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French Pages 297
Charles Beaudouin Une histoire d’instruments scientifiques Denis Beaudouin Photos d’instruments de Chloé Beaudouin
17, avenue du Hoggar Parc d’activités de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
« Sciences & Histoire »
La collection Sciences & Histoire s’adresse à un public curieux de sciences. Sous la forme d’un récit ou d’une biographie, chaque volume propose un bilan des progrès d’un champ scientifique, durant une période donnée. Les sciences sont mises en perspective, à travers l’histoire des avancées théoriques et techniques et l’histoire des personnages qui en sont les initiateurs.
Déjà paru : Léon Foucault, par William Tobin, adaptation française de James Lequeux, 2002 La physique du XXe siècle, par Michel Paty, 2003 Jacques Hadamard, un mathématicien universel, par Vladimir Maz’ya et Tatiana Shaposhnikova, traduction de Gérard Tronel, 2005 L'Univers dévoilé, par James Lequeux, 2005 Pionniers de la radiothérapie, par Jean-Pierre Camilleri et Jean Coursaget, 2005
Illustration de couverture : Charles et Nancy Beaudouin vers 1930. ISBN : 2-86883-807-3 Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © EDP Sciences 2005
Sans les encouragements et l'aide de mon épouse Monique, je n'aurais pu mener à bien l'achèvement de cet ouvrage qui, je l'espère, transmettra la mémoire d'une belle aventure familiale à mes enfants Nicolas et Chloé, à mes neveux et nièces et aux descendants de celles et ceux qui ont fait la « Maison Beaudouin ».
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Sommaire Préface
vii
Première partie Histoire d’un constructeur : un artisan des sciences dans la concentration industrielle du XX e siècle
1
Prologue
3
1 1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
7
2 1939-1945 : entre zone occupée et zone « libre », survivre et préparer l’après-guerre
53
3 1945-1970 : les temps nouveaux : une nouvelle organisation pour un nouveau développement
87
Épilogue
119
Deuxième partie Les instruments construits par Charles Beaudouin 1903-1975
125
Introduction : les sources d’information
127
4 La mécanique de précision…
135
5 … et l’électricité
175
6 D’autres belles réalisations
217
Troisième partie Une brève histoire des constructeurs d’instruments scientifiques sur la montagne Sainte-Geneviève
243
7 Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
245
8 Les grands constructeurs, du XIXe au XXe siècle
267
vi
Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Conclusion : la métamorphose de l’instrument
279
Bibliographie
283
Remerciements
287
Crédits photographiques
288
Préface Le progrès des connaissances scientifiques et techniques au cours des ces deux derniers siècles s’est toujours appuyé sur la réalisation d’instruments de plus en plus performants dont la conception intégrait en permanence l’évolution accélérée des connaissances. Ces instruments étaient réalisés par des artisans de talent, véritables artistes, qui ont souvent été les auteurs d’authentiques chef-d’œuvres, tant par la beauté formelle des objets qu’ils créaient que par l’élégance des solutions techniques mises en œuvre. Ces artisans travaillaient au sein de petites entreprises à taille humaine qui restaient en contact étroit avec des chercheurs du monde universitaire ou industriel souvent directement impliqué dans la conception de ces nouveaux instruments. Le livre de Denis Beaudouin nous présente l’histoire des établissements Charles Beaudouin qui ont réalisé pendant plus d’un demi-siècle des instruments d’une extraordinaire diversité dont les champs d’application intéressaient aussi bien la recherche fondamentale que le monde médical et industriel et même militaire. L’auteur évoque également les nombreuses entreprises d’instrumentation qui ont vu le jour sur le site de la montagne Sainte-Geneviève, et à ce titre, ce livre représente une contribution essentielle à l’histoire de l’instrumentation scientifique en France chapitre trop souvent négligé de l’histoire de la science. L’histoire de l’entreprise Charles Beaudouin est évoquée sous tous ses aspects, à la fois scientifiques et techniques mais également humains en insistant en particulier sur le mode de gestion d’une entreprise familiale dont l’ambition était avant tout de réaliser de beaux instruments plutôt que de faire fortune. La survie de l’entreprise pendant la Deuxième Guerre mondiale est une aventure passionnante qui met en valeur la force de caractère exceptionnelle de ses dirigeants. Dans la période d'après-guerre, l’entreprise Charles Beaudouin contribue de manière efficace à la renaissance de la science en France tout en participant à l’essor de l’industrie aéronautique à travers le développement des premières « boites noires ». L’histoire des établissements Charles Beaudouin se termine dans les années 70 qui marquent également la disparition de la plupart des petites entreprises françaises spécialisées dans la fabrication d’instruments. Denis Beaudouin analyse avec beaucoup de lucidité les raisons de la disparition de ces entreprises qui n’ont pas su s’adapter à l’évolution d’un marché de plus en plus compétitif et à la révolution brutale qu’a représentée dans l’instrumentation l’irruption de l’informatique. Je suis persuadé que les progrès futurs de la science ne reposent pas exclusivement sur la multiplication de grands instruments de plus en plus coûteux mais qu’il reste une place pour de petites entreprises se consacrant à la réalisation d’instruments de taille plus modeste permettant ainsi la valorisation rapide de concepts originaux émanant de laboratoires de recherche universitaires ou industriels. J’espère que le livre de Denis Beaudouin permettra de ranimer une flamme presque éteinte en incitant de jeunes ingénieurs et chercheurs à s’engager, à travers la création de petites entreprises, dans un métier passionnant : imaginer et réaliser les instruments scientifiques de demain. Pierre JOLIOT Professeur Honoraire au Collège de France Membre de l’Académie des sciences
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Première partie
Histoire d’un constructeur : un artisan des sciences dans la concentration industrielle du XXe siècle
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Prologue Printemps 1889. Élie Beaudouin traverse le Jardin des Plantes et se dirige vers la rue Guy-de-la-Brosse où il habite depuis peu. Il vient de franchir le pont d’Austerlitz où la magnifique vue sur la Seine et Paris lui fait apprécier ce dimanche après-midi. Venant de Melun, il est descendu du train à la gare de Lyon, ce monument du PLM1 élevé à la gloire du chemin de fer et de la vapeur. Amusant, c’est son vieil ami Édouard Durand, imprimeur à Melun, qui édite le petit horaire des trains cartonné, bien commode dans la poche des voyageurs. Mais quelle circulation – et quelle vitesse – entre la capitale et sa petite ville ! À peine une heure, alors que moins de vingt ans auparavant, au printemps 1871, il fallait présenter son passeport à Villeneuve Saint-Georges… Et pour cause ! La Commune de Paris venait de s’achever dans le sang… Les souvenirs reviennent. Élie Beaudouin était né en 1947 et son ami Édouard Durand était, lui aussi, de la classe 68 ; tous deux mobilisés dans la Garde Nationale Mobile. Cette fichue guerre puis la défaite devant les Prussiens avait perturbé leurs vies de jeunes adultes et atterré le pays. Édouard avait pu s’installer imprimeur dans sa ville natale mais Élie, lui, ne voulait pas rester à Melun, bien provinciale. Certes, fils unique, il aurait facilement pu prendre la suite de ses parents « laboureurs » aisés, qui avaient même conservé un carré de vigne de leurs aïeux à Maincy, à côté de Vaux-leVicomte. Mais le souvenir de la réprobation familiale à l’occasion de son mariage avec Victoire Piolet l’avait durablement marqué. Son beau-père, Charles Piolet, était cantonnier du service de la Navigation de la Seine, et les parents Beaudouin n’avaient guère accepté cette mésalliance avec la fille d’un « limousinant » venu construire les parements maçonnés des berges de la Seine, pour adapter le fleuve au nouveau gabarit Freycinet décidé pendant le Second Empire. N’empêche, en mai 1871, quand il avait fallu revenir à Paris après ce malheur de la Commune, le certificat de
Le petit horaire de Melun à Paris.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
travail délivré par le chef du beau-père, l’Ingénieur de la Navigation de la Circonscription de Melun, avait été bien utile pour obtenir l’indispensable passeport intérieur ! Mais maintenant, en 1889, tout cela semblait bien loin. Paris était véritablement envahi par les visiteurs de l’Exposition Universelle venus admirer le progrès technique affiché par les industriels français et le rayonnement retrouvé de la France. Finalement la IIIe République avait du bon, même si l’ouvrier avait encore une vie difficile, avec du travail et de l’instruction ou pouvait « s’en sortir ». Tous deux en étaient bien la preuve vivante ; avec sa chère Victoire, il avait bien tracé son chemin. Arrivé à Paris comme « grouillot » il avait pu devenir métreur chez un architecte, et les cours du soir de la Ville de Paris – qu’il suivait encore à son âge ! – pourraient bien lui permettre de s’associer un jour à un architecte. Victoire était habile travailleuse et ses fleurs en tissus pour les chapeaux de ces dames se vendaient si bien qu’on avait pu prendre une petite apprentie. Mais surtout leurs trois fils étaient un grand sujet de satisfaction. Léon et Édouard allaient sûrement devenir architectes et devraient pouvoir réussir : travailleurs, un bon coup de crayon, ils auraient vite une position dans ce pays qui bougeait, et ils progresseraient sûrement plus vite que leurs parents. Certes, Charles, le plus jeune né en 1875, avait toujours eu de la peine à l’école avec l’écriture et surtout l’orthographe ; personne n’y comprenait rien car il était intelligent et astucieux mais les maîtresses n’arrivaient pas à lui faire entrer dans la tête ce fichu ordre des lettres dans les mots de la langue française. C’était ennuyeux car Charles en avait un peu honte, il était gêné de ne pas apprendre comme les autres et préférait bricoler…mais, dans ce domaine, quelle habileté pour ses 14 ans ! Il prenait sa revanche et voulait entrer en apprentissage dans la mécanique. Réaliste, Élie pensait donc plutôt le diriger vers un bon métier manuel où il faut aussi des hommes courageux et intelligents : l’industrie avait besoin de la force motrice, de la vapeur, demain de l’électricité, tout cela requérait sûrement des gens compétents, habiles et bien formés pour la pratique.
1
Le réseau ferré « Paris-Lyon-Méditerranée » créé sous le Second Empire.
Prologue
On venait justement de créer, gérée par le Syndicat des Chauffeurs Mécaniciens, une bonne école pour ces métiers. Elle devrait convenir à Charles. Élie avait entendu dire que les professeurs y étaient de jeunes et bons ingénieurs, formés eux-mêmes par cette nouvelle école installée rue Lhomond dans le vieux collège Rollin : l’École Municipale de Physique et de Chimie Industrielle de la Ville de Paris.
On lui avait dit le plus grand bien de ces jeunes Messieurs Féry et Lafargue, des ingénieurs, presque des savants qui n’hésitaient pas à enseigner à des ouvriers ! On voyait bien, à l’Exposition Universelle, que toute cette science et cette technique ouvraient l’avenir, éclairé par l’électricité et entraîné par la mécanique. Tout ces progrès ne pourraient qu’apporter du travail et du bien pour tous. Apprendre la mécanique et l’électricité, c’était sûrement ce qu’il fallait à Charles pour bien démarrer dans la vie. Il ferait donc l’École des Chauffeurs Mécaniciens.
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Chapitre 1
1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
De l’installation à la grande guerre : un succès et une réputation rapidement acquis Un milieu fécond : la montagne Sainte-Geneviève Le 1er juin 1903, âgé de 28 ans, Charles Beaudouin s’établit « constructeur » d’instruments scientifiques en haut de la Montagne Sainte-Geneviève, au 7 rue Blainville près de la Contrescarpe, au cœur d’un quartier depuis longtemps riche d’habiles artisans mécaniciens au service des savants. Sa raison sociale mentionne en sous-titre : « mécanique de précision, électricité ». Il s’est marié l’année précédente avec Nancy Bonnamour, à Néris-les-Bains, petite ville d’eau de l’Allier, berceau de la famille Bonnamour. Grâce à quelques moyens financiers principalement apportés par leurs deux familles, Nancy et Charles vont réunir leurs compétences et leur énergie dans la création d’une entreprise qui sera rapidement et durablement reconnue dans sa spécialité. Charles est né en 1875, et après une scolarité courte puis un apprentissage de mécanicien, il a suivi les cours de l’École des Chauffeurs Mécaniciens de Paris dont il sortira diplômé en
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
18962. Depuis plusieurs décades cette École forme les mécaniciens des machines à vapeur fixes, et elle fait évoluer dès 1890 sa formation vers les applications mécaniques de l’électricité qui sont alors en plein essor3. On y trouve comme professeurs de jeunes ingénieurs issus de l’École Municipale de Physique et Chimie Industrielles de la Ville de Paris – EMPCI – dont J. Laffargue4, qui deviendra rédacteur de la Revue scientifique, La Nature, ainsi que Ch. Féry, professeur d’optique à l’ESPCI. Il effectue son service militaire de 32 mois, cannonier au 5e Bataillon d’Artillerie à pied, tout d’abord au Fort de Regret près de Verdun où il s’ennuie, comme ses courriers le montrent : chacun porte le nombre de jours restants5. Il parvient à se faire envoyer par ses frères de quoi « bibelotter », faire des modèles de fonderie dans l’atelier de menuiserie du Fort, réaliser une bobine de self-induction avec du « fil guipé »6, et il réclame « le bouquin de Télégraphie et Téléphonie, ainsi que des renseignements sur les microphones et téléphones si vous en avez ou en trouvez ». En avril 1899, il est incorporé
2 Il a aussi suivi les leçons données à la section des électriciens, ouverte le soir à l’École de Physique et Chimie par l’Association Philotechnique (texte de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, 1927). 3 Plusieurs expositions parisiennes dont l’Exposition Universelle de l’Électricité de 1881, organisée sous la direction de d’Arsonval, ont mis en valeur les potentialités multiples de cette nouvelle forme d’énergie en la sortant du laboratoire pour la rendre utilitaire, populaire, universelle. 4 J. Laffargue est l’auteur d’un ouvrage intéressant aussi bien par son contenu technique que par les considérations économiques sur l’industrie de l’époque, Les Applications Mécaniques de l’Électricité, Paris 1895, que Charles recevra en prix à sa sortie de l’École des Chauffeurs Mécaniciens en 1896. 5 Courrier du 7 novembre 1897 : « encore 681 jours demain matin et l’on quittera ce sale pays de Verdun » ! 6
Il s’agit de fil électrique isolé par un enroulement de fil de soie de 1/10e de mm.
1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
9
à la 1re Compagnie d’Ouvriers d’Artillerie, ce qui montre que ses compétences sont un peu reconnues, et il obtient le « certificat avec la mention bien à l’examen professionnel d’ouvrier en fer de 1re classe ». Il sera ensuite affecté au service géographique de l’armée comme mécanicien, au cours duquel il travaille à l’atelier des instruments de géodésie. Libéré de ces longues obligations militaires, le 20 septembre 1899, c’est à la Maison Breguet que Charles Beaudouin va parfaire sa formation et acquérir sa première pratique professionnelle ; il y aurait travaillé aussi bien sur les moteurs électriques qu’à la construction d’instruments.
Entreprise d’horlogerie très réputée depuis la fin du XVIIIe siècle, Breguet a su se diversifier dans la mécanique puis l’électricité, devenant en ce début du XXe siècle un des plus notables constructeurs d’instruments scientifiques parisiens, qui applique à ses réalisations les dernières avancées scientifiques.
Un environnement favorable, mais une concurrence européenne venue d’Allemagne L’histoire des constructeurs d’instruments dans ce lieu particulier qu’est la Montagne Sainte-Geneviève est assez peu connue. Depuis le XVIIe siècle ces « artisans des sciences » se sont installés en ce quartier, encouragés par les savants et les scientifiques qui ont besoin de leurs talents de réalisateurs d’instruments. Tous les lieux de science s’y trouvent rassemblés depuis des siècles, et ce milieu exerce assurément une forte influence tant sur les chercheurs que sur les constructeurs7. En ces années 1900, l’instrumentation française conserve sa renommée mondiale ; mais elle n’est pourtant pas aussi brillante qu’au milieu du siècle qui s’achève, lorsqu’elle n’avait pour seule rivale que celle de l’Angleterre. Elle avait en effet 7
Voir la troisième partie de l’ouvrage.
Fiche de l’outillage remis aux ouvriers de la Maison Breguet, établie individuellement et signée par chacun.
10
Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
bénéficié à cette époque de plusieurs atouts notables : les idées et les progrès scientifiques du Siècle des Lumières puis de la Révolution, les recherches et les besoins techniques et industriels de l’Empire, et l’appui constant de grandes figures scientifiques dont principalement celle d’Arago8. Un certain déclin de l’instrumentation française s’amorce à la fin du Second Empire. La défaite de 1870 marque l’émergence industrielle d’un empire allemand unifié qui se traduit par un renouveau scientifique et donc instrumental, et où peuvent s’épanouir les qualités métallurgiques et mécaniques, industrielles et commerciales des constructeurs allemands. L’Exposition Universelle de 1900 à Paris est l’occasion pour ces derniers de se faire connaître grâce à une présence nombreuse, soulignée par un volumineux et riche catalogue édité en français dont quelques extraits présentent un constat significatif, ainsi que les mesures prises par le gouvernement allemand : « Au commencement du dix-neuvième siècle, la technique de précision était beaucoup plus avancée en France et en Angleterre qu’en Allemagne. (…) Ces pays fournissaient presque exclusivement les instruments scientifiques du monde entier. La conséquence toute naturelle fut que le jeune mécanicien allemand se rendait en France ou en Angleterre afin d’y achever de se perfectionner dans son métier. La cause de cette prépondérance (…) résidait surtout dans l’appui que les gouvernements français et anglais apportaient à cet art. En Angleterre on s’occupait surtout, dans l’intérêt de la marine de guerre et de la marine marchande, de la construction d’instruments de mesures astronomiques et nautiques, de pendules astronomiques, et de chronomètres de marine. (…) En France, ce furent les grandes mesures du méridien, dues à Cassini, et surtout les admirables et importants travaux dotant l’humanité de système métrique des poids et mesures, qui eurent une influence favorable sur le perfectionnement des instruments à l’usage de l’astronomie et de la géodésie ainsi que des appareils de physique et de chimie. (…) Ce n’est que depuis une vingtaine d’années que le gouvernement allemand s’est occupé du relèvement de la mécanique de précision dans le pays ». Le texte souligne ensuite « les subsides et l’appui moral accordé par les autorités aux arts et aux sciences durant la dernière 8 Voir l’ouvrage de référence en la matière de Jacques Payen : « Les constructeurs d’instruments scientifiques français au XIXe siècle », CNAM, (vers 1970), ainsi que le catalogue de l’exposition tenue à l’Observatoire de Paris : « François Arago et l’Observatoire de Paris », 2004.
1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
période de trente ans », et la voie adoptée en Allemagne : « On reconnut aussi la nécessité de la collaboration du savant et du praticien. (…) Des mécaniciens et des opticiens s’entourèrent de savants dans leurs laboratoires et ateliers ».9 Paris reste à cette époque un des hauts lieux de la science mondiale, les besoins des laboratoires sont importants ; mais les constructeurs français, souvent de taille modeste et insuffisamment organisés, sont inquiets de cette offensive de l’instrumentation allemande auprès de leurs clients10. Bon nombre d’entreprises présentent des productions de grande qualité et conservent une place prépondérante sur ce marché de l’instrumentation scientifique, mais elles ne parviennent pas à investir suffisamment le marché plus rémunérateur de l’industrie, qui auraient pu leur procurer une dimension plus industrielle et donc une capacité de résistance et de développement. En réponse à la forte présence allemande, le « Syndicat des Constructeurs en Instruments d’Optique et de Précision » édita en 1901 un intéressant catalogue illustré11. Dans ces années d’installation de Charles Beaudouin, on pourrait classer les constructeurs en deux types principaux : - des artisans réputés et habiles, issus du « beau XIXe siècle », qui ne se renouvellent guère et vont lentement disparaître : Secrétan, Pellin, Eichens, nombre d’opticiens connus ; - de nouveaux entrepreneurs disposant de solides compétences scientifiques, surtout en mécanique et électricité, et qui sauront aussi se doter d’une démarche industrielle moderne et organisée. Ils sont souvent issus des écoles d’ingénieurs : Polytechnique, Centrale, Physique et Chimie : CarpentierRuhmkorff (X), Breguet (X), Jobin-Yvon (X), Société Centrale de Produits Chimiques, Gaiffe-Gallot-Pilon, Georges Claude (PC), Rochefort (Centrale), Compagnie des Compteurs ; mais aussi quelques autodidactes comme Ducretet ou des maisons anciennes évoluant bien comme Nachet. Leur façon de travailler est fort bien explicitée par J.-C. Montagné dans son ouvrage12 sur Eugène Ducretet : 9
Catalogue de l’Exposition collective allemande d’Instruments d’Optique et de Mécanique de Précision, Berlin 1900, réédition Alain Brieux Paris 1984, épuisé. 10
Voir les conclusions de Jacques Payen, op. cit., p. 151.
11
Catalogue réédité par Mr Alain Brieux en 1980 , Édition Alain Brieux, épuisé.
12
« Eugène Ducretet, pionnier français de la Radio », page 11. J.-C. Montagné, autoédition ; 1998 ; 35 rue Salvador Allende 92220 Bagneux.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
« Dans ce siècle de début de la société industrielle, les sciences avançaient à bonne allure mais il fallait tout inventer. De découverte en perfectionnement, chaque savant devait imaginer les dispositifs matériels qui lui permettraient d’expérimenter et de prouver la valeur de ses hypothèses ainsi que les possibles applications de son travail de recherche. À ce moment s’impose l’ingénieur-constructeur car lui seul est capable de matérialiser les fruits de l’imagination du savant. Ce dernier travaille dans la théorie de son domaine, mais il est généralement éloigné de la réalisation pratique avec tous ses aléas. Les technologies sont le domaine de l’ingénieur et par une bonne compréhension des spécifications établies par le scientifique, il saura tenir compte de la résistance mécanique, électrique ou chimique des matières employées, de la commodité d’emploi, des contraintes dynamiques éventuelles. On est loin alors des possibles bricolages talentueux des pionniers comme Volta, Ampère ou Faraday. » Héritier modeste et nouveau venu au sein d’une longue tradition de qualité, c’est donc en ce lieu et dans cet environnement que Charles Beaudouin s’établit à son compte. Il mise sur son habileté technique, sur le réseau de savants et de chercheurs de la Montagne qu’il connaît quelque peu, et sur l’appui essentiel de son épouse Nancy Bonnamour. Celles-ci, dont les compétences comptables, d’organisation et de clairvoyance lui apportent le complément indispensable de ses propres qualités, se révélera par la suite remarquable dans la direction de l’entreprise, pratiquement seule « patronne » de 1920 à 1940. Mais on verra que la chance particulière de cette entreprise aux racines artisanales sera de bénéficier après 1910 des compétences scientifiques d’un homme exceptionnel dont Nancy et Charles sauront faire leur proche collaborateur et leur ami : Henri Gondet, ingénieur de l’EMPCI. Le premier atelier, loué à Mme de Mouÿ en mai 1903 dans la cour du 7 de la rue Blainville, est bien modeste : 75 m2. Le coût des aménagements nécessaires pour installer les quelques machines est assuré grâce aux premiers moyens financiers que peut apporter sa famille, surtout la mère de Charles et ses deux frères. On y emploie quelques « compagnons » et un contremaître qui ne quittera l’entreprise qu’en 1955… Il existe assez peu d’informations sur ces premières années, mais cette installation est sûrement habilement menée par Charles et son épouse Nancy. On sait en effet que,
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dès les premiers exercices13, le chiffre d’affaires dépasse 40 000 francs-or et que l’exploitation de l’entreprise est bénéficiaire, de l’ordre de 5 à 10 % du chiffre d’affaires, ce qui est assez inattendu pour une création. La croissance de l’activité est de 10 à 20 % l’an au cours des dix premières années ; Charles peut y faire face par un bon équipement en machines et grâce à un stock notable de métaux et de matières premières, qui sont à l’époque assez coûteuses. Ces investissements sont financés par les apports financiers de la famille qui ne lui ménage pas son appui. Le succès des « start-up » réside aussi dans un apport financier initial suffisant ; c’est une règle de tous les temps et le « capital de proximité » constitue une des meilleures formules pour rassembler les fonds propres à la création des entreprises.
Une bonne installation… En 1907, l’entreprise est transférée 31 rue Lhomond dans des locaux plus vastes14, pour faire face à cette croissance qui se confirme. Charles Beaudouin veut faire une installation moderne mais économique. La distribution d’énergie électrique étant encore insuffisante, il va choisir une énergie commode pour son atelier : un moteur à « gaz pauvre » entraînant une génératrice à courant continu, qui alimente le moteur électrique de chaque machine. Ces moteurs à « gaz pauvre » étaient des moteurs à explosion à régime lent. Leur alimentation en gaz combustible provenait soit d’un « gazogène » à bois ou à coke permettant d’extraire la partie utile de ces matières premières peu chères et assez abondantes, soit plus généralement, à Paris et dans les grandes agglomérations, du raccordement au gaz d’éclairage de la ville dont le pouvoir calorifique était assez « pauvre » mais qui n’était pas très coûteux et dont la distribution urbaine était en place à l’époque.
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Les écritures comptables des dix premières années existent, rassemblées dans le « Journal des opérations commerciales », ainsi que le livre des salaires de 1914 à 1919.
14
Ces locaux seront loués jusqu’en 1970 à la Congrégation des Bénédictines du Saint-Sacrement, religieuses cloîtrées propriétaires de lieux qui protesteront parfois à la suite des bruits de l’atelier et de certains propos un peu crus des ouvriers…
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
En effet la question de l’approvisionnement en énergie est fondamentale pour l’industrie en ce début du XXe siècle15, et le retard de la France par rapport à la Prusse obsède les milieux industriels et politiques. Dans son ouvrage déjà cité Lafargue fait une comparaison entre Paris et la Prusse :
15 « Il existait (au XIXe siècle) des « usines » où une machine à vapeur ou des moteurs à gaz pauvre entraînaient toute une série d’arbres de transmission installés sur plusieurs niveaux. Des artisans et de petites entreprises y louaient un certain nombre de poulies pour actionner leurs machines. C’était le cas de l’usine Volta près des Arts et Métiers où Jean-Baptiste Frémont s’était installé. » M. Frémont, Le Polissage, nickelage, chromage dans une PME au XXe siècle, inédit, Paris, 2004.
1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
Paris, avec une puissance totale de 55 298 chevaux-vapeur installés, se situe derrière onze villes allemandes, et la puissance moyenne des machines fixes y est en général double… Le livre de Laffargue dresse un tableau intéressant de la distribution de l’électricité en 1895 à Paris, qui montre une forte inégalité entre la rive droite, déjà un peu industrialisée surtout vers l’est, et la rive gauche, très mal desservie. Dans ses conclusions, il précise cette desserte électrique insuffisante de la rive gauche, encore réalisée en courants continus : « Le secteur de la rive gauche n’est désservi actuellement que par une petite station centrale, d’une puissance de 100 kw,
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Distribution électrique dans Paris vers 1895.
installée place Sainte-Geneviève. On prépare les projets de distribution par courants alternatifs. » Cette insuffisante distribution d’énergie électrique perdurera dans le Ve arrondissement jusque dans les années 1950, presque toute la Montagne restant équipée en 110 volts, à l’exception de certains établissements comme l’hôpital Curie sur l’alimentation duquel les Éts Beaudouin se connectent en 1932 afin de disposer d’une puissance suffisante. L’ESPCI conservera après 1945 sa machine à vapeur… Pour un artisan mécanicien qui s’installe, le choix de la source d’énergie nécessaire au fonctionnement des machines est important. Charles Beaudouin s’inspirera très probablement des calculs présentés par Laffargue dans son ouvrage et qui montrent l’économie procurée par le moteur à gaz pauvre.
1903-1940 : création et développement de la maison Beaudouin
Il choisira donc le moteur à gaz pauvre pour l’alimentation en énergie de son nouvel atelier 31 rue Lhomond.
Un bon ingénieur… C’est en 1910 que le travail de Ch. Beaudouin va se trouver enrichi et démultiplié par l’entrée dans la petite entreprise d’un jeune ingénieur, Henri Gondet, diplômé de l’EMPCI en juin de cette année-là. Il a rédigé un manuscrit passionnant16, qui fourmille de précieuses informations sur ces premières années de la vie de l’entreprise. Laissons-lui la plume, à ce moment de son récit où il recherche un premier emploi à la sortie de l’école. « Je m’adressai au père Lantz, Président de l’association des anciens élèves mais aucune des situations proposées ne pouvait me convenir : départ pour la Hollande pour LMT, pas assez de barbe pour le directeur de l’École d’Électricité Charliat où un poste de chef de travaux était manquant. Finalement j’allai voir mon professeur d’optique Féry qui me dit tout de suite : « Traversez la rue Lhomond17 et allez vous présenter de ma part à un monsieur du nom de Beaudouin qui construit des instruments
16 « Comment je suis entré à l’EMPCI » par Henri Gondet, manuscrit écrit vers 1970, très aimablement communiqué par sa fille, Madame Letourneur. 17 À cette époque, il suffisait en effet de traverser la rue : l’EMPCI se trouvait au 36-42 rue Lhomond dans l’ancien collège Rollin, et Ch. Beaudouin venait d’emménager dans son nouvel atelier du 31 rue Lhomond à l’angle de la rue du Pot-de-Fer, loué à la congrégation des Sœurs Bénédictines du Saint-Sacrement dont le couvent occupait, jusqu’en 1985, le quadrilatère des rues Tournefort, Amyot, Lhomond et du Pot-de-Fer. Voir le plan figurant page 38.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
de précision pour les laboratoires des facultés. Il a trop d’études18 et s’il est un excellent mécanicien il lui manque souvent des notions de base en physique et un ingénieur, ancien de l’école, pourrait lui être très utile ». Je n’hésitai pas, traversai la rue, ouvris une petite porte qui donnait sur un étroit vestibule, la porte de gauche donnant accès à une pièce meublée d’une armoire, d’une planche à dessin et dans le fond d’un bureau derrière lequel se tenait une femme en noir au visage assez sévère. Tout était rétréci. Sur le côté gauche une baie vitrée permettait de surveiller l’atelier de constructeur occupé, semblait-il, par une vingtaine d’ouvriers. Un porte face à celle d’entrée assurait l’accès à cet atelier en passant par un local où tournait poussivement un moteur à gaz pauvre dont l’imposant volant entraînait par courroie une génératrice de courant continu qui alimentait les moteurs des machines-outils rendus ainsi L’atelier de Charles Beaudouin 31 rue Lhomond ; on aperçoit au fond le volant du « poussif » moteur à gaz pauvre. Les deux appareils finis situés au premier plan de la photo ne sont pas connus, probablement des machines à diviser19 ou à polir.
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Il faut comprendre : « trop d’études de prototypes à réaliser ».
Ces fabrications sont mentionnées dans la rubrique Ch. Beaudouin figurant dans l’édition 1914 de l’Annuaire du Syndicat Patronal des Constructeurs et Négociants en Instruments d’Optique et de Précision. Archives GIFOSGOIP.
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indépendantes les une des autres. Pas de ligne d’arbre, pas de courroies de transmission – un bon point. Je fus reçu par un monsieur en blouse blanche, assez corpulent, aux pieds généreux, l’air bonhomme avec une grosse tête à la calvitie avancée. C’était le patron Charles Beaudouin. Je lui exposai mon cas, et sans me répondre l’homme en blanc alla consulter la femme en noir et revint pour me dire : « on peut essayer » et comme je m’informais du traitement dont je pouvais bénéficier il y eut un nouvel entretien à voix basse et le patron me donna la réponse : 125 francs par mois. Ce n’était pas le Pérou même en 1910-1911 mais j’acceptai, évidemment. - Quand puis-je commencer ? - Tout de suite. - Où vais-je m’installer ? - Je vais vous donner une planche à dessin et vous vous mettrez provisoirement sur l’appui de la fenêtre (entre deux portes). L’appareil à dessiner était réservé à un ancien élève des Arts et Métiers qui venait travailler le soir une heure ou deux. Comme le soir tombait le patron me donna une lampe à col de cygne, une planchette, une prise de courant, du fil électrique et me dit : - Fixez-vous une lampe sur le mur pour vous éclairer ! Ce fut mon premier travail. » Cet homme, Henri Gondet, apportera une contribution essentielle au succès de l’entreprise, qui n’aurait certainement pas connu son développement sans sa présence durable et sa compétence reconnue. Il fut le véritable complément scientifique du savoir-faire technique de Charles Beaudouin, et de la bonne gestion de son épouse.
L’activité de la « Maison Charles Beaudouin » : un bon équilibre Durant cette première décennie de l’entreprise, les productions deviennent rapidement nombreuses et intéressantes. On peut distinguer deux activités principales qui, bien que mettant en œuvre des savoir-faire voisins, sont cependant de nature bien distincte : des installations mécaniques et électriques, et la construction d’instruments scientifiques.
La femme en noir, Nancy Beaudouin.
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L’entreprise réalise en effet de nombreuses installations mécaniques et électriques pour une clientèle diversifiée, telle que l’on peut l’identifier dans le « Journal des opérations commerciales » tenu entre 1903 et 1912 : - nombre de laboratoire scientifiques y sont mentionnés, comme ceux de la Sorbonne, de Marie Curie, de l’École Polytechnique, de l’ESPCI ; des observatoires astronomiques, comme celui de Janssen au sommet du Mont-Blanc ou celui de Besançon. La clientèle des établissements de recherche et d’enseignement supérieur comprend pratiquement tous les établissements parisiens ; - des établissements industriels : la Compagnie des Compteurs, Thomson-Houston, Pathé-Compagnie des Cinémas, les Chemins de Fer de l’Est, la Société centrale de Produits Chimiques, la Compagnie des Lampes, les Fonderies de Maisons-Alfort, plusieurs biscuiteries – Fosse, Georges – des imprimeries, des ateliers de construction mécanique ; - des hôpitaux : Necker, la Salpêtrière, des établissements de cure comme la Bourboule ou Pougues-les-Eaux. Ces contacts avec les villes d’eaux du Centre de la France sont probablement pris grâce à la famille de Nancy Bonnamour qui en est originaire ; - les services de la municipalité de Paris : laboratoire municipal, Service de Surveillance des Eaux, Préfecture de Police, Assistance publique ; - même des spectacles « électriques » et lumineux comme ceux de Loïe Fuller, actrice américaine créatrice de spectacles très modernes et originaux ; amie des Curie, elle est fascinée par le radium qui sert d’argument à l’un de ses spectacles. En revanche on ne sait guère par quels réseaux cette clientèle est acquise. En instrumentation médicale les réalisations de Charles Beaudouin concernent surtout des installations électriques fixes dans les salles destinées au traitement par les rayons X, dont les appareils sont produits par des spécialistes comme Gaiffe, Pilon, Massiot, Ducretet, etc.20
20 Voir dans « Les Rayons de la Vie », Institut Curie, Paris 1998, l’article de Paolo Brenni sur les constructeurs.
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Ce marché des installations électriques ou électro-mécaniques permet à l’entreprise de trouver une activité assez régulière et rentable, apportant la contribution financière nécessaire au développement de l’autre grand domaine : l’instrumentation scientifique, dont les appareils demandent une mise au point longue et donc coûteuse, et dont la clientèle encore limitée ne permet que de très petites séries. La capacité de réaliser des prototypes de ces instruments nouveaux pour les chercheurs établit rapidement la notoriété de Charles Beaudouin dans différents domaines. Le témoignage de Henri Gondet est là encore évocateur du processus de création instrumentale qui sera durable chez Beaudouin : « Le Commandant Ferrié était venu demander au patron s’il pouvait étudier et construire un manipulateur à jet de mercure susceptible d’établir et de couper un courant dont l’intensité pouvait atteindre 300 ampères sous 250 volts environ et ceci à la cadence d’une transmission en signaux Morse, c’est-à-dire très rapidement. Il n’existait rien de semblable sur le marché français… C’est en feuilletant le cours d’électricité de Langevin que je tombais sur les montages de l’électro-dynamomètre. Convenablement transposé il devait fournir la solution du problème posé. » Un grand nombre d’appareils conçus par Charles Féry, professeur d’optique à l’ESPCI, seront fabriqués par Charles
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Installation d’examen radiologique vers 1910 ; Charles Beaudouin fournissait la partie électrique murale pour certains constructeurs.
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Cette carte de Millochau évoque un pyrhéliomètre dont on ne connaît pas d’exemplaires. Avant 1907, les trois fils Beaudouin habitent ensemble avec leurs épouses au 1 rue Clovis, Charles et Nancy emménageront ensuite au 31 rue Lhomond.
Beaudouin après 1903. Le premier appareil identifié et daté est l’actinomètre, avec lequel Féry et Millochau mesurent la température du soleil au sommet du Mont Blanc en 1906. L’année 1910 est féconde avec la création du spectrophotomètre et des deux spectrographes Féry, l’un pour la lumière visible et l’ultraviolet, l’autre pour l’infra-rouge. Henri Gondet débute alors dans l’entreprise et collabore sans doute à leur dessin. Deux appareils conçus à cette époque par Ch. Féry et réalisés par Ch. Beaudouin, la bombe calorimétrique et le spectrographe, simples et performants, seront produits sans changement jusqu’en 1970… André Debierne confie à Charles Beaudouin vers 1910 la réalisation, après modifications, de l’appareillage conçu par Pierre et Marie Curie pour la mesure de la radio-activité, préalablement construit par la Société Centrale de Produits Chimiques : condensateur d’ionisation, électromètre à quadrants, quartz piézo-électrique. Avec Moulin, l’entreprise met au point une pompe à vide mécanique nouvelle, et c’est d’ailleurs Henri Gondet qui procède aux premiers essais en 1910-1911, peu de temps après son entrée chez Ch. Beaudouin. Le souvenir de Marcel Moulin, décédé durant la première guerre mondiale, est évoqué par Paul Langevin : il était « mon préparateur particulier et mon chef de travaux avant de devenir professeur à la Faculté des sciences de Besançon, il avait le génie de la mécanique et occupa le premier la chaire d’horlogerie fondée à l’Université de Besançon ».21 21 Cité par Pierre Biquard, « Du radium aux microprocesseurs », p. 62, IDSET (ESPCI), Paris, 1962.
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Carte postale adressée par le « spectrobolomètre », sous la signature de Moulin, à Nancy Beaudouin, depuis « les hautes régions de l’atmosphère » chères au Savant Cosinus.
Moulin avait aussi participé aux travaux de Millochau et Féry au sommet du Mont Blanc : on trouve sa signature sur une carte postale envoyée du Mont Blanc à Nancy Beaudouin. Des appareils réalisés par Charles Beaudouin pour Villard sont aussi mentionnés par Henri Gondet dans un document de 1935, sans autre précision. Enfin, c’est le Capitaine Ferrié qui donnera une importante impulsion à l’entreprise en lui confiant de nombreuses fabrications pour la télégraphie militaire, « la TM », dont on trouve des commandes dès 1908. Dans son manuscrit Henri Gondet nous le présente, entre 1910 et 1912 : « C’est ainsi (…) que se présenta un jour au bureau, où je fus invité à venir, un personnage de marque, à l’allure décidée, énergique, cheveux grisonnants, fortes moustaches et courte barbe, le futur Général Ferrié, alors Commandant, en civil, créateur et organisateur du service et du réseau de télégraphie sans fil militaire, et qui venait de faire terminer l’installation d’un poste émetteur à grande puissance dans les locaux creusés sous le Champ de Mars… » Il nous donne aussi l’explication du fait que le Capitaine Ferrié appréciait déjà le travail de Charles Beaudouin : « Ch. Beaudouin, ancien ouvrier de la maison Breguet avant de s’établir à son compte, conservait des relations avec un camarade qui avait été nommé chef du service de contrôle des appareils télégraphiques militaires Bd Latour-Maubourg et qui lui faisait obtenir des commandes pour la fabrication en petites séries de manipulateurs, d’enregistreurs Morse etc. »
Le Commandant Ferrié.
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Ce dernier appareil est aujourd’hui souvent désigné sous le nom de « Télégraphe Militaire ». Le « modèle TM 1907 », est aussi produit par AOIP, Digney, Breguet et bien d’autres constructeurs, et Ch. Beaudouin réalise aussi un relais télégraphique translateur et amplificateur du signal.
Télégraphe militaire (modèle TM 1907).
Puis viendront, durant la Première Guerre, les postes à galène de tranchée appelés « Boîtes Type A », ensuite les postes à lampes « TM », enfin toute la gamme des appareils d’étalonnage et de contrôle construite pour l’Armée et figurant dans la seconde partie de l’ouvrage.
Un constructeur avisé et reconnu Comment travaillait Charles Beaudouin ? Le témoignage de Henri Gondet est, ici encore, de grande qualité : « Combien de fois adossé à une machine et la tête au large front penchée dans une profonde méditation, cherchait-il dans cette pose qui lui était familière les différentes combinaisons possibles d’une nouvelle réalisation ; il en assemblait ainsi dans son cerveau les divers éléments et le dessinateur auquel il soumettait finalement ses idées restait toujours émerveillé de trouver une étude beaucoup mieux mise au point par la pensée qu’il n’aurait pu le faire lui-même après de nombreux croquis.22 » Élégante évocation d’une belle capacité d’abstraction…
Carricature de Charles Beaudouin.
Charles Beaudouin sut établir dès les origines de son entreprise une collaboration avec les chercheurs et professeurs de l’EMPCI , qui n’hésitaient pas à « traverser la rue » pour venir réfléchir avec lui sur un prototype en cours d’élaboration. Ce type d’échange indispensable entre l’idée de la recherche fondamentale, la conception de l’appareil et la technique mise en œuvre pour sa réalisation se poursuivra jusqu’aux années 1970 et sera une constante de la méthode de travail de l’entreprise Ch. Beaudouin23. 22 Éloge de Charles Beaudouin paru après son décès dans la Revue des Industries Françaises de l’Optique en 1935. 23 Cette méthode est retracée de façon précise et permanente dans le « cahier bleu » de Paul Beaudouin rédigé de 1932 à 1935 pour nombre d’appareils nouveaux de cette époque. Elle est réaffirmée dans un courrier de 1943. Et j’ai, personnellement, le souvenir, rentrant de l’école en fin d’après-midi dans les années 1950, d’être allé voir la mise au point par mon père et les techniciens du prototype de cœur-poumon artificiel en présence de son concepteur, le Professeur Thomas qui passait très souvent à l’atelier et participait à la recherche des solutions techniques.
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Pour se faire connaître Charles Beaudouin participe dès avant la Première Guerre mondiale à de nombreuses expositions d’instruments scientifiques, à Lyon notamment où il reçoit un prix de « Collaborateur » de la « Maison Féry » : le jury n’a sans doute pas bien saisi le partage des rôles entre l’inventeur qui signe un appareil et son constructeur, et Charles Féry l’en félicite avec humour. Carte de Ch. Féry félicitant Ch. Beaudouin pour son diplôme de « collaborateur », et carte de Ch. Beaudouin adressée à Nancy de Londres, à l’occasion de l’Exposition Française de 1908.
Les conditions de réussite des entreprises nouvelles et innovantes sont elles très différentes entre ce début du XXe siècle et aujourd’hui ? Un travail historique récent montre comment Georges Claude (EMPCI 1900) rassemble les premiers capitaux nécessaires à la création de la société l’Air Liquide. Il donne pour objectif à cette entreprise innovante de
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diffuser des procédés nouveaux de liquéfaction de l’air et de séparation des gaz composants, et de vendre les produits gazeux qui en sont issus. Les premiers actionnaires en sont des ingénieurs amis de Claude, et les premiers capitaux rassemblés servent aux premiers investissements. De 1902 à 1910, le recours au marché financier se fait très progressivement afin que ces premiers investisseurs conservent le plus longtemps possible le contrôle de l’affaire. Ainsi sont rassemblés des moyens financiers externes nécessaires au développement, mais sans entraîner les fondateurs et leurs amis vers la perte du contrôle. Lorsqu’une entreprise évolue bien parce qu’elle dispose de bons produits et d’une bonne stratégie, ses investissements nécessitant des concours financiers importants. Il est donc parfois difficile pour les fondateurs d’en garder le contrôle. Cela survint assez rarement dans le milieu des constructeurs d’instruments : ils auront le plus souvent des attitudes patrimoniales familiales prudentes, au détriment d’un développement plus prometteur mais aussi plus risqué pour leur entreprise. Ayant limité le développement de leur affaire aux moyens financiers rassemblés auprès de la proche famille, Charles Beaudouin et son épouse étaient certainement d’un comportement prudent et indépendant. Mais par ailleurs Charles était actif dans le « Syndicat Patronal des Constructeurs et négociants en Instruments d’Optique et de Précision », fondé en 1896. En 1914, il siège dans trois des huit commissions de ce syndicat : la commissions de l’apprentissage, aux côté de Pellin, Jobin, Collot, Vion, la commission des programmes de l’École d’Horlogerie (de Besançon ?) aux côtés de Jobin et Collot, et la commission d’arbitrage pour la branche de la mécanique, aux côtés de Capentier et Darras. Il existait deux autres branches dans cette commission : l’optique et la précision24. Deux ouvriers de « chez Beaudouin », dans l’atelier du 31 rue Lhomond, travaillant sur un tableau de commande électrique en marbre.
À la veille de la Première Guerre mondiale, Charles Beaudouin reste un artisan de qualité employant quelques dizaines de salariés, comme nombre de constructeurs d’instruments. On est loin de la dimension et de l’organisation que d’autres entrepreneurs sauront acquérir pour faire face aux besoins industriels du conflit qui s’annonce. 24
Archives du GIFO (Groupement des industries Françaises de l’Optique).
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L’entreprise dans la Grande Guerre Dès le mois d’août 1914, tout en poursuivant la fabrication d’instruments scientifiques, l’entreprise est « mobilisée » pour apporter sa contribution à l’effort de guerre dans plusieurs de ses spécialités. Charles Beaudouin et ses ouvriers vont être mobilisés dans l’entreprise pour les fabrications militaires, et donc dispensés de présence sur le front des armées. Feuillet de détachement au titre de « Chef d’usine » de Charles Beaudouin, figurant dans son livret militaire.
La fabrication des appareils de la Télégraphie Militaire, la « TM », avait débuté dès les années 1905-1910, bien avant le déclenchement de la guerre, les services du Capitaine Ferrié ayant sélectionné un certain nombre de fabricants de confiance dont la qualité était reconnue : Ducretet, A. O. I. P., Gaiffe, Rochefort, et quelques autres. On a vu que la liste des appareils de la TM produits par Ch. Beaudouin est assez longue, comprenant des récepteurs de TSF utilisés dans les tranchées, à galène puis à lampes, et des appareils beaucoup plus élaborés destinés à l’étalonnage et au réglage des postes d’émission ou de réception. Cette grande diversité et le soin apporté à la fabrication des appareils Charles Beaudouin expliquent sans doute l’attrait que leur témoignent les collectionneurs d’aujourd’hui… Mais il y a peu de documents sur l’activité économique induite chez les artisans et constructeurs par la demande des télécommunications de l’armée, sans doute pour des raisons de secret ; on écrit peu et il semble que les archives des télécommunications militaires de cette époque soient assez peu fournies. Quelques appareils de la TM.
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Parmi les fabrications de Charles Beaudouin, Charles Féry évoque un viseur pour avions : « … une lunette de 70 cm de longueur, ayant un champ de 90e et un grossissement égal à l’unité. Munie d’un quadrillage réticulaire, elle avait pour but de faciliter à une escadrille d’avions le bombardement d’un but indiqué, bien que les aviateurs soient dans une carlingue blindée pour les mettre à l’abri des projectiles. Le premier avion d’une escadrille {…} pouvait indiquer par TSF aux avions qui le suivaient, et qui étaient munis de la même lunette, la correction à faire pour atteindre le but. En réalité, cet appareil permettait à l’aviateur de voir le but comme si son oeil était transporté au trou percé dans le plancher de la carlingue et où se trouvait l’objectif de la lunette. (Elle fut) construite en 1915 par M. Ch. Beaudouin sur mes instructions.25 »
Une « Petite Curie ».
Il n’existe pratiquement pas de documents sur d’autres réalisations de Charles Beaudouin durant la première guerre. Mais il est certain qu’un assez grand nombre de fabrications se sont poursuivies, dont des éléments entrant dans la construction de nombreuses installations radiologiques pour la chirurgie militaire semblables à celles des « Petites Curie », les voitures radiologiques présentes sur le front, et dont la reproduction figurait sur nos derniers billets de 500 francs.
Schéma de l’installation placée dans la voiture, figurant la méthode de repérage des projectiles dans le corps des blessés, par triangulation sur deux clichés successifs. Document ayant appartenu à Ch. Beaudouin, qui fournissait une partie des tableaux de commande.
On connaît les effectifs de l’entreprise par le livre des salaires de 1915 à 1919. On sait par le témoignage de Henri Gondet qu’une vingtaine d’ouvriers travaillent dans l’atelier en 1910. Le nombre de salariés va constamment augmenter 25
Ch. Féry, « Titres et Travaux », 1933, p. 78.
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durant la guerre : 50 à la fin de 1915, 58 en décembre 1916, 73 en décembre 1917, 81 à la fin de 1918. Les effectifs se féminisent chez Beaudouin comme dans toute l’industrie. Non seulement la masse salariale totale augmente, puisqu’elle triple en francs courants de 1916 à 1919, mais aussi les salaires individuels nominaux, sous l’effet des mouvements sociaux et des grèves de l’année 1917 provoqués par l’inflation et la difficulté croissantes des conditions de vie, sur fonds de lassitude de la guerre. De 1914 à 1917 de nombreuses lettres de « Madame Beaudouin » à Henri Gondet témoignent de l’amitié qui s’est établie entre Charles et Nancy et leur très proche collaborateur. On dispose de quelques anecdotes et précisions grâce à l’ouvrage de Pierre Gondet sur son père, rédigé en 1993 à partir des courriers et documents de l’époque26. En 1917, Henri Gondet revient du front des Balkans, où il a installé un service d’écoute radio des transmissions militaires bulgares et autrichiennes. Mais il y a contracté un sérieux paludisme qui justifie son rapatriement à Paris, et Charles Beaudouin lui envoie le 4 août 1917 une recette-miracle contre la fièvre, sans doute apprise de ses voisins du 32 rue Lhomond, les Missionnaires africains de la congrégation du Saint-Esprit : « Couper en tranches un citron et le sécher vivement, soit au four, soit sur du sable chaud. Le séchage doit être mené à l’extrême pour obtenir des rondelles friables qui, brisées, seront mises en pâte claire dans un vin blanc chauffé. Avaler le tout à jeun après la première nuit de fièvre. Ceux qui m’en ont parlé disaient que l’accès était coupé aussi vite que par une injection de quinine, mais sans mal de tête ni bourdonnements d’oreilles… » Un traitement un peu différent à l’hôpital Broca rétablira Henri Gondet, qui sera placé en position d’« affecté spécial » à la maison Beaudouin de septembre 1917 jusqu’à la fin de la guerre.
Une vocation confirmée d’instrumentation scientifique (1919-1939) La sortie de la « Grande Guerre » correspond pour beaucoup d’entreprises à une crise, plus ou moins profonde, résultant 26 « Une famille parisienne pendant la Grande Guerre », Pierre Gondet, 100 pages, inédit, 1993.
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de la chute des commandes militaires et de l’État, et obligeant à des reconversions plus ou moins aisées dans le domaine civil. Les industries de l’automobile et de l’aéronautique sont des illustrations connues de cette crise des années 1920 : on y trouve de nombreux échecs pour quelques succès. Dans le secteur de la mécanique de précision et de l’électricité, l’entreprise de Charles Beaudouin ne fait pas exception : à la suite de la chute des commandes militaires les effectifs tombent à moins de 30 employés en juin 1919, contre 81 en octobre 1918... On peut penser que ceci correspond au niveau nécessaire pour honorer les commandes d’instrumentation scientifiques qui redémarrent lentement, alors que les commandes de la Télégraphie Militaire et de la TSF baissent fortement pour presque disparaître.
Nancy Beaudouin vers 1925.
Les dirigeants de l’entreprise et la famille vont donc devoir s’adapter à ce nouveau et difficile contexte, qui se double d’un grave accident : Charles Beaudouin est frappé d’une congestion cérébrale en 1920, qui le laissera très handicapé jusqu’à sa mort en 1935. Mais, grâce à la clairvoyance et à la capacité de direction de son épouse Nancy assistée de la compétence de Henri Gondet, cette période de l’entre-deux-guerres va confirmer la renommée de l’entreprise. C’est donc dans cet environnement économique et personnel difficile que Nancy Beaudouin va parvenir à donner à l’entreprise un avenir compatible avec les moyens financiers et l’éthique des deux familles.
Un métier en cohérence avec une éthique Nancy Beaudouin et les deux familles Beaudouin et Bonnamour, prenant en compte la maladie de Charles, font le choix d’un développement de l’entreprise volontairement limité par les moyens financiers qu’elles peuvent rassembler, sans remettre en cause son indépendance. La ligne de conduite stratégique – comme on dirait aujourd’hui – sera donc l’approfondissement de cette vocation de fabrication d’instruments scientifiques. Restant très proche de la recherche et des lieux où elle s’exerce, l’entreprise décide de produire des séries limitées, marquées par une grande qualité conceptuelle et technique, qui doit rester le fondement de sa réputation. Les instruments scientifiques
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nouveaux, le prototype et la première petite série seront donc durablement les domaines de prédilection de l’entreprise. On trouve plusieurs illustrations de ce choix stratégique dans la vie de l’entreprise, dont l’une très tôt, quelques années après la guerre. Ainsi, il sera décidé de ne pas s’investir dans la production de postes de TSF, domaine où les fabrications de Ch. Beaudouin sont pourtant réputées : cela supposerait de devenir plus industriel. Faute de moyens financiers et sans doute la volonté en étant absente, lorsque la TSF devient la « Radio » et s’ouvre à un public pourtant limité, l’entreprise abandonne après 1924 ce domaine de fabrication qui devient quelque peu concurrentiel ; et pourtant l’entreprise avait non seulement fabriqué toute la gamme de la TSF militaire, mais aussi les premiers prototypes du haut-parleur électrodynamique réalisé en 1922 et dont les possibilités d’exploitation industrielle étaient immenses. Chronique durant toute la vie de l’entreprise, l’absence de moyens financiers est une donnée importante qui limite les choix des dirigeants. La première réussite avant 1914 avait été acquise grâce à une bonne rentabilité atteinte dès les premières années. Ce premier succès avait été rendu possible par l’apport initial de la famille de Charles, suffisante pour la première installation. Mais le manque de ressources importantes, nécessaires pour une seconde étape plus industrielle, va freiner le développement entre les deux guerres, surtout après 1932. On peut esquisser une analyse de l’attitude et des choix des dirigeants au cours de cette période : - les deux familles de Charles et Nancy sont dépourvues de fortune ; mais le travail est la valeur essentielle, que viennent légitimement sanctionner la réussite et l’ascension sociale ; - il n’y a pas vraiment eu d’accumulation financière ni avant ni pendant la guerre, juste un bénéfice conservé dans l’entreprise qui permet, après une rémunération modeste des salariés et des dirigeants, de faire face aux besoins d’investissement et d’augmentation du fonds de roulement induits par les besoins d’une honnête croissance ; - on est beaucoup plus intéressé par la réalisation réussie du bel instrument, fruit d’un échange intellectuel et scientifique, que par l’argent dont on parle d’ailleurs très peu, même si – ou parce que ? – l’on y fait très attention.
Publicité parue dans « Science et Vie », juillet 1922.
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Le mode de vie familial reste discret et sérieux, et la fantaisie ne semble guère utile. La demeure de Charles et Nancy, au-dessus de l’atelier du 31 rue Lhomond, est simple et commode, pas de meubles de prix ni d’œuvres d’art mais plus sûrement une table à dessin. Pas de maison de campagne mais on va se détendre en famille, chez les frères architectes de Charles Beaudouin dans la région de Melun, et une ou deux fois par an auprès de la famille Bonnamour à Néris-lesBains près de Montluçon dans l’Allier. Seul objet coûteux mais utile, qui est plus perçu comme symbole du progrès mécanique que comme un luxe, une automobile, une Panhard et Levassor X19 de 1914, car à l’époque Panhard est ce qu’il y a de plus sérieux et de plus établi en matière de mécanique automobile… Il y a dans tout cela de la croyance dans les bienfaits du progrès scientifique, de l’éthique personnelle austère et laïque, de la morale sans la religion. Et la famille se présente comme une sorte de cellule de travail et de confiance, qui doit rester au centre des préoccupations de chacun et des finalités communes. Sur ce fonds éthique et familial fort, et suivant une stratégie claire, Nancy Beaudouin désormais seule va renforcer l’entreprise au plan des hommes et des moyens de production durant cette période.
Les hommes Charles Beaudouin et son automobile, la PanhardLevassor X 19, à Néris-les Bains.
L’arrivée de Henri Gondet en 1910 avait apporté de bonnes bases scientifiques à l’entreprise. Après 1920, il faut absolument seconder Charles qui est très diminué par la maladie, et l’apport de l’ingénieur de l’EPCI devient essentiel : sa formation et sa reconnaissance rapidement acquise dans le milieu scientifique apporteront à l’entreprise notoriété technique et scientifique, mais il sera aussi l’homme de confiance de la famille dans les moments heureux ou difficiles. Puis ce sera l’entrée dans l’entreprise en 1932 du neveu de Charles, Paul Beaudouin dès sa sortie de l’ESPCI en tant que physicien. Il est probable que cette arrivée dans l’entreprise de Paul était préparée et attendue de longue date. Mariés en 1902, Nancy et Charles n’ont pas d’enfants. Leur neveu Paul est né en 1910 ; il va passer les années de guerre auprès de sa grand-mère dans la
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région melunaise et ne reviendra à Paris qu’en 1919, deux ans avant le décès de son père. Élevés, à l’ombre de l’« oncle Charles », par sa mère et ses tantes dont Nancy Beaudouin, c’est un enfant très appliqué et le climat sérieux de la famille ne peut que l’encourager à suivre une scolarité toute tracée : habitant rue Clovis, non loin de la rue Lhomond, il va à l’école primaire de la rue Rollin, puis au Collège municipal Lavoisier, enfin tout naturellement à l’École Municipale de Physique et de Chimie Industrielles de la Ville de Paris. On imagine facilement que Henri Gondet, peut-être aussi Charles Féry, n’ont pu qu’encourager Charles et Nancy à pousser leur neveu Paul dans cette voie ; elle est gratuite et convient à un garçon qui « marche » bien. Elle prépare aussi la relève dans l’entreprise.
Paul Beaudouin à l’EMPCI vers 1930 (en blouse blanche).
Il y fera donc ses études supérieures, sous la direction de Paul Langevin et y trouvera quelques bons amis en même temps que le réseau de camarades qu’il gardera toute sa vie professionnelle ; un des plus proche était sans doute Surugue avec qui il commencera son service militaire au 32e régiment d’artillerie à Poitiers. Sous l’autorité de Nancy Beaudouin, Paul fera ses premières armes dans l’entreprise dès 1932 sur de nouveaux appareils et Henry Gondet sera son véritable mentor jusqu’à la guerre et la débâcle de 1940. C’est aussi dans l’entreprise que Paul rencontrera sa future épouse, Adrienne Bonnamour, nièce de Nancy née en 1902, qui y assure une bonne partie des tâches administratives et comptables depuis environ 1925. Ils se connaissent évidemment depuis longtemps et ils se côtoient dans l’entreprise depuis 1932. Le journal de Paul Beaudouin mentionne
À gauche, Paul Beaudouin ; sur la marche supérieure Mlle Leconte devant Surugue.
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À Poitiers en 1931 avec Surugue (en haut à gauche) ; les deux mitrailleuses Hotchkiss avaient été très modernes en 1916…
Adrienne pour la première fois le lundi 12 février 1934, jour de la grève générale qui répond aux émeutes du 6 février lorsque les ligues d’extrême droite ont marché sur la Chambre des Députés. Laconiquement, Paul Beaudouin mentionne : « Demain : emmener Adrienne au Museum »… La chanson du labo d’optique 1 - Dans un labo noir et sombre Où jamais lumière ne luit On n’y voit jamais que l’ombre Et tout le jour c’est la nuit
2 - La lumière du bec Bergel Brille dans toute sa gloire Et l’on s’en remet à elle Afin dans le noir d’y voir !
3 - Dans cet antre vit un homme Tout noir de la tête aux pieds Qui d’une voix de rogomme Fait des astuces sans arrêt
4 - Autrefois dans la savane Photographe chamelier Il suivait les caravanes Pour les photographier
5 - Mais bientôt il en eut marre Des moukères et des arbis Et il s’en alla revoir Son ami Charles Féry
6 - Plus de coucous car les lentilles Je le dis sans calembour Sont le domaine de Camille Autrement dit Vaurabourg.
Recueilli le 15 mai 2003 auprès de Emmanuel et Françoise Courtillot, 57e promotion dont Françoise est sortie Major…
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Ils se marieront en 1936 et se montreront beaucoup plus « fantaisistes » que leurs aînés ; leur premier achat de jeunes mariés sera un grand canoé canadien d’occasion, le camping et la voile sur la Seine, leur loisir de prédilection. Au-delà de leurs sentiments personnels évidents, les époux sont certainement en profond accord sur les valeurs familiales et l’éthique qui sous-tend la vie de cette entreprise. Ce mariage permet, à une seconde génération, après Charles et Nancy, de poursuivre un mode de management de couple pour l’entreprise, conservant ainsi une alliance entre les deux familles
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Journal de Paul Beaudouin, lundi 12 février 1932.
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fondatrices qui évite la dispersion patrimoniale et se veut garante de son indépendance. On est encore proche des stratégies matrimoniales paysannes observées dans le monde rural jusqu’au XIXe siècle, et bien présentes chez les aïeux Beaudouin au XVIIIe siècle, vignerons à Maincy près de Vaux-le-Vicomte.
Les dernières années du fondateur
Le canoë canadien vers 1946, suivi du Capitaine Mac Cann, officier américain hébergé rue Rataud ; et Adrienne à la barre sur la Seine.
Henri Gondet et Paul Beaudouin vont travailler ensemble étroitement, sous la direction de Nancy Beaudouin à qui reste soumise toute décision importante engageant l’entreprise. Charles Beaudouin garde une faible activité, certains brevets sont encore déposés en son nom et sa reconnaissance professionnelle est largement établie : la Société d’Encouragement à l’Industrie Nationale lui décerne en 1928 la médaille Dumas, « en faveur des ouvriers qui, sans quitter les ateliers, ont su s’élever jusqu’au rang de directeur d’usine ». L’entreprise est présente à l’Exposition Coloniale de 1931 et Charles est le titulaire de la carte professionnelle d’entrée. Mais sa santé décline et il s’éteint le 8 mai 1935, trente deux ans après avoir créé son entreprise qui est maintenant devenue un constructeur d’instruments scientifiques renommé. Deux billets de la Banque d’Angleterre sont encore conservés aujourd’hui. Datés du 15 aôut 1935, soigneusement pliés dans une enveloppe au nom de Madame Beaudouin, étaient-ils une précaution constituée pour la veuve de Charles, dans une monnaie plus stable que le franc de l’époque ?
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Les moyens de production Au plan des moyens matériels et des installations, le succès confirmé au cours des années 1920 à 1930 va décider la famille à construire une nouvelle usine assortie de laboratoires et de bureaux modernes. Les locaux du 31 rue Lhomond son devenus vraiment trop exigüs, et leur statut locatif aux Sœurs Bénédictines du Saint-Sacrement ne permet guère une évolution industrielle et commerciale adaptée à la réputation de l’entreprise. Prévoyant cette nécessaire croissance, la famille a déjà acquis un vieil immeuble en face du 31, au 34 rue Lhomond, qui présente l’avantage de disposer d’un grand jardin de 850 m2 longeant la rue Rataud sur lequel l’on pourra construire de nouveaux ateliers, tout en restant au cœur du quartier des Écoles et face à « PC ». Cette construction neuve ne sortira pas du cercle familial puisque c’est Édouard Beaudouin, frère architecte de Charles, qui va dessiner les plans de ce nouvel immeuble qui comprendra, au-dessus du vaste atelier de 800 m2, deux étages de bureaux et un étage d’habitation pour Charles, Nancy et la famille – on garde la même disposition qu’au 31 rue Lhomond, c’est bien commode d’habiter au-dessus de l’entreprise ! Cette nouvelle construction achevée en 1932 au 1 et 3 rue Rataud insère encore plus l’entreprise dans le tissu urbain du
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Les trois implantations successives de l’entreprise Ch. Beaudouin : en 1903, au 7 rue Blainville, en 1907, au 31 rue Lhomond, en 1932, au 1 et 3 rue Rataud. Le collège municipal Rollin figurant sur ce plan de 1876 deviendra l’École Municipale de Physique et Chimie Industrielle en 1882, située alors rue Lhomond.
quartier qui se modernise : construction des nouveaux bâtiments de l’ESPCI, modernisation de l’École Normale Supérieure et de ses laboratoires, construction de l’École primaire communale sur l’emplacement du vieux collège Rollin de la rue Lhomond. Ces bâtiments sont réalisés selon une technique et dans un style architectural combinant la brique et le béton, esthétique très caractéristique de ces années-là. L’entreprise ne dispose pas de fonds suffisants pour une telle construction. Les deux familles Beaudouin et Bonnamour vont donc apporter les moyens nécessaires à une société civile immobilière familiale ; l’entreprise sera locataire de ce
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nouvel immeuble tout en conservant les locaux loués au 31 rue Lhomond. Mais ce choix de construire un aussi grand immeuble industriel est très lourd pour les deux familles qui vont devoir y apporter tous leurs moyens financiers. Décidé par une personne aussi avisée que Nancy Beaudouin, il ne peut s’expliquer et se justifier que par un ensemble de considérations jugées suffisamment positives : le succès de l’entreprise Ch. Beaudouin dans les années 1920 à 1930, la direction technique habile et confirmée de H. Gondet, et l’entrée prévue de Paul Beaudouin pour le seconder et ensuite lui succéder. On reste assurément dans un modèle familial, à peine élargi aux proches collaborateurs de confiance.
Les réalisations : appareils et instruments de 1919 à 1940 Cette éthique familiale et cette stratégie d’entreprise représentent sans doute des choix adaptés à cet après-guerre puisque le succès technique des années 1920 à 1939 est clairement confirmé par la création de nouveaux appareils. Plusieurs documents permettent de se faire une idée de ces intéressantes réalisations. Le premier en date est le catalogue de 1922 de la « TSF », très détaillé mais malheureusement dépourvu d’illustrations. Quelques rares publicités d’époque montrent que Ch. Beaudouin abordait un peu le marché de l’amateur éclairé, mais les commandes devaient surtout provenir encore des administrations publiques, des écoles supérieures, des laboratoires. Le foisonnement des constructeurs de TSF de cette période répond à une demande qui s’affirme rapidement, mais l’entreprise n’a pas voulu dépasser le cercle de ses clients habituels. La belle photographie du stand Ch. Beaudouin à l’Exposition de Physique de 1924 permet de percevoir la variété des fabrications. Le document le plus complet est le catalogue de 1930, belle illustration des gammes de produits de cette époque. Un témoignage très précieux sur la vie quotidienne dans l’entreprise est donné par le « journal » écrit par Paul Beaudouin de 1932 à 1935 à sa sortie de l’EMPCI et retraçant ses premières années d’activité professionnelle. On reviendra plus loin sur l’éclairage qu’il apporte sur la vie dans l’entreprise,
L’horloge pointeuse de l’atelier de Ch. Beaudouin.
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Le stand de Ch. Beaudouin à l’Exposition de Physique de 1924, au Grand Palais à Paris.
mais il est riche d’informations sur les appareils étudiés ces années-là. Une lettre familiale, probablement écrite en 1937, évoque les fabrications du moment : « - ultra-cinéma pour laboratoire qui en appareil d’essais fait très largement 10 000 bonnes prises par secondes ;
Pompe Holweck (Collection CNAM).
- un certain nombre d’enregistreurs dont pas mal de phénomènes seront justiciables ; pour le moment l’aviation les accapare et l’organe le plus délicat, la capsule barométrique super-sensible, chef d’œuvre du vieux Trevet qui les fignole dans son bled creusois, donne à ce brave homme du pain sur la planche ;
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- toujours également les quartz piézo Langevin et différents appareils les utilisant (…) résultats stupéfiants en prospection géologique ». Au vu de ces documents, quels sont les principales réalisations marquantes de l’entreprise durant cette période ? Application du savoir-faire réputé de l’entreprise en mécanique de précision, le domaine du vide va poursuivre ses progrès chez Beaudouin. Sans doute dès 1920, on abandonne la pompe Moulin dont les performances sont inférieures à celles de la pompe à palette, et celle-ci devient l’auxiliaire indispensable pour la production du vide primaire nécessaire à l’amorçage de la pompe moléculaire Holweck apparue en 1922, dont les performances marquent un net progrès. La radio-électricité a vu la création du haut-parleur électrodynamique, mais ce domaine d’activité n’a pas été exploité après 1925, probablement pour des raisons financières et stratégiques déjà explicitées. L’électronique a été marquée par la construction de l’oscillographe cathodique de Dufour27, dont les performances sont atteintes grâce à la pompe à vide Holweck.
Haut-parleur électrodynamique (Collection CNAM).
Plus simple, plus maniable, plus polyvalent, l’oscillographe magnéto-électrique Dubois construit de 1928 à 1939 est l’outil d’analyse de nombreux phénomènes électriques et physiques. Il sera à la base des développements technologiques permettant la réalisation, dès 1939, de l’enregistreur de vol Hussenot-Beaudouin. La gamme des appareils de mesure de radio-activité est complétée par un détecteur sonore de particules, application des amplificateurs déjà fabriqués par ailleurs. L’optique est représentée par l’apparition du spectrographe à réseau dans le vide, une autre application de la technique du vide bien maîtrisée par Ch. Beaudouin.
Oscillographe cathodique de Dufour (Collection CNAM).
En biologie apparaissent le micromanipulateur et la microforge de Fontbrune, réalisés selon les idées de ce chercheur du laboratoire de Bellevue-Meudon de l’Institut Pasteur. La médecine est aussi très présente avec les perfectionnements des appareils de diathermie, qui vont évoluer vers la chirurgie, les nouvelles applications de la haute fréquence 27
Dufour fut l’élève de Henri Abraham à l’ENS vers 1910.
Spectrographe à réseau dans le vide (Collection CNAM).
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permettant la cautérisation et l’apparition du bistouri électrique, résultant des recherches du Dr Heitz-Boyer mises en œuvre par Henri Gondet. Avec André Langevin, Paul Beaudouin et Henri Gondet développent des applications de la piézo-électricité dans le domaine de la mesure des pressions. Plusieurs champs s’offrent à cette application du phénomène découvert et analysé par Jacques et Pierre Curie en 1889, notamment grâce à la réalisation de piézographes, de sismographes et d’accélérographes, couplés à l’oscillographe Dubois pour l’enregistrement photographique des phénomènes. Dans le domaine de la pression artérielle, ces divers éléments permettront la conception d’électrocardiographes. Enfin, à partir de 1933, les travaux de Paul Beaudouin et ses relations avec les ingénieurs militaires du Service du repérage au son et du Service technique de l’Aéronautique, vont permettre le développement des accélérographes et des enregistreurs pour l’analyse des phénomènes vibratoires dans les différents moyens de transport, notamment l’aéronautique.
Piézographe, système Gomez et Langevin.
Les appareils présentés en 1938 et 1939 à l’Exposition annuelle de la Société Française de Physique constituent certainement les fabrications les plus modernes, et les appareils plus anciens ne sont pas exposés. Ils sont représentatifs du niveau atteint par cette entreprise, malgré tout artisanale, à la veille de la seconde guerre mondiale, et l’on y trouve déjà les bases du redéploiement d’après-guerre. SFP 1938
SFP 1939
1 Oscillographe à cadre
1 Appareils de Fontbrune
2 Enregistreurs photographiques divers
2 Générateur d’étincelles pour spectrographie quantitative
3 Accélérographes mécano-optiques
3 Accélérographe enregistreur
4 Vibrographes électromagnétiques
4 Enregistreur combiné à 6 oscillographes 5 Enregistreur pour oscillographe cathodique
5 Capsules manométriques sensibles à réponse rapide 6 Micromanipulateur de Fontbrune 7 Piézographe Langevin-Gomez 8 Amplificateurs divers
Tableau des appareils présentés aux Expositions de Physique de 1938 et 1939. L’enregistreur combiné à 6 oscillographes Dubois sera la base du futur enregistreur de vol « H-B ».
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Le chercheur et l’ingénieur : la poursuite du processus de création à l’arrivée de Paul Beaudouin, illustrée par son « cahier bleu » La grande proximité entre les chercheurs et l’entreprise va se poursuivre avec l’entrée de Paul Beaudouin dans l’entreprise et nous en avons un témoignage très particulier dans son cahier de notes personnelles qu’il tient avec précision Page du cahier de Paul Beaudouin, en date du jeudi 15 novembre 1934 ; nombreux travaux sur l’accélérographe et l’ampli Gomez-Langevin.
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de la fin de 1932 jusqu’à mai 1935, malgré quelques interruptions. Il y expose clairement ce qu’il a fait ou doit faire, selon un ordre immuable : matin, soir, demain. Tous les événements et tous les jours de la semaine sont relatés y compris les dimanches… Les premières pages sont pour moitié un recueil de notes de recherche appliquée, notamment sur les amplificateurs, avec des schémas électriques et des avis recueillis auprès de son camarade Surugue ou d’autres spécialistes. Plusieurs passages illustrent bien cette démarche où prime l’échange des idées avec le chercheur, aussi bien pour la conception que pour la réalisation du prototype, et certains domaines sont très éclairants dans les applications de la piézo-électricité.
Le cahier bleu de Paul Beaudouin, au jour le jour Médecine ÉLECTROCARDIOGRAPHIE : Lundi 24 octobre 1933 « soir : visite Gomez-Langevin proposent la construction de leur enregistreur de pression artérielle, très intéressant ». Vendredi 28 octobre 1933 « essai enregistreur cardiographique ». Jeudi 9 novembre 1933 « visite Langevin-Gomez ». Mercredi 15 novembre 1933 « visite A Langevin ». Mercredi 22 novembre 1933 « demain : ampli-cardiographe. Contrat Langevin-Gomez ». Jeudi 23 novembre 1933 « cardiogramme ; fibrillation ; va bien ». Jeudi 30 novembre 1933 « déterminé place des piles dans cardiographe ». Mercredi 13 décembre 1933 « visite Gomez Langevin Pensent à inscrire vibration thorax ». Jeudi 14 décembre 1933 « ampli-cardio visite avec suggestions ». Lundi 18 décembre 1933 « essais cardio ». 7 mars 1933 « visite Clementel fait piézocardiogramme entretenu appareils divers… ». Lundi 12 novembre 1934 « visite de Gomez. Nous montre son étude des réflexes du sinus carotidien ». Mercredi 23 janvier 1935 « essais électrogrammes entre le front et l’occiput qqchose mais très irrégulier – je ne parviens pas au repos cérébral ». Lundi 4 mars 1935 « soir : essayé lampe Cotton comme source de lumière dans enregistreur GL – Marche bien à condition d’être poussée – Demandé à Sully si peuvent en faire – demandent 28 à 30 f ». CHIRURGIE : Mercredi 26 octobre 1933 « soir : visite Heitz-Boyer Parlé représentation Drapier pour bistouri electrique. Mais ma tante (Nancy Beaudouin) ne paraît pas décidée ». 4 juillet 1934 « visite Heitz-Boyer cherche son uréthocystoscope essaie le poste sectionnant sous l’eau ». 28 juin 1934 installé piézographe aux 15/20 ».
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Mercredi 14 février 1934 « Parti aux 15/20 » - vu Dr A Rollin ; désire tout petit appareil donnant bistouri coagulation et effluvation. À revoir quand Gondet sera parvenu à mettre au point son bistouri ».
Accélérographes et enregistrement oscillographique : longue période de mise au point, avec Mauzin pour les chemins de fer et le CEMA et le STAè de Villacoublay pour l’aéronautique Mercredi 6 mars 1934 « lettre MAUZIN accélérographe au point ». 7 mars 1934 « préparation de la camionnette ». 12 mars 1934 « essais avec accélérographe (dans la camionnette, PL) commentaire ». Vendredi 15 juin 1934 « matin – Préparé démonstration Breguet Visite salles – Pris rendez-vous pour jeudi – Breguet – vu Leclerc Delagabe absent vu le chef pilote SIZIN ( ou Sigrin). Soir Retourné Breguet Vu Delagabe accueil sympathique. Convenu essais d’abord au point fixe puis en vol. 1er essai au point fixe lundi prochain. Au retour essayé influence magnéto sur accélérograhe – énorme. À essayer : 1e entourer lampe électromètre de permalloy. 2e mettre fil torsadé entre lampe et ampli ». Lundi 18 juin « matin demandé à Leclerc de repousser essais à soirée – accepté – puis décommandé avion pas libre ». Vendredi 12 octobre 1934 « matin allé à Ivry installer accélérographe dans voiture Mauzin soir essais Mauzin enregistrement graphique insuffisant décide de recommencer mercredi suivant ». Jeudi 18 octobre 1934 « soir essais Breguet le dispositif à bobine marche très bien. L’accélérographe moins bien… Doit préparer accélérographe léger pour dans une dizaine de jours on essaiera alors sur avion ». Vendredi 19 octobre 1934 « soir …appel Mauzin… Accélérographe CGG... lui affirme que marchait bien dans enregistrement verticaux aile d’avion ». Lundi 12 novembre 1934 « entretien avec Gondet au sujet des brevets d’accélérometre ». Mercredi 14 novembre 1934 « achevé accélérographe » « essayé accélérographe ». Jeudi 15 novembre 1935 soir « monté accélérographe dans wagon frigo… ». Vendredi 16 novembre 1934 « donné a. à modifier à Rigollet. Soir : remonté a. monté a. sur voiture Mauzin…». Vendredi 11 janvier 1935 « repris accélérographe graphique ». Vendredi 18 janvier 1935 « essais de l’accélérographe ». Mercredi 23 janvier 1935 « essais accélérographe 500A pour avions – présentations à M. Dupont du STAC qui pérore sans arrêt ex catedra. inscrit vibration du fuselage fixé. Durodié pige bien. Enregistrements très réussis. Déjeuné à la popote28. Ensuite essayé à proximité d’un moteur dont la magnéto n’était pas blindée. Aucune action. Morain garde l’accelerographe pour le fixer convenablement. Il prend les dimensions des appareils pour les essais en vol. ».
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Il s’agit probablement de la célèbre « Popote des Ailes » de Villacoublay où se retrouvaient les pilotes d’essai et le personnel de la base, dont plusieurs témoignages sont conservés au Musée de l’Air du Bourget.
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Mardi 29 janvier 1935 « mis en état de l’accélérographe pour Breguet », puis « essais Breguet – mis appareil en place mais batterie 24 volts à plat naturellement – essais remis à demain ». Lundi 4 février 1935, mardi 5 « travail sur accéléro le 6, appareil testé à plus de 500/sec ». Vendredi 1er mars 1935 « matin : Parti avec Gondet chez Breguet fait enregistrement sur aile Br 19 – bonnes courbes ».
Les travaux menés pour la mise au point des accélérographes sont véritablement à l’origine de l’enregistrement des paramètres de vol, comme on peut le voir confirmé dans un document de 1937 rédigé avec H. Gondet , et il permettront la mise au point dès 1939 de l’enregistreur de vol « H-B ». 29
Géophysique : 16 février 1934 « parti à CGG ( Schlumberger) vu Maillet Dol Vassor ». 3 juillet 1934 « visite Labrouste qui nous donne ordre de grandeur des phénomènes à étudier en géophysique déplacement du mm périodes jusqu’à 20 sec compressions de l’ordre de la dyne. Les sismos actuels sont sélectifs par cm2 ». Vendredi 8 février 1935 « dessiné nouveau sismographe à quartz piézo »30.
Il sera aussi question dans ce « journal » de « pavé dynamométrique », de vibrographe à béton, de marégraphe, d’appareils pour la mesure des coups de bélier dans les conduites forcées, toutes applications de la piézo-électricité en gestation à l’époque. L’Exposition de Physique est aussi mentionnée : Le 8 octobre 1934 : « matin installé piézographe à l’Exposition, Soir allé expo ; rien de sensationnel ».
La marche de l’entreprise vue à travers les comptes des années 1931 à 1940 Le registre de comptabilité de Charles Beaudouin est conservé pour la période du 1er janvier 1931 au 30 mai 1940, et ce document légal et obligatoire, visé par le greffe du tribunal de commerce, permet donc la reconstitution certaine de l’histoire comptable de l’entreprise sur presque dix années. La mesure de l’évolution de l’activité par le niveau du chiffre d’affaires est très significative de ces années difficiles.
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Ce document est cité dans la deuxième partie de l’ouvrage.
C’est la référence au sismographe qui fera l’objet d’un mémoire à Strasbourg.
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Chiffre d’affaires et résultats de 1931 à 1939.
Pour l’entreprise de Charles Beaudouin, la décennie débute bien et l’année 1931 semble satisfaisante. Mais la crise économique mondiale, commencée en 1929 aux États-Unis, parvient en France trois ans plus tard. Elle atteint aussi le secteur de l’instrumentation : la chute du chiffre d’affaires de Ch. Beaudouin est de 43 % en 1932 et 28 % en 1933. Les résultats deviennent durablement négatifs à partir de 1932. C’est durant ces années difficiles que Paul Beaudouin entre dans l’entreprise. Il faudra attendre 1937 pour observer une reprise des commandes et pour retrouver le niveau d’activité de 1931, et l’année 1939 pour le dépasser. À propos de la masse salariale Trois principaux postes de charge représentent l’essentiel des coûts : la matière première mise en œuvre, la soustraitance, et les salaires et charges sociales dont une analyse succinte peut être faite. Pour les trois premiers exercices, on dispose des montants mensuels des salaires : ils s’élèvent en général à 40 % du chiffre d’affaires, et les assurances sociales payées par l’entreprise représentent moins de 3 % des salaires versés… En 1932 et 1933 les salaires sont détaillés entre « usine », « bureaux » et « gérance » dont l’évolution très différente est significative de la hiérarchie et des relations sociales de l’époque :
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- La rémunération de la « gérance » est constante, 3500 F/mois, et représente sans doute le salaire de Nancy Beaudouin, gérante du fonds de commerce de son mari Charles pratiquement incapable de gérer l’entreprise depuis son embolie cérébrale de 1920. - La rémunération des « bureaux » évolue peu : entre 15 000 et 16 000 F/mois en 1932, mais elle chute jusqu’à 12 000 F/mois aux plus mauvais moments de la crise de 1933 ; cette ligne est élevée pour une petite entreprise mais elle représente sans doute, en plus des frais administratifs, les salaires de l’ingénieur Henri Gondet et du bureau d’études et, peut être de l’encadrement ; elle est très probablement constituée de salaires mensualisés. Toutefois elle suit un peu la conjoncture des ventes. - Enfin l’« usine » voit son niveau de rémunération fluctuer fortement, de 43 000 à 22 000 F/mois, directement corrélé au niveau de l’activité ; les salaires ouvriers sont payés à l’heure travaillée effectivement et constituent véritablement à l’époque une variable d’ajustement économique… Le déménagement à la fin de 1933 dans la nouvelle usine donnera lieu à une rémunération spéciale des ouvriers égale à deux mois de salaires. Une « assurance collaborateurs » apparaît en 1938, probablement pour les cadres. On ne peut distinguer dans les comptes l’incidence des congés payés instaurés en 1936. Analyse du bilan Malgré une présentation des comptes qui ne correspond pas aux règles comptables actuelles, ces documents illustrent la profonde évolution de l’entreprise dans cette période, assurément moins faste que la précédente et durant laquelle elle connaîtra des événements essentiels tant externes qu’internes : - la crise de 1932-1933 ; - la construction de la nouvelle usine en 1932-1933, financée par la famille ; - l’entrée de Paul Beaudouin en 1932 ; - le décès de Charles Beaudouin en 1935 ;
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- l’inflation très forte des années 1936-1937 ; - l’entrée dans la guerre en 1939 et la reprise économique de 1939-1940 ; - l’incapacité progressive de Nancy Bonnamour. Au début de cette période, le bilan du 31 décembre 1931 est très « confortable » : les fonds propres atteignent presque 2 millions de francs : les résultats des bonnes années précédentes ont été accumulés grâce à une gestion prudente et peu dispendieuse. Ces fonds propres permettent, sans recourir à aucun découvert ni dette bancaires qui seraient mal perçus, de financer largement les différents actifs : - non seulement les immobilisations ; matériels, outillages, etc. ; - mais aussi des stocks très élevés – matières premières coûteuses, et appareils en cours de fabrication ou finis ; - et un compte client notable, dette envers l’entreprise qui montre sans doute les difficultés de paiement de certains clients et la négligence des autres ; - une trésorerie véritablement pléthorique placée auprès des banques, CNE et Barclays. Les pertes de 1932 et 1933, le décès de Charles Beaudouin en 1935 et les prélèvements familiaux qui s’ensuivent, l’inflation qui dévalue la trésorerie vont notablement modifier la physionomie du bilan jusqu’en 1939. En effet, au cours de cette décennie, les fonds propres figurant au bilan chutent nominalement de 40 %, alors que la dévaluation monétaire sur la période dépasse 25 %31 ; c’est donc une perte de valeur de plus de 60 % qui ampute les capitaux propres de l’entreprise, qui seraient fort nécessaires pour se développer et investir. L’investissement net n’augmente guère, à peine +25 % en dix ans, ce qui montre assurément la prudence de la gestion mais aussi l’appauvrissement relatif de l’entreprise. Elle investit peu et risque de voir ainsi son outil de production dépassé aussi bien au plan technique qu’économique.
31 Ce chiffre, calculé entre 1931 et 1939, masque de fortes variations dans les deux sens induites par les décisions économiques et monétaires des gouvernements successifs de la IIIe République finissante.
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À la fin de cette décennie la dette des clients est mieux gérée : elle va diminuer de moitié surtout les dernières années. Les stocks ne diminuent pas, signe probable de la mévente de certains appareils, mais aussi du souci de disposer de matières premières très spécifiques, chères mais indispensables, et qui se dévaluent sans doute moins que la trésorerie en ces années d’inflation forte. La trésorerie disponible fera les frais de cette dégradation lente mais régulière de la situation financière de l’entreprise : elle sera divisée par quatre en dix ans et ne représentera plus que quatre semaines d’activité contre six mois en 1931 ! Beaucoup de choses ont changé au cours de cette deuxième décennie de l’entre-deux-guerres, tant dans l’environnement du constructeur que dans sa configuration. Les années 1937 à 1939 voient une nette reprise de l’activité, et encore une croissance de 20 % au début de 1940 dans le cadre de l’effort de guerre du pays. Mais l’entreprise Ch. Beaudouin aborde les années 1940 avec une situation financière assurément affaiblie. Au vu de cette évolution, on peut penser que les comptes de 1931 étaient le reflet d’un des plus beaux moments de son histoire…
Notoriété et discrétion… Durant cette période de la fin de l’entre-deux-guerres sur fonds de crise, on peut s’interroger sur la façon dont l’entreprise communique avec son environnement. À côté de quelques insertions publicitaires dans un petit nombre de revues professionnelles et de citations dans des articles scientifiques, il semble qu’assez peu de moyens soient affectés au développement de la notoriété de Ch. Beaudouin. La gestion reste très économe mais un certain amour-propre porte les dirigeants à compter principalement sur leur belle réputation, établie sur une double compétence : niveau scientifique et réalisation de qualité. La notoriété de ce type d’entreprise se fait grâce à ses relations avec les milieux de la recherche. Elle se maintient aussi par la diffusion de ses catalogues et par sa participation aux diverses expositions qui sont des
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occasions de présence professionnelle dans des milieux spécifiques : Exposition de Physique organisée annuellement par la Société Française de Physique32, Exposition de Londres en janvier 1934 ou bien de Bruxelles en octobre 1934 à laquelle participe aussi André Langevin ainsi qu’il est mentionné dans le « cahier bleu ». L’entreprise poursuit jusqu’en 1931 sa participation à de grandes expositions nationales ou internationales : - 1919 : Strasbourg, Exposition Nationale, Diplôme d’Honneur ; - 1923 : Strasbourg, Exposition Internationale du Centenaire de Pasteur, Hors Concours ; - 1924 : Strasbourg, Exposition Coloniale, Agricole et Industrielle, Grand Prix ; - 1925 : Val de Grâce à Paris, Exposition Française des Arts et Sciences, section Médecine et Chirurgie, Hors Concours (dans deux classes d’appareils) ; - 1930 : Liège, Exposition Internationale de Centenaire de l’Indépendance, Grand Prix ; - 1931 : Paris, Exposition Coloniale, Grand Prix. Une situation financière plus fragile mais une usine moderne rue Rataud, les fondateurs disparus mais deux hommes compétents, reconnus, actifs aux commandes, une notoriété remarquable : une situation contrastée que vont profondément perturber la guerre puis l’occupation, de 1939 à 1945.
32 Elle se tenait auparavant chaque année à Pâques à la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, place Saint-Germain des Près, siège historique de la Société Française de Physique. Cette exposition est devenue « Mesucora » dans les années 1980.
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Chapitre 2
1939-1945 : entre zone occupée et zone « libre », survivre et préparer l’après-guerre La montée des totalitarismes en Europe, la guerre d’Espagne, l’échec de la conférence de Munich en 1938, la signature du pacte Germano-soviétique le 27 août 1939 et l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes le 1er septembre… Le 3 septembre 1939, la déclaration de guerre de la France et du Royaume-Uni à l’Allemagne n’est pas une surprise pour la plupart des Français, et ceux qui étaient partis en vacances savaient sans doute qu’ils pourraient devoir les écourter… C’est le cas de Paul et Adrienne Beaudouin, en vacances au bord de la mer avec leurs enfants Simone et Pierre. Paul Beaudouin est mobilisé dans son unité de « Repérage au Son », au sein de l’Artillerie, arme traditionaliste qui ne sait guère se servir de ce système d’observation efficace, mais sans doute trop scientifique et trop moderne pour un état-major conservateur qui rêve encore à la victoire de 1918… Depuis son service militaire en 1931, Paul Beaudouin avait effectué plusieurs périodes dans le service du Repérage
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Paul Beaudouin avec son unité de repérage au son, son laissez-passer et les mots de passe d’octobre 1940…
au Son, et il rejoint la 22e Batterie de Repérage le 26 août 1939. Il y restera moins de trois mois, jusqu’au 13 novembre 1939, puisqu’il est alors « placé en affectation spéciale au titre des Éts Ch. Beaudouin (Ex. NDS n° 101 du 6.11.39) »1. C’était déjà la position de Charles Beaudouin en 1914, de Henri Gondet en 1917, et de la plupart des ouvriers de l’entreprise Beaudouin durant ces deux guerres, situation justifiée par la production de matériel d’origine scientifique à l’usage de l’armée. La « drôle de guerre » piétine de septembre 1939 jusqu’à l’offensive allemande de mai 1940. On a vu précédemment que l’activité de Ch. Beaudouin avait été forte jusqu’à ce mois de mai 1940 ; la production pour l’effort de guerre avait justifié le retour de Paul Beaudouin le 13 novembre 1939. Au printemps 1940, probablement en mai, l’entreprise Ch. Beaudouin reçoit du ministère de l’Air l’ordre de replier à Roanne, dans la Loire,
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Extrait de l’État de Service de P. Beaudouin.
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les études et fabrications « sensibles » en cours. Il s’agit de l’enregistreur de vol, dont deux prototypes sont déjà en fonctionnement notamment sur le Potez 567, version marine du Potez 56, durant l’hiver 1939-1940, ainsi que des différents capteurs de paramètres de vol qui lui sont reliés : manographes et accélérographes piézo-électriques, indicateurs de vitesse, d’altitude, de consommation, etc. L’entreprise reste ainsi proche d’un service du ministère de l’Air2, le « STAé », Service Technique de l’Aéronautique, avec lequel elle travaille depuis longtemps et qui, devant la menace que représente l’avance des armées allemandes, a prévu de se replier dans l’arsenal de Roanne. Précédant de quelques jours l’exode général des Français sur les routes du nord vers le sud, Paul et Adrienne quittent Paris avec six ouvriers pour s’installer à Roanne, et avec une partie de la famille : leurs deux très jeunes enfants et Nancy Beaudouin, veuve de Charles, très malade. Le convoi est composé de la Panhard de 1914 transformée en camionnette et de deux voitures. On a pu emporter des plans d’appareils, un peu de matériel et quelques machines. On part à la recherche d’un atelier de fortune qui ne sera trouvé qu’en novembre 1940 dans la banlieue de Roanne, à Riorges, dans le département de la Loire. Et Roanne n’est pas trop loin de Néris-les-Bains dans l’Allier, berceau de la famille Bonnamour, où le couple pourra au passage confier ses deux enfants à une sœur d’Adrienne, Madeleine, institutrice ainsi que son mari à Marcillat en Combrailles. Les routes de l’exode vers le Centre sont pénibles pour tous et surtout pour Nancy Beaudouin, gravement malade, transportée dans sa première voiture, la Panhard. Elle décédera peu après son arrivée à Néris-les-Bains dans l’Allier. Ainsi, le 22 juin 1940, jour de l’armistice signée dans la clairière de Rethondes, disparaît la fondatrice de l’entreprise Ch. Beaudouin, cinq ans après Charles son époux. 2
Le ministère de l’Air a été créé en 1928. Il a en charge les études de prototypes, les moyens d’essais (soufflerie de Meudon), la recherche, l’enseignement avec SUPAERO, et le Musée de l’Air à vocation didactique. En 1938-39, ce ministère contrôle deux grandes divisions pour lesquelles Paul Beaudouin travaille : le STAé, Service technique de l’Aéronautique, qui sera replié à Roanne en mai 1940, et le CEMA, Centre d’Essais des Matériels Aériens basé à Villacoublay et replié à Marignane. (Source : COMAERO : Un demi-siècle d’aéronautique en France, DGA, ministère de la Défense, Paris, juin 2003, page 223 et suivantes.)
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Adrienne Beaudouin va mener à bien avec Paul l’installation à Roanne. Elle n’a pas hésité à se séparer de ses deux enfants de 2 et 4 ans : sa présence est en effet indispensable pour la gestion et l’administration d’un atelier qui reste entièrement à créer. La poursuite de l’entreprise est assurément perçue par Adrienne comme une obligation aussi forte que la vie familiale. Après l’armistice de juin 1940 et l’établissement de la ligne de démarcation divisant la France, l’entreprise va donc se trouver partagée en deux établissements : - celui de Roanne que Paul Beaudouin assisté d’Adrienne doit créer de toutes pièces, avec cette petite équipe repliée en zone sud pour les fabrications « sensibles » ; - et celui de Paris, qui poursuivra les fabrications scientifiques sous la direction de Henri Gondet, assisté de Marie Bonnamour, l’autre sœur d’Adrienne. Ayant débuté « demoiselle des PTT » en 1913, elle est maintenant responsable d’un central téléphonique boulevard Saint-Michel à Paris et ne doit donc pas quitter son poste. Quant à Henri Gondet, après un repli rapide en juin 1940 dans la région de Limoges où il installe sa famille, il revient à Paris durant l’été, écartant ainsi le risque d’occupation de l’usine de la rue Rataud, moderne pour l’époque.
Marie Bonnamour, belle-sœur de Paul Beaudouin.
Comme beaucoup d’autres qui ont dû se replier totalement ou partiellement en zone sud, l’entreprise Ch. Beaudouin présente donc après l’armistice de juin 1940 une situation extrêmement complexe du fait de la division en deux établissements, des difficultés d’installation, de communication, de transferts de fonds et de matériel, ainsi que de l’absence brutale et totale de perspectives politiques et économiques. Il faut imaginer les dirigeants improvisant des solutions au jour le jour pour assurer la marche des deux sites et préserver l’activité des salariés, aussi désemparés qu’eux-mêmes. La demande du printemps 1940 du ministère de l’Air de transférer les fabrications dites « sensibles » en zone sud constitue une précaution immédiate évidente : préserver un savoir-faire utile à la défense et développé en collaboration étroite avec les services de l’État depuis plusieurs années. Mais elle est, aussi, significative d’une préoccupation croissante durant les années 1930 à 1940 des pouvoirs publics en
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matière de recherche scientifique et d’innovation technique. Déjà traduite par la création du sous-secrétariat d’État à la Recherche Scientifique dès 1936 dont la titulaire est Irène Joliot-Curie puis Jean Perrin, cette volonté de l’État se concrétise par la création du CNRS en 1939, qui fait suite à la Caisse nationale pour la Recherche scientifique instituée dès le début des années 1930. L’entrée en guerre en 1939 puis la défaite de 1940 auraient-elles modifié cette attitude ? Si l’on connaît assez bien l’attitude des gouvernants français face à la recherche avant et après juin 1940 grâce au récent ouvrage de Nicolas Chevassus-au-louis, Les Savants sous l’Occupation3, il y aurait lieu d’approfondir la politique suivie par les pouvoirs publics vis-à-vis des entreprises travaillant pour la recherche dans ces moments difficiles.
La difficile succession de Nancy Beaudouin Le décès de Nancy Beaudouin, gérante en titre de l’entreprise, au terme de l’exode vers l’Allier, oblige la famille à trouver rapidement des solutions juridiques et financières pour que l’entreprise continue. Charles et Nancy étaient « artisans » établis en leur nom personnel et, juridiquement, l’entreprise n’était pas constituée sous forme de société, mais indivise entre les époux. Aussi, après son décès en 1935, la succession de Charles n’avait pas été réglée mais simplement ouverte à cette date ; il faudra donc la terminer après le décès de Nancy. L’actif et le passif de leur succession sont principalement constitués des avoirs de l’entreprise – machines, matériels, stocks, brevets, créances, liquidités et biens personnels de Charles et Nancy – et des dettes de l’entreprise – crédits bancaires, dettes auprès des fournisseurs, redevances auprès des inventeurs et titulaires de brevets, comptes d’associés dus aux autres membres de la famille. N’ayant pas d’enfants, les héritiers indirects de Charles et Nancy sont leurs frères et sœurs ; ils avaient contribué financièrement au développement de l’entreprise à la génération précédente, et leurs descendants sont leurs ayant droit. Les souhaits des uns et des autres sont partiellement 3
Paru en 2004 aux Éditions du Seuil ; voir p. 118 notamment.
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contradictoires : certains veulent retirer de l’entreprise leur part d’héritage, d’autres, Paul, Adrienne et quelques cousins, privilégient la pérennité de l’entreprise familiale.
Les redevances aux inventeurs… L’ordre d’évacuation du ministère de l’Air et les indemnités fixées par décret revenant aux salariés…
Le notaire de la famille est à Paris ; une partie de la famille et des actifs sont dans l’Allier et à Roanne. Il faut donc que tous les ayants-droit fassent une double procuration en zone occupée et en zone libre, aussi bien pour assurer la gérance de l’entreprise que pour poursuivre le règlement de la succession. Ces procurations sont faites à Paul Beaudouin pour le sud, à Henri Gondet pour le nord. On mesure bien la place que tenait cet homme, aussi bien dans l’entreprise qu’auprès de la famille.
Et des créances que l’on ne peut attester en février 1944, sur la faculté de Pékin notamment. On supprime donc le montant de ces appareils non payés dans l’actif du bilan, ce qui indique leur valeur en juin 1940 : électromètre 2500 F, pompe à palette : 2500 F, spectrographe Féry : 4800 F.
La liquidation de la succession des époux Charles et Nancy Beaudouin ne se terminera qu’en 1946, ne pouvant qu’avancer très lentement durant l’Occupation, constamment ralentie par la nécessité de nombreux courriers entre les deux zones, courriers comprenant des chiffres et des réflexions intimes, susceptibles d’être perdus ou ouverts. De nombreux éléments d’actif ou de passif successoral doivent être attestés auprès du notaire pour qu’il puisse les prendre en compte.
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Lettre du notaire concernant les redevances dues à André Langevin sur les appareils piézo-électriques. Ce courrier de 1937 sera rappelé dans les demandes des notaires vers 1942.
À Roanne, enregistreur de vol et instrumentation astronomique maintiennent l’activité Paul et Adrienne Beaudouin, Dupire, Gruskowski, Mazier, Patard, Valla, Tauziet, les huit fondateurs de l’atelier de Roanne n’ont pas quarante ans. Autour de cette jeune équipe,
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les effectifs de l’atelier de Roanne ont probablement toujours été assez réduits, six salariés aux côtés de Paul et Adrienne en 1940, et sans doute un peu plus en 1941 pour atteindre au maximum une douzaine de personnes vers 1942. Fiche de calcul des congés payés 1940, et des indemnités d’évacuations du personnel de Paris à Roanne, qui seront payées par l’État en mars 1941, délais relativement court. À droite figurent ceux de Paul et Adrienne. Documents établis par Adrienne Beaudouin.
L’installation à Roanne durera six longs mois, nécessaires pour faire face à toutes sortes de difficultés, comme l’attestent plusieurs courriers échangés entre les deux zones.
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Lettre d’Adrienne Beaudouin à sa sœur Marie Bonnamour, restée à Paris. Elle évoque des études nouvelles, et on constate la place que Henri Gondet tenait dans leurs préoccupations.
La vie de chacun s’organise tant bien que mal autour de cet atelier. On parvient à se loger, à trouver des machines, beaucoup de matériel doit être acheté, et le chauffage de l’atelier n’est pas la moindre des difficultés. Paul Beaudouin doit beaucoup circuler, entre le Centre et Marignane dans les Bouchesdu-Rhône pour la mise au point de l’enregistreur de vol, et entre Roanne et Paris pour maintenir avec Henri Gondet la coordination entre les deux établissements. Ces déplacements deviendront plus difficiles après l’invasion de la zone sud en novembre 1942 qui ne supprime pas pour autant les contrôles à la ligne de démarcation. Le laissez-passer de Paul Beaudouin en date du 9 janvier 1943.
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Il est certain que Paul Beaudouin cherche en permanence à maintenir le niveau d’activité de ce nouvel atelier ; cette démarche est sans doute fructueuse puisqu’il recrute un ingénieur, Pierre Baillaud au printemps de 1942. C’est un camarade de la 47e promotion de l’ESPCI, avec lequel il a déjà travaillé dans les années 1933 et 1934. À cette époque Pierre Baillaud mettait au point la Traction-avant chez Citroën et utilisait des manographes et accélérographes Beaudouin : il rendait alors visite à sa famille dans l’Aveyron avec un prototype de la Traction utilisée pour ses essais4. En 1940 et 1942, il travaille au bureau d’études de Messier, spécialiste des trains d’atterrissages d’avions, replié à Pau et totalement dépourvu d’activité. Au moins jusqu’en 1943, l’atelier de Roanne pourra fonctionner assez correctement, grâce à plusieurs développements ou projets qui peuvent paraître surprenants durant cette période difficile.
L’enregistreur de vol Hussenot-Beaudouin La situation de l’aéronautique française est en effet très particulière de 1940 à 1943. À Rethondes le 20 juin 1940, le projet d’accord d’armistice remis aux généraux français par les négociateurs allemands prévoit la suppression pure et simple de l’aviation française. Néanmoins le négociateur français, le Général d’Aviation Bergeret trouve les arguments pour obtenir en quelques heures du Maréchal Goering le maintien de principe d’une aviation militaire, dans le cadre de l’Armée d’armistice que le Reich laisse à la France en zone sud5. Dans l’esprit des dirigeants allemands, les motifs de ce revirement sont sans doute très intéressés et réalistes : - Il faut laisser au gouvernement de la France et de l’empire français – le second à l’époque à l’échelon mondial
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Témoignage de son neveu Lucien Baillaud recueilli en juin 2004.
Les réflexions qui suivent sont extraites de la thèse de Claude d’AbzacEpezy, « L’armée de l’air de Vichy », Vincennes SHAA, 1997, à partir de laquelle elle a publié un ouvrage paru à Paris, Economica, 1998. On peut aussi se référer à l’ouvrage de Pierre Bonte : Essais en Vol : 1914-1940 ; épuisé ; existe au SHAA.
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– les moyens militaires de conserver sa « neutralité ». Les négociateurs français utiliseront d’ailleurs en permanence cet argument de la neutralité de l’empire pour conserver – ou arracher – quelques avantages dans le cadre de la Commission d’Armistice, au moins jusqu’à fin 1942. Ils pensent que l’armistice n’est qu’une étape vers un traité de paix plus général entre l’Angleterre et l’Allemagne, et que respecter les clauses de l’armistice permettra à la France d’être partie prenante à cette paix, le moment venu6. - L’armée de l’air s’est battue efficacement contre l’Allemagne en mai et juin 1940 ; ce fait est reconnu par les deux parties et, de la part de l’Allemagne victorieuse, il serait de mauvaise politique de brimer exagérément les aviateurs français. La suppression totale de l’armée de l’air et la confiscation de leurs avions risquerait de les pousser dans les bras de l’Angleterre. - L’industrie aéronautique française a produit 800 avions en mai 1940 ; c’est une spectaculaire montée en puissance depuis 1939, et c’est plus que l’industrie allemande au cours du même mois. Le Reich a intérêt à conserver en activité un outil de cette qualité à son service, acceptant qu’il produise un peu pour la France de Vichy et beaucoup pour lui. Le mémorandum français remis aux autorités allemandes dès le 31 octobre 1940 insiste dans ce sens et précise les « renforcements militaires » jugés nécessaires, notamment la remise en route des usines et la « poursuite des études de matériels »7. Le redémarrage de la production aéronautique sera effectif en juillet 1941. Cl. d’Abzac-Epezy en présente l’intérêt pour le gouvernement de Vichy8 : « Sur le plan technique, elle autorise la survie de la recherche aéronautique, garante de la renaissance au moment de la paix, sur le plan social et économique, elle garantit le maintien en France d’une main-d’œuvre qualifiée ». La « collaboration » aéronautique sera donc importante de 1940 à 1943 – elle représente en valeur 15 millions de francs – et la décision du gouvernement 6 L’ouvrage de Robert O. Paxton, « L’Armée de Vichy », est très explicite sur ce sujet. (Paris, Tallandier, 2004.) 7
Thèse de Claude d’Abzac-Epezy, p. 285.
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Idem, p. 364.
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de Vichy sera facile à mettre en œuvre puisque, depuis les nationalisations de 19379, le capital des sept constructeurs aéronautiques français est contrôlé par l’État, entre 75 % et 98 %.
Gaston Trevet.
François Hussenot, chef du service des Méthodes et Moyens de Mesures au CEMA replié à Marignane, est convaincu de la nécessité de poursuivre la mise au point de l’enregistreur de vol dont les prototypes ont fonctionné de décembre 1939 à avril 1940. À Roanne, Paul Beaudouin est proche des ingénieurs du STAé ; il maîtrise la technologie de l’enregistrement déjà réalisée dans les deux prototypes et dispose progressivement des moyens techniques pour produire une première série d’appareils : la conviction et la complémentarité de ces deux hommes emportera la décision du STAé de financer une première série de 25 enregistreurs de vol au titre des crédits dont disposait la « Commission des gros hydravions »10 que sont le Laté 631 et le S.E.200. Dès la fin de l’année 1940 et durant les années 1941 et 1942 une part importante de l’activité de l’atelier Beaudouin de Roanne concerne donc la poursuite de la mise au point de cet enregistreur de vol et la fabrication de cette première série. C’est Gaston Trevet, constructeur indépendant sous-traitant de Beaudouin pour un certain nombre de fabrications délicates, qui va mettre au point dans son atelier d’Argenton-sur-Creuse, l’oscillographe réduit adapté à ces nouvelles « boîtes noires ». Plus précisément, un document de 1942 conserve la trace de cette activité. Dans un relevé comptable manuscrit, établi par Adrienne Beaudouin le 21 octobre 1942 à la demande du notaire chargé de la succession de Nancy Bonnamour, on trouve la mention des versements de différents clients. Ceux du ministère de l’Air correspondent très probablement au marché de la première série de 25 enregistreurs de vol passé en mars 1941. On y trouve aussi l’Institut de Mécanique des Fluides et la Faculté des Sciences de Strasbourg, repliés à Clermont-Ferrand.
L’enregistreur de vol HussenotBeaudouin, version 1950 assez proche du prototype de 1940.
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Voir les travaux d’Emmanuel Chadeau sur l’histoire de l’aéronautique.
Une partie de la genèse de l’enregistreur de vol Hussenot-Beaudouin est retracée dans l’ouvrage de Jean-Claude Fayer, « Vols d’Essais », paru en 2001 à Paris, ETAI ; voir page 10 et suivantes, interview de André Toudic.
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Relevé comptable d’Adrienne Beaudouin.
Les projets de Jules Baillaud à l’Observatoire du Pic du Midi Le récent ouvrage de Emmanuel Davoust : l’Observatoire du Pic du Midi11, apporte une contribution essentielle pour l’éclairage de cette période de la vie de l’atelier Beaudouin de Roanne. L’Observatoire du Pic du Midi, un 14 juillet avant 1939 et vers 1956, situé à 2 850 mètres d’altitude.
Le père de Pierre Baillaud, Jules Baillaud a pris la direction de cet observatoire en 1938, et sa réaction après la débâcle de 1940 est comparable à celle de nombreux scientifiques : le 11
Éditions du CNRS, 2002.
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pays est défait mais il faut poursuivre l’effort de recherche, l’esprit n’est pas vaincu. Emmanuel Davoust écrit en effet : « Au début de 1942, les projets pour le Pic sont nombreux : transformation de l’équatorial de Baillaud12, nouvel équatorial de grande puissance, spectrographe pour le coronographe de Lyot, électro-aimant pour les rayons cosmiques (étudiés par LeprinceRinguet)… comparateur photométrique pour le service de la carte du ciel. Pour la réalisation de ces divers projets, Jules Baillaud ne s’adresse pas à une société parisienne mais aux établissements Charles Beaudouin, spécialisés dans les instruments de précision pour la science et l’industrie, en particulier instruments pour l’aéronautique, qui se sont repliés à Riorges près de Roanne. La première raison de ce choix est que cette société est du bon côté de la ligne de démarcation, véritable frontière divisant la France. L’autre raison est que Jules Baillaud connaît bien l’industrie aéronautique, il sait qu’elle est oisive et peut exécuter ses commandes. Son fils Pierre est un ami de Paul Beaudouin, qui vient de le recruter comme ingénieur. Auparavant, Pierre a travaillé chez Messier, un établissement spécialisé dans la fabrication de trains d’atterrissage, replié à Pau, où il a vécu des mois d’inactivité complète. » Plus précisément, Jules Baillaud demande à Beaudouin la réalisation d’un réfracto-réflecteur, c’est-à-dire une lunette astronomique dont le faisceau doit être réfléchi deux fois, par deux miroirs, pour transformer et améliorer le grand instrument de l’Observatoire, le grand « équatorial » ; il est exclu en effet d’en créer un de toutes pièces. Le seul objectif disponible vient de l’Observatoire de Nice, il est de bonne qualité mais son diamètre est de 600 mm et il présente une longueur focale de 18 m. alors que la coupole du Pic n’offre que 6 mètres de diamètre. Il faut donc « replier » le faisceau de la future lunette deux fois, ce qui ne peut être fait qu’à l’aide de deux miroirs
12 Cet instrument a été installé par le père de Jules Baillaud, Benjamin, qui avait notablement rénové l’instrumentation au Pic à partir de 1900. Un « équatorial » est un instrument d’observation astronomique, lunette ou télescope, dont l’un des deux axes de rotation du support est parallèle à l’axe des pôles terrestres, permettant ainsi, grâce à une vitesse de rotation égale à celle de la Terre, de suivre un objet céleste en observation.
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fixés dans des châssis réglables de haute précision, capables de supporter les variations des conditions climatiques à 3000 m. d’altitude. L’ensemble doit rester parfaitement rigide. Schéma du réfracto-réflecteur. La lumière pénètre dans le tube par l’objectif, se reflète sur deux miroir avant de parvenir à l’oculaire.
Afin de financer la conception et la réalisation des supports de l’objectif, de l’oculaire et des deux miroirs, Bernard Lyot13, qui assure la liaison avec Paris, adresse au CNRS une demande de 30 000 francs en mai 1942. C’est Ernest Esclangon, Directeur de l’Observatoire de Paris, qui informe le 5 juin 1942 Jules Baillaud de l’accord de la « commission des bourses et allocations de matériel », au moyen d’une carte postale inter-zone qui débute ainsi : « Il a fallu batailler un peu »…
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B. Lyot est astronome à l’Observatoire de Paris et travaille fréquemment au Pic du Midi où il a poursuivi depuis 1935 la mise au point du Coronographe, appareil destiné à observer et photographier la couronne solaire et ses protubérences.
Bernard Lyot, inventeur du coronographe, à l’oculaire du téléscope de Baillaud en 1937 (Obs. Pic du Midi).
La carte postale inter-zone de E. Esclangon annonçant à Jules Baillaud l’obtention du budget de construction du réfracto-réflecteur.
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Dès le 14 mai, Jules Baillaud avait avisé Paul Beaudouin de la commande probable. Avec Pierre Baillaud, Paul Beaudouin va modifier et améliorer la conception mécanique du projet mais le devis initial est largement dépassé, tout comme la date de livraison prévue initialement pour l’automne 1942. « De toute façon, il est difficile de faire des projets fermes avant d’avoir fini l’avant-projet et de s’être renseigné sur la monnaie matière et maintenant sur l’autorisation de construire » écrit Pierre Baillaud à son père. En effet, la construction de tout instrument d’astronomie est interdite par les
Henri Camichel à l’oculaire du Télescope Baillaud en 1956. Cet instrument ancien a été transformé en réfracto-réflecteur en 1942 et il est vraisemblable que cette photographie montre les réalisations des Ateliers Beaudouin : le barillet circulaire supportant le grand miroir, et le châssis réglable et amovible supportant l’oculaire. (Obs. Pic du Midi.)
Extrait du livre de E. Daroust l’Observatoire du Pic du Midi, CNRS Édition.
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répartiteurs de métaux ferreux et non ferreux. Il faut donc demander une dérogation au Comité d’organisation des instruments de précision, qui siège à Lyon. Si la matière première fait défaut, la main-d’œuvre manque aussi, ce qui est une autre cause de délai.14 On reste surpris de la rapidité du passage du projet à la commande au constructeur : quelques mois. Des courriers rapides, des réponses administratives sans grands délais, des crédits presque disponibles… Mais l’approvisionnement en matières premières reste très difficile, et la réalisation prendra un important retard. Le transport des châssis pour les miroirs de cette grande lunette du Pic du Midi interviendra au pire moment, durant l’invasion allemande de la zone sud qui commence le 11 novembre 1942, et le montage sera réalisé début 1943. Pour les autres projets d’instruments envisagés par Jules Baillaud en 1943, les conditions de travail empirent à Roanne. Paul Beaudouin ne pourra honorer la commande de Jules Baillaud, faute de matière première, et les ouvriers sont menacés par le STO et la réquisition en Allemagne. Ce récit de Emmanuel Davoust est éloquent.
Un précieux éclairage sur les conditions d’existence de l’entreprise : la correspondance entre Jules Baillaud et Paul Beaudouin Entre mai 1942 et mars 1943 un important échange de courriers s’établit d’une part entre Jules Baillaud et Paul Beaudouin au sujet des commandes de l’Observatoire, et d’autre part entre Jules Baillaud et son fils Pierre qui travaille chez Beaudouin, principalement sur le réfracto-réflecteur évoqué plus haut. Ces documents sont conservés dans le fonds d’Archives de l’Observatoire du Pic du Midi déposées aux Archives municipales de Toulouse. À côté des préoccupantes questions de livraison et de transport de Roanne au Pic du Midi évoquées plus haut, les réflexions contenues dans ces échanges éclairent particulièrement les mentalités des protagonistes, leurs diverses attitudes face à l’entreprise 14
E. Davoust, op. cit., p. 287.
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dans ces temps troublés et leurs préoccupations durant ces événements dramatiques pour le pays et nombre de français. Il apparaît tout d’abord que l’activité de l’atelier de Roanne est importante en 1942 : « Il est vrai que le travail ne manque pas : je dirai même qu’il s’accumule un peu, et c’est une chose qui m’est bien agréable après les mois d’inactivité complète de Pau : quel dommage que Beaudouin n’ait pas les moyens de la Sté Messier (repliée à Pau), je crois qu’il y aurait de quoi les employer » « Pour l’activité « Aviation » de l’affaire de Riorges (Roanne), il n’y a rien à craindre. » Pierre Baillaud à son père, le 25 mai 1942. Simultanément, on peut penser que l’activité de Paris stagne, où certaines fabrications sont interdites : « (…) à cause des craintes que donnent (à Henri Gondet) les interdictions de construction de certains instruments à Paris » (même courrier). « D’ailleurs il faut bien reconnaître que les interdictions qui sont susceptibles d’être apportées dans certains cas entraînent une certaine prudence justifiée pour le cas où la ZL (zone libre, c’est-à-dire l’atelier de Roanne) devrait faire vivre la Zone occupée. (…) j’ai en effet l’impression que cela est fait sous la pression des Autorités occupantes pour obliger les constructeurs à travailler pour eux. Ce que ne faisait pas M. Gondet » (même courrier). Cette citation est particulièrement intéressante sur les rapports entre les deux établissements : il se peut en effet que Roanne ait envoyé du travail et de la trésorerie à Paris, où l’on sait par ailleurs que Gondet freinait le travail pour lesdites « Autorité occupantes »15 : une de leur tactique était en effet d’interdire certaines fabrications pour obliger les industriels à travailler pour l’effort de guerre allemand. Paul Beaudouin est, en 1942, un jeune patron de 34 ans, investi d’une lourde responsabilité dans un contexte difficile. Quelques phrases du même courrier de Pierre Baillaud éclairent sa personnalité de dirigeant : « Il est certain que l’époque actuelle…(..) rend plus difficile la décision d’un patron du type « prudent » comme l’est Beaudouin. » 15 Cette attitude se retrouvait chez nombre d’industriels, qui ne pouvaient s’opposer de front aux réquisitions et livraient des travaux ou des matériels inutilisables. Voir les ouvrages récents sur le fonctionnement des usines Delahaye et Panhard du XIIIe arrondissement à Paris durant l’Occupation : « Delahaye, Le grand livre », EPA, Paris, 1995 et « Les Panhard et Levassor », Claude-Alain Sarre, ETAI, Paris, 2000.
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« Beaudouin préfère donner des délais longs qui seront tenus plutôt que de promettre et de ne pas livrer ! » Les relations de Paul Beaudouin avec Henri Gondet à Paris sont fréquentes : « Beaudouin a rapporté de Paris un avant-projet fait par Gondet d’un électro-aimant pour Leprince-Ringuet ». Les études et dessins de certains instruments scientifiques sont exécutés à Paris qui conserve le bureau d’études, alors que la construction destinée au Pic du Midi serait sans doute réalisée à Roanne : « Nous venons de recevoir de Paris les dessins d’ensemble du spectrographe (pour le coronographe de Lyot)… Nous avons fait une estimation rapide de ce que devrait coûter la fabrication de cet appareil… pour faire une demande de crédit permettant l’exécution de l’appareil dans les conditions économiques actuelles. Nous évaluons un maximum de : 13 000 Frs de matière 12 000 Frs de modèles de fonderie 90 000 Frs d’usinage et de montage soit un total de : 115 000 Frs, taxe d’État non perçue, ce qui correspond à un crédit maximum de l’ordre de 125.000 Frs. (sans l’optique) ». (Lettre de Paul Beaudouin à Jules Baillaud du 27 août 1942.) Le budget annuel du CNRS est cette année-là de 100 millions de Francs. En août 1942, le ton de la lettre de Pierre Baillaud à son père est résolument optimiste, y compris pour sa situation personnelle : « Nous sommes en pleine réorganisation. Beaudouin est absolument persuadé de la nécessité de faire la refonte de son affaire : il n’envisage rien moins actuellement que de doubler ou tripler l’affaire roannaise. Nous envisageons toutes les modifications que cela comporte avec sérénité. Chose essentielle en tous cas : il admet fort bien d’équilibrer ses salaires d’ouvriers d’ingénieur et de luimême aussi sur ceux de la concurrence dès que ses moyens le permettront. Il s’est aperçu que lorsqu’il comptait son salaire à 3 500 F par mois, celui de sa femme étant de 2 000 (ce qui fait les 5500 qu’il me donne) il faisait sourire doucement les gens de l’Aéronautique qui à grade équivalent avec lui touchent entre 7 et 9 500 F par mois ! Il y a donc espoir de voir notre situation matérielle s’améliorer
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(bien entendu quand la nouvelle organisation sera en fonctionnement car il ne faut pas saigner vive la poule aux œufs d’or). » Et dans la marge une petite mention : « Tu remarques la différence de présentation des dessins de l’ancienne maison Ch. Beaudouin et de la nouvelle maison Ch. Paul Beaudouin. » Pierre Baillaud pense-t-il que Paul Beaudouin veut se démarquer de l’image de la maison parisienne ? Ou bien souhaite-t-il montrer à son père son travail personnel d’ingénieur et de dessinateur? On ne le saura pas. La proximité de l’entreprise avec les ingénieurs du STAé est fréquemment soulignée dans les courriers de Pierre Baillaud, ce qui corrobore l’importance prise en 1942 par les travaux pour l’aéronautique. Puis, sur papier à en-tête Ch. Beaudouin, la lettre du 6 octobre 1942 de Pierre à son père aborde un certain nombre de questions techniques, dont celle du remontage des pièces au sommet du Pic du Midi, lorsqu’elles seront terminées. « Il suffirait d’envoyer un monteur…nous pensons t’envoyer Joseph dès que tu auras donné ton accord. » Mais ce travail risque de s’effectuer entre novembre et l’hiver : « Il se pose tout de même la question de son équipement, il n’a naturellement ni tenue, ni souliers de montagne. Je me demande si tu ne pourrais pas t’adresser au Chantier de Jeunesse de Saint-Pé ou au Groupement « Jeunesse et Montagne » qui est commandé par mon camarade de guerre De Roussy de Sales pour obtenir qu’il te prête sur leurs réserves d’habillement l’équipement nécessaire pour 2 ou 3 personnes, parce que je ne crois pas que l’on puisse obtenir des points supplémentaires16 pour faire des achats actuellement ».
Tauziet et Joseph.
Joseph : son vrai nom est Chona Gruszkowski, ouvrier juif de chez Beaudouin à Roanne. On envisage donc sereinement de le faire voyager de Roanne au Pic du Midi et de le faire équiper par les chantiers de jeunesse du maréchal… c’est un peu surprenant en octobre 1942 ! Mais il n’ira pas, c’est le chef d’atelier Tauziet, originaire du Sud-Ouest, qui assurera le montage. Cette lettre évoque déjà les difficultés croissantes d’octobre 1942 : « (...) car il devient difficile non seulement de trouver de la matière, mais aussi de trouver ou même de conserver sa main-d’œuvre ».
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Les vêtements, comme l’alimentation, étaient rationnés.
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Encore un grand projet à la fin de l’année 1942, mais sur le papier… Un important échange de courrier entre Jules Baillaud et Paul Beaudouin se place précisément au moment de l’invasion de la zone sud par les armées allemandes auteur du 11 novembre 1942 ; pendant l’invasion le courrier passe… Dans son courrier du 6 novembre 1942, Jules Baillaud rappelle qu’il veut faire construire un nouveau et très grand télescope au Pic du Midi ; il pense obtenir les crédits et envisage de le faire construire par Beaudouin, mais il est un peu préoccupé par la taille limitée de l’entreprise et pose donc la question de confiance à Paul Beaudouin : voulez-vous faire grandir votre entreprise, et en avez-vous les moyens ? L’Observatoire peut-il contracter avec vous pour ce très important projet ? « Si j’ai pensé que je pouvais m’adresser aux Éts Beaudouin, c’est avant tout parce que je les sentais en plein développement, avec, à leur tête un homme jeune qui devait posséder l’esprit d’entreprise et l’ambition nécessaire au développement d’une maison ; c’est aussi parce que je me sentais suffisamment couvert par leur réputation bien établie ; enfin parce que leur situation en zone libre me donnait toutes facilités de communications et permettait d’espérer que la construction de mes instruments n’interférerait pas celles demandées par les Allemands. …Le grand nombre de commandes que vous receviez des Services de l’Aéronautique, l’impression que j’avais retiré de conversations avec les dirigeants de l’ONM17, …des assurances venant des géodésiens, … en vous apportant de mon côté la clientèle des observatoires je servais l’Astronomie et j’utilisais au mieux de l’équipement national les crédits inhabituels et inespérés qu’on m’accordait. J’ai toujours cette conviction. Cependant, j’ai aussi quelques appréhensions et quelques craintes. Les instruments dont j’ai besoin pour le Pic du Midi sont vraiment d’un tout autre ordre de grandeur que ceux que vous êtes à même actuellement de construire. » Investissements nouveaux en moyens d’études, en locaux et matériel, besoin de trésorerie, recours aux banques, toutes les conditions d’une croissance forte sont alors énumérées par l’astronome. Et il poursuit : 17
Office Nationale des Marchés, situé à Lyon pour l’instrumentation.
Il est surprenant de constater la rapidité du courrier entre le Pic du Midi et Roanne à la fin de 1942…
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« Je comprendrais que vous hésitiez devant une transformation aussi radicale d’une affaire qui dans sa forme actuelle est florissante. Vous avez besoin d’y réfléchir. Vous avez la confiance technique du monde savant ; il faut que vous lui donniez confiance dans votre puissance industrielle. …Votre maison est florissante ; vous pouvez la maintenir dans la forme où elle est… Mais à mon avis, vous ne remplirez pas votre devoir social qui est de marcher vers l’avant. » Recevant un tel plaidoyer pour un avenir rayonnant au moment même où les troupes allemandes passent à Roanne en marche vers le sud, Paul Beaudouin a dû être un peu surpris ! La distance et la relative sérénité que confère l’altitude du Pic du Midi expliqueraient-elles l’optimisme de Jules Baillaud ? Il appuie son propos sur une opinion faite au cours d’une visite à Roanne durant l’été 1942, mais les circonstances politiques et les conditions matérielles ont très vite évolué durant cet automne 1942. Paul Beaudouin répond à Jules Baillaud le 21 novembre 1942, tout d’abord en remerciant ce vieux monsieur de ses conseils, puis en faisant référence à l’avis pris auprès de Gondet : « Comme vous-même nous considérons que c’est toujours un devoir social pour le chef d’entreprise de chercher à augmenter ses moyens, nous sommes également persuadés qu’il y aurait la possibilité en France de créer une maison importante dont l’influence s’étendrait hors de ses frontières, enfin nous pensons surtout que les Français doivent actuellement chercher à prouver qu’ils peuvent faire plus que cultiver leur jardin et qu’il doit leur revenir dans le monde un autre rang que celui auquel ils se trouvent réduits. » Après ce préambule où se mêlent espoir et amertume vient la réponse de Paul Beaudouin ; elle est négative, empreinte du poids des circonstances, et aussi de la prudence épistolaire de rigueur en ce temps : « Mais nous nous trouvons dans une période troublée ; il serait même difficile d’en imaginer une qui le fut davantage ; à chaque instant nous voyons se restreindre nos possibilités dans tous les domaines : main-d’œuvre, matières premières, outillage, machines, énergie, jusqu’aux transports qui deviennent impraticables, et ces difficultés vont s’aggravant. D’ailleurs il est bien caractéristique que ce soit Monsieur Gondet qui d’habitude me reproche plutôt une prudence exagérée, qui se montre le plus réservé sur les possibilités d’exécution, probablement parce qu’ayant une certaine avance sur
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nous il apprécie mieux les difficultés que nous risquons de rencontrer bientôt et qu’il connaît déjà. » Tout est dit allusivement mais précisément sur les conditions de travail à Paris, où l’on connaît déjà bien les conditions de travail imposées par l’occupant… La réponse de Jules Baillaud du 28 novembre 1942 est alors marquée par le découragement : « Il faut un certain effort sur soi-même pour proposer des entreprises comme celles qui s’attachent au Pic du Midi quand on est accablé par toutes les perturbations qui frappent notre pays et qu’on ne voit pas bien clair dans son avenir. Cependant le devoir d’agir subsiste, chacun à sa tâche, même si cette tâche paraissait et devait être vaine. » Il cherchera à faire construire ce grand télescope dans la région de Pau par l’entreprise MEA (Messiez Équipement Aéronautique), mais la désorganisation croissante des années 1943 et 1944 ne le permettra pas. Il y a sans doute d’autres priorités… Le 5 décembre 1942, Paul Beaudouin confirme allusivement le durcissement des conditions de travail, dans sa réponse au courrier du 28 novembre de Jules Baillaud : « Quand je vous exprimais mes craintes au sujet des difficultés d’exécutions que nous pourrions rencontrer, je ne me figurais pas que les événements viendraient confirmer mes appréhensions d’une manière aussi dramatique. » Dramatique, le mot est lâché. Au début de 1943, Paul Beaudouin prendra la décision de se séparer de Pierre Baillaud, ce qui donnera lieu à plusieurs échanges avec Jules Baillaud son père, qui en est très peiné. Plusieurs arguments sont alors avancés de part et d’autre qu’il est difficile de juger plus de soixante ans après. Mais ces échanges un peu tendus ont le mérite d’obliger les uns et des autres à exprimer leurs opinions. L’un des paragraphe d’un courrier de Paul Beaudouin illustre ainsi sa conception du travail spécifique de l’entreprise Ch. Beaudouin, conception que l’on retrouve d’ailleurs affirmée à plusieurs époques. Il se refuse en effet à dissocier le travail de « bureau d’étude » de celui du « laboratoire » ; la genèse de l’appareil de sa conception à sa mise au point finale forme un tout :
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« (…) je suis persuadé que dans un travail comme le nôtre, il faut qu’une même personne suive chaque appareil nouveau du début à la fin, exactement comme vous demandiez qu’un maître d’œuvre suive de bout en bout le travail du grand équatorial ». Et plus loin : « (…) le travail de laboratoire est à mon avis absolument primordial et d’un autre intérêt que n’importe quelle besogne administrative ; ce rôle Monsieur Gondet puis moi-même l’avons tenu quand Madame Ch. Beaudouin dirigeait la maison, et ce n’est pas sans regrets que j’évoque cette époque où je ne passais pas la moitié de mon temps à faire des paperasses ; je ne suis pas le seul d’ailleurs et Monsieur Gondet aussi n’aspire qu’à être débarrassé du travail administratif ». Enfin suit un paragraphe sur le « management » de l’entreprise tel qu’il le concevait : « (…) on doit payer de sa personne quant on assure la direction d’une maison… : je considère comme nécessaire à la bonne marche de l’atelier qu’un chef surveille les mises en route, aussi je me suis toujours arrangé pour y être le matin la plupart du temps avant 8 h (…) et faire un tour dans l’atelier à la rentrée de 2h-1/4. » Les difficultés de tous ordre vont évidemment s’accroître : difficultés administratives pour faire aboutir les commandes, et pour obtenir la matière : « D’autre part il nous faudrait de la monnaie-matière pour 45 K. d’acier ordinaire et 10 K. d’acier rapide pour l’outillage ». (lettre de PB à JB du 27 avril 1943). La séparation de Paul Beaudouin et Pierre Baillaud ne se passe pas très bien, et Jules Baillaud se plaint auprès de Gondet de la facturation qu’il juge excessive pour les frais d’installation des barillets du réfracto-réflecteur au Pic du Midi par le collaborateur de l’entreprise, M Tauziet : « P. Beaudouin…les évalue à 14 400 Frs. Il exagère terriblement. (…) J’ai l’impression que Beaudouin m’exploite outrageusement. Il a tort. (…) Je suis prêt à vous régler les frais d’étude du spectrographe, mais je désirerais que ce soit vous qui les établissiez, redoutant la main lourde de Beaudouin. 1500 francs de déplacement par journée pour un monteur, c’est vraiment prohibitif. » (lettre de JB à HG du 3 mai 1943). Le courrier semble toujours parfaitement fonctionner, mais les difficultés et malentendus s’accroissent…
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Ces textes sont des témoignages ponctuels mais précieux sur les mentalités dans une France occupée. Quelle était l’importance réelle de cet atelier de Roanne, et pourquoi semble-t-il avoir conservé du travail alors que nombre d’usines en paraissent dépourvues ? Quelle était la politique du STAé et des milieux militaires de l’aéronautique en zone sud ? Quels étaient les objectifs poursuivis par les astronomes à Paris, et par le CNRS ? De nombreuses questions restent sans réponse et mériteraient approfondissement. Mais la lettre de Jules Baillaud à la veille de l’invasion de la zone « libre » semble malgré tout bien irréaliste, et reste un document précieux sur la difficulté, pour les responsables de l’époque, d’avoir une vue d’ensemble de la situation…
À Paris, instruments scientifiques sur fond de réquisitions et de pénuries Sous la direction de H. Gondet, on peut penser que les effectifs de l’entreprise à Paris restent voisins de ceux de 1939, mais on ne les connaît pas avec précision, sans doute une cinquantaine d’ouvriers et employés. Avant de mettre en regard la situation de Roanne et celle de Paris, on peut tenter une réflexion sur l’attitude des dirigeants des entreprises françaises après la « débâcle » de 1940. L’attitude « paternaliste » de l’entreprise Beaudouin a toujours consisté à conserver en son sein les meilleurs ouvriers et cadres et donc, dans la mesure du possible, à apporter une certaine sécurité au personnel ; elle s’est poursuivie durant la guerre. Il n’aurait été pensable ni de fermer l’entreprise après l’invasion allemande, ni de collaborer volontairement à l’effort de guerre. Depuis trente ans chez Beaudouin, Henri Gondet se trouve seul aux commandes de l’établissement de Paris dès le mois d’août 1940. Il a été très malade durant la première guerre qu’il a connue sur plusieurs fronts et il sait ce que le conflit signifie de souffrances pour les salariés. Son attitude consistera à maintenir l’intégrité de l’entreprise contre les empiètements de l’occupant, à conserver une activité en matière d’instruments scientifiques,
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à défendre les salariés dans la mesure du possible. En décembre 1941, l’assassinat par la Gestapo d’un scientifique connu, Fernand Holweck, fait prendre conscience aux milieux scientifiques de la vraie nature de l’occupation allemande, alors qu’une activité scientifique se poursuit en France grâce au budget reconduit du CNRS. Henri Gondet est très atteint par la mort tragique de son ami et camarade de promotion ; il est certainement encore plus enclin à cette résistance passive ; on l’imagine rongeant son frein, conscient de ses responsabilités de patron et d’employeur, cherchant à protéger les salariés menacés du STO et de la réquisition.
Dans les laboratoires de l’Institut Pasteur à Garches, le Pr. Commandon et Pierre de Fontbrune poursuivent durant l’Occupation leurs travaux de micromanipulation et adaptent l’appareillage pour le microcinéma, comme le montre cet extrait d’un article de L’Illustration de février 1942.
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On ne dispose pas de documents sur la nature des activités de l’entreprise Ch. Beaudouin à Paris durant cette période. Il semble que la demande d’instruments scientifiques se soit maintenue en 1940 et 1941, sans doute jusqu’en 1943 voire 1944. Ce constat assez surprenant est confirmé par les recherches de Nicolas Chevassus-au-Louis : la dotation annuelle du CNRS, de l’ordre de 100 millions de francs, sera maintenue au cours des années d’occupation pratiquement sans changement. Elle permettra la poursuite des travaux de nombreux centres de recherche et l’achèvement des laboratoires de Meudon-Bellevue. Il faut aussi rappeler que l’occupant considérait18 que la science française ne présentait pas d’intérêt majeur, ce qui a permis de conserver une certaine indépendance dans les travaux de recherche tout en réorganisant les grands domaines vers des aspects plus utilitaires, concernant les combustibles, la nutrition ou la santé.
Charles Dubus, ouvrier chez Ch. Beaudouin Un témoignage important concernant l’activité de Ch. Beaudouin à Paris a pu être recueilli en juin 2002, c’est le récit de Ch. Dubus. Le souvenir de sa vie professionnelle « chez Beaudouin » mérite d’être rapporté. Cousin de M. Tauziet, le chef d’équipe de l’atelier de Roanne, Charles Dubus entre comme apprenti « le 13 septembre 1937 ». Il a 14 ans il et va, comme les autres, assurer beaucoup de tâches répétitives mais aussi suivre place Jeanne d’Arc19 dans le XIIIe des cours du soir de technologie assurés par des agents de Maîtrise de divers ateliers de mécanique de Paris. Sous la direction de H. Gondet et de P. Beaudouin, il travaillera sur beaucoup d’appareils et d’instruments scientifiques. En juin 1940, il quitte dans l’urgence Paris avec sa famille, mais, comme nombre de Parisiens modestes, ne sachant où se fixer, il y revient dès juillet et reprend en septembre son travail « chez Beaudouin » sous la direction de H. Gondet. Ch. Dubus se souvient que, dès le début de l’Occupation, au cours de l’automne 1940, des ingénieurs allemands font l’inventaire des compétences des entreprises selon une technique efficace et incontournable : demandant au cours de leurs visites à voir les appareils et instruments finis ainsi que les quantités produites, ils en déduiront le niveau exact des compétences et des qualifications 18 19
Chevassus-au-louis, p. 118.
Il serait intéressant de retrouver la trace de cette formation technique ouvrière.
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des entreprises, et leurs capacités de production. Ch. Beaudouin ne fait évidemment pas exception et ces inspections créent un lourd malaise dans l’entreprise, surtout dans l’esprit de H. Gondet car elles sont à l’évidence le prélude à d’autres ennuis. Le premier ennui sera l’obligation pour l’entreprise de fabriquer des pièces en soustraitance pour des entreprises d’armement allemandes. Il est évidemment impossible de refuser sous peine de fermeture, et l’on ne peut arguer de son incompétence puisque l’inventaire des savoir-faire a été méticuleusement établi par l’inspection des appareils fabriqués. Selon le témoignage de Ch. Dubus, l’entreprise Ch. Beaudouin se verra donc obligée de produire des pièces de mitrailleuses qui seront usinées non par les salariés de l’entreprise mais par des apprentis spécialement embauchés et très rapidement formés. Ceci lui permet de poursuivre la fabrication et la vente de toute sa gamme d’appareils scientifiques, surtout des pompes à vide, du moins au début de l’Occupation quand on peut encore trouver des matières premières et lorsque certaines fabrications ne sont pas tout simplement interdites. Ce témoignage montre ainsi comment les entreprises étaient obligées, sous peine de fermeture ou de réquisition autoritaire, de travailler pour l’effort de guerre allemand, par des mesure coercitives portant sur les ouvriers, les matières premières et par des interdictions de fabrications. Le second ennui, beaucoup plus grave pour les personnels concernés et pour l’entreprise, sera la réquisition20 (sans doute en 1942 ) d’une partie des ouvriers qualifiés, dont la compétence est évidemment connue par l’inventaire des fabrications réalisé dès 1940 et qui a permis de déterminer les savoir-faire présents. Ce n’est pas le STO – service du travail obligatoire – mais la réquisition des compétences. Charles Dubus fera partie de ceux de chez Beaudouin, vraisemblablement trois ou quatre, qui doivent partir pour travailler dans les usines d’armement en l’Allemagne, précisément pour Mannheim. Il va « se tromper de train », mais c’est un vrai cas de conscience : un autre devra partir à sa place… Son odyssée vaut d’être contée. Il part de la gare d’Austerlitz à destination de Riom dans le Puy-de-Dôme, préférant se faire embaucher par les Chantiers de Jeunesse du Maréchal plutôt que de partir en Allemagne. Il s’en fait refouler vertement: l’officier responsable lui dit que sa place de bon ouvrier français est dans les usines allemandes, et il le fait expulser entre deux gendarmes jusqu’à la porte du Chantier de Jeunesse ! Il parvient donc à repartir libre et, ne sachant où aller, reprend le train vers le sud. Arrivé à la gare de Clermont-Ferrand, il est surpris par un calme anormal alors que les gares sont en général, pendant l’Occupation, bondées de voyageurs soumis à d’interminables attentes.
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La réquisition dans l’industrie parisienne est bien décrite dans l’ouvrage de Claude-Alain Sarre sur l’entreprise Panhard dont plus de cent ouvriers ont été envoyés chez Borgward. « Les Panhard et Levassor, une aventure collective », op. cit.
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Un employé des chemins de fer lui conseille alors fortement de quitter la gare immédiatement : elle est ce jour-là réquisitionnée par les autorités allemandes qui ont envahi la zone sud de la France. Dans l’hostilité générale de la population tenue à distance par les troupes allemandes, c’est un des premiers départs des jeunes de la région pour la réquisition ou le STO en Allemagne. Il en réchappe ainsi de peu grâce au conseil de ce cheminot avisé ! Sachant alors encore moins où trouver refuge, il prend un train pour Roanne où il sait pouvoir retrouver Paul Beaudouin et Tauziet dans l’atelier de Riorges installé à la fin de 1940. Ce sera la fin provisoire de son périple. Il est mis au travail dès le lendemain de son arrivée sur les oscillographes et les enregistreurs « H-B », la « boîte noire » des essais en vol alors en présérie. Après quelques mois, il regagnera Paris et passera la durée de la guerre chez Beaudouin sans autre ennui grave. Il s’engagera dans l’aviation pour son service militaire après la Libération et continuera sa carrière dans les services techniques de l’Aéronautique, au contrôle et à l’installation des enregistreurs de vol Hussenot-Beaudouin à Villacoublay puis Brétigny-surOrge.
Préserver l’intégrité de l’entreprise, la lourde tâche d’Henri Gondet Henri Gondet poursuit ses activités de créateur et d’ingénieur durant cette période difficile. Il engage des études pour la réalisation de divers appareils, dont plusieurs projets d’électro-aimants et d’aimants nécessaires pour les travaux de l’équipe de l’École Polytechnique étudiant les rayons cosmiques, dirigée par Louis Leprince-Ringuet. Ces travaux sont envisagés au Pic du Midi en 1942 et 1944, ainsi que l’évoque Emmanuel Davoust21 : « Pendant la guerre, Louis Leprince-Ringuet reste en contact avec Baillaud ; lors d’une rencontre à Lyon en 1941 ou 1942, il lui confirme qu’il compte toujours venir au Pic et il fixe les caractéristiques de l’électro-aimant dont il aurait besoin. Baillaud confie l’étude de cet appareil à l’ingénieur Gondet, des établissements Beaudouin, qui fournit un premier avant-projet en mai 1942. Par la suite, Leprince-Ringuet envisage, non pas un électroaimant, mais un grand aimant permanent, qui aura l’avantage 21
« L’Observatoire du Pic du Midi », op. cit., p. 378.
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d’offrir un champ constant. Gondet fournit un nouvel avant-projet d’aimant donnant 3500 gauss. En octobre 1944, Leprince-Ringuet et Baillaud présentent une demande de crédit au CNRS pour réaliser un modèle réduit au cinquième de cet aimant. Ce modèle est construit, mais ce projet d’aimant permanent n’aura pas de suite, probablement parce que le champ magnétique qu’il fourni est trop faible. » À l’ESPCI, Henri Gondet prononce le 3 avril 1944 une conférence sur les « Réalisations actuelles de Mesureurs d’effort, d’Accélération et de Déplacements » devant les groupes « Transports » et « Mesures » réunis. Il y expose les fondements théoriques et les réalisations des appareils conçus par lui-même et Paul Beaudouin, tant à Paris qu’à Roanne, ce qui montre que l’activité créatrice s’y poursuit. Une autre conférence en mai 1945 sera consacrée au « problème de l’amortissement » dans les instruments de mesure. Ces divers témoignages concernant la vie de l’entreprise à Paris et Roanne se recoupent sur de nombreux aspects, mais ils illustrent aussi la différence de situation des deux établissements entre les deux zones, du moins jusqu’en 1943. L’attitude de Paul Beaudouin, jeune dirigeant de 35 ans d’un établissement qui conserve une activité importante et innovante au moins jusqu’au début de 1943, est certainement très différente de celle que les circonstances imposent à Henri Gondet : il a plus de 55 ans, il a vécu la première guerre mondiale, et doit subir la contrainte directe de l’autorité allemande en zone occupée, protéger le personnel et travailler pour l’occupant, tout en poursuivant la fabrication d’instruments scientifiques pour des laboratoires sans grandes perspectives. D’un point de vue plus général, l’entreprise Beaudouin était trop modeste pour être incluse dans un des grands plans sectoriels dont le gouvernement de Vichy voulait doter la France, sans grand succès d’ailleurs. Ce fut peut-être une chance, permettant d’échapper à de trop fortes pressions dirigistes22 ou à une réquisition trop importante après 1943. En revanche elle est soumise aux contraintes de l’approvisionnement en matière premières qui sont gérées par l’Office central de Répartition sous l’étroite tutelle des autorités 22 Le ministère de la Production nationale – c’est-à-dire de l’Industrie – occupe 16 000 fonctionnaires à la fin de l’Occupation, auxquels il faut ajouter les personnels des comités d’organisation sectoriels. A. Beltran et al., « La vie des entreprises françaises sous l’Occupation », Paris, 1994, Belin, p. 49.
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allemandes23, gérant la pénurie de façon lourde et bureaucratique ainsi qu’on le voit dans les échanges de courriers à Roanne. La marche de l’entreprise au fil des années de guerre, tout en gardant ses spécificités sectorielles et professionnelles exposées plus haut, a été soumises à une succession de conjonctures bien différentes, clairement énoncées dans l’ouvrage : La vie des entreprises sous l’Occupation de A. Beltran. Il est intéressant de tenter un rapprochement entre ces conjonctures successives et la vie de l’entreprise Ch. Beaudouin : - les commandes militaires avaient dopé l’économie et l’activité des entreprises jusqu’en juin 1940, c’est particulièrement visible dans les niveaux élevés de chiffre d’affaires mensuels de Ch. Beaudouin en 1939 et jusqu’en mai 1940 ; - mai à décembre 1940 marquent une très nette dépression : destructions de la Blitzkrieg, défaite, exode, non-retour des prisonniers, blocus britannique, tout concourt à créer une économie de pénurie ; l’entreprise Beaudouin se rétablit lentement sur deux sites à Paris et Roanne ; - lent redémarrage en 1941 et 1942, par les commandes de l’économie de guerre allemande, par les besoins de l’armée d’occupation et par une certaine relance économique gouvernementale de Vichy ; on le mesure assez bien à Roanne, elle bénéficie peut-être à Paris ; - incertitudes et confusion en 1942-1943 : certes, l’économie de la « guerre totale » du Reich intensifie les commandes allemandes, mais les ponctions des réquisitions et du STO, les souffrances, le désespoir de la population atteignent aussi une partie des dirigeants qui avaient cru au discours d’après juin 1940, comme l’atteste l’échange entre Paul Beaudouin et Jules Baillaud de décembre 1942 ; - l’effondrement de 1944, désorganisation, bombardements, mouvements sociaux, actions économiques de la Résistance pour saboter l’effort de guerre apporté au Reich, parfois avec la complicité des dirigeants24, débarquements et combats désorganisent l’économie ; les entreprises en pâtissent gravement, et le chômage augmente nettement. 23
Idem, p. 52.
24
C’est le cas de Panhard, dont nombre de livraisons sont inutilisables.
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On connaît peu de faits relatifs à cette période pour Beaudouin, hormis les difficultés d’approvisionnement des deux sites, et de la vie quotidienne ; - le difficile redémarrage de 1944 à 1946, du fait de la poursuite de la guerre jusqu’en 1945, des destructions et de pénurie parfois durables. On verra que Beaudouin échappera à cette difficile conjoncture grâce aux commandes de l’aéronautique passées dès l’après-guerre.
Henri Gondet.
Au quotidien, les difficultés matérielles vécues par les hommes et les femmes de l’entreprise furent beaucoup plus sévères à Paris qu’à Roanne, surtout en 1943 et 1944, dans un contexte de pénurie généralisée : alimentation, transports, électricité, matières premières. Mais les documents font défaut et le flou gagne vers la fin de la guerre ; on vit au jour le jour en attendant une issue jugée certaine, et bien sûr le redémarrage espéré des activités. Figure marquante de l’entreprise depuis 1910, Henri Gondet a certainement joué un rôle essentiel dans la préservation de l’intégrité de l’entreprise de 1940 à 1944, et pour la défense de ses employés à Paris.
Fernand Holweck dans son laboratoire (vers 1903).
Peu de témoignages subsistent de son rôle de dirigeant de l’entreprise au cours de cette pénible période. Une anecdote : il avait fait entreposer des métaux rares ou précieux, mais essentiels pour la construction de certains appareils, dans les caves de la Maison des Pères du Saint-Esprit au 32 rue Lhomond, dont l’immeuble jouxte les Laboratoires de Physique de l’ENS. C’était un homme de devoir et l’on ne peut oublier que c’est lui qui, en décembre 1941, ira reconnaître à la prison de la Santé le corps martyrisé de son ami Fernand Holweck, assassiné après son arrestation qui avait conduit à la perte du réseau de résistance qu’il avait fondé.25
Fernand Holweck D’origine alsacienne, il sort major de l’ESPCI en 1910. Préparateur au laboratoire de Marie Curie, il est mobilisé en 1914 et affecté tout d’abord au poste émetteur de la Tour Eiffel auprès du Colonel Ferrié où il perfectionne nombre d’appareils de TSF, puis à Toulon avec Paul Langevin qui élabore la technique du repérage sous-marin par ultrasons. 25 Voir le petit ouvrage d’Henri Gondet consacré à Fernand Holweck, édité par l’ESPCI en 1947, de nombreux passages dans « Les Savants sous l’Occupation », ainsi que l’article du Professeur André Thomas paru dans « La Pensée » en 1947.
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En 1920 il démontre dans sa thèse la continuité entre les rayons X et la lumière. Poursuivant ses travaux en physique et sur les lampes d’émission il conçoit une pompe à vide moléculaire performante, construite par Ch. Beaudouin, qui sera très utilisée dans nombre de laboratoires durant une trentaine d’années. Cet appareil lui permet de mettre au point une lampe d’émission de forte puissance en 1923 pour la Tour Eiffel. Sa compétence, sa curiosité et son habileté instrumentale le portent vers de nombreux domaines : la télévision en 1929 avec Édouard Belin, l’application des rayons X en biologie avec Antoine Lacassagne à l’Institut du Radium, la mesure du champ gravimétrique avec le R.P. Lejay, grâce à la mise au point d’un gravimètre « peu encombrant, transportable et d’une très grande sensibilité » dont il était lui-même le réalisateur. Il s’intéressait au microscope électronique, aux amplificateurs de lumière, aux compteurs de photons lorsque la seconde guerre mondiale se déclare. Il se consacre à la résistance dès 1940 ; arrêté le 11 décembre 1941 par la Gestapo, il meurt quelques jours après, sous la torture à la prison de la Santé.
Il ne semble pas que l’établissement de Roanne ait connu un contexte aussi dramatique, mais on est parvenu à y protéger Chona Gruzskowski dit « Joseph », ouvrier juif immigré de Pologne, entré chez Ch. Beaudouin en 1931 et présent jusqu’en 1975 ; il laissera le souvenir d’un personnage gai et sympathique, aimé de tous, habile et débrouillard. Mais la création d’un second atelier à Roanne, imposée par les circonstances difficiles de 1940, aura aussi constitué le germe de la nouvelle organisation de l’entreprise qui sera mise en place après la guerre. En effet, cet établissement deviendra en 1948 la SARL Ateliers de Construction Beaudouin, « A.C.B. » spécialisés dans les oscillographes et enregistreurs de vol, alors que la SARL « Ch. Beaudouin » poursuivra sa vocation de développement d’instruments et d’appareils scientifiques.
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Chapitre 3
1945-1970 les temps nouveaux : une nouvelle organisation pour un nouveau développement Ce quart de siècle est celui de l’apogée puis du déclin de l’entreprise, et la disparition de Paul Beaudouin conduira à sa cession à Alcatel en 1970. Néanmoins, le relèvement de l’entreprise au lendemain de la guerre est assurément une réussite, rendue possible aussi bien par un contexte économique favorable que par la volonté constante du dirigeant.
Le contexte économique et familial du redressement de l’entreprise La désorganisation de la fin de la guerre et les choix des nouvelles classes politiques qui prennent le pouvoir après 1945 conduisent la France vers une nouvelle organisation économique : la planification de l’économie, sous l’autorité du Commissariat au Plan. De 1946 à 1973, la succession des six premiers Plans contribuera au redressement rapide du pays. Il serait certainement intéressant d’analyser les fondements et les effets des choix retenus par le Plan pour le secteur de l’instrumentation scientifique au cours de ces deux décennies, choix résultants de la concertation entre les Pouvoirs Publics – ministère de l’Industrie, de la Recherche, CNRS, DGRST – et la représentation professionnelle –
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le SGOIP, Syndicat Général de l’Optique et de l’Instrumentation de Précision, branche de la Fédération des industries métallurgiques. Vaste sujet qui mériterait un développement spécifique. Paul Beaudouin et son entreprise seront des acteurs permanents de cette concertation. Le dirigisme économique incarné par le Plan au cours des années de l’immédiat aprèsguerre engendrera deux éléments favorables à l’entreprise : - la relance vigoureuse de la recherche scientifique donne un élan durable à la demande d’instruments scientifiques et de mesure ; - l’aéronautique, redevenant foisonnante et imaginative en France1, utilise pour les essais des nouveaux avions un nombre croissant d’enregistreurs de vol, qu’il faut améliorer et faire évoluer. Le savoir-faire et la notoriété reconnus de la maison Ch. Beaudouin dans ces deux secteurs sont donc des éléments globalement favorables mais il faut, simultanément, engager de grands chantiers : - moderniser les différentes gammes d’appareils qui ont à l’évidence vieilli durant cinq années sans innovation, pour répondre aux nouvelles exigences de la recherche ; - passer d’une conception artisanale à une organisation industrielle de l’entreprise, afin de s’adapter aux nouvelles conditions tant de la production – les conditions sociales et les techniques de production ont changé – que du marché, en France et à l’exportation ; - et cela tout en conservant la spécificité de la démarche « Ch. Beaudouin » : proximité, échange, création conjointe avec les milieux de la Recherche, qui présente depuis 1945 une nouvelle configuration institutionnelle, par l’élargissement du rôle du CNRS et des organismes de recherche spécialisés. Après la Libération, l’entreprise se trouve partagée entre ses deux sites de Paris et Roanne. Les commandes reprennent lentement, la matière première manque, les budgets de recherche se rétablissent progressivement. Durant l’Occupation les efforts conjoints de Henri Gondet et Paul Beaudouin avaient maintenu l’identité de l’entreprise ; ce dernier devra assurer seul le redressement après 1946. En effet, c’est dès 1946 que Frédéric Joliot-Curie prend contact avec Henri 1
Voir l’ouvrage « 50 ans d’essais en vol en France », Paris, ETAI, 2001.
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Gondet pour en faire son collaborateur au CNRS. Il le connaît bien pour son passé d’ingénieur scientifique, de réalisateur et d’industriel. À dix ans d’intervalle, ils sont issus de la même école, l’ESPCI, et fréquentent le même milieu scientifique depuis longtemps. Il vient lui proposer de prendre la direction des Laboratoires du CNRS à MeudonBellevue. De la part de Frédéric Joliot-Curie, l’homme qui incarne le renouveau de la recherche scientifique française à ce moment historique, c’est là assurément une proposition flatteuse, et la reconnaissance de 36 ans d’activité professionnelle réussie. Mais Henri Gondet est malgré tout très attaché à la Maison Beaudouin, et sa fille, Madame Letourneur, se souvient qu’il a fallu plusieurs visites de Frédéric Joliot-Curie chez Henri Gondet pour le convaincre… Pour sa part, Paul Beaudouin est très préoccupé de cette proposition qui le conduit à devoir assumer seul la lourde charge de la relance de l’activité de l’entreprise, sans le concours avisé et expérimenté de Henri Gondet ; Simone Bonhomme, fille de Paul Beaudouin, garde en mémoire l’embarras de son père. Mais il était impossible, pour ces deux hommes dont tout l’avenir professionnel dépendait de la relance de la Recherche française, de résister à l’insistance amicale de Frédéric Joliot-Curie. Henri Gondet quitta donc l’entreprise pour prendre la direction du laboratoire de Bellevue du CNRS dont Frédéric Joliot-Curie voulait faire une vitrine de la Recherche française. C’était une consécration pour une fin de carrière et aussi la reconnaissance de ses qualités d’homme d’entreprise, d’ingénieur de développement et d’organisateur. Henri Gondet poursuivra sa collaboration avec cette entreprise où beaucoup de son passé l’attache ; il y viendra souvent. Mais Paul Beaudouin se trouve désormais seul à la direction de deux entreprises, « ACB » et « Établissements Charles Beaudouin », dans lesquelles il est actionnaire majoritaire aux côtés de membres des deux familles Beaudouin et Bonnamour. Bien qu’elle limite le développement par l’impossibilité de recourir à de nouveaux moyens financiers, cette configuration familiale est importante à ses yeux car elle est garante d’une indépendance qui lui sera toujours précieuse.
Frédéric Joliot-Curie.
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Durant un quart de siècle et dans un contexte européen et international en ouverture rapide, Paul Beaudouin va donc s’efforcer de concilier indépendance et développement de l’entreprise, modernisation des appareils et industrialisation de leur production, proximité avec la recherche et partenariats européens. La tâche est complexe et vaste, rude aussi pour un homme de 38 ans qui est relativement seul dans un environnement politique, économique et professionnel en recomposition. Le changement est profond entre l’avant et l’après-guerre, les repères politiques et institutionnels, mais aussi familiaux et industriels ont été bouleversés par le conflit et la nouvelle donne politique et économique de 1945. Paul Beaudouin présentant le stand de son entreprise au Président de la République Vincent Auriol, à l’Exposition de Physique de 1949.
Pour rendre plus efficace l’organisation des deux entreprises « ACB » et Ch. Beaudouin, Paul Beaudouin regroupe les activités en départements distincts : - à la SARL Ch. Beaudouin : vide, rayons X et cristallographie, spectrographie, magnétisme, radio-activité, micromanipulation, physiologie, médecine ; - à la SARL « ACB, Ateliers de Construction Beaudouin » : oscillographes et enregistreurs de vol. ACB quitte définitivement Roanne en 1947, et les deux sociétés sont regroupées dans l’usine du 1 et 3 rue Rataud mais s’y trouvent très à l’étroit. Il est donc décidé de louer un atelier proche pour « ACB », à une adresse qui a eu son heure de gloire : c’est à deux pas, au 75 rue Claude Bernard, l’ancien emplacement des Établissements Ducretet. C’est là que seront produits les oscillographes et les enregistreurs de vol « H-B ». Jusqu’en 1952 Paul Beaudouin assure avec succès la direction générale et technique des deux entreprises, mais leur développement rapide devient une trop lourde charge pour une homme seul. Il doit mettre en place un nouveau partage de ses responsabilités, alors que ACB et Ch. Beauduoin connaîtront des évolutions différentes.
Le devenir des Ateliers de Construction Beaudouin, 1948-1960 L’atelier de Roanne avait été créé dans l’improvisation la plus grande en 1940 avec Adrienne et six salariés ; Paul
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Beaudouin avait su, grâce au savoir-faire de l’entreprise Ch. Beaudouin, avec l’appui du STAé et sur les idées de François Hussenot, créer et produire dans ce lieu précaire un appareil innovant et performant, l’enregistreur de Vol « H-B » et ses capteurs de paramètres. Cet atelier devient une Sarl familiale, les « ACB », installée après 1948 rue Claude Bernard dans les anciens locaux de Ducretet où son développement rapide pouvait trouver des conditions temporairement adaptées au marché, mais la croissance de la demande aéronautique obligeaient bientôt à de nouveaux déménagements, d’abord à Malakoff puis Bagneux.
Paul Beaudouin ne pouvant plus assumer seul le développement technique et industriel des ACB il procède à l’embauche de trois ingénieurs, Mr Sauvage, Centralien, Mr Babeau, Polytechnicien, et le fils de Henri Gondet Pierre Gondet (ingénieur électronicien). Ajoutées à celle de Paul Beaudouin, ingénieur ESPCI, leurs compétences et leurs relations sont efficaces dans les milieux de l’aéronautique et des essais en vol. L’innovation est importante aux ACB qui déposent de nombreux brevets et dont la gamme de fabrication s’élargit vite. Les principaux clients sont le ministère de l’Air, l’Armée de l’Air, le Centre des essais en vol à Brétigny-sur-Orge, à Istres et à Saclay (propulseurs), l’ONERA, Office National
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Tableau extrait du rapport de maîtrise d’Emmanuelle Braud DOMAINES
GAMMES D’APPAREILS
Enregistreur photographique
Série A des enregistreurs pour avions
Mesures électriques
Série des oscillographes
Mesures de pression
Série H des manographes et capsules manographiques,
Mesures d’accélération
Série J des accélérographes
Mesures de vibrations
Idem
Mesures de déplacements angulaires
Série M des goniographes
Série G des barographes
d’Études et de Recherches Aéronautiques, les constructions aéronautiques, ainsi que des industriels privés qui doivent procéder à des mesures de vibrations, comme l’automobile. Les enregistreurs de vol « H-B » sont aussi notablement exportés, entre autres vers la Grande-Bretagne. Plusieurs modèles d’enregistreurs photographiques sont spécialement conçus pour l’ONERA, conservant le principe du « H-B » mais destinés à l’enregistrement des vibrations de haute fréquence. La boîte de vitesses de ces appareils comprend 24 rapports, variants de 1 à 60002. Mais le marché aéronautique s’élargit rapidement et la demande d’enregistreurs de vol se diversifie. ACB ne peut fournir tous les appareils nécessaires aux essais en vol puis aux utilisations militaires, et n’a pas les moyens de mettre au point un appareil plus petit que réclament les utilisateurs. À la demande des responsables de l’Aviation et du CEV sera créée la SFIM, Société française d’instruments de mesure, qui réunit dans son premier tour de table François Hussenot3 et Paul Beaudouin, les pères du « H-B », d’autres personnalités de l’aviation et des investisseurs publics et privés. Le « mini-enregistreur » SFIM sort dès 1948, il est plus petit que son prédécesseur le H-B et aura lui aussi une très belle carrière en France et à l’exportation. 2 Témoignage de Jean Lemaître, Professeur à Paris VII et longtemps collaborateur des recherches à l’ONERA, utilisateur de ces appareils. 3 Son statut de militaire – il est en effet Directeur du Centre des essais en vol, un service de l’Armée de l’Air – ne lui permettra pas de disposer d’une position d’actionnaire. On ne transigeait pas à l’époque avec les principes (témoignage de Rémi Hussenot, juin 2002).
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Sur un marché certes concurrentiel mais rémunérateur, l’activité des ACB se développe rapidement jusque vers 1955. Pour suivre cette demande, Paul Beaudouin doit leur affecter une bonne partie des capacités familiales d’investissement, qui restent limitées. Il se crée ainsi un déséquilibre avec la Sarl Ch. Beaudouin qui ne peut se moderniser assez vite malgré un important effort d’organisation, alors que sa clientèle principalement orientée vers les laboratoires de recherche dispose de crédits nettement plus limités que l’industrie aéronautique. Cette situation va s’inverser vers 1958 : l’aéronautique connaît une récession dont ACB subit les conséquences alors que les commandes d’instruments scientifiques de Ch. Beaudouin progressent à un rythme régulier. Le département « Médecine » composé essentiellement des électrocardiographes, est cédé à ACB pour maintenir son activité, la technologie mise en œuvre étant très proche. Deux ans plus tard, en 1960, Paul Beaudouin accepte une offre d’achat intéressante des ACB présentée par Schlumberger, qui acquiert ainsi une entreprise dont le potentiel de redéploiement est intact comme l’avenir le montrera. Reconnue dans le domaine de l’enregistrement de la mesure et des oscillographes, elle est technologiquement proche du savoir-faire mondialement réputé de Schlumberger, dont la prospection pétrolière repose sur l’enregistrement sismographique.
Électrocardiographe Ch. Beaudouin. Sa couleur évoque un appareil du Service de Santé aux Armées.
C’est une nouvelle illustration des limites du modèle familial autant préservé que subi par les dirigeants de Ch. Beaudouin : la famille est conduite à céder un secteur à bon potentiel faute de pouvoir en poursuivre seule le développement4.
L’apogée du développement des Établissements Ch. Beaudouin, 1950-1960 Cette décennie représente sans doute un des plus beaux moments de la vie de l’entreprise. La tendance des marchés de la recherche et de l’industrie est favorable, la notoriété des Établissements Baudouin reste assurée par la qualité de ses fabrications, et Paul Beaudouin a su acquérir une reconnaissance professionnelle appréciable. Il est entouré de collaborateurs praticiens expérimentés, souvent venus de l’atelier 4
Constat bien mis en évidence dans la maîtrise d’Emmanuelle Braud.
Paul Beaudouin vers 1955.
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ou du bureau d’études, dont le rôle est devenu déterminant dans l’entreprise. Mais il reste le seul véritable ingénieur de l’entreprise ayant des compétences scientifiques.
Une ambitieuse réorganisation Il considère que l’organisation artisanale n’est plus adaptée ni à la dimension acquise par Ch. Beaudouin ni à son environnement professionnel, que ce soit celui des clients ou des concurrents. La vigueur de la demande aéronautique a conduit à privilégier les investissements de ACB au détriment de Ch. Beaudouin, dont l’organisation reste celle d’un gros atelier artisanal. Il faut aussi rappeler que ces années sont très fortement marquées en France par la prise de conscience du retard industriel en matière d’organisation, et de nombreuses missions vont aux États-Unis chercher ce savoir-faire dont l’efficacité a été mise en évidence par la machine de l’industrie militaire américaine et ses succès au cours de la seconde moitié de la guerre. On entre dans l’ère de la recherche opérationnelle appliquée aux processus industriels, dans l’ère des organisateurs et des sociétés de conseil en organisation tels que la CEGOS et la SEMA, deux sociétés d’origine française très actives dans les entreprises au cours de ces belles années du développement industriel français. Paul Beaudouin va donc engager la réorganisation industrielle, commerciale et administrative de l’entreprise. Il fait appel à un « organisateur-conseil », un « artisan » indépendant, Pierre Abelin qui va intervenir durant de longues, de trop longues années. Il faut en effet faire évoluer des personnes entrées souvent très jeunes dans l’entreprise sans grande formation initiale, et dont les mentalités ont été formées par une pratique artisanale. Paul Beaudouin va mener à bien cette réorganisation mais elle sera, sans doute par la recherche d’un certain perfectionnisme, surdimensionnée par rapport à l’activité de l’entreprise, le développement véritablement industriel recherché se faisant attendre. Il s’appuiera pour ce faire sur Madeleine Gocza. Diplômée de l’École Pigier, celle-ci entre « chez Beaudouin » en 1946 comme « secrétaire dactylographe ». Elle épousera le responsable du bureau d’études5, Alexandre 5 Il y aura de nombreux mariages au sein du personnel des Établissements Beaudouin ; il existait probablement des facteurs favorables à cette constante de l’entreprise mais ils n’ont pas été vraiment identifiés.
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Gocza, d’origine hongroise installé en France après 1947, et fera rapidement preuve d’une grande clairvoyance, d’une réelle capacité d’organisation et de direction des hommes. Cette réorganisation sera relativement coûteuse par sa durée, par certaines incompréhensions et par des ralentissements de la production. Une spécialisation croissante dans les ateliers, la création de nouveaux services de méthode et de contrôle alourdissent le processus de production. Les services commerciaux et administratifs sont évidemment aussi concernés et des lenteurs y apparaissent comme ailleurs. Mais l’ambiance générale est – déjà ! – à la complexification de la vie économique au prétexte de meilleure organisation, et les contraintes venues de l’extérieur ont aussi leur part de responsabilité. Le contrôle des prix en vigueur à l’époque en est un bon exemple, clairement illustré par ce document ci-dessous.
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Pour comprendre la raison d’une telle complexité – au-delà du côté « copie d’ingénieur » de ce document – il faut se souvenir de la permanence après la guerre de la forte inflation française qui entraîne les hausses salariales par le mécanisme contractuel de « l’échelle mobile », et conduit les pouvoirs publics à tenter de la juguler par le blocage rigoureux des prix industriels, au moyen de tarifs déposés auprès de l’administration. Toute hausse est âprement négociée au niveau des branches professionnelles et, pour l’instrumentation scientifique, c’est à la DIME, la Direction des Industries Mécaniques et Électriques du ministère de l’Industrie que se négocie les hausses tarifaires. Le directeur en est alors Georges Besse, qui deviendra ultérieurement Directeur de la Régie Renault et sera assassiné par le groupe Action Directe6, dans les années 1970. Paul Beaudouin l’a connu au moment de la création, voulue par l’État, de la SFIM, destinée à doter le pays d’une industrie de l’instrumentation de mesure. La DIME – nom prédestiné ! – est donc ce lieu où se déroule régulièrement une joute technique entre ingénieurs, opposant ceux du secteur public et ceux des entreprises, représentées par leurs Syndicats de branche. Face aux ingénieurs des grands corps publics, le négociateur pour l’instrumentation est, entre autres, Paul Beaudouin, Vice-Président du Syndicat Général de l’Optique et des Instruments de Précision, le SGOIP. Il n’est donc pas étonnant que l’on aboutisse, entre ingénieurs, à un tel chef d’œuvre d’équation technocratique… Quel bilan tirer de la réorganisation de l’entreprise? Bien qu’elle soit une adaptation probablement indispensable aux contraintes de son environnement institutionnel et à la modernisation générale, elle représente pour Ch. Beauduoin une profonde et longue métamorphose interne, durant laquelle son dirigeant ne suit sans doute pas suffisamment ni l’évolution des besoins instrumentaux de la recherche, ni celle des techniques industrielles de production. À la même époque, Paul Beaudouin estime nécessaire de situer son action de responsable d’entreprise dans une perspective que n’aurait pas renié le patronat chrétien de l’époque,
6 Avatar français des Brigades Rouge italiennes et de la Rote Fraktion Armée allemande.
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alors qu’il n’est pas croyant. Parfois pesantes ou incomprises par les salariés, les contraintes de la réorganisation ne doivent pas faire oublier la vocation de l’entreprise qui est, selon lui, triple : répondre aux besoins de la recherche, aux nécessités du développement de l’entreprise, et à la satisfaction des besoins des salariés qui ne sont pas pour lui une simple variable d’ajustement. En 1961, il rédige dans cet esprit plusieurs éditoriaux dans le journal d’entreprise diffusé par le Comité d’entreprise auprès de tous les salariés. On remet aussi des médailles du travail, au cours d’une réception d’ambiance familiale qui rassemble tout le personnel dans le réfectoire des Pères du Saint-Esprit, de l’autre côté de la rue Rataud.
Dans ses structures et ses mentalités, l’entreprise saura malgré tout passer à une première étape industrielle, les effectifs atteignant plus de cent collaborateurs. Une bonne partie d’entre eux (jusqu’à 60 % !) n’est pas affectée à des tâches directement productives mais aux études, à la préparation du travail de l’atelier et au contrôle de la gestion, et assez peu au service commercial. C’est caractéristique d’une entreprise où les prototypes et les multiples petites séries conservent une place très importante. Les séries dites
La remise des médailles du Travail de 1961, en présence de Mme Girard, Directeur au ministère du Travail, et le discours du doyen, Lucien Crommer, entré dans l’entreprise en 1916.
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« industrielles » des pompes à vide sont encore trop limitées pour atteindre une rentabilité suffisante. Mais ce surcoût, désormais constant et structurel dans la vie de Ch. Beaudouin après 1960, ne permettra jamais de dégager les résultats financiers qui auraient été indispensables pour son développement. Il est inutile de rappeler que l’entreprise n’a pratiquement jamais distribué de résultat, et qu’elle rémunérait modestement ses dirigeants…
Appareils et instruments : maturité et notoriété, mais innovation insuffisante Depuis 1945, les appareils existants ont été rénovées, d’autres gammes d’instrumentation sont apparus, et certains domaines bien maîtrisés affirment nettement un potentiel renouvelé. On envisagera ici rapidement l’ensemble des appareils et ensembles instrumentaux conçus et fabriqués sur la période 1945-1970, jusqu’à la disparition de Paul Beaudouin en 1970. La SFP, Société française de physique, organise chaque année l’Exposition de Physique. On a vu précédemment le grand millésime que fut 1924, et dès 1949 ces expositions reprennent leur cours annuel dans les Salons de l’Université, à la Sorbonne, traduisant ainsi la volonté des dirigeants de la SFP de concourir au redressement de la recherche française. Son Président Louis de Broglie souligne cet objectif dans la préface du catalogue de cette année de renouveau qu’est 1949 : « À l’heure actuelle nous commençons à sortir de cette longue période de crise et le moment est venu de tenter par tous les moyens de rendre à la recherche scientifique en France son maximum d’activité et d’efficacité. La Société française de physique a voulu s’associer à cette œuvre nécessaire en donnant à son exposition annuelle un éclat inaccoutumé. » Une quinzaine d’organismes de recherche et de sociétés savantes seront présents, alors que soixante-dix constructeurs exposeront leurs appareils et instruments7. L’analyse des appareils présentés à l’Exposition de Physique est un précieux apport dans la connaissance du 7 Les Archives de la SFP constituent une précieuse source d’information, très aimablement ouverte par ses responsables.
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redressement de Ch. Beaudouin. Dès cette exposition de 1949 sont exposées les fabrications suivantes : - perfuseur physiologique du Professeur André Thomas (cœur et poumon artificiel) ; - micromanipulateur et microforge de Fontbrune ; - pompes moléculaires à disques, conçue par M. Gondet, Directeur des Laboratoires de Bellevue ; - appareillage de rayons X, pour cristallographie ; - oscillographes électromagnétiques. En 1950 la présentation est complétée par de nouveaux appareils et de nouveaux domaines : - physiologie et biologie : électrocardiographe à inscription photographique, manocardiographe, phonocardiographe, seringue à injection artérielle pour angiocardiographe ; - nouveau micromanipulateur mécanique du Dr Monchablon ; - vide : deux modèles de pompes moléculaires à disque s’ajoutent aux pompes à palettes ; - rayons X : trois nouveaux tubes, avec ceux de Legrand, de Rose, et un tube à concentration électrostatique ; diverses chambres cristallographiques ; - enregistreurs oscillographiques : six nouvelles variantes d’oscillographes, à cadre et bifilaires type Blondel, et plusieurs enregistreurs : • A.6, pour laboratoire, peut recevoir 6 à 10 oscillographes, • A.13, plus léger pour essais sur le terrain, • A.11 et A.12, pour essais en vol – le « H-B » de 1939-1945, • A.15, microenregistreur pour l’ONERA « de poche » sur film 35 mm, 4 oscillographes, poids 1 kg, - détecteurs de petits déplacements (à inductance mutuelle) ; - barographes, capsules manographiques, mesures d’accélération, pour les capteurs des enregistreurs de vol. On voit la grande diversité des matériels et la création rapide de nombreuses variantes dès les années 1950. Durant une vingtaine d’années, les stands Ch. Beaudouin et ACB à l’Exposition de Physique seront une vitrine des deux entreprises, présentant de dix à vingt instruments scientifiques et
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occupant de cinq à dix pages dans le catalogue de l’exposition. Le nombre de références techniques et commerciales restera grand, ce qui constituera un obstacle permanent aux tentatives de rationalisation industrielle. Les différents domaines d’instrumentation sont définis sur le papier à en-tête des Établissements Beaudouin, et resteront sans changement jusqu’en 1970.
La production de l’instrumentation pour le domaine du vide est devenue la plus importante, par l’accroissement de la double demande industrielle et de la recherche. Le développement de la recherche nucléaire et des installations du CEA, à Saclay et Cadarache, induit une forte progression des utilisations du vide. Comme tous ses concurrents qui sont au nombre d’une dizaine, Ch. Beaudouin va simultanément innover et s’efforcer de rationaliser ses productions pour abaisser ses prix de revient : c’est un secteur concurrentiel. Si la pompe Holweck avait bien contribué à la réputation de Beaudouin depuis les années 1920, il devenait nécessaire de la rénover pour permettre des débits plus élevés en matière de vides moléculaires poussés ; ce rôle sera assuré par les pompes à diffusion et par la pompe moléculaire à disque conçue par Henri Gondet en 1950. Cette pompe moléculaire à disque sera durant une décennie un élément important de la gamme des fabrications dans ce domaine, où un effort particulier sera porté sur l’amélioration des performances des pompes à palettes, des pompes à diffusion d’huile, des vannes et des raccords. Les Établissements Beaudouin ne se diversifieront pas dans les applications très industrielles du vide, n’ayant pas les moyens de développer les pompes à haut débit qu’elles
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requièrent de façon croissante. Ainsi, les applications de l’agroalimentaire en développement lui échapperont. Mais la belle progression des ventes de ces années 1960 fera concevoir le projet d’une petite usine en banlieue sud de Paris, à RisOrangis, qui aurait permis de rationaliser la fabrication en série de pompes à vide et donc de spécialiser le vaste atelier du siège, rue Rataud, dans les fabrications spécifiques de prototypes et petite série. Ce projet d’atelier spécialisé n’aboutira pas, Paul Beaudouin considérant sans doute que la rentabilité future en serait trop faible dans le contexte assez fortement concurrentiel de l’industrie du vide, et que les moyens familiaux limités ne lui permettent pas de prendre ce risque, malgré les ressources procurées par la cession de ACB. C’est à cette époque d’active construction européenne que les contacts intenses entre industriels français, allemands et italiens vont permettre la définition d’une norme unique, PNEUROP, définissant et rendant compatibles les connexions entre appareils utilisant le vide. Paul Beaudouin, membre puis président de la Société française des ingénieurs du vide, SFITV, y jouera un rôle volontariste et prépondérant.
Prototypes et petites séries Les autres domaines d’activité restent le lieu privilégié de la très petite série et des prototypes pour la recherche scientifique. Depuis 1920 le domaine des rayons X correspond à la cristallographie et à la minéralogie, présentant des appareils conçus avec le Professeur Guinier des années 1935 aux années 1950. Ces appareils seront ensuite développés sous le conseil scientifique du Professeur Rose, qui terminera sa carrière à la direction du Palais de la Découverte, aujourd’hui encore lieu unique et sans équivalent de démonstration pédagogique et scientifique. L’École des Mines de Paris a pu recueillir un bel ensemble d’appareils de cristallographie de cette époque, provenant du BRGM – Bureau des recherches géologiques et minières.8 8 Mme Lydie Touret, Conservatrice des collections de Minéralogie de l’École des Mines, a très aimablement permis l’accès à ces appareils.
Le professeur Rose, conseiller de Paul Beaudouin en cristallographie.
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Les travaux des chercheurs se développant selon des programmes financés par le CNRS, les licences sont souvent détenues par cet organisme et Ch. Beaudouin en est le « développeur » industriel et commercial licencié, ce qui n’empêche pas l’entreprise de déposer de nombreux brevets complémentaires concernant la réalisation de l’appareil. Il en sera ainsi dans ce domaine avec le Professeur Luzzatti pour deux chambres sous vide : l’une pour l’étude de la diffusion aux petits angles – la Chambre Luzatti-Baro – et l’autre pour l’étude de la diffraction aux grands angles – le modèle Luzatti – les deux étant fabriqués sous licence CNRS. Le Laboratoire de Minéralogie et de Cristallographie de Jussieu, héritier du plus vieux laboratoire de la Sorbonne fondé vers 1800, conserve un bonne mémoire de l’utilisation de ces appareils, ainsi que trois photosommateurs harmoniques de von Eller (licence CNRS). Mais les tubes à rayons X de Beaudouin, dont le caractère démontable avait historiquement représenté une avance technique, se sont trouvés dépassés dans ces années-là par les produits des spécialistes industriels du matériel médical efficacement présents sur ce marché scientifique. La spectrographie reste représentée par l’inusable spectrographe Féry et sa version simplifiée, dont la notice de 1965 reprend nombre d’éléments de celle de 1925… Les ventes aux laboratoires de l’industrie et aux établissements universitaires se poursuivent, sa simplicité correspondant sans doute bien à leurs usages ; elles ne fléchiront que vers 1955 avec l’arrivée d’appareils électroniques informatisés beaucoup plus performants et rapides mais certes moins explicites dans leur fonctionnement. Le lecteur de spectres a évolué ; mais le « Féry » sera malgré tout commercialisé jusqu’en 1970. La spectrographie dans le vide développée à partir des années 1930 poursuit ses perfectionnements, grâce au modèle de spectrographe à réseau sous licence CNRS, comprenant un réseau concave de 1 m de rayon et de 1 200 traits/mm, et deux modèles de monochromateurs dans le vide de meilleure résolution (0,4 Å), construits aussi sous licence CNRS. Le magnétisme, secteur lui aussi réputé de Ch. Beaudouin dans les milieux de la recherche avec des électroaimants de laboratoires à fort champ, poursuit son chemin
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sans grand changement dans la gamme mais le marché est étroit ; il y est adjoint quelques éditions nouvelles d’instruments anciens, balance de Cotton, de Curie-Cheneveau, de Weiss… La radio-activité n’est plus guère représentée que par les trois appareils de l’expérience des Curie, …qui sont encore vendus dans les Facultés des Sciences puisque la mesure de la radio-activité est au programme des premières années de la licence de Physique, mais peu de professeurs ou chefs de travaux savent la réussir ! Après une information auprès de toutes les Universités françaises, la dernière petite série sera lancée en 1966. Une application de la technique développée grâce à la pompe moléculaire à disque fut la caméra à tambour tournant à grande vitesse, conçue pour permettre au CEA de photographier et d’analyser les premières millisecondes des explosions nucléaires françaises au Sahara. La notice est laconique : « Destiné à l’enregistrement de phénomènes lumineux très intenses »… Entre la partie optique formant l’image à étudier et le tambour tournant à grande vitesse donnant au film la vitesse désirée, on a placé un obturateur composé de deux dispositifs polarisant la lumière (cellules de Kerr) et formant un angle de 90e entre eux, permettant ainsi des extinctions et ouvertures à très haute fréquence. Un miroir tournant photographique à haute vitesse était un appareil de la même gamme et de même destination ; atteignant une vitesse de rotation de 18 000 t/mn, il pouvait enregistrer une source lumineuse se déplaçant à 1000 m/s. Plusieurs batteries comprenant chacune une dizaine de ces caméras sont sans doute encore aujourd’hui dans leur bunker saharien de Reggane, totalement irradiées et abandonnées après que l’on eût – très vite ! – prélevé les films9. L’originalité et la longévité scientifique du micromanipulateur et de la microforge de Fontbrune lui donnent à l’évidence une place à part dans l’histoire de l’entreprise, qui sera développée dans la seconde partie. 9
Témoignage de M. Legendre, de la Société française pour l’énergie nucléaire, SFEN, recueilli à l’exposition « Becquerel, les rayons de la vie » à la Mairie du Ve en 1998.
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La physiologie a été, après 1960, un très petit département ; c’était sans doute, dans l’esprit de Paul Beaudouin, une réminiscence du département Médecine autrefois cédé à ACB, et une éventuelle diversification de certains appareils comme le micromanipulateur dont il a existé quelques applications en microchirurgie vers 1969. Un prototype apparu vers 1950 mérite une mention particulière : le cœur-poumon artificiel Beaudouin-Thomas.
Schéma du cœur-poumon artificiel Beaudouin-Thomas ; l’ensemble était imposant : plus de 1,50 m de haut…
Le Dr Thomas était cardiologue et, en liaison avec d’autres spécialistes dont le Professeur de Vernejoul de Marseille, il a soumis à Paul Beaudouin l’idée de construire un appareil assurant les fonctions de circulation sanguine externe et d’oxygénation afin de pouvoir effectuer des opérations cardiaques à cœur ouvert. La conception de ce prototype se plaçait dans les années 1950, et donnait ainsi une lointaine succession aux travaux sur la mesure piézoélectrique de la pression artérielle avec A. Langevin et le Dr Gomez. Cet appareil a fonctionné très correctement, et c’est sans doute le premier au monde à avoir rempli les fonctions de cœur et de poumon artificiel. Mais Paul Beaudouin a renoncé à réaliser une première série, mesurant sans doute le coût élevé du lancement industriel et commercial du cœurpoumon artificiel, mais considérant surtout l’impossibilité totale, même pour une grosse PME comme Beaudouin, d’assurer un service après-vente d’urgence dans les hôpitaux qui en seraient équipés. On voulait d’abord montrer que l’on pouvait mettre au point l’appareil, les considérations industrielles et commerciales venaient ensuite ! Le chien qui servit de cobaye aux premières expérimentations a survécu de longues années au prototype… Quant aux appareils sur demande, il en a toujours été produit mais en petit nombre. Mais il faut bien constater que peu de chercheurs se tournèrent vers Beaudouin après 1960 pour réaliser des appareils en dehors des principaux domaines ci-dessus. Dans cette catégorie d’appareils, on peut mentionner une application du vide : la réalisation pour la soufflerie de Meudon de l’ONERA d’un « tube supersonique », composé d’une dizaine d’éléments cylindriques de 25 cm de diamètre pour 1,5 m de long, assemblés bout à bout de façon à former un long volume hermétiquement fermé, et à l’intérieur duquel une membrane étanche séparait un compartiment sous pression et un compartiment sous vide.
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La percussion de la membrane permettait de déclencher entre ces deux compartiments un violent flux d’air largement supersonique, venant frapper une maquette fixée à l’intérieur du tube, sur laquelle on pouvait observer et enregistrer l’écoulement du flux par une fenêtre latérale. Durant une période où l’entreprise est engagée dans une forte concurrence sur un domaine majeur comme le vide, la persistance de quelques réalisations de prototypes et de toute petites séries après 1960 peut paraître un peu paradoxale. Mais ils représentèrent, du moins quelques années, une certaine sécurité par le maintien d’une diversification du risque dans des domaines bien connus et qu’elle maîtrisait bien. Ces domaines, où Paul Beaudouin passait un temps non négligeable, étaient appelés par le personnel de l’entreprise ses « danseuses »... C’était assurément vrai, non seulement en terme de coût mais probablement aussi de satisfaction : il était heureux de réfléchir avec un chercheur venu le voir et d’imaginer des solutions, il aimait mettre au point un prototype avec le responsable des essais et un ou deux ouvriers qualifiés ; il se plaisait avec les dessinateurs, ou bien encore seul devant un bloc de papier millimétré avec son crayon bien affûté et sa gomme, imaginant un dispositif innovant et conçu pour que l’atelier puisse facilement le construire au moindre coût ; réunissant donc conception et réalisation dans une même démarche. Vers la fin de sa vie professionnelle il se plaignait de devenir moins créatif. En fait, il aimait imaginer, concevoir, dessiner des appareils nouveaux en articulant les domaines qu’il maîtrisait parfaitement : la « mécanique de précision et l’électricité », la modeste devise de Charles Beaudouin… C’était sans doute des techniques éprouvées et matures, belles et nobles, mais bientôt insuffisantes pour adapter les fabrications de l’entreprise aux défis des années 1960-1970.
1960-1970 : l’adaptation stratégique inachevée Après une belle réussite conduite depuis 1950, les Éts Beaudouin sont confrontés à une conjoncture moins favorable : la demande d’instruments scientifiques évolue qualitativement
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et la concurrence devient plus forte, même si l’avènement de la Ve République apporte une relance de la recherche publique. Dans un contexte économique qui reste favorable et se traduit par une croissance économique générale au moins jusqu’en 1968, le secteur de l’instrumentation connaît une évolution sur plusieurs points majeurs qui nécessiteraient à eux seul une étude approfondie : - l’entrée d’industriels déjà puissants dans d’autres secteurs et spécialisés sur certaines technologies, comme les rayons X, l’électronique, l’informatique de calcul ; - la spécialisation croissante de certains constructeurs, comme Jobin-Yvon dans l’optique et les réseaux ; - le transistor qui permet la miniaturisation de l’électronique alors que l’informatique et l’affichage digital révolutionnent la conception des instruments scientifiques. « Constructeur d’instruments scientifiques, du prototype à la petite série » : la poursuite de la stratégie des Établissements Beaudouin aurait pu rester pertinente si, au cours de cette décennie, des réponses opportunes avaient été apportées à quelques questions majeures.
Un relationnel scientifique qui reste de bon niveau mais devient insuffisant… Pour une entreprise dont la liaison avec la recherche est essentielle, le réseau relationnel doit être en permanence entretenu avec les différents responsables scientifiques et les lieux de science, et l’évolution est rapide. Bien que Paul Beaudouin reste connu dans nombre de réseaux de la physique, sa présence sur le terrain changeant et innovant de l’instrumentation n’est plus suffisante, et personne dans l’entreprise ne peut le relayer et encore moins renouveler le face-à-face. Il reste l’unique interlocuteur scientifique et le champ devient trop large pour lui seul. Un essai de collaboration avec un jeune ingénieur de l’ESPCI sera un échec. La liaison de Ch. Beaudouin avec le milieu de la Recherche devient donc plus distante après 1960, même si le nom est encore très reconnu dans le paysage des constructeurs d’instruments. Le renouvellement des appareils, et aussi des technologies mises en œuvre dans la fabrication ne se fera pratiquement
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pas : au-delà de la maîtrise déjà ancienne de la mécanique, Beaudouin ne développe pas de compétence en électronique et informatique. Les moyens du bureau d’études restent limités et très traditionnels au moment où la conception de tout appareil nouveau devient beaucoup plus longue, plus complexe et pluridisciplinaire. C’est une cause majeure des difficultés rencontrées ultérieurement par l’entreprise. Si l’on examine plus généralement l’évolution du secteur de la construction d’instruments, il semblerait que les plus grosses entreprises qui ont su assimiler l’évolution technologique le doivent à deux facteurs résultant de leur dimension : - la coexistence dans l’entreprise de secteur d’activité déjà anciens mais importants et rentables, et de secteurs nouveaux innovants. Ces derniers nécessitent des investissements qui sont rendus supportables par la rentabilité des premiers, et par les importantes commandes de l’État dans les années 1950-1970 ; - la cohabitation de la génération des ingénieurs électromécaniciens expérimentés et des jeunes ingénieurs capables d’introduire avec succès les nouvelles technologies de l’électronique et des circuits intégrés dans la « vieille » électromécanique : cohabitation parfois difficile à gérer. En 1963, Pierre Beaudouin, diplômé de l’École de Chimie de Paris, tente une modernisation de la technique de construction de certains appareils par l’introduction de circuits imprimés. Paul Beaudouin écarte ce procédé, considérant que la clientèle ne comprendrait pas cette innovation trop en rupture avec les techniques habituellement mises en œuvre par les Éts Beaudouin, et que des études préalables longues et coûteuses étaient nécesaires. Plus généralement, Paul Beaudouin n’a pas pu trouver durant la décennie cruciale 1955-1965 les moyens en hommes et en matériels pour mettre en œuvre dans l’entreprise ces deux technologies nouvelles et incontournables que sont l’informatique et l’électronique. Elles conditionneront désormais l’évolution de l’instrumentation scientifique ; Ch. Beaudouin comme nombre de ses confrères français en seront écartés.
La difficulté de faire un choix… Il n’a pas été choisi de ligne stratégique claire : à partir du constat de l’ouverture européenne et mondiale du marché de
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l’instrumentation, il aurait fallu sans doute choisir de mettre presque tous les moyens disponibles sur un ou deux domaines de prédilection où l’objectif aurait été l’excellence et la compétitivité. Certes, ce choix fut fait pour le vide mais la concurrence était déjà vive et Beaudouin était confronté à des concurrents plus puissants. On pourrait résumer en disant que Beaudouin devenait trop lourd dans ses structures, et restait trop petit sur ses marchés. Mais cette difficulté du choix stratégique restait endémique dans ce secteur de l’instrumentation animé par de fortes individualités. En fait, il faut sans doute rechercher l’origine de ce constat majeur dans une certaine solitude, un relatif isolement de Paul Beaudouin, résultant de sa conception essentiellement familiale et individuelle du management de l’entreprise : avec qui parler des difficultés inhérentes à toute entreprise, des choix possibles et souhaitables pour la faire évoluer et l’adapter ? Avant 1968, il n’a jamais vraiment envisagé une alliance avec un autre constructeur qui aurait pu constituer un pôle plus fort – mais nombreux étaient les individualistes dans ce secteur, que ne sauront convaincre les efforts de la DIME et du CNRS pour constituer un puissant pôle instrumental français.
Une entreprise austère et pauvre, à l’image de la recherche… Malgré l’apport financier qu’avait procuré à la famille la vente de ACB à Schlumberger, l’entreprise manquait chroniquement de capitaux et sa modeste rentabilité ne lui a pas donné les moyens de son développement. On s’accommodait certes de cette faible rentabilité que l’on jugeait inhérente au secteur et au métier de constructeur : on avait plaisir à proposer et construire de beaux appareils, à fréquenter le milieu de la recherche, a se tenir au courant du progrès scientifique et à y contribuer, la rentabilité restait une question un peu terre-à-terre et incongrue… La valeur essentielle n’était certes pas l’argent, mais la réflexion scientifique et technique, le progrès de la connaissance, et assurément la finalité sociale de l’entreprise dont la mission est de créer l’emploi socialement utile. Une certaine modestie, voire une forme d’austérité, étaient donc des attitudes normales ; il était aussi dans la tradition
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familiale de ne pas dépenser inutilement et le bureau de Paul Beaudouin conservait une ambiance très « rétro » avec sa bibliothèque et son bureau en noyer des années 1910. Dans un contexte athée, il y avait de l’éthique du protestantisme sans l’esprit du capitalisme…10 Décalage croissant avec l’air du temps ! Dans un tel état d’esprit, mais plus précisément dans ces conditions de médiocre rentabilité, malgré l’environnement assez porteur des années 1960, l’investissement reste faible, la modernisation des installations et du parc de machines-outil sera très limitée, et le retard ira croissant avec la concurrence.
La modernisation de l’organisation pouvait-elle réussir, appliquée sur un modèle de management vieillissant ? La lourde réorganisation des années 1955-1965 avait doté l’entreprise d’une articulation de ses fonctions assez moderne mais complexe, et dont le coût aurait dû être amorti sur un volume d’activité beaucoup plus élevé. Malgré l’importance des fabrications liées au vide qui atteignent puis dépassent 50 % des ventes et deviennent quelque peu industrielles, les surcoûts induits par la diversité des autres familles d’instruments encore construits artisanalement maintient l’entreprise en dessous de son seuil de rentabilité. On a vu que le modèle de management de Paul Beaudouin reste fortement personnalisé et foncièrement indépendant, alors que la nécessaire croissance de l’activité aurait supposé à l’inverse formation des cadres et délégation de responsabilité, conditions de mise en œuvre de l’innovation et de l’adaptation aux nouvelles technologies. Enfin, bien que l’échéance ne soit apparemment pas immédiate, une question essentielle reste le renouvellement de la direction des Établissement Beaudouin, qui, à l’évidence pour Paul Beaudouin, doit se réaliser dans un cadre familial. Dépassant la cinquantaine, et approchant trente ans de présence dans cette entreprise qui est toute sa vie – comme celle de son épouse –, Paul Beaudouin pense assurément à préparer sa succession. Il a donc orienté ses trois enfants dans des chemins qui les y préparent. 10
Faut-il citer Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme ?
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L’aînée, sa fille Simone, poursuit des études de biologie après le SPCN ; elle est une brillante démonstratrice du micromanipulateur et de la microforge de Fontbrune au cours des Expositions de Physique de la SFP. Le second, son fils Pierre, est diplômé de l’École de Chimie de Paris et le troisième, Denis, inaugurera en 1964 le nouveau campus de HEC à Jouy-en-Josas. Dans son esprit, le décor est en place, les acteurs se forment et se préparent pour que la représentation puisse continuer à la prochaine génération, d’autant plus que Paul Beaudouin a « réservé » leurs rôles : il a embauché, dans l’attente de la relève par ses enfants, deux « jeunes » retraités militaires dans des fonctions technico-commerciales et administratives qu’ils assurent tant bien que mal. Mais le scénario de la pièce manque passablement de perspective…
La représentation professionnelle peut-elle remplacer le dynamisme commercial ? Des essais, des résultats, une présence, mais un peu tard et dans un monde plus dur… Les constructeurs d’instruments scientifiques des années 1960 sont des entreprises de taille moyenne et surtout très diverses. Paul Beaudouin, comme un certain nombre de ses confrères, considérait que la nécessaire contrepartie de ce constat était une représentation professionnelle forte auprès des pouvoirs publics afin de plaider la cause de leurs spécificités. Par ailleurs, il était essentiel d’assurer la présence permanente des entreprises dans les expositions spécialisées ainsi que leur regroupement pour la promotion sur les marchés étrangers. Il a donc participé activement au Syndicat général de l’optique et des instruments de précision, le SGOIP11. Siégeant au Conseil de Direction dès 1954 puis au Bureau en 1962, il crée cette année-là un « Groupement du Vide Élevé » avec neuf autres constructeurs actifs dans ce domaine dont l’Air Liquide.
11 Le SGOIP a pour descendants actuels le GIFO, Groupement des industries françaises de l’optique, le SM, Syndicat de la mesure, et FABRILABO, regroupant les fabricants et négociants d’appareils de laboratoire. C’est le GIFO, 185 rue de Bercy 75012 Paris, qui conserve les archives du SGOIP.
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Au sein du SGOIP, ce groupement deviendra la « Chambre syndicale du vide moléculaire » qui sera l’interlocuteur français dans les discussions internationales, intenses en cette période de construction européenne. Elle disparaîtra en 1970, du fait des restructurations intervenues dans ce secteur. Ce syndicat professionnel était membre de la Fédération des industries mécaniques et métallurgiques – l’ancien Comité des Forges. On a vu plus haut le rôle important du SGOIP dans les conversations avec la DIME, la Direction des industries mécaniques et électriques, et auprès du Plan et de la DGRST, organismes qui exprimaient à l’époque les positions des pouvoirs publics pour ce secteur. Ces positions étaient en général empreintes d’un certain volontarisme d’État, d’un colbertisme gaullien mâtiné de planification à la française, qui n’était pas fondamentalement en opposition avec les objectifs du syndicat professionnel. Mais elles exprimaient la nécessité de constituer plusieurs pôles solides dans l’instrumentation, et cette volonté publique de concentration s’est heurtée à la frilosité et au souci d’indépendance de nombre de petits et moyens constructeurs. Ils étaient en réalité un peu effrayés par les appétits de quelques groupes, souvent proches des pouvoirs publics soit par leur importance dans les industries d’armement, soit par des réseaux d’anciens élèves de certaines grandes écoles, ou bien encore par le contrôle financier de leur capital exercé par des banques bien en cour : intertechnique et la banque Rivaud, la SFIM et les milieux aéronautiques, Alcatel, Schulmberger, la CGE, CIT, Crouzet et quelques autres.
Cette volonté publique de constitution de pôles industriels traduisait certes la nécessité de concentrer les moyens de recherche et de développement des entreprises face aux
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marchés mondiaux, mais ne prenait à l’évidence pas en compte la dimension individuelle de la créativité exprimée encore à l’époque par certains constructeurs petits et moyens. Cette contradiction entre la taille du marché et l’efficacité créatrice de la petite structure est peut-être encore d’actualité. La start-up peine à conserver sa créativité si elle parvient à atteindre la taille industrielle…
Couverture du catalogue Eulabex, dessinée par l’affichiste Jean Colin.
Paul Beaudouin était membre de la Société française de physique et contribua à l’organisation des premières expositions de Physique après la guerre. Il fut président de la SFITV, Société française des ingénieurs et techniciens du vide où il retrouvait nombre d’ingénieurs de l’ESPCI. Le GAMS, Groupement pour l’avancement des méthodes spectrographiques, rassemblait lui aussi des spécialistes et des constructeurs, et il en fut président. La participation de ACB et Beaudouin à l’Exposition de Physique est durant ces années un événement incontournable de la vie de l’entreprise qui mobilise les commerciaux et les techniciens, et aussi bien sûr la famille12… Au plan international, Paul Beaudouin jugeait essentiel de promouvoir le développement de l’instrumentation scientifique française dans ce moment d’ouverture européenne et mondiale des années 1950 et 1960. Aussi parvint-il à regrouper dix constructeurs indépendants au sein d’un GIE13 d’exportation, Eulabex. Durant plusieurs années fut édité un catalogue illustré et bilingue présentant en 250 pages les fabrications de « dix sociétés françaises spécialisées dans la conception et la production de matériel scientifique et d’équipement de laboratoire » : - ADAMEL, fondée par le professeur Chevenard, appareils d’essais en métallurgie ; - BEAUDOUIN ; - BBT-VION ; microscopes et gamme très étendue en optique ; HERRMANN-MORITZ, analyse et dosage pour la chimie et la métallurgie, fours à induction ; 12 J’ai le souvenir, vers 1950, d’être allé jusqu’à la Sorbonne dans la camionnette Panhard, la X 19 de 1914 ; elle y transportait les appareils destinés à être exposés, à l’époque, dans les couloirs du vénérable bâtiment. 13 Un Groupement d’intérêt économique est une forme d’organisation juridique liant plusieurs partenaires, plus souple que la Société, constitué avec ou sans capital, qui regroupe des entreprises – plus rarement des personnes – sur un objectif économique commun.
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- JOBIN & YVON-HUET : optique, polarimétrie, spectrométrie, interférométrie, métrologie ; - LEQUEUX : autoclaves, étuves ; - LHOMARGY : machines d’essais en physique et mécanique ; - PERRIER : appareils d’essai pour tous matériaux ; - PRECISS : instruments et appareils de verre ; - VERRE et TECHNIQUE : appareils de régulation, distillation, en biochimie et physiologie. La mission essentielle d’Eulabex fut d’organiser la participation et la représentation de ses dix membres à des expositions internationales. Une des premières et des plus originales fut la Foire de Shanghai en 1966, une décennie après la reconnaissance de la Chine par la France. Eulabex Extrait de la notice en chinois des Éts Beaudouin, éditée pour la Foire de Shanghai en 1966, aimablement communiquée par la Société AEC, successeur de la Société Brambilla.
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était représenté à l’époque par l’entreprise Brambilla devenu aujourd’hui AEC, Asiatique Européenne de Commerce, entreprise toujours active dans les échanges commerciaux franco-chinois. Il y eut aussi une foire en URSS, dans l’Oural à Novosibirsk par un froid sibérien qui n’avait rien d’anormal. Tauziet, le commercial de Beaudouin, représentait l’ensemble des membres du GIE. Il avait déjà fait l’installation de la monture de la lunette Baillaud en mai 1943, dans le froid du Pic du Midi à 3 000 m. d’altitude, mais il faillit en Sibérie perdre une oreille gelée. C’est aussi à cette occasion qu’il a découvert une imitation du micromanipulateur présentée par un Kombinat soviétique de mécanique, mais cette copie jugée très médiocre n’a heureusement jamais percé sur le marché. Le devenir des membres d’EULABEX serait peut-être difficile à reconstituer aujourd’hui : de nombreux constructeurs ont disparu, quelques autres ont évolué au fil des concentrations et des rachats internationaux. Presque tous étaient des entreprises individuelles ou familiales, proches des laboratoires et de la recherche. L’évolution des années 1970-1980 aura été fatale à beaucoup d’entre eux, sauf Jobin et Yvon dont l’existence se poursuit encore aujourd’hui, après son rachat récent par le groupe californien Horiba.
Le difficile renouvellement, et l’impossible transmission de l’entreprise La fin de la décennie 1960-1970 est morose ; l’activité des Éts Beaudouin est en déclin marqué de 1966 à 196914. Quelques indicateurs deviennent alarmants. Le chiffre d’affaires baisse régulièrement entre 1965 et 1969, entre 3 et 11 % par an, surtout sur le marché français. Le volume des exportations est maintenu, et trouve même un léger regain grâce aux bonnes ventes de l’exposition de Shanghai en 1966. Mais les résultats sont très irréguliers et généralement déficitaires durant ces quatre années.
14 Les rapports annuels de l’entreprise pour les années 1967 à 1970 sont la principale source documentaire des paragraphes suivants.
1945-1970 les temps nouveaux : une nouvelle organisation pour un nouveau développement
L’exercice 1969 est véritablement catastrophique, la perte dépassant 5 % du chiffre d’affaires ! C’est la conséquence directe de la chute des commandes universitaires de l’année 1968, mais à la fin de 1969 le carnet de commandes prévues pour 1970 reste bien faible. Durant cette période, les stocks montent jusqu’à plus de 15 % du chiffre d’affaires, surtout sur les appareils les plus anciens (spectrographes, bombes calorimétriques, rayons X). En effet, de façon explicite et volontaire exprimée en Conseil d’Administration, on continue la production de certaines série d’appareils sans vraiment être assuré des ventes mais pour maintenir le niveau d’activité des salariés de l’atelier : illustration d’une politique sociale qui devient une impasse. Paul Beaudouin répugne à prendre des décisions douloureuses pour le personnel, et qui seraient en contradiction avec ce qu’il pense être la mission sociale de l’entreprise. L’analyse des familles d’instruments montre d’importantes disparités. Le domaine du vide accroît sa prépondérance dans les ventes de l’entreprise, alors que les autres stagnent ou régressent, signe certain de leur obsolescence.
Chiffre d’affaires de Ch. Beaudouin par famille d’instruments 1965 1967 1969 Vide
63 % 71 % 74 %
Rayons X-Cristallographie
7
7
3
Micromanipulation
7
7
8
Magnétisme
12
2
3
Spectrographie
7
7
4
Divers et réparations
3
5
8
Dans le total des ventes, les fabrications de « série » représentent 87 %, les appareils « spéciaux » 7 %, et la « réparation » 6 %. En 1969, les ventes auprès du secteur public représentent encore 56 % du chiffre d’affaires, contre 34 % pour le secteur
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
privé, et l’exportation est en baisse de 18 à 10 %, surtout marquée par un fléchissement de la micromanipulation. L’innovation reste bien modeste depuis plusieurs années : quelques nouveaux prototypes du tambour photographique tournant à grande vitesse, essais de relance de la micromanipulation vers la microchirurgie grâce à des modèles miniaturisés, augmentation du débit des pompes à vide. En 1968, Paul Beaudouin tente un classement « stratégique », mais un peu tardif, des fabrications selon trois types : - appareils compétitifs : vide primaire, micromanipulation, pour lesquels les fabrications en série peuvent être améliorées ; - appareils dépassés : spectrographie, calorimétrie, magnétisme : pour ces domaines, adapter des appareils peu coûteux pour l’enseignement ; - appareils spéciaux : poursuivre leur conception. Mais la recherche de nouveaux appareils restera dramatiquement infructueuse pour les raisons structurelles évoquées plus haut. Les effectifs s’adaptent lentement à ce déclin, passant de 137 salariés dont 58 ouvriers fin 1965, à 101 à la fin de 1969, dont 35 ouvriers. Une lourdeur administrative certaine ! Que peut maintenant faire Paul Beaudouin devant une telle situation ? Quelques années auparavant, il a demandé à son fils aîné Pierre de le seconder dans l’entreprise, mais la collaboration est difficile entre des conceptions bien différentes, et Pierre préfèrera exercer ses compétences à IBM aux États-Unis, dans le laboratoire de recherche des matériaux pour les microprocesseurs : c’est bien la fin de la mécanique devant l’essor de l’informatique… Paul Beaudouin sait que le redressement ne peut être aisé, mais son esprit d’entrepreneur est encore présent malgré ses 60 ans passés, qui n’ont pas entamé sa réputation personnelle ni celle des instruments Beaudouin. Et surtout il voudrait que l’entreprise familiale continue, même au prix d’une profonde restructuration dont il sent bien la nécessité.
1945-1970 les temps nouveaux : une nouvelle organisation pour un nouveau développement
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Le passage à la première personne s’impose à ce point du récit. À Noël 1968, Paul vient avec Adrienne à Madagascar, où j’effectue mon service militaire en coopération. Nous en profitons pour organiser un voyage sur la côte nord-ouest et aux Comores. Bien qu’en vacances nous évoquons bien sûr la situation de l’entreprise qui a toujours été depuis mon enfance au centre de la vie familiale, les gens, les appareils, les universités, les clients, les concurrents. La situation est rendue difficile du fait d’une brutale baisse des commandes en cette fin d’année 1968. Je n’oublierai jamais que c’est sur une plage de Nosy-be que mon père me demanda si je voulais prendre sa suite dans l’entreprise. Nous étions au calme de cette fin d’après-midi tropicale sur le rivage nonchalant de l’Océan Indien, Paul et Adrienne, Monique et mon fils Nicolas. Je savais ce que représentait ma réponse pour lui. Je sentais l’intensité de son attente ; mais je ne saurai jamais si ma réponse, après l’avoir certainement heurté et déçu, ne l’a pas, ensuite, inconsciemment soulagé. Je lui ai dit que je ne me sentais pas capable de commencer ma carrière professionnelle chez Beaudouin, sans autre expérience préalable et dans un contexte national et international devenu très difficile ; mais aussi que les appareils me semblaient obsolètes et que je n’étais pas compétent pour relever un niveau scientifique dépassé et des techniques industrielles vieillissantes. Et qu’il se devait donc avant tout de prendre en compte l’intérêt de l’entreprise et de ses salariés, et aussi son besoin personnel de repos. Il fallait donc, à mon avis, envisager la vente des Établissements Charles Beaudouin, et il en était encore temps. Il a pris ma réponse négative dans un silence profondément réprobateur, long, intense, à la mesure de la remise en cause de ce qui avait été toute sa vie : la pérennité de l’entreprise familiale. Adrienne n’a rien dit ; elle avait participé longuement à des moments intenses et difficiles de la vie de l’entreprise, qui avait été aussi celle de sa tante Nancy. Mais je crois qu’elle ne me désapprouvait pas. Puis Paul a sûrement été attristé pendant plusieurs jours, mon refus venant peu d’années après la tentative sans lendemain de succession familiale par mon frère Pierre. Mais je voudrais croire encore aujourd’hui qu’il ne m’en a pas voulu trop longtemps… Le crépuscule tropical finissait dans un ciel éclatant, spectre naturel de rouges, d’oranges, de bleus et de violets. Le début de l’année 1969 n’apporta aucune amélioration significative. La crise de l’entreprise, sur ses marchés et ses technologies, devenait vraiment structurelle et Paul Baudouin était maintenant décidé à céder les Établissements Beaudouin. Avec les dirigeants du groupe concurrent allemand LeyboldHaeraus, les conversations engagées au printemps s’étaient poursuivies durant l’été. Après mon retour de Madagascar,
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nous avions fait, Paul et moi, un voyage au siège à Cologne en octobre 1969 pour une rencontre qui s’était terminée sur le désir mutuel de Beaudouin et de Leybold de conclure rapidement un accord de rachat par la firme allemande. Mais Paul était déjà souffrant depuis le mois d’août, et ce voyage d’automne fut son dernier. Il était maintenant vraiment atteint et la maladie ne devait pas lui laisser le temps de finaliser cet accord.
Épilogue Près de Paris, le 1er janvier 1970. Il règne sur la cour de l’hôpital de Garches un temps gris et froid bien digne de ce 1er janvier. Paul Beaudouin vient de disparaître à l’âge de 62 ans après une courte maladie, laissant l’entreprise et ses 120 salariés dans une situation difficile. Autour de la famille et des amis proches se retrouve tout le personnel des Établissements Beaudouin, ceux de mai 1940, Henri Gondet l’ami de toujours, ses collègues du Syndicat de l’optique et de la mécanique de précision, de la Société Française du vide, et quelques bons camarades de l’ESPCI, Surugue, Laurent… Certains l’accompagneront au cimetière de Dammarie-lès-Lys où se trouve la sépulture familiale. Il est alors urgent de pourvoir au remplacement de Paul Beaudouin à la tête de l’entreprise, et à l’évidence, seule Madeleine Gocza, la Directrice, sa collaboratrice depuis plus de vingt ans, est en mesure d’assumer la responsabilité totale de l’entreprise. Elle est nommées PDG quelques jours après le décès de Paul Beaudouin. Ainsi, cinquante ans après Nancy Beaudouin, dans des circonstances rendues difficiles par la disparition du dirigeant, c’est à nouveau une femme d’expérience et de caractère qui prend la tête de l’entreprise1. L’année 1970 sera très déficitaire du fait de la faiblesse des commandes : après la crise de 1968 et 1969, la reprise des achats des laboratoires publics se fait attendre et les produits de Ch. Beaudouin sont de plus en plus décalés par rapport à une demande instrumentale qui évolue nettement. La sous-activité qui en résulte ne permet plus de couvrir les charges de fonctionnement : les effectifs restent trop élevés pour des ventes qui plafonnent et les stocks s’accumulent dans certains domaines. La situation de trésorerie devient tendue et les fins de mois sont une préoccupation constante de la Direction et de la famille ; Adrienne Beaudouin doit à de nombreuses reprises trouver les liquidités nécessaires pour y faire face. La question de la cession de l’entreprise reste de pleine actualité depuis le décès de Paul Beaudouin. Dès le début de 1
Ainsi qu’Émanuelle Braud l’a souligné dans sa maîtrise.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Lettre de condoléances des dirigeants de Leybold-Heraeus.
l’année 1970 Leybold-Haeraeus avait exprimé, dans des formes extrêmement correctes, qu’il renonçait à acquérir les Établissements Ch. Beaudouin. La cause en était la disparition de son dirigeant, l’entreprise allemande comptant à l’évidence sur la notoriété personnelle de Paul Beaudouin pour développer les synergies avec l’entreprise française dans une vision européenne du marché de l’instrumentation. La rentrée de septembre après les congés du mois d’août 1970 s’effectue dans une ambiance particulièrement sombre. Les plus anciens salariés de Ch. Beaudouin nous proposent de repartir « comme avant », Madeleine Gocza, la vieille et bonne équipe, mon frère Pierre et moi, dans une recherche vaine et dépassée d’un paradis perdu de l’entreprise… Moment émouvant mais suranné. Quelques essais de diversification et
Épilogue
de lancement de nouveaux appareils achoppent sur le manque de moyens financiers nécessaires pour leur étude, et sur l’obsolescence dramatique de ses moyens de production, matériels et conceptuels. Avec les concurrents français, les conversations pour un éventuel rachat n’avancent guère car la conjoncture est maussade et, depuis la disparition de Paul, on sait que l’entreprise va mal. Après plusieurs approches hésitantes, ce sera finalement Alcatel qui acquerra Beaudouin le 20 décembre 1970. La valeur retenue est très faible, presque symbolique, mais tous les emplois sont préservés : ultime manifestation de l’attachement, certes un peu paternaliste, de la famille et de son entreprise à ses salariés… Alcatel est un concurrent ancien de Beaudouin dans le domaine du vide, et les dirigeants s’apprécient. Le berceau de l’entreprise est la mécanique alsacienne. Dans son usine de mécanique d’Annecy, dont l’activité et la rentabilité repose principalement sur la production de torpilles pour la Marine, Alcatel a développé une gamme de pompes à vide à l’initiative de Mr Maurice, ingénieur ESPCI, qui a bien connu Paul Beaudouin. Le rachat des Établissements Beaudouin s’inscrit à l’évidence dans une logique de concentration du secteur, mais une raison supplémentaire emportera la décision des dirigeants d’Alcatel : en cette fin d’année 1970 les négociations avancent entre Alcatel et la CIT, Compagnie Internationale des Télécommunications. La fusion doit intervenir au premier janvier 1971 et l’objectif est de constituer un groupe d’envergure plus qu’européenne englobant la mécanique et l’électronique. Bien que modeste, le poids supplémentaire et aussi la notoriété que lui apporte le rachat de Ch. Beaudouin avant le 31 décembre 1970 accroît quelque peu l’importance d’Alcatel au sein du nouveau groupe CIT-Alcatel en gestation. Devenue filiale de Alcatel, l’entreprise Ch. Beaudouin, selon un document de 1972, emploie encore nombre de salariés anciens dont on voudrait rappeler ici les noms : - Madeleine et Alexandre Gocza, respectivement 25 et 19 ans d’ancienneté ; - Renaud, ajusteur-fraiseur, 22 ans d’ancienneté, entré à 22 ans en 1950 ;
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
- Toupet, magasinier, 24 ans d’ancienneté, entré à 21 ans en 1948 ; - Frey, chef d’atelier, 24 ans d’ancienneté, entré à 38 ans en 1948 ; - Buron, inspecteur technico-commercial, 24 ans d’ancienneté, entré à 27 ans ; - Demetrovics, préparateur de fabrication, 26 ans d’ancienneté, entré à 26 ans en 1948 ; - Delassalle, chef comptable, 32 ans d’ancienneté, entré à 26 ans en 1946 ; - Valla, chef des contrôles, 36 ans d’ancienneté, entré à 15 ans en 1936, présent à Roanne en 1940 ; - Patard, chef d’équipe atelier, 40 ans d’ancienneté, entré à 14 ans en 1932, présent à Roanne en 1940 ; - Gruszkowski, ajusteur, 41 ans d’ancienneté, entré à 18 ans en 1931, présent à Roanne en 1940 ; - Tauziet, inspecteur technico-commercial, 45 ans d’ancienneté, entré à 14 ans en 1927, présent à Roanne en 1940… Le 20 décembre 1970 est achevée la cession de l’entreprise familiale fondée par Charles Beaudouin le premier juillet 1903. Trois hommes et trois femmes en avaient fait l’architecture et le devenir. Après Charles Beaudouin le créateur, Henri Gondet lui avait apporté crédibilité scientifique et rayonnement, Paul Beaudouin lui avait donné une configuration plus industrielle. Nancy l’avait dirigée dès les débuts, Adrienne Beaudouin la secondait puis assistait Paul durant les années sombres, Madeleine Gocza la dirigeait au cours des dernières années. Paul Beaudouin n’en aura pas connu la fin ; son épouse et Madeleine Gocza restent en 1970 les deux témoins actifs mais sûrement éprouvés par ces moments difficiles. Moment de soulagement, mais aussi d’amertume qui deviendra nostalgie avec le temps… Soulagement, certes, pour les salariés qui sont tous repris par Alcatel, et pour la famille, après les pénibles mois qui avaient suivi le décès de Paul Beaudouin. Faute de moyens financiers disponibles et en panne de stratégie nouvelle, le Conseil d’Administration du 15 décembre 1970 avait décidé
Épilogue
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de déposer le bilan des Établissements Ch. Beaudouin le 15 janvier 1971 si les pourparlers de cession n’aboutissaient pas… La cession est parachevée avant le 1er janvier 1971 ! Amertume de voir inexorablement s’éloigner et s’estomper ce monde : toutes ces personnes proches, employés et ouvriers, dont certaines avaient connu l’exode de 1940, ces appareils familiers dont les noms et ceux de leurs inventeurs avaient bercé notre enfance, cet atelier et ces murs dans ce quartier, toute cette mémoire qui avait rythmé les moments heureux et douloureux de trois générations des deux familles Beaudouin et Bonnamour.
Puis enfin nostalgie faite de souvenir et d’attachement pour les femmes et les hommes de cette entreprise qui ont su laisser une trace de ce constructeur au service des chercheurs, au travers de deux guerres et de trois Républiques, au fil de diverses politiques de recherche, pour la plupart voulues par l’État. Mais, de l’atelier au bureau d’études, ils n’étaient pas dépourvus d’une certaine fierté, pensant avoir servi à leur façon les avancées de la recherche scientifique.
La dernière vue de l’atelier Ch. Beaudouin en 1994. Sous le toit en sheds, le pont roulant permettait de déplacer les machines ; le sol était pavé de bois. Chloé Beaudouin et une amie y avaient alors présenté une exposition de photographies.
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Deuxième partie
Les instruments construits par Charles Beaudouin 1903-1975
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Introduction
Les sources d’information Les instruments scientifiques construits par Charles Beaudouin et son entreprise sont connus par des documents assez divers et relatifs à presque toute la durée de son activité. Le premier livre de compte débute en juin 1903 et nomme les clients mais ne permet pas avec certitude d’identifier les appareils objets de leurs commandes. La plus ancienne information précise date de 1906 : c’est l’année de construction de l’actinomètre de Ch. Féry, qui lui permet, avec Millochau, de mesurer la température du soleil au sommet du Mont Blanc. La mesure et l’appareil font l’objet d’une communication à l’Académie des sciences. Ces sources d’information ressortent de plusieurs catégories : - les notices des appareils, en général très claires et détaillées, disponibles au cours de deux périodes principales : les années 1920-1930 et 1965-1970, et quelques beaux exemplaires de 1910 et 1950, - les catalogues de l’entreprise : la TSF en 1922, une affiche détaillée de 1923 ou 1924, le catalogue général de 1930, le catalogue Eulabxe de 1969, - les documents de l’entreprise, livres comptables et rapports annuels préservés, et un document rédigé par Paul Beaudouin en 1961 (demande de dérogation au Plan d’Aménagement du Territoire pour une nouvelle usine), - les ouvrages scientifiques sur les domaines concernés : cristallographie, vide, micromanipulation, TSF, ainsi que les contacts avec les spécialistes en histoire des sciences et les témoins de cette histoire, - les archives de la SFP, la Société française de physique, ainsi que deux photographies du stand Ch. Beaudouin à l’Exposition de Physique, l’une réalisée en 1924 et l’autre en 1966, - les archives publiques et privées auxquelles il a été possible d’avoir accès : CNAM, Universités, ESPCI, Musée
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Curie, Observatoire du Pic du Midi, SHAT, CHEAR, CEV et celles de plusieurs personnes ayant connu l’entreprise, - des documents photographiques divers, - et bien évidemment les instruments actuellement préservés dans diverses collections publiques et privées : CNAM, ESPCI, Musée Curie, et de nombreux collectionneurs enthousiastes. Cette deuxième partie de l’ouvrage tente la synthèse de l’ensemble de ces informations. À l’Exposition de Physique en 1924 au Grand Palais à Paris…
…et en 1966
L’évolution des technologies et des instruments L’en-tête de l’affiche de 1923 précise clairement l’activité de l’entreprise.
Introduction
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Les deux techniques de base qu’elle maîtrise – mécanique de précision et électricité – vont être déclinées de 1903 à 1970 dans des domaines qui s’enchaînent technologiquement et scientifiquement.
De la mécanique à l’informatique : métamorphose et disparition de l’amortissement Il serait intéressant d’étudier comment, entre le début du XXe siècle et les années 1970, la réflexion concernant l’amortissement des instruments de mesure a évolué, aussi bien dans son approche théorique que grâce aux nombreuses réponses technologiques qui ont été imaginées1. L’électronique et l’informatique, technologies instantanées et dépourvues d’inertie, ont rendu obsolète cette question qui préoccupait beaucoup les générations précédentes. En effet, parmi les documents rédigés par Henri Gondet, Paul Beaudouin et Jean Babaud, l’ingénieur chef du bureau d’études de la filiale ACB, il se trouve plusieurs écrits concernant l’amortissement des instruments de mesure. Dans la notice de l’oscillographe Dubois de 1930 un assez long développement est consacré aux caractéristiques de la fréquence propre de l’appareil et à son réglage pour un amortissement optimum en fonction de la fréquence du phénomène observé. Cet exposé est accompagné du schéma suivant :
En février 1945, Henri Gondet rédige pour un groupe professionnel de l’EPCI une communication sur « Le problème de l’amortissement, application aux appareils de mesure et à l’étouffement des vibrations ». Il professe depuis quelques années un cours de mécanique vibratoire à l’École, et il pose ainsi le problème dans ce petit fascicule de douze pages : « L’exposé sera limité à deux applications très différentes l’une de l’autre : 1e l’amortissement des instruments de mesure, 2e l’étouffement des vibrations.» 1
On trouvera de nombreux textes de Pierre Curie relatifs à cette question de l’amortissement, approche mathématique et technologique, dans la réédition de ses Œuvres Complètes, Éditions des Archives Contemporaines, Paris, 1984.
Introduction
Après avoir exposé dans une première partie la théorie des mouvements oscillatoires non amortis puis amortis, il aborde la réalisation des divers types d’amortisseurs : à huile, à air, et à courants de Foucault ainsi que leurs avantages et inconvénients respectifs selon les catégories de mesure à effectuer. La dernière partie est consacrée aux moyens d’étouffer les vibrations dans divers systèmes mécaniques. Une belle illustration de l’amortissement à air est apportée par l’accélérographe conçu vers 1945 et dont subsiste le prototype. Pour simplifier, on pourrait dire que deux principaux types de mesures scientifiques appellent des méthodes d’amortissement spécifiques. Les mesures de grandeurs fixes : l’instrument doit parvenir à une position d’équilibre, comme le fait une balance de précision. Les progrès dans la construction des instruments ont permis d’atteindre des frottements très faibles, condition de l’amélioration de la précision de la mesure. Mais l’oscillation de l’instrument devient très longue avant d’atteindre sa position d’équilibre et, à la limite, la mesure devient « illisible » d’où la nécessité de l’amortissement. Les balances du XIXe siecle, comme celle construite par Collot (1886) et utilisée à l’EPCI par Pierre et Marie Curie, seront équipées d’un amortissement réalisé au moyen d’une palette fixée au bas du fléau indicateur et oscillante dans une petite cuve remplie d’huile.
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Prototype d’un accélérographe mécanique. On voit à gauche le cylindre dans lequel se déplace la masse oscillant verticalement sous l’effet des variations de la gravité apparente ; chassant l’air dans le cylindre, les oscillations de cette masse sont amorties et transmises mécaniquement à l’aiguille. Au repos, le poids de la masse est équilibré par les deux ressorts antagonistes placés verticalement.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
La viscosité de l’huile varie avec la température, ce qui est un inconvénient assez mineur dans un laboratoire où la température est relativement constante, mais le frottement dans l’huile – l’amortissement – n’est pas nul vers la position d’équilibre qui représente la mesure recherchée, et ce frottement résiduel peut fausser la précision de la mesure. Pour s’affranchir de cet inconvénient Pierre Curie conçoit une balance à amortissement par l’air dont le frottement tend effectivement vers zéro lorsque l’amortissement joue son rôle. Il la fait construire par la SCPC, et la théorie de l’appareil est exposée par Henri Gondet. Le prototype de l’accélérographe Beaudouin présenté ci-dessus retiendra cette technique. Dans la balance magnétique de Curie-Cheneveau, on évitera l’oscillation trop longue de l’équipage mobile autour de son point d’équilibre par un amortissement à courants de Foucault, au moyen d’une palette oscillant dans un champ magnétique. Les mesures de grandeurs variables, comme une décharge ou une oscillation : si l’amortissement est trop faible, la courbe oscille en permanence et n’est plus significative, s’il est trop fort il masque la variation étudiée. On a vu ci-dessus les quatre cas exposés dans la notice de l’oscillographe Dubois, dont l’amortissement à bain d’huile ou à goutte d’huile était réglable. Quelques années plus tard, cette réflexion est reprise par l’ingénieur d’études de ACB, Jean Babaud, dans un document intitulé « L’Amortissement par air des instruments de mesure ». Il ne comprend pas moins de 17 pages dactylographiées, textes et équations, 3 figures et 11 courbes de résultats. Répondant à un marché d’études du STAé passé en 1947, la complexité de ce texte s’explique par le fait qu’il s’agit d’inscrire des variations d’une grandeur, comme il l’explique dans la conclusion : « Les conditions à respecter pour obtenir une courbe de réponse correcte sont beaucoup plus sévères que celles que l’on pourrait adopter s’il s’agissait uniquement d’amortir un appareil pour mesures statiques en vue d’augmenter la rapidité de lecture (amortisseur de Curie pour les balances) ». Il est certain que l’oscillographe cathodique Dufour de 1914 et ses successeurs de même technologie présenteront l’avantage déterminant de l’absence d’inertie et de l’immédiateté caractéristiques du rayon cathodique, supprimant la nécessité de l’amortissement inhérent aux pièces mobiles de tous les instruments de mesure mécaniques ou électromécaniques. Ce sera la grande révolution de l’instrumentation au cours des années 1950-1970 que certains constructeurs ne pourront suivre.
Des instruments nombreux, trop nombreux… D’autre part, on remarque le nombre élevé d’appareils présentés dans les catalogues, et souvent construits en peu d’exemplaires : les dirigeants ne sauront guère renoncer à un domaine instrumental, même s’il est en déclin après son heure
Introduction
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de gloire. On dispose d’éléments suffisants pour comparer la production à deux époques : la belle période de 1930 et la fin de l’entreprise vers 1970. Période :
1930
Spectrographie, chaleur Vide et applications Radioactivité Magnétisme 3 10 15 Oscillographes et enregistreurs Radiocristallographie Micromanipulation Électro-médical Accessoires divers TOTAL
15 12 10
1965-1970 Appareils 10 20 en 1966 : 4
1965-1970 Accessoires 5 30 3
10 2 0 4 15
(ACB en 1960 : 10) 15 20 0 -
(15) 15 10 0 -
80 appareils
80 accessoires
Plus de 50 appareils et accessoires
Cette grande diversité de la production imposait une lourde organisation : bureau d’études, ordonnancement des fabrications, magasins, gestion commerciale. Elle permit cependant de conserver une bonne notoriété scientifique et de présenter de beaux instruments dont l’histoire sera évoquée dans les pages qui suivent. Cette deuxième partie de l’ouvrage abordera successivement les principaux domaines d’activité de l’entreprise : - spectographie et calorimètre, de 1905 à 1970, - TM et TSF, de 1907 à 1923, - radioactivité de 1910 à 1966, - diathermie et intrumentation médicale, de 1913 à 1955, - magnétisme, de 1920 à 1970, - oscillographes et enregistrement, de 1920 à 1960, - vide, de 1922 à 1975, - rayons X et cristallographie, de 1925 à 1970, - micromanipulation, de 1937 à 1990. Mais le devenir de quelques projets restent dans l’ombre, comme ce « four à induction à haute fréquence » faisant l’objet d’un contrat de licence accordée par M. Dufour en 1923, probablement le physicien de l’ENS, et ces « appareils destinés à la mesure du rayonnement ultraviolet par effet photoélectrique et décharge, électroscope suivant votre conception », conçu en 1922 par M. Laporte du Laboratoire Curie.
Nombre de références commerciales principales.
134
Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
« Or, il est bon de tenir compte du côté esthétique d’un appareil. Il est incontestable que l’on travaille avec plus de goût lorsqu’on se sert d’un instrument bien étudié, bien construit, d’un maniement commode et d’un aspect séduisant. Et puis on le manie avec plus de précautions, on l’entoure d’égards et toute l’ambiance du laboratoire peut s’en ressentir ». Henri Gondet, dans « Techniques générales du Laboratoire de Physique », p. 29, J. Surugue et al., Éditions du CNRS 1947.
Chapitre 4
La mécanique de précision… Calorimétrie et spectrographie Le domaine de la spectrographie sera une des constantes de la production de l’entreprise. Les nombreux instruments scientifiques imaginés par Charles Féry, et particulièrement le spectrographe Féry réalisé dès 1910, apporteront à Charles Beaudouin une notoriété certaine dès ses premières années d’activité. C’est en effet dans ces deux domaines que les instruments de mesure scientifiques conçus par Charles Féry ont rendu d’importants services dans la recherche et l’industrie. Élève de la première promotion de l’EMPCI en 1882, il devient Chef de travaux du Laboratoire d’Optique dès 1886 puis Professeur en 1902. Il enseignera très longtemps l’optique à l’Ecole ; il y est toujours présent pour le cinquantenaire en 1933. L’analyse spectrale était déjà connue depuis le milieu du XIXe siècle et abondamment utilisée dans de nombreux domaines, principalement pour l’analyse de la lumière visible émise par les corps, permettant de déterminer la composition chimique de substances complexes, inconnues ou lointaines comme en astronomie. En ce début du XXe siècle, calorimétrie et analyse spectrographique sont en évolution rapide. Ces disciplines s’inscrivent dans le progrès de la connaissance de la matière grâce à l’adoption récente de la théorie atomique, même si certains chimistes restent réticents devant cette représentation
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
de la matière. On imagine alors, puis on démontre que les phénomènes calorifiques sont liés au mouvement des molécules et des atomes. L’analyse spectrographique étend son champ au-delà de la lumière visible, vers des longueurs d’ondes plus grandes qui rejoignent les sources de rayonnement calorifiques, et vers des longueurs d’ondes plus petites, que la théorie puis l’expérience raccorderont aux rayons X dans les années 1920 puis à l’ensemble du rayonnement électromagnétique. Il y a sans doute une certaine unité sousjacente dans les recherches de Charles Féry, réalisées grâce à des appareils d’une grande clarté de conception.
Thermoscope de Melloni, relié à un galvanomètre astatique de Nobili signé Ruhmkorff, et face réceptrice des 36 couples thermo-électriques situés à la base du cône. Coll. Université de Naples.
L’actinomètre, réalisé vers 1906, c’est probablement le plus ancien instrument scientifique construit par Charles Beaudouin que l’on puisse encore voir aujourd’hui. Apparemment très simple, il permet de mesurer la température d’une source de chaleur à distance. Son principe, identique à celui du pyromètre Féry construit précédemment par Pellin1, réside dans la mesure du courant électrique créé par un couple formé de deux métaux soudés, lorsque ce couple est chauffé par un rayonnement calorifique. Ce principe est connu depuis le début du XIXe siècle
L’Actinomètre Féry de l’ESPCI et son schéma, extrait de l’ouvrage de Charles Féry Titres et Travaux paru en 1933. Les deux métaux choisis par Féry sont le laiton et le constantan, reliés par une soudure creuse. Centre de Ressources Historiques, ESPCI.
1
Probablement en 1900.
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grâce aux travaux de Melloni (Parme et Naples, 1835 à 1855) qui l’a appliqué à la mesure du rayonnement calorifique lunaire au moyen de son thermoscope électrique construit à Paris par T. Gourgeon en 18332. Les 36 couples métalliques de l’appareil, aussi appelé « thermomultiplicateur », étaient constitués d’antimoine et de bismuth. Avec le seul exemplaire connu de l’actinomètre, l’ESPCI conserve le Cahier d’Expérience de 1906 retraçant la mesure de la température du soleil effectuée par les élèves de Ch. Féry.
Cet appareil est aussi mentionné dans les comptes rendus de l’Académie des sciences conservés à l’Observatoire de Paris3. C’est en effet avec l’astronome Millochau que Ch. Féry a mis en œuvre son actinomètre dans une ascension au sommet du Mont Blanc en 1906, à l’Observatoire de Janssen, au cours de laquelle a été effectuée la mesure de la température de la surface du Soleil. Le résultat obtenu avec l’actinomètre est 5695e absolus. Jacques Badoz, Professeur d’Optique à l’ESPCI, a réalisé en 2003 plusieurs études sur le fonctionnement des instruments conçus par Ch. Féry son prédécesseur, dont celle de l’actinomètre. 2
Voir la communication de Melloni et Nobili : « Recherches sur plusieurs phénomènes calorifiques entreprises au moyen du thermomultiplicateur », Annales de Chimie et de Physique, 48, Paris, 1831, 198-218, et les travaux de Edvige Schettino, notamment La Rivellazione della radiazione termica nella strumentazione di Macedonio Melloni, Universita’ di Napoli, Naples Cuen, 1989. 3
C’est dans une communication du 17 février 1908 à l’Académie des sciences que MM G. Millochau et Ch. Féry décrivent leur expérience de la mesure de la température de la surface solaire, présentant une coupe et une photographie de l’actinomètre.
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L’Observatoire Janssen au sommet du Mont Blanc, et le cahier d’expériences du laboratoire d’optique, travaux pratiques des élèves de l’EMPCI en 1906.
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Description de l’actinomètre par Jacques Badoz, 2003.
Proximité de date et de résultat entre cette ascension scientifique et les travaux pratiques à l’EMPCI : Ch. Féry appliquait immédiatement dans son enseignement le fruit de sa recherche pratiquée au sommet du Mont Blanc. Les autres instruments installés dans l’Observatoire de Janssen, construction très originale « posée » sur la calotte glaciaire du Mont Blanc de 1895 à 1910, étaient un pyromètre de Féry construit par Pellin et un spectrobolomètre construit par Ch. Beaudouin, dont la seule trace conservée est une mention sur une carte postale.
Un instrument peu connu : le photomètre Féry Vers la fin du XIXe siècle, le développement de nouvelles sources d’éclairage que sont la lampe à incandescence d’Edison (1879) ou le manchon Auer d’éclairage au gaz (1895) donne un intérêt croissant à la photométrie, c’est-à-dire à l’étude des propriétés visuelles des sources de lumière. Des appareils de mesure utilisant l’œil comme récepteur sont développés (par exemple le photomètre de Lummer et Brodhun). Si la photométrie visuelle a l’avantage d’employer comme récepteur l’œil, cet utilisateur de la lumière présente de sérieux inconvénients (difficulté de comparer des sources de couleurs différentes, fortes variations de la sensibilité de l’œil aux faibles niveaux d’éclairement…). Charles Féry a donc proposé un photomètre utilisant un récepteur physique. On connaît mal cet appareil dont les deux composants, très probablement construits par Charles Beaudouin quoique non marqués, ont été récemment réunis. Charles Féry n’en fait pas mention dans son ouvrage « Titres et Travaux » de 1933, mais on le trouve décrit dans le Journal de Physique de 1908 ainsi que dans un article assez peu explicite de la revue « Science et Avenir » de 1922.
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Photos 1 et 2 : l’instrument retrouvé : le récepteur du photomètre et la lentille de concentration à deux positions. Deux petits cylindres latéraux opposés et fixés sur le socle, reliés à des poires pneumatiques, permettent de faire osciller la lentille autour d’un axe horizontal. Le plateau devant la lentille permet de placer la cuve traversée par le faisceau lumineux à mesurer.
Devant satisfaire à plusieurs conditions, ce photomètre doit être : a) sensible, b) fidèle, c) exact c’est-à-dire présenter la même courbe de sensibilité que l’œil pour les différentes longueur d’ondes (ou couleurs) de la lumière étudiée. a) Sensibilité. C. Féry a utilisé comme détecteur le microradiomètre de Boys. Deux fils métalliques l’un de cuivre (Cu), l’autre de constantan (Co) sont soudés de façon à former un circuit (figure A). Si les deux soudures sont à des températures différentes un courant électrique parcourt le circuit (effet thermoélectrique). Celui-ci est directement mesuré par le galvanomètre constitué par le fil de cuivre du circuit placé dans l’entrefer d’un aimant (N - S) (figure 1 de l’article Féry) et forme ainsi le cadre d’un galvanomètre. Ceci évite toutes les tensions électriques parasites qui se produiraient pour un couple thermoélectrique extérieur relié à un galvanomètre classique. Une plaque d’argent (6 x 12 mm, et 0,3 mm d’épaisseur) est soudée sur chacune des deux soudures cuivre-constantan (figure B). Leurs faces avant sont noircies afin qu’elles transforment le mieux possible en chaleur l’intégralité de l’énergie lumineuse susceptible de les illuminer. Leurs faces arrière sont polies pour réduire leurs pertes thermiques par rayonnement.
Schéma du récepteur du photomètre de Féry, Journal de Physique (1908), figure 1. On voit le circuit du radiomètre, composé des fils de cuivre – Cu – et de constantan – C –, circuit oscillant dans l’entrefers de l’aimant, et dont les soudures sont cachées par les plaques d’argent noirci. En « m » se trouve le miroir permettant d’observer la déviation, à travers la fenêtre « G ».
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Figure A, les deux fils et leurs soudures.
Les deux soudures et leurs plaques d’argent (P1 et P2) sont placées dans des conditions thermiques aussi semblables que possible pour éviter tout effet thermoélectrique parasite lorsqu’aucune des deux soudures n’est éclairée. Une enveloppe de cuivre épais assure la stabilité thermique du système détecteur (échange de rayonnement, courants de convection parasites …) pour minimiser la dérive du zéro de l’appareil (photo 1). Elle est munie de deux fenêtres G et G’. Pour effectuer une mesure on forme, à travers G1, l’image de la source à étudier sur l’une des deux plaques d’argent du récepteur (par ex. P1). Celle-ci transforme l’énergie lumineuse en chaleur et échauffe la soudure dont elle est solidaire (soudure chaude). La soudure solidaire de la plaque non éclairée (P2) joue le rôle de soudure froide. Un courant thermoélectrique parcourt alors le circuit et fait dévier le cadre galvanométrique, déviation mesurée (à travers G) à l’aide d’un petit miroir (« m » sur le schéma de Ch. Féry) solidaire du cadre de cuivre.
b) Fidélité. Si au contraire seule la plaque (P2) est éclairée, les rôles des soudures froide et chaude sont inversés ; le même courant mais en sens inverse doit parcourir le fil de cuivre et la même déviation galvanométrique, en sens opposé, se produire. Cette situation suppose une parfaite symétrie, rarement réalisée, des deux soudures du couple. Cette asymétrie se traduit par une dérive du zéro de l’appareil. Pour minimiser cet inconvénient Ch. Féry utilise une Figure B, les fils munis méthode de faux zéro en éclairant successivement chacune des plaques d’argent noirci P1 et P2. des soudures. Il obtient des déviations opposées mais légèrement différentes, dont la moyenne élimine la dérive du zéro, qui reste lente en comparaison de la durée des deux mesures. Pour éclairer successivement les deux soudures, Ch. Féry emploie une lentille qu’il fait basculer à distance, de façon connue, à l’aide d’un dispositif pneumatique entraînant une lentille oscillante (photo 2). c) Exactitude. La plaque d’argent noircie absorbe toutes les radiations de la lumière qui l’éclairent, même celles auxquelles l’œil est insensible (infrarouge et ultraviolet par exemple) et qui contribuent ainsi à l’échauffement de la soudure chaude, ce qui fausse les mesures. Pour réaliser une mesure exacte, il faut interposer sur le trajet des rayons lumineux un filtre dont la transparence soit semblable à la courbe de sensibilité de l’œil pour les
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différentes longueurs d’ondes (ou couleurs) de la lumière. Ch. Féry propose, pour cela, d’interposer derrière la lentille de focalisation, une cuve contenant une solution d’acétate de cuivre (elle s’installait sur le bac noir devant la lentille de la photo 2). Il s’est assuré que cette solution ne laissait passer ni les radiations infra rouges ni les radiations ultra-violettes et qu’elle présentait un maximum de transmission dans le jaune, où se situe le maximum de sensibilité de la rétine. Rien cependant dans ses publications ne précise le spectre de transmission de cette solution et sa similitude avec la courbe de sensibilité de la rétine, et l’on peut s’interroger sur le degré d’exactitude des mesures faites avec ce dispositif. L’originalité du photomètre proposé nous paraît liée à l’emploi du « galvanomètre thermoélectrique » et de l’usage d’une méthode de « faux zéro » obtenue grâce aux deux positions de mesure. Jacques BADOZ, ancien Professeur d’Optique à l’ESPCI.
La bombe calorimétrique Dérivée du calorimètre à combustion de Berthelot, cette « bombe » permet de mesurer le pouvoir calorifique des combustibles, selon le même principe que l’actinomètre mais dans un vase fermé : l’inflammation d’un échantillon élève rapidement la température intérieure de la bombe, dont les divers éléments métalliques sont construits en métaux différents. Leur assemblage constitue les deux soudures, froide et chaude, d’un couple thermo-électrique ; il suffit dès lors de mesurer le courant qui circule dans le millivoltmètre qui y est relié. « M. Gondet, ingénieur de la maison Ch. Beaudouin, a su étudier les détails de la bombe, de manière à réaliser une proportionnalité très remarquable, ainsi que l’ont prouvé les mesures soignées faites par notre camarade Biquart, alors chef de la section de physique au laboratoire national d’essais au Conservatoire des Arts et Métiers. »4 4
Ch. Féry, « Titres et Travaux », 1933.
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Cet appareil sera très utilisé dans les laboratoires et l’industrie et construit jusqu’en 1970.
Grand et petit spectrographes Féry, et lecteur de spectre Un modèle de spectroscope pour chimiste existe vers 1923, mais c’est le spectrographe Féry qui a le plus largement contribué à la notoriété de Ch. Beaudouin dès 1910, tant ses utilisations ont été nombreuses et durables dans la recherche, l’enseignement supérieur, les laboratoires d’analyse et l’industrie. C’est un appareil imposant, et la réalisation des premiers modèles ressort encore d’une esthétique du XIXe siècle. On en connaît actuellement une demi-douzaine d’exemplaires.
Spectrographe dans le visible et l’ultraviolet La lumière permet d’étudier la composition de la matière. Ainsi des atomes isolés peuvent émettre sous certaines conditions une lumière caractéristique de leur identité : une flamme est colorée en jaune par le sel de sodium contenu dans le sel de table que l’on y jette, en vert par le cuivre d’un sel de cuivre. L’étude de la couleur – les physiciens disent : de la longueur d’onde – de la lumière émise par une substance permet de détecter les atomes qu’elle contient, c’est ce que l’on fait à l’aide d’un spectrographe. Cet appareil permet de séparer les différentes couleurs – longueurs d’ondes – de la lumière émise par des atomes. Pour cela on forme à l’aide des lentilles L et L’ autant d’images F’1, F’2, F’3… de la source de lumière F qu’il y a de couleurs – longueurs d’ondes – dans la lumière émise par F (fig. 1). Pour séparer géométriquement F’1, F’2, F’3… on utilise un séparateur de couleur (appelé disperseur), ici un prisme de verre ou de silice qui dévie différemment les différentes couleurs.
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Le spectrographe proposé par Charles Féry est particulièrement simple et élégant car une seule pièce optique, un prisme à face cylindrique, remplit les deux fonctions (fig. 2) : - séparation des couleurs (comme le prisme de la fig. 1), - formation des images de la source F (rôle des deux lentilles L et L’ de la Fig. 1), grâce aux faces courbes du prisme.
On peut montrer que la source F et ses images F’1, F’2, F’3… dans les différentes couleurs (longueurs d’ondes) sont sur un même cylindre circulaire presque confondu avec celui de la première face du prisme. Un film photographique plaqué sur ce cylindre permet d’enregistrer ces images qui s’étendent du rouge à l’ultraviolet, limite de transmission de prisme de quartz, alors que le verre simple se limite pratiquement à la lumière visible. On obtient ainsi une succession de raies verticales véritable « code-barre » (fig. 3) caractéristique de chaque élément – ou espèce d’atome – que les physiciens appellent un spectre de l’atome.
Pour des raisons, pratiques la source lumineuse éclairant le prisme est une fente sur laquelle on projette l’image de la source réelle, souvent une étincelle ou un arc électrique que l’on fait jaillir entre deux électrodes constituées par le matériau à étudier. La largeur de la fente est réglable jusqu’à l’obturation : plus elle est étroite, meilleure est l’image focalisée par le prisme sur le film. Jacques BADOZ
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Schéma du spectrographe Féry.
Détail du spectrographe Féry : emplacement du châssis photographique, fente et prisme de quartz.
Extrait de la première notice de 1910.
L’originalité du spectrographe réside dans l’utilisation du quartz pour toutes les pièces optiques, permettant de produire un spectre jusque dans l’ultraviolet : sur une longueur de spectre de 230 mm, le spectre visible ne représente que 45 mm. La qualité mécanique de la fente réglable permet une excellente définition, et la focalisation sur la plaque photographique est effectuée par la courbure de la face avant du prisme de quartz.
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Sur certains modèles les plus anciens, le miroir, sur la face arrière du prisme, est constituée par une mince lame de mercure enfermée dans un logement de quelques dixièmes de millimètres d’épaisseur, ménagé dans un verre épais plaqué sur cette face du quartz. Le mercure permet sans doute d’éviter toute oxydation de la face réfléchissante, ce que l’on peut constater plus de 80 ans plus tard sur un exemplaire de l’appareil. On connaît trois versions de la notice du spectrographe, 1910, 1925 et 1966, toujours très explicites, et presque identiques à cinquante ans d’intervalle. Dès 1910 Ch. Beaudouin construit un petit spectrographe Féry, dont l’ESPCI conserve deux exemplaires.
Lecteur de spectre.
Le complément du spectrographe est le lecteur de spectres. Cet ensemble instrumental sera construit jusqu’en 1970, pendant plus de soixante ans…
Le spectrophotomètre Spectrophotomètre.
Spectrophomètre Les atomes engagés dans des ensembles stables – les molécules – laissent passer ou réfléchissent différemment la lumière selon la forme de l’édifice que constituent ces molécules. On distingue ainsi aisément à l’œil la couleur jaune dorée d’un vin blanc de celle mauve violet d’un vin rouge. En étudiant la transparence d’une substance en fonction de la couleur – la longueur d’onde, comme disent les physiciens – de la lumière qui la traverse on pourra caractériser et doser les molécules qu’elle contient. C’est ce que l’on fait avec un spectrophotomètre. Pour mesurer la transparence – ou l’absorption – on compare la quantité de lumière qui entre à celle qui sort de la substance à étudier. Pour être significative cette mesure doit être faite pour les différentes longueurs d’onde – couleurs – de la lumière.
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Afin de réaliser ces conditions on partage le faisceau lumineux en deux faisceaux identiques 1 et 2, dont un seul (2) traverse la matière à étudier placée en C (Fig. 1). On sélectionne dans chacun de ces faisceaux la couleur – la longueur d’onde – choisie pour faire la mesure, à l’aide du séparateur de couleur S, ici un prisme de verre. On peut faire varier la couleur de mesure en faisant tournant le prisme autour de son axe. Le problème le plus délicat à résoudre en spectrophotométrie est de mesurer les quantités de lumière des deux faisceaux 1’ et 2’, ou leur rapport. À l’époque de Ch. Féry on ne disposait pas de cellules photoélectriques assez sensibles pour faire cette mesure. Ch. Féry propose d’utiliser l’œil comme détecteur de lumière, mais cet organe ne sait de façon convenable que juger l’égalité de deux quantités de lumière. L’originalité de l’appareil de Féry réside dans le dispositif d’égalisation des intensités des deux faisceaux 1 et 2 (Fig. 1).
Deux prismes de verre fumé identiques sont placés tête-bêche et rendus solidaires (Fig. 2). Le verre fumé absorbe également toutes les lumières des différentes longueurs d’onde (couleurs). Avec ces deux prismes on peut affaiblir davantage le faisceau 1 que le faisceau 2, et ce dernier a préalablement été affaibli par la traversée de la substance absorbante placée en C. On remarque en effet que l’épaisseur de verre, ab, traversée par 1 est plus grande que celle, cd, traversée par 2 (Fig. 2). En déplaçant ensemble les deux prismes parallèlement à leur grand côté (Fig. 2) on peut rendre égales les intensités des faisceaux 1’ et 2’, ce que l’œil est capable de juger avec précision. On peut montrer que la distance, D, entre les faisceaux et l’axe OO’ du système*, facilement mesurable avec une graduation et un vernier, est une mesure directe de la transparence. Cela est dû au fait que le système de prismes compensateurs en verre fumé (Fig. 2) met en jeu le même phénomène que celui que l’on mesure : l’absorption de la lumière. *L’axe OO’ du système est l’emplacement où les faisceaux 1 et 2 traversent les mêmes épaisseurs de verre fumé. Jacques BADOZ.
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Le spectromètre pour l’infrarouge En concevant cet appareil, Ch. Féry résoud deux difficultés inhérentes à la spectroscopie dans l’infrarouge, zone du spectre à l’époque encore mal connue : « Il faut disposer d’un système dispersif donnant un spectre dont la mise au point, dans cette région invisible ( par l’oeil), soit certaine et s’obtienne automatiquement, il faut que l’appareil de mesure soit stable, fidèle et peu sensible aux causes perturbatrices extérieures, (car) la mesure de l’énergie rayonnante est en effet une des plus délicates de la Physique, surtout lorsque l’on s’adresse aux radiations spectrales qui sont très faibles du fait de la dispersion même. » Cet extrait de la notice d’époque pose clairement le problème, résolu par un dispositif dont le prisme « à faces courbes est en fluorine, peu absorbante pour la région à explorer. » Et la focalisation du rayon est automatique, par la conception de l’appareil.
Le faisceau infrarouge à analyser pénètre dans l’appareil par la lentille située en B, puis il est concentré sur la fente micrométrique C. Les radiations sont alors réfractées par la première surface du prisme de fluorine D, puis réfléchies par la seconde qui est réfléchissante. Un mécanisme à miroir plan métallique E, orientable avec une vis micrométrique G afin d’explorer les différentes zones spectrales, dévie ensuite le faisceau du spectre infrarouge de telle façon qu’il se trouve constamment au point dans le même plan. La rotation du rayon amène successivement toutes les radiations sur l’appareil de mesure placé en I, derrière la fenêtre H. « L’appareil de mesure situé dans ce plan focal, qui donne par son élévation de température l’énergie de la radiation
Spectromètre pour l’infrarouge Féry.
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spectrale qu’il reçoit, peut être un micro-radiomètre, (…) une pile thermo-électrique reliée à un galvanomètre, ou un bolomètre. Tel qu’il est réalisé actuellement, ce spectromètre permet une mesure facile, correcte et précise de l’énergie dans la région infrarouge du spectre. Nous espérons que par son emploi, un certain nombre de problèmes d’ordre théorique ou même industriels pourront être résolus. »
La descendance des spectrographes Féry La spectrographie sera un domaine constamment enrichi durant la vie de l’entreprise. Dès les années 1920 elle présente de nouveaux appareils.
Spectrographe à grande luminosité, à prismes interchangeables
Spectrographe à grande luminosité.
Construit sur les indications du physicien Charles Fabry, cet appareil de grande luminosité est destiné aux recherches dans le domaine ultraviolet. Son objectif de 200 mm de focale ouvre à F/4 ; il est constitué « d’une combinaison de 3 lentilles en quartz – sel gemme – quartz achromatisé entre les longueurs d’onde 0,42 μ et 0,24 μ, calculé par Mr Vaurabourg »5. Il peut être monté avec des éléments optiques très différents, que ce soit l’objectif ou le prisme, et permet donc des études très diverses, entre autres celle de l’effet Raman : « Pour l’étude de l’effet Raman, on utilise normalement un objectif de collimateur de type astronomique de 50 mm de diamètre utile et 500 mm de foyer. Le système dispersif comporte deux prismes de flint d’indice 1,65 de 57 mm de hauteur et 90 mm de côté. ». Il existe un exemplaire assez complet de ce spectrographe au CNAM.
Spectrographe à réseau dans le vide Les spectrographes à prisme de quartz permettent l’étude de la région ultraviolette du spectre jusqu’à une certaine 5 Extrait de la description de l’appareil par Henri Gondet, parue dans la Revue des Industries Françaises de l’Optique, n° 114, mai 1936. Camille Vaurabourg est Professeur d’Optique à l’ESPCI, successeur de Ch. Féry.
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longueur d’onde (0,21 μ) et certains procédés permettent d’aller un peu en-deça. Pour les longueurs d’ondes plus courtes, on imagine dans les années 1925 d’opérer dans le vide afin d’éviter l’absorption du rayonnement ultraviolet par l’oxygène6. On a donc réalisé une instrumentation complète, comprenant une installation de production de vide poussé à l’aide d’une pompe Holweck et un spectrographe à réseau dans le vide. Cet ensemble, décrit par Henri Gondet dans plusieurs articles de la Revue d’Optique, est réalisé par Ch. Beaudouin en 1930.
Un réseau est une surface réfléchissante concave, composée d’un très grand nombre de rainures microscopiques et rapprochées, dont la distance est de l’ordre de quelques microns. Vers 1935 on utilise sur ces appareils des réseaux concaves de 1 m de rayon et de 570 traits au mm. Le remplacement du prisme de quartz par un réseau permet d’analyser des longueurs d’ondes encore plus courtes.
Spectrographe à réseau tangent de Mr Thibaud « Le Spectrographe de M. Thibaud, (…) premier appareil avec lequel il fut possible d’enregistrer spectrographiquement sans difficulté toute la région des rayonnements (…) et de réaliser sur une même plaque photographique la liaison complète entre les rayons X et la lumière. » Henri Gondet, Revue d’Optique. Rappelons que la thèse de Fernand Holweck, effectuée sous la direction de Marie Curie en 1920, avait permis de démontrer la continuité du rayonnement entre la lumière visible et les rayons X. Cet appareil rendait possible la 6 Le rayonnement ultraviolet devient plus intense en haute altitude, où l’oxygène est plus rare.
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Spectrographe à réseau dans le vide réalisé pour les recherches de Mr Bloch à l’ENS.
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Vue d’ensemble, et schéma en coupe de l’appareil. On peut voir, sur la partie latérale gauche, le tube émetteur de rayon X.
démonstration de Holweck. On voit aussi quelle importance prenait à cette époque l’obtention d’un bon vide moléculaire pour ce domaine de recherche, c’est d’ailleurs pour réaliser sa thèse que Fernand Holweck avait conçu et dessiné une nouvelle pompe moléculaire, et le tube à rayons X démontable, construit comme la pompe par Ch. Beaudouin, en était une autre application.
Spectrographe à réseau tangent courbe Il s’agit d’une variante de l’appareil précédent : « On peut, en déplaçant la plaque photographique sur la courbe focale, photographier l’ensemble d’un spectre depuis quelques unités d’Angström jusque dans la région visible, en conservant une excellente définition des raies. »
La spectrographie après 1945 Après 1945 la production du spectrographe Féry se poursuit cependant que plusieurs nouveaux appareils apparaissent dans ce domaine, présentés aux Expositions de Physique suivantes : - 1952 : spectrographe à chambre d’ionisation et compteur Geiger, qui permet des mesures en rayonnement rigoureusement monochromatique dans le vide et à haute température. - 1953 : photomètre de flamme, pour le dosage de Na, K, Ca. - 1955 : spectrocomparateur double, permettant de juxtaposer sur un écran dépoli les images agrandies 12 fois des spectres provenant de deux clichés différents, du film de 35 mm au cliché 9 x 24.
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- 1959 : générateur d’arc alternatif, destiné aux mesures comparatives entre deux arcs parcourus par le même courant alternatif ; générateur arc-étincelle, source permettant d’obtenir des arcs en courant alternatif sous deux régimes, l’un pour l’étude de l’ultraviolet lointain, l’autre pour supprimer les raies de l’air. - 1960 : spectromètre de masse, conçu pour être utilisé par des étudiants de 3e cycle, destiné à l’analyse isotopique ou chimique par déviation magnétique dans le vide, pour des éléments de poids atomique inférieur à 100 et des corps solides ou gazeux. Une des principales réalisations sera le monochromateur dans le vide.
Le monochromateur dans le vide, modèle VodarRoman (licence CNRS)
Monochromateur dans le vide modèle Vodar-Romand (licence CNRS).
C’est dans les années 1960 que cet appareil est conçu et mis au point, pour « permettre l’étude des radiations ultraviolettes de courtes longueurs d’onde, dans tous les cas où l’on envisage d’étudier l’interaction entre la matière et le rayonnement ». Cet appareil permet l’étude des radiations ultraviolettes entre 500 et 3000 Å. Il est équipé d’un réseau concave de 1 m de rayon et comporte deux fentes réglables et étanches au vide. L’ensemble de réception standard comprend un photomultiplicateur et une armoire de mesure électronique. Le vide est de l’ordre de 1,10-5 mm/Hg. Cet ensemble sera construit jusque vers 1968.
Description du monochromateur dans la notice de 1966.
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Une filiation d’appareils sera déclinée, dont les notices sont particulièrement explicites : - le spectrographe monochromateur dans le vide VodarRoman et la source de radiation sans fenêtre.
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Sous licence Anvar, Ch. Beaudouin construit dans ces mêmes années un monochromateur pour l’ultra-violet lointain, résultant de l’étude approfondie, par M. Pouey et son équipe, des conditions de focalisation des réseaux concaves menée au laboratoire des Hautes Pressions du CNRS. Une source de radiation adaptée lui est associée. Au moment de la cession à Alcatel, Ch. Beaudouin présente une gamme d’instruments spectrographiques encore assez large mais un peu datée et cette activité déjà ralentie ne sera pas poursuivie.
Le vide, une importance croissante... Les premières applications du vide au XVIIe siècle sont scientifiques puis pédagogiques, pour montrer l’existence de la pression atmosphérique et les propriétés de l’air. Les pompes alternatives du XIXe siècle atteignent une pression de quelques mm de mercure, soit environ 2/100e d’atmosphère. Puis à la fin du XIXe on cherche à raréfier encore plus les gaz, pour analyser leur nature et pour étudier la propagation de divers « fluides » dans le vide ; on découvre que l’étincelle et le champ électriques y produisent des effets particuliers. Le développement de la production des ampoules électriques, des tubes et diodes électroniques donnera une dimension industrielle à la construction des pompes à vide. La recherche demandera des vides toujours plus poussés, indispensables à plusieurs domaines de la physique : étude des molécules et des atomes, des particules élémentaires de la matière. Dès lors nombre de savants et de constructeurs vont s’attacher à la recherche du vide « absolu ». Charles Beaudouin ne fera pas exception et la filiation de cette technologie sera durable dans l’entreprise puisqu’elle se poursuivra jusque dans la décennie 1970-1980 : la place des Établissements Beaudouin dans l’industrie française du vide en 1970 est la principale motivation de sa reprise par Alcatel au 1er janvier 1971. Pompe à mercure Moulin, pompe moléculaire Holweck, pompe moléculaire à disque Gondet, pompe à palette, pompe à diffusion de vapeur d’huile, cette filiation de pompes sera complétée par un grand nombre d’accessoires inclus dans des groupes de pompage spécialisés, et la technologie du vide
Machine pneumatique Breton, 1850.
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sera employée dans nombre d’appareils des différents départements de l’entreprise : spectrographie sous vide, tubes à rayons X démontables, chambres de cristallographie sous vide.
La pompe à mercure Moulin C’est quelques années après la fondation de l’entreprise en 1903 que le domaine du vide fait son apparition dans les fabrications de Charles Beaudouin, sous la forme de la pompe à mercure améliorée par Moulin, préparateur de Paul Langevin à l’EMPCI2 . Les rapports étroits avec l’EMPCI ont déjà été soulignés, il est certain que Moulin connaissait déjà l’entreprise et la famille Beaudouin, puisque l’on trouve sa signature sur une carte postale adressée de Chamonix à Mme Nancy Beaudouin en 1904, lorsqu’il accompagne Ch. Féry et M. Millochau pour les essais de l’actinomètre Féry décrit par ailleurs3, à l’observatoire Jansen situé au sommet du Mont Blanc4. Ici encore le témoignage de Henri Gondet permet une datation précise, l’automne 1910, pour la mise au point de la pompe Moulin : « Je quittai très rapidement mon inconfortable appui de fenêtre ayant à faire les essais du premier modèle de la pompe à vide Moulin. Je m’installai à l’atelier sur un grand bahut qui servait normalement à ranger les pièces en cours de finition ou de montage. J’avais à faire de multiples soudures de tubes de verre, de jauge à vide, et j’empruntais à Physique et Chimie un chalumeau à main et des appareils de mesure en attendant que la « patronne » veuille bien me les procurer. » La qualité du travail de mécanicien de Charles Beaudouin peut s’exprimer dans ce type d’appareil. La notice de 1910 décrit très précisément le fonctionnement de cette pompe. Le vide y est réalisé au moyen du mouvement alternatif de plusieurs tubes concentriques verticaux dans un bain de mercure ; la course du 2 Paul Langevin, dans l’ouvrage du centenaire de l’EMPCI, évoque Moulin, son préparateur, décédé au cours de la première guerre ; il était diplômé d’une École de Besançon, sans doute l’École d’Horlogerie où Charles Beaudouin avait des contacts par le canal du Syndicat de l’optique et de la mécanique de précision. 3 4
Voir partie consacrée aux instruments conçus par Ch. Féry, « Spectrographie ».
C’est le frère de Charles, l’architecte Édouard Beaudouin, qui a supervisé les travaux de consolidation rendus nécessaires par l’affaissement de cette extraordinaire construction au fil des saisons (voir le site internet de l’Observatoire de Meudon).
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piston est de 90 mm et l’alésage du cylindre de 55 mm. Au rythme de 60 mouvements par minute et dans un ballon de 11 litres, la pompe atteint un vide de l’ordre de 10-2 mm/Hg en 25 min (soit 1 500 coups) et 10-3 mm/Hg5 en une heure. La notice annonce 2 x 10-4 mm/Hg après deux heures de pompage. On ne connaît pas d’exemplaire conservé de ce type de pompe.
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La Pompe Moulin, équipée de son tube à décharge servant de jauge à vide.
La pompe moléculaire Holweck Fernand Holweck est un camarade de promotion de Henri Gondet, et cette amitié se poursuivra jusqu’à la fin tragique de Holweck en 1941. En 1920, pour confirmer sa thèse sur la continuité des rayons X et de la lumière, il a besoin de réaliser des expériences sur les rayonnements concernés dans un vide meilleur que celui de la pompe moléculaire disponible à l’époque, la pompe de Gaede, et conçoit donc un nouveau modèle simple et démontable. Il en demande la réalisation à son camarade Gondet, ingénieur de Charles Beaudouin : il suffit de traverser la rue Lhomond. Cette pompe moléculaire deviendra un
5
Pendant longtemps, on a mesuré les pressions résiduelles dans les enceintes à vide en fractions de millimètres de mercure, exprimés en puissances négatives. La correspondance entre les unités est la suivante : 1 pascal = 1 newton/m2 = 10-5 atmosphère = 7,5 x 10-3 torr ou mm Hg. (d’après l’ouvrage de J. Surugue « Techniques du Vide », Dunod).
Pompe moléculaire Holweck ; actuelle, et présentée dans le catalogue de 1930.
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auxiliaire important de la recherche dans l’entre-deuxguerres dans de nombreux domaines, notamment le développement de la TSF. La notice de la pompe moléculaire Holweck de 1923, au fil de ses huit pages, est particulièrement explicite sur le principe et le fonctionnement ; sa clarté et sa qualité scientifique et technique permettent de penser qu’elle a été rédigée par H. Gondet et complétée par F. Holweck lui-même6. Son principe, « déjà utilisé dans la pompe moléculaire de Gaede7, consiste à entraîner les molécules gazeuses par chocs successifs contre une paroi se déplaçant à grande vitesses par rapport à une paroi fixe », ce qui est efficace « bien que la vitesse linéaire du tambour soit faible devant la vitesse moyenne d’agitation thermique des molécules gazeuses : 35 m par seconde contre 500 m par seconde environ ». Coupe de la pompe moléculaire Holweck, d’après la notice de 1925.
Le schéma de la coupe de la pompe montre sa simplicité : - un stator « A » de forme tubulaire, comportant à l’intérieur une double cannelure spirale, - un rotor « T » tournant à grande vitesse, environ 4 500 t/m, ajusté à moins de 3/100e de mm dans le stator, - un entraînement électrique « par un petit moteur asynchrone dont le stator « S » est à l’air libre et le rotor « R » dans le
6 On constate une grande similitude de termes entre cette notice et la communication de F. Holweck de 1922 devant la « Société des Amis de la Radio ». 7
Apparue en 1914.
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vide, séparés par une cloche étanche très mince « D », en métal très résistant, ne consommant que quelques watts par courants de Foucault, …(cloche) placée dans l’entrefers ». À propos de la solution technique retenue pour l’entraînement électrique du rotor, Jean Surugue, professeur à l’ESPCI, écrit8 : « Cette disposition très ingénieuse est utilisable dans d’autres appareils où l’on doit faire tourner une pièce dans le vide ». Elle avait déjà été utilisée pour l’entraînement du tambour d’enregistrement de l’oscillographe cathodique Dufour, placé dans le vide pour recevoir les rayons cathodiques. La notice est ensuite très explicite sur la mise en marche et l’entretien, puis sur les caractéristiques de la pompe et les résultats obtenus, ainsi que sur des essais comparatifs à Londres et Paris. Elle insiste sur la rapidité de pompage pour l’époque, et sur le résultat obtenu : avec un bon vide préparatoire, la pompe Holweck produit un vide inférieur à 10-6 mm Hg. L’usinage des deux parties était particulièrement délicat du fait du jeu très faible entre rotor et stator – 3/100e de mm, pour un diamètre de 220 mm –, et de la double rainure hélicoïdale et progressive creusée à l’intérieur du stator, de profondeur croissante des extrémités vers le milieu du stator où se trouve l’orifice « C » communiquant avec le « bon vide ». Une grande précision était évidemment essentielle pour obtenir la performance annoncée, et la notice termine sur les avantages « de cette nouvelle pompe moléculaire : - la grande facilité de démontage et d’entretien, - l’absence d’huile liquide dans la pompe, - l’entraînement, sans lien mécanique, très doux et silencieux, - le vide limite élevé et le débit considérable sans nécessiter l’emploi d’un réfrigérant à basse température ». Cette pompe moléculaire nécessite un amorçage à l’aide d’une pompe préparatoire à palette procurant un vide de l’ordre de 10-2 mm Hg. Elle sera utilisée par Holweck pour la production du vide nécessité par sa lampe d’émission triode démontable de grande puissance, installée dans l’émetteur de radio de la Tour Eiffel. Une autre utilisation, mais nécessitant un vide moins poussé, sera le gravimètre sous vide Holweck-Lejay construit par Holweck dans son atelier. 8
J. Surugue, « Techniques du Vide », CNRS, Paris 1966.
Rotor et stator de la pompe moléculaire Holweck.
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Schéma de montage de la lampe d’émission Holweck, présentée sur la pompe moléculaire raccordée à la pompe primaire. Reproduction de la lampe d’émission triode démontable ; réalisation Bernard Pigelet 2003.
Cette pompe moléculaire Holweck a été produite selon différents modèles de débits variables ; au moins trois modèles on été construits dès les premières années. Très utilisée dans les laboratoires et l’industrie pendant une trentaine d’années, elle contribuera certainement à la notoriété de Ch. Beaudouin qui la présente encore à l’Exposition de Physique de 1949, 1950 et 1951.
La pompe moléculaire à disque Gondet Si la pompe Holweck avait bien contribué à la réputation de Beaudouin depuis les années 1920, il devenait nécessaire de la rénover pour permettre des débits plus élevés en matière de vide moléculaire poussé.
Gravimètre.
Henri Gondet avait travaillé avant et pendant la guerre à un appareil qui rénovait le principe de la pompe Holweck : au lieu de faire tourner un rotor dans un cylindre pour entraîner les molécules restantes après un vide préparatoire, on fait tourner à grande vitesse un disque face à une flasque fixe dans laquelle se trouve une rainure en spirale, entraînant ainsi les molécules vers le vide primaire9. Le moteur est placé dans le vide
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primaire. Sa réalisation uniquement mécanique l’exempte des vapeurs d’huile qui sont l’inconvénient majeur des pompes à diffusion. Ce principe du disque tournant avait déjà été développé par Siegbahn à Upsala en Suède en 1926, mais le modèle Beaudouin tourne plus vite : 6000 t/mn, et par suite son débit devient plus important : 70 litres/sec au voisinage de son vide limite qui atteint 10-6 mm Hg.10 Cette pompe moléculaire à disque est présentée à l’Exposition de Physique en 1949, avec un commentaire explicite :
Fernand Holweck et le R.P. Lejay utilisant leur gravimètre. Collection Lycée F. Holweck à Paris et Observatoire de Besançon.
Construite jusqu’en 1960, elle sera durant une décennie un élément important de la gamme ; elle sera remplacée par les pompes à diffusion de vapeur d’huile. Dans ce domaine du vide, un effort particulier sera porté sur l’amélioration des performances des pompes à palettes, des pompes à diffusion d’huile, des vannes et des raccords, et des ensembles de pompage. La production de cette gamme du vide devient semi-industrielle chez Beaudouin, et sa rationalisation permet, de 1955 à 1968, une adaptation partielle de l’entreprise aux contraintes croissantes de la concurrence européenne.
La pompe à palette, à un ou deux étages C’est la pompe de base, simple, robuste, durable, dont on peut envisager la production en série et selon des caractéristiques de débit très variables, pour le laboratoire et l’industrie. 9
Voir cours de Mr Marchand, ESPCI 2002.
10
Cité par Reymann, « Techniques du vide », Dunod, Paris 1952.
Coupe de la pompe moléculaire Siegbahn ; prototype et modèle commercialisé de la pompe moléculaire Gondet.
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Le modèle à un étage, c’est-à-dire avec un seul corps de pompe, atteint un vide limite de 10-2 mm Hg, alors que celui à deux étages, qui couple deux corps de pompe en série, atteint 10-4 mm Hg. Présentée à toutes les Expositions de Physique et déclinée selon un grand nombre de modèles, cette pompe sera dans les années 1950 à 1970 la seule fabrication atteignant des séries presque industrielles, de l’ordre de 2000e par an.
Les pompes à diffusion Les Éts Ch. Beaudouin abordent la construction de ce type de pompe à vide en 1954. Le fonctionnement en est exposé dans l’ouvrage déjà cité de J. Surugue : « Le principe consiste à réaliser un jet ( ) de vapeur (d’huile ou de mercure) ; les
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molécules de vapeur communiquent aux molécules gazeuses qu’elles rencontrent une impulsion qui les entraîne vers une pompe préparatoire, puis elles viennent rencontrer les parois refroidies de la pompe sur lesquelles elles se condensent pour retourner à la chaudière. (…) Les jets de vapeur éjectés par des tuyères annulaires sont supersoniques. » Pompe à diffusion et son schéma, d’après Surugue.
Ce type de pompe réalise un vide limite de 5 x 10-6 mm Hg après amorçage par une pompe primaire. La construction en est assez simple et moins coûteuse que celle des pompes moléculaires à disque ; l’inconvénient du dégagement de vapeurs d’huile disparaît avec la mise au point de pièges à vapeur d’huile efficaces. Vers 1970 deux modèles sont commercialisés, d’un débit de 60 et 300 l/s, refroidis par air ou par eau.
Les unités de pompage pour vide élevé Afin d’éviter au laboratoire l’assemblage de plusieurs types de pompes, Ch. Beaudouin offre, comme plusieurs de
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ses concurrents, des unités de pompage comprenant une pompe primaire et une pompe à diffusion, les accessoires de connexion, jauges à vide, une enceinte à vide intermédiaire, le tout sous une platine de travail sur laquelle peuvent se fixer divers appareils ou enceintes à vide.
Unité de pompage pour vide élevé, 60 litres/seconde et atteignant un vide de 10-6 mm Hg ; enceinte et ses équipements.
À partir de 1965, Ch. Beaudouin met sur le marché un ensemble pour évaporation sous vide en laboratoire, destiné à réaliser l’ombrage des empreintes prises sur les matériaux à étudier sous microscope électronique, et à effectuer des dépôts métalliques sur des échantillons isolants. Une gamme d’appareils simplifiés pour l’enseignement sera proposée en 1966.
Silencieuse, anti-retour, étanche, anti-corrosion, facilement démontable, légère, La « petite dernière ».
En 1970, le catalogue du département « Vide » des Éts Beaudouin ne comporte pas moins d’un cinquantaine de pages décrivant une large gamme de pompes et d’accessoires pour le vide, dont une petite pompe légère et compacte, à entraînement direct, facilement démontable et construite en alliages résistants à la corrosion, plus particulièrement destinée aux chimistes. Ce fut le dernier appareil étudié par Paul Beaudouin.
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Les développements des utilisations du vide Dans ces années d’après-guerre, la production de l’instrumentation pour le domaine du vide devient progressivement la plus importante activité de Ch. Beaudouin, par l’accroissement de la double demande de l’industrie et de la recherche. Le développement de la recherche nucléaire et des installations du CEA, à Saclay et Cadarache, induit une forte progression des utilisations du vide.
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Comme tous les constructeurs de ce secteur qui sont au nombre d’une dizaine, Ch. Beaudouin va simultanément innover et s’efforcer de rationaliser ses productions pour abaisser ses prix de revient : c’est un secteur concurrentiel entre la CGR, Alcatel, Thomson, Varian, Edwards-Zivy, Leybold et quelques autres. Mais Beaudouin ne se diversifiera pas dans les applications très industrielles du vide, n’ayant pas les moyens de développer les pompes à haut débit qu’elles requièrent de façon croissante. Ainsi, les applications de l’agro-alimentaire en développement dans les années 1960 lui échapperont. Selon Louis Maurice, qui dirigea Beaudouin après sa reprise par Alcatel, « dans les années de la décennie 50 les Éts Beaudouin avaient vendu près de 2 000 pompes par an. Ce succès était dû à deux caractéristiques de ces pompes : - un niveau de bruit en fonctionnement sensiblement inférieur à celui des pompes concurrentes, - une étanchéité à l’arrêt qui, bien qu’imparfaite, était très supérieure à celle des machines concurrentes. En 1971, sous la pression de la concurrence Alcatel, pompes à transmission directe, encore plus silencieuses et parfaitement étanches, les ventes annuelles étaient tombées à 800. »11 La belle progression des ventes de ces années 1950-1960 fera concevoir le projet d’une petite usine en banlieue sud de Paris, à Ris-Orangis, qui aurait permis de rationaliser la fabrication en série de pompes à vide, et donc de spécialiser le vaste atelier du siège, rue Rataud, dans les fabrications de prototypes et petite série. Ce projet d’atelier spécialisé n’aboutira pas, Paul Beaudouin considérant sans doute que la rentabilité en était trop faible dans un contexte assez fortement concurrentiel, et que les moyens familiaux ne lui permettaient pas de prendre ce risque, malgré les ressources procurées par la cession de ACB à Schlumberger. C’est à cette époque d’active construction européenne que les contacts intenses entre industriels français, allemands et italiens vont permettre la définition d’une norme unique, PNEUROP, définissant et rendant compatibles les connexions entre appareils utilisant le vide. Paul Beaudouin, membre puis président de la Société Française des Ingénieurs du Vide, la SFITV, y jouera un rôle volontariste et 11
Lettre du 15 juin 1998.
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prépondérant. Au cours des dernières années d’indépendance de l’entreprise l’activité « Vide » de Ch. Beaudouin est la seule à se maintenir, sa part dans l’activité globale atteignant 74 % en 1970. Objet essentiel des conversations avec Leybold et principal enjeu de la reprise par ALCATEL, cette activité se poursuivra quelques années avec une gamme légèrement élargie qui conservera le nom Beaudouin, mais sous un nouveau logo ; sans doute bénéficiait-il d’une certaine réputation.
Micromanipulateur, originalité et longévité L’originalité scientifique et la longévité technologique caractéristiques du micromanipulateur et de la microforge de Fontbrune leur donnent à l’évidence une place à part dans l’histoire des instruments de la microbiologie, et bien sûr de l’entreprise Ch. Beaudouin. C’est un des seuls appareillages qui survivra durablement après la reprise par Alcatel en 1971. « Un invraisemblable montage… j’ai toujours devant les yeux, depuis 1932, l’image de Pierre de Fontbrune actionnant un assemblage hétéroclite de seringues, de tuyaux de caoutchouc et de microinstruments, le tout réuni par des fils de fer de la façon la plus inattendue. Montage invraisemblable, oui, mais qui d’emblée retenait l’attention : on y distinguait non seulement le germe d’un nouveau type de micromanipulateur, mais les promesses de l’application d’un principe instrumental neuf. » Ainsi s’exprime le Professeur André Thomas12 dans la préface de l’ouvrage de Pierre de Fontbrune, Techniques de Micromanipulation, paru en 1949.13 Dans le cadre des travaux de biologie cellulaire qu’il poursuit dans les années 1930 à l’Institut Pasteur sous la direction du Dr Comandon, Pierre de Fontbrune, ressent le besoin de concevoir un appareillage nouveau pour affiner ses travaux microscopiques dans la cellule, et pour enregistrer par le microcinéma l’évolution des micro-organismes qui, comme il le dit, sont « souvent indociles ». Pour ce faire 12 Médecin, Professeur à la Sorbonne, André Thomas est un personnage assez mal connu du milieu scientifique parisien. On peut citer de lui un très émouvant article paru dans La Pensée vers 1950 : « Le martyre de Fernand Holweck », et une introduction à un ouvrage de cristallographie des années 1960. 13
Masson et Cie, Paris.
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il va créer deux instruments complémentaires : le micromanipulateur pour travailler dans la cellule, utilisant des microoutils de verre forgés à chaud grâce à la microforge. Les premiers prototypes de ces deux appareils ont été fabriqués en 1932 par Raoul Stab, artisan mécanicien à Paris. C’est probablement à cette occasion14 que P. de Fontbrune entre en contact avec G. Trevet, mécanicien installé à Argenton-sur-Creuse, qui intervient sur l’appareil notamment pour la réalisation des capsules manométriques du récepteur, dont la précision de réalisation est garante de la finesse et de la qualité de travail de l’outil sous le microscope. En 1936, l’appareillage correspondant à un besoin croissant dans les laboratoires de biologie, P. de Fontbrune recherche une entreprise de taille suffisante pour développer les deux appareils. G. Trevet lui présente alors les dirigeants de l’entreprise Ch. Beaudouin, qui sont à l’époque Paul Beaudouin et Henri Gondet. La fabrication des appareils par Beaudouin va donc véritablement commencer en 1937, toujours avec un apport technique de G. Trevet sur les capsules manométriques.
Le micromanipulateur L’idée essentielle est de transmettre le mouvement de la main de l’opérateur à l’outil microscopique au moyen d’une commande pneumatique, ce qui évite toute transmission de vibration et permet une réduction variable d’amplitude du mouvement. L’appareil comprend un manipulateur et un récepteur. Le manipulateur est un « manche à balais », un « joystick » diraient certains aujourd’hui, entraînant trois petites pompes, deux selon les axes horizontaux x et y, et la troisième selon l’axe vertical z. Ce dernier mouvement est créé par la rotation du bouton noir supérieur, entraînant un pas de vis relié à une pompe située dans le « manche » luimême. Le déplacement du point d’articulation des deux pompes horizontales sur le « manche » permet de faire varier l’amplitude de la commande pneumatique, qui tend vers zéro lorsque ce point correspond au centre de la rotule située en bas de ce « manche ». 14
Voir documents de l’Institut Pasteur.
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Par trois tubes de caoutchouc souple, le manipulateur est relié au récepteur muni de trois capsules barométriques disposées selon les trois axes et dont la variation de volume donne à un micro-instrument un mouvement microscopique d’amplitude variable. L’appareillage d’ensemble évoluera peu dans sa forme, gardant une esthétique sobre depuis ses origines.
La microforge Cet appareil complémentaire du micromanipulateur permet de forger les micro-outils. Il combine de nombreuses fonctions :
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- observation microscopique de l’outil de verre à travailler ; - éclairage d’un fond lumineux blanc uniforme, devant lequel se trouve cet outil ; - mouvements de cet outil grâce à son porte-outil mobile selon les deux axes X et Y, et en rotation ; - chauffage réglable du filament chauffant en tungstène (2/100e de mm) ; - mouvement selon X et Y de ce filament ; - soufflerie froide, réglable, pour pouvoir « tremper » l’outil après son formage.
Un grand pas dans la cellule vivante… Ces deux appareils se révèlent d’une très grande précision : le mouvement minimal de la pointe de l’outil du micromanipulateur est de l’ordre du micron et la microforge permet de fabriquer des micropipettes en verre d’un diamètre intérieur du même ordre. À la finesse minimale du mouvement, de quelques microns, s’ajoute l’avantage d’une plage de déplacement maximale de l’outil de quelques millimètres : un facteur 1000 dans l’amplitude est encore aujourd’hui rarement atteint dans un même appareil.
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Les inscriptions ci-contre sont inscrites ici sur une patte de mouche domestique.
« La micromanipulation exige des outils microscopiques, de dimension et de formes aussi variées que possible. Ce sont des microaiguilles, des micropipettes, des microscalpels, des microanses, des microcrochets, des microélectrodes, des microcautères, et divers accessoires destinés notamment à maintenir les objets à manipuler : spatules, ventouses ou autres systèmes calants ». La Microforge permet de réaliser tout cela : « La matière, travaillée à chaud, est fondue, étirée, épaissie ou effilée, courbée, percée, sectionnée, soufflée, martelée, trempée même éventuellement dans un courant d’air ».
C’est avec une aiguille de verre de moins de 1 micron, déplacée sous le microscope par le micromanipulateur pneumatique, qu’ont été tracées ces inscriptions et ces figures représentant des cellules sanguines et des microbes.
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Technique de l’ablation et de la greffe nucléaire chez les Amibes (A. sphaeronucleus) Deux amibes sont réunies dans une très petite goutte d’eau ; un petit crochet en verre est appliqué contre l’amibe « receveuse », pour la maintenir, cependant qu’une fine tige de verre (à droite) commence à pénétrer dans l’amibe « donneuse ». En 77-3, sur son trajet, la tige accroche le noyau et le pousse vers l’amibe receveuse ; en 77-4, la paroi de l’amibe cède et le noyau va être placé dans la receveuse. Après le retrait des micro-instruments, on disposera d’une amibe anucléée au profit d’une autre. Dans son ouvrage « Des chimères, des clones et des gènes15 », Nicole Le Douarin évoque à propos de divers travaux d’embryologie et de biologie cellulaire l’utilisation du micromanipulateur et des outils qui lui sont associés.
Microcinéma et micromanipulation Le cinéma microscopique, accéléré ou non, était déjà utilisé vers 1930 pour la Recherche et l’Enseignement supérieur dans les disciplines comme la biologie où l’on cherchait à enregistrer des phénomènes vivants à évolution lente.
Une cellule est maintenue à l’aide d’un microcrochet forgé, présentant un ergot latéral ; un crochet plus fin est entré dans la cellule et va en extraire le noyau.
Dès les premières années de maturité de la micromanipulation, de Fontbrune a couplé microcinéma et micromanipulateur, selon la gravure ci-dessous parue dans son ouvrage de 1949. En fait, cet appareillage avait été construit en 1942 dans les laboratoires de Garches de l’Institut Pasteur, sans doute grâce aux crédits que le CNRS avait pu conserver de façon surprenante durant l’Occupation. On dispose de photos d’époque de cet ensemble, mais on ne trouve plus trace de cette réalisation dans les archives de l’Institut Pasteur. De même, il ne semble pas que l’on ait conservé de films de micromanipulation mentionnés dans l’ouvrage du Dr Thévenard « Le Cinéma Scientifique Français »16. 15 16
Éditions Odile Jacob, Paris 2000.
Dr P. Thévenard et G. Tassel, préface de Jean Painlevé, Éditions de La Jeune Parque, Paris, 1948.
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Illustration de microcinéma mettant en œuvre un micromanipulateur.
Un essai de modernisation : la miniaturisation L’Institut de Pathologie cellulaire de la Faculté des Sciences de Paris, dirigé par le Pr Bessis, a demandé l’étude d’un micromanipulateur aussi miniaturisé que possible mais gardant le principe de la commande pneumatique. L’appareillage présenté en 1965 à l’Exposition de Physique a été commercialisé au cours des années suivantes à quelques
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exemplaires. Il assurait des déplacements minimaux de l’ordre du dixième de micron, et permettait des travaux complexes dans la cellule grâce à plusieurs récepteurs – de deux à sept postes – placés sur une platine de microscope. Ce récepteur pneumatique, de taille très réduite : 50 x 20 x 30 millimètres, pouvait déplacer la pointe de l’instrument qu’il portait dans un volume très restreint : 350 x 450 x 700 microns. On ne connaît pas d’exemplaire préservé de ce micromanipulateur réduit.
Un appareil simplifié : le micromanipulateur mécanique Monchablon En 1949 est présenté à l’Exposition de Physique, sur le stand du CNRS, un micromanipulateur simplifié et très robuste conçu par le Dr Monchablon : « Cet appareil est particulièrement bien adapté aux travaux pratiques des Facultés par suite de sa robustesse, de sa simplicité et de son prix réduit ». Il sera construit par Ch. Beaudouin jusque dans les années 1970. Son principe est simple : un « manche à balais » commande dans les trois dimensions le porte-outil par l’intermédiaire de fils de coton et de poulies de renvois. Le micromanipulateur Monchablon. (Coll. Bickart.) Le porte-outil se trouve à l’opposé de la commande ; détail de la liaison entre la commande et le porte-outil.
Un appareillage de grande longévité Durant plus de 50 ans, de 1935 à 1985, les instruments de micromanipulation seront construits par l’entreprise à plus
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d’un millier d’exemplaires et vendus dans le monde entier, cette période correspondant aux progrès importants de la biologie cellulaire et de la génétique. Ils évolueront assez peu dans leur apparence mais seront régulièrement perfectionnés, notamment par l’adjonction de divers accessoires. Sans être modifié dans son principe mais habillé de neuf après 1970 par Alcatel, le micromanipulateur de Fontbrune sera fabriqué jusque vers 1985, et la microforge quelques années après encore… Ce n’est que depuis les années 1975 que les micromanipulateurs piézo-électriques les ont remplacés, mais les « de Fontbrune » pneumatiques sont encore utilisés pour des mouvements devant coupler une précision de l’ordre de quelques dizaines de microns avec une bonne ampleur dans le champ de travail et une remarquable simplicité de mise en œuvre ; on peut les trouver dans certains laboratoires, à Maisons-Alfort, à Lille, au Canada, etc. Cet appareillage de micromanipulation est mentionné dans l’article « Sauvegarde du Patrimoine instrumental » de la revue pour l’Histoire du CNRS, n° 5, novembre 2001, CNRS Éditions. Il n’y a sans doute pas d’autre exemple d’appareil de recherche d’une telle longévité dans son usage scientifique, grâce sans doute à l’intelligence de son principe conçu par Pierre de Fontbrune et à la qualité durable de sa réalisation. L’appareil a été imité depuis les années 1970, et en 2003, une entreprise des États-Unis en présente encore une copie intégrale et « rétro » dans son catalogue : www.STOELTINGCO.com, appelée « de Fontbrune Type Pneumatic Micromanipulator and Microforge » !
Microforge copiée par la firme Aloe-Scientific aux États-Unis et encore utilisée en 2004 dans une Université canadienne.
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Chapitre 5
… et l’électricité De la Télégraphie Militaire – la « TM » – à la TSF, 1907-1923 Boîtes de réception, contrôleurs d’ondes, amplificateurs, condensateurs, pièces détachées Cette énumération figure sur l’affiche de Ch. Beaudouin à l’Exposition de Physique de 1923. Une quinzaine d’années auparavant a débuté la fabrication de matériel pour la « TM », la Télégraphie Militaire brillament animée par le Capitaine Ferrié1 et l’équipe qu’il a su constituer. Dès 1907 ou 19082, il avait confié plusieurs fabrications à Charles Beaudouin, probablement sur la recommandation d’un ancien ouvrier de chez Bréguet, ainsi que le rapporte Henri Gondet3 dans le texte relatant son entrée chez Ch. Beaudouin à l’automne 1910 : « Ch. Beaudouin, ancien ouvrier de la maison Breguet avant de s’établir à son compte, conservait des relations avec un camarade qui avait été nommé chef du service de contrôle des appareils télégraphiques militaires Bd Latour-Maubourg et qui lui faisait obtenir des commandes pour la fabrication en petites séries de manipulateurs, d’enregistreurs Morse etc.
1 Voir le catalogue de l’exposition « Une Grande École dans la Grande Guerre », École Polytechnique, 2004-2005, texte de Marie-Christine Thooris, Service du Patrimoine de la Bibliothèque ; pp. 65 et 66. 2 Les premières commandes de la TM et de Ferrié sont relevées dans les comptes ces années-là. 3
« Comment je suis entré à Physique et Chimie », Henri Gondet, manuscrit.
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C’est ainsi que se présenta un jour au bureau, où je fus invité à venir, un personnage de marque, à l’allure décidée, énergique, cheveux grisonnants, fortes moustaches et courte barbe, le futur Général Ferrié, alors Commandant, en civil, créateur et organisateur du service et du réseau de télégraphie sans fil militaire et qui venait de faire terminer l’installation d’un poste émetteur à grande puissance dans les locaux creusés sous le Champ de Mars et dont la longue antenne était accrochée par des isolateurs à la lanterne du dernier étage de la Tour Eiffel, les ancrages de la base la constituant se trouvant répartis dans les massifs de verdure du Champ de Mars. » Le Capitaine Ferrié apprécie les réalisations d’instruments scientifiques de Charles Beaudouin et lui commande, dès les années 1907-1908, la réalisation des appareils électriques et électro-magnétiques de la TM qui demandaient une grande précision mécanique et une excellente maîtrise des techniques de bobinage et d’isolation. Cette impulsion sera importante pour la notoriété de l’entreprise. Le télégraphe modèle TM 1907 et le relais télégraphique système Picard en sont des illustrations.
Vue d’ensemble de l’antenne de la Tour Eiffel. L’antenne est constituée par six brins de 370 m de longueur, fixés à 290 m au-dessus du sol. Le brin d’entrée de poste mesure 50 m de longueur.
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Il existe peu de documents sur ces fabrications pour la TM, sans doute pour des raisons de sûreté militaire : dans ces années s’accroît la probabilité d’un conflit avec l’Allemagne et l’on est très vigilant sur l’espionnage industriel. Les télécommunications par la TSF naissante sont un important enjeu militaire, quoique très contesté dans les années 1910 par une partie de l’État-Major ; on parle de la « bande à Ferrié » et un député à la Chambre, avocat de son métier, conteste l’intérêt de la TSF « car personne dans l’armée ne saurait s’en servir » ! L’entrée d’Henri Gondet en 1910 dans l’entreprise jouera certainement un rôle positif dans les rapports avec les services des transmission, du fait de sa compétence reconnue : il fait partie de l’équipe de réservistes de Ferrié au laboratoire de la Tour Eiffel en qualité de « sapeur télégraphiste », et c’est à ce titre qu’il met au point l’application et l’installation des premiers postes de TSF dans les aéroplanes vers 1911. Laissons lui encore la parole pour relater une réalisation très particulière, qui prend place au cours de cette année 1910 : « Le Commandant Ferrié était venu demander au patron s’il pouvait étudier et construire un manipulateur à jet de mercure susceptible d’établir et de couper un courant dont l’intensité pouvait atteindre 300 ampères sous 250 volts environ et ceci à la cadence d’une transmission en signaux Morse, c’est-à-dire très rapidement. Il n’existait rien de semblable sur le marché français. Il s’agissait donc d’envoyer à l’aide d’un piston un jet de mercure sur un disque tournant en cuivre établissant ainsi un contact entre la terre et le disque, l’arc formé à la rupture du courant devant être coupé instantanément à la fin de chaque signal, trait ou point. La réponse du patron fut affirmative et on se mit sans trop de retard à combiner quelques montages d’ordre mécanique à l’étude desquels Ch. Beaudouin prit une part prépondérante. (…) c’est en feuilletant le cours d’électricité de Langevin que je tombais sur les montages de l’électro-dynamomètre. Convenablement transposé il devait fournir la solution du problème posé. Le patron accepta que l’on fît un montage d’essai, ce qui fut réalisé et donna toute satisfaction. Le Commandant Ferrié, prévenu, vint voir l’instrument à l’atelier et devant son fonctionnement correct donna le feu vert pour établir les plans définitifs. Le lendemain de cette visite le patron vint me dire que le Commandant Ferrié apprenant par lui que j’avais deux ans de service militaire à faire pourrait très probablement me faire affecter comme sapeur radiotélégraphiste au poste de la Tour Eiffel une fois ma
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première année de classe terminée et quelle que soit mon affectation initiale à condition que je ne suive pas le peloton. C’était alléchant. Du fait de cette intervention d’ordre militaire mes actions remontèrent auprès de Ch. Beaudouin et mon traitement mensuel passa de 125 F du début à 375 F au bout d’un an. C’était imprévu et même imprévisible. » Ch. Beaudouin n’est pas le seul à réaliser les appareils de la TM. Généralement, les plans des appareils sont établis par le service de l’Armée sous la direction de Ferrié et en collaboration avec les chercheurs de l’époque, Abraham à l’ENS, Boucherot à l’ESPCI et bien d’autres. Après essais, la réalisation de ces plans d’appareils est confiée à plusieurs entreprises compétentes et de confiance.4 Ces rapports entre l’Armée et les constructeurs seront durablement installés par le contexte de la guerre et se poursuivront bien après sa fin. Parmi les principaux on peut citer : AOIP, Ducretet, Ancel, Carpentier, Rochefort5, Maguna, puis la CGR, Compagnie Générale de Radiotélégraphie, la SFR, Société Française de Radioélectricité, la Cie des Compteurs, Radio LL fondée par Lucien Lévy : autodidactes et anciens élèves des grandes écoles s’y côtoient, X, Centrale, EPCI.
Les appareils de TM et TSF réalisés par Ch. Beaudouin Le télégraphe « Modèle de la Télégraphie Militaire 1907 » est un des appareils classiques recherché par les collectionneurs d’aujourd’hui, et c’est, avec le relais amplificateur, sans doute le plus ancien appareil de ce domaine réalisé par Ch. Beaudouin, avant l’entrée de Henri Gondet dans l’entreprise en 1910.
Télégraphe modèle ECTM 1907, et relais télégraphique dit « translateur ».
Le « translateur » télégraphique est un des compléments du télégraphe. Installé à distance régulière sur les lignes télégraphiques, il permet la répétition et la réémission amplifiée du signal reçu en morse et affaibli par la distance. La bobine (jaune) reçoit le courant affaibli et entraîne une palette située dans un champ magnétique ; elle ferme un contact et renvoie ainsi un nouveau signal identique mais plus fort, car alimenté par une batterie locale, dans la suite de la ligne téléphonique. 4 De nombreux constructeurs sont mentionnés dans l’ouvrage précis et abondamment illustré de J.-C. Montagné : Histoire des moyens de Télécommunication, autoédition 1995, 35 rue Salvador Allende 92220 Bagneux. 5 Voir le catalogue de l’Exposition « Parcours de Centraliens », CNAM, Paris, 2004-2005, pp. 72 et 73.
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Un catalogue très complet, mais sans descendance… En 1922, Ch. Beaudouin édite un catalogue présentant une longue liste de matériels de TSF, qu’il est intéressant d’illustrer par les plus belles réalisations existantes encore aujourd’hui. Les dates de création de ces appareils sont en général mal connues du fait de leur origine militaire, elles se situent en général vers 1914. En revanche, en 1922, la clientèle des « Amateurs » de TSF commence à apparaître6.
Ce catalogue mentionne, tout d’abord, la « boîte d’accord » modèle A, qui fut le poste à galène du front et dont le coffret en bois devait pouvoir supporter chocs et intempéries.
6 Le très beau numéro spécial de l’Illustration de 1923 sur la TSF montre l’apparition de cette clientèle d’amateurs.
Plaque de constructeur et commandes du récepteur type A.
Le schéma et la feuille d’étalonnage figurent dans le robuste couvercle. Les instructions figuraient parfois en anglais sur certains exemplaires, dont celui de la collection de l’École Supérieure d’Électricité.
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Le catalogue de 1922 en explicite le montage.
Amplificateur « 4 lampes ».
Et l’on peut, en regard des rubriques du catalogue de l’époque, mettre des images des beaux appareils conservés encore aujourd’hui dans plusieurs collections. Les appareils de télégraphie par le sol, la TPS, seront construits par plusieurs constructeurs dont Charles Beaudouin. Conçu par Boucherot, ancien élève de l’ESPCI et qui appartient aussi à l’équipe du Capitaine Ferrié à la Tour Eiffel, cet appareil est un « vibreur » émettant, grâce à des piquets métalliques fichés dans le sol, des lignes de champ électriques permettant de transmettre des messages en signaux morse sur des distances de plusieurs kilomètres. La réception s’effectue très simplement par deux piquets dans le sol reliés au même appareil. Le contrôleur d’ondes et la boîte d’accord Ferrié ont été conçus par l’équipe de la Tour Eiffel.
Manipulateur de la TPS (Coll. particulière).
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La boîte d’accord Ferrié La boîte d’accord Ferrié est un élément d’une « chaîne » de réception comprenant le détecteur, l’amplificateur basse fréquence, le télégraphe, le casque ; la « boîte » d’accord a pour fonction d’accorder le circuit sur la longueur d’ondes à recevoir.
Boîte d’accord Ferrié, dénommée « Récepteur à accouplement variable », et son double détecteur associé, comprenant une lampe type Audion et un cristal de galène ; on peut utiliser l’un ou l’autre des deux moyens de détection, la galène est plus sensible mais moins stable.
Le récepteur à quatre lampes Conçu et réalisé vers 1918, cet appareil représente l’aboutissement des réalisations de la Télégraphie Militaire. Progressivement utilisé par les amateurs au cours du développement civil de la TSF, ces appareils leur permettront de défricher le domaine des ondes courtes dans les années 1920.
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Amplificateur récepteur à 4 lampes de la TM, modèle 1918.
Parmi les nombreux accessoires on peut encore trouver quelques belles réalisation, comme ce condensateur variable de la collection de l’Observatoire de Besançon.
Le haut-parleur électrodynamique Une belle descendance mais qui ne profitera pas à Ch. Beaudouin Le haut-parleur électrodynamique est une création de Henri Gondet. Le prototype de cet appareil, réalisé sans doute en 1922, existe encore aujourd’hui ; il sera suivi d’une fabrication, sans doute en très petite série, qui est mentionnée dans le catalogue de 1922 sous l’appellation « mégaphone haut-parleur ». Un article complet sur l’ensemble du poste récepteur et un encart publicitaire de la maison Ch. Beaudouin paraissent dans la revue Science et Vie n° 63 en juin-juillet 1922, nommant l’appareil « Mégaphone - renforçateur de son ». Un encart publicitaire très discret…
Appliquant un principe d’amplification mis au point par Dufour et Huguenard en 1915 pour « écouter » et localiser les
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batteries allemandes, cet appareil réalisé à quelques exemplaires serait un des ancêtres des haut-parleurs construits industriellement par la suite. On a vu que les moyens de production limités de Charles et Nancy Beaudouin ne permettaient pas le lancement industriel d’un tel appareil pour une clientèle d’amateurs qui, à l’époque, restait d’ailleurs très limitée, alors que d’importantes maisons comme Gaumont abordaient ce marché. Ni Charles Beaudouin ni Henri Gondet ne jugeront possible de breveter ce procédé, déjà utilisé
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Notice de 1922 ; détail et vue d’ensemble du prototype du haut-parleur électrodynamique, après restauration. Pour la clarté de la présentation, la bobine mobile reliée au pavillon n’est pas introduite dans le logement cylindrique où elle est soumise au champ magnétique, créé dans l’induit par le bobinage fixe. Extrait de l’article paru dans Science et Vie, n° 63 de juin-juillet 1922, présentant l’ensemble du poste récepteur de TSF et décrivant ce Haut-parleur électrodynamique, qui serait une première mondiale... (aimablement communiqué par Mr Donavy.)
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pour les microphones du repérage au son en 1915. Il sera toutefois breveté aux États-Unis en 1925 par Rice et Kellog7… Les appareils présentés à l’Espace des Sciences de Paris en 2004 et 2005 dans le cadre de l’exposition « Les Instruments à l’ESPCI au temps des Curie » : un bel échantillon de la production de Ch. Beaudouin.
La documentation et les commentaires sur la « TM » et la « TSF » ont été réalisés avec l’amicale collaboration de Bernard Pigelet.
Il est aussi fait mention dans le catalogue de 1930 d’un « diffractographe électronique », appareil inconnu.
La descendance d’Abraham Durant une quarantaine d’années, l’entreprise Ch. Beaudouin a réalisé des oscillographes enregistreurs et des appareils dérivés, dont l’évolution peut être représentée par une sorte de filiation : en 1922 apparaît le magnéto-oscillographe Abraham et l’oscillographe de A. Dufour, son élève à l’École Normale Supérieure, puis l’oscillographe Dubois dans les années 1928-1930, d’abord utilisé seul, puis trois appareils montés dans une chambre noire pour l’enregistrement simultané de plusieurs phénomènes. Dans les mêmes années, les travaux de André Langevin, Henri Gondet et Paul Beaudouin sur les applications de la piézo-électricité permettent la mise au point de capteurs de pression et d’accélération. Couplés à l’oscillographe Dubois puis à son dérivé Trevet, ils permettent la mise au point dès 1939 du prototype de l’enregistreur de vol « Hussenot-Beaudouin », la première « boîte noire » aéronautique. Cette longue généalogie d’instruments électro-magnétiques sera achevée avec l’oscillographe « miniature » ACB des années 1950-1960.
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Voir Montagné, « Histoire des moyens de télécommunication », p. 406.
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Une brève histoire de l’enregistrement oscillographique À la fin du XIXe siècle, les physiciens sont confrontés à la nécessité non seulement d’observer, mais aussi de mesurer et d’enregistrer sur divers supports les variations et oscillations rapides des courants électriques, soit qu’elles constituent l’objet direct de leur recherche, soit qu’elles représentent les variations d’autres phénomènes physiques1. Plusieurs constructeurs seront les précieux collaborateurs des chercheurs pour réaliser efficacement les instruments nécessaires. « Depuis longtemps, on s’est préoccupé de trouver des méthodes pour inscrire et analyser les variations très rapides des courants électriques ». Ainsi débute la communication de André Blondel2 au Congrès de physique tenu à Paris en 1900, sous le titre : « L’inscription directe des courants variables ». Il retient dans cet article trois types d’appareils mettant en œuvre des principes distincts, et il est remarquable que l’on s’engage très tôt, dès la fin du XIXe siècle, dans une sorte de course à la haute fréquence pour tendre vers une compréhension toujours plus fine des phénomènes électriques les plus brefs.
1 Le galvanomètre de Desprez et d’Arsonval sera, vers 1880, un des premiers « oscilloscopes ». La technique opératoire reste l’observation visuelle d’un faible point lumineux réfléchi par un miroir, et qui se déplace sur une règle graduée. De nombreux constructeurs ont produit de bons galvanomètres, on trouve encore aujourd’hui de beaux exemplaires de ceux produits par Chauvin et Arnoux ou Ducretet. 2 André Blondel est polytechnicien (1883), créateur de plusieurs oscillographes de grande précision, auteur – entre autres publications – d’une importante communication au Congrès mondial des Électriciens tenu à Paris en 1900 dont sont extraites ces illustrations.
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L’oscillographe Blondel à fil et miroir, réalisé en 1893, « forme nouvelle de galvanomètre », permet d’enregistrer sur plaque ou film photographique le déplacement d’un spot lumineux représentant la variation d’un courant. Le modèle de 1897 réalisé par le constructeur Pellin permet l’enregistrement simultané et la comparaison de deux oscillations électriques distinctes, jusqu’à des fréquences de l’ordre de 5000 par seconde. Le « rhéographe » conçu par Henri Abraham, réalisé par Carpentier en 1897, permet d’atteindre des fréquences beaucoup plus élevées, de l’ordre de dix mille oscillations par seconde. Ce doublement est rendu possible par l’action sur le galvanomètre non du courant électrique à mesurer, mais du flux magnétique qu’il génère ; le déplacement est ainsi proportionnel à la dérivée du courant ainsi que le montre élégamment Henri Abraham : « Les ressources des lois de l’électricité sont assez souples pour qu’il soit aisé de prendre des dérivées par des procédés purement électriques : un courant est, en effet, la dérivée d’une charge électrique ; et la variation d’un flux magnétique crée une force électromagnétique proportionnelle à la dérivée du flux3 ». Le rhéographe aura de nombreuses applications scientifiques et industrielles. L’oscillographe de Hess-Braun repose sur un tout autre principe. Fonctionnant dans le vide, cet appareil remplace le rayon optique des appareils précédents par un faisceau d’électrons émis par une cathode, et le miroir déviant le rayon lumineux est remplacé par une bobine traversée par un courant électrique. Le champ magnétique variable, créé par la bobine, dévie le faisceau d’électrons en fonction des variations du courant à analyser ; l’impact de ce flux d’électrons sur un écran fluorescent ou un support photographique trace ainsi une courbe représentant les oscillations du courant à analyser. Réalisé en 1895, ce premier oscillographe cathodique, sans inertie et donc bien amorti, permettra d’atteindre des fréquences très élevées et aura une longue descendance. Au début du XXe siècle le développement de la télégraphie et de la TSF, notamment dans le cadre de la Télégraphie Militaire, la « TM », nécessitera des moyens croissants d’analyse des oscillations électriques dans les circuits des appareils d’émission et de réception. Ces appareils 3
Cité par Charles Fabry dans les Cahiers de Physique, N° 29-30, juin 1947.
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seront conçus et développés par le Capitaine Ferrié et la brillante équipe qu’il sait mobiliser dans le laboratoire de la Tour Eiffel : les professeurs H. Abraham et Ch. Féry à l’ENS et l’ESPCI, leurs élèves A. Dufour, F. Holweck, Boucherot, H. Gondet, L. Lévy, et bien d’autres « sapeurs télégraphistes », successeurs d’un autre sapeur bien connu.
L’oscillographe Dufour Parmi ces instruments d’analyse, l’oscillographe de A. Dufour tient une place à part ; il est sans doute un des meilleurs moyens d’investigations disponibles dès 19131914, mais le secret militaire qui entoure ces recherches fait que nous ne disposons pratiquement d’aucun document antérieur à 1918 concernant cet appareil. Sa première description précise4 est probablement celle communiquée au journal de Physique en décembre 1919, suivie de l’article paru en novembre 1922 dans le mensuel spécialisé « L’Onde 4 A. Dufour rappelle dans son article de l’ « Onde électrique » de 1921 que le principe de la méthode a été publié dès 1914 dans « C.R., t. 158, p. 1339 », sans doute les comptes-rendus de l’Académie des sciences, et que l’Établissement Central de la Radiotélégraphie Militaire a publié une notice en 1918.
Schéma d’architecture de l’appareil (CNAM). Coupe du premier modèle 1922 ; coupe du Type III de 1934 : l’allongement du faisceau améliore la définition, et on remarque le mécanisme d’entraînement du tambour dans le vide, identique à celui de la pompe Holweck figurant à gauche dans ce 3e schéma.
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Électrique », fondé cette même année par Abraham, Blondel, Ferrié et quelques autres spécialistes. Appliquant le même principe que l’oscillographe de Braun, A. Dufour réalise en 19135, sans doute à l’ENS, un prototype qui perfectionne la construction et améliore les performances de cet instrument. On connaît un enregistrement daté « mai 1914 » représentant des oscillations de l’ordre de 750 000 par seconde6, alors qu’un autre daté « 29 juillet 1917 » représente les oscillations observées dans les antennes d’émission de la Tour Eiffel par les services de la « TM ». Le second prototype est encore réalisé de façon artisanale dans les laboratoires de l’ENS vers 1920, mais avec une subvention accordée par le Service des innovations. C’est après 1920 que l’appareil permet d’enregistrer des fréquences de l’ordre du milliard par seconde (10-9 Hz). Henri Gondet réalise chez Ch. Beaudouin à partir de 1922 les premières petites séries de cet appareil qui sera amélioré pendant une vingtaine d’années, le « type III » apparaissant vers 1935.
Enregistrements de mai 1914 et du 19 juillet 1917 à la Tour Eiffel, réalisés avec l’oscillographe Dufour.
On a vu que la supériorité de cet appareil sur tous les autres oscillographes utilisables à l’époque réside dans l’immédiateté du déplacement du faisceau d’électrons, affranchi de l’inertie inhérente à tout mécanisme, et à la relative facilité de commande du courant parcourant les bobines déviant le faisceau. Le vide « cathodique » est obtenu dans les premiers prototypes par une
5 Un document rédigé en 1966 conservé au CNAM attribue la construction du prototype à Ch. Beaudouin. 6
Communication au Journal de Physique 1919.
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pompe moléculaire « à rotation ou à vapeur de mercure », selon l’expression de A. Dufour ; il s’agit sans doute d’un vide à 10-2 ou 10-3 mmHg7. Après 1922 les performances et la rapidité de mise en œuvre seront largement améliorées grâce au vide plus poussé procuré par la pompe moléculaire Holweck, 10-4 mmHg. Les deux appareils construits par Ch. Beaudouin, pompe moléculaire et oscillographe Dufour forment un ensemble cohérent. Les images annotées des enregistrements de 1914 et 1917 présentées ci-contre permettent d’expliciter le fonctionnement de l’appareil. Le faisceau d’électrons émis par la cathode est dévié par plusieurs bobines au niveau du « diaphragme » du schéma : l’une est traversée par le courant dont on veut enregistrer les oscillations dans un axe Z ; les autres assurent un déplacement de l’impact dans les deux sens qui sont entre eux orthogonaux, X et Y : le balayage Y couplé à l’oscillation de Z permet de représenter la courbe recherchée, alors que le « balayage X » évite que les enregistrements ne se superposent, grâce au décalage régulier de toute la courbe formée par Z et X. La reproduction du premier enregistrement de mai 1914 met en évidence les deux axes de déplacement du faisceau électronique selon Z et X, et le « balayage » Y. On observe aussi des « éclatements » E sur ces courbes : ce sont des séquences d’oscillations amorties, produites par les étincelles de l’émetteur de la Tour Eiffel. Pour enregistrer les fréquences basses et moyennes, on envoie le faisceau d’électrons oscillant sur un tambour muni d’un film, tournant dans le vide régnant dans l’appareil. Mettre ce tambour en rotation régulière dans le vide suppose un mécanisme d’entraînement étanche. Le schéma ci-dessus montre la solution retenue : il est entraîné, comme celui de la pompe Holweck, par un moteur dont l’induit, situé dans la cavité sous vide, est mis en rotation par un champ magnétique tournant ayant traversé une fine paroi étanche d’aluminium8, champ provenant de bobines inductrices situées à l’air libre. 7 On mesure le vide, jusqu’en 1970 environ, en fractions de mm de mercure. Voir supra le tableau de correspondance dans le paragraphe Pompe moléculaire Holweck, « Le Vide… ». 8 Le prototype était équipé d’une petite cloche en verre mince, traversée par le champ magnétique, et donc située entre l’induit dans le vide et l’inducteur dans l’atmosphère. On peut se demander si ce montage adopté par Dufour en 1913-1914 n’est pas à l’origine de celui que Holweck adoptera pour sa pompe moléculaire.
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En revanche, dans le domaine des très hautes fréquences que peut atteindre cet appareil, il est impossible, pour obtenir la courbe du courant à étudier, de déplacer suffisamment rapidement le support d’enregistrement photographique. Par des moyens électriques, on va décaler de quelques centimètres le faisceau d’électrons à chacun de ses passages sur la plaque photographique d’enregistrement9, au moyen du champ créé par une seconde bobine, celle qui réalise le balayage « X » de la surface d’enregistrement ainsi qu’on l’a exposé ci-dessus. Ainsi, les oscillations enregistrées ne se superposent pas. Le déclenchement synchronisé des courants nécessaires aux deux balayages X et Y est assuré par un rupteur mécanique assez complexe qui permet des ruptures parfaites – pour l’époque. Le « type III » verra un notable allongement de la cloche en bronze de l’appareil permettant un trajet plus long du faisceau et donc une meilleure précision d’enregistrement ; un nouveau rupteur est breveté en 1936. En 1925 les conclusions de la notice de l’appareil étaient les suivantes : « En résumé, l’oscillographe cathodique permet d’utiliser la méthode d’enregistrement pour l’étude de tout phénomène pouvant se traduire par un champ électrique ou un champ magnétique, constant ou variable, périodique ou non, dans le domaine des fréquences allant de 0 à 10-9 par seconde, le tracé étant obtenu sous Pompe Holweck et enregistreur oscillographique Dufour ; exemplaire du CNAM (incomplet).
9 Qui, dans cette configuration, remplace le tambour d’enregistrement. Format probable de la plaque : 13 x 18 cm.
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forme de courbe analytique. (…) Il est donc à présumer qu’il pourra rendre des services, soit dans la pure recherche scientifique, soit dans l’étude de différents problèmes touchant à l’industrie ». Le seul exemplaire connu de cet instrument de mesure est celui du CNAM. Il s’agit d’un des premiers types de 1922, qui est malheureusement incomplet : il est dépourvu de la partie supérieure comprenant la cathode d’émission et les bobines de champ.
Le magnéto-oscillographe Abraham Comme l’oscillographe Dufour, cet appareil est destiné à l’enregistrement d’oscillations électriques. Étudié en 1916, il était destiné à l’enregistrement chronographique pour le Service de l’Heure de l’Observatoire de Paris, « en vue de permettre le relevé rapide des temps par lecture directe (…) avec une précision dépassant le demi-centième de seconde ».
Il se compose de deux parties principales : - le magnéto-oscillographe à plume, très bien amorti, très sensible : 1 millimètre pour 1 milliampère ; retour à zéro en deux millièmes de secondes ; - l’appareil de fixation rapide des tracés chronographiques, gravés par la plume sur une bande de papier enduite de noir de fumée, produit par un petit boîtier auxiliaire. Le principe de fonctionnement de la partie magnétooscillographe n’est pas clairement explicité, mais semble identique à celui du relais télégraphique réalisé par Ch. Beaudouin (voir les instruments de la TSF-TM).
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Initialement construit par les ateliers Carpentier puis par Ch. Beaudouin, cet appareil était encore produit vers 1933 ; le seul exemplaire connu se trouve au Musée de l’Université de Coïmbra au Portugal, provenant du Service de l’Heure de la Marine portugaise. Magnéto-oscillographe Abraham conservé à l’Université de Coïmbra.
L’oscillographe électro-magnétique Dubois Cet appareil simple et robuste adopte un principe identique à celui de Blondel : une palette, à laquelle est relié un petit miroir, oscille dans un champ magnétique variable sous l’effet d’une bobine traversée par le courant oscillant à analyser. Mais l’apport de Dubois10 réside dans la conception d’un appareil dont « l’objet fondamental est de permettre l’enregistrement fidèle des courants amplifiés par une ou 10 On connaît mal Dubois, l’auteur de cet appareil, qui est un élève de l’ESPCI ; il s’agit sans doute de celui qui travaille avec Paul Langevin en 1920 au Centre d’Études de Toulon pour la Marine, sur la détection sous-marine et les télécommunications. Sa présence est mentionnée par Sébastien Soubiran dans « Le Sabre et l’Eprouvette » Éditions Noesis, mars 2003, p. 156.
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plusieurs lampes, les variations de ces courants pouvant être très inférieures au milliampère et ayant lieu à des fréquences pouvant atteindre 3000 périodes par seconde ». On reconnaît dans cet extrait de la notice de 1933 le style de Henri Gondet qui réalise un appareil très robuste, facilement transportable, immédiatement prêt à fonctionner, et dans toutes les positions. Ces qualités permettront de l’installer dans les premiers enregistreurs des essais en vol de 1935 à 1939 ; elles seront conservées dans son descendant, le très petit oscillographe de 1950. Les deux modèles d’oscillographes Dubois, dans le catalogue de 1930 et photographiés en 2004. (Coll. particulières.)
Schéma en coupe de l’oscillographe Dubois ; A : aimant permanent ; B : bobine ; P : palette oscillante ; R : ressort de liaison avec le miroir M orientable autour de l’axe O.
Grâce à la palette P de grande surface – 2 cm2 environ – oscillant dans un champ magnétique de même dimension, les champs engendrés par le courant variable dans la bobine B sont intenses, et le couple moteur est beaucoup plus puissant que celui des oscillographes classiques. L’amortissement est très bon grâce à l’immersion de la palette dans un bain d’huile ou dans « quelques brins de coton hydrophile… garni de quelques gouttes d’huile minérale très visqueuse ».
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« Le miroir est concave (rayon de 1,5 à 2 m) et comme ses dimensions ne sont pas très petites (longueur : 10 à 13 mm, largeur : 3 à 6 mm), il donne une image ponctuelle très lumineuse… l’amplitude de la palette est multipliée par 4000 environ : son déplacement de un micron donne 4 mm sur l’échelle. » Quelques unes de ses caractéristiques méritent d’être mentionnées : - focale du miroir : de 0,5 à 2 m, le plus souvent 1 m ; - fréquence propre de l’appareil : de 600 à 2800 par secondes selon la raideur du ressort de la palette ; - sensibilité : à 1 m, déplacement de 30 mm pour 1 milliampère pour une fréquence propre de 700 ; - enroulement : 10 000 spires de fil émaillé de 6/100e de mm. Ce dernier point souligne la qualité du travail de l’atelier de bobinage de Ch. Beaudouin qui subsistera jusque dans les années 1960, alors transmis à la filiale ACB.
Quelques illustrations du réglage de l’amortissement d’un oscillographe Dubois, d’après sa notice.
Bon amortissement, grande sensibilité, robustesse, commodité d’emploi et de transport, cet appareil serait un peu la 2CV de l’oscillographie vers 1935... Comme pour tous les appareils construits par Ch. Beaudouin, les utilisations mentionnées dans la notice se trouvent aussi bien « dans le laboratoire que dans l’industrie ». Concernant la recherche scientifique, plusieurs applications sont révélatrices des préoccupations de l’époque : « C’est dans ce domaine ( la recherche scientifique) que la grande sensibilité de l’appareil prend le plus d’importance. Il donne des courbes susceptibles d’examen minutieux et de mesure précise pour des courants pour lesquels les oscillographes modernes les plus sensibles n’accusent aucune déviation perceptible. (…)
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L’emploi de l’amplificateur à lampe dans les recherches est ainsi rendu plus efficace puisqu’il est maintenant possible de ne plus se contenter de mesures statiques, c’est-à-dire des variations des courants moyens de plaque ou de grille, mais bien d’observer la courbe du courant plaque dans ses variations instantanées. Voici quelques applications qui furent faites de cet appareil dans cet ordre d’idées : - enregistrement des bruits aériens : repérage par le son des coups de canon11, études des microphones, des amplificateurs ; - enregistrement des bruits sous-marins : étude des lois de propagation du son dans l’eau, de la nature et de l’origine des bruits sous-marins, sondage par le son ; - enregistrement des signaux de télégraphie sans fil ; - mesure des intervalles de temps, entre l’origine et la fin d’un phénomène ; application à la mesure des profondeurs par la méthode de l’écho…» Enfin le marché universitaire et ses problèmes budgétaires ne sont pas oubliés : « Dans les laboratoires de l’enseignement la sensibilité n’est pas la principale qualité, mais c’est le prix peu élevé de l’appareil, car bien peu de Facultés ou de Laboratoires ouverts aux Étudiants peuvent acheter des appareils coûteux, quel que soit leur intérêt scientifique. Toute l’installation optique peut être construite par les élèves et l’oscillographe par lui-même n’entraîne par une grosse dépense. » C’est sans doute un des premiers appareils pour lequel on observe, exprimée dans la notice, une énumération des applications venant en appui d’un argumentaire un peu commercial. Préoccupation nouvelle des années 1930, mais aussi reflet de la crise économique latente qui atteint la France vers 1933-34 après avoir frappé les États-Unis en 192912. Présentés dans un coffret de transport en noyer ciré de type « souricière », ces appareils ont été produits à quelques milliers d’exemplaires. On en connaît aujourd’hui plusieurs, selon les deux versions voisines. 11 Paul Beaudouin sera officier de réserve dans l’Artillerie, au Service du repérage au son. 12 Dans la première partie, l’analyse des résultats de la décade 1930-1940 montre l’érosion des résultats de l’entreprise.
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Enregistreur oscillographique à 3 équipages, modèle de l’Union d’Électricité Cet appareil a été créé dans un but très pratique : étudier le déséquilibre électrique d’un réseau triphasé, pendant les quelques secondes qui suivent un dérangement important sur ce réseau. Couplant trois oscillographes Dubois fixés sur un même support, complétés par un tambour d’enregistrement situé dans une chambre photographique, cet enregistreur devient un appareil complet d’enregistrement : on y entre plusieurs paramètres à mesurer, sous forme électrique, et on obtient un enregistrement photographique simultané des courbes à analyser.
Après la description détaillée de l’appareil, la notice est un véritable cours de physique de sept pages qui expose une représentation vectorielle des « généralités sur la théorie du déséquilibre électrique ».
Une évolution majeure : le couplage des manographes et accélérographes piézo-electriques à l’oscillographe enregistreur Une des caractéristiques de l’entreprise Ch. Beaudouin était d’aborder simultanément de nombreux domaines de l’instrumentation en physique, grâce aux contacts permanents de ses dirigeants avec les milieux scientifiques, et particulièrement l’EMPCI. C’est ainsi que, dès 1932, Henri Gondet et Paul Beaudouin ont recherché de nouvelles applications de la piézo-électricité, déjà mise en œuvre dans la balance à
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quartz piézo-électrique, un des trois appareils de la mesure de la radio-activité construits par l’entreprise. Déjà en 1927 Paul Langevin et M. Hocquart avaient effectué les premières études des variations de pression dans les conduites hydrauliques en utilisant les propriétés piézo-électriques des lames de quartz. C’est de 1932 à 1935 que de nombreuses applications seront réalisées par André Langevin, Henri Gondet et Paul Beaudouin, tous trois ingénieurs de l’ESPCI. L’entreprise Ch. Beaudouin maîtrisait déjà la construction d’oscillographes de grande précision permettant l’enregistrement simultané sur film photographique de plusieurs paramètres, comme exposé ci-dessus, ainsi que l’amplification des faibles courants dégagés par les lames de quartz des capteurs soumis aux variations de pression. Les principales applications seront la mesure des pressions (manographes) – et des (accélérations) accélérographes –, ces dernières permettant l’analyse des vibrations. La partie gauche de l’appareil comprend le magasin du film photographique, on voit le moteur d’entraînement sous ce magasin. Le capot ouvrant à droite cache un ou plusieurs oscillographes Dubois, et le compte-temps permettant d’enregistrer sur le film les unités de temps.
Le principe de l’ensemble de l’appareillage repose sur quatre fonctions : «- 1e le dispositif détecteur à quartz piézoélectrique dégageant des quantités d’électricité très faibles – de l’ordre de 10-10 coulomb – mais proportionnelles aux (pressions ou aux) accélérations auxquelles il est soumis ; - 2e une lampe électromètre dont le but est de fournir, sans perte appréciable, une différence de potentiel proportionnelle aux charges électriques dégagées ;
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- 3e un amplificateur transformant la très faible différence de potentiel de la lampe électromètre en un courant dont l’intensité sera suffisante pour provoquer la déviation convenable d’un oscillographe électromagnétique ; - 4e l’enregistreur oscillographique qui fournira finalement une courbe dont les ordonnées seront proportionnelles aux (pressions ou aux) accélérations initiales à mesurer. »13 Les Éts Ch. Beaudouin construisent vers 1935 plusieurs modèles d’enregistreurs oscillographiques, dont les dimensions dépendent des rayons de courbure des miroirs des oscillographes, et de leur nombre. Le modèle représenté cidessus peut recevoir trois oscillographes – pour trois paramètres – de 0,5 mètre de focale, la bande photographique est large de 90 mm, et la vitesse de déroulement peut varier de quelques millimètres à 250 millimètres par secondes. Un modèle moins transportable peut recevoir 8 oscillographes dont le miroir présente une focale de 1 mètre, la largeur de la bande photographique est double (17 cm) et la vitesse de déroulement atteint 1 mètre par seconde : les performances sont évidemment notablement augmentées14.
13 Extrait du document de H. Gondet et P. Beaudouin : « Vibrographe-accélérographe piézoélectrique », Revue Générale d’Électricité, Paris, 20 avril 1935. 14 Éléments extraits du fascicule « Accélérographe à quartz piézoélectrique », H. Gondet, Besançon, Annales de Chronométrie, 1er trimestre 1937.
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On a vu que les applications seront de deux ordres : les manographes pour l’étude des pressions, et les accélérographes.
Les manographes Pour mesurer les basses pressions, la très grande sensibilité de cette méthode permet, dès 1933, la réalisation du piézographe Gomez-Langevin pour l’enregistrement des variations de la pression sanguine, mesurées à travers la paroi du vaisseau sanguin et de la peau. Le domaine des hautes pressions offre plusieurs applications principales dans ces mêmes années 1933-1936, dont le détecteur piézoélectrique pour l’enregistrement des variations de pression dans les conduites hydrauliques, établi par Mr Boullé et A. Langevin. Les fines lames de quartz du piézographe sont remplacées par deux disques beaucoup plus épais. Cet appareil a permis l’étude des surpressions et des « coups de bélier » au moment de la fermeture des vannes dans les centrales hydro-électriques, afin d’éviter les ruptures grâce à une meilleure configuration géométrique et mécanique des conduites forcées. De plus hautes pressions sont observées et analysées sur les essieux de wagons et locomotives sur les rails, pouvant atteindre 15 tonnes par essieu. Aussi bien les réseaux de chemins de fer du PLM, du PO-Midi15, de l’État, que les constructeurs d’autorails comme Bugatti sont intéressés par ce procédé d’analyse et d’enregistrement. D’autres manographes piézoélectriques ont été utilisés pour l’étude des pressions explosives dans les armes à feu, pour la mesure des pressions dans les cylindres de moteurs à explosion chez Citroën et Clerget, des pressions des pneumatiques sur le sol, des pressions exercées par le vent, etc.
Les accélérographes « La mesure des accélérations et des vibrations prend une importance sans cesse accrue, en raison de l’augmentation continue des vitesses et des puissances, soit des véhicules actuels – automobiles, automotrices, avions – soit des diverses machines
15 Initiales du réseau « Paris-Orléans » – le premier chemin de fer français – auquel avait été ensuite associé le réseau du Midi de la France.
Dans le piézographe GomezLangevin, la pression est transmise par le capteur B à la lame de quartz A ; la lampeélectromètre F transforme les charges électriques reçues du quartz en variation de tension, le courant est ensuite amplifié.
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thermiques et hydrauliques notamment, ou de leurs divers organes ; les vibrations communiquée au sol ou aux édifices voisins engendrent des ébranlements16 dont il est utile de connaître les ordres de grandeur ». Ainsi s’exprimaient en 1935 Henri Gondet et Paul Beaudouin dans l’article de la Revue Générale de l’Électricité mentionné ci-dessus, montrant bien les préoccupations nouvelles de l’époque. Henri Gondet précisait dans un autre document17 le moyen retenu :
Paul Beaudouin a mis au point ce type de capteur avec son camarade de l’ESPCI Pierre Baillaud, à l’époque ingénieur chez Citroën, qui le rejoindra en 1942 à Roanne.
« L’application du phénomène piézo-électrique, dégagement de charges électriques sous l’influence de pressions exercées sur un disque ou une lame de quartz convenablement taillé par rapport aux axes cristallographiques, a été envisagée depuis longtemps pour la réalisation d’un accélérographe mais n’a pu fournir de résultats corrects que depuis l’apparition des lampes thermo-ioniques à résistance interne très élevée, dites lampes électromètres, transformateurs sans inertie des charges électriques dégagées en variation de tension ou de courants facilement amplifiables ». La théorie de l’amortissement et sa formulation mathématique étaient intégralement exposées dans les articles et notices de l’époque, ainsi que l’ensemble des équations électriques traduisant le phénomène observé. L’appareillage d’ensemble destiné à la mesure des accélérations conserve l’architecture des quatre fonctions précédemment mentionnées. La sensibilité de l’appareil varie selon différents paramètres : poids de la masse d’inertie, nombre de disques de quartz, amplification du signal. Les divers modèles construits présenteront une sensibilité de 1/1000e de g à plusieurs dizaines de g18 : « Un accélérographe, constitué par une masse inerte d’un poids de 4 kg, permettra de déceler et d’enregistrer, en utilisant une amplification électronique élevée, des accélérations de l’ordre de 1/1000e de g. L’utilisation d’une masse de 500 grammes et d’un faible coefficient d’amplification permettra d’enregistrer des accélérations de plusieurs dizaines de g19 ». 16 Ce texte de 1935 a été recopié en mai 2004, quelques jours après l’effondrement du nouveau terminal de Roissy, dont la voûte n’était sans doute pas équipée d’accélérographes pour mesurer ses oscillations… 17
Fascicule « Accélérographe piézo-électrique », H. Gondet, Besançon, 1937.
18
Unité de mesure égale à l’accélération résultant de la gravité terrestre moyenne. 19
Fascicule « Accélérographe piézo-électrique », H. Gondet, Besançon, 1937.
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Trois boîtiers d’accélérographe Ch. Beaudouin, dont les masses varient de 4 kg à 250 g, comparés à une règle à calcul.
Les premières applications de l’accélérographe concernent les transports : - les chemins de fer avec Mauzin, ingénieur du réseau Paris-Orléans-Midi, et avec Bugatti pour les autorails ; - l’automobile avec Baillaud, ingénieur chez Citroën ; - et surtout l’aéronautique dès 1933 avec le service technique de l’aéronautique du ministère de l’Air, le STAé installé à Villacoublay. Le cahier quotidien de Paul Beaudouin est le témoin de ces nombreux essais à Villacoublay : « - vendredi 15 juin 1934 : matin préparé démonstration Breguet, visite salles, vu le chef pilote Sizin ; - jeudi 18 octobre 1934 : soir essai Breguet ; … préparer accélérographe plus léger pour dans une dizaine de jours on essaiera alors sur avion ; mercredi 23 janvier 1935 : essai accélérographe 500A pour avions – présentation à M. Dupont du STAC – inscrit vibration de fuselage. Durodié pige bien. Enregistrements très réussis. Déjeuné à la popote (de Villacoublay) ; lundi 4 février 1935 : appareil testé à plus de 500/sec ; vendredi 1er mars 1935 : parti avec Gondet chez Breguet fait enregistrement sur aile Br 19 : bonnes courbes. » Cette instrumentation permet des progrès importants dans l’aéronautique. L’appareillage est utilisé pour l’étude des vibrations créées par les moteurs, et notamment dans le cas des avions bimoteurs dont les vibrations différentielles provoquaient des accidents par rupture de la structure de l’avion. Une autre utilisation importante est l’étude des vibrations dues aux turbulences en vol. H. Gondet et P. Beaudouin participeront à de nombreux vols d’essai particulièrement chahutés par temps d’orage, à Villacoublay ou Clermont-Ferrand, et certains furent interrompus par les
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Coupe de l’accélérographe de 1935 : Q1 et Q2, quartz supportant les variations de compression, A masse d’inertie imprimant aux quartz ces variations, M : membrane souple, R : ressorts de maintien de la masse. Les charges dégagées par les quartz sont conduites vers la lampe électromètre, à gauche.
pilotes d’essais eux-mêmes car jugés trop dangereux. Dans ce riche fascicule rédigé par Henri Gondet en 1937, plusieurs courbes intéressantes retracent ces enregistrements véritablement historiques.
Début de l’enregistrement avec l’accélérographe de 1935.
Fin de l’enregistrement avec l’accélérographe de 1935.
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Les courbes page précédente présentent le début et la fin du passage d’un avion dans une rafale au-dessus de la Banne d’Ordanche dans le Puy de Dôme, en 1935 ou 1936. « Trois accélérographes étaient installés, l’un dans le fuselage – au centre de l’enregistrement – les deux autres aux extrémités des ailes. Les mouvements de roulis s’inscrivent sous forme de courbes dont les accidents sont en opposition, ce qui permet de calculer l’accélération angulaire… Nous tenons à remercier tout particulièrement les directeur, ingénieurs et pilotes, tant du service technique de l’aéronautique que du Centre d’essais de Villacoublay et, en particulier, MM Dupont, Velay et Jouy. Leurs conseils éclairés nous ont aidé à mettre au point les accélérographes destinés à l’aviation.» L’Ingénieur en Chef du service technique de l’aéronautique était alors Mr Dupont, mentionné aussi comme Directeur. On pourra aussi mesurer des accélérations angulaires par le couplage de deux accélérographes. Illustration extraite de l’article de H. Gondet et P. Beaudouin « Vibrographe-accélérographe piézoélectrique » paru dans la Revue Générale d’Électricité en 1935.
Viendront ensuite l’étude des vibrations des chaussées et immeubles, du contrôle de la construction en béton vibré, des organes tournants de machines thermiques et hydrauliques, électriques. Une application particulière est celle du sismographe Langevin-Beaudouin. Un certain nombre d’appareils avaient été commandé par la CGG et Schlumberger mais aucune trace autre que cette commande n’avait pu être retrouvée. C’est très récemment que, grâce à l’amabilité de Mme Friedmann, documentaliste à l’EOST de Strasbourg, on a pu retrouver le
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mémoire de David Ringel qui montre l’emploi du sismographe, au cours de son stage de fin d’étude en 1936. Il est alors étudiant à cette école spécialisée en géophysique et dans les sciences de la terre. Oscillographe enregistreur, accélérographes et manographes piézo-électriques, amplification des courants faibles, instrumentation résistante et fiable en milieu très perturbé : c’est sur l’ensemble de ces travaux menés par l’entreprise au cours des années 1932 à 1938, et en collaboration avec François Hussenot à partir de 1937, que pourra se greffer avec succès la réalisation de l’enregistreur de vol multiple Hussenot-Beaudouin, à l’état de prototype en 1939.
L’enregistreur multiple Hussenot-Beaudouin dit la « boîte noire » : une première mondiale Cet appareil est le fruit de la collaboration approfondie établie dès 1932 entre l’Entreprise Ch. Beaudouin et le Centre d’essais des matériels aériens, CEMA, de Villacoublay, « alors considérée comme La Mecque des essais en vol ». Cet établissement dépend du ministère des Armées, et son origine remonte à 1915. « Il avait progressivement dépassé son rôle initial de contrôle pour mener celui d’animateur vis-à-vis des services essais des constructeurs, en s’imposant par une compétence et une rigueur indiscutée ». Ainsi s’exprime J.-C. Fayer dans son ouvrage très complet : « Vols d’Essais, le Centre d’Essais en vol de 1945 à 1960 » (Éditions ETAI, ParisBoulogne, 2001). Comme on l’a vu précédemment de nombreuses missions d’études avaient été menées auprès du STAé et du CEMA à Villacoublay par Henri Gondet et Paul Beaudouin, dès 1932, concernant l’application de l’oscillographe enregistreur à l’analyse des vibrations et des accélérations au cours des essais. En 1939 un « accélérographe enregistreur » et un « enregistreur combiné à 6 oscillographes » sont présentés à l’exposition annuelle de la Société Française de Physique ; c’est donc grâce à une technologie de l’enregistrement oscillographique photographique multiple déjà bien maîtrisée par les Éts Ch. Beaudouin que pourra être réalisé l’enregistreur de vol.
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La grande nouveauté de cet appareil réside dans l’enregistrement simultané de tous les paramètres de vol quantifiables. C’est probablement en 1936 que Paul Beaudouin rencontre François Hussenot20, Polytechnicien et diplômé de Sup Aéro, Ingénieur de l’Air. Il deviendra chef du Service des Méthodes et Moyens du Centre d’Essais en vol, le CEV. Cet organisme trouve ses origines dans le STAé dès 1935 à Villacoublay, replié en zone libre à Marignane et St Raphaël en 1940. Le CEV sera installé à Brétigny-sur-Orge en région parisienne en 1945. François Hussenot avait travaillé sur les enregistreurs photographiques à miroir et la collaboration s’établit très naturellement avec Paul Beaudouin et son entreprise, déja spécialiste, comme on l’a vu plus haut, des oscillographes enregistreurs et des capteurs piézo-électriques, et expérimentée de longue date dans la mise au point d’appareillages nouveaux. Affecté vers 1938 à la base d’hydravions de St Raphaël21, François Hussenot commande à Ch. Beaudouin un premier lot de matériel, « notamment utilisés au début de 1940 sur le POTEZ 567, version marine du POTEZ 56 »22. On peut affirmer que l’enregistreur de vol Hussenot-Beaudouin, le « H-B », est déjà fixé dans ses principes à cette date, même si de nombreuses fonctions devront être mises au point de 1940 à 1945. Il ne semble pas qu’il existe d’appareil aussi complet à cette époque dans d’autres pays23. Pour poursuivre la mise au point de l’appareil loin de la zone des combats, c’est dès le mois d’avril 1940 que le STAé donne mission à Paul Beaudouin de déplacer la fabrication de cet appareil à Roanne où ce service s’est déjà replié. Avec son épouse, un dessinateur et cinq ouvriers, il y transfert cette activité, dans un atelier dont l’installation durera de 20 De nombreuses biographies de cet homme, Polytechnicien, Ingénieur de l’Air, pionnier des essais en vol, ont été publiées dans divers cadres dont les associations d’anciens du CEV ; son fils Rémi Hussenot assure la pérennité de sa mémoire. 21
Voir les publications et sites Internet consacrés à François Hussenot.
22
Selon l’ouvrage de J.-C. Fayer.
23
Voir la communication de Jean Forestier « François Hussenot et l’efficacité des essais en vol français dès 1945 », dans les actes de la journée d’études du 20 mai 1999 du « CHARME », comité pour l’Histoire de l’armement, DGA, Paris, 2000.
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mai à décembre 1940. C’est ici que seront poursuivis la mise au point, les essais, la recherche des composants, la fabrication des 25 premiers enregistreurs multiples « H-B » jusqu’en 1945. Pour ce faire, Paul Beaudouin va souvent à Marignane et Istres, et François Hussenot vient aussi à Roanne. Les deux premiers prototypes sont réalisés en 1939 et 1940, et le n° 1 d’une petite série de 25 appareils, dénommé type A 11, est commandé dès 1941. Cette série est financée à l’aide des crédits du programme de la « Commission des gros hydravions », qui concerne le LATE 631 construit par Latécoère, et le S.E 20024. Schéma de montage du « H-B » dans un hexamoteur Latécoère ; l’enregistreur est placé à l’arrière du fuselage, près du distributeur de pressions et de courants, pour enregistrer les paramètres de consommation de chacun des six moteurs.
On a vu comment les services aéronautiques du gouvernement de Vichy ont pu conserver un programme aérien après 1940-1941, dans lequel s’insérait l’étude des équipements dont probablement l’enregistreur de vol. Durant la même période, l’établissement de Paris de l’entreprise Ch. Beaudouin peut continuer à construire des instruments de mesure pour le CNRS dont les crédits sont reconduits après 194025. De la même façon, on constate que les essais en vol
24 D’après André Toudic, adjoint de F. Hussenot, cité dans l’ouvrage de J.-C. Fayer, op. cit. 25 Voir Savants et chercheurs sous l’Occupation, Nicolas Chevassusau-Louis, op. cit., p. 118.
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sont poursuivis et donnent une activité à l’atelier de Roanne, au moins jusqu’à l’invasion de la zone Sud à la fin de 1942. Ce point serait à approfondir afin de comprendre les motivations de la poursuite de ces recherches par le STAé dès l’été 1940. On sait que nombre d’organismes de recherche, fondamentale ou appliquée, n’ont pas voulu cesser leur activité après la débâcle de 1940, pas seulement pour des raisons matérielles quotidiennes mais aussi par fierté, et pour rester prêts pour « après »… L’ouvrage de J.-C. Fayer explicite très clairement les qualités de ce nouvel appareil : « Quelques exemplaires sont maintenant disponibles (à savoir début 1940), qui répondent exactement aux principes de fonctionnement et propriétés attendus des matériels, c’est-à-dire selon des préconisations dont la clairvoyance ne sera jamais démentie : 1. Enregistrement automatique de toutes les mesures. 2. Synchronisation des enregistrements, jugée essentielle. 3. Étalonnage facile, pour qu’il puisse être fait très souvent… 4. Poids et encombrement de l’installation de mesure réduit au minimum, pour être facile à transporter et installer… 5. Interchangeabilité facile des composants, donc fabrication en série d’instruments dont la définition reste stable longtemps… L’option choisie dès le prototype de 1939 portait en germe toutes ces possibilités : - Enregistrement simultané des paramètres et de la référence de temps sur une même bande photographique de 88 mm de large et de 8 m de long. - « Inscripteurs » à miroirs interchangeables sur support unique, qui permettent par exemple de remplacer un paramètre de pression par une mesure d’accélération, de vitesse angulaire, etc. - Étalonnage sur place, après installation de l’enregistreur dans l’avion. » La première notice du H-B de 1945 des Éts Ch. Beaudouin, sur son papier médiocre et dans son impression de machine à écrire encore bien rustique, évoque ces moments difficiles de gestation de l’appareil mais aussi la détermination et l’espoir de ses concepteurs : « L’enregistreur multiple a vu le jour en 1940, mais c’est pendant l’occupation allemande qu’il a été amené à sa forme définitive
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et qu’il a été mis au point au sol et en vol. Nous voulons ici remercier ceux qui ont encouragé notre travail et en particulier le chef de la section Hydravions du service technique qui a été le premier à nous soutenir. Quant à la petite équipe d’ingénieurs et d’ouvriers qui a réussi à construire avant la libération les 25 premiers enregistreurs26, au milieu des difficultés que l’on imagine aisément, elle ne poursuivait qu’un seul but : la reprise des essais en vol. Maintenant que ce but est atteint et que la construction en série se développe aussi vite que le permettent les circonstances, chacun de nous s’estime récompensé puisque son travail a été efficace. Les instruments de mesure sont l’origine et la base de tous les progrès que l’on peut faire en physique et en mécanique. On ne méditera jamais assez cette phrase de Lord Kelvin : « Il n’est de science que ce que l’on peut mesurer. » Comme le montre cette notice, nous avons voulu créer un matériel d’enregistrement qui soit standard au sens où l’entend l’industrie moderne. Cette tentative dépasse largement les limites de l’aéronautique et celles du marché national. L’avenir montrera si nous avons été trop audacieux d’entreprendre une telle tâche, mais nous avons la certitude d’être dans une voie féconde ». Les remerciements exprimés dans ce texte rédigé par Paul Beaudouin s’adressent probablement à François Hussenot. Il se termine sur un petit dessin dont on ne connaît pas l’auteur, un peu maladroit mais évoquant les rapports sympathiques entre les pilotes d’essais et les ingénieurs. Au sol, le commentaire de la bande… À gauche, l’enregistreur ; au centre, analyse entre pilote et ingénieur de la bande d’essai développée ; à droite, la règle à calcul dans la poche…
La coupe de l’enregistreur page suivante montre ses principales fonctions : - enregistrement photographique, dans la partie droite, avec les deux bobines ; 26 Cette notice de 1945 confirme donc l’ouvrage récent de J.-C. Fayer, sur ce point de la première série de 25 appareils commandés dès 1940.
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- oscillographes dans la partie gauche, dont les miroirs renvoient le faisceau lumineux vers le film, derrière la fente d’enregistrement ; - 13 « signaux » inscrivant les variations des différents paramètres, au centre, avec le trajet lumineux de leurs faisceaux envoyés vers la fente d’enregistrement ; - 2 capsules manographiques et un barographe pour l’enregistrement des pressions, altitude, vitesse, en haut ; - chronographe et son faisceau d’inscription de la base de temps, en bas.
Par ailleurs une poignée de commande permet au pilote de déclencher l’enregistrement à distance, l’enregistreur pouvant être placé à divers endroits dans l’avion, selon les divers modèles et pour les besoins spécifiques des essais. Cet appareil, le « H-B », a été en service pour les essais en vol français depuis 1944 – et même 1939 si l’on compte son prototype utilisé sur le Potez 567, et la présérie de 25 instruments construits en 1941-1943 – jusqu’après 1970 ; il semblerait que quelques enregistrements aient été réalisés encore dans les années 1995… Dans les années d’après-guerre qui
Coupe de l’enregistreur Hussenot-Beaudouin, modèle 1948 (environ), d’après la notice des Éts Beaudouin. À gauche, l’oscillographe réalisé par Trevet sur plans Beaudouin durant l’occupation.
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ont connu un fort développement aéronautique, il a été exporté dans de nombreux pays pour les essais en vol. On ne sait pas à combien d’exemplaires il a été produit.
Enregistreur de vol HussenotBeaudouin type A 11, ouvert ; modèle construit par ACB vers 1960.
François Hussenot avait décidé de peindre l’appareil en orange pour le retrouver plus facilement en cas d’accident… et on l’appelait la « boîte noire » puisque son intérieur est nécessairement de cette couleur, étant un appareil d’enregistrement photographique. Il a aussi donné son nom à la revue de l’EPNER, l’École des pilotes d’essais de Istres : « H-B GV Top » : cette expression signifie que le pilote décide de
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passer l’enregistrement du « H-B » en « grande vitesse » pour améliorer la précision de l’enregistrement, et qu’il va pour ce faire donner le « top » à l’expérimentateur.27 C’est d’abord les Établissements Ch. Beaudouin qui le construisent, dans les années 1945-1948, puis leur filiale Ateliers de Construction Beaudouin « ACB » après cette date. Le rapide développement de l’aéronautique apporte une activité importante, donc des besoins d’investissements plus industriels qui dépassent les moyens de l’entreprise et de la famille. On a vu que cette croissance conduisit à la cession de « ACB » au groupe Schlumberger en 1960. Au sein des milieux aéronautiques militaires et du CEV, les décisions de François Hussenot ont pu trouver un écho favorable et engendrer des réalisations remarquables, grâce à sa compétence et sa claire vision des objectifs nouveaux qu’il assignait aux essais en vol. C’est aussi grâce au savoir-faire de réalisateur et d’industriel de Paul Beaudouin que le « H-B » a pu voir le jour, à une époque où bien peu d’entreprises pouvaient réunir les compétences scientifiques et l’expérience technique nécessaires à une telle réalisation. Le « H-B » a été supplanté par les enregistreurs magnétiques puis électroniques après 1970, alors que l’emploi de la « boîte noire » était élargi à tous les vols militaires, puis de l’aviation civile.
27 Voir l’article de Gilbert Berard dans le Bulletin de l’Association des Anciens de l’EPNER, janvier 2001.
Enregistreur de vol Schlumberger magntique 1970 et « boite noire » des années 2000 : enregistreur SFIMSAGEM blindé, avec balise émettrice de repérage.
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L’ « enregistreur miniature » portatif SFIM dans sa boite, en version industrielle noire. On aperçoit sous le capot entr’ouvert un oscillographe miniaturisé cylindrique ACB à gauche, et le film à droite.
En 1947 est créée la Société Française d’Instruments de Mesure, la SFIM, par F. Hussenot, P. Beaudouin, M. RamolfoGarnier et plusieurs autres personnes, afin de doter l’aéronautique française d’une entreprise assez puissante pour mettre au point une instrumentation moderne. Elle est en effet nécessaire à l’essor aérien qui se dessine alors, fortement soutenu par la volonté des pouvoirs publics de l’époque. Cette société, disposant de l’appui du Centre d’Essais en vol, brillamment dirigée et équipée d’excellentes machines de précision rapportées d’Allemagne, mettra au point une version réduite de l’enregistreur « H-B » qui, elle aussi, connaîtra un succès durable. Nombre de ces appareils seront équipés de l’oscillographe miniaturisé ACB décrit ci-dessous. Paul Beaudouin avait largement contribué au démarrage industriel et technologique de la SFIM, mais il s’est trouvé écarté de son développement par une augmentation de capital à laquelle il n’a pu souscrire.
L’oscillographe miniaturisé
Enregistreur SFIM de type essais en vol, orange.
Pour réaliser l’enregistreur Hussenot-Beaudouin, qui est portatif et dont les dimensions sont restreintes, il a été nécessaire de concevoir un oscillographe électromagnétique de taille très réduite. Des prototypes ont probablement été esquissés dès les années 1938-1939. Dans le modèle de 1945, on trouve un oscillographe réalisé par M. Trevet, mécanicien indépendant installé à Argenton-sur-Creuse, qui
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connaissait Henri Gondet et Paul Beaudouin dès les années 1933-3528. Paul Beaudouin a recours à ses compétences de mécanicien de précision pour réaliser l’oscillographe de taille réduite nécessité par le caractère « portable » du nouveau « H-B ». Cet oscillographe Trevet est une version simplifiée de l’oscillographe DUBOIS, fidèle, très robuste, pouvant être placé dans toutes les positions, insensible aux vibrations ; selon la notice de 1945 il « trouve sa place entre le galvanomètre et les oscillographes électromagnétiques ». Dans les années qui ont suivi le lancement de la production en série du H-B, il a été nécessaire de réaliser un oscillographe de dimension encore plus restreinte et c’est ACB qui fut chargé de réaliser l’oscillographe « miniaturisé », le « E 23 », qui équipera aussi bien le « H-B » que le « SFIM ». Ses dimensions très restreintes, sa robustesse et sa fiabilité expliquent sa grande longévité, la production se poursuivant chez Schlumberger. À côté de ces oscillographes, l’entreprise crée nombre d’appareils permettant la saisie des variations des grandeurs physique à mesurer et à enregistrer, comme la capsule barographique Gris, du nom de son créateur ingénieur aux ACB.
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Dans les documents relatifs au micromanipulateur en 1937, il est fait mention de M. Trevet, mécanicien à Argenton-sur-Creuse : c’est lui qui met en relation Pierre de Fontbrune, le concepteur du micromanipulateur, avec la Maison Ch. Beaudouin.
Dessin de l’oscillographe construit par G. Trevet, d’après la notice de 1945. On remarque son support facilement orientable, afin de positionner aisément le spot sur la fente.
Eclaté de la capsule barographique Gris.
Les deux types de l’oscillographe miniaturisé ACB, avec notice d’essais et coffret, vers 1950.
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Les oscillographes et enregistreurs Beaudouin présentés à l’Exposition de Physique Au cours de la longue vie de ces instruments, leur présentation à cette exposition permet de donner une idée de leur évolution. Après l’oscillographe Dubois de 1930 monté à « trois équipages » et à bande photographique, on trouve présentés de 1937 à 1939 des « enregistreurs photographiques à 6 oscillographes ». En 1949 trois modèles sont présentés, accompagnés d’un argumentaire intéressant :
Une gamme très étendue d’appareils est proposée dès 1951 : la section des appareils de mesure comprend cinq oscillographes, trois barographes, cinq accélérographes, celle des enregistreurs cinq appareils dont un microenregistreur pour l’ONERA :
Cette gamme connaîtra quelques modifications au cours des années suivantes29, et l’ONERA commande un modèle particulier appelé « Caméra Beaudouin » et dont se souvient Jean Lemaitre, Professeur à l’École Normale Supérieure de Cachan et à l’époque Ingénieur à l’ONERA. Il a bien voulu en faire un schéma de mémoire. En 1958 apparaît un « ensemble pour enregistrement codé et dépouillement automatique » qui renouvelle nettement
29 Certains accéléromètres disposeront de capteurs « à mutuelle induction » mis au point par P. Beaudouin et décrits par H. Gondet dans la brochure « Réalisations récentes de dispositifs électriques de mesure d’efforts, d’accélération et de déplacements », H. Gondet, Revue Générale d’Électricité, Paris 1946.
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l’approche des instruments par l’usage de techniques digitales d’enregistrement des signaux, grâce à l’électronique venant en appui des techniques mécaniques et photographiques traditionnelles. La description dans le catalogue de l’exposition ne comprend pas moins de six pages et trois schémas. Les nouveaux appareils issus de cette évolution développée par ACB seront cédés à Schlumberger en 1960, alors que Ch. Beaudouin poursuit quelques temps la construction d’instruments plus classiques comme des multigraphes enregistreurs pour EDF, et des enregistreurs photographiques à inscription directe du spot sur un papier spécial, immédiatement exploitable.
Une autre application : l’électrocardiographe enregistreur Beaudouin Cet appareillage est présenté dès les années 1950, et il est décrit dans la partie consacrée aux fabrications du domaine médical de Beaudouin. Transféré aux Ateliers de Construction Beaudouin vers 1958, il disparaîtra très rapidement du catalogue devant la concurrence des spécialistes de l’instrumentation médicale qui apportent à ce domaine des progrès très rapides. L’électrocardiographe type ECD 4 des années 1950.
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Chapitre 6
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La radioactivité Avec H. Becquerel, Pierre et Marie Curie reçoivent en 1903 le prix Nobel de Physique pour la découverte de la radioactivité en 1898. Durant quatre ans, ils ont procédé à de nombreuses mesures par la mise en œuvre de trois appareils : - une chambre d’ionisation dans laquelle est placé l’élément dont on veut mesurer le rayonnement ionisant l’air, et recueillant les charges électriques ainsi créées sur des plateaux ; - un électromètre à quadrants permettant d’observer la déviation d’un spot lumineux sous l’effet des charges électriques provenant des plateaux de la chambre d’ionisation ;
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- une balance à quartz piézo-électrique permettant d’introduire dans le circuit de mesure une quantité connue de charges électriques, et donc de mesurer la quantité de charges inverses provenant de la chambre. L’expérience, subtile et délicate, est réalisée grâce à des appareils existants ou conçus par Pierre et Marie Curie, dont certains seront construits par la Société centrale de Produits Chimiques1. Elle produira aussi un électromètre portatif à feuille d’or conçu par Pierre Curie, très utilisé à l’époque et dont on trouve encore quelques exemplaires. On a retrouvé récemment dans les réserves du Musée Curie deux chambres d’ionisation à plateaux, construites par Ch. Beaudouin et conformes au modèle d’origine ayant servi à la mesure de la radio-activité en 1898. Des facturations au « Laboratoire de Mme Curie » figurent dans les écritures comptables de l’année 1908. Vers 1910, probablement à l’initiative du Professeur André Debierne, la fabrication de ces trois appareils redessinés est Les deux chambres d’ionisation construites par Ch. Beaudouin et retrouvées en 2005 dans les réserves du Musée Curie.
Reproduction de la notice des trois appareils, vers 1930.
1
La SCPC etait située à Paris dans le Ve arrondissement, face au Collège de France au 44 rue des Écoles, où elle poursuivra son activité de vente de matériel scientifique jusque vers 1990, face à sa rivale Prolabo.
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confiée à Charles Beaudouin, la SCPC ayant vraisemblablement cessé la fabrication des instruments scientifiques. Durant plusieurs décennies, la reproduction de l’expérience des Curie fait partie du cursus universitaire de l’enseignement de la physique en France. Sans grande modification, après 1945, la fabrication de ces trois appareils de mesure de la radioactivité sera poursuivie aux Établissements Beaudouin jusqu’en 19662. En septembre 2003, l’expérience de la mesure de la radioactivité a été reproduite et présentée au public à l’ESPCI, sur Vue d’ensemble de la reconstitution de l’expérience à l’ESPCI.
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J’ai le souvenir de mon père nous annonçant cette année-là qu’il avait fait parvenir aux diverses Facultés de Physique françaises l’annonce du lancement de l’ultime série de fabrication de ces appareils.
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des instruments anciens datant des années 1930. Le Pr. Michel Laguës en a fait un compte rendu détaillé dans le Bulletin des Professeurs de Physique et de Chimie (décembre 2004). On estime que le courant dégagé par la chambre d’ionisation et mesuré par l’électromètre est inférieur de 10-12 ampères.
Les trois appareils de la mesure : la chambre d’ionisation cidessus ; la balance à quartz à gauche, la lame est visible en haut ; l’électromètre à droite.
Dans le catalogue de 1930 figurent plusieurs autres appareils pour la mesure de la radioactivité. On désignait à l’époque par « émanation » les émissions de radon ; plusieurs cylindres à émanation sont aujourd’hui préservés. Après 1945 seuls les trois principaux appareils nécessaires à la mesure seront construits, jusqu’en 1966.
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Illustrations du catalogue de 1930 ; l’isolation électrique est à l’époque souvent constituée par de l’ambre ou des dérivés.
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Le magnétisme Dès les années 1920, Charles Beaudouin construit plusieurs électro-aimants de laboratoire. L’affiche contemporaine de l’Exposition de Physique de 1923 montre la plus ancienne représentation de ces appareils, alors que le catalogue de 1930 en précise l’usage et les caractéristiques.
Cylindre à émanation conservé dans un laboratoire en Suisse (cliché M. Loude).
Le banc de l’appareil mesurait environ 80 centimètres. Suit la description d’un autre électro-aimant sans doute plus important, dont le poids est précisé : il est fait mention d’appareils spéciaux pour « minéralogie et recherches diverses ». L’appareillage pour le magnétisme est de nouveau mentionné à l’Exposition de Physique après 1949 mais
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n’est pas exposé avant 1952. La balance de CurieCheneveau autrefois construite par la SCPC est présentée sous une forme moderne par les Éts. Ch. Beaudouin en 1956, alors que la balance de Cotton apparaît en 1958. La balance à fil de Weiss est exposée en 1961 ainsi que son alimentation stabilisée avec précision, réalisée grâce aux progrès de l’électronique. Cet essai de renouvellement de la gamme du magnétisme est bien illustré dans le catalogue Eulabex de 1969 qui comprend
Les derniers électro-aimants construits vers 1970.
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L’électro-aimant de la Faculté des Sciences de Rennes, en 2005.
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quelques nouveaux électro-aimants et ces trois derniers appareils modernisés, mais il s’agit d’instruments probablement assez peu innovants et qui représenteront malheureusement un fort petit chiffre d’affaires. Un petit électro-aimant pour l’enseignement apparaît en 1969 : champ de 6000 à 20 000 gauss, diamètre des masses polaires : 3 cm, poids : 60 kg. Un gros modèle à usage des laboratoire subsiste au catalogue ; champ de 6000 à 40 000 gauss, diamètre des masses polaires : 200 mm, poids : 2100 kg avec support.
Les derniers appareils de mesure du magnétisme construits par la société Ch. Beaudouin.
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L’instrumentation médicale Dès les années 1908-1910 Charles Beaudouin a pour clients des hôpitaux et des médecins ; il est en effet probable qu’il a construit des installations électriques nécessaires aux appareillages de rayons X en collaboration avec Contremoulins. Il est aussi fait mention d’appareils médicaux construits avec le professeur Gosset mais on ne connaît pas leur destination.
Diathermie et bistouri électrique Le savoir-faire développé en TSF par Charles Beaudouin dès 1913-1914 permet de réaliser les appareils médicaux de traitement par les courants électriques de hautes fréquences, traitement appelé « Diathermie » par d’Arsonval qui découvre leurs caractéristiques vers 18902. Ces traitements deviendront très à la mode pour nombre d’affections, sans que l’on puisse vraiment mesurer leur efficacité ; ils seront à l’origine d’une littérature fournie et de la construction de nombreux appareils jusque dans les années 1950. On y remarquera la production de plusieurs constructeurs dont la maison Gaiffe. D’autre part, l’appareil, avec quelques modifications prévues par d’Arsonval dès les années 1920, permet aussi la section et la coagulation en usage chirurgical : c’est le bistouri électrique de type « diathermique », dont les tout premiers modèles apparaissent vers 1906. Il agit par chaleur et électro-coagulation, provoquées par des trains d’ondes amorties créées par un éclateur. Ch. Beaudouin construit ces appareils dès 1919 sur les indications du Dr Heitz-Boyer. Dans un article publié en avril 1930 dans « La Revue de Médecine »3 ce dernier rappelle que les premiers appareils à « ondes amorties » avaient été réalisés par Henri Gondet chez Beaudouin en 1913, et perfectionnés en 1919.
2 Voir l’ouvrage de Louis Chauvois « D’Arsonval », Édition Oliven, Paris, 1937. 3 Article aimablement communiqué par Mme Isabelle Letourneur, fille de Henri Gondet.
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Appareil médico-chirurgical de haute fréquence du Dr Heitz-Boyer, pour diathermie et électro-coagulation ; 1920-1930.
Ce modèle transportable et ses variantes seront construits dans la décennie suivante. Les résultats en diathermie semblent satisfaire le corps médical mais la fonction bistouri diathermique laisse encore à désirer, comme le souligne en termes empreints de réalisme le Professeur Heitz-Boyer : « Il était possible de faire des incisions ; mais la section était toujours inutilement large, à lèvres irrégulières et déchiquetées, s’accompagnant de chaque côté d’une zone d’escarrification qui dépassait un, deux centimètres et même plus.(…) Ajoutons que la progression de ce couteau diathermique se trouvait rapidement entravée et même arrêtée par un véritable bloc de tissus coagulé, carbonisé, se constituant autour de l’électrode et l’immobilisant. Comme en plus ce bloc charbonneux formait isolant, le chirurgien était obligé de s’arrêter dans son opération pour dégager le couteau et soit le nettoyer, soit le changer avant de pouvoir reprendre son incision. Cette manière cahotante d’inciser, cette dilacération inesthétique des chairs répugnaient à notre goût des techniques opératoires élégantes et précises et s’écartaient trop de ce que l’on pourrait appeler le style chirurgical actuel ». Après des recherches menées avec le Dr Heitz-Boyer, Henri Gondet apportera une nette amélioration au procédé, par la
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mise au point du « bistouri électrique à section froide »4. Cet appareil est présenté pour la première fois au Congrès d’Urologie de 1928. En effet, l’introduction des lampes de TSF, permettant la production d’ondes courtes entretenues, apportera la possibilité d’une section froide et régulière des tissus, facilitant la cautérisation, la cicatrisation et la suture des plaies, comme le souligne Heitz-Boyer dans le même article : « Grâce à ces lampes, il fut possible de réaliser un bistouri électrique donnant des incisions linéaires, parfaitement rectilignes, sans aucune escarrifications, et permettant la suture immédiate, sections en tout point semblables à celle du tranchant d’un bistouri d’acier dont il a les avantages et quelques autres en plus. (…) C’est en effet un sujet d’étonnement pour le chirurgien que de sentir les chairs, ne pas seulement s’entr’ouvrir devant cette lame mousse, mais l’attirer, la happer en quelque sorte. » « Mais la propriété la plus remarquable du bistouri électrique est son action hémostatique, action d’ailleurs secondaire (dans le temps) ». Permettant le travail dans une ambiance liquide, cet appareil sera aussi utilisé en urologie. Henri Gondet signera avec les Dr Heitz-Boyer et de Martel plusieurs communications5 sur les applications médicales des 4 Sur l’ensemble de ces appareils et leurs constructeurs français de l’entredeux-guerres, voir Xavier Bender, « La haute fréquence en gynécologie », L’Expansion scientifique, Paris 1933. 5 Bulletins de la Société Nationale de Chirurgie, année 1929, février, riche débat entre T. de Martel et Heitz-Boyer, avec de nombreuses références sur le sujet page 282. Bulletin de la Société d’Électrothérapie et de Radiologie : « Résistance du corps humain en haute fréquence », 1929 ; « Remarque sur les bases physiques de l’utilisation des ondes courtes », 1932. Annales de Physiologie : « Enregistrements oscillographiques de décharges très brèves », G. Doin, Paris, 1932. Traité d’électrothérapie de Delherm et Laquerrière, chapitre sur l’électrochirurgie.
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Détails de l’appareil de diathermie.
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courants de haute fréquence. Les appareils mixtes, à ondes amorties et entretenues, seront construits jusqu’en 1939. Générateur à ondes courtes, pour diathermie simple ; et bistouri électrique, générateur mixte permettant section et électro-coagulation en chirurgie. catalogue 1930.
Électrocardiographie Depuis le XIXe siècle, en Italie, en Allemagne, en GrandeBretagne, en France nombre de médecins et de physiciens ont découvert puis voulu analyser et enregistrer les caractéristiques électriques des contractions cardiaques. En 1876, Marey utilise un électromètre de Lippmann pour enregistrer l’activité électrique d’un cœur de grenouille. C’est Einthoven qui approfondira la connaissance de l’activité électrique cardiaque et mettra au point la technique et l’usage médical de l’électrocardiographie ; ces importants progrès seront salués par le Prix Nobel qui lui sera attribué en 1925. Dans les années 1934-1936, André Langevin, avec le Dr Gomez, et Paul Beaudouin mettent au point un capteur piézo-électrique adapté à la mesure de la pression artérielle (cf. chap. 5). Le cahier de Paul Beaudouin montre la fréquence des contacts sur ce sujet : « - Lundi 24 octobre 1933 : soir : visite Gomez-Langevin proposent la construction de leur enregistreur de pression arterielle, très intéressant.
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- Vendredi 28 octobre 1933 : essai enregistreur cardiographique. - Jeudi 9 novembre 1933 : visite Langevin-Gomez. - Mercredi 15 novembre 1933 : visite à Langevin. - Mercredi 22 novembre 1933 : demain : ampli-cardiographe. Contrat Langevin-Gomez. - Jeudi 23 novembre 1933 : cardiogramme ; fibrillation ; va bien. - Jeudi 30 novembre 1933 : déterminé place des piles dans cardiographe. - Mercredi 13 décembre 1933 : visite Gomez-Langevin. Pensent à inscrire vibration thorax. - Jeudi 14 décembre 1933 : ampli-cardio visite avec suggestions Gomez-Langevin. - Lundi 18 décembre 1933 : essais cardio. - 7 mars 1933 : visite Clementel fait piezocardiogramme entretenu appareils divers… - Lundi 12 novembre 1934 : visite de Gomez. Nous montre son étude des réflexes du sinus carotidien. » Le couplage du piézographe « Gomez-Langevin » et des oscillographes enregistreurs photographiques, développés à la même époque par la maison Ch. Beaudouin, donnera naissance à l’électro-cardiographe.
La construction de cet appareil médical se situe dans les années 1933-1955. Il est présenté à l’exposition de Physique de 1950, accompagné de plusieurs appareils complémentaires.
Électrocardiographe de 1950, et détail de la tête d’enregistrement oscillographique.
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L’appareillage est complété par une seringue à injection artérielle pour angéiocardiographie, motorisée et à vitesse constante, pour les examens circulatoires sous rayons X.
Le cœur-poumon artificiel Thomas-Beaudouin Cet appareil des années 1950 mérite une mention particulière. Le Dr Thomas, en liaison avec d’autres spécialistes cardiologues dont le Professeur Lenègre et le Professeur de Vernejoul de Marseille, a proposé à Paul Beaudouin de donner corps à une idée qu’il avait depuis 19376 : construire un 6
Voir l’ouvrage du Dr Bonvrain sur la cardiologie en France depuis 1945, éditions Frison-Roche 1996, et l’article du Pr. de Vernejoul in « Almanach des Sciences », Éditions de Flore et de la Gazette des Lettre, Paris 1952, p. 138.
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appareil assurant, de façon extra-corporelle, les fonctions de circulation sanguine et d’oxygénation afin de pouvoir effectuer des opérations cardiaques à cœur ouvert. La conception de cet appareil, entreprise dès 1948, donnait en quelque sorte une succession aux travaux sur la mesure piézo-électrique de la pression artérielle avec A. Langevin et le Dr Gomez. Le Pr. de Vernejoul précise, au fil d’un article paru dans l’Almanach Scientifique de l’année 1952, le fonctionnement de l’appareil : « L’appareil ainsi compris aspire le sang veineux dans les deux veines caves, le fait passer à travers un oxygénateur (poumon artificiel) où il perd son CO2 et se charge en oxygène, et enfin réinjecte le sang oxygéné dans une artère de la grande circulation. De très importants problèmes restaient à résoudre : 1) il fallait avant tout assurer l’oxygénation du sang tout en évitant la destruction des globules par hémolyse traumatique et la production de mousse ; 2) il fallait d’autre part éviter la coagulation du sang pendant son passage dans le circuit artificiel (héparine) et, à la fin de l’opération restaurer la coagulation du sang (protamine) ; 3) il fallait maintenir constant le pH du sang ; et 4) il fallait enfin filtrer le sang avant son arrivée au sujet. » Cet appareil a fonctionné correctement, et c’est sans doute le premier au monde à avoir rempli les fonctions de cœur et de poumon artificiel. Coupe du cœur-poumon artificiel Thomas-Beaudouin, présenté à l’Exposition de Physique de 1949 à 1953.
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Dès la première Exposition de Physique de l’après-guerre en 1949 les Établissements Ch. Beaudouin présentent le « Perfuseur physiologique de Professeur André Thomas ». Il comporte « un cœur artificiel, constitué d’une pompe aspirante et foulante commandée par un système permettant le réglage de la cadence, de l’amplitude et de la forme de l’onde de pression, et un poumon artificiel donnant une grande surface de contact avec le gaz oxygénateur sans hémolyse ni entraînement de bulles gazeuses. (…) Un premier appareil de capacité réduite a permis la survie d’organismes tel que des fœtus de veau et des placentas humains. L’appareil exposé présente une capacité correspondante à celle du système circulatoire humain ». Présenté à l’Académie des sciences dès 1950, des modifications sont apportées à l’appareil les années suuivantes, en introduisant plusieurs nouveaux paramètres variables. À l’exposition de 1952 puis de 1953, l’appareil est nommé « Cœur-poumon aseptique J.A. Thomas-Beaudouin », et sa destination devient plus explicite : « Appareil permettant de remplacer le cœur et les poumons d’organismes pouvant atteindre la taille de l’homme. Rendre possible les perfusions totales, les exsanguino-transfusions, et surtout les opérations intracardiaques ». Mais il disparaît ensuite : Paul Beaudouin a renoncé à réaliser une première série, mesurant sans doute le coût élevé du lancement industriel et commercial du cœur-poumon artificiel, et considérant surtout l’impossibilité totale, même pour une grosse PME comme Beaudouin, d’assurer un service aprèsvente d’urgence dans les hôpitaux qui en seraient équipés. On voulait d’abord montrer que l’on pouvait mettre au point l’appareil, les considérations industrielles et commerciales venaient ensuite. Le chien qui servit de cobaye aux premières expérimentations a survécu de longues années au prototype… Le Dr Thomas qui avait imaginé ce cœur-poumon était un scientifique éclectique. Il avait collaboré avec le professeur Comandon et de Fontbrune au développement du microcinéma7, et un film avait été réalisé au Laboratoire de Garches de l’Institut Pasteur sur la micromanipulation grâce à une installation spéciale du micromanipulateur travaillant sous une caméra. Un autre film de microcinéma avait été réalisé par le Dr Thomas au Muséum sur la Mouche Bleue – la voix off étant celle d’Alain Cuny. 7 « Le cinéma scientifique français », Dr Thevenard et Tassel, La Jeune Parque, Paris, 1948.
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Les autres applications médicales Enfin vers 1965, la recherche de nouvelles applications de la micromanipulation a permis, avec le Professeur Bessis et son équipe de l’Institut de Pathologie Cellulaire de la Faculté des Sciences de Paris, la mise au point d’une gamme miniaturisée de micro-manipulateurs pneumatiques, permettant des mouvements du micro-outil inférieurs au micron pour le travail dans la cellule vivante. Cette instrumentation utilisée en cyto-chirurgie est décrite dans la partie consacrée à la micromanipulation.
Radiocristallographie La cristallographie est l’étude des cristaux, forme particulière de la matière, dont l’étude scientifique fut initiée à la fin du XVIIIe siècle par René Just Haüy. À la fin du XIXe siècle, on supposa puis on démontra que la forme des cristaux, qui est constante à toutes les échelles ainsi que les angles formés par leurs faces, représente l’agencement des atomes et molécules qui les composent. Ceci représentait une découverte importante pour la chimie et la physique. On chercha donc à mesurer les angles des faces des cristaux par l’observation de la réflexion de minces faisceaux de lumière. Lorsque leur production devint aisée, on choisit les rayons X pour éclairer les faces des cristaux, car leur longueur d’onde, beaucoup plus faible que celle de la lumière
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visible, est du même ordre de grandeur que les molécules composant les faces de ces cristaux. Ainsi, la réflexion et la diffraction des rayons X donnent une image fidèle de l’agencement des molécules et des atomes dans le cristal. La radiocristallographie se développe de façon importante dans les années 1920, et c’est au cours de ces mêmes années que Henri Gondet crée chez Ch. Beaudouin un appareillage adapté : ce sont les premiers « tubes métalliques démontables à rayons X pour analyses industrielles ». On peut penser qu’il y a un lien avec les travaux de Holweck pour sa thèse sur la continuité du rayonnement en 1920 : sa recherche le conduisit à concevoir la pompe à vide moléculaire « Holweck », puis la lampe d’émission démontable et sans doute aussi, en collaboration avec son camarade de promotion de l’EPCI Henri Gondet, le tube à rayons X démontable. La filiation de cette nouvelle activité avec les compétences déjà affirmées par l’entreprise est double : elle provient d’une part de la technique du vide et d’autre part de celle des générateurs de haute tension, – de la mécanique et de l’électricité. Démontable, ce premier modèle des années 1930 permet de « travailler à volonté avec des anticathodes de métaux différents, les plus couramment utilisés étant le cuivre et le molybdène ». La cathode est un filament de tungstène, et la fenêtre F est une lame d’aluminium de 1/100e de mm d’épaisseur – qui semble Tube à rayons X, installé sur une pompe moléculaire. Schéma en coupe.
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avoir été une des principales sources de fuite ! La tension de fonctionnement est de l’ordre de 50 000 volts, la puissance absorbable dépassant 1 kW. Le refroidissement par eau permet en effet de travailler sous fortes intensités et donc de réduire les temps de pose, en analyse spectrographique notamment. On voit d’ailleurs la complémentarité des appareils construits par Beaudouin : spectrographe, tube à rayons X, pompe Holweck, accessoires divers. Ce premier appareil semble assez diffusé jusqu’en 1940, on le trouve représenté sur nombre de photographies de laboratoires. On peut distinguer deux principaux éléments dans les instruments de radiocristallographie : - l’ensemble générateur de rayons X, de longueur d’onde variable et adaptable aux travaux poursuivis ; - les appareils de diffraction : divers types de chambres recevant ces rayons, où sont présentés et orientés les divers éléments à analyser : cristaux, solides divers, ainsi que les « monochromateurs », destinés à rendre le faisceau de rayons X convergent, monochromatique (c’est-à-dire de longueur d’onde la plus précise possible), intense et homogène ; - les accessoires. Dans les années 1960, la gamme des appareils composant ce domaine forme un ensemble complet et diversifié, adapté aux travaux de laboratoire. Extrait de la notice de 1967.
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Le générateur de haute tension Il est nécessaire pour alimenter sous 60 000 volts le filament de tungstène de la cathode qui émet les électrons vers l’anode.
Le tube à rayons X démontable Il comprend la cathode d’émission des électrons, et l’anode qui, sous l’impact des électrons, émet les rayons X.
Générateur à haute tension avec plateau de travail et tube à rayons X, modèle 1960. Anode amovible, à quatre faces interchangeables, Mo, Fe, W, Cu, et tube à rayons X démontable des années 1950-60, comprenant l’anode démontable, le supports d’anode et son refroidissement, le carter refroidi, la fenêtre latérale d’émission des rayons X et les deux opercules, l’un avec trou d’émission et l’autre permettant de couper l’émission.
Dans les années 1950 – peut-être dès 1938 – la partie en verre du tube se simplifie car elle est en Pyrex et la sphère centrale en verre soufflé héritée des années 1910 ne se justifie plus. Le verre disparaîtra vers 1960. Comme on l’a vu plus haut, le caractère démontable du tube d’émission présente l’avantage de pouvoir facilement changer l’anode, ou la tourner afin qu’elle présente aux électrons des faces composées de différents métaux : on peut ainsi émettre des rayons X de diverses longueurs d’onde selon les travaux de recherche effectués. Mais ce type de tube nécessite un groupe de pompage pour le vide, logé dans le bâti du générateur.
Extrait de la notice de 1966.
Le groupe de pompage Il permet de réaliser et de contrôler le vide nécessaire au fonctionnement du tube à rayons X, de l’ordre de 10-5 torr. Ce sont des pompes à palettes et à diffusion.
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Les monochromateurs Une lame mince de quartz mince, courbée entre les deux mâchoires de la presse, guide le faisceau de rayons X, de longueur d’onde définie, vers la chambre ou le châssis. Plusieurs courbures sont disponibles. Dimension des lames de quartz : 45 x 13 x 0,2 millimètres ; certaines peuvent être taillées avec une face inclinée de 3° ou 6°.
Monochromateurs.
Il est intéressant d’obtenir un faisceau de rayons X le plus fin possible pour l’observation dans les chambres ; il a donc été imaginé de focaliser le faisceau d’électrons sur l’anticathode au moyen de lentilles électrostatiques. Des appareils ont été réalisés pour les travaux du Pr. J. Rose. Travaux de J. Rose, cités dans l’ouvrage de Guinier, Dunod, Paris, 1956.
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Divers modèles de châssis et de chambres, de diffusion et de diffraction complètent la gamme, dans lesquels on soumet le cristal aux rayons X et où l’on enregistre, sur un film, la diffraction, ou les réflexions par les faces du cristal. Le tracé de ces réflexions, lorsque le cristal tourne sur son support, permet l’analyse de ses faces et donc la détermination de son agencement atomique.
Châssis de deux types, et support goniométrique permettant la rotation du cristal précisément positionné. Extrait de la notice de 1966.
Avec le Professeur Luzzati seront étudiés plusieurs modèles de chambres de diffraction sous vide, destinées à l’étude de la diffraction des rayons X par les cristaux selon des angles inhabituels, faibles ou importants.
Chambre de diffusion aux petits angles Apparue à l’Exposition de Physique en 1962, elle est : « destinée à l’étude de la diffusion centrale des rayons X, cette chambre a été conçue au Centre des Recherches sur les Macromolécules à Strasbourg. Elle a été employée pour l’étude de macromolécules en solution et celle des phases liquides-cristallines. L’appareil doit être utilisé avec un monochromateur de type
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Guinier qui focalise le faisceau monochromatique dans le plan du film photographique récepteur. L’ensemble est placé sous vide. »
Chambre de diffraction aux grands angles, type Guinier, modèle Luzzati, licence CNRS Présentée à l’Exposition de Physique en 1964, elle est : « destinée à l’enregistrement photographique des diagrammes de diffraction, par transmission d’échantillons isotropes, en opérant avec le rayonnement (X) monochromatique focalisé issu d’un monochromateur à cristal de quartz courbé. Placée dans une enceinte sous vide, avec fenêtre de béryllium, la chambre consiste
Chambre de diffusion aux petits angles, modèle Luzzati-Baro (Collection CNRS) ; notice 1967.
Chambre de diffraction Luzzati (Collection CNRS) ; notice 1967.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
en un banc d’optique sur lequel sont placés, avec leurs dispositifs de réglage en orientation, hauteur et position transversale, – une fente d’entrée (du rayonnement) avec lèvres de tantale, – un support d’échantillon à température réglable, – une cassette porte-film (semi-circulaire) et un puits qui arrête le faisceau direct. »
Les bancs d’optique Ils permettent de positionner avec précision ces chambres dans l’alignement des faisceaux, et divers accessoires de déviation et de visée : les cibles fluorescentes.
Le photosommateur von Eller Il construit sous licence CNRS, est présenté à l’Exposition de Physique de 1955 : « Cet appareil met le calcul des structures cristallines à la portée de tous les laboratoires grâce à son prix peu élevé et à son rendement ». Texte de présentation du photosommateur à l’Exposition de Physique 1955.
Photosommes obtenus au laboratoire de Rayons X de l’Ircha-Paris.
D’autres belles réalisations
Le Professeur Jean Rose, qui devait devenir ensuite directeur du Palais de la Découverte, fut longtemps le conseiller de Paul Beaudouin en cristallographie. Ce domaine restait malgré tout d’une ampleur restreinte, puisqu’il ne représentait que quelque 3 % des ventes au cours des années 1966 à 1970.
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Photosommateur : extrait de la notice de 1967.
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Troisième partie
Une brève histoire des constructeurs d’instruments scientifiques sur la montagne Sainte-Geneviève
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Chapitre 7
Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
Pourquoi sur la montagne Sainte-Geneviève ? Il est peu connu qu’un très grand nombre de constructeurs d’instruments scientifiques ont exercé leurs talents sur la Montagne Sainte-Geneviève du XVIIe au XXe siècle, encouragés par les savants présents en ces lieux qui avaient un incontournable besoin de leurs divers savoir-faire. Si Paris vit naître durant les quatre derniers siècles le plus grand nombre de constructeurs français, la majorité s’installa sur la Montagne et ses alentours. L’histoire de ces deux inséparables que sont le savant et l’artisan mériterait d’être contée plus amplement et les quelques repères et réflexions qui suivent ne sont qu’un modeste défrichage d’un vaste sujet encore peu exploré. Entre « croire » et « pouvoir », comment le « savoir » s’estil installé sur la montagne Sainte-Geneviève ? Ainsi posée, la
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La montagne Sainte-Geneviève et ses alentours au temps de Louis-Philippe.
question trouve une belle réponse dans le livre de Jacques Le Goff Les Intellectuels au Moyen Âge. En effet, dès 1957 il écrivait : « Abélard rentre en triomphateur (à Paris , vers 1106) et s’établit sur les lieux mêmes où son vieil adversaire (Guillaume de Champeaux) s’était retiré : sur la montagne Sainte-Geneviève. Le sort en est jeté. La culture parisienne aura pour centre à jamais non l’île de la Cité mais la Montagne, la Rive Gauche : un homme a fixé, cette fois, le destin d’un quartier. » Dans la préface de l’édition de 1985, Jacques Le Goff précisait l’analyse : « J’aurais dû aussi, à travers ces trois pouvoirs, le clérical, le monarchique, l’universitaire, reconnaître le système trifonctionnel mis en valeur par Georges Dumézil. À côté de la fonction religieuse et de la fonction politico-guerrière, s’affirme
Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
donc une fonction de la science qui est, à l’origine, un aspect de la troisième fonction, celle de l’abondance, de l’économie productive1 ». Et plus loin : « …j’ai été ainsi amené à définir le nouveau travail intellectuel comme l’union, dans l’espace urbain et non plus monastique, de la recherche et de l’enseignement. » En fait, dès 1006 un jeune clerc Liégeois, Hubald, enseigne avec d’autres maîtres dans l’enceinte de l’Abbaye Royale de Sainte-Geneviève dont le rayonnement intellectuel est à ses débuts2. L’enseignement puis la recherche ayant pris place dans la Ville et sur cette Montagne, au fil du temps les y suivront leurs auxiliaires indispensables que sont le livre et l’instrument, les imprimeurs devenus les éditeurs, les artisans devenus les constructeurs. La fondation des plus grands établissements d’enseignement supérieur va donc se poursuivre sur la Montagne au cours des siècles. À partir du même fait – l’installation d’Abélard – mais le plaçant dans la querelle théologique avec l’Église, la Sorbonne explicite ainsi, sur son site Internet, les raisons de son origine sur la rive gauche : « La controverse avec l’enseignement « officiel » de l’église se muant en dispute, Abélard préféra en 1106 échapper à la juridiction de l’évêque : il suffisait de quitter l’île de la Cité, siège de l’école épiscopale. Ce faisant, grâce à la protection de l’abbaye de Sainte-Geneviève, puissante fondation royale sur les hauts de la colline du même nom, il fixait sur son flanc nord, à deux cent mètres de Notre-Dame, et pour des siècles l’épicentre de l’enseignement supérieur du royaume. » Le refuge à l’abbaye de Sainte-Geneviève s’explique aussi par sa fonction déjà intellectuelle, confirmée par l’abbé Suger : il impose dès 1148 aux chanoines réguliers de Saint1 Entre le politique, le religieux et l’économique, composantes complémentaires de la société, la science est un enjeu de pouvoir que cherche à contrôler tour à tour chacune de ces composantes sociales. Mais les hommes de science revendiqueront toujours leur autonomie et leur liberté, sans doute parce que leur pratique est individuelle, mais surtout parce que l’indépendance d’esprit est la condition nécessaire à un exercice productif de leur métier. L’évolution des conceptions et l’émulation entre les esprits, deux mouvements nécessaires à la science, ne conviennent guère au religieux et au politique. 2 Voir l’ouvrage de Catherine Echalier, L’Abbaye Royale Sainte-Geneviève, Alan Sutton, 37540 Saint-Cyr-sur-Loire, 2005 ; p. 14.
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Augustin, qui occuperont l’abbaye jusqu’à la Révolution, d’y entretenir une bibliothèque et une école de copistes. Le premier ex-libris remonte au XIIe siècle. La Bibliothèque SainteGeneviève y trouve ses lointaines racines, et la Montagne du même nom son origine comme lieu de connaissance dont le pouvoir va tour à tour se méfier et s’enorgueillir. Dès 1200, Philippe-Auguste attribue sceau et personnalité morale au groupe de maîtres et d’élèves qui formeront l’Université de Paris. C’est la véritable fondation du Quartier Latin et de ses nombreux collèges. Le Collège de Sorbonne, fondé en 1257 par Robert de Sorbon, confesseur de SaintLouis, éclipsera tous les autres et donnera son nom à l’Université. Les XIIIe et XIVe siècles seront féconds en création de collèges, sur le versant nord de la Montagne. Ils sont le reflet du rayonnement de l’Université de Paris tant auprès de notables régionaux que des « nationalités » européennes : Écossais, Allemands, Italiens, Suédois et bien d’autres, dont les Irlandais ; leur magnifique Collège – rue des Irlandais – est le dernier survivant de ces établissements fondés au Moyen Âge, magnifiquement rénové par la République d’Irlande en l’an de grâce 2002. Louis XI autorise la création par l’Université en 1469 d’une École de Médecine rue de la Boucherie – ou Bucherie – où sera autorisée en 1474 la première opération chirurgicale de la « pierre » – le calcul biliaire – sur un archer condamné à être pendu ; on dit qu’il en réchappa et fut pensionné par le Roi… La Renaissance amène des préoccupations intellectuelles nouvelles et le poids que l’Église a repris sur la Sorbonne ne satisfait pas les esprits « libéraux » : en 1530 François Ier de retour d’Italie va créer, sur la demande de Guillaume Budé son « maître de librairie », presque en face de la Sorbonne, un lieu d’enseignement qui deviendra le Collège de France. Les nouvelles disciplines enseignées sont encore ignorées de l’Université, les cours sont gratuits et ouverts à tous et à toute connaissance : « DOCET OMNIA ». Un siècle plus tard, Richelieu crée, non loin du palais du Luxembourg, l’Académie Française en 1635 qui sera suivie de quatre autres académies sous le règne de Louis XIVe, dont l’Académie des sciences.
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Règne déterminant en effet pour les sciences puisque, après l’Académie des sciences fondée en 1666 par le roi, les savants étant choisis par Colbert, Louis XIV crée en 1672 l’Observatoire de Paris à la barrière d’Enfer, et c’est aussi sous son règne que Tournefort développe le Jardin Royal des Plantes déjà créé sous Louis XIII, qui deviendra le Muséum National d’Histoire Naturelle après la Révolution. Les trois pointes du triangle de la Montagne SainteGeneviève savante « moderne » sont ainsi posées à la fin du XVIIe siècle : le quai Conti face au Louvre, la barrière d’Enfer et le Jardin des Plantes. Le XVIIIe siècle poursuivra l’enrichissement de cette relation, ancienne mais essentielle, entre le Pouvoir et le Savoir, mais le Croire est de plus en plus laissé de côté. La science est maintenant pleinement dégagée de la théologie et reconnue aussi bien dans sa dimension théorique qu’utilitaire : on approfondit la connaissance de la nature et on décrit l’industrie humaine ; c’est l’esprit de l’Encyclopédie. Il n’est plus iconoclaste de vouloir expliquer le monde pour le changer. Dieu devient plus abstrait et l’homme peut agir sur une nature ainsi « désenchantée »3. Cette action sur le réel n’est plus seulement le fait de l’artisan qui, depuis des millénaires, exerce une pratique faite avant tout d’expérience, mais elle concerne maintenant le savant qui cherche l’explication du monde, puis permet d’agir sur la matière grâce à la connaissance des causes, savant qui deviendra ainsi un des piliers de l’industrie naissante. On va donc créer des lieux d’enseignement pour former des hommes « ingénieux », les ingénieurs, dont l’action sur la matière reposera sur la connaissance, le savoir et la transmission des savoir-faires. C’est le siècle de la création des Écoles, toujours sur cette Montagne où s’est accumulé le savoir : - École des Ponts et Chaussées, par Louis XV, en 1716 et confirmée en 1747 ; - École des Mines, par Louis XVI, en 1783 ; - École Normale Supérieure, par la Convention, en 1794 ; la date « 9 Brumaire An III » figure au fronton ; 3 C’est-à-dire que le fonctionnement du monde n’est plus explicité par l’« enchantement » ou la superstition ; ce mouvement est progressif au cours des millénaires et variable selon les civilisations. Voir le livre de M. Gauchet, « Le Désenchantement du Monde », Paris NRF, 1980.
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- École Polytechnique, par la Convention, en 1795 ; - le Muséum d’Histoire Naturelle, par la Convention, prenant la suite du Jardin Royal des Plantes. Après la Révolution, les différents pouvoirs du XIXe siècle poursuivront cette concentration sur la Montagne : - École des Chartes, en 1826 ; - Institut Catholique de Paris, en réaction à l’anticléricalisme universitaire, en 1875 ; - École Municipale de Physique et Chimie Industrielles de la Ville de Paris, EMPCI, en 1882 ; - Institut National Agronomique, en 1882 ; - Faculté de Pharmacie, en 1882, précédemment située au Jardin des Apothicaires devenu l’ « Agro » de Paris ; - École de Chimie de Paris, en 1896 ; - deux établissements – la « Catho » et l’EMPCI – ne sont pas créés par la puissance publique, mais la gestion du diplôme sanctionnant les études reste du ressort conjoint de l’Université et de l’État. Le XXe siècle ne sera pas en reste avec la création du campus « ULM-Curie-Saint-Jacques »4 et de ses nombreux Instituts spécialisés : Institut Océanographique, Institut du Radium, Institut de Géographie, Institut Henri Poincaré en mathématiques, Institut de Biologie Physico-Chimique, Institut et Hôpital Curie, et après 1945 la IVe République poursuit l’ouvrage en installant la nouvelle Faculté de Médecine rue des Saints-Pères et les campus universitaires de Jussieu et Censier.
Acrostiche de PARIS par Pierre Grosnet, poète contemporain de François Ier.
Paisible domaine Amoureux vergier Repos sans danger Iustice certaine Science haltaine C’est Paris entier.
4 Voir les « Parcours des Sciences sur la Montagne Sainte-Geneviève », Association des Parcours sur la Montagne, Ginette Gablot.
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Dans l’ombre des savants Restés dans l’ombre à côté de la renommée intellectuelle, européenne et mondiale, de l’enseignement parisien, et pourtant indispensables pour faire progresser la connaissance scientifique, les constructeurs d’instruments allaient eux aussi évoluer dans le paysage, trouvant leurs origines dans divers métiers.
L’horlogerie, mère de la mécanique de précision… Pour aborder l’histoire de la construction des instruments scientifiques et de mesure, il est indispensable d’évoquer rapidement celle de l’horlogerie qui va, dès les origines, lui apporter son indispensable maîtrise du travail fin des métaux. L’horloger est sans doute le premier artisan sachant mettre en œuvre simultanément un grand nombre de techniques : travail et traitement des différents métaux, division du cercle, mesure linéaire fine et précise. Et c’est un artisan conservant une approche presque toujours scientifique de la mesure d’une grandeur totalement abstraite : le temps. C’est très tôt, dès le XIVe siècle, que la mesure du temps5 revêt un double caractère utilitaire et aristocratique, favorisant ainsi le développement d’artisans qui sont aussi des artistes, recherchant pour leurs instruments aussi bien l’exactitude du fonctionnement que l’esthétique dans la présentation. Ainsi à Paris, Charles V désigne en 1377 « Maître Pierre de Ste Beate notre orlogeur », puis Charles VI fait présent d’une horloge à la reine Isabeau construite par « Gilequin Prandol » en 1401, et Louis XI commande en 1481 trois « orloges » portatives à « Jehan de Paris, orlogeur ». Si la cour de Paris est friande de ces cadeaux précieux, leur technique de construction n’en vient pas moins d’Italie et d’Allemagne, de Suisse aussi. C’est déjà autour du Louvre que François Ier donnera une organisation à cette nouvelle corporation par lettres patentes de juillet 1544 à « sept maîtres orlogeurs demeurant en notre ville de Paris ». Paris mais aussi Blois, où séjourne régulièrement la Cour, sont alors les deux principaux foyers de l’horlogerie française.
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« La Mesure du Temps », Pierre Verlet, Draeger, Paris, 1970.
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À cette même époque toutes les cours d’Europe veulent se distinguer par des horloges et pendules raffinées ; en témoignent les acquisitions connues de Laurent le Magnifique en 1492 en Italie, de Charles Quint en Espagne, de Henri VIII en 1547, ou des cours allemandes. Chaque prince veut développer son artisanat de prestige, permettant distinctions et cadeaux. En France, un nouvel élan et une nouvelle organisation seront donnés par Henri IV lorsqu’il installe, sous la nouvelle galerie du Louvre destinée principalement à la peinture, des artisans spécialistes des produits de luxe et maîtrisant de nouvelles techniques, dont les horlogers. Venue d’Allemagne, de Suisse, d’Alsace, attirée, reconnue et encouragée par la Cour, l’horlogerie sera donc à l’origine du perfectionnement des techniques de travail fin des métaux, indispensables au développement de la mécanique de précision. Les constructeurs d’instrument pourront alors progressivement articuler leurs divers savoir-faires de la mesure et de l’optique, venue quant à elle d’Italie à partir du XVIe siècle. Ainsi, mariant habilement l’optique et la mécanique de précision, ces artisans réaliseront pour les savants les instruments de la mesure du temps et de l’espace. C’est aussi dans les principautés italiennes de la Renaissance qu’apparaît dès le XVIe siècle le goût pour les cabinets de curiosités mécaniques et physiques, dont le XVIIIe siècle marquera l’épanouissement en France et dans l’Europe des Lumières. Disposer de ces savoir-faires technologiques précis et efficaces était une condition du progrès matériel : nombre des idées scientifiques déjà conçues et exprimées dans l’Antiquité méditerranéenne – à Alexandrie, Millet, Éphèse, Syracuse – n’ont pu avoir de développement concret faute d’une technologie fine pour leur mise en œuvre.
Artisan en instruments scientifiques, un nouveau métier apparaît Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles et dans plusieurs foyers européens se développe un véritable métier de constructeur d’instruments scientifiques qui se démarque
Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
progressivement de l’horlogerie, de l’orfèvrerie6, de la fonderie, de l’armurerie, de l’émaillerie, de la coutellerie et de nombre de corporations établies. En France et surtout à Paris, ces dernières ne vont pas volontiers laisser libre exercice à ces nouveaux artisans qui ne sont pas des maîtres patentés, faute de corporation reconnue. Ces corporations, héritières d’une organisation correspondant aux besoins économiques de la fin du Moyen Âge, feront constamment l’objet de réglementations royales mais aussi de remises en causes périodiques, jusqu’à leur disparition à la Révolution.7 Pour attirer dans le royaume de nouvelles activités jugées indispensables, les rois nomment dès le XVe siècle des « marchands et artisans suivant la cour » dégagés de tout lien corporatif, et des « ouvriers en chambre » travaillant sur commande. Henri IV confirme leurs privilèges et en installe certains au Louvre. Parmi les 140 corporations définies au XVIIIe siècle, 7 peuvent concerner les artisans produisant des instruments scientifiques : horlogers, balanciers, faiseurs d’instruments mathématiques, cadraniers, graveurs, miroitiers, émailleurs. L’édit d’août 1776 réduit le nombre de corporations parisiennes à 44, où 3 peuvent inclure ces artisans : horlogers, balanciers, fondeurs, doreurs et graveurs sur métaux. Mais quelques opticiens réputés de la fin du XVIIIe siècle auront des démêlés avec les corporations installées. Dessins des esquisses, alignements des pièces, division et graduation précises des cercles et des échelles, fixation des lentilles et miroirs, taille d’engrenages, tournage, usinage, ajustage et polissage fin des pièces, revêtement, protection, choix des métaux selon leurs diverses fonctions, traitements thermiques, assemblages vissés, collés, à force, ébénisterie des cadres et supports : les apports des techniques mises en œuvre dans les instruments viennent de nombreux métiers mais principalement de l’horlogerie, et de l’optique. L’articulation de savoirfaire issus de différents métiers, et de techniques de diverses origines, va véritablement créer la spécificité de ce nouveau métier : les constructeurs d’instruments scientifiques.
6 Il y aurait eu plusieurs centaines d’orfèvres à Paris vers 1400 (exposition « Paris 1400 » au Louvre, juin 2004). 7 Voir Marcel Marion, « Dictionnaire des Institutions de la France » p. 145 et s. ; Paris, Picard, 1968.
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Une demande spécifique : nouveaux besoins scientifiques et curiosité éclairée Ces instruments peuvent être qualifiés de « scientifiques » dans la mesure où l’idée qui a présidé à leur conception, ainsi que leur fonctionnement, reposent sur une connaissance scientifique ; de même, leur finalité reste la mesure chiffrée et fidèle d’une grandeur matérielle : c’est la base de toute démarche scientifique visant à comprendre un phénomène8. Mais leur utilisation va dépasser progressivement le strict champ de la connaissance scientifique pour investir de nouveaux domaines. Quelles sont les nouvelles utilisations de ces instruments, et qui en sont les utilisateurs ? Comment évolue la demande d’instruments au cours de ces deux siècles ? L’ouvrage de Maurice Daumas9 est précieux sur ce sujet et il est intéressant d’en extraire quelques constats qui mériteraient sans doute aujourd’hui une étude plus approfondie. Au XVIIe et XVIIIe siècles ce besoin nouveau d’instrumentation est soutenu, à côté des utilisations astronomiques et maritimes, par la demande des cénacles et institutions où se développe la science, par l’engouement des classes aisées pour la curiosité scientifique, mais aussi par une demande plus utilitaire en croissance durant ces deux siècles. On peut esquisser une typologie de ces différentes utilisations de l’instrument scientifique durant cette période : - l’astronomie reste la reine des sciences, aussi bien dans ses présupposés cosmogoniques que dans ses applications ; c’est le progrès optique et mécanique de l’instrument d’astronomie de position, progrès des lunettes et télescopes, qui amorcent leur longue évolution ; - la navigation requiert des instruments sans cesse plus performants, la concurrence militaire et commerciale entre les puissances maritimes s’attisant depuis le XVIe siècle sur tous les océans. La mesure précise du temps et de la hauteur des astres est indispensable pour connaître en latitude et longitude la position des navires, celle des côtes et des îles, conduisant à des progrès importants des instruments d’astronomie nautique et de géodésie ; 8 9
Lord Kelvin estimait qu’« il n’est de science que ce que l’on peut mesurer ».
Maurice Daumas, « Les Instruments Scientifiques au XVIIe et XVIIIe siècles ». Paris, PUF 1953 réédition J. Gabay, Paris 2003.
Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
- l’exploration de la planète à partir du XVIIIe siècle, la géographie et la mesure de la terre, mais aussi plus localement la topographie et l’arpentage ; - la fixation précise des étalons pour les mesures, tant officielles et commerciales que scientifiques, des poids et des longueur, du temps, puis des étalons des grandeurs physiques, températures, pressions, etc. - les lieux de la recherche et de l’enseignement des mathématiques, des sciences physiques et naturelles : université, observatoire, collège, laboratoire ; - les cabinets de curiosité du XVIIIe siècle ; - l’industrie naissante qui apparaît dans certains pays a besoin, elle aussi, d’instruments de mesure, applications immédiates de l’instrument scientifique. L’Encyclopédie est la belle illustration de la proximité nouvelle entre ces deux usages de l’instrument : la science et l’industrie. Il faut aussi remarquer que, au XVIIIe siècle, l’engouement des classes aisées pour les cabinets de physique apporte aux artisans constructeurs, par ses achats d’instruments, une activité soutenue et donc une certaine aisance, probablement plus que les commandes de l’État qui reste chiche et velléitaire. Et pourtant, ce sont les savants, pauvrement dotés par le Prince, qui font évoluer pour les besoins de leurs recherches les réalisations de ces constructeurs vers de nouveaux instruments, vers une meilleure qualité et des performances scientifiques sans cesse accrues. Rue Saint-Jacques, aussi bien l’Abbé Nollet, au Collège de Navarre10, que Sigaud de Lafont, dans son Cabinet de Physique, seront des pédagogues, des démonstrateurs, des vulgarisateurs, mais aussi des initiateurs de la construction d’instruments. Il est aussi fait mention d’une douzaine d’observatoires astronomiques particuliers dans Paris au XVIIIe siècle, principalement sur la Montagne, rue des Postes, rue de l’Estrapade et dans de nombreux collèges. L’histoire de ces constructeurs d’instruments scientifiques a été remarquablement étudiée par Maurice Daumas11
10 Futur Collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques. Une belle collection d’instruments pédagogiques de cette époque se trouve au Musée de l’Hôtel Gouin à Tours (37), provenant d’Amboise. 11
Maurice Daumas, Les instruments scientifiques aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit.
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pour les XVIIe et XVIIIe siècles et par Jacques Payen12 pour le XIXe siècle. De nombreuses monographies ont été écrites par Alain Brieux13, Anthony Turner14 et Paolo Brenni15. Très récemment Franck Marcellin a édité un Dictionnaire des fabricants français d’instruments de mesure du XVe au XIXe siècle16 qui présente un utile inventaire et renvoie aux autres auteurs ainsi qu’aux objets actuellement connus. Les collections de plusieurs établissements d’enseignement supérieur dont l’École Polytechnique, l’ESPCI, l’École des Mines, les travaux fouillés de H. Chamoux17 sur les collections des établissements secondaires sont autant de sources riches et précises. Nombre d’Universités et de Musées en France, en Europe et en Amérique du Nord possèdent une grande quantité d’instruments, illustrant ainsi leur diffusion principalement aux XVIIIe et XIXe siècles. Au cours des années 2004 et 2005 se sont tenu trois expositions présentant le patrimoine lié à trois grandes écoles : l’Espace des Sciences de Paris à l’ESPCI ouvert en octobre 2004, l’exposition « Une Grande École dans la Grande Guerre » à l’École Polytechnique à Palaiseau et « Parcours de Centraliens » au CNAM. Parmi les sources actuelles, à côté des inventaires du CNAM et des travaux de Ginette Gablot, et de Thierry Lalande, on doit aussi mentionner d’intéressants catalogues de vente aux enchères, l’engouement récent pour les instruments anciens se nourrissant de la dispersion de plusieurs importantes collections privées. Quelques guides mentionnent des lieux intéressants, dont les Parcours des Sciences sur la montagne Sainte-Geneviève18 et le Guide du Paris Savant19. Malgré cet engouement nouveau, il reste à écrire une histoire d’ensemble des constructeurs et de leurs instruments, depuis la Renaissance jusqu’à ce proche XXe siècle encore trop récent pour être bien connu. 12
Payen, « Les constructeurs français au XIXe siècle », CNAM.
13
Dont la belle réédition en 1980 du catalogue « L’Industrie Française des Instruments de Précision », originellement édité après l’exposition de 1900 par le Syndicat des constructeurs en instruments d’optique et de précision, aujourd’hui épuisée. 14 Dont l’ouvrage « Les Instruments Scientifiques », éditions Fabbri, Paris 1991. 15 Paolo Brenni a publié un grand nombre de biographies de constructeurs français dans le bulletin de la British Scientific Instruments Society. 16
Chez l’auteur, 7 rue Jaubert, 13100 Aix-en-Provence, octobre 2004.
17
Voir le site internet de l’INRP, « Chamoux+INRP », 2001-2002.
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Un territoire bien défini : l’Académie, l’Observatoire, le Jardin du Roi Au cours de ce long commerce des idées et des connaissances, il est intéressant de suivre les localisations successives, au fil des siècles, des constructeurs français. Ils sont très majoritairement parisiens. Si l’on trouve un certain nombre d’ateliers dans le Marais et dans plusieurs faubourgs du nord et de l’est de Paris, ils sont principalement installés en trois lieux du vieux Paris : tout d’abord dans la Galerie du Louvre, puis, dès le milieu du XVIIe siècle, dans l’Ile NotreDame – future Île de la Cité – et surtout rive gauche, sur la montagne Sainte-Geneviève et alentours, à proximité des lieux où progressent les sciences. C’est donc là que le mouvement sera donné, dans ce triangle de la connaissance scientifique que constitue l’Académie des sciences, l’Observatoire, et le Jardin du Roi – devenu le Muséum à la Révolution – et, durant trois siècles et demi, dans cet extraordinaire foyer intellectuel les savants, les chercheurs et les enseignants dialogueront avec les deux familles d’artisans qui leur sont indispensables : les imprimeurs-éditeurs et les constructeurs d’instruments scientifiques qui nous intéressent particulièrement ici.
À la Galerie du Louvre, des artisans réputés mais peu nombreux, de Henri IV à la Révolution C’est par un édit de 1608 que Henri IV incite les horlogers et constructeurs à s’établir en ce lieu protégé de la jalousie des corporations établies. Il faut d’ailleurs rappeler que l’Académie des sciences, créée en 1666, s’installe de 1699 à 1793 dans cette Galerie, avant de passer sur la rive gauche au quai Conti au XIXe siècle. On peut identifier plusieurs constructeurs d’instruments installés dans cette Galerie aux XVIIe et XVIIIe siècles : - Trois ouvriers logés au Louvre, dont Alleaume (instruments de mathématiques), sont mentionnés dès 1608, aux côtés des horlogers. 18
Association pour les Parcours des Sciences.
19
Aux Éditions Belin, Paris.
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- P.-C. LEBAS, opticien fournisseur de l’observatoire, y est établi vers 1669 jusqu’en 1721. La maison est alors très réputée ; après son décès en 1677 sa veuve et son fils prennent sa suite et travaillent pour Huygens qui les apprécie particulièrement pour la confection de ses microscopes. - LANGLOIS, élève de Butterfield, s’installe « aux Galeries » vers 1730 jusqu’en 1750 ; il y sera le constructeur officiel des astronomes français et de plusieurs expéditions scientifiques dont celle de Humboldt. - On y trouve aussi PASSEMENT, opticien, de1738 à1769.
Dans l’Ile de la Cité, de Louis XIV à la Restauration Très tôt, des horlogers puis des opticiens vont traverser la Seine pour s’établir dans l’Île Notre-Dame – la future île de la Cité – et surtout au nord sur le Quai de l’Horloge-duPalais. Il s’agit de l’ancien Palais Royal devenu Parlement puis Palais de Justice, et cette rive sera appelée aussi « Quai des Morfondus » sans doute en référence à cette fonction judiciaire.
L’horloge du Palais.
La présence de la belle horloge du Palais, dont la première est installée ici par Charles V en 1370, n’est sans doute pas étrangère au choix de cet emplacement par les artisans. Les parlementaires et la basoche sont de bons clients pour les horloges et les lunettes. Les artisans occupent des boutiques et des ateliers, parfois très étroits, adossés aux murs extérieurs du bâtiment royal et pourront être nombreux à certaines époques comme on peut le voir sur les gravures du XVIIe siècle, à tel point que le quai nord de l’île sera aussi appelé « quai des Lunettes ». Ces artisans installés en ville et non plus dans la Galerie du Louvre auront chacun leur enseigne, qui fait presque toujours référence à un instrument – bien peu font référence à la religion. Souvent transmises avec les fonds de commerce, certaines enseignes dureront un siècle comme : « À la Sphère » de 1660 à 1788. Plusieurs se transmettront par des alliances familiales. Mais le manque de place fera émigrer les meilleurs vers la rive gauche ou des quartiers plus commodes. Un des premiers ouvriers ici mentionné, installé sans doute vers 1660 jusque vers 1700, est « Guillaume Ménard,
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marchand miroitier pour les faits d’optique, à Paris, quay de l’Horloge-du-Palais, dit des Morfondus, à l’enseigne du Bon Pasteur ». Il est lui aussi apprécié par Huygens ; il se dit miroitier, appartenance corporative oblige, mais sa spécialité reste encore un peu floue : « les faits d’optiques ». CHAPOTOT père puis fils, de 1660 à 1720, est mécanicien associé à l’opticien Lebas déjà mentionné dans la Galerie du Louvre, « machines et instruments de cuivre », enseigne « À la Sphère », puis Lordelle, neveu par alliance de Langlois, d’abord au Louvre puis au quai en 1728. LE MAIRE cité en 1675 « sur le quai des Morfondus, Au Cercle Divisé », est distinct des Le Maire ci-dessous. SAUTOUT-CHORAY, 1682-1714. BION est un artisan important par ses réalisations et ses écrits techniques ; il est installé vers 1680 « Au Soleil d’Or » puis « Au Quart de Cercle », et son fils lui succède en 1731 jusque vers 1750 ; marié avec la fille de Delure il réunit donc deux fonds importants.
Le microscope de Buffon par Chapotot.
Les LE MAIRE père puis fils seront présents de 1720 à 1760 « Au Génie de Paris ». BERNIER vers 1727 à 1750 ; peut-être en 1778 à l’enseigne « Au Niveau ». CANIVET, le neveu de Langlois du Louvre et cousin de Lordelle, s’installe « À la Sphère », reprenant ainsi vers 1756 l’enseigne créée par Chapotot vers 1660. Il y sera présent jusqu’à sa mort en 1774, puis Lennel « artiste connu pour son habileté » lui succède en gardant l’enseigne « À la Sphère » mais transfère sa maison quai de l’École (?). Sa veuve prendra sa suite jusqu’en 1788. Cette enseigne aura duré plus de 120 ans… MARIE, puis sa veuve, de 1736 à 1760. PUTOIS, 67 quai de l’Horloge « Au Griffon », succède à la Vve Marie, et à qui succédera le fils de Louis-Vincent Chevalier en conservant la même enseigne. Sans doute encore une enseigne qui dure plus d’un siècle. Nicolas-Jacques BaRADELLE tient l’enseigne « À l’Observatoire », de 1725 à 1770 ; son fils Nicolas-Eloi lui succède en 1771, puis déménage quai Bourbon. SAY vers 1754, ainsi que SEGARD « À la Couronne d’Or » la même année.
« Au Griffon », successeur Rochette puis auquel succédera Canale, graveur de médailles. Collection Canale.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
Sept « constructeurs opticiens » sont mentionnés quai de l’Horloge entre 1767 et 1772. NAVARRE vers 1769. MEURAND d’abord rue du Cloître Saint-Jacques en 17501766, puis rue St Louis en 1766, enfin au 45 du quai de l’Horloge en 1771. Cesse son activité en 1780 et son fils lui succède. ROCHETTE vers 1805 au 49 du quai de l’Horloge. Louis-Vincent Chevalier s’installe en 1765 au 31 puis aux n° 21, 67 (ex Putois), suivi par son fils au 69 du Quai, à l’enseigne « Au Microscope Achromatique ». La dynastie Chevalier acquit rapidement une excellente réputation dans la fabrication des microscopes achromatiques, et c’est dans leur atelier que C.-S. Nachet fait ses premières armes. Au 67 de ce quai, durant plus d’un siècle de 1736 à 1840, quatre opticiens vont donc se succéder : Marie, puis sa veuve, puis Putois, puis Chevalier, et aujourd’hui Canale. Jean-Gabriel-Augustin CHEVALLIER « tint boutique à partir de 1796 à l’angle du Pont-Neuf et du quai de l’Horloge. Il signait l’Ingénieur Chevallier et longtemps après lui, une maison d’optique portant ce nom comme enseigne demeura installée à l’angle du quai des Orfèvres ». Ce texte de Maurice Daumas écrit en 1953 trouve une résonance actuelle puisque Mr Ollendorf, opticien, tient toujours en 2004 un magasin d’optique rue des Pyramides dont la vitrine fait référence à « l’Ingénieur Chevallier, depuis 1740 ». POUVILLON, successeur de Carrochez, vers 1833. Dans d’autres rues de l’île, on trouve aussi CHOREZ dès 1616 jusque vers 1630 « dans l’île Nostre Dame, Au Compas », DELURE vers 1695, place du Marché Neuf « À l’Image Notre-Dame » puis vers 1723 quai de l’Horloge, RICHER, 22 rue Calandre, passage du Marché Neuf vers 1782 ; trois générations se succèdent en optique et instruments de mesure, jusque vers 1870. D’origine suisse, deux constructeurs apparus quai de l’Horloge à la fin de l’Ancien Régime tiennent une place à part : appartenant plutôt au XIXe siècle, ils auront une longévité remarquable car ils sauront adapter leur métier et leurs techniques pour rester au service d’une science évoluant rapidement depuis la Révolution.
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Abraham BREGUET, né à Neuchatel en 1747, installe son premier atelier d’horloger au quai de l’Horloge vers 1775. Disposant d’une réputation déjà acquise à la fin de l’ancien régime, l’activité des premières années du XIXe sera très importante pour cette entreprise où se succéderont de brillants ingénieurs au fil de quatre générations de la famille Bréguet. L’électromécanique devient rapidement au fil du XIXe siècle une de leurs spécialités dont la machine de Gramme20 vendue dès les années 1850 à plusieurs centaines d’exemplaires. Ce changement de dimension nécessite le transfert de l’entreprise Boulevard Montparnasse puis rue Didot. Important constructeur de mécanique et d’électricité à la fin du XIXe siècle, l’entreprise sera un des pionniers de l’aéronautique au XXe siècle ; elle poursuivra ses fabrications jusque vers 1970 et sera reprise par Dassault Aviation. Sans aucun doute, c’est le plus durable et adaptable des constructeurs durant deux siècles : horlogerie, mécanique, électricité, aéronautique. Noël-Jean LEREBOURG (1761-1840) s’installe à 18 ans, et il est présent en 1795 au 13 place du Pont-Neuf « au coin du quai de l’Horloge ». Devenu rapidement un opticien renommé, grâce à ses microscopes et télescopes, il vend les appareils de sa fabrication et d’autres aussi, ainsi que des instruments importés notamment d’Angleterre. Sa maison aura une longue existence grâce à plusieurs associations, notamment celle de son fils Louis Lerebourg (1804-1867) avec Louis Secrétan en 1847 qui, originaire de Lausanne, arrive à Paris en 1844. Le fils puis les cousins de Secrétan dirigeront l’affaire jusqu’en 1906. En 1901, « G. Secrétan dirige personnellement ses ateliers de construction et de réglage situés 13 place du Pont-Neuf et 28 place Dauphine »22. Mais au début du XXe siècle l’entreprise devra migrer vers le quartier de l’Observatoire. 20 Construite à partir de 1845, elle permet de produire l’électricité nécessaire pour les expériences scientifiques, et de s’affranchir quelque peu de ces piles sales et malodorantes qui poussèrent Zénobe Gramme, menuisier « rampiste », à inventer sa machine : « Ne pourriez-vous faire votre électricité plus proprement ? » disait-il aux ouvriers d’un atelier de « galvanisation ». 21 On désigne par « Fonds X » le fonds documentaire et instrumental de l’École Polytechnique, illustré par le document édité en 1997. 22 Catalogue 1901-1902 de « l’Industrie Française des Instruments de Précision », rééditions Alain Brieux, Paris 1981, op. cit.
Machine dynamo-électrique de Gramme, par Bréguet, vers 1850 (Fonds X)21. Ventilateur industriel électrique Breguet, 1895 (Lafargue).
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Dès le XVIe siècle, des enseignes répertoriées Dès la fin du XVIe siècle des artisans sont établis rive gauche sur la Montagne Sainte-Geneviève et alentours, à proximité des lieux de connaissance où se développe la science. On a identifié BERNARDIN à la porte Buci vers 1571, mais Philippe DANFRIE est plus connu ; installé vers 1580 rue des Carmes « Au Mirouer », il est constructeur d’instruments astronomiques, inventeur du « graphomètre », instrument d’arpentage qui sera très longtemps utilisé et dont il décrit l’usage avec clarté et précision, « pour dessiner les plans des villes ou de forteresses, mesurer les différentes parties d’un bâtiment ou d’un champ de forme irrégulière »23. En 1642, LEBRUN est installé rue Saint-Jacques « Au Globe Terrestre », et vers la même époque LECLAIR rue Dauphine « À l’Image Notre-Dame ».
Graphomètre, par Butterfield (CNAM).
BUTTERFLIED, d’origine anglaise, s’installe vers 1680 au faubourg Saint-Germain, rue Neuve-des-Fossés (probablement près de l’abbaye de Saint-Germain des Prés), à l’enseigne « Aux Armes d’Angleterre ». Artisan cultivé, il publie plusieurs opuscules sur des instruments nouveaux et crée un cadran solaire qui rend vite célèbre son atelier et ses productions. Nombre d’instruments porteront la mention « selon Butterfield » et son influence sur le milieu des constructeurs sera durable. Et aussi : - POUILLY est présent, à partir de 1683, rue Dauphine, avec pour enseigne « Au Compas Marin » ; - GEORGES puis son fils, quai de Conti, puis rue Dauphine ; - CHIQUET, de 1730 à 1793, rue du Haut-Moulin près du pont de la Raison, ancien pont Notre-Dame ; - LETELLIER, à partir de 1777, quai des Augustins et rue Saint-Jacques ; - LAUVEL au Cloître Saint-Benoît ; - ROBIQUEAU rue Saint-Jacques vers 1781 ; 23 Extrait du texte très détaillé de Anthony Turner, qui décrit l’appareil dans son ouvrage « Les Instruments Scientifiques », op. cit., p. 19. L’illustration du graphomètre est tirée du même ouvrage.
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- THOMIN rue Saint-Jacques « Au Miroir Ardent » ; - CARROCHEZ, ouvrier pour l’Abbé Rochon, est mentionné au Pont Notre Dame puis son atelier au Collège de France ; il est connu pour ses lunettes astronomiques ; - BARADELLE fils, de 1774 à 1808 rue des Postes. Il y poursuit l’activité de son père plutôt tournée vers les instruments de mathématiques. En haut de la Montagne de 1725 à 1763 s’établit Claude PARIS, « À l’Estrapade », suivi par son fils. Il travaille avec son beau-frère l’opticien GONICHON, de 1750 à 1775, installé rue des Postes (rue Lhomond actuelle), comme « marchand miroitier privilégié suivant la cour » c’est-à-dire probablement hors des corporations. Lunettes, télescopes, microscopes, machine à polir les miroirs, une belle production. Étienne LENOIR est un important mécanicien, constructeur de nombreux instruments à partir de1772, installé 14 rue Cassette vers 1825 où son élève MABIRE lui succède ; il emploierait 7 ouvriers en 1792. Ingénieur breveté du Roi en 1788, « il fournit toutes les grandes entreprises géodésiques et expéditions maritimes officielles »24. Il réalise le cercle à réflexion de Borda en 1772, puis en 1792 les étalons des poids et mesure ainsi que « les instruments employés par Delambre et Méchain pour la mesure de l’arc du méridien terrestre », et divers instruments dont un mètre étalon pour l’expédition de Humboldt. Nicolas FORTIN est sans doute le plus renommé des « mécaniciens » de la fin du XVIIIe siècle, actif de 1735 à 1831. Son atelier se trouve rue de la Sorbonne, puis rue de la Montagne Sainte-Geneviève, puis dans l’École Centrale du Panthéon logée dans l’abbaye de Sainte-Geneviève – futur lycée Henri IV –, enfin en 1819 dans le même quartier rue des Amandiers – actuelle rue Laplace –, dans les murs de l’ancien Collège des Grassins dont subsiste aujourd’hui la porte ; il y succède probablement à Cauchoix. Il travaille pour tous les physiciens du XVIIIe et construit des balances notamment pour Lavoisier. Il établit le kilogramme étalon utilisé par Gay-Lussac, construit un baromètre transportable renommé, et présente à l’Académie des sciences en 1778 une machine pneumatique à deux corps. Après l’exécution de Lavoisier le 10 novembre 1794 par la 24 Extrait de l’ouvrage de Frank Mercelin, « Dictionnaire des fabricants français d’instruments de mesure », Aix-en-Provence, 2004, ainsi que la citation suivante.
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Convention, Nicolas Fortin fera l’inventaire de ses instruments. Son activité se poursuivra au XIXe siècle. Robert-Aglaé CAUCHOIX construit de 1800 à 1810 des instruments de physique, principalement d’optique, et s’installe d’abord au Collège des Grassins, rue des Amandiers SainteGeneviève – l’actuelle rue Laplace –, puis 27 quai Voltaire. Cité par Arago pour ses lunettes, il est né en 1776 et, après ses études au Collège de Navarre, commence son activité vers 1803. Il exportera en Angleterre grâce à la qualité de ses optiques. En 1836 son affaire sera cédée à son neveu Rossin. Les frères DUMOTIEZ, Louis Joseph et Pierre-François, ont créé vers 1780 un des plus importants ateliers pour la construction de matériel de physique, notamment une pompe à compression, des machines pneumatiques et plusieurs appareils pour le physicien Charles, dont l’épouse inspira Lamartine. Leur réputation s’établit vite et ils reçurent nombre de récompenses. Ils étaient installés 2 rue de Jardinet, de 1780 jusque vers 1810, puis rue des Fossés-SaintVictor jusqu’en 1815. Leur neveu Pixii sera un important constructeur du XIXe siècle. On pourrait mentionner aussi les frères LEPAUTE, mécaniciens horlogers et constructeurs d’instruments dès le milieu du XVIIIe siècle, et l’épouse de l’un d’eux, Nicole-Reine Lepaute, mathématicienne et astronome, amie de Lalande et du mathématicien Clairaut. Elle tient salon à l’Hôtel du Luxembourg25 dont les Lepaute construiront l’horloge ; la famille a donc de ce fait un lien intellectuel avec la Montagne Sainte-Geneviève. De très beaux régulateurs astronomiques sont construits au XIXe, ainsi que des sondeurs mécaniques pour l’océanographie et des mécanismes d’horlogerie pour les phares ; ils signent leurs appareils « Lepaute, horlogers des phares ». La maison Lepaute poursuivra jusqu’au XXe siècle la construction d’instruments de mesure et d’horloges mécaniques puis électriques ; l’horloger ATO reprend en 1967 la branche horlogerie électrique. La société Lepaute souscrira au capital de l’Air Liquide à sa création en 1902, tout comme les ingénieurs Gaiffe et Gallot. Une mention particulière peut être faite pour l’ABBAYE DE SAINT-GERMAIN DES PRÉS qui bénéficie d’un privilège d’établissement des artisans en dehors des corporations, et où l’on 25
L’actuel Sénat.
Les artisans des sciences, un savoir élaboré depuis la renaissance
trouvera deux constructeurs d’instruments au XVIIIe siècle. C’est tout d’abord MAGNY – 1736 à 1777 – situé « cour des Religieux », puis le constructeur de microscopes DOM NOËL vers 1750, qui y aurait dirigé quarante ouvriers avant de prendre la direction du Cabinet de Physique des Orléans à la Muette. À l’Observatoire Cassini « IV » va tenter d’organiser vers 1784-1786 un atelier pour plusieurs ouvriers qualifiés, afin de construire les grandes lunettes de la fin du XVIIIe siècle, avec MEIGNÉ, CHARITÉ et quelques autres. Ce sera un échec. Meigné « le jeune » se trouvera Cour du Commerce au Faubourg Saint-Germain jusqu’en 1807.
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Chapitre 8
Les grands constructeurs, du XIXe au XXe siècle Distinguer le XVIIIe du XIXe siècle se justifie pour plusieurs raisons : l’essor scientifique et technique donné par les nouvelles institutions de la Constituante à l’Empire, la création de grands établissements d’enseignement, l’impulsion technique donnée par les guerres de l’Empire, puis les importantes découvertes du siècle. C’est donc durant ce siècle que l’on verra véritablement se développer des constructeurs remarquables, d’ailleurs plus par la qualité de leurs réalisations que par la taille de leur entreprise. Certains, comme Nicolas Fortin, Breguet, Lerebourg, Lepaute, étaient apparus depuis les années 1770-1780 mais c’est le début du siècle suivant qui verra leur développement. La majorité d’entre eux se trouve sur la rive gauche, sur la Montagne Sainte-Geneviève et alentours. Il y a toutefois quelques brillantes exceptions dont Henri-Prudent Gambey (1787-1847), un des grands constructeurs d’instruments du début du XIXe siècle, dont Arago fait l’éloge. Installé Faubourg Saint-Denis, c’est chez lui que vont se former nombre de ses confrères plus jeunes dont Froment, (18151865) en 1840, 5 ans après sa sortie de l’X1 ; mais son atelier dirigé par son successeur Doignon rejoindra la rive gauche vers 1900, au 85 rue Notre-Dame-des-Champs. L’opticien Vion s’installe en 1832 au 38 rue de Turenne et sa marque est 1
On mentionnera sous la lettre « X » les anciens élèves de l’École Polytechnique, souvent avec rappel de leur année d’entrée.
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encore utilisée aujourd’hui pour des instruments marins. La dispersion géographique dans divers quartiers de Paris sera un peu plus marquée aux XIXe et XXe siècles qu’auparavant, tout en restant principalement orientée vers l’est et le nord de la capitale où se développe l’industrie, favorisée par la disponibilité de locaux et d’espaces moins chers qu’à l’ouest et par la présence d’un main d’œuvre compétente. N.C. PIXII, né en 1776 et neveu des frères Dumotiez, s’installe vers 1815 dans leurs deux locaux : 2 rue du Jardinet et rue des Fossés-Saint-Victor. Décédé en 1861 il sera un fournisseur de presque tous les laboratoires français. Son fils Antoine-Hippolyte Pixii a avait réalisé en 1832, sur les indications d’Ampère, la « machine de Pixii père et fils», appelée aussi « de Herschel et Babbage », qui est le premier alternateur électrique, appliquant dès 1832 la découverte de Faraday en 1831 du phénomène de l’induction d’un courant par un aimant tournant. L’atelier Pixii poursuivra son activité jusque vers 1860.
Machine magnéto-électrique de Pixii, vers 1840. (Fonds X.)
SOLEIL, DUBOSQ, PELLIN, de 1819 jusqu’à aujourd’hui, au fil des restructurations survenues entre les différentes branches d’activité. En 1819 François Soleil fonde une entreprise de construction d’« Instruments d’Optique et de Précision » et vient s’installer dès 1825 rue de l’Odéon et rue Monsieur le Prince dans le VIe arrondissement. Elle sera vite réputée pour la qualité de la réalisation des instruments conçus par Fresnel, Babinet, Arago, Gambey, Silbermann, Wheatstone. Lepaute était l’« horloger des phares », Soleil sera l’« opticien des phares » grâce au succès des lentilles de Fresnel. Son fils, puis le gendre de son fils Jules Duboscq poursuivent le développement de l’entreprise, qui produira de belles réalisations instrumentales pour Pasteur, Jamin, Dupré, Foucault, Becquerel, exportées dans tout le monde scientifique de l’époque. Entré dans cette entreprise renommée en 1883, Philibert Pellin en prend le contrôle en 1886 et maintient sa tradition de qualité pour nombre d’instruments comme ceux de Charles Féry ; son fils poursuivra la vie de l’entreprise jusqu’en 1941, fusionnant alors avec Deleuil. Tous les grands musées scientifiques présentent aujourd’hui des instruments Soleil-Duboscq-Pellin. En 1892 Amédée Jobin (X 1881) reprend une autre branche de l’entreprise, pour la spécialiser progressivement
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en optique et instruments de polarisation, et s’associe en 1911 avec son gendre, Yvon. L’entreprise Jobin-Yvon restera durablement un leader mondial pour certains appareils d’optique, d’analyse spectrale et de polarimétrie ; elle a été reprise il y a quelques années par une firme californienne, le groupe Horiba. Louis-Joseph DELEUIL né en 1795, s’installe à Paris en 1820 au 20 rue du Pont-de-Lodi. Spécialiste des balances de grande précision pour le Conservatoire et la Monnaie il recevra plusieurs distinctions, installera un magasin à Londres et travaillera pour nombre de savants. Il diffusera aussi les piles de Bunsen, et construira les machines pneumatiques perfectionnées par Babinet. Après 1852 son fils poursuit brillament la fabrication de balances jusque vers 1895, et l’entreprise se poursuivra jusque vers 1950 après la reprise de Pellin. E. EON s’installe en 1818 au 13 rue des Boulangers pour construire des baromètres – systèmes Fortin et Gay-Lussac – et des thermomètres ; il évoluera vers la fabrication d’instruments de météorologie et de physique au cours du XIXe siècle et sera encore présent à l’exposition de 1900. ÉTS DU Dr AAUZOUX, au 9 rue de l’École de Médecine, créés en 1822 et disparus en 2004 sont spécialisés dans le matériel médical. Johann BRUNNER, né en 1804 en Suisse, va tout d’abord apprendre son métier de mécanicien de précision à Vienne avec Starke, puis en 1828 à Paris avec Hutziger et Vincent Chevalier, qui forme aussi C.S. Nachet dans les mêmes années. Il crée son atelier « Jean Brunner » en 1830 au 34 rue des Bernardins, puis en 1845 au 183 rue de Vaugirard. À sa mort en 1862 l’affaire est reprise par ses deux fils et devient « Brunner Frères » qui perfectionneront les appareils de géodésie, devenant d’une précision remarquable. Les Brunner laisseront de magnifiques appareils d’astronomie et de géodésie articulant remarquablement mécanique et optique, mais au décès du dernier fils en 1895 l’affaire ne sera pas reprise. L. GOLAZ ouvre son atelier vers 1830 au 282 rue SaintJacques et 24 rue des Fossés-Saint-Jacques pour y construire, jusque vers 1889, de nombreux appareils : pompe à compression pour Regnault, Berthelot, thermomètre pour Rutherford, eudiomètre de Volta, actinomètre de Violle, appareils divers pour Gay-Lussac.
Piles de Bunsen.
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WIESNEGG fonde en 1831 un atelier de verrerie à proximité de l’École Normale Supérieure, ainsi que d’appareils de chauffage pour les laboratoires. Ses appareils seront utilisés par Pasteur et l’on dit que les biologistes normaliens venaient apprendre le soufflage du verre dans son atelier, au 19 rue Gay-Lussac : on mentionne Sainte-Claire Deville, Moissan, Le Chatelier, le Dr Roux, Pasteur. Devenue la STÉ LEQUEUX elle a poursuivi jusque dans les années 1980 la construction d’étuves et d’autoclaves pour la recherche et l’industrie. TONNELOT s’installe vers 1830 au 25 rue du Sommerard, pour construire des baromètres type Fortin, des thermomètres et divers instruments de météorologie ; il y sera toujours présent vers 1914. BOUQUETTE produit des microscopes au 9 rue Rollin, de 1842 à 1900. BARTHÉLÉMY-URBAIN BIANCHI est né en 1821 à Montpellier. Venu dès l’âge de 14 ans à Paris, il apprend durant cinq ans le métier de mécanicien chez Gambey. Il s’installe très jeune vers 1840 au 47 rue des Postes – devenue rue Lhomond (près du restaurant actuel « Chez Lena et Mimile » pour les habitués du quartier !). Il signe « ingénieur-mécanicien » plusieurs appareils dont une balance électro-magnétique pour Antoine César Becquerel, professeur au Muséum. Il construit aussi la sirène de Cagnard de la Tour pour la mesure des fréquences sonores, et de très nombreux appareils de physique qu’il perfectionne. L’affaire est reprise en 1896 par COLLOT, constructeur réputé de balances de précision installé en 1847 au 41 rue de l’École de Medecine. En 1901 la maison Collot se trouve 8 boulevard Edgar Quinet et 22 Boulevard Raspail, le magasin de vente restant 62 bis rue Monsieur-le-Prince. RUHMKORFF est né en 1803 en Allemagne et, après un apprentissage chez plusieurs constructeurs, installe vers 1839 son atelier rue des Maçons Sorbonne, l’actuelle rue Champollion. Il y construira, sur les idées de Nobili, le galvanomètre de Thomson, le thermo-multiplicateur de Melloni, un électro-aimant selon Faraday, et en 1851 la bobine d’induction qui porte son nom. Après son décès, son atelier en quasi faillite est repris en 1878 par J. CARPENTIER (X) qui en fera, avec
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l’apport intellectuel de nombreux savants comme Blondel, Le Chatellier, Desprez, d’Arsonval puis Ferrié dans le domaine des télécommunications, une très brillante affaire présente sur tous les domaines de l’électricité et du magnétisme, et déjà organisée selon des principes industriels. Elle s’établit 20 rue Delambre et le catalogue des années 1910 est particulièrement fourni tout en conservant en tête la mention « Ateliers Ruhmkorff ». Il s’élargit à de nouvelles activités, comme les appareils pour les Frères Lumière dès 1895, jusqu’à la fusion partielle avec d’autres constructeurs durant la première guerre mondiale pour constituer la CGR, Compagnie Générale de Radiologie, reprenant les initiales des trois constructeurs Carpentier, Gaiffe et Rochefort. Décédé en 1921 dans un accident d’auto, Jules Carpentier fut un des fondateurs de l’industrie de la mesure électro-magnétique française après 1880 : son catalogue ne comprend pas moins de 130 pages vers 1910. Une autre branche de sa société poursuivit son activité dans le domaine de la mesure électrique jusque dans les années 1950, la Sadir-Carpentier. Camille Sébastien NACHET, né en 1799, est apprenti chez Chevalier fils quai de l’Horloge vers 1830 et s’établit en 1839 au 17 rue Saint-Séverin. Spécialiste en microscopie, l’entreprise dirigée par une dynastie familiale sera le fournisseur reconnu de tous les biologistes du XIXe siècle dont Pasteur, et l’entreprise poursuivra brillamment son activité jusqu’en 1992. Il existe encore aujourd’hui une entreprise de microscopie qui poursuit en Bourgogne l’activité de Nachet avec son nom, dont le monogramme « N » figure toujours au 17 rue Saint-Séverin. Dans cette même activité, VERICK est constructeur de microscopes vers 1860, installé rue de la Parcheminerie. Son gendre Maurice Stiassnie, prend sa suite en 1882 au 43 rue des Écoles ; et la même année Hofmann produit des microscopes au 3 rue de Buci. BRETON est un constructeur d’appareils d’électricité notamment pour Faraday, et de machines pneumatiques « système Babinet », installé rue Dauphine de 1840 à 1870. MARLOYE est constructeur d’appareils d’acoustique vers 1851 au 161 rue Saint-Jacques et 1 rue des Fossés-SaintJacques, et Koenig est probablement son successeur. La maison LENOIR et LORIEUX, fondée en 1860, voit se succéder plusieurs dirigeants : Hurlimann, Ponthus et Therode
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Rhéographe Abraham par Carpentier.
Machine pneumatique de Breton.
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pour la fabrication de théodolites, horizons artificiels et appareils d’optique au 13 passage Dauphine. Edward LUTZ, successeur de Bertrand qui créée l’atelier en 1848, construit de beaux télescopes et réfractomètres (Collection ESPCI) dans la seconde moitié du XIXe siècle au 49 Boulevard Sant-Germain ; son élève DUPLOUICH prend sa suite en 1896. On trouve SALLERON au 1 rue du Pont de Lodi dans les années 1860, constructeur d’appareils de chimie et de météorologie, ainsi que la machine pneumatique qui reste au XIXe siècle l’instrument obligé de tout catalogue de constructeur.
Dans les années 1920 GaiffeGallot-Pilon fabrique la pile à dépolarisation par l’air de Féry, qui remplaça durant la guerre de 1914-1918 les piles au dioxyde de magnésium pour l’alimentation des postes émetteurs et récepteurs de l’Armée.
Adolphe Ladislas GAIFFE, installé 40 rue Saint-André-desArts, est dès 1859 un important spécialiste de l’électricité. Il construit la machine magnéto-électrique de Clarke. Son fils qui lui succède en 1893 et réalise des générateurs à haute fréquence pour d’Arsonval et devient après 1896 un des premiers spécialistes français des rayons X. Au début du XXe siècle Georges GALLOT s’associe à l’entreprise et en devient propriétaire en 1914. Elle produira des voitures radiologiques médicales durant le conflit et s’associera à PILON en 1917, déjà renommé depuis les années 1890. La CGR, issue du rapprochement de certaines branches d’activité des entreprises Carpentier, Gaiffe et Rochefort, deviendra la Compagnie Générale de Radiologie. Auguste Adrien ALVERGNIAT et son frère, installés en 1859 rue Git-le-Cœur puis rue de la Sorbonne, étaient des spécialistes d’instruments en verre : baromètres, thermomètres et verrerie scientifique. À la fin du siècle, ils s’étaient intéressés aux tubes à décharge puis aux rayons X sous l’influence de CHABAUD entré comme directeur de l’entreprise. La maison fut reprise en 1904 par Thorneyssein, au 58 rue Monsieur-lePrince, qui poursuivit ses fabrications dans le domaine de la verrerie scientifique. Eugène DUCRETET, né en 1844, entre chez Froment en 1857 puis s’installe à son compte en 1864 rue des Feuillantines puis 75 rue Claude Bernard. Autodidacte, c’est un des grands constructeurs d’appareils électriques qui donnera une forme déjà industrielle aux découvertes de Claude Bernard, Pasteur, Mascart, et surtout d’Arsonval, Branly et Ferrié. Ses appareils de haute fréquence et de TSF sont rapidement très réputés, et il participe lui aussi à l’aventure des rayons X. L’affaire fusionne en 1935 avec le groupe Thomson.
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EICHENS, 113 rue d’Enfer – actuelle rue Henri-Barbusse, après avoir débuté chez Secrétan en arrivant de sa Prusse natale, il s’installe en 1866. Les réalisations de cet opticien d’instruments d’astronomie très renommé sont exportées dans nombre d’observatoires en Europe et l’observatoire de Paris conserve, entre autres productions de Eichens, les télescopes de 20 cm et 40 cm de Foucault et un imposant sidérostat6. GAUTIER, fondé en 1876, est un constructeur mondialement réputé dans le milieu des observatoires. « Membre du Bureau des Longitudes », P. Gautier dirige son affaire située au 56 boulevard Arago, puis reprend en 1881 le constructeur Eichens. Ses réalisations des années 1900 sont spectaculaires, et l’activité de l’entreprise se poursuivra au XXe siècle, après avoir été reprise par PRIN.
E. Branly dans son laboratoire ; on aperçoit une batterie de bouteilles de Leyde et un galvanomètre de Desprez.
Devenue principalement détaillant en optique, la Maison SECRÉTAN absorbe en 1934 Prin – successeur de Gautier qui avait lui-même repris Eichens. Elle n’est désormais plus perçue par les astronomes7 comme un créateur de grands instruments ; elle s’installera Boulevard Blanqui jusque vers 1965. BOURBOUZE, né en 1826, simple ouvrier mécanicien, devient dès 1849 préparateur de physique à la Sorbonne, grâce à de remarquables dons de manipulateur, puis en 1862 chargé de travaux pratiques à l’École de Pharmacie – elle se trouve rue de l’Arbalète jusqu’en 1882 – où il rencontre P. Curie. Il écrit plusieurs ouvrages de physique. C’est à partir des années 1860 qu’il s’installe constructeur et crée ou perfectionne de nombreux instruments et machines pour les chimistes Berthollet, Dumas, Pouillet, Dulong et les physiciens Ritchie, Foucault, pour qui il prépare l’expérience du pendule au Panthéon. Il est aussi constructeur d’un moteur électrique (photo) et d’un galvanomètre. Son successeur est Torchebœuf dont les instruments sont signés : « Ancienne MAISON BOURBOUZE, TORCHEBEUF successeur, 15 rue de l’Estrapade Paris ». On connaît de ce dernier un très bel électromètre de Abraham et Lemoine au CNAM, et 6
Voir Léon Foucault, William Tobin, adaptation de James Lequeux, EDP Sciences, Paris 2002.
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C’est l’avis émis en 1942 par Jules Baillaud, Directeur de l’Observatoire du Pic de Midi, dans un courrier à Paul Beaudouin.
Passage de Vénus – et d’un avion – devant le Soleil le 8 juin 2004, observé à la lunette de Eichens de l’Observatoire de Paris.
Lunette méridienne de l’Observatoire de Besançon, par Gautier (1878).
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plusieurs balances à quartz piézo-électriques. En 1881, Bourbouze siège au comité de création de l’EMPCI comme constructeur d’instruments, aux côtés de Bréguet et plusieurs autres.
Reproduction du moteur électrique de Bourbouze, qui conserve l’architecture alternative de la machine de Watt. (Coll. privée.)
Ch. NOÉ fonde son entreprise en 1862 rue Laromiguière, et se spécialise dans le matériel d’enseignement de la physique, principalement les machines électrostatiques et les appareils de mesure électrique. En 1900 elle se trouve au 8 rue Berthollet. PICART installé 20 rue Mayet en 1879, est connu comme constructeur d’un goniomètre de cristallographie selon Mallard, et d’une gamme de microscopes. LA SCPC, SOCIÉTÉ CENTRALE DE PRODUITS CHIMIQUES est assez mal connue, probablement créée vers 1880 par Armet de Lisle pour fournir de produits chimiques à l’usage de l’industrie et de la recherche. Elle est située au 44 rue des Écoles, face au Collège de France, Dès les années 1895 les travaux et les succès des époux Curie intéressent Armet de Lisle qui va construire la balance apériodique de Curie et les divers modèles d’électromètres pour la mesure de la radioactivité. Il est vraisemblable que la construction d’instruments cessera assez vite au début du XXe siècle, mais l’activité de vente de produits chimiques se poursuivra et du matériel de laboratoire sera vendu dans le magasin de la rue des Écoles jusque dans les années 1960. DOIGNON, ingénieur centralien, reprend en 1894 la maison DUMOULIN-FROMENT, successeur de FROMENT. Son établissement se trouve au 85 rue Notre-Dame des Champs. Il y poursuit les fabrications réputées de Froment en télégraphie, appareils pour essais, machines à diviser, compas de marine, comparateurs. SANGUET, « ingénieur-topographe » installé au 29 rue Monge, construit vers 1900 des instruments de topographie. Son correspondant au Syndicat – le SGOIP – est Philippe Jarre, Polytechnicien. L’entreprise est toujours présente en 1954. CHARLES BEAUDOUIN s’installe en 1903 au 7 rue Blainville, puis en 1907 au 31 rue Lhomond. En 1932 sont construits un vaste atelier et des bureaux aux 1 et 3 rue Rataud. C’est dans cet immeuble que l’entreprise développera nombre d’appareils conçus par les Curie et Debierne, Féry, Ferrié, Holweck, Guinier, de Fontbrune,
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Luzzati, jusqu’en 1971, année de son rachat par ALCATEL qui y poursuivra certaines fabrications jusqu’en 1973. La filiale A.C.B., Ateliers de Construction Beaudouin créée en 1947 sera spécialisée dans la production d’oscillographes et d’enregistreurs. On a vu plus haut que l’enregistreur d’essais en vol « H-B », Hussenot-Beaudouin sera une de ses principales réalisations. L’atelier ACB prend la suite de celui de Ducretet rue Claude Bernard ; cette filiale de Ch. Beaudouin sera reprise en 1960 par Schlumberger. Enfin, l’ATELIER BADIN, ingénieur de l’Air et inventeur de l’indicateur de vitesse pour avions à qui son nom fut donné, se trouve au 14 de la rue de l’École Polytechnique dans les années 1920. On y construisait vers 1925 une douzaine d’instruments de vol pour l’industrie aéronautique naissante. La production en sera poursuivie lorsque son entreprise sera reprise par la société AERA, fondée en 1909, qui offre en 1930 une gamme très complète d’instruments de vol et de TSF. L’activité de cet atelier de la rue de l’École Polytechnique se poursuivra jusqu’en mai 1940 : M. Frémont, nickeleur rue Mouffetard, se souvient que, durant ces mois de guerre, son entreprise nickelait pour Badin environ 50 tubes de Pitot8 par jour pour la construction aéronautique française.
Les derniers constructeurs du XXe siècle Au début du XXe siècle, dans les années où Charles Beaudouin s’installe, quelques-uns des plus grands constructeurs de l’âge d’or de la montagne Sainte-Geneviève poursuivent avec succès leur activité. Certains ont su adapter leur organisation aux nouvelles données techniques et aux nouveaux marchés : Bréguet, Jobin Yvon, Carpentier, qui sont presque tous des ingénieurs de formation. C’est une nécessité dans le contexte scientifique français et international. Au fil de leur croissance la plupart ont dû trouver des ateliers plus vastes dans les quartiers périphériques, et ne gardent que le siège et un magasin sur les lieux de leur création. D’autres s’étiolent dans une réputation vieillissante : Secrétan, Pellin. 8
D’après le nom de l’inventeur du principe de l’indicateur de vitesse à dépression.
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Quelques-uns n’ont pas su s’adapter : Brunner, Eichens repris par Gautier, et nombre d’opticiens. Toutefois, sur la montagne Sainte-Geneviève de nouveaux petits constructeurs sont apparus, soit sur le marché nouveau de l’électricité, de la photographie, de la téléphonie et de la TSF, soit pour le travail du verre ; on trouvera aussi en ces lieux durant quelques décennies des fournisseurs de matériel pédagogique et de services aux laboratoires. En matière de Téléphonie et de TSF, on peut relever la présence de plusieurs constructeurs ou monteurs : - DARRAS, vers 1894 et jusque 1905, successeur de Deschiens (1866), matériel de « télégraphie sous-marine, avec et sans fil » , 123 boulevard Saint-Michel. - LEMOUZY, 1922 à 1934, 121 Boulevard Saint-Michel, TSF. - G. MAMBRET, vers 1910, 25 rue de la montagne SainteGeneviève, téléphonie. - GUILLON, 1923-1925, 35 rue Lhomond, TSF. - Victor MORLOT-MAURY qui construit d’abord de petits appareils de physique et de chimie, plutôt à usage pédagogique. Devenu « Établ. V.M.M. », il construit des Postes TSF sous la marque « Phonoblocs » vers 1924 au 11 rue Blainville Ve. - EMY de 1933 à 1939, rue de l’Ancienne Comédie, premiers essais de télévision. - PARDESSUS, vers 1930, était une entreprise de construction et de montage de radio installée à l’angle de la rue Monge et de la rue Rollin, qui occupa jusqu’à 25 salariés. • En matériel d’électricité : - BOUDREAU, en 1913, 8 rue Hautefeuille, galvanoplastie, balais et porte balais de moteurs électriques, collecteurs. • Et aussi des spécialistes des traitements de surface des métaux : - NIEDREE, de 1920 à 1970, 21 rue Tournefort. - FREMONT et ENOCQ, de 1919 à 1989, au 44 rue Mouffetard, pour les instruments scientifiques et de chirurgie. Il s’agit d’une véritable entreprise dynastique de chromage, nickelage et traitement de surface, puisque l’arrière grand-père de M. Frémont était polisseur sur acier pour les armes sous le Second Empire. • Des fournisseurs dont l’activité est liée aux laboratoires : distributeurs et importateurs d’instruments : - DANATT, depuis 1910 jusque vers 1970, au 155 puis au 198 rue Saint-Jacques, importateur d’appareils anglais.
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- JARRE-JAQUIN, importateur et distributeur d’instruments, vers 1950-1970, 18 rue Pierre et Marie Curie. • Verrerie et matériel de chimie : - FASTRE, vers 1850, thermomètres, baromètres et verrerie pour la chimie, 3 rue de l’École Polytechnique. - BAUDIN, depuis 1852, thermomètres, aréomètres, verrerie, au 276 rue Saint-Jacques. - CONIN, 1900-1980, baromètres, verrerie, 6 rue Laromiguière. - ADNET qui devient Jouan, 1900 à 1970, balances, pH-mètres, verrerie, étuves et centrifugeuses, d’abord installé au 26 de la rue Vauquelin puis au 113 boulevard SaintGermain. - CHENAL et DOUILHET, vers 1914, 22 rue de la Sorbonne, • Verrerie et produits pour la chimie et la photo : - FONTAINE, vers 1914, rue Monsieur le Prince et rue de la Montagne Sainte-Geneviève, verrerie et instruments de mesure. - LEUNE vers 191428 bis rue du Cardinal Lemoine, verrerie et porcelaine pour la chimie, physique. - BERLEMONT vers 1914, 11 rue Cujas, verrerie scientifique. - HUETZ, installé dans une cour rue Vauquelin non loin de l’ESPCI, fournissait des supports de laboratoires. - F. BLANCHARD, repris par Debourge et Grousselle, 3 place Lucien Herr et 49 rue Lhomond. Ce verrier subsista jusque dans les années 1970. Il avait pris la suite du « bouillon » mentionné dans la pièce de théâtre « Les Palmes de Mr Schutz » où venaient se restaurer professeurs et élèves de l’EMPCI au temps des Curie, lieu voisin de l’atelier de Barthélémy Urbain Bianchi, constructeur de Becquerel et Cagnard de la Tour au XIXe siècle. • Produits chimiques : - TOUZART et MATIGNON, 1900-1970, rue Amyot, produits chimiques. - PROLABO présent depuis le début du XXe siècle rue des écoles jusque dans les années 1990, face à la SCPC. - POULENC frères, vers 1914, 122 boulevard Saint-Germain ; Verrerie et produits chimiques. TACUSSEL et CHARLOT, 1945-1980, passage Vermenouze et rue de l’Epée de Bois, PH-mètre, chimie.
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Un Quartier savant et attachement Parmi les premiers savants que Colbert installe à l’Académie des sciences, nombreux sont domiciliés sur la Montagne et cette présence se confirme au cours des siècles suivants, comme si l’air calme et discret était particulièrement fécond et propice à leur réflexion. Descartes rédige l’Encyclopédie lorsqu’il habite rue de l’Estrapade ; Buffon réside au jardin du Roi, la dynastie austère des Jussieu conserve longtemps son appartement du 11 rue des Bernardins ; Laplace est sur la montagne tandis qu’Arago réside à l’Observatoire et Ampère à l’angle des rues Monge et du Cardinal Lemoine ; Foucault vit chez sa chère mère rue d’Assas et Branly rue de Vaugirard ; le physicien Ganot, auteur d’un manuel célèbre au XIXe siècle, le propose « chez l’auteur » au 53 rue Mr le Prince ; Claude Bernard réside au 40 rue des Écoles, et le laboratoire de d’Arsonval se trouve quelque temps rue de l’Arbalète, Marie Curie habite rue de la Glacière et Paul Langevin au 5 rue Vauquelin. La proximité des grands établissements de recherche et d’enseignement est assurément favorable à cet épanouissement qui perdure depuis plusieurs siècles. Bénéficiant d’un tel milieu et durant quatre siècles, combien de constructeurs d’instruments ont été installés sur la montagne Sainte-Geneviève et alentours ? On ne le saura sans doute jamais avec précision, mais ce modeste inventaire quelque peu fastidieux permet d’en identifier une demi-douzaine à la Galerie du Louvre, plus d’une vingtaine sur l’Île de la Cité, et une cinquantaine sur la Montagne auxquels s’ajoutent au XXe siècle plus de vingt fournisseurs de services aux laboratoires. Aujourd’hui, il ne subsiste aucun constructeur sur la montagne Sainte-Geneviève. Tout au plus peut-on voir encore le monogramme « N » des microscopes Nachet au 17 de la rue Saint-Séverin, et l’enseigne de Lequeux, verrier successeur de Wiesnegg, au 64 de la rue Claude Bernard. Cet atelier où Pasteur venait apprendre à travailler sa verrerie, situé dans la cour de l’immeuble, va devenir – destin flatteur ! – un hôtel pour les doctorants invités à l’École Normale Supérieure rue d’Ulm.
Des constructeurs il ne subsite plus que deux enseignes.
Lorsqu’il s’installait rue Blainville en 1903, Charles Beaudouin connaissait assurément l’existence des constructeurs contemporains, mais il ignorait probablement la profondeur de ce passé de ses prédécesseurs sur la Montagne et leur foisonnement depuis plusieurs siècles. S’il n’y subsiste plus de constructeurs, les facultés et écoles y restent bien présentes et les trois monuments de ce triangle – l’Académie, l’Observatoire, le Muséum – déterminent toujours une aire du savoir et de l’écrit, et aussi d’un certain art de vivre.
Conclusion : la métamorphose de l’instrument Charles Beaudouin, Henri Gondet et Paul Beaudouin avaient assurément le goût de la science mise en œuvre dans un bel instrument. Leur satisfaction professionnelle était de décliner leur savoir-faire instrumental dans les nouveaux champs de la physique de leur temps. Belle époque pour ces hommes et leurs collègues constructeurs d’instruments que cette première moitié du XXe siècle où l’on pouvait encore rapidement passer de l’idée à l’instrument et de l’expérience à l’industrie. Mais sous la pression d’un contexte en changement profond, seuls deux champs d’activité développés par l’entreprise Ch. Beaudouin pourront se transmettre et se poursuivre après 1960 : la mesure oscillographique chez Schlumberger et le vide chez Alcatel. Comment expliquer ce qui advint de l’entreprise – et de bien d’autres constructeurs – depuis les années 1960 ? La comparaison entre deux activités proches peut être éclairante : l’instrumentation aéronautique et l’instrumentation scientifique sont les héritières de concepts scientifiques et d’itinéraires techniques pratiquement identiques. Laissons la plume – ou plutôt le clavier – à Michel Bergougnoux et Alain Crémieux, Ingénieurs Généraux de l’Air et membres du COMAERO, Comité pour l’Histoire de l’Aéronautique : « Les acteurs de la construction de notre électronique professionnelle d’après-guerre ne furent certainement pas exceptionnels. Comment expliquer alors que la période en question soit marquée de réussites évidentes, dans les mémoires comme dans les témoignages ? Probablement parce que les circonstances ont réuni un ensemble de facteurs favorables dont l’histoire future aura peut-être à assurer l’assemblage : - Quand la paix revient, il y a tout à faire. L’industrie électronique professionnelle n’existe pratiquement pas même si d’éminentes personnalités sont de retour des États-Unis ou de GrandeBretagne. Elles vont semer des germes de renouveau et apporter l’acquis de leurs travaux de guerre. - Deux inventions majeures font irruption : le transistor et son (descendant) le circuit intégré. Elles fondent l’informatique et les télécommunications modernes, en rupture totale avec le passé récent. Il faut rappeler que nous avons tous fait nos « manips » scolaires avec des tubes à vide et des machines électromagnétiques. On n’imagine pas facilement pareille révolution à l’avenir. - La formation très mathématique des ingénieurs français, X, Sup’Aéro et Sup’Élec en particulier, s’adapte très bien aux exigences de l’électronique, là où il faut logique, rigueur et précision. L’outil « colle » parfaitement à l’objet, phénomène rare dans l’industrie. Le DVD est quantique, Maxwell se fait rigoureusement obéir dans les tubes radar et Fourier règne en maître sur les signaux.
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- Enfin, […] nous avons eu des chefs issus de la guerre, fonceurs, sachant distinguer le principal de l’accessoire, souvent pittoresques. Petit à petit, ils cèderont la place à des jeunes plus normaux, directement issus des écoles. Ces éléments rassemblés expliquent peut-être le constat : - En 1945, l’industrie électronique professionnelle française est pratiquement inexistante. - Vers les années 1980, elle occupe le 2e rang mondial. » Ce constat optimiste explique ce qu’il advint de l’instrumentation scientifique, qui a dû s’adapter à quelques grands virages au cours du XXe siècle.
Capteur miniaturisé et calcul fulgurant Entre les deux guerres, développée grâce à la TSF puis la radio, l’électronique « classique », tubes et lampes, vient assister l’électro-mécanique fine des années 1910 et multiplie ses champs d’applications. Le transistor vers 1960, puis le microprocesseur à partir de 1970 permettent rapidité, miniaturisation et donc multiplication des capacités de calcul et de traitement de l’information ; la fonction calcul est maintenant intégrée dans l’instrument scientifique. L’optique classique est démultipliée par les capteurs et écrans à cristaux liquides, et par le traitement informatique de l’image ; l’opto-électronique s’est largement affranchi de la mécanique. L’instrument est désormais un mariage, réussi mais instable, entre des capteurs de données physiques, en voie de miniaturisation rapide grâce aux « nanotechnologies », et une capacité de calcul et de traitement de l’information. La loi de Moore, vérifiée depuis 1959, imprime à tout l’appareillage le rythme effréné de l’évolution actuelle que l’imagination peine à se représenter : - le nombre de transistors dans un circuit double tous les deux ans, - la taille d’un transistor est divisée par 2 tous les 4 ans, - la puissance utilisée par le circuit est divisée par 8 tous les 4 ans. Mariage réussi comme le prouve l’augmentation des performances et la précision des résultats, mais devenu instable par le changement permanent des composants sous la pression d’une innovation accélérée.
Gigantisme des projets et programmes CERN à Genève, Soleil, Iter à Cadarache, plate-forme spatiale, programme Hubble, prospective climatique mondiale : autant de grands programmes scientifiques internationaux et de grandes installations de recherche menés par des organismes coordonnateurs au sein desquels les chercheurs deviennent les architectes de la démarche
Conclusion : la métamorphose de l’instrument
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scientifique. Ainsi, la miniaturisation des composants de l’instrument et l’informatisation du calcul intégré dans l’appareil ont fait du constructeur un spécialiste, alors que le chercheur de ces programmes internationaux est un architecte qui joue avec les composants proposés par le constructeur. La métamorphose de l’instrument scientifique survenue au cours des quarante dernières années reste à écrire. Les constructeurs ont évolué avec la science : artisans de l’âge classique devenus « artistes distingués » du XIXe siècle, « ingénieursconstructeurs » en 1900 ils se muent aujourd’hui en spécialistes mondiaux et concepteurs de composants. Ils sont entraînés dans une internationalisation rapide, évolution qui n’est pas vraiment nouvelle dans leur domaine mais où l’Europe n’est plus qu’un foyer d’innovation parmi d’autres. Entre le constructeur devenu spécialiste et le chercheur assembleur, complices de longue date, le dialogue se poursuit assurément mais bien différemment et dans d’autres lieux. Si la montagne Sainte-Geneviève a perdu ses constructeurs et leurs habiles ouvriers, l’esprit de l’enseignement et de la recherche y souffle toujours.
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Remerciements Cette histoire est née d’une suggestion de Monique Bordry, conservatrice du Musée Curie, et de Ginette Gablot, du CNRS, venues juste au bon moment me dire qu’il importait de retrouver la mémoire et le patrimoine instrumental de la « Maison Beaudouin », rue Rataud. Et de l’émotion de plusieurs amis, dont Anne Joliot, découvrant l’atelier… Ces amis sont à l’origine du fil que j’ai tiré, depuis cette exposition de photographies de ma fille Chloé en 1995 dans l’usine Beaudouin désaffectée, quelques mois avant une démolition qui ne fut pas exempte de regrets. J’ai rencontré depuis lors beaucoup de témoins, de souvenirs, et aussi quelques disparus et fantômes… Ce premier fil s’est amplement ramifié et a bourgeonné grâce à l’amitié et à la compréhension de nombre de personnes pour qui le nom des instruments Beaudouin n’était pas encore tout à fait estompé. Mes remerciements vont avant tout à ma sœur et à mon frère, ainsi qu’à Madeleine et Alexandre Gocza ; l’entreprise conserve une place importante dans leurs souvenirs. Nombre d’amis proches m’ont apporté des témoignages, des remarques, voire des instruments Beaudouin : Bernard Pigelet, Anne et Pierre Joliot, Hélène Langevin, Bernard Devy et son camarade Jean Lemaitre, Martine et Marc Kesseler et leur ami Alain Kehren, Jean-Paul Dubroca et les anciens du CEV dont M. Bedei, Isabelle Letourneur et Brigitte Gondet, Françoise et Emmanuel Courtillot, Vincent Courtillot, Jacques Holweck et son épouse. Irène Martin du Gard m’a fait profiter d’une relecture riche et précise du texte, et James Lequeux de ses conseils. L’équipe de l’ESPCI et de l’Espace des Sciences a joué un rôle essentiel dans ce travail de mémoire et tout particulièrement Michel Lagues, André-Pierre Legrand et Jacques Badoz, qui a accepté d’être mis à contribution pour éclairer le fonctionnement d’instruments anciens ; Catherine Kounelis, et le Centre de Ressources Historiques de l’École ont apporté une large contribution documentaire, sans oublier Anne Arbellini, coordonnatrice de l’ESP. Des universitaires et enseignants ont appuyé avec sympathie cette démarche : le Professeur Barjot à la Sorbonne et Emmanuelle Braud, le Professeur Capelle à Jussieu ainsi que Messieurs Cesbron, Brendel et Keller, le Professeur Dominique Bernard et Jos Pennec à Rennes, Emmanuel Davoust à l’Observatoire du Pic du Midi ainsi que le directeur des Archives Municipales de Toulouse et son équipe, Madame Lydie Touret, Conservatrice à l’École des Mines, François Vernotte et François Puel à l’Observatoire de Besançon, le Professeur Rolls à Toulouse, Madame Kieffer et monsieur Car à l’EOST de Strasbourg, le Professeur Alves à la Faculté des Sciences de Coïmbra, Madame Edwige Schettino à la Faculté des Sciences de Naples, le Professeur Loude à Lausanne.
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Charles Beaudouin, une histoire d’instruments scientifiques
L’équipe du Musée Curie m’a fait profiter de sa culture scientifique et historique : Monique Bordry, Pierre Radvany, Alain Bouquet, Soraya Boudia, Rym Battata, Renaud Huyn, Marité Amrani, Lenka Brochart. Des spécialistes de l’histoire des instruments scientifiques m’ont éclairé sur nombre de points : Ginette Gablot, Christine Blondel, Marie-Christine Thooris, Paolo Brenni, Thierry Lalande, Henri Chamoux, Serge Benoit, Gérard Emptoz, Jean-Claude Montagné, Anthony Turner, Madame Alain Brieux. Nombre de témoignages m’ont été apporté par des personnes ayant connu l’entreprise : Mr Louis Maurice et sa fille Mme Behaghel, Lucien Baillaud, M. Trevet, M. Champeix, Jean Amoignon, Henri Dubus, Rémi Hussenot, M. Legendre de la SFEN, M. Bickart, Jacques Dubourvieux et les collectionneurs de TSF, l’équipe de l’Entreprise AEC-Brambila, Michel Pratx et les collectionneurs de l’Association « Microscopies », Vincent Hyenne, M Darget et l’équipe du GIFO, l’ancien Syndicat de l’Optique et de la Mécanique de Précision. Je prie celles et ceux que j’aurais oublié dans ces remerciements de bien vouloir me pardonner.
Crédits photographiques Sauf mention contraire, les photos d’instruments ont été réalisées par Chloé Beaudouin ou sont issues de documents familiaux, ainsi que nombre de reproductions. Document Famille Trevet : p. 61. Doc. Observatoire Midi-Pyrénées : p. 62, 64, 65, 70. Journal L’Illustration 1942 : p. 76. Doc. Famille Gondet : p. 82. Doc. famille Holweck : p. 82, 156. Doc. ESPCI – CRH : p. 135, 136, 137. Doc. Université de Naples : p. 136. Doc. Observatoire de Besançon – Université de Franche-Comté : p. 156. Doc. Université de Coïmbra : p. 190. Doc. Association Curie et Joliot-Curie : p. 89. Doc. Droits réservés : p. 28.
Achevé d’imprimer sur les presses de l’Imprimerie France Quercy - 46001 Cahors Dépôt légal : août 2005 - N° d’impression : 51924 Imprimé en France