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Zitiervorschau

C A L S / C P S T - 2009

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS

29e Colloque d’ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION Pierre Marillaud - Robert Gauthier

Ce document de recherche a été publié avec le concours du Conseil Scientifique de l'Université de Toulouse-le Mirail, du Conseil Municipal d'Albi et du Conseil Général du Tarn

Béatrix Marillaud, organisatrice des colloques d'Albi Langages et Signification, recevait au mois de juillet 2008, les participants réunis autour du thème :

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS

Équipe d'édition Responsable : Robert GAUTHIER

Mise en Page, harmonisation : Abderrahim MEQQORI Pour tout renseignement consulter la page sur la Toile : http://w3.univ-tlse2.fr/CALS.htm ou contacter Robert GAUTHIER Tel. domicile : (33) (0)5 61 27 11 10 Courriel : [email protected]

CALS - COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION

COLLOQUES D'ALBI LANGAGES ET SIGNIFICATION CALS 1280 route de Cos 82130 LAMOTHE CAPDEVILLE Tél. : (33)(0)5.63.30.91.83 Courriel : [email protected]

COMITÉ SCIENTIFIQUE Michel BALLABRIGA. Natalia BELOZEROVA Anna BONDARENCO Marc BONHOMME J.-François BONNOT Marcel BURGER. Pierre CANIVENC Marta CHALIKIA M. E. CHAVES DE MELLO Marion COLAS-BLAISE Fernand DELARUE F.-Charles GAUDARD Robert GAUTHIER François LE GUENNEC Massimo LEONE Pierre MARILLAUD Fernanda MENENDEZ Adrien N’TABONA Michael RINN Dimitri ROBOLY

Université de Toulouse-le Mirail Université de Tioumen, Russie Université de Chisinau, Moldavie Université de Berne, Suisse Université de Besançon Université de Lausanne, Suisse Université de Toulouse-le Mirail Conservatrice indépendante, Athènes Université Fédérale Fluminense/CNPq Université du Luxembourg Université de Poitiers Université de Toulouse-le Mirail Université de Toulouse-le Mirail Université de Bourgogne Université de Siennes, Italie Université de Toulouse-le Mirail Université Nouvelle, Lisbonne Université de Bujumbura, Burundi Université de Bretagne Université d’Athènes

Toulouse 2009

Présentation .............................................................................................................................7 1. DELARUE Fernand Italvm Acetvm..........................................................................................................................19 2. BONHOMME Marc Un exemple d’ironie mordante : l’épigramme.........................................................................33 3. Simonffy Zsuzsa L’humour à l’horizon de la sémantique des points de vue.......................................................43 4. LETHIERRY Hugues L’humour, une capacité « militante » .....................................................................................55 5. BELOZEROVA Natalia In riso veritas ? Divergences dans la phylogenèse du rire en Russie.......................................61 6. PLECIŃSKI Jacek Les blagues anticommunistes en Pologne et en Roumanie......................................................75 7. HORAK André L’ironie comme moyen euphémique .......................................................................................85 8. MAURICE Aymeric Spécificités communicatives du discours ironique ..................................................................95 9. MAURICE Aymeric La spécificité temporelle du discours ironique ......................................................................105 10. PINHEIRO Clemilton Lopes Mécanismes d’articulation topique dans une séquence de blagues : fonctions interactionnelles et effets d’humour ......................................................................................117 11. FARHAT Mokhtar Le verbal, le paraverbal et le non-verbal au service de l’interaction humoristique................127 12. MARTIN Gérard Vincent Didactique du discours humoristique. Décode pas !! ...........................................................139 13. BELOVA Svetlana Jeu de langage dans le discours de la parodie. Exemple du dessin animé russe Le corbeau en pâte à modeler ..................................................................................................................147 14. KOLOMIYETS Oléna Analyse stylistique de l’ironie comme forme de sous-entendu..............................................153 15. DUVAUCHEL Marion Humour et ironie chez les philosophes. Deux statuts différenciés.........................................161 16. ALMEIDA Claudia Le Tombeau de Romain Gary. Ironie et hommage dans le texte littéraire.............................167 17. CHAVES DE MELLO Maria Elizabeth L’humour et l’ironie comme armes dans la fiction de Machado de Assis .............................179 18. MONCELET Christian La ré-création verbale de Cami, le gai calemboureur ............................................................185 19. ALLAHCHOKR Assadollahi-Tejaragh Comique et humour de langage chez Eugène Ionesco : La Cantatrice Chauve.....................197 20. LAGADEC Aurélie De l'ironique au pathétique. Étude croisée de l'humour dans la littérature tragique du 11 septembre 2001 .....................................................................................................................209 21. DJAVARI Mohammad Hossein L’ironie dans Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet ................................................................217

22. BONDARENCO Anna Le langage de l’ironie dans le roman d’H. Bazin Vipère au poing ........................................227 23. ROBOLY Dimitri Villiers de l’Isle-Adam et Pavlos Nirvanas. Amour, humour et ironie..................................241 24. GROMER Anna L’interprétation ironique du féminisme dans possession de A. S. Byatt ...............................249 25. MOUNIE Marie-Pierre Jeux polyphoniques et ironie dans Cara Massimina de Tim Parks .......................................257 26. CONSTANT Isabelle Figures de l’ironie dans le dernier roman d’Ahmadou Kourouma ........................................269 27. RAZLOGOVA Elena Ironie et cultures. Trois exemples pour aborder le sujet ........................................................283 28. LE GUENNEC François Humour de Willy, ironie de Colette ......................................................................................289 29. MARILLAUD Pierre L’humour à l’italienne de Boccace à Dario Fo......................................................................295 30. CHAMBAT-HOUILLON Marie-France Du comique à l’humour ou les malheurs d’un feuilleton français des années 60 Que ferait donc Faber ? .........................................................................................................................305 31. CHALIKIA Martha Réappropriation de l’art à l’époque postmoderne..................................................................317 32. SARDINHA CHAGAS DE MORAES Stela Maria O Veado et l'extra-humour chez Gilberto Gil ........................................................................325 33. GIORDANO Corinne Les figures comiques dans le cinéma français des années 50 à nos jours. Vers une rhétorique du discours comique dans les œuvres filmiques françaises ..................................335 34. LE BER Jocelyne La carte postale humoristique au service de la haine de l’autre ......................................349 35. KACPRZAK Alicja Affiche de propagande ou comment ridiculiser l’ennemi politique.......................................357 36. CHEVRET Christine L’ironie dans les dessins de presse d’Art Young (New York, The Masses, 1911-1917) ......369 37. AFKHAMI NIA Mahdi L’humour dans la presse iranienne (après la Révolution constitutionnelle perse) ................379 38. BOUSSAHEL Malika Aspect créatif et ludique de l’humour de contact des langues. Cas de Djurdjurassique Bled de Fellag........................................................................................................................387 39. TABUCE Bernard L’autodérision militante – Le discours identitaire des bandes dessinées régionalistes ..........403

PRÉSENTATION Pendant la session du 29e colloque d'Albi de juillet 2008, les participants se sont penchés avec le plus grand sérieux sur ces propos qui nous font rire, sourire, voire font rire les uns alors qu'ils font pleurer les autres, et en laissent d'autres de marbre. Pour définir l'isotopie, ce concept indispensable à tout sémioticien contemporain, souvenons-nous que Greimas, dans « Sémantique structurale », dont la première édition remonte à 1970, donnait un exemple humoristique basé sur un quiproquo lexical qu'il avait déjà utilisé dans un article de la revue « Point de vue » (Numéro du 23 février 1962) : « C'est une brillante soirée mondaine, très chic, avec des invités triés sur le volet. A un moment, deux convives vont prendre un peu l'air sur la terrasse : Ah ! fait l'un d'un ton satisfait, belle soirée, hein ? Repas magnifique…et puis de jolies toilettes, hein ? Ça, dit l'autre, je n'en sais rien. Comment ça Non, je n'y suis pas allé ! »

Il en déduisait, après une courte analyse, que « le plaisir "spirituel" [résidait] dans la découverte de deux isotopies différentes à l'intérieur d'un récit supposé homogène. »1 Est-ce le fait que le mot « toilette » n'était pas « le mieux rempli de sens » aurait dit Jules Renard qui considérait que « Le mot le plus vrai, le plus exact, le mieux rempli de sens, c'est le mot "rien" »2 ? Voilà qui peut faire rire un sémanticien, à moins qu'une telle antilogie ne pousse ce dernier, s'il est en phase dépressive, au suicide, et le conduise du rien au néant… Les glissades qui font passer de l'humour à l'humour noir, et de l'humour noir au tragique, sont toujours possibles, ne serait-ce que parce que l'humour tourne en dérision les plus grands sentiments, le sublime, l'idéal, et le sacré. Nous connaissons l'exemple de peintres qui après avoir voulu ne peindre que du blanc pur (qui serait une forme idéale du rien, si les peintures du noir de Soulage ne constituaient pas une idéalisation symétrique…), voire simplement exposer une toile nue, et qui finirent par mettre fin à leurs jours. Pendant quatre journées il fut d'abord question des techniques de l'humour et de l'ironie, des mécanismes qui les produisent, tant à l'émission qu'à la réception, et c'est avec beaucoup de sérieux qu'on travailla sur le rire, même si certains des

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GREIMAS Algirdas Julien, Sémantique Structurale, édition de 1986, Presses Universitaires de France, p. 70. RENARD Jules, Journal 1887-1910, NRF Gallimard La Pléiade, édit. de 1965, p. 1029.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS participants nous montrèrent qu'ils avaient été contaminés et réussirent à rendre nos moments de détente fort joyeux. Les textes des communications retenues pour ces actes peuvent être regroupés en trois grandes catégories : 1) celle où il est question des mécanismes, des procédés, des techniques de l'humour et de l'ironie, 2) celle où sont traités l'humour et de l'ironie chez tel et tel auteur, 3) celle où il est plus particulièrement question des « médias » : presse, image, télévision, bande dessinée, voire chanson et certains spectacles. L'ordre dans lequel nous avons choisi de présenter ces trois parties n'est en rien préférentiel, mais au nom d'une logique, dont nous acceptons qu'elle soit considérée « discutable », nous avons mis en premier lieu les analyses générales sur les techniques de l'humour et de l'ironie, ne serait-ce que parce que cette partie introduit d'une certaine façon aux deux suivantes dont chacune pourrait être à la place de l'autre. 1re partie L'humour et l'ironie : genres, techniques, mécanismes… Nul ne sait si les auteurs de « La chapelle Sixtine » de la préhistoire, les « peintres » de Lascaux, avaient le sens de l'humour, mais remontant bien moins loin dans le temps, Fernand DELARUE, en nous plongeant dans l'Antiquité grécolatine, et en nous rappelant que, si la littérature grecque est beaucoup mieux cotée que la littérature latine, cette dernière au moins l'égale, si ce n'est la dépasse, dans « deux genres qui font rire » : la satire et l'épigramme. Certes le rire des romains n'était pas toujours des plus délicat, mais l'italum acetum souvent mordant peut se raffiner avec l'urbanitas…Qu'il nous soit permis d'exprimer ici une opinion n'ayant que peu de rapport avec le sujet qui nous occupe : la modernité, ce mot dont on se gargarise après l'avoir mis à toutes les sauces depuis Baudelaire, voudrait sans doute qu'au lieu de laisser le latin disparaître de notre enseignement du second degré, après en avoir fait une discipline élitiste, on lui donne la place que doit occuper la langue dans laquelle plongent directement les racines de notre culture. Dans notre monde de la rentabilité à tout prix, nul doute que nous sacrifions une véritable rentabilité intellectuelle en refusant d'ouvrir la langue latine à tous les élèves, y compris donc à ceux des cités, non pour en faire des professeurs ou des chercheurs en la matière, mais pour les aider à maîtriser la langue et la culture qui leur permettront de mieux comprendre d'où ils viennent et où ils vont… Non ! Ce n'est pas un propos réactionnaire…! Et il n'engage que nous…C'est un des aspects de notre vision du post-moderne... Pour Marc BONHOMME, l'épigramme, dont les latins étaient justement très friands, est définie comme une figure protéiforme, l'ironie qu'elle exprime oscillant souvent entre l'amusement et l'attitude polémique. Le genre épigramme représente plus particulièrement une forme mordante si l'ironie joue sur des bifurcations extrêmes. L'épigramme apparaît d'autant plus redoutable qu'au moment où, sur le plan communicationnel, elle séduit le lecteur par sa forme esthético-ludique, elle ridiculise sa cible, la blesse, quand elle ne la tue pas. Zsuzsa SIMONFFY, analysant l'humour, tente de faire abstraction de l'intention du destinateur, la reconnaissance de l'intention étant difficile à mettre en œuvre. C'est en référence à la version récente de la théorie des topoï proposée par Pierre-Yves 8

PRÉSENTATION Raccah, dite « sémantique des points de vue », laquelle postule que certains discours sont attachés aux unités lexicales alors que d'autres sont seulement évoqués, que l'auteure (nous avons eu du mal à l'écrire ainsi malgré notre sympathie pour les revendications des féministes !) de la communication, à partir du concept de sens commun antérieur à toute production langagière, montre comment l'alternance entre deux types de topoï (puisque attribués à des sources différentes) permet de révéler la nature linguistique de l'humour. Pour Hugues LETHIERRY, l'humour est d'abord une capacité militante, le rire bouleversant les hiérarchies et « liquéfiant » les stéréotypes dans la comédie. Le rire est une appropriation du pouvoir par le peuple, et, comme l'a montré le philosophe Henri Lefèbvre, l'humour et l'ironie peuvent être considérés comme des outils de lutte contre le dogmatisme, le rire devenant un processus dialectique mettant en évidence le caractère relatif et éphémère de ce qui avait pu être considéré comme éternel, et de ce fait amenant le sujet à se moquer de…lui-même ! Mais on ne rit pas partout de la même façon ni en même temps : ainsi Natalia BELOZEROVA analysant par la méthode fractale l'axiologie ambivalente des proverbes et la caractéristique sémiotique de ces deux figures interchangeables que sont celles du Tsar et de l'idiot dans les contes populaires russes, met en évidence les divergences culturelles et linguistiques de la culture russe. La provocation du rire était considérée comme un péché encore dans les sociétés russes des XVe et XVIe siècles et c'est finalement Pierre Le Grand qui réhabilita le rire…Si le rire peut ainsi dépendre du pouvoir central, il peut aussi en être la contestation, comme nous le montre Jacek PLECINSKI traitant des blagues anticommunistes en Pologne et en Roumanie. Milan Kundera avait noté qu'une des caractéristiques essentielles du régime communiste était son côté kitsch qui portait atteinte à son sens de l'esthétique, mais ce kitsch a fait rire…! Dans l'atmosphère plutôt lourde et grise de la vie quotidienne du peuple en Pologne en ce temps là, l'humour et les blagues occupaient une place de choix, or, aujourd'hui, alors que la Pologne est libérée des pesanteurs et des contraintes du régime dont elle se moquait si bien, il semble que le rire se soit « évaporé » en même temps que la « démocratie populaire »… À un moindre degré, on note le même phénomène en Roumanie. L'auteur de la communication ne nous dit pas si les racines latines de la Roumanie sont pour quelque chose dans ce moindre degré d'évaporation, mais il se demande si, en Pologne comme en Roumanie, ce n'est pas le temps qui manque aujourd'hui à ces peuples pour rire et blaguer, trop occupés qu'ils sont à courir après l'argent. Un gouvernement modéré porté sur « la normalité » fait-il disparaître humour et blagues ? André HORAK nous montre pourtant que l'ironie, lorsqu'elle prend la forme de l'euphémisme « antiphrastique », fait partie intégrante des habitudes linguistiques de tout sujet parlant. Ne laisse-t-on pas souvent dans l'ombre une des fonctions de l'ironie, sa fonction méliorative ? Lorsque cette fonction prédomine, elle fait de l'ironie l'outil permettant de fabriquer cette autre figure englobante dérivée qu'est l'antiphrase à visée euphémique : « […] comment commencer une lettre destinée à un lecteur peu apprécié sans remplacer "mon collègue détesté" par "mon cher collègue"…? ». En référence à O. Ducrot1, A. Horak explique le fonctionnement théorique et cognitif de l'antiphrase méliorative en termes structuralistes en sélectionnant des exemples dans le théâtre, la prose, la presse écrite, les conversations spontanées, etc., de l'Antiquité à nos jours. Aymeric MAURICE, 1

DUCROT Oswald., Dire et ne pas dire, Hermann, Paris, 1991.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS dont deux communications figurent dans ces actes1, montre pour sa part, en premier lieu, que la temporalité de l'ironie est une expression originale du temps en langue et que l'ironie répond aux questions que pose la gestion mémorielle du discours par l'interlocuteur, gestion qui n'est possible qu'à certaines conditions concernant l'interaction et les échanges. En second lieu, Aymeric MAURICE traite des spécificités communicatives du discours ironique. Souvent présentée comme un discours déviant qui ne suit pas le déroulement normal d'un échange sérieux, l'ironie ne fonctionne pourtant qu'à partir d'un minimum de langage commun, et de techniques permettant une communication ajustant l'interaction et construisant un horizon commun à l'échange. Il apparaît alors que l'ironie est à distinguer d'une connivence interactionnelle entre les intervenants fondée sur l'habitus des interactions humaines et des mises en forme « narrativo-discursives » qui n'ont rien à voir avec la proximité (ce terme est donné en référence à l'analyse proxémique) des intervenants. Clemilton LOPES-PINHEIRO analysant une séquence de blagues, montre que l'organisation topique (plan vertical concernant la relation hiérarchique, plan horizontal concernant la distribution des topiques sur la ligne discursive) des séquences de blagues ne diffère pas de l'organisation topique d'autres genres de textes. Mokhtar FARHAT, remontant aux sources de l'interaction humoristique, analyse un échantillon du matériel verbal relevé dans les textes de trois one man show d'humoristes francophones d'origine maghrébine (Fellag, Gad El Maleh et Jamel Debbouze). Il montre comment se crée avec l'humour et l'ironie un « entre deux langues » et un « entre deux cultures », qui « font sauter les barrières » de nombreux tabous et préjugés. Il propose en fin de son exposé quelques pistes pour une interprétation du matériel para-verbal et non-verbal. Il note, en référence à Freud, que, paradoxalement, le discours humoristique est bien marqué par la fonction cathartique du discours théâtral tragique. « Décode pas ! » : nous laisserons nos lecteurs interpréter à leur guise ce conseil donné par Gérard Vincent MARTIN dans le titre d'une communication qui se justifie par le constat que certains enseignants en langues, parfois, hésitent à décoder…l'humour qu'ils rencontrent dans les textes sur lesquels ils travaillent avec leurs élèves du fait d'un certain manque d'outils. S'inspirant des travaux d'Henri Baudin, pour qui l'humour se rattache au « même » alors que la pratique de l'ironie est symbolisée par « l'autre », par la distance, G.V. Martin fait cinq propositions d'approches linguistiques permettant de mieux appréhender le discours humoristique. Svetlana BELOVA s'intéresse pour sa part aux jeux de langage à partir du texte accompagnant un dessin animé russe : « Le corbeau en pâte à modeler », parodiant les versions très connues de la fable « Le Corbeau et le Renard ». La matière dont est fait le corbeau devient la métaphore des univers sémantiques possibles d'un texte qui peut en effet dire tout et son contraire. Insistant sur la création par les jeux de langage d'espaces où se manifeste la potentialité d'association de la langue (superposition, parallélisme, opposition), S.Belova envisage le jeu de langage comme un moyen d'explication linguistique de 1 C'est avec l'accord d'Aymeric MAURICE que nous faisons figurer dans ces actes la communication qu'il donna à notre colloque de 2007, « Langage, temps, temporalité ». Nous tenons à lui renouveler nos excuses pour avoir alors omis de publier cette communication, « La spécificité temporelle du discours ironique », pour une raison purement technique tenant à une défaillance du système de communication établi entre Robert Gauthier et moi-même. Il nous a semblé que le thème de l'ironie étant commun aux deux communications d'Aymeric MAURICE, il était possible de les faire figurer toutes les deux dans ces actes 2009 sans porter atteinte à l'homogénéité de l'ouvrage.

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PRÉSENTATION l'image du monde dans le discours de la parodie, et plus particulièrement, par les exemples qu'elle donne, de l'univers culturel russe. Olena KOLOMIYETS analyse en premier lieu les relations de l'ironie avec certaines figures de pensée liées à une manipulation des relations logiques ou des valeurs de vérité. Allant de l'humour à une logique de l'absurde, l'ironie use d'un grand nombre de procédés stylistiques qui amplifient ses effets. Mais identifier l'ironie reste une opération délicate car elle risque de ne pas toujours être détectée en tant que telle, d'où la nécessité de repérer des indices dans le cotexte et le contexte. C'est par le point de vue de la philosophie que se clôt cette première partie : Marion DUVAUCHEL remarque que l'ironie et l'humour ont deux statuts très différenciés en philosophie, l'ironie étant considérée comme une figure de la pensée marquée par une ambiguïté constitutive qui enveloppe la recherche de la vérité, sinon la vérité elle-même. L'humour et l'ironie apparaissent comme deux objets mineurs de la philosophie, mais ils ont quand même fait l'objet de réflexions théoriques (Socrate, Cicéron, Kant, Bergson, Jankélévitch…pour n'en citer que quelques-uns). Pour Bergson le rire est un invariant anthropologique, mais Jankélévitch considère qu'aucun accord n'est possible « entre la traîtrise de l'ironie et la franchise du rire ». Contrairement à la fonction de l'humour, la fonction de l'ironie ne serait pas de faire rire, mais de « forcer l'injuste à se montrer tel qu'il est ». Paradoxalement, l'ironie use de l'erreur, du mensonge et de l'illusion pour les détruire… 2e partie L'humour, l'ironie, le rire, occupent en littérature une place beaucoup plus importante que celle que leur accordent les philosophes dans leur discipline. Le rire sonore de Rabelais, le sourire discret du « bonhomme Montaigne », l'ironie mordante de Voltaire ou de Flaubert, pour ne citer que quelques noms de la littérature française, sont des composantes d'œuvres qui par ailleurs traitent également du tragique ou de la simple banalité quotidienne. Dans les communications qui suivent, ce ne sont pas les auteurs que nous venons de citer dont il est question, mais toutes traitent de l'humour et de l'ironie mis en évidence dans des textes littéraires. Claudia ALMEDIA analyse « Le tombeau de Romain Gary » de Nancy Houston : le jeu de mot du titre portant sur la polysémie de tombeau, genre littéraire (composition poétique en l'honneur d'un écrivain), et tombeau, monument funéraire (servant de sépulture) pour l'écrivain R. Gary qui n'en a jamais eu, annonce l'ironie de la plume de Nancy Houston, ironie qui n'est pas seulement une stratégie d'écriture, mais qui est un moyen pour l'auteure (il faut s'y habituer…) de l'ouvrage de se distinguer de l'écrivain auquel elle rend hommage. Claudia Almedia démonte la subtile mécanique de Nancy Houston qui malgré toute l'admiration qu'elle porte à l'auteur pour qui elle écrit un tombeau, n'hésite pas à user de l'ironie pour rester critique. Maria Elizabeth CHAVES DE MELLO met en évidence l'usage subtil que fait de l'humour et de l'ironie le grand écrivain brésilien, métis, Machado de Assis dans son roman « Mémoires posthumes de Brés Cubas » où la gaieté et la mélancolie coexistent, ce qui constitua l'une des plus importantes révolutions de la littérature brésilienne. Comment, un écrivain brésilien métis pouvait-il se permettre, en critiquant les excès de l'école naturaliste européenne, de faire de l'humour à la façon d'un écrivain européen ? L'intelligentsia brésilienne de la fin du XIXe siècle et 11

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS de la première moitié du XXe, dont le porte-parole était le « grand » critique littéraire Silvio Romero, ne pouvait admettre qu'un écrivain « de la sous race brésilienne métisse »1 refusât le déterminisme de Taine, et ait eu la capacité (évidemment pas le courage !) d'ironiser sur les théories élaborées en Europe ! Christian MONCELET célèbre à sa façon bien particulière « un roi de la fantaisie, un prince de la loufoquerie, un empereur de l'incongru » en nous montrant comment les inventions verbales de Cami, « le gai calemboureur », « conditionnent la matière de ses romans-drames ou de ses dramaticules, comment sa création est à la fois récréative et re-créative ». Les distorsions entre l'expression et la réalité, les jeux sur la syntaxe, sur la forme des mots (de belles orthogreffes), les effets de sens, les effets de prédilection tels que le pied de la lettre, l'onomastique fantaisiste, le détournement de formules (Moi soit loué !), sont analysés, d'où la mise en évidence des deux mamelles principales de l'humour de Cami que sont le calembourage et le tripatouillage. Du comique de Cami à l'absurde de Ionesco, le pas se franchit facilement, mais l'on passe d'une certaine façon au tragique, et Allahschokr ASSADOLLAHI -TEJARAGH se demande si La cantatrice chauve n'est pas une « tragédie du langage ». L'automatisme du langage y fonctionnerait-il pour ne rien dire ? Le théâtre est tourné en dérision, le comique et l'humour naissent des mots creux et des propos stéréotypés débouchant sur l'absurde. D'où un pessimisme profond : absurdité du monde et faillite du langage, « voire solitude de l'homme et incommunicabilité entre les êtres »2. L'humour, l'ironie et le pathétique sont de nouveau mêlés dans les textes présentés par Aurélie LAGADEC qui propose une étude croisée de l'humour dans son rapport au pathétique dans trois œuvres de Michel Vivaver, Frédéric Beigbeder et Jonathan Safran Foer, qui ont pour thématique le 11 septembre 2001. De l'ironie à la provocation, les trois œuvres tentent le pari littéraire de dé-globaliser l'événement. La littérature, ainsi, par l'humour dans les cas cités, dépasse le conformisme narratif du discours médiatique dominant. Mohammad Hossein DJAVARI présente une étude du roman Les gommes de Robbe-Grillet dans laquelle il montre comment l'écriture oblique de l'auteur se veut être une représentation du monde, et comment l'ironie dont il use est le véritable moyen de déstabilisation des normes, y compris des désordres institués, sans cependant les attaquer. À première vue il ne s'agit pas d'une ironie mordante. Dans le texte de Robbe-Grillet qui reprend le mythe d'Œdipe, l'ironie apparaît d'abord comme un fait d'intertextualité se situant tant au niveau macro-structurel que micro-structurel. On peut se demander, après avoir lu cette analyse, si ouvrir de nouveau Les gommes ne nécessitera pas une lecture ironique…Cette complicité ironique du lecteur, voulue cette fois-ci explicitement par le narrateur, Anna BONDARENCO la trouve et la commente dans Vipère au poing d'Hervé Bazin. En effet le vous de politesse dont use l'auteur constitue une structure qui favorise la dérision et l'ironie. Acte mental et action verbal, l'ironie implique des actants interagissant et s'influençant mutuellement. L'auteur de la communication démontre par de nombreux exemples, outre la structure dialogique de l'ironie, un système polyphonique de l'énonciation sollicitant un Alter Ego sans lequel la portée ironique de l'œuvre serait affaiblie. Dimitri ROBOLY s'intéresse aux rapports entre l'amour, 1 2

ROMERO Silvio Machado de Assis, J. Olympio, Rio de Janeiro, 2e édition, 1936, p. 23. MITTERAND Henri et al., Littérature : textes et documents XXe siècle, Nathan, Paris 1991.

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PRÉSENTATION l'humour et l'ironie chez Villiers de L'Isle-Adam et Pavlos Norvanas, deux auteurs qui se tournent vers la littérature fantastique pour renouveler leur vision des choses et du monde. C'est un véritable potentiel humoristique qui apparaît dans ces contes fantastiques, mais le désenchantement est une des clés permettant d'accéder à la compréhension de cet humour. Après l'échec du positivisme à la fin du XIXe siècle (échec que nous avons déjà évoqué au sujet de la communication de M. E. Chaves de Mello sur Machado de Assis), et le pessimisme du début du siècle suivant, c'est encore l'humour qui permet à ces deux créateurs de survivre, l'intrusion de l'ironie dans le discours amoureux finissant par faire tomber dans la dérision un sentiment désormais considéré comme insignifiant. Anna GALKINA-GROMER commente une interprétation ironique du féminisme dans le roman d'A. S. Byatt, Possession. Citant un article de Nancy A.Walker qui considère que l'ironie serait une des caractéristiques des romans féministes contemporains, elle constate que l'ironie permet un acte réflexif, celui de voir le soi socialement construit comme arbitraire. A.S.Byatt use en effet de l'ironie pour se moquer du féminisme, sa cible principale étant un personnage féminin et féministe. Marie-Pierre MOUNIER étudie les jeux polyphoniques et l'ironie dans le roman Cara massimina de Tim Park. Explorant les différentes facettes de l'homme en proie à la crise identitaire, Tim Park crée des effets comiques en usant très fréquemment de l'ironie. La narration hétérodiégétique actorielle permet d'emblée au lecteur d'entendre la voix du personnage à travers celle du narrateur, dès lors que le lecteur devient complice et rit du personnage dont la petitesse décrite, affirmée le grandit en quelque sorte. Mais il y a là un piège car le lecteur est justement la deuxième cible du narrateur…, et sans doute rira-t-il jaune quand il s'en apercevra. C'est toujours de l'ironie dont il est question dans l'étude proposée par Isabelle CONSTANT du dernier roman d'Ahmadou Kourouma, Quand on refuse on dit non. L'ironie, là encore, s'observe à la fois au niveau microstructurel de la phrase, et au niveau macrostructurel par le choix d'un anti-héros. Or, cet anti-héros ne peut-être considéré comme le porte-parole de l'auteur dont il est difficile de repérer la position énonciative. Kourouma vise l'intolérance religieuse, les anciens colons et les gouvernements tyranniques, en feignant d'adopter le point de vue d'un ancien colon, qui comme Candide, raconte avec la plus grande désinvolture les atrocités et la décomposition d'une société née de la colonisation. L'analyse minutieuse des mécanismes de l'ironie de ce roman montre à quel point Kourouma s'affirme comme un grand écrivain se situant dans le sillage de Voltaire. D'une africanité qui doute d'elle-même aux intellectuels russes de la fin du XIXe siècle la distance est grande dans le temps comme dans l'espace, mais l'ironie déferla aussi sur le pays des steppes à une période troublée de son histoire : Elena RAZLOGOVA analyse les rapports de l'ironie avec la culture russe à partir de trois auteurs, Alexandre Blok, Yvan Bounine et Alexandre Pouchkine. Chez Blok, on retrouve une forme de l'ironie proche de celle que nous venons d'évoquer dans l'œuvre de Kourouma : une banalisation de l'insupportable au niveau du discours. Egalement chez Bounine où elle peut prendre la forme d'une véritable dédramatisation : par exemple, le poète que celle qu'il aime vient de quitter, estime alors qu'il « [devrait] acheter un chien. » Mais Elena Razlogova, linguiste, est aussi une spécialiste de la traduction, et c'est sur la traduction de « La dame de pique » d'A.Pouchkine par P.Mérimée qu'elle porta son attention, montrant à quel point 13

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS Mérimée amplifia les effets d'ironie du texte de Pouchkine, comment il en ajouta, comment il traduisit ce qui était déjà du Mérimée dans Pouchkine…Il apparaît que la Russie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle fut très marquée par l'ironie qui déferla dans les milieux intellectuels, même si elle fut en même temps fortement contestée. François LE GUENNEC aborde le même thème de l'ironie, mais, réfléchissant sur la formation d'un écrivain, il l'oppose d'une certaine façon à l'humour en effectuant une distribution des procédés : l'humour chez Willy qui porte un regard désabusé sur le monde, et l'ironie chez Colette, qui apparaît active, pédagogue et volontariste. Willy serait en effet le véritable humoriste, mais l'ironiste et véritable écrivain, c'est Colette. C'est avec un certain humour que François Le Guennec nous dit qu'en fait Colette est l'un des sommets d'un carré sémiotique dont les trois autres symboles sont le père, la mère de l'écrivain et bien sûr Willy. C'est en Italie que s'achève cette seconde partie, Pierre MARILLAUD cherchant à voir en quoi l'humour et le comique italiens (l'italum acetum dont parla F. Delarue) ont une certaine spécificité. Certes l'italien n'est pas le seul à achever par un éclat de rire ce qui prenait l'allure d'un drame, même si le drame persiste par ailleurs, mais l'italien, qui comme le romain sollicitait ses dieux, n'hésite pas à solliciter son Dieu ou la Vierge, va jusqu'à en découdre avec eux par la parole…De Boccace à Dario Fo il y a un art de rire et de se moquer de tout, y compris de ce à quoi on fait semblant de croire, et de ce pourquoi on pleure... 3e partie Dans cette troisième partie sont rassemblées les communications traitant de l'ironie et l'humour dans des textes de chansons ou de spectacles de music-hall, dans des articles de presse, et dans des activités créatrices concernant l'art pictural et l'image : peinture, cinéma, feuilleton télévisé, carte postale, bande dessinée, affiche, dessin de presse. C'est par les malheurs d'un feuilleton télévisé des années soixante, « Que ferait donc Faber ? », que s'ouvre cette troisième partie. Marie-France CHAMBAT-HOUILLON nous propose une étude de la programmation comique de la Télévision Française des années soixante, et plus particulièrement celle de l'année 1969, faisant l'hypothèse que cette programmation pourrait avoir subi le contrecoup de Mai 1968. Il s'agit de l'analyse « de l'ampleur - ou non- du champs des référents télévisuels des discours humoristiques et comiques ». Après avoir affirmé que « la différence essentielle entre humour et comique est que l'humour est toujours le résultat d'une construction sémiotique, d'une fabrication énonciative, alors que le comique peut être accidentel, autrement dit naturel », M. F. ChambatHouillon constate que le feuilleton en question « doit sa perte d'audience au fait que l'énonciateur humoristique n'a pas su imposer à la fois de façon interne au feuilleton, et dans les médias, ses intentions. Il semblerait que la crédibilité et la notoriété (conditions pragmatiques) de celui qui prétend faire rire semblent moins décisives que les procédés effectivement employés. » Martha CHALIKIA, spécialiste en histoire de l'art, constate que l'humour a toujours occupé une place importante dans la création artistique et que l'ironie est très souvent inhérente à une œuvre d'art, ce qui rapproche l'art de la littérature. Le monde contemporain se signale souvent par la déraison, la démence, voire par une sorte d'ataxie universelle qui se situe autant du côté du réel que du côté de la fiction, autant du côté du vrai que de celui du faux. 14

PRÉSENTATION Mettant l'accent sur l'usage que les artistes post-modernes font de l'humour et de l'ironie, M. Chalikia met en évidence « la valeur créatrice de l'humour et la nécessité de (re)construire l'art sur des bases solides tout en instaurant une dialectique ironique » qui va souvent jusqu'à l'autodérision. C'est à la création des années soixante que la communication fait essentiellement référence (Pop art, Nouveau réalisme, Figuration narrative), la démonstration étant basée sur l'analyse de peintres comme Rancillac, Télémaque, Andy Warhol, et d'artistes comme Erro, Valdès, Paula Rego, Skoulakis, qui se réapproprient l'art par le biais de l'humour. C'est justement d'un texte d'un compositeur, Gilberto Gil, qui est actuellement Ministre de la Culture au Brésil, dont il est question dans la communication de Stela Maria Sardinha CHAGAS DE MORAES, qui montre comment le texte d'une chanson, O Veado, a amené à réfléchir sur les problèmes posés par l'homosexualité. O veado, (le cerf), est le surnom à caractère injurieux par lequel on désigne un homosexuel masculin au Brésil. L'écrivain et compositeur Wally Salomaõ eut une réaction pleine d'humour et d'ironie en même temps à la sortie de cette chanson : « Des animaux en voie d'extinction par milliers, comme le mico-leão et le tamandua-bandeira, et Gilberto Gil décide de faire une chanson sur un animal en pleine extension ! » L'analyse confirme la thèse de Bergson qui voit dans le rire un geste social du fait de la crainte qu'il inspire. Au moment du lancement de l'album Extra, en 1980, le thème de l'homosexualité provoquait encore des réactions pleines de préjugés dans un pays qui était en phase de re-démocratisation. Nous remontons aux années 50 en France avec la notion de « filméalité » définie par Corinne GIORDANO qui esquisse une rhétorique des œuvres filmiques françaises. Cette notion de « filméalité » résulte de l'appropriation de la théâtralité par l'écriture cinématographique. Elle émerge du processus d'écriture cinématographique et se présente à la fois comme stylisation et comme élément rhétorique d'une écriture transversale. La filméalité finit par devenir l'essence même de l'écriture ciématographique. Si le travail réalisé par Corinne Giordano porte essentiellement sur le comique dans le cinéma français, la technique et la méthode mises en œuvre dans cette recherche ont une portée dépassant largement l'objet traité et nul doute que la piste ouverte ici permette d'aborder le cinéma international. Le titre de la communication de Jocelyne LE BER indique clairement qu'une euphorie de surface masque une véritable dysphorie à la réception, du moins pour certains, en espérant qu'ils sont les plus nombreux, car le rire dont il est question est mis au service de la haine de l'autre…! Il ne s'agit pas, en effet, d'un humour noir, mais d'un humour qui, pendant la deuxième guerre mondiale, a facilité la mémorisation de stéréotypes qui ont fini par devenir des types humains. Terrible paradoxe que cette diffusion du pire au nom de la liberté d'expression, mais ne savons nous pas depuis longtemps que le mot « liberté » est souvent dévoyé, voire prostitué ? Bien sûr Jocelyne Le Ber le savait, mais elle a raison d'enfoncer le clou…C'est un sujet très proche du précédent que traite Alicja KACPRZAK qui analyse comment l'affiche de propagande peut ridiculiser l'ennemi politique, l'humour non seulement faisant rire, mais comme nous venons de le voir, influençant les idéologies et les comportements par la raillerie. Le régime politique polonais appliquait les théories de Hobbes, puis Schlegel et Schelling, selon lesquelles le fait de ridiculiser résulte d'un sentiment de supériorité par rapport à celui dont on rit. Le rire était alors au service d'une propagande basée sur cette dichotomie la plus élémentaire, « nous et les autres », et s'appuyait sur le viscéral pour affirmer la 15

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS supériorité du régime. Nous ajouterons que la France a connu ce genre d'affiches sous Pétain…Christine CHEVRET analyse l'ironie dans le dessin de presse d'Art Young dans le journal « The Masses » de New-York entre 1911 et 1917. C'est par l'exagération du trait que l'ironie met en évidence la mauvaise foi ou la bêtise d'une position. Bien sûr, elle relève d'un sous-entendu qui trouve son point d'ancrage dans le contexte énonciatif, d'où une grammaire, au sens que Wittgenstein donne à ce terme, c'est-à-dire la définition de ce qui a du sens par rapport à ce qui n'en a pas. Cette grammaire a pour fin de mettre en évidence la manière dont l'ironie gouverne les jeux de langage, et la pratique qui lui est liée, celle de la critique sociale et politique. Christine Chevret considère la « vignette iconique » comme un jeu de langage qui, de ce fait, induit la connivence critique et le sous-entendu, mais en rapport avec des faits sérieux, en référence à Jankélévitch (L'ironie 1979) et à Freud (Les mobiles du mot d'esprit), lequel voyait en l'ironie une « coquine » servant deux maîtres à la fois. C'est encore l'humour dans le dessin de presse que traite Afkhami Nia MAHDI qui analyse l'humour dans la presse iranienne de 1830 à 1979, et plus particulièrement les textes de Mirza Ali-Akbar Taherzada, plus connu sous le nom de SABER. « L'humour est considéré comme une forme améliorée du comique, plus profond, plus fin et plus noble. » C'est après la révolution constitutionnelle de 1905 que l'humour et l'ironie s'épanouissent en Perse. Le langage se libère du verbalisme ancien et se rapproche de la langue du peuple. Si des événements politiques et des révolutions libèrent l'humour et la satire, Malika BOUSSAHEL nous montre comment les interférences entre la langue française et la langue arabe parlée en Algérie créent un humour bilingue, plurilingue même, qui finit par donner une représentation de la situation socio-linguistique de l'Algérie. Elle prend comme texte de référence le monologue de Fellag, « Djurdjurassique bled ». Les figures de l'humour et de l'ironie sont celles que l'on rencontre dans la plupart des textes, en revanche se dégage de cette analyse une forme d'humour née de l'interférence linguistique. Il en résulte un « humour translinguistique jubilatoire » qui explique le succès de Fellag des deux côtés de la Méditerranée. Bernard TABUCE analyse la bande dessinée, et plus spécialement le discours identitaire des bandes dessinées régionalistes. Il constate en premier lieu que les bandes dessinées dans lesquelles le Midi est mis en scène peuvent être réparties en deux ensembles : le « bloc français » et le « bloc occitan ». Dans le bloc français il apparaît clairement que les méridionaux, les autochtones, ne sont que les faire -valoir du héros (non méridional), ou bien que le Midi est un pays avec son histoire et sa culture qu'il convient de valoriser… On n'est pas loin dans ce cas du reproche souvent évoqué d'une colonisation du Sud par le Nord, dont l'illustration historique majeure est « La croisade des Albigeois ». Le bloc occitan est celui des BD à vocation pédagogique (L'estiu de 1209 a Carcassona) et des BD militantes dont les auteurs prétendent aussi faire rire le lecteur. Au moment où se termine cette très riche étude des BD militantes occitanes, Bernard Tabuce regrette une certaine autocensure des auteurs qui, loin de l'esprit de révolte de la période post- soixante-huitarde, continuent certes à revendiquer l'identité de la culture méridionale, et à défendre la langue occitane, mais d'une façon plutôt atténuée, en semblant s'accommoder du stéréotype de la douceur de vivre au pays d'Oc.

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PRÉSENTATION C'est dans ce pays d'Oc que se sont retrouvés les chercheurs que nous venons de citer, dans Albi, une ville où l'Histoire, souvent dramatique, parfois comique, s'est adressée à eux à presque chaque coin de rue, alors que l'ocre rosé des briques les baignait dans une lumière chaude connotant Florence et l'Espagne en même temps, et leur racontait des histoires du Midi… Je les remercie tous pour la qualité des communications qu'ils donnèrent, pour le grand sérieux avec lequel ils démontèrent les mécanismes du comique, de l'humour et de l'ironie, et pour la disponibilité dont ils firent preuve pendant quatre journées souvent agrémentées par leur propre humour… MARILLAUD Pierre

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ITALVM ACETVM Non possumus esse tam graciles, simus fortiores. 1 QUINTILIEN

Si on considère avec l’œil d’un homme cultivé l’importance que conserve aujourd’hui pour nous la littérature antique, il est clair que la littérature grecque brille d’un éclat supérieur à celui de sa fille latine. Cela n’est guère douteux en ce qui concerne les genres qu’on pourrait appeler « distingués », en vers (épopée, tragédie) comme en prose (philosophie, histoire, éloquence) : Homère est mieux coté que Virgile, Démosthène que Cicéron, Thucydide que les historiens latins et que dire de Platon et d’Aristote ? En vient-on en revanche à se demander quels genres modernes doivent tout au latin ? On tombe sur deux genres « qui font rire », pas tout à fait sérieux, un peu douteux, un peu mal famés, l’épigramme et la satire, avec deux noms auxquels n’a rien à opposer « l’insolente Grèce »2 : Martial et Juvénal. La satire est un genre proprement romain : satura tota nostra est, « la satire est toute nôtre », écrit Quintilien (10, 1, 93). L’épigramme est, comme son nom l’indique, un genre grec, mais métamorphosé à Rome, essentiellement par Martial : c’est avec lui qu’elle acquiert définitivement ce qui la caractérise aujourd’hui pour nous, son caractère offensif et la pointe qui la conclut et qui en fait tout le prix3. Martial et Juvénal écrivent à la fin de la grande période de la littérature latine païenne, Martial dans les deux dernières décennies du 1er siècle de notre ère, Juvénal entre 100 et 127. Mais ils sont les héritiers d’une tradition ancienne et bien romaine d’une forme de comique. Horace parle, à propos du rire latin, de « vinaigre italien », italum acetum (Sat. 1, 7, 32), un rire mordax, qui mord, caustique, corrosif, à la fois violemment agressif et d’une saveur relevée4. À partir de quelques illustrations, je veux montrer ici cette continuité dans le rapport du Romain au rire, audelà des modifications du goût et du progrès constant dans le raffinement et la sophistication : de Cicéron, encore attaché à certaines formes populaires du comique, à Catulle, représentant d’un groupe de poètes qui se déclarent eux-mêmes « savants », docti, puis aux moralistes de l’Empire, au nombre desquels figurent Martial et Juvénal.

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« Nous ne pouvons être aussi délicats , soyons plus vigoureux » (Quint. 12, 10, 36). L’expression insolens Graecia est de Sénèque le Père (Contr. 1, pr. 6) à propos de la rivalité entre les deux littératures. Il semble qu’elle avait un caractère proverbial, Fairweather 1981, p. 23. 3 Étymologiquement, l’épigramme est une inscription sur un monument ou une tombe, d’où ses traits premiers, concision et concentration du sens. 4 Sur la veine grotesque, souvent très proche, Callebat, 1998. 2

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS Opprobria rustica : rires rustiques Les Romains, très attachés à la tradition de leurs ancêtres, le mos maiorum, se plaisent à attribuer à ceux-ci une rusticité dont ils sont fiers et qu’ils outrent au besoin. Pour le meilleur : c’est Cincinnatus à qui on vient annoncer qu’il est nommé dictateur tandis qu’il pousse sa charrue ; il se fait apporter sa toge et, « après avoir essuyé la sueur et la poussière », il la revêt et suit à Rome les envoyés du sénat (Liv. 3, 26, 9-10). Pour le pire aussi, ainsi qu’en témoignent maintes anecdotes. Ainsi celle, contée par Macrobe, du « spirituel serment » (facetissima iuratio) de Trémellius, qui valut à ses descendants le surnom de Scrofa, « Truie » : celui-ci, ayant dérobé la truie d’un voisin, la cacha dans le lit où reposait sa femme, puis jura qu’il n’y avait chez lui d’autre truie que celle étendue sous les couvertures (Macr., Sat. 1, 6, 30). De la même veine, ce dialogue cité par Cicéron : « Ma femme s’est pendue à un figuier. — Je t’en prie, donne-moi vite des boutures de cet arbre » (De or. 2, 278). Quoi qu’il en soit, les Romains, depuis les temps anciens, aiment rire et les fêtes religieuses qui jalonnent l’année du paysan ont fourni à la gaîté rurale l’occasion de se débrider, d’une manière qui n’était pas des plus délicates. Horace fournit une image ouvertement idéalisée de l’origine de ces fêtes : « Les laboureurs d’autrefois, vaillants et heureux à peu de frais, après avoir rentré le blé, délassaient aux jours de fête leur corps et leur âme même… Avec leurs enfants et leur femme fidèle, compagnons de leurs travaux, ils offraient en sacrifice un porc à la Terre, du lait à Silvain, des fleurs et du vin au Génie qui n’oublie pas la brièveté de la vie. À la faveur de cette coutume apparut la licence “fescennine“, répandant en vers alternés de rustiques sarcasmes (opprobria rustica) » (Ep. 2, 1, 139-146). Cette évocation champêtre paraît moins anodine lorsqu’on sait que l’adjectif fescenninus se rattache à fascinus, terme qui désigne un phallus, objet des plaisanteries et porté comme amulette (en particulier par les enfants) contre le mauvais œil1. On devine de quelle nature étaient ces opprobria. Saint Augustin fournit des Liberalia2, d’après Varron, une description bien documentée et non dépourvue d’élégance : Pour les cérémonies consacrées à Liber… il me coûte à cause de la longueur du sujet de dire à quelles turpitudes en sont arrivés les païens, mais à cause de leur stupidité arrogante, je fais comme si cela ne me coûtait rien… Pendant les festivités, ce membre honteux, placé en grande pompe sur un chariot, était promené tout d’abord dans la campagne, de carrefour en carrefour, avant d’être transporté dans la ville. Dans la cité de Lanuvium, un mois entier était consacré au seul Liber, mois au cours duquel chacun employait les mots les plus obscènes, jusqu’au jour où ce membre traversait le forum et regagnait son domicile. Et c’est sur ce membre impudique, que la mère de famille la plus pudique devait, sous les yeux de tous, déposer une couronne » (Civ. 7, 21 ; trad. L. Jerphagnon modif.).

Ces usages subsistent, sous des formes à peine disciplinées, dans la Rome de la fin de la République et de l’Empire. La réputation qu’ont conservée de nos jours Lupercales ou Saturnales renvoient à la plus ancienne Rome, non à une supposée décadence. Entre mille exemples Ovide, dans les Fastes, calendrier des fêtes romaines, expliquer pourquoi le 15 mars, aux fêtes d’Anna Perenna, présentées comme de gigantesques beuveries (3, 523-542), la tradition veut que des vers 1 Nombreuses reproductions dans Marcadé 1961. Sur la « licence fescennine », Saint Denis, 1965, p. 2748. Pour un large relevé des obscénités dans la littérature latine, Bardon 1965. 2 Fêtes en l’honneur de Liber, vieux dieu italique, identifié à Bacchus.

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ITALVM ACETVM obscènes, ioci ueteres obscenaque dicta, soient chantés par les jeunes filles (675695). Ainsi en va-t-il dans les mariages, voire lors des obsèques. Suétone a conservé quelques vers chantés par les soldats de César, lors de son triomphe sur la Gaule : « Citoyens, surveillez vos femmes : nous ramenons l’adultère chauve ; tu as forniqué en Gaule avec l’or que tu as emprunté à Rome ». Et pire, jouant, à propos de Nicomède, roi de Bithynie, sur le double sens de submittere, « soumettre » : « César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César ; voici qu’aujourd’hui triomphe César qui a soumis les Gaules ; mais non pas Nicomède qui a soumis César » (Suet., Caes. 51 et 49). César ne pouvait ouvertement s’en offusquer : la verve de ces couplets hauts en couleur était une part traditionnelle de la pompe triomphale. Le Grec Denys d’Halicarnasse, bien que chaud admirateur de Rome, ne manque pas d’être surpris et quelque peu choqué par les plaisanteries scabreuses lancées « contre les honnêtes gens, sans épargner même les généraux » (Ant. 7, 72, 11). Le rire chez Cicéron Horace, après avoir évoqué la « licence fescennine » des fêtes agricoles, déclare que « la Grèce conquise conquit son farouche vainqueur et fit passer les arts dans les champs du Latium » (Ep. 2, 1, 156). Cela ne signifie nullement que l’élite des Romains, en se mettant à l’école des Grecs a rejeté avec dédain ces mœurs un peu trop primitives, ni même qu’on a cru incompatibles l’adoption enthousiaste de la culture et de l’art grecs et le respect du mos maiorum. Dès le second siècle av. J.-C. Lucilius, chevalier romain, ami du prestigieux Scipion Émilien, « frotta de sel la ville, à pleines mains », sale multo urbem defricuit (Hor., Sat. 1, 10, 3-4), dans ses Satires. Ce rire féroce, on le voit régner jusque dans ce qui est, pour les Romains l’art suprême, parce que sur lui reposent l’ordre et la sauvegarde de la cité, la grande éloquence politique et judiciaire. Dans leurs traités sur l’art oratoire, Cicéron et Quintilien ont fourni sur le rire d’assez longs développements sur le détail desquels il serait trop long de revenir1. Ici on relèvera seulement deux points qui permettent de comprendre comment l’usage du rire s’articule pour eux avec la théorie rhétorique. - Pour Aristote, « le comique consiste en un défaut (amartêma) ou une laideur qui ne causent ni douleur, ni destruction » : c’est ainsi que le masque de la comédie « est laid et difforme, sans exprimer la douleur » (Poet., 49 a). Le début de la formule est repris par les deux théoriciens latins, qui parlent de deformitas, laideur physique et morale (Cic., De or. 2, 236 ; Quint. 6, 3, 8). Ils n’ont cure pourtant de la suite : douleur et destruction ont bien à voir, à Rome, avec le rire. - D’autre part la distinction entre les trois types de discours s’infléchit nettement à Rome2. Le genre épidictique, pour Aristote, recouvre l’éloge et le blâme, sa « fin » (telos) est le beau ou le laid. Pourtant le discours d’éloge, malgré Isocrate, demeure le parent pauvre dans la Grèce classique ; quant au blâme, il semble placé là seulement pour la symétrie3 ! Mais, en dehors de l’Assemblée ou du tribunal, éloge et blâme se développent ensuite en tant qu’exercices scolaires, pro1 2 3

Cic, De or. 2, 216-290 (sur le dictum, le « bon mot », voir infra) ; Quint. 6, 3 (cf. Desbordes 1998). Delarue 2001, p. 45-51. Voir Pernot 2000, p. 230.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS gymnasmata : éloge du tyrannicide, blâme du traître… Cet enseignement qui fut celui des Romains, lorsqu’ils suivirent les leçons de maîtres grecs, est pris très au sérieux par ces excellents élèves et passe de l’école à la vie réelle : les techniques de l’éloge et surtout du blâme trouvent tout naturellement leur place à l’intérieur les discours politiques et judiciaires. Parmi les loci de l’éloge et du blâme figurent les qualités naturelles et, parmi celles-ci les qualités physiques. Louer la beauté ? il n’en est pas question à Rome : elle est au contraire souvent objet de blâme, quand il en est fait mauvais usage1. Aristote parle du masque de la comédie : Virgile attribue aux Romains, avant même l’introduction du genre comique, la coutume de « revêtir des masques hideux creusés dans l’écorce », oraque corticibus sumunt horrenda cauatis (Georg. 2, 387). Leur amour de la caricature est vif et il est admis que la dénonciation des vices et du ridicule est un service rendu à la société. Aussi bien n’a-t-on nul scrupule à exploiter la laideur, qui offre, pour la caricature, des ressources inépuisables2. Vatinius, homme politique non négligeable mais adversaire de Cicéron3, souffrait d’adénopathie scrofuleuse, gonflement des ganglions lymphatiques, et de goutte (il était de surcroît bancal). Voici comment Cicéron décrit, au cours d’un grand procès politique, une de ses interventions : « Tout à coup, tel un serpent jaillissant de son repaire, les yeux exorbités, le cou dilaté, la nuque enflée, tu t’es dressé… »4 La description est si vivante et convaincante que la postérité l’a retenue, sans en être choquée : Sénèque considère Vatinius comme un homme « né pour provoquer aussi bien le rire que la haine…, un misérable à qui l’habitude des insultes avait désappris la pudeur » (Const., 17, 3)5. Voici un passage plus long et plus piquant d’un discours de Cicéron très peu connu, parce que n’en subsistent que des fragments, Contre Clodius et Curion. Clodius Pulcher, homme politique et membre de l’illustre famille des Claudii, mauvais sujet par ailleurs, s’est introduit, déguisé en femme, dans les Mystères exclusivement féminins de la Bona dea. Reconnu, poursuivi en justice, chargé par Cicéron qui détruit son alibi, il se fait acquitter en achetant les juges. Entre les deux hommes règne désormais une haine inexpiable qui entraînera, outre nombre de rixes, l’exil de Cicéron en 58-57 et le meurtre de Clodius par Milon, un proche de Cicéron, en 52. Une des multiples péripéties du conflit a fourni l’occasion de ce discours où est évoqué le travestissement de Clodius : O prodige sans exemple ! ô monstre ! n’as-tu point de honte à souiller ce temple, cette ville, à être en vie, à voir le jour ? Toi qui as revêtu des habits de femme, oses-tu faire entendre une voix d’homme ? toi de qui la passion sans frein, de qui la dépravation, complice du sacrilège, n’ont pas été retardées par les lenteurs mêmes de ton déguisement ? Eh quoi, lorsque tu entourais tes pieds de bandelettes, lorsque tu disposais sur ta tête une mantille, lorsque tes bras peinaient 1 Il est courant d’accuser l’adversaire d’avoir accordé à des aîné ces complaisances que les soldats attribuaient à César. Plus original, sur la vigueur et « les flancs de gladiateur » de Marc Antoine, Cic., Phil. 2, 63. 2 Veyne 1991, en part. p. 65-67. 3 Un jugement nuancé sur l’homme et sa carrière dans l’introduction à l’In Vatinium par J. Cousin dans la CUF (Budé), p. 225-233. 4 Repente enim te tamquam serpens e latibulis oculis eminentibus, inflato collo, tumidis cervicibus intulisti (Vat. 4) 5 Le portrait que présente aussitôt après Sénèque de la deformitas de Caligula (18, 1) n’est pas d’une veine différente.

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ITALVM ACETVM à s’introduire dans les manches de la tunique, lorsque tu ceignais avec tant de soin le tour de gorge sur ta poitrine, pendant toute la durée de ces apprêts, ne t’est-il jamais venu en mémoire que tu était le petit-fils d’Appius Claudius ? […] — Mais, je le crois, quand on t’apporta un miroir, tu te rendis compte que tu étais 1 loin de faire partie des belles .

Prodigium et monstrum qui ouvrent le texte ne sont pas des hyperboles creuses : termes du langage religieux, ils désignent tout phénomène contraire à l’ordre naturel dont l’apparition souille et met en danger la cité, à moins que des mesures rigoureuses ne soient prises. Quel genre de monstrum est donc Clodius ? Le parallélisme entre muliebri et uirilem le précise : un hermaphrodite. L’expiation consistait en ce cas à aller noyer en haute mer ce « prodige funeste et honteux » (Liv. 27, 37, 5-6) ! Une hypotypose détaille alors une sorte de strip-tease inversé. Cicéron n’ignore pas que le secret de ce divertissement réside dans la lenteur et dans ces retardements que souligne ici le vocabulaire (mora, retardauit, in tam longo spatio)2. Les pièces du vêtement sont minutieusement énumérées, soulignant moins le scandaleux (ne sous-estimons pas l’hypocrisie de ces pieux Romains) que le grotesque : calautica, terme du vocabulaire de la parure à la sonorité exotique, désignant avec une précision qui joue sur « l’effet de réel » une coiffure féminine attachée avec des brides ; bras musclés et velus forçant des manches délicates ; l’accessoire enfin le plus évocateur et le plus incongru, le soutien-gorge. Le morceau se clôt avec un jeu sur le surnom, cognomen, du personnage, Pulcher, « beau » : jeu doublement intraduisible, puisque la forme d’ablatif pluriel pulchris est, elle aussi, hermaphrodite, indécidable entre masculin et féminin. Dans tout état libre le rire a sa place en face de la politique. Lucilius et les satiriques romains se réclament de la comédie d’Aristophane qui, lui non plus, n’épargnait personne. Mais l’éclat de rire d’Aristophane est libérateur, assure un sain recul en face du sérieux de ceux qu’il attaque. Lorsqu’à Rome, ce rire s’invite au cœur des débats politiques et que la raillerie se fait invective3, loin de calmer les passions, comme le voulait Aristote (Rhet. 2, 80 b), son âpreté les exaspère. Admettrait-on ailleurs, dans un état de droit, pareil langage ? Rire « érudit » : opprobria urbana Aux alentours de 60 avant J.-C. vient au premier plan un groupe de jeunes gens qui entend renouveler la poésie latine et se réclame de la poésie alexandrine du IIIe siècle. Seule est conservée l’œuvre de Catulle, dont les Carmina associent pièces de circonstances et pièces mythologiques. Les affaires personnelles, amours, disputes, rancunes, font le sujet de maints courts poèmes d’une forme recherchée, 1

O singulare prodigium ! o monstrum ! Nonne te huius templi, huius urbis, non uitae, non lucis pudet ? Tu, qui indutus muliebri ueste fueris, uirilem uocem audes emittere ? cuius importunam libidinem et stuprum cum scelere coniunctum ne subornandi quidem mora retardauit ? Tune, cum uincirentur pedes fasciis, cum calautica capiti accommoderetur, cum uix maniculam tunicam in lacertos induceres, cum strophio accurate praecingerere, in tam longo spatio nunquam te Appii Claudii nepotem esse recordatus es ? […] Sed, credo, postquam speculum tibi allatum est, longo te a pulchris sensisti (fr. 22-24 Crawford). 2 C’était une des attractions des Jeux Floraux (Sen., Ep. 97, 8 : Florales iocos nudandarum meretricum) : voir aussi Martial, 1, 35, cité infra. 3 Seuls les discours de Cicéron sont conservés. Mais fragments et témoignages suffisent à montrer un ton comparable chez des contemporains comme Caelius ou Calvus.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS présentés comme nugae, lusus, uersiculi, « bagatelles, jeux, petits vers », mais écrits et défendus avec passion. C’est à cette époque, et sans doute dans ce milieu, qu’apparaît une forme d’esprit nouvelle, désignée par un terme plus ancien, mais qui jusque là s’appliquait à tout type de plaisanterie, urbanitas1. La meilleure définition est celle fournie par Quintilien : « On entend par urbanitas une manière de s’exprimer où le vocabulaire, l’intonation, l’usage décèlent le goût propre à la ville (urbs) et une distinction (eruditio) discrète, acquise par la fréquentation des gens cultivés (docti), en un mot le contraire de la rusticité » (6, 3, 17). Il est clair que dès lors rusticus a pris le sens péjoratif de rustre. De même eruditus s’oppose à rudis, mal dégrossi, brut, grossier : l’image est la même que celle de politus, poli, c’est-à-dire où est passée la lime (ou la pierre ponce, pumex) — tout un bouquet d’images passé de Callimaque à nos poètes qui se qualifient eux-mêmes de poetae docti, puis à leurs successeurs augustéens et de là à Boileau et à ses contemporains. À la gravitas, importance, sérieux, mais aussi lourdeur, on oppose légèreté, finesse, élégance. La beauté est incomplète, si ne s’y ajoute le piquant, un grain de sel, mica salis (86, 4). Se croira-t-on, avec ces esthètes exigeants, à l’opposé des fêtes agricoles où se heurtaient rudement grossièretés et obscénités sarcasmes ? Jugement bien léger ! Si la forme est raffinée, on jugera bientôt du contenu. Mais il faut prendre les choses par ordre. Catulle a écrit plusieurs poèmes sur les baisers, deux adressés à sa maîtresse, Lesbie (5 et 7), deux à un jeune garçon, Juventius, dont il ne paraît pas moins épris. Je cite l’un de ces derniers, plus court et moins connu : Tes yeux de miel, Juventius, si j’étais libre de les baiser à mon vouloir, je voudrais les baiser trois cent mille fois, et jamais je ne croirais en avoir assez, même si plus drue que les épis secs était la moisson de nos baisers2.

Une phrase unique, « végétale », se prolonge avec souplesse et naturel sans que pèse la progression dans l’hyperbole. Avec le jeu sur les subjonctifs, entre potentiel et souhait, le désir s’évanouit dans le rêve. Deux images se réfèrent à une nature généreuse et sans apprêts : ce bref poème d’une forme parfaite relève de l’une des veines de l’inspiration catullienne. C’est, semble-t-il, sa paradoxale pureté qui a fourni matière à l’ironie de deux proches. La riposte de Catulle fournit un exemple d’une autre veine : mais celle-ci est d’un tel caractère qu’il ne paraît pas possible de reprendre dans son intégralité la belle traduction d’Henry Bardon, qui ne sacrifie ni la crudité du propos ni la qualité poétique. Citons d’abord le latin : Pedicabo ego uos et irrumabo, Aureli pathice et cinaede Furi, qui me ex uersiculis meis putastis, quod sunt molliculi, parum pudicum. Nam castum esse decet pium poetam ipsum, uersiculos nihil necesse est ; qui tum denique habent salem ac leporem, si sunt molliculi ac parum pudici, et quod pruriat incitare possunt,

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1 Relevé exhaustif et analyse des emplois du terme dans Saint-Denis 1965, p. 145-161. Sur les conceptions différentes de Catulle et de Cicéron, Julhe 2004, p. 52-55 (et, plus généralement, 74-77). 2 Mellitos oculos tuos, Iuuenti, / siquis me sinat usque basiare, / usque ad milia basiem trecenta, / nec nunquam uidear satur futurus, / non si densior aridis aristis / sit nostra seges osculationis (Cat., 48 ; trad. H. Bardon).

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ITALVM ACETVM non dico pueris, sed his pilosis qui duros nequeunt mouere lumbos. Vos, quod milia multa basiorum legistis, male me marem putatis ? pedicabo ego uos et irrumabo (Cat. 16).

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À défaut de les traduire, glosons les vers 1-2. Les deux verbes encadrant 1 proclament fougueusement le projet de faire subir aux deux personnages apostrophés en 2, Aurélius et Fuscus, des outrages de nature sexuelle : Gaffiot traduit paedico (ou ped-) par « se livrer à un acte contre nature » ; il est plus explicite pour irrumo. Les termes pathicus et cinaedus qui, au vocatif, qualifient les deux hommes et que les noms de ceux-ci encadrent désignent de façon fort désobligeante l’homosexuel passif. Ce vocabulaire est celui des graffiti pompéiens1 — aujourd’hui des corps de garde ou des cours d’école. Entre les deux verbes, ego, sujet, uos objet, comme il se doit : les préceptes rhétoriques invitent à évoquer les liens entre le locuteur et ceux auxquels il s’adresse. Pas un mot inutile dans ces deux vers, pas un qui ne soit fort. Comment ne pas admirer la belle énergie d’une entrée en matière aussi directe ? Rarement attaque mérita mieux son nom. La suite peut, elle, être traduite : Je vous… Parce que mes vers sont un peu dévergondés, vous avez jugé que je manque de pudeur ! En fait, un poète digne de ce nom doit être chaste de sa personne ; pour ses vers, ça n’est pas nécessaire ; ils n’ont de sel et de grâce que s’ils sont licencieux et un peu dévergondés, et s’il peuvent exciter le prurit, je ne dis pas chez les enfants, mais chez ces velus qui sont incapables de mouvoir leurs reins engourdis. Vous, parce que vous avez lu mes milliers de baisers, vous me prenez pas pour un vrai mâle ? Je vous…

Deux vers exposent la critique (3-4) ; sept la rejettent (5-11). L’expression parum pudicum, appliquée à Catulle dans l’attaque, reparaît, appliquée cette fois aux vers dans la riposte : là, le poète lui-même apparaît irréprochable (castum, pium) et agit comme il convient (decet). De même molliculi, blâme en 4, reparaît victorieusement en 8, développé avec une complaisance malicieuse dans les trois vers suivants. Ces savantes reprises, cette marqueterie de mots qui se répondent, soutiennent l’affirmation d’un divorce entre la conduite personnelle du poète et le dévergondage de ses productions poétiques. Devenue acte de foi, elle sera reprise par bien d’autres, dont Martial, on le verra, mais aussi Pline le Jeune, d’ordinaire bien plus compassé2. Les trois derniers vers constituent une conclusio d’une technique parfaite. Dans une récapitulation (enumeratio), la critique, désormais vidée de toute valeur, est reprise sous une forme interrogative traduisant l’indignatio, puis la tension que crée toute interrogation permet de lancer à nouveau, avec une vigueur accrue, en guise de réponse, la promesse initiale qui clôt sans réplique le poème. César fut la victime de Catulle dans des pièces non moins violentes et où la part de jeu est moindre. S’il ne pouvait que supporter les lazzis de ses soldats, il fit son possible pour se réconcilier avec le poète dont le vinaigre n’était pas d’un goût moins relevé, mais dont il admirait l’art (Suet., Caes. 73). Et une des leçons que l’on retint de Catulle, c’est que ce goût est d’autant plus savoureux que la forme est plus raffinée. 1

Pour le détail, Cèbe 1965, qui multiplie les rapprochements éclairants. Pline appuie cette affirmation en citant quelque 25 précédents illustres, parmi lesquels Cicéron, Brutus, Auguste, Sénèque… (Ep. 5, 3, 5-6). 2

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS Le règne du « trait » Pour comprendre les implications du rire impérial, un détour par la politique et la littérature « sérieuse » est nécessaire. Cicéron et Catulle ont joui d’une totale liberté d’expression. Dès Auguste s’établit un régime à la fois autoritaire et hypocrite qui, sous couleur de demeurer fidèle aux valeurs du mos maiorum et de rétablir, après la confusion des guerres civiles, les magistratures républicaines, concentre peu à peu sur un seul homme l'ensemble du pouvoir. C’est une vertu fort ambiguë que la pietas de l’Énée virgilien et qui implique la soumission — puisque l’histoire est achevée. Pourtant l’aristocratie sénatoriale et le monde lettré qui gravite autour d’elle ne se résignent guère1. Énergie et ambitions demeurent insatisfaites. « Parmi tous les peuples qui subissent la royauté », écrit Lucain, « notre sort est le pire, car être esclaves nous fait honte »2. Tacite présente une scène hautement symbolique lorsqu’il évoque les funérailles de Junie, sœur de Brutus et épouse de Cassius, en 22 ap. J.-C., 64 ans après la bataille de Philippes. On porte en tête du cortège, comme c’est l’usage, les effigies de ses illustres ancêtres. « Mais audessus de tous brillaient Cassius et Brutus, précisément parce que leurs images ne s’y voyaient pas »3. L’éloquence ne peut plus s’exprimer dans ces grands débats ou ces grands procès où se jouait le sort de l’état. Dès le principat d’Auguste fleurissent les écoles des rhéteurs : là on prononce des discours délibératifs ou judiciaires sur des sujet fictifs, où l’imagination prend le relais de l’action. Passion et violence se déchaînent dans des déclamations où foisonnent tyrans, pirates, meurtres, tortures et viols. On a cessé aujourd’hui de se moquer sottement d’exercices qui ont contribué à former quelques uns des plus grands écrivains latins. Il faut, déclare Quintilien, que, dès l’école, le jeune homme « ait la victoire en vue et sache aussi bien frapper les organes vitaux (ferire uitalia) que les protéger » (5, 12, 22)4. La vie politique en effet n’a rien de tiède. Sous les « mauvais princes », de Tibère à Domitien, s’épanouit ce que Tacite appelle « une éloquence de lucre et de sang » (Dial., 12), celle des délateurs. Il faut beaucoup d’art et de talent pour se faire délateur, il n’en faut pas moins pour se préserver. Au cœur même des débats du sénat, chacun observe son voisin, le danger peut apparaître à tout instant. Un mot du délateur Régulus : iugulum statim uideo, hunc premo, « je regarde aussitôt la gorge et là, je serre » (Plin., Ep. 1, 20, 14). La grande éloquence cicéronienne, avec son ampleur, son culte de l’abondance verbale, copia ou ubertas, ne satisfait plus les orateurs de ce temps5 : ils veulent une éloquence nerveuse, à la fois éclatante et serrée : « moins de mots que

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On a pu comparer cette période à celle de la Fronde : on sait ce que Corneille entre autres doit à Sénèque et Lucain. 2 Ex populis qui regna ferunt sors ultima nostra est, / quos seruire pudet (7, 444-445). 3 Sed praefulgebant Cassius atque Brutus eo ipso quod effigies eorum non uisebantur (Ann. 3, 76). 4 Les critiques antiques contre les écoles des déclamateurs visent ceux qui, au lieu d’y voir un lieu où se former, puis venir s’entraîner, font de la déclamation non un moyen, mais un but : ce sont des scholastici, des hommes qui demeurent toute leur vie à l’école. 5 Ce serait caricaturer l’éloquence cicéronienne que de la réduire au style périodique : lui-même a évolué et l’on continue d’admirer ses derniers discours, en particulier la « divine » seconde Philippique (Juv. 10, 125-126). Sur ces points, voir les propos d’Aper dans le Dialogue des orateurs de Tacite. D’utiles rapprochement dans Fairweather 1981, p. 260-263.

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de sens » . Ainsi triomphe une esthétique de la sententia, du « trait », cet ornement, dit Quintilien, « que l’on considère généralement comme le principal et presque le seul » (8, 4, 29). On peut définir la sententia comme une formule brève, dense et brillante, volontiers paradoxale, constituant un tout à elle seule et par là apte à frapper et à se fixer dans la mémoire ; sa place privilégiée est en « clausule », à la fin d’un développement2. Telles sont les sententiae de Lucain, de Tacite3, de Régulus, citées plus haut. L’auteur du traité anonyme Du sublime définit celui-ci comme « la résonance d’une grande âme » et c’est bien la magnanimitas qui inspire l’amertume des deux premières : la vertu trouve toujours sa place dans l’épopée et dans l’histoire. Mais la troisième nous rappelle que la place de la sententia est d’abord dans l’éloquence, où l’efficacité est la vertu première. La sententia est une arme et la métaphore guerrière que comporte le terme français est partout : il faut « user de traits pénétrants et rapides comme de projectiles (uelut missilibus) » (Quint. 12, 9, 3) ; ils « frappent (feriunt) l’esprit, y pénètrent (impellunt) souvent d’un seul coup (uno ictu) et s’y fixe (haerent) (12, 10, 48)… Le règne de la sententia dure de la seconde moitié du premier siècle avant J.-C. à la fin du premier siècle après, prolongé au début du second par Tacite et Juvénal. Elle se rattache à deux types antérieurs, ce qu’on peut appeler la sententiagnômê et le dictum qui nous ramènera au rire. Aristote définit la gnômê comme « une assertion portant non pas sur le particulier, par exemple quel sorte d’homme est Iphicrate, mais sur le général (katholou) » (Rhet. II, 94 a) : il s’agit aussi bien de formules traditionnelles que de maximes forgées par l’orateur. Ce sont là, dit Quintilien, les plus anciens types de sententiae. La sententia de son époque emprunte à la maxime concision, densité et autonomie, tout ce qui la rend facilement mémorisable ; mais, au contraire de la gnômê (le terme grec n’a jamais pris ce sens), elle s’attache au particulier, individu ou situation, dont elle souligne la singularité. Le dictum, quant à lui, est quelque chose que nous connaissons bien, le bon mot. Cicéron a tenté d’en distinguer les différentes catégories. Mais il ajoute : « quelles que soient les sources (loci) du rire que j’indiquerai, de ces sources on peut presque toujours tirer aussi des pensées graves (sententiae graues) » (De or., 2, 248). Lorsque Quintilien reprend ce texte, il confère tout naturellement à sententiae le sens qu’a le mot à son époque : « comment provoquer le rire et à quelles sources puiser habituellement, il est très difficile de le dire… Les sources où nous puisons les bons mots ne sont pas moins nombreuses que celles d’où nous tirons les sententiae, ni différentes » (6, 3, 35-36). Tout se passe comme si Cicéron avait déjà l’intuition de l’évolution future, lorsqu’il parle de ces dicta qui « suscitent l’admiration plutôt que le rire » (De or., 2, 254) : ces « aiguillons » (aculei, 222) deviendront armes meurtrières lorsqu’on cisèlera la sententia avec le même raffinement qu’on cisèle un mot spirituel, ménageant avec une égale maîtrise les

1 C’est l’expression de Boileau, à propos de Perse (A. Poét. 2, 156) : cf. Sen. Rh., Contr. 3, pr. 3 ; Sen., Ep. 114, 1 ; Quint. 8, pr. 24 ; 8, 5, 12 (Norden 1923, p. 283-284). 2 Voir surtout Quint. 8, 5, 27 et 12, 10, 48. Sur la sententia chez Quintilien, Delarue 1979, en part. p. 106115, où sont étudiées successivement brièveté, « rotondité », memoria et delectatio. La sententia n’est évidemment pas sans rapport avec le slogan publicitaire. 3 Celle-ci constitue la clausule du livre 3 des Annales.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS manifestations physiques des auditeurs, applaudissements ou éclats de rire1. De par leur tradition même, on l’a vu, les Romains ne peuvent qu’accepter naturellement le lien entre rire et laideur. Aussi n’est-il pas surprenant que se développe alors ce qu’on peut appeler la sententia satirique, en donnant à cette épithète le sens moderne qu’il doit à Juvénal, jadis grand fournisseur des pages roses des dictionnaires2. Elle est loin de se cantonner aux « petits » genres. Aussi bien le premier exemple ne viendra-t-il pas d’un auteur de nugae, mais d’un philosophe, Sénèque, fustigeant les mœurs des grandes dames de son temps : Est-il aujourd'hui femme qui rougisse de divorcer, depuis que quelques unes, d'un rang illustre et aristocratique, ne calculent plus leur âge en comptant les consulats, mais leurs maris et qu’elles quittent leur foyer pour se marier, prennent mari pour divorcer. On reculait devant un scandale tant qu’ils étaient rares ; comme il n’y a plus de publication des Actes où ne figure quelque divorce, à force d’en entendre parler, elles sont passées à la pratique. A-t-on aujourd’hui la moindre honte de l’adultère, quand on en est venu au point où nulle ne prend plus un mari que pour rendre jaloux un amant ? C’est un signe de laideur que d’être chaste. Quelle femme trouveras-tu, pour misérable et répugnante qu’elle soit, qui se contente de deux amants et qui n’ait pour chacun des heures marquées dans son emploi du temps ? Et la journée n’est pas suffisante pour tous si elle ne se fait porter chez l’un en litière et ne reste la nuit chez un autre. Elle est niaise et d’un autre âge, celle qui ne sait pas que c’est encore être mariée que de n’avoir qu’un seul amant3.

On parlerait de feu d’artifice verbal, si la métaphore pouvait se concilier avec celle du trait. Ici se manifestent, aux yeux de Quintilien, les pires défauts de Sénèque : toute sententia ayant une fin, une sorte d’hiatus se crée entre elles et le style perd sa continuité4. De fait le philosophe paraît moins chercher à susciter l’indignation du lecteur qu’à fignoler ses formules pour le faire sourire5. S’en plaindra-t-on ? La satire de la deformitas n’est pas moins présente chez le grave historien Tacite. Mais si férocité et ironie subsistent, elles ne suscitent plus le rire. Ainsi, après le meurtre de Vitellius, « la foule l’outrageait mort avec la même bassesse qu’elle l’avait adulé vivant »6. Ou, clausule du jugement porté sur Galba après sa mort, « de l’aveu de tous digne du pouvoir impérial, s’il ne l’avait exercé »7. Est-ce parce que Nerva, préparant la voie à Trajan, « a combiné ce qui apparaissait jusque là inconciliable, le 1 Sur dicta et sententiae, Delarue 1979, p. 114-115 ; pour une étude détaillée des rapports entre les catégories de Cicéron et la pratique de Martial, Laurens 1989 (le livre fondamental sur l’épigramme de l’Antiquité à la Renaissance), p. 342-349. 2 Satura désigne d’abord en latin un mélange de pièces variées, même si l’esprit « satirique » y joue un rôle important (mais non exclusif) dès Lucilius, au second siècle avant J.-C. 3 Numquid iam ulla repudio erubescit, postquam inlustres quaedam ac nobiles feminae non consulum numero sed maritorum annos suos conputant et exeunt matrimonii causa, nubunt repudii ? Tamdiu istuc timebatur, quamdiu rarum erat ; quia nulla sine diuortio Acta sunt, quod saepe audiebant, facere didicerunt. Numquid iam ullus adulterii pudor est, postquam eo uentum est, ut nulla uirum habeat, nisi ut adulterum inritet ? Argumentum est deformitatis pudicitia. Quam inuenies tam miseram, tam sordidam, ut illi satis sit unum adulterorum par, nisi singulis diuisit horas ? et non sufficit dies omnibus, nisi apud alium gestata sit, apud alium mansit. Infrunita et antiqua est, quae nesciat matimonium uocari unum adulterium (Ben. 3, 16, 2-3). 4 Sénèque n’est pas nommé dans ce passage sur l’abus des sententiae (Quint. 8, 5, 27), mais cf. 10, 1, 130. Caligula parlait de « sable sans chaux », arena sine calce. 5 Sur l’humour, généralement méconnu, de Sénèque, Armisen-Marchetti 2004. 6 Et uolgus eadem prauitate insectabatur interfectum qua fouerat uiuentem (Hist. 3, 85). 7 Omnium consensu capax imperii nisi imperasset (Hist. 1, 49).

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principat et la liberté » ? Il semble que s’éteint cette allégresse désespérée qui s’exprime, me semble-t-il, dans le travail sur la sententia et qui lui confère une grande part de sa saveur. Retrouvons-la pour finir avec Martial. Chez lui La sententia en clausule se mue chez lui en « pointe » de l’épigramme. Alors que Catulle affectionne la vigueur de « l’ordre embrassé », l’épigramme se fait le plus souvent dynamique, orientée, s’inscrit dans le temps, toute tendue dans l’ascension qui la mène vers une chute annoncée. On s’en tiendra à deux exemples. Le premier montre comment le thème rencontré dès le début, la satire des femmes, se coule, sans perdre sa brutalité, dans une forme parfaite : Nulli, Thai, negas ; sed si te non pudet istud, hoc saltem pudeat, Thai, negare nihil (4, 12). Tu ne refuses à personne, Thaïs ; mais si tu n’en rougis pas, rougis au moins, Thaïs, de ne refuser rien.

Un distique construit selon une structure typique de Martial : dans l’hexamètre, l’énoncé, dans le pentamère, le trait. Celui-ci a pour objet « de dégager une leçon, de faire justice d’une prétention, de juger un comportement, d’en donner la clé »2. Comme chez Catulle, aussitôt un vocatif, la vivacité d’un échange. C’est au-delà que réside le caractère unique de chaque pièce. Ici une construction où s’organise en chiasme la correspondance de termes d’un vers à l’autre. Trois fois les termes sont identiques : Thai, negas / negare, pudet / pudeat. L’équilibre entre les quatre pronoms placés en début et fin de vers est plus complexe. Aux extrémités les termes qui s’opposent, une simple nuance les distinguant, mais sur laquelle tout repose : nulli, le masculin / nihil, le neutre. Rapprochés, mais séparés par ce gouffre que constitue le passage d’un vers à l’autre, istud, « ce qui vient d’être dit », forme avec nulli le cadre de l’hexamètre, de même que hoc, « ce que je vais dire », avec nihil, qu’il annonce en sollicitant la curiosité, celui du pentamètre. Ce sont là des figures bien connues, celles qu’on appelle « gorgianiques », parallélismes, reprises de mots et de sonorités, antithèses. Mais alors qu’elles ont jadis servi à édifier d’amples périodes, les voici dénudées, débarrassées de toute graisse, de tout ce qui n’est pas utile. L’art de la marqueterie, ne doit pas faire négliger celui de la litote. Avec negare nihil, (noter l’allitération : les deux termes séparés dans l’hexamètre, rapprochés ici), il ne s’agit plus de dénoncer avec la brutalité directe de Catulle, mais de suggérer et de susciter l’imagination : c’est là un autre aspect de la volonté d’enfermer dans la sententia « moins de mots que de sens »3. Un dernier exemple fera voir, sans qu’on en commente davantage la construction, à quel point Martial se sait et se veut l’héritier de la tradition latine, et comment il a su, comme tous ceux qu’on a évoqués, tirer de l’art grec le meilleur parti pour la mettre en valeur sans la trahir. Que j’écrive des vers trop libres et tels qu’un maître d'école ne saurait les dicter à ses élèves, Cornélius, tu t’en plains ; mais ces petits ouvrages sont comme les maris pour leurs femmes : sans pénis, ils ne valent rien. Me demanderais-tu de composer un chant nuptial écrit avec d’autres mots que les chants nuptiaux ? Qui 1

… res olim dissociabilis miscuerit, principatum ac libertatem (Agr. 3, 1). Laurens 1989, p. 310. 3 Sur la suggestion et le sous-entendu (particulièrement appropriés à un monde dangereux), Delarue 1979, p. 120-122. 2

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS impose un vêtement aux jeux Floraux ou permet aux courtisanes la robe qui sied à la pudeur des matrones ? Telle est la loi fixée pour les vers badins : ils ne peuvent plaire s'ils ne chatouillent les sens. Donc laisse là ta sévérité, épargne, je t’en prie, plaisanteries et badinages, et ne te mets pas en tête de châtrer mes ouvrages : rien de plus laid qu’un Priape eunuque1.

Conclusion Quoi ? est en droit de s’exclamer le lecteur, on nous a parlé du rire à Rome sans même mentionner la comédie, Plaute au moins, inspirateur direct de Molière2 ? De fait la comédie est le seul genre à propos duquel Quintilien admet, pour ce seul genre, que les Romains ne peuvent rivaliser avec les Grecs : in comoediis non contendimus3. Leur manquent selon lui l’élégance et la délicatesse d’un Ménandre. Avec Térence, elle a évolué en ce sens — évolution fatale, puisqu’elle disparaît alors, à l’aube même de la littérature latine, au milieu du second siècle avant J.-C. Des échanges de propos polis entre personnages séparés du spectateur ne pouvaient atteindre cette agressivité drue et directe que goûtent les Romains et que Plaute avait commencé à y introduire. La remplacent des genres dont la vulgarité est souvent décriée, mais qui sont largement appréciés, l’atellane ou le mime, plus directs, plus proches du public. Sous l’Empire, Lucain et Stace ont écrit des mimes. Pline le Jeune, le plus affecté des écrivains latins « reconnus », affirme ne pas dédaigner d’y assister et c’est à ce propos qu’il ajoute : « il m’arrive aussi de rire, de plaisanter, de m’égayer et, pour embrasser d’un mot toutes ces formes innocentes d’amusement, je suis homme » (5, 3, 2). On n’a pas ignoré qu’il existait d’autres types de rire que ceux auxquels on s’est attaché ici : Quintilien essaie, sans aller bien loin, d’établir quelques distinctions (6, 3, 17-21), mais c’est pour conclure bientôt que ce qui est fondamental, c’est le ridiculum, « le comique fondé sur un défaut qu’on met en évidence et qui suscite un rire de supériorité »4. À Rome, le rire est rarement détendu, heureux, complice : parmi les auteurs majeurs, on pourrait certes citer Ovide et son sourire, mais on sait comment il a fini dans ce qui n’était alors qu’un trou perdu des bords inhospitaliers de la Mer Noire. Ce qui m’a sans doute le plus frappé en suivant de nouveau d’une façon qui ne visait pas à être neuve, sinon dans quelques analyses, le cours de la littérature latine classique, c’est le caractère sérieux, voire social, du rire romain. On ne rit pas seul. Si natura negat, facit indignatio uersum, « à défaut de génie, c’est l’indignation qui fait le vers », écrit Juvénal (1, 1, 79 ; trad. Villeneuve) : quand il rit, le Romain s’implique. Le rire engage profondément et celui qui veut faire rire et celui qu’il agresse, le plus souvent directement, mais aussi ceux qui, pris à témoin, ne peuvent demeurer indif1

Versus scribere me parum seueros / nec quos praelegat in schola magister, / Corneli, quereris : sed hi libelli, / tamquam coniugibus suis mariti, / non possunt sine mentula placere. / Quid si me iubeas thalassionem / uerbis dicere non thalassionis ? / quis Floralia uestit et stolatum / permittit meretricibus pudorem ? Lex haec carminibus data est iocosis, / ne possint, nisi pruriant, iuuare. / Quare deposita seueritate / parcas lusibus et iocis rogamus, / nec castrare uelis meos libellos : / Gallo turpius est nihil Priapo (1, 35). 2 Ainsi procède M. Trédé dans l’avant-propos de Trédé et Hoffmann 1998, où elle nous semble vouloir, par charité, helléniser quelque peu la lourdeur du rire romain. 3 Quint. 12, 10, 38 (cf. 10, 1, in comoedia maxime claudicamus). 4 Desbordes 1998, p. 311.

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ITALVM ACETVM férents. Ces opprobria échangés dans la bonne humeur entre citoyens n’auraient-ils pas contribué pour leur part à maintenir à l’intérieur de l’urbs, sans nuire aux bonnes mœurs, la tension, l’intensité, l’esprit d’émulation qui ont pu ensuite s’exercer audehors aux dépens des peuples que Rome a peu à peu conquis ? DELARUE Fernand Université de Poitiers [email protected] Bibliographie ARMISEN-MARCHETTI, M., « La signification de l’humour dans les Lettres à Lucilius de Sénèque », in Nadjo L. et Gavoille É. (éd.), Epistulae Antiquae III, Louvain : Peeters, 2004, p. 311-322. BARDON, H., « Rome et l’impudeur », Latomus, 24, 1965, p. 495-518. BARDON, H., Catulli carmina, Bruxelles, 1970. CALLEBAT, L., « Le grotesque dans la littérature latine », in Trédé et Hoffman, 1998, p. 101111. CÈBE, J.P., La caricature et la parodie dans le monde romain antique des origines à Juvénal, Paris : de Boccard, 1966. CÈBE, J.P., « Sur les trivialités de Catulle », Rev.des Études Latines, 43, 1965, p. 219-229. CRAWFORD J. W., Cicero : The fragmentary speeches, Atlanta, 1994. DELARUE, F., « La sententia chez Quintilien », in Formes brèves, La Licorne, 3, 1979, p. 97124. DELARUE, F., « Éloge et blâme à Rome : rhétorique et liberté », L’École des Lettres (n° spécial « L’éloge et le blâme »), av. 2001, p. 45-67. DESBORDES, F., « La rhétorique et le rire selon Quintilien », in Trédé et Hoffman, 1998, p. 307-314. FAIRWEATHER J., Seneca the elder, Cambridge Univ. Press, 1981. JULHE, J.-C., La critique littéraire et les élégiaques augustéens, Peeters, Louvain, 2004. LAURENS, P., L’abeille dans l’ambre. Célébration de l’épigramme de l’époque alexandrine à la fin de la Renaissance, Paris : Belles Lettres, 1989. MARCADÉ, J., Roma amor : Essai sur les représentations érotiques dans l’art étrusque et romain, Paris, Genève, 1961. NORDEN, E., Die Antike Kunstprosa 4, Leipzig, 1923. PERNOT, L., La Rhétorique dans l’Antiquité, Paris : le livre de poche, 2000. SAINT-DENIS, E. de, Essais sur le rire et le sourire des Latins, Paris : Belles Lettres, 1965. TRÉDÉ, M. ET HOFFMANN, Ph. (éd.), Le rire des Anciens, Paris : Presses de l’ENS, 1998. VEYNE, P., « Les droits de la conscience publique sur la conduite individuelle : un constat ethnologique », in La société romaine, Paris : Seuil, 1991, p. 57-87.

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UN EXEMPLE D’IRONIE MORDANTE : L’ÉPIGRAMME

1. L’INTERDÉPENDANCE ENTRE IRONIE, SATIRE ET ÉPIGRAMME L’ironie est un phénomène discursif protéiforme, autorisant des approches disparates1. Parmi celles-ci, l’ironie mordante constitue une sous-variante des plus efficaces, notamment lorsqu’elle s’actualise dans la forme poétique de l’épigramme. Même si cette dernière n’est plus guère à la mode, elle n’en demeure pas moins digne d’intérêt, en premier lieu parce qu’elle montre l’interdépendance étroite entre les notions de figure, de registre et de genre2. La notion de figure concerne bien sûr l’ironie elle-même. Quelles que soient les divergences théoriques que l’on rencontre à son propos, on s’entend ordinairement au moins sur trois points. D’abord, l’ironie s’intègre dans les figures à pivot énonciatif3, impliquant fortement le locuteur sur la teneur de son discours et sur ce dont il parle. Ensuite, à partir de son étymologie grecque (eironeia : /interrogation qui met en doute une opinion/), l’ironie peut être définie comme une distanciation critique du locuteur vis-à-vis du contenu référentiel de son énoncé. Cette distanciation est tantôt plutôt défensive4, tantôt clairement offensive, tout en oscillant entre une vision amusée et une attitude franchement combative. En tout cas, elle se manifeste par un discours qui présente d’importantes discordances et qui généralement n’est pas assumé. Enfin, la communication ironique met en scène trois actants : un ironiste, une notion ironisée et un public-témoin, en l’occurrence le lecteur, dont on cherche la collusion par le rire. Ce dernier point est capital, car il confère à l’ironie une dimension spirituelle qui la différencie de la diatribe ou de la critique injurieuse. Or tous les traits précédemment relevés : distanciation critique, discordances discursives et rôle du lecteur-complice, sont bien présents dans les épigrammes qui vont retenir notre attention. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, ces épigrammes 1 Pour une synthèse sur la complexité de l’ironie, voir Perrin (1996), Schoentjes (2001) ou Mercier-Leca (2003). 2 Alors que le registre recouvre un type élémentaire et transhistorique de productions verbales (le comique, le tragique…), le genre caractérise un groupement de discours socioculturellement et historiquement situés (la comédie, la tragédie…). Pour plus de précisions sur ces deux catégories, on consultera Gaudin-Bordes et Salvan (2008). 3 Tout comme l’hyperbole, l’euphémisme ou la litote qui, selon des configurations chaque fois singulières, témoignent d’un positionnement discursif marqué du locuteur au niveau de l’axiologie, de la tension et de l’engagement énonciatif. Cf. Bonhomme (2005). 4 Lorsqu’elle se fait défensive, l’ironie se rapproche de l’humour.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS renferment un type spécifique d’ironie que l’on peut qualifier de « mordante » et qui tient au registre discursif qui les sous-tend : le registre satirique. Nous n’allons pas nous attarder sur les propriétés composites de ce registre que Muller (1973) voit comme l’expression d’une insatisfaction envers la réalité par rapport à un idéal, qu’Hutchéon (1981) rattache à un éthos méprisant ou que Viala (2001) ramène à l’affect fondamental de l’indignation. Mais si l’on se rapporte aux analyses d’Angenot (1982), il est possible d’affirmer que le registre satirique offre un miroir déformant et réducteur qui minore et ridiculise, par le biais d’une argumentation rapide, un point de vue adverse. Surtout, pour Angenot, le registre satirique repose sur le principe de l’ironie, mais une ironie militante et agressive qui dégrade une cible pour tenter de corriger une situation. De la sorte, sur la base de ces approches, le registre satirique aiguille la figure énonciative de l’ironie dans un sens caricatural et accusateur, bref mordant, cela pour déstabiliser un état de fait et dénoncer son caractère inadmissible. Ces propriétés du registre satirique vont précisément se retrouver dans les épigrammes de notre corpus. Comme leur nom l’indique, ces épigrammes appartiennent au genre épigrammatique sur lequel il convient de dire quelques mots. Si à ses origines ce genre définissait une inscription ou un court écrit de circonstance1, il s’est très vite doublement spécialisé. D’une part, dans une acception littéraire pour désigner un petit texte en vers ; d’autre part, dans une acception agonique pour signifier un bref poème polémique, quelquefois anonyme – donc non forcément assumé – et comportant un concetto final2. On voit ainsi se dessiner tout un mouvement de convergence et d’englobement dans notre corpus d’étude qui constitue une triple synthèse textuelle : celle, matérielle, du genre scriptural de l’épigramme ; celle du registre satirique qui impulse ce genre ; et celle de l’ironie qui forme l’un des procédés privilégiés de ce registre. En prenant en compte ces interférences, nous allons nous attacher à trois points. Dans une première section, nous observerons comment les épigrammes que nous analyserons mettent en œuvre les grandes modalités de la figure ironique. Puis nous regarderons plus en détail, dans une optique analytique, les principales manifestations de l’ironie mordante dans ces épigrammes. Pour terminer, en adoptant une perspective plus large, nous nous pencherons sur la textualisation de cette ironie mordante, telle qu’elle fonctionne dans deux épigrammes représentatives. Nous allons essentiellement appuyer nos considérations sur des épigrammes issues de la polémique littéraire, cela dans un sens extensif qui inclut des écrits très variés, composés entre le XVIIIe et le XXe siècle3. Ces écrits se répartissent en trois rubriques : les épigrammes contre des académiciens ; les épigrammes « post mortem » qui simulent la mort de l’auteur dénigré, imaginant son épitaphe. À cela s’ajoutent quelques épigrammes plus diversifiées thématiquement. Sur le plan illocutoire, toutes ces épigrammes visent globalement à abaisser la 1 Étymologiquement, l’épigramme est « une inscription gravée sur un monument, plus particulièrement sur un tombeau ou un socle de statue, et destinée à donner un renseignement sur le personnage enseveli ou statufié » (Montandon, 1992 : 15). 2 Dans l’Antiquité, Simonide et Martial sont considérés comme les maîtres de ce genre. 3 Les épigrammes de notre corpus sont tirées de l’anthologie de Monod (1983).

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UN EXEMPLE D’IRONIE MORDANTE : L’ÉPIGRAMME position taxémique des cibles attaquées, en démasquant soit leur inactivité, soit leur médiocrité, soit leur statut institutionnel injustifié. 2. L’IMPRÉGNATION IRONIQUE DE L’ÉPIGRAMME Quand on regarde les épigrammes de notre corpus, on constate que la plupart d’entre elles sont discursivement modelées par les formes d’écriture attachées à l’ironie. 2.1. Axiologie duplice D’un côté, ces épigrammes comportent habituellement l’axiologie duplice inhérente à l’ironie, fondée sur le couplage ambivalent Valorisation/Dévalorisation. Il arrive que cette axiologie duplice soit déployée in praesentia, tantôt avec une différenciation nette des points de vue, comme dans cette auto-épigramme de Paul Léautaud orientée positivement dans sa partie initiale, avant de laisser la place à une évaluation négative : (1) Ci-gît Paul Léautaud, Plus connu : Maurice Boissard. Quand on l’enterra : « C’est bien tôt », Dirent quelques-uns, mais à part Beaucoup pensèrent : « C’est bien tard ».

Tantôt, à l’instar de cette épigramme écrite au XVIIIe siècle par Beaumarchais contre les écrivains Rivarol et Champcenetz, on observe un mélange des points de vue positifs (« noble », « proprement »…) et négatifs (« vermine »…) : (2) Au noble hôtel de la vermine, On est logé très proprement : Rivarol y fait la cuisine, Et Champcenetz l’appartement.

Mais le plus souvent, l’axiologie duplice est sous-entendue ou in absentia, avec une orientation généralement à la baisse au niveau de l’interprétation. On découvre alors un pseudo-acte de valorisation pour suggérer une dévalorisation, ce qui correspond à la réalisation canonique de l’ironie où l’euphémisation du discours exprime une pensée dysphémique. Ainsi en est-il dans cette épigramme anonyme où l’éloge ostensible d’Anatole France, prix Nobel de littérature en 1921, camoufle en fait un blâme : (3) Son pseudonyme à France assurera la gloire, Car ce nom se lira quelque temps dans l’histoire.

On relève encore des pseudo-actes peu marqués axiologiquement à la surface du texte, mais qui visent implicitement à dévaloriser, comme dans cette épigramme du XIXe siècle apparemment banale de Renan contre Berthelot, laquelle laisse entendre que ce dernier est en réalité un intrigant : (4) Ci-gît Berthelot À la seule place qu’il n’ait pas demandée.

Exceptionnellement, dans le cas de l’auto-épigramme, l’axiologie duplice peut être interprétativement orientée à la hausse, une pseudo-dévalorisation devant être comprise comme une valorisation sous-entendue, ce qui recouvre la variante

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS d’ironie qu’est le chleuasme1. Soit l’exemple suivant : (5) La Condamine est aujourd’hui Reçu dans la troupe immortelle. Il est bien sourd : tant mieux pour lui.

Dans cette auto-épigramme du XVIIIe siècle, La Condamine qui vient d’être admis à l’Académie française se déprécie physiquement (« Il est bien sourd »). Cela infère pour lui l’avantage de ne pas avoir à subir les discours, insipides ou acrimonieux, des autres académiciens. 2.2. Présence des trois grands procédés ironiques Sur un autre plan, on trouve sans peine dans ces épigrammes les trois grands procédés attestés pour l’ironie, ceux-ci pouvant d’ailleurs se combiner. En premier lieu, on y remarque de fréquentes antiphrases, liées à la conception traditionnelle de l’ironie et définies par le fait de dire le contraire de ce qu’on pense2, avec leur conflictualité argumentative constitutive : en avançant explicitement un argument, on suggère l’argument inverse (voir Berrendonner, 1981). Par exemple, dans l’épigramme ci-après contre Anatole France : (6) Parmi les trouvailles de style De cet illustre baladin, Une seule en vaut déjà mille : Il a mis France au masculin.

l’auteur anonyme dit a (« trouvailles de style »), pense non-a (absence de créativité stylistique) et veut faire entendre non-a au lecteur. En deuxième lieu, ces épigrammes sollicitent couramment le procédé ironique de la mention en écho, théorisé par Sperber et Wilson (1978), qui consiste à citer un discours antérieur en le disqualifiant par son nouveau contexte. C’est le cas pour cette épigramme : (7) À Montrouge, lieu de son choix, Repose notre Académie ; Si l’on « repose », toutefois, Quand on n’a rien fait de sa vie.

Dans cette occurrence, la formule consacrée des épitaphes : « Ici repose » se voit mise à distance par les guillemets et orientée négativement par l’inactivité de l’Académie que relate le vers consécutif. On rencontre le même procédé dans cette épigramme anonyme contre André Gide : (8) La maison d’André Gide est assez singulière : Il lui manque un devant, mais elle a deux derrières. La porte en est étroite, et la fenêtre itou. L’une n’est qu’une fente et l’autre un petit trou. Je comprends qu’il ait fort goûté ces ouvertures. Mais le plus merveilleux de toute l’aventure C’est que depuis le temps qu’il loge en ce logis, Cela ne se soit pas à l’usage élargi.

Dans ce petit texte, le titre du roman de Gide, La Porte étroite, est détourné pour 1 Le chleuasme est ainsi commenté par Robrieux (1993 : 62) : « On s’adresse à soi-même des reproches ou on s’attribue des défauts dans le but de susciter une réaction compensatrice de l’auditoire ». 2 Déjà développée dans la rhétorique latine de Quintilien (1978), cette conception traditionnelle est celle de la rhétorique classique représentée par Lamy (1701). Mais elle apparaît également, revisitée avec les outils de la linguistique moderne, chez Kerbrat-Orecchioni (1980).

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UN EXEMPLE D’IRONIE MORDANTE : L’ÉPIGRAMME donner lieu à toute une dérivation ironique, très mordante et fielleuse, contre son homosexualité. Ce genre de traitement offre conjointement une forte intertextualité et une polyphonie marquée, avec l’amalgame énonciatif du discours citant (« La porte en est étroite ») et du roman cité. Ces épigrammes recourent aussi au troisième grand procédé ironique, appelé « ironie syntagmatique » par Hamon (1996), lequel a pour objectif de jouer sur l’incohérence d’un processus. Un tel procédé est typique dans cette épigramme de Voltaire contre son vieil ennemi, le jésuite Berthier, l’un des rédacteurs du Journal de Trévoux : (9) Ci-gît qui toujours babilla, Sans avoir jamais rien à dire ; Dans tous les livres farfouilla, Sans avoir jamais pu s’instruire ; Et beaucoup d’écrits barbouilla, Sans qu’on ait jamais pu les lire.

Cette épigramme caricature les contradictions internes de Berthier, écartelé entre ses efforts hyperboliques et la nullité de ses motivations ou de ses résultats : parler sans avoir de matière à parler, lire sans rien apprendre, écrire sans avoir de lecteurs… Mais en plus, ce court poème infantilise complètement le pauvre jésuite pris pour cible : « babilla », « barbouilla »… 3. LES STRATÉGIES DISQUALIFIANTES DE L’IRONIE MORDANTE Dans les épigrammes qui nous intéressent, on constate non seulement une imprégnation ironique, mais surtout une visée mordante donnée à la figure de l’ironie, en raison de sa coloration par le registre satirique. Nous allons à présent examiner quelques stratégies disqualifiantes qui motivent cette ironie mordante, en relation avec le genre bref et ciselé de l’épigramme. Celle-ci favorise principalement trois stratégies dépréciatives, la première jouant sur l’équivoque, tandis que les deux autres s’appuient sur la tension et la densité du genre épigrammatique. 3. 1. Disqualifications par des manipulations sur le signifiant L’ironie mordante se greffe assez souvent sur le signifiant du nom des cibles critiquées, sa manipulation entraînant ipso facto leur dégradation. On a alors affaire à des calembours satiriques qui recouvrent plusieurs formes d’équivoques. Celles-ci tiennent parfois à une homonymie totale, comme dans l’exemple (3) vu antérieurement. Cette épigramme suggère en effet qu’Anatole France n’aura quelque postérité littéraire que grâce à son heureuse confusion dénominative avec la France. L’équivoque dépréciative se base encore sur l’homonymie simplement homophone, à l’image de cette épigramme du romantique Michaud composée contre le néoclassique Campenon au XIXe siècle : (10) Au fauteuil de Ducis aspire Campenon : A-t-il assez d’esprit pour qu’on l’y campe ? Non.

Selon le second vers, la charge disqualifiante de cette épigramme est inscrite à la fin même de la dénomination de la cible attaquée (« non »). Dans la majorité des cas, le calembour satirique prend la forme de la

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS paronymie ou de l’à-peu-près1. Soit cette épigramme du poète Lamartine contre les nouveaux académiciens Empis et Ampère (XIXe siècle) : (11) C’est un état peu prospère D’aller d’Empis en Ampère.

Les noms de ces deux académiciens évoquent assez facilement la locution négative « de pis en pis ». Dans toutes ces occurrences, il est à noter que la ludicité du calembour canalise les épigrammes en question dans les limites comiques de la moquerie, les empêchant d’évoluer jusqu’au pamphlet. 3. 2. Disqualifications par des manœuvres paradoxales Exploitant la propension de l’épigramme à l’écriture conflictuelle et aux tensions sémantiques radicales, l’ironie mordante se concrétise aussi sous la forme du paradoxe. Cela se produit dans cet exemple : (12) Ces quarante immortels, vains jouets du trépas, Seraient tous à nos yeux comme s’ils n’existaient pas, Si leur mort, de regrets bien rarement suivie, Ne venait quelquefois nous révéler leur vie.

Cette épigramme anonyme contre l’Académie française développe un triple mouvement paradoxal : – Les académiciens qui se disent immortels sont semblables à des non-vivants (vers 1 et 2). – Les académiciens qui se prétendent immortels meurent physiquement (vers 3). – Plus globalement, les académiciens sont des morts intellectuels (vers 2), bien avant leur mort physique (vers 3). D’où la déduction qui s’impose : ils ne méritent pas leur nom d’immortels. On relève un paradoxe voisin dans cette auto-épigramme célèbre d’Alexis Piron, auteur de comédies médiocres au XVIIIe siècle : (13) Ci-gît Piron qui ne fut rien, Pas même un académicien.

Ces deux vers s’articulent sur la contradiction ouverte : est mort celui qui n’a pas existé. Une telle formulation péremptoire hyperbolise ironiquement le néant intellectuel supposé de son auteur. 3. 3. Disqualifications par des procédures argumentatives Suivant une stratégie faisant davantage appel à la réflexion, l’ironie mordante asseoit fréquemment ses disqualifications sur les court-circuitages argumentatifs qui découlent de la concision et de la densité du genre de l’épigramme. En résultent des charges lapidaires et instantanées contre les adversaires visés, à travers deux grandes manœuvres argumentatives. La première de ces manœuvres est l’emploi des sophismes, c’est-à-dire de l’argumentation intentionnellement forcée et faussée2. Entre autres, l’ironie 1

En fait, l’à-peu-près est une figure phonétique mal stabilisée conceptuellement. D’après Suhamy (1981 : 22), l’à-peu-près « confond des vocables peu ressemblants ». Par contre, pour Dupriez (1984 : 59), il met en jeu un « double sens obtenu par un déplacement […] d’un ou de deux phonèmes d’une phrase ou d’un syntagme ». 2 Comme l’écrit Reboul (1991 : 108), « le sophisme est un raisonnement qui n’est valide qu’en apparence et emporte l’adhésion en faisant croire à sa logique ».

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UN EXEMPLE D’IRONIE MORDANTE : L’ÉPIGRAMME mordante prise l’amalgame métonymique Auteur-Œuvre qui permet de discréditer d’un seul coup le premier avec la seconde, comme dans cette épigramme de Roqueplan contre l’écrivain néo-classique Baour-Lormian au XIXe siècle : (14) Ne me demandez pas si c’est Baour qu’on trouve Dans ce sombre caveau : On le sait au besoin de bâiller qu’on éprouve En passant près de son tombeau.

D’après ce texte, les bâillements d’ennui provoqués par l’œuvre de Baour-Lormian sont déjà suggérés métonymiquement par la proximité de sa seule personne, même morte. L’ironie mordante tire également profit du sophisme Post hoc, ergo propter hoc1, basé sur l’assimilation raccourcie, viciée et non justifiée d’une simple chronologie (avant-après) à une causalité (cause-effet). L’épigramme de Voltaire contre Le Franc de Pompignan, auteur d’une traduction des Lamentations de Jérémie, est éclairante sur ce point : (15) Savez-vous pourquoi Jérémie A tant pleuré toute sa vie ? C’est qu’en prophète il prévoyait Qu’un jour Le Franc le traduirait.

Si l’on en croit cette épigramme, les fameux pleurs du prophète Jérémie paraissent motivés par la traduction ultérieure catastrophique de Le Franc à inférer, alors qu’il n’existe aucun rapport de causalité entre ces deux faits. L’ironie mordante trouve sa force corrosive dans une seconde manœuvre argumentative : celle fournie par les sous-entendus de l’enthymème qui demandent expressément la contribution interprétative du lecteur2. Ainsi en est-il dans cette épigramme anonyme du XIXe siècle contre Etienne Pasquier, connu pour avoir successivement servi et trahi Napoléon 1er et Louis XVIII : (16) Pasquier dans notre Académie Avait juré d’être reçu : C’est le seul serment de sa vie Qui par lui ait été tenu.

Cette épigramme se borne à expliciter les prémisses du raisonnement développé : la majeure (vers 1 et 2), de même que la mineure (vers 3 et 4). Mais la conclusion dénigrante [Donc Pasquier est un homme sans foi ni loi] doit être restituée par le lecteur qui participe en cela à la construction de l’épigramme. 4. LA TEXTUALISATION DE L’IRONIE MORDANTE DANS L’ÉPIGRAMME Au niveau textuel, le mordant ironique de l’épigramme est concentré dans son concetto final3, selon la composition régressive propre à ce genre, suivant laquelle sa phase préparatoire n’est interprétable qu’à partir de sa chute qui focalise la surprise et l’impact du texte4. Considérons cette épigramme très connue de Voltaire contre 1 Littéralement : Après cela, donc à cause de cela. Pour des explications sur ce sophisme appelé aussi « de la fausse cause », voir Buffon (2002). 2 L’enthymème étant « un syllogisme incomplet » (Adam & Bonhomme, 2007 : 115), reposant sur le flou et le conjoncturel. 3 Terme stylistique italien traduisible par /pensée ingénieuse/, le concetto a pour principe « d’exprimer de façon virtuose une idée inattendue, que la formulation fait découvrir par un jeu de devinette » (Bury, 2001 : 93). 4 En cela, pour Roukhomovsky (2001), l’épigramme présente d’importantes affinités avec le mot d’esprit ou le Witz.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS Elie Fréron, adversaire des philosophes des Lumières et fondateur de L’Année littéraire : (17) L’autre jour, au fond d’un vallon, Un serpent mordit Jean Fréron : Devinez ce qu’il arriva ? Ce fut le serpent qui creva.

Cette épigramme « ad hominem »1, qui s’en prend à la personne même de la cible dénigrée, se moule encore sur la forme textuelle d’un enthymème, avec la formulation de la majeure (vers 1 et 2) et de la mineure (vers 3 et 4). Là aussi, le lecteur doit effectuer des calculs inférentiels et solliciter notamment sa compétence logique2 pour rétablir la conclusion dépréciative sous-entendue : [Donc Fréron est plus dangereux qu’un serpent]. Surtout, cette épigramme se signale par son concetto terminal qui met à jour la variante de l’ironie qu’est l’anticatastase, celle-ci « décrivant une situation diamétralement opposée à la situation réelle « (Morier, 1981 : 578). Le dernier vers met en effet en scène une contradiction naturelle, dans la mesure où il prend le contre-pied de nos prévisions : quand nous nous attendons à la mort de la victime humaine, nous assistons ici à celle de l’agresseur animal. Cette canalisation du texte épigrammatique vers une pointe finale assassine peut revêtir une configuration plus nettement énigmatique dans cette épigramme anonyme contre Adolphe Thiers, président de la République française entre 1871 et 1873 : (18) On dira quand il sera mort, Pour glorifier sa mémoire : Ci-gît celui qui vient encore De libérer le territoire.

Préparé par le reste du texte, le dénouement de cette épigramme (« libérer le territoire ») repose sur la figure de la syllepse oratoire « qui définit la coexistence en discours de plusieurs sens dans un même terme » (Bonhomme, 1998 : 36). À un premier niveau de lecture, « libérer le territoire » laisse apparaître le signifié lexicalisé /débarrasser un pays d’un ennemi/, qui s’intègre dans l’isotopie militaire. Suggéré par « encore », ce signifié lexicalisé se fait l’écho d’une citation de Thiers qui s’était effectivement vanté d’avoir libéré la France des Prussiens en 1871. En même temps, le lecteur est invité à construire, à partir de l’isotopie mortuaire du contexte antérieur (« mort », « ci-gît »…), un second signifié, cette fois discursif, dans « libérer le territoire » qui prend dès lors le sens réflexif de /débarrasser un pays de soi-même/. Transformant le vers final en concetto, cette brusque réorientation sémantique lui confère une fonction esthétique à portée poéticoludique, fondée sur l’équivoque, le conflit conceptuel et le détournement de citation. Mais cette esthétique de l’équivoque condensée se double instantanément d’une fonction argumentative. Autant en effet le signifié lexicalisé /débarrasser un pays d’un ennemi/ implique une valorisation de Thiers : [Donc Thiers est un héros], autant le signifié discursif superposé entraîne sa dévalorisation : [Donc Thiers est encombrant, nuisible…]. Déclenché par la dynamique même de l’épigramme, ce 1 Cette expression latine désigne un type de sophisme qui attaque l’adversaire au lieu de ses actes (cf. Woods & Walton, 1992). 2 D’après Kerbrat-Orecchioni (1986), celle-ci concerne les différents raisonnements impliqués lors de la production et de la réception d’un énoncé.

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UN EXEMPLE D’IRONIE MORDANTE : L’ÉPIGRAMME renversement axiologique est bien entendu destiné à infléchir l’image de Thiers auprès de l’opinion publique.

CONCLUSION À travers sa structure minimaliste, l’épigramme offre une diversité de ressources stylistiques tout à fait remarquable. Sur le plan compositionnel, elle se présente comme une symbiose textuelle de la figure de l’ironie et du registre de la satire. Sur le plan rhétorique, elle exploite très librement toute la panoplie des procédés ironiques : l’antiphrase, l’ironie par mention, l’ironie syntagmatique… Sur le plan pragmatique, elle cultive les effets les plus mordants inhérents à l’énonciation ironique, en privilégiant les bifurcations de sens extrêmes et en suggérant des antivaleurs, réelles ou fantasmatiques, sous couvert d’un discours qui cherche à montrer le brio langagier de son producteur. En cela, l’épigramme apparaît comme une forme discursive radicalisée et doublement frappante. D’une part, elle frappe ses cibles, au sens polémique du terme, en les tournant aussitôt en ridicule et à l’occasion en les mettant symboliquement à mort. Mais d’autre part, elle frappe le lecteur, cette fois dans un sens communicationnel, du fait qu’elle le séduit sur le champ par la fulgurance de son écriture et qu’elle s’assure de sa connivence lors de la raillerie de ses cibles. BONHOMME Marc Université de Berne [email protected]

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE* Celui qui s’intéresse au phénomène de l’humour doit avoir à sa disposition les genres de discours constituant un point de repère plus ou moins stable. Néanmoins certains discours sont qualifiés comme humoristiques — à côté des cases comme publicitaire, politique, polémique, universitaire, littéraire, scientifique, etc.1 — sans que les critères de cette qualification soient transparents, et ce d’autant que l’effet humoristique peut aussi être précisément provoqué par le mélange de deux de ces types de discours. À l’inverse, l’humour fait appel à une classification qui se fait souvent sur la base de sources en relation étroite avec les registres de langue notamment populaire, familier, grossier, ordurier, etc.2 Si toute la tradition du genre comique ouvre une perspective pour accueillir l’humour populaire, il est à remarquer qu’à l’humour comme pratique sociale est souvent associée une dimension esthétique3. En plus, l’humour ayant un pouvoir subversif peut être mis au service de la critique4 : dans cette optique, la distinction entre l’humour intentionnel et non-intentionnel doit être envisagée comme pertinente. Or, la mise en question de l’ordre établi ainsi que celle des valeurs et des comportements admis ne vont pas sans opérer une mise à distance vis-à-vis de la société. La mise en discours adéquate de cette mise à distance relève d’une problématique liée à l’énonciation. Le discours humoristique dont l’origine par rapport au comique se trouve dans une passion dysphorique, se caractérise alors par un discours double : le bouleversement implique la convocation des formes figées ou des stéréotypes d’un côté, et leur révocation immédiate de l’autre5.

* Grâce au programme suivi Mellon l’auteur a bénéficié d’une réinvitation à la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris. Grâce à la Fondation Pro Renovanda Cultura, programme Kuno Klebelsberg, le présent article a pu prendre sa forme définitive. Qu’elles soient remerciées ici. L’auteur participe au travail de l’équipe Théorie linguistique de l’Académie des Sciences en Hongrie. Contrat de recherche : Le problème de l’évidence dans la théorie linguistique (MTA 2006TKI65, directeur : András Kertész, Université de Debrecen). 1 Voir Questions de communication, 2006, n° 10. 2 Au fait, la gamme peut être élargie en fonction des nations mais aussi en fonction de ce que les couleurs désignent. Sur la question voir plus de détail (GENDREL et MORAN : 2006). 3 ANGENOT (1982) fait une typologie des discours agoniques (satire) et enthymématiques avec des formes connexes comme la parodie. 4 BERTRAND (1993). 5 MORIN (2002).

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS Au-delà des considérations génériques que l’humour mobilise1, les discours et les conversations qui comprennent des catégories comme jeu de mots2, trait d’esprit, calembour, contrepèterie, bouffonnerie, etc., par le simple fait de faire rire, peuvent être reçus comme humoristiques. Il nous semble alors que la seule présence de ces catégories, ou des procédés discursifs parfois complétés par des procédés rhétoriques tels que la litote, l’antiphrase ou l’antanaclase suffise à donner l’impression de participer de plein cœur à l’humour. C’est Noguez (1969 : 47) qui va le plus loin dans cette direction en ramenant l’humour à la litote : « l’humour est syntagmatiquement sous-développé, associativement (ou systématiquement) surdéveloppé. C’est une litote ». C’est lui qui propose par ailleurs une typologie en exploitant l’idée de la duplicité que nous avons évoquée dans le paragraphe précédent. Appuyé sur l’inadéquation entre signifiant et signifié, il distingue quatre modèles : (i) ce qui ne va pas de soi présenté comme allant de soi, (ii) ce qui va de soi présenté comme n’allant pas de soi, (iii) la chose triste présentée non tristement ou la chose gaie non gaiement (humour noir), (iv) l’amabilité présentée comme méchanceté, la louange comme un reproche ou réciproquement (ironie). L’humour spécifique à un contexte et à une culture, peut poser des problèmes majeurs de traduction3. Cette considération, toute évidente qu’elle soit, aurait pour conséquence de confirmer que l’humour est un phénomène discursif. Or, si c’est discursif, — et c’est notre hypothèse fondamentale — ce n’est pas seulement à cause des aspects énonciatifs mais aussi parce que dans la langue il y a quelque chose qui lui permet d’émerger. Suivant ces considérations fragmentaires qui n’ont aucune prétention d’exhaustivité, certes, nous pouvons constater une chose : ou bien le terme d’humour apparaît dans son usage relâché, il est alors propice à toutes les confusions, ou bien il apparaît comme relevant d’un usage très nuancé, et il exclut alors toute possibilité de généralisation4. Si l’humour est partout, pourrait-on en conclure qu’il est alors nulle part ? Ce constat condamnerait-il tout travail théoriquement bien fondé ? C’est précisément à cause de cette omniprésence que s’impose l’exigence d’une théorisation avec une acuité redoublée, et c’est cette omniprésence qui nous incite à envisager, de manière particulièrement appuyée, la question de savoir sur quoi fonder une théorie de l’humour. Nous essayerons de relever dans un premier temps quelques points des grandes théories qui sont en circulation pour passer dans un second temps à une étude de cas que nous présenterons dans le cadre d’une théorie sémantique contemporaine (Raccah : 2005b) en cours d’élaboration. État des lieux des théories de l’humour Une première tendance peut être attachée à la Théorie du défoulement (ou de la détente) dont la référence incontournable est de toute évidence Freud (1985, 1988). Cette théorie vise à rendre compte des effets psychologiques en termes de substituts ou en termes de régulation des tensions intérieures. Dans cette optique, les 1 Il est à noter que l’équipe CORHUM prend le comique pour terme général ; pour une vue panoramique de la question voir DUFAYS et ROSIER (1999). 2 Sur la genèse des jeux de mots voir DE FOUCAULT (1988). 3 Sur ces difficultés voir LAURIAN et SZENDE (2001). 4 Ce qui est aussi valable, dans son ensemble, au présent ouvrage.

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE propos de Freud vont dans le sens même d’une valorisation de l’humour. Il met l’humour dans la catégorie des « processus de défense » par rapport au « refoulement raté », lui attribuant la capacité de réaliser la défense à un degré maximal. Il en donne comme justification le fait qu’il est mis en œuvre au niveau préconscient. L’humour étant un mécanisme de défense contre la souffrance, doit être considéré comme un « don précieux et rare »1. En fait, à l’origine de l’humour se trouve la possibilité de dire ce qui est interdit et celle de révéler des affections refoulées. Une deuxième tendance portant le label la Théorie de la supériorité a pour objectif principal de rendre compte de l’attitude négative de l’humour et de l’agressivité du rire. La littérature abonde en travaux2 qui montrent comment l’humour vise un groupe ethnique, social ou politique. Tout compte fait, c’est la situation sociale qui est mise en œuvre dans l’approche de l’humour. Suivant la position de Bergson (2000 [1899]) selon laquelle le rire signalant des erreurs, bien au-delà des corrections, serait destiné à humilier et à exclure. Dans cette optique, l’humour perd toutes ces valeurs que la tendance du défoulement lui attribue préférentiellement. Troisièmement, par rapport aux deux premières tendances destinées à faire ressurgir les fonctions de l’humour, la Théorie de l’incongruité construite par Raskin (1985) et revalorisée par Attardo (1994) se donne pour tâche de préciser les conditions qui doivent être satisfaites pour qu’un texte devienne humoristique. Elle est fondée sur la notion de script3, qui, dans le sens large du terme, est définie comme une structure cognitive interne au locuteur, indiquant la manière dont le monde est organisé. Les trois conditions sont formulées de la manière suivante : (i) il est nécessaire que deux scripts soient actualisés par rapport à un même texte ; (ii) il est nécessaire que ces deux scripts soient superposables, à savoir qu’il y ait une part commune (overlaping) ; (iii) il est nécessaire que ces deux scripts soient sémantiquement exclusifs dans un même contexte. L’idée de la tension qui marque également la Théorie du défoulement revient, elle perd cependant, dans ce cadre, toutes ses bases neuronales. Puisque l’objet d’étude est le texte, la tension s’établit entre les connaissances apportées par les textes et les connaissances qui sont disponibles en mémoire. C’est cette piste qui mènera aussi aux développements dits linguistiques de l’humour dans un cadre conversationnel, sémiotico-textuel ou cognitif. Notons en passant que l’idée principale de cette théorie est déjà présente dans la conception de la création de Koestler (1965) sous le terme de bissociation. Noguez (1969 : 43), même si c’est la structure formelle du langage humoristique qu’il envisage, finit par donner les conditions de la perception de l’humour : reconnaître son caractère artificieux revient à reconnaître l’intention humoristique et à opérer un second décryptage qui est assuré par la translucidité. En outre, il y a des indices pour signaler l’inadéquation des signifiants par rapport aux signifiés, notamment l’énormité et le démasquage. Forabosco (1992) donne une définition psychologique de l’incongruité en tant que difformité par rapport aux modèles 1

GENDREL et MORAN (2005). Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un coup d’œil au sommaire du présent ouvrage. 3 À l’origine due à SCHANK, mais plus tard réutilisée et reformulée selon les besoins d’un cadre théorique donné. 2

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS cognitifs de référence, alors qu’Attardo (2000) l’exprime en termes d’impropriété de l’énoncé par rapport au contexte partagé par des interlocuteurs : un énoncé est approprié si ses présuppositions sont respectées. Notre remarque critique vise le caractère préconstruit des scripts. Ils sont définis comme configurations de représentations partagées, et sont considérés comme schémas dans leurs enchaînements temporels et logiques relatifs aux actions et aux buts. A priori, nous n’avons rien contre cette définition. Elle devient cependant problématique à partir du moment où les scripts apparaissent dans la théorie comme contenus sémantiques. La confusion du sens avec la cognition, ainsi que la confusion de la représentation sémantique avec la représentation des connaissances conduisent à suggérer que les contenus sémantiques préexistent aux énoncés qui les activent, alors que nous avons comme préalable l’idée que le sens des énoncés est construit par les interlocuteurs, et cette construction ne nécessite pas les représentations mentales mais elle a recours en premier lieu à des discours. Au-delà du fait qu’elle repose sur un appel au préconstruit, une théorie qui vise l’incongru, vise en même temps le rapport à une situation. Or, pour que l’humour constitue un objet intéressant le linguiste, il faut qu’il relève de comportements linguistiques sans exclure pour autant les cas de figure où le rire puisse être provoqué aussi par des comportements non linguistiques. Il ne nous semble pas cependant possible de mettre sur le même plan les conditionnements psychologiques ou sociaux relevant de la situation avec les manifestations proprement linguistiques de l’humour. Nous réservons le terme comique1 à la situation (Raccah : 2001). C’est cette non-assimilation de l’humour au comique qui nous conduit à envisager le statut que la théorie sémantique que nous pratiquons peut prendre dans les études sur l’humour. La Sémantique des points de vue En l’absence d’une théorie unifiée de l’humour, il nous paraît légitime d’envisager la manière dont le phénomène de l’humour peut être attaché à une théorie sémantique qui ne se donne pas pour tâche l’étude du sens des unités linguistiques par le simple fait qu’il est construit, et ainsi, directement inaccessible. Elle vise en revanche les contraintes que ces unités mettent sur la construction du sens. Cette théorie est la sémantique des points de vue proposée par Raccah, issue de la version topique de la théorie de l’argumentation dans la langue d’Anscombre et Ducrot (1983). La question qui nous préoccupe ici c’est d’ouvrir une piste pour voir comment rendre compte des effets humoristiques des énoncés. La réflexion qui va suivre ne sera qu’un préliminaire qui s’inscrit directement dans un cadre de recherches visant la description des significations des unités linguistiques en termes argumentationnels. Nous trouvons que contre la conception spontanée de la parole selon laquelle la fonction première de la communication serait de transmettre des informations, nous pouvons considérer l’humour comme un argument empirique au même titre que la polyphonie.

1 Tout en admettant d’autres possibilités à envisager, notamment chez CHABANNE (2002) l’humour est recouvert par la catégorie du comique sprirituel, à savoir il est un des dérivés du comique.

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE Étude de cas : Quand poser une question revient à afficher son sens de l’humour Pour développer une réflexion encore embryonnaire en matière d’humour, nous renvoyons à une situation d’énonciation que nous avons eu l’occasion d’observer. Il s’agira, dans une situation de conversation de tous les jours, de l’observation d’une énonciation vivante et non pas fabriquée. Dans le train, les voyageurs préparent leur titre de transport à la vue du contrôleur SNCF, qui fait les mêmes gestes machinalement tous les jours en répétant les mêmes paroles « votre billet, s’il vous plaît » mélangées aux « merci » des voyageurs. Le caractère répétitif de cette scène est cependant cette fois-ci suspendu par l’intervention d’un monsieur qui lui adresse la question suivante : « Vous faites des confetti ? » En réponse, voilà le rire du contrôleur. Les questions qui se posent alors du point de vue d’un tiers : pourquoi cela fait rire ? Est-ce vraiment drôle ? Ne serait-ce pas plutôt moqueur ? Est-ce l’ingéniosité du locuteur d’ajuster à la situation le mot confetti sans élaborer pour autant un jeu de mots appuyé sur l’un des procédés qui en seraient responsables tels que la contrepèterie, le calembour ou l’équivoque ? Est-ce que le locuteur vise délibérément à faire rire pour plaisanter1 ? Est-ce une conduite de taquinerie ou encore de moquerie pour blaguer ? Dans ce qui suit nous essayerons de fournir quelques éléments de réponse plus ou moins spontanée. Situations et situations... En première analyse, le regard introspectif nous conduit à dire que ces paroles invitent à comparer la situation dans la quelle les interlocuteurs se trouvent à une situation dans laquelle l’objet nommé confetti est en général utilisé. Cette situation n’est pas difficile à trouver, notamment c’est une situation de fête ou de party. Le contraste de deux scripts, dans le sens de configurations de représentations partagées, celui du travail et celui de la fête produit un effet de surprise. Ce qui rend original l’emploi du mot c’est que la pratique du lancement des confettis relève du divertissement, surtout si l’on pense au moment d’enterrer l’année, alors que les rondelles de papier produites par le poinçonnage du contrôleur relèvent du travail. Même si divertissement et travail sont deux domaines incompatibles, il n’est pas difficile de reconnaître l’overlaping dans l’idée de l’enterrement. Sans nous lancer dans le questionnement concernant l’intention du locuteur, à savoir si c’est celle de plaisanter, de se moquer ou autre, — l’intention n’étant pas un grand secours, puisqu’elle ne constitue ni une garantie ni une interdiction pour une interprétation donnée —, nous remarquons que la conversation normalement réduite à un tour de parole caractérisant la situation en question n’exclut pas la forme d’interrogation. Dans le script du voyage on s’attend cependant à ce que l’interrogation serve à demander des renseignements sur les horaires ou sur les correspondances. Or, ici ce n’est pas le cas. Nous aurions tendance à dire que voilà une situation où poser une question revient à afficher —pour ne pas dire exhiber —

1 Nous avons développé ailleurs (SIMONFFY : 2001) une réflexion sur ce mode d’énonciation qui vise délibérément à faire rire.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS 1

son sens de l’humour , par l’intermédiaire du contraste entre l’énoncé et les assomptions d’arrière-plan. Rire et connivence En seconde analyse, toujours dépendante d’un regard introspectif, nous pouvons aussi dire que le rire introduit une certaine connivence dans l’échange conversationnel, et c’est précisément cet échange émotif qui risque d’installer une nouvelle affectation de la réalité en lui attribuant une nouvelle valeur, notamment celle de considérer le travail sous un angle différent. Dans ce cas particulier, il ne s’agit pas de l’humour à prédominance linguistique basé sur un certain jeu de mots (calembours, contrepèteries, ou autres) qui nous permettrait d’isoler un mot pour l’identifier comme un élément du lexique étant responsable de déclencher le rire. Dans cette optique, il ne s’agit pas en effet d’une simple énonciation, mais d’une interaction dans laquelle le rire doit aussi signaler la réception réussie dans la mesure où l’interlocuteur choisit d’assumer, par complicité avec le locuteur, le rôle qu’il lui avait préparé. Cadre pour une réflexion systématique Les remarques précédentes, toutes légitimes qu’elles soient laissent cependant une question ouverte concernant l’observation. Ce qui n’est pas explicité ce sont les observables qui devraient cependant fonder ces remarques. Or, pour nous, il est essentiel de nous poser la question de savoir quels sont les observables et quels sont les rapports entre eux, si ce sont les phénomènes du sens en général et les phénomènes de l’humour en particulier qui nous intéressent. Nous nous proposons de partir du fait empirique que certains énoncés, en l’occurrence celui-ci, sont spontanément considérés comme humoristiques. Une approche linguistique saurait dire ce qui fonde cette perception. Cependant, il ne faut pas oublier que l’énoncé en question a été proféré dans une situation de communication orale, et n’a pas été suivi d’autres énoncés. S’il est indéniable que l’espace textuel est un lieu idéal pour le déploiement de l’humour, — d’où l’intérêt d’analyser l’humour dans des corpus littéraires ou journalistiques — cet espace n’est pas à notre disposition dans ce cas de figure. D’un côté, c’est le manque de cet espace qui rend particulièrement difficile de dire pourquoi cet énoncé est considéré comme humoristique, et de l’autre côté, c’est ce manque qui nous incite à prendre en compte ce qui est alors à notre disposition en tant qu’observateur. L’énoncé et la réaction à l’énoncé sont accessibles à l’observation, en revanche, ni le sens, ni la signification ne le sont. Or, nous y attribuons une relation de causalité qui revient à associer à la réaction observée l’effet de l’énoncé observé. En admettant l’hypothèse de l’attribution causale (Raccah : 2005a) nous sommes autorisée à dire que c’est le 1 Nous avons l’impression que l’expression avoir le sens de l’humour est utilisée souvent à propos de celui qui arrive à faire évoquer toute une série de discours, et non pas nécessairement à propos de celui qui cherche à exploiter l’ambiguïté de certaines unités linguistiques. Dans ce dernier cas, si une personne arrive à fabriquer des jeux de mots plaisants à tout le monde, elle serait plutôt qualifiée de créatif, ou d’ingénieux. À noter la différence (CHABANNE : 1997) entre avoir le sens de l’humour et faire de l’humour : la première indique une disposition à une certaine forme d’interaction verbale alors que la seconde sert à communiquer cette disposition.

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE sens, un fait linguistique qui relie l’énoncé au rire. Si le récepteur le construit à la base des stimuli provoqués par l’émission de l’énoncé, il convient de noter d’une part, que ce ne sont pas les sons qui déclenchent le rire, et que d’autre part, le rire n’est pas directement provoqué par l’énoncé. Le sens étant le premier des effets de l’énoncé, il est l’une des causes du rire que nous avons considéré comme réaction à cet énoncé. Si nous le retenons par rapport aux autres causes possibles, c’est parce qu’il est pertinent pour la sémantique : on y accède au moyen des discours. Cette idée de renvoi des discours à d’autres discours a été conceptualisée par la notion de topos, une catégorie de garants qui prend en compte une corrélation de manière graduelle entre deux entités. Cette gradualité peut être formulée de la manière suivante : // + P, + Q // ; // – P, – Q // ; // + P, – Q // ; // – P, + Q //. Il convient de souligner que la prise en compte de cette corrélation est de caractère discursif et non pas logique ni cognitif. Si les garants sont présentés comme généraux et partagés par une communauté linguistique, ces caractéristiques incombent aussi aux topoï. Les garants finissent par assurer en principe l’intersubjectivité, alors que les topoï assurent le lien entre argument et conclusion. La notion de topos est définie plus précisément au moyen d’un champ topique (Bruxelles et al. : 1993) pour pouvoir rendre compte aussi de topoï lexicaux. Il y a deux manières d’obtenir un champ topique (Raccah : 2002), lui-même défini comme une façon de voir une entité. Premièrement, à partir d’un champ conceptuel qui serait mis en rapport avec une valeur, ce qui nous fournira un champ topique élémentaire. Deuxièmement, à partir d’un champ conceptuel qui serait mis en rapport avec un champ topique non élémentaire. Des exemples illustratifs des différentes contraintes Une théorie de la signification doit rendre compte des structures de la langue et aussi de la multiplicité de leurs emplois. La sémantique des points de vue envisage la signification en termes de contraintes sur la construction du sens, permettant de distinguer ce qui dépend de la situation et ce qui en est indépendant. Si cette distinction est pertinente aussi en matière d’humour, c’est pour ne pas mélanger le comique et l’humour. Ces contraintes, selon Raccah (2002) sont de nature différente. Premièrement, (i) les articulateurs imposent des contraintes sur la forme des topoi. Deuxièmement, (ii) les mots imposent des contraintes sur les champs topiques. Ces contraintes lexicales, à leur tour se divisent en deux catégories, (ii’) celles qui viennent des champs topiques élémentaires, et (ii’’) celles qui s’appuient sur d’autres points de vue. Pour illustrer (i) le premier type de contrainte nous proposons d’observer le comportement du connecteur mais à partir de l’énoncé (1). (1) Pierre est mécanicien mais honnête. Pour construire le sens de cet énoncé, nous sommes obligés d’accepter le point de vue du locuteur à partir duquel nous voyons la situation. La présence du connecteur mais signale les orientations opposées et aussi le fait que le deuxième membre — dans lequel figure par ailleurs un mot euphorique — est plus fort en tant qu’argument. Nous construisons le sens en fonction d’un certain préjugé que le locuteur nous fait subir vis-à-vis de ce métier. C’est une construction dans laquelle ni la cognition ni la psychologie ne risquent d’intervenir. Cette contrainte ne dépend 49

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS pas de la situation, bien que celle-ci — à savoir les topoï effectivement utilisés dans la situation — doive être incluse dans l’interprétation. Pour qu’un champ topique soit considéré comme lexical1, il faut présupposer d’un côté que la langue favorise certains topoi dans le processus de cristallisation, et d’un autre côté, que ces champs topiques lexicaux contraignent les topoi discursifs. Nous proposerons de reprendre les exemples emblématiques, des contraintes (ii’’) notamment le verbe travailler2 et l’adjectif riche3 dont les champs topiques permettent de formuler des points de vue lexicalisés. (2) Il a travaillé, il doit être fatigué. (3) Il est riche, il a les moyens de s’offrir un voyage de luxe. Dans l’énoncé (2), le champ conceptuel, en l’occurrence l’activité, est considéré du point de vue de la fatigue. Le champ topique « fatigue » est lexicalisé et le mot comprend le topos qu’on peut formuler de la manière suivante : //plus on s’active, plus on se fatigue//

Par ailleurs, l’énoncé (2) semble creux, car il n’ajoute rien à ce qu’on peut prévoir à partir du topos attaché au mot : c’est un énoncé doxal. Si l’on prend l’adjectif riche dans l’énoncé (3), sa signification lexicale permet de voir la possession du point de vue du pouvoir, la possession confère du pouvoir. Le topos peut être formulé : //plus on possède, plus on peut//

De même, l’énoncé (3) est un énoncé doxal dans la mesure où il ne fait rien d’autre qu’expliciter le topos inclus dans le mot qui y figure. Des contraintes aux effets humoristiques Après avoir présenté les thèses fondamentales de la théorie sémantique des points de vue nous sommes en mesure d’anticiper sur les aspects qui pourraient être exploités en vue de la description sémantique de l’humour. Nous nous proposerons d’interroger les liens entre contraintes, énoncés doxaux et énoncés paradoxaux. Plus particulièrement, nous pouvons mettre en valeur les relations qu’entretient le caractère bizarre des énoncés avec l’humour. Si nous considérons l’énoncé (4), il est un énoncé paradoxal dans la mesure où il va non seulement au-delà de la doxa mais le deuxième membre va dans la direction opposée à celle que le point de vue lexicalisé, notamment la fatigue permettrait de suivre. (4) Il a travaillé, il doit être reposé. Nous faisons alors l’hypothèse que si le locuteur présente un point de vue comme général et partagé, alors qu’il ne l’est pas, l’effet de bizarrerie revient à faire de l’humour. Illustrons ce cas de figure, notamment le cas où l’intersubjectivité est atteinte, avec l’énoncé (5). (5) Il pleut. Allons nous promener. Le locuteur présente un point de vue, selon lequel la pluie favorise la promenade, comme général et partagé. L’effet que provoque cet énoncé ne consiste 1 À la suite des travaux dans le domaine (BRUXELLES et al. : 1993 ; RACCAH : 1990 ; CHMELIK : 2005) nous avons pratiqué deux démarches pour essayer de révéler les points de vue lexicalisés : des topoi aux mots SIMONFFY (2005) et inversement, des mots aux topoi SIMONFFY (2002, 2006). 2 RACCAH (1990). 3 BRUXELLES et al. (1993).

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE pas dans l’impossibilité d’admettre le droit au locuteur de préférer la promenade sous la pluie, mais plutôt dans sa façon d’utiliser la langue, car son point de vue individuel devrait s’exprimer par rapport au topos selon lequel : //plus il pleut, plus on reste à l’intérieur//

Le locuteur présente son inclination particulière comme une disposition que partagerait l’ensemble de la communauté linguistique dont il est membre, alors qu’il est précisément à l’opposé. C’est un énoncé paradoxal dans le sens où il dépasse la doxa. Ce n’est un paradoxe ni logique ni sémantique. Suivant la terminologie de Bruxelles et al. (1993), c’est un paradoxe culturel, parce qu’on peut lui associer une situation dans laquelle l’enchaînement perd son caractère bizarre, grâce aux hypothèses supplémentaires sur la situation. Par exemple, on peut imaginer qu’en cas de panne d’eau, après avoir travaillé sur le chantier, les ouvriers couverts de poussière sont contents de la pluie, parce qu’ils seront lavés : c’est dans cette situation qu’on profère l’enchaînement (5) (Il pleut. Allons nous promener). Dans ce cas-là, le topos utilisé opposé à la doxa se combine avec d’autres topoï, notamment : //plus on est sale, plus la pluie fait l’affaire//

Certes, cette situation particulière, par conséquent marquée, est l’une des situations qu’on peut imaginer. Ce qui importe ici c’est d’un côté de faire remarquer qu’il faut imaginer quelque chose pour que l’enchaînement soit interprétable sans effet bizarre ou humoristique, et d’un autre côté de comprendre que si la signification des mots était réduite aux concepts ou aux représentations des choses, il n’y aurait pas de problème linguistique du paradoxe induisant des effets humoristiques. Une autre piste qui permettra certains développements intéressants en matière d’humour, c’est d’envisager le type de contrainte qui vient des euphoriques vs dysphoriques (Raccah : 2006). Quant aux adjectifs, des jugements de valeur sont directement associés à certains mots de telle manière que la valeur reste identique en toute situation d’énonciation. Par exemple, malhonnête porte un jugement de valeur négatif sur la personne, et ceci, même si ce sont des malfaiteurs qui l’utilisent. Si malgré tout, l’adjectif évoquait un jugement positif dans une situation donnée des malfaiteurs, il provoquerait un effet humoristique. Nous pouvons esquisser une hypothèse très générale sur le rapport entre le dysphorique et ses contraintes : si le locuteur se présente comme portant un jugement positif alors que le mot est dysphorique, cela permet de provoquer un effet humoristique qui tire au comique. À première vue, cette ambivalence concernant la qualification de l’effet provoqué peut sembler contradictoire avec notre remarque préalable selon laquelle le terme comique sera réservé à caractériser la situation. À y réfléchir, il n’en est pas ainsi, car nous avons précisément présupposé une situation bien marquée, le milieu des malfaiteurs dont l’effet comique devient compatible avec l’effet humoristique. Considérons cependant le cas contraire où c’est l’euphorique qui est présenté comme portant un jugement négatif, ce qui va à l’encontre de la contrainte que le mot met sur la construction du sens. Le mot honnête utilisé entre les bienfaiteurs, se présentant comme portant un jugement de valeur négative alors que le mot oblige de voir l’entité sous un regard positif, provoquerait un effet humoristique qui tire à l’ironie. Après avoir envisagé certaines des manières dont la sémantique peut rendre compte de quelques phénomènes en matière d’humour, revenons à notre cas d’étude. Quant au sens, nous y avons accès de manière indirecte au moyen des discours. Le 51

HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS mot confetti évoque des discours comme « achetons des confetti pour enterrer l’année », « lançons des confetti pour porter bonheur aux jeunes mariés », etc., qui pourraient être ramenés au topos : //plus il est justifié de parler de confetti, plus il est justifié de parler de divertissement//

L’application d’un topos à la situation montre comment la situation est vue. La présence du mot confetti met en œuvre un topos selon lequel le lancement des confettis est en corrélation avec le divertissement. Or, ce topos est évoqué, suggéré, mais il n’est pas validé tant que le champ conceptuel — l’activité de travailler — est considéré sous l’angle de la fatigue. Pour conclure Pour bien situer l’orientation de notre intérêt vis-à-vis du phénomène de l’humour, nous avons suggéré de prendre en considération la manière dont la sémantique des points de vue, un courant actif de la recherche actuelle, inspirée par la Théorie de l’Argumentation dans la langue, tant d’un point de vue méthodologique que pratique, permet de rendre compte des faits de langue en général, parmi lesquels l’humour en particulier. Nous trouvons que la sémantique des points de vue contribuera aux développements des études sur l’humour dans la mesure où elle nous fait admettre que les mots parfois suggèrent, parfois imposent certains points de vue. Déjouer ces points de vue conduit à prévoir certains effets humoristiques. Si l’adjectif « humoristique » est souvent appliqué à une production consciente reconnue comme telle par un tiers, nous avons suggéré plutôt une conception linguistique de l’humour qu’une définition. L’idée que les significations sont liées à la langue et non pas aux pensées ni au monde, n’est pas contradictoire avec une conception non-référentialiste de l’humour. Pour décrire la phrase d’un énoncé, il n’est pas nécessaire de traiter l’information, et il n’est pas non plus nécessaire de s’appuyer sur l’événement que constitue l’énonciation, ni sur le choix de l’énoncé dans telles et telles circonstances, grâce aux discours qui sont attachés lexicalement aux mots. Si la sémantique est l’étude des contraintes sur la construction du sens, une théorie sémantique de l’humour doit se fonder sur ces contraintes : en fonction des types de contrainte qu’on est en train d’envisager, le type d’humour peut être aussi prévu sur la base d’un dispositif en langue. Comme Raccah (2001 : 36) le constate : « On peut s’amuser à produire des énoncés qui seraient systématiquement orientés dans le sens contraire de ce que la langue induit : « Il pleut, ça va donc sécher », « Il fait chaud, couvrez-vous », etc. C’est une forme d’humour parfois un peu lourde, mais c’est aussi un moyen d’expression qui peut être très riche. »

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L’HUMOUR À L’HORIZON DE LA SÉMANTIQUE DES POINTS DE VUE La construction du sens est aussi motivée par l’association des mots que suscitent les mots effectivement utilisés. Cette association plaisante permet souvent de parler d’humour. Un énoncé évoquant des discours instaure un rapport de dualité qui émerge dans le fait que s’il évoque des discours, il le fait de deux façons différentes : intrinsèquement et extrinsèquement. Nous risquons de supposer un rapport entre le discours cristallisé et le discours tout simplement évoqué par un mot. Dans cette optique, il est aussi possible de supposer un point où un discours tourne en un autre discours, par un effet de bascule, provoquant parfois des rires, parfois des sourires. SIMONFFY Zsuzsa Université de Pécs [email protected] Bibliographie ANGENOT, M., La parole pamphlétaire, Paris, Payot, 1982. ANSCOMBRE, J.-C. et DUCROT, O., L’Argumentation dans la langue, Liège, Mardaga, 1988. ATTARDO, S., Linguistic Theories of Humour, Berlin, Mouton de Gruyter, 1994. ATTARDO, S., « Irony is relevant inappropriateness », Journal of Pragmatics, 32, 2000. BERTRAND, D., « Ironie et humour : le discours renversant » Humoresques, 4, 1993. BERGSON, H., Le rire, Paris, PUF, 2000 [1899]. BRUXELLES, S., et al., « Argumentation et champs topiques lexicaux », Cahiers de Praxématique, 21, 1993. CHABANNE, J.-Ch., Le comique, Paris, Gallimard, 2002. CHABANNE, J.-Ch., « Le réseau lexical de l’humour et du comique », dans Feuerhahn, N. et Sylvos, F. (dir.), La comédie sociale, Presses Universitaires de Vincennes, 1997. CHMELIK, E., « Un jeu sans conséquences », dans Simonffy, Zs., (dir.), Jeu, enjeu, double jeu, Université de Pécs, 2005. DUFAYS, J.-M. et ROSIER, L., (dir.), Approches du discours comique, Bruxelles, Mardaga, 1999. De FOUCAULT, B., Les structures linguistiques de la genèse des jeux de mots, Berne, Peter Lang, 1988. FREUD, S., L’inquiétante étrangeté, traduit de l’allemand par Bertrand Féron, Paris, Gallimard, 1985. FREUD, S., Le Mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, traduit de l’allemand par Denis Messier, Paris, Gallimard, 1988. FORABOSCO, G., « Cognitive aspects of the humour process : the concept of incongruity, Humour, 1-2, 1992. GENDREL, B. et MORAN, P., Humour. Panorama de la notion, 2006, « Fabula », atelier février 2006 (http://www.fabula.org/actualites/article13363.php).

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L’HUMOUR, UNE CAPACITÉ « MILITANTE » « Je ris des Chats-fourrés et du pressoir à phynances ; et je suis délivré ; je soulève le poids. Je les vois tels qu’ils sont et je les annule. Sans illusion, sans idéalisme : je sais qu’il faut encore les détruire pratiquement. Mais cette destruction commence par le rire. Le rire annonce sa possibilité […] Il implique un optimisme : la certitude que ce rapport peut devenir meilleur, et que l’homme (individuel et social) peut rejeter tout ce qui s’oppose à lui. Non seulement la “part adverse de la nature”, mais la part adverse de la société ». (H. Lefebvre, Rabelais, p. 269). (L’ironie) « aperçoit dans le stable l’éphémère et dans le solide la corruption qui l’emporte […] L’ironie traduit – beaucoup plus que l’angoisse – la sensibilité au devenir qui corrode les choses et les formes […]. Si l’ironie ne la prévient, la joie sent l’aiguillon de la souffrance ; la pointe aiguë pénètre puisque dans le cœur de la joie. L’ironie, douce, voilée, amère, lui répète : “Attention, seul le moment se retient, se retrouve, se répète”. L’ironie est meilleure élève de la dialectique que le sérieux car elle “traduit la sensibilité de l’individu aux ironies de l’histoire, aux métamorphoses des actes, des événements, des situations en leur contraire ». (H. Lefebvre, Introduction à la modernité). « Tu te voulais navire de haut bord, et ne fus qu’une digue, une jetée, un caillou dans le torrent, une bouée flottante, un pieu dans une boue mouvante au milieu des remous. Tu voulais la hauteur, ce fut l’abîme, Tu te voulais le chant, et ne fus que le cri Tu te voulais un homme et ne fus que sa forme, et son moulage en creux, et peut-être l’écho qui de loin l’annonçait. » (H. Lefebvre, La Somme et le reste, p. 427). Qu’il nous soit permis ici de commencer par un exemple. Après les attentats attribués à Ben Laden le 11 septembre 2001, celui-ci avait été « élu » dans plusieurs classes d’un lycée. Étonnement du conseiller d’éducation qui dit au principal : « J’ai un problème, il y a un élu que je n’ai pas sur ma liste d’inscrits ». Et le directeur de répondre : « Moi non plus ». Dans cet « humour noir » apparaissent quelques-uns des phénomènes que nous allons analyser. Un élève, soumis théoriquement à la direction de l’établissement, se joue de celle-ci et fait apparaître un esprit dont ses représentants attitrés sont apparemment dépourvus. Il sort ainsi un instant de sa condition subordonnée pour inverser le rapport de force et liquéfier les hiérarchies qu’il subit quotidiennement.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS On peut apprécier ou non son bon goût (qui nous permet un instant de sourire pour survivre) mais non nier le travail d’analyse de l’institution que cette bévue volontaire a permis. Mais revenons à des choses plus sérieuses et expliquons d’abord d’où nous est venue l’idée de cette intervention1. Enseignant à l’IUFM de Lyon 1, j’ai organisé de nombreux modules et stages en direction des éducateurs sur l’humour à l’école. Avec G. V. Martin, j’ai aussi participé, à Santiago en 2005, à l’université consacrée à l’humour en Français langue étrangère2. Aujourd’hui, à l’approche de la retraite, j’étudie les apprentissages qui se font dans les associations et mouvements sociaux3 au nombre desquels je place l’ironie – malgré l’esprit de sérieux qui affecte parfois les appareils – et l’humour que je qualifie de « démocritique ». Ceci nonobstant l’étymologie de « militant » qui renvoie à « miles » (soldat) et ne prête donc pas à rire. SORTIR DE LA « RÉIFICATION » C’est que tout projet visant à changer le réel et donc à faire apparaître un possible, peut contribuer à montrer l’absurdité de l’ordre ou du désordre établi. Par exemple la perspective d’une émancipation du travail à l’époque du film de Charlot intitulé Les Temps modernes montre que l’homme et la femme ne peuvent plus être réduits à l’état d’appendice de la machine, c’est-à-dire transformés en choses, « réifiés » ou « aliénés ». De même lorsque l’Europe perçoit les risques de la guerre et de la tyrannie, Le Dictateur du même Chaplin affirme, contre l’omniprésence du conditionnement social, la dignité de l’humain : impossible de plaquer du « mécanique » sur du « vivant », dit Bergson dans Le Rire. Ou l’inverse lorsque l’obus qui tourne autour de Charlot semble animé d’une intention à l’égard de l’apprenti sorcier Hitler. La foule lève automatiquement les bras au signal, Charlot se met à danser comme un pantin alors qu’il croyait manipuler la planète réduite à un gros ballon qui se joue de lui en éclatant à la fin. De la même façon il est prisonnier de sa cape dont il n’arrive pas à sortir. Ainsi s’inverse alors le rapport de force comme dans le dessin étudié par W. Benjamin du « chien promenant son bourgeois » ou, plus récemment dans la vignette du Canard où I. Betancourt, par son calme, prend le dessus sur Villepin ! C’est que les grands « prêtres du rire » (pour parler comme Hugo dans Les Contemplations) avant de parvenir « au-dessus du panier » ont souffert sang et eau.

1 Qui reprend certains points de notre communication à l’université de Santiago en 2005 (« El humor como elemento de la interculturalidad »). Cf. aussi notre article « La question du voile dans le dessin d’humour » in Le Croquant, 2004. 2 Expérience que j’ai relatée dans Enseigner le Français (avril 2008). 3 Je renvoie à mon ouvrage Apprentissages militants, Chronique sociale, 2008.

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L’HUMOUR, UNE CAPACITÉ « MILITANTE »

Chien promenant son bourgeois

Canard enchaîné, 9-07-2008

INVERSER LE RAPPORT DE FORCE W. Benjamin s’exprime ainsi dans Paris, capitale du XIXe s.1 : « L’intronisation de la marchandise et la splendeur des distractions qui l’entourent, voilà le sujet secret de l’art de Grandville. D’où la disparité entre son élément utopique et son élément cynique. ses artifices subtils dans la représentation d’objets inanimés correspondent à ce que Marx appelle les “lubies théologiques” de la marchandise. L’expression complète s’en trouve clairement dans la “spécialité” – une désignation de marchandise qui fait à cette époque son apparition dans l’industrie de luxe. Les expositions universelles construisent un monde fait de “spécialités”. Les fantaisies de Grandville réalisent la même chose. Elles modernisent l’univers. L’anneau de Saturne devient pour lui un balcon de fer forgé où les habitants de Saturne prennent l’air à la tombée de la nuit. De la même façon un balcon en fer forgé représenterait à l’exposition universelle l’anneau de Saturne et ceux qui s’y avancent se verraient entraînés dans une fantasmagorie où ils se sentent mués en habitants de Saturne ». De même que la marchandise fétichisée (dans Le Capital) est conçue comme ayant une valeur en soi, alors qu’elle résulte du travail, de même à l’exposition universelle, les dessins de Grandville attribuent une « subjectivité » aux objets ou à l’inverse réifient la personne. « Ésope que son fouet déchire / Scarron noué dans les douleurs / Cervantès aux fers / Molière en pleurs / Entre Démocrite et Terence / Rabelais que nul ne comprit […] »2. Aliénée la victime, l’esclave dans sa lutte contre le maître selon Hegel et Marx, n’a rien à perdre que ses chaînes. Il a un monde à gagner : d’où son audace, sa prise de risque.

1 Cerf, 1989, p. 51. Nous nous inspirons d’une intéressante intervention de M. Bordet au congrès Marx international d’octobre 2007 (organisé par Actuel Marx à Paris X). 2 Hugo, Les Contemplations.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS

La bataille des cartes

La lune personnifiée

Femme-fleur

LIQUÉFIER LES HIÉRARCHIES Le mot « humour », on le sait, vient de « humeur » : il s’agit, pour que le courant passe, de rendre les « grumots » solubles et de liquéfier les hiérarchies managériales, verticales (traditionnelles) ou « horizontales » (par le moyen de « réseaux » qui permettent un contrôle de chacun par ses supposés « pairs »). Le rire et l’ironie, si l’on prend l’exemple de la relation maître/valet chez Diderot (Jacques le fataliste et son maître) ou Brecht (Maître Puntila et son valet Mati) permettent de remettre les choses à l’endroit dans leur conception « matérialiste » : l’esclave devient maître du maître et celui-ci, dialectiquement s’entend, esclave de l’esclave. C’est ce qui, dès la maternelle, provoque l’hilarité. Soit, par exemple, un album pour enfants intitulé : Ma Maman c’est un bébé. Jubilation du pouvoir reconquis lorsque s’inversent les rôles : ma maman, elle a peur 58

L’HUMOUR, UNE CAPACITÉ « MILITANTE » d’un rien, elle veut toujours des câlins. Bientôt elle va sucer son pouce, ironise l’auteur de l’album. L’inversion du rapport de force entre dominant et dominé explique que les grands comiques aient été des écorchés vifs, broyés par les mécanismes sociaux dont ils se détachent en en riant. Ou en pratiquant la distanciation chère à Brecht. En ce sens l’esprit scientifique qui transpose un phénomène pour l’expliquer dans un autre contexte ne se confond pas avec l’esprit de sérieux, bien au contraire1. Sourire ou plutôt sur-rire de celui qui est momentanément, tactiquement, obligé de se replier dans le « château de l’âme » (sa forteresse intérieure) lorsqu’il mime la servilité. Mais qui n’en pense pas moins, témoignant par là de l’esprit qui méprise les puissances l’asservissant par la force matérielle. SUR-RIRE POUR SURVIVRE Par là il oppose à l’être un devoir être : ce qui permettait déjà à Bergson de définir l’ironie (qui consiste à feindre que ce qui devait être est) et aussi l’humour qui consiste à feindre de croire que ce qui est devrait être. Un seul exemple pris dans l’intéressante communication sur A. Kourouma : « Les Ivoiriens, pris par le tribalisme, se mirent à se zigouiller et à tous les jours remplir des charniers. Mais les charniers font l’humus qui devient terreau ce qui est bon pour le sol ». On appelle aussi cette ironie « humour noir » ce qui prouve que le militant n’utilise pas seulement l’ironie mais aussi l’humour : ce sont deux stratégies à sa disposition que nous décrivons et analysons à la manière de Deleuze (dans Introduction à la lecture de Sacher Masoch). Dans l’humour, obligé de me plier, j’en rajoute : pour ridiculiser l’ordre qui m’est donné, je fais la grève du zèle : j’entre dans la logique adverse pour la subvertir de l’intérieur (masochisme). Dans l’ironie, j’oppose frontalement ma cause à celle de l’autre (sadisme ?)2. L’humour et l’ironie ne sont plus alors des figures de style qu’il convient d’analyser dans un colloque comme celui-ci mais aussi des attitudes dans la vie, ainsi que le pensait, par exemple ; Kierkegaard. C’est alors sur un symposium de philosophie politique que peuvent déboucher nos interventions. C’est pourquoi nous donnerons le dernier mot à Proudhon3 : « Ironie vraie liberté, c’est toi qui me délivre de l’ambition du pouvoir, de la servitude des faits, du respect de la routine, du pédantisme de la science, de l’admiration des grands personnages, des mystifications de la politique, du fanatisme des réformateurs, de la superstition de ce grand univers et de l’adoration de moi-même… Tu consolas le Juste expirant quand il pria sur la croix pour ses bourreaux […] Douce ironie, toi seule est pure, chaste et discrète. Tu donnes la grâce à la beauté et l’assaisonnement à l’amour, tu inspires la charité par la 1

Cf. à ce sujet l’article sur Marx de Courrier international (juillet 2008). « L’humour juif contre l’ironie grecque, l’humour-job contre l’ironie-œdipe, l’humour insulaire contre l’ironie continentale ; l’humour stoïcien contre l’ironie platonicienne, l’humour zen contre l’ironie bouddhique ; l’humour masochiste contre l’ironie sadique ; l’humour-Proust contre l’ironie-Gide, etc. » (Deleuze, Entretiens). 3 « Confession d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février », Œuvres, éd. D. Halevy, 1929, p. 341-342 in fine. 2

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS tolérance, tu dissipes le préjugé homicide, tu procures la guérison au fanatique et au sectaire et la vertu, ô déesse, c’est encore toi. Viens souveraine… ». NB-HENRI LEFEBVRE Nous avons mis une manière de coquetterie à ne citer que des auteurs qui avaient été peu ou prou oubliés dans les autres interventions. Qu’il nous soit permis d’évoquer dans cet esprit Henri Lefebvre sur lequel nous travaillons. Ce sociologue et philosophe d’inspiration marxienne, et parfois nietzschéenne, introduisait l’humour et l’ironie –dans ses ouvrages sur Rabelais et Diderot notamment– comme des outils de lutte contre le dogmatisme dont il eut à souffrir tant dans les milieux de la recherche universitaire que dans ceux du militantisme et de son orthodoxie. Son Introduction à la modernité fait du rire un processus « dialectique » qui montre le caractère éphémère de ce que l’on croyait éternel et par conséquent amène à se moquer aussi de soi-même. Il entre ainsi dans l’analyse des procédés comiques comme par exemple le cocasse dont il affirme que « nuance nouvelle du rire et du comique » diffère du rire classique, de l’ironie, de l’humour. Ni la situation ni l’action ne font rire ; il n’y a pas de situation ni d’action bien définies ; dans le cocasse il n’en est pas besoin. La « crédibilité » du récit ne fait plus problème. Cette question disparaît comme les référentiels. Ce qui donne un grand sentiment d’aisance, de liberté langagière. S’il subsiste un terrain, un lieu commun, c’est le quotidien, que l’on quitte sur les ailes du langage »1. Tout un programme. L’amitié de Lefebvre et de Pérec est là pour en témoigner2. LETHIERRY Hugues Université Lyon 1 h.lethierry@voilà.fr Bibliographie BAKHTINE, M., Introduction à l’œuvre de Rabelais, Paris, Gallimard, 1970. BENJAMIN, W., Paris capitale du 19e siècle, Paris, Cerf, 1989. COLLECTIF, Savoir(s) en rire (3 tomes), Louvain, De Boeck, 1997. COLLECTIF, Rire en toutes lettres, Lille, Septentrion, 2001. LEFEBVRE, H., Diderot, Paris, Éditeurs français réunis, 1949. LEFEBVRE, H., Rabelais, Paris, Éditeurs français réunis, 1955. LEFEBVRE, H., Introduction à la modernité, Paris, Éd. de minuit, 1962. LEFEBVRE, H., La Somme et le reste, Paris, Nef, 1959. LETHIERRY, H., Se Former dans l’humour, Lyon, Chronique sociale, 1998, 2001, 2009. LETHIERRY, H., Les Potentialités de l’humour, Paris, L’Harmattan, 2001. LETHIERRY, H., Écrire pour rire, Paris, L’Harmattan, 2002. Revues Ridiculosa Humoresques 1 2

La Vie quotidienne dans le monde moderne, p. 261. Cf. notre ouvrage Penser (et lutter ?) avec Henri Lefebvre, Chronique sociale, 2009 (à paraître).

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IN RISO VERITAS ?1 DIVERGENCES DANS LA PHYLOGENÈSE DU RIRE EN RUSSIE Le manque de textes positifs concernant l'histoire des bouffons et des iurodivy2 en Russie d'une part, la saturation du champ sémantique « le rire » en russe d'autre part, permettent de supposer que la phylogenèse du rire dans la culture russe se caractérisait par des divergences culturelles et linguistiques considérables. L'axiologie ambivalente des proverbes ainsi que la caractéristique sémiotique des figures interchangeables du « tsar » et du « sot » dans les contes populaires en témoignent. Une question se pose : « la gaieté naturelle » de l'homme de la Renaissance européenne (XVe-XVIe siècles) avait-elle la même valeur pour la société russe d'alors, ou bien « la provocation du rire » était-elle considérée comme un péché dans tous les milieux. Cette question s’est posée pour la première fois pendant un cours d’analyse de textes avec les étudiants de la cinquième année de l’Université d’État de Tioumen. En comparant la traduction en russe par Samuel Marchak du 66e sonnet de Shakespeare avec l’original, nous avons découvert des divergences sémantiques considérables. En particulier, la quatrième ligne du sonnet « And needy nothing trimm’d in jollity » avait été traduite en russe par « Un homme de rien en vêtements luxueux ». Laissons hors de nos préoccupations l’analyse du groupe de mots « needy nothing » et portons notre attention sur le seul lexème « jollity » pour tenter d'expliquer la nature et la raison des divergences sémantiques dont nous venons de faire état. Dans la ligne And needy nothing trimm’d in jollity, le lexème nothing est, par toutes les significations qu'il peut prendre, l’expression d’une anti-valeur conceptuelle à l'ensemble des valeurs que peut prendre le lexème jollity. En général, l’analyse des contextes de l’emploi du lexème Jollity a montré qu’il transmet une certaine norme de comportement, conditionnée par l’épistémè (comme l’ensemble des concepts) de la Renaissance. Cette norme se base sur l’esthétique du corps et du principe corporel que M. Bakhtine avait présenté en 1

EUGÈNE JOLAS in « Remembering James Joyce », Modernism/modernity, avril 1998, Volume 5, n° 2, p. 2 -29 : « In vino veritas ! Joyce agreed warmly, adding ». It should realy be in riso veritas, for nothing reveals us as our laugther… La recherche de l'homophonie conduit Joyce à substituer à l'ablatif risu le barbarisme riso. 2 iurodivyj russe : « fou, faible d'esprit, le peuple considère les iurodivyj comme des hommes de Dieu, en trouvant souvent dans leurs actions insensées un sens profond, même un pressentiment ou une prévision ; l'Église reconnaît les iurodivyj au nom du Christ ayant pris sur soi le masque humble de la folie ». В.И. ДАЛЬ. Толковый словарь живого великорусского языка. Т. 4.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS détail dans son livre « L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire du Moyen Age et de la Renaissance »1. D’après Bakhtine, l’abaissement, « c’est à dire la transposition de tout ce qui est haut, spirituel, idéal, abstrait dans un plan matériel et corporel, dans le plan de la terre et du corps dans leur unité indissoluble » était la particularité principale du concept du corps et du principe corporel (Бахтин 1990: 25). M. Bakhtine note que le domaine physiologique (repas, boisson, digestion, vie sexuelle) entrait plus particulièrement dans cette zone de l’abaissement, dont les éléments sont marqués du trait de la dévaluation. Un tel glissement des contenus spirituels nobles, élevés et idéalisés vers les zones basses de la réalité matérielle et corporelle correspondait d'abord à la pratique courante du comportement discursif du bouffon, mais il eut pour conséquence de contribuer, dans un deuxième temps, à force de tourner en ridicule l’idéologie chevaleresque alors dominante au Moyen Age, à la dégradation du concept même de chevalerie. Le caractère normatif de cette dominante de comportement est déterminé par la reconnaissance du coté positif de la gaieté. M. Bakhtine note dans son livre, « que c’est la reconnaissance de la signification positive, renaissante, créative qui caractérise la théorie du rire de la Renaissance. Ceci établit une différence totale entre elle et les philosophies du rire postérieures, y compris celle de Bergson, qui avancent principalement dans le rire ses fonctions négatives » (Бахтин 1992: 82).

L’analyse de l’emploi du claster de ce lexème chez Shakespeare (Synonyms MIRTH, glee, hilarity, jocularity, jocundity, joviality, merriment ; Related Word blitheness ; disport, frolic, gambol, play, rollick, romp, sport – Britannica Deluxe 2004) montre que le concept de « gaieté », associé à celui du corps, ne se réalise pas seulement au niveau des structures des héros et des sujets des comédies, mais aussi au niveau de la réalisation contextuelle du tout le claster. Si on considère les contextes du lexème le plus proche MIRTH, d'origine anglo-saxonne, on peut en conclure qu’il participe à la nomination de la norme de comportement, conditionnée culturellement et épistémologiquement. Citons le contexte le plus démonstratif où le lexème mirth signifie l’état et le comportement normatif, axiologiquement et absolument positif de l’homme : HAMLET : I will tell you why, so shall my anticipation prevent your discovery, and your secrecy to the King and Queen moult no feather. I have of late but wherefore I know not - lost all my mirth, forgone all custom of exercises ; and indeed it goes so heavily with my disposition, that this goodly frame, the earth, seems to me a sterile promontory ; this most excellent canopy, the air, look you, this brave o'erhanging firmament, this majestical roof fretted with golden fire, why, it appeareth nothing to me but a foul and pestilent congregation of vapors (William Shakespeare : The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, P. 84. Шекспир : собрание сочинений, P. 12953 (сf. Shakespeare-Riverside, p. 1156)).

Dans le contexte de cette réplique célèbre d’Hamlet le lexème mirth ne réalise pas seulement l’opposition norme / non-norme, mais aussi l’opposition qui lui est liée, intelligent / fou. La perte de la gaieté, comme en témoigne le comportement de tous les autres héros par rapport à Hamlet, est assimilée par la

1 БАХТИН М. М., Творчество Франсуа Рабле и народная культура средневековья и Ренессанса. М.: Художественная литература, 1990.

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IN RISO VERITAS ? DIVERGENCES DANS LA PHYLOGENÈSE DU RIRE EN RUSSIE société à la folie. L’apparition de l’opposition belle essence1 / nullité abominable2 devient la conséquence logique de la deuxième opposition. Le contexte immédiat du lexème, la phrase forgone all custom of exercises transmet le lien de la norme de comportement avec la poétique du corps, noté par M.Bakhtine dans le roman de F. Rabelais. On constate également ce lien dans d’autres contextes. En outre, on observe la réalisation simultanée discursive de plusieurs lexèmes, appartenant au thésaurus « gaieté ». L’union du lexème mirth avec les lexèmes merry, merriment, joy, laughter, wit dans un acte du discours amène à un dédoublement sémantique (voire triplement etc., selon la quantité de lexèmes) du sème intégral, ce qui met en évidence la dominance du concept de la gaieté posé comme la norme principale de comportement. En comparant l’emploi des lexèmes mirth et jollity dans les textes de Shakespeare, nous notons que l’emploi du dernier, proche d'un emploi terminologique, transmet à l’aide de la modalité déontique soit un comportement rituel (un mariage, un carnaval), soit un comportement professionnel (celui du bouffon). C’est justement cette réalisation du comportement professionnel qu’on observe dans la quatrième ligne du 66ème sonnet3. Dans le 66ème sonnet les lexèmes nothing et jollity sont associés dans la structure sujet - prédicat. Ces lexèmes, étant polysémiques, transmettent l’opposition épistémologique non-norme / norme. Cette opposition est absente de la traduction du sonnet en russe, ce qu’on peut expliquer par la non coïncidence des dominantes ethnoculturelles et épistémologiques : « la gaieté » et « la poétique du corps/du bas », le rire des fêtes populaires, n'ayant pas encore pénétré suffisamment la culture officielle, au point d'intégrer les dominantes culturelles russes, et de faire partie d'un noyau épistémologique pour une période entière. Pour répondre à la question de savoir pourquoi « le rire » et « la gaieté » n’ont pas fait partie du noyau épistémologique de la culture russe des XV-XVIIe siècles, et pourquoi on peut parler de l’absence de l’opposition norme / non-norme dans le cadre de la catégorie du comique au sein de cette culture, rapportons-nous-en au texte de la pénitence tiré du missel du XVe siècle qui servait de matrice originale de la liste des péchés pour celui qui se repent. Texte 1 Texte original Покаяние чернеческое святогорское Глаголет иерей, а он после. А се грехи мои : Блуд, прелюбодеяние, любовь ко юнным мужеложством, гръдыня, непокорьство, съпротивословие, злосердие, гнев, вражда, злопомнение, обида, клевета, осуждение, злонравие, роптание, оуничижение, хула, блудозрение, блудомыслие, явноизлитие, обьядение, пианьство, сластолюбие, чревобесие, гортанное бешение, лакомьство, тайноядение, раноядение, нощиядение, к свету блевание, укор, смехотворение, пустование, блудословие, сквернословие, козлогласование, лжесловие, празднословие, скупость, немилосердие, нищенавистие, обида, 1 (this goodly frame, the earth, this most excellent canopy, the air, this brave o'erhanging firmament, this majestical roof fretted with golden fire). 2 A sterile promontory ; it appeareth nothing to me but a foul and pestilent congregation of vapors. 3 Voir l’analyse détaillée du lexème jollity du 66e sonnet dans notre livre : БЕЛОЗЕРОВА Н.Н., ЧУФИСТОВА Л.Е. Шекспир и компания, или использование электронных библиотек при лингвистическом исследовании : учебное пособие. Тюмень : Изд-во ТюмГУ, 2007. P. 128-147.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS сребролюбие, лихомание, зависть, ненависть, леность, небрежение, презорьство, опальство, острожелчие, невоздержание, забытие, нерадение, нечювьствие, миролюбие, тщеславие, словохотие, самохотие, красование, обетоложие, ражжение, плоти оугожение, нетръпение, оуныние, осязание, с женами целование, любовь неполезная, ненависть душегубная, неразумие, безумие, преслушание, самочиние, нечьстие, ярость, горесть, оглашение, рвение, лицемрьство, неверие, зловерие, неразсуждение, сплетение льстивно, пристрастие, земномудрование, малодушие, неблагодарьство, мнение, нечювьство, рукобийство, срамоглагядание на тайныя уды, на мужск и женьско скоктание, распаление, блуд, мнение на искренняго, любоначальствие, высокооумие, человекооугождение, млъва, буесловие, оуклонение оума, нечистота, студолжство, оубийство, всяко плотьско наслаждение и оугождение и ослабление, пакости, доброоукрашения, праздность, высокопарьство, вещная пристрастия, о пении небрежения, о молитве нерадение, о поклонех, леность в церкви, празднословие, дремание, блудныя мысли, на духовнаго отца мнение, осуждение на игумена, на служебники, на братию, о деле монастырском леность и небрежение, на старейших осуждение, на епископа и на священники, и на церковники, и на вся человекы, роптанием, и осудою, клеветою же и надсмеянием ближнему своему. Согреших, отче мой, пред Богом и пред тобою, словом и делом и помышлением, и всеми моими чювьства, прости мя, господине, прости мя, окаяннаго. Traduction La pénitence de moine C’est le prêtre qui parle d’abord, et lui après. Et voilà mes péchés : La fornication, l’adultère, la séduction de jeunes, la fierté, l’indocilité, l’objection, la méchanceté, la colère, l’animosité, l’esprit rancunier, la vexation, la calomnie, la désapprobation, le naturel méchant, la plainte, l’humiliation, le dénigrement, la contemplation de la fornication, les pensées de la fornication, l’éjaculation, le fait de se bourrer, l’ivrognerie, la luxure, la gastronomie, l’insatiabilité du gosier, la jouissance de la nourriture, l’engloutissement secret de la nourriture, l’engloutissement de la nourriture avant la prière matinale, le vomissement à l’aube, le reproche, la provocation du rire, le verbiage, le bavardage de la fornication, des obscénités, l’imitation d’un bouc par sa voix, le mensonge, le verbiage, l’avarie, l’inclémence, la haine pour les mendiants, l’offense, la cupidité, le brigandage, l’envie, la haine, la paresse, la négligence, le mepris, l’isolement, des discours pleins de fiel, l’intempérance, l’oubli, l’incurie, l’indifférence, l’amour de la vie séculière, la vanité, la loquacité, l’onanisme,... le jurement, l’irritation, la complaisance de la chair, l’impatience, l’abattement, le toucher, le fait de baiser des femmes, l’amour damnable, la haine de scélérat, le manque de bon sens, la démence, la désobéissance, l’arbitraire, un acte malhonnête, la fureur, le chagrin, la divulgation, le zèle, l’hypocrisie, l’incrédulité, la foi en mal, la déraison, la flatterie habile, la partialité, les pensées du terrestre, la faiblesse d’âme, l’ingratitude, une opinion personnelle, l’insensibilité, les voies de fait, l’observation des organes génitaux, l’observation en cachette de l’accouplement d’un homme et d’une femme, l’excitation sexuelle, la fornication, la désapprobation d’un homme sincère, l’empressement devant les chefs, la morgue, la servilité, l’amour du cancan, des ordures, la démence, la saleté... l’homicide, toutes sortes de jouissance charnelle et de satisfaction de la chair, des vilenies,... l’oisiveté, l’emphase, l’amour des choses, la négligence de chant, l’incurie de prière, de saluts, la paresse dans l’église, le bavardage, la somnolence, les pensées de fornication, l’opinion personnelle du père spirituel, la désapprobation du supérieur, la désapprobation des livres, utilisés pendant l’office, la désapprobation de la confrérie, la paresse et la négligence d’affaire de monastère, la désapprobation des anciens, de l’évêque, des prêtres, des religieux, et de tous les hommes, avec des plaintes, du blâme, des calomnies et avec des persiflages adressés à mon proche. J’ai péché, mon père, devant Dieu et devant toi, par des mots et par des actions et par des pensées, et par tous mes sentiments, pardonne-moi, maître, pardonne-moi qui suis maudit.

Notons avant tout que ce texte, composé dans l'esprit le plus strict du cadre culturel « normatif », visant la résistance que lui opposent les pratiques réelles d'une culture plus naturelle, « non-normative », concerne les pratiques monastiques de la pénitence. Malheureusement, au XVIe siècle en Russie les textes oraux, relevant d'une culture « non-normative », n’étaient pas encore fixés par écrit. Leur fixation écrite ne devint possible qu’à partir du XVIIIe siècle, grâce aux folkloristes, et

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IN RISO VERITAS ? DIVERGENCES DANS LA PHYLOGENÈSE DU RIRE EN RUSSIE seulement sous la forme convenue et rituelle des textes précédents1 et de passages intertextuels. Donc, les manifestations de la culture « non-normative » de la période antérieure à Pierre le Grand sont à étudier à partir de textes composés dans le cadre de cette culture officielle, « normative », et c'est en recourant à un raisonnement a contrario que nous prouverons leur existence et leur importance. Parmi les 145 péchés énumérés, 20 concernent « l’adultère », les joies de la chair de types perversif et non-perversif (par exemple, l’observation des organes génitaux, l’observation en cachette de l’accouplement d’un homme et d’une femme, l’excitation sexuelle, la fornication), 37 concernent d'autres manifestations de la « nature » humaine, comme par exemple les passions et les désirs : la colère, l’animosité, l’esprit rancunier, la vexation, la gastronomie, l’ivrognerie, la jouissance de la nourriture, l’engloutissement secret de la nourriture. Les mots, liés au rire (la provocation du rire, le bavardage de la fornication, des obscénités, l’imitation d’un bouc par ma voix, des persiflages). Il ressort de ce catalogue, 1) que toutes les manifestations énumérées de la nature humaine existaient bien dans la société russe du XVIe siècle, puisqu'elles sont dénommées, 2) que la culture normative de l’église les désapprouvait et, 3) que cette dernière dans sa tendance à vouloir faire de la société une société ecclésiale, rejetait complètement l’« homme naturel ». Qui plus est, le rire n’ayant pas d’axiologie positive pour la culture normative du XVIe siècle, n’était pas reconnu comme une norme de comportement, comme un comportement normal. Dans le texte du missel, la PROVOCATION DU RIRE occupe la trente deuxième position et ouvre la liste des péchés liés à des pratiques discursives diverses, c’est-à-dire à l’emploi de mots (la provocation du rire, le verbiage, le bavardage de la fornication, des obscénités, l’imitation d’un bouc par sa voix, le mensonge, le verbiage). En fait, dans la série « usage des mots » s’ouvrant par le nom du péché, on trouve « le reproche », alors que le reproche n’appartient pas aux pratiques discursives de la « provocation du rire ». Notons que l’abattement (оуныние), au sens du découragement, de l'affliction, figure également sur la liste des péchés, d'où l'on est bien obligé de supposer que la culture officielle reconnaissait comme positive jusqu'à un certain degré une certaine forme normative de bienveillance ou de béatitude. Toutes les pratiques discursives de la « provocation du rire » étaient utilisées par les principaux adversaires de la culture normative, et particulièrement par les bouffons. Pour l’Église, les bouffons, pour la plupart les acteurs ambulants du Moyen Age, qui rassemblaient le peuple à des représentations sur des places et qui participaient aussi à des cérémonies de mariage et d’enterrement, étaient l’incarnation du principe païen2. C’est pourquoi leurs représentations comiques (« la 1

Missel du XVI-e s. Имп. Публ. библ. № (0.I) 35 (Собр. гр. Толстого, №10), л. 131-135. Le missel est reproduit d’aprиs : Алмазов А. Тайная исповедь в православной восточной Церкви. Опыт внешней истории. Т. III. М. : Паломник, 1995., т.3. P.222-223. http://www.krotov.info/acts/16/1/15000000.html 2 Voir en détails : БЕЛЯЕВ И., О скоморохах. – Врем. Моск. об-ва ист. и древн. росс. Кн. 20. М. 1854. Отд. I, p. 69–92. ФАМИНЦЫН А. С., Скоморохи на Руси. СПб., Алетейя, 1995. – (Славянские древности). ЛИХАЧЕВ Д. С., ПАНЧЕНКО А.М., Смеховой мир Древней Руси. - Л.: Наука, 1976. - 204 p. - (Сер. « Из истории мировой культуры »), ВЛАСОВА 3.И. Скоморохи и фольклор. СПб., 2001. 524 p. ЮРКОВ С., « Смеховая » сторона антимира : скоморошество //Юрков С. Е. Под знаком гротеска : антиповедение в русской культуре (XI-начало ХХ вв.). СПб., 2003, p. 36-51.

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HUMOUR, IRONIE ET LES DISCOURS provocation du rire ») étaient considérées comme une pratique rituelle ayant son origine dans la culture de l’antimonde. Elles relevaient donc des pratiques discursives énumérées dans le missel : le verbiage, le bavardage de la fornication, des obscénités, l’imitation d’un bouc par sa voix1, le mensonge, le verbiage. La provocation du rire, étant de nature manipulative sous beaucoup de rapports, n’était admise que de la part du IURODIVYJ2 qui était considéré comme le modèle de l’abnégation spirituelle totale, avec le renoncement de tout ce qui est terrestre et de tout ce qui est vain. Son état de béatitude constante lui donnait souvent l'air d’un fou ou d’un aliéné. L’iurodivyj avait le droit de provoquer le rire de la foule pour apporter des lumières sur le sens véritable de ce qui se passait ici -bas. On sait par des chroniques et aussi par la correspondance du tsar Ivan le Terrible avec Andreï Kourbskij, que le tsar avait pris le froc de l’iurodivyj et le masque du bouffon, lors de jeux3 qu'il avait organisés. Était-ce la tentative de faire rire, la « provocation du rire », du statut de la norme, comme l’écrivent D. S. Likhatchov et A. M. Pantchenko4, ou bien l’aspiration personnelle d’Ivan le Terrible à se libérer de la pression du patriarche, comme l’écrit N. M. Karamzine5 ? Il n’y a pas unanimité des historiens sur le sujet. En tout cas, sous Ivan le Terrible « la provocation du rire » et « le rire » étaient assimilés à un péché. Sous le règne du père de Pierre le Grand, Alexeï Mikhaïlovitch Romanoff, l’archevêque Nikon obtint les édits, en 1648 et en 1657, de la défense de la bouffonnerie. Mais c'est seulement Pierre le Grand qui réussit à réhabiliter et le rire et la provocation du rire, avec la mise en œuvre du difficile processus de transformation de la société ecclésiale et de la conversion de la société russe en société laïque. Ce qui est certain, c’est qu’arts et littérature laïques commencèrent avec la réhabilitation du rire6. Tel est le composant culturel de la phylogenèse du rire en Russie. Dans l’ensemble, le recours à la preuve par son contraire dans l’analyse du texte du XVIe siècle nous a permis de révéler l’existence des nominations des pratiques de la provocation du rire et de la gaieté, inscrites sur la liste des péchés par la culture normative ecclésiale. Toutefois, pour définir le statut axiologique de la phylogénèse du « rire » et de la « gaieté » dans la société russe, il faut s’en rapporter à des données linguistiques qui ne dépendent pas directement des normes de comportements la société. Le vocabulaire, les proverbes et les contes populaires représentent de telles données dont on peut dire qu'elles occupent un champ libre. 1

Le masque d’un bouc, d’après les images sur des chromos et sur des fresques, était un des masques de bouffons. 2 Voir ПАНЧЕНКО А. М., Древнерусское юродство /Д.С. Лихачев, А.М. Панченко, Н.В. Понырко. Смех в Древней Руси. Л., 1984. 3 Voir КАРАМЗИН Н. М., История государства российского, том 7 и 8. Издание Александра Смирдина., Санкт-Петербург - 1852 г. 318 с. Переписка Ивана Грозного с Андреем Курбским (серия : Литературные памятники). Издательство : Наука, 1979 г. 432 стр. Voir aussi : http://avorhist.narod.ru/source/grozn.htm 4 ЛИХАЧЕВ Д. С., ПАНЧЕНКО А.M., Смеховой мир Древней Руси. - Л.: Наука, 1976. - 204 с. (Сер. « Из истории мировой культуры »), 5 КАРАМЗИН Н. М. История государства российского, том 7 и 8. Издание Александра Смирдина, Санкт-Петербург - 1852 г. 318с. 6 Voir ЛИХАЧЕВ Д. С., ПАНЧЕНКО А.M., Смеховой мир Древней Руси. - Л.: Наука, 1976. - 204 с. (Сер. « Из истории мировой культуры »). ЮРКОВ С., « Смеховая » сторона антимира : скоморошество//Юрков С. Е. Под знаком гротеска : антиповедение в русской культуре (XI-начало ХХ вв.). СПб., 2003, с. 36-51.

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IN RISO VERITAS ? DIVERGENCES DANS LA PHYLOGENÈSE DU RIRE EN RUSSIE Pour l’analyse étymologique, définitionnelle, sémique et axiologique, nous avons choisi trois lexèmes du thésaurus « le comique »: « le rire », « la gaieté », « une plaisanterie1 », et en qualité d’opposition, les lexèmes « l’abattement » et « le péché ». Pour l’analyse axiologique des proverbes, nous avons choisi le frame « RIRE – PLAISANTERIE – GAIETÉ » des proverbes, tirés du dictionnaire de V. I. Dal. Nous avons également utilisé les contes populaires de la princesse Nesmeïana. L’analyse étymologique2 des lexèmes choisis a montré que ces lexèmes apparurent pour la première fois dans les documents écrits du onzième siècle en ce qui concerne le rire, une plaisanterie, le péché, l’abattement et du douzième siècle concernant la gaieté. On constate alors la parenté des lexèmes du groupe « le rire » non seulement avec les lexèmes slaves ayant la même racine (vezelъje), mais aussi avec les lexèmes germaniques, baltes et les lexèmes d’autres langues (par ex., visan gothique – « se réjouir », « веселиться » ou siutas lituanien – « la rage », « la fureur » pour le lexème le bouffon (шут) ou smile anglais pour le lexème le rire (смех)). Enfin, l’étymologie des lexèmes le rire et la gaieté reconstituée permet de remonter jusqu’au thème indo-européen « см(ять)хъ » ancien russe, remonte à см(ять)хъ vieux slave (la gaieté, un persiflage, la joie), puis à smech