « mobilisation des loyautés ». Ils ont pris davantage en compte les dimensions normatives de l’engagement (Chazel, 2003). Dans le même sens, la conception de la rationalité mise en œuvre

dans le cadre de la « mobilisation des ressources » est apparue trop étroite : le champ de la rationalité ne se rapporte pas au calcul de l’utilité espérée. Enfin, si importantes que puissent être les organisations, il faut encore qu’elles soient, pour acquérir toute leur efficacité potentielle, appropriées par les acteurs comme instruments de lutte. Le biais structural auquel le courant de la mobilisation des ressources a pu être enclin s’est révélé encore plus fâcheux dans le cas des « opportunités politiques » : celles-ci ne sont pas acquis de la mobilisation des ressources qui paraît échapper à toute remise en cause, à savoir la nécessité d’analyser de près le niveau mésosociologique – les caractéristiques propres de la collectivité ou du groupement mobilisable et de son interaction avec l’environnement – pour comprendre et expliquer les mobilisations collectives qui ne sauraient directement se déduire des évolutions de la société globale.

Bibliographie CHAZEL François, « Les mouvements sociaux », dans Raymond Boudon (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 263-312. CHAZEL François, « Social Movements, Sociology of », International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Oxford, Elsevier, 2001, p. 14371-14375. CHAZEL François, « La mobilisation politique » [1975], « La place du politique dans les mobilisations contestataires » [1993] et « Les ajustements cognitifs dans les mobilisations collectives » [1997], dans François Chazel (dir.), Du pouvoir à la contestation, Paris, LGDJ, 2003. FILLIEULE Olivier, Stratégies de la rue. Les manifestations en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. MATHIEU Lilian, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique, 52 (1), 2002, p. 75-100. MCADAM Doug, Political Process and the Development of Black Insurgency, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 1982. MCCARTHY John et ZALD Mayer N., The Trend of Social Movements in America : Professionalization and Resource Mobilization, Morristown (N. J.), General Learning Corporation, 1973. MCCARTHY John et ZALD Mayer N., « Resource Mobilization and Social Movements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, 82 (6), 1977, p. 12-241 (texte repris dans Mayer N. Zald et John D. McCarthy, Social Movements in an Organizational Society, New Brunswick (N. J.), Transaction Books, 1987). OBERSCHALL Anthony, Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1973.

OLSON Mancur, Logique de l’action collective, Paris, PUF, 1978 [1965]. SMELSER Neil J., Theory of Collective Behavior, New York (N. Y.), Free Press, 1962. TILLY Charles, From Mobilization to Revolution, Reading (Mass.), Addison-Wesley, 1978.

François Chazel Voir aussi Analyse des cadres · Choix rationnel · Comportement collectif · Groupes d’intérêt(s) · Leaders · Militants par conscience · Nouveaux mouvements sociaux · Organisations et ressources · Secteur, champ, espace · Structure des opportunités politiques

N

Nouveaux mouvements sociaux Dans un contexte marqué par le déclin de la figure classique du mouvement ouvrier, l’expression « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) désigne, à partir du milieu des années 1960, l’ensemble des formes d’action collective qui se développent en dehors de la sphère industrielle, suggérant une modification significative et généralisée des logiques de mobilisation. Le combat pour les droits des Noirs américains et la montée des revendications écologistes, régionalistes, féministes, pacifistes, étudiantes ou encore homosexuelles, semblent alors augurer, pour certains observateurs, une période caractérisée par l’émergence d’enjeux relativement spécifiques, opposés au système politique et social traditionnel.

Des mobilisations qui facilitent l’individuation des conduites Les tenants de cette thèse mettent en avant un certain nombre de dimensions distinctives, au premier rang desquelles l’identité de ces acteurs, qui échappe en grande partie aux clivages de classes à partir desquels les conflits des sociétés industrielles ont été progressivement structurés et régulés depuis la fin du XIX e siècle. Alors que l’axe droite-gauche est la

traduction politique dominante de cette situation historique – qui constitue le cadre et la matrice du débat démocratique –, ces luttes se réfèrent à des principes différents et reposent le plus souvent sur un sentiment d’appartenance limité à un groupe particulier, dont les propriétés sont parfois définies de manière ascriptive. l’espace public (rapport au corps, sexualité, droit à l’avortement, etc.), ouvrant la voie à des évolutions culturelles majeures, comportant souvent une dimension transgressive. En ce sens, les NMS correspondent avant tout aux attentes de catégories jeunes et éduquées, orientées vers des valeurs dites « postmatérialistes » et la satisfaction des besoins de la personne (Inglehart, 1977). Ces phénomènes ont fait l’objet d’interprétations très contrastées, la plupart des observateurs les considérant comme les manifestations positives d’un désir de participation et, plus fondamentalement encore, d’une conception exigeante de la démocratie, proche des individus concrets, soucieuse de répondre aux défis d’une société ouverte et plurielle. D’autres en ont proposé des versions plus désenchantées, insistant plutôt sur le vide social, le communautarisme et même le tribalisme que ces mouvements incarneraient et favoriseraient. Malgré des divergences considérables, ces analyses ont ceci de commun qu’elles pointent une tendance similaire à la fragmentation, voire à l’atomisation des formes d’action collective et, au-delà, du corps social.

Le positionnement et l’évolution du courant mobilisations qui ont émergé dans la période récente – qu’il s’agisse des « coordinations », du courant altermondialiste, ou encore de la lutte des « sans » (papiers, logis, emploi) – témoignent, à leur tour, d’une volonté de changement, qui a pu leur valoir la qualification de « nouveaux nouveaux mouvements sociaux » (NNMS), illustrant bien le caractère récurrent de ce processus. En fait, les questions d’identité, de valeurs et d’organisation d’un mouvement social ne font jamais complètement table rase du passé, même lorsqu’elles sont définies « contre » ou « à distance » de celui-ci. La sociologie des militants des NMS est de ce point de vue éloquente, mettant en évidence dans bien des cas leur appartenance à des mouvements multiples, plus ou moins jeunes, formalisés et/ou structurés. De la même façon, les mobilisations contre les politiques d’austérité, mises en œuvre

dans un grand nombre de pays européens depuis plusieurs années, s’inscrivent à la fois dans la continuité des luttes nationales traditionnelles, tout en revendiquant et en pratiquant des formes de démocratie directe que facilite l’utilisation des nouvelles technologies de l’information, contribuant ainsi à l’émergence d’un mouvement en partie transnational, proche à bien des égards des NMS (Flesher Fominaya et Cox, 2013).XIX e siècle contre les partis politiques, se donnant alors à voir comme un phénomène qui augurait, lui aussi, de nouvelles pratiques démocratiques, les

Quelques études emblématiques des NMS publiciser des questions longtemps confinées au domaine privé (c’est le cas des violences conjugales ou de la répartition des tâches familiales et ménagères notamment). Profitant, à la suite du mouvement civique des Noirs américains, d’un élan émancipateur globalement favorable à la cause des groupes dominés, les promoteurs des droits des femmes ont d’abord réussi, aux États-Unis puis en Europe, à susciter l’émergence d’une conscience de groupe (XIX e siècle au Royaume-Uni par la lutte des « suffragettes », d’autre part, parce qu’elle a toujours entretenu des liens, plus ou moins étroits, avec des organisations classiques, partisanes ou syndicales par exemple. L’aspiration à l’égalité entre les hommes et les femmes se décline aujourd’hui dans une multitude de domaines, tant sur la scène politique qu’au travail ou dans la sphère domestique, contribuant à consciousness raising) et ensuite à diffuser leurs idées dans des cercles de plus en plus larges, même lorsqu’ils étaient majoritairement contrôlés par des hommes. Grâce à cet effort, les « politiques du genre » et, dans certains cas, un féminisme d’État se sont développés, pour l’essentiel dans les pays anglo-saxons, mais aussi, de façon plus discrète, à l’initiative des institutions de l’Union européenne. De façon similaire, les mouvements revendicatifs écologistes ont pu inciter progressivement à la constitution d’un domaine d’action publique, les deux phénomènes étant à bien des égards complémentaires et cumulatifs. Un peu partout en Europe, les mouvements écologistes se sont répandus à partir du début des années 1970, connaissant dans certains pays, comme en Allemagne et aux Pays-Bas, un vif succès populaire. Qu’elles se concentrent sur la protection de la nature, la défense des animaux ou

l’opposition à l’énergie nucléaire, ces mobilisations ont été sujettes à une forte institutionnalisation, dont témoignent la mise en place de formations politiques et de dispositifs publics spécifiques, spécialisés dans le traitement de ces questions, et la création, aujourd’hui quasi généralisée, de ministères de l’Environnement. C’est en ce sens que l’opposition entre des actions « nouvelles » et « traditionnelles » est à nuancer, les unes suscitant souvent les réponses des autres et se renforçant mutuellement. À l’heure actuelle, l’écologie se déploie d’ailleurs sur toutes les facettes de la participation politique, des partis de gouvernement vers des formes de contestation beaucoup plus radicales et virulentes.

Les critiques du courant et ses tentatives de renouvellement méthodologique Dans l’ensemble, le courant d’analyse des NMS s’est prêté à des systématisations théoriques qui l’ont sans doute empêché de rendre compte de la diversité du réel, difficilement réductible à une grille de lecture dichotomique entre mouvements « anciens » et « nouveaux ». Ce durcissement a favorisé les explications simplificatrices, se prêtant finalement à la réification des premiers comme des seconds. En France, notamment, l’impact de Mai 68 dans la mémoire collective peut expliquer que les mobilisations qui ont suivi aient eu tendance à être évaluées par rapport à cet événement, perçu presque automatiquement comme le moment fondateur d’une nouvelle ère. L’étude des NMS a donc souffert d’une démarche teintée d’évolutionnisme, faisant la part belle au prophétisme et à une conception idéologisante des phénomènes sociaux et politiques. Les mouvements les plus conservateurs, ou réactionnaires, souvent d’obédience religieuse, qui – à l’image des mobilisations antiavortement – se sont eux aussi développés à la même période, ont ainsi généralement été exclus arbitrairement de ce champ d’analyse, au motif sans doute qu’ils auraient remis en cause certains de ses présupposés et notamment sa visée émancipatrice (Pichardo, 1997). Par ailleurs, des conclusions de portée générale ont été tirées d’un nombre de cas inscrits dans un cadre géographique et culturel relativement spécifique, puisque la plupart de ces mouvements ont été observés dans les sociétés d’Europe de l’Ouest.

confrontation de leur expérience avec d’autres interlocuteurs (partenaires, adversaires), dessinant par là même les contours de la société dans laquelle ils se projettent. Cette approche a été abondamment critiquée et n’a pas résisté au verdict du temps, les NMS se singularisant davantage par leur émiettement et leur éclatement que par leur capacité à déboucher sur un enjeu global. Malgré ses errements, la contribution de la sociologie d’inspiration tourainienne aura été décisive, constituant dans le domaine de l’analyse des (nouveaux) mouvements sociaux l’un des rares courants scientifiques français connus et influents à l’étranger. Aujourd’hui, les héritiers de cette tradition ont entièrement renversé la problématique initiale – prenant acte de la déliquescence des expressions classiques de la question sociale – et cherchent à tirer les conséquences de cette situation, notamment sur les conduites des jeunes dans les banlieues déshéritées, sur les manifestations de religiosité ou de communautarisme, ou encore sur la prolifération des actes terroristes et/ou racistes. À travers la multiplicité de ces phénomènes, s’élabore ainsi une sociologie valorisant non plus le rôle des idéologies globalisantes, des organisations ou des classes sociales, mais plutôt « l’expérience du sujet ».

Bibliographie CALHOUN Craig, « “New Social Movements” of the Early Nineteenth Century », Social Science History, 17 (3), 1993, p. 385-427. DALTON Russell et KUECHLER Manfred (eds), Challenging the Political Order : New Social and Political Movements in Western Democracies, Oxford, Oxford University Press, 1990. FLESHER FOMINAYA Cristina et COX Laurence (eds), Understanding European Movements : New Social Movements, Global Justice Struggles, Anti-Austerity Protest, Londres, Routledge, 2013. INGLEHART Ronald, The Silent Revolution : Changing Values and Political Styles among Western Publics, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1977. KRIESI Hanspeter, KOOPMANS Ruud, DUYVENDAK Jan Willem et GIUGNI Marco, New Social Movements in Western Europe : A Comparative Analysis, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1995. LARAÑA Enrique, JOHNSTON Hank et GUSFIELD Joseph (eds), New Social Movements : From Ideology to Identity, Philadelphie (Pa.), Temple University Press, 1995. MELUCCI Alberto, « The New Social Movements : A Theoretical Approach », Social Science Information, 19 (2), 1980, p. 199-226. NEVEU Érik, « De “nouveaux” mouvements sociaux ? », Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2015, p. 60-69.

PICHARDO Nelson A., « New Social Movements : A Critical Review », Annual Review of Sociology, 23, 1997, p. 411-430. TOURAINE Alain, La Voix et le Regard, Paris, Seuil, 1978.

Didier Chabanet Voir aussi Cycle de mobilisation · Identité collective · Intervention sociologique · Répertoire d’action

O

Observation ethnographique reconstruction, telles que les « significations implicites » des pratiques militantes (Lichterman, 1998 ; Combes a posteriori ou indirectement sans éviter les effets de et al., 2011).

La place de l’ethnographe et sa perception au sein de l’organisation étudiée Comme sur d’autres terrains, l’ethnographie des mobilisations collectives confronte le chercheur au problème de la place qu’il pourra occuper, difficilement définissable à l’avance. Tout d’abord en raison de la diversité des formes ou des caractéristiques que peuvent présenter les groupes mobilisés : plus ou moins résistants à l’objectivation, plus ou moins organisés, plus ou moins clandestins, au recrutement plus ou moins ouvert, aux effectifs plus ou moins importants, etc. Ensuite, la position de l’observateur varie non seulement selon ses propriétés et dispositions personnelles, mais aussi en particulier selon trois éléments : le degré de familiarité avec le terrain investi, le degré de publicisation de son statut d’enquêteur et le degré d’engagement au sein de la mobilisation. L’observateur peut avoir fait partie du milieu étudié antérieurement à son

étude. En ce cas, il le connaît déjà de l’intérieur et pourra anticiper la posture appropriée tout en tirant profit des observations déjà effectuées. Mais il devra aussi trouver les moyens d’acquérir une certaine extériorité par le regard. Si le milieu lui est moins connu, il lui faudra œuvrer à le rendre familier, tout en familiarisant ses membres à sa présence, sans omettre pour autant de consigner les impressions de la découverte, souvent jugées naïves après-coup, mais pourtant précieuses pour apprécier l’évolution du regard et ne pas laisser s’effacer tout ce qui sera considéré comme allant de soi une fois l’œil éduqué. les acteurs soient au courant. Ensuite, parce que ces derniers construisent souvent leur propre lecture du statut du chercheur. Dans tous les cas, se pose le problème du degré d’implication de l’ethnographe. Sa distance à l’objet et la place qu’il occupe au sein du milieu étudié ne sont pas choisies par lui seul, mais coconstruites par le groupe (Broqua, 2009). À son arrivée, sa position est rarement créée de toutes pièces. Ses attentes doivent alors s’ajuster aux contraintes imposées par la structure de l’organisation et aux réactions de ses membres. Et le rôle choisi ou assigné n’est jamais stabilisé mais soumis à des variations plus ou moins fortes ou contrôlables. La place qu’il est permis à l’observateur d’occuper traduit la façon dont il est perçu en même temps qu’elle révèle l’organisation sociale du groupe. Comprendre ces processus peut aider à analyser les logiques de la mobilisation. Quelles sont les conditions de l’intégration ? Quelles sont les raisons du sort réservé à l’ethnographe, qu’il soit par exemple poussé à s’engager ou que l’on cherche à l’écarter ? Cécile Péchu (2006) montre que l’ethnographe peut être l’objet d’avis différents au sein d’une même association, ce qui éclaire certaines de ses logiques – ici, dans le cas de DAL, la cohabitation de plusieurs générations militantes aux caractéristiques distinctes.

Les formes et les effets de l’implication ethnographique ou par le risque de se fermer les portes d’acteurs concurrents. L’immersion et la participation au sein d’une mobilisation posent ainsi avec acuité la question classique de l’« engagement » du chercheur, au sens non seulement ethnographique mais également militant du terme. L’ethnographe se trouve souvent soumis à une tension en forme de double contrainte :

exigence de « neutralité axiologique » et exigence d’« engagement ». La critique de l’implication de l’ethnographe en terrain militant peut prendre différentes formes. En 1972, l’anthropologue Gérard Althabe est accusé d’avoir été partie prenante, à Madagascar, des insurrections rurales puis urbaines qui viennent de renverser le régime mis en place par les Français après l’indépendance. Dès lors, la direction de l’Orstom lui interdit toute nouvelle affectation en Afrique. Alban Bensa, qui fut critiqué pour avoir mélangé les genres en soutenant le mouvement kanak en NouvelleCalédonie, durant les années 1980, a réussi, pour sa part, à faire valoir la légitimité de sa démarche et la portée heuristique de son engagement. Dans un tout autre contexte, une trop forte empathie a été reprochée à Faye Ginsburg (1992) au moment de la présentation des résultats d’une enquête sur des femmes engagées dans le mouvement pro-vie aux États-Unis. Souhaitant montrer qu’elles mobilisaient des arguments proches du féminisme, elle a choisi de restituer leurs témoignages dans le langage de ses pairs ethnologues, majoritairement pro-choix. Accusée de trop adopter le point de vue de ces femmes ou de surinterpréter leurs propos, elle a choisi ultérieurement de restituer de larges extraits d’entretiens pour donner à voir, avec un effet plus concluant, ce qu’elle avait seulement tout d’abord voulu « traduire ».et al., 1986). Agissant en terrain moins conquis encore, en France cette fois, Magali Boumaza (2001) a réalisé une observation ethnographique des activités militantes plus ou moins formelles de jeunes frontistes sans camoufler ses opinions politiques pourtant diamétralement opposées aux leurs. Le degré d’engagement ne détermine pas mécaniquement la « bonne distance » nécessaire au travail d’objectivation et la participation active à une mobilisation n’est pas incompatible avec son analyse distanciée. Mais elle pose parfois des problèmes plus ou moins spécifiques tels que le dilemme de l’engagement dans des actions jugées violentes ou des pratiques illégales (Thorne, 1979), qui peuvent le cas échéant mener l’ethnographe au poste de police, voire en prison. Quel que soit son degré de participation, l’ethnographe redoute souvent l’impact de sa présence sur les événements qu’il voudrait observer sans en influencer le cours. Mais certains auteurs contestent la fausse évidence des effets perturbateurs de la présence de l’observateur. Ici encore, cela dépend du terrain et du rôle endossé. De manière en apparence paradoxale, c’est l’absence de participation qui peut parfois perturber le groupe, et en retour l’ethnographe (Péchu, 2006). En effet, dans les groupes militants, l’accueil

d’un observateur est problématique à différents égards. Tout d’abord, la posture distanciée vis-à-vis des bénéficiaires de la mobilisation (qui sont aussi parfois les mobilisés) représente souvent précisément ce qui est combattu. Ensuite, le contrôle des représentations publiques du mouvement ou des catégories qu’il entend incarner constitue un enjeu de luttes, où le chercheur peut se trouver pris en tant qu’acteur concurrentiel – problème éventuellement réactivé à l’occasion de la restitution. Enfin, les organisations militantes entretiennent souvent un rapport particulier aux différentes formes de surveillance qu’elles peuvent subir ou simplement redouter. Du coup, l’ethnographe se trouve souvent lui-même surveillé, ce qui renforce son inconfort, et parfois son désir d’offrir une contrepartie à sa présence, qui peut prendre la forme d’un engagement accru. Le fait d’être identifié comme militant peut alors améliorer les conditions d’enquête, comme il peut les dégrader, par une sollicitation toujours plus forte,

La réflexion sur les axes d’observation des mobilisations pas qu’elles jouent un rôle dans la connaissance. En amont de la démonstration, se pose la question du degré d’élaboration théorique qui guide les observations. Alors que l’observation ethnographique est souvent considérée comme relevant d’une démarche empirique de nature inductive, certains auteurs jugent préférable une problématisation de l’objet préalable ou concomitante au travail de terrain. Paul Lichterman (2002) recommande notamment une observation guidée par des questionnements théoriques établis préalablement. En lien avec la construction de l’objet, la focale d’observation sera choisie elle aussi a priori ou progressivement une fois le chercheur placé en situation. Selon la nature et l’angle d’approche des mobilisations étudiées, le regard ethnographique peut avoir à opérer divers déplacements, obligeant à s’interroger sur les échelles d’observation et d’analyse choisies. Par exemple, il se concentrera sur une étude de cas, en l’occurrence un groupe mobilisé. Ou alors, il élargira la focale et examinera également les relations que le groupe entretient avec d’autres acteurs ou institutions, impliquant l’analyse de différents champs ou mondes sociaux. Enfin, aux deux extrémités d’ouverture possible du diaphragme, il pourra s’intéresser de

près aux individus mobilisés, sachant que l’activité d’engagement n’est qu’un aspect de leur vie parmi d’autres dont l’agencement peut être étudié. Ou s’il veut tenir compte du phénomène de globalisation des mobilisations collectives et des réseaux qui se tissent à l’échelle mondiale, il tentera une ethnographie multisituée, jusqu’ici plus souvent préconisée qu’appliquée de manière convaincante, sans doute en raison des difficultés particulières que présente sa mise en œuvre. Quelles que soient les options retenues, les observations doivent, dans la mesure du possible, être consignées dans un journal de terrain qui permettra non seulement de produire une part ou l’essentiel du matériau à analyser, mais aussi d’extraire les passages qui pourront nourrir la restitution ou appuyer la démonstration. Il aidera, enfin, à formaliser la démarche réflexive de plus en plus souvent recommandée : les conditions de l’enquête et l’expérience subjective du chercheur pourront ainsi, si cela se justifie, faire partie des données intégrées à l’analyse, ou être évoquées séparément, dans une annexe ou un article.

Bibliographie BENFORD Robert D., « Frame Disputes within the Nuclear Disarmament Movement », Social Forces, 71 (3), 1993, p. 677-701. BOUMAZA Magali, « L’expérience d’une jeune chercheuse en “milieu extrême” : une enquête au Front national », Regards sociologiques, 22, 2001, p. 105-121. BROQUA Christophe, « L’ethnographie comme engagement : enquêter en terrain militant », Genèses, 75, 2009, p. 109-124. COMBES Hélène, HMED Choukri, MATHIEU Lilian, SIMÉANT Johanna et SOMMIER Isabelle (dir.), « Observer les mobilisations », Politix, 93, 2011. GINSBURG Faye, « Quand les indigènes sont nos voisins », L’Homme, 121, 1992, p. 129142. LICHTERMAN Paul, « What Do Movements Mean ? The Value of Participant-Observation », Qualitative Sociology, 21 (4), 1998, p. 401-418. LICHTERMAN Paul, « Seeing Structure Happen : Theory-Driven Participant Observation », dans Bert Klandermans et Suzanne Staggenborg (eds), Methods of Social Movement Research, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 2002, p. 118-145. PÉCHU Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. SNOW David A., BENFORD Robert D. et ANDERSON Leon, « Fieldwork Roles and Informational Yield : A Comparison of Alternative Settings and Roles », Urban Life, 14 (4), 1986, p. 377-408.

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Christophe Broqua Voir aussi Enquêtes par questionnaire · Manifestation · Répertoire d’action

Occupation de locaux directement ou indirectement l’expression d’opinions politiques. Cette définition opératoire permet de ne pas s’en tenir aux définitions « officielles » (juridique ou militaire), tout en saisissant ce qui fait la spécificité d’une occupation : l’utilisation d’un lieu fermé ou d’une propriété comme forme de protestation. Elle a aussi pour effet de rompre avec des découpages typologiques (selon la légalité, le rapport à la violence, etc.) en privilégiant les enjeux dynamiques autour de ce type d’action et les conflits de sens qui en résultent. Pour ne prendre que l’exemple de l’illégalité présumée de l’occupation, on peut au contraire observer que ce qualificatif est travaillé en permanence par des conflits juridiques – l’occupation est-elle une extension du droit de grève ou du droit au logement ou une atteinte au droit de propriété ? – qui ouvrent des portes à des pratiques occupantes acceptables telles que le droit de réquisition des logements vides.

L’adoption du terme d’occupation à l’aune de l’histoire des grèves ouvriers et les représentants politiques et syndicaux du monde ouvrier (Penissat, 2005b). Ceux-ci préféraient utiliser les termes de « grève sur le tas », « grève au sein de l’usine », « grève les bras croisés » ou encore « grève polonaise ». Le mot « occupation » était en revanche explicitement dénoncé, et la droite accusée de mettre en scène, en l’utilisant, un climat de « révolution ». Le terme fut donc utilisé par l’adversaire et se trouva au centre de la stratégie du patronat, de la métallurgie notamment, pour délégitimer ce type d’actions. Considérant que la pratique de l’occupation

renvoyait à une atteinte à la propriété et que l’illégalité de l’action était évidente, les patrons introduisirent des recours juridiques et en appelèrent aux autorités préfectorales. Le terme « occupation » s’imposa ainsi au patronat et par le patronat, parce qu’il était efficient devant les tribunaux. Il se diffusa peu à peu dans la presse mais aussi et surtout dans le langage juridique, policier et politique.sit-down (ou sit-in) en référence aux grèves de 1936-1937 dans l’industrie automobile. La notion mise en avant est celle de « rester sur place » ou d’« être assis » sans lien avec le droit de propriété. À l’inverse, en Italie, les premières occupations dans les usines Fiat en 1920 ont été appelées « occupazione » et le mode d’action était envisagé comme une alternative à la grève (Spriano, 1978 [1964]). En France, à partir de 1936, le terme d’occupation s’est imposé lorsqu’une propriété foncière ou immobilière était utilisée pour protester. Une des premières banderoles accrochées dans la Sorbonne par les étudiants en 1968 arborait ainsi : « 1936, les ouvriers occupent leurs usines. 1968, les étudiants occupent leurs facultés ». Pourtant, ce terme est rejeté lors des grèves de mai-juin 1936 par les On observe ainsi que l’imposition d’un terme, pour qualifier une pratique déjà existante (Sirot, 2002), se cristallise autour de conflits politiques. Conflit social et conflit de dénominations se recoupent alors intimement.

La réinvention de l’occupation de la CGT, fondée sur une délégation des décisions et de la protection de l’occupation aux services d’ordre. Ils se lancent dans une promotion de l’occupation conçue comme ouverte sur l’extérieur (développement des commissions de popularisation, médiatisation), favorisant la participation du plus grand nombre, notamment celle des salariés les plus à la marge du monde ouvrier (femmes, jeunes ouvriers spécialisés et immigrés) et la démocratie, voire l’autogestion. C’est l’image de l’occupation « maison de verre », mise en scène par les cédétistes de Lip. Le conflit repose sur les formes de conduite d’une lutte et, plus généralement, sur les représentations de la société mises en avant par ces différents courants – inclusion/exclusion des fractions dominées de la classe ouvrière, démocratie directe/délégation, recours aux médias/indépendance du mouvement ouvrier, etc. Ces conflits pratiques et symboliques matérialisent aussi

l’objectif de ces courants : la captation de nouveaux entrants (femmes, immigrés) ou de salariés ayant des statuts inférieurs (ouvriers spécialisés) sur le marché du travail (Penissat, 2005a). Sidney Tarrow (1989) montre des processus similaires dans les occupations italiennes des années 1970. Il indique ainsi que les étudiants n’inventent pas l’occupation mais reprennent un mode d’action existant – pratiqué par le mouvement ouvrier, notamment le Parti communiste italien – pour en rénover les usages : tactique d’affrontement avec la police et « pratique de l’objectif » qui vise la réappropriation d’un lieu et de ses usages par les militants. Cette réinvention de l’occupation s’inscrit dans le cadre des conflits entre la gauche communiste et les mouvements d’extrême gauche, mais aussi dans les recompositions sociologiques de la classe ouvrière. Ces processus de réinvention des formes prises par l’occupation expliquent en partie sa diffusion en dehors du mouvement ouvrier et sa routinisation comme forme d’action protestataire.

L’analyse du recours à l’occupation fermeture de l’usine par les patrons) et une stratégie de contournement des bureaucraties syndicales par des groupes ou des courants minoritaires (Piven et Cloward, 1979). Le recours aux occupations-blocages d’universités par les mouvements étudiants au cours des années 2000 en France, couplées à celui des « assemblées générales », constitue autant un moyen de rendre possible la mobilisation des étudiants en empêchant la tenue des cours (l’assiduité étant obligatoire depuis la fin des années 1990) qu’une stratégie des militants les plus à gauche, afin de contrôler ces mouvements en contournant l’Unef, le principal syndicat étudiant (Le Mazier, 2015).sit-down strike) en 1936 et 1937 aux États-Unis sont ainsi tout à la fois un moyen d’empêcher le lock-out (littéralement « mettre à la porte », et qui signifie la

Développement de ce type d’actions non conventionnelles vidéosurveillance, etc.) et de maintien de l’ordre peut dissuader les militants d’y recourir. L’occupation de locaux est-elle alors l’apanage de

nouveaux groupes sociaux et donc de nouveaux mouvements sociaux (NMS) plus créatifs et plus enclins à recourir à des modes d’action non conventionnels ? Comme l’a montré Fillieule (1997), rien n’indique l’existence de liens privilégiés entre NMS et certaines formes du répertoire d’action. Au sein des NMS, l’occupation est souvent justifiée en rapport au mouvement ouvrier : ce sont les chômeurs français en 1997 qui, en occupant les Assedic, proclament « les salariés ont leurs usines, nous avons nos Assedic ». Et, du côté du monde ouvrier, des occupations de locaux autres que ceux de l’entreprise sont présentes dans les conflits, notamment celles des préfectures et des différents bâtiments publics. À l’image des « assemblées générales » étudiantes ou des coopératives (Scop) permettant la reprise des entreprises par les salariés, la question démocratique se pose également souvent au cœur des mouvements d’occupation, ne serait-ce que par la multiplication des espaces délibératifs et la possibilité d’expérimenter des valeurs égalitaristes et des pratiques plus horizontales. Pour autant, les pratiques occupantes sont différenciées selon les acteurs et la reproduction des hiérarchies militantes, sociales ou professionnelles n’est pas absente. Maxime Quijoux (2011) montre ainsi que dans les coopératives ouvrières, l’enjeu pour les salariés porte moins sur la démocratisation des décisions que sur la prise en compte des revendications salariales qui ne l’étaient plus par les patrons. Héloïse Nez (2015) souligne, quant à elle, que pendant le mouvement des Indignados en Espagne, le déplacement des occupations de places vers des bâtiments et des squats limite leur caractère inclusif et recentre la mobilisation sur l’entre-soi militant. Les occupations constituent donc autant une action protestataire qu’une forme d’organisation : lieu de débat et de décision, suspension du temps et des pratiques ordinaires. Elles constituent des espaces de socialisation politique communs et par ce biais contribuent à une transformation des représentations du monde social et à l’apprentissage de savoir-faire militants.

Bibliographie FILLIEULE Olivier, Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. GOURGUES Guillaume, « Occuper son usine et produire : stratégie de lutte ou de survie ? La fragile politisation des occupations de l’usine Lip (1973-1977) », Politix, 117 (1), 2017, p. 117-143.

LE MAZIER Julie, « “Pas de mouvement sans AG”. Les conditions d’appropriation de l’assemblée générale dans les mobilisations étudiantes en France (2006-2010). Contribution à l’étude des répertoires contestataires », thèse pour le doctorat de sciences politiques, Université Paris 1, 2015. NEZ Héloïse, « Délibérer en plein air. Analyse spatiale des assemblées des Indignados à Madrid », dans Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand (dir.), Les Lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester des mobilisations, Paris, Karthala, 2015, p. 193216. PENISSAT Étienne, « Occuper les lieux de travail en 1936. Usages et enjeux sociaux et politiques », Mots. Les langages du politique, 79, 2005a, p. 131-141. PENISSAT Étienne, « Les occupations de locaux dans les années 1960-1970 : processus socio-historiques de “réinvention” d’un mode d’action », Genèses, 59, 2005b, p. 71-93. PIVEN Frances Fox et CLOWARD Richard A., Poor People’s Movements : Why they Succeed, How they Fail, New York (N. Y.), Vintage, 1979. QUIJOUX Maxime, Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine, Paris, Éditions de l’IHEAL, 2011. SIROT Stéphane, La Grève en France, une histoire sociale (XIX e -XX e siècle), Paris, Odile Jacob, 2002. SPRIANO Paolo, L’Occupation des usines : Italie, septembre 1920, Claix, La Pensée sauvage, 1978 [éd. originale, 1964]. TARROW Sidney, Democracy and Disorder. Protest and Politics in Italy, Oxford, Oxford University Press, 1989.

Étienne Penissat Voir aussi Grève · Manifestation · Nouveaux mouvements sociaux · Occupation de places · Répertoire d’action · Secteur, champ, espace · Sit-in · Squat

Occupation de places L’occupation de places peut se définir comme l’appropriation physique et symbolique d’un espace public urbain central dans le cadre d’une action collective. Tout en ayant un caractère exceptionnel et conjoncturel, ce mode d’action se distingue de la manifestation ou du sit-in par une présence dans la durée des groupes contestataires, sous la forme par exemple d’un campement avec l’installation de tentes et de chapiteaux. L’occupation de places se combine généralement à d’autres modes d’action comme les manifestations, les assemblées ou les occupations de locaux. Pour l’analyser du point de vue de la sociologie des mouvements sociaux, il importe de prendre en compte tant la dimension spatiale de l’action, la place occupée constituant à la fois un cadre et un enjeu de luttes, que les processus de sociabilité et de politisation qui se développent dans et par l’occupation.

De Tahrir à Nuit debout : un « mouvement des places » ? Au-delà de la référence historique à Tiananmen en 1989 à Pékin, l’occupation de places est associée depuis 2011 aux « révolutions arabes » et aux mouvements Indignés et Occupy. On pense immédiatement à la place Tahrir au Caire, à la place de la Kasbah à Tunis, à la Puerta del Sol à Madrid, à la place Syntagma à Athènes, à Occupy Wall Street ou, plus récemment, à la place de la République investie lors du mouvement Nuit debout en 2016 à Paris. Ce mode d’action ne date cependant pas de 2011 et ne se limite pas à ces villes et pays. Hélène Combes (2010) montre, par exemple, comment le Zócalo à Mexico fait régulièrement l’objet d’occupations, au point que l’expression « prendre le Zócalo » fait partie du vocabulaire contestataire mexicain. L’installation de campements figure également dans le répertoire d’action des altermondialistes, par exemple

lors des contre-sommets du G8, même si les espaces occupés ne sont pas forcément des places publiques. La spécificité des soulèvements arabes et des mouvements Indignés et Occupy réside dans la place centrale conférée à l’occupation des places des grandes villes, avec pour effet d’éclipser les autres modes d’action et lieux de mobilisation. Le campement devient alors un espace de convergence des dynamiques contestataires, de telle sorte que ce mode d’action peut être considéré comme un moyen efficace pour étendre la mobilisation (BennaniChraïbi et Fillieule, 2012). En référence à ce mode d’action prédominant, des auteurs ont parlé de « mouvements des places » ou de « mouvements sociaux Occupy », qui représenteraient diverses manifestations d’un nouveau cycle international de protestation (Tejerina et al., 2013). L’analyse comparée tant des « révolutions arabes » (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012) que des mouvements Indignés et Occupy en Europe, en Israël et en Amérique du Nord (Ancelovici, Dufour et Nez, 2016) invite toutefois à la prudence par rapport à des interprétations trop globalisantes, en soulignant la grande hétérogénéité des contextes, des acteurs mobilisés et des trajectoires de mobilisation.

La place comme cadre et enjeu de la mobilisation L’occupation de places invite, tout d’abord, à penser les rapports à l’espace des mobilisations. Les places occupées sont souvent déjà des lieux symboliques du pouvoir et de la contestation. Par exemple, Puerta del Sol est à la fois un symbole du pouvoir politique et de centralité de la décision (avec le siège du gouvernement régional, une plaque indiquant le « kilomètre zéro de l’Espagne » et, à 500 mètres, la Chambre des députés), un lieu traditionnel de contestation à Madrid, un centre commercial et un point de ralliement populaire. Les Indignés occupent ce lieu, qui leur est familier, pour rendre visible leur contestation du système politique et dénoncer la privatisation des espaces publics centraux (Nez, 2015). C’est donc parce que les places occupées ont une signification particulière qu’elles deviennent à la fois un terrain et un enjeu de la contestation. les nombreux signes politiques et formes de marquage dont est saturée la place occupée : banderoles, pancartes et affiches, drapeaux, graffitis, plaques commémoratives, etc. Anahi Alviso-Marino (2015) montre bien

comment la place Taghyir à Sanaa au Yémen, rebaptisée « place du changement » en 2011, condense dans les images produites par les photographes mobilisés le symbole de la contestation contre le régime. L’art est ainsi mis à profit pour investir les espaces occupés d’un nouveau sens. Il s’agit aussi de marquer un territoire militant en instaurant des frontières symboliques et réelles, ce qui peut passer par la mise en place de contrôles d’entrée comme place Tahrir au Caire (El Chazli, 2012). En contexte autoritaire, le campement permet ainsi d’instaurer des « espaces libérés » qui aident à surmonter la peur, à inscrire la mobilisation dans la durée et à construire une image unitaire du mouvement (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012). Si l’espace public urbain représente donc des ressources pour l’action collective, il n’est pas pour autant dépourvu de contraintes. Il s’agit en effet d’un espace policé, déjà investi d’une multitude de sens et d’usages. Son occupation momentanée et mouvante, en fonction notamment de la répression, nécessite de s’engager dans une lutte pour son contrôle, tant d’un point de vue symbolique que physique.

Un espace de sociabilité et de politisation de sociabilité : celle des milieux populaires, marquée par des airs de fête de quartier, où l’on s’installe dans la rue pour cuisiner et manger sur des tréteaux en écoutant de la musique, et celle des classes moyennes intellectuelles qui prend plutôt la forme de concerts sur les places et dans les jardins publics. Par ailleurs, on parle beaucoup de politique sur la place occupée. Ce mode d’action génère, en effet, des discussions lors de conversations et des rencontres informelles ou dans le cadre d’assemblées publiques. Ces réunions qui se tiennent sur la place, pour discuter de l’organisation du campement ou de questions politiques, permettent de partager l’expérience de la prise de parole en public et du débat contradictoire entre des « novices » de la lutte et des militants plus aguerris. Selon Jeffrey S. Juris (2012), qui a mené l’enquête à Boston, la principale différence entre le mouvement altermondialiste et Occupy réside dans le passage d’une logique de réseau entre des groupes déjà constitués vers une logique d’agrégation d’individus qui n’ont pas forcément d’expérience militante préalable. Ce changement est notamment lié à l’usage des réseaux sociaux,

qui permettent de faire converger un nombre important de participants sur des lieux précis. La difficulté des campements reste toutefois de se maintenir dans le temps, la désagrégation pouvant être aussi rapide que l’agrégation. Les connexions que les groupes mobilisés parviennent ou non à établir avec le milieu militant local semblent alors décisives. Tout en constituant un mode d’action singulier à même de dépasser les milieux militants habituels, l’occupation de places est donc étroitement liée à d’autres formes d’action et de mobilisation.

Bibliographie ALVISO-MARINO Anahi, « Faire d’un lieu un symbole politique. La photographie engagée sur la place du changement à Sanaa », dans Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand (dir.), Les Lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2015, p. 35-70. ANCELOVICI Marcos, DUFOUR Pascale et NEZ Héloïse (eds), Street Politics in the Age of Austerity. From the Indignados to Occupy, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2016. BENNANI-CHRAÏBI Mounia et FILLIEULE Olivier, « Pour une sociologie des situations révolutionnaires. Retour sur les révoltes arabes », Revue française de science politique, 62 (5), 2012, p. 767-796. COMBES Hélène, « Camper au cœur du pouvoir : le plánton post-électoral de 2006 à Mexico », Revue internationale de politique comparée, 17 (2), 2010, p. 53-70. EL CHAZLI Youssef, « Sur les sentiers de la révolution. Comment des Égyptiens “dépolitisés” sont devenus révolutionnaires ? », Revue française de science politique, 62 (5), 2012, p. 843-865. JURIS Jeffrey S., « Reflections on #Occupy Everywhere : Social Media, Public Space, and Emerging Logics of Aggregation », American Ethnologist, 39 (2), 2012, p. 259-279. NEZ Héloïse, « Délibérer en plein air. Analyse spatiale des assemblées des Indignados à Madrid », dans Hélène Combes, David Garibay et Camille Goirand (dir.), Les Lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2015, p. 193216. TEJERINA Benjamín, PERUGORRÍA Ignacia, BENSKI Tova et LANGMAN Lauren, « From Indignation to Occupation : A New Wave of Global Mobilization », Current Sociology, 61 (4), 2013, p. 377-392.

Héloïse Nez Voir aussi

Art et contestation · Espace géographique et mouvements sociaux · Manifestation · Occupation de locaux · Répertoire d’action · Sit-in · Sociabilité(s) · Socialisation politique

Opinion publique Pour tout mouvement social, avoir le soutien de l’opinion constitue une ressource clé. Si les sondages sont un instrument de mesure imparfait de la mobilisation effective, ils restent précieux pour évaluer la légitimité d’une cause aux yeux de l’opinion, la proportion du public qu’elle est susceptible de mobiliser et les types d’action acceptables. Inversement, ils montrent comment ces mobilisations sont susceptibles d’influencer l’opinion publique.

L’étude du « potentiel protestataire » La vague de contestation qui traverse les démocraties occidentales au tournant des années 1960 (mobilisations étudiantes, féministes, antinucléaires, pacifistes, antiracistes, identitaires) conduit Samuel Barnes et Max Kaase (1979) à lancer un programme comparatif de recherche par sondage sur l’action politique. Leur objectif est de réintégrer dans le champ de la science politique, aux côtés des modes de participation dits conventionnels (lecture des journaux, discussions politiques, assister à des meetings, etc.), les modes « non conventionnels » ou protestataires (manifester, faire grève, bloquer la circulation, etc.). Dans la perspective ouverte par les travaux du sociologue Ronald Inglehart, associé à l’équipe, ils récusent les explications psychologisantes en termes de « frustration relative », pour mettre l’accent sur les transformations sociales et culturelles des sociétés industrielles avancées. La montée des valeurs « postmatérialistes », portées par les générations de l’après-guerre, centrées sur l’épanouissement individuel et le refus de l’autorité, rendrait les citoyens plus autonomes et les inciterait à interpeller directement les gouvernants, sans passer par la médiation des représentants élus. À défaut

d’interroger les acteurs en situation, ils vont travailler sur la propension des individus à utiliser ces modes d’action, en combinant trois indicateurs qui se révéleront étroitement corrélés : leur degré d’approbation, l’efficacité qui leur est prêtée, et le fait d’y avoir eu recours ou de l’envisager. L’enquête montre que dans les cinq pays étudiés (Allemagne, Autriche, États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas), modes d’action conventionnels et non conventionnels sont complémentaires. L’enquête montre également que ces derniers sont largement acceptés, avec toutefois une préférence marquée pour les moins radicaux. La pétition est l’action la plus consensuelle, suivie par la manifestation autorisée, puis le boycott. Les moins consensuelles sont la grève de loyers, le blocage de la circulation, l’occupation d’un bâtiment, la grève sauvage. Le recours à la violence contre les personnes ou contre les biens est quasi unanimement exclu. Combinant indicateurs d’approbation et de pratique effective de ces modes d’action, les auteurs construisent une échelle d’attitudes permettant de mesurer l’intensité du « potentiel protestataire ». Cette intensité varie de zéro pour les attitudes qui refusent tous ces modes d’action à sept pour celles qui les approuvent tous. Sur cette échelle, moins d’une personne sur dix interrogée aux États-Unis et aux Pays-Bas, une sur vingt environ dans les trois autres pays, possède un score de zéro, tandis qu’une majorité a un score égal ou supérieur à deux excepté en Autriche. Le profil socioculturel de ces « contestataires » potentiels confirme l’hypothèse d’Inglehart. Dans les cinq pays, l’âge est la variable la plus corrélée avec le potentiel protestataire. Ce sont les nouvelles générations de l’après-guerre, les plus acquises aux valeurs dites postmatérialistes et les plus marquées à gauche, qui possèdent les scores les plus élevés sur l’échelle. Leur protestation a un caractère rationnel et stratégique. Les individus qui y sont le plus favorables ne sont ni les plus défavorisés, ni les plus frustrés, mais ceux qui possèdent le plus de ressources politiques (intérêt pour la politique, haut niveau de conceptualisation idéologique, appartenance à des réseaux), socio-économiques (revenus élevés) et culturelles (niveau d’étude élevé). Faire grève, manifester, bloquer les routes, sont des conduites qui paraissent de plus en plus légitimes aux yeux de l’ensemble des citoyens et des citoyennes des démocraties occidentales, témoignant de la routinisation croissante des modes d’action collective initiés par le mouvement ouvrier, et de leur diffusion au sein des classes moyennes et supérieures.

La dynamique générationnelle des opinions Les enquêtes récentes montrent le développement de ce potentiel protestataire, porté par le renouvellement générationnel. Pour des raisons historiques, le phénomène est particulièrement marqué en France (Mayer, 2013). Des années 1980 aux années 2000, l’acceptation de tous les modes d’action non conventionnels y a continûment progressé, sauf pour les plus radicaux (provoquer des dégâts matériels, peindre des slogans sur les murs). L’évolution la plus spectaculaire concerne la manifestation de rue. En 1988, une personne sur deux se disait prête à y recourir pour défendre ses opinions ou ses revendications. En 1995, la proportion atteignait deux sur trois et en 2002, elle dépassait les trois quarts, soit une progression record de 27 points, qui met la manifestation à peu près au même rang que la grève dans la hiérarchie des modes d’action jugés légitimes. Une analyse par cohortes, suivant l’évolution des opinions à l’égard de la manifestation selon l’année de naissance, de l’élection présidentielle de 1988 à celle de 2002, montre que les jeunes sont plus enclins à soutenir la manifestation, activité physique et parfois violente, quelle que soit l’élection considérée. Le différentiel entre le « potentiel manifestant » des moins de 25 ans et des plus de 74 ans varie de 40 à 50 points de pourcentage. Mais quelle que soit l’année de naissance, tout au long de la période, l’acceptation de cette forme d’action a globalement progressé. Chaque nouvelle cohorte qui atteint l’âge de la majorité électorale s’y montre plus attachée que la précédente au même âge, et en vieillissant, chacune y devient plus favorable. En 1988, la manifestation n’était majoritairement acceptée que par les générations du baby boom. En 1995, celles de la guerre et de l’immédiate avant-guerre l’adoptent à leur tour et, en 2002, pratiquement toutes les générations (Mayer, 2010, p. 222). de différence. Et si le recours à l’action collective est plus ancré dans la culture de gauche, il s’est considérablement développé chez les électeurs de droite, où le taux d’approbation de la manifestation a progressé de plus de 30 points de pourcentage entre 1988 et 2002, passant de 37 % à 67 % (contre plus de 90 % à gauche) (Mayer, 2010, p. 220). Et chez les post baby boomers, l’acceptation de tous les modes d’action non conventionnels, y compris les plus durs, n’a fait que s’amplifier, comme le montre une analyse par cohorte sur la base des European Values Surveys (1981-2008). Plus de 55 % se disent prêts à faite une « grève

sauvage », la moitié à occuper un bâtiment pour se faire entendre, tandis qu’inversement, un sur cinq seulement refuserait de descendre dans la rue et un sur quatre de participer à un boycott (Tiberj, 2017, p. 147).

Le décalage entre les opinions et les actes Le « potentiel » protestataire, tel que le mesurent ces questions, ne se traduira pas nécessairement en actes. La mobilisation effective dépend du travail militant, de la force des réseaux, de l’efficacité de la propagande des organisations qui appellent à agir. Bert Klandermans et Dirk Oegema (1987) ont montré, dans leur étude longitudinale du mouvement hollandais pour la paix durant les années 1980, qu’il fallait distinguer la « mobilisation du consensus » de la « mobilisation pour l’action », en détaillant toutes les phases de la déperdition. 74 % des personnes interrogées au téléphone trois jours avant la grande manifestation de La Haye en octobre 1983 sont d’accord sur les buts de celle-ci, 59 % ont été contactées par une des organisations, 10 % ont l’intention de s’y rendre. Réinterrogées après la manifestation, 4 % seulement disent avoir effectivement participé (Klandermans et Oegema, 1987, p. 524). Par ailleurs, chaque mobilisation est un événement unique, dont les acteurs, les revendications, le public, ne ressemblent à aucun autre. Il faut les resituer dans leur contexte spatial et temporel. Le dépouillement de leurs traces à partir de la presse, de sources administratives ou policières (analysis), ou à partir d’enquêtes auprès des manifestants in situ (voir le projet comparatif européen « Caught in the Act of Protest : Contextualizing Contestation – CCC) permet de savoir qui se mobilise, quand, où, comment, contre quelle cible. Il faut croiser la « disposition à » l’action non conventionnelle avec les variables de situation (Fillieule et Tartakowsky, 2013, p. 73-100). Mais l’enquête par sondage renseigne sur l’adhésion à son principe pour faire entendre sa voix, même chez des catégories sociales pour qui la mobilisation collective est plus difficile. C’est ce que traduit la notion de « grève par procuration », apparue lors du mouvement social de novembre-décembre 1995 en France, les grévistes du secteur public étant posés par les commentateurs comme traduisant le mécontentement de l’ensemble des salariés, y compris ceux du secteur privé. Non seulement on approuve plus qu’avant ces modes d’action directs mais dans les sondages, on affirme de plus en plus y avoir recours et

le nombre des événements contestataires à travers le monde a cru de manière exponentielle depuis le milieu des années 2000. Si le phénomène est au départ plus prononcé dans les pays riches que dans les pays pauvres, dans le cadre démocratique plus que dans les régimes autoritaires, et dans certaines cultures moins déférentes, comme en France, il a acquis une dimension planétaire. L’action collective protestataire s’est normalisée, elle est devenue un mode globalement accepté d’exprimer ses revendications, de manifester son désaccord, de se confronter aux pouvoirs publics.

Les conséquences des mobilisations sur l’opinion des femmes et ont fait bouger l’opinion dans un sens moins conservateur (Banaszak et Ondercin, 2016). Une autre manière d’aborder cette relation consiste à considérer l’opinion comme une variable intermédiaire entre mouvements sociaux et politiques publiques, dans un jeu à trois. Le pouvoir politique serait plus sensible aux variations de l’opinion publique qu’aux actions des mouvements sociaux proprement dites, ou en tout cas sensible aux deux. De la vaste littérature sur le sujet, on retient ici deux exemples contrastés. Jon Agnone (2007) a étudié l’impact des mobilisations environnementales sur la législation fédérale aux États-Unis sur la période 1960-1998. Il met en lumière ce qu’il appelle l’effet amplificateur de l’action protestataire. La contestation, surtout accompagnée d’actions spectaculaires et perturbatrices, accroît la saillance de l’enjeu aux yeux du public et, du coup, rend le législateur plus sensible aux revendications environnementalistes. L’influence de l’opinion publique sur les politiques est conditionnée par la vigueur du mouvement social. L’effet des mobilisations contre la guerre au Vietnam apparaît plus complexe et moins consensuel. Doug McAdam et Yang Su (2002) ont mis en relation les actions antiguerre, recensées dans la base de données du New York Times avec l’évolution des opinions et le nombre et l’orientation des votes au Congrès sur la période 1965-1973. Ils montrent que l’opposition à la guerre dans le public américain croît plus en fonction du nombre de morts au Vietnam que des actions protestataires. Seules comptent les actions marquées par la violence de la part des manifestants, qui forcent l’attention, et mettent la question sur l’agenda politique, sans pour autant

leur gagner la sympathie du public, au contraire. Et paradoxalement, les violences de la police contre les manifestants ne jouent pas en leur faveur. Quant à l’influence de l’opinion sur les lois votées au Congrès, là aussi le bilan est nuancé, la montée du sentiment antiguerre influençant le nombre de textes votés, mais pas l’orientation des votes. L’opinion publique influence autant l’émergence d’un mouvement social que sa capacité à faire changer la société. Mais cet effet n’est jamais mécanique, variant selon le type de mouvement et la cause défendue.

Bibliographie AGNONE Jon, « Amplifying Public Opinion : The Policy Impact of the U.S. Environmental Movement », Social Forces, 85 (4), 2007, p. 1593-1620. BANASZAK Lee Ann et ONDERCIN Heather L., « Public Opinion as a Movement Outcome : The Case of the U.S. Women’s Movement », Mobilization : An International Quarterly, 21 (3), 2016, p. 361-378. BARNES Samuel H., KAASE Max et al., Political Action. Mass Participation in Five Western Democracies, Londres, Sage, 1979. FILLIEULE Olivier et TARTAKOWSKY Danièle, La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 2013. KLANDERMANS Bert et OEGEMA Dirk, « Potentials, Networks, Motivations, and Barriers : Steps Towards Participation in Social Movements », American Sociological Review, 52 (4), 1987, p. 519-531. MAYER Nonna, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin, 2010. MAYER Nonna, « The “Contentious French” Revisited », dans Jacquelien van Stekelenburg, Conny Roggeband et Bert Klandermans (eds), The Future of Social Movement Research : Dynamics, Mechanisms, and Processes, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 2013, p. 397-418. MCADAM Doug et SU Yang, « The War at Home : Antiwar Protests and Congressional Voting, 1965 to 1973 », American Sociological Review, 67 (5), 2002, p. 696-721. TIBERJ Vincent, Les Citoyens qui viennent. Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, Paris, PUF, 2017.

Nonna Mayer Voir aussi

Analyse événementielle · Enquêtes par questionnaire · Manifestation · Médias · Mobilisation des ressources · Structure des opportunités politiques

Organisations et ressources avec la « normalisation », dès la fin des années 1970, du paradigme dominant de la mobilisation des ressources (McCarthy et Zald, 1977). Dans ce cadre théorique, les organisations sont initialement caractérisées comme des « accumulateurs » préalables de ressources qu’elles injectent ensuite dans l’action collective. L’ensemble des organisations de mouvement social (SMO) positionnées sur une même cause à défendre forment un secteur de mouvement social (SMS) et, enfin, l’ensemble des SMO dans une société à un moment donné forment une industrie de mouvement social (SMI). Ainsi, bien qu’elles soient centrales, les ressources et les organisations ont longtemps et paradoxalement été les parents pauvres des études sur les mouvements sociaux. On remarquera d’emblée l’indétermination et le caractère « attrape-tout » de la notion de ressource qui tend même à phagocyter celle d’organisation. En effet, dans les usages les plus routiniers, les organisations sont le plus souvent vues et décrites comme des ressources spécifiques en soi – on parle alors de « ressources organisationnelles ».

La place des organisations dans la sociologie des mouvements sociaux professionnalisés, au détriment de la base. Par leur inclination au compromis avec les cibles de la protestation, les chefs et/ou les leaders neutraliseraient ainsi tout ou partie de la spontanéité et de la capacité subversive de l’ordre social et politique des groupes les plus dominés et les plus démunis (Piven et Cloward, 1979). La controverse autour de l’existence du « fait organisationnel » dans les mouvements sociaux semble aujourd’hui close. Elle continue cependant d’alimenter les discussions (savantes mais aussi militantes) autour de la «

bonne forme » organisationnelle : les tendances oligarchiques trouveraient ainsi leur racine dans le principe même de la représentation du groupe contestataire par des leaders. La structuration réticulaire, la démocratie directe et, plus généralement, l’horizontalité des rapports entre les protagonistes d’une même organisation sont encore souvent prescrits comme le remède à la domination sociale et politique de quelques-uns sur tous les autres. Cette vision de l’action collective est cependant plus normative que véritablement scientifique. Le discours savant redouble, en effet, le discours des acteurs mobilisés et leurs stratégies de (re)présentation publique d’eux-mêmes. Or, d’un point de vue sociologique, il n’est en rien avéré que les formes de délégation (verticales) de pouvoir et, corrélativement, les effets de dépossession qu’elles génèrent, au sein des organisations de mouvement social, puissent être entièrement neutralisés par la démocratie directe. Si l’on comprend l’intérêt que certains leaders, soucieux d’asseoir et/ou de renforcer leur légitimité, ont à dénier toutes les formes de relations de pouvoir au sein des organisations, il n’est pas sûr que les sociologues doivent prendre au pied de la lettre ce discours à visée (auto)légitimatrice. redevables, au moins en partie, des grilles d’analyse et des concepts s’appliquant à d’autres types d’organisations (partis politiques, groupes d’intérêt, etc.).

De nouvelles interprétations historiquement déterminé des technologies possibles d’association et de coopération. De façon générale, deux aspects centraux doivent être soulignés, lorsqu’on s’intéresse aux supports organisationnels d’un mouvement social. D’une part, il existe des inégalités sociales face à l’action organisée, notamment en raison de l’inégale distribution des compétences (culturelles surtout) des agents ainsi que des inégalités des savoirs qui « comptent » stratégiquement dans l’action collective. On peut en citer rapidement quelques-unes : les inégalités (sociales et culturelles) devant les savoir-faire militants, devant la maîtrise des technologies de mobilisation, devant la maîtrise de la parole en public ; plus cruciale encore à l’ère de la « société de communication », la capacité inégale, pour les agents mobilisés, à faire un usage tactique des techniques modernes de

communication afin de capter l’intérêt des médias. D’autre part, il est nécessaire de penser de manière dynamique les organisations qui sont toujours insérées dans des « écosystèmes » – souvent concurrentiels –, ce que suggère la notion de champ multi-organisationnel (Curtis et Zurcher, 1973). L’enjeu est de mettre au jour leurs transformations en s’intéressant, par exemple, aux stratégies de survie, de mimétisme ou, à l’inverse, d’innovations institutionnelles ; aux trajectoires suivies par les organisations (de politisation, d’institutionnalisation ou encore de commercialisation) ; ou encore aux canaux de transmission spatiale et temporelle de ces cadres organisationnels dans d’autres mouvements sociaux.et al., 2005). Elles rejoignent en cela certaines intuitions d’Erhard Friedberg (1992) qui montrent toutes les apories auxquelles se heurte la sociologie de l’action organisée (structure/fluidité ; stabilité/changement ; capitalisation/surgissement ; bureaucratie/absence de hiérarchie) ainsi que d’autres oppositions afférentes (politique instituée/formes émergentes ; secteur/société dans son ensemble, etc.). La seconde rupture consiste à se défier des usages réificateurs, anthropomorphiques et, somme toute, objectivistes du concept d’organisations conçues comme des totalités agissantes et vues au travers d’un prisme typiquement intellectualiste (Fillieule, 1997). Les organisations de mouvement social sont une ressource à mobiliser et, partant, à construire. Elles doivent donc être appréhendées comme des « réalités » produites par un travail spécifique de constitution d’un « capital collectif », inégalement accessible à tous les groupes sociaux dans des contextes sociohistoriques précis. Si l’organisation n’est qu’« un mot » et renvoie à « des technologies de groupements existantes ou d’objectivation de ces rassemblements de ressources » (Offerlé, 2004), cela suppose par ailleurs d’être attentif à la multiplicité des formes organisationnelles possibles dans un état toute particulière au « comment » des regroupements (et non seulement au « pour qui » et « pourquoi ») en appréhendant les dynamiques symboliques et cognitives des mobilisations sous l’angle de leur(s) « cadre(s) organisationnel(s) » (organizational frame). Les cadres et formes organisationnels doivent ainsi être pensés comme des structures de relations objectivées qui articulent des identités (dimension expressive) et des pratiques.

Pour une approche relationnelle et contextuelle des ressources Plus encore que les organisations, les « ressources », omniprésentes dans le paradigme qui en porte le nom, sont de très loin l’un des concepts les moins élaborés de la sociologie des mouvements sociaux. Dans les dernières décennies, les analyses qui placent les ressources comme centrales, quand elles pensent les mobilisations, négligent souvent de spécifier clairement le type de ressources dont elles parlent. Marchant dans le sillon des pionniers de ce paradigme, les recherches se sont longtemps contentées d’une conception passablement objectiviste (réduite matériellement à l’argent et au « travail ») et tautologique des ressources qui « ne sont jamais définies que comme les ressources nécessaires à l’action », note Didier Lapeyronnie (1988, p. 604) en ajoutant que les ressources sont le « concept ventre mou de la théorie ». Des typologies récentes ont été esquissées, notamment à la suite des travaux de Daniel Cress et David Snow sur les sans-abri (Cress et Snow, 1996). Y sont distinguées les ressources matérielles et symboliques au sens le plus large qui permettent aux organisations autant de perdurer que d’obtenir la satisfaction de leurs revendications : ressources matérielles, culturelles, humaines, informationnelles et plus encore ressources morales, sociales et organisationnelles. taxinomiques suggèrent que tout est susceptible d’être ou de devenir une « ressource » pour l’action, dès lors qu’elle est systématiquement rapportée aux structures, aux rapports de force et aux contextes dans lesquels elle peut fonctionner comme telle. Aussi, la valeur (ou le prix) d’une « ressource » pour un mouvement social varie non seulement du fait de sa rareté relative (comme l’argent et le temps), mais aussi et surtout selon les moments et les lieux. Enfin, comme le soulignaient déjà, pendant les années 1970, Frances Fox Piven et Richard Cloward (1979), il faut toujours garder à l’esprit que même les groupes les plus démunis ont toujours une ressource : celle de se lancer dans le « défi de masse » à l’ordre établi et de jouer de leur pouvoir de nuisance (Péchu, 2006). La souffrance elle-même, dès lors qu’elle se donne à voir publiquement, peut fonctionner comme une « ressource » efficace pour et dans l’action collective, comme l’a montré Johanna Siméant dans le cas des sans-papiers (Siméant, 2009) et des grévistes de la

faim. Parler de groupes « sans ressources » n’a donc guère de sens en soi. De ce fait, afin d’éviter les pièges de l’objectivisme, les ressources comme les organisations doivent d’abord et avant tout être analysées dans une perspective indissociablement relationnelle et contextuelle.

Bibliographie CLEMENS Elisabeth, « Organizational Repertoires and Institutional Change : Women’s Groups and the Transformation of U.S. Politics, 1890-1920 », American Journal of Sociology, 98 (4), janvier 1993, p. 750-788. CRESS Daniel et SNOW David, « Mobilization at the Margins : Resources, Benefactors and the Viability of Homeless Social Movement Organizations », American Sociological Review, 61 (6), décembre 1996, p. 1089-1109. CURTIS Russell et ZURCHER Louis, « Stable Resources of Protest Movements : The MultiOrganizational Field », Social Forces, 52 (1), 1973, p. 53-61. DAVIS Gerald, MCADAM Doug, SCOTT W. Richard et ZALD Mayer N. (eds), Social Movements and Organization Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. FILLIEULE Olivier, Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. FRIEDBERG Erhard, « Les quatre dimensions de l’action organisée », Revue française de sociologie, 33 (4), 1992, p. 531-557. LAPEYRONNIE Didier, « Mouvements sociaux et action politique. Existe-t-il une théorie de la mobilisation des ressources ? », Revue française de sociologie, 29 (4), 1988, p. 593-619. MCCARTHY John D. et ZALD Mayer N., « Resource Mobilization and Social Movements : A Partial Theory », American Journal of Sociology, 82 (6), 1977, p. 1212-1241. OFFERLÉ Michel, « Associations, groupes d’intérêts, mouvements sociaux : mêmes concepts ? Même combat ? », dans Danielle Tartakowsky et Françoise Tétard (dir.), Syndicats et Associations. Concurrences ou complémentarité ?, Rennes, PUR, 2004, p. 459-458. PÉCHU Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. PIVEN Frances F. et CLOWARD Richard A., Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York (N. Y.), Vintage Books, 1979. SIMÉANT Johanna, La Grève de la faim, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

Emmanuel Pierru Voir aussi

Associations et mouvements sociaux · Leaders · Mobilisation des ressources · Répertoire d’action

P

Paniques morales fantasmatique (les commerces incriminés seraient reliés par des souterrains, des sous-marins viendraient de nuit charger leur cargaison humaine, etc.). Sous l’effet d’une menace diffuse (attroupements devant les magasins, coups de téléphone et tracts anonymes), la communauté juive finit par réagir et une riposte s’organise, à laquelle participent les associations antiracistes. La rumeur s’éteint aussi rapidement qu’elle a surgi, mais sans pour autant être totalement disqualifiée dans les consciences, selon le principe du « il n’y a pas de fumée sans feu ».

L’analyse de la constitution des paniques morales de la fin du XIX e siècle (Walkowitz, 1992). La rumeur d’Orléans est restée comme l’un des cas les plus célèbres de paniques morales. Celles-ci sont, selon Erich Goode et Nachman Ben-Yehuda, caractérisées par « le sentiment, partagé par un nombre substantiel de membres d’une société donnée, que des êtres malfaisants constituent par leurs actes une menace pour la société et pour l’ordre moral, et que, par conséquent, “il faut faire quelque chose” contre eux et contre leurs actions » (1994, p. 31 ; aussi Krinsky, 2013).

Les paniques morales constituent l’un des objets privilégiés des analyses en termes de comportement collectif : marquées du sceau de l’irrationalité, elles représentent un cas particulier de ces phénomènes d’agitation collective qui mobilisent par contagion des foules plus ou moins conséquentes autour de la dénonciation de faits perçus comme scandaleux. La perspective de Neil Smelser (1962), spécialement, étudie les paniques au moyen des concepts de « croyance généralisée » et de « conductivité structurelle ». Elle attire l’attention sur les mécanismes de « tension » et de « valeur ajoutée » (value-added) qui contribuent à transformer l’« anxiété » en véritable « peur hystérique » par le biais de « facteurs précipitants » pour finalement provoquer une « mobilisation pour l’action » et des « opérations de contrôle social ». Cette perspective constitue une approche dont l’originalité est aujourd’hui injustement mésestimée.

Quand des bagarres balnéaires ouvrent de nouvelles voies marqué par la distorsion et l’exagération (dans le cas étudié, les dommages consécutifs aux bagarres sont surévalués). La diffusion consécutive de cette image déformée – Cohen comme Thompson (1998) accordent une grande importance aux médias et à leurs logiques spécifiques de production des informations – provoque un premier ordre de réaction sous la forme de la constitution de stéréotypes sur les agents du désordre (les catégories initialement floues de Folk Devils and Moral Panics (Cohen, 1973) un modèle séquentiel pour rendre compte de la manière dont, au milieu des années 1960, de banales bagarres entre groupes de jeunes dans quelques stations balnéaires anglaises ont pris une importance démesurée et sont restées dans les mémoires comme les affrontements entre les bandes rivales des mods et des rockers. Les faits originels font dans un premier temps l’objet d’un « inventaire », mods et des rockers s’en trouvent consolidées) et sur les causes de leur comportement déviant. Un second ordre de réaction résulte des agences de contrôle social (police et justice) qui, à la fois sensibilisent au risque de réitération des faits déviants, mais surtout lui confèrent une forme spécifique de réalité par leurs opérations de prévention musclée et par la sévérité de leur répression. Alertes quant aux risques de répétition des affrontements entre jeunes et affichage de la

détermination à les prévenir et à les réprimer impulsent un processus de prophétie autoréalisante : la foule se masse sur les plages précisément pour assister aux « désordres » annoncés, le moindre incident est perçu comme annonciateur d’une bagarre et suscite des réactions en conséquence, les interactions entre jeunes et police se tendent, etc. Cohen montre ainsi, en s’inspirant de la labeling theory, comment la désignation et la prise en charge de la déviance contribuent à la faire advenir et exister, ce alors même que sa réalité initiale est des plus labiles.

Un terrain propice au développement de mobilisations « créateur de normes » insatisfait des lois actuelles, car « il existe telle ou telle forme de mal qui le choque profondément » et qui estime que « le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instaurées pour l’amender » (Becker, 1985 [1963], p. 171). Les paniques morales peuvent ainsi susciter des mobilisations plus ou moins organisées : soit elles les accompagnent et contribuent ainsi à les consolider (c’est le cas des associations qui, depuis le début du XX e siècle, œuvrent pour que la lutte contre la « traite des êtres humains » fasse l’objet d’une action policière déterminée, voir Mathieu, 2014), soit elles cherchent à nier leur réalité et à les « dégonfler », pour assurer la défense de ceux qu’elles incriminent injustement (cas des associations antiracistes et de lutte contre l’antisémitisme face à la « rumeur d’Orléans »). Ce sont ces organisations qui contribuent à l’institutionnalisation ou à la routinisation (Goode et BenYehuda, 1994, p. 39) des paniques morales. Alors qu’une des principales caractéristiques de ces dernières est leur extrême volatilité, les organisations qui les prennent en charge tendent, par leur simple existence qui inscrit leur objet dans la durée comme par les réactions politiques qu’elles impulsent, à conférer aux enjeux moraux qu’elles portent une forme souvent durable, et parfois disproportionnée, d’objectivité.

Bibliographie BECKER Howard S., Outsiders. Études de sociologie de la déviance [éd. originale, Outsiders. Studies in the Sociology of Deviance, New York (N. Y.), 1963], Paris, Métailié, 1985.

COHEN Stanley, Folk Devils and Moral Panics. The Creation of the Mods and Rockers, St Albans, Paladin, 1973. GOODE Erich et BEN-YEHUDA Nachman, Moral Panics. The Social Construction of Deviance, Oxford, Blackwell, 1994. KRINSKY Charles (ed.), The Ashgate Research Companion to Moral Panics, Farnham, Ashgate, 2013. MATHIEU Lilian, La Fin du tapin. Sociologie de la croisade pour l’abolition de la prostitution, Paris, F. Bourin, 2014.MORIN Edgar, La Rumeur d’Orléans, Paris, Seuil, 1970. SMELSER Neil J., Theory of Collective Behavior, New York (N. Y.), Free Press, 1962. THOMPSON Kenneth, Moral Panics, Londres, Routledge, 1998. WALKOWITZ Judith R., City of Dreadful Delight. Narratives of Sexual Danger in LateVictorian London, Londres, Virago, 1992.

Lilian Mathieu Voir aussi Choc moral · Comportement collectif · Construction des problèmes publics · Croisades morales · Émotions · Répression · Scandale

Pétition Par « pétition », on entend un « texte revendicatif voué à être endossé par un certain nombre de personnes dont l’une au moins n’a pas eu la possibilité de le modifier ». Cette définition, qui distingue notamment la pétition d’autres formes de textes soutenus par un collectif, comme la « lettre ouverte », signée le plus souvent par un nombre d’individus assez restreint pour que chacun puisse avoir participé à sa conception, comme la « motion », votée par une assemblée et endossée collectivement, ou comme le « manifeste artistique » qui ne comporte pas de revendication, correspond à ce que le sens ordinaire qualifie aujourd’hui de « pétition ». millions d’individus contre les essais nucléaires français ne le sera pas si elle est déposée auprès du président de la République.

Une pratique évidente Une pétition « a de grandes chances de n’attirer l’attention de personne », mais elle a aussi « de grandes chances de n’offenser personne » (Crozat, 1998, p. 59). Par cette citation, Matthew Crozat synthétise ce qui semble être la représentation dominante de l’objet « pétition » dans la littérature sociologique contemporaine. Le pétitionnement ne serait « tout simplement pas un moyen très efficace de protestation » (Kaase et Marsh, 1979a, p. 83). Mais il ne demanderait que « très peu d’efforts de la part des participants » (Duyvendak, 1994, p. 108). prétexte pour travailler sur les phénomènes d’influence en postulant qu’il s’agit de l’exemple même de ces contributions symboliques (free-riders deviendraient des easy-riders (Mitchell, 1979, p. 102). On comprend, dès lors, la rareté relative des travaux qui portent sur ce mode d’action au point

que l’un des seuls qui aient choisi d’en faire un objet puisse se donner pour dessein de faire de la pétition un « sujet digne de recherche » (Neiman et Gottdiener, 1985). Jusqu’à peu, ces travaux ont été essentiellement de quatre types. Des études qui portent sur le droit de pétition pour en souligner le caractère suranné et en souligner le déclin. Des analyses qui se concentrent sur les « manifestes de personnalités », essentiellement définis par la notoriété des individus qui les signeraient, en supposant implicitement que ceux-ci pourraient avoir une efficacité et une signification sociale que n’auraient pas les « pétitions d’anonymes » (Duval et al., 1998, p. 59). Certains travaux de psychosociologie usent, quant à eux, de la pétition, dans les expériences qu’ils mettent en place, comme token contributors) qui coûtent moins à leurs auteurs que des contributions actives (Oliver, 1984). Ils tendent du reste à montrer que les facteurs situationnels jouent plus que les convictions personnelles ou que les facteurs personnels dans une signature de pétition. On trouve, enfin, quelques études de sociologues des mobilisations qui traitent du pétitionnement, mais essentiellement comme une pièce parmi d’autres d’un répertoire d’action collective plus large qui est le véritable objet de l’analyse. Il s’agit notamment de comparer le niveau de pratique du pétitionnement dans différents pays (voir tableau 1) pour en conclure par exemple que « la nation française tend à mieux tolérer les formes de protestation les plus conflictuelles que les autres pays mais, en retour, à plus rejeter les formes les moins conflictuelles » (Crozat, 1998, p. 64) et pour rattacher cet enseignement aux structures d’opportunités politiques propres à chacun de ces pays (Duyvendak, 1994, p. 108) : face à un État relativement « fort » et « fermé », la pratique pétitionnaire serait de peu d’utilité. Ainsi, le pétitionnement demeure un objet peu étudié, soit qu’il soit considéré comme une simple survivance à l’ère des médias audiovisuels, soit qu’il soit rapporté à une forme d’évidence.

Tableau 1. Taux de pratique du pétitionnement dans quatre pays

France Royaume-

Enquête Political Action (1)

Enquête World Values 1981

Enquête World Values 1990

22 %

44 % 63 %

51 % 75 %

Enquête Enquête ISSP ISSP 2004 (2) 2014 (2) 73 % 74 % 74 % 70 %

Uni États-Unis Allemagne

58 % 30 %

61 % 46 %

70 % 55 %

67 % 53 %

67 % 62 %

(1) Pour le Royaume-Uni et l’Allemagne, les données datent de 1974. Pour les États-Unis, elles datent de 1975. (2) International Social Survey Programme 2004 et 2014. Citizenship.

Le double paradoxe du pétitionnement Reste qu’à examiner le tableau, il semble difficile de souscrire à la thèse de la survivance. À l’inverse, le pétitionnement est la seule de ces activités politiques que l’on nomme sans doute improprement « non conventionnelles » qui ait déjà été pratiquée par près de la moitié de la population quelle que soit la démocratie occidentale envisagée. Alors même qu’on pouvait la croire archaïque à l’ère de la télévision, des sondages et du retour à une démocratie individualisée, cette pratique a à l’inverse connu une nouvelle actualité via la diffusion du e-pétitionnement et sa reconnaissance par un ensemble de « pays » (Écosse, Pays basque, Allemagne, Royaume-Uni, France, Luxembourg, etc.), ainsi qu’au niveau de l’Union européenne, comme un nouvel instrument institutionnel au service d’une démocratie supposée plus participative. Ainsi, le pétitionnement, de pratique dépassée, semble pour partie devenu l’un des sites privilégiés d’observation de l’émergence potentielle d’un nouveau rapport au politique et de nouvelles formes de participation politique. Sans que pour l’instant la question de l’impact de l’e-pétitionnement sur l’action publique (Wright, 2015), comme celle de sa capacité à permettre un élargissement de la participation politique (Boulianne, 2015) soit tranchée. Pour certains, le e-pétitionnement permettrait pour partie de dépasser la social divide qui tient une partie des citoyens loin de la politique. Pour d’autres, il contribuerait plutôt à amplifier cette division en y ajoutant une digital divide et en incitant les citoyens à préférer le « clicktivisme » et le « slacktivisme » (une participation politique « paresseuse ») à la participation politique « véritable » qui se ferait offline. objectivé, presque contractuel, auquel peuvent correspondre un certain nombre de risques pour les signataires et, plus encore, pour les promoteurs de pétitions : risques juridiques, risques physiques et, surtout, risques moraux.

Or, si l’on admet que les pratiques pétitionnaires ne sont pas, à certains niveaux au moins, sans coût, ni sans risque, si l’on ajoute qu’aux yeux des chercheurs ces activités ne sont guère efficaces, on retombe de manière paroxystique sur le « paradoxe de l’action collective ». De manière paroxystique, parce qu’on ajoute aux termes traditionnels de ce paradoxe une dimension supplémentaire. Non seulement des individus acceptent de signer des pétitions alors qu’ils savent que leur signature ne changera pas grand chose à l’efficacité de ces pétitions, non seulement ils acceptent d’encourir certains risques pour obtenir un bien qui ne leur bénéficiera pas en propre, mais, eux et ceux et celles qui organisent ces pétitions endurent ces inconvénients, alors même qu’ils/elles savent/pensent que cette activité ne leur fournira pas le bien en question. C’est ce qu’on peut appeler le « double paradoxe du pétitionnement ». Paradoxe qui joue à un double niveau : celui des participants et celui des initiateurs.

Un objet fécond pour questionner la sociologie des mobilisations Les pratiques pétitionnaires semblent donc constituer une entrée féconde pour questionner de l’intérieur et de l’extérieur la sociologie des mobilisations. De l’extérieur, d’abord, parce qu’admettre que la pétition puisse être moins efficace que d’autres formes d’action tout en étant ni moins coûteuse, ni moins utilisée, c’est postuler que tout ne puisse être réduit à l’hypothèse de rationalité, que doit être prise en compte une forme de « sens pratique » pétitionnaire dont il faut mettre en évidence les conditions de félicité. entreprise de mobilisation à l’aune de sa capacité à faire aboutir une ou des revendications explicites. On ne peut la comprendre qu’à partir d’une rationalité qu’on qualifiera de relationnelle. En relation, d’abord, avec les autres modes d’action disponibles et, le plus souvent, effectivement utilisés : le pétitionnement prend place dans des séquences de mobilisation, au sein de répertoires d’action collective qui forment structure (Contamin, 2005). En relation, ensuite, avec les anticipations que chacun construit de ce que feront les autres, au nom d’une « métarationalité ». En relation, enfin et surtout, avec les logiques d’appropriation différentielles des acteurs qui

s’emparent de la pétition. Si l’on admet que ce n’est qu’exceptionnellement que tous ceux et toutes celles qui participent à la « formation » d’une pétition – c’est-à-dire, non seulement les initiateurs de la pétition, mais aussi les signataires, les non-signataires, les commentateurs, les opposants et les destinataires éventuels, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont « co-auteurs » de cette pétition – s’accordent sur ce qu’ils/elles cherchent dans une pétition, il devient possible de comprendre comment peut « se former » une pétition, non à partir d’une rationalité unique, mais à la confluence de rationalités et d’appropriations diverses, concurrentes et même parfois contradictoires. C’est donc par les usages pluriels qui sont faits des pétitions – pour tester l’écho d’une question dans une population, engager la conversation avec les signataires potentiels, constituer des fichiers de sympathisants, occuper les militants, etc. – que l’on peut comprendre leur persistance. En ce sens, pour rendre raison du pétitionnement, comme du e-pétitionnement, il faut garder à l’esprit qu’une pétition n’est pas un texte revendicatif intangible que chacun des signataires devrait endosser dans sa totalité, mais plutôt un texte-pivot auquel un ensemble de personnes qui n’ont pas participé à sa rédaction acceptent, pour des raisons hétérogènes, d’être rattachées, en dépit des divergences profondes qu’elles peuvent nourrir à son encontre, et à cette condition que, symboliquement au moins, elles puissent faire part de ces divergences et conserver leur singularité (Contamin, 2001). Une problématique qu’on peut étendre à d’autres modes d’action pour en faire une des réponses possibles au paradoxe de l’action collective.

Bibliographie BOULIANNE Shelley, « Social Media Use and Participation : A Meta-analysis of Current Research », Information, Communication & Society, 18 (5), mai 2015, p. 524-538. CONTAMIN Jean-Gabriel, « Contribution à une sociologie des usages pluriels des formes de mobilisation : l’exemple de la pétition en France », thèse de science politique, Université Paris-1, 2001. CONTAMIN Jean-Gabriel, « Le choix des armes : les dilemmes pratiques d’un mouvement de doctorants et le modèle des avantages comparatifs », Genèses, 59, 2005, p. 4-24. CROZAT Matthew, « Are the Times A-Changin’ ? Assessing the Acceptance of Protest in Western Democracies », dans David S. Meyer et Sidney Tarrow (eds), The Social Movement Society. Contentious Politics for a New Century, Lanham (Md.), Rowman and Littlefield, 1998, p. 59-81.

DUVAL Jérôme et al., Le « Décembre » des intellectuels français, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998. DUYVENDAK Jan Willem, Le Poids du politique. Les nouveaux mouvements sociaux en France, Paris, L’Harmattan, 1994. KAASE Max et MARSH Alan, « Measuring Political Action », dans Samuel Barnes et Max Kaase (eds), Political Action. Mass Participation in Five Western Democracies, Beverly Hills (Calif.), Sage, 1979a, p. 57-97. KAASE Max et MARSH Alan, « Political Action Repertory. Changes over Time and a New Typology », dans Samuel Barnes et Max Kaase (eds), Political Action. Mass Participation in Five Western Democracies, Beverly Hills (Calif.), Sage, 1979b, p. 137-165. MITCHELL Robert C., « National Environment Lobbies and the Apparent Illogic of Collective Action », dans Clifford S. Russell (ed.), Collective Decision Making. Applications from Public Choice Theory, Baltimore (Md.), Johns Hopkins University Press, 1979, p. 87-121. NEIMAN Max et GOTTDIENER Mark, « Qualifying Initiatives : A Heuristic Use of Data to Commend an Unexplored Stage of Direct Democracy », The Social Science Journal, 22 (1), 1985, p. 99-109. OLIVER Pamela, « “If You Don’t Do It, Nobody Else Will” : Active and Token Contributors to Local Collective Action », American Sociological Review, 49 (5), 1984, p. 601-610. WRIGHT Scott, « E-petitions », dans Stephen Coleman et Deen Freelon (eds), Handbook of Digital Politics, Cheltenham, Edward Elgar, 2015, p. 136-150.

Jean-Gabriel Contamin Voir aussi Analyse des cadres · Barricade · Boycott · Choix rationnel · Enquêtes par questionnaire · Grève · Grève de la faim · Intellectuel spécifique · Manifestation · Occupation de locaux · Répertoire d’action · et échec des mouvements sociaux · Sit-in · Squat · Structure des opportunités politiques

Politique contestataire La notion de politique contestataire (contentious politics) est apparue à la fin des années 1990 sous la plume de trois analystes américains des mobilisations collectives parmi les plus renommés : Doug McAdam, Sidney Tarrow et Charles Tilly. Elle a trouvé dans leur ouvrage Dynamics of Contention (2001) sa formulation canonique, ultérieurement révisée dans Contentious Politics (Tilly et Tarrow, 2007), et désigne à la fois un domaine de recherche et une démarche d’analyse.

Une entreprise originale de désenclavement scientifique définition volontairement large de la politique contestataire, posée comme distincte de la politique institutionnelle routinière, puisqu’elle est « épisodique plutôt que continue, se déroule en public, suppose une interaction entre des requérants et d’autres, est reconnue par ces autres comme pesant sur leurs intérêts, et engage le gouvernement comme un médiateur, une cible ou un requérant » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 5).cultural studies ou encore transitologie, ainsi qu’en atteste Della Porta [2016]) et les spécialisations en aires géographiques (qui tendent notamment à opposer démocraties libérales et régimes autoritaires). Ce désenclavement s’opère par une Mais la politique contestataire est avant tout une démarche d’analyse originale qui s’appuie sur un ensemble de concepts propres. Plus précisément, cette démarche consiste à rendre compte des mécanismes et des processus qui déterminent et traversent les épisodes et les flux contestataires. Chacune de ces notions, centrale dans la perspective de la politique contestataire, mérite d’être explicitée. Les épisodes sont des séquences de la vie sociale et politique, découpés par le chercheur à des fins

d’analyse à l’intérieur de flux contestataires (entendus comme des ensembles d’événements revendicatifs) et qui peuvent être soit étudiés séparément, soit rassemblés pour être soumis à comparaison. Les mécanismes sont une « classe délimitée d’événements qui altèrent de manière identique ou très similaire les relations entre un ensemble spécifié d’éléments au sein d’une variété de situations » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 24). Leur combinaison donne sa dynamique propre à l’épisode pris pour objet. Ces mécanismes peuvent être de trois ordres : environnementaux (par exemple, une évolution favorable de la conjoncture économique), cognitifs (telle une transformation des représentations que des contestataires se font du « jouable ») ou relationnels (sous forme d’altération des relations entre individus, groupes ou réseaux). Les processus sont, pour leur part, des combinaisons ou des séquences récurrentes de mécanismes. La démocratisation, notamment, est un processus au cours duquel interviennent et se combinent différents mécanismes tels que l’extension de la publicisation de l’exercice du pouvoir, la réduction des inégalités et la transformation des relations de confiance (Tilly, 2004).

Les mécanismes des dynamiques protestataires Ainsi conçue, la politique contestataire ne se présente pas comme un modèle théorique unifié et définitif, mais davantage comme une boîte à outils extrêmement riche, à même de pointer et d’étudier une multiplicité d’aspects et de composantes des dynamiques protestataires. Parmi ceux-ci, le mécanisme du courtage (brockerage) apparaît comme l’un des plus décisifs et des plus importants, car présent dans la totalité des phénomènes abordés. Le courtage est défini comme « la connexion, par une unité médiatrice, d’au moins deux sites sociaux auparavant sans contact » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 142). Il « réduit les coûts de communication et de coordination entre sites, facilite l’usage combiné de ressources présentes dans différents sites, et crée de nouveaux acteurs collectifs potentiels » (ibid., p. 157). La validation (certification) et son contraire l’invalidation (decertification) désignent pour leur part le mécanisme par lequel un acteur et les revendications qu’il porte se voient accorder (ou retirer) la reconnaissance d’une autorité donnée et en retirent (ou non) un gain de légitimité. La cooptation est l’incorporation d’un acteur

qui en était antérieurement exclu au sein d’un centre de pouvoir. La convergence conduit les fractions modérées d’un espace politique à s’allier pour faire face à ce qu’elles perçoivent comme la menace de fractions plus extrémistes, tandis que la polarisation s’entend comme une « extension de la distance politique et sociale entre porteurs de revendications dans le cours d’un épisode contestataire et la gravitation des acteurs auparavant neutres ou modérés vers l’un, l’autre ou les deux extrêmes » (ibid., 2001, p. 322). On arrêtera là l’énumération : certains ont comptabilisé rien moins qu’une quarantaine de mécanismes différents définis dans Dynamics of Contention. pour revendiquer leur indépendance après 1989. La perspective de la politique contestataire conduit de la sorte à une appréhension renouvelée, parce qu’à la fois dynamique et relativisée, de la question des identités à laquelle l’approche des nouveaux mouvements sociaux a accordé une centralité sans doute excessive. La prise en compte des processus de changement d’échelle (identity shift), qui se traduit par l’invention ou l’activation de frontières nouvelles entre les différents acteurs ou groupes, comme lorsque les anciennes républiques soviétiques ont invoqué leurs identités nationales distinctes scale shift) permet, quant à elle, de mieux cerner comment les mobilisations se diffusent, se combinent ou se contractent au fil du temps. Le changement d’échelle est défini comme une modification du nombre et du niveau des actions contestataires, conduisant à une extension de la contestation d’un nombre accru d’acteurs et à la connexion de leurs revendications et de leurs identités (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 331). Parmi les multiples mécanismes qui en sont caractéristiques, ceux qui concernent plus spécifiquement la transnationalisation des conflits, et que Sidney Tarrow a identifiés dans ses études de la contestation européenne (Imig et Tarrow, 2001) et du mouvement altermondialiste (Tarrow, 2005), valent d’être cités. L’internalisation, notamment, est « la migration des pressions et des conflits internationaux au sein de la politique intérieure et les relations triangulaires que cela crée entre les personnes ordinaires, leurs gouvernements et les institutions internationales » (Tarrow, 2005, p. 80) : des mesures décidées par la Commission européenne et valables pour l’ensemble de l’Union, par exemple, verront leurs conséquences susciter des mobilisations qui, le plus souvent, resteront de niveau strictement national. À l’inverse, l’externalisation désigne le mécanisme par lequel des acteurs contestataires

frustrés du manque de réponse de leur gouvernement national en appellent à des institutions supra-étatiques pour obtenir la satisfaction de leurs revendications – comme lorsque des féministes contraignent des pays pourtant rétifs à leur donner satisfaction en les rappelant à leurs engagements internationaux à lutter contre les discriminations et les violences sexistes, ce que Margaret Keck et Kathryn Sikkink (1998) appellent « l’effet boomerang ».

Avancées et limites Notons que cette perspective est le produit d’une révision critique, par ses promoteurs, de leurs propres modèles d’analyse antérieurs. McAdam, Tarrow et Tilly sont, en effet, trois des principaux représentants de la théorie du processus politique, dont le concept de structure des opportunités politiques représente un élément central. C’est après avoir reconnu la pertinence des reproches, de plus en plus sévères, adressés à l’objectivisme et au statisme de cette approche antérieure que ces auteurs ont entrepris de la réviser en profondeur. Cette salutaire autocritique ouvre la voie à une appréhension beaucoup plus dynamique des phénomènes contestataires : il ne s’agit plus, comme le faisait le modèle du processus politique, d’étudier la combinaison des différentes variables (opportunités, structures sociales et organisations, répertoire de l’action collective ou « cadrages ») pertinentes pour l’explication de l’émergence d’un mouvement social, mais d’introduire une dimension événementielle en se penchant sur le développement d’un épisode contestataire au cours duquel interagissent différents mécanismes et processus. Les opportunités politiques, spécialement, font l’objet d’une profonde révision, puisque Dynamics of Contention ne les considère plus comme des structures objectives, mais les envisage comme des perceptions subjectives : pour les auteurs, « aucune opportunité, même objectivement ouverte, ne peut inviter à la mobilisation si elle n’est pas 1) visible des protestataires potentiels et 2) perçue comme une opportunité » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 43). De même proposent-ils de passer de l’identification des structurations ou organisations préalables des groupes contestataires aux modalités concrètes – désignées par la notion de social appropriation (ibid., p. 47) – par lesquelles ceux-ci s’approprient ces structurations et organisations, voire en

suscitent de nouvelles, dans le cours de leur mobilisation. Le concept de répertoire, enfin, n’est plus envisagé comme une liste stable et fermée de formes d’action répétées à l’identique, mais comme des performances constamment réinventées et redéfinies sous le double effet de l’improvisation et de l’échange des coups entre les adversaires. Il n’en reste pas moins que cette entreprise de révision théorique, certes bienvenue, paraît, à bien des égards, inachevée et la publication de Dynamics of Contention a été accueillie avec une certaine réserve (Mobilization, 2003 ; Mathieu, 2004). La profusion des concepts et la fréquente obscurité de leur définition rendent, tout d’abord, malaisé l’usage d’une boîte à outils pléthorique. Ensuite, le statut respectif des mécanismes et des processus est souvent indécis, tant les deux notions semblent parfois se recouvrir. Surtout, ceux-ci s’exposent à devenir des boîtes noires, qui certes désignent des aspects importants des dynamiques contestataires mais sans pour autant donner une image claire de ce qui est à l’œuvre : si les enchaînements entre mécanismes et leurs effets sont bien identifiés, en revanche, restent souvent peu abordées les modalités concrètes dans et par lesquelles ces enchaînements et ces effets se produisent. Cette faiblesse tient en grande partie à l’inattention des auteurs aux protagonistes des phénomènes contestataires et notamment aux ressorts de leurs engagements, leur localisation historique et sociale, leurs référents culturels ou encore leurs préférences idéologiques (ces deux derniers points ont cependant été tardivement intégrés par Tarrow [2013]). Tilly et Tarrow ont entrepris de répondre à certaines des critiques adressées à leur modèle dans Politique(s) du conflit (Tilly et Tarrow, 2015 [2007]), qui fournit une présentation clarifiée de leur appareil conceptuel et donne de précieux conseils méthodologiques. Mais, malgré ces révisions, la réintroduction du concept de structure des opportunités politiques et, surtout, le maintien d’un vocabulaire par trop mécaniste empêchent la perspective de fournir autre chose qu’une analyse désincarnée de l’action contestataire.

Bibliographie DELLA PORTA Donatella, Where Did the Revolution Go ? Contentious Politics and the Quality of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

IMIG Doug et TARROW Sidney (eds), Contentious Europeans. Protest and Politics in an Integrating Europe, Lanham (Md.), Rowman and Littlefield, 2001. KECK Margaret et SIKKINK Kathryn, Activists beyond Borders. Advocacy Networks in International Politics, Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 1998. MATHIEU Lilian, « Des mouvements sociaux à la politique contestataire : les voies tâtonnantes d’un renouvellement de perspective », Revue française de sociologie, 45 (3), 2004, p. 561-580. MCADAM Doug, TARROW Sidney et TILLY Charles, « Pour une cartographie de la politique contestataire », Politix, 41, 1998, p. 7-32. MCADAM Doug, TARROW Sidney et TILLY Charles, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. Mobilization, « Book Symposium on Dynamics of Contention », 8 (1), 2003, p. 109-141. TARROW Sidney, The New Transnational Activism, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. TARROW Sidney, The Language of Contention. Revolutions in Words 1688-2012, Cambridge, Cambridge University Press, 2013. TILLY Charles et TARROW Sidney, Politique(s) du conflit [éd. originale : Contentious Politics, Boulder (Colo.), Paradigm, 2007], Paris, Presses de Sciences Po, 2015. TILLY Charles, Contention and Democracy in Europe, 1650-2000, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.

Lilian Mathieu Voir aussi Conjonctures fluides · Identité collective · Répertoire d’action · Révolutions (sociologie des) · Structure des opportunités politiques

Politiques publiques (inputs). L’attention portée aux politiques publiques se fond parmi l’étude de l’ensemble des contraintes qui pèsent sur les mobilisations, pour rendre compte des conséquences de celles-ci, ou encore pour analyser un type particulier de mobilisations, centrées sur les effets des politiques publiques (policy outcomes) (Tilly et Tarrow, 2008). L’analyse des politiques publiques a, quant à elle, pour principal objet d’étudier et de comprendre l’action de l’État, d’en saisir les modes de fonctionnement, au-delà de ses dimensions juridique et budgétaire (Muller, 2015). Son objet initial se situait également, aux origines de la discipline, en dehors de l’appareil politico-administratif d’État, mais en aval du processus décisionnel (outputs). Le changement de perspective des politiques publiques vers l’action publique, entendue comme une forme particulière d’action collective structurée en partie seulement par les institutions publiques (Commaille, 2014), justifie le développement d’une approche plus large, englobant l’ensemble du processus de l’action publique. Dans cette perspective, les mobilisations, les conflits et les mouvements sociaux sont autant de phénomènes pensés comme des vecteurs de changement, aux frontières des politiques publiques, et pointant les limites de la capacité politique à gouverner les sociétés contemporaines. Au fond, malgré les divergences initiales et les évolutions propres à ces deux sous-disciplines, toutes deux interrogent, à partir de l’attention portée aux transformations des formes de l’action collective, l’évolution des relations entre l’État et la société civile (Dupuy et Halpern, 2009).

Les fondements de l’analyse des politiques publiques

au système politique. Ensuite, une approche séquentielle des politiques publiques, qui identifie plusieurs séquences d’action linéaires, parmi lesquelles la mise sur agenda, la décision, la mise en œuvre et l’évaluation. Son développement nourrit la contestation du rôle central des autorités publiques dans la production de l’action publique. Malgré ses limites, dont la principale est de négliger la fonction politique des politiques publiques, l’approche séquentielle rend compte de la complexité du processus de développement des politiques publiques. Enfin, la notion de rationalité limitée introduit une conception dynamique et bottom-up, c’est-à-dire du bas vers le haut, du développement des politiques publiques. Avec la mise en évidence d’un ensemble de rigidités, de routines, d’éléments hérités du passé qui contraignent l’action publique et expliquent des changements de type incrémental, voire l’immobilisme, certains auteurs s’inscrivant dans cette démarche ont montré que l’action publique ne constituait pas un vecteur de changement radical. À partir de ces trois éléments, l’action publique apparaît comme le résultat d’un processus décisionnel parfois chaotique, contraint par un ensemble de facteurs internes et externes à l’appareil politico-administratif d’État, et dont les produits sont parfois introuvables. Dans ce contexte, une politique publique ne saurait constituer un « objet déjà donné là », que l’on pourrait se contenter d’appréhender à partir de compétences juridiques formelles, de postes budgétaires ou du découpage des activités gouvernementales : il s’agit d’un « construit de recherche », d’une catégorie d’analyse, qui constitue un niveau d’interprétation spécifique de l’activité politique (Muller, 2015). Les politiques peuvent être analysées à partir de cinq variables, reliées entre elles (acteurs, représentations, institutions, processus et résultats) et sont définies comme « les diverses formes de régulation sociale et politique des enjeux sociaux » (Lascoumes et Le Galès, 2012, p. 23).

Des outils d’analyse pour penser le lien entre l’État et la société civile Trois types de questionnements, non exclusifs les uns des autres et ne présentant pas une vision exhaustive de l’état de cette discipline, portent

l’attention sur le lien entre l’État et la société civile à partir du développement des politiques publiques. Un premier agenda de recherche s’interroge sur la genèse des politiques publiques. Il a mis en évidence les effets de la mobilisation des acteurs non étatiques sur la construction des problèmes publics et leur mise à l’agenda. Les politiques publiques n’y constituent pas un élément autonome du reste de l’activité politique, c’est-àdire de l’espace de la compétition électorale, des mobilisations sociales et politiques et de l’opinion publique. Un deuxième agenda de recherche, inspiré de la sociologie des organisations, a centré l’attention sur la décision publique. Dans cette perspective, la production de l’action publique est appréhendée avec la mise en évidence de configurations d’acteurs publics et privés, caractérisées par leur relative stabilité et au sein desquelles des stratégies et des logiques d’action différenciées sont identifiées a posteriori. Cette perspective met en exergue le rôle des conflits et des enjeux de pouvoir entre les intérêts en présence au sein de l’appareil politico-administratif d’État. Elle incite à relativiser le discours rationnel et monolithique présenté par les décideurs. Un troisième agenda de recherche s’est développé autour de la question du sens, et plus particulièrement des cadres interprétatifs qui émergent dans l’action et structurent la participation des groupes sociaux à la production de l’action publique. Dans cette perspective, la variable temporelle est placée au cœur de l’analyse des politiques publiques. Elle permet en outre de poser la question du changement : soit le changement dans les politiques publiques (processus) ; soit le changement des politiques publiques (résultat) (Hassenteufel, 2011). États européens a, en effet, proposé une analyse distincte des approches pluraliste et élitiste qui s’étaient développées aux États-Unis. À travers la notion de secteur (Muller, 2015), cette approche rend compte de l’émergence de formes spécifiques d’intégration des intérêts et de production de l’action publique dans le contexte de l’après-guerre. Dans cette approche dite néocorporatiste, les politiques publiques sont le produit de relations institutionnalisées entre l’État et un nombre limité d’acteurs publics et privés. Malgré les différences observées entre les secteurs (rigidité des frontières, stabilité des relations, degré d’autonomie, etc.), leur émergence nourrit celle de formes de régulation différenciées, en fonction du rapport de force entretenu entre l’État et un secteur d’activités. En ce qu’elle conduit à centrer l’attention sur les groupes d’intérêt en fonction de

leurs ressources, plutôt que leurs répertoires d’action, la notion de secteur sous-estime la capacité d’action d’acteurs faiblement organisés, agissant en marge ou aux frontières du processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques.

L’émergence d’une sociologie de l’action publique et la résurgence d’outils alternatifs distribution socio-spatiale d’équipements et de services. Cette évolution renforce les contraintes à l’action collective pour l’ensemble des acteurs impliqués dans le développement des politiques publiques. Pour autant, bien que les États européens soient contraints dans leur capacité à piloter l’action publique nationale, ils disposent encore de ressources considérables, qui peuvent être mobilisées pour endiguer ou coopter les initiatives issues de la société civile. protestataires parmi les multiples publics et parties prenantes (lobbying ou le recours à l’expertise, influence tant l’évolution de ces groupes que la nature de leurs relations avec les pouvoirs publics. La constitution d’un terreau contestataire permanent et mobilisable de façon sporadique accroît par ailleurs la vulnérabilité de ces groupes face aux stratégies de cooptation développées par les pouvoirs publics. La multiplication des dispositifs de participation du public, dans tous les secteurs et à toutes les échelles de gouvernement, contribue, de ce point de vue, à la structuration, par les acteurs publics, d’une société civile organisée et à l’intégration progressive de ces stakeholders) de l’action publique. Ainsi, l’analyse des formes d’instrumentation de l’action publique (choix et combinaison d’instruments) et de leur évolution permet d’appréhender la transformation des relations gouvernants-gouvernés, ainsi que l’émergence de combinaisons originales entre instruments classiques, vecteurs d’autorité ou de redistribution avec, par exemple, des dispositifs de participation du public, des outils de gestion et de régulation économique, ou encore des instruments (labels, prix et honneurs) faisant appel à la dimension symbolique de l’action publique (Halpern et al., 2014). Parmi les effets politiques et sociaux observés, ces travaux interrogent la représentativité de ces groupes, les dynamiques de politisation/dépolitisation à l’œuvre, et le

lien avec des formes classiques de représentation politique et sociale dans les systèmes démocratiques. Dans le contexte postcrise de 2008, la résurgence de différentes formes de désobéissance civile et l’émergence d’espaces (virtuels, comme les réseaux sociaux, ou géographiques, comme les zones à défendre) faiblement structurés par le politique (Flesher Fominaya et Hayes, 2017) confirment, par ailleurs, qu’une part importante des transformations en cours dans l’action de l’État et des politiques publiques se joue à ses frontières, et dans la relation entretenue avec les protestataires. Tout ceci porte à croire que l’approche par les politiques publiques peut contribuer à enrichir les outils d’analyse développés par la sociologie des mouvements sociaux. Tout d’abord, en relativisant les analyses en termes de réussite et d’échec, dans la mesure où une somme de succès rencontrés dans le cadre de conflits apparus à l’occasion de l’élaboration ou de la mise en œuvre d’une politique publique peut se traduire par un échec du point de vue des formes de production de l’action publique mobilisées ultérieurement. Ensuite, en affinant la notion de structures d’opportunités politiques, d’une part, pour rendre compte des effets contraignants propres au secteur ou à l’imbrication des échelles de gouvernement sur le développement des mobilisations, et, d’autre part, pour identifier de façon fine et en détail si et comment les mobilisations contribuent à la reconfiguration de l’État et des politiques publiques.

Bibliographie COMMAILLE Jacques, « Sociologie de l’action publique », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot et Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2014, p. 599-607. DUPUY Claire et HALPERN Charlotte, « Les politiques publiques face à leurs protestataires », Revue française de science politique, 59 (4), 2009, p. 701-722. FAVRE Pierre, « Qui gouverne quand personne ne gouverne ? », dans Pierre Favre, Jack Hayward et Yves Schemeil (dir.), Être gouverné. Études en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 259-271. FLESHER FOMINAYA Cristina et HAYES Greame (eds), « Resisting Austerity : Collective Action in Europe in the Wake of the Global Financial Crisis », Social Movement Studies, 16 (1), 2017, p. 1-151. HALPERN Charlotte, LASCOUMES Pierre et LE GALÈS Patrick, L’Instrumentation de l’action publique, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.

HASSENTEUFEL Patrick, Sociologie politique : action publique, Paris, Armand Colin, 2011. LASCOUMES Pierre et LE GALÈS Patrick, Sociologie de l’action publique, Paris, Armand Colin, 2012. LE GALÈS Patrick et KING Desmond (eds), Reconfiguring European States in Crisis, Oxford, Oxford University Press, 2017. MULLER Pierre, Les Politiques publiques, Paris, PUF, 2015. TILLY Charles et TARROW Sidney, Politique(s) du conflit, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

Charlotte Halpern Voir aussi Agenda · Construction des problèmes publics · Expertise · Groupes d’intérêt(s) · Répertoire d’action · Réussite et échec des mouvements sociaux · Secteur, champ, espace · Structure des opportunités politiques

Pommes de terre les uns aux autres par des rapports variés. Leur mode de production les isole les uns des autres, au lieu de les amener à des relations réciproques. Cet isolement est encore aggravé par le mauvais état des moyens de communication en France et par la pauvreté des paysans. L’exploitation de la parcelle ne permet aucune division du travail, aucune utilisation des méthodes scientifiques, par conséquent, aucune diversité de développement, aucune variété de talents, aucune richesse de rapports sociaux. Chacune des familles paysannes se suffit presque complètement à elle-même, produit directement elle-même la plus grande partie de ce qu’elle consomme et se procure ainsi ses moyens de subsistance bien plus par un échange avec la nature que par un échange avec la société. La parcelle, le paysan et sa famille ; à côté, une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forment un village et un certain nombre de villages un département. Ainsi, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom, à peu près de la même façon qu’un sac rempli de pommes de terre forme un sac de pommes de terre. Dans la mesure où des millions de familles paysannes vivent dans des conditions économiques qui les séparent les unes des autres et opposent leur genre de vie, leurs intérêts et leur culture à ceux des autres classes de la société, elles constituent une classe. Mais elles ne constituent pas une classe dans la mesure où il n’existe entre les paysans parcellaires qu’un lien local et où la similitude de leurs intérêts ne crée entre eux aucune communauté, aucune liaison nationale ni aucune organisation politique. C’est pourquoi ils sont incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un parlement, soit par l’intermédiaire d’une assemblée. Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés. Leurs représentants doivent en même temps leur apparaître comme leurs maîtres, comme une autorité supérieure,

comme une puissance gouvernementale absolue, qui les protège contre les autres classes et leur envoie d’en haut la pluie et le beau temps. L’influence politique des paysans parcellaires trouve, par conséquent, son ultime expression dans la subordination de la société au pouvoir exécutif.

Le retour d’un Napoléon au pouvoir La tradition historique a fait naître dans l’esprit des paysans français la croyance miraculeuse qu’un homme portant le nom de Napoléon leur rendrait toute leur splendeur. Et il se trouva un individu qui se donna pour cet homme, parce qu’il s’appelait Napoléon, conformément à l’article du code Napoléon qui proclame : “La recherche de la paternité est interdite”. Après vingt années de vagabondage et une série d’aventures grotesques, la légende se réalise, et l’homme devient empereur des Français. L’idée fixe du neveu se réalisa parce qu’elle correspondait à l’idée fixe de la classe la plus nombreuse de la population française. Enfin, les paysans de différentes localités se soulevèrent, pendant la période de la république parlementaire, contre leur propre progéniture, l’armée. La bourgeoisie les en punit au moyen de l’état de siège et d’exécutions, et maintenant cette même bourgeoisie se lamente sur la stupidité des masses, de la “vile multitude” qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne. Assurément, la bourgeoisie ne peut que craindre la stupidité des masses, tant qu’elles restent conservatrices, et leur intelligence, dès qu’elles deviennent révolutionnaires.

L’évolution de la condition des paysans produire ce résultat inévitable : aggravation progressive de la situation de l’agriculture, endettement progressif de l’agriculteur. La forme de propriété “napoléonienne” qui, au début du XIX e siècle, était la condition nécessaire de la libération et de l’enrichissement de la population paysanne française, est devenue, au cours de ce siècle, la cause principale de son esclavage et de son appauvrissement. Et c’est précisément la première des “idées napoléoniennes” que doit défendre le second Bonaparte. S’il partage encore

avec les paysans l’illusion que ce n’est pas dans la propriété parcellaire ellemême, mais en dehors d’elle, dans l’effet de circonstances d’ordre secondaire, qu’il faut chercher la cause de sa ruine, toutes les expériences qu’il tentera se briseront comme des bulles de savon au contact des rapports de production [...]. »

Karl Marx « Le 18 brumaire de Louis Bonaparte », La Révolution, 1, 1852.

Bibliographie MARX Karl, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Mille et une nuits, 1997 [1852].

Voir aussi Analyse de réseaux · Analyse marxiste · Conjonctures fluides · Histoire · Leaders · Révolutions (sociologie des)

Privation relative ou de « contagion », les théories psychosociales américaines du comportement collectif représentent à partir du début des années 1960 une véritable rupture en ce qu’elles font de l’agression non pas un comportement inscrit dans la nature humaine, mais un comportement réactif qui répond à des stimuli extérieurs : la frustration et/ou l’apprentissage. Elles mettent ainsi l’accent sur la situation sociale du groupe, sur la communauté d’expériences qui entraîne une action. C’est pourquoi elles sont souvent appelées « théories de la convergence », depuis Ralph Turner et Lewis Killian : « Les théories de la convergence rendent compte du comportement collectif sur la base de la mise en œuvre de prédispositions existantes que plusieurs personnes partagent sous la forme de tendances latentes » (Turner et Killian, 1957, p. 19). Avec Albert Bandura (1973), les théories de l’apprentissage rappellent que le comportement violent est, comme tout autre, un comportement appris qui sera tendanciellement exclu ou favorablement accueilli suivant les cultures et les sous-cultures. Mais l’école la plus connue de cet ensemble est celle de la frustration-agression et surtout de la privation relative qui l’a améliorée.

Une notion issue du modèle de la frustration-agression les mécanismes psychologiques d’un individu et fait d’un phénomène social la somme de frustrations individuelles. Conscients du caractère non mécanique de la relation, certains ont alors révisé la théorie avec la notion de privation relative censée rendre intelligible le caractère aléatoire de l’acte à la lumière de la perception subjective, par le sujet, d’un décalage entre ses aspirations et leur satisfaction. « La condition nécessaire pour un conflit civil violent est la privation relative, définie comme la perception,

par les acteurs, d’un écart entre les attentes qu’ils ont vis-à-vis de certaines valeurs, et les capacités apparentes de leur environnement à produire ces valeurs » (Gurr, 1972, p. 37). Ce n’est plus la situation objective, mais la perception subjective, qui est à l’origine de la frustration. Elle naît de la confrontation entre les attentes des individus (value expectations, niveau subjectif) et la satisfaction objective des besoins (value capacities, niveau objectif). en société traditionnelle, comme les révoltes frumentaires, à visée exclusivement restauratrice. Le modèle C de l’progressive deprivation (croissance simultanée des attentes et des satisfactions, avant que les satisfactions ne décrochent), Ted Gurr en ajoute deux autres (Gurr, 1970, p. 47-53). Tout d’abord, le modèle A de la decremental deprivation (stabilité du niveau d’attentes mais déclin des satisfactions), qui rend compte des mouvements collectifs aspirational deprivation (accroissement du niveau d’attentes et stagnation des satisfactions) serait susceptible, quant à lui, d’éclairer les mouvements des sociétés en voie de développement, en raison de la poussée des revendications qu’amène « le choc des cultures » européennes/traditionnelles (Mann, 1991, p. 23).

Les problèmes fondamentaux posés par la méthode et ses limites En dépit de l’avancée constituée par ce passage du modèle de la frustration-agression à celui de la privation relative, les problèmes ne sont pas résolus pour autant. Le psychologisme reste patent avec l’analogie persistante entre un groupe social et un individu. Le passage du mécontentement à la mobilisation demeure obscur. Le postulat suivant lequel la perception d’une frustration est la même pour tous est hautement critiquable. Enfin, la mesure même de l’écart entre les attentes et la satisfaction objective des besoins est problématique. De deux choses l’une : Soit le chercheur est amené, comme Ivo Feierabend (1972, p. 136-184), à construire des indicateurs objectifs de « satisfaction » et de « désir » qui, parce qu’ils sont élaborés à partir de son propre système de valeurs, socialement et culturellement situé, mais prétendent à une pertinence universelle, ont toutes les chances d’être artificiels. Ainsi prend-il comme

indices de satisfaction le PNB, le nombre de calories quotidiennes, de médecins ou de téléphones, et comme indices de désir, le degré d’alphabétisation et d’urbanisation, etc. Soit, il doit s’en remettre aux confidences de l’acteur (lequel ? selon quels critères de sélection et quelles modalités d’entretien ?), avec le risque de faire ainsi de la violence le produit de frustrations individuelles, sans que le passage à une violence collective ne soit compréhensible. facteurs d’ordre culturel et politique. L’auteur en distingue trois. Deux sont incitatifs : 1) la diffusion de justifications normatives à la violence, c’est-à-dire d’une idéologie ou d’une éthique légitimant son recours comme ont pu l’être la théorie du tyrannicide aux a posteriori l’état de frustration nécessaire au mouvement social qu’ils étudient, procédant ainsi à une rationalisation ex post, puisque l’absence de mouvement sera « expliquée » par l’absence de frustration suffisante. La limite de ces recherches est également patente si l’on considère les leçons politiques susceptibles d’en être tirées. Car les approches psychosociales étaient, à leur origine, très critiques non seulement à l’égard des approches existantes des mouvements sociaux, mais aussi de l’orientation prise au cours des années 1950 par la sociologie – dont elles relèvent pour la plupart, y compris la psychologie sociale – et à laquelle elles reprochent, d’une part, d’avoir « perdu de vue le conflit » (Mironesco, 1982, p. 17) en insistant exagérément sur le fonctionnement harmonieux des sociétés industrielles par le biais du couple fonction-système et, d’autre part, d’avoir contribué à rejeter dans la déviance pathologique toute forme de conflit. À l’inverse, par leur démarche empathique, elles invitaient les pouvoirs publics à privilégier un traitement social des causes de l’agression au détriment d’une gestion répressive. Mais, alors qu’il s’agissait de combattre une conception substantialiste de la violence, l’insaisissabilité des conditions sociales permettant aux frustrations individuelles de converger vers une même réponse tend à ranimer, par défaut, les fantasmes d’un instinct ou d’une pulsion insondable. Enfin, si l’agression ne dépend que d’une frustration, sa rareté autorise l’optimisme et la satisfaction des dirigeants politiques. L’insistance à sauvegarder l’interrogation et la proposition initiales est d’autant plus dommageable qu’elle a conduit à occulter l’intérêt de certaines remarques, demeurées de ce fait connexes ou inaperçues. C’est en particulier le cas de celles de Ted Gurr relatives au contrôle social. De ce courant, c’est lui qui s’est le plus interrogé sur les conditions structurelles

nécessaires au passage de la frustration à l’agression, en montrant qu’à frustration égale, les réponses divergeront selon le groupe et le contexte. La violence politique est conditionnée, en amont, par le niveau de violence sociale, qui résulte du sentiment de privation relative. Mais elle est également tributaire de différents XVI e et XVII e siècles, le droit de résistance à l’oppression, le marxisme, l’anarcho-syndicalisme ou encore les théories de la libération ; 2) la diffusion de justifications instrumentales reposant sur le sentiment de marginalisation et plus encore sur l’efficacité historique de la violence. C’est la conviction, fondée sur les expériences antérieures, de son efficacité pratique – « la violence seule paye ». Ces variables propices peuvent être atténuées, voire annihilées par un troisième facteur : la capacité du régime à mobiliser des soutiens politiques et militaires qui rendront le recours à la violence moins justifié et plus coûteux. Gurr introduit ainsi l’étude de l’environnement et de ses réactions, en particulier la légitimité du régime et ses ressources coercitives. Il prend également en compte les moyens de communication et les médias. On voit que les théories psychosociales sont loin de s’être limitées à l’examen des ressorts individuels de la violence, et que certains de leurs représentants ont même explicitement intégré à l’analyse la dimension proprement politique. C’est pourtant le seul enseignement qui est généralement retenu pour en critiquer à juste titre le simplisme et la dérive psychologisante. En réaction, les théories de la mobilisation des ressources déplaceront le regard des origines au processus même de mobilisation, et évacueront tout ce qui, à leurs yeux, relève du psychologique, comme les émotions.

Bibliographie BANDURA Albert, Aggression. A Social Learning Analysis, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1973. BERKOWITZ Leonard, Aggression. A Social Psychological Analysis, New York (N. Y.), McGraw-Hill, 1962. DAVIES James C., « Toward a Theory of Revolution », American Sociological Review, 27 (1), 1962, p. 5-19. DOLLARD John, Frustration and Aggression, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1939. FEIERABEND Ivo, « Systemic Conditions of Political Aggression : An Application of Frustration-Agression Theory », dans Ivo Feierrabend et al., Anger, Violence, and Politics : Theories and Research, Englewood Cliffs (N. Y.), Prentice-Hall, 1972.

GURR Ted R., Why Men Rebel, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1970. GURR Ted R., « Psychological Factors in Civil Violence », dans Ivo Feierabend et al., Anger, Violence, and Politics : Theories and Research, Englewood Cliffs (N. Y.), PrenticeHall, 1972. MANN Patrice, L’Action collective, Paris, Armand Colin, 1991. MIRONESCO Christine, La Logique du conflit, Lausanne, Éditions Pierre-Marcel Favre, 1982. TOCQUEVILLE Alexis de, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Robert Laffont, 2004 [1856]. TURNER Ralph H. et KILLIAN Lewis M., Collective Behavior, Englewood Cliffs (N. J.), Prentice-Hall, 1987 [1957].

Isabelle Sommier Voir aussi Comportement collectif · Émotions · Frustrations relatives · Mobilisation des ressources

Psychanalyse Un usage problématique en sciences sociales psychanalyse ce n’est pas du tout un “savoir normal” ; c’est la science de l’homme ou plutôt la science de ce qui manque à l’homme ».Politix, 1995) : « la

Un exemple de la monographie clinique Les recherches de Jacques Maître (1994) au carrefour de l’histoire, de la sociologie et de la psychanalyse, sur des mystiques (sainte Thérèse) ou d’autres acteurs particuliers (Eugène Berry, un cas de paranoïa, ou Laurentine Billoquet, un cas d’hystérie) au sein de l’Église catholique, procèdent d’un type d’usage clinique de la psychanalyse à la fois prudent et différencié suivant les matériaux et les niveaux d’analyse. Les modes d’investissement des agents dans l’institution ecclésiale, variables suivant leur trajectoire sociale propre et leur économie psychique, orientent leurs stratégies parce qu’ils les prédisposent à rechercher les positions et les prises de position qui réalisent au mieux leurs pulsions. C’est cette quête, vécue ordinairement le plus souvent dans le cadre contraignant de l’institution, qui peut conduire à modifier l’ordre des légitimités institutionnelles, de telle sorte que celui-ci la réalise plus complètement. L’idéologie des mystiques, le pouvoir de subversion qu’elle peut receler dans certains cas, se trouve au cœur de l’analyse en tant qu’elle exprime, dans le registre d’un discours d’institution revisité et réinventé, le désir du sujet indissolublement agent et acteur. Entendue comme « agencement de relations entre représentations, valeurs, et pratiques sociales qui puise sa légitimité dans les limites d’un groupe et qui oriente celui-ci dans sa compétition avec les groupes concurrents » (Maître, 1994, p. 21),

l’idéologie « ne peut exercer sa prégnance dans le groupe si elle n’est pas investie par les individus comme objet au sens psychanalytique. C’est même à travers ce processus que les membres du groupe se constituent comme sujets grâce à des modalités d’investissement où se joue l’histoire familiale et personnelle propre à chacun ». Et parce qu’elle canalise l’économie psychique de chaque sujet en fonction de ce qu’il y investit, « il serait absurde de la prendre pour un camouflage hypocrite d’intérêts inavouables » (ibid.). On comprend mieux pourquoi les militants sont souvent accaparés par la « mise en forme » idéologique dans laquelle se joue la relation « de la personne totale, ou de l’instance du moi, et d’un objet visé lui-même comme totalité (personne, entité, idéal) » (Laplanche et Pontalis, 2004, p. 290). Il s’agit aussi, pourquoi pas, d’une rétribution, mais au cœur d’une relation d’échange, si l’on veut, d’un type particulier, puisqu’elle met enjeu les mécanismes de sublimation. Du point de vue de la recherche elle-même, un tel projet implique d’assumer le pari de la monographie clinique qui suppose au moins des documents susceptibles de justifier la tentative (documents autobiographiques divers, expertises psychiatriques, productions textuelles du sujet, etc. dans le cas des personnes étudiées par Jacques Maître), à condition néanmoins de ne pas dissocier la monographie clinique de l’analyse à la fois sociologique et historienne des formes institutionnelles qui font l’objet de l’étude : ici l’Église, ailleurs le parti, le mouvement, l’action collective. Enfin, l’étude de cas limites (la grande mystique dans cet exemple) n’est pas dissociable de l’étude de cas ordinaires au sein d’un va-et-vient spécifique à chaque enquête. En ce sens, un tel dispositif d’enquête se donne quelque chance de mieux appréhender « la totalité concrète qu’englobe et le sens subjectif des conduites organisées selon des régularités mesurables et les rapports singuliers que les sujets entretiennent avec les conditions objectives de leur existence et avec le sens objectif de leur conduite » (Bourdieu, avant-propos dialogué, [Maître, 1994]).

Une tentative d’analyse d’un engagement On trouve aussi chez Francine Muel-Dreyfus (1983) l’une des tentatives d’analyse peut-être la plus aboutie et la plus retenue d’un type

d’engagement spécifique, celui qui tend à inventer ou à réinventer des postes en vue de les habiter, au terme d’un travail indissociablement social et psychologique rendant possible – ou non, s’il échoue – l’identification au poste. L’engagement professionnel des instituteurs républicains de l’école de Jules Ferry ou celui des éducateurs spécialisés post-soixante-huitards convoque tout le social familial qui est en jeu dans l’harmonie recherchée entre les hommes et les postes. Cette attention au récit sur les origines – le roman familial chez Sigmund Freud désigne les fantasmes par lesquels le sujet modifie imaginairement ses liens avec ses parents – avait été rendue possible par une situation d’enquête ne craignant pas de mettre en relation « l’histoire du poste, c’est-à-dire de l’institution qu’il représente dans le monde social, et l’histoire sociale, familiale et individuelle, de celui ou de celle qui rencontre le poste ». Dès lors, elle reste en deçà d’une monographie clinique, mais n’est possible que par la mise en œuvre dans les actes de la recherche d’un point de vue clinique. Le sociologue est alors invité – et accepte cette invitation voire s’y livre – « à oublier pour un temps la face politique de l’institution pour suivre les acteurs sur le chemin du retour aux sources qui permet de rendre compte autrement de l’investissement social et psychologique des fonctions institutionnelles » (Muel-Dreyfus, 1983), et, ajouterons-nous, de toutes les formes d’engagement qui comptent et par lesquels on travaille sur soi et sur le monde simultanément. Dans ces cas, « le plus singulier d’une histoire sociale individuelle peut faire écho au plus collectif d’une image sociale de l’histoire institutionnelle » (ibid., p. 45). Loin du plaquage de schèmes d’interprétation empruntés à la psychanalyse, à prétention anthropologique, sur les mécanismes sociaux de l’engagement ou de l’investissement, l’attention clinique à l’histoire individuelle, qu’elle prenne la forme explicitement clinique ou qu’elle reste au seuil, offre l’une des rares voies d’entrée où la relation singulière de et à l’histoire familiale passée trouve toute sa place dans l’analyse des modes d’investissement du monde social, en particulier de ceux qui cherchent à le transformer ou à le modeler.

Bibliographie « Transferts disciplinaires, psychanalyse et sciences sociales », table ronde avec MarieClaire Lavabre, Jacques Maître, Bernard Vernier et Paul-Laurent Assoun, animée par Dominique Memmi et Bernard Pudal, Politix, 29, 1995.

CHAUMON Franck, Lacan. La loi, le sujet et la jouissance, Paris, Michalon, 2004, p. 127. LAPLANCHE Jean et PONTALIS Jean-Bertrand, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 2004, p. 290. MAÎTRE Jacques, L’Autobiographie d’un paranoïaque, avant-propos dialogué avec Pierre Bourdieu, Paris, Anthropos, 1994, p. 21. MICHELAT Guy, « Sur l’utilisation de l’entretien non-directif en sociologie », Revue française de sociologie, 16 (2), 1975, p. 229-247. MUEL-DREYFUS Francine, Le Métier d’éducateur, Paris, Minuit, 1983, p. 45.

Bernard Pudal Voir aussi Carrière militante · Émotions

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Radicalisation djihadiste depuis le début des années 2000. Le concept est depuis inséparable du contexte dans lequel il a été remobilisé, celui d’une menace terroriste islamiste incarnée par les organisations Al-Qaïda, puis l’État islamique. L’approche en termes de radicalisation insiste sur le fait qu’il s’agit d’un processus, en s’attachant à montrer des changements structurels ou relationnels qui modifient les représentations et les comportements des acteurs. Une question demeure sur l’issue du processus : est-ce un changement comportemental ou organisationnel vers davantage d’« extrémisme » (donc prédéfini par une normalité) ou l’aboutissement de transformations cognitives qui mènent à la violence politique ou au terrorisme ? Une autre question traverse les études à propos de radicalisation : est-ce un processus structurel expliquant le choix de la violence par la confrontation d’un groupe à d’autres groupes ou aux forces de l’ordre ? Ou est-ce un phénomène relationnel de dérive vers la clandestinité et la violence d’un petit groupe d’individus ?

Les trois âges de la radicalisation

radicalisation des mouvements d’extrême gauche en Europe concerne d’abord l’entrée dans des « spirales de violence » (Della Porta, 1995, p. 152). Elle s’opère à la fois dans une dynamique oppositionnelle (l’extrême gauche face à la répression de l’État et face à l’extrême droite), dans les interactions au sein de la mouvance et au niveau microsociologique à partir des facilitating et precipitating factors de l’engagement dans des mouvements clandestins violents. Ce sont les nouvelles études du terrorisme post-11 Septembre qui vont relancer et réorienter le concept de radicalisation. Sous l’impulsion de la psychologie sociale (Horgan, 2008, ou Borum, 2011), les études vont se focaliser sur les dispositions et prédispositions des individus à entrer dans des processus de radicalisation. Luttant contre des explications uniquement individuelles (troubles mentaux, prédispositions cognitives), ce courant va privilégier l’étude des formes d’interactions (réseaux, contacts, alliances) entre groupes et individus pour caractériser des processus de durcissements idéologiques (qu’ils soient politiques ou religieux). En d’autres mots, les trajectoires individuelles et les prédispositions à l’engagement radical vont dominer l’analyse radicale. Cette façon de penser le concept est contemporaine du djihadisme, notamment de l’enrôlement de jeunes hommes dans des groupes clandestins, parfois terroristes. Sous l’impulsion des travaux de Marc Sageman (2004), notamment, les recherches à propos de la radicalisation vont se concentrer sur les dynamiques de groupe (bunches of guys) qui mènent à la violence politique. Des notions telles que l’analyse de réseaux, la socialisation militante, les dynamiques de la clandestinité ou l’attention portée aux espaces des mouvements sociaux vont être mobilisées pour l’explication de dérives collectives vers la violence et le terrorisme (Malthaner, 2010). socio-économiques telles que le niveau de vie, l’intégration au monde du travail, la marginalisation socio-spatiale ou l’expérience de la discrimination ethnique ou religieuse (Truong, 2017 ; Bonelli et Carrié, 2018). La dimension organisationnelle est tendanciellement délaissée (ou associée à une géopolitique simpliste opposant Orient à Occident) et la dimension collective est le plus souvent abordée par les coûts de l’engagement dans la clandestinité et la violence ainsi qu’à travers la concurrence entre organisations telles qu’Al-Qaïda et l’État islamique.homegrown terrorists) et les militants partis combattre en Syrie et en Irak (foreign fighters). Les études de cas insistent sur le basculement

dans la violence à partir des prédispositions individuelles, de chocs moraux ou sentiments d’outrage (Khosrokhavar, 2014). Ce courant lie les dispositions à des conditions Le succès du concept de radicalisation tient à deux éléments : en premier lieu, il permet de caractériser indistinctement des mouvements sociaux ou des groupes en interactions qui basculent dans la violence politique et des attitudes individuelles de raidissement idéologique ou de dérives politiques ou religieuses. En d’autres mots, sa conceptualisation initiale en a permis une utilisation très souple selon les échelles d’analyse (Crettiez, 2016). En second lieu, l’usage du concept permet de faire le lien entre des champs d’analyse de la violence politique qui s’ignoraient : les études sur le terrorisme, la sociologie des mouvements sociaux, la violence politique et même les approches psychosociologiques des « passages à l’acte ».

Du « concept » au « paradigme », une notion contestée Le concept de radicalisation a été surmobilisé dans la dernière décennie par des acteurs différents : le monde politique, les « experts » de la sécurité, l’armée et les services de renseignement, l’univers académique. Il a également été intégré à l’action publique notamment via des programmes de « prévention de la radicalisation » ou de « déradicalisation » (Sommier, 2012). En réalité, il semble désormais transformé en paradigme explicatif de l’exclusion de l’autre et de la violence, recouvrant à la fois les dérives individuelles, le passage à l’acte terroriste ou l’usage de la violence politique. Son succès en fait un concept disputé voire critiqué. de données accessibles, les travaux se fondent sur des corpus limités, partiels et promeuvent parfois des approches microsociologiques désincarnées. D’autres études privilégient des enquêtes quantitatives qui ne sont pas toujours cohérentes. De plus, les conceptualisations de la radicalisation ne sont plus seulement produites au sein de l’univers académique mais au sein de fondations, think tanks et services de sécurité pour promouvoir des programmes de surveillance de catégories particulières de la population (Kundnani, 2012). Une deuxième série de critiques tient aux rétrécissements successifs qui ont accompagné les transformations du concept : caractérisant à l’origine des situations d’interactions de mouvements sociaux et de groupes, la

radicalisation désigne aujourd’hui davantage des processus cognitifs d’exclusion, de raidissement idéologique et des trajectoires individuelles vers l’extrémisme politique. De même, sa traduction en termes d’action publique, sous l’influence de l’urgence politique à répondre au terrorisme, a consisté à isoler des groupes « à risque » et à promouvoir des conceptions sécuritaires de l’action publique. Enfin, le dernier aspect controversé de la radicalisation tient en l’émergence d’une spécialisation, les radicalization studies (Malthaner, 2017, p. 370). La multiplication des programmes de recherche, de financements ciblés et d’investissements privés a fait émerger un champ para-académique, dominé par des auteurs à mi-chemin entre univers académique et production de l’action publique (Daniel Koehler en Allemagne, Marc Sageman ou Quintan Wiktorowicz aux États-Unis), et possédant des espaces de production intellectuelle spécifiques (Journal for the Study of Radicalism, Terrorism and Political Violence, Journal for Deradicalization).

Bibliographie BONELLI Laurent et CARRIÉ Fabien, La Fabrique de la radicalité. Une sociologie des jeunes djihadistes français, Paris, Seuil, 2018. BORUM Randy, « Radicalization into Violent Extremism I : A Review of Social Science Theories », Journal of Strategic Security, 4 (4), 2011, p. 7-36. CRETTIEZ Xavier, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, 5 (66), 2016, p. 709-727. DELLA PORTA Donatella, Social Movements, Political Violence and the State : A Comparative Analysis of Italy and Germany, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. HORGAN John, The Psychology of Terrorism, Londres, Routledge, 2005. HORGAN John, « From Profiles to Pathways and Roots to Routes : Perspectives from Psychology on Radicalization into Terrorism », The ANNALS of the American Academy of Political and Social Science, 618 (1), 2008, p. 80-94. KHOSROKHAVAR Farhad, Radicalisation, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014. KUNDNANI Arun, « Radicalisation : the Journey of a Concept », Race & Class, 54 (2), 2012, p. 3-25. MALTHANER Stephan, Mobilizing the Faithful. Militant Islamists Groups and their Constituencies, Francfort, Campus, 2010. MALTHANER Stephan, « Radicalization. The Evolution of an Analytical Paradigm », European Journal of Sociology, 58 (3), 2017, p. 369-401.

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Loïc Le Pape Voir aussi Analyse de réseaux · Carrière militante · Choc moral · Conséquences biographiques de l’engagement · Violences contre soi

Religion(s) et mouvements sociaux L’apparition d’une entrée consacrée à la religion dans la nouvelle édition de ce dictionnaire s’inscrit dans le contexte d’une attention renouvelée pour la religion dans les sciences sociales francophones, après plusieurs décennies au cours desquelles les conceptions néotocquevilliennes et schmittiennes de la sécularisation dominaient la réflexion académique. Le diagnostic de repli du religieux sur la sphère privée et de déclin de l’influence de la religion sur la société amenait à conclure à la perte de pertinence de l’étude de la religion pour comprendre les dynamiques sociales contemporaines. C’est seulement par son effacement ou sa disparition que la religion, perçue comme une force sociale – et souvent identifiée, jusqu’aux années 1990, au christianisme –, pouvait expliquer l’apparition ou le développement de mouvements sociaux. Dans la même période, les sciences sociales anglo-saxonnes appréhendaient fort différemment le religieux, en raison notamment du civil rights movement du pasteur baptiste Martin Luther King et de la Nation of Islam de Malcolm X. engendrent un processus de conversion « dans l’illusion de la liberté » qu’en prenant en compte la croyance. Par ailleurs, les sociologues des religions se sont intéressés de près au processus de désengagement.

Ressources symboliques et organisationnelles des mouvements religieux Clé de voûte de la sociologie wébérienne, l’hypothèse selon laquelle le « corset d’acier » de la croyance religieuse détermine puissamment les macrostructures sociales, économiques et politiques trouve dans l’étude des mouvements sociaux une application féconde. À rebours d’une approche

qui voit la religion comme force d’aliénation des dominés et de conservation de l’ordre existant, de nombreux travaux ont mis en lumière son rôle déclencheur ou facilitateur dans les mouvements sociaux. Le paradigme de la mobilisation des ressources met en évidence les supports matériels, organisationnels et symboliques utiles à la mobilisation dont disposent les organisations religieuses. Elles bénéficient généralement d’un réseau local, régional, voire international facilitant la mise en commun de ressources et fournissant un accès privilégié à d’autres sous-espaces sociaux (juges, élus, associations, etc.). Les faith-based communities aux États-Unis fournissent ainsi des ressources de mobilisation à toute une série de contestations (Wood, 2002). Au Salvador, les prêtres engagés contre la dictature ont assuré le transfert de ressources de la sphère religieuse à l’action politique, de sorte que de nombreux guerilleros ont acquis leur savoir-faire organisationnel à travers leur participation au catéchisme (Montgomery, 1982). utopistes, fournissent un cadre propice à la critique de l’ordre existant et à la démarche de transformation sociale (Bellah et Glock, 1976). Dans cette perspective, Desroche fait du « millénarisme » une catégorie sociologique définie comme la forme d’action collective du messianisme. Il rapproche ainsi idéologies révolutionnaires et messianismes religieux, allant jusqu’à en faire les deux faces, respectivement économique et culturelle, de la transformation sociale radicale (Desroche, 1973). Les « théologies de la libération » ont ainsi eu une influence décisive sur les mouvements progressistes en Amérique latine, qu’il s’agisse du rôle des La Guerre des paysans en Allemagne, puis Ernst Bloch dans le portrait qu’il dressait de Thomas Münzer. Les systèmes de sens religieux, parce qu’ils placent en leur centre des valeurs à l’aune desquelles juger le monde et se réfèrent à une transcendance qui permet de penser en termes comunidades eclesiales de base dans la transition démocratique au Brésil, de la révolution sandiniste au Nicaragua ou du soulèvement zapatiste au Chiapas. De façon similaire, dans la France d’après-guerre, les militants « chrétiens de gauche » ont joué un rôle important dans le syndicalisme, le féminisme, les luttes pour la décolonisation ou les expériences politiques alternatives comme l’autogestion ou encore dans les mouvements de jeunesse. D’autres recherches mettent en évidence la manière dont des symboles, récits, images et rituels religieux fournissent des supports susceptibles de renforcer le sentiment d’appartenance collective, la légitimité et le sens de

la lutte – même si la définition du sens fait souvent l’objet d’une concurrence interne, comme l’illustre l’étude du mouvement anti-alcoolique protestant conservateur par Gusfield.

Religion, dispositions et militantisme collectif, rituel communautaire, appétence au don de soi, etc.). Retraçant la socio-histoire de l’ordre dominicain en France, Raison du Cleuziou (2017) montre que les transformations institutionnelles et contextuelles de la vie monastique conduisent certains à voir dans la « présence au monde » une exigence plus impérieuse que l’observation des rites et la célébration des sacrements. Mais ces transformations objectives ne permettent pas, à elles seules, de comprendre l’éclatement du régime d’autorité religieuse, puisque « rien ne s’impose par la force de l’événement » : l’importance des stratégies de mobilisation et de contre-mobilisation, la succession de générations de novices socialisés dans des contextes hétérogènes, l’invocation par les aînés des novices pour justifier une réforme de l’ordre qu’ils attendent depuis longtemps sont autant de processus à prendre en compte dans la compréhension de la politisation de l’engagement religieux.

Les religions à l’épreuve des mouvements sociaux Les religions sont également travaillées par les mouvements sociaux. D’ailleurs – comme nous le rappellent les travaux fondateurs de Weber et Troeltsch sur les « sectes », puis la sociologie des « nouveaux mouvements religieux » –, les « grandes religions » n’ont-elles pas toutes commencé par être des mouvements sociaux ? Les religions sont confrontées en permanence aux mêmes dynamiques contestataires internes que tout mouvement social : elles peuvent porter sur la doctrine (apparition d’hétérodoxies) ou sur les questions stratégiques (privilégier la pureté morale ou le compromis). Donegani (1993) a ainsi montré la pluralité des rapports au politique, à la norme et à l’institution des catholiques français. Comme le remarquait Zald dans son article de 1982 sur les « creusets théologiques », les divisions internes peuvent affaiblir les religions, mais aussi revitaliser certains groupes, comme le montrent les nombreux travaux consacrés aux « fondamentalismes ».

mutations économiques – en particulier, dans la période contemporaine, l’avènement du capitalisme de marché. Les mouvements sociaux séculiers suscités par ces transformations peuvent rejaillir à l’intérieur des religions : les controverses qui traversent la société génèrent souvent des conflits internes aux communautés et aux institutions. Au sein des groupes de femmes de l’Action catholique constitués au début du XX e siècle en France et en Italie ont ainsi pu éclore des pratiques émancipatoires qui contrastent avec les normes de genre conservatrices défendues par ces collectifs et échappent à la tutelle de l’institution ecclésiale (Della Sudda, 2010). Plus récemment, les débats autour de l’homosexualité ont profondément clivé les communautés religieuses, tout particulièrement en France au moment des débats sur le Pacs, puis sur le Mariage pour tous. Les relations entre les institutions ou les groupes religieux et les partis ou mouvements politiques, enfin, constituent un autre domaine décisif. Aux États-Unis, par exemple, les milieux évangéliques ultraconservateurs donnent un « mandat culturel » au Tea Party sur le modèle du « dominionisme » (Gonzalez et StavoDebauge, 2012).

Contexte, configurations et processus Ce tour d’horizon appelle à une meilleure prise en compte du processus de sécularisation et de ses modalités. Les contextes de l’ultra-modernité ou de la postsécularité, dans lesquels les croyances trouvent une place nouvelle dans les consciences individuelles, l’imaginaire collectif et l’espace public, dessinent un cadre de possibilités spécifique pour les mouvements sociaux (Hervieu-Léger, 1993). Les nouveaux mouvements religieux apparus dans le giron de la gauche contre-culturelle ont ainsi bénéficié d’un accueil favorable dans l’Amérique des années 1970 et contribué à relégitimer le discours moral dans l’arène publique, ouvrant la brèche à la droite conservatrice (Liebman et Wuthnow, 1983). religions : la laïcité devient, en même temps qu’elle est constitutive du contexte dans lequel s’inscrivent les acteurs religieux, un enjeu de lutte. Jean Baubérot a ainsi décrit la controverse autour de la définition de la laïcité qui structure encore aujourd’hui la vie politique française, substituant au schéma classique opposant les religions à l’État une description plus fine de l’affrontement historique entre différentes conceptions de la laïcité. Ce «

processus de laïcisation » n’est pas isolé des autres dynamiques sociales : dans son travail sur les mouvements féministes laïques et religieux en France, Florence Rochefort met ainsi en évidence le « pacte de genre » qui le lie à la dynamique d’émancipation des femmes. L’articulation des différents niveaux de contexte, dans leur dynamique complexe, se laisse sans doute mieux saisir par la notion éliasienne de configuration. Une illustration en est donnée par le travail de Billings (1990) sur les luttes des mineurs de charbon aux États-Unis, qui explique comment, dans deux États différents, les Églises protestantes ont pu, dans un cas, contribuer au succès de la grève, et dans l’autre, étouffer le mécontentement des travailleurs. Les changements d’échelle appliqués à l’étude des groupes et des processus révolutionnaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord invitent à rompre avec les réifications macrosociologiques et les perceptions occidentalocentrées des rapports entre religion et politique. À l’échelle individuelle, la réinsertion du temps et des contingences liées à la dynamique contextuelle remet en cause la perspective causaliste des rapports entre religion et militantisme au profit d’une analyse processuelle. On rend mieux compte des phénomènes de « radicalisation » terroriste en passant de la recherche de « profils » à l’identification de parcours types, de la recherche de facteurs causaux au repérage de logiques biographiques – tout en admettant que certains facteurs comme la justification théologique du recours à la violence ou la croyance d’un accomplissement plus élevé dans la mort que dans la vie forment des facteurs de risque indéniables.

Bibliographie BELLAH Robert et GLOCK Charles Y. (eds), The New Religious Consciousness, Oakland (Calif.), Berkeley University of California Press, 1976. BERGER Peter, The Sacred Canopy : Elements of a Sociological Theory of Religion, New York, Doubleday & Company, 1967. BILLINGS Dwight B., « Religion as Opposition : A Gramscian Analysis », American Journal of Sociology, 96 (1), 1990, p. 1-31. DELLA SUDDA Magali, « La politique malgré elles. Mobilisations féminines catholiques en France et en Italie (1900-1914) », Revue française de science politique, 60 (1), 2010, p. 3760. DESROCHE Henri, Sociologie de l’espérance, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

DONEGANI Jean-Marie, La Liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique dans le catholicisme français contemporain, Paris, Presses de Sciences Po, 1993. GONZALEZ Philippe et STAVO-DEBAUGE Joan, « Politiser les évangéliques par le “mandat culturel” : sources, usages et effets de la théologie politique de la Droite chrétienne américaine », dans Jacques Ehrenfreund et Pierre Gisel (dir.), Religieux, société civile, politique, Lausanne, Antipodes, 2012, p. 241-276. HERVIEU-LÉGER Danièle, La Religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993. LIEBMAN Robert C. et WUTHNOW Robert (eds), The New Christian Right : Mobilization and Legitimation, New York (N. Y.), Aldine, 1983. MONTGOMERY Tommie Sue, Revolution in El Salvador : Origins and Evolution, Boulder (Colo.), Westview Press, 1982. PAGIS Julie, « La politisation d’engagements religieux. Retour sur une matrice de l’engagement en Mai 68 », Revue française de science politique, 60 (1), 2010, p. 61-89. RAISON DU CLEUZIOU Yann (dir.), « La politisation des clercs (XIX e -XX e ) », Histoire, monde et cultures religieuses, 42 (2), 2017. SIMÉANT Johanna, « Socialisation catholique et biens du salut dans quatre ONG humanitaires françaises », Mouvement social, 227, 2009, p. 101-122. SUAUD Charles, La Vocation. Conversion et reconversion des prêtres ruraux, Paris, Minuit, 1978. WOOD Richard L., Faith in Action : Religion, Race, and Democratic Organizing in America, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2002.

Romain Carnac et Gilles Descloux Voir aussi Analyse des cadres · Carrière militante · Croisades morales · Désengagement · Espace géographique et mouvements sociaux · Grève de la faim · Militants par conscience · Organisations et ressources · Paniques morales · Radicalisation · Révolutions (sociologie des) · Socialisation politique · Violences contre soi

Répertoire d’action Le concept de répertoire d’action collective désigne le stock limité de moyens d’action à la disposition des groupes contestataires, à chaque époque et dans chaque lieu. Charles Tilly, à qui l’on doit ce concept, le définit comme « une série limitée de routines qui sont apprises, partagées et exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré » (Tilly, 1995, p. 26). L’auteur s’appuie sur les métaphores du jazz, du théâtre ou encore du langage pour montrer tout ce que la notion doit à l’idée d’une structure préexistante de moyens d’action contraignant le choix des agents, mais aussi ce qu’elle implique de marge de liberté laissée à l’invention des contestataires. Tilly précise, par ailleurs, que « chaque représentation se joue entre deux parties au moins, l’initiateur et l’objet de l’action, auxquelles s’ajoute souvent une troisième ; même lorsqu’ils ne sont pas directement en cause, les agents de l’État, par exemple, passent une bonne partie du temps à contrôler, régler, faciliter et réprimer diverses sortes d’actions collectives » (Tilly, 1986, p. 542). Effectivement, les schémas de répression qui prévalent sont l’un des facteurs qui expliquent la constitution et l’évolution du répertoire disponible pour une population donnée, à côté d’autres facteurs comme sa conception du droit et de la justice, ses routines quotidiennes (et les caractéristiques de la forme urbaine jouent là un rôle important), son organisation interne, ou l’expérience de l’action collective accumulée (Tilly, 2008).

Le développement du concept et sa perspective diachronique sur les demandes mais sur les formes de l’action collective, pour éviter toute tentation téléologique. Son principal apport, qui doit beaucoup à sa

formation d’historien social, a été de montrer, grâce à un travail sur de longues périodes dans différents pays comme la France ou le Royaume-Uni, qu’on avait assisté à une modification des répertoires d’action au cours du temps. Ainsi, en France, les modes d’action ont considérablement évolué en quatre siècles (Tilly, 1986) : le charivari (qui consiste à s’assembler bruyamment avec des instruments improvisés sous les fenêtres de personnes dont on dénonce le comportement), les émeutes du grain, les révoltes contre les taxes ou les invasions de champ prévalant du XVI e au XVIII e siècle vont laisser la place au XIX e siècle à de nouveaux modes d’action comme la grève ou la manifestation. Sous l’effet de facteurs macrohistoriques comme l’émergence de l’État-nation centralisé, le développement du capitalisme et l’évolution des formes de communication, les caractéristiques des répertoires se sont ainsi transformées. L’ancien répertoire d’action est un répertoire local, particulier (en ce sens que les tactiques sont directement liées aux doléances) et patronné – les contestataires recherchant alors souvent le soutien de notables pour intercéder auprès des autorités. Au contraire, après 1848, le répertoire devient national, modulaire – un même mode d’action pouvant être utilisé pour porter différentes demandes, par différents acteurs et dans différents lieux – et autonome par rapport aux figures d’autorité traditionnelles. Les évolutions qui voient le passage d’un répertoire à l’autre sont lentes et progressives, mais Tilly relève que 1848 constitue une étape décisive, une césure entre l’ancien et le nouveau répertoire. d’internationalisation des répertoires le signe d’une transformation décisive. Ainsi, Érik Neveu (2015, p. 97-98) émet l’hypothèse que l’on est peut-être aujourd’hui, au tournant du XX e siècle. Ainsi, les théoriciens des nouveaux mouvements sociaux des années 1960 vont caractériser ces derniers par la nouveauté de leurs enjeux, de leurs valeurs et de leurs acteurs mais aussi de leurs modes d’action, qui seraient marqués par l’expression des identités plutôt qu’orientés stratégiquement, et qui laisseraient une large part à l’action directe. De façon moins controversée, d’autres auteurs verront dans le processus XXI e siècle, avec l’importance prise par les phénomènes de mondialisation, face à l’émergence d’un répertoire de troisième génération se déroulant « dans un espace supranational », « visant des enjeux très techniques » et donnant « une place clé à l’expertise ». Toujours dans une perspective diachronique, la notion de répertoire d’action a été largement utilisée par Tarrow (1995) dans son

exploration des cycles de mobilisation. L’auteur montre combien il est important de considérer ces derniers pour comprendre l’évolution des répertoires. Durant les premières phases d’un cycle, on assiste ainsi à l’utilisation de modes d’action violents et confrontationnels, et c’est souvent aussi à ce moment-là que se produisent des innovations tactiques, qui seront reprises par différentes organisations au cours du cycle, illustrant bien là la caractéristique de modularité des répertoires. Ces innovations doivent beaucoup au fait que les premières phases voient fréquemment l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles organisations, offrant ainsi des possibilités d’interaction entre acteurs inédites. Étudiant le cycle de protestation italien de la fin des années 1960, Tarrow montre que la rencontre des étudiants et des ouvriers donne notamment lieu à l’invention de l’autoréduction comme mode d’action, dont l’utilisation se répand dans les usines, les universités et dans les logements. Durant les périodes routinières, et au contraire des cycles de protestation où se produisent donc des inventions importantes, on assiste à des modifications à la marge des modes d’action collective.

Le concept est également utilisé de manière synchronique selon les régimes politiques, en élargissant géographiquement la focale aux pays non occidentaux. Ils incluent alors dans le champ d’analyse, à côté des mouvements sociaux, les révolutions et les coups d’État. Diachroniquement, ils cherchent aussi à rendre compte de l’effet sur les répertoires d’action des changements de régime dans un même pays. Pour ce faire, ils se fondent sur une typologie des régimes politiques qui les distingue selon leur « capacité gouvernementale », c’est-à-dire la manière dont l’action gouvernementale est effectivement suivie d’effets sur le territoire du gouvernement et « l’étendue de la démocratie », qui renvoie à l’effectivité des droits politiques et à l’influence des populations sur le choix des dirigeants et des politiques publiques. En croisant ces deux caractéristiques, les auteurs (Tilly et Tarrow, 2008) concluent que la contestation prend des formes très diverses dans quatre types de régimes : les régimes non démocratiques à haute capacité connaissent des oppositions clandestines et de brèves confrontations généralement durement réprimées,

les régimes non démocratiques à faible capacité hébergent la plupart des guerres civiles, les régimes démocratiques à faible capacité sont sujets aux coups d’État militaires et aux luttes entre groupes linguistiques et ethniques, et enfin, les régimes démocratiques à haute capacité favorisent les mouvements sociaux. Autre innovation, pour répondre aux critiques relevant l’aspect trop statique de leurs concepts, Tilly et ses collègues utilisent maintenant le terme de « performance » pour désigner les éléments des répertoires, mettant ainsi l’accent sur les constantes innovations qui se produisent dans chaque interaction particulière entre des acteurs, et cherchant à tenir compte des processus de cette dernière. Dans son ouvrage posthume, XX e siècle Contentious Performances (Tilly, 2008), consacré aux répertoires, Tilly poursuit cette clarification conceptuelle qui cherche à éviter aussi l’utilisation anarchique du terme de répertoire, distinguant notamment le niveau des actions (chanter, marcher, etc.), celui des performances (défilés, rassemblements, etc.) ou celui des épisodes (combinaisons possibles de performances, comme un rassemblement se poursuivant en manifestation). Au-delà de ces travaux concernant les déterminants et les transformations macrostructurels des répertoires, le chantier ouvert par Tilly a également donné lieu à la fois à des études concernant l’évolution à travers le temps de l’utilisation d’un mode d’action particulier, comme la barricade ou la grève de la faim, et à des études du répertoire tactique d’une organisation ou d’un mouvement particulier et de ses déterminants. Verta Taylor et Nella Van Dyke (2004) relèvent ainsi que trois facteurs internes aux organisations influencent les tactiques qu’elles utilisent : le niveau d’organisation, les cadres culturels (cultural frames) et le pouvoir structurel des participants. S’agissant du premier facteur, il existe un débat pour savoir si l’organisation formelle des mouvements est antinomique de l’utilisation de moyens confrontationnels de contestation, certains comme Piven et Cloward (1979) soutenant cette thèse spontanéiste. D’autres études vont mettre en rapport les caractéristiques d’organisations décentralisées et participatives avec l’utilisation fréquente de modes d’action directs. Mais les cadres culturels d’une organisation, et plus largement son idéologie ou son identité collective, vont également jouer un rôle dans le choix des modes d’action, choix qui n’est donc pas seulement stratégique. Enfin, la position structurelle des participants dans la société, qui détermine leur accès ou non à des formes conventionnelles de présentation des revendications, les

ressources à leur disposition, et leurs compétences, contribueront également à rendre certains modes d’action plus susceptibles d’utilisation que d’autres.

Les lacunes de la notion et les risques qu’elle induit que des organisations alternent entre formes routinières d’action et formes contestataires. La notion de répertoire d’action collective, en séparant ainsi les types d’action, interdit aussi de prendre en compte la continuité historique éventuelle entre formes de résistance et formes contestataires, comme cela a pu être montré dans le cas du squat (Péchu, 2007). Par ailleurs, la distinction entre contestation « ouverte » et contestation « invisible » ne rend pas compte du fait que l’on est ici face à deux dimensions distinctes : la publicité ou non des actions, mais aussi la présentation ou non de revendications. Enfin, l’utilisation de couples d’opposition entre contestation ouverte et fermée, collective et individuelle obère à la fois le fait que ces deux dimensions ne varient pas toujours de concert, certaines actions étant collectives sans être pour autant ouvertes, et l’existence de continuum des actions, seules les formes de « contestation ouverte, collective et discontinue » (Tilly, 1995, p. 32) sont prises en compte. De ce fait, les « formes individuelles de lutte et de résistance » tout comme « l’opération routinière des partis politiques, des syndicats » sont laissées dans l’ombre. Or, les formes quotidiennes de résistance individuelle sont un aspect important de la contestation dans les régimes non démocratiques, et il n’est pas rare continuums sur ces aspects : l’action peut être plus ou moins publicisée et le collectif plus ou moins objectivé. Pour compléter sur ce point le concept de répertoire d’action et s’attacher à son aspect symbolique ainsi négligé, Steinberg (1995) propose de considérer dans un même mouvement les répertoires instrumentaux et les répertoires discursifs, ces deux répertoires interagissant. Dobry (1990) souligne, d’autre part, le risque de « biais objectiviste » que comporte le concept de répertoire d’action : à mettre à plat les différents moyens d’agir effectivement utilisés par un mouvement, on peut être amené à oublier « les dilemmes pratiques que rencontrent les acteurs dans la réalité de leurs mobilisations ». Dans le même ordre d’idées, Fillieule (2010) et Doherty et Hayes (2018) insistent sur la nécessité d’être plus attentif aux aspects stratégiques ainsi qu’aux cultures internes des groupes : les contre-

mouvements ou les concurrences entre groupes ont des effets sur le choix des modes d’action, tout comme les objectifs en quelque sorte internes au groupe que sont sa construction et la mise en avant de son identité. Malgré ces critiques, le concept de répertoire d’action a eu le mérite de souligner que le choix de modes d’action par les mouvements était un choix réalisé sous la contrainte, notamment de l’expérience passée et des ressources à disposition des contestataires.

Bibliographie DOBRY Michel, « Calcul, concurrence et gestion du sens. Quelques réflexions à propos des manifestations étudiantes de novembre-décembre 1986 », dans Pierre Favre (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de Sciences Po, 1990, p. 357-386. DOHERTY Brian et HAYES Graeme, « Tactics and Strategic Action », dans David A. Snow, Sarah A. Soule, Hanspeter Kriesi et Holly J. McCammon (eds), The Wiley Blackwell Companion to Social Movements, Hoboken (N. J.), John Wiley and Sons, 2018, p. 271-288. FILLIEULE Olivier, « Tombeau pour Charles Tilly. Répertoires, performances et stratégies d’action », dans Olivier Fillieule, Éric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (dir.), Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010. NEVEU Érik, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2015. PÉCHU Cécile, « “Laissez parler les objets !” De l’objet des mouvements sociaux aux mouvements sociaux comme objets », dans Pierre Favre, Olivier Fillieule et Fabien Jobard (dir.), L’Atelier du politiste, Paris, La Découverte, 2007, p. 59-78. PIVEN Frances F. et CLOWARD Richard A., Poor People’s Movements. Why They Succeed, How They Fail, New York (N. Y.), Vintage Books, 1979. STEINBERG Marc W., « The Roar of the Crowd : Repertoires of Discourse and Collective Action among the Spitalfields Silk Weavers in Nineteenth-Century London », dans Mark Traugott (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995, p. 57-87. TARROW Sidney, « Cycles of Collective Action : Between Moments of Madness and the Repertoire of Contention », dans Mark Traugott (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995, p. 89-115. TAYLOR Verta et VAN DYKE Nella, « “Get up, Stand up” : Tactical Repertoires of Social Movements », dans David A. Snow, Sarah A. Soule et Hanspeter Kriesi (eds), The Blackwell Companion to Social Movements, Oxford, Blackwell, 2004, p. 262-293. TILLY Charles et TARROW Sidney, Politique(s) du conflit, Paris, Presses de Sciences Po, 2008. TILLY Charles, La France conteste. De 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986. TILLY Charles, « Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834 », dans Mark Traugott (ed.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham (N. C.), Duke University Press, 1995, p. 15-42.

TILLY Charles, Regimes and Repertoires, Chicago (Ill.), University of Chicago Press, 2006. TILLY Charles, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

Cécile Péchu Voir aussi Art et contestation · Barricade · Boycott · Commémoration · Cycle de mobilisation · Droit et mouvements sociaux · Grève · Grève de la faim · Grèves de loyers · Manifestation · Nouveaux mouvements sociaux · Occupation de locaux · Occupation de places · Pétition · Répression · Résistance · Sit-in · Spontanéisme · Squat · Travail militant · Transnationalisation/internationalisation

Répression La référence à la répression est récurrente dans les travaux sur l’action collective. La question a surtout été appréhendée avec l’analyse des tactiques déployées par les acteurs répressifs et ce, en particulier en fonction des « structures d’opportunité » et des cycles de mobilisation, ou de façon plus fluide, en prenant en compte les interactions entre l’État et les acteurs contestataires. Comment la répression peut-elle être définie ? Charles Tilly, Sidney Tarrow et Doug McAdam en donnent une définition large : il s’agit pour eux des « efforts pour supprimer tout acte contestataire ou tout groupe ou organisation responsable de ces derniers » (McAdam, Tarrow et Tilly, 2001, p. 69).

Le retour de la criminalisation des mobilisations des réflexions et des négociations sur de nouvelles règles du jeu sont menées – malgré la survivance de certaines pratiques, d’un « habitus policier », lié à la continuité du personnel. Les consignes claires du nonrecours à la violence débouchent sur une modification de la culture et du savoir-faire policiers, ce qu’atteste l’exemple de l’Afrique du Sud étudié par Olivier et Marks (dans Fillieule et Della Porta, 2006). La théorie de la pacification des conflits apparaît cependant sujette à critiques. En effet, le retour de la répression et de la « criminalisation » des mobilisations, notamment lors des manifestations altermondialistes, durant les années 2000, l’illustre. À partir des années 2010, dans des contextes très divers (Europe, Amérique latine, etc.), de nouvelles législations viennent encadrer l’usage de la manifestation, dans un contexte où la lutte contre le terrorisme et la criminalité offre un appareil juridique renforcé. De plus, avec le recours au répertoire de l’occupation, l’inscription de la protestation dans la

durée et « la relation totale » au politique des activistes expliqueraient « la débauche de force par les pouvoirs publics » ayant notamment débouché sur la mort de Rémi Fraisse en 2014. En même temps, dans certains pays européens, certains chercheurs identifient le développement de logiques de désescalade fondées notamment sur « une nouvelle psychologie des foules » (Fillieule, Viot et Descloux, 2016).

Les facteurs explicatifs de la répression alliés en Turquie. Dans ces configurations, les acteurs conventionnels, comme les syndicats et les partis politiques, subissent moins de répression. La répression peut aussi dépendre d’une « gestion patrimonialiste des conflits » qui conduit les « autorités civiles [à] définir des cibles acceptables de la violence et [à] en écarter d’autres » (Fillieule, 1997) – comme les abords de résidences présidentielles ou l’occupation de bâtiments publics. Par ailleurs, dans un même pays, notamment dans les systèmes fédéraux, la gestion du maintien de l’ordre et le recours à la répression peuvent varier en fonction des champs politiques locaux. Pour Tilly, la répression ou la tolérance jouent sur les coûts et les avantages de la mobilisation. Doug McAdam et Gregory Wiltfang (1991) distinguent les notions de coût et de risque de l’engagement. Le coût renvoie à la dépense de temps, d’argent et d’énergie nécessaire à une personne qui s’engage dans une forme d’activisme. Le risque est le danger anticipé – légal, social, physique et financier, etc. – de s’engager dans un type particulier d’engagement. Les auteurs soulignent ainsi l’importance de s’intéresser à la perception du risque par les acteurs protestataires.

La répression stimule la mobilisation ? De nombreux auteurs ont mis en avant le fait que la violence de l’État peut avoir un effet mobilisateur. Mais, comme le remarque Earl, peu d’auteurs s’intéressant aux mouvements sociaux ont sérieusement pris en compte les formes et la nature de l’État dans l’étude de la répression (Earl, 2003, p. 45). Des généralités ont souvent été dégagées de l’étude des démocraties occidentales. Sous le même vocable sont regroupés des phénomènes fort divers.

Or, on ne peut mettre sur le même plan les charges des policiers, lors des manifestations altermondialistes, et les formes de répression dans les régimes autoritaires. La répression contre les mouvements sociaux comporte bien des échelles. sur la révolution iranienne est fréquemment mobilisé pour corroborer la thèse selon laquelle la répression stimule la mobilisation (Rasler, 1996). Cet exemple concerne un cas de fin de régime. Il est alors nécessaire de prendre en compte la temporalité spécifique que cela induit : le temps restreint de la répression, la forte désectorisation et la généralisation de la contestation, et l’épilogue – bien sûr non prévisible par les acteurs : la mobilisation aboutit à la chute du régime, le coût de la répression devenant trop élevé pour ce dernier. Dans ces circonstances, la mobilisation dans l’espace public a lieu malgré le risque élevé mais se maintiendrait-elle dans la durée ? De nombreux cas, comme celui de l’opposition au début des dictatures sudaméricaines, laissent penser que non. Des travaux sur ces configurations nationales mais, aussi, les exemples plus récents de « révolutions arabes » montrent que les groupes les plus militants, face à la répression, choisissent l’exil ou l’action armée. En effet, la répression peut stimuler la mobilisation chez des professionnels de la contestation : elle favorise notamment l’engagement dans des mouvements révolutionnaires (Goodwin, 2001), mais rendra de nouveaux recrutements massifs complexes de par les risques qu’ils impliquent pour les recrutés comme pour les recruteurs, sauf quand le régime se fissure et que la contestation se généralise. La répression peut aussi avoir des effets variés en fonction des appartenances sociales. En effet, pour les élites et les classes moyennes qui auront la possibilité de s’exiler, elle ne revêt pas les mêmes implications que pour les milieux populaires qui, une fois identifiés, n’ont souvent guère d’échappatoire. Elle peut aussi déboucher sur la création de « contre-société » militante où les vies personnelle et professionnelle se déploient dans le cadre de sociabilités liées au militantisme (Larzillière, 2013). La répression n’annihile pas l’opposition ou la mobilisation, mais la contraint, la circonscrit, la façonne et donc la transforme.

Comment étudier la répression ?

chercheurs s’est portée sur les interactions entre police et manifestants, sur la formation des corps policiers, et occasionnellement sur la diversité des agences de l’État à des échelles territoriales distinctes, agences qui possèdent des cultures variables du recours à la répression. Des travaux ont ainsi montré que les formes de répression exercées par les polices de l’exURSS avaient évolué au gré de la transformation des missions que leur assignaient l’État central ou les autorités fédérales : la reconversion des « polices politiques » en polices spécialisées dans la lutte contre la délinquance économique a profondément transformé l’économie répressive des régimes (Favarel-Garrigues, 2003). La majorité de ces travaux s’appuient sur une analyse de la presse, sur des enquêtes de type ethnographique des manifestations, des entretiens avec des manifestants. Plus rares sont les travaux conduits à partir de sources policières (Fillieule, 1997 ; Uysal, dans Fillieule et Della Porta, 2006), d’archives administratives ou de rapports émanant d’organisations de défense des droits de l’homme. Certains auteurs ont réalisé des entretiens avec des policiers, afin de mieux appréhender leur perception du maintien de l’ordre. Par ailleurs, les travaux se sont aussi bien portés sur des épisodes contestataires de longue durée que sur l’analyse précise d’une action manifestante comme l’impressionnante somme de travail d’Alain Dewerpe (2006) sur le 8 février 1962. De nouvelles pistes d’analyses portent sur les effets de la répression sur les carrières militantes (Combes et Fillieule, 2011) et, plus généralement, sur ses effets biographiques en partie inexplorés.

La répression, un phénomène à appréhender dans sa diversité les analyses portant sur les effets du travail des services secrets sur les mouvements sociaux. De plus, Earl souligne qu’à côté de la coercition, d’autres actions de l’État peuvent avoir des effets sur la mobilisation : dans le cas tunisien, Béatrice Hibou met en exergue « le brouillage de ce qui est “public” et “privé”, le processus de criminalisation de toute activité politique qui ne serait pas agréée par le pouvoir central et le rôle capital des rouages économiques dans l’exercice de la domination voire de la répression » (Hibou, 2005, p. 15). Par ailleurs, l’intérêt pour l’interaction

entre acteurs protestataires et État dans l’étude de la répression crée un autre type de biais : l’absence de prise en compte des acteurs non étatiques. Dans le cas du Mexique, durant les années 1990, les principaux acteurs de la répression étaient les militants du parti dominant et les pistoleros – hommes de main des propriétaires terriens (Combes, dans Fillieule et Della Porta, 2006). Dans ce pays, étudier les phénomènes de répression implique nécessairement aujourd’hui de prendre en compte les narcotrafiquants. Dans de nombreux pays, on ne peut comprendre les phénomènes de répression des mouvements sociaux sans s’intéresser à de multiples agents privés, à des contre-mouvements, des mafias, des gangs ou des groupes paramilitaires.

Bibliographie COMBES Hélène et FILLIEULE Olivier, « De la répression considérée dans ses rapports à l’activité protestataire : Modèles structuraux et interactions stratégiques », Revue française de science politique, 61 (6), 2011, p. 1047-1072. DEWERPE Alain, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006. EARL Jennifer, « Tanks, Tear Gas, and Taxes : Toward a Theory of Movement Repression », Sociological Theory, 21 (1), 2003, p. 44-68. FAVAREL-GARRIGUES Gilles (dir.), Criminalité, police et gouvernement : trajectoires postcommunistes, Paris, L’Harmattan, 2003. FILLIEULE Olivier et DELLA PORTA Donatella (dir.), Police et manifestants. Maintien de l’ordre et gestion des conflits, Paris, Presses de Sciences Po, 2006. FILLIEULE Olivier, Stratégies de la rue, Paris, Presses de Sciences Po, 1997. FILLIEULE Olivier, VIOT Pascal et DESCLOUX Gilles, « Vers un modèle européen de gestion policière des foules protestataires ? », Revue française de science politique, 66, 2016, p. 295-310. GOODWIN Jeff, No Other Way Out. States and Revolutionary Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. HIBOU Béatrice, « Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie », Raisons politiques, 20, 2005, p. 9-36. LARZILLIÈRE Pénélope, La Jordanie contestataire. Militants islamistes, nationalistes et communistes, Arles, Actes Sud, 2013. MCADAM Doug et WILTFANG Gregory, « The Costs and Risks of Social Activism : A Study of Sanctuary Movement Activism », Social Forces, 69 (4), 1991, p. 987-1010. MCADAM Doug, TARROW Sidney et TILLY Charles, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

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Hélène Combes Voir aussi Conjonctures fluides · Conséquences biographiques de l’engagement · Désengagement · Maintien de l’ordre · Radicalisation · Réussite et échec des mouvements sociaux · Révolutions (sociologie des)

Résistance La sociologie des mobilisations a longtemps exclu de son périmètre d’étude les formes de résistance dissimulées et parfois individuelles, pour se concentrer sur le pôle « voice » de la trilogie hirschmanienne (exit/voice/loyalty). Or, cette catégorie de voice paraît inapte à rendre compte des pratiques d’opposition discrètes qui subsistent derrière la « loyauté » apparente. Ces dernières ont néanmoins été étudiées dans d’autres domaines des sciences sociales. En sociologie des mobilisations elle-même, l’étude des résistances a connu un regain d’intérêt à partir du milieu des années 1980, en large partie grâce aux travaux de James Scott, dont certaines limites ont par la suite pu être soulignées.

Les premières prises en compte des résistances en sociologie du travail et dans les area studies Ce n’est sans doute pas un hasard si l’on trouve de manière précoce une attention à la « vision des vaincus » (Wachtel, 1971) dans deux domaines où la question de la domination est particulièrement centrale : l’étude des couches populaires, notamment celle pratiquée par la sociologie du travail, et l’étude des contextes non démocratiques, en histoire ou dans les area studies consacrées aux régimes coloniaux. Les cultural studies mettent ainsi en exergue les pratiques de distanciation des catégories populaires face à la domination. Ces dernières font preuve d’« attention oblique » ou de « cynisme » à l’égard des discours des dominants (voir les travaux de Richard Hoggart), ou manifestent une « économie morale » propre (Thompson, 1988 [1964]) qui les amène à contester les règles économiques qui leur sont imposées, par exemple en pratiquant le braconnage. En sociologie du travail, durant les années 1960 et

1970, différents travaux se sont intéressés aux pratiques de l’insubordination ouvrière : perruque, freinage, sabotage, absentéisme, etc. L’histoire du mouvement ouvrier n’est pas en reste : Rancière (1981) montre comment les rêves d’égalité et d’émancipation des prolétaires du XIX e siècle constituent une subversion de la domination. De son côté, le courant de l’histoire du quotidien allemand (Alltagsgeschichte) explore avec les travaux de Alf Lüdtke l’« Eigensinn » (le « quant-à-soi », le « domaine réservé ») des ouvriers, c’est-à-dire la manière dont ces derniers se réapproprient le temps et l’espace, durant des pauses non autorisées, où pourtant il n’y a pas intention de résistance (Lüdtke, 1991). fictifs correspondent à des personnages réels de la Cour pour rendre compte de la vie privée des monarques sans le laisser ouvertement paraître. Plus proche de nous, l’étude des sociétés coloniales, et notamment les travaux développés autour de la revue XVIII e siècle, comme Arlette Farge ou Robert Darnton, montrent comment se construit un contre-pouvoir symbolique qui se manifeste par la circulation des « nouvelles à la main » – des feuilles de contre-information rédigées sous le manteau – ou encore des « romans à clés », où des personnages Politique africaine, donnent à voir la « politique par le bas » qui s’y pratique, souvent sous couvert d’obéissance (Bayart et al., 1992). Comme le relèvent Bennani-Chraïbi et Fillieule (2003, p. 30), cette attention durant les années 1960 à 1980 aux résistances doit beaucoup à l’audience internationale des travaux de Foucault, d’abord, et de Certeau ensuite. Le premier s’attache à la « microphysique » du pouvoir, en démontrant l’existence de résistances à son égard et d’illégalismes. Cette piste, marginale dans ses travaux (qui, bien qu’ils observent le pouvoir du côté de ceux qui le subissent, insistent surtout sur le triomphe de la domination panoptique), sera celle suivie par Certeau (1980) mettant l’accent sur les « tactiques » et « braconnages » mis en œuvre par les dominés sur le terrain des dominants. Néanmoins, en sociologie des mobilisations, ce sont les travaux de James Scott qui ont attiré l’attention sur les résistances.

La thèse principale de Scott

C’est dans son ouvrage Weapons of the Weak (Scott, 1985), issu d’une enquête ethnographique auprès des paysans pauvres en Malaisie, que James Scott opère une première formalisation de la notion de résistance. Constatant que les dominés, dans l’histoire, ont rarement pu mener une action politique ouverte et organisée, il se penche sur les « formes quotidiennes de la résistance paysanne – la lutte prosaïque mais constante entre la paysannerie et ceux qui cherchent à lui soutirer du travail, de la nourriture, des impôts, des loyers, et des intérêts » (ibid., 1985, p. XVI). légitimité des rapports sociaux qui les oppriment (le « texte caché »), et qui s’exprime par exemple dans le commérage. Ce « mauvais esprit » nourrit des actes de résistance, individuels et collectifs, comme le braconnage, le sabotage ou les petits larçins. Ces actes d’insubordination présentent de nombreux avantages par rapport à la contestation collective ouverte : ils nécessitent peu de coordination, utilisent des réseaux informels, s’apparentent à du self-help et évitent toute confrontation avec les autorités (Scott, 1985, p. XVI). À côté de la politique officielle existe donc une « infra-politique », « un domaine discret de la lutte politique » (ibid., p. 183), à la fois matérielle et symbolique. Reprenant Edward P. Thompson (1978, p. 1), Scott rappelle en effet que « toute contradiction est un conflit de valeur en même temps qu’un conflit d’intérêt ». De ce fait, la résistance symbolique ne constitue pas une « soupape » permettant simplement de supporter l’asservissement (Grignon et Passeron, 1989, p. 91-92), mais se trouve inextricablement mêlée aux formes matérielles de résistance. Et lorsque l’étau de la répression se relâche, ces actes de résistance sont susceptibles de se transformer en mobilisations collectives ouvertes. Si les premiers éléments de la perspective de Scott sont déjà très présents dans Weapons of the Weak, La Domination et les arts de la résistance témoigne d’une ambition de généralisation qui s’appuie sur des sources délibérément disparates. Une des originalités de l’ouvrage consiste à mobiliser des fictions littéraires autant que des comptes rendus de sciences sociales, les auteurs des premières livrant un sens des conduites de leurs protagonistes beaucoup plus explicite que les observations, pour leurs parts empiriquement fondées mais par définition davantage équivoques, des seconds.

Les apports de Scott spécialistes des mouvements sociaux : au caractère public, articulé et collectif des mobilisations s’oppose ainsi la discrétion, l’ambiguïté et le relatif isolement du texte caché. Une telle distance entre les deux ordres de phénomènes interdit de les assimiler mais invite à étudier leurs interactions et leurs connexions possibles, comme lorsque la multiplication des attitudes de défiance constitue l’indicateur de l’exacerbation d’un mécontentement partagé qui trouvera – peut-être – à s’exprimer sous des formes ouvertement contestataires. De même, sa focalisation sur les pratiques invite-t-elle à appréhender les investissements de sens et les luttes de définition dont elles sont l’objet, tout comme les connexions entre formes de résistance et formes de contestation. Ainsi, par exemple, de l’occupation d’un logement vacant qui peut à la fois constituer la satisfaction, par les moyens du bord, d’un besoin élémentaire et relever de la protestation, lorsque le squat appuie la dénonciation des carences des politiques de logement, une forme d’action d’ailleurs issue d’une forme de résistance, le « déménagement à la cloche de bois » (Péchu, 2006). La traduction tardive en français de La Domination et les arts de la résistance s’est inscrite dans des espaces de débat déjà structurés. L’un d’eux avait été ouvert en 1989 avec la parution de l’ouvrage intitulé Le Savant et le populaire, dans lequel Claude Grignon et Jean-Claude Passeron mettaient en garde contre un misérabilisme sociologique consistant à n’envisager les groupes dominés que sous le signe du manque et de la dépendance, et à commettre à leur égard une forme d’injustice interprétative en méconnaissant que, « même dominée, une culture fonctionne encore comme une culture » (Grignon et Passeron, 1989, p. 21). Scott avait également formulé une critique du « dominocentrisme » en pointant que, loin de subir passivement la domination et d’en être les dupes, les groupes subalternes pouvaient s’aménager des marges minimales d’autonomie. subalternes que l’ordre social dans lequel ils évoluent est naturel et inévitable » (Scott, 2009, p. 87). Or cette hypothèse d’une aliénation généralisée se trouve réfutée non seulement par la récurrence des épisodes de révolte, mais également par une abondante production culturelle dissidente (contes et légendes fantastiques, chansons irrévérencieuses, rituels carnavalesques, prophéties millénaristes, etc.) qui atteste que « les obstacles à la résistance, qui sont nombreux, ne peuvent être attribués à

l’incapacité des groupes subalternes à imaginer un ordre social alternatif. Ils imaginent à la fois le retournement et la négation de leur domination et, qui plus est, ils ont maintes fois agi à partir de ces croyances » (ibid., p. 96).

Les limites de la perspective La Domination et les arts de la résistance n’en pose pas moins une série de difficultés – dont certaines contribuent, paradoxalement, à expliquer son succès. Lui aussi attentif aux aménagements que les pauvres – ceux, en l’occurrence, des grandes villes du Moyen-Orient – tentent d’apporter à une existence marquée par la contrainte, Asef Bayat (2013) s’inquiète des risques de surinterprétation que recèle la grille de lecture de Scott : pour reprendre l’un de ses exemples, les habitants d’un bidonville qui détournent une ligne électrique le font pour accéder à un confort minimal davantage que par défi aux autorités. L’intentionnalité, centrale pour discerner si une conduite relève ou non de la résistance, s’avère dans la réalité délicate à établir (Ortner, 1995). Bayat souligne également les dangers d’une conception diffuse et décentrée du pouvoir inspirée de Foucault. Certes, le pouvoir circule plus qu’il ne se concentre, certes il n’est pas univoque et appelle des réponses sous forme de résistance, reste qu’il se fait plus dense et s’exerce avec davantage d’effets dans des secteurs précis de la vie sociale – au niveau des rapports de classe et de la coercition étatique, spécialement. Sans s’affronter directement aux thèses de Scott, Béatrice Hibou a élaboré une approche de la domination qui bat en brèche bon nombre de leurs présupposés. Son domination (Hibou, 2011) souligne que si la coercition constitue un outil privilégié des régimes autoritaires, elle n’est pas la seule et ceux-ci veillent également à se légitimer en répondant aux attentes de bien-être et de sécurité de la population. De fait, l’exercice de la domination politique repose sur des transactions beaucoup plus complexes et ambivalentes que le laissent entendre les couples simplistes pouvoir/soumission ou pouvoir/résistance, et dont le clientélisme (peu traité par Scott dans La Domination et les arts de la résistance) constitue une expression exemplaire. Il assure, en effet, l’accès à des ressources en échange d’une allégeance politique sans pour autant exiger de véritable adhésion aux valeurs et à l’idéologie professées par les dominants.

Ces réserves convergent pour pointer la difficulté centrale de la perspective défendue par Scott et qui est son unilatéralisme. La volonté légitime d’attester que les dominés ne sont pas écrasés par la domination conduit à une lecture passablement enchantée de leurs conduites et attitudes sous le seul prisme positif de la résistance. De sorte que si la thèse du texte caché rejoint la critique du misérabilisme formulée par Grignon et Passeron (1989), elle s’expose au péril inverse que les mêmes auteurs avaient identifié et désigné sous le terme de populisme, à savoir une exaltation de l’autonomie des dominés minorant voire niant ce que leur condition doit aux inégalités ou oppressions qu’ils subissent. fois, la résistance telle que l’entend Scott n’est pas la contestation, et il se pourrait que son modèle éclaire finalement autant certaines conditions de la pérennité de la domination que celles de sa remise en cause.agency pour l’affronter, permet de se persuader (parfois contre toute évidence) que les « subalternes » et leurs soutiens politiques ou intellectuels partagent de mêmes conceptions de la justice et pourront à l’avenir se coaliser dans un même mouvement émancipateur. Il semble bien, pourtant, que la propension des dominés à dénigrer les dominants dès que ceux-ci ont le dos tourné ne présage en rien de leur capacité à annihiler effectivement et durablement les inégalités et les oppressions qu’ils subissent. Une nouvelle

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Lilian Mathieu et Cécile Péchu Voir aussi Économie morale · Exit, voice, loyalty · Histoire · Insurrections, émeutes · Pommes de terre · Répertoire d’action · Squat

Réussite et échec des mouvements sociaux Les mouvements sociaux produisent des effets de tout genre qu’il n’est pas aisé d’identifier et de classer. À titre indicatif, nous pouvons opérer une première distinction entre les effets politiques, les effets culturels et les effets individuels ou biographiques. Ces effets peuvent être intentionnels ou involontaires. Lorsque nous parlons de réussite ou d’échec des mouvements sociaux, nous introduisons à la fois une difficulté épistémologique et une délimitation du champ d’analyse. La difficulté : il est évident que les notions de « réussite » (ou « succès ») et d’« échec » doivent être rapportées à la subjectivité d’un acteur, qu’il soit partie prenante ou non du mouvement social en question, et que ces notions varient selon la perspective des acteurs ainsi que dans le temps (Bosi et al., 2016). La délimitation du champ : en parlant de réussite ou d’échec, nous focalisons notre attention sur un type particulier de conséquences, à savoir celles qui se rattachent aux buts déclarés des mouvements ou aux conséquences intentionnelles. Plusieurs typologies s’offrent dans la littérature. La plus connue distingue deux types d’effets (Gamson, 1990 [1975]) : l’acceptation des mouvements en tant qu’interlocuteurs légitimes de la part des autorités politiques, ou effets procéduraux, et l’obtention de changements dans les politiques publiques, ou effets substantiels. À ces deux types d’effets, on peut en ajouter un troisième, plus rare, lorsque les mouvements réussissent à modifier le contexte dans lequel ils agissent, ou effets structuraux (Kitschelt, 1986), par exemple, en déterminant la chute d’un gouvernement. Cette trilogie peut être complétée par une autre distinction importante, entre le fait de forcer les autorités politiques à faire des concessions et le fait de produire un réel changement par rapport à l’enjeu en question, satisfaisant ainsi les exigences du groupe au nom duquel on se mobilise.

Ainsi, nous pouvons distinguer trois degrés de réussite ou de succès des mouvements sociaux : la reconnaissance du mouvement par ses adversaires, la satisfaction de tout ou partie des revendications et l’intégration du mouvement au système politique, ce qui concourt à leur institutionnalisation. À ces différents degrés de réussite ou d’échec, ajoutons les effets sur l’opinion publique, puisque la sensibilisation de cette dernière constitue souvent un de leurs objectifs principaux. Évidemment, dans tous les cas, l’on ne peut parler de réussite ou d’échec que dans la mesure où s’établit un lien de causalité entre mobilisation et effets observés.

Les conséquences politiques des mouvements sociaux direction. En ce qui concerne l’émergence des mouvements, ce type d’explication a été mis en avant par les théories du comportement collectif qui reposent sur une hypothèse de frustration-agression. Ici, les mouvements n’ont pas d’effet indépendant. Dans le modèle de la structure des opportunités politiques, l’émergence et l’impact des mouvements dépendent principalement de facteurs externes liés à leur contexte politique. Ainsi, un parti allié du mouvement et étant au pouvoir décide de modifier la législation dans le sens désiré par les participants à ce mouvement. Dans ce cas, à nouveau, la mobilisation du mouvement n’y est et al., 1992). Ces modèles offrent à la fois une explication de l’émergence et des effets des mouvements sociaux, mais aussi du changement dans les politiques publiques. Selon le modèle des mouvements sociaux, c’est grâce à la force et aux ressources internes des mouvements que ceux-ci arrivent à produire des changements dans les politiques publiques. Cette explication s’articule donc à la théorie de la mobilisation des ressources. Le modèle économique postule que les conditions économiques d’un pays constituent la cause fondamentale à la fois de l’émergence des mouvements et des changements dans les politiques publiques. Les théories de la modernisation ou certaines théories faisant un lien entre le déclin économique et les dépenses publiques comme source de légitimation vont dans cette a priori pour rien et ce dernier n’a pas d’effet indépendant. Suivant le modèle de la médiation politique, enfin, l’impact des mouvements dépend de leur organisation et de leur niveau de mobilisation, mais il est favorisé par certaines conditions ayant trait à la structure des opportunités politiques. Il s’agit en fait d’une

sorte de variante du modèle précédent. Dans cette perspective, le contexte politique intervient entre l’action du mouvement et ses effets. La mobilisation à elle seule est donc insuffisante, bien que nécessaire. Dans une autre perspective, nous pouvons encore opérer une distinction entre trois manières de concevoir l’impact des mouvements sociaux (Giugni, 2004) : l’approche de l’effet direct, l’approche de l’effet indirect et l’approche de l’effet conjoint. L’effet direct se réfère au fait que les mouvements ont un impact indépendant et autonome, sans avoir besoin de recourir à des ressources externes. Il correspond grosso modo au modèle des mouvements sociaux. Les deux autres prévoient un rôle facilitateur des conditions et des ressources externes, comme la présence d’alliés politiques ou une opinion publique favorable, mais ils diffèrent entre eux pour ce qui est de la perspective temporelle. L’effet indirect est obtenu lorsque la mobilisation du mouvement influence dans un premier temps certains aspects du contexte et que, dans un deuxième temps, ces derniers produisent l’effet observé. L’effet conjoint, enfin, maintient que la mobilisation du mouvement et les conditions ou ressources externes doivent être présentes simultanément pour que les chances d’avoir un impact augmentent.

L’évolution de l’étude de la discipline ont souligné l’interaction de ces derniers et de la mobilisation de mouvements (Soule et Olzak, 2004).

Bibliographie AMENTA Edwin, CARRUTHERS Bruce G. et ZYLAN Yvonne, « A Hero for the Aged ? The Townsend Movement, the Political Mediation Model, and U.S. Old-Age Policy, 1934-1950 », American Journal of Sociology, 98 (2), 1992, p. 308-339. AMENTA Edwin, When Movements Matter. The Townsend Plan and the Rise of Social Security, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 2006. BOSI Lorenzo, GIUGNI Marco et UBA Katrin (eds), The Consequences of Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, 2016. BURSTEIN Paul, « Bringing the Public Back in : Should Sociologists Consider the Impact of Public Opinion on Public Policy ? », Social Forces, 77 (1), 1998, p. 27-62. EARL Jennifer, « Methods, Movements and Outcomes : Methodological Difficulties in the Study of Extra-Movement Outcomes », Research in Social Movements, Conflicts and Change, 22, 2000, p. 3-5.

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Marco Giugni Voir aussi Comportement collectif · Conséquences biographiques de l’engagement · Frustrations relatives · Mobilisation des ressources · Opinion publique · Politiques publiques · Spontanéisme · Structure des opportunités politiques

Révolutions (sociologie des) L’usage le plus commun du mot « révolution » dans les sciences sociales renvoie au changement plus ou moins soudain d’un régime politique, généralement provoqué (ou du moins accompagné) par des mobilisations de masse. En cela, les révolutions représentent une forme de conflit politique interne qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer des rébellions populaires, guerres civiles ou coups d’État. Il existe de ce fait une absence de consensus dans la littérature sur ce que l’on peut, à partir d’une multitude de manifestations empiriques, ranger sous ce label. Les définitions se construisent parfois à partir de distinctions (les révolutions entre elles ou avec d’autres formes de conflits politiques) ou autour de hiérarchies (entre différents types de révolutions – sociales, politiques, constitutionnelles, conservatrices, etc.). Ces distinctions ont été maintes fois critiquées, à juste titre, par des auteurs qui soulignent l’importance de penser les différentes formes et degrés de contestation en continuité. descriptives furent largement critiquées, notamment en raison d’une attention insuffisante à la question des causes.stages) des grandes révolutions sans formuler une théorie explicite du « pourquoi ». Ces généralisations Au départ un sous-champ relativement structuré, la sociologie des révolutions s’est largement développée et diversifiée depuis les années 1970 et il est malaisé de donner une présentation synthétique des « générations », « paradigmes », approches et autres tendances qui ne regrouperait pas indûment des travaux à bien des égards différents. De manière très schématique, l’analyse sociologique des révolutions porte généralement sur les causes, les conséquences ou la dynamique révolutionnaire elle-même.

Ce qui fait les révolutions

théoriquement problématique puisqu’elle repose sur un raisonnement circulaire. Pourtant, ces grilles d’interprétation réapparaissent périodiquement, comme nous avons pu le voir récemment avec les « Printemps arabes » que l’on a expliqués entre autres par la « frustration des jeunes ».nécessairement. Une autre variante se trouve dans ce que Aya (1979) nomme les « modèles volcaniques » qui s’intéressent soit à la tension structurelle au sein d’une configuration sociale donnée (variante « systémique » suivant Smelser), soit à la privation relative, à savoir le décalage perçu par les acteurs entre leurs aspirations et ce qu’ils sont en mesure d’obtenir pour les satisfaire (variante « psychosociale » suivant Gurr). Les critiques de ce modèle ont souligné son psychologisme, le flou de sa démonstration (notamment la nature des relations entre conditions objectives et perception) et l’absence d’explication du passage de la privation relative à la mobilisation. Plus généralement, l’interprétation proposée par ces modèles est difficile à observer empiriquement en plus d’être De ces diverses critiques a émergé une « troisième génération » de travaux, se situant plutôt à un niveau macro (les États-nations plutôt que les individus) et recourant à la sociologie historique et comparée. Cette nouvelle approche structuraliste est celle qui aura probablement le plus de succès dans le champ d’études des révolutions. Construits autour de comparaisons, ces travaux cherchent à isoler les causes structurelles des « grandes révolutions » ou « révolutions sociales ». La critique de la perspective structurelle a laissé la place à des tendances où une multiplicité de causes, de facteurs, ou de conditions est inventoriée et comparée. Ces approches dites « combinatoires » constituent une « quatrième génération » de théories des révolutions, marquée par un intérêt renouvelé pour les questions culturelles (idéologies, valeurs, etc.) ou encore pour le rôle des acteurs (l’agency) tout en maintenant (et en affinant) l’étude des structures étatiques. Il reste que, dans la diversité de ces approches, demeure l’intérêt principal d’élucider les causes des révolutions, afin d’isoler et d’établir des distinctions entre des types de trajectoires menant vers certains types de résultats. Dès les tentatives de catégorisation des révolutions, l’ajout de tel ou tel qualificatif (social, politique, réactionnaire, etc.) vise déjà à définir le phénomène à partir de ses résultats (supposés).

Ce que font les révolutions mèneraient à certains résultats. C’est le cas, par exemple, dans l’œuvre majeure de Barrington Moore qui, bien que dépassant l’objet des révolutions, leur apporte un éclairage important, distinguant trois voies de passage à la modernité et les associant à trois types de révolution : bourgeoise (voie démocratique), par le haut (voie réactionnaire) et paysanne (voie communiste). Il en est de même pour Theda Skocpol qui cherche à expliquer comment l’on arrive à une « révolution sociale ». Celle-ci se caractériserait par une transformation rapide des structures sociales et politiques d’une société accompagnée de révoltes de classes inférieures. Des sous-champs proches, comme l’étude des transitions, se sont aussi concentrés sur l’identification de séquences ou de trajectoires types qui expliqueraient tel ou tel résultat.supra, à savoir comment isoler des causes ou des types de trajectoires (ou des trajectoires types) qui Cette variante de l’intérêt pour les résultats (ce que les révolutions font aux sociétés et aux États) a eu du succès, bien qu’elle ait été largement critiquée, entre autres du fait de l’illusion rétrospective qui habite toute démarche régressive et qui cherche à remonter les causes à partir des résultats (voir infra). Mais certains déplacements d’échelle d’analyse et l’intégration de nouveaux objets récents ont permis d’élargir ces questionnements d’une manière stimulante. Par exemple, des travaux s’intéressent aux conséquences biographiques de la participation aux grands événements transformateurs (Fillieule et al., 2018), ouvrant des voies d’analyse fructueuses, en partie tributaires de rapprochements avec la discipline historienne que François Chazel (1985) appelait déjà de ses vœux il y a plus de trente ans. Mais l’ouverture de ces voies d’investigation n’aurait pas été possible sans la critique majeure adressée tant aux travaux se focalisant sur les causes que ceux raisonnant à partir des résultats.

Ce dont sont faites les révolutions de Michel Dobry (2009). Bien que ne portant pas révolutionnaires et à se défaire d’une focalisation jugée excessive sur les causes et les résultats. Ces critiques sont venues, en partie, des tenants de la théorie du choix rationnel, peu convaincus par les approches macro-structurelles et préférant une explication de la manière dont s’opèrent les décisions individuelles de

participation à une révolution (Tazdaït et Nessah, 2008). Dès les débuts de l’application des théories du choix rationnel aux révolutions, le paradoxe olsonien a structuré le débat. Ne réussissant pas à donner des réponses définitives sur la motivation des révolutionnaires, certains chercheurs ont réorienté le regard vers les processus de diffusion à l’intérieur des révolutions. Par exemple Timur Kuran (1995) à propos de la « falsification des préférences », qui développe un modèle reposant sur l’idée que la clé d’une mobilisation révolutionnaire se trouve dans la prise de connaissance des préférences réelles d’autrui. Si les gens falsifient leurs préférences en situation de contrainte pour éviter d’en payer le coût, une situation révolutionnaire peut toujours être latente sans être pour autant prévisible : une simple étincelle pourra alors embraser une société entière. D’autres ont également souligné la nécessité de prendre en compte les acteurs, sans pour autant tomber dans les apories du choix rationnel. Prônant un principe de continuité, que ce soit entre les différentes formes d’action collective (de la mobilisation à la révolution) ou entre les conjonctures routinières et les conjonctures critiques, un ensemble de travaux a suggéré d’étudier la dynamique même des mobilisations. Deux grandes tendances peuvent être distinguées ici (même si les proximités sont évidemment nombreuses). D’une part, l’approche de la mobilisation politique (ou du conflit politique) qui s’est développée autour d’auteurs comme Charles Tilly (1978), à partir de la sociologie des mouvements sociaux, propose de distinguer entre les « situations révolutionnaires » et les « issues (ou résultats) révolutionnaires ». Ce faisant, cette perspective prend pour objet l’étude des processus et de leurs enchaînements, autrement dit ce qui se passe durant une révolution. D’autre part, dans la sociologie politique francophone, l’entreprise la plus ambitieuse et influente demeure la théorie des conjonctures fluides spécifiquement sur les révolutions (distinctions que l’auteur critique), la sociologie des crises politiques a généré plusieurs hypothèses fortes reprises par nombre d’études en France et portant sur la dynamique des révolutions. L’une des spécificités de cette approche repose sur une décision de méthode capitale : mettre entre parenthèses, le temps de l’analyse, les résultats des différents processus critiques étudiés pour mieux cerner les « logiques de situation » qui tendent à échapper à leurs causes initiales (étiologie). Partant de là, et sous l’influence de « l’histoire réelle » comme c’est souvent le cas dans ce sous-champ, beaucoup ont tenté de prolonger cet intérêt pour la dynamique des événements dans l’étude des « révolutions

arabes ». Ces travaux sont aussi tributaires de certaines réorientations disciplinaires en sociologie politique, notamment l’attention désormais plus prononcée envers l’échelle micro. Ainsi, la comparaison sociohistorique qui a longtemps été privilégiée pour l’étude des révolutions a peu à peu laissé la place à d’autres types de travaux. Les travaux récents sur les révolutions arabes font ainsi appel à l’étude socio-historique des différents cas tout en prêtant une attention particulière à la dynamique même des mobilisations et des processus, articulant ce faisant de manière novatrice l’étiologie des crises et leur historicité (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012 ; Allal et Pierret, 2013 ; Deluermoz et Gobille, 2015). Ces travaux laissent apparaître deux démarches possibles : les méthodes qualitatives (entretiens, observations, étude des traces digitales, etc.), tendant de plus en plus à restituer les processus révolutionnaires dans leur dynamique presque quotidienne. D’autre part, les formalisations et modélisations mathématiques permettent de réintroduire de la comparaison, en testant divers modèles de prise de décision individuelle et collective à l’épreuve de la réalité empirique (Ermakoff, 2015).

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Youssef El Chazli Voir aussi Analyse marxiste · Choix rationnel · Conjonctures fluides · Conséquences biographiques de l’engagement · Insurrections, émeutes · Privation relative · Réussite et échec des mouvements sociaux · Scandale · Secteur, champ, espace · Structure des opportunités politiques

S

Scandale République française à l’affaire Clearstream, de l’affaire Profumo au Royaume-Uni durant les années 1960 au « Monicagate » américain, les scandales traversent le temps et l’espace en prenant diverses formes. Loin de dériver automatiquement de la transgression de normes ou du dépassement d’un seuil de déviance, les pratiques faisant scandale renvoient soit aux croyances en certaines valeurs dont des groupes sociaux n’acceptent pas la violation, soit à l’activité stratégique de mobilisation d’acteurs autour de la stigmatisation d’actes non conformes.

Scandales et violation de normes soustrayant à ce risque ethnocentrique, Markovits et Silverstein (1988) font des scandales le propre des démocraties libérales, tendues entre la publicité et la légalité que la démocratie impose et le libéralisme, qui vise l’efficacité dans une logique privée et secrète. La violation des valeurs démocratiques qui imprègnent la « conscience collective » fait le scandale. Celui-ci est fonctionnel : il fournit l’occasion de réaffirmer ces normes du système politique. Les auteurs construisent un cycle du scandale débutant par l’occurrence d’un événement inhabituel. La deuxième étape consiste en l’extension de l’événement, auparavant confiné dans le cercle restreint du

transgresseur et de la victime immédiate, à la suite des efforts d’une tierce partie, le « purificateur », en pratique, souvent la presse. Dans un troisième temps, l’événement devient public et des demandes de punition et de réparation émergent. Enfin, les transgresseurs sont sanctionnés et des réformes mises en place : l’ordre social est rétabli. Le scandale a donc une dimension transformatrice et instituante des relations de pouvoir. Dans une perspective foucaldienne, Lascoumes et Nagels (2014) s’intéressent également à la définition de la frontière entre socialement acceptable et scandaleux, en examinant ce qui sépare les réactions à la délinquance des élites dirigeantes et celles que suscitent les atteintes « ordinaires » aux biens et aux personnes ; les auteurs passent ainsi au crible les logiques de la « délinquance en col blanc ». Reste la question de ce dont sont faits les scandales : pourquoi se multiplient-ils davantage dans certains pays, à certaines périodes, épousant des formes différenciées ?

Une forme de mobilisation politique attaques politiques de ne pas apparaître à découvert. Le scandale contemporain apparaît donc comme une forme de mobilisation engageant des acteurs localisés dans des espaces sociaux diversifiés. Selon Suzanne Garment (1991), la « machine du scandale » qui s’emballe sous la présidence Reagan serait le produit des activités conjointes de journalistes d’investigation, des procureurs indépendants, institution nouvellement créée, des enquêteurs fédéraux de la branche exécutive et des commissions du Congrès, pour lesquels la recherche du scandale devient une stratégie commune de plus en plus efficace. Les travaux sur les « affaires politicofinancières » françaises de la décennie 1990 ou sur l’opération « Mains propres » en Italie confirment cette analyse en termes de mobilisation élargie : les activités d’acteurs judiciaires, policiers, médiatiques, économiques, politiques coproduisent – selon des logiques qui restent spécifiques à chacun de ces espaces – ces mobilisations scandaleuses (Roussel, 2002 ; Rayner, 2005). Ce qui est socialement défini comme scandale politique a connu des variations historiques entre le début du politique (Daniel, 1992). Alain Garrigou (1993) observe néanmoins que les scandales prennent la forme de jeux relâchés dans lesquels les coups directs sont rares : la médiation d’agences d’exécution – la presse et la justice

surtout – permet aux XX e siècle et le début du XXI e siècle. De formes de compétition plus proprement politiques, nous passons, avec l’autonomie gagnée par les champs judiciaire et médiatique notamment, à des systèmes de mobilisation impliquant une pluralité d’acteurs qui, en usant de cette forme d’action, participent à sa perpétuelle transformation. Ces mobilisations peuvent contribuer à la définition de nouveaux « problèmes publics », comme les scandales en matière de santé ou de sécurité publique permettent de l’illustrer (Henry, 2015). protagonistes à se démobiliser. Pourtant, si tel était le cas, comment expliquer les bouleversements politiques sur lesquels débouchent, entre autres, les scandales des années 1990 en Italie ? Gardons-nous de postuler des différences de nature entre les scandales et d’autres processus qui, pour des raisons historiquement contingentes, ont débouché sur des crises. De même, parler d’affaire n’adoucit pas nécessairement la condamnation sociale : si la presse française des années 1990 parle davantage d’affaires que de scandales, c’est que dévoiler la mise en cause d’un homme politique dans une procédure judiciaire crée désormais des effets de disqualification d’une grande efficacité. Comprendre le scandale, c’est aussi analyser les affrontements sociaux autour de cette labellisation qui fonctionne comme un stigmate.

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Violaine Roussel Voir aussi Cause lawyering · Conjonctures fluides · Croisades morales · Cycle de mobilisation

Secteur, champ, espace Le concept de secteur des mouvements sociaux (social movement sector) est apparu au sein du courant de la mobilisation des ressources et constitue un élément de la version « économique » que John McCarthy et Mayer Zald (1977) ont donné de cette approche. Pour ces deux auteurs, les mouvements sociaux (SM) ne sont rien d’autre que des « préférences pour le changement de certains éléments de la structure sociale ou de la distribution des récompenses dans la société » (McCarthy et Zald, 1977, p. 1218), qui exigent pour pouvoir être exprimées et défendues publiquement d’être prises en charge par des organisations spécifiques, les organisations de mouvement social (en abrégé et en anglais : SMOs). Les différentes organisations qui luttent pour la défense d’une même cause constituent, quant à elles, une industrie de mouvement social (SMI). À titre d’exemple, l’industrie de l’opposition à l’avortement rassemble ces différentes organisations que sont la Trêve de Dieu, Laissez-les-vivre ou encore Droit de naître. Certaines organisations, toutefois, ne se limitent pas à la défense d’une cause unique, mais peuvent être actives sur un ensemble de terrains de lutte (Act Up-Paris a pu s’engager, outre la lutte contre le sida, en faveur des sans-papiers et des prisonniers). C’est pour rendre compte de cette diversité thématique que John McCarthy et Mayer Zald ont proposé le concept plus large de secteur des mouvements sociaux (SMS) qui « consiste en l’ensemble des SMIs d’une société » (ibid., p. 1220).

Une approche d’inspiration économique L’approche de John McCarthy et Mayer Zald relève, on l’a dit, d’une inspiration économique, et c’est avant tout en termes de concurrence pour des ressources limitées que les mouvements sociaux, les organisations qui

portent leurs revendications, et le secteur qu’ils constituent sont appréhendés. De même que les différentes organisations constitutives d’une même industrie sont en concurrence pour l’acquisition des ressources décisives que sont les militants, ainsi que le temps et l’argent qu’ils sont disposés à leur consacrer, le secteur des mouvements sociaux est en concurrence avec d’autres secteurs de la société (on peut penser à celui des loisirs) pour l’acquisition de ressources. Dans le même temps, les deux auteurs font l’hypothèse que plus une société est prospère, plus son secteur des mouvements sociaux dispose d’un haut niveau de ressources à même d’assurer son développement. auteurs désignent par le concept d’alignement) par des affinités idéologiques, des cibles communes, un même bassin de recrutement ou les liens qu’entretiennent leurs responsables. Ensuite, celui de l’engagement individuel, au travers cette fois des affiliations multiples des militants, souvent simultanément membres de plusieurs des organisations qui composent le champ. Le concept de champ multi-organisationnel est particulièrement utile pour l’analyse des réseaux de mobilisation car il permet d’identifier, à l’intérieur de la défense d’une cause, les diverses organisations ou mouvances qui fournissent les effectifs les plus conséquents et les logiques de leur ralliement respectif. De même permet-il d’éclairer les déplacements d’activistes circulant d’une cause ou d’une organisation à une autre, et ainsi de retracer la dynamique des carrières militantes. En revanche, le fait qu’il permette surtout d’identifier les réseaux de mobilisation autour d’une cause prise pour objet rend son usage plus difficile pour dresser la cartographie de l’ensemble des mouvements sociaux d’une société donnée.champ multi-organisationnel, proposé peu auparavant par Russell Curtis et Louis Zurcher (1973), permet de pointer que des affinités de positionnement et de recrutement contribuent à rapprocher des organisations qui ne peuvent être ainsi appréhendées uniquement en termes de rivalité mais également de proximité et d’alliance. Le système coordonné et ordonné que constitue l’ensemble des organisations et des militants engagés dans la défense d’une même cause constitue un champ multi-organisationnel. Un des intérêts du concept est de permettre d’intégrer deux niveaux d’analyse. Tout d’abord, celui des coalitions que forment des organisations certes différentes par leurs terrains et leurs activités, mais unies (ce que les

Plus récemment, James Jasper (2015) a proposé le concept d’arène pour désigner les sites où des joueurs individuels ou collectifs (parmi lesquels des mouvements sociaux mais également des institutions politiques, des publics, des entreprises ou encore des groupes religieux) entrent en interaction stratégique autour d’enjeux spécifiques. Si, dans un effort délibéré d’échapper aux tentations structuralistes, la démarche a pour atout de saisir les interactions concrètes entre les protagonistes des mobilisations, elle s’expose à une démultiplication à l’infini du nombre des arènes pertinentes et reste imprégnée d’un biais stratégiste.

Des outils d’analyse issus d’autres traditions sociologiques différentes élaborations conceptuelles. Un des premiers à s’en inspirer est Philippe Gottraux (1997) dans son étude de cette entreprise politique et intellectuelle que fut dans l’après-guerre le groupe Socialisme ou barbarie, dont il situe les positions et prises de position au sein du champ politique radical que constituait alors l’ensemble des organisations partageant des référents anticapitalistes et révolutionnaires. Surtout, ce cadre conceptuel permet à Philippe Gottraux d’analyser les reconversions des militants de Socialisme ou barbarie, qui ont progressivement quitté le champ politique radical, au sein duquel ils ont d’abord fait connaître leurs réflexions, au profit du champ intellectuel où ils ont par la suite mené de brillantes carrières universitaires. C’est en s’inspirant de sa perspective que Cécile Péchu (2006) a élaboré le concept de champ militant dans son étude des carrières militantes à Droit au logement. Les trajectoires de nombre des membres de cette association sont en effet marquées par un rejet des partis de gauche ou d’extrême gauche, au sein desquels ils militaient antérieurement, au profit du type d’activisme spécifique des mouvements sociaux. En d’autres termes, ils ont rejeté les logiques du champ partisan pour se reconvertir au sein de cet autre univers qu’est le champ militant. L’approche pointe ainsi les différents types d’engagement d’un même individu au cours de sa carrière et donc les reconversions ou redéfinitions qui peuvent marquer celle-ci. dispositions à la remise en cause des élites et des processus politiques, constitutives d’un « habitus radical ». À sa suite, Hanna-Mari Husu (2013)

et Joseph Ibrahim (2015) ont eux aussi transposé l’appareil conceptuel bourdieusien (capital, habitus, champ) à l’étude de la protestation collective, tout en portant l’accent sur les luttes symboliques que sont, indissociablement, les mobilisations contestataires, la définition de l’enjeu de la lutte, représentant lui-même un enjeu de lutte à l’intérieur du champ des mouvements sociaux.contentious field). Mais il souligne surtout que l’activité contestataire est le fruit de Plus distant du modèle bourdieusien et davantage attentif aux dynamiques du changement social (auquel contribuent, entre autres, les mouvements sociaux), le concept de champ d’action stratégique (strategic action field), forgé par Neil Fligstein et Doug McAdam (2012), se veut, pour sa part, attentif aux processus de stabilisation des champs comme aux chocs extérieurs pouvant les mettre en crise. Si elle contribue, elle aussi, à la compréhension de la différentiation sociale, la perspective souffre d’une conception rudimentaire, parce qu’utilitariste, des ressorts de l’action individuelle. contraignent leurs activités, prises de position, anticipations et stratégies. L’appartenance à l’espace des mouvements sociaux exige la maîtrise des savoirs et savoir-faire inhérents aux différentes pratiques qui y ont cours, ainsi que la connaissance des principes de classement des multiples mouvements et organisations qui le composent, principes qui permettent de s’y repérer et de s’évaluer mutuellement entre organisations concurrentes et qui, comme l’ensemble des compétences à l’action collective, ont été acquis au cours d’un processus de socialisation spécifique.espace des mouvements sociaux. Celui-ci est défini comme l’univers de pratique et de sens à l’intérieur duquel les mouvements sont unis par des relations d’interdépendance qui vont de la coopération et l’alliance (comme celle entre les différentes organisations de chômeurs) à la rivalité et au conflit (entre pro- et anti-IVG, par exemple). Localiser ainsi l’activité contestataire permet de saisir la dynamique interne des relations qui unissent entre elles les différentes causes ainsi que, sur un plan externe, les relations que cette sphère de pratique entretient avec d’autres univers sociaux, tels que le champ politique ou le champ syndical. L’espace des mouvements sociaux propose aux acteurs individuels ou collectifs qui le composent des enjeux spécifiques (voir ses positions reconnues par le gouvernement, notamment) tout en étant organisé par des temporalités, des règles et des principes d’évaluation propres, qui

Laure Bereni et Pascale Dufour mobilisent elles aussi le terme d’espace en l’investissant d’un sens différent. La première (Bereni, 2015) envisage comme un espace de la cause des femmes la configuration que forment les sites de mobilisation sur cet enjeu relevant d’une multiplicité de sphères sociales (administration, partis, syndicats, université, etc.), tandis que la seconde (Dufour, 2013) rassemble au sein d’un espace de la protestation les divers mouvements, partis ou syndicats ayant investi la thématique de la mondialisation. À même de saisir les différents niveaux (régional, national et transnational) où se conduit la lutte, l’analyse passe de la métaphore spatiale à la territorialisation concrète des mobilisations.

Des concepts finalement assez proches Sur ce point, et parce qu’elles permettent de saisir les variations conjoncturelles des rapports entre action protestataire et arènes institutionnelles, les perspectives présentées ici peuvent représenter un utile substitut au statisme et à l’objectivisme des analyses en termes de structure des opportunités politiques.

Bibliographie BERENI Laure, La Bataille de la parité, Paris, Economica, 2015. CROSSLEY Nick, « From Reproduction to Transformation. Social Movement Fields and the Radical Habitus », Theory, Culture and Society, 20 (6), 2003, p. 43-68. CURTIS Russell L. et ZURCHER Louis A., « Stable Resources of Protest Movements : The Multi-Organizational Field », Social Forces, 52 (1), 1973, p. 53-61. DUFOUR Pascale, Trois espaces de protestation. France, Canada, Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2013. FLIGSTEIN Neil et MCADAM Doug, A Theory of Fields, Oxford, Oxford University Press, 2012. GOTTRAUX Philippe, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997. HUSU Hanna-Mari, « Bourdieu and Social Movements : Considering Identity Movements in Terms of Field, Capital and Habitus », Social Movement Studies, 12 (3), 2013, p. 264-279. IBRAHIM Joseph, Bourdieu and Social Movements. Ideological Struggles in the British Anticapitalist Movement, Basingstoke, Palgrave, 2015. JASPER James M., « Playing the Game », dans James M. Jasper et Jan Willem Duyvendak (eds), Players and Arenas. The Interactive Dynamics of Protest, Amsterdam, AUP, 2015, p.

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Lilian Mathieu Voir aussi Analyse de réseaux · Carrière militante · Mobilisation des ressources · Organisations et ressources · Structure des opportunités politiques

Sit-in Le sit-in est un mode d’action impliquant une ou plusieurs personnes dans l’occupation non violente – assise, couchée ou debout – d’un espace pour protester en faveur d’un changement, souvent politique mais aussi économique et social, jusqu’à ce qu’elles soient délogées, généralement de force, ou que leurs revendications soient satisfaites. Il relève d’une intervention directe, dans le but d’interrompre l’activité de la cible (administration publique ou entreprise économique) en empêchant son fonctionnement. Le blocage de routes ou de voies de chemins de fer en constitue des variantes. L’efficacité de l’action provient de la combinaison de la perturbation et de la sympathie du public suscitée par la réponse pacifique à la violence des autorités. Longtemps puni d’incarcération, tout comme l’occupation de locaux, le sit-in s’est peu à peu inscrit parmi les composantes courantes de la politique non conventionnelle. Comme d’autres éléments de la panoplie d’action directe non violente (pétitions, marches, boycott, distribution de tracts), il peut être considéré comme un apport majeur du siècle dernier au répertoire, désormais mondialisé, de la participation politique.

Les origines de cette forme de contestation Le mouvement anti-avortement s’approprie cette pratique. Au début des années 1990, les mobilisations autour de la pandémie du sida sont l’occasion d’une transformation relative de la pratique. Initié par les groupes d’Act-Up (Aids Coalition to Unleash Power), le sit-in devient dharna). Il fut notamment mis en œuvre en Inde pendant la lutte pour l’Indépendance (1930-1931). De l’autre, il se réfère à la sit-down strike ou cessation de l’activité sans quitter le lieu de travail. Cette notion fut utilisée

dans les mobilisations ouvrières à de nombreuses reprises depuis le début du XX e siècle. Le mouvement de revendication des droits civiques des Noirs américains contre la ségrégation raciale rassemble en pratique ces deux univers, mêlant action occupante et non-violence. Les intellectuels noirs tels William E. B. Du Bois et Marcus Garvey, quelques membres blancs du clergé, les universités de Spelman et Morehouse College où nationalistes indiens gandhiens et leaders noirs se rencontrèrent, les « Messages aux Noirs d’Amérique » de Gandhi reproduits dans les journaux de la communauté au cours des années 1920 sont autant de moyens de diffusion des principes de l’action directe non violente (Kapur, 1992). La délégation reçue par Gandhi en 1936 ou le voyage de Martin Luther King en Inde en 1959 s’inscrivent dans ces échanges. Les enseignements de Bayard Rustin les prolongent. Enfin, les ateliers sur les techniques et stratégies de la résistance non violente du révérend Lawson, ancien missionnaire en Inde, lancent les sit-in de Nashville et deviennent des modèles pour le mouvement. L’histoire du sit-in coïncide avec le succès de sa diffusion. Il devient l’élément central de nombre de protestations politiques dans le monde entier. Emblématique des contestations étudiantes, notamment en 1967 à la London School of Economics ou chez les opposants à la guerre du Vietnam, il est aussi utilisé par les femmes qui encerclent le camp militaire de Greenham Common, choisi pour l’installation de missiles Cruise en Angleterre. Le sit-in peut aussi s’insérer dans des confrontations violentes avec les autorités comme à l’Université libre de Berlin en juin 1966. On le retrouve en Chine, place Tiananmen en mai 1989, lors du mouvement en faveur de la démocratie. Ultime témoin de ce succès : la diffusion au sein des mouvements progressistes s’étend, durant les années 1980, à leurs adversaires idéologiques. die-in : au son d’une corne de brume, les corps allongés sur le dos symbolisent les morts du sida. En 2011, les soulèvements populaires dans le monde arabe ont conféré une actualité nouvelle au sit-in. Les occupations de places (Tahrir au Caire, de la Perle à Manama, de la Kasbah à Tunis ou encore « du Changement » à Sanaa) ont été plus qu’un symbole : elles furent l’un des terrains et des enjeux majeurs des confrontations entre autorités et manifestants. Reprise d’un site à l’autre, d’un pays à l’autre, l’occupation a été adaptée aux besoins de la situation et travaillée par le contexte local des luttes autant qu’elle a permis, au moins conjoncturellement, de le transformer profondément.

Les spécificités de ce mode de protestation Il importe de dissiper un certain nombre d’idées reçues relatives au sit-in. Tout d’abord, bien que ses participants s’immobilisent pour protester, cette pratique ne témoigne en rien d’une quelconque passivité. C’est au contraire un mode d’action physiquement exigeant et potentiellement dangereux. Cette tactique de confrontation avec les autorités implique une importante exposition de soi – d’autant plus forte que le nombre de participants est réduit – qui s’expérimente plus rarement dans les défilés manifestants. La taille des collectifs engagés offre souvent une prise élevée aux forces de maintien de l’ordre. La dimension de risque, le coût que revêt l’implication sont ainsi particulièrement propices à l’expression de l’intensité des préférences politiques, ce que ne permet pas le vote. Bien qu’il puisse opérer comme un palliatif à la rareté des ressources ou à la difficulté de leur mobilisation, le sit-in oblige à la démonstration de loyautés à la cause en les rendant particulièrement visibles aux yeux du public ou des autorités. De fait, cette pratique protestataire n’est pas seulement efficace contre des pouvoirs démocratiques. Les étudiants utilisant le sit-in ont participé au renversement du gouvernement autoritaire de Syngman Rhee en Corée du Sud (1960), ou affaibli le gouvernement turc, ouvrant la voie au coup d’État militaire de 1980. Le sit-in ne relève pas davantage d’un quelconque spontanéisme de populations poussées au-delà du supportable. Si demeure l’image de quatre étudiants noirs de l’université d’agriculture de Greensboro en Caroline du Nord, demandant un siège et un café le 1 er février 1960 dans un lunch counter, leur action s’inscrivait dans une série de sit-in menés à la fin des années 1950 dans ce même État, avec l’objectif de déségréguer des gares routières, salles d’attente, jardins publics, hôtels et restaurants. D’une part, les activistes des droits civiques ont eu recours à cette innovation tactique entre 1957 et 1960 dans une quinzaine de villes du Missouri, du Kansas, de l’Oklahoma, du Kentucky, de Floride, de Virginie de l’Ouest, de Caroline du Sud et du Nord, d’Illinois et du Tennessee. D’autre part, les sit-in ne sont pas déclenchés dans un vide social. Ils étaient l’expression d’un réseau de relations particulièrement denses entre les universités et les églises, et les sociabilités qu’elles portaient. Ils étaient organisés par le National Association for the Advancement of Colored People et ses conseils de la jeunesse, le Congress of Racial Equality, la Southern Christian Leadership

Conference et le Durham Committee on Negro Affairs (Morris, 1984). La forte structuration de l’univers social des Noirs américains le rendit capable de générer et de soutenir un haut volume d’action collective. Par la suite, ce sont les églises elles-mêmes plus que des groupes qui leur étaient liés qui fonctionnèrent comme les centres institutionnels de la protestation en faveur des droits civiques. Cette densité des liens explique comment le sit-in put se développer dans le sud des États-Unis en une courte période de temps (McAdam, 1982). Malgré les brutalités de la police, les hommes du Ku Klux Klan, les attroupements hostiles des Blancs, les meurtres et les gaz lacrymogènes, les activistes travaillant au sein de différents centres locaux du mouvement planifiaient, coordonnaient et soutenaient les sit-in.

Un nouvel éclairage de l’action politique L’intérêt pour le sit-in, les modalités de son organisation, son déroulement, les canaux de sa diffusion et de son appropriation renvoient à une attention désormais bien ancrée pour les pratiques de la contestation politique, leur genèse et les luttes qu’elles suscitent au sein d’un même mouvement. De même qu’il ne s’abstrait pas des pesanteurs sociologiques, le sit-in ne s’écarte pas de contraintes proprement politiques. Sa préparation et son déroulement offrent un point de vue particulièrement efficace pour envisager les phénomènes de hiérarchie, de leadership et d’asymétrie des ressources au sein des groupes mobilisés. Sa durée et ses horaires, la participation à son commencement, ses slogans et leur cible, son lieu marquent une division du travail politique entre élites, membres et sympathisants des mouvements. La pratique du sit-in introduit à une problématisation du lieu, « cadre, moyen et enjeu des mobilisations » (Combes, Garibay et Goirand, 2015, p. 24). Les sites occupés ne renseignent pas seulement sur la cible mais sur l’univers de signification des acteurs : le blocage d’un chantier de construction de centrale nucléaire ou d’un aéroport, pratique fort populaire durant les années 1980, diffère de l’occupation de l’entrée d’un parlement ou de la « prise » d’une place publique pour attirer l’attention des médias, du grand public ou des autorités. Gezi d’Istanbul en passant par le Zuccotti Park à Wall Street et le parvis de la cathédrale Saint-Paul de Londres, a donné lieu à une profusion de

commentaires, journalistes comme savants. Brodant autour d’une « identité partagée » des protestataires, ils perdent de vue ce que la modularité des pratiques dissimule en termes de contextes, d’acteurs, de contraintes ou de significations. La célébration de l’horizontalité méconnaît les leaderships et les inégalités qui travaillent ces mobilisations. L’insistance sur les « connexions » substantialise des attentes, des espoirs et des mémoires, non nécessairement partagés, sans finalement se donner les moyens d’examiner comment le « pouvoir de l’exemple » a joué. Prendre acte de ces usages différenciés d’une même pratique protestataire, c’est accepter que les revendications de justice sociale, de dignité ou de démocratie renvoient à des significations différentes et des enjeux contrastés suivant que l’on est originaire de Sidi Bouzid ou habitant de Manhattan. C’est accepter aussi que la relation aux effets du néolibéralisme et aux potentialités d’une société globale de l’information varie en fonction des origines sociales et nationales des acteurs. Il est une dernière contribution du sit-in à la connaissance des mobilisations. Il force l’analyste à une réflexion non objectiviste sur les nombres et leurs effets. L’efficacité du sit-in n’a souvent rien à voir avec une politique des grands nombres, ce que l’inspiration révolutionnaire des théories de la mobilisation tend à méconnaître. Le moment révolutionnaire tunisien s’est joué aussi bien dans les multiples défilés de décembre 2010 et janvier 2011 à l’échelle de la Tunisie que dans les deux occupations, ne rassemblant que quelques milliers de personnes, de la place du Gouvernement à Tunis entre le 23 et le 29 janvier (Kasbah 1) et entre le 20 février et le 3 mars 2011 (Kasbah 2) (Hmed, 2016).

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Frédéric Vairel Voir aussi Boycott · Espace géographique et mouvements sociaux · Grève · Occupation de locaux · Occupation de places · Répertoire d’action

Sociabilité(s) et des institutions collectives. Georg Simmel, promoteur d’une sociologie des formes de coexistence, a proposé la première théorisation de la sociabilité en 1917. Selon lui, la sociabilité peut être considérée comme « la forme ludique de la socialité », c’est-à-dire comme « un jeu au cours duquel chacun fait “comme si” tous étaient égaux ». Ce concept a pour corollaire celui de « cercle social » qui figure précisément l’équidistance dans laquelle s’inscrivent les participants, libérés des contraintes des rôles sociaux et des hiérarchies institutionnelles. Pour Simmel, les moments de sociabilité se caractérisent par deux aspects : l’absence de finalité explicite et l’égalité Geselligkeit) dans le vocabulaire des sciences sociales, la sociologie française de tradition durkheimienne ayant élaboré sa conception du lien social sur la base privilégiée des représentations a priori des participants, indépendamment de leurs positions et prestiges sociaux respectifs. Cette dimension de la vie sociale procure aux agents la satisfaction d’être socialisés, c’est-à-dire le sentiment d’avoir une place dans une compagnie caractérisée par des liens de réciprocité. La piste simmelienne de la sociabilité est ensuite développée par la tradition sociologique de Chicago, par Robert E. Park, puis Everett C. Hughes. À partir de la fin des années 1970, les sociologues français se saisissent de ce concept, notamment pour donner plus de précision empirique à l’analyse des classes populaires, en explorant la vie des associations ouvrières et des cafés de quartier. Notons qu’avant 1981, les sociologues français se référaient d’abord non pas à Simmel (encore non traduit), mais à l’historien Maurice Agulhon. La catégorie de sociabilité a, en effet, été popularisée par les études pionnières de ce dernier, consacrées à la politisation de la bourgeoisie provençale via les cercles, les clubs et les loges maçonniques, au début du XIX e siècle.

L’apport des recherches sur les phénomènes de sociabilité militante expérimenter. On a, en effet, l’habitude de concevoir l’engagement dans un mouvement social sous la forme d’un engagement pour une finalité. Mais si l’on adopte la perspective simmelienne, la participation à une action collective peut aussi être analysée en tant qu’elle inscrit celui qui s’y engage dans un groupe humain de référence qui lui garantit une affiliation sociale, expérimentée au quotidien dans des conversations, des échanges, des cercles de socialisation, etc. La prise en compte de cette dimension aide à comprendre pourquoi des militants ne se désengagent pas, alors même qu’un mouvement peut manifestement avoir échoué dans ses objectifs explicites. Des éléments doivent alors être pris en compte, quoiqu’ils tendent à rester invisibles aux approches strictement utilitaristes. Un mouvement qui n’a pas obtenu le bien collectif reste en mesure de garantir une place dans des réseaux amicaux, d’entretenir la probabilité de se voir assuré dans son identité par le collectif de camaraderie, d’inscrire des existences dans des moments de loisirs institués susceptibles de se transformer en instances de socialisation politique, telle la chasse dans le marais de Brière (Mischi, 2009). L’étude des sociabilités fournit par là un contrepoids aux paradigmes utilitaristes dont l’influence a longtemps été dominante dans les travaux sur les mouvements sociaux. Si les militants deviennent des compagnons d’une cause, voire d’une lutte, s’ils sont réunis égalitairement, à certains moments privilégiés, en partageant les difficultés, les conversations et les repas, alors le ciment du groupe mobilisé tendra à se solidifier. En renforçant en pratique l’inscription sociale des personnes engagées dans des milieux de coexistence (autant, sinon davantage que dans des coalitions de préférences ou d’opinions), les moments de sociabilité renforcent la loyauté des membres envers le mouvement ou l’organisation. A contrario, la faiblesse de la sociabilité dans une organisation, souvent due au caractère trop individuel et trop formel du recrutement, tend à fragiliser le sentiment d’appartenance militante (Duriez et Sawicki, 2003 sur la CFDT). les mobilisent se font et se redéfinissent en fonction de l’activité de groupes sociables, restreints ou plus élargis, qui se réunissent à d’autres niveaux, dans d’autres finalités, parfois apparemment insignifiantes par rapport à l’objectif officiel de l’action collective. Les moments de

sociabilité tissent au quotidien des rapports fluctuants entre les différents « nous » concrets, ranimant des identités déjà constituées ou faisant émerger un lien d’appartenance nouveau, comme dans les mobilisations pour le Téléthon (Cardon et Heurtin, 2016). En procédant en pratique à l’égalisation symbolique des participants, les moments de sociabilité sont créateurs de liens mais aussi de biens matériels. Ces moments peuvent être façonnés par les espaces dans lesquels ils se déploient, ce que prennent en compte un nombre croissant de recherches (Cossart et Talpin, 2012). La complicité développée durant ces moments partagés peut même avoir une importance sur le fonctionnement des organisations. Elle crée un liant précieux pour désamorcer les concurrences interpersonnelles et relativiser les échecs collectifs. Ajoutons que ces dimensions peuvent être introduites dans une optique plus stratégiste visant à lutter contre la démobilisation. Le community organizing mis en œuvre dans les quartiers déshérités, aux États-Unis, repose ainsi sur des techniques déployées par les leaders et porte-paroles professionnalisés en vue de fidéliser des membres (au départ socialement atomisés), développant du même coup les conditions d’une forte affiliation sociable susceptible de faire avancer la cause de groupes sociaux marginalisés, comme les Noirs des ghettos urbains aux États-Unis (Talpin, 2016).

Les sociabilités activistes dans la littérature anglophone sociaux par l’interconnaissance directe, en les envisageant comme une dimension constitutive de l’action collective. L’appartenance antérieure à des réseaux sociaux préconstitués a été analysée comme un sas d’entrée progressive vers diverses formes d’engagement collectif. L’inscription dans des groupes de sociabilité de voisinage peut ainsi, en fonction des circonstances, contribuer à façonner un révolutionnaire. La Commune de Paris de 1871 a ainsi pu être analysée dans le détail comme résultant en partie des liens de sociabilité tissés, dans le temps long, par les insurgés (Gould, 1991). Des outils issus de la tradition interne à la sociologie des mouvements sociaux contribuent à la saisie des sociabilités. Citons le concept de sociableness » ou « sociability » sont rares chez les sociologues anglophones qui parlent plutôt de « social ties » (liens sociaux). C’est donc sans recourir explicitement à ce concept que les travaux anglophones ont

étudié les modalités concrètes de construction des groupes et des réseaux catnet, proposé par Charles Tilly, forgé sur le croisement entre catness (appartenance à une catégorie) et netness (appartenance à un réseau). Citons aussi le couple segmentation/intégration, développé par Anthony Oberschall, qui invite à étudier la structure du tissu social sur lequel prend forme une mobilisation collective. Les travaux de David Snow, relatifs à la secte bouddhiste Nichiren Shoshu, sont particulièrement attentifs à l’importance de l’offre de liens sociables dans l’engagement au quotidien de ses membres (Snow, 2012). impliqués dans d’autres cercles sociables. Cette multipositionnalité a des effets autant sur le devenir du mouvement que sur les individus eux-mêmes, qui peuvent se sentir tiraillés entre des appartenances militantes et/ou amicales potentiellement conflictuelles.Freedom Summer (McAdam, 1988), doit être mentionné. Doug McAdam y montre l’importance de la socialisation associative antérieure chez les étudiants ayant participé au mouvement en faveur des droits civiques dans le Mississipi, durant l’été 1964 (socialisation dans les mouvements féministes et pacifistes notamment). Il souligne également l’importance des conditions objectives facilitant ou contraignant la sociabilité et l’engagement. La situation familiale prise en compte dans la « disponibilité biographique » renvoie aussi à une « disponibilité sociable » : ne pas avoir de responsabilités familiales, avoir du temps pour militer, etc. Par la suite, l’enquête de Doug McAdam fait l’objet d’une systématisation visant à établir la corrélation entre la densité et la nature des « liens sociaux », d’une part, et la forme, le degré de « risque » et l’intensité du militantisme, d’autre part (McAdam et Paulsen, 1993). Les auteurs y soulignent le fait que les individus engagés dans un mouvement sont toujours La perpétuation de l’engagement dans un mouvement semble indissociable du maintien de formes de sociabilité internes qui offrent une affiliation sociale bénéfique aux membres du mouvement étudié. L’enquête doit alors permettre de comprendre comment se poursuit la mobilisation interne des anciens comme des nouveaux membres. Elle peut amener à saisir comment leur conjugaison ne va pas de soi. Il lui faut aussi saisir à travers quels lieux et quels registres d’être-ensemble une forme donnée de sociabilité militante peut s’entretenir. Donnons un exemple de ce type de questionnement. Jeff Goodwin a étudié la mouvance révolutionnaire communiste Huk durant les années 1940-1950. Il montre comment les «

liens affectifs ont érodé la solidarité » de ce mouvement armé qui se caractérisait par son caractère exclusif, viril et physiquement risqué. Le développement de liens affectifs voire amoureux, en incitant à la prudence au combat, voire au désengagement, est entré en concurrence avec la logique première du groupe, poussant au courage et au sacrifice de soi pour la cause. L’économie des liens affectifs est ainsi abordée sous l’angle d’une structure des opportunités libidinales dont l’évolution explique la progressive désintégration du groupe révolutionnaire par l’affaiblissement de l’identification de ses membres au mouvement rebelle et à la pratique de la guérilla (Goodwin, 1997).

Les méthodes d’analyse des sociabilités discussion, les moments (fréquence, régularité), les thèmes, les formes de la prise de parole (égalitaire, déséquilibrée, hiérarchisée, etc.). L’immersion du chercheur permet de vérifier si les groupes de sociabilité recoupent, ou non, des groupes institutionnellement définis. La prise en compte de l’évolution de la sociabilité organisationnelle peut ainsi se révéler une voie privilégiée pour étudier les redéfinitions des clivages politiques internes à un mouvement social (Renou, 2003 sur le syndicat SUD-PTT). La méthode ethnographique impose cependant des contraintes propres. Il importe d’identifier, au cas par cas, des indicateurs pertinents en vue d’objectiver empiriquement le nombre, la forme et l’intensité des cercles de fréquentations des militants engagés dans un mouvement social. La place occupée par l’enquêteur durant les pratiques sociables (observation, participation, etc.) peut utilement faire l’objet d’une explicitation méthodologique, de même que les modalités choisies pour rendre compte de ces dernières. Les « sociabilités numériques », récemment apparues, posent des difficultés méthodologiques spécifiques. Le développement spectaculaire des usages sociabilitaires du réseau internet (notamment via des forums de discussion en ligne) a des effets massifs sur la socialisation et la participation politiques. Il requiert une approche équilibrée qui, sans assimiler sociabilité réelle et sociabilité virtuelle, parvient à prendre en compte l’importance des liens interpersonnels tissés on-line dans les dynamiques contestataires, notamment dans le contexte d’États autoritaires comme la Chine contemporaine (Arsène, 2012).

sociabilité fait l’hypothèse du caractère sociologiquement premier des liens d’interdépendance réciproque noués dans les pratiques sociales ordinaires. Elle s’attache à étudier leur influence dans la constitution des identifications et des enjeux de mobilisation. Suivant cette perspective, l’enquête est amenée à s’intéresser, davantage que le sens commun savant ne l’y encourage, aux pratiques et aux conversations militantes, aux lieux où elles se déroulent comme à leurs registres privilégiés, sans préjuger cultural sociology du politique, mais aussi des travaux qui explorent l’enracinement local comme générateur d’un « capital d’autochtonie » dans les classes populaires. Ces perspectives conduisent ensuite à prendre en compte les effets d’influence (éventuellement réciproques) de ces appartenances sur le type d’activisme étudié. Au lieu de considérer que les réseaux sociaux sont un « stock de ressources » ou un type de « bien collectif », la problématique de la a priori de ce qui relève strictement de la logique militante, et de ce qui semble y échapper.

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Gildas Renou Voir aussi Analyse de réseaux · Comportement collectif · Désengagement · Émotions · Identité collective · Observation ethnographique · Socialisation politique

Socialisation politique La socialisation désigne la « façon dont la société forme et transforme les individus », les processus conscients ou non au cours desquels les individus intériorisent les normes sociales de différentes instances de socialisation, la famille, les professionnels de l’enfance, l’école, les pairs, les médias, le milieu professionnel, le conjoint, etc. » (Darmon, 2016). L’étude de la socialisation politique s’est intéressée aux enfants et aux jeunes, ainsi qu’à la transmission au sein de la famille de valeurs politiques et d’attitudes face au vote et aux institutions représentatives. Elle s’est peu intéressée à la formation de dispositions à l’engagement et à l’articulation d’apprentissages qui, sans être directement inscrits dans l’univers politique, peuvent être constitutifs d’un rapport politique au monde social. La transmission familiale des comportements électoraux composantes explicitement politiques de l’identité sociale de l’enfant construite au cours de cette socialisation, l’identité nationale et l’identification à une famille politique. Anne Muxel poursuit ces travaux en s’intéressant aux jeunes et soutient que la famille, et donc la classe sociale d’origine, restent les « creusets de l’identité politique » (Muxel, 2001). La sociologue met en évidence les effets de l’âge sur les comportements politiques : les années de jeunesse, de 18 à 25 ans, « moratoire électoral », se caractérisent par une faible participation à la vie politique. Elle montre aussi que la famille est le lieu de socialisations politiques primaires différenciées pour les garçons et les filles, marquées par la prégnance d’un modèle masculin d’interprétation de l’intérêt comme de l’engagement politique. Ces travaux étudient ainsi les processus de constitution d’un sentiment de compétence politique, qui détermine la participation électorale, et la manière dont ces processus sont modelés par les facteurs « classiques » d’explication de la politisation, âge, genre et classe sociale. Les effets de génération constituent un autre principe de variation des

socialisations : l’appartenance à une même génération implique des effets socialisateurs communs aux individus qui la composent, en même temps qu’elle produit aussi de la différence entre ses membres. La seconde guerre mondiale ou Mai 68 ont ainsi des effets mobilisateurs pour les intellectuels (philosophes, écrivains) de l’époque. Nous sommes passés avec ces exemples de la participation électorale à l’engagement politique. Les évolutions récentes de la sociologie du militantisme invitent en effet à un double élargissement du regard, vers d’autres pratiques de participation politique que le vote et vers d’autres instances de socialisation politique que la famille.

La socialisation à l’engagement militant sur la socialisation à l’engagement, dès lors qu’on le considère comme une carrière, implique de s’intéresser à l’hétérogénéité des cadres de socialisation que rencontrent les individus au cours de leur vie. Bernard Lahire (1998) parle d’un « homme pluriel », porteur de dispositions multiples et parfois contradictoires, irréductible au principe générateur que constitue pour Pierre Bourdieu l’habitus. Un regard rétrospectif montre bien, par l’étude des propriétés sociales de ceux qui se sont engagés, le rôle des similarités de socialisation qui contribuent à la formation de l’identité collective du groupe mobilisé. Les études sociographiques de militants reposent sur l’idée que leur engagement est une expression de valeurs et de normes communes, fruits de leur appartenance et de leur socialisation à l’intérieur de mêmes groupes sociaux. Les militants de la Ligue des droits de l’homme partagent ainsi une trajectoire d’ascension sociale et une profession à fort capital culturel dans le secteur public, en particulier dans l’enseignement. Cependant, on ne peut y voir l’aboutissement mécanique d’une socialisation dont les effets convergeraient vers un même résultat : c’est davantage leur carrière militante préalable qui permet de comprendre l’engagement de ces militants « moraux » (Agrikoliansky, 2001). milite. Ces exemples illustrent bien la possibilité que les socialisations qui ne portent pas directement sur des objets politiques aient également des effets sur la socialisation politique et militante des individus.hystérésis de l’habitus, est alors interrogée, en particulier au regard de la socialisation secondaire. Élise Cruzel (2004) montre ainsi, pour des militants d’Attac,

que la transmission des valeurs politiques de familles de droite ou apolitiques a été mise à l’épreuve par des expériences de ruptures biographiques (un événement ou une crise politique, un éloignement géographique) ou par une socialisation professionnelle (au « travail social »), qui a mis ces militants en contact direct avec d’autres univers sociaux et politiques. L’expérience du handicap ou de la maladie peuvent également constituer des ruptures biographiques susceptibles de transformer le rapport à l’engagement militant. De même, des ruptures avec une institution centrale de la socialisation primaire des individus (l’école, l’Église, le Parti communiste français) ont des conséquences sur le contenu même des engagements et sur le type d’organisation dans lequel on

Les organisations militantes comme instances de socialisation La grande cohérence de l’habitus militant, durable et transposable, et non de dispositions qui ne seraient activées que dans le seul cours des actions militantes. habitus, provenant de processus de socialisation convergents et qui oriente les conduites sur les différents domaines pratiques, réclame des conditions particulières d’intériorisation (Lahire, 1998). La situation sociale particulière des étudiants engagés dans un mouvement de jeunesse de parti (Bargel, 2009), un syndicat étudiant (Yon, 2001), une association politique (Juhem, 1998), réunit ces conditions d’intériorisation. Leur position d’entredeux desserre l’influence des autres instances de socialisation, les instances primaires (famille, école) perdant de leur prise sur l’individu, les instances secondaires (professionnelles, conjugales) n’étant encore ni stabilisées ni centrales et ne concurrençant pas un engagement militant qui peut se vivre « à plein-temps ». La constitution et l’entretien d’un habitus militant sont alors facilités par la possibilité que celui-ci oriente les conduites d’entrée dans le statut d’adulte, et que ces dernières aient ainsi des effets socialisateurs convergents (profession politique, endogamie). À l’inverse, pour des individus qui s’engagent plus tard, la concurrence entre le militantisme et d’autres sphères sociales d’activités pourra être problématique, voire insoluble, créant une plus grande vulnérabilité au désengagement.

Bibliographie AGRIKOLIANSKY Éric, « Carrières militantes et vocation à la morale : les militants de la Ligue des droits de l’homme dans les années 1980 », Revue française de science politique, 51 (1-2), 2001, p. 27-46. BARGEL Lucie, Jeunes socialistes, jeunes UMP. Lieux et processus de socialisation politique, Paris, Dalloz, 2009. CARTIER Marie, Les Facteurs et leurs tournées : un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003. CRUZEL Élise, « “Passer à l’Attac” : éléments pour l’analyse d’un engagement altermondialiste », Politix, 68, 2004, p. 135-163. DARMON Muriel, La Socialisation, Paris, Armand Colin, 2016. ETHUIN Nathalie, « De l’idéologisation de l’engagement communiste. Fragments d’une enquête sur les écoles du PCF (1970-1990) », Politix, 63, 2003, p. 145-168. JUHEM Philippe, « SOS-Racisme, histoire d’une mobilisation “apolitique”. Contribution à une analyse des représentations politiques après 1981 », thèse de science politique, Université Paris 10, 1998. LAHIRE Bernard, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998. MUXEL Anne, L’Expérience politique des jeunes, Paris, Presses de Sciences Po, 2001. PERCHERON Annick, L’Univers politique des enfants, Paris, Armand Colin, 1974. SIBLOT Yasmine, « Les rapports quotidiens des classes populaires aux administrations. Analyse d’un sens pratique du service public », Sociétés contemporaines, 58, 2005, p. 85103. YON Karel, « Des révolutionnaires professionnels aux professionnels de la politique ? Étude du courant “Convergence(s) socialiste(s)” », mémoire de DEA, Université Paris 1, 2001. YON Karel, « Modes de sociabilité et entretien de l’habitus militant. Militer en bandes à l’AJS-OCI dans les années 1970 », Politix, 70, 2005, p. 137-167.

Lucie Bargel Voir aussi Analyse événementielle · Carrière militante · Conjonctures fluides · Conséquences biographiques de l’engagement · Effets de génération · Genre et militantisme · Identité collective · Médias · Révolutions (sociologie des) · Sociabilité(s)

Spontanéisme Karl Kautsky et à Lénine. Contre Karl Kautsky affirmant que « la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit naturellement » (Guérin, 1971, p. 24), ou contre Lénine estimant que la classe ouvrière ne peut aller seule, sans l’action du parti, vers la conscience révolutionnaire, Rosa Luxemburg insiste dans de multiples textes sur les vertus de l’action spontanée des masses quant aux innovations tactiques et à l’émergence d’une idéologie autonome du prolétariat. Par ailleurs, elle relève le fréquent rôle de frein au mouvement révolutionnaire qu’ont joué les partis sociodémocrates en Allemagne, en Belgique ou en Russie lors de grandes grèves ou de mouvements, « l’avant-garde » se révélant en retard sur le mouvement des masses. Elle prône aussi l’auto-organisation de ces dernières dans la lutte et critique le rapport dirigeants-dirigés (Bensussan, 1985). Contre les pratiques légalistes et parlementaristes des partis socio-démocrates, elle se fera enfin l’apôtre de la « grève politique de masse » comme instrument de la lutte des classes. Pourtant, Rosa Luxemburg ne renonce pas à la nécessité d’une organisation sous la forme d’un parti politique, s’inquiétant simplement des risques de domination et de coupure avec les masses que fait courir une organisation centralisée et militarisée. Elle relève aussi que le parti ne peut commander le déclenchement de la révolution, l’initiative en revenant aux masses.

Les travaux de Frances Piven et Richard Cloward marches ou des émeutes – dans les concessions obtenues par ces mouvements. Moyens situés en dehors des rituels électoraux et parfois violents, ces défis de masse ont la particularité de prendre forme dans les

contextes de la vie quotidienne des pauvres, ceux-ci visant des cibles ayant un rapport avec leur oppression immédiate, auxquelles ils ont accès et sur lesquelles ils peuvent avoir un impact. C’est le cas des chômeurs qui se livreront à des pillages, résisteront collectivement aux expulsions ou attaqueront les bureaux d’aide sociale pour obtenir de l’argent. Les auteurs affirment dans le même temps que l’organisation est contre-productive pour ces mouvements, et ce point donnera lieu à un débat courant sur trois décennies.mass defiance) – que peuvent être par exemple des grèves de masse, des Frances Piven et Richard Cloward expliquent ainsi que les organisateurs jouent un rôle de frein au défi de masse : « les activités de construction d’une organisation tendent à tirer les gens des rues vers les salles de réunion » (Piven et Cloward, 1977, p. XII). Des procédures de revendications élaborées se substituent à l’action directe, faisant perdre aux mouvements leur arme principale et hâtant ainsi leur fin. En outre, les organisations et leurs leaders ont toutes les chances d’être cooptés par les élites, puisque le maintien de ces organisations demande beaucoup de ressources. Ils insistent aussi sur l’aspect spontané de la protestation, celleci n’étant pas suscitée par les organisateurs, mais provenant des changements d’ordre socio-économique qui, en modifiant les routines et les contrôles hiérarchiques, permettent aux pauvres d’appréhender alors leur situation comme injuste.

La réception de cette théorie chez les chercheurs comme dans leur succès. Frances Piven et Richard Cloward (1984) répondront que leur argumentation a été mal interprétée : l’enjeu du débat ne porte pas sur « l’organisation contre pas d’organisation », mais bien sur l’efficacité politique de différents types d’organisations. Il s’agit alors pour les auteurs de souligner l’ineptie de la construction d’organisations de masse formellement structurées, tendant alors à utiliser des moyens d’action institutionnels et à se conduire comme des groupes de pression. Ils prônent la création d’un réseau national « d’organisations de cadres », dans lequel les cadres agiraient avant tout en s’engageant dans des actions exemplaires susceptibles d’être reproduites, activant les personnes reliées par les réseaux et les institutions préexistants. Le débat s’oriente alors pour partie sur les

formes organisationnelles les plus susceptibles de maximiser l’action collective des pauvres. Ainsi, Suzanne Staggenborg (1988), qui étudie treize organisations pro-choix aux États-Unis, soutient comme Frances Piven et Richard Cloward que la formalisation des mouvements, avec la création d’organisations aux procédures et aux structures établies et bureaucratisées, mène à un déclin de l’usage des tactiques d’action directe. Même lorsque de telles tactiques sont employées, elles sont alors moins perturbatrices. L’auteur relève aussi que les organisations formalisées s’engageront plus que les organisations informelles dans des activités de maintenance organisationnelle comme la collecte de fonds ou la recherche d’adhésions. Mais d’autres analystes, comme J. Craig Jenkins (1985), qui étudie les mouvements de travailleurs agricoles, soutiendront au contraire que c’est la mobilisation de ces derniers dans des organisations permanentes qui permet la menée de « défis de masse ». formalisation ne mène donc pas à la fin des mouvements mais permet au contraire leur survie.

Un éclairage nouveau sur l’organisation et les tactiques important joué par les processus de cadrage. En conséquence, l’étude de Daniel Cress et David Snow renouvelle le débat en plaidant pour un examen empirique précis des mouvements et de leurs résultats, qui ne prenne pas uniquement en compte les changements de politique publique au plan national mais bien aussi les conséquences locales des mouvements, notamment pour leurs bénéficiaires. Mais on le voit, ce débat sur les effets de l’organisation et des tactiques perturbatrices, qui rappelle les polémiques qui agitaient les milieux révolutionnaires au début du XX e siècle, est loin d’être clos.

Une réhabilitation de l’étude de la spontanéité dans les mouvements sociaux Récemment, plusieurs travaux ont remis au goût du jour l’étude de la spontanéité dans les mouvements sociaux, en cherchant à éviter

l’opposition binaire spontanéité/organisation dans laquelle elle était enfermée. Ainsi, David Snow et Dana Moss (2014) avancent que la spontanéité, définie comme « les événements et les lignes d’action, à la fois verbales et non verbales, qui ne sont pas planifiées, escomptées, pré-arrangées ou organisées avant leur occurrence » (p. 1123), est un mécanisme important pour l’action collective, qui interagit avec l’organisation plus qu’elle ne l’exclut. Mais l’action collective spontanée est plus susceptible de survenir dans certaines conditions : en l’absence d’une organisation hiérarchique, dans des moments ou lors d’événements incertains et ambigus, lors du rappel (priming) de comportements/émotions passés, et dans certains contextes spatiaux permettant le contact entre les protestataires potentiels. Ces actions spontanées augmentent la probabilité de violence collective, et peuvent parfois produire des résultats importants. doivent aux mobilisations précédentes. Ainsi, les pratiques délibératives du mouvement des Indignés en Espagne ne se sont pas développées « spontanément », mais sont ancrées dans la culture de mouvements sociaux qui se sont développés en Espagne depuis les années 1980, et notamment le mouvement antimondialisation. Il n’en reste pas moins que la mise en avant de la « spontanéité » du mouvement lui permet des bénéfices stratégiques importants, comme Francesca Polletta (1998) l’a montré au sujet des sit-ins étudiants aux États-Unis durant les années 1960. Ces nouveaux travaux renouvellent donc l’approche de la question de la spontanéité en l’abordant non pas de façon statique, mais en tant qu’élément dans le processus de l’action collective, ou encore en tant que modalité de cadrage de l’action par les participants.

Bibliographie BENSUSSAN Gérard, « Spontané/spontanéité/spontanéisme », dans Georges Labica et Gérard Bensussan (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, Paris, PUF, 1985, p. 10851088. CRESS Daniel A. et SNOW David A., « Mobilization at the Margins : Resources, Benefactors, and the Viability of Homeless Social Movement Organizations », American Sociological Review, 61 (6), 1996, p. 1089-1109. CRESS Daniel A. et SNOW David A., « The Outcomes of Homeless Mobilization : The Influence of Organization, Disruption, Political Mediation and Framing », American Journal of Sociology, 105 (4), 2000, p. 1063-1104.

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Cécile Péchu Voir aussi Analyse des cadres · Analyse marxiste · Organisations et ressources · Répertoire d’action · Réussite et échec des mouvements sociaux

Squat Le squat peut se définir comme l’action d’occupation illégale d’un lieu en vue de son habitation ou de son utilisation collective. Par rapport au sens courant du mot squat, qui peut désigner aussi bien le lieu occupé que l’action d’occupation, on ne retient ici que le deuxième sens du terme, dans la mesure où le squat nous intéresse en tant que mode d’action et non du point de vue du statut juridique et de l’anthropologie d’un lieu occupé, approche retenue notamment par Florence Bouillon (2009). L’action de squat peut ainsi concerner des bâtiments qui ne sont pas vides, et inscrire le lieu occupé dans la violation de domicile et non dans la catégorie du squat ; il n’en s’agira pas moins d’une action de squat. établies dans l’analyse des mouvements sociaux, comme la possibilité de stratégies de passager clandestin, ou encore la centralité de l’adresse aux autorités politiques de la part des mouvements.

L’invention du squat C’est au début du XX e siècle que s’opère la transformation progressive d’une forme de résistance individuelle « discrète » – le déménagement à la cloche de bois, la cloche de bois étant une cloche qui ne sonne pas – en une forme de contestation collective – l’occupation de logements vides avec force publicité et appel à l’intervention de l’État (Péchu, 2010). Les protagonistes de cette transformation sont certains acteurs des milieux anarchistes, prônant l’action directe, et surtout l’Union syndicale des locataires ouvriers et employés, également de tendance anarchiste, menée par son secrétaire Georges Cochon, qui reprend cette pratique de 1910 à 1913 et qui va la modifier progressivement, notamment sous l’effet de la répression. Le déménagement à la cloche de bois devient collectif et non

clandestin, puis on procède à des « emménagements à la Gandillot », c’està-dire à l’occupation de logements pour lesquels le terme a été payé mais n’est pas encore écoulé, avec appel systématique aux médias, avant finalement d’opérer des occupations de logements vides, les « emménagements à la cloche de bois ». En même temps que se déroule cette transformation du répertoire instrumental, on assiste également à une modification du répertoire discursif qui entoure les actions : de mots d’ordre de grève de loyers et de lutte directe contre les propriétaires, on passe à la demande de logements pour les familles nombreuses et à l’expression de revendications en direction des autorités politiques. On constate donc dans le cas de la genèse du squat en France une véritable continuité historique entre les formes individuelles de résistance et les formes collectives de contestation.

Un illégalisme sectoriel Le squat occupe ainsi, avec d’autres modes d’action comme les réquisitions de nourriture dans les supermarchés, une place particulière parmi les formes d’action. Il s’agit, en effet, d’un « illégalisme sectoriel » (Péchu, 2006), c’est-à-dire un illégalisme directement lié à l’enjeu de la revendication : il est localisé puisqu’il se limite à celui-ci, et il permet de faire l’économie même de la revendication. De ce fait, le squat peut être accompagné ou non de revendications et être utilisé par des groupes ayant différents types de rapports au politique, de la reconnaissance de la légitimité de la politique instituée à sa négation. Son usage au cours du XX e siècle, en France ou ailleurs, donnera alors souvent lieu à des luttes pour le contrôle de sa signification et du répertoire discursif qui l’accompagne. Mais nous constatons également que ce sont souvent des militants défiants vis-à-vis de la démocratie représentative qui ont recours à ce mode d’action ou qui soutiennent les mouvements de squat. C’est le cas en France d’acteurs aussi différents que les catholiques sociaux durant les années 1940 et les années 1950, les militants de l’organisation Secours rouge proche du maoïsme au début des années 1970 (Castells et al., 1978), les différents courants autonomes de la fin des années 1970 et du début des années 1980, ou encore les militants du Comité des mal logés et de Droit au logement durant ces trois dernières décennies (Péchu, 2006). Dans d’autres pays

d’Europe, comme en Allemagne, en Italie ou aux Pays-Bas, le squat est principalement utilisé à partir des années 1960 par des groupes proches de l’autonomie et plus largement de l’extrême gauche, qu’il s’agisse de squats d’habitation ou de centres sociaux (Sommier, 1997 ; Steen et al., 2014 ; Martinez Lopez, 2018), même si à Rome existe un squat néofaciste, la Casa Pound. fin en soi, en mettant en avant la possibilité de créer des « lieux libérés » permettant des pratiques visant à changer la vie de ses habitants (logique « contre-culturelle ») (Péchu, 2006). Les squats de l’après-seconde guerre mondiale, en France mais aussi au Royaume-Uni, s’inscrivent dans la logique classiste, alors que les squats réalisés par exemple par le mouvement zurichois durant les années 1980 le sont dans une logique contre-culturelle (Giugni et Passy, 1997). Aujourd’hui, même si les deux logiques coexistent en même temps dans les mêmes villes voire dans le même lieu, il y aurait une prévalence des centres sociaux en Europe du Sud, en Espagne et en Italie, alors que dans les villes du centre et du nord de l’Europe comme Paris, Brighton, Berlin et Copenhague, le squat serait largement utilisé par des mouvements revendiquant le droit au logement (Piazza et Martinez Lopez, dans Martinez Lopez, 2018), comme à Paris l’association Droit au logement (DAL). Pourtant, en Italie et en Espagne, en réponse à la crise financière et dans le sillage du mouvement 15M, de nombreux squats de logement sont ouverts à partir du milieu des années 2000 (Gonzalez et Diaz-Parra, dans Martinez Lopez, 2018 ; Mudu, dans Cattaneo et Martinez Lopez, 2014). Hans Pruijt (SqEK, 2013) propose de son côté une typologie distinguant le squat fondé sur la privation, le squat comme stratégie de logement alternatif, le squat entrepreneurial (centres sociaux, bars, etc.), le squat de conservation (contre les destructions d’immeubles) et le squat politique, typologie qui, si elle est suggestive, ne permet pas complètement de mettre l’accent sur le type de répertoire discursif déployé. chômeurs ou les jeunes sans ressources propres, qui constituent le gros des troupes de squatters.

Différentes approches du squat

Deux écoles d’analyse de l’action collective se sont tout particulièrement penchées sur les mouvements de squat. Ainsi, la sociologie marxiste urbaine française a été la première à étudier, durant les années 1970, les phénomènes de squat (Castells et al., 1978). Il s’agissait alors pour ces sociologues d’analyser les actions collectives provenant d’une contradiction centrale du capitalisme, celle de la consommation collective ou encore de la reproduction de la force de travail, s’exprimant à travers la question urbaine. Les mouvements de squats sont donc analysés en tant que « mouvements sociaux urbains », le terme désignant alors aussi bien les actions collectives contre la hausse des tarifs des transports en commun que les mouvements de défense de l’environnement. L’orientation marxiste de ces sociologues va les conduire à étudier plus spécifiquement les catégories sociales mobilisées, dans un souci de comprendre le passage d’une « classe en soi » à une « classe pour soi ». S’agissant du mouvement de squat mené par Secours rouge, ils montrent que les squatters sont de jeunes prolétaires, des sous-prolétaires et des immigrés, alors que l’avant-garde du mouvement est composée de militants intellectuels d’extrême gauche. La sociologie urbaine continue de nos jours à étudier les mouvements de squat sous le vocable de « mouvements urbains » à côté d’une multitude d’autres mobilisations, sans que ce concept soit réellement spécifié (Yip et al., 2019). Mais les mouvements de squat ont aussi été étudiés en tant que « nouveaux mouvements sociaux », tout particulièrement quand ils visaient, au-delà du logement, l’établissement de centres sociaux. Ces mouvements ont alors été considérés comme exprimant une nouvelle ligne de conflit social, un conflit « culturel » portant sur les thèmes de la bureaucratisation, de la technocratisation et de l’émancipation des minorités (Giugni et Passy, 1997). Aujourd’hui, les mouvements de squats sont étudiés avec les outils courants de la sociologie de l’action collective, et analysés comme des mouvements sociaux comme les autres, même si on insiste parfois sur leur aspect créatif et la manière dont ils pratiquent une « politique préfigurative » (SqEK, 2013 ; Cattaneo et Martinez Lopez, 2014), permettant ainsi à leurs pratiquants de développer des comportements politiques spécifiques, de « style de vie » (lifestyle politics). Dans cette optique, une attention particulière est portée au fonctionnement des squats et à leurs structures de décision (SqEK, 2013). L’étude de ces mouvements a été particulièrement stimulée à partir de 2009 par la mise sur pied d’un

réseau international de chercheurs et d’activistes, SqEK (Squatting Europe Kollective), qui a suscité de nombreuses publications.

Les facteurs du développement des mouvements squatters Ainsi, les facteurs pesant sur le développement des mouvements de squats ont été particulièrement investigués. Le concept de « cycle de protestation » a été notamment utilisé pour saisir le lien entre l’évolution des opportunités politiques et les cycles des mouvements de squats dans différents lieux (Steen et al., 2014 ; Martinez Lopez, 2018). Cela a permis de considérer les liens entre les mouvements de squats et les autres mouvements sociaux, par exemple leur lien avec les larges cycles de protestation des années 1960 et 1970, ou plus récemment en Europe du Sud avec le mouvement altermondialiste (SqEK, 2013) ou le mouvement des Indignés (Martinez Lopez, 2018). Et dans la plupart des villes européennes, les mouvements de squats sont généralement initiés à la suite de mouvements combattant pour le droit au logement. L’évolution des mouvements de squats est aussi mise en rapport avec celle de la répression. Récemment, dans plusieurs pays d’Europe, la législation a évolué dans le sens d’une criminalisation du squat, notamment au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Espagne (SqEK, 2013 ; Manjikian, 2013 ; Cattaneo et Martinez Lopez, 2014), rendant celui-ci plus difficile. L’effet des structures socio-spatiales sur les mouvements squatters est aussi analysé. Il faut entendre par là la distribution spatiale des groupes sociaux, mais aussi les configurations variables de production et de transformation des espaces, comme la vacance ou les politiques de logement. Si ces conditions facilitent ou contraignent l’usage du squat, elles ne peuvent expliquer à elles seules le développement des mouvements de squatters (Péchu, 2006 ; Martinez Lopez, 2018). Finalement, cet examen des facteurs favorisant le développement de mouvement squatters a bien du mal à aboutir à des conclusions généralisables, tant les conditions politiques et urbaines intervenant dans le processus sont nombreuses, et situées à différents niveaux – local, national et international – qui s’articulent.

La diversité interne des mouvements de squatters qu’elles soient d’origine politique (Owens, 2009), liées aux divisions de genre (Cattaneo et Martinez, 2014), de classe (Steen et al., 2014) ou de nationalité (Mudu et Chattopadhyay, 2017). L’étude du squat et des mouvements de squatters est donc en plein développement, même si elle commence à peine à se pencher sur le phénomène hors de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis.

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Cécile Péchu Voir aussi Analyse marxiste · Choix rationnel · Cycle de mobilisation · Démocratie et mouvements sociaux · Exemplarité et mouvements sociaux · Nouveaux mouvements sociaux · Répertoire d’action · Résistance

Structure des opportunités politiques Le concept de structure des opportunités politiques (SOP) rend compte de l’environnement politique auquel sont confrontés les mouvements sociaux, et qui peut selon la conjoncture exercer une influence positive ou négative sur leur émergence et leur développement. Il procède d’un élargissement de la perspective, initialement centrée sur les seules organisations de mouvement social, de la mobilisation des ressources, et plus précisément d’une intégration de la dimension proprement politique des phénomènes contestataires. Devenue rapidement l’un des concepts les plus centraux de l’analyse des mouvements sociaux, la structure des opportunités politiques a donné lieu à de nombreuses et fructueuses recherches, mais a également été la cible de vigoureuses critiques qui ont conduit à de substantiels réaménagements.

L’analyse de l’action contestataire dans ses rapports au système politique à l’état et aux évolutions conjoncturelles du système politique, qui le rendent au gré des circonstances plus ou moins vulnérable, ou réceptif, face à la contestation. Toutefois, selon cet auteur, les déterminants d’une telle ouverture de la SOP ne peuvent être définis a priori, puisque « n’importe quel événement ou processus social d’ampleur contribuant à saper les calculs et prévisions sur lesquels est structuré le pouvoir politique occasionne un changement des opportunités politiques » (1982, p. 41). Les exemples qu’il propose relèvent tous de processus de grande ampleur : guerres, crises économiques, évolutions démographiques, réalignements politiques internationaux peuvent susciter une reconfiguration des rapports de force entre contestataires et membres du système politique.

mouvement des droits civiques par McAdam évoquée plus haut en est une illustration. Si ce mouvement ne progresse qu’à partir de la fin des années 1950, cela serait le produit d’une relative ouverture de la SOP américaine. La seconde perspective, synchronique, compare les formes et les succès d’un ou plusieurs mouvements similaires dans différents pays, pour cerner ce qu’ils doivent aux spécificités de la SOP nationale à laquelle ils se confrontent. Elle a été adoptée notamment par Kriesi et son équipe (1995) dans une étude des différents mouvements en France, Allemagne, Pays-Bas et Suisse, qui croise les caractéristiques des États (distingués entre « forts » et « faibles ») et les stratégies (inclusives ou exclusives) qu’ils adoptent face à leurs contestataires.

Un succès émaillé de nombreuses critiques la manière dont les formes prises par les mobilisations sont le produit d’une coconstruction, avec les structures étatiques.médiations les acteurs éprouvent puis se plient aux contraintes structurelles, néglige également la manière complexe, parfois contradictoire, par laquelle les structures influencent les mobilisations. Plus précisément, la critique a tourné autour de trois éléments : la définition de l’État comme entité indivise et le présupposé d’étanchéité entre champ politique et espace des protestations politiques ; la manière univoque dont les structures étatiques interagissent avec les mouvements protestataires ; le désintérêt pour

Les tentatives d’amendement du modèle Face à ces critiques, certains auteurs ont tenté d’amender le modèle sans pour autant renoncer à ses présupposés structuralistes fondamentaux. Doug McAdam, John McCarthy et Mayer Zald (1996) proposent notamment une modélisation qui inclue les trois dimensions de la structure des opportunités politiques, des organisations (mobilizing structures) et des cadres d’interprétation (framing processes). On remarquera avec Jeff Goodwin et James Jasper (1999) qu’il s’agit là essentiellement d’une actualisation et d’une extension du modèle élaboré par Doug McAdam pour rendre compte de l’émergence du mouvement des droits civiques, dans lequel des changements socio-économiques sont censés provoquer à la fois une

ouverture des opportunités politiques et un renforcement des organisations indigènes (mobilizing structures), ce double phénomène entraînant une libération cognitive (framing process) et la naissance du mouvement social. sont moins catégoriques quant à la hiérarchie des facteurs permettant de rendre compte du cours suivi par une mobilisation déjà enclenchée. Plus particulièrement, la forme prise par les mouvements tout autant que les processus de cadrage dépendraient d’abord des structures organisationnelles. Cette idée émane de Doug McAdam qui montre dans Political Process and the Development of Black Insurgency (1982) que le rôle central joué par les églises dans le mouvement des droits civiques a eu pour effet de contraindre la forme prise par l’action (notamment le recours au meeting de masse), la nature du recrutement (avec la forte présence de ministres du Culte) et l’idéologie du mouvement, fortement imprégnée de religiosité.

Le maintien d’une orientation structuraliste et le pouvoir. De ce point de vue, la répression contribue bien souvent à structurer, voire à fonder un cadre mobilisateur. Autrement dit, « loin de constituer des stocks préexistants à l’action et structurellement insensibles, les opportunités s’actualisent de manière continue dans les rapports des mouvements aux contextes dans lesquels ils sont pris » (Fillieule, 1997, p. 57). Cette interdépendance relationnelle est visible dans les liens étroits qui existent entre la modification des répertoires d’action et la succession des vagues de mobilisation, liens qui soulignent à quel point, pour toute une série de mouvements, la détermination de l’émergence d’une contestation est à rechercher avant tout dans le développement temporel d’une vague de contestation portée par un ou deux mouvements créateurs d’opportunités.

Une notion sans grande consistance Toutes ces remarques nous conduisent à redire que la notion de structure, dans le concept de SOP, n’a guère de sens, dès lors qu’on admet le caractère relationnel et donc dynamique de l’action protestataire. Helena Flam l’exprime on ne peut plus clairement, dans la conclusion de son livre sur le mouvement antinucléaire en Europe et aux États-Unis : « le degré

d’ouverture des États est en fait un produit interactif et temporel ; une synthèse de règles d’accès et d’arènes préexistantes et ad novo que les mouvements et les élites cherchent à utiliser, bloquer, surpasser et modifier. Une implication théorique radicale de cette approche est que le déterminant de “l’ouverture” à la contestation change au cours du temps. Chaque moment de confrontation se définit de manière propre, voire unique. Le défi analytique revient dès lors à identifier une série de déterminants qui, dans une séquence temporelle, peut expliquer les dynamiques de l’interaction entre l’État et le mouvement d’opposition, aussi bien que les effets institutionnels de cette dynamique » (Flam, 1994, p. 303). frappant de constater qu’en même temps que les uns et les autres tentent d’intégrer au modèle les perceptions et les aspects culturels, ils persistent à nier le travers structuraliste de leurs travaux. Ce faisant, ils entretiennent le trouble et la confusion par une extension indue du concept de structure des opportunités politiques, concept qui n’a finalement plus beaucoup de consistance. À cette ambiguïté s’ajoute l’impossibilité pratique de tirer toutes les conséquences des redéfinitions proposées. D’où un désajustement de plus en plus net entre les matériaux rassemblés, les méthodes d’analyse employées et les concepts censés en rendre compte. En effet, dans un contexte où l’essentiel de la recherche sur les mouvements sociaux s’accommode de macrocomparaisons fondées sur des analyses quantitatives, données statistiques, dépouillements de presse, questionnaires aux organisations, etc., il est bien difficile de renoncer à une définition objectiviste des opportunités pour s’intéresser effectivement à la manière dont les activistes, dans les groupements mobilisés, perçoivent leur situation et les moyens d’y remédier. C’est là sans doute que les tentatives pour sauver le concept marquent leur plus nette limite. Et ce ne sont pas les propositions récentes de raffinement théorique, par la distinction entre opportunités domestiques et supranationales (Giugni, 2002), entre opportunités économiques et politiques (Kousis et Tilly, 2005) ou encore entre opportunités objectives et discursives (Koopmans et Statham, 1999) qui permettront de sortir des impasses auxquelles ce faux concept est confronté (Fillieule, 2005).

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Olivier Fillieule et Lilian Mathieu Voir aussi Abeyance structure · Analyse événementielle · Cycle de mobilisation · Politique contestataire

Syndicalisme Le syndicalisme désigne à la fois l’action collective dans la sphère du travail et les organisations qui se donnent pour objectif la défense des personnes ayant un intérêt professionnel commun. Par extension, le syndicalisme renvoie au mouvement ouvrier dont il est l’une des expressions historiques. La polysémie du terme provient des différents niveaux d’action qu’il sert à désigner : de l’activité de représentation, de mobilisation et de revendication sur le lieu de travail à l’approche du syndicalisme comme mouvement d’ensemble dont le développement s’inscrit dans les différentes phases du capitalisme et dans le processus de formation, puis de transformation, de l’État social national. Cette seconde perspective est celle qui a été le plus souvent privilégiée pour parler du syndicalisme comme un tout – par-delà les différences organisationnelles – et l’appréhender comme un acteur dans le domaine des relations industrielles, mais aussi dans l’espace politique. Cette conception a produit des histoires du mouvement syndical en autonomisant celui-ci d’autres expressions de la contestation sociale et en centrant l’analyse sur les modes de structuration (territoriale et professionnelle), les divisions internes, l’évolution des effectifs, le rapport aux partis politiques, la capacité à déclencher des grèves ou encore à peser sur la législation sociale.

La théorie d’un syndicalisme sur le déclin l’existence de l’antagonisme capital/travail compris comme premier au regard d’autres formes de domination. La période de forte expansion du mouvement syndical – en particulier les décennies 1950-1970 en Europe – est aussi un moment d’imposition d’un cadre d’interprétation propre aux organisations du mouvement ouvrier, partis et syndicats, au travers duquel

celles-ci se pensent comme centrales et définissent une hiérarchie des causes et des formes de lutte.XX e siècle comme un mouvement social par excellence, ce prisme analytique étant renforcé par les conceptions entretenues à l’intérieur même des organisations syndicales à visée révolutionnaire. Outil et expression de la classe ouvrière, le syndicalisme aurait une vocation quasi naturelle à la représenter dans le rapport conflictuel qui l’oppose aux détenteurs des moyens de production. Ainsi défini, le syndicalisme naît du rapport salarial et trouve sa justification dans La prédominance de cette approche très macrosociologique et macrohistorique du mouvement syndical a contribué à préparer les discours sur le déclin, voire la fin, de celui-ci, et à enfermer l’analyse dans la seule appréciation du degré de crise qu’il traverse aujourd’hui. Plusieurs courants d’analyse se rejoignent ici en termes d’effets produits sur ce domaine d’étude. La théorie avancée notamment par Alain Touraine sur l’institutionnalisation définitive du syndicalisme, en raison à la fois du passage d’une société industrielle à une société postindustrielle et de l’intégration des organisations syndicales dans le système de relations professionnelles, continue à exercer une influence diffuse (Touraine, Wieviorka et Dubet, 1984). D’acteur magnifié du conflit central lié au capitalisme industriel – capable de porter un contre-projet de société tout en partageant un ensemble de valeurs, telle celle du progrès technique, avec son adversaire direct –, le syndicalisme serait devenu un obstacle à l’émergence d’un nouveau mouvement social et ne canaliserait plus que les expressions catégorielles, venant de catégories socioprofessionnelles « privilégiées », à l’intérieur du secteur public. Cette vision du syndicalisme comme un acteur dont le temps historique serait dépassé et auquel se substitueraient de nouvelles mobilisations alimente depuis une vingtaine d’années les commentaires médiatiques. syndicalisation conduit à faire l’impasse sur une analyse fine de ce que recouvre cet indicateur dans différents pays, sur les difficultés – de relève générationnelle, de coupure entre secteur privé et secteur public – que rencontrent également d’autres organisations syndicales européennes (Pernot, 2005) et, surtout, sur la réalité des pratiques syndicales au quotidien (Dufour et Hegge, 2002). Les données statistiques sont ainsi érigées en vérités indépassables, ce qui limite d’autant les possibilités de leur usage critique.

L’isolement du syndicalisme vis-à-vis des études sur les mobilisations collectives sinistré, alors même qu’avec 1,8 million d’adhérents au total, des mouvements interprofessionnels mettant dans la rue entre 1 et 3 millions de manifestants en 1995, 2003 et 2006, il continue à animer la scène protestataire en France.

Le renouveau des approches : un syndicalisme de mouvement social par une tension permanente entre des pratiques de mobilisation visant à mettre en forme des actions collectives et des pratiques inscrites dans des relations institutionnelles liées à des modes de régulation et de négociation au quotidien (dimension qui ne concerne finalement que des mobilisations ayant réussi à obtenir une reconnaissance de la part des pouvoirs publics). Cette tension se traduit aussi par l’expression de tendances contradictoires au sein des syndicats, entre une propension à l’adoption de pratiques routinisées par celles et ceux qui, devenant des permanents, vont peu à peu réaliser une carrière militante dans le syndicalisme, et des expressions contestataires en interne, réclamant plus de démocratie à la base. L’existence de ces contradictions, qui découlent en partie de facteurs structurels tels que l’existence de dispositifs institutionnels de représentation du personnel dans l’entreprise ou de représentation des salariés au plan national, oblige à ne pas saisir les organisations syndicales comme des ensembles monolithiques. Rick Fantasia suggère que des « activités de mouvement social » peuvent ainsi se déclencher au sein des syndicats, dans des phases de forte bureaucratisation des directions. Écartés des instances dirigeantes des organisations ou maintenus dans des positions minoritaires sans possibilité de peser sur les décisions, les courants internes dissidents maintiennent parfois un rapport plus immédiat à toutes les formes d’action collective et se trouvent dans la même position que des mobilisations émergentes, ayant à rassembler des sympathisants et à tisser des alliances, par-delà même l’univers syndical.et al., 2006). Un renouveau des recherches sur l’objet syndical et surtout des angles d’approche de

celui-ci commence donc à se faire sentir, tant dans la production scientifique anglo-saxonne que française, avec l’idée d’adopter les outils conceptuels forgés pour l’analyse des mobilisations collectives (Kelly, 1997). Une difficulté centrale provient cependant du fait que le mouvement syndical est traversé

La difficile production de solidarités et d’alliances différencier les organisations, vis-à-vis de l’entreprise mais également sur le plan national. Pour autant, les syndicats sont loin d’exprimer toute la conflictualité présente dans le monde du travail, une grande part des formes prises par celle-ci (débrayages, grèves sur le tas, rassemblements, pétitions, délégations dans les bureaux de la direction, etc.) échappant à toute médiation organisationnelle. Certains syndicats n’existent plus qu’au travers d’activités de consultation et de négociation, s’inscrivant de temps à autre dans des appels à des journées d’action, mais ne réalisent pas ou plus un travail de mobilisation. Le recours à une forme d’expertise ou son élaboration progressive (dans les CHSCT, les CE ou dans les tribunaux de Prud’hommes) peut alors devenir une activité centrale, plus ou moins détachée d’un contenu conflictuel. À l’opposé, des syndicats principalement tournés vers la traduction en revendications des problèmes vécus dans le travail et vers l’organisation de la contestation collective ont également recours à l’expertise et s’approprient cette modalité d’action, sans en faire toutefois un axe structurant de leur activité. SUD-PTT, puis d’autres SUD au sein de Solidaires ont ainsi investi le domaine d’action juridique pour obtenir la reconnaissance de leur représentativité (Denis, 2003). des éléments qui vont nourrir la représentation de son champ d’action potentiel (Béroud, 2005). En interne, ces influences, ces alliances ponctuelles, demeurent cependant très peu théorisées. Le discours syndical, très tourné vers l’interne et très codé, se révèle également poreux face aux offensives libérales dans un secteur où la force du contre-mouvement patronal contribue à délimiter les possibles de l’action et à restreindre l’horizon des luttes.via le fait d’être dits et associés à des revendications communes, les groupes qu’ils entendent représenter. Leur faible capacité à construire des solidarités concrètes se traduit dans la reproduction, sur le plan organisationnel comme dans leur composition, des clivages existant au

sein du salariat (entre précaires et statutaires, entre hommes et femmes, jeunes et plus anciens, etc.) et dans la quasi-absence de réponses face à l’usage de ces clivages par les entreprises (comme l’illustre l’assignation de la main-d’œuvre étrangère – et immigrée – dans certains secteurs d’activité). Les cadres d’interprétation élaborés au sein des organisations syndicales sont ainsi loin de servir à d’autres organisations, d’apparaître comme des points de référence ou de structuration : c’est plutôt le syndicalisme qui emprunte désormais à d’autres mouvements, tel celui des chômeurs,

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Sophie Béroud Voir aussi Analyse marxiste · Contre-mouvement · Grève · Occupation de locaux

T

Tradition(s) La typologie wébérienne des formes de domination a très précocement attiré l’attention des politologues sur l’existence d’une modalité spécifique de légitimation des relations de pouvoir reposant sur l’autorité d’un « éternel hier ». Le sociologue allemand associait étroitement cette forme de légitimation aux figures révolues du patriarche ou du seigneur terrien. De fait, dans la perspective sociologique du XIX e siècle, la notion de tradition pouvait difficilement se dissocier d’une théorie évolutionniste postulant une césure radicale entre, d’une part, des temps anciens et dépassés et, d’autre part, l’avènement d’une supposée « modernité ». Dans le cadre de l’étude des mobilisations collectives, la notion de tradition ne peut désormais qu’alimenter des questionnements, non seulement plus diversifiés et circonstanciés, mais bien plus encore déliés d’une quelconque velléité d’interprétation morale du sens de l’histoire. Il paraît exclu, en effet, de pouvoir aujourd’hui encore décliner la tradition au singulier afin de désigner l’antithèse d’une modernité elle-même univoque. Le poids croissant des approches constructivistes nous incite, au contraire, à examiner les procédures et les processus de construction de traditions plurielles se développant au sein de configurations sociales distinctes bien que parfois interdépendantes.

Une opération consciente de réappropriation du passé patrimoine indûment menacé. Il ne peut être question, de toute façon, d’un simple inventaire des conduites et discours grâce auxquels les acteurs étudiés en appellent à l’autorité des illustres ancêtres, aux temps bénis du passé, aux « racines » et à la « mémoire », c’est-à-dire au respect qu’ils accordent à des pratiques sanctifiées par leur validité immémoriale.conscientes à travers lesquelles des acteurs sociaux s’efforcent de s’approprier des pratiques et des discours qu’ils attribuent à de glorieux aînés érigés en parangons des conduites morales et politiques. Par là même, la diffusion dans le temps de ces conduites, qui se veulent héritées des anciens, relève souvent, comme ont pu le souligner Eric Hobsbawm et Terence Ranger (2006), bien moins de la reproduction à l’identique que d’une véritable invention fondée sur une relecture mythique d’un passé décrit comme exemplaire. Le travail de filiation auquel les promoteurs d’un mouvement peuvent s’astreindre. Pratiques religieuses, habitudes culinaires, vêtements emblématiques, port de la barbe ou arrangement des cheveux, danses, musiques et chants (Eyerman et Jamison, 1998), consommation de substances illicites, drapeaux, slogans et postures, héros et icônes : aucune liste exhaustive ne pourrait épuiser l’ensemble des éléments susceptibles d’être mobilisés dans le cadre d’actions collectives se réclamant de la perpétuation d’un À vrai dire, l’analyse du politiste ne commence véritablement qu’à partir du moment où l’histoire de ceux qui valorisent les modes de filiation observés se rapporte à la configuration sociale au sein de laquelle ils évoluent et à laquelle d’autres acteurs déterminants appartiennent également : leurs détracteurs, leurs soutiens potentiels, les professionnels des médias, les agents des systèmes de prise de décision, les forces de l’ordre, etc. Dans une telle perspective relationnelle et évolutive, les mots d’ordre de la tradition apparaissent bien dépendre d’une tentative proprement politique de peser sur la définition actuelle des valeurs collectives légitimes. Ainsi, la convergence d’un grand nombre de « ruraux » au sein du mouvement Chasse, pêche, nature et traditions ne peut être comprise qu’à condition d’examiner à quel point elle constitue, en fait, une forme de mobilisation visant à contrecarrer les critiques croissantes que les nouveaux usagers de l’espace rural adressent aussi bien à la chasse qu’à une certaine forme d’exploitation agricole (Traïni, 2003). L’invocation de

traditions séculaires propres aux « hommes des terroirs », l’appel à une filiation prétendument ininterrompue, apparaît dès lors comme une opération visant à rétablir la grandeur contestée d’une gestion cynégétique datant de quelques dizaines d’années seulement. Loin d’être l’indice d’un monde immuable, ce travail de filiation constitue donc, au regard de populations à l’origine rurale plus ou moins lointaine, une forme de réponse aux vicissitudes récentes de leur histoire sociale. Il n’en reste pas moins que c’est bien grâce au registre discursif des « traditions » et des « racines » que les promoteurs de la cause du CPNT se sont appliqués à faire valoir, auprès de leurs soutiens, la justesse et le caractère impérieux de leur combat.

Travail de filiation et valorisation du conflit produit incontestablement des effets dans le choix d’un mode d’action qui, plus ou moins indépendamment des considérations stratégiques, vise à inscrire l’engagement présent dans une chaîne ininterrompue de combats héroïques. Autant dire que l’analyse du travail de filiation peut également s’avérer utile afin d’expliciter comment, dans le contexte d’une baisse tendancielle de l’acceptation de la violence, des entrepreneurs de cause s’appliquent à justifier son usage.versus « eux ») qui pèsent considérablement sur les modalités de constitution et de résolution des conflits. La revendication de « racines » corses, sikhs, irlandaises ou basques, fascistes ou révolutionnaires, peut apparaître, en effet, comme un puissant vecteur de conflictualisation, lorsqu’elles sont présentées (par leurs promoteurs) ou perçues (par leurs détracteurs) comme un défi à une historiographie concurrente (Avanza, 2003). Par là même, le travail de filiation plus spécifiquement centré sur les combats du passé mérite une attention particulière, dans la mesure où il légitime, non seulement la cause, mais bien plus encore l’usage de la violence. La longue chronologie des coups reçus ou portés à l’adversaire, la commémoration des martyrs de la cause, favorisent l’insertion de l’engagement du présent dans une lutte historique en suspens et, bien plus encore, enjoignent les vivants à refuser la dévaluation des sacrifices des morts d’antan. La célébration de ces mémoires de combat équivaut alors à valoriser l’appartenance à une identité collective intemporelle qui implique, pour tous ceux qui prétendent l’endosser, un sentiment de responsabilité à l’égard d’une impérieuse

mission historique. Ainsi, la possibilité de se réclamer d’une longue tradition de lutte armée depuis le XVIII e siècle, et de certains de ses points d’orgue comme la révolte de Pâques en 1916, a favorisé le renouvellement des générations de l’IRA. De même, l’extrême gauche italienne, des années 1960 jusqu’à nos jours, s’est souvent réclamée d’un « fil rouge de la mémoire communiste » (Lavabre, 1994) reliant les engagements successifs des partisans des années 1940, des membres de la gauche extraparlementaire des années 1970, ou bien encore des sociabilités altermondialistes de ce début du siècle (Sommier, Fillieule et Agrikolianski, 2008). Certes, certains acteurs peuvent vouloir dénoncer ici un simple jeu de langage et une appropriation à bon compte d’une lutte mythique menée, en réalité, par d’autres. Quoi qu’il en soit, ce travail d’apparentement

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Christophe Traïni Voir aussi Identité collective · Observation ethnographique · Répertoire d’action

Transnationalisation/internationalisati on En contrepoint de l’approche « réaliste » des relations internationales, excessivement centrées sur les relations entre États, Robert Keohane et Joseph Nye proposaient en 1972 de s’intéresser aux liens et solidarités entre acteurs non étatiques. Ils définissaient alors les relations transnationales comme les « contacts, coalitions et interactions à travers les frontières étatiques qui ne sont pas contrôlés par des organismes de politique étrangère centraux des gouvernements ». Cela invitait à prendre en compte, entre autres, les mouvements sociaux, alors que le cadre implicite d’analyse des mouvements sociaux, l’État-nation, a longtemps fait négliger leur dimension internationale. Depuis le milieu des années 1990, les spécialistes des mouvements sociaux ont donc porté une attention croissante aux dimensions internationales des mouvements sociaux, qu’ils les désignent sous les termes de transnational ou non. Si la distinction transnational/international fait sens pour les théoriciens des relations internationales, la question obsède moins les sociologues du politique qui voient mal comment ne pas considérer la structuration des groupes d’intérêt par les pouvoirs. Rejoints par des comparatistes et internationalistes, ils examinent des phénomènes à l’intersection de la thématique de la « mondialisation », de l’augmentation, depuis la fin de la guerre froide, du nombre des organisations non gouvernementales (ONG), et de l’émergence, durant la seconde moitié des années 1990, des mouvements altermondialistes.

Les formes variées du transnational dans les mouvements sociaux

XIX e

siècle, à la circulation de la thématique et des protestations du Printemps des peuples durant les années 1840, ou à celle des militants de la cause ouvrière dès le XIX e siècle en Europe. La dimension transnationale recouvre une grande variété de processus militants. Il peut s’agir de l’action simultanée ou coordonnée dans divers États (célébration du 1 er Mai), des processus d’imitation et de transformation des stratégies d’un mouvement du fait de mobilisations à l’étranger (décolonisations, effondrement des régimes de l’Est, etc.), du transfert de ressources, de la construction et de la consolidation d’organisations à dimension internationale, de l’engagement physique en faveur d’une cause au loin ou encore de la lutte contre des pratiques (d’États, de peuples ou d’entreprises) lointaines et contestables (travail des enfants). Cet activisme peut aussi réunir des acteurs non gouvernementaux et administratifs dans le cadre d’alliances sectorielles au sein d’organisations internationales. Donatella Della Porta et Sidney Tarrow (2005, p. 2-3) distinguent les processus de diffusion, par lesquels s’internationalisent les idées et les pratiques d’un mouvement, de domestication, dans lesquels s’effectue le déploiement sur un territoire de conflits qui ont leur origine à l’extérieur et, enfin, d’externalisation, dans lesquels des institutions supranationales sont sollicitées pour intervenir dans des problèmes ou des conflits domestiques. des Amériques, etc.). Cela se double de manifestations dans les pays pauvres contre les politiques d’ajustement structurel. Toutes ces mobilisations ne sont pas intégralement « transnationales » : elles sont fortement composées de populations « locales », de la nationalité du pays dans lequel se déroule la protestation. e Internationale à la fin du XIX e siècle en Europe. Si nouveauté de nature il y a (celle de degré est réelle), elle réside plutôt dans la contestation des politiques d’austérité promues par les grandes institutions de la gouvernance mondiale, notamment à l’occasion des réunions de ces dernières (G7 et G8, OMC, sommets européens ou

Cadrages globaux De plus, toutes les organisations qui contribuent aux mouvements sociaux transnationaux ne sont pas des structures transnationales.l’internationalisation des luttes autour de nouvelles orthodoxies à vocation universelle » comme les droits de l’homme (Dezalay

et Garth, 2002), et des débouchés professionnels de ces expertises ? Nombre de ceux qui veulent faire carrière dans ces domaines débutent dans des ONG militantes avant de se reconvertir dans de plus confortables secteurs. Il est certes plus facile pour les mouvements transnationaux : ils contribuent fortement à la construction d’identités imaginées, s’appuient sur des interactions parfois soutenues entre les membres du réseau protestataire, sans être aussi consensuelles que la défense des droits de l’homme ! Dans la filiation du courant américain de la mobilisation des ressources, une attention importante est portée au substrat organisationnel de la protestation transnationale, aux organisations « porteuses » des mouvements sociaux. Margaret Keck et Kathryn Sikkink (1998) donnent un rôle central aux ONG au sein des transnational advocacy networks (TAN-réseaux de défense de causes). Jackie Smith et al. (1997) recourent à la catégorie de transnational social movement organisation (TSMO), dont les ONG répertoriées par l’Union des associations internationales constitueraient le principal indicateur empirique. Mais le substrat des mobilisations transnationales ne se limite pas à ces organisations. Il inclut aussi les syndicats, les fondations, les organisations religieuses (l’Église catholique, l’islam sunnite, ou les Églises pentecôtistes), contribuant à la consolidation de réseaux et d’identifications de l’action collective transnationale.

Mutations des organisations et processus de division du travail militant Étudier le parcours individuel des militants permet de comprendre ce qui peut les disposer à cet investissement à l’international. Les sociabilités internationales que les élites sociales manient depuis plusieurs siècles constituent un exemple de ces dispositions. Les enquêtes sociographiques sur les événements protestataires à dimension mondiale (Agrikoliansky et Sommier, 2005 ; Siméant, Pommerolle et Sommier, 2015) confirment l’hypothèse de Sidney Tarrow sur des participants moins déracinés que « cosmopolites enracinés » (rooted cosmopolitans) selon Donatella Della Porta et Sidney Tarrow (2005, p. 237). Mais l’internationalisation n’est pas seulement élitaire, comme le montre Anne-Catherine Wagner (2005) au sujet de la Confédération européenne des syndicats (CES).

de définition des causes, démultipliant les niveaux d’intervention, de prise de parole, ainsi que les possibilités de conflits et de malentendus.scale shift (Della Porta et Tarrow, 2005). Cela suppose de comprendre ce qui pousse des acteurs et des organisations à s’internationaliser : « valeurs », mais aussi raisons financières, mobilité de certains réseaux (migrants, affinités culturelles au-delà des frontières étatiques, etc.). Cela invite aussi à s’intéresser aux types de liens entre les protagonistes de l’action collective transnationale (interactions de face à face, circulation de ressources financières, « communautés imaginées », chères aux théoriciens du nationalisme, liens objectifs, perçus ou non, dans la division internationale du travail économique). Internationalisation et transnationalisation des organisations génèrent peu à peu des espaces élargis Dans ces processus de transnationalisation de la protestation, États et institutions sont à la fois des cibles, des points focaux et des facilitateurs de la protestation. Margaret Keck et Kathryn Sikkink (1998) évoquent la stratégie « boomerang » des activistes qui s’appuient sur des organisations internationales et des ONG afin de faire pression, en les contournant, sur les gouvernements nationaux sourds à leurs revendications. Sidney Tarrow (2001), par la métaphore du « récif de corail », rappelle que les organisations internationales, mêmes contestées, sont des lieux de sociabilité entre activistes de tous pays. On peut à ce propos regretter l’indifférence au champ régional d’une grande partie de l’activité transnationale, car les travaux sur l’Europe et la zone américaine de libreéchange évitent les généralisations hâtives et montrent l’importance des protestations directement adressées aux gouvernements nationaux. Ils soulignent l’historicité de la défense des causes et des intérêts spécifiques à une zone, comme, également, les occasions ouvertes par les intégrations économico-politiques régionales (en matière de possibilités légales, d’échanges à une échelle continentale, etc.). Le rôle de certains grands États dans le soutien à la contestation transnationale ne peut être négligé (notamment le rôle du Brésil et du G20 dans l’échec des négociations au sommet de l’OMC à Cancun en 2003). Les alliances partielles entre organisations et grands États du Sud contre certaines logiques hégémoniques ne devraient pas être négligées, confirmant le caractère dialectique du lien mouvements sociaux/États.

La transformation des répertoires d’action La question de la transformation des répertoires d’action est posée : c’est au moins un « style transnational » de la protestation qui émerge aujourd’hui. Au répertoire « paroissial et patronné » de Charles Tilly, suivi du répertoire « national et autonome », succéderait un répertoire « transnational et solidariste ». L’hypothèse du troisième répertoire pointe à juste titre le rôle des médias, des organisations et des forums internationaux, comme lieux de « coagulation » de réseaux transnationaux, et de formulation de thématiques ensuite réappropriées localement. Elle met en lumière le rôle des événements paramilitants, tels que les grands concerts autour de thématiques solidaires (contre la famine, pour l’annulation de la dette, etc.) (Lahusen, 2001).

Tableau 1. Un troisième répertoire ? 1650-1850 Paroissial et patronné

1850-1980 1980-2000+ National et Transnational autonome et solidariste Émeutes alimentaires Grèves Concerts de type Band Aid Destruction de barrières d’octroi Meetings électoraux Téléthons Sabotage de machines Réunions publiques Sommets de la Terre, des femmes, etc. Expulsion de collecteurs des Insurrections Campagnes internationales de impôts boycott Source : Cohen et Rai, 2000, p. 15.

notamment en langue anglaise, au poids de l’expertise (déjà présente cependant dans la mutation du répertoire à l’échelle nationale) et du plaidoyer (Ollion et Siméant, 2015), à la pratique spécifique des contresommets, et enfin au modèle de la « franchise » aboutissant à un lien parfois très lâche entre un événement protestataire et l’organisation ou l’idéologie dont elle pourrait se réclamer. Il reste qu’anciens et nouveaux répertoires cohabitent et varient dans l’espace, et que le « troisième répertoire », s’il existe, ne semble pas lié au seul phénomène de la transnationalisation. La piste des répertoires invite cependant à étudier les transformations de l’activité répressive des autorités

face à la protestation transnationale (Della Porta, Peterson et Reiter, 2006) ainsi que l’adaptation des tactiques des protestataires aux réponses des autorités (la tenue des sommets dans des lieux de plus en plus difficiles d’accès a fait reculer la pratique des contre-sommets). Penser en termes de répertoires et de pratiques protestataires, c’est enfin prendre en compte la question du financement. Aujourd’hui, l’action collective transnationale est structurée par des acteurs qui, pour n’être pas spontanément associés au monde des ONG et des mouvements sociaux, contribuent à son internationalisation. C’est le cas des grandes fondations nord-américaines (Morena, 2018) et des think tanks qui contribuent au financement d’ONG et, ce faisant, à la structuration de réseaux internationaux (ainsi la Fondation Ford pour les droits de l’homme, ou l’Open Society de George Soros, qui lie défense de la société civile et du marché). L’histoire des mouvements sociaux n’a jamais été une seule histoire nationale, comme invite à s’en souvenir l’histoire des internationales et des mouvements ouvriers. Mais peut-être la sociologie des mouvements sociaux n’est-elle plus, depuis longtemps, la sociologie du mouvement ouvrier.

Bibliographie AGRIKOLIANSKY Éric et SOMMIER Isabelle (dir.), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005. BOLI John et THOMAS George (eds), Constructing World Culture. International NonGovernmental Organizations since 1875, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1999. COHEN Robin et RAI Shirin (eds), Global Social Movements, Londres, Athlone Press, 2000. DELLA PORTA Donatella et TARROW Sidney (eds), Transnational Protest and Global Activism, Lanham (Md.), Rowman and Littlefield, 2005. DELLA PORTA Donatella, PETERSON Abby et REITER Herbert (eds), The Policing of Transnational Protest, Aldershot, Ashgate, 2006. DEZALAY Yves et GARTH Bryant G., La Mondialisation des guerres du palais. La restructuration du pouvoir d’État en Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago boy », Paris, Seuil, 2002. KECK Margaret et SIKKINK Kathryn, Activists Beyond Borders : Advocacy Networks in International Politics, Ithaca (N. Y.), Cornell University Press, 1998. LAHUSEN Christian, « Mobilizing for International Solidarity : Mega-Events and Moral Crusades », dans Marco Giugni et Florence Passy (eds), Political Altruism ? Solidarity Movements in International Perspective, Lanham (Md.), Rowman and Littlefield, 2001, p. 177-195.

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Johanna Siméant-Germanos Voir aussi Analyse de réseaux · Conjonctures fluides · Cycle de mobilisation · Espace géographique et mouvements sociaux · Expertise · Médias · Opinion publique · Répertoire d’action · Syndicalisme

Travail militant Associer travail et militant peut sembler à première vue dissonant, tant le militantisme est associé à un engagement volontaire, parfois bénévole, qui s’écarte d’un référentiel productif et salarié. Pourtant, considérer le militantisme comme un travail permet de construire un regard objectivé qui met l’accent sur des situations et des interactions concrètes. En effet, ces activités qui se caractérisent par une « participation durable à un collectif visant la défense ou la promotion d’une cause » (Sawicki et Siméant, 2009) sont souvent dissimulées par un accent sur les logiques individuelles et subjectives d’engagement, idéalisées ou rejetées. Le travail militant orienté vers les logiques pratiques qui l’organisent peut donc s’analyser comme un autre travail, même si celui-ci comporte une charge symbolique, affective et émotionnelle singulière. Pascal Dauvin et Johanna Siméant (2002) ont mis en avant cet angle d’analyse à propos du travail humanitaire. Maud Simonet a également mis en évidence cette perspective au sujet du travail bénévole (Simonet, 2004) en soulignant que les outils et les analyses de la sociologie du travail s’avéraient pertinents pour éclairer des dimensions souvent laissées dans l’ombre. Tout comme les analyses sociologiques du travail domestique ont fait apparaître les différenciations et les inégalités dans l’organisation du quotidien, rendre compte du travail militant éclaire les régulations, les rapports sociaux de pouvoir et les processus de socialisation des pratiques militantes.

Un travail militant organisé par des règles interdépendances : la division du travail, la coordination des tâches et les modes d’évaluation du travail.

Comme dans toutes les situations de travail, militer consiste à réaliser des tâches dont certaines restent dans l’ombre (organisation des réunions, administration), alors que d’autres sont en pleine lumière médiatique (porteparole à l’extérieur du groupe militant). Les mécanismes de distribution des tâches révèlent les processus de décision, plus ou moins centralisés. Plusieurs mécanismes de coordination du travail permettent d’orchestrer la coopération pour produire l’action militante. Si les moyens numériques facilitent certaines opérations de coordination, celles-ci se réalisent par des implicites partagés ou encore par des procédures obligatoires comme dans le travail militant comportant l’exposition à des risques dans les groupes contestataires. Le registre verbal mobilisé dans les petites organisations sera remplacé par des procédures de vote dans les organisations de plus grande taille. Enfin, même si le travail militant est bénévole et volontaire, il fait l’objet d’évaluations plus ou moins formalisées par le groupe lui-même, procédant de la conformité normative vers des promotions vers d’autres tâches ou vers des exclusions qui prennent le plus souvent la forme d’auto-exclusion. Le travail en coprésence sera notamment un facteur de distinction (Dunezat, 2015). avec le temps, si le nombre de membres augmente, les collectifs tendent à se formaliser et à se rapprocher du type « Église » dans une logique d’institutionnalisation et de professionnalisation. Le temps et l’espace de travail sont ainsi structurés de façon plus ou moins formalisée avec une place significative pour des rituels qui organisent et rythment notamment les rassemblements. La forme bureaucratisée de travail militant se rencontre aujourd’hui tout comme se repèrent empiriquement des formes horizontales. La distinction entre un travail formalisé, fortement prescrit et organisé de façon verticale, et un travail informel organisé de façon horizontale peut être considérée comme idéale typique, mais pas comme le produit d’une évolution historique (Collovald, 2002 ; Sawicki et Siméant, 2009).

Une régulation des rapports sociaux de pouvoir Le travail militant est toujours hiérarchisé selon différents facteurs qui varient en fonction des organisations, de leurs généalogies et des propriétés

sociales de leurs membres se différenciant notamment selon l’âge, le sexe et le capital culturel. Plusieurs publications qui adoptent cette perspective ont permis d’analyser les rapports sociaux de sexe au sein du travail militant qui reproduisent le plus souvent les asymétries des positions et les modes de domination (Fillieule et Roux, 2009 ; Dunezat, 2015). de pouvoir aux caractéristiques charismatiques de certains leaders, aux critiques bureaucratiques ou encore aux idéologies égalitaristes.

Des modes de socialisation au travail militant Si les expériences politiques et religieuses restent structurantes des trajectoires militantes, elles ne doivent pas gommer un processus de socialisation au travail qui organise les apprentissages et les modes d’acquisition de compétences cognitives et pratiques du travail militant. En luttant pour une cause, le ou la militante apprendra notamment à s’opposer à un ordre dominant, à prendre la parole en public, à gérer la dimension émotionnelle de l’engagement, à identifier les codes de la communication politique, etc. Des dispositions objectives (âge, sexe, formation, origine sociale) et subjectives (convictions, attentes de reconnaissance) permettront de trouver ou de négocier une place au sein de la division du travail militant qui organise l’ordre des interactions. Cette socialisation au travail militant montre que le travail concret n’est pas la simple rencontre d’une trajectoire antérieure et d’une offre de participation. Il évolue dans le temps entre les assignations à des rôles et l’interprétation de ces rôles, pour prendre la forme d’une « carrière morale » (Collovald, 2002) qui s’articule plus ou moins avec les autres carrières dans une biographie, autorisant parfois des transferts d’une sphère de vie à une autre. Des recrutements fondés souvent sur la cooptation et la confiance d’un « passeur » jusqu’au désengagement, le sociologue percevra les affiliations tissées au gré des liens signifiants producteurs de rétributions et de reconnaissance. Ainsi, qu’il s’agisse d’un travail au sein d’un parti politique, d’un syndicat, d’un groupe militant ou encore d’une association, d’un travail bénévole ou non, à temps partiel ou à temps plein, l’angle heuristique de l’analyse des pratiques militantes comme travail met en évidence les processus d’engagement et de désengagement. Le militantisme se régule

comme le travail du point de vue des rapports sociaux de pouvoir proposant des cadres de socialisation qui apportent apprentissages, reconnaissances et parfois usure et souffrances au travail.

Bibliographie COLLOVALD Annie, « Pour une sociologie des carrières morales et des dévouements militants », dans Annie Collovald (dir.), L’Humanitaire ou le management des dévouements. Enquête sur un militantisme de « solidarité internationale » en faveur du Tiers-Monde, Rennes, PUR, 2002, p. 177-229. DAUVIN Pascal et SIMÉANT Johanna, Le Travail humanitaire. Les acteurs des ONG, du siège au terrain, Paris, Presses de Sciences Po, 2002. DUNEZAT Xavier, « Hégémonie et marginalisation dans le travail militant : la sociographie d’une mobilisation au prisme du cadre intersectionnel », Revue Interrogations, 20, juin 2015 [en ligne]. FILLIEULE Olivier et ROUX Patricia, Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009. NICOURD Sandrine, « Pourquoi s’intéresser au travail militant ? », dans Sandrine Nicourd (dir.), Le Travail militant, Rennes, PUR, 2009, p. 13-19. SAWICKI Frédéric et SIMÉANT Johanna, « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant », Sociologie du travail, 51 (1), 2009, p. 97-125. SIMONET Maud, « Penser le bénévolat comme travail pour repenser la sociologie du travail », Revue de l’IRES, 44 (1), 2004, p. 141-155.

Sandrine Nicourd Voir aussi Carrière militante · Désengagement · Leaders · Socialisation politique

Violences contre soi monde médical. Si le suicide est rapidement devenu avec Durkheim un fait social que la sociologie ne pouvait ignorer, les violences contre soi sans volonté affichée de se donner la mort sont donc restées le domaine presque exclusif du discours psychiatrique. Ainsi en est-il des « blessures autoinfligées » (auto-incisions et autobrûlures, notamment distinguées des autoamputations, [Brossard, 2014]), dont les sciences sociales ne s’emparent réellement qu’au cours des années 1990, ou des violences contre soi possédant une dimension politique (grèves de la faim, automutilations, immolations par le feu, etc. [Grojean, 2006]), qui n’ont fait l’objet que d’une cinquantaine de publications spécifiques en sociologie depuis les années 1980, alors même que les études sur les attaques suicides se comptent par centaines depuis le 11 Septembre.XX e siècle, les automutilations, auto-agressions ou autoblessures non imputables à des normes culturelles ou religieuses sont en effet associées à des pathologies diverses. Elles sont aussi séparées des pratiques suicidaires (Scharbach, 1986, p. 5), bien que cette distinction soit encore aujourd’hui sujette à débat au sein du

Des actions volontaires de dégradation physique de son propre corps de tiers, alors que les grèves de la faim peuvent faire de nombreux morts comme en Irlande du Nord ou encore en Turquie (Bargu, 2014). Elle n’écarte pas enfin les attaques suicides qui, bien que le plus souvent analysées en termes de violences contre autrui (la suppression de soi n’étant que la condition de l’effectivité de l’action), possèdent bien une dimension relevant des phénomènes d’autodestruction volontaire (Gambetta, 2005). Ce

phénomène est renforcé par le fait que certains groupes radicaux (palestiniens, kurdes, tamouls, etc.) ont pu utiliser la grève de la faim, l’immolation par le feu et l’attaque suicide au cours d’une même vague de mobilisation. Envisagées de la sorte, les violences contre soi font partie d’un répertoire d’action, selon Charles Tilly, c’est-à-dire d’une palette de modes d’action disponibles – qu’ils soient violents ou non violents – au cours d’une interaction conflictuelle avec un ou plusieurs adversaires. Mais deux difficultés surgissent alors qui, en permettant la mise en évidence des usages pluriels de ces modalités d’investissement de soi, font s’interroger sur la pertinence théorique d’une telle notion.

Pluralité des usages et des significations la nécessité de « construire du collectif » à partir d’une ou de plusieurs actions individuelles (Siméant, 2009, p. 28). Explications verbales, communiqués écrits, testaments de martyrs constituent ainsi des « montées en généralité » visant à démontrer publiquement le caractère politique de la souffrance endurée, mais aussi à expliciter le lien entre l’individu et le collectif et à promouvoir une certaine forme d’exemplarité. La spécificité de ces modes d’action est, par ailleurs, généralement justifiée par les acteurs y ayant recours par le fait qu’ils n’ont pas d’autres moyens. Les violences contre soi sont, en effet, fréquemment utilisées par des acteurs à faibles ressources, engagés dans des interactions asymétriques. C’est notamment le cas des détenus, soumis à l’institution carcérale (Bourgoin, 2001), ou des sans-papiers, confrontés à un manque de moyens et n’ayant pas toujours les compétences nécessaires à l’utilisation d’autres modes d’action. Les soldats envoyés au front qui s’automutilent secrètement, afin d’être déclarés inaptes au combat, relèvent de cette même catégorie. En se réappropriant leur corps, les individus contestent ainsi l’emprise de l’État ou plus généralement du pouvoir sur leur vie. Mais il arrive également qu’une personnalité se mette en grève de la faim dans l’objectif de faire avancer une cause, que des individus bénéficiant de compétences variées s’immolent par le feu, afin de protester contre une intervention militaire (Norman Morrison, Jan Palach, etc.), ou que des sympathisants d’un parti radical disposant d’un répertoire relativement

étendu cessent de s’alimenter, s’enflamment volontairement ou se fassent exploser pour tenter d’inverser le cours de l’histoire. La violence contre soi apparaît alors comme un « coup stratégique » spectaculaire, au sens de Thomas Schelling, mis en œuvre lorsque les ressources ou les autres modes d’action semblent inadaptés ou ne permettent pas de débloquer une situation perçue comme intolérable. tentative de modélisation. Les « vagues » de violences contre soi qui surviennent d’ailleurs souvent après une immolation par le feu très médiatisée, parfois dans des contextes très différents, démontrent d’ailleurs l’impossibilité de penser des conditions singulières qui autoriseraient ou favoriseraient le recours à ce type d’action. Pour autant, parler de « violences contre soi » permet de penser un certain nombre de problèmes théoriques récurrents en sciences sociales.

À la croisée de différents questionnements théoriques Cette perspective pose d’abord la question de la composante culturelle des répertoires d’action et de son dépassement. Si l’automutilation est déjà un moyen de se soustraire au service militaire sous l’Empire romain, certaines violences contre soi trouvent, en effet, leur source dans des pratiques sociales préalablement instituées. Des techniques de jeûne courantes en Irlande et en Inde sont ainsi transformées en moyen de protestation par les suffragettes anglaises au début du XX e siècle, avant de se diffuser dans presque toutes les régions du globe ; d’anciennes pratiques bouddhistes d’immolation par le feu sont converties en véritable mode d’action politique après l’action très médiatisée du moine Thich Quang Duc en 1963 au Vietnam, puis reprises de par le monde. Sans tomber dans le mythe déterministe de l’« origine », retracer la généalogie de ces techniques, de leur politisation à leur réappropriation dans des contextes politiques très différents, permet alors de mieux saisir les processus d’apprentissage, de réinterprétation et d’adaptation qui accompagnent les innovations tactiques. le supplice que l’on s’inflige. Ce retournement des stigmates, selon Erving Goffman, de la souffrance subie peut s’inscrire dans une stratégie de négociation, lorsque la violence contre soi s’étale dans la durée ou risque d’être réitérée, par soi ou par d’autres : les acteurs font alors appel aux

médias et à l’opinion publique pour montrer, en acte, la culpabilité ou la barbarie de l’adversaire. Cette négociation peut d’ailleurs tourner au rapport de force et à la radicalisation de la violence contre soi quand un gréviste de la faim décide de se coudre les lèvres, s’engageant ainsi dans une grève de la soif. Mais dans certaines circonstances, quand par exemple les revendications ont (brusquement) moins de chances d’aboutir ou qu’elles risquent d’être altérées (le compromis étant perçu comme une compromission), la stratégie de non-négociation peut prévaloir et prendre la forme d’un coup unique, fatal ou non, destiné à montrer sa force de détermination. Enfin, une approche en termes de « violences contre soi » permet de complexifier les notions de coûts et de risques. Le soldat qui se mutile pour échapper à une mort quasi certaine semble certes agir selon un dilemme coûts/avantages classique, mais les acteurs peuvent souvent être engagés dans des logiques plus complexes, qui associent rapport à soi et à son groupe, système de valeurs et de rétributions, types de relations avec l’adversaire, possibilités ou non de se projeter dans un avenir proche, etc. Il ne s’agit plus alors de réduire au maximum le coût de l’action, mais d’en faire un élément de légitimation de son propre combat (Biggs, 2003) en permettant de garantir l’« authenticité » de l’engagement. L’objectif n’est plus de minimiser le risque, mais de le contrôler (cas de la majorité des automutilations), de le reporter sur l’adversaire (cas des grèves de la faim et de certaines immolations par le feu), voire de le supprimer (cas des attaques suicides [Bozarslan, 2004]). Le risque peut même être inversé, quand par exemple la survie fait davantage peur que la mort. Les motivations de l’acteur doivent dès lors être analysées au sein d’un système de représentations qui défie les théories utilitaristes de l’action.

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Olivier Grojean Voir aussi Choix rationnel · Émotions · Grève de la faim · Identité collective · Répertoire d’action

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Cette édition électronique du livre Dictionnaire des mouvements sociaux, dirigé par Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu, a été réalisée le 02 mars 2020 par les Presses de Sciences Po. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-7246-2511-0).

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