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Zitiervorschau

1552 Jacques Derrida

Séminaire La peine de mort Volume I (1999-2000) Édition établie par Geoffrey Bennington, Marc Crépon et Thomas Dutoit

OUVRAGE PUBLIÉ AVEC LE CONCOURS DU CONSEIL RÉGIONAL D'!LE-DE-FRANCE

© 20 12, ËDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris

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En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. ISBN 978-2-7186-0876-1

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ISSN 0768-2395

Éditions Galilée

www.edirions-galilee.fr

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Première séance Le 8 décembre 1999

Que répondre à quelqu'un qui viendrait vous dire, à l'aube : «Vous savez, la peine de mort est le propre de l'homme »?

(Long silence) Moi, je serais d'abord tenté de lui répondre- trop vite : oui, vous avez raison. À moins que ce ne soit le propre de Dieu - ou que cela ne revienne au même. Puis, résistant à la tentation par la vertu d'une autre tentation- ou en vertu d'une contre-tentation, je serais alors tenté, à la réflexion, de ne pas répondre trop vite et de le laisser attendre- des jours et des nuits. Jusqu'à l'aube.

(Long silence) C'est l'aube, maintenant, nous sommes à l'aube. Dans la première lumière de l'aube. Dans la blancheur de l'aube (alba). Avant de commencer, commençons. Nous commencerions. Nous commencerions par faire semblant de commencer avant le commencement. Comme si, déjà, nous voulions retarder la fin, puisque cette année, avec la peine de mort, c'est bien de la fin que nous allons parler. C'est bien d'une fin mais d'une fin décidée, par un verdict, c'est d'une fin arrêtée par un arrêt de justice, c'est d'une fin décidée que décidément nous allons parler sans fin, mais d'une fin décidée par l'autre, ce qui n'est pas nécessairement, a priori, le cas de toute fin et de toute mort, à supposer du moins, quant à la décision 23

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

c~tt_e ~ois, quant à l'essence de la décision, qu'elle soit jamais dectdee autrement que par l'autre. Et à supposer que la décision ~ont ~ous no~s apprêto~s _à_ parl~r, la peine de mort, ne soit pas 1arche~pe Il_leme de !a. ~ec1s10~. A_ supp?ser donc que quiconque prenne J~~ats une de~tswn qm son la sienne, pour soi, la sienne propre. ] ~~- s?uvent dn ~es ~outes à ce sujet. La peine de mort comme declSlon souverame dun pouvoir nous rappelle peut-être, avant toute autre chose, qu'une décision souveraine est toujours de l'autre. Venue de l'autre. Nous ~erions donc ser:nblant de commencer non pas après 1~ fin, apres la fin de la peme de mo~t, qui n'est aujourd'hui abolie que dans un nombre limité d'Etats-nations au monde un nombre croissant ~ais encore limité (une minorité, il y a dU: ans - 58 pays - , une petite majorité aujourd'hui), mais de commencer avant le commencement, à la veille du commencement à l'aube au p~t~t matin, ~om~e si je_ vo~lais commencer, de faç~n un pe~ pathenq~e (mats qm oserait fatre un séminaire non pathétique sur la peme de mort?) [comme si je préférais commencer de façon délibérément pathétique] par vous conduire ou vous ret~nir av~c moi, avant de _commencer, à l'aube, dans ce petit matin des pnsons, de tous les lteux de détention du monde où des condamnés à mort attendent qu'on vienne soit leur annoncer une grâce souveraine (cette grâce dont nous avons souvent parlé l'an dernier ~utou~ du ~,ar~o~) soit le~ emmen~r, u~ prêt~e_étant presque touJOurs la (et! y m~tst~ car c est de :h~ologte pol1t1que que je parlerai su~t~ut auJ~urd hm et de la reltgwn de la peine de mort, de la reltgwn tO~J~urs pr~sente à la peine de mort, de la peine de mort comme reltgwp) [son les emmener, donc] vers l'un des très nomb~eux dispos~tifs de mise à mort légale que les hommes ont ingémeusement mventés, tout au long de l'histoire de l'humanité com~e histoire des techniques, des techniques policières, des techmques guerrières, des techniques militaires, mais aussi des techniqu~s m~dicale~, chirurgicales, anesthésiales, pour administrer la peme dtte capuale. Avec la cruauté que vous savez et une cruauté, toujours la même, dont vous savez néanmoins' qu'elle peut aller de la plus grande brutalité de l'abattage au raffinement le plus pervers, du supplice le plus sanglant ou le plus brûlant au 24

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supplice le plus dénié, le plus masqué, le plus invisible, le plus sublimement machinalisé, l'invisibilité ou la dénégation n'étant jamais, et en aucun cas, autre chose qu'une pièce de la machinerie théâtrale, spectaculaire, voire voyeuriste. Par définition, par essence, par vocation, il n'y aura jamais eu d'invisibilité pour une mise à mort légale, pour une peine de mort appliquée, il n'y a jamais eu, par principe, pour ce verdict, d' e~écuti~n, secrèt~ ou invisible. Le spectacle, le spectateur sont reqms. La cite, la polzs, la politique tout entière, la co-citoyenneté - elle-même ou médi~­ tisée à travers sa représentation - doit 1 assister et attester, elle don témoigner publiquement que la mort a été donnée ou infligée, elle doit voir mourir le condamné. L'État doit et veut voir mourir le condamné. Et c'est d'ailleurs dans ce moment, à l'instant où le peuple devenu l'État, ou l'État-nation, voit mourir le condamné qu'il se voit le mieux lui-même. Il se voit le mieux, c'est-à-dire qu'il prend acte et conscience de sa souveraineté absolue et qu'il se voit au sens où, en français, il se voit peut vouloir dire, il se laisse voir, il se donne à voir 2 • Jamais l'État, ou le peuple, ou la communa~té, ou la nation dans sa figure étatique, jamais la souveraineté de l'Etat n'est plus visible en son rassemblement fondateur que quand elle se fait voyante et voyeuse de l'exécution d'un verdict sans appel et sans grâce, d'une exécution. Car ce témoignage - l'État témoin de l'exécution et témoin de soimême, de sa propre souveraineté, de sa propre toute-puissance - , ce témoignage doit être visuel : oculaire. Il ne va donc jamais sans une scène et sans une lumière, celle du jour naturel ou de la lumière artificielle. Il a pu, au cours de l'histoire, s'y ajouter la lumière du feu. Non pas toujours ni seulement des coups de feu, du condamné fusillé par un peloton d'exécution ou par une seule balle dans la nuque, mais parfois l'incendie du bûcher. Nous n'avons pas encore commencé, rien n'a encore commencé. Nous sommes au petit matin. C'est l'aube, l'aube d'on ne sait quoi, la vie ou la mort, la grâce ou l'exécution, l'abolition ou la perpétuation de la peine de mort, la perpétration aussi de la 1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) 2. Lors de la séance, Derrida ajoute : « ou bien il se voit lui-même

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peine de mort. Quoi que nous pensions ou disions au cours de ce séminaire, il faut penser, il nous faudra penser sans cesse, en nous y reportant par le cœur et l'imagi~ati~n, p~r ~e corps aussi, .au petit matin de ce qu'on appelle une execution. A 1 aube du dernier JOur. C'est l'aube, donc. Le petit jour, le plus petit jour. Avant la fin, avant même de commencer, avant les trois coups, les acteurs et les lieux sont prêts, ils nous attendent pour commencer. De même que, l'an dernier, nous avions joué sans jouer au théâtre, nous avions feint de jouer à mettre en scène, aussi théâtralement mais aussi peu théâtralement que possible, [à mettre en scène] quatre ho~mes, qu~tre hommes d'État ou penseurs de l'État, hommes d'Etat ou d'Eglise, penseurs de l'État ou de l'Église ou les deux à la fois (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton : quatre protestants de la modernité- pas une femme, pas de catholique, point d'orthodoxe, de juif ou de musulman) 1, eh bien cette année, avant de commencer, et parce que la question du théâtre devra retenir notre attention plus encore et autrement que dans la scène sans scène du pardon (l'histoire des rapports entre la peine de mort et le spectacle, la mise en scène, le voyeurisme essentiel qui s'attache à une mise à mort qui doit être publique parce que légale, cette histoire du théâtre de la peine capitale mériterait un séminaire à elle seule et nous y accorderons beaucoup d'intérêt, même si nous ne le faisons jamais assez), eh bien, cette année encore, je commencerai, avant de commencer, par évoquer, par convoquer ou ressusciter quelques figures, de grands personnages, de grands « characters » qui nous accompagneront incessamment - que nous les nommions, les voyions ou non. Ils seront encore quatre, il n'y aura plus de protestants.parmi eux, ils, elles seront encore quatre, car cette fois 1. Il s'agit d'un développement dans quelques séances du séminaire de sur > (deuxième année, 1998-1999) que Jacqu~s Dernda ecnvJt a son retour dun voyage en Mrique du Sud (séance 1, le 2 decembre 1998; séance 2, le 9 décembre 1998; et séance 3, le 13 janvier 1999). Il en publia une partie sous le titre« Versdhnung, ubuntu, pardon: quel genre?», dans Barbara Cassin, Olivier Cayla et Philippe-Joseph Salazar (dir.), Le Genre humain, no 43, «Vérité, réconciliation, réparation », Paris, Le Seuil, 200~, p. 111-156. Dans une note accompagnant la publication de ce texte, Dernda renouvelle le même rapprochement avec« les quatre témoins, du présent séminaire. (NdÉ) I'EHESS

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e femme viendra rappeler l'une des différences sexuelles dans un 1 . cette vérité de la peine de mort. (Rappelez-vous a quesnon que nous posions ou citions l'an dernier, depuis l'Mrique du Sud de Antje Krog, l'auteur de Country ofMy Skull, et des femmes victimes qui témoignent ou ne peuvent pas témoigner devant la Commission Vérité et Réconciliation 1 : « Does truth have a gender? » ou encore, c'est un titre de chapitre : « Truth is a Woman » 2 .) Que seront, cette année, qui seront ces« personnages» masculins et/ou féminins? Des condamnés à mort, bien sûr, ou des accompagnateurs, un chœur des grands condamnés à .mort de notre histoire, de l'histoire de l'Occident gréco-abrahamtque, des condamnés à mort qui ont illustré, voire fondé, à travers la scène, à travers la visibilité et le temps, à travers la durée de leur mise à mort [qui ont illustré, donc,] la signification proprement théologico-politique de ce qu'on appelle la « peine de mort ». Chaque fois l'État associé, selon des modes à étudier, à un pouvoir clérical ou religieux, aura prononcé ces verdicts et exécuté ces grands condamnés à mort que furent donc (en voici quatre, encore), qui furent 3 donc (je les nommerai seulement l'un après l'autre le moment venu) d'abord Socrate, bien sûr, le premier des quatre. Socrate à qui, vous le savez mais nous y reviendrons, il fut d'abord reproché d'avoir corrompu la jeunesse en ne croyant pas aux dieux de la cité et en leur substituant de nouveaux dieux, comme s'il avait eu le dessein de fonder une autre religion et de penser un homme nouveau. Relisez l'Apologie de Socrat~ .et le Criton, vous y verrez qu'une accusation essentiellement rehgteuse est prise en charge par un pouvoir d'État, un pouvoir de la polis, une politique, une instance juridico-politique, ce qu'on pourrait appeler d'une terrible équivoque un pouvoir souverain comme pouvoir exécutif "LApologie le dit expressément (24 b c) : la kate1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « parce que, femmes, elles ne pouvaient pas témoigner sans répéter la ~iolence. dont ell~s avaient été ':ictimes, et vous vous rappelez que l'un des chapitres avatt pour titre ... ». (NdE) 2. Cf Antje K.rog, Country of My SkuL!, Johannesburg, Random Hous~, 1998. Depuis le séminaire de Jacques Derrida, ce livre a été publié en frança;s sous le titre La Douleur des mots, tr. fr. G. Lory, Arles, Acres Sud, 2004. (NdE) 3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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peine de mort. Quoi que nous pensions ou disions au cours de ce séminaire, il faut penser, il nous faudra penser sans cesse, en nous y reportant par le cœur et l'imagination, par le corps aussi, au petit matin de ce qu'on appelle une exécution. À l'aube du dernier jour. C'est l'aube, donc. Le petit jour, le plus petit jour. Avant la fin, avant même de commencer, avant les trois coups, les acteurs et les lieux sont prêts, ils nous attendent pour commencer. De même que, l'an dernier, nous avions joué sans jouer au théâtre, nous avions feint de jouer à mettre en scène, aussi théâtralement mais aussi peu théâtralement que possible, [à mettre en sc~ne] quatre ho~mes, qu~tre hommes d'État ou penseurs de l'Etat, hommes d'Etat ou d'Eglise, penseurs de l'État ou de l'Église ou les deux à la fois (Hegel, Mandela, Tutu, Clinton : quatre protestants de la modernité - pas une femme, pas de catholique, point d'orthodoxe, de juif ou de musulman) 1, eh bien cette année, avant de commencer, et parce que la question du théâtre devra retenir notre attention plus encore et autrement que dans la scène sans scène du pardon (l'histoire des rapports entre la peine de mort et le spectacle, la mise en scène, le voyeurisme essentiel qui s'attache à. un~ mise à mort qui doit être publique parce que légale, cette histmre du théâtre de la peine capitale mériterait un séminaire à elle seule et nous y accorderons beaucoup d'intérêt, même si nous ne le faisons jamais assez), eh bien, cette année encore, je commencerai, avant de commencer, par évoquer, par convoquer ou ressusciter qu~lques figures, de grands personnages, de grands « characters » qlll nous accompagneront incessamment - que nous les nommions, les voyions ou non. Ils seront encore quatre, il n'y aura plus de protestants _parmi eux, ils, elles seront encore quatre, car cette fois 1. Il s'agit d'un développement dans quelques séances du séminaire de sur > (deuxième année, 1998-1999) que Dernda ecnvit a son retour d un voyage en Afrique du Sud (séance 1, le 2 decembre 19_98; séance 2, le 9 décembre 1998; et séance 3, le 13 janvier 1999); Il en publia une part!e so u~ le titre« Versoh~~ng, ubuntu, pardon: quel genre. >>, dans Barbara Cassm, Ol!Vler Cayla et Ph1hppe-]oseph Salazar (dir.), Le Genre humam, n ° 43, «Vérité, réconciliation, réparation >>, Paris, Le Seuil, 2004.' p. 111-156. Dans une note accompagnant la publication de ce texte, Dernda renouvelle le même rapprochement avec« les quatre témoins >>du présent séminaire. (NdÉ)

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une femme viendra rappeler l'une des différences sexue~es dans ' I·te' de la peine de mort. (Rappelez-vous la quesnon que . . ' . d S d cette ver ions ou citions l'an dermer, depuis 1 Afnque u u Pos c nous de Antje Krog, l'auteur de Country of My Sk~ll, .et des remmes · · es qui témoignent ou ne peuvent pas temoigner devant la VICtlm . . . J ? C mmission Vérité et Récone1hanon 1 : « Does truth have a genaer. » 2 : encore, c'est un titre de chapitre:« Truth is a Woman » .) 0 Que seront, cette année, qui seront ces« perso~nage~ » masculins et/ ou féminins? Des condamnés à mort, bien sur, ou des accompagnateurs, un chœur des grands condamnés à .mort de notre histoire, de l'histoire de l'Occident gréco-abrahamique, des condamnés à mort qui ont illustré, voire fondé, à travers la sc~ne: à travers la visibilité et le temps, à travers la durée de leur mise a mort [qui ont illustré, donc,] la signific~tion proprement théologico-politique.de, ce qu'on ~~pelle la« peme de' ~ort _». , Chaque fols 1 État associe, selon des modes a etudier, a un pouvoir clérical ou religieux, aura prononcé ces verdicts et ~x~cuté ces grands condamnés à mort. que furent d~nc (en voic,i quatr~, encore), qui furent 3 donc (Je les nommerai seulement 1 u~ apres l'autre le moment venu) d'abord Socrate, bien sûr, le premier des quatre. Socrate à qui, vous le savez mai~ nous y reviendrons, il fut d'abord reproché d'avoir corrompu la Jeunesse en ne croyan~ pas aux dieux de la cité et en leur substituant de nouveaux dieux, comme s'il avait eu le dessein de fonder une autre religion et de penser un homme nouveau. Relis~z l'Apolo~ie de Socrat~ .et le Criton, vous y verrez qu'une accusano? essennellement rehgieu~e est prise en charge par un pouvoir d'Etat, un pouvoir de la polz:, une politique, une instance juridico-politiq~e, ce qu' o~ pourrait appeler d'une terrible équivoque un pouvoir souveram comme pouvoir exécutif f.Apologie le dit expressément (24 b c) : la kate1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « parce que, femmes, .ell~s ne pouvaient pas témoigner sans répéter la violence dont elles avaient été ':Icttmes, et vous vous rappelez que l'un des chapitres avait pour tttre . .. ». (NdE) 2. Cf Antje Krog, Country of My Skul~, Joh~nesbu;g, Rand,om Hous~, 1998. Depuis le séminaire de Jacques Dernda, ce livre a eté publie en frança!s sous le titre La Douleur des mots, tr. fr. G. Lory, Arles, Actes Sud, 2004. (NdE) 3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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go ria, l'accusation lancée contre Socrate, c'est d'avoir eu le tort, d'avoir été coupable, d'avoir commis l'injustice (adikein) de corrompre les jeunes gens et de (ou pour) avoir cessé d'honorer (nomizein) les dieux (theous) de la cité ou les dieux honorés par la cité - et surtout de leur avoir substitué non pas simplement de nouveaux dieux, comme disent souvent les traductions, mais de nouveaux démons (etera de daimonia kaina); et daimonia, ce sont sans doute des dieux, des divinités, mais aussi parfois, comme chez Homère, des dieux inférieurs ou des revenants, les âmes des morts; et le texte distingue bien les dieux et les démons : Socrate n'a pas honoré les dieux (theous) de la cité, et il a introduit des démons nouveaux (etera de daimonia kaina). Laccusation est donc, dans son contenu, religieuse, proprement théologique, exégétique, même. Socrate est accusé d'hérésie ou de blasphème, de sacrilège ou d'hétérodoxie : il se trompe de dieux, il se trompe ou il trompe les autres, les jeunes surtout, au sujet des dieux; il s'est mépris sur les dieux ou il a engendré le mépris et la méprise quant aux dieux de la cité. Mais cette accusation, ce chef d'accusation, cette kategoria d'essence religieuse est prise en charge, comme toujours, et nous nous intéresserons régulièrement à cette articulation récurrente, toujours récurre?te, par un pouvoir d'État, en tant que souverain, un pouvoir d'Etat dont la souveraineté est elle-même d'essence phantasmatico-théologique et, comme toute souveraineté, se marque au droit de vie et de mort sur le citoyen, au pouvoir de décider, de faire la loi, de juger et d' ex~cuter l'ordre en même temps que le condamné. Même dans les Etats-nations qui ont aboli la peine de mort, abolition de la peine de mort qui n'équivaut en rien à l'abolition du droit de tuer, par ex~mple à la guerre, eh bien, ces quelques États-nations de la modernité démocratique qui ont aboli la peine de mort gardent un droit souverain sur la vie des citoyens qu'ils peuvent envoyer à la guerre pour tuer ou se faire tuer dans un espace radicalement étranger à l'espace de la légalité interne, du droit civil où la peine de mort peut être, elle, ou maintenue ou abolie 1•

Pour revenir un instant vers Socrate et Platon, et vers le caractère fondamentalement religieux du chef d'accusation, du grief, de l'incrimination, de la criminalisation, de l'inculpation reprise en charge par l'État, je vous renvoie aux Lois de Platon qui justifie la peine de mort dans les cas d'impiété (asebeia), d'impiété obstinée, de récidive dans l'impiété. Je vous laisse lire de près ces longues et passionnantes pages des Lois (Livre X, 907 d-909 d). La cité, la polis, doit annoncer à tous que les impies doivent se racheter et se convertir à une vie pieuse et que, s'ils ne le font pas, s'ils manifestent de l'impiété (asebeia) en paroles ou en actes, le premier témoin venu devra les dénoncer au magistrat qui les citera devant le tribunal approprié. Vient ensuite la ~es­ cription des types d'impiété (parmi lesquels, je le note en ratson du sujet de notre séminaire, l'irrévérence à l'égard des serments (orkous)) et puis la taxinomie des trois types de prison ou de maison de correction; je vous laisse lire cela tout seuls, donc. Mais je note seulement dans ce long et riche passage deux ou trois indices. 1. Premier indice. Pour persister dans ce temps de l'aube, je note que dans la description des châtiments, il est dit que le prisonnier ne recevra aucune visite des citoyens, à l'exception des membres d'un certain Conseil nocturne. Alors, si vous voulez savoir ce qu'est ce Conseil nocturne (que je rappelle, donc, à cause de l'aube et de la religion, et bientôt de l'aube des religions, sinon du crépuscule des dieux), allez voir le lieu où il est défini par Platon pour la première fois, ledit Conseil nocturne, c'est-à-dire non pas dans les Lois (Livre X, 907 -909) que je viens de citer et où le Conseil nocturne est certes nommé, seulement nommé, mais plus loin, en Lois (Livre XII, 951 d-e), où l'Athénien décrit ce Conseil nocturne, ce syllogos de la nuit comme un lieu de rassemblement, une assemblée où se mêlent des jeunes et des vieux mais qui, je cite, « tiendra obligatoirement séance chaque jour, entre

. 1_. Lors de la séance, Jacques Derrida précise: « Ceci, je le dis d'un mot, pour md1quer le cap. Il est évident que dans mon argumentation et dans le pathos que vous entendrez, je vais tenir un discours abolitionniste, évidemment, vous

l'avez déjà compris, mais cela ne m'empêchera pas de poser des questions critiques ou déconstructrices sur le discours abolitionniste, sur la logique qui soutient actuellement le discours abolitionniste, qui me paraît elle-même contestable >>. (NdÉ)

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l'aube et le lever du soleil 1 » (XII, 951 d 6). Ce syllogos, ce n'est pas une synagogue (expliquer) 2 ni un sanhedrin. Ce Conseil suprême de la nation qui était aussi une Haute Cour de Justice (celle qui condamna Jésus et dont nous reparlerons), mais 3 un syllogos (commenter) comprendra des prêtres, et parmi les prêtres (tôn iereôn ; c'est littéralement une hiérarchie, un ordre ou une autorité sacrale des prêtres qui commandent), ceux qui auront reçu les plus hautes distinctions et puis, parmi les gardiens de la loi (tôn nomophulakôn), les dix plus vieux, puis enfin tout ministre de l'Éducation, quiconque a en charge l'éducation de la jeunesse (tes paideias pases epimeletes), qu'il soit en exercice ou qu'il l'ait été dans le passé. (Imaginez l'équivalent de ce Conseil nocturne en France aujourd'hui- Lustiger, le grand Rabbin, le grand Muphti, Allègre, ses prédécesseurs et compagnie 4 .) Donc ce grand syllogos, ce grand conseil pédagogico-confessionnel, se réunit à l'aube. Et il est seul habilité à rendre visite au prisonnier. Premier indice. 2. Second indice. Le Conseil, le syllogos, reçoit des visiteurs, des consultants, des observateurs, des experts revenant de l'étranger où ils ont étudié les mœurs et les lois d'autres pays. Eh bien, si l'un d'eux revient gâté ou corrompu, s'il continue à étaler sa fausse sagesse, à se référer à des modèles étrangers à tort et à travers et s'il n'obéit pas au magistrat, « il sera mis à mort (tethnatô) dès que le tribunal l'aura convaincu d'ingérance illicite dans les questions d'éducation et de législation (peri ten paideian kai tous nomous) 5 ». Dès que la cour de justice a prouvé qu'il intervient à tort, au nom de l'étranger, dans la formation des jeunes gens et dans la formation des lois, il est puni de mort. Voilà pour la définition et pour 1. Platon, Les Lois, Livre Xli, 951 d 6, dans Œuvres complètes, t. Xli, vol. 2, texte établi et traduit par A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 61. (NdÉ) 2. Lors de la séance Derrida précise :« Une synagogue, c'est un lieu où l'on va ensemble; le syllogos, c'est un endroit où on discute ensemble ». (NdÉ) 3. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) 4. A l'époque de ce séminaire, le cardinal Jean-Marie Lustiger (1926-2007) était archevêque de Paris, et Claude Allègre, ministre de l' Éducation nationale (de juin 1997 à mars 2000) . (NdÉ) 5. Platon, Les Lois, Livre X, 952 d , dans Œuvres complètes, t. Xli, vol. 2, op. cit., p. 63. Dans cette citation, Jacques Derrida a modifié la traduction en substituant >. (NdÉ)

la scène théâtrale de ce Conseil nocturne qui peut décider de la vie et de la mort et peut seul rendre visite aux prisonniers. Si maintenant nous revenons du Livre XII des Lois, où le statut, la composition et les compétences de ce Conseil de l'aube sont ainsi définis, vers le Livre X dont j'étais parti, on y trouve la légitimation de la peine de mort dans l'énumération de toutes les peines, de tous les modes et lieux d'incarcération. Quand quelqu'un a tenu des propos licencieux à l'égard des dieux, des sacrifices ou des serments, par exemple, ou encouragé la croyance en des dieux corruptibles, et s'est donc rendu coupable d'un crime d'impiété, d'irreligiosité, il est enfermé dans une maison de correction, dans un sôphronisterion, dans un sophronistère, littéralement dans un lieu d'assagissement. Maison de correction ou de redressement comme lieu d'assagissement, lieu où l'on est censé acquérir ou recouvrer la sôphrosyné, la sagesse, la sagesse au sens plus précis de modération, de tempérance, de contrôle de soi, de santé de l'esprit ou du cœur. Il s'agit d'être surveillé pour redevenir « sage», de cette sagesse (sôphrosyné) qui a bien le sens qu'on donne en français au mot de sage, de l'enfant sage, non turbulent, discipliné. Le sophronistère est une institution disciplinaire. On y est enfermé au moins pour cinq ans. Là, pendant ce temps, aucun citoyen ne peut rendre visite au coupable, à l'exception, justement, des membres du Conseil nocturne (tou nukterinou syllogou) qui viendront le voir pour l'admonester et- voici le point le plus important- sauver son âme, pour le salut de son âme (tes psykhès soteria omilountes). Cette fonction sotériologique est essentielle : il faut d'abord tenter d'amender, de sauver, de réhabiliter l'âme du condamné, et cette mission sotériologique, cette œuvre de salut ou de salvation, est confiée, assignée, statutairement, au Conseil nocturne, à ceux-là seuls qui ont droit de visite, dans le sophronistère, dans la maison de correction, dans l'institution d'assagissement. Si maintenant (et nous retrouvons déjà notre thème du pardon et du repentir), si, après cette tentative sotériologique, le condamné se sauve lui-même, s'il se repent, s'il vient à résipiscence et redevient sage, s'il se réhabilite, alors il aura le droit de vivre parmi les gens vertueux; sinon, s'il encourt une seconde fois la même condamnation, s'il récidive et ne se repent pas, il sera

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puni de mort (thanatô zemioustho). S'il ne se repent pas et ne s'amende pas, c'est qu'il est impardonnable, et la sanction de l'impardonnable, de l'inexpiable, c'est la peine de mort. Expiation de l'inexpiable. Mais ce que je tiens à souligner déjà, parce que cela deviendra un thème organisateur de notre réflexion, c'est que la peine de mort, alors, la condamnation légale et légitime, se distingue du meurtre ou de la mise à mort hors la loi, de l'assassinat en quelque sorte, en ce qu'elle traite le condamné en sujet de droit, en sujet de la loi, en être humain, avec la dignité que cela continue de supposer. Ici, dans une logique que nous retrouverons jusque chez Kant et bien d'autres, mais chez Kant par excellence, l'accès à la peine de mort est un accès à la dignité de la raison humaine, et à la dignité d'un homme qui, à la différence des bêtes, est un sujet de la loi qui s'élève au-dessus de la vie naturelle. C'est pourquoi, dans cette logique, dans le logos de ce syllogos, la peine de mort marque l'accès au propre de l'homme et à la dignité de la raison ou du logos et du nomos humain. Tout cela, la mort comprise, témoignerait de la rationalité des lois (logos et nomos) et non de la sauvagerie naturelle ou bestiale, si bien que le condamné à mort, même s'il est privé de la vie ou du droit à la vie, a droit au droit, et donc, d'une certaine façon, à l'honneur et à: la sépulture. Car il y a pire que la condamnation à mort, dans cette logique, dans cette obscure syllogistique, dans le syllogisme de ce Conseil ou de ce Syllogos nocturne. C'est le cas des coupables qui sont comme des bêtes, qui ne sont plus des hommes et n'ont même plus droit à la condamnation à mort, plus droit à la sépulture et plus droit aux visites du Conseil nocturne. Là il vaut mieux que j~ me contente de lire un passage extraordinaire des Lois (Livre X, 909 b-d). Cela suit immédiatement la référence à la peine de mort, peine méritée par ceux qui ne se repentent pas, peine destinée, assignée à ceux qui ne se réhabilitent pas, peine réservée à ceux qui demeurent alors aussi incorrigibles qu'impardonnables. Dans le passage que je vais lire, vous allez découvrir qu'il y a pire que la peine capitale : il y a un châtiment plus terrifiant encore parce que plus inhumain, plus anhumain que la peine de mort, qui reste encore, elle, la peine de mort, chose de la raison et de la loi, chose digne de la raison et de la loi (logos et nomos) . Le 32

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· , ede la distinction entre la peine de mort et ce qui serait pire enter , . core que la peine de mort, cette ligne de demarcanon entre le en d . ' ,d 1 ,.1 al et le pire, ce n'est pas ans ce qlll prece e a mort qu I s se ~terminent 1, ce n'est pas non plus dans l'instant de la mort, ce 'est pas dans le présent de l'événement de la mort même, ce n'est nas dans la mort, c'est dans le cadavre, c'est dans ce qui suit la ~ort et arrive au cadavre. Car ici, c'est le droit à la sépulture qui marque la différence entre l'homme et la bête, entre l'homme condamné à mort qui a encore droit à la sépulture, à l'honneur des hommes, et celui qui ne mérite même plus le nom d'homme, et qui donc ne mérite même pas la peine de mort. Je souligne lourdement ce point parce que cette idée que la peine de mort est un signe de l'accès à la dignité de l'homme, un propre de.l'homme qui doit savoir, dans son droit, s'élever au-des~us de la vie (ce que ne sauraient faire les bêtes), cette idée de la peme de mort comme condition de la loi humaine et de la dignité humaine, on dirait presque de la noblesse d~ l'homme~ nous la retrouve~?~s p~us tard, en particulier dans 1 argumentaire de Kant, lorsqu Il JUStlfie la peine de mort, et mieux, quand il y voit même la justification ultime du jus, de la justice et du droit. Il n'y aurait pas de jus humain, de droit et de justice dans un système qui exclurait la peine de mort (lire Lois X, 909 b-d) : Ces distinctions faites, le juge mettra dans la maison de correction ceux qu'inspire une déraison sans méchanceté de tempérament ou de caractère et les condamnera à cinq ans pour le moins. Pendant ce temps, aucun citoyen ne devra les visiter, à part les membres du conseil nocturne, qui viendront les voir pour les admonester et sauver leur âme. Une fois achevé leur temps de prison, celui d'entre eux qui paraîtra revenu à résipiscence aura le droit de vivre parmi les gens vertueux; s'il ne l'est pas et qu'il encoure une seconde fois la même condamnation, il sera puni de mort. Quant à ceux qui, pareils à des bêtes fauves, non contents de nier l'existence des dieux ou de les croire soit négligents, soit corruptibles, méprisent les humains au point de capter les esprits d'un bon nombre parmi les vivants en prétendant qu'ils peuvent 1. Dans le tapuscrit:

«

qu'il se détermine ». (NdÉ)

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(Reprendre lecture ici) Pardonnez-moi de rappeler maintenant dès le début, à l' occasion de l'exemple de Socrate et une fois pour toutes, quelques évidences massives, notamment les deux plus grosses et, du moins en apparence, les plus grossières d'entre elles. Ces deux évidences vont me retenir un certain temps mais n'oubliez pas que c'est à l'occasion et en marge du cas Socrate, du premier de nos quatre personnages exemplaires ou prototypiques, que nous ferons ce long détour . . :. après quoi nous laisserons venir ou revenir vers nous les trois autres condamnés à mort exemplaires. Quelles sont donc ces deux évidences massives? D'une part, les luttes en cours (depuis longtemps et de façon accélérée d~puis quelques décennies, depuis la fin de la seconde guerre mondiale) pour l'abolition universelle de la peine de mort (luttes que nous étudierons au moins dans leurs grandes lignes et scansions juridiques internationales puisqu'elles ont souvent pris la forme de déclarations et de recommandations universelles de communautés internationales), ces luttes abolitionnistes ne concernent pas la mise à mort ou la tuerie en général, par exemple

en temps de guerre, mais seulement la peine de mort _comme disposi tif légal de la politique intérieure d'un État-nanon . , supposé uverain. Il est toujours légal de tuer un ennemr etranger en so . b 1. 1 ituation de guerre déclarée, même pour un pays qUi a a o 1 a seine de mort (et nous aurons donc à nous demander à cet égard pe qui définit un ennemi, un étranger, un état de guerre - civile ~u non; les critères ont toujours été difficiles à déterminer, et le deviennent de plus en plus) . D'autre part, deuxièmement, jusqu'à certains phénomènes récents et restreints d'abolition légale de la peine de mort au_ sens strict dans un nombre encore limité de pays, eh bien les Etatsnations de culture abrahamique, les États-nations dans lesquels une religion abrahamique (juive, chrétienne ou islamique) était dominante, soit qu'elle fût religion d'État, religion officielle et constitutionnelle, soit qu'elle fût simplement religion dominante dans la société civile, eh bien, ces États-nations, jusqu'à certains phénomènes récents et restreints d'_abolitionnisme, n'_o~t pas plus trouvé de contradiction entre la peme de mort et le stxteme commandement, «Tu ne tueras point>> (dont Lévinas dit qu'il est en fait, quoique le sixième sur la liste, le premier, le commandement fondamental et l'archi-fondement de l'éthique, l'essence même de l'éthique et la première signification que me signifie le Visage), ces États-nations de culture abrahamique n'ont pas trouvé plus de contradiction entre ce« tu ne tueras point>> (donc, en apparence, ce droit absolu à la vie, cet interdit de donner la mort) et la peine de mort, pas plus de contradiction en vérité que Dieu lui-même n'a semblé en trouver quand, après avoir ainsi (Exode XX, 1-17) prescrit le« Tu ne tueras point >>, il ordonne à Moïse d'exposer aux fils d'Israël ce qu'on traduit par les « jugements 1 >>. Que disent en particulier lesdits «jugements », juste après les dix commandements? Eh bien, en substance, qu'il faut condamner à mort, et leur donner la mort, tous ceux qui transgresseront tel ou tel de ces dix commandements. Il y a là, vous le devinez, des points délicats et décisifs de sémantique et donc de traduction, nous allons y

1. Platon, Les Lois, Livre X, 909 a-d, dans Œuvres complètes, t. XII, vol. 1, op. cit., p. 181 -182.

1. La Bible. Ancien Testament, Exode XXI et XXII, tr. fr. Édouard Dhorl?e, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade>>, 1956, p. 235 sq. (NdE)

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évoquer les esprits des morts et promettant de séduire jusqu'aux dieux, qu'ils ensorcelleraient par des sacrifices, des prières et des incantations; qui, par amour de l'argent, s'évertuent à ruiner de fond en comble particuliers, familles entières et cités; quiconque aura été convaincu de ces crimes, le tribunal le condamnera, selon la loi, à l'incarcération dans la prison centrale, mais aucun homme libre ne le visitera, et ce que les gardiens des lois lui auront fixé comme nourriture lui sera servi par les esclaves. Une fois mort, on le jettera hors des limites du territoire, sans sépulture, et l'homme libre qui prêterait la main à son ensevelissement sera poursuivable pour impiété par qui voudra lui intenter procès. S'il laisse des enfants aptes à vivre en citoyens, les tuteurs d'orphelins les considéreront comme de vrais orphelins et en prendront tout autant de soin que des autres, à partir du jour même où leur père sera condamné 1•

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venir, mais je cite d'abord la traduction Dhorme dans la Pléiade, qui avait traduit le sixième commandement par «Tu ne tueras point»; en allemand (traduction modernisée et révisée de Luther) : « Du sollst nicht toten »; en anglais (King james Version) : « thou shallt not kill ». Chouraqui traduit autrement et nous y viendrons dans un instant pour situer une différence critique entre deux manières de porter ou de donner la mort ou d'ôter la vie. Eh bien, quand Dieu, après les dix commandements, et donc après le «Tu ne tueras point», prescrit à Moïse d'exposer aux fils d'Israël une liste de jugements (et là, il s'agit bien de jugements, d'un mot hébreu (michpat) qui touche à la justice, au jugement, à la jurisprudence, au droit : Dieu prescrit à son peuple ou à sa nation, aux fils d'Israël, une constitution, un droit, une jurisprudence, et singulièrement un droit pénal, un code pénal-les traductions le marquent toutes, en français, chez Dhorme et chez Chouraqui, c'est« jugements»), < quand> Dieu, donc, ordonne à Moïse d'exposer ces «jugements» aux fils d'Israël: «Voici les jugements que tu exposeras devant eux 1 » (Dhorme), «Voici les jugements que tu mettras en face d'eux 2 » (Chouraqui), en anglais (Kingjames): « Now these are the judgments which thou shallt set before them » ; en allemand, la référence au droit, à la justice pénale est encore plus explicite: «Dies sind die Rechtsordnungen die du ihnen vorlegen sollst », parmi ces jugements, dans ce qui est à la lettre un code pénal, une série de principes ou de règles pour déterminer des arrêts de justice, eh bien, il y a bon nombre d'arrêts de mort, justement, de condamnations à mort. Dieu prescrit littéralement de condamner à mort, de soumettre à la peine de mort tous ceux qui transgresseront certains des interdits pos~s par les dix commandements, en particulier le« Tu ne tueras pas». Je cite d'abord la traduction française de Dhorme et je diffère un peu celle de Chouraqui, qui nous aidera tout à l'heure à y voir un peu plus clair. Parmi les jugements que Dieu ordonne de porter à la connaissance des fils d'Israël, il y a donc ceux-ci, que je sélectionne parce qu'ils comportent des peines de mort :

n, · ue '>.Nous verrons vtte avec sonne « nepre , . lies pincettes il faut prendre une telle presomptwn, et sans quêeme invoquer quelque pulsion de mort. D'ailleurs Rousseau rui-même ne fait que multiplier avec inquiétude les réserves, les plis, les remords dans ce chapitre qdueCje tiens p~ulr(~',un ~es pl~s urmentés et des plus intéressants u ontrat socza J espere avou to la chance d'y revenir pour le lire avec vous mot à mot comme 1"lle mérite) . Je schématise donc provisoirement les réserves que marque Rousseau au moment même où il maintient le principe de la peine de mort, et en apparence selon la tradition biblique du meurtrier qui mérite la mort.

La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue [celui qu'il venait de rappeler, celui de l'État dont «le prince dit : "il est expédient à l'État que tu meures" », et le citoyen « doit alors mourir; puisque ce n'est qu'à cette condition qu'il a vécu en sûreté jusqu'alors, et que sa vie n'est plus seulement un bienfait de la nature mais un don conditionnel de l'État >> 1] : c'est pour n'être pas la victime d'un assassin que l'on consent à mourir si on le devient 2 • Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie, on ne songe qu'à la garantir, et il n'est pas à présumer qu'aucun des contractans ne prémédite alors de se faire pendre 3 .

Phrase extraordinaire à beaucoup d'égards, à la fois parce qu'elle inscrit la peine de mort dans un contrat calculateur, calculé : je veux avoir la vie sauve et assurée, je dois donc promettre de perdre la mienne contre cette assurance si je viens à menacer ou à attenter à la vie d'autrui. Échange rationnel et contractuel, contrat social total et économie circulaire qui, de plus, repose ingénument sur le principe de la conservation de la vie, sur un instinct de conservation dont Rousseau dit avec autant de prudence que d'imprudence qu'on peut le « présumer >>, à savoir qu'on peut présumer qu'aucun des contractants ne prémédite de se faire pendre! Voire, voire! Car s'il en était ainsi, si personne ne songeait à se faire pendre ou à risquer de se faire pendre, eh bien il n'y aurait jamais d'assassinat ni de peine de mort. Il est vrai que Rousseau est plus

1. Première réserve : il fait de la peine de mort un verdict qui échappe au droit civil mais relève en fait du droit de l~ guerr~, comme si en droit civil il n'y avait pas de place pour la peme capttale. Droit de guerre parce que le malfaiteur, s'attaquant au droit social, devient un traître à la patrie; il n'est plus membre de l'État et devient, c'est le mot de Rousseau, un « ennemi public >> : « car un tel ennemi n'est pas une personne morale, c'est un homme : et 2 c'est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu ». Ce qui est une façon d'expulser la peine de mort du droit pénal intérieur civil, on dirait même de l'abolir a priori pour ne l'y admettre que comme un droit de guerre. Geste d'autant plus étrange que la question de la« politique étrangère», et notamment du droit de la guerre, est exclue du Contrat social ou traitée par prétériti?n, renvoyée à plus tard dans le dernier paragraphe de concluswn

1. Lors de la séance, Derrida poursuit : «Autrement dit, le citoyen reçoit sa vie de l'État, et donc il n'a pas de droit sur sa vie. Sa vie lui est prêtée en quelque sorte; la vie est un don conditionnel de l'État. Formule extraordinaire, n'est-ce pas! La vie n'est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l'État. I.:État garde un droit de vie et de mort sur le citoyen à qui il a prêté sa vie, don conditionnel >>. (NdÉ) 2. Autre ajout fait pendant la séance:« Contrat d'assurance: si tu veux être protégé dans ta vie, alors tu dois accepter que si tu tues, tu sois tué ». (NdÉ) 3. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, dans Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (éds), Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade >> , 1964, Livre II, ch. V, p. 376. (NdÉ)

1. Lors de la séance, Jacques Derrida poursuit: >.)

2. Seconde réserve : Rousseau dissocie, il est prêt à dissocier, geste inouï dans la tradition, l'exercice de la souveraineté et l' exercice de la condamnation, de toute condamnation même; il reconnaît que la condamnation d'un criminel n'est pas l'acte général du souverain mais un acte particulier; et il ajoute alors, fort embarrassé : Mais, dira-t-on, la condamnation d'un criminel est un acte particulier. D'accord : aussi cette condamnation n'appartient-elle pas au souverain; c'est un droit qu'il peut conférer sans pouvoir l'exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurais les exposer toutes à la fois 2 ! [Commenter 3 .)

3. Troisième réserve: on peut toujours réhabiliter ou améliorer le coupable, et l'idée d'une exemplarité de la peine est injustifiable (façon pour Rousseau de s'opposer d'avance au plus tenace des argumentaires en faveur de la peine de mort : l'exemplarité, l' efficacité par l'exemple). Néanmoins, malgré cette objection et cette réserve, Rousseau maintient le principe de la peine de mort dans le cas d'un danger en principe irréductible, ce qui reconquit à l'exemple de l'ennemi public et du droit de la guerre. Il écrit : « Il n'y a point de méchant qu'on ne pût rendre bon à quelque chose. On n'a le droit de faire mourir, même pour l'exemple, que celui qu'on ne peut conserver sans danger 4 . »

À la liste longue et non close de ceux qui légitiment la peine de mort pour les meurtriers, comme Dieu le fait dans l'Exode, on pourrait aussi ajouter, pour rester en France, Diderot et Montesquieu (mais nous reviendrons sur cette histoire), Diderot qui disait (je ne retrouve plus la référence, cela reviendra) : « Il est naturel que les lois aient ordonné le meurtre des meurtriers 3 >>, ou Montesquieu qui, plus réservé, dans De l'esprit des lois, plus restrictif dans l'énumération des cas de peine de mort, ne fut pourtant pas abolitionniste, comme le grand Beccaria dont nous

1. ].-J. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., Livre IV, ch. IX, p. 470. (NdÉ) 2. Ibid., Livre II, ch. v, p. 376. (NdÉ) 3. Pas de commentaire lors de la séance. Tous les appels à « commenter >> ayant été vérifiés à partir des enregistrements des séances, nous ne préciserons plus désormais ceux restés sans suite. (NdÉ) 4. ].-J. Rousseau, Du contrat social, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit., Livre II, ch. V, p. 377. (NdÉ)

1. Ibid., loc. cit. (NdÉ) 2. Dans la marge du tapuscrit, Jacques Derrida écrit : , ce qui ~étau pas pour déplaire au grand chrétien qu~ fut Ma~signo_n, ~ui racon.t~ comment, en 922 de notre ère, etc est le pomt qlil rn Importe ICI, dans l'histoire des khalifes abbassides de Bagdad, Hallâj fut la « victime » (victime est le mot de Massignon) d'un grand procès politique provoqué par ses prédications publiques. Ce procès polit~que et de part en part théologico-politique opposa toutes les forces Islamiques de l'époque, imâmites et sunnites,foqahâ et sujis. SUIS

Dans l'ordre, donc, Socrate, Jésus, Hallâj (922), Jeanne d'Arc (1431). Chaque fois un grief, une accusation, une incrimination religieuse visant une offense blasphématoire à l'endroit de quelque sacralité divine, une incrimination religieuse investie, prise en charge, incarnée, incorporée, mise en œuvre, enforced, appliquée par un pouvoir politique souverain, qui marque par là sa souv~rai­ neté, son droit souverain sur les âmes et sur les corps, et qlil en vérité définit sa souveraineté par ce droit et par ce pouvoir : sur la vie et la mort des sujets. :Lessence du pouvoir souverain, comme pouvoir politique mais d'abord théologico-politique, se présente ainsi, se représente ainsi, comme droit à prononcer et à exécuter une peine de mort. Ou à gracier arbitrairement, souverainement. Si on veut se demander « qu'est-ce que la peine de mort? » ou « quelle est l'essence et < quelle est > la signification de la peine de mort? »,il faudra bien reconstituer cette histoire et cet horizon de la souveraineté en tant que trait d'union du théologico-politique. Énorme histoire, toute l'histoire que nous ne faisons à l'instant 1. La Bible. Le Nouveau Testament, Évangile selon saint Jean, XIV, 6, tr. fr. Jean Grosjean, Paris, Gallimard, coll. >J'ignorerai toujours pourquoi mon maître haïssait tant Mme Caillaux, mais je savais sa passion pour Socrate, dont il récitait volontiers l'Apologie, la plus belle plaidoirie jamais dite. Nous étions loin pour l'heure de Socrate, de l'Apologie et des jurés d'Athènes. Sauf sur un point essentiel. Ces hommes et ces femmes, jurés de l'Aube, eux aussi jouissaient de ce pouvoir inouï: ils avaient à décider du sort de deux hommes 1•

À ceux qui suivent ce séminaire sur le pardon depuis trois ans, cette allusion à Shakespeare peut rappeler la longue analyse que nous avions consacrée au Marchand de Venise, et notamment à ce qui y concerne la grâce, «the quality ofmercy», dans le grand discours de Portia qui veut convaincre le Juif Shylock de faire grâce de la dette, moyennant quoi il sera gracié par le très chrétien Doge de Venise 2 • Et dans cette extraordinaire tirade de Portia, sur laquelle je ne peux pas revenir, mais qui se terminait par «Mercy seasons justice», il y avait aussi, ce sera mon seul point de rappel, il y avait aussi de la pluie, la pluie tombait déjà, une autre pluie, une bonne pluie, cette fois, une douce pluie (gentle rain), une pluie non cruelle, qui tombait du ciel comme la grâce divine et

comme une double bénédiction, pour qui la reçoit et pour qui la donne: La grâce ne se commande pas, dit-elle, Elle tombe comme la douce pluie du ciel Sur ce bas monde : elle est double bénédiction; Elle bénit qui la donne, et qui la reçoit. The quality ofmercy is not strain'd, ft dropeth as the gentle rain from heaven Upon the place beneath: it is twice blessed it blesseth him that gives and him that takes 1•

2. Deuxième lieu. Nous venons de renouer avec la question de la grâce et donc de l'exception, dont j'ai dit que ce serait mon premier fil conducteur, joint à ce motif de la cruauté, pour ce premier trajet. Badinter (qui depuis s'est montré souvent, sur un autre problème, celui de la parité, partisan d'une certaine logique de la souveraineté), Badinter, ici, semble se méfier du recours en grâce dans cette machine de la peine de mort. Le passage que je vais lire se situe dans le récit juste avant que les avocats des accusés déjà condamnés à mort ne soient reçus par le président de la République de l'époque, Pompidou (dont la stratégie est souvent analysée sans complaisance par Badinter dans ce livre), Pompidou dont on ne sait pas encore s'il accordera ou refusera la grâce présidentielle. En fait, on sait maintenant qu'il la refusa à Buffet et Bontems alors qu'il gracia Touvier au nom de ce qu'il appela luimême la« réconciliation nationale». Voici ce passage de Badinter, avant la visite à l'Élysée où les deux avocats vont essayer de convaincre ou de faire fléchir le souverain (p. 181-184): (lire L'Exécution, p. 181 -184)

1. R. Badinter, L'Exécution, op. cit., p. 107-109. 2. Séminaire « Le pardon et le parjure » (première année, 1997-1998), séance du 26 novembre 1997; voir également« Qu'est-ce qu'une traduction "relevante"? »dans Marie-Louise Mallet et Ginette Michaud (éds), Cahiers de LHerne. jacques Derrida, Paris, CHerne, 2004, p. 561-576. (NdÉ)

1. William Shakespeare, Le Marchand de Venise, tr. fr. J.-M. Deprats, Paris, Sand, Comédie Française, 1987, p. 98 (traduction modifiée par Jacques Derrida: Qu est-ce qu une drons sans cesse: qu est-ce q.u un et~ d . ' l'' térieur d'un guerre civile? Et si on abollt la peme e mort a m 1. William Schabas, (NdÉ) 2. Ibid., loc. cit.

r'he Abolt'tt'on a~· the Death Penalty ... , op. cit., P· 7. 1 ,

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Séminaire La peine de mort I (1 999-2000)

pays en temps de paix, qu'est-ce qui va définir l'ennemi ]' . . , ennernr pu bl tc, comme dit Rousseau, et le temps de guerre? De , . d . . ] . guerre exteneure et e guerre crvr1e? e 1arsse en réserve ici ce qu 1· · se trent au cœur du problème: non seulement la définition de l'exce'Pt' ' d' exceptron, · · d e la guerre et de l'état de guerre. zon, d e l' etat mars Je pense souvent, sur ce point si difficile, à l'exemple de qu'on appelle fa guerre d'Algérie, dans l'histoire récente de cep ce , 1, ays. Ell e s' est d erou ee, comme vous le savez (peut-être encore · d' 'pour certams , . entre 1954 et 1962, à une époque ou' 1a . d entre , vous), peme e mort n etait pas encore abolie en France. Et outre to . 1 utes 1es tern'bl es vro ences que vous savez (crimes de guerre et sans . , d ou~e cnmes contre 1 humanité, etc., qui attendent de voir leur archrve ouverte, fréquentée, et leur mémoire jugée), il y eut d . , es con d ~mna.nons a mort, selon des procédures dites légales. Maintenant rmagmez (et ce n est pas une fiction impensable) qu'à cett ' 1 · d e epoque a peme e mort ait été déjà abolie en France, comme elle le se~a moins de vingt ans plus tard. Eh bien, comme la doctrine officrelle de. la France, c'est que ce qui se passait là n'était pas un e ~uerre, mars une opération de police er de sécurité civile, inténeure, domestique, on n'aurait pas eu le droit de condamner quiconque à mort. Le concept er le nom de guerre, qui seuls permettent de ~uer lé?aleme~r l'ennemi étranger là où, la peine de mort une fors abolre, on na pas le droit de ruer l'ennemi-citoyen, ce concept er ce nom de guerre, comme la différence parfois si tremb~ante. entre .guerre civile er guerre nationale, voilà ce qui rend sr fragile 1~ drsco~rs .abolitionniste 1 quand il bannir la peine de mort.c?ez sor er marnnent le droit de ruer à la guerre 2• Entre la guerre c~vrle er la guerre nationale ou internationale, il y a la guerre d~s partzs~ns'. dont S~hmirr a élaboré le concept er montré quelle des~rganrs~non elle !n:ro~uit dans l'ordre de cette conceptualiré polemologrque. Er 1 hrsroue se charge parfois, pas toujours, de changer les noms fragiles er précaires, c'est-à-dire de démasquer ., 1. Jacques

Derri~a ajoure, lors de la séance: au moment, à la date où la Constit · ,c . , Utton a er' constituee par un acte constituant. e Comme nous devrons bientôt revenir à cette grande . l'h " . question . . . d d u ch riStlamsme ans IStoire de la peine de mort et d b e son a .. 1Itwn, comme nous le ferons bientôt, dès notre procha1· , 0 . ne etape en re1Isant et e~ problé~atisant, par exemple, des textes de Hu ~ et de Camus, Je voudrais noter ceci, en pierre d'attente et g . tenter de mettre un peu d'ordre dans cet espace historiq pour . . ue, mats auss~ pour continuer à nouer, à entrelacer ensemble ces de monfs de la cruauté et de l'exception. Schmitt se réfère avant ux , tout h . . . et. seu. 1ement au ch nsnamsme, a 1at éologie chrétienne , qu an d 1·1 d It, SI souvent, que le concept de souveraineté renvoie d' abo d . b 1 d . r au pouvmr a so u e Dieu (par exemple : « Que Dieu seul soit verain, c'est-à-dire celui qui agit comme son représentant incsou~ ,· · b on teste ICI- as sur terre, que ce soit l'empereur, le prince ou le pe 1 ' ' d. . up e, c est-a- 1re ceux qw sont en droit de s'identifier sans contestatio possible au p~upl~ - ,touj~u~s la question tourne autour du suje~ de la souverainete, c est-a-dlfe autour de la notion appliquée ' une réalité concrète 1 »), quand il dit encore (au début du ch ~ pitre III intitulé «Théologie politique») que «tous les concep: pré?nants ?e la ~h~orie ~oderne de l'État sont des concepts théologiques s_ecul~rises. Etc est vrai non seulement de leur développem~nt.hiSto~I9ue, parce ~u'ils ont été transférés de la théologie à la theorie de 1Etat- du fait, par exemple, que le Dieu tout-puissant est devenu le législateur omnipotent-, mais aussi de leur structure systé~atiq~e, dont la connaissance est nécessaire pour une analyse so~wl_ogique de ces concepts. La situation exceptionnelle a pour la JUrisprudence la même signification que le miracle pour la théologie» (commenter?) 2 •

Troisième séance. Le 12 janvier 2000

s'op]e le note au passage, quitte à y revenir plus tard: lorsqu'il des L um1eres ., 1 comme ille fait constamment aux penseurs pos~e J'Aujkldrung (ceux du XVIIIe et ceux d'aujourd'hui), à qui il ou roche de négliger ou de n'avoir pas besoin d'une théorie de rep · d e 1a souveramete, · ' Sc h m1tt · se trompe, Je · crois, · l'exception, vmre u rnoins une fois, par exception, et du point de vue qui nous ~ntéresse il y a au moins une exception notable à cette loi, et elle est pour nous for~, signific~tive. C?' ~st celle d~ Beccaria, homme et juriste des Lum1eres, d~ 1/llumzmsr:zo: ~dm_Ira~eur de ,Rou~s~au et de Montesquieu, premier grand theoriCien JUriSte de 1abolmon de la peine de mort. Eh bien Beccaria lui-même, dans le célèbre Des délits et des peines, ouvrage qui se clôt par un éloge des Lumières et de l'éducation, qui prône l'abolition de la peine de mort dans des conditions que nous étudierons plus tard, Beccaria prévoit une exception hautement significative, dont nous retrouverons la trace dans tous les textes modernes, les Déclarations et Conven-

1. C.Schmitt, Théologie politique, op. cit., p. 20. 2. Ibzd., p. 46. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : "Qu'est-ce que ~e}a veut dire? Quand il dit que tous les concepts de la théorie moderne de 1 Etat son_r des concepts théologiques sécularisés er qu'il faut le savoir non seulement his~onqu.ement dans une genèse ou une généalogie, mais qu'il faut le savou aussi systematiquement, c'e~t-à-dire dans l'articulation logique de ces concepts, pour comprendre, d nes agit pas seulement de revenir aux sources.

Pour comprendre comment cela fonctionne, les concepts du politique; pour comprendre comment ils font système entre eux, comment ils s'articulent entre eux, il faut les penser comme des concepts théologiques. Seul le théologique peut en rendre compte. Et cela veut dire, comme il le dit lui-même, qu'une analyse sociologique ou historique o u empirique n'a aucune chance de comprendre ce qu i se passe là. Seul un théologien, seul quelqu'un qui comprend la nécessité rhéologique de ces concepts, peut comprendre le droit. Il faut être théologien pour être un penseur du droit, et c'est bien le cas de Schmitt. Il faut être un théologien pensant ou informé pour comprendre ce que c'est que la politique moderne, donc ce que c'est que la souveraineté, ce que c'est que le droit, ce que c'est que l'État, ce que c'est que la jurisprudence. Er quand il rapproche l'exception et le miracle, quelle différence y a-r-il entre cette exception absolue quand il est question dans le droit de la peine de mort, de l'exception au droit à la vie, et le miracle? Aucune. La définition du miracle, c'est l'exception. Et la définition de l'exception, c'est le miracle, c'està-dire le fait de transgresser o u de désobéir à la normalité, à l'ordinaire. Une décision est toujours m iraculeuse, une décision, s'il y en a, une décision hors norme qui invente son propre droit, qui est absolument singulière, s'il y en a, c'est un miracle. Il n'y a pas d'autre concept que le miracle pour penser l'extraordinaire d'une décision ou d'une exception, et d'une révolution par conséquent. Voi là ce que nous rappelle Schmitt. Il faut être théologien pour comprendre la théorie moderne de l'État, et par exemple la mondialisation en cours ''· (NdÉ) 1. Dans le tapuscrit: « Lorsque, s'opposant». (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

rions que j'ai évoquées pour commencer. Beccaria déclar début du chapitre XXVIII, « De la peine de mort », que la pei e clau d . , ne e mort ne sauratt etre un rott, que c est un acte de guerre contre citoyen qu'on juge nécessaire ou utile de tuer, et que donc · un . . ' , 51 en tant que drott et que peme, en tant que sanction judiciaire li n'est ni jus~e, ni utile, n,i nécessaire (ce qu'il va s'employer à ~:n~ ~rer?, en _fatt: en t:mt qu acte ?e guer~e exceptionnel, elle peut être Jugee uttle st le cttoyen, quotque pnvé de sa liberté (emprisonn, et emp,~iso~né à vie, donc) a encore des « relations et un pouvo~ tel_s qu tl sott une menace pour la sécurité de la nation, et si son extstence peut provoquer une révolution dangereuse pour la forme du gouvernement établi 1 ». Et Beccaria précise sa pensée, montrant par là que dans une situation exceptionnelle, celle qui menace de désordre et de chaos le principe même de la loi, de la souveraineté de l'État ou de la nation là la mort d'un citoyen devient nécessaire. Mais il prend bien soin, ~ c; m~ment-là, de dire« la mort d'un citoyen» et non le principe de la peme de mort. Il écrit:« La mort d'un citoyen devient donc nécessaire quand la nation est en train de recouvrer sa liberté ou de la perdre, dans une époque d'anarchie, quand c'est le désordre qui fait 2 la loi ». (C'est le moment de la Révolution française : Badinter, commentant ce passage, note que « déjà s'esquisse dans ces lignes la démarche des membres du Comité de législation criminelle de la Constituante, qui prôneront l'abolition de la peine de mort pour les crimes de droit commun, mais souhaiteront la conserver en matière 3 politique », moment auquel Badinter a consacré un article dont vous trouver.ez là la référence 4 . Nous reviendrons plus tard à cette différence entre le crime politique et le crime de droit commun 5, •

A

Troisième séance. Le 12 janvier 2000 t

à la peine de mort, notamment en URSS, où le crime poli-

qu~ était aussi tenu pour plus grave ~;;mun, si cette distinction est du

que le crime dit de droit moins jamais possible et

rigoureuse.) , . . ,. Sur ce point, Beccaria sembles accorder avec Schmttt putsqu tl end en compte ces situations d'exception où l'État et la nation pr b 1 . nt à se protéger et à se conserver contre la menace a soue qut 0 èse sur leur existence même. Mais alors que Schmitt y voit, dans ~ette exception, un moment essentiel du droit et un ordre, Beccaria veut, lui, maintenir, justement, ce caractère d'exception dans un moment exceptionnel d'anarchie, de désordre et de chaos. Mais sous cette discorde apparente, et bien que Schmitt fasse de l'exception la vérité, la condition de possibilité, sinon la norme de la souveraineté et du droit, alors que Beccaria tient à la règle, à la norme, à la normalité générale que l'exception ne peut démentir que de façon justement exceptionnelle et anormale, [sous cette discorde apparente] tous deux s'accordent pour vouloir garantir la souveraineté. En effet, après avoir évoqué l' exception, la logique de guerre, de désordre ou de chaos, voire de naissance de la liberté où la nation peut mettre à mort un citoyen, Beccaria poursuit: Mais sous le règne paisible de la légalité, sous un gouvernement approuvé par l'ensemble de la nation, bien défendu à l'extérieur et à l'intérieur par la force et par l'opinion peut-être plus efficace que la force, là où le pouvoir n'appartient qu'au véritable souverain, où la richesse achète les plaisirs et non l'autorité, il ne saurait y avoir aucune nécessité de faire périr un citoyen, à moins que sa mort ne soit le meilleur ou l'unique moyen de dissuader les autres de commettre des crimes, second motif qui peut faire regarder la peine de mort comme juste et nécessaire. [Il va dans la suite s'employer à montrer qu'il n'en est rien.] Si l'on n'est pas convaincu par l'expérience de tous les siècles, où le dernier supplice n'a jamais empêché des

1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 127. 2. Ibid, loc. cit. 3. R. Badinter,« Présence de Beccaria», préface à ibid, p. 24. 4. Il s'agit de l'article de Robert Badinter, on pourrait dire, pour ressaisir la différence la plus intéressant_e entre une pensée de ce type (pensée des Lumières et d~ 1~ Rat~on) et une pensée comme celle de Schmitt, c'est que celut-ct essate de p~nser cette « autorité», cette auctoritas, et cette potestas, ~e ~ouvo~r de l'autorité constitutif de la souveraineté et de son_ hlSt~u~ the~l~­ gique, alors que Beccaria, en disant préférer la ratson a 1aut~nte; se prive de comprendre au fond cette logique de _la s,ouve~a.mete à laquelle pourtant il ne s'oppose pas. Il_ voudralt reconcdter 1~ raison et le droit, ou la loi, là où Schmitt, de façon tout auss1 I. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 127.

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rationnelle et logique rappelle que 1' origine de la loi, comme 1' . gine de la raison, ne saurait être légale ni rationnelle, et c'est ~rt la source de 1' autorité, sa source toujours exceptionnelle. ea [Avant de conclure] voici quatre mises en perspective, encore. Deux se tournent ou retournent vers ce que nous venons de dire deux autres sont orientées par ce qui nous attend pour les pro~ chaines séances. 1. L'Europe, la Révolution française et le signe d'un progrès possible de l'humanité, comme disait Kant, d'ailleurs favorable au maintien du principe de la peine de mort dans le droit, nous verrons comment et pourquoi. Revenons au temps de la Révolution française qui a ouvert au fond un débat sur la peine de mort qui a occupé tout le XIXe siècle et dont Hugo sera, nous 1'entendrons, un des grands témoins abolitionnistes. J'ai déjà cité 1' évolution de Robespierre, abolitionniste converti; mais la Convention, dans sa dernière session, avait néanmoins tenu à décréter que, je cite encore: À dater du jour de la publication générale de la paix, la peine de mort sera abolie dans la République française.

Extraordinaire déclaration, engagement inouï. Même si cela, l'abolition de la peine de mort en France, n'arriva qu'environ deux siècles plus tard (à une certaine échelle, c'est fort peu), on peut sans déraisonner considérer que les Révolutionnaires, qui voulaient exporter la Révolution et faire la paix, leur paix publique et républicaine en Europe, avaient marqué la nécessité d'attendre une pax europeana conforme à leur déclaration des droits de l'homme pour abolir la peine de mort dans une Europe pacifiée et sûre de sa sécurité. N'est-ce pas ce qui se passe? Et n'est-ce pas ce qui confirme que la peine de mort n'est pas abolie pour des raisons de principe et de droit inconditionnel à la vie mais (d'où une hypocrisie fondamentale, structurelle du discours abolitionniste dans son état actuel) là où l'ordre, la paix et 140

Troisième séance. Le 12 janvier 2000

. ,l

ermettent comme au fond le disait Beccaria quand, ' · d' une . ), il aJ· ou tait cependant, Je e re-cne . nauon J 'cunreep

a s.e d l'exception (chaos, désordre, fin ou naissance traitant e . 1 . .

M ·s sous le règne paisible de la légalité, sous un gouvern~ment ai ' par l' ens emble de la nation ' bien défendu à l' exténeur et prouve ~),. térieur par la force et par l'opinion peut-être plus effica~e qu~ )n l'a où le pouvoir n'appartient,qu'au·véritable souv~ram, o~ laarorce, ' ·1 t avou la richesse achète les plaisirs et no~ 1 autotnte, 1 ne saurai y aucune nécessité de faire périr un citoyen .

2 L'hyperbole ou la surenchère de la cruauté. S' a~issant de la . ' dont nous commençons à peine à parler, Il faut noter cruaute, 1 · , d 1 'ede l' ne des nombreuses équivoques, ou comp exnes e a pense ·a ce grand modèle ou grand initiateur, ce grand patron de Bueccan, · 1 'd l' b0 litionnisme. D'une part, il dénonce clairement a cru.aut.e . e en général qm, dn-tl, 1aapet·ne de mort et la cruauté du châtiment . b , se des conséquences funestes et contraires au ut ~u on se po . , et cond ult. · a' l'·tmpun 1té) ·· « St lesb'loIS a(elle est disproportionnee sont réellement cruelles, dit-il, ou ~~~~ on l~s '~hange, ou te~ elles donnent fatalement naissance a ltmpumte ». Ou ;nc~r~l. « La peine de mort est nuisible par l'exemple de cr~aute que. ~ donne 3 ». Beccaria renverse donc cet argument de 1 exempl~Ite dont nous parlerons encore beaucoup. Loin .de donner le o~ exemple qui dissuaderait les criminels en puissance, 1~ cr~aute de la peine de mort est un mauvais exemple encourageant a« r~pa~­ dre le sang», comme la guerre. En condamnant à mort, lom e

pro

. · P· 127 · Uacques 1 C Beccaria Des délits et des peznes, op. czt., . Derrida précise lors .de .la séance,:'' :LEurope d'aujourd'hui, n'est-ce ~a:? Md ails cel~ madrque etn quelque sorte le fondement sans f,on d erne nt de l'abolmon .e a peme 1 é e mor 't'a'· ' pa ria paiX Si l'abolition de la peine de mort est con d.. monnee . , par d a .s cun . e, A l'extérieur et à l'intérieur, on ne l'abolit pas pour les dquestlons e pnnlctpÉet. tu · al ~rs qu''1 fond, on n'en a plus tellement besom, t y a es pays comme es a sUnis ou la Chine qui en ont encore besom »..(NdÉ)] 2. C. Beccaria, Des délits et des peznes, op. czt., P· 125.

3. Ibid., p. 132. 141

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

décourager par < l' >exemple les assassins on enco ' urage p ar l 'exemple a, la cruaute., Et pourtant, quand il propose de remplacer la peine d . . 1.1 sem bl e ne pas se rendre e .tnon par l' empnsonnement a, vte, compte . B eccana, que son meilleur argument, c'est alors la référence ' l ' cruauté des « travaux forcés à perpétuité» dont il dt.t t .ail a ,. . . ' ranqut ement qu tls sont plus dtssuastfs que la peine de mort p , arce que plus redoutables que la mort. Au fond la peine de mort n'e t • s peu~ etre pas assez cruelle. Il faut trouver plus cruel, les travaux t; , , , . , h • orees a p~rpetune: avec c ~mes et baston~ades (en Alabama, on a rétablt les chames au pted). Je vous latsse apprécier ce passa . il ge, . 1 . . vous montrera bten que e premter souct de Beccaria n'est p . . b ~~ « pnnctpe », une onté compatissante (d'ailleurs il est plut" ' d . d • . Ot oppose au ron e grace, voyez la fin du hvre) ou le droit à la · . , . d' ffi . vte, c est un so~ct e cacné dans le maintien de l'ordre (p. 129). E pour cela, Il surenchérit dans l'appel à la cruauté- sans le mot: t

~nsi donc, dit-il, les travaux forcés à perpétuité, substitués à la p~me ~e m_ort, ont toute la sévérité voulue pour détourner du cnme l espnt le plus déterminé. Je dirai plus : beaucoup de gens regardent la mort d 'un œil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d'autres par vanité, sentiment qui accompagne les hommes au-delà du tombeau [notation fort intéressante! 1] ; d'autres enfin veulent tenter ce moyen désespéré d'échapper à leur vie de misère. Mais ni le fanatisme ni la vanité ne persistent dans les fers et les chaînes, sous le bâton et sous le joug, dans une cage de fer, et

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les maux du malheureux, au lieu de finir, ne font alors que commencer 1

3. Le double bind des lois: dans les déclarati~ns un_iverselles. La · rochaine nous revtendrons sur les Declarattons et Consernatne p , ., , . . 1.

· s mondiales de ces dernteres decenntes que . Je rappe vennan 1 ats mençant. Je prends seulement ou y reconnats seu ement en corn , . , 1 , . oints de repere qut montrent 1entre acement eqmvodeux p , . d' 1 . d 1 , ue d'une logique de 1exceptton et une ogt~u~ e a cru~~te. q exe mple , l'International Co venant on Czvd and Polttzcal Par . . · hts pose, dans son article 6, que « Every hu man bemg has the znRtg. . a un drott . m . h'erent a' 1a to lilè (tout être humam heren t rioht o· yc . · · d vie) 2 », mais admet néanmoins le droit de princtpe au ~~ntten e la peine de mort, en l'a:sortiss_ant seulement de condmons telles que (sous-article 4 du meme arncle) « An.1_one sentenced to death shall

have the right to seek pardon and commutatwn ofthe sentence. Am~esty, pardon or commutation ofthe sentence ofdeath may b~ granted ~n all cases (Quiconque est condamné à mort de~ra avotr le. drm,t de demander le pardon, la grâce, et la commutat10n du verdtct. L~­ nistie, le pardon et la commutation du verdict de ~ort pourrat~nt! peuvent être accordés dans tous les cas) 3 ». Qe soultgne ce subltme «may be», dont la prudence hypo~rite ou équi~oq~e -là où il s'agi: de respecter la souveraineté des Etats et de n ~bltger p~rs~nne a rien -se fait encore plus lisible dans le sous-arncle 6 de 1arttcle 6 : « Nothing in this article shall be invoked to delay or to prevent the abo-

lition ofcapital punishment by any State Party to the p~esent Covenant 1. Lors de la s.éance, Jacques Derrida complète son incise ainsi : «Finale-

ment, cela mène très loin, on a vu quelques exemples en lisant Badinter, c'est

q~~ la peme de m?rr peur séduire. Alors il y en a dans Genet, aussi. Il y en a qui

desirent cela. Er c est de cela que Beccaria se méfie. Il y en a qui peuvent aimer ça. Er non se~lement dans la vie _mais dan_s la survie, qui veulent rester, qui veulent au-dela du rombeau, sennment qui accompagne les hommes au-delà du ro~beau. ,C'est très ~orr. Donc, c'est le risque qu'encourage la peine de m_ort, c est_qu Il y e~ a qui peuvent cultiver cela, qui peuvent non seulement se lai~ser fascmer, mais fa1re rour ce qu'il faut pour jouir de la mise à mort, au present ~t au futur. Pas au. futur de ce qui leur arriverait quand on les ruera, mais apres la mort. Donc, Il ne faut pas leur donner cerre prime à l'immortalité, à la survie». (NdÉ)

142

(Rien dans cet article ne saura être invoqué pour différer ou pour 1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 129-130. (Jacques Derrida ajoute lors de la séance : >. (NdÉ)) 2. Ciré dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit., p. 312. (NdÉ) 3. Cité dans ibid., loc. cit. (NdÉ) 143

Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

Troisième séance. Le 12 janvier 2000

empêcher l'abolition de la peine de mort par tour État q · . , C . Ut a souscnr ' l 1 2 a a presente onventton) ».) [Commenter l'hypocris· . · d.ts pas d e mamtentr · · la peme · de mort, mais n'aU te · Je ne · vous mter l ez pas en . vous mter . d.ts d e l'abolir3 !] conc ure que par la' Je

~article 7 du même texte tr~ite de la cruauté: «No one shal! be sub;ected to torture or to cruel, mhuman or deo-radinu treatm r. . la 6. . 6 ent or .h punzs ment. 1 n parttcu r, no one shaii be subiected without h · fi J zs ee . l . . . consent to med zca or sczentific experzmentation (Personne n . , . ,l e sauratt erre soumts a a torture ou à un traitement ou une punition l · h · d' crue m u~am ou egradant. En pa~ticulier, personne ne saurait êtr~ soumts sans son consentement ltbre à une expérimentation 'di cale ou scientifique)». (Grande question de l'homme et d ml'e .l , e antma =. qu est-ce que la cruauté?) Le point 5 de l'article 6 interdisait la ~eme de mort p~ur de~ cri~es commis par des jeunes gens de moms de 18 ans et mterdtsait 1exécution de femmes enceint es. . Enfin, tou~ours à titre d'anticipation, cette formulation expliCite de la logtque de l'exception, du «sauf», dans la Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freed (dans l'European Convention on Human Rights), la Convem~: pour la protection des droits humains et des libertés fondamentales (1953, ratifiée par 31 pays en 1996), article 2-1 : « Everyone's r~gh~ to liJe. shalf be pro.tected by law. No one shaii be deprived ofhis !ife ~nten~zonaf~ s~ve zn the .execution of a sentence of a court folfowmg hts convzctzo.n of a mme for which this penalty is provided by the law (Le drott de chacun à la vie sera protégé par la loi. Personne ne saurait être privé de sa vie intentionnellement, sauf 1. Cité dans W Schabas, The Abolition p. 312. (NdÉ)

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2. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ) 3. L?r: de la séance, Jacques Derrida ajoute:" Ce qu'on vient de dire au sujet du droit a la vie et au sujet du pardon demandé ne pourra pas être invoqué par aucu? État_ qw Y a souscnr pour ne pas abolir la peine de mort. Ils imaginent des cas ~u un .Etat membre dira: vous avez prévu des exceptions, donc nous n'avons pas a abolir la pei~e de m?rt. Ils préviennent l'usage vicieux qu'on pourrait faire de leur pro~re. arncle. Mais Ils ne font rien pour l'éviter de façon catégorique. Je traduis amsi :Je ne vous Interdis pas de maintenir la peine de mort, mais n'allez pas en conclure que par là je vous interdis de l'abolir!>> (NdÉ)

144

' écution d'une sentence de la cour suivant la condamnadans l ex · ' 1 1 ·) . d' n crime pour lequel cette peme est prevue par a 01 ». uon u · d' ' · nter · pas de peine de mort, ou du moms pas execution . , , , ' d d (Cornrne · 'une peine de mort att ete legalement prononcee ans es sans qu' us par la loi. Sauf si une peme · d e mort a ete ' ' 1'egalement œp~ · d · d rononcée dans les cas prévus par la lot. Pas e peme e mort ~é ale en somme; pas de peine de mort sauf dans les cas (excep1tionnels g ' ·tee ' ou prevue ' !) où e11 e est men par la lot· 1 1)·

4 Enfin, quatrième et dernier point, nous y aborderons direc-

rern~nt la semaine prochaine : qu'est-ce que la cruauté? Quel est le sens de la cruauté 1· Est-ce le sang, une ,histoire du sang, comme 1 l'étymologie semble l'indiquer (cruor,, c e~t le s~n~ rouge, ~ sang qui coule) ? Et met-on fin à la cruaute 1~ JOUr o~ 1on ne fait plus couler le sang? Ou bien la cruauté fa1t-elle stgne vers un rr:al radical, un mal pour le mal, une souffrance infligée pour fa1re souffrir, avec ou sans le sang? Quoi du christianisme dans cette histoire de la cruauté, dans cette histoire du sang rouge ou dans cette histoire de la cruauté sans le sang, au-delà du sang? La cruauté, qu'est-ce que c'est : le sang ou 1~ mal pour le ~al? Et qu'est-ce que la mort? Ce sont là les questions q~e nous elabo~e­ rons au cours ou en marge de lectures de Hugo (Ecrits sur la peme de mort, et nous y suivrons, entre autres, le fil rouge du s~ng ~ouge, de la couleur rouge dans ses admirables textes sur la gmllot~ne) et de lectures de Camus (Réflexions sur la guillotine, 1957, Essazs dans la« Pléiade», l'édition avec Koestler est épuisée[ ... ]). L'interprétation du christianisme est différente chez ces deux grands abolitionnistes français qui voient rouge quand on le~r parle de la peine de mort, et nous tenterons, pour notre part, d Y voir plus clair. 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute: «Autrement dit, je p~raphra~e, la vie de chacun est protégée par la loi, personne ne pourra être fnve de sa vie, sauf dans les cas où l'exécution de la sentence de la cour est prevu.e par la lo1. Pas de peine de mort, ou du moins pas d'exécution, sa.uf SI une peme .de mort a été légalement prononcée dans les cas prévus par la lo1. À part ça, drolt absolu à la vie. Pas de peine de mort illégale en somme; pas de peme d.e mort salff dans les cas (exceptionnels!) où elle est méritée ou prévue par la loi!) >> . (NdE)

Quatrième séance Le 19 janvier 2000 Droit à la vie, droit à la mort

«Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort.

»

Vous savez qui a osé dire cela : c'est bien sûr l'immense Victor Hugo. Nous allons poursuivre aujourd'hui, mais autrement, en changeant un peu de références et de rythme, ce que nous avions commencé à élaborer la dernière fois en entrelaçant les deux motifs ou les deux logiques de la cruauté, d'une part, et de l'exception souveraine, d'autre part, tout en analysant la situation actuelle dans la lutte en cours pour l'abolition, avec le rôle des nouveaux médias (Internet, etc.) et la stratégie des textes sur les droits de l'homme, le droit à la vie, et les textes sur les origines théologiques des concepts de la politique moderne, notamment de la souveraineté (à partir de Schmitt) . L'histoire du droit et l'histoire des techniques dites de communication, l'histoire conjointe de la machine juridique ou judiciaire et de la machine informative ou informatique étaient et restent donc l'élément irréductible de notre questionnement. Le 15 septembre 1848, parlant à la tribune de l'Assemblée constituante, Victor Hugo proclamait, ou plutôt déclarait sans clameur (car on dit que son éloquence écrite n'était pas servie par une voix puissante, contrairement à ce qu'on pourrait penser à le 147

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

lire, car sa voix d'écriture est, elle, puissante, puissante par · dans le genre et le style de essence st· on peut d'ue, eIl e se d ép1ote 1 .' . . d' . . 1a VOIX . d' écriture et la v a· PUissance oratOire, et Je tstmguerats 0 court, ceIl e d u cours, par exemple, ou du Parlement, et n'a 1Xbi'tour · · qu''1 ' · d · u tons Jamats 1 n y avatt pas e mtcro en ce temps; il faut to · d' . h . . , penser a ces con mons tee mques qUI programment et structUJours l'espace, l' espace et 1e temps de la parole dtte . publique) v·urent . Hugo annonçatt donc, de sa puissante et impuissante voix ': tctor je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de

mort.

.~a phrase est simple, el!e p~rte.' elle est ~irecte, elle dit à la premtere personne un vote, c est-a-dtre une votx. Elle dit« ma voix », . . une votx qUI compte,_ c'est ~elle de« ~o~ Victor Hugo», mais qui compte pour une votx, qUI est et qUI n est pas une voix comm les. autres, la voix de quiconque, une voix à la fois singulière e~ umverselle qui prétend toujours parler au nom de l'universel d droits universels (mais d'abord français, nous allons y venir). Mai~ une voix qui refuse toute équivoque, toute hypocrisie, toute complication, tout détour, tout moratoire, toute exception, toute nuance coupable même:« Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort ». Nous lirons tout à l'heure le bref discours que cette phrase vient 1 de clore et de signer • C'est la dernière phrase d'une intervention, comme on dit, à l'Assemblée constituante. Car n'oublions pas que cette assemblée parlementaire est constituante.

1848, c'était exactement un siècle avant une Déclaration universelle des droits de l'homme discutée et votée à l'ONU, et dont le moins qu'on puisse dire est que, si elle faisait un certain pas en direction d'une éventuelle ou finale abolition de la peine de mort, elle se gardait bien d'aller trop loin et trop vite ou trop directement tout droit, dans le progrès, elle s'arrêtait au bord de la décision, à l'instant de décider d'une telle abolition, de voter une telle 1. Victor Hugo, Écrits sur la peine de mort, présenté par Raymond Jean, Arles, Actes Sud, 1992 [1979], p. 71. 148

.· et elle multipliait au contraire les gestes impurs, cambo1JtJOn, · 1 · aJiques ' et provisoires ' elle se protégeait dans es aJOUrnements, , . P e nous allons encore le prectser. comm . nous donne à penser que, outre l'·mteret ' ' mtnnseque, · · ' Ce qu1 . . h b' ·_· dire vital de cette question de la peme de mort, e ten, oserai Je fil · d' h'stoire elle-même est un fil conducteur, un rouge m ts1 son ble auJ·ourd'hui pour la lecture et l''mterpretatton ' · d' une h'tspensa d d · · · al · d droit universel, d'une histoire u rait mternatton cotre u . . . 1 d . d' ou cosmopolitique, de ~e qu~ ~eut _st?~tfier le ~r~tt~ e . r?t~ tt droit histonque 1htstonctte du drott, 1htstonctte des nature1et le ' . . · d ts entre le droit pénal ou cnmmel et les autres drotts, u . rappor . . . al l'h. ort entre le droit national et le droit mternanon , tstonrapp , 1 ' cité essentielle de ce rapport, de ce qu on peut app_e er un fror:res (ou non), un telos ou non dans ce,tte histoi:e: ~ :utvre les :ndtces les signes comme dit Kant, d une posstbtlzte de progres dans ou ' . l'histoire de ' l'humanité, des rapports d ' adequation ou . d''Inadéquation entre la justic~ et le droit, et surt?ut la questton de l'homme, des droits de 1homme et de ce qu est final.e~ent un homme, le propre de l'homme - par .exemple si on ~e dtstmgue et de l'animal et de Dieu, des autres ammaux et des dt eux. La question donc du droit à la vie comme droit de l'homme et de ce seul vivant qu'on appelle l'homme, ou la personne humaine. Inviolabilité de la vie humaine, dira mille fois Hugo. . Car évidemment, par-delà les limites conceptue!les q.ut _devraient définir la peine de mort, et qui la distingueratent amst de la mort tout court, de la mort dite naturelle et du meurtre et du suicide, de toutes les façons multiples de donner ou de se donner la mort avec toutes les distinctions par lesquelles nous avons commen;é, au-delà de ces limites conceptuelles nécessaires, mais toujours précaires et problématiques, il faut bie~ se demand~r ce que c'est que mourir (non seulement au sens o~, selon He~­ degger, seul le Dasein meurt, a, si je puis dire, le drott et la P?sstbilité du mourir, alors que l'animal finit de vivre ou crève mats ne meurt jamais- cf Sein und Zeit et Unterwegs zur Spra~he,, e~ mon petit livre Apories où je cite et analyse ces textes 1, mats ou tl faut 1. J. Derrida, Apories, Paris, Galilée, 1996. (NdÉ) 149

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bien se demander aussi quels sont les critères dits obJ'ectif d ' d e mort, et nous en vien · drons plus tard à q s 1e la mort, d e l 'etat 'fi 1 I d' , . . . tern ants exemp es executions qw n ,en fi mssent pas, et à q ue1ques incidences de cette question sur l'application de la peine de ~e q)~ Si, donc, 1848, date de cette déclaration de Hugo à l'Asort · blée constituante, précède d'un siècle une nouvelle Déclar s~md d . d l'h ( 4 . anon es rans e om~e 19 qu~ pose le droit à la vie (article : 3 « Everyone has th~ r~ght t~ lzb.erty ~nd :ecurity of the person (Chacun a le dron a la VIe, a la liberte et a la sécurité per son. . nelle) » - Je souligne encore « person » pour des raisons qui n cesseront, je pense, de s'éclaircir) sans proposer encore et enco e moins prescrire l'abolition de la peine de mort, il nous faut don~e avant de revenir sur ces déclarations modernes et le sens de leu ' . . d 1 rs 1Imites, pren re a mesure du propos de Hugo, de sa lettre à cette date et de ses implications philosophiques, métaphysiques, religieuses ou historiques.

8! liJ:,

Cette déclaration est loin d'être la seule, de la part de Hugo, et elle fut brève. Mais je commence par elle parce qu'elle fut faite statutairement, dans une enceinte législative et une Assemblé~ constituante de type révolutionnaire, dans une Assemblée consciente de son pouvoir inaugural, fondateur, instituant. C'est une Constituante. C'est un peu comme s'il s'agissait de renouer avec le temps de la Révolution française et comme en mémoire de la dernière session de la Convention, qui, je le rappelle encore, après l'exécution de Robespierre, avait décrété: À dater du jour de la publication générale de la paix, la peine de mort sera. abolie dans la République française.

Dans ce discours, Victor Hugo va, à plusieurs reprises, comme ille fait dans tant d'autres textes sur la peine de mort, se servir pourtant d'un mot, «l'inviolabilité», plus précisément « l'inviolabilité de la vie humaine», qui, d'une part, tranchera, si je puis me servir de ce mot coupant dans ce théâtre de la guillotine qu'est 1. Dans le tapuscrit: . (NdÉ) 2. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 323-324. 3. Dans le tapuscrit: « fait ». (NdÉ)

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de son château moyenâgeux, homme tolérant, plutôt timide et d'une politesse obséquieuse; mais il écrit, il ne fait qu'écrire, et la liberté a beau le remettre dans la Bastille d'où elle l'avait retiré, il est celui qui la comprend le mieux, comprenant qu'elle est ce moment où les passions les plus aberrantes peuvent se transformer en réalité politique, ont droit au jour, sont la loi. Il est aussi celui pour qui la mort est la plus grande passion et la dernière des platitudes, qui coupe les têtes comme on coupe une tête de chou, avec une indifférence si grande que rien n'est plus irréel que la mort qu'il donne, et cependant personne n'a senti plus vivement que la souveraineté était dans la mort, que la liberté était mort. Sade est l'écrivain par excellence, il en a réuni toutes les contradictions. Seul : de tous les hommes le plus seul, et toutefois personnage public et homme politique important. Perpétuellement enfermé et absolument libre, théoricien et symbole de la liberté absolue. Il écrit une œuvre immense, et cette œuvre n'existe pour personne. Inconnu, mais ce qu'il représente a pour tous une signification immédiate. Rien de plus qu'un écrivain, et il figure la vie élevée jusqu'à la passion, la passion devenue cruauté et folie. Du sentiment le plus singulier, le plus caché et le plus privé de sens commun, il fait une affirmation universelle, la réalité d'une parole publique qui, livrée à l'histoire, devient une explication légitime de la condition de l'homme dans son ensemble. Enfin, il est la négation même : son œuvre n'est que le travail de la négation, son expérience le mouvement d'une négation acharnée, poussée au sang, qui nie les autres, nie Dieu, nie la nature et, dans ce cercle sans cesse parcouru, jouit d'elle-même comme de l'absolue souveraineté 1• Bien que Blanchot ne fasse pas l'éloge de la peine de mort comme telle, la logique de son discours sur la littérature comme droit à la mort, même si on ne peut y voir une thèse assumée par lui, mais avant tout une analyse de ce qu'est ou de ce que tente d'être la littérature, même si au fond il analyse la tentation de la littérature comme sa vérité (et d'ailleurs il se sert du mot de tentation, et toute la page que je vais citer maintenant analyse, ou décrit, une tentation essentielle de la littérature, une tentation qui est constitutive du projet d 'écrire de la littérature - ce qui peut 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 324.

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toujours, donc, laisser à Blanchot la possibilité de dire que cette tentation, il l'analyse, il la décrit, il la constate, il en pense le mouvement essentiel sans y céder lui-même de part en part, etc. ; il analyse une tentation sans nécessairement y souscrire de part en part), il reste que le lien entre la littérature et la Terreur révolutionnaire qui condamne à mort est clairement posé, et même s'il est abusif d'en conclure que Maurice Blanchot est pour une littérat ure solidaire de la peine de mort, le ton et le mouvement de son texte interdisent de conclure le contraire, ou de dire que Blanchot est contre la peine de mort, à cette époque, et qu'il n'a pas de sympathie ou d'inclination pour cette tentation littéraire qu'il décrit si bien. Dans cette page, je soulignerais, entre autres, la sensibilité au Théâtre de la Révolution comme théâtre de la cruauté et comme « Dernier Acte », ce sont ses mots, comme jugement dernier, en somme, apocalyptique et eschatologique : (lire et commenter La Part du feu, p. 321 -323) Mais il est une autre tentation. Reconnaissons dans l'écrivain ce mouvement allant sans arrêt et presque sans intermédiaire de rien à tout. Voyons en lui cette négation qui ne se satisfait pas de l'irréalité où elle se meut, car elle veut se réaliser et elle ne le peut qu'en niant quelque chose de réel, de plus réel que les mots, de plus vrai que l'individu isolé dont elle dispose : aussi ne cesse-t-elle de le pousser vers la vie du monde et l'existence publique pour l'amener à concevoir comment, tout en écrivant, il peut devenir cette existence même. C'est alors qu'il rencontre dans l'histoire ces moments décisifs où tout paraît mis en question, où loi, foi, État, monde d'en haut, monde d'hier, tout s' enfonc.e sans effort, sans travail, dans le néant. I.:homme sait qu'il n'a pas quitté l'histoire, mais l'histoire est maintenant le vide, elle est le vide qui se réalise, elle est la liberté absolue devenue événement. De telles époques, on les appelle Révolution. À cet instant, la liberté prétend se réaliser sous la forme immédiate du tout est possible, tout peut se faire. Moment fabuleux, dont celui qui l'a connu ne peut tout à fait revenir, car il a connu l'histoire comme sa propre histoire et sa propre liberté comme la liberté universelle. Moments fabuleux en effet : en eux parle la fable, en eux la parole de la fable se fait action. Qu'ils tentent l'écrivain, rien de plus 168

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justifié. I.:action révolutionnaire est en tous points analogue à l'action telle que l'incarne la littérature : passage du rien à tout, affirmation de l'absolu comme événement et de chaque événement comme absolu. I.:action révolutionnaire se déchaîne avec la même puissance et la même facilité que l'écrivain qui pour c~ang~r le monde n'a besoin que d'aligner quelques mots. Elle a aussrla meme exigence de pureté et cette certitude que tout ce qu'elle fait vaut absolument, n'est pas une action quelconque se rapportant à quelque fin désirable et estimable, mais est la fin dernière, le De~­ nier Acte. Ce dernier acte est la liberté, et il n'y a plus de chorx qu'entre la liberté et rien. C'est pourquoi, alors, la seule parole supportable est : la liberté ou la mort. Ainsi apparaît la Terreur. Chaque homme cesse d'être un individu travaillant à une tâche déterminée, agissant ici et seulement maintenant : il est la liberté universelle qui ne connaît ni ailleurs ni demain, ni travail ni œuvre. Dans de tels moments, personne n'a plus rien à faire, car tout est fait. Personne n'a plus droit à une vie privée, tout est public, et l'homme le plus coupable est le suspect, celui qui a un secret, qui garde pour soi seul une pensée, une intimité. Et, enfin, personne n'a plus droit à sa vie, à son existence effectivement séparée et physiquement distincte. Tel est le sens de la Terreur. Chaque citoy~n a pour ainsi dire droit à la mort : la mort n'est pas sa condamnation, c'est l'essence de son droit; il n'est pas supprimé comme coupable, mais il a besoin de la mort pour s'affirmer citoyen et c'est dans la disparition de la mort que la liberté le fait naître. En cela, la Révolution française a une signification plus manifeste que toutes les autres. La mort de la Terreur n'y est pas le seul châtiment des factieux, mais, devenu l'échéance inéluctable, comme voulue, de tous, elle semble le travail même de la liberté dans les hommes libres. Quand le couteau tombe sur Saint-Just et sur Robespierre, il n'atteint en quelque sorte personne. La vertu de Robespierre, la rigueur de Saint-Just ne sont rien d'autre que leur existence déjà supprimée, la présence anticipée de leur mort, la décision de laisser la liberté s'affirmer complètement en eux et nier, par son caractère universel, la réalité propre de leur propre vie. Peut-être font-ils régner la Terreur. Mais la Terreur qu'ils incarnent ne vient pas de la mort qu'ils donnent, mais de la mort qu'ils se donnent 1•

1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 321-323 .

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Quelle que soit l'originalité de ce discours post-hégélien et post-mallarméen de 1948, il reproduit, à travers tous les symptômes historiques de la France de l'époque qui mériteraient une longue analyse, il reproduit donc, et sans constituer une thèse explicit~ en fav.eur de 1~ peine d~ mort, il reproduit le noyau argumentauf, le ph1losopheme classique de toutes les grandes philosophies du droit favorables à la peine de mort, comme le noyau logique de la philosophie du droit de Kant et de la philosophie hégélienne. La dignité de l'homme, sa souveraineté et le signe qu'il accède au droit universel et s'élève au-dessus de l'animalité c'est qu'il s'élève au-dessus de la vie biologique, qu'il met sa vie e~ jeu dans le droit, qu'il risque la vie et affirme ainsi sa souveraineté de sujet ou de conscience. Un droit qui renoncerait à inscrire en lui la peine de mort ne serait pas un droit, ce ne serait pas un droit humain, ce ne serait pas un droit digne de la dignité humaine. Ce ne serait pas un droit. L'idée même du droit implique que quelque chose vaut plus que la vie et que donc la vie doit ne pas être sacrée comme telle, elle doit pouvoir être sacrifiée pour qu'il y ait du droit. Et l'idée du sacrifice est commune aussi bien à Kant, Hegel, qu'à Bataille et à ce Blanchot-là, même quand ils parlent de littérature. Le sacrifice est ce qui élève, ce qui s'élève au-dessus de l'égoïsme et de l'angoisse de la vie individuelle. Entre le droit et la mort, entre le droit pénal et la peine de mort, il y a une indissociabilité structurelle, une dépendance mutuelle a priori et inscrite dans le concept de droit, du droit de l'homme, du droit humain, tout autant que dans le concept de mort, de mort non naturelle, donc de mort décidée par une raison universelle, d'une mort qu'on donne ou qu'on se donne souverainement. Le droit est à la fois le droit de la littérature et le droit à la mort, comme droit à la peine de mort. Il est en tout cas saisissant de voir ce discours sur « La littérature et le droit à la mort » surgir avec autant de force et d'autorité, voire d'originalité malgré ce qu'il reproduit, de le voir surgir exactement un siècle (1848-1948) après le vote de Hugo pour l'abolition, après et contre cette interprétation apparemment hugolienne diamétralement opposée de la littérature et des écrivains au service du droit à la vie, d'un droit inviolable de la vie humaine qui

ne fait qu'un avec le droit sacré des écrivains qui, souverainement, selon Hugo, peuvent parfois produire des lois, détruire d'anciennes lois et affirmer la loi au-dessus de la loi, au-dessus de la loi comme loi de la mort, comme association entre la loi et la mort, œlle que Blanchot la pense, et surtout au-dessus de et contre la Terreur révolutionnaire. Cette coïncidence des dates est d'autant plus remarquable que 1948 est aussi la même année où dans un style humaniste et confiant, optimiste quoique prudente et calculatrice, la Déclaration des droits de l'homme proclame à son tour le droit imprescriptible à la vie humaine. Ce n'est certainement pas une coïncidence, même si la simultanéité dans la même année en est peut-être une. C'est bien la simultanéité, la synchronie, la concurrence de deux grands discours, de deux grandes axiomatiques irréconciliables (un humanisme des Lumières et son contraire) qui se partagent et se partageront longtemps le monde. Et toujours autour du droit, des droits de l'homme. Car si l'on veut bien aiguiser l'intention du texte de Blanchot, et la beauté singulière, quoiqu'effrayante, terrifiante, proprement terrorisante de son titre, il faut bien entendre que le droit à la mort signifie le droit 1 d'accéder à la mort (de la penser, de s'y ouvrir, d'en franchir la limite), aussi bien en s'exposant à la perdre, voire en se la donnant (suicide) qu'en la donnant dans la mise à mort ou la peine capitale. C'est le droit de se tuer, d'être tué ou de tuer : d'accéder à la mort en excédant la vie naturelle ou la vie biologique ou dite animale. La mort n'est pas naturelle. Et ce droit qui est la condition de la littérature, la condition au sens de l'élément, de la situation de la littérature, ce droit n'est pas un droit parmi d'autres. C'est à la fois le droit qui donne naissance à la littérature comme telle, mais aussi le droit qui donne naissance au droit lui-même. Il n'y a pas de droit qui ne soit ou n'implique un droit à la mort. La littérature penserait ce droit du droit, ce droit au droit, et ce droit révolutionnaire pose le droit à la littérature. Mais je serais injuste, et je ne voudrais pas être injuste, je serais injuste si j'abandonnais à ce point cette lecture et ce terrible diagnostic porté sur ou contre ce texte typique du Blanchot de

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1. Dans le tapuscrit: «signifie aussi bien le droit ». (NdÉ)

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l'époque. Cette lecture, je la crois certes juste et nécessaire (et il faut se souvenir interminablement des résonances et des connotations proprement terrifiantes et sinistres de cette pensée terroriste, terrorisante, de la littérature, de cette littérature comme Terreur). Mais n'allons pas faire à notre tour de ce diagnostic ou de cette interprétation un verdict sans appel. Ne le condamnons pas à mort, à la mort qu'il revendique. Car il y a dans ce texte,« La littérature et le droit à la mort», que je vous invite à relire de près et dans toute la complexité de ses richesses, au-delà de ce que je dois en retenir aujourd'hui, [il y a] encore autre chose, qui pourrait faire basculer, jusque dans son contraire, l'analyse de cette essence de la littérature comme terreur, de ce littérateur de la littératerreur, comme d'une tentation originaire de la littérature. Et ces motifs contraires, pour le dire trop vite, et bien schématiquement, seraient les trois motifi suivants.

cuté, sur le point d'être fusillé, en fait déjà virtuellement fusillé et mort, il a déjà traversé la vie et la mort, la limite entre vie et mort, lorsqu'un miraculeux soldat russe (de la Révolution russe d'extrême gauche donc) au service des nazis (de la révolution nazie d'extrême droite, donc, d'un totalitarisme l'autre) le sauve et le fait en quelque sorte ressusciter puisqu'il est déjà mort. Veni foras, lui dit-il en somme : sors de là et sauve-toi.) Eh bien dans « La littérature et le droit à la mort», Blanchot se réfère par deux fois de façon fort significative à Lazare comme à celui que la littérature ou la Terreur ressuscite après l'avoir tué ou laissé mourir. Et là, la fleur réapparaît à la place de la femme de tout à l'heure. (Lire p. 329-330)

1. Le langage littéraire est contradictoire, il est dans la contradiction:« Le langage commun a sans doute raison, la tranquillité est à ce prix. Mais le langage littéraire est fait d'inquiétude, il est fait aussi de contradictions 1 ». 2. Or au nom et en vertu de ces contradictions, la mort, le principe de mort que nous venons de reconnaître est aussi un principe de résurrection et de salut. D'où la figure, évangélique là encore, de Lazare qui vient en quelque sorte auréoler les figures de Robespierre et de Saint-Just. Lazare fut ressuscité par Jésus (dans l'Évangile de Jean XI, 1-46, où d'ailleurs nous pourrions retrouver nos précieuses bandelettes). Lorsque Jésus eut crié d'une voix forte : « "El' azar, viens dehors (veni foras)!" 1, Le mort sort, les mains et les pieds liés par des bandes,/ et la face entourée d'un suaire./ Iéshouà leur dit : "Déliez-le et laissez-le aller" 2 ». (En somme un peu comme dans L1nstant de ma mort 3, le dernier livre de Blanchot, où le narrateur est condamné à mort, presque exé1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 328. 2. La Bible, tr. fr. A . Chouraqui, op. cit., p. 2087. 3. M. Blanchot, L1mtant de ma mort, Montpellier, Fa ta Morgana, 1994.

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La littérature, si elle s'en tenait là, aurait déjà une tâche étrange et embarrassante. Mais elle ne s'en tient pas là. Elle se rappelle le premier nom qui aurait été ce meurtre dont parle Hegel. «Lexistant », par le mot, a été appelé hors de son existence et est devenu être. Le Lazare, veni foras a fait sortir l'obscure réalité cadavérique de son fond originel et, en échange, ne lui a donné que la vie de l'esprit. Le langage sait que son royaume, c'est le jour et non pas l'intimité de l'irrévélé. [ ... ] Qui voit Dieu meurt. Dans la parole meurt ce qui donne vie à la parole; la parole est la vie de cette mort, elle est « la vie qui porte la mort et se maintient en elle». Admirable puissance. Mais quelque chose était là, qui n'y est plus. Quelque chose a disparu. Comment le retrouver, comment me retourner vers ce qui est avant, si tout mon pouvoir consiste à en faire ce qui est après? Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la précède. Généralement, elle le nomme existence; elle veut le chat tel qu'il existe, le galet dans son parti pris de chose, non pas l'homme, mais celui-ci et, dans celui-ci, ce que l'homme rejette pour le dire, ce qui est le fondement de la parole et que la parole exclut pour parler, l'abîme, le Lazare du tombeau et non le Lazare rendu au jour, celui qui déjà sent mauvais, qui est le Mal, le Lazare perdu et non le Lazare sauvé et ressuscité. je dis une fleur! Mais, dans l'absence où je la cite, par l'oubli où je relègue l'image qu'elle me donne, au fond de ce mot lourd, surgissant lui-même comme une chose inconnue, je convoque passionnément l'obscurité de cette fleur, ce parfum qui me 173

Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

traverse et que je ne respire pas, cette poussière qui m'imprègne mais que je ne vois pas, cette couleur qui est trace et non lumière. Où réside donc mon espoir d'atteindre ce que je repousse? Dans la matérialité du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des choses, une nature, ce qui m'est_donné et me donne plus que je n'en comprends. Tout à l'heure, la réalité des mots était un obstacle. Maintenant, elle est ma seule chance 1•

3. Enfin, n'oublions pas que, déjà en 1948, Blanchot ne parle du mourir que comme d'une impossibilité. Le droit à la mon échoue toujours devant cette impossibilité. Je vous renvoie à tous ces passages qui portent, au moins à deux reprises, cette affirmation de la« mort comme impossibilité de mourir». Cette phrase, ce syntagme, l'impossibilité du mourir reviendra de façon inlassable, pendant un demi-siècle, dans presque toutes les œuvres de Blanchot. Ici vous la trouvez déjà : «Et elle [la littérature] n'est pas non plus la mort, car en elle se montre l'existence sans l'être, l'existence qui demeure sous l'existence, comme une affirmation inexorable, sans commencement et sans terme, la mort comme impossibilité de mourir 2 », et la même affirmation est reprise huit pages plus loin, cette fois à la première personne, comme la confession d'un condamné à mort qu'on n'exécute ni ne gracie Jamais: Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais, quand je meurs, cessant d'être un homme, je cesse aussi d'être mortel, je ne suis plus capable de mourir, et la mort qui s'annonce me fait horreur, parce que je la vois telle qu'elle est : non plus mort, mais impossibilité de mourir 3• Lisez la suite, la belle page sur Kafka et la Kabbale, et finalement cet usage caractéristique de« sans» (que j'avais naguère ana4 lysé ) dans des expressions telles que« Elle [la littérature] exprime 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 329-330. 2. Ibid., p. 331. 3.Ibid., p. 339. 4.]. Derrida,« Survivre>>, Parages, Paris, Galilée, 2003. (NdÉ) 174

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exprimer », ou encore « cette mort sans mort 1 » qui définit sans me l'horizon sans honzon . de 1a responsa b"l" I Ite, sans responensom . d' . .l. ' de l'écrivain : « Lécrivain se sent la pro re une pmssance b sa rite . . . . ,. bT ' impersonnelle qui ne le laisse ni vrvre ni m~uru: lrrresponsa 1 rte u'il ne peut surmonter devient la tr~ducnon d~ ~e:te' ~ort sans ~ort qui l'attend au bord du néant; l immortalite htteraue est le ouvement même par lequel, jusque dans le monde, un ~and~ m. é par l'existence brute, s'insinue la nausée d'une survre qur fi , . 2 mm n'en est pas une, d'une mort qui ne met. na nen ». Plus loin il parlera dans la même l~grq~e du sa~~ ~ans co~~ra. d tion d'une vie qui n'est pas de la vie, dune« denswn de lrmIC ' · · d J' mortalité», de cet« étrange droit» de la littérature qm vrt .e ~biguïté et répond et séduit par l'ambiguïté(« nausée»,« am~rgur~e » sont des mots de l'époque) : « Lun de ses r:no~ens ~e ~~~ucnon est le désir qu'elle fait naître de la tirer au clarr [l ambrguite],.lut~e qui ressemble à la lutte contre le mal dont parle Kafka et qur finit 3 ».Tout d ans le mal ' "telle la lutte avec les femmes, qui finit au lit" ' ceci marque bien que, je cite, « la littérat.u~e est par;:~ee ent;e ces deux pentes », tout cela donne lieu aussi a une theone ou a une pensée du ressassement, du« ressasseme~t interminable de paroles 4 » (que je vous laisse analyser par vous-memes).

1848-1948. Je reviens donc pour conclure aujourd'hui, p~~vi­ soirement, à cette déclaration du 15 septembre 1848, un srec~e avant une Déclaration des droits de l'homme qui proclame le droit à la vie sans abolir la peine de mort. Je voudrais la lire pour y souligner les traits suivants. , . , , 1. Tout d'abord la surprise, au début de séance, l habilete rhetorique de l'orateur qui joue de la sur~rise en ~aisa~r, de cette question < de la peine de mort > la premrère que.s non a 1 ordre du jour, mais pour marquer par là (et là, la rhétonque est plus que 1. M. Blanchot, La Part du feu, op. cit., p. 341.

2. Ibid., loc. cit. 3.Ibid.; p. 342. 4.Ibid., p. 334. 175

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

rhétorique), que c'est là la première question, la conditi d on es . . 1 1 1 d con mons, e soc e et e fondement de toute constitution. Il f: . . d . aut commencer, une constitution ott commencer par poser r· · · h · . Invto1a b 1.l.Ite' d e 1a vre umame. Mats du même coup en pos ., . ' ant par . surpnse cette premrere question aux parlementaires constitu , . ants, H ugo P?se strat.egrquement, en stratège qui prend les autres à leur propre Jeu, au Jeu de leur propre croyance, de leur credo et d leurs propres présuppositions, à savoir le droit de propriété H e · ' ugo ,. · 1 b·1· ' d 1 · pose 1 mvro a 1 rte e avre humame comme une propriété inaliénable, comme un droit de propriété sur sa propre vie qui est au · . 1a b·1· d d SSI sacre' que l'"mvro 1 tté u omicile comme droit de propriété donc le ~roit pat~imonial de la famille; er cela dans un mouv:~ ment qUI une fors encore est un acte national-patriotique q · s'inscrit dans l'histoire de l.a .F.ran~e, de ~a France et de ce pays-~~ comme responsable de la crvrhsation umverselle, de la civilisation tout ~our~. L'abolirio~ .d.e 1~ peine de mort serait à cet égard le premrer srgne de la crvrhsatwn versus la barbarie. Je lis et comn;ente maintenant ces premiers paragraphes. (Lire et commenter Ecrits de Victor Hugo, p . 69)

~e regret~e. que cette question, la première de toutes peut-être, arnve au mtlreu de vos délibérations presque à l'improviste, et surprenne les orateurs non préparés. Quant à moi, je dirai peu de mots, mais ils partiront du sentiment d'une conviction profonde et ancienne. Vous venez de consacrer l'inviolabilité du domicile, nous vops demandons de consacrer une inviolabilité plus haute et plus sainte encore, l'inviolabilité de la vie humaine. Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite P.~ ~a F.rance .et pou,r la Fr~ce, est nécessairement un pas dans la c~vrlrsatwn. Sr elle n est po mt un pas dans la civilisation, elle n'est nen. (Très bien! très bien!) Eh bien, songez-y, qu'est-ce que la peine de mort? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie. (Mouvement.) Part~ut où !a peine de mort est prodiguée, la barbarie domine; partout ou la perne de mort est rare la civilisation règne. (Sensation.) Messieurs, ce sont là des faits incontestables. I.:adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Le XVIII' siècle, c'est 176

Quatrième séance. Le 19 janvier 2000

là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le XIXe siècle abolira la peine de mort. (Vîve adhésion. Oui! oui!) Vous ne l'abolirez peut-être pas aujourd'hui; mais, n'en doutez pas, demain vous l'abolirez, ou vos successeurs l'aboliront. (Nous l'abolirons! - Agitation.)

Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution : «En présence de Dieu >>, et vous commenceriez par lui dérober, à ce Dieu, ce droit qui n'appartient qu'à lui, le droit de vie et de mort. (Très bien! très bien!)

Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n' appartiennent pas à l'homme : l'irrévocable, l'irréparable, l'indissoluble. Malheur à l'homme s'il les introduit dans ses lois! (Mouvement.) tôt 1 ou tard elles font plier la société sous leur poids, elles dérangent l'équilibre nécessaire des lois et des mœurs, elles ôtent à la justice humaine ses proportions; et alors il arrive ceci, réfléchissezy, messieurs, que la loi épouvante la conscience. (Sensation.) Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi; ce mot, le voici. (Écoutez! écoutez!) Après Février, le peuple eut une grande pensée : le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûler l'échafaud. (Très bien! - D'autres voix: Très mal!)

Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteur de son grand cœur. (.4 gauche: très bien!) On l'empêcha d'exécuter cette idée sublime. Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée du peuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l'autre, renversez l'échafaud. (Applaudissements à gauche. Protestations à droite.) Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort 2 .

1. Tel dans l'édition citée de Hugo. (NdÉ) 2. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 69-71.

Cinquième séance Le 26 janvier 2000 1

Nous avions donc, toujours en nouant ensemble les deux fils conducteurs de l'exception et de la cruauté, suivi aussi prudemment que possible, et comme sur le seuil de notre temps, à l'orée du devenir actuel de la peine de mort dans le monde, deux textes aussi opposés, en apparence, que tel discours de Hugo devant l'Assemblée constituante en septembre 1848 («Je vote l'abolition pure, simple et définitive de la peine de mort ») et, cent ans après, l'année même de la dernière Déclaration des droits de l'homme (si équivoque et silencieuse sur la peine de mort, qui n'est pas simplement le droit à la vie), le texte puissant et tout aussi ambigu de Blanchot sur « La littérature et le droit à la mort », construit, comme les discours de Hugo, sur une référence à la Terreur, ici à Robespierre, Saint-Just et Sade, mais diamétralement opposée à celle de Hugo, bien sûr, quoique contradictoire en elle-même (nous avions fait droit à cette contradiction délibérée) et plus chrétienne (comme la rhétorique et sans doute la pensée de Hugo) qu'il n'y paraît, surtout au moment du veni foras dit par Jésus à Lazare au moment de la résurrection. Nous avions aussi souligné, en fin de parcours, le caractère téléo-théologique chrétien de l'interprétation hugolienne de l'histoire du progrès de l'humanité vers l'abolition de la peine de mort, et sa théodicée révolutionnaire comme théodicée révolutionnaire chrétienne. Je ne veux pas revenir sur tout cela et sur les multiples détours 1. Cette séance s'ouvrit par une discussion avec les étudiants. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

dans lesquels. nous avions dû .nous engager. Je rappelle seulement . te11es excursiOns que nous aviOns faites du côté de la quest" d ' h . d l' . Ion · e l eut anas1e et e avortement, v01re de la contraception a · , l . ( U SUJet d u d ro1t. a a v1e souvent allégué par des adversaires de l' avortement v01re de la contraception qui ne sont pourtant pas touJ· · , f: . d. ours, 1oms en aut, s1 on peut 1re, des adversaires de la peine de m ) . . . d' Ort. Je note al ors 1c1 en pierre attente que, quand nous lirons Ka de près sur la peine de mort, le moment venu (et ce sera nécessai~~ pour y reconnaître certainement la plus pure des formulati éthico-juridico-rationnelles de la nécessité de la peine de morotns .. 1 1 . et 1a crmque a p us aiguë de Beccaria, tout cela au nom de ce que ~am ~men~ dém?ntrer comme l'i~pérati.f caté~orique de la justl~e penale, a sav01r que, selon la l01 du taliOn 1 (jus talionis), l'homlclde- contraire à la loi- doit être puni de mort, comme l'hom 1 0 noumenon dou s é ever au-dessus de l'homo phaenomenon, attaché à_ la vie et aux mobiles de l'intérêt vital, aux impératifs hypothétiques. Etc. (Commenter 2)) 3, eh bien, quand nous lirons Kant de près sur la peine de mort, le moment venu, au passage nous y trouverons d'étranges propositions (notamment dans la « Doctrine du droit » de la Métaphysique des mœurs, II, 1re section, remarque E) sur le cas de ce que Kant nomme l'infanticide maternel (infonticidium maternale) 4 • Pourquoi l'infanticide maternel est-il le seul, avec l'homicide 0

)

. 1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise, avec insistance : « ce que lui Interprète comme la loi du talion >> . (Nd:Ë) 2. Lors de la, séance, Jacques Derrida ajoute : « Si on veut dépasser ]'homo phaenomenon~ 1a~tache~ent empirique à la vie, il faut s'élever par le droit audessus de la v1e e~ do~c mscrire à la hauteur de l'homme nouménal la peine de mort dans le drott. C est une logique que nous avons reconnue chez Blanchot au.ssi. n'y a pas. de droit sans peine de mort. Voilà! Le concept de droit en lut-~eme ne ~eratt pas cohérent sans peine de mort. On ne peut pas penser un dron sans peme de mort. Voilà la logique qui va de Kant à Blanchot d'une certaine manière ». (NdÉ) 3. Da?s le tapuscrit, cette parenthèse se fermait plus haut, après ,, la critique la plus atguë de Beccaria ». (NdÉ) 4 .. Immanuel Kant, IJ_ie Metaphysik der Sitten, dans Kant's gesammelte SchriJi.en , vol. VI, Preusstschen Akademie der Wissenschaften (éd.), Berlin, G. Retmer,. 1907, p. 33~ sq; « Doctrine du droit», Métaphysique des mœurs, tr. fr. A. Phtlonenko, Pans, Vrin, 1971, p. 213-219. (NdÉ)

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Cinquième séance. Le 26 janvier 2000

commis lors d'un duel, à ne pas pouvoir ou à ne pas devoir être uni de mort? Linfanticide maternel, ici considéré, comme dans P cas comme mise à mort d'un enfant < né en > dehors du ce ' 1 h d' . , rnariage, et destiné à effacer justement a onte une maternite hors du mariage et à sauver, dit Kant, l'honneur du sexe, comme dans le cas du duel (ce sont deux moyens de sauver l'honneur), cet infanticide maternel est bien un homicide (homicidium), certes, 'est bien la mise à mort d'un être humain, mais ce n'est pour~ant pas un meurtre (homicidium dolosum) : c' est-~-dire une mise à mort, une tuerie impliquant un tort, une fourbene (do los, dolus) , un crime de méchanceté, une ruse maligne, donc un mal, une malignité, une cruauté au sens du vouloir faire souffrir. Nou~ avions commencé à distinguer, vous vous en souvenez, la cruaute comme violence sanglante, violence qui fait couler le sang (cruor), la cruauté comme souffrance infligée sans épanchement du sang, et la cruauté comme malignité, comme volonté de faire souffrir pour faire souffrir, comme jouissance prise à la s~u~rance ~e l'autre, à la souffrance calculée, à la torture orgamsee. Or, du Kant, on ne doit pas punir de mort un tel infanticide maternel, homicidium mais non homicidium dolosum. On ne doit pas le punir de mort et y appliquer la pure loi du talion (jus talionis) non seulement parce qu'il s'agit de sauver l'honneur sexuel d'une naissance hors mariage, mais parce que l'enfant qui est né hors mariage est né hors la loi (la loi qui est, dit Kant, le mariage) et par conséquent aussi hors de la protection de la loi. Et Kant a cette extraordinaire formule : Il [l'enfant né hors du mariage et donc hors la loi et donc hors de la protection de la loi] s'est pour ainsi dire glissé dans la république, dans l'être en communauté (in das gemeine Wesen) (comme une marchandise interdite [wie verbotene Ware}); de telle sorte que (puisque légitimement il n'aurait pas dû exister de cette manière), l'État peut ignorer son existence, et par conséquent aussi l'acte qui le fait disparaître (seine Vernichtung) et il n'y a pas de décret qui puisse effacer la 1 honte de la mère si sa maternité hors du mariage est connue •

1. Ibid., p. 336; tr. fr., p. 219. [Traduction modifiée par]. Derrida. (NdÉ)] 181

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Ce cas, comme celui du duel qui lui est associé, est fort sym _ tomatique de la logique que Kant met en œuvre ou prétend v~r à l'œuvre dans le concept de droit et de droit pénal. Comme l'impératif catégorique, c'est-à-dire un impératif pur qui, dans son calcul immanent et pur de tout calcul extrinsèque, de tout impératif . hypothétique et phénoménal de l'homo phaenomenon, ne d?tt p.rendr~ ~n compte au~~n i~tér.êt, a~cur~e finalité empirique m socw-polmque, comme ltmperanf categonque de la loi pénale c'est la loi du talion, l'équivalence de la faute et de la peine, don~ du meurtre et < de > la peine de mort (nous verrons comment cela fonctionne chez Kant, plus tard, et ce qu'est sa critique de Beccaria de ce point de vue), ~omme d'autre part, ce droit pénal civil, c' :st-à-~ire i.ntérieur à l'~tat, à la .co.mmunauté comme République, tmphque que le cnme, le cnmmel et sa victime soient des sujets de l'État, eh bien, quand une mère met à mort un enfant illégitime qui n'est pas reconnu par l'État comme un sujet légal, alors la mise à mort est bien un homicide mais non un crime punissable par la loi, et l'État ne peut pas, en punissant la mère, réparer le préjudice ou la honte. La victime n'est rien ni personne, en quelque sorte. C'est bien un être humain, et c'est pourquoi il y a homicidium, mais cet être humain n'est pas un citoyen, ce n'est même pas le citoyen d'un pays étranger et ennemi, comme un soldat étranger légitimement tué dans un combat par un acte dont le soldat de mon pays ne sera jamais puni, mais parfois au contraire glorifié. Non, c'est vraiment un de ces deux cas qui mettent à mal, mais aussi peut-être à nu, la législation de la peine de mort. Et il faut penser cet exemple historiquement (il ne s'agit pas seulement de favortement, qui est encore une dimension supplémentaire, et je ne sais pas si Kant aurait considéré que l'embryon mis à mort est une personne humaine ou sa mort un homicide) : il pouvait s'agir de mettre à mort des enfants déjà nés. Tout en raisonnant assez fermement et assez calmement, Kant avoue l'embarras et il le fait au commencement et à la fin de l'argumentation - qui concerne en somme l'impossibilité ou l'illégitimité du traitement d'homicides qui ne touchent pas des citoyens légitimes, ni les citoyens guerriers d'autres pays en temps de guerre, mais qui concernent des êtres humains qu'on tue pour sauver l'honneur. 182

Cinquième séance. Le 26j anvier 2000

Au commencement, Kant dit que cela, ce dou~le cas (le du~l t l'infanticide maternel) rend « douteux » (zweifelhaft) le drott ~e la législation à infliger la peine de mort. Et à la fin , il va plus loin, il déclare que, dans ces deux cas, la justice est bousculée, elle e trouve placée dans un grand embarras, une extrême confu:ion, une bousculade chaotique (ins Gedriinge). Elle se trouve prise dans un double bind impossible : A. ou bien déclarer vain, au nom de la loi, le concept d'honneur (Ehrbegrijf) (qui ici, dit Kant, n'est pourtant pas une illusio~, ou un caprice, < ou > une folie délirante, Wahn) et donc pumr de mort (la mère infanticide ou le bretteur), puisque l'honneur est déclaré, à tort, selon Kant, une vaine illusion; B. ou bien écarter la peine de mort de cet homicide. Dans le premier cas, la loi serait trop cruelle (grausam: toujours la question de la cruauté à éviter), elle aurait la cruauté excessive de punir la mère et le bretteur qui ont voulu tous deux sauver l'honneur. Dans le second cas, en les soustrayant à la peine de mort, comme semble vouloir le faire Kant avec mauvaise conscience, elle serait trop « indulgente» (nachsichtig) . J'appelle cela un double bind, parce que Kant lui-même y voit un nœud (Knoten) à dénouer. La solution de ce nœud (Die Auflosung dieses Knotens), dit Kant, c'est que l'impératif catégorique de la justice pénale demeure toujours (der kategorische Imperative der Strafgerechtigkeit [ . .] bleibt); et cet impératif catégorique de la justice pénale veut que la mise à mort contraire à la loi, la mise à mort d'un autre quand elle est contraire à la loi (die gesetzwidrige Todtung eines Anderen) doive être punie de mort; ça, c'est la loi absolue, l'impératif catégorique, le principe qui doit rester (bleiben), et rester toujours intact. Mais voilà, il y a en fait des moments où la législation (Gesetzgebung), c'est-à-dire en fait la constitution civile (die bürgerliche Verfassung) qui conditionne cette législation, reste barbare et inculte (barbarisch und unausgebildet), c'est-à-dire se rend responsable ou coupable - c'est là sa faute et sa dette (Schuld) - du fait que les mobiles de l'honneur dans le peuple (die Triebfedern der Ehre im Volk), (subjectivement {subjectiv]), ne sont point accordés aux règles qui objectivement 183

Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

sont conformes à leur intention, à leur visée (Absicht 1 d ,, '/, e telle sorte, cane1ut Kant, qua ce moment-là, dans cette situ · . . bl. auon la JUStice pu Ique procédant de l'Etat est une inJ· ustice (Vin h'. ., 'geree , 1 k ezt/ par rapport a celle qui émane du peuple 1• Autrement dittzgij y a des moments (et ces moments sont des situations em · · ' " meme si· eIl es d urent et s1· on les retrouve partout) où 1Plrlques ,. , d b"l b. . e peup1e o beit a es mo I es su Jectifs (par exemple faire des enf:an h · . ~ on d u manage et dev01r les tuer ou bien dans un duel quand , ' ' pour reparer un honneur un officier se conduit, comme la mè · c · ·d 1 l' re InLantici e, se on état de nature) [à des mobiles subJ. ectifs] qui· ' sonten d esaccord avec les règles objectives; eh bien, cet état de fait ou encore cet état de nature, ce résidu d'état de nature tradui·t · 1 . . une mc~ tu.re ou, u~e b~rbane qUI se reflète dans le désaccord entre le s~bJectif et 1obJ~ctif, en~re !e désir sauvage ou l'état de nature des citoyens et la loi, ce qUI fait que la constitution civile qui en _ . fl ' re gistre ou re e~e cette inadéquation reste elle-même, dans cette mesure du m~ms, barbare ou inculte, encore retenue dans l'état de. nat~r~ qu ~Ile de:rait avoir dépassé. D'où l'extraordinaire r~tionahte, mats aussi la stupide inutilité de cette logique kantienne. Pour. que !'.impératif catégorique, qui de toute façon demeure (blezbt), soit un jour en accord avec les mœurs, il faut la ~ulture et la non-barbarie, la civilisation, je traduis : il faudr~t ~ue !es femmes ne fassent plus d'enfant hors du mariage et qu Il n y ait plus de prétexte à duel, que le sens de l'honneur soit respecté en fa~~ dans ~es mœurs : alors le nœud sera délié, il y aura une Auflosung dzeses Knotens. Autrement dit, et c'est l'un ~es grands in~érêts paradoxaux de cette position kantienne, aussi ngoureuse qu absurde, quand l'histoire des mœurs et de la société civile aura progressé au point qu'il n'y ait plus ce désaccord entre ces ~obiles. subj~cti~s et les.règles objectives, alors l'impératif catégonque qui ,Pr~~Ide a la peme de mort sera pleinement cohérent, sans cruaute m mdulgence, mais bien sûr, on n'aura plus besoin de co~~a~ner à ~ort. Mais en attendant, pour penser la loi, la purete Ideale et ratiOnnelle de la loi, il faut maintenir le principe 1. I. Kant, « Doctrine du droit », Métat>hvsique des mœurs O'f' cz"t p 219220. (NdÉ) r J ' · ., •

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de l'impératif catégorique, c'est-à-dire la loi. du ~alion (u~e vie our une vie, une mort pour une mort) et mscnre la peme de ~ort dans la loi, même si l'idéal, c'est de ne jamais avoir à la prononcer dans un verdict. En tout cas, la possibilité de la peine de mort, c'est-à-dire de la loi comme ce qui élève l'homo noumenon au-dessus de l'homo phaenomenon (au-dessus de sa vie empirique) appartient à la stru~ture ~ela loi_. Ce qui sous-entend, dans ~ette logique, que voul01r abohr la peme de mort, comme Beccan~ et tant d'autres, comme Hugo, c'est ne rien comprendre à la l01 et mettre l'attachement à la vie phénoménale au-dessus de tout : ne rien comprendre à ce qui dépasse le prix de la vie, et dépasse d'ailleurs tout prix (car la loi du talion, telle du moins qu'elle est interprétée par Kant, n'est pas une mise à prix, ce n'est pas un commerce d'échange; bien au contraire, c'est placer l'impératif catégorique au-delà de l'échange : on ne fondera jamais une loi sur l'amour inconditionnel de la vie pour la vie, sur le refus absolu d'un sacrifice de la vie). Je précise ce point à la fois en passant et en insistant pour revenir un instant sur cette question de la littérature qui ne nous quittera plus. J'avais suggéré qu'il n'y avait rien de fortuit à ce que la cause de l'abolitionnisme se soit de façon visible et essentielle liée à un certain temps, une certaine histoire et même à une certaine essence de la littérature, trouvant même dans la voix de certains écrivains devenus ses porte-paroles plus qu'une interprétation et des accents, y trouvant en vérité une argumentation, un engagement vital et une inspiration. Rappelez-vous les textes de Hugo que nous avons lus la semaine passée, et toute cette histoire de « circonstances atténuantes ». Mais je m'étais empressé d'ajouter que la chose restait ambiguë, comme le sont à la fois et la cause de l'abolitionnisme sous une certaine forme (et nous avons commencé à défaire, voire à déconstruire cette équivoque) et la cause de la peine de mort, qui peut parfois, dans certains discours, se donner raison, se donner la raison de prétendre sauver et la dignité ou le propre de l'homme, et « l'impératif catégorique » du droit, et même, nous en avons eu une idée, au moins virtuellement la semaine passée, le destin de la littérature comme droit à la mort et comme Terreur. Nous avons déjà dit que s'il y avait d'un côté 185

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Shelley, Hugo et Camus et quelques autres qui nous attend . . . d 1' ent, 1 y ava.tt aussi, e autre côté, Wordsworth, ce texte ambigu de1 Blanchot, etc., Genet même, dont on ne peut pas dire qu'il con. d d amne 1a peme e mort au moment où il chante les condam , 1 h nes a' ~ort ~trappe11 e ~u'"1 1. s sont es éros christiques et fascinants des pnsonmers, des cnmmels et des malfaiteurs. La peine de .rn . . on peut tOUJours, ausst, être réaffirmée et célébrée au nom de la littérature et de la poésie liée à la possibilité du mal, au droit au al a.u droit. à la mort, au droit à la mort au-delà de la vie, à la tr~i~ twn sa?tenne de la cruauté dont parlait Blanchot, bref à ce qu'on ~?urr~u app7l~r la fleur du mal, la possibilité du poétique, de 1edoswn poettque qui lie la tradition des Fleurs du mal à NotreDame-des-Fleurs, le mal étant, chez Baudelaire autant que chez Genet, ce qui à la fois, et jusque dans la mort (la mort criminelle ou la mort comme sanction du crime, les deux étant ici indissociables), fait naître à la poésie et à la littérature, donne droit à la littérature, [ce qui à la fois] défie un certain christianisme et confirme un certain christianisme, cette contradiction à l'intérieur du christianisme étant la loi la plus constante de tous les discours (tous, sans exception) que nous avons analysés et de ceux ~ui ~ous. atte~dent encore ~es deux ~ôtés, ~a.ns ~es deux partis, si Je puts dtre. C est au nom d un certam chnsttamsme évangélique qu'on condamne la peine de mort dont l'histoire est aussi liée, en Occident, à l'histoire du christianisme et de l'Église chrétienne. J'ai dit les malfaiteurs et les fleurs du mal pour introduire, entre pare~thèses~ à une pa~ent~èse de Baudelaire - que je remercie J~nmf:~ BaJ.orek de rn avoir rappelée la semaine passée - et qui VIent s mscnré dans le programme, en quelque sorte, du discours kantien que nous venons d'entrevoir, à savoir que la peine de m~rt .té~oigne de la dignité humaine et de la possibilité insigne qUI dtstmgue proprement l'homme en lui permettant de s'élever ~u~dessus d~ la vie, et cela en inscrivant dans son droit la possibilite de la peme de mort, un peu comme Blanchot dit en somme que le droit lui-même, le concept du droit suppose la mort, nous l'avons entendu, même si mourir est impossible. Eh bien, que dit Baudelaire de la peine de mort et de l'abolitionnisme? Et de Victor Hugo? On peut considérer, si on le veut, 186

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ce que J·e vais citer fait partie de certains terrifiants excès ou que . , l' . . d es écarts de Baudelaire, comme cet appel direct a extermmatton 1 .. d "fs que ) · 'avais cité ici et dans Donner le temps, appe qui avait es JUl ., 1e aliau . accents et se servait de termes dignes de ce dont ce siee dans les années 30 et 40 1 • Baudelaire se trouve donc en s'1lustrer 1 . 2 . Belgique, et dans le recueil « Pauvre Belgique,! », vous po~rnez lire ceci, cinq phrases entre parenthèses dont l argument phllosohique essentiel, une fois extrait de cette scène d'humeur et d' emet une fois réduit à logique, est que critique de la peine de mort, 1abolmonmsme au nom du ,drou absolu à la vie, est doublement coupable. 1) Il marque une regression vers l'animalité : être attaché à la vie pour la vie, au droi~ à la vie, c'est animal (et souvent chez Baudelaire, cela veut du~ féminin : les abolitionnistes seraient en somme des vivants qUI tiennent doucereusement à la vie comme des bêtes ou comme des femmes qui placent la vie au-dessus de tout et craignent la mo~t par-d~ssus tou~); er, 2) deuxièm~ .c~lpabili:é du dis,cours abohtionmste, eh bien, c est la culpabthte elle-meme, et la le soupçon se fait nietzschéen dans son style: si ces abolitionnistes se passionnent compulsivement contre la peine de mort, su?gère ~~airement Baudelaire, c'est qu'ils ont peur pour leur peau, c est qu Ils se senrent coupables et leur trémulation est un aveu; ils avouent, comme par le symptôme de leur abolitionnisme, qu' il~ veulent sauver leur vie, qu'ils tremblent pour eux-mê~es p~ce,qu au fon~, inconsciemment, ils se sentent coupables d un peche mortel, tls veulent sauver leur peau. Ce dernier argument polémique est, il faut le reconnaître, assez fort. Il relie la thématique juridique de la peine de mort à des pul~ions criminelles qui ~'a~tendent p:s.d'être effectivement accomplies par des passages a 1acte (et d atl~eurs combien de manières de tuer peut-on compter dans notre vte de tous les jours, et de toutes les nuits, qui n'ont pas besoin de mettre à mort de façon légale?). Qui pourra dénier que la peur de la mort

~ortement,

~on a~~nce~ent

~a

1. Jacques Derrida se réfère à son séminaire tenu à !'~cole normale supérieure en 1977-197 8, intitulé « Donner le temps » et au hvre Donner le temps, Paris, Galilée, 1991 , p. 166 sq. (NdÉ) . . , 2. Charles Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Claude P1cho1s (ed.), Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade >>, 1976, p. 899 .

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ou que la protestation infinie contre la mortalité et contre sa propre mortalité, surtout contre une mort tenue pour non naturelle, soit le ressort de tous les discours sur le droit à la vie et sur la propriété inviolable de ma vie (ce ressort du propre dont nous avons vu comment r:~go en joua~t devant les_c?nst~tuants _ rappel? 1)? Comment demer que le dtscours abolmonmste soit enraciné dans le mal d'une finitude et d'une finitude faillible? Je veux abolir la peine de mort parce que j'ai peur d'être condamné, peur de mourir mais aussi parce que je sais que < je > suis toujours en train de tuer quelqu'un. Je suis assez victime et coupable d'homicide pour désirer qu'on en finisse avec la peine de mort, mais ce désir d'en finir avec la mise à mort légale attesterait, selon Baudelaire, que je suis toujours en train de calculer mon salut- de victime ou de coupable, de coupable victime, etc. Mais ce que je veux retenir ici de la parenthèse que je vais maintenant lire, c'est d'abord la sécheresse de l'argumentaire de type kantien : faire de la vie pour la vie un principe intangible, ne pas inscrire la mort dans le droit est indigne de la dignité humaine, c'est un retour à l'état de nature et à l'animalité. Voici donc ce que dit Baudelaire au moment où la campagne pour l'abolition de la peine de mort gagne toute l'Europe, où, en février 1865, un grand meeting abolitionniste s'était tenu à Milan et où Hugo avait écrit des lettres pour se joindre au mouvement. Lattaque de Baudelaire contre Hugo, auquel, vous allez l'entendre, il associe Courbet, fait dire aux éditeurs de la Pléiade, Crépet et Pichois, que, bien qu'on ne puisse affirmer que Courbet ait été abolitionniste, aux yeux de Baudelaire, Hugo domine peut-être dans l'humanitarisme comme Courbet dans le réalisme (je pense à l'instant, revenant vers ce que je disais de la vie animale, du droit à la vie et de la femme, que Courbet est l'auteur de la fameuse Origine du monde, tableau qui 1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « Hugo le rappelle tout le temps, si vous avez lu ce recueil. Ce qui revient tout le temps, c'est l'inviolabilité de la vie de la personne humaine. La vie, c'est ce qui m'est le plus propre, c'est inviolable par définition. À la limite, même si vous me tuez, vous ne pouvez pas violer cette propriété de ma vie. Comme si les abolitionnistes étaient au fond des gens qui rêvaient de l'éternité, qui rêvaient de rester éternellement les propriétaires de leur vie>>. (NdÉ)

de femme parmi les plus réalistes qui m?ntre \~ali::sd~~as:~ssance, du droit à la vie et du don ~ela sotent et . . l e la parenthèse en quesnon : . ) Voict mamtenant e passag ' , l . vte . . . me toujours de renvoyer dos a dos e parn B~u.delat:el;te~;t~~~olutionnaire, les révolutionnaires belges en den~all~ ~ dit-il . «croient à toutes les sottises lancées par les arncu ter qlll, · h' . P f . 1 Alors il ouvre cette parent ese . libéraux rança1s ». . de mort. Victor Hugo domine comme (Abolition de la peme Courbet[ .. .]

, et tout le séminaire qu'il faudrait ici, pour [Vous voyez la scene, ports ablement cette phrase, consacrer aux rap . commenter conven . lexes filiaux œdipiens et en. s aux rapports st camp ' ' bten connu ' . . d · t de Baudelaire con.. . l l ·ns d'admtranon et e ressennmen mmes, P et . d . l me'dias Baudelaire parlant tet ' Hugo qlll omme es ' , rre ce pere _ d'hui le ferait un poète d'avant-garde et ce?sure, comme auJour . '' me Hugo d'a~lleurs condamné, proscrit et extle ~ son ~our -mc~mgré l'exil depuis l'exil, ' . ent Hugo qut connnue, , d ,dias à défendre les bonnes quotque autrem '. à occuper,e~~r~or:~~ ~: ~~~n;an~sl:jour~aux du monde entier, causes ~t a l p de télévision de l'époque avec son éloquence e~ sur es p ateauxt 2 Je lis pour comprendre la nervosité de Baubten-pensante, e c. . ' d H . delaire et pour illustrer la situation, deux lettres e ugo . Au Président du meeting de Liège Hauteville-Bouse, 26 février 1863 Monsieur, Votre lettre du 20 février, par suite d'un retard de mer, m'arrive . d'h . Je n'aurais plus matériellement le temps de seulement au jOUr Ul.. d 1er mars Veuillez donc transmettre à me rendre à votre meenng u · . t . 1 dans Œuvrescomplètes, t. II, op. cit., p. 899. 1. Ch. Baudehure, Pauvre Be gtque :'d ' . , 1 main et après le mot « etc. » : · J ues Dern a ecnt, a a 2. Dans le tapuscnt, acq . . . l deux lettres effectivement 1ues «Lire Hugo 212-213 >>. Nous transcnvons ICI es . (NdÉ) lors de la séance, après lesquelles reprend le texte du tapuscnt. 189

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

vos amis l'expression de mes regrets et leur dire à quel p · · Oint Je su· toueh é d e 1eur honorable invitation. Is

L'a~o!i_ti~~ ~-e 1~ pei~~ ~e mor~ est désormais certaine dans les pays CIVIlises , 1mvwlabihte humame est le point de de'p d 1 · · ' art e tous es pnncipes, ce sera 1honneur du XIXe siècle d'avoir f . ;t d ' · ' h"l h" ,.. e cette vente P I osop Igue une réalité sociale et d'avoir effacé d c · ·1·Isation · 1a tache du sang. u rront auguste d e 1a CIVI Courage à vos nobles efforts, Belges, je suis du fond du avec vous. cœur Veuillez, monsieur, être mon interprète auprès des memb d ., res u . d L"' Iege, auxquels J offre, ainsi qu'à vous, ma profo d cordialite. n e mee~m?, e

Ensuite, autre lettre, quinze jours après : À Van Lhoest, rédacteur en chef de La Gazette de Mons Hauteville-Bouse, 10 mars 1863 Monsieur, Votre lettre, qui m'apporte un si éloquent appel et les charmanrs vers de votre poète populaire M. Clesse, est la bienvenue -yorre bienveillance s'exagère la part qui me revien~, s'il me r,evie~t .une part, dans ce magnifique mouvement des esprits pour 1abolition , ., . de la, peine . de mort. Quand' humble servi.teur d u progres,) ra p 189 et 1' l' · f: · en séance. (NdÉ) r ' · ' c ot ajout ait

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(Abolition de la peine de mort. Victor Hugo domine comme Courbet. On me dit qu'à Paris 30 000 pétitionnent pour l'abolition de la peine de mort. 30 000 personnes qui la méritent. Vous tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes intéressés dans la question. [. . . ] [Cette phrase, ce « du moins », est d ' un grand intérêt justement. D 'ailleurs, dans un autre fragment, une variante, Baudelaire avait écrit: « Abolisseurs de la peine de mort- très intéressés sans doute 1 ». Cela veut dire, toujours dans un geste très nietzschéen, voire freudien et symptomatologiste, que la passion pour l'abolition doit bien trahir un intérêt, elle ne doit pas être désintéressée, et si l'abolitionniste est si intéressé, c'est fatalement qu'il y a quelque intérêt, qu'il y cherche son intérêt : ruse de la générosité ou de la compassion pour l'autre qui, comme ruse de la vie ou de l'animal, signifie qu'une bête se sent menacée et coupable et cherche en somme à sauver sa vie en prétendant sauver celle des autres; alors qu'au contraire, dans la logique de l'impératif catégorique de la loi pénale, au sens kantien dont la logique est aussi à l'œuvre, puisque Baudelaire ne va pas tarder à parler de l'animalité, c'est au nom du désintéressement absolu et sans fin que l'on inscrit la peine de mort dans le droit. Resterait alors à analyser et à psychanalyser ici le psychanalyste ou le kantien et le néo-kantien : cercle infini du ressentiment : les deux postures ou les deux postulations peuvent être interprétées comme des mouvements réactifs du ressentiment. Les défenseurs de la peine de mort et les abolitionnistes se livreraient une guerre du ressentiment.] Je retourne à cette parenthèse que cette fois je lis jusqu'à la fin: (Abolition de la peine de mort. Victor Hugo domine comme Courbet. On me dit qu'à Paris 30 000 pétitionnent pour l' abolition de la peine de mort. 30 000 personnes qui la méritent. Vous tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes 1. Ch. Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit.,

p. 895. 190

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intéressés dans la question. L'amour excessif de la vie est une descente dans l'animalité 1.) [Commenter : homo phaenomenon, etc. 2] Ce détour rétrospectif nous reconduit donc à cette question du « droit à la vie», tel qu'il est proclamé, de Hugo, qui réaffirme ou rappelle avec l'insistance que vous savez maintenant le principe de «l'inviolabilité de la vie humaine», jusqu'aux différentes déclarations de notre temps, en particulier la Déclaration des droits de l'homme de 1948. Si j'ai aimé citer Baudelaire, ce n'est pas, comme vous l'imaginez, parce que je souscris à ce qu'il dit, bien au contraire, mais parce que son geste méfiant à l'égard de l'hypocrisie et des ruses symptomales qui se dissimulent, à l'égard de la dissimulation, ou l'hypocrisie qui anime et agit les défenseurs des justes causes me paraît toujours, et indéfiniment, nécessaire. Or avant même d'en revenir à l'équivoque de la rhétorique abolitionniste de Hugo, je voudrais commencer au moins à analyser l'hypocrisie, la stratégie du double langage qui, au sujet de la peine de mort, construit, structure de façon ici inconsciente et symptomatique, là de façon délibérément calculée, les différentes déclarations bien intentionnées que j'ai déjà évoquées. Je rappelle d'abord que le Huitième amendement de la Bill of Rights américaine interdit tout « cruel and unusual punishment », mots et notions terriblement vagues, compte tenu desquels la Cour suprême fit suspendre toutes les exécutions de 1972 à 1977, jusqu'à ce qu'on prétende à des types d'exécutions en accord avec cet amendement; et, d'autre part, que la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), après avoir rappelé dans son article 3 que « Everyo:ze has the right to lift, liberty and the security of the person (Chacun a le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne) » (article que j'avais commenté la dernière fois en insistant sur le mot« personne », je n'y reviens pas), affirme dans son article 7 : « No one shall be subjected to torture or to cruel, inhuman or degrading treatment or punishment. In particular, no one shall be

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ubiected without his free consent to medical or scientific experimen-

station J 1 ' . (Personne ne sera soumis à a torture ou a un traitement ou une punition cruels, inhumains ou dégradant~'. person~e ne ~e~a soumis sans son libre consentement à une expenmentauon medicale ou scientifique) 1 ». Or dès lors que dans l'intervalle entre ces deux articles, le 3 et le 7, celui sur le droit à la vie et celui sur la torture et le chât~ment « unusual and cruel », on trouve l'article 6 qui admet la peme de mort, même s'il y met des conditions, comme_ on va voir, il faut bien en conclure que pour les rédacteurs et les Etats signataires de cette Déclaration il ne paraissait pas contradictoire de faire ces deux gestes simulçanément: d'une part, de poser le droit à la vie, d'exclure la torture et les punitions dégradantes et, d'autre part, d'admettre la légitimité de la peine de mort, fût-ce en l'assortissant de conditions qui, d'ailleurs, comme on va le voir, n'en sont pas vraiment. Autrement dit, dans la logique in~erne et sy~téma­ tique de cette Déclaration, il semble aller de so1 que la peme de mort, d'une part ne contredit pas le droit à la vie et, d'autre part, ne constitue en rien, en tant que telle, une punition cruelle et dégradante. Je lis donc et commente l'article 6, qui comporte lui-même six sous-articles. (Lire et commenter Schabas, p. 312) Article 6 1. Tout être humain a un droit inhérent à la vie. Ce droit sera protégé par la loi. Personne ne sera arbitrairement privé de sa vie. [Arbitrairement. Quand ce n'est pas arbitraire, c'est possible. No one shall be arbitrarily deprived ofhis !ife.]

1. Ch. Baudelaire, Pauvre Belgique!, dans Œuvres complètes, t. II, op. cit. , p. 899. 2. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : « Donc on est du côté de l'homo phaenomenon traduit en termes kantiens''· (NdÉ)

1. International Covenant on Civil and Political Rights, cité dans W. Schabas, The Abolition ofthe Death Penalty .. . , op. cit., p. 48. (tradu~tion de Ja~ques Derrida) . Jacques Derrida mêle ici le Covenant, Pacte mternauonal r~lauf aux droits civils et politiques, et la Déclaration universelle proprement dite : l'article 3 qu'il vient de citer est bi~n celui .de la Déclar~~ion (qui ne ~~le p~s directement de la peine de mort), mats les andes 6 et 7 qu Ii. ~ommente 1~1 P.rovien~~n~ du Pacte international relatif aux droits civils et polmques. CelUI-Cl fut redige entre 1947 et 1954, et adopté par l'Assemblée générale des Nations unies en 1966. Nous signalerons « Pacte " en note chaque fois que Derrida écrit « Déclaration " à la place de « Pacte ». (NdÉ)

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2. Dans les pays qui n'ont pas encore aboli la peine de mon, la sen-

tence de mort peut être imposée (may be imposed) seulement pou les crimes les plus sérieux (most serious crimes) en accord avec lalo~ en vigueur au temps où ce crime a été commis, et non pas en contradiction avec ce que prévoit le présent accord et la convention sur la prévention et le châtiment de génocide. Cette peine peut seulement être exécutée conformément à un jugement rendu par une cour compétente. 3. Quand la privation de la vie constitue le crime de génocide, il est entendu que rien dans cet article n'autorisera aucun État qui est partie du présent accord à déroger d'aucune façon à l'obligation assumée selon les provisions de la Convention sur la prévention et la punition du crime de génocide. 4. Quiconque est condamné à mort doit avoir le droit de demander le pardon ou la grâce ou que la sentence soit commuée. :Lamnistie, le pardon ou la commutation de la peine de mort peut être accordé dans tous les cas (may be granted in aff cases). 5. La sentence de mort ne sera pas imposée (ou portée) pour des crimes commis par des personnes au-dessous de 18 ans et ne sera pas appliquée sur des femmes enceintes. 6. Rien dans cet article ne peur être évoqué pour différer ou empêcher l'abolition de la peine de mort dans aucun des États qui sont parties à ce traité 1• Il faut maintenant compliquer encore l'analyse de ces textes et de ce processus, qu'il s'agisse du statut de cette Déclaration ou du caractère processuel, c'est-à-dire dynamique, évolutif et téléologique de ces événements performatifs. S'agissant du statut de cette Déclaration, comme le remarque en insistant à juste titre Schabas, la Déclaration universelle n'était pas tenue pour un instrument juridique ni pour un texte de loi ou un traité créant des normes obligatoires, des normes contraignantes (binding norms, binding obligations). Les États qui la signaient et qui y souscrivaient le faisaient en quelque sorte en esprit, par un engagement moral, mais au cas où ils ne tiendraient 1. Cité dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit., p. 312. (Jacques Derrida traduit toujours. (NdÉ)]

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cet engagement, ils ne seraient pas poursuivis par la loi, ils ne pasmparaîtraient pas devant un tribunal international représenw al . rant un droit international, devant une cour pén e qut non seulement n'existait pas mais n'avait même pas .al~rs, comme a~­ ·ourd'hui, été projetée. Néanmoins, bien des JUnstes ont depms {ors suggéré que la Déclaration avait codifié des normes qui, pour 'être pas de l'ordre du droit législatif ou constitutionnel, rele~aient de la normativité coutumière, en quelque sorte. C'était déjà, selon ces juristes, un droit coutumier. Il reste q~e les réd~c­ œurs de la Déclaration ne pensaient pas à un tel droit coutumter puisqu'ils travaillèrent parallèlement à l'élaboration d'un autre instrument, le projet de « covenant », d'alliance, d'accord, dont le but était justement d'aller au-delà de la Déclaration et de créer des « binding obligations». À cet égard, l'examen de ce qu'on appelle les «Travaux préparatoires », auxquels Schabas prête beaucoup d'attention, est assez révélateur. Nous ne pouvons pas les lire ou les analyser ici, mais vous pourriez le faire vous-mêmes. I.:archive de ces délibérations marque clairement que si aucun consensus n'était prêt pour que la Déclaration prenne position contre la peine de mort (trop d'États y étant encore opposés), il y ava~t donc un consensus pour considérer que la peine de mort devait être traitée comme une exception au « droit à la vie » et, du moins en temps de paix, comme un« mal nécessaire». Mais les mêmes travaux montrent aussi clairement que l'article 3 (droit à la vie, à la liberté et à la sécurité des personnes), ainsi que les discussions de l'article 6 que nous venons de lire, manifestaient la conviction largement partagée que tout cela visait, pour un temps à venir, l'abolition finale de la peine de mort. Tout cela allait clairement dans la direction d'une déclaration qui recommanderait explicitement, un jour, finalement, l'abolition pure et simple de la peine de mort. Simplement la décision n'était pas encore mûre. Elle ne l'est toujours pas, mais cela fait seulement cinquante ans, après tout, une éternité pour les morts, mais une fraction de millième de seconde dans l'histoire de l'humanité. Si bien que cette Déclaration de 1948 1 confirmait, tout en différant encore les choses, la 1. Il s'agit du Pacte, et non de la Déclaration. (NdÉ)

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tendance optimiste et téléologique que nous avions reconnue chez Hugo. Le mouvement abolitionniste est irréversible er irrésistible, quelque temps qu'il lui faille. En témoigne le Second Protocole Optionnel [seulement optionnel] to the International Covenant on Civil and Political Rights Aiming at the Abolition of the Death Penalty (Traité international sur les droits civiques et politiques qui tendent à l'abolition de la peine de mort) qui dit clairement, sans équivoque possible (mais à titre optionnel) que « l'abolition de la peine de mort contribue à l'élévation de la dignité humaine et au développement progressif des droits de l'homme », ou encore que c'est un « progrès dans la jouissance du droit à la vie » 1• Il faut encore signaler, pour préciser et illustrer ces délibérations, que c'est Eleanor Roosevelt, qui a représenté les États-Unis et qui a joué un grand rôle dans toute cette affaire, c'est elle qui s'est opposée à toute référence à la peine de mort dans la Déclararion, suivie en cela par l'Union soviétique, la France (< René > Cassin), le Chili et l'Angleterre. . D'autre part, les États-Unis ont fait valoir des réserves au sujet de l'interdiction mise sur l'exécution pour des crimes commis avant l'âge de 18 ans. Ils acceptaient l'interdiction concernant l'exécution de femmes enceintes mais non celle qui concernait les mineurs de moins de 18 ans au moment du crime, et, toujours en se référant à leur propre Constitution, les États-Unis insistaient sur la nécessité d'interpréter l'allusion au «cruel, inhuman or degrading treatment or punishment » en conformité avec les articles 5, 8 et 14 de la Constitution américaine. Ce qui veut dire, en bref, que la souveraineté de l'État ne devait pas souffrir de cette Déclaration, et que même l'interprétation de ce que voulait dire chaque article de la Déclaration 2 (par exemple « cruel, inhabituel ou dégradant»), cette interprétation était laissée à l'appréciation de chaque pays, compte tenu de sa constitution, de ses lois et de

ses normes culturelles. Il faut rappeler alors que ces réserves américaines ont soulevé un tollé et que nombre de pays européens y ont objecté de façon officielle. Par exemple la France, la Belgique, le Danemark, la Finlande, l'Allemagne, l'Italie, la Hollande, le Portugal, l'Espagne, la Suède. La prochaine fois, nous reviendrons encore en France et à Victor Hugo pour tenter de préciser à la fois cette question de la cruauté là où elle a encore mais n'a plus seulement la couleur du sang et la figure de la guillotine (histoire conjointe, donc, du sang rouge et de la guillotine mais aussi confluence du sang humain et du sang de la passion christique, ce qui devra nous introduire à la grande équivoque du christianisme, dans et par-delà le texte exemplaire de Hugo). Ce sera aussi la question, cette fois, non seulement de la littérature mais de la philosophie, car nous nous demanderons comment la référence chrétienne de Hugo, toute fondamentale qu'elle est pour son discours abolitionniste, peut s'accorder avec la référence à un droit non historique mais naturel, peut s'harmoniser avec une fondation du principe d'inviolabilité de la vie humaine dans le droit naturel. Nous commencerons sans doute par cette lettre que Hugo écrit, après la Commune, en 1871, à l'avocat de condamnés à mort politiques, pour lui dire son accord, mais tout en précisant ceci:

1. Cité dans W Schabas, The Abolition of the Death Penalty ... , op. cit., p. 320. Il s'agit du , Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 215. (NdÉ)

1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Sixième séance. Le 2 février 2000

On pourrait ~iter de nombreux textes de Nietzsche à ce sujet. Je vous renverrai seulement à la Troisième Dissertation de la Généalogie de la morale parce que, là, il évoque, au nom de la vie, la loi qui produit une hostilité à la vie, mais une hostilité à la vie qui est aussi un intérêt de la vie, un intérêt renversant de la vie. En parlant(§ Il de la Troisième Dissertation) du prêtre ascétique et de l'ascétisme en général, Nietzsche décrit ce qu'il appelle une « nécessité d'ordre supérieur qui fait sans cesse croître et prospérer cette espèce [l'ascétique] hostile à la vie (diese Lebensfeindliche 1 Spezies) » [Nietzsche souligne Lebensfeindliche car il s'agit d'un principe de mort, en somme, d'une hostilité à la vie qui est un mouvement à la fois irréductiblement nécessaire et immanent à la vie même. C'est la vie contre la vie, jouissant de la vie contre la vie, contre-jouissant de la vie. C'est la vie qui est hostile à la vie, qui porte en elle-même cette réactivité pathogène ou suicidaire, cette violence cruelle envers elle-même, cette auto-flagellation, cette auto-punition] 2 • Et toujours en soulignant, Nietzsche ajoute, je cite d'abord une traduction médiocre:

Donc l'hostilité à la vie est inhérente à la vie même, au même de la vie, à même la vie, et le désintéressement est encore le symptôme d'un intérêt refoulé. Nietzsche se sert souvent du mot de « refoulement », vous le savez. Comme il ne serait pas raisonnable, dans l'économie ou la stratégie finie de ce séminaire, de consacrer à Nietzsche toute la place et tout le temps que pourtant il faudrait, je me contente de vous indiquer deux directions, et toujours en me limitant à la Généalogie de la morale. Ces deux directions croisées seraient celles de l'intérêt et de la cruauté, voire de l'intérêt de la cruauté, de l'intérêt à la cruauté, Grausamkeit. Quant à la notion et au mot d'intérêt, un peu plus haut que ce que je viens de citer (au§ 6 de la Troisième Dissertation), et toujours pour s'en prendre au discours de Kant sur le désintéressement, et à sa descendance schopenhauerienne, Nietzsche leur oppose Stendhal (Stendhal dont il multiplie les éloges partout, en particulier dans le livre précédent, Par-delà le bien et le mal, et en particulier dans la huitième partie, § 254, passage que je choisis parce que si Nietzsche y fait l'éloge de la France, « lieu de la culture la plus spirituelle et la plus raffinée d'Europe», s'il y reconnaît en Henri Beyle un expert en voluptate psychologica, «homme étonnant, si fort en avance sur son temps, précurseur qui a parcouru l'Europe en pionnier et en explorateur à une allure napoléonienne, au point qu'il faudra des générations pour le rattraper 1 », en revanche, au début du même passage, il voit un signe de déchéance de la France dans la bêtise et la vulgarité de la démocratie bourgeoise dans les récentes obsèques de Victor Hugo au cours desquelles, dit Nietzsche, la France s'est livrée à « une véritable orgie de mauvais goût et de béate satisfaction de soi (eine wahre Orgie des Ungeschmacks und zugleich der Selbstbewunderung gefeiert) 2 ».Retenez ce motif de la fête, nous le retrouverons ailleurs, quand il sera question d'une fête de la cruauté, au contraire). Au § 6 de la Troisième Dissertation de la Généalogie, donc, Nietzsche

[L]a vie même doit avoir un intérêt à ne pas laisser périr ce type contradictoire [l'ascète] {es muss wohl ein Interesse des Lebens selbst sein, dass ein solcher Tjpus des Selbstwiderspruchs nicht ausstirbt) [cela doit bien être un intérêt de la vie même que de ne pas laisser périr un tel type de contradiction de soi, de contradiction interne, de contradiction tournée contre son propre intérêt, contre son propre, en quelque sorte] 3 .

1. Friedrich Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans Kritische StudienAusgabe (désormais abrégé KSA), vol. 5, Münich, Kritische deutsche Taschenbuch Verlag, 1988, p. 363; La Généalogie de la morale, tr. fr. H. Albert, Paris, Le Mercure de France, 1964 (rééd.), p. 148. Nous fermons ici la parenthèse et les guillemets restés ouverts dans le tapuscrit. (NdÉ) 2. Nous fermons ici le crochet resté ouvert dans le tapuscrit. (NdÉ) 3. F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral, dans KSA, vol. 5, op. cit., p. 363; tr.. fr., p. 14~. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : la « loi divine » qui commande l'abolition. À part une seule exception, note Jean Imbert, dans le livre que j'ai cité, celle de l'abbé Le Noir en 1867, «toute la hiérarchie catholique reconnaît la légitimité de la peine de mort à l'encontre d'un criminel 1 ».De saint Thomas jusqu'à la première moitié du :xxe siècle, « les théologiens sont d'accord sur ce point : l'État a droit de vie et de mort sur les citoyens ». C'est dans ce contexte, où la hiérarchie catholique n'a pas varié sur la peine de mort pendant tout le siècle et au-delà, qu'il faut aussi interpréter la référence hugolienne au christianisme. Cette référence chrétienne a aussi, sans être seulement une stratégie rhétorique et opportuniste, une signification forte : faire apparaître la contradiction dans le camp chrétien ou dans l'argumentaire du discours chrétien. Loi divine de l'abolitionnisme contre la loi divine de la peine de mort. Premiers progrès timides, en 1832, sous Louis-Philippe, et sans doute sur sa suggestion, la peine de mort est partiellement abolie dans neuf cas, dont le faux-monnayage et le vol qualifié. En 1838, Lamartine, encore un poète, avait recommandé l'abolition à la Chambre des députés. Et dix ans après, le 28 février 1848, deux jours après la proclamation de la République, le Gouvernement provisoire vote l'abolition de la peine de mort en matière politique, et ille fait dans une déclaration dont il faut noter qu'elle se 2 réfère à, je cite, la «consécration d'une vérité philosophique » et au modèle français dont la Révolution doit avoir une valeur d'exemplarité philosophique mondiale -la France est la nation la plus philosophique du monde, elle ~oit la philosophie au monde, elle a la responsabilité et le devoir, la dette de la philosophie, non pas d'inventer mais de découvrir et de consacrer la philosophie pour le monde : Le gouvernement provisoire, convaincu que la grandeur d'âme est la suprême politique et que chaque révolution opérée par le 1. J. Imbert, La Peine de mort, op. cit., p. 84. 2. Cité dans ibid., p. 85.

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Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

peuple français doit au monde la consécration d'une vérité philosophique de plus, considérant qu'il n'y a pas de plus sublime principe que le respect de la vie humaine, décrète: la peine de mort est abolie en matière politique 1• Vous avez tout de suite noté le contraste et la contradiction entre, d'une part, le caractère à la fois principiel, absolutiste, hyperbolique, inconditionnel- qui se marque dans les mots « sublime», «principe », «respect de la vie humaine » («il n'y a pas de plus sublime principe que le respect de la vie humaine»), le sublime s'élevant au-dessus de toute autre loi, comme la dignité humaine chez Kant- et, d'autre part, la limitation conditionnelle d'une abolition réservée à la chose politique, au crime politique. Ce serait seulement dans le cas du délit politique que le respect de la vie humaine serait une loi et une loi sublime. C'est cette contradiction ou cette limitation, cette conditionnalité qui choqua sans doute Hugo quand, lors du vote de la Constitution, le 4 novembre 1848, dans la déclaration que nous avons lue, il demanda l'abolition pure et simple de la peine de mort, et c'est à cette date que Hugo ne fut pas suivi quand le décret du Gouvernement provisoire fut intégré, comme article 5, dans la Constitution. La proposition abolitionniste absolutiste et inconditionnelle de Hugo fut alors rejetée par 498 voix contre 216. Il reste que cette abolition de la peine de mort pour délit politique restait à interpréter. Pendant tout un siècle, les discussions ont fait rage pour déterminer ce qu'était un crime politique. Il est arrivé que des crimes à motivation politique soient jugés de droit commun en raison de leur caractère dit« odieux» et cruel. Il fallait ensuite déterminer quelle était la peine réservée au crime politique, etc' est le plus souvent la Cour de cassation qui en décidait, par exemple en imposant une peine immédiatement inférieure dans le cas de crime politique, à savoir la déportation (cas de Hugo). En juin 1850, une loi remplace la peine de mort par la détention dans une enceinte fortifiée. Le 21 novembre 1901, dernière mesure législative du Parlement de la Ille République (je la 1. Cité dans]. Imbert, La Peine de mort, op. cit., p. 85.

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Septième séance. Le 9 février 2000

cite en pensant à ce texte de Kant lu il y a deux semaines) :la peine de mort est supprimée à l'égard de la mère coupable d'infanticide (ratification d'un état de fait) . S'agissant de la question de la mère, de la femme et de la différence sexuelle devant la peine de mort (et nous avons relevé que dans les textes modernes des déclarations internationales, on recommandait d'exclure l'exécution d'une femme enceinte même là où la peine de mort est maintenue- et personne ne manquait à ce consensus-, comme s'il s'agissait d'éviter l'horreur de cette double peine qui coûterait une vie innocente, et sacrifierait une vie de plus, une vie à venir dans le ventre de la mère coupable), s'agissant de la question de la différence sexuelle devant la peine de mort, et de Hugo devant cette immense et abyssale question, je ne m'y engagerai pas, ayant ailleurs consacré quelques analyses à Hugo, de ce point de vue, dans Politiques de l'amitié 1 ; mais au lieu de commenter pendant des années, comme ille faudrait, la surface et les dessous du texte que je vais lire, je me contenterai, question d'économie, de le citer, avant de revenir vers le texte que j'annonce depuis la dernière séance. Voici, il s'ag~t d'une adresse aux journaux datée du 28 juillet 1872. (Lire Ecrits de Hugo, p. 261-263) Je signale ceci à toute la presse. Non seulement à celle qui est républicaine mais à celle qui est libérale, non seulement à celle qui est libérale, mais à celle qui est humaine. Une question effrayante est posée. Une femme, nommée ... - Qu'importe le nom? - Une femme est condamnée à mort. Par qui? Par une cour d'assises? - C'est bien simple. Guillotinez-la. Non. Par un conseil de guerre? - Eh bien fusillez-la. En effet, le conseil de guerre ne dispose pas de la guillotine. Maintenant, examinons ceci. Fusiller une femme? Fusiller un homme, cela se comprend. D'homme à homme, ces 1. J. Derrida, Politiques de l'amitié, op. cit., p. 294-299. (N dÉ) 257

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choses-là se font. C'est dans l'ordre; non dans l'ordre naturel mais dans l'ordre social. Mais fusiller une femme! La fusiller froidement, officiellement, régulièrement. Se figure-t-on ceci? Douze hommes, douze jeunes hommes, hier paysans, aujourd'hui soldats, hier innocents dans leur village, demain peut-être sublimes sur le champ de bataille, douze braves cœurs, douze jeunes âmes, douze citoyens comme vous et moi, tombent au sort, le hasard les choisit, et les voilà exécuteurs. Exécuteurs de qui? Je n'accuse pas la loi, je n'accuse pas le tribunal; la loi est inconsciente, le tribunal est honnête. Je constate simplement les faits. On amène ces douze braves garçons devant un poteau, à ce poteau on attache quelqu'un, et on leur dit :Tirez là-dessus. Ils regardent, et ils voient une femme. Ils voient un front qui leur rappelle leur sœur; ils voient un sein qui leur rappelle leur fiancée; ils voient un ventre qui leur rappelle leur mère. Et ce front, il faut le foudroyer; et ce sein il faut le percer; et ce ventre, il faut le trouer de balles. Je dis que c'est terrible. Dans ce mot, conseil de guerre, il y a la guerre; c'est-à-dire la mort donnée à l'homme par l'homme; il n'y a pas la mort donnée par l'homme à la femme. Ne bouleversons pas les profonds instincts de l'homme. Laissons nos soldats tranquilles. Ne leur faisons point fusiller des femmes. Soit, dit-on. Il y a la guillotine. Ceci est .grave. Disons-le tout net, la guillotine se refuse. La guillotine est une personne civile et non un fonctionnaire militaire; elle obéit à des robes rouges, non à des épaulettes. Elle veut bien tuer, mais correctement. Elle décline sa compétence. Continuons. Qui relèvera le cadavre? qui l'emportera? qui le dépouillera? qui constatera membre à membre, à une plaie là, à une fracture là, le passage de la loi à travers ce pauvre corps infortuné? Ici se soulève en nous on ne sait quelle pudeur formidable, qui est ce que la conscience humaine a de plus grand. 258

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Et si la misérable ne tombe pas morte, qui donnera ce qu'on appelle le coup de grâce? Vous représentez-vous l'homme quelconque que vous allez faire sortir des rangs, et à qui vous direz : elle vit encore, achevez-la. Quel crime a-t-il commis cet homme, pour être forcé de faire cela? De quel droit ajoutez-vous ce condamné à cette condamnée? de quel œil regardera-t-il désormais son chassepot? quelle confiance ce soldat pourra-t-il avoir dans ce fusil? le croira-t-il encore bon, après avoir fait sauter cette cervelle, à délivrer votre Alsace et votre Lorraine? Le bourreau pourra-t-il redevenir héros ? Dilemme affreux Alternative monstrueuse. Fusiller est légal, mais impossible. Guillotiner est possible, mais illégal. Quel parti prendre alors? Je vais vous dire une chose épouvantable : Faire grâce 1 •

Ce souci de l'enfant innocent, victime de ce qu'il y a de plus cruel dans la cruauté de la peine de mort, il apparaissait d'ailleurs dans la suite de la lettre qui nous occupe depuis deux semaines et dont j'ai extrait le passage sur le droit naturel comme chose philosophique. Juste après ce passage, Hugo enchaîne donc : (lire Écrits, p. 250-251) Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poète à dix-sept ans, soldat patriote à vingt ans, a eu, dans le funèbre printemps de 1871, un accès de fièvre, a écrit le cauchemar de cette fièvre, et aujourd'hui, pour cette page fatale, va, à vingt-deux ans, si l'on n'y met ordre, être fusillé, et mourir avant presque d'avoir vécu. Un homme condamné à mort pour un article de journal, cela ne s'était pas encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamné. Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau; je demande la vie pour Rossel, pour Ferré, pour LuHier, pour Crémieux; je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes, Marchais, Suétens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans ma faible intelligence, il est prouvé qu'elles ont porté des écharpes rouges, que Papavoine est un nom effroyable, et qu'on les a vues 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 261-263.

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dans les barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour ramasser les blessés, selon elles. Une chose m'est prouvée encore, c'est que l'une d'elles est mère et que, devant son arrêt de mort, elle a dit: C'est bien, mais qui est-ce qui nourrira mon enfant? Je demande la vie pour cet enfant. Laissez-moi m'arrêter un instant. Qui est-ce qui nourrira mon enfont?Toute la plaie sociale est dans ce mot. Je sais que j'ai été ridicule la semaine dernière en demandant, en présence des malheurs de la France, l'union entre les Français, et que je vais être ridicule cette semaine en demandant la vie pour des condamnés. Je m'y résigne. Ainsi voilà une mère qui va mourir, et voilà un petit enfant qui va mourir aussi, par contrecoup. Notre justice a de ces réussites. La mère est-elle coupable? Répondez oui ou non. I.:enfant l'est-il? Essayez de répondre oui 1• Et j'en viens enfin, pour conclure aujourd'hui, au texte annoncé dans lequel je ne soulignerai pas seulement la réconciliation téléothéologique des Lumières de la raison ou du droit naturel avec le christianisme, le christianisme du Christ vivant et ressuscité, du Christ sauvé en somme, du Christ rédimé et rédempteur, de la rédemption, la réconciliation simultanée dans une Europe chrétienne, de la France et de l'Europe, du marché de l'intérêt et du nonmarché, du présent et de la promesse, comme « avance » au sens à la fois du progrès et du prêt, au moment où Hugo, donc, salue l'abolition de la peine de mort en matière politique par la Révolution de février tout en espérant encore l'abolition pure et simple qu'il réclame et qu'on lui refuse encore. (Car V. Hugo, au moment où il applaudit à une abolition conditionnelle (politique) en appelle à une abolition inconditionneHe au double nom de la loi divine du Christ et de ce qu'il appelle« la toute-puissance de la logique».) Je vais donc, pour conclure, souligner et commenter quelques mots dans cette Déclaration faite à l'Assemblée. (Lire et commenter Écrits, p. 85-88) Messieurs, parmi les journées de Février, journées qu'on ne peut comparer à rien dans l'histoire, il y eut un jour admirable; ce fut 1. V. Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 250-251. 260

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celui où cette voix souveraine du peuple qui, à travers les rumeurs confuses de la place publique, dictait les décrets du gouvernement provisoire [donc, un peu comme Marx sur ce point-là, Hugo dit que le gouvernement provisoire obéissait à ce qu'il appelle les rumeurs, c'est-à-dire la demande de la voix souveraine du peuplele gouvernement provisoire écrivait sous la dictée du peuple souverain], prononça cette grande parole [donc c'est le peuple qui prononça cette grande parole, le gouvernement n'était qu'un secrétaire du peuple, le peuple est souverain] :La peine de mort est abolie en matière politique! Ce jour-là, tous les cœurs généreux, tous les esprits sérieux tressaillirent [il dit ça bien qu'il ait des réserves sur le caractère politique de cette abolition]. Et, en effet, voir le progrès sortir immédiatement, sortir calme et majestueux d'une révolution toute frémissante; voir surgir au-dessus des masses émues le Christ vivant et couronné [c'est ça qui s'est passé, c'est ça que Marx n'aimait pas, et probablement Baudelaire]; voir du milieu de cet immense écroulement de lois humaines se dégager dans toute sa splendeur la loi divine (Bravo!); voir la multitude se comporter comme un sage; voir toutes ces passions, toutes ces intelligences, toutes ces âmes, la veille encore pleines de colère, toutes ces bouches qui venaient de déchirer des cartouches, s'unir et se confondre dans un seul cri, le plus beau qui puisse être poussé par la voix humaine : Clémence! ce fut là, messieurs [et voilà le point que je veux surtout souligner], pour le philosophe, pour le publiciste, pour l'homme chrétien, pour l'homme politique, ce fut pour la France et pour l'Europe un magnifique spectacle. Ceux mêmes que les événements de Février froissaient dans leurs intérêts, dans leurs sentiments, dans leurs affections, ceux mêmes qui gémissaient, ceux mêmes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les révolutions peuvent mêler le bien à leurs explosions les plus violentes, et qu'elles ont cela de merveilleux qu'il leur suffit d'une heure sublime pour effacer toutes les heures terribles. (Exclamations à droite. Approbations à gauche.) [Il faudrait lire ça autrement que je ne le fais, « il leur suffit d'une heure sublime pour effacer toutes les heures terribles », autrement dit dans la révolution, le conflit, la guerre des intérêts qui n'est pas une belle chose, il y a le Christ majestueux qui s'élève au-dessus des masses, et puis le sublime, la loi divine, une heure sublime.] Du reste, messieurs, ce triomphe subit et éblouissant, quoique partiel [je souligne, il ne renonce pas à critiquer le caractère limité 261

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

et conditionnel de ce qui vient de se passer], du dogme qui prescrit l'inviolabilité de la vie humaine, n'étonna pas ceux qui connaissent la puissance des idées [donc c'est ça la logique philosophique, la philosophie, les idées, etc., Aujkliirung, les Lumières, et puis le Christ]. Dans les temps ordinaires, dans ce qu'on est convenu d'appeler les temps calmes, faute d'apercevoir le mouvement profond qui se fait sous l'immobilité apparente de la surface, dans les époques dires époques paisibles, on dédaigne volontiers les idées; il est de bon goût de les railler. Rêve, déclamation, utopie! s'écriet-on. On ne tient compte que des faits, et plus ils sont matériels, plus ils sont estimés. On ne fait cas que des gens d'affaires, des esprits pratiques, comme on dit dans un certain jargon (Très bien!), et de ces hommes positifs, qui ne sont, après tout, que des hommes négatifs. (C'est vrai!) Mais qu'une révolution éclate, les hommes d'affaires [voyez comment ça se croise avec Marx], les gens habiles, qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains; toutes les réalités qui n'ont plus la proportion des événements nouveaux s'écroulent et s' évanouissent; les faits matériels tombent, et les idées grandissent jusqu'au ciel. (Mouvement.) C'est ainsi, par cette soudaine force d'expansion [je souligne le mot expansion parce que ce que disait Marx c'est que février - la Commune - c'était un mouvement d'expansion et non de répression. Là, c'est février 48] que les idées acquièrent en temps de révolution, que s'est faite cette grande chose, l'abolition de la peine de mort en matière politique. Messieurs, cette grande chose, ce décret fécond qui contient en germe [c'est important, cette métaphore du germe, ça va de pair avec ce que j'appelle la téléologie, c'est l'idée que le progrès est en germe, est irréversible et que cet organisme va se développer, < ne > pas cesser de se développer. C'est une sorte de généticisme, d'organicisme, téléologique, dans cette vision du progrès irréversible de l'abolition de la peine de mort. Qui est un progrès de la vie. C'est le droit à la vie, et il est normal de décrire le progrès du droit à la vie comme un progrès organique, génétique, dans une métaphore du germe et qui contient en germe] tout un code, ce progrès, qui était plus qu'un progrès, qui était un principe, l'Assemblée constituante l'a adopté et consacré. Elle l'a placé, je dirais presque au sommet de la Constitution comme une magnifique avance faite par l'esprit de la révolution à l'esprit de la civilisation [ce mot

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« avance » est magnifique, comme toujours chez Hugo, n'est-ce pas, il sait écrire- bon. Alors l'avance c'est, évidemment, le progrès. C'est la séduction, la révolution séduit la civilisation. Qu'est-ce qu'on fait quand on séduit? On entraîne la civilisation. L'avance c'est le crédit, elle lui prête d'avance. « Elle l'a placé, je dirais presque au sommet de la Constitution comme une magnifique avance faite par l'esprit de la révolution à l'esprit de la civilisation », et toujours l'abolition de la peine de mort est placée du côté de la civilisation, la civilisation progressera avec l'abolition de la peine de mort. C'est la révolution, c'est l'esprit de la révolution qui peut faire cette avance à l'esprit de civilisation] ; comme une conquête, mais surtout comme une promesse. [L'avance est une promesse. Donc Hugo continue de plaider pour que . . . encore un effort, messieurs les républicains français, encore un effort, vous avez aboli la peine de mort politique, allez plus loin. Il y a là une avance et une promesse] ; comme une sorte de porte ouverte qui laisse pénétrer, au milieu des progrès obscurs et incomplets du présent, la lumière sereine de l'avenir. Et en effet, dans un temps donné, l'abolition de la peine capitale en matière politique doit amener et amènera nécessairement [ici on va voir la formule qu'il reprend ailleurs quand il dit « je vote pour l'abolition pure et simple », elle apparaît dans ce discours déjà], par la toute-puissance de la logique [là, ce n'est pas directement la révolution du Christ, c'est la logique, un mouvement irrésistible de la raison, du logos. Implacablement, ça prendra le temps que ça prendra, la raison imposera ça, et entre la raison et la vie, il y a alliance ici. Donc, nécessité implacable de la logique. Il y a le pathos, le sentiment, le cœur, etc. En fait, ce qui est tout-puissant en dernière instance c'est la logique. Aucun partisan de la peine de mort ne peut être en accord avec lui-même logiquement, ne peut être en accord avec la logique. Il n'y a pas de logique de la peine de mort. Donc la toute-puissance de la logique finira par triompher. « Et en effet, dans un temps donné, l'abolition de la peine capitale en matière politique doit amener et amènera nécessairement par la toute-puissance de la logique»], l'abolition pure et simple de la peine de mort! (Oui! oui!) 1 •

1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 85-88.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

[Ce n'était pas oui! oui! sur le moment, il faudra attendre, oui! oui!, il faudra attendre 1981, c'est-à-dire un siècle et demi, pour que le oui! oui! soit justement conséquent avec la toute-puissance de la logique en question.]

Huitième séance Le 23 février 2000

La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l'homme n'est plus. (Relire.)

Nous relirons encore cette déclaration tout à l'heure. Nous l'attribuerons et, au-delà de sa signature, nous l'analyserons. Nous en analyserons le sens et le sang. Nous en ferons l'analyse de sangdu mot « sang » et de tous les homonymes de « sans », de la mort avec et sans épanchement de sang. Un certain nombre de signes récents, ces deux dernières semaines, et qui nous viennent, bien sûr, des États-Unis (vous lisez les journaux, il y en a tellement, et français et américains, que je dois renoncer à en rendre compte), cette avalanche, cette précipitation des signes, semblent confirmer, et comment ne pas s'en réjouir, le diagnostic ou le pronostic que nous faisons ici depuis des mois, et qui en vérité organise notre propos même, au sujet d'une pression croissante, accélérée, sans cesse intensifiée, à la fois interne et externe, pour pousser l'État, les États, sinon vers l'abolition pure et simple de la peine de mort («pure et simple» selon le mot de Hugo pour désigner l'abolition inconditionnelle qu'il appelait de ses vœux, au-delà de la peine de mort politique), du moins à une transformation conditionnelle, une limitation profonde dans la loi et la pratique, dans l'économie de la peine de mort. Y aurait-il une économie de la peine de mort? nous demandions-nous la dernière fois. 265

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Et qu'est-ce que cela pourrait vouloir dire? Si quelqu'un formait la phrase suivante : «abolir la peine de mort, c'est faire l'économie de la peine de mort », comment interpréterait-on une telle déclaration? Ou encore si quelqu'un disait, en français, «l'Union européenne a désormais "classé" la peine de mort, les États-Unis le feront un jour, de plus en plus proche même sic' est pas demain la veille», comment l'entendre?

tour du cou selon la ligne d'une décapitation ou d'une décollation, mais un tour de la rhétorique du corps, le trope qui ferait tourner ou circuler le sang dans cette histoire, le symbole du sang, du sang qui coule, du sang rouge, de la couleur du sang qui exhibe, à s'épancher, et qui donne à voir le dedans au dehors. On ne pourra pas faire une histoire de l'économie de la peine de mort sans une histoire du sang; et je dirais même sans abuser de l'homonymie, du « sans sang», de ce qui progressivement et toujours en mémoire du sang christique, c'est-à-dire dans l'expérience et la rhétorique générale de l'eucharistie, de la transsubstantiation qui fait advenir la présence réelle du sang de Dieu ou de l'homme, fils de Dieu, dans le vin, et sa chair dans l'hostie, le sans du sang, donc, ce qui progressivement devra s'absenter, rendre son absence sensible, la vertu de son absence, s'efforcera de faire disparaître le sang, si bien que les étapes vers l'abolition ou l'économie dite pure et simple de la peine de mort seront des expériences de l'exsangue, du devenir exsangue, de la résorption, de l'assèchement ou de la disparition par intériorisation du sang, de la visibilité du sang. Qu'il s'agisse là d'une économie, seulement d'une économie, ce qui se passe aux États-Unis depuis le début, dans les États-Unis, c'est-à-dire dans la démocratie la plus chrétienne du monde, c'est, de la pendaison à la chaise électrique puis à l'injection létale, et, espérons-le, au-delà, la fin du sang, si on peut dire, dans l'administration de la peine capitale. On ne veut plus voir le sang couler, on ne veut plus voir couler le sang des hommes ou le sang du Christ. Alors, si on tue encore, si cela a un sens, si la mort a un sens (et nous retrouverons ce problème plus tard), alors exécuter voudra dire tuer sans sang, sans une goutte de sang. Quel est donc ce tour de plus, ce trop ou ce trope du sang avec lequel il faut en finir? Qu'est-ce que le sang?

Pour conclure le long trajet qui, la dernière fois, nous guida dans l'interprétation de cette économie, nous avions lu un certain texte de Hugo, dans lequel je ne soulignai pas seulement la réconciliation téléo-théologique des Lumières de la raison ou du droit naturel avec le christianisme, le christianisme du Christ vivant et ressuscité, du Christ sauvé en somme, du Christ rédimé et rédempteur, de la rédemption, la réconciliation simultanée dans une Europe chrétienne, de la France et de l'Europe, du marché de l'intérêt et du non-marché, du présent et de la promesse, comme « avance » au sens à la fois du progrès et du prêt, au moment où Hugo, donc, salue l'abolition de la peine de mort en matière politique par la révolution de février 1848 tout en espérant encore l'abolition pure et simple qu'il réclame et qu'on lui refuse encore. (Car Victor Hugo, au moment où il applaudit à une abolition conditionnelle (politique), en appelle à une abolition inconditionnelle au double nom de la loi divine du Christ et de ce qu'il appelle «la toute-puissance de la logique».) Eh bien, je voudrais aujourd'hui proposer de reconnaître un tournant qui ést aussi un retour, un tour de plus dans l'histoire de cette économie de la peine de mort. Ce tour de plus serait aussi un tour du corps, non seulement, non pas directement le tour du cou selon la ligne d'une décapitation ou d'une décollation (et vous avez sans doute en mémoire ce moment terrible, qu'on montre dans certains films, où l'on découpe, au ciseau, autour du cou du condamné, le col de la chemise afin de mettre à nu la nuque qu'on devrait exposer telle quelle, nue, à la lame de la guillotine), ce tour de plus serait donc aussi un tour du corps, non seulement, non pas directement le

Comme nous, les Français, nous avons l'histoire, la mémoire et l'image de la guillotine en tête, si je puis dire, et devant ou derrière les yeux, comme d'autre part, nous allons beaucoup parler d'elle encore, et à travers Hugo quant au sang, et à travers Camus, je

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dois rappeler et préciser ceci qui est mal connu, et des Français et des autres, à savoir que la guillotine marqua ou en tout cas fut ressentie et interprétée et justifiée comme un progrès humain, un progrès dans le sens de l'humain, un devenir-humain de la mise à mort, et même, comme le dit Daniel Arasse dans son précieux livre, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur à laquelle je vous ai déjà renvoyé: une« machine humanitaire 1 ». Avant d'aller plus avant et d'insister sur cette humanisation, cet humanisme, cet humanitarisme de la guillotine, je serais tenté de poser la question suivante : quel est le propre de l'homme, quelle est l'histoire du propre de l'homme qui permette de penser cela? Que doit être ce qui s'appelle l'homme pour qu'à un moment de son histoire il vienne à tenir la guillotine comme un progrès humain, un progrès dans l'appropriation de l'homme à son essence? Et ne l'oublions jamais, ce moment de prétendue humanisation de la peine de mort par la guillotine n'est pas n'importe quel moment dans l'histoire de l'humanité, c'est la Révolution française, c'est-à-dire, entre autres choses, la mort 2 de la monarchie de droit divin et la Déclaration des droits de l'homme. La guillotine, cette machine humanitaire, c'est aussi non seulement en synchronie mais en système métaphysique, si je puis dire, avec la Révolution et les Droits de l'homme. Je répète alors ma question : que doit être l'homme, le propre de l'homme, le droit de l'homme propre au propre de l'homme, l'histoire du droit de l'homme propre au propre de l'homme pour que cette machine non seulement ne soit pas ce qu'on appelle depuis cinquante ans l'instrument d'un crime contre l'humanité, mais soit interprétée comme machine au sérvice de la dignité de l'homme? Que doit être, que doit avoir été l'homme, l'humanité de l'homme, pour avoir inscrit, incorporé en quelque sorte la guillotine dans le corpus des droits de l'homme? Pour avoir inventé une telle machine en l'interprétant comme un signe de l'amour de l'homme pour l'homme, de l'homme qui est un homme et non

un loup pour l'homme, humain pour l'homme, humanitaire, voire « philanthropique » - et tout à l'heure nous entendrons ainsi qualifier la guillotine : manifestation visible d'une philanthropie. D'ailleurs, dans un de ses premiers textes contre la peine de mort, contre la guillotine et contre le Dr Guillotin, Hugo dira ironiquement en 1832, «M. Guillotin était un philanthrope 1 ». Pour donner un corps à ces questions, rappelons d'abord certains faits et indices. D'abord ceux-ci, qui peuvent paraître bio-graphiques, relever de l'histoire bio-graphique d'un inventeur de mort qui fut aussi considéré comme le héros de l'euthanasie, en somme. Qui fut Guillotin? Le docteur Guillotin a été membre de la Compagnie de Jésus, de 1756 à 1763, avant d'étudier la médecine. C'est donc un ci-devant Jésuite, quelqu'un qui appartint à un corps, à une corporation appelée la Compagnie de Jésus qui inventa la guillotine, mais qui l'inventa et en fit une proposition de loi alors qu'il était déjà médecin. Nous avons ici la compagnie de la compagnie de Jésus et de la corporation médicale à l'origine de cette« machine humanitaire » surnommée, au féminin, la guillotine. Le mot de machine s'imposa très vite dans le vocabulaire de l'époque pour désigner le passage, en effet, de l'instrument, de l'outil ou de l'arme manuelle à la mécanique d'une machine, c'est-à-dire à un fonctionnement automatique, autonome, dont la main de l'homme, en quelque sorte, pouvait sembler commencer à se retirer, à se laisser neutraliser. Comme si, même si le sang ne va pas, loin de là, se laisser éponger, assécher, effacer, laisser son rouge s'estomper, comme si, donc, l'arme blanche était en train de céder à la machine rouge. Mais c'est pour rimer, d'une rime féminine, donc, avec le mot « machine », que l'enfant de Guillotin s'appela guillotine. S'agissant de filiation, de père, de mère, de fils et de fille, nous allons beaucoup en parler aujourd'hui, il faut rappeler une autre légende. On raconte que la mère de Guillotin Joseph Ignace, né à Saintes en mai 1738, cette mère était enceinte quand, se promenant dans les rues de Saintes, elle fut traumatisée par les hurle-

1. Daniel Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987, p. 20. 2. «Au moins apparente >>, ajoure Jacques Derrida lors de la séance. (NdÉ).

1. V Hugo,« Préface pour le roman de 1829 : Le Dernier jour d 'un condamné », dans Ecrits sur la peine de mort, op. cit. , p. 36.

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ments d'un homme que l'on rouait, et ce choc traumatique aurait précipité la naissance de Joseph Ignace (noms prédestinés pour un Jésuite). Pour fixer la moralité de cette fable, on dit, je cite, que Guillotin aurait eu « le bourreau pour Sage-femme 1 ». Voilà pour la naissance. Au moment de la mort du Jésuite Docteur, qui s'éteint paisiblement dans son lit en 1814, son oraison funèbre fut prononcée par un de ses collègues au nom tout aussi édifiant, le Docteur Bourru. Bourru souligna le caractère philanthropique de la motion ou du projet de loi de la guillotine par Guillotin, non sans être déjà sensible, tout bourru qu'il fût, à l'équivoque vulgaire, vulgarisante que le vulgaire n'allait pas manquer d'attacher, fort injustement, à ce génial signe d'amour des hommes, à cette machine philanthropique. Bourru dit, devant le cadavre entier de son confrère Guillotin : Malheureusement pour notre confrère sa motion philanthropique, qui fut accueillie et a donné lieu à un instrument auquel le vulgaire a appliqué son nom, lui a attiré beaucoup d'ennemis; tant il est vrai qu'il est difficile de faire du bien aux hommes, sans qu'il en résulte pour soi quelques désagréments 2• [Commenter 3 .]

Pour en rester un instant à cette question du nom entaché d'équivoque, quand un nom propre devient un nom commun, ce qui est déjà une machination, ici le nom propre devenu le nom commun d'une machine, Hugo aura lui-même écrit beaucoup plus tard, distinguant à sa manière entre découverte et invention : « Il y a des hommes malheureux. Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention 4 ». 1. Cité dans D. Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 17. 2. Cité dans ibid., p. 18. 3. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : France 2 en France, ce qui évidemment est une possibilité ou une scène absolument inédite 3 - et qui jouera sûrement son rôle dans l'abolition de la peine de mort un jour, même si cette femme doit mourir, hélas, dès demain. 1. V. Hugo, " Préface pour le roman de 1829 . . . , , dans Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 22-25. 2. Lors de la séance, Jacques Derrida précise :>,p. 265. (NdÉ)

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le signifie, rassemble dans un éclair sans durée et le verdict de Dieu, le jugement dernier et l'acte du châtiment émanant, chutant, s'abattant sur le pécheur depuis la transcendance du Très Haut- et la guillotine supplée ici, remplace et représente la hauteur du Très Haut), il suffit qu'en un instant la mécanique, tel un deus ex machina, tombe comme la foudre, et le petit «est», la présence du « est » signifie non plus la présence mais le passage au néant, la transition sans transition de l'être au néant: «l'homme n'est plus ». C'est vraiment l'instant de la mort, mais non l'instant de ma mort, toujours l'instant de la mort du tiers, de l'autre qui n'est et ne sera jamais ni moi, ni toi, ni vous, ni nous : « l'homme n'est plus» . C'est très bien décrit, c'est très bien écrit, cette opération, le moteur de cette machine verbale à quatre temps, quatre présents de l'indicatif qui ne sont pas seulement intransitifs mais exténuent toute transition entre les quatre temps dont pourtant le quatrième (lui aussi au présent) signifie, sans transition, le passage de l'être au non-être, plus précisément au ne-plus être : « La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l'homme n'est plus». Qui est-ce qui écrit si bien? Ou qui parle si bien, car la densité saisissante, l'économie impeccable de cette phrase à quatre verbes au présent de l'indicatif intransitif, est d'abord due à la rhétorique d'un orateur qui sait compter le temps, qui sait compter avec le temps et qui laisse tomber sa phrase, comme un couperet ou comme la f> .

(NdÉ)

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1. Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant la Révolution, Paris, Didier et Cie, 1864, p. 428; cité dans Daniel Arasse, La Guillotine et L'imaginaire de la Terreur, op. cit., p. 26.

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(mais je ne vais pas m'engager dans un cours sérieux sur Descartes je ~e contente ici d'~ne doxa ou d'une idéologie cartésienne) quan~ au heu de la glande pméale: qu'arrive-t-il à la glande pinéale quand la tête est séparée du corps en un instant tranchant? Qu'arrive-r-il au c~git~? Eh bie?, la tête toute seule doute, dit le texte satirique que Je viens de citer, elle ne sait plus si elle a été séparée, elle ne saura que l'exécution a eu lieu et que l'instant de la mort est passé qu'à entendre les applaudissements sur la place publique. C'est l'autre qui détermine l'instant de ma mort, jamais moi. Vous comprendrez mieux tout à l'heure pourquoi j'insiste sur ce temps et cet instant de la mort. Avant de le préciser, j'évoquerai encore un autre écho parodique qui, dans la même veine satirique allie le thème de l'Augenblick, de l'instant comme clin d'œil, d'un; part, et, d'autre part, celui de la non-cruauté absolue, de l' euthanasie, ~el' anesthésie, ~u « ça va si vite qu'on n'a même pas le temps de sentir ou de souffnr ». Car les deux thèmes, l'instantanéisme et l'anesthésie, l'instantanéisme quasiment intemporel et l'insensibilité, la non-douleur, la non-cruauté, la douceur même, sont indissociables. Le temps, c'est la sensibilité ou la réceptivité, l'affection (grande veine de la philosophie de Kant à Heidegger, dans laquelle je ne m'engagerai pas ici), le temps, c'est la souffrance, le temps de l' exécuti~n, c'est l' ~ndurance, la passion, le paskhein pathétique, pathologtque - qUI veut parfois dire non seulement subir mais ~ubir un châtiment, et le fait de subir passivement peut déjà être mterprété comme la souffrance d'un châtiment : la sensibilité est en soi un châtiment. Supprimez le temps, vous supprimerez la sensibilité (pathé, c'est la sensibilité, la passivité mais aussi la souffrance, la douleur), si bien que la guillotine, en tant qu'elle est censée agir instantanément et supprimer le temps, ce serait ce qui soulage de la douleur, ce qui mettrait fin à la douleur: ce serait un pe_u, pourrait-on dire en jouant un peu, ce qu'on appelle en américam, pour parler des analgésiques, a painkiller 1• La guillotine, ce n'est pas seulement un kil/er, c'est un painkiller. Et qui tue la douleur parce que d'une certaine façon, réduisant le temps au rien d'un instant, au rien qu'un instant, elle tue le temps. 1. Littéralement, un> , dit la caricature de Guillotin, « avec ma machine, je vous fais sauter la tête en un clin d'œil et sans que vous en éprouviez la moindre douleur>>. Et ailleurs: « Le supplice que j'ai inventé est si doux qu'on ne saurait que dire si l'on ne s'attendait pas à mourir et qu'on croirait n'avoir senti sur le cou qu' une légère

fraîcheur » 1•

Cette expression, ces mots « légère fraîcheur dans le cou » ont sans doute été prononcés par Guillotin. Car on en retrouve beaucoup de traces. I..:une de ces traces réapparaît dans les Réflexions sur la guillotine de Camus - dont nous reparlerons d'un autre point de vue plus tard, notamment quant au système d'interprétation historique ou philosophique proposé par Camus, dans ce texte publié en 1957 dans la Nouvelle revue française (no 54-55), repris dans Réflexions sur la peine capitale, de Camus et Koestler (Calmann-Lévy, 1957 2). Aujourd'hui, je choisirai seulement deux 1. Cité dans D . Arasse, La Guillotine et l'imaginaire de la Terreur, op. cit.,

p. 26. 2. Albert Camus, « Réflexions sur la guillotine >>, Nouvelle Revue française, no 54-55, Paris, Gallimard, 1957; repris dans A. Camus et Arthur Koestler, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Calmann-Lévy, 1957. Jacques Derrida citera

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passages pour soutenir ce que nous sommes en train d' examiner. Le premier passage, à l'ouverture de l'article, je m'y arrête pour plusieurs raisons, comme vous allez voir, en particulier parce qu'< il s'agit d'un > souvenir d'Algérie, de la peine de mort en Algérie (où Hugo, vous vous en souvenez, avait décrit l'arrivée de la première guillotine, en deux pages (53-54) que vous lirez et dont je ne rappelle que la conclusion) : (lire Écrits de Hugo, p. 54)

mère/ fils ; frère/ frère 1, etc.) dans cette question de la peine de mort, et ici je choisis, disais-je, ce premier passage des Réflexions sur la guillotine, en particulier parce que, souvenir d'Algérie, de la peine de mort en Algérie, il rappelle que l'auteur de L'Étranger est l'auteur du récit qui commence sur une plage d'Algérie par «Maman est morte» et raconte le meurtre d'un Arabe suivi d'un procès et d'une condamnation à mort, de la condamnation du meurtrier qui ne sait même pas pourquoi il a tué, sinon à cause du soleil, le récit étant signé à la première personne par un narrateur qui, donc, écrit entre le moment où il a été condamné à mort et le moment de l'exécution. Le temps du récit correspond en droit à l'imminence d'une décapitation à la guillotine, après la condamnation à mort, la condamnation, dit le texte du verdict lu par le président et cité par le narrateur, à avoir « la tête tranchée sur la place publique au nom du peuple français ».

Tout cet ensemble était grand, charmant et pur, pourtant ce n'était point ce que regardait un groupe nombreux, hommes, femmes, Arabes, juifs, Européens, accourus et amassés autour du bateau à vapeur. Des calfats et des matelots allaient et venaient du bateau à terre débarquant des colis sur lesquels étaient fixés tous les regards de 1~ foule. Sur le débarcadère, des douaniers ouvraient les colis, et, à travers les ais des caisses entrebâillées, dans la paille à demi écartée, sous les toiles d'emballage, on distinguait des objets étranges, deux longues solives peintes en rouge, une échelle peinte en rouge, un panier peint en rouge, une lourde traverse peinte en rouge dans laquelle semblait emboîtée par un de ses côtés une lame épaisse et énorme de forme triangulaire. Spectacle autrement attirant, en effet, que le palmier, l'aloès, le figuier et le lentisque, que le soleil et que les collines, que la mer et que le ciel : c'était la civilisation qui arrivait à Alger sous la forme d'une guillotine 1• Le premier passage, donc, à l'ouverture de l'article de Camus, je m'y arrête pour plusieurs raisons, comme vous allez voir, et ce sont toutes, directement ou non, des raisons que je dirais « généalogiques », ou de « filiations », une fois de plus, car vous avez déjà remarqué, et encore à l'instant, j'y insiste, à quel point il était difficile, si souvent, de séparer la dramaturgie familiale, c'est-àdire aussi celle des différences sexuelles (homme/femme; père/fils,

ce texte dorénavant dans l'édition de la Pléiade :A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans R. Quilliot et L. Faucon (éds), Essais, Paris, Gallimard, coll.

«Bibliothèque de la Pléiade», 1992. (NdÉ) 1. V Hugo, Écrits sur la peine de mort, op. cit., p. 53-54. 310

Je n'ai pas regardé du côté de Marie [à part le personnage de la mère morte au début du livre, et dont on peut supposer qu'elle fut aimée de son fils, le seul autre nom de femme aimée est Marie]. Je n'en ai pas eu le temps parce que le président m'a dit dans une forme bizarre que j'aurais la tête tranchée sur la place publique au nom du peuple français 2 • Un peu plus loin, le condamné à mort, l'étranger, Meursault, revient sur cette formule et après avoir à plusieurs reprises qualifié de« mécanique» ou de« mécanisme(« mécanisme implacable», «la mécanique me reprenait», deux pages plus loin, il est encore question du «bon fonctionnement de la machine»), il décrit la disproportion, qu'il juge « ridicule », entre le jugement qui avait fondé cette« certitude insolente» de la mécanique et son« déroulement imperturbable à partir du moment où ce jugement avait été prononcé» 3 . Et cette absurde contingence, cette froide et 1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ) 2. Albert Camus, L'Étranger, Paris, Gallimard, 1942 [1971], p. 164. La pagination renvoie à l'édition« Folio» de 1999 utilisée par Jacques Derrida. (NdÉ) 3. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 165-169. 311

Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

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insignifiante mécanique, cette banalité quotidienne lui paraît au fond priver de sens et de sérieux ce qui ne va pourtant pas tarder, «_au nom du peuple français », < à 1 > le priver sérieusement de sa

sait pas, qu'il y avait du soleil, que la pl~ge était rouge. Par exemple, rappelez-vous : (lire et commenter L'Etranger, p. 104-1 06)

VIe:

Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu'à dix-sept, le fait qu'elle aurait pu être tout autre, qu'elle avait été prise par des hommes qui changent de linge, qu'elle avait été portée au crédit d'une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle décision. Pourtant, j'étais obligé de reconnaître que dès la seconde où elle avait été prise, ses effets devenaient aussi certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur tout le long duquel j'écrasais mon corps 2 • Le passage qui suit immédiatement, j'y reviens tout à l'heure, vous comprendrez pourquoi, mais après avoir commencé à lire les Réflexions sur la guillotine (les deux textes me paraissant, comme je viens seulement de m'en apercevoir, liés en profondeur d'un lien dont je ne sais pas si la critique camusienne l'a jamais repéré, encore moins analysé). Ouvrant ici une parenthèse, je note ceci au sujet de la différence supposée entre le meurtre ou la mise à mort criminelle, d'une part, la peine de mort, d'autre part. Nous en avons déjà dit l'essentiel, du moins l'espéré-je, du point de vue du concept et de ce qui justement les sépare irréductiblement, en droit. Mais si on revient ~n deçà du discours du droit, justement, ou si, inversement, on remet en question la différence entre le discours du_ droit et son autre, alors les choses se compliquent. Relisez L'Etranger, ce que je viens de faire pour la première fois depuis quelque cinquante ans. Vous verrez que Meursault, l'étranger condamné à mort, ne peut donner aucune explication, aucune justification quand on le presse d'expliquer pourquoi il a tué l'Arabe. Il parle en somme de lumière et de couleur, il dit qu'il ne 1. Dans le tapuscrit: «de le priver>>. (NdÉ) 2. A. Camus, L'Étranger, op. cit., p. 167.

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I.:interrogatoire a commencé. Il m'a d'abord dit qu'on me dépeignait comme étant d'un caractère taciturne et renfermé et _il a voulu savoir ce que j'en pensais. J'ai répondu : «C'est que Je n'ai jamais grand-chose à dire. Alors je me tais ». Il a souri comme la première fois, a reconnu que c'était la meilleure des raisons et a ajouté: «D'ailleurs, cela n'a aucune importance». Il s'est tu, m'a regardé et s'est redressé assez brusquement pour me dire très vite:« Ce qui m'intéresse, c'est vous». Je n'ai pas bien compris ce qu'il entendait par là et je n'ai rien répondu. «Il y a des choses, a-t-il ajouté, qui m'échappent dans votre geste. Je suis sûr que vous allez m'aider à les comprendre». J'ai dit que tout était très simple. Il m'a pressé de lui retracer ma journée. Je lui ai retracé ce que déjà je lui avais raconté : Raymond, la plage, le bain, la querelle, encor_e la plage, la petite source, le soleil et les cinq coups de revolver. A chaque phrase, il disait : « Bien, bien». Quand je suis arrivé au corps étendu, il a approuvé en disant: « Bon ». Moi, j'étais lassé de répéter ainsi la même histoire et il me semblait que je n'avais jamais autant parlé. Après un silence, il s'est levé et m'a dit qu'il voulait m'aider, que je l'intéressais et qu'avec l'aide de Dieu, il ferait quelque chose pour moi. Mais auparavant, il voulait me poser encore quelques questions. Sans transition, il m'a demandé si j'aimais maman. J'ai dit: «Oui, comme tout le monde» et le greffier, qui jusqu'ici tapait régulièrement sur sa machine, a dû se tromper de touches, car il s'est embarrassé et a été obligé de revenir en arrière. Toujours sans logique apparente, le juge m'a alors demandé si j'avais tiré les cinq coups de revolver à la suite. J'ai réfléchi et précisé que j'avais tiré une seule fois d'abord et, après quelques secondes, les quatre autres coups. . (NdÉ)] 1. A. Camus, Réjlexiom sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1033. 2. Ibid., loc. cit. [Nous fermons juste après la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)] 338

même dans les cas, donc, je le répète, je reprends, où le verdict de mort serait obscurément, compulsivement, irrésistiblement recherché, désiré - comme le désir même - par le condamné, par un criminel ou par deux criminels associés par cette alliance étrange de la transgression secrète qui peut être plus sacrée que celle d'un mariage religieux, eh bien, la peine de mort, c'est toujours, par définition, la, mort venu~ de l'autr~, ~?~née ou d~cidée par l'autre, fût-ce par 1 autre en so1. La poss1b1hte de.la peme ~.e mort, c'est trop évident mais c'est là une obscure év1dence qu 1l faut commencer par rappeler, la possibilité, je dis bien la possibilité de la peine de mort commence donc là où je suis livré au pouvoir de l'autre, fût-ce au pouvoir ~e l'autre en _ID?\ Quand cela commence-t-il? Cela commence-Hl? Et cela fimt-11. Pour en finir, il faudrait en finir avec l'autre; et peut-être les suicides, ou ceux qui courent à la condamnation à mort comme au suicide veulent-ils d'abord en finir avec l'autre, avant d'en finir avec euxmêmes. Par excès de haine ou par excès d'amour. Rappelez-vous la question qui résonna ici lors d'une séance passée et nous conduisit pas à pas vers celle d'une « déconstruction de la mort ». Cette question initiale, ce fut : 1. Ici se ferme la parenthèse sur Camus, ouverte supra, p. 337.

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«Quand mourir enfin 1 ? »(Je me demandais si le Pape se posait ou entendait cette question quand il osa demander pardon pour des siècles de christianisme.) En ré-entendant, en laissant résonner une fois encore l'écho de cette atroce et inévitable question(« Quand mourir enfin? »), une question que, comme souvent quand je parle, j'ai écoutée plutôt que je ne l'ai dite et posée la dernière fois, une question qui, me traversant, s'est imposée à moi, comme dictée, avant même que j'aie à la former moi-même et à en décider, je me suis souvenu, donc, en disant «quand mourir enfin?», «mais enfin quand mourir? », je me suis rappelé à cette étrange coïncidence, à cette bizarre synchronie, à savoir que le XVIIIe siècle, ce qu'on appelle ainsi, le XVIIIe siècle (qu'est-ce que le XVIIIe siècle, eh bien ce fut à la fois le siècle des Lumières, le siècle des premiers mouvements abolitionnistes et le siècle de la Révolution, de la Terreur et des droits de l'homme, etc.; nous avions beaucoup parlé de tout cela), eh bien, depuis cette question « quand mourir enfin? »,je me suis rappelé à ceci que le XVIII' siècle est à la fois tout cela, plus ce siècle dont on a dit qu'il avait vu naître ce qu'on appelle l'idée de bonheur, l'idée du bonheur (l'idée d'un bonheur, au fond, qui n'est pas seulement le plaisir, la joie, la félicité, la béatitude, qui n'est pas la jouissance hédoniste, qui est peut-être l' eudaimon, avec toute la profondeur abyssale de ce mot- Heidegger y consacre des pages qu'il faudrait lire, mais qu'il faudrait lire en nous rappelant ici, Heidegger ne le fait pas, que le daîmon, nous l'avions lu, parle ou s'abstient de parler à Socrate au moment de sa condamnation à mort - l'idée de bonheur, donc, héritière métamorphosée de l'eudémonisme, du démon de l'eudémonisme, a une histoire très singulière et appartient à une culture déterminée; c'est en ce sens qu'on a dit que le « bonheur était une idée neuve en Europe 2 », justement au XVIIIe siècle), eh bien ce XVIIIe siècle qui vit naître le

bonheur, c'est-à-dire l'idée du bonheur, car le bonheur n'est qu'une idée, être heureux de bonheur c'est y croire, c'est croire, pouvoir croire être heureux, et se le dire, là où cette croyance, comme toute croyance, est une croyance en l'autre, passant par le langage, c'està-dire par la foi jurée en l'autre ou de l'autre, et donc une croyance de l'autre en soi (croyance de l'autre en soi, expression douloureusement équivoque puisqu'elle désigne à la fois que je crois l'autre, en l'autre, mais que je le crois ou que j'y crois seulement ou d'abord en moi, ou que là où je crois, c'est l'autre en moi qui croit, et pas moi, etc.), ce siècle où, dit-on, l'on découvrit l'idée du bonheur, ce fut aussi celui qui inventa la Terreur et la guillotine, et reconvertit à la peine de mort la plus massive et la plus mécanique des gens qui, comme Robespierre, avaient été des abolitionnistes et participé à des concours pour s'en justifier. Comme si la peine de mort guettait toujours le bonheur.

1. Cf supra, « Neuvième séance. Le 1" /8 mars 2000 »,p. 299. 2. Célèbre citation de Saint-Just extraite du « Rapport au nom du Comité de salut public sur le mode d'exécution du décret contre les ennemis de la Révolution présenté à la Convention nationale le 13 ventôse an II >>. Cf SaintJust, Œuvres complètes, Anne Kupiec et Miguel Abensour (éds) , Paris, Gallimard, 2004. (NdÉ) 340

À supposer que quelqu'un puisse jamais dire «Maintenant je suis heureux », est-ce qu'il en conclurait « maintenant je peux mourir »,voire « maintenant je dois mourir » ou au contraire, « je ne veux pas mourir », « d'ailleurs je sais maintenant que mourir est impossible »?, et est-ce que cela peut se dire et se penser à deux? à plus d'un ou d'une? Ces énoncés tournent toujours autour de la peine de mort, c'est-à-dire d'une mort venue de l'autre, décidée et calculée par l'autre, entre les mains de l'autre. Je n'ai pas de réponse à cette question, à savoir la question d'une tragédie du bonheur, d'un bonheur tragique, d'un bonheur damné ou condamné, d'une damnation du bonheur (on peut être un damné du bonheur - nous reviendrons tout à l'heure sur ce lexique, damnum, damné, condamné), et même si j'en avais, une réponse, il n'est pas sûr que je vous la donnerais. D'ailleurs, c'est comme la vie, chacun a la sienne, pour cette question, et elle est destinée à rester secrète. Alors je me demande une fois encore, comme je l'avais fait, je crois, lors du séminaire sur le secret 1, je me demande ce que pourrait être un séminaire où celui qui y 1. Séminaire de l'EHESS, « Répondre du secret » (1991-1992) , séance 1, le 13 novembre 1991 sq. (NdÉ) 341

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prend la parole - ou celui qui y garde la parole - vous dirait : je vous cache quelque chose, je ne vous dirai pas la vérité même si je la connais. Cela ferait voler en éclats, en éclats déconstruits déconstruits comme la mort même, l'idée et la scène convenue d~ tout ce qu'on appelle « séminaire » - dans la mesure où un séminaire est tenu, comme par serment, à tenter de dire vrai, de dire le vrai, de dire toute la vérité possible. Pour lier ce que je suis en train de dire et la question de la peine de mort, c'est-à-dire pour lier l'hypothèse d'un séminaire non conforme à l'idée canonique du séminaire, voire en général la force presque folle d'un discours irrecevable par les normes académiques ou culturelles ou journalistiques, un discours, une manifestation de cette contre-culture dont on a un besoin si vital, si urgent aujourd'hui, surtout quand on lit les journaux où, sauf de gracieuses exceptions, on n'a que le choix, en gros, et typiquement, entre les nouvelles des exécutions aux États-Unis et le matraquage publicitaire de la médiocrité politique, littéraire ou philosophique, matraquage organisé par une sorte de maffia de la culture, eh bien je me demanderai s'il y a du sens à parler d'une condamnation à mort de quelque chose comme la culture. Ou d'une langue. Peut-on condamner à mort autre chose que des sujets individuels, des personnes, des sujets de droit identifiables comme tels, individus portant un patronyme et tenus de comparaître devant la loi en tant qu'individus sujets? Peut-on, autrement que par métaphore, condamner à mort une langue (on tue des langues, de mille façons, je n'ai aucun doute à ce sujet, et il y a des centaines de langues qui disparaissent dans la violence coloniale ou commerciale, capitale, techno-capitaliste capitaliste 1, au cours de ces années)? S'agit-il alors de condamnations à mort stricto sensu? (C'est toujours cette question de sémantique et de rhétorique, qui n'est pas une rhetorical question, qui n'est pas un simulacre de question parce que tout se joue là, cette question, donc, du sens strict ou du sens large et métonymique de l'expression « peine de mort », « condamnation à mort » qui nous retient et qui reviendra toujours comme la plus sérieuse des questions: est-illégitime ou non, est-il nécessaire ou interdit d'étendre 1. Tel dans le tapuscrit. (NdÉ)

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l'expression « condamnation à mort » au-delà de son strict sens légal, et de son champ juridico-étatique ?) Je répète ma question, donc : peut-on condamner à mort une instance en quelque sorte anonyme, sans nom patronymique individuel, peut-on condamner à mort une culture, une institution, une nation, un groupe, une ethnie? On peut condamner à mort quelqu'un, une personne qui a tué ou a participé au meurtre d'une nation, d'une communauté, d'une ethnie (un jour ou l'autre nous reviendrons sur les procès de Nuremberg et sur le cas de Eichmann à Jérusalem et sur ce qu'en dit Arendt, sur un certain mode à la fin d'un réquisitoire fictif où elle explique ce qui aurait dû être dit et argumenté pour justifier la pendaison de Eichmann). Mais si on peut appeler «peine de mort» la peine infligée à quelqu'un qui s'est rendu coupable d'un meurtre perpétré contre une culture, une nation, une communauté, peut-on condamner à mort une communauté? Le génocide, par exemple, cela peut-il, stricto sensu, se présenter comme une condamnation à mort? Pour qu'il y ait condamnation à mort, et non seulement mise à mort, crime, meurtre ou non-secours à X en danger, il faut au moins, en principe, qu'il y ait, au moim, justement, une justice, un droit, un simulacre au moins, une scène de jugement. Un génocide ou la mise à mort d'une instance collective ou anonyme (langue, institution, culture, communauté) ne relève donc pas, stricto sensu, littéralement, d'une logique ou du concept de la condamnation à mort. Question de structure et de proportion. Il y faut toujours un jugement, un verdict, et que le sujet en soit un sujet personnel, nommable, responsable de son nom. Je reviens donc à l'une de mes questions initiales : suffit-il de dire «je dois mourir » ou «je devrai mourir », voire, autre formule sur laquelle j'ai naguère glosé, «je me dois, nous nous devons à la mort 1 »,pour être autorisé à traduire ces énoncés par « je suis condamné à mort » ? 1. J. Derrida, Demeure, Athènes, Paris, Galilée, 2009 (une première édition de ce texte avait été réalisée en version bilingue par les éditions Olkos, Athènes, en 1996). (NdÉ)

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Pour le sens commun de la langue, la réponse est non, évidemment non. Même si on garde, plus ou moins à titre de figure métaphorique, le mot « condamné », eh bien, «je suis condamné à mourir » ne signifie pas, stricto sensu, «je suis condamné à mort ». Ça, c'est le bon sens, le sens commun. Je suis, nous sommes tous et toutes ici condamnés à mourir, mais il y a peu de chances pour qu'aucun de nous, aucune ici soit jamais condamné à mort- surtout en France et en Europe. D'abord il ne faudrait pas que cette « déconstruction de la mort » dont nous avons parlé la dernière fois, sous prétexte de dissoudre l'unité ou l'identité ou la gravité de la mort, serve à banaliser la peine de mort, à la relativiser (comme au fond l'a fait toute une tradition chrétienne qui se sert de l'alibi de l'au-delà pour dénier la gravité irréversible de la mort et pour légitimer la peine de mort, et donc démobiliser l'abolitionnisme : de ce point de vue-là, le christianisme a été une puissante« déconstruction de la mort »); il ne suffit pas de déconstruire la mort, comme ille faut, et même s'ille faut en effet, il ne suffit pas de déconstruire la mort, poursuivrait donc celui que j'appelais mon autre ange pour assurer son salut. Il ne suffit pas de déconstruire la mort même, comme ille faut, pour survivre ou contracter une assurance sur la vie. Car la vie non plus, disons-nous, ne sort pas indemne de cette déconstruction. Rien ne sort indemne de cette déconstruction. Que veut dire alors « sortir » indemne? Si la question de la peine de mort est celle de l'indemnité, il reste à penser ce que veut dire indemnité, c'est-à-dire ou bien lëtre-indemne· (c'est-à-dire sauf, sain, intact, vierge, sans mal, heilig, ho/y - j'ai travaillé cette chose dans Foi et savoir 1) ou bien lëtre-indemnisé, c'est-à-dire rendu de nouveau indemne, fait indemne, c'est-à-dire payé, remboursé par l'acquittement d'une réparation, d'un rachat, par le paiement d'une dette. Nous continuerons à interroger ce mot et cette logique de l'indemne, de l'être-indemne, de l'être indemnisé et de l'indemnité.

1. J. Derrida, Foi et savoir, suivi de Le siècle et le pardon, op. cit.

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Mais comme visiblement l'indemnisation fait signe vers une économie et un intérêt, je voudrais revenir un instant sur cette question de l'intérêt qui nous a déjà beaucoup intéressés. En réponse à une question qui fut posée lors de la discussion, il y a quinze jours, au sujet de l'intérêt qu'il y avait à être abolitionniste, à militer pour l'abolition de la peine de mort, et quand il me fut demandé si l'abolitionniste que je voudrais être devait être aussi désintéressé que le partisan de la peine de mort dans la logique kantienne de l'impératif catégorique (qui en principe devrait n'être mû par aucun intérêt, et nous avions entendu Nietzsche protester à ce sujet), à cette question j'avais répondu que je cherchais non pas à tenir un discours abolitionniste désintéressé mais à penser autrement l'intérêt qu'il pouvait y avoir à s'élever contre la peine de mort et à abolir universellement la peine de mort, un intérêt qui ne fût pas seulement négatif (comme je l'avais dit un peu vite la dernière fois, en évoquant surtout, de façon qui risquait d'être un peu esthétisante et aristocratique, mon dégoût pour la peine de mort, plus précisément pour les sujets marticales, pour les motivations et les gestes et les grimaces des partisans, pour les agents, les auxiliaires, les idéologues de la peine de mort et pour la scène qu'ils jouent). Je dirais donc d'abord, brutalement et sans détour, que, loin de fuir l'accusation de Marx ou de Baudelaire, voire de Victor Hugo, qui, tous les trois, chacun à leur manière, vous vous en souvenez, ont à un moment donné soupçonné tels ou tels abolitionnistes d'occasion de vouloir d'abord sauver leur tête, loin de fuir cette accusation, j'en prends sur moi le risque - tout en le déplaçant un peu. Et je dis frontalement : oui, je suis contre la peine de mort parce que je veux sauver ma tête, sauver la vie que j'aime, ce que j'aime vivre, ce que j'aime à vivre. Et quand je dis « je », bien sûr, je veux dire « je », moi, mais aussi le «je », le « moi », quiconque dit «je », à sa place ou à la mienne. C'est là mon intérêt, l'ultime ressource de mon intérêt comme de tout intérêt possible pour la fin de la peine de mort, tout intérêt devant finalement être un« mon intérêt », nous allons voir pourquoi, un intérêt si originaire, si primordial qu'il risque d'être partagé, en vérité, par les partisans de la peine de mort- qui vous diront toujours, d'ailleurs, qu'ils ne sont pas pour la mort, 345

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qu'ils n'aiment pas la mort, ni tuer, qu'ils sont comme nous pour la vie (« mais que messieurs les assassins commencent», diraientils, comme toujours, comme Alphonse Karr, le pamphlétaire à qui on prête cette boutade); « c'est pour protéger la vie, c'est au nom de la vie, diraient-ils, que nous prônons, dans certains cas, la peine de mort contre ceux qui ne respectent pas la vie » ; si bien que pour plaider l'abolition contre cet argument, il faut démontrer que la peine de mort n'est pas le « meilleur » moyen de protéger ou d'affirmer le primat de la vie. Néanmoins, ce que je voudrais éclairer, c'est le fait que le combat abolitionniste, sans être ni désintéressé, au sens de l'impératif catégorique kantien, ni intéressé au sens de l'intérêt calculateur et hypocrite, inavoué et inavouable, de l'intérêt particulier que Marx, Baudelaire et même Nietzsche et même Hugo décelaient chez certains, chez certains hommes politiques ou certains porte-parole d'une classe ou d'une fraction de classe sociale qui combattaient la peine de mort pour sauver leur peau, en somme, eh bien, ni désintéressé ni intéressé en ce sens, le combat abolitionniste doit encore, selon moi, il ne peut pas ne pas être mû, motivé, justifié par un intérêt, mais par un autre intérêt, par une autre figure de l'intérêt qui reste à définir. Qu'est-ce que ça veut dire? Quel intérêt? Qu'est-ce ici qu'un intérêt? Ce qui s'appelle la vie, ce que j'appelle, ce qu'un« je» appelle la vie, je ne peux y croire et l'affirmer qu'à partir et audedans d'un« ma vie», même si cette croyance en« ma vie», le sens de « ma vie » passe originairement par le cœur de l'autre. Même si ma pulsion de vie, mon pouls de vie est d'abord confié au cœur de l'autre, et ne survivrait pas au cœur de l'autre. Par conséquent, ne peux faire passer, en général, avant même la question de la « peine de mort », je ne peux faire passer le vivant avant le mort que depuis l'affirmation et la préférence de ma vie, de mon présent vivant, là même où il reçoit sa vie du cœur de l'autre. Même celui qui se suicide doit se rendre à cette évidence. Mais cela ne suffit pas. Il faut encore passer de cette préférence originaire et générale de la vie par elle-même, pour elle-même, de cette préférence de soi du vivant à l'opposition à la peine de mort; il faut passer de cette opposition quasi tautologique de la vie à la mort à une opposition plus spécifique : non plus simplement à

l'opposition à la mort mais à l'opposition à la peine de mort. C'est qu'il appartient à la vie non pas nécessairement d'être immortelle mais de n'avoir un avenir, donc de la vie devant soi, de l' événement à venir que là où la mort, l'instant de la mort, n'est pas calculable, n'est pas l'objet d'une décision calculable. Là où l'anticipation de ma mort devient l'anticipation d'un instant calculable, il n'y a plus d'avenir, il n'y a donc plus d'événement à venir, rien à venir, plus d'autre, même plus le cœur de l'autre, etc. Si bien que là où« ma vie», fût-elle originairement accordée par le cœur de l'autre, est «ma vie», elle doit garder ce rapport à la venue de l'autre comme venue de l'à-venir dans l'ouverture de l'incalculable et de l'indécidable. Elle ne peut, « ma vie», et surtout ma vie en tant qu'elle tient au cœur de l'autre, s'affirmer et affirmer sa préférence que contre cela, et cela, ce n'est pas tant la mort que le calcul et la décision, la décidabilité calculable de ce qui y met fin. Au fond, dirais-je en raccourcissant peut-être à l'excès, ce contre quoi nous nous rebellons quand nous nous rebellons contre la peine de mort, ce n'est pas la mort, ni même le fait de tuer, de donner la mort, c'est contre la décision calculatrice, non pas tant le « tu mourras », phrase qui peut se référer à trois ou quatre morts, trois ou quatre modalités du mourir, trois ou quatre futurs prescriptifs ou descriptifs (1) tu mourras : au futur de la mort dite naturelle, je sais que tu finiras par mourir, 2) tu mourras : assassiné, je vais te tuer, ou 3) tu mourras de toimême par suicide, 4) tu mourras de la peine capitale), non pas même le «meurs» mais le quatrième «tu mourras», celui de la peine capitale, tu mourras tel jour, à telle heure, en ce lieu calculable, et sous le coup de plusieurs machines, dont la pire n'est peut-être ni la guillotine ni la seringue, mais l'horloge et l' anonymat de l'horlogerie. Ou du calendrier. L'insulte, l'injure, l'injustice fondamentale faite à la vie en moi, au principe de vie en moi, ce n'est pas la mort même, de ce point de vue, c'est plutôt l'interruption du principe d'indétermination, la fin imposée à l'ouverture de l'aléa incalculable qui fait qu'un vivant a rapport à ce qui vient, à l'à-venir, et donc à de l'autre comme événement, comme hôte, comme arrivant. Et la forme suprême du paradoxe, sa forme philosophique, c'est que ce à quoi met fin la possibilité

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de la peine de mort, ce n'est pas l'infinité de la vie ou l' immortalité, mais au contraire la finitude de« ma vie». C'est parce que rna vie est «finie» en un certain sens que je garde ce rapport d'incalculabilité et d'indécidabilité quant à l'instant de ma mort. C'est parce que ma vie est« finie» en un certain sens que je ne sais pas, et que je ne peux ni ne veux savoir quand je vais mourir. Seul un vivant comme être fini peut avoir un avenir, peut être exposé à un avenir, à un avenir incalculable et indécidable dont il ne dispose pas en maître et qui lui vient de l'autre, du cœur de l'autre. Si bien que quand je dis« ma vie», voire mon« présent vivant», ici, j'ai déjà nommé l'autre en moi, l'autre plus grand, plus jeune ou plus vieux que moi, l'autre de mon sexe ou non, l'autre qui ne rne laisse pas moins être moi pour autant, l'autre dont le cœur est plus intérieur à mon cœur que mon cœur même, ce qui fait que je protège mon cœur, je proteste au nom de mon cœur en me battant pour que le cœur de l'autre continue de battre- en moi avant moi, après moi voire sans moi. Où trouverais-je autrement la force et la pulsion et l'intérêt de me battre et de me débattre, de tout mon cœur, du battant de mon cœur, contre la peine de mort? Je ne puis le faire, moi, en tant que moi, que grâce à l'autre, par la grâce de l'autre cœur qui affirme en moi la vie, par la grâce de l'autre qui fait appel à la grâce ou fait appel de la condamnation, et d'un appel auquel il me faut répondre, et c'est ce qu'on appelle ici, avant même toute correspondance, la responsabilité. C'est mon intérêt même, l'intérêt de ma vie, du cœur de l'autre en moi qui me rend responsable et de l'autre et devant l'autre qui est devant moi avant moi. Même quand il est à côté de moi, ou tout contre moi, ou près de moi, il est d'abord devant moi avant moi en moi. Et comme je suis devant lui, ou elle, il ou elle est aussi derrière moi, invisiblement. Autrement dit, je suis investi: investi comme on l'est par une force plus grande que soi et qui vous occupe tout entier en vous pré-occupant, et investi comme on l'est d'une responsabilité. Dès lors, si paradoxal que cela paraisse, la peine de mort, comme seul exemple d'une mort dont l'instant est calculable par une machine, par des machines (non pas par quelqu'un, finalement, comme dans un meurtre, mais par toutes sortes de

machines : la loi, le code pénal, le tiers anonyme, le calendrier, l'horloge, la guillotine ou un autre dispositif), la machine de la peine de mort me prive de ma propre finitude, elle m'exonère, même, de mon expérience de la finitude. C'est à de la finitude que cette folie de la peine de mort prétend mettre fin 1 en mettant fin, de façon calculable, à de la vie. D'où la séduction qu'elle peut exercer sur des sujets fascinés, du côté du pouvoir condamnant mais aussi parfois du côté du condamné. Fascinés par le pouvoir et par le calcul, fascinés par la fin de la finitude, en somme, par cette fin de l'angoisse devant l'avenir que procure la machine à calculer. La décision calculante, en mettant fin à la vie, semble, paradoxalement, mettre fin à la finitude, elle affirme son pouvoir sur le temps, elle maîtrise l'avenir, elle protège contre l'irruption de l'autre. Elle semble en tout cas le faire, dis-je, elle semble seulement le faire, car ce calcul, cette maîtrise, cette décidabilité restent des phantasmes. Il serait sans doute possible de montrer que c'est même là l'origine du phantasme en général. Et peut-être de ce qu'on appelle la religion. Jamais, certes, une fin ne mettra fin à la finitude, car seul un être fini peut être condamné à mort, mais la finalité de cette fin comme damnation ou condamnation à mort, sa finalité paradoxale, c'est de produire l'illusion invincible, le phantasme de cette fin de la finitude, donc de l'autre versant d'une infinitisation. Et comme cette expérience est constitutive de la finitude, de la mortalité, comme ce phantasme est à l'œuvre en nous tout le temps, même en dehors de toute scène effective de verdict et de peine de mort, comme nous nous « racontons » tout le temps cette possibilité, et qu'une décision calculante au sujet de notre mort caresse le rêve d'une infinitisation et donc d'une survie infinie assurée par l'interruption même, comme nous ne pouvons pas ne pas nous jouer en permanence la scène du condamné à mort que nous sommes en puissance, eh bien, la fascination

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1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute, avant de reprendre depuis le début la phrase interrompue : « C'est ça la perversité infinie, proprement infinie et infinitisante, de la peine de mort. C'est cette folie- mettre fin à la finitude >>. (NdÉ)

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exercée par les phénomènes réels de peine de mort et d'exécution, cette fascination dont on pourrait donner tant d'exemples, elle tient à son effet de vérité ou de passage à l'acte : nous la voyons alors< comme> mise en scène effective, nous la projetons comme on projette un film ou comme on projette un projet, nous voyons en projection s'effectuer en acte ce dont nous rêvons tout le temps- ce dont nous rêvons, c'est-à-dire ce que d'une certaine façon nous désirons, à savoir nous donner la mort, et nous infini tiser en nous donnant la mort de façon calculable, calculée, décidable, et quand je dis « nous », cela signifie que dans ce rêve nous occupons, simultanément ou successivement toutes les places, celles d'un juge, des juges, du jury, du bourreau ou des exécutants, du condamné à mort, bien sûr, et la place des proches, aimés ou haïs, et celle des spectateurs voyeurs que nous sommes plus que jamais. Et c'est la force de cet effet de vérité phantasmatique qui probablement restera à jamais invincible, assurant ainsi à jamais, hélas, une double survie, et la survie de la peine de mort, et la survie de la protestation abolitionniste. C'est là un des lieux d'articulation avec la religion et avec la théologie, avec le théologico-politique. Car ce phantasme d'infinitisation au cœur de la finitude, d'une infinitisation de survie assurée par le calcul même et la décision coupante de la peine de mort, ce phantasme fait un avec Dieu, avec, si vous préférez, la croyance en Dieu, l'expérience de Dieu, la relation à Dieu, la foi ou la religion. Autre façon de dire que tant qu'il y aura« Dieu », croyance en Dieu, donc croyance tout court, il y aura de l'avenir et pour le partisan de la peine de mort et pour son contestataire abolitionniste: et pour l'agent de la peine de mort et pour le militant abolitionniste 1• Je reviens sur ce motif dans un instant. Dira-t-on, pour rendre compte, de façon formalisable, calculable, de cette terrifiante solidarité, que l'un et l'autre se rachètent, se suppléent ou s'indemnisent, se compensent, voire se récompensent

l'un l'autre? C'est peut-être le moment de relancer la question : Qu'est-ce qu'une indemnité? Et une damnation, une condamnation? Damnum, en latin, c'estle tort, le dommage, le préjudice, ce qui lèse, mais aussi, par là même, la perte ou l'amende ou la peine: donc le tort et ce qu'il faut payer pour réparer le tort, pour rémunérer, indemniser, racheter et damno, c'est condamner. Tout en me permettant encore de vous renvoyer, sur les questions de l'indemne, de l'indemnité, du sain et du sauf, à mon texte Foi et savoir, dans La Religion, je vous indiquerai aussi les pistes suivies par Benveniste, dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes. J'y sélectionnerai, du point de vue de l'intérêt qui nous intéresse ici, telles remarques dans l'article «Don et échange 1 ». Par exemple, à propos de l'institution germanique de la ghilde, et de Geld, l'argent, Benveniste note le fra-gildan qui signifie « rendre, restituer » et il insiste sur les phénomènes de fraternité comme communion alimentaire. rorigine de ces groupements économiques appelés ghildes, ce sont des fraternités liées par un intérêt commun, et les banquets, les convivia, les ghilda, sont des institutions germaniques caractéristiques au cours desquelles, en « acquittant » (guildan) un devoir de fraternité, on paie une redevance, on s'acquitte d'une dette, et la somme qu'on doit payer, c'est l'argent, Geld. Or à ce moment-là, Benveniste, réduisant une histoire« longue et complexe», rappelle que ce terme, Geld, était d'abord lié à une notion d'ordre personnel, à un« wergeld» signifiant le prix de l'homme (Wer: homme). Et c'est là le prix qu'on paie pour racheter un crime, c'est une rançon. Dans La Germanie (chapitre 21), Tacite écrit, évoquant en somme une sorte de crime et de dette collective, familiale et nationale qu'il nous faut verser au dossier généalogique de la filiation que nous tenons régulièrement ici:

1. Lors de la séance, Jacques Derrida ajoute : on ne change cette structure, c'est de ça qu'il est question dans ce séminaire. La tâche impossible de ce séminaire, c'est ça, c'est de rompre cette alliance, cette symétrie, entre l'abolitionnisme et l'ami-abolitionnisme là où finalement ils ont besoin l'un de l'autre >> . (NdÉ)

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On est tenu d'embrasser les inimitiés du père ou du proche aussi bien que ses amitiés; mais elles ne se prolongent pas implacablement; 1. Émile Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, p. 74 sq.

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même l'homicide peut se racheter par des têtes de bétail qui sont . 1 un avantage pour l a maison . Ce qui donne peut-être à penser, je le note mais Benveniste ne le dit pas, que le paiement par le sacrifice des bêtes peut à la fois interrompre le processus, la concaténation implacable des dettes héritées, de la culpabilité collective, familiale, filiale, tribale ou nationale. Benveniste en tout cas note, je le cite : Ce wergeld, « compensation de l'homicide par un certain paiement» équivaut au grec tisis [qui veut dire paiement, rémunération, châtiment, punition, vengeance, mais qui peut aussi vouloir dire don, présent rendu, restitué, donc restitution] c'est [conclut ~:nv:­ niste] un des anciens aspects du geld. Nous sommes donc ICI [dit toujours Benveniste], sur trois lignes de développement: l'une religieuse, sacrifice, paiement fait à la divinité; la seconde, écono_mique, fraternité des marchands; la troisième, juridique, rachat, paiement imposé à la suite d'un crime pour s'en racheter; en même temps, moyen de se réconcilier : une fois le crime passé et payé, une alliance s'établit et nous revenons à la notion de ghilde 2 • 1

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dérivations et associations que relève Benveniste. Mais il note que ces formes ont toutes un suffixe en n et que par ce lien formel on peut y rattacher aussi le latin dam -num (dap-nom). Et après un développement sur le potlatch et la rivalité de surenchère agonistique, souvent en liaison avec l'hospitalité, Benveniste note que si ces notions et termes archaïques tendent à s'effacer, il reste, à date historique, « damnum avec le sens dérivé de "dommage subi, ce qui est retranché d'une possession par force"». C'est. . . [... ] la dépense à laquelle on est condamné par les circonstances ou certaines conditions de justice. L:esprit paysan et le souci juridique des Romains ont transformé la notion ancienne, la dépense de faste n'est plus qu'une dépense en pure perte, ce qui constitue un préjudice. Damnare, c'est affecter quelqu'un de damnum, d'un retranchement opéré sur ses ressources; c'est de là que provient la notion juridique de damnare: « condamner» 1•

Ces fraternités auraient un sens à la fois de groupe de solidarité et de groupe de communauté alimentaire. Le groupe de cons~m­ mation devient association économique, utilitaire, commerCiale. Et là, Benveniste évoque une institution parallèle dans une autre société, à savoir le daps, le banquet, mot dont le réseau étymologique reconduit, hors du latin, au grec daptô qui signifie d'abord dévorer, consumer, consommer pour des bêtes féroces, mais qui donne dapna~, dépenser, dapanè, la dépense, l'argent dépens~, dapanéma, la dépense, l'argent dépensé (dapanéria, c'est la prodigalité), dapanéros: dépensier, prodigue (o? trou~e ces mots c~ez Platon et Aristote). Dans des langues, en Islandais, tafn veut dire « animal de sacrifice, nourriture sacrificielle », et en arménien, tawn signifie la fête. Je vous renvoie à ces pages pour toutes les

Évidemment, reste à dériver l'histoire de ce retranchement jusqu'à ce retranchement du capital ou de la tête qu'on appelle la peine capitale. Vous retrouveriez la même logique et le même système d'interprétation dans l'article « Le sacrifice » dans le deuxième tome du Vocabulaire des institutions indo-européennes 2, où Benveniste s'attache à cette notion de « dépense » dont il note qu'elle n'est pas une « notion simple 3 ». Il s'agit pour Benveniste, étant donné le rapport de forme si manifeste entre dapanè et damnum, de voir sur quel « rapport de sens on peut le fonder ». Damnum, c'est la dépense, comme l'attestent par exemple des textes de Plaute, cités par Benveniste qui conclut que damnare signifie« contraindre à la dépense», une dépense considérée comme un« sacrifice d'argent». Et Benveniste conclut : « Voilà l'origine du sens de damnum comme "dommage" : c'est proprement de l'argent donné sans contrepartie. I.:amende est bien de l'argent donné pour rien. Damnare n'est pas

1. Tacite, La Germanie, cité dans É. Benveniste, Vocabulaire des institutions . indo-européennes, t. I, op. cit., p. 74. 2. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. ctt., p. 74.

1. Ibid., p. 77. 2. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Minuit, 1969, p. 226 sq. 3. Ibid., p. 228.

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d'abord condamner en général, mais obliger quelqu'un à une dépense pour rien 1 ». Et c'est ainsi que Benveniste associe dans la même structure sacrificielle (la fête rituelle du sacrifice) le religieux, le juridique et l'économique. Qu'on le suive ou non dans le moment où il interprète des données ou des archives philologico-sémantico-institutionnelles, on doit remarquer que le« pour rien », l'excès de la dépense contrainte qui à la fois rembourse une dette, paie ou récompense, rembourse et, ce faisant, paie plus qu'il n'est dû, dépense pour rien, cet excès ou cet écart marque bien la double loi de l'homogénéité, ou de la proportionnalité entre le dommage et le paiement, d'une part, mais aussi l'hétérogénéité, l'incommensurabilité de la peine et de la condamnation, d'autre part. Le condamné ou le damné paie ce qu'il doit mais fait aussi tout autre chose et donc infiniment plus que cela, plus et autre chose que s'acquitter d'une dette calculable. Il y a économie et anéconomie, à moins que ce ne soit remboursement (indemnisation) et intérêt comme plus-value incalculable du capital. Et nous pouvons nous demander où situer ici la peine capitale dans cette double logique ou ce double sens de l'intérêt. C'est dans cette zone qu'entre le capital de la peine capitale, voire de la décapitation et le capital du capitalisme, de la capitalisation, les rapports sont à la fois nécessaires et troubles, troublants, faisant tourner la tête jusqu'au vertige. Le vertige s'empare de la pulsion calculatrice quand le capital ou l'intérêt du capital n'est plus calculable et virtuellement s'infini tise, quand la mort sans retour fait partie du marché là où elle ne peut pas faire partie du marché, là où elle devrait rester incalculable. Tout à l'heure je suggérais que c'était là un des lieux d'articulation avec la religion et avec la théologie, avec le théologico-politique : phantasme d'infinitisation au cœur de la finitude, d'une infinitisation de survie assurée par le calcul même et la décision coupante de la peine de mort, phantasme qui fait un avec Dieu, avec, si vous préférez, la croyance en Dieu, l'expérience de Dieu, la relation à Dieu, la foi ou la religion. J'ajoutais peut-être au-

dacieusement ou imprudemment que tant qu'il y aura« Dieu», croyance en Dieu, donc croyance tout court, il y aura de l'avenir et pour le partisan de la peine de mort et pour son contestataire abolitionniste: et pour l'agent de la peine de mort et pour le militant abolitionniste. Ce qui voudrait dire que les deux interprétations apparemment opposées, selon lesquelles d'une part (thèse typiquement camusienne), la peine de mort est une chose essentiellement religieuse, et, en Europe, chrétienne, c'est-à-dire incapable de survivre longtemps dans une société athée ou comme on dit si vite et superficiellement, «sécularisée», et, d'autre part (thème typiquement hugolien), l'abolition de la peine de mort est une leçon à tirer d'un authentique christianisme évangélique et de la mort de Jésus sur la croix, ces deux thèses sont peut-être obscurément plus indissociables et complémentaires et alliées qu'il n'y paraît, laissant alors peu de chance à une autre voie, celle que précisément nous cherchons ici. Avant de nous approcher des pages de Camus qui lient l'histoire de la peine de mort à la religion, et notamment à celle de l'Église catholique, et de tenir compte de certains plis ou de certaines complications de cette thèse, je voudrais reconstituer certaines de ses prémisses au siècle des Lumières, et plus précisément chez Beccaria. Le traitement de la dimension religieuse, et surtout chrétienne, est d'une redoutable complexité chez Beccaria. Dès le début de son livre, l'accusation contre les prêtres et l'Église, accusation lancée au nom des Lumières du siècle, se laisse aussi interpréter comme la dénonciation non de Dieu ni même des Évangiles, mais < comme > celle de ceux, les prêtres, l'Église, qui ont « souillé », c'est le mot de Beccaria, l'objet même de leur foi. Par exemple dans le chapitre v, intitulé « Obscurité des lois », Beccaria commence par s'en prendre et à l'interprétation des lois, dont il dit que c'est un « mal » (« l'interprétation des lois est un mal 1 »,dit-il), et surtout, dans un geste d'émancipation critique et politique devenu courant à l'époque, il s'en prend à l'élite minoritaire des prêtres et interprètes autorisés, des interprêtres,

1. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, t. II, op. cit., 1. C. Beccaria, Des déLits et des peines, op. cit., p. 70.

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pourrait-on dire, qui abusent de l'ignorance ou de l'inculture du peuple et captent, interceptent, monopolisent, capitalisent le pouvoir. Le mal vient du fait que les lois sont écrites dans un langage étranger au peuple (France, latin, français, etc., problème encore actuel) et donc restent dans la dépendance d'un petit nombre d'hommes, sans que le peuple puisse « juger de lui-même ce qu'il adviendra de sa liberté et de celle des autres ». D'où le projet d'écrire le droit dans une langue familière qui, dit Beccaria, « donne à ce livre solennel et public un caractère pour ainsi dire privé et domestique ». Projet d'appropriation de la loi, donc, de la langue du droit comme émancipation démocratique, comme démocratisation : Quelle opinion peut-on avoir des hommes si l'on réfléchit que c'est là, cependant, l'abus invétéré d'une grande partie de l'Europe cultivée et éclairée! Plus il y aura de gens qui comprendront le code sacré des lois et qui l'auront entre les mains, moins il se commettra de crimes, car il n'est pas douteux que l'ignorance et l'incertitude des châtiments viennent en aide à l'éloquence des passions 1• Logique complexe, retorse, car d'un côté elle va lier le progrès à une sécularisation démocratisante, à l'accès de tous ou du plus grand nombre aux textes et à l'intelligence des lois, mais de lois qui pourtant restent « sacrées » (Beccaria parle du « code sacré des 2 lois »). Pour cette émancipation progressiste, il faudra non seulement favoriser l'écrit, c'est-à-dire le caractère public du discours des lois qui représentera alors la volonté générale et non les intérêts particuliers d'une classe, de prêtres ou d'interprètes (« Il résulte de ces·dernières réflexions que, sans textes écrits, une société ne prendra jamais une forme de gouvernement fixe, où la force réside dans le tout et non dans les parties, et où les lois, ne pouvant être modifiées que par la volonté générale, ne se corrompent pas en passant par la foule des intérêts privés 3 »),mais pour cette même raison, il faudra saluer l'imprimerie qui aura joué un 1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 70. 2. Ibid., loc. cit. 3. Ibid., p. 70-71.

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rôle décisif, par la reproduction, la publication et la diffusion des rextes, dans cette démocratisation. Néanmoins, cette imprimerie (qui aura au fond indir~c~ement favorisé, le mouve~ent :bo~i­ tionniste, comme les med1as et la TV et 1Internet auJourd hUI), cette invention de l'imprimerie aura servi l'universalisation et la démocratisation des textes de lois, mais, d'où la complication, de rextes de lois que, pour une seconde fois, et régulièrement, Beccaria appelle « sacrés » et non profanes ou séculaires. Autrement dit, le mouvement de sécularisation ou de désacralisation restera au service d'une authentique sacralité de la loi. (Même mouvement chez Rousseau, nous l'avions vérifié au sujet du contrat social et de l'idée de souveraineté - non fortuitement.) Et cette équivoque signe route la démonstration qui forme la charpente de ce livre, jusqu'à finalement opposer non pas la raison des Lumières à la foi ou à la religion, mais une mauvaise appropriation ou une corruption des textes sacrés par des prêtres ou une Église coupables, opposés à ce que devraient être la « vérité évangélique >~ et le « Dieu ~e miséricorde » 1• J'en prends à témoin la concluswn de ce chapme V sur l'« Obscurité des lois ». (Lire Beccaria, p. 71-72) On voit par là toute l'utilité de l'imprimerie, qui remet au public, et non plus à quelques-uns, le dépôt sacré des lois; on voit combien elle a contribué à dissiper l'esprit ténébreux de cabale et d'intrigue qui disparaît devant les lumières et les sciences, méprisées en apparence et redoutées en réalité par ceux qu'anime cet esprit. Voilà pourquoi nous voyons diminuer en Europe l'atrocité des crimes qui faisait trembler nos ancêtres, lesquels devenaient les uns pour les autres des tyrans et des esclaves. Si l'on connaît l'hi~­ toire des deux ou trois derniers siècles et la nôtre, on pourra voir comment, du sein du luxe et de la mollesse, naquirent les plus douces vertus, l'humanité, la bienfaisance, la tolérance envers les erreurs humaines. On verra les effets de ce qu'on appelle à tort la simplicité et la bonne foi antiques: les peuples gémissant sous une implacable superstition, la cupidité et l'ambition de quelques-uns teignant de sang humain les coffres remplis d'or et le palais des rois, les trahisons secrètes et les massacres publics, les nobles tyran1. Ibid., p. 71-72.

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nisant la plèbe, les ministres de la vérité évangélique souillant de sang leurs mains qui chaque jour touchaient le Dieu de miséricorde- voilà ce dont on ne saurait accuser notre siècle de lumières, que d'aucuns appellent corrompu 1• Cette logique conduit à ou se déduit d'une dissociation entre la justice humaine et la justice divine, et en vérité à ce qu'on peut appeler un humanisme du droit. La définition de la justice par Beccaria ne prend pas seulement en compte la force et l'intérêt, mais elle se donne comme de source humaine, se distinguant radicalement de la justice divine, totalement exclue, par principe, du livre Des délits et des peines. Cette exclusion de la justice divine ne signifie pas que Beccaria ne croit pas en la justice divine; simplement elle est d'un autre ordre, inaccessible aux hommes et il faut la mettre comme entre parenthèses par principe de méthode en quelque sorte. Par principe de méthode mais aussi par respect pour la justice divine, pour sa toute-puissance mais aussi, et par là même, pour sa structure, à savoir que dans le cas unique de Dieu ou de l'Être parfait, infini, c'est le même être qui se donne le droit d'être à la fois législateur et juge, ce qui doit être exclu par principe dans un droit humain, un droit humain toujours défini par l'intérêt et l'utilité commune. C'est d'ailleurs du point de vue de l'intérêt et de l'utilité commune que Beccaria définira ce qui mesure les peines et il appellera cela le « dommage » causé à la société. (Lire Beccaria, p. 64-65, puis p. 76-77) Il faut observer que les notions de droit et de force ne sont point contradictoires, mais que la première est plutôt une modification de la seconde, modification la plus utile au grand nombre. Et, par justice, je n'entends rien d'autre que le lien nécessaire pour maintenir l'union des intérêts particuliers, lesquels sans lui retomberaient dans l'ancien isolement social; toutes les peines qui outrepassent la nécessité de conserver ce lien sont injustes par nature. Il faut se garder d'attacher à ce mot de justice l'idée de quelque chose de réel comme une force physique ou un être vivant; c'est une simple conception des hommes, mais qui exerce une influence immense sur 1. C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., p. 71-72.

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le bonheur de chacun. Et surtout je ne parle pas ici de cette autre justice qui émane de Dieu et qui a ses rapports particuliers et immédiats avec les peines et récompenses de la vie future 1• Certains enfin ont pensé que la mesure des délits devait tenir compte de la gravité du péché. La fausseté de cette opinion sautera aux yeux pour peu qu'on examine impartialement les rapports des hommes entre eux et des hommes avec Dieu. Les premiers sont des rapports d'égalité : seule la nécessité a fait naître du choc des passions et des oppositions d'intérêts l'idée de l'utilité commune, qui est la base de la justice humaine; les seconds sont des rapports de dépendance à l'égard d'un Être parfait et créateur qui s'est réservé à Lui seul le droit d'être en même temps législateur et juge, parce que Lui seul peut l'être sans inconvénient. S'Il a institué des peines éternelles pour celui qui désobéit à sa toute-puissance, quel est l'insecte qui osera suppléer à la justice divine et voudra venger l'Être qui se suffit à lui-même, qui ne peut recevoir des objets aucune impression de plaisir ou de douleur et qui, seul entre tous les êtres, agit sans craindre de réaction? La gravité du péché dépend de l'insondable malice du cœur, et les êtres finis ne peuvent la connaître sans l'aide de la révélation. Comment donc la prendra-t-on pour norme afin de punir les délits? Les hommes risqueraient dans ce cas de punir quand Dieu pardonne et de pardonner quand Dieu punit. Si les hommes peuvent être en contradiction avec le Tout-Puissant lorsqu'ils l'offensent, ils peuvent y être aussi lorsqu'ils punissent. § VIII Division des délits. Nous avons vu que la vraie mesure des peines est le dommage causé à la société 2 • Et au chapitre XXXIX, Beccaria précisera encore pour distinguer entre délit et péché, entre délit de l'homme naturel et non péché de l'homme corrompu : Je ne parle ici que des délits qui sont le fait de l'homme naturel et qui violent le pacte social, et non pas des péchés, dont la punition, même temporelle, doit s'inspirer d'autres principes que ceux de la simple philosophie 3• 1. Ibid., p. 64-65 . 2. Ibid., p. 76-77. 3. Ibid., p. 166.

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Nous nous approcherons plus tard des passages directement consacrés à la peine de mort et qui seront critiqués par Kant, dont vous imaginez déjà les objections qu'il pouvait faire à cette conception utilitaire du droit. Ce que je me contente de souligner ici, c'est le fond sur lequel s'enlève ce premier discours abolitionniste comme discours proprement juridique, philosophico-juridique. Ce fond, ce n'est pas un fond athée ou anti-religieux, ni même parfaitement sécularisé, mais un fond de conventionnalisme et d'utilitarisme humaniste depuis lequel on distingue et isole la spécificité d'une justice humaine. Et ce fond est celui sur lequel s'enlèvent, moins de deux siècles plus tard, les Réflexions sur la guillotine de Camus (1957). Il y aurait mille manières d'aborder ce texte, que je vous demande encore de lire car je ne pourrai qu'y prélever quelques fils. D'abord, pour enchaîner avec ce que je disais de la différence entre la peine de mort et l'autre mort quant au temps, quant à une certaine indécidabilité de l'instant de ma mort que l'exécution interrompt d'un calcul tranchant, il se trouve que Camus a telle remarque sur ce qui rendrait, selon lui, la culture grecque de la peine de mort, la ciguë en tout cas, celle de Socrate par laquelle nous avions commencé, plus « humaine », et je souligne « humaine ». La ciguë serait plus humaine parce que l'instant de la mort est presque choisi par le condamné et parce que ce choix du moment, cette liberté relative laissée au condamné, c'est comme si elle lui laissait le choix entre le suicide et l'exécution. Et Camus fait alors l'hypothèse de ce que serait vraiment la justice d'une peine de mort, hors de la Grèce, c'est-à-dire dans un monde abrahamique, ce que serait la·justice d'une peine de mort qui voudrait retrouver l'équivalence, la stricte équivalence entre deux dommages, en somme, entre le tort, le dommage causé et le dommage payé en rétribution, entre le dommage du crime et le dommage de la condamnation, entre le crime et la peine. Eh bien, la peine de mort ne serait juste et « équivalente » que dans le cas où le criminel aurait prévenu sa victime longtemps à l'avance, lui aurait fait attendre sa mort pour tel jour, telle heure, dans telles conditions. Ce qui, note Camus, avec peut-être quelque témérité, n'arrive jamais: (lire Camus, Réflexions, p. 1041) 360

Dixième séance. Le 15 mars 2000

Ce jour achève sa condition d'objet. Pendant les trois quarts d'heure qui le séparent du supplice, la certitude d'une mort impuissante écrase tout; la bête liée et soumise connaît un enfer qui fait paraître dérisoire celui dont on le menace. Les Grecs étaient, après tout, plus humains avec leur ciguë. Ils laissaient à leurs condamnés une relative liberté, la possibilité de retarder ou de précipiter l'heure de leur propre mort. Ils leur donnaient à choisir entre le suicide et l'exécution. Nous, pour plus de sûreté, nous faisons justice nousmêmes. Mais il ne pourrait y avoir vraiment justice que si le condamné, après avoir fait connaître sa décision des mois à l'avance, était entré chez sa victime, l'avait liée solidement, informée qu'elle serait suppliciée dans une heure et avait enfin rempli cette heure à dresser l'appareil de la mort. Quel criminel a jamais réduit sa victime à une condition si désespérée et si impuissante 1 ? Je vous laisse lire la suite pour en venir aux conclusions de ces Réflexions. Elles paraissent assez simples à la fois da~s la visée qu'elles proposent pour l'avenir et dans le compromis que, en 1957, elles proposent pour le présent. La visée, l'espoir, c'est pour l'Europe que Camus les formule, l'Europe unie qui est déjà en marche, une Europe dont Camus sait qu'elle est plus chrétienne que grecque : « Dans l'Europe unie de demain, dit-il, à cause de ce que je viens de dire, l'abolition solennelle de la peine de mort devrait être le premier article du Code européen que nous espérons tous 2 ». Mais en attendant, en 1957, Camus recommande un compromis qui concernera non le principe de la peine de ~or~ mais les conditions cruelles, encore trop cruelles de son apphcanon. Il recommande donc, en attendant et en vérité pour faire attendre, pour aider le condamné à attendre la mort, une anesthésie ou une euthanasie. Je choisis et souligne à dessein ces deux mots grecs (anesthésie, euthanasie) car si j'ai fait allusion à l'instant à cet éloge camusien de la peine de mort grecque qui donne le temps au condamné, lui donnant comme la liberté de décider du temps et ainsi de se donner la mort plutôt que de la recevoir, c'est en somme 1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1041. 2. Ibid., p. 1061. 361

Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

parce que dans la toute dernière conclusion de ces Réflexions, le compromis, vous allez l'entendre, c'est le mot de Camus, est une sorte de retour du christianisme à la Grèce, un retour à une peine de mort adoucie, non cruelle, qui laisserait au prisonnier la liberté de se faire passer lui-même, doucement, insensiblement, de la vie à la mort, comme de la veille au sommeil. On laisserait cet anesthésique absolu à portée de main du condamné. (Lire Réflexions, p. 1063-1064) Et si vraiment l'opinion publique et ses représentants ne peuvent renoncer à cette loi d_e paresse qui se borne à éliminer ce qu'elle ne sait amender, que, du moins, en attendant un jour de renaissance et de vérité, nous n'en fassions pas cet « abattoir solennel » qui souille notre société. La peine de mort, telle qu'elle est appliquée, et si rarement qu'elle le soit, est une dégoûtante boucherie, un outrage infligé à la personne et au corps de l'homme. Cette détroncation, cette tête vivante et déracinée, ces longs jets de sang, datent d'une époque barbare qui croyait impressionner le peuple par des spectacles avilissants. Aujourd'hui où cette ignoble mort est administrée à la sauvette, quel est le sens de ce supplice? La vérité est qu'à l'âge nucléaire nous tuons comme à l'âge du peson. Et il n'est pas un homme de sensibilité normale qui, à la seule idée de cette grosse chirurgie, n'en vienne à la nausée. Si l'État français est incapable de triompher de lui-même, sur ce point, et d' apporter à l'Europe un des remèdes dont elle a besoin, qu'il réforme pour commencer le mode d'administration de la peine capitale. La science qui sert à tant tuer pourrait au moins servir à tuer décemment. Un anesthésique qui ferait passer le condamné du sommeil 1 à la mort, qui resterait à sa portée pendant un jour au moins pour qu'il en use'librement, et qui lui serait administré, sous une autre forme, dans le cas de volonté mauvaise ou défaillante, assurerait l'élimination, si l'on y tient, mais apporterait un peu de décence là où il n'y a, aujourd'hui, qu'une sordide et obscène exhibition. J'indique ces compromis dans la mesure où il faut parfois désespérer de voir la sagesse et la vraie civilisation s'imposer aux responsables de notre avenir. Pour certains hommes, plus nombreux 1. Lors de la séance, Jacques Derrida interrompt sa lecture pour ajouter : «C'est l'injection létale finalement, où il y a anesthésique et puis . .. ». (NdÉ) 362

Dixième séance. Le 15 mars 2000

qu'on ne croit, savoir ce qu'est réellement la peine de mort et ne pouvoir empêcher qu'elle s'applique, est physiquement insupportable. À leur manière, ils subissent aussi cette peine, et sans aucune justice. Qu'on allège au moins le poids des sales images qui pèsent sur eux, la société n'y perdra rien. Mais cela même, à la fin, sera insuffisant. Ni dans le cœur des individus ni dans les mœurs des sociétés, il n'y aura de paix durable tant que la mort ne sera pas mise hors la loi 1• La prochaine fois, nous pourrions nous demander que penser de cet anesthésique absolu, si on peut dire (la mort comme glissement insensible vers le sommeil) et puis nous analyserons de plus près la structure en somme assez complex~ et problémat~~ue de l'argumentaire de Camus quant à une peme de m_?rt hee non seulement à la religion, au christianisme, mais à l'Eglise catholique, et qui ne devrait pas survivre dans une société, ce sont ses mots, « désacralisée». Autre façon de revenir à la récente déclaration du Saint-Père et au vertige de la damnation éternelle. Comme le Saint-Père n'a ni condamné la peine de mort ni demandé pardon pour ce qui est plus qu'un péché par omission, si c'est encore un p~ché, on ~eut se demander combien de temps la peine de mort survtvra au SamtPère dans l'Église catholique et dans le christianisme en général, et comment mesurer le temps de l'agonie du Fils.

1. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1063-1064.

Onzième séance Le 22 mars 2000

Comment sur-vivre? Comment entendre, de façon assez sûre, le « sur» de survivre? Qu'est-ce qu'une sur-vie? Et « La peine de mort comme théâtre de la vie 1 »), disons aussi théâtre de la sur-v1e. « Épouser », « épouser au prix de la vie ». C'est une citation : « épouser au prix de la vie ».Je la dramatise, cette citation, je la théâtralise un peu en l'arrachant à sa page : « épouser au prix de la vie ». Tout à l'heure, je vous dirai d'où elle vient et de quel corps, du corps de quelle phrase je l'en extrais violemment, ou théâtralement, pour vous la donner à voir et à entendre : « Épouser au prix de la vie ». Vous verrez, quand je citerai à comparaître, sur scène, le corps de cette phrase en entier, et le paragraphe auquel elle appartient, vous verrez qu'il y va d'un serment, d'un «beau serment», d'une foi jurée, donc, qu'il y va aussi de la religion, de la circoncision et même de la décirconcision. Le texte à comparaître dit en effet« se décirconcire ». «Se faire épouser au prix de la vie. » Je vous laisse rêver sur ce morceau de phrase plus ou moins douloureusement volé à son corps intégral et je passe à une série de questions que vous pourriez, à votre gré, y relier ou en délier. D'ailleurs - avant d'y venir, à ces questions, comme cette

1. Jacques Derrida se réfère au titre de l'exposé sur Burke et Schiller qu'un étudiant devait présenter à la fin de cette séance. (NdÉ)

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Séminaire La peine de mort 1 (1999-2000)

Onzième séance. Le 22 mars 2000

phrase parle aussi de prix et de prix de la vie, outre toutes les autres questions qu'on pourrait libérer sur un « prix de la vie» ou sur ce que vaut une vie, sur ce qui vaut la peine de vivre, sur ce qui coûte ou ce que coûte, sur la vie qui, comme on dit parfois, «n'a pas de prix », mais aussi sur ce qui vaut plus que la vie, sur la plusvalue de la vie, sur le « sur-vivre» qui serait outre-vie, plus que la vie dans la vie, je confirme que, là comme partout, il y va une fois de plus, une fois pour toutes, d'intérêt, de cet intérêt dont nous parlons depuis l'ouverture du séminaire, et donc de prix, de plusvalue et de sans-prix, et je rappelle ainsi que Kant, justement, quand il s'oppose à Beccaria et à la logique abolitionniste qui se faisait jour en son temps, en ce temps des Lumières qui fut aussi son temps, Kant dit toujours que l'impératif catégorique, comme la dignité humaine {Würde), est sans prix, et donc non négociable par un calcul d'intérêt quelconque; et il dit justement la même chose au sujet de la peine de mort, et de la justice qui commande impérativement de condamner à mort sans considération de bénéfice, sans calcul d'intérêt, sans finalité sociale ou politique, sans souci d'exemplarité ou de dissuasion, sans calcul phénoménal, sans évaluation de prix et de coût. Par là, il entend disqualifier d'avance les deux adversaires, les deux parties en cause, et ceux qui sont pour la peine de mort sous prétexte qu'elle serait utile à la société, à sa sécurité, à sa paix, etc., et les abolitionnistes qui contestent ce calcul, qui nient que la cruauté de la peine de mort serve d'exemple et soit d'une quelconque utilité dissuasive. Tout cela, dit Kant, soumet, des deux côtés en somme, le principe de justice à un calcul d'intérêt et donc à l'évaluation d'un prix. Or la justice doit r:ester non pas hors de prix, mais sans prix, transcendante par rapport à toute opération calculante, à tout intérêt, voire au prix de la vie. Elle est au-dessus de la vie, la justice, audelà de la vie ou de la pulsion de vie, dans un sur-vivre dont il reste à interpréter le sur, la transcendance du « sur », si c'est une transcendance. Je vais lire et commenter successivement deux passages de Kant qui précèdent immédiatement sa réfutation de Beccaria, que nous ne lirons pour elle-même que l'an prochain. I.:argumentation développée dans ces deux passages nous permettra, je l'espère,

d'éclairer la conclusion selon laquelle, je cite, « la justice cesse d'être une justice, dès qu'elle se donne pour un quelconque prix

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(denn die Gerechtigkeit hort aufeine zu sein, wenn sie sich for irgend einen Preis weggiebt) ».(Lire et commenter Kant, p. 216-217, puis 214-215) Si le criminel a commis un meurtre, il doit mourir. Il n'existe ici aucune commutation de peine < Surrogat > qui puisse satisfaire la justice. Il n'y a aucune commune mesure entre une vie, si pénible qu'elle puisse être, et la mort, et par conséquent aucune égalité du crime et de la réparation, si ce n'est par l'exécution légale du coupable, sous la condition que la mort soit délivrée de tout mauvais traitement qui pourrait avilir l'humanité dans la personne du patient. - Même si la société civile devait se dissoudre avec le consentement de tous ses membres (si, par exemple, un peuple habitant une île décidait de se séparer et de se disperser dans le monde tout entier) le dernier meurtrier se trouvant en prison devrait préalablement être exécuté, afin que chacun éprouve la valeur de ses actes, et que le sang versé ne retombe point sur le peuple qui n'aurait point voulu ce châtiment, car il pourrait être considéré alors comme complice de cette violation de la justice publique. Cette égalité des peines, qui n'est possible que par la condamnation à mort par le juge suivant la stricte loi du talion, se manifeste en ceci, que c'est seulement par là que le jugement capital est prononcé par rapport à tous d'une manière proportionnée à la méchanceté intérieure du criminel (même dans le cas où il ne s'agirait pas d'un meurtre, mais de tout autre crime d'État que seule l~ mort pourrait effacer).- Supposez que dans la dernière révolte d'Ecosse, comme plusieurs participants à celle-ci (tels Balmerino et d'autres) ne croyaient en se soulevant que remplir leur devoir envers la maison des Stuarts, tandis que d'autres en revanche n'agissaient que d'après des considérations personnelles, le tribunal suprême ait prononcé ainsi son jugement : chacun aurait la liberté de choisir entre la mort et les travaux forcés- j'affirme que l'homme d'honneur eût préféré la mort et la fripouille les mines; ainsi va la nature de l'esprit humain. C'est que le premier connaît quelque chose qu'il estime encore plus que la vie elle-même, je veux dire l'honneur, tandis que le second tiendra toujours comme préférable à 367

Séminaire La peine de mort I (1999-2000)

l'inexistence une vie couverte de honte (animan praejèrre pudori. Juvenal). Or le premier est sans conteste moins punissable que le second, et ils sont punis, par la mort qu'on leur inflige à tous, de manière tout à fait proportionnée : le premier plus doucement si l'on considère sa manière de sentir et le second plus durement d'après la sienne; tout au contraire, si on les condamnait l'un et l'autre aux travaux forcés à perpétuité, le premier serait puni trop sévèrement et le second trop doucement, eu égard à sa bassesse. La mort est donc, dans le cas même où il s'agit de décider au sujet d'un certain nombre de criminels unis dans un complot, le meilleur niveau que puisse appliquer la justice publique 1• La peine juridique (poena forensis), qui est distincte de la peine naturelle (poena naturalis), par laquelle le vice se punit lui-même et à laquelle le législateur n'a point égard, ne peut jamais être< considérée > simplement comme un moyen de réaliser un autre bien, soit pour le criminel lui-même, soit pour la société civile, mais doit uniquement lui être infligée, pour la seule raison qu'il a commis un crime; en effet l'homme ne peut jamais être traité simplement comme un moyen pour les fins d'autrui et être confondu avec les objets du droit réel; c'est contre quoi il est protégé par sa personnalité innée, bien qu'il puisse être condamné à perdre la personnalité civile. Il doit préalablement être trouvé punissable, avant que l'on songe à retirer de cette punition quelque utilité pour lui-même ou ses concitoyens. La loi pénale est un impératif catégorique, et malheur à celui qui se glisse dans les anneaux serpentins de l' eudémonisme pour trouver quelque chose qui, par l'avantage qu'il promet, le délivrerait de la peine ou l'atténuerait, d'après la sentence pharisienne : « Mieux vaut la mort d'un homme que la corruption de tout ~n peuple »; car si la justice disparaît, c'est chose sans valeur que le fait que des hommes vivent sur la terre. - Que doit-on penser du dessein suivant: conserver la vie à un criminel condamné à mort, s'il acceptait que l'on pratique sur lui de dangereuses expériences et se trouvait assez heureux pour en sortir sain et sauf, de telle sorte que les médecins acquièrent, ce faisant, un nouvel enseignement, précieux pour la chose publique? C'est avec mépris qu'un tribunal repousserait le collège médical qui ferait une 1. 1. Kant, «Doctrine du droit>>, Métaphysique des mœurs, op. cit., p. 216217. Dans la citation, les chevrons (< >) sont de l'édition de Kant. (NdÉ)

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telle proposition; car la justice cesse d'être une justice, dès qu'elle . 1 se donne pour un que1conque pnx .

Exécution légale du coupable, disait donc Kant, mort délivrée de tout mauvais traitement (von aller Misshandlung) qui pourrait avilir l'humanité dans la personne du patient (die Menschheit in der leidenden Person zum Scheusal machen konnte), de tout mauvais traitement qui pourrait transformer le condamné souffrant, la personne souffrante en objet d'horreur ou en monstruosité théâtrale. (Remarquez que les conditions imposées ou rappelées, les normes prescrites par Kant à la condamnation, à ses motivations et à son exécution, pourraient bien rendre en fait impossibles, à jamais impraticables et la condamnation à mort et surtout son exécution. En ce sens, ce partisan absolument rigoureux et intraitable et inflexible de la peine de mort qu'est Kant serait en fait un abolitionniste de fait. Il est de jure pour la peine de mort et de facto contre elle, relançant par là même toute la question sur cette opposition du fait au droit. C'est là un paradoxe que nous explorerons plus tard. Car comment faire que le calcul d'intérêt ne se glisse jamais dans une condamnation à mort? et surtout, comment faire pour éviter la souffrance et le spectacle de la souffrance dans l'exécution, la plus discrète ou la plus anesthésique soit-elle?) D'où, de nouveau, la question de l'anesthésie, que, après cette première incursion sur un certain théâtre du « prix de la vie », et donc de la « sur-vie », nous devons aborder encore, en laissant attendre encore un peu, de sang-froid, le supplément d'enquête appelé par ce qu'il faudrait, donc,« épouser au prix de la vie». Peut-on désirer, ce qui s'appelle désirer, une anesthésie? Et désirer devenir insensible? Cette question pourrait se confondre avec celle du suicide, mais n'allons pas trop vite. Elle pourrait aussi, en langage kantien, nommer le désir, quasiment sublime, 1. Ibid., p. 214-215 .

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d'échapper au règne de la sensibilité ou de l'imagination, à l'espace et au temps, c'est-à-dire au règne de la phénoménalité, c'està-dire du pathologique, de l'affect, de la réceptivité, c'est-à-dire de l'empirique. Une certaine insensibilité, une certaine anesthésie serait ainsi la condition de l'accès à une justice pure, intelligible et transphénoménale, sur-vivant au-delà de la vie. Qu'est-ce qu'un anesthésique au regard de la mort promise? Bien sûr, le bon sens et l'expérience nous l'enseignent, nous avons parfois, et parfois de façon absolument urgente, douloureuse, besoin d'anesthésique, et nous y recourons. Mais peut-on désirer, ce qui s'appelle désirer un anesthésique, et à cet égard, ce qu'on appelle la mort, est-ce une souffrance parmi d'autres, un exemple de douleur appelant un antalgique ou bien tout autre chose, au regard de quoi la question de l'antalgique ou de l'anesthésie devrait être revue de fond en comble? La dernière fois, et au dernier moment, nous nous apprêtions à n?us demander que penser de tel anesthésique absolu, si on peut d1re, la mort comme glissement insensible vers le sommeil ou plus précisément, comme disait Camus en 1957 dans sa proposition de « compromis » provisoire avec la peine de mort, « un anesthésique qui ferait passer le condamné du sommeil à la mort, un anesthésique qui resterait à sa portée pendant un jour au moins pour qu'il en use librement» - «librement», dit bien Camus, comme si le condamné avait à choisir le moment ultime de la mort, comme si on lui laissait la liberté de mimer le suicide, en quelque sorte, la liberté de se donner l'illusion qu'il était maître de sa mort, maître, en poète, de transfigurer son exécution en suicide; et Camus esf celui qui a écrit, au début du Mythe de Sisyphe, en 1942 (pas n'importe quelle date) : «il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, le suicide 1 », le suicide, donc la possibilité de se donner la mort en s'élevant au-dessus de la vie par un sur-vivre qui n'appartiendrait plus à la vie, en cessant d~ faire de la vie, de « ma vie », de la 2 « ma vie », le prix absolu, le sans-prix, le hors-de-prix au-dessus de quoi rien ne vaut, pas 1. A. Camus, Le Mythe de Sisyphe, dans Essais, op. cit. , p. 99. 2. Tel dans le tapuscrit (et aussi infra, p. 381). (NdÉ) 370

Onzième séance. Le 22 mars 2000

même un sur-vivre, question à laquelle Montaigne, dont je reviens et vers lequel je reviendrai, répondait déjà de façon fort résolue en disant que la mort étant toujours la mort, qu'on se la donne ou qu'on la reçoive, mieux vaut encore se la donner: Tout revient à un, que l'homme se donne sa fin, ou qu'il la souffre; qu'il coure au-devant de son jour, ou qu'ill' attende : d'où qu'il vienne [ce jour, donc, ce jour de la mort], c'est tousjours le sien, en quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c'est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c'est la plus belle 1•

Je m'avoue fasciné par cette figure que je ne suis pas sûr de comprendre, de la mort comme filet qui se rompt, « en quelque lieu que le filet se rompe», dit-il. Je ne sais pas ce que veut dire Montaigne, à quel fil de vie, à quel filet de sang, ou de pêche, ou de cirque il pense mais j'imagine, puisque nous sommes au théâtre ou au cinéma, un trapéziste qui passerait sa vie à se jeter comme un fou d'un trapèze l'autre en se fiant à un filet, réel ou non, à un phantasme de filet auquel il a la force ou la faiblesse de croire, ce serait son opinion. Ce filet, il y croit et il meurt le jour où le filet rompt, et c'est la chute sans filet, la mort volontaire, la belle mort dont parle alors Montaigne. Cette mort serait alors celle d'un trapéziste qui déciderait de mettre fin lui-même au filet ou à la croyance en ce filet imaginaire ou phantasmatique qui l'assurait sur la vie, lui donnant à vivre et à survivre en trapéziste infatigable 2• Nous nous promettions d'analyser de plus près la structure en somme assez complexe et problématique de l'argumentaire de Camus quant à une peine de mort qui serait liée non seulement à la religion, au christianisme, mais à l'Église catholique, et qui ne 1. Michel de Montaigne, « Coustume de l'isle de Cea », dans Albert Thibaudet (éd.), Essais, livre II, ch. III, Paris, Gallimard, coll. . (NdÉ) 371

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devrait pas survivre dans une société ' ce sont ses mots ' « de'sacra. , . lisee », la question devant sans cesse revenir, et elle reviendr _ . a au . d'h . d JOUr UI, e savoir ce que veut dire sacré, ou saint, ou indem sauf, inta~t, heilig, holy, etc. Der Gesestzgeber ist heilig, le légisr;:~ teur est samt, ou sacré, dit Kant quand il plaide pour le mainti de la p~ine de mort et la ~oi pénale ~n général comme impéra~~ ~at~gonque contre Beccana, comme Impératif catégorique, c'esta-~u~ comme seul moyen de traiter dignement l'homme, ici le c:1mmel, en t~nt que fine? so! et no~ comme un moyen, logique nche de. consequences pUisqu elle deboute a priori, nous venons de le voir, tous les débats au sujet d'une utilité ou d'une inutilité ~e la p~ine .de ,~ort, d'une exemplarité ou d'une finalité empinque, ~ u? ~n~eret quelconque à la peine de mort. Nous y reviendrons, Je 1ai du, mais sans doute l'année prochaine, si la vie nous est prêtée, et si quelque filet nous garde. C'était une autre façon, disions-nous, de revenir à la récente déclaration du Saint-Père et au vertige de la damnation éternelle. Comme le Saint-Père n'a ni condamné la peine de mort 1 ni de~a~dé pardon pour ce qui est plus qu'un péché par omission, SI c est encore un péché, on peut se demander, disions-nous, combien d~ temps la peine d~ ~or~ survivra au Saint-Père dans l'Église catholique et dans le chnsuamsme en général, et comment mesurer le temps de l'agonie du Fils. Toujours la question de la survie, donc, et du sang dans la filiation. Le temps. de l' a~o?ie du Fils de Dieu, donc, et l'anesthésique absolu. Et SI la religiOn, avant même d'être définie < comme > «_l'opium ~u' p~up~e », avait été l'anesthésique, la drogue antalgique destmee a ~aue passer la mort, à apaiser, atténuer, dénier, oublier, distraire de la peine liée à la mort, mais aussi du même co~p à' faire pAasser la peine .de mort pour une chose moins grave qu Il n y parait, un sommeil ou une transition, en somme, vers l'au~~elà, vers une s~rvie dans l'au-delà, le système de justification ch:euenne de la peme de .mort jouant le rôle d'anesthésique, les pretres et les confesseurs ntuellement commis à la dernière scène confirmant qu'ils sont là pour adoucir une souffrance passagère et 1. Lors de la séance, Jacques Derrida précise :« la semaine dernière "· (NdÉ)

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promettre le ciel, une autre survie, etc.? Vous savez qu'il y a des condamnés à mort, nous en avions évoqué des exemples, je crois, avec Genet, qui refusent l'anesthésique religieux et la confession et la promesse de survie. Eh bien, Montaigne, dont j'ai eu la chance de visiter la tour la semaine dernière, Montaigne dont le corps-à-corps retors et énigmatique avec le christianisme, voire avec le judaïsme marrane qui hanta sa filiation du côté de la mère, mériterait plus d'un séminaire, Montaigne qui est mort chrétiennement dans son lit à la cinquantaine, assez vieux pour l'époque, certes, mais comme un ado pour la nôtre, et privé de tant d'autres vies à venir au-delà de la cinquantaine (j'ai eu beaucoup de peine pour lui, qui est mort si jeune, en somme, j'ai eu pour lui un grand mouvement de compassion intime en me recueillant il y a quelques jours auprès de ce qu'il a sans doute le plus aimé- tenez, j'ai envie de vous lire un passage dans De l'aage, au ch. LVII du livre I) 1• (Lire Montaigne, p. 363-364) Je ne puis recevoir la façon, dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Je voy que les sages l'accoursissent bien fort au prix de la commune opinion. Comment, dict le jeune Caton à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis-je à cette heure en aage où l'on me puisse reprocher d'abandonner trop tost la vie? Si n'avoit il que quarante et huict ans. Il estimait cet aage là bien meur et bien avancé, considerant combien peu d'hommes y arrivent : et ceux qui s'entretiennent de ce que je ne sçay quel cours, qu'ils nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient faire, s'ils avoient privilege qui les exemptast d'un si grand nombre d'accidens ausquels chacun de nous est en bute par une naturelle subjection, qui peuvent interrompre ce cours qu'ils se promettent. Quelle resverie est-ce de s'attendre de mourir d'une defaillance de forces que l' extreme vieil esse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée, veu que c'est l'espece de mort la plus rare de toutes et la moins en usage? Nous l' appellons seule naturelle, comme si c' estoit contre nature de voir un homme se rompre le col d'une cheute, s'estoufer d'un naufrage, se laisser surprendre à

1. On attendrait plutôt que cette parenthèse se ferme après la citation de Montaigne, la phrase commencée plus haut s'achevant à sa suite. (NdÉ)

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la peste ou à une pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoir à tous ces inconvenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit, à l'aventure, appeller plustost naturel ce qui est general, commun et universel. Mourir de vieillesse, c'est une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d'autant moins naturelle que les autres; c'est la derniere et extreme sorte de mourir : plus e~le est esloignée de nous, d'autant est elle moins esperable; c'est bren la borne au delà de laquelle nous n'irons pas, et que la loy de nature a prescript pour n' estre poinct outrepassée; mais c'est un sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C'est une exemption qu'elle donne par faveur particuliere à un seul en l'espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez qu'elle a jetté entre deux en cette longue carriere 1• Montaigne qui gardait dans sa chambre un prie-Dieu, audessus d'une chapelle à laquelle il était relié par un escalier qu'il avait fait aménager dans la pierre et à travers lequel, quand il était malade, il pouvait entendre le chant de la messe monter vers lui (aujourd'hui le chant ou le cantique, sinon le cantique des cantiques, lui parviendrait par voie de téléphone, voire d'un téléphone qui garderait la voix vive enregistrée - comme sur un portable), eh bien, Montaigne raconte au Livre I, ch. XIV («Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons») 2 , il rapporte que tel condamné < à> mort refusa la confession comme une duperie ou un leurre par lequel il ne voulait pas se laisser tromper, étourdir, distraire, insensibiliser, anesthésier, marquant par là qu'il préférait aimer la vie, vivre en aimant, et mourir en aimant, mourir en aimant la vie, mourir vivant, en somme,. mourir de son vivant (comme Hélène Cixous le dit, en Or, de son père 3), mourir de son vivant, mourir en préférant la vie, voire mourir d'aimer la vie plutôt que de s'en laisser divertir par le leurre antalgique de la confession. Ce condamné à mort, note Montaigne, je cite, « répondit à son confesseur, qui lui 1. M. de Montaigne, «De l'aage >>, dans Essais, op. cit., Livre I, ch. LVII, p. 363-364. 2.

Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

3. Hélène Cixous, Or, Paris, éditions Des femmes, 1997. 374

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promettait qu'il souperait ce jour-là avec Notre Seigneur [do~c avec le Fils de Dieu] : ''Allez-vous-y-en, vous, car de ma part, Je jeûne" 1 ». Ce passage (puisque je suis à Montaigne, j'y reste un peu), ce passage confirme que l'idée de l'abolitionnisme, l'idée que la peine de mort fut un problème, n'avait pas émergé à l'époque (elle attendra les Lumières, et ceci, une fois de plus, nous donne accès à un problème sinon à une définition quant à l'essence des Lumières ou de l'Aujkliirung, ou de l' Enlightenment ou de l' Illuminismo : cette essence de la clarté commune à rous ces éclairements, l'essence de cette aube (dawn), ne serait-ce pas le crépuscule de la peine capitale, le moment doublement crépusculaire où l'on commence à penser la peine de mort, à la penser depuis sa fin, depuis la possibilité de sa fin, depuis la possibilité d'une fin qui vient poindre comme le jour, et déjà commence à condamner la condamnation à mort? Le siècle des Lumières, ce serait le lever, le lever de soleil, le levant ou le levain d'une parole diagnostiquant, pronostiquant: la condamnation à mort est condamnée, à échéance), ce passage de Montaigne, donc, à un moment où l'idée d'une condamnation à mort de la condamnation à mort n'avait pas vraiment affleuré, nous explique, à travers une série d'exemples et de citations à la Montaigne, toutes les raisons qu'ont eues des hommes, et des femmes, et des enfants, de préférer quelque chose à la vie, et l'ont marqué à la façon dont ils ou elles ont accepté la mort, voire, le plus souvent, préféré la condamnation à mort et l'exécution, tout cela marquant qu'il y avait quelque chose qui valait plus que la vie, qui était au-dessus de la vie, comme une sur-vie qui serait autre chose et mieux que la vie, une sur-vie qui ne serait pas nécessairement une vie prolongée sur un autre mode et dans un autre monde, mais une survie sans vie, et qui donc répondrait, correspondrait à quelque chose (mais quoi? mais 1. M. de Montaigne, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons >>, Essais!, édition présentée, établie et annotée par Pierre Michel, Gallimard, 1965, folio classique 1973 [1999), p. 104. Lors de cette séance, Jacques Derrida se sert de deux éditions de Montaigne: l'édition «Pléiade >> dans le français de Montaigne et, pour !e chapitre XL du Livre 1, l'édition de Pierre Michel, en français moderne. (NdE)

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qui?), à quelque chose ou à quelqu'un qui mériterait de «se faire épouser au prix de la vie ». Dans les longs fragments que je vais citer, qui se passent fort bien de commentaire, la pensée en étant, je pense, fort claire, je soulignerai pourtant deux mots ou deux concepts qui risqueraient, à la première audition, de ne pas recevoir toute l'accentuation que je voudrais leur donner. C'est d'abord le mot ou le concept de force, le mot «forte» : ce qui permet de s'élever audessus de la vie, sur-vivant au-delà de la vivance de la vie, et de« se faire épouser au prix de la vie», c'est une force assez forte, et si c'est la force d'une opinion («toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie»), n'oublions pas que le mot et le concept d'opinion ont ici, eux-mêmes, une grande force : « opiner », cela veut dire dire oui, juger en disant oui, en affirmant, en croyant aussi, en y croyant en croyant, en y croyant, à opiner ainsi, en tant que croyant. Opiner veut dire ici je crois, je te crois, je veux croire en toi, je crois croire en toi, vouloir croire et croire croire revenant ici au même ou s'entraînant selon le même élan ou le même mouvement de trapèze volant, ici au prix de la vie, le trapèze volant ici selon la force de ce qu'il faudrait épouser au prix de la vie. Lopinion, ici, a la force d'un acte de foi qui dit oui, et c'est la force de cette force, quand « l'opinion est assez forte », c'est la force de cette force qui excède la vie, qui se fait épouser au prix de la vie, qui sacrifie la vie en somme à sa force, à la force ou à l'intensité de son oui, à son acte de foi ou d'amour, à sa croyance, à sa volonté, à son désir de croire, à son croire en croire. D'où le deuxième mot et le deuxième concept que je voulais accentuer dans le passage que je vais lire, celui de religion. "Lexemple par excellence, en vérité l'essence de cette force de l'« opinion assez forte pour se faire épouser au prix de la vie», de cette foi jurée ou de cette croyance, c'est ce qu'on appelle la religion, le religieux, la religiosité. Et Montaigne parle alors de toute religion, non seulement de la chrétienne(« exemple de quoi, dirat-il, nulle sorte de religion n'est incapable») 1 -toute religion est capable, car c'est l'essence de la religion, toute religion est capable

de préférer quelque chose à la vie, au prix de la vie. Autrement dit, la religion est ou donne le survivre de la survie. Si bien que ce discours et cette doxographie des doxai, des opinions assez fortes pour élever au-dessus de la vie, fût-ce dans la condamnation à mort, ce discours doxographique sur la doxa, ce recueil d'opinions sur l'essence de l'opinion, de l'opiner, du dire oui, c'est une thèse, en somme, ou au moins une hypothèse de Montaigne sur l'essence du religieux : le religieux de la religion, c'est toujours l'acceptation de la mort sacrificielle et de la peine de mort, à l'ombre d'un sur-vivre qui vaudrait mieux que la vie. Je lis et commente maintenant certains de ces passages : (lire et commenter Montaigne, p. 103-104-1 05)

1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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Combien voit-on de personnes populaires, conduites à la mort, et non à une mort simple, mais mêlée de honte et quelquefois de griefs tourments, y apporter une telle assurance, qui par opiniâtreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y aperçoit rien de changé de leur état ordinaire; établissant leurs affaires domestiques, se recommandant à leurs amis, chantant, prêchant et entretenant le peuple; voire y mêlant quelquefois des mots pour rire, et buvant à leurs connaissances, aussi bien que Socrate. Un qu'on menait au gibet, disait que ce ne fût pas par telle rue, car il y avait danger qu'un marchand lui fit mettre la main sur le collet, à cause d'une vieille dette. Un autre disait au bourreau qu'il ne le touchât pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il était chatouilleux. I.:autre répondit à son confesseur, qui lui promettait qu'il souperait ce jour-là avec Notre-Seigneur:« Allez-vous-y-en, vous, car de ma part, je jeûne ». Un autre, ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier, dit ne vouloir boire après lui, de peur de prendre la vérole. Chacun a ouï faire le conte du Picard, auquel, étant à l'échelle, on présenta une garce, et que (comme notre justice permet quelquefois) s'il la voulait épouser, on lui sauverait la vie : lui, l'ayant un peu contemplée, et aperçu qu'elle boitait : «Attache, attache, dit-il, elle cloche». Et on dit de même qu'en Danemark un homme condamné à avoir la tête tranchée, étant sur l'échafaud, comme on lui présenta une pareille condition, la refusa, parce que la fille qu'on lui offrit avait les joues avalées et le nez trop pointu. Un valet à Toulouse, accusé de hérésie, pour toute raison de sa créance se rapportait à celle de son maître, jeune écolier pri377

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sonnier avec lui; et aima mieux mourir que se laisser persuader que son maître pût faillir. Nous lisons de ceux de la ville d'Arras, lorsque le roi Louis onzième la prit, qu'il s'en trouva bon nombre parmi le peuple qui se laissèrent pendre, plutôt que de dire: «Vive le roi ! ». Au royaume de Narsinque, encore aujourd'hui les femmes de leurs prêtres sont vives ensevelies avec leurs maris morts. Toutes autres femmes sont brûlées vives non constamment seulement, mais gaiement aux funérailles de leurs maris. Et quand on brûle le corps de leur roi trépassé, toutes ses femmes et concubines, ses mignons et toute sorte d'officiers et serviteurs qui font un peuple, accourent si allègrement à ce feu pour s'y jeter avec leur maître, qu'ils semblent tenir à honneur d'être compagnons de son trépas. [ ... ] Toute opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie. Le premier article de ce beau serment que la Grèce jura et maintint en la guerre médoise, ce fut que chacun changerait plutôt la mort à la vie que les lois persiennes aux leurs. Combien voit-on de monde, en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutôt la mort très âpre que de se décirconcire pour se baptiser? Exemple de quoi nulle sorte de religion n'est incapable 1•

Depuis la semaine dernière, je médite, si on peut appeler cela méditer, cette étrange hypothèse de compromis avec la peine de mort : un anesthésique propre à agir insensiblement, à insensibiliser insensiblement, et qui serait pendant un jour, un seul jour, à la disposition d'un condamné libre (Camus dit bien «librement»), libre d'en user comme il voudrait au moment où ille voudrait. On se demande alors, à interroger tous les termes de cette hypothèse ~e compromis, ce que peut être le calcul de ce temps : un jour (pourquoi un jour, un jour seulement ou tout un jour qui peut ressembler à une éternité, une éternité de jouissance ou de souffrance ou de douloureuse jouissance? Ou pourquoi seulement un jour : pour quiconque aime la vie, comme on dit, et reste attaché à ce droit de vivre dont Camus, nous y reviendrons, dit, comme Hugo, qu'il est un« droit naturel 2 »,pour quiconque 1. M. de Montaigne, « Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l'opinion que nous en avons >>, Essais!, op. cit., p. 103-105. 2. A. Camus, Réflexions sur la guillotine, dans Essais, op. cit., p. 1055.

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aime la vie, ou aime à vivre ou vit à aimer, pour quiconque aime ce que la vie donne à aimer, un jour peut être une incalculable éternité de souffrance ou de jouissance, ou de souffrance dans la jouissance, trop ou trop peu, trop et trop peu, infiniment trop 1 dans la séparation, infiniment trop peu dans la j_o~issance) , ~t avant de s'intéresser à tel anesthésique ou tranqmlhsant, somnifère ou « painkiller », à tel lexomil tout-puissant qui donnerait la mort comme le sommeil, qui laisserait la mort nous surprendre, comme on dit, dans le sommeil, il faudrait en premier lieu trouver un anesthésique qui rendrait insensible non pas seulement à la douleur mais au temps lui-même, c'est-à-dire à la sensibilité même, voire à la forme de la sensibilité, comme Kant le dit du temps (« forme de la sensibilité des objets inter~~s et des objets en général»), là où la souffrance tien~ au temps ~u il faut calc_ul~r, au temps qui sépare, qui sépare un mstant de 1 autre ou qm separe l'un de l'autre en général, le temps qui espace, l'espacement d~ temps qu'il faut endurer dans le calcul ~e l'~ncalculable, une minute, un jour, des semaines, etc. Je d01s dire que ce « _co_mpromis » proposé en conclusion par Camus, pour rendre, dit-il~ plus décente la peine de mort ou son application, ce compromis me paraît à la fois sérieux et bien léger. Sérieux, il l'est parce q_u'il indique une voie empirique, en effet, pour_allége: ou hu~an_iser les choses (et n'oublions pas que Camus avait en tete la gmllotme, son texte s'intitule Réflexions sur la guillotine), mais il anticipe en somme sur une certaine manière pour les États morticoles américains de réinstaller la peine de mort après l'arrêt de la Cour suprême de 1972, la « lethal injection » avec anesthésiqu~ in_itial étant censée soustraire la mise à mort à ce concept constitutionnel de « cruel and unusual punishment » -ce qui fait que ce compromis anesthésiai peut aussi bien confirmer et légit~mer e; ~uto­ riser la survie de la peine de mort au moment meme ou il en atténue la souffrance, voire y promet la survie tout court. ,. Anesthésie et religion, donc, voilà, le programme. Sans savoir où va ce séminaire, on peut présumer qu il sera toujours aussi vain de conclure de l'abolition universelle de la 1. Nous fermons ici la parenthèse restée ouverte dans le tapuscrit. (NdÉ)

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peine de mort, si elle advient un jour, à la fin effective de toute peine de mort, aussi vain que de croire que le végétarien s'abstient effectivement de manger, réellement ou symboliquement, de la chair vivante, voire de participer à tout cannibalisme. Comment aimer un vivant sans être tenté de le prendre en soi? Amour et eucharistie. Transsubstantiation. Mange-moi, ceci est mon corps, hoc est corpus meum, touto estin to soma mou. Gardez-le en souvenir de moi. Ce qui veut dire aussi, dans la bouche du Fils, mangez-moi, gardez-moi, je pars (ou je meurs provisoirement), je sur-vis, c'est-à-dire je vais revenir, je reviens tout de suite, le temps ne compte pas, mais à la condition que, vivants, vous mangiez en attendant, que vous ayez le sang-froid de bien manger, de me manger, c'est-à-dire de manger pour moi, car il faut bien manger, comme dit l'autre, en m'attendant, il faut assimiler mon sang ou le sang pour moi, mais sans moi, comme un sucre lent. Sens moisans moi. Le cannibalisme et la nourriture carnivore survivront toujours à la fin littérale des sacrifices humains ou au végétarienisme, comme le crime et comme la peine de mort survivront toujours à la suppression de la peine de mort. Même quand la peine de mort sera abolie, même quand elle sera purement et simplement, absolument et inconditionnellement abolie sur la terre elle survivra, il y en aura encore. On lui trouvera d'autres figures: on inventera d'autres figures, d'autres tours à la condamnation à mort, et c'est cette rhétorique au-delà de la rhétorique que nous prenons ici au sérieux. Nous prenons ici au sérieux tout ce qui est condamné, que ce soit une vie ou que ce soit une porte ou une fenêtre - ou quoi ou qui que ce soit dont la fin serait promise, annoncée, pronostiquée, édictée, signée comme un verdict. N'ayons aucune illusion à ce sujet, même quand elle sera abolie, la peine de mort survivra, elle aura d'autres vies devant elle, et d'autres vies à se mettre sous la dent. Mais ne point nourrir d'illusion à ce sujet, cela ne doit pas nous empêcher, au contraire, c'est ça le courage et le sang-froid, de militer, de nous organiser de sang-froid pour militer, en attendant, pour ce qu'on appelle l'abolition de la peine de mort, et donc pour la vie, pour la survie, dans l'intérêt sans prix de la vie, pour sauver ce qui reste de vie. Que le corpus, ici, soit ou non

celui de Jésus-Christ, que le sang, le vin ou le sucre lent de la vie nous vienne ou non des Évangiles, du Cantique des cantiques et de ce qu'ils nous enseignent de l'amour comme amour de la vie, de ma vie, de la « ma vie », c'est au fond, peut-être, assez secondaire à mes yeux. Disons de sang-froid que la Passion du Fils de Dieu n'est qu'un exemple. Un exemple de la passion. Maintenant, que la forte opinion de certains le tienne pour le meilleur exemple donné, pour l'exemple exemplaire du don ou du pardon d'amour, de la passion et de la grâce en général, qui doi_t mettre fin à la peine de mort, donc mettre fin à l'Église, à cette Eglise du moins qui l'a soutenue et n'a pas encore demandé pardon pour cela, voilà sans doute un problème intéressant, et nous le posons, nous l'envisageons en effet, mais qu'il nous suffise de dire ici que le Fils de Dieu n'est qu'un exemple, ou encore un exemplaire pour nous - et devant cet abîme de ce que veut dire exemplarité, ou «imitation de J.-C. »,devant cet abîme comme devant les autres, gardons notre sang-froid. Lamour même en a besoin, de cette grâce accordée, pour se sauver, pour tenter à jamais de s'en tirer sain et sauf. Il lui faut veiller, il lui faut sur-veiller la survie, il lui faut veiller à s'organiser, à travailler et à militer de sang-froid mais ne jamais cesser d'en appeler à la chance de la grâce accordée.

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Index*

Abraham : 46, 48. Abu-Jamal (Mumia) : 20, 79, 118, 119,136,137,200,292,295. Alembert Oean Le Rond d') : 291. Allègre (Claude) : 30. Arasse (Daniel) : 268, 272-277. Arendt (Hannah) : 343. Badinter (Robert): 85-88, 91-105, 115, 136, 142, 143,291, 336. Bajorek Oennifer) : 186. Bataille (Georges) : 166,170. Baudelaire (Charles) : 186-189, 191, 192,201 -203,207,208, 234,239, 261, 345, 346. Beccaria (Cesare Bonesana, marquis de) : 43, 75, 107, 135, 136, 137, 139, 141-143, 155, 180, 182, 185, 227, 228,252,273, 278, 291-295, 355-359, 366, 372. Benetton: 112, 240, 241. Benveniste (Émile) : 351-354. Beyle (Henri) : voir Stendhal.

Blanchot (Maurice) : 164-1 75, 179, 180,186,228,239,338. Bontems (Roger) : 86, 87, 88, 92, 93, 94, 95, 97, 100, 102,105. Bost (M.) : 153. Bourru (docteur) : 270. Braque (Georges) : 314. Buffet (Claude) : 86-88, 93-95, 97, 105. Buffon (Georges Louis Leclerc, comte de) : 291. Bush (George) : 112, 297, 302. Camus (Albert) : 60, 111, 116, 134, 145,186,267,287,288, 295,309315,317, 319,320,332,337,338, 355,360-363,370,371 , 378,379. Capet (Louis) : 151. Cassin (René) : 196. Chateaubriand (François René, vicomte de): 160, 163. Chouraqui (André) : 36, 38, 46. Cixous (Hélène): 374.

* Cet index onomastique relève les occurrences des noms de personnes (hors titres d'œuvres) uniquement dans le texte du Séminaire de Jacques Derrida et dans les développements faits lors des séances, à l'exclusion, donc, de l'« Introduction générale >> et de la