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BERTRAND
DE
JOUVENEL
ARCADIE ESSAIS sur le
MIEUX-VIVRE
S.É.D.É.LS.
PARIS
uturibles
S
©
1968
by
S.É.D.É.LS.,
205,
boulevard
Droits de reproduction
Saint-Germain,
Paris
réservés pour tous pays.
7°.
SEGESTES LAETAE ARCADIAE SURGERE UT HELENA VOCAT ROBORE DULCEDINEM ANIMIS STRUENS
PRÉFACE
Depuis bien longtemps et très vivement, j'ai désiré traiter ce sujet. J'ai été entravé par un souci scolaire d'éviter la confusion des genres. Il ne convient pas d'imprégner de sentiments un ouvrage de science, encore moins d'encombrer de termes techniques le langage du cour : et pourtant il faut me résigner à ce mélange pour dire ce qui m'importe et que je crois utile à mes contemporains. Les Romains terminaient une missive amicale par la formule Vale. Faut-il en développer toutes les significations ? C'est « porte-toi bien », c'est « sois heureux », c'est encore « sois valable ». C'est, en un mot, tous les voeux que l'on peut former pour une personne chère. Former de tels voeux pour les personnes inconnues aussi bien que connues, et surtout pour les personnes à naître autant que pour les personnes présentes, c'est la définition, selon moi, de la préoccupation sociale. C'est l'honneur de notre temps que cette dernière y soit très étendue et souvent intense : bénéfique dans son principe, elle est grosse de conflits en tant que le bien de tels est recherché aux dépens de tels autres, et grosse de tyrannies, en tant que l'esprit s'égare des personnes concrètes aux ensembles abstraits, érigés en idoles. Ces manifestations divisives ou oppressives de la préoccupation sociale ne retiendront pas ici mon attention : je la prends comme bon principe et j'en recherche les meilleures applications. Mais voilà une expression qui promet un exposé plus systématique et doctrinal que ne sera la suite. Car je parle ici non comme prétendant me poser en guide de la caravane humaine, mais comme un voyageur parmi d'autres, qui signale à ses
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compagnons, ici des fondrières et là des perspectives attrayantes, selon qu'elles lui sautent aux yeux, et sans méconnaître que sa vision est partielle et sélective. Une certaine indiscipline m'a peut-être qualifié pour ce rôle d'éclaireur. Ce n'est pas que mon esprit répugne aux modes de pensée rigoureux; au contraire, j'aime ces beaux filets jetés sur la réalité mais nous savons tous qu'une partie de la réalité échappe à chaque filet, qu'il n'y a pas de connaissance formulée qui ne soit, par essence, incomplète. D'où il suit, ce me semble, que la vision obtenue au moyen d'un système de définitions et de mesures, doit toujours être complétée par des vues prises en sortant du système. Je n'ai pas su couler mes préoccupations en forme d'un livre composé et construit de sorte que je me suis finalement résigné à présenter une suite d'essais dans leur ordre chronologique, sans même en éliminer les répétitions. Je suis fâché de cette maladresse et prie le lecteur de l'excuser. B. J.
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L'économiepolitiquede la gratuité I9I7 « Une étude exhaustive de toutes les causes contribuant au bien-être social nous entraînerait dans un travail dont la longueur et la complexité dépassent les forces humaines. Il est donc nécessaire de limiter notre recherche sur l'économie du bien-être à l'analyse des causes où les méthodes scientifiques sont possibles et efficaces. Ce sera le cas lorsque nous serons en présence de causes mesurables :l'analyse scientifique n'a solidement prise en effet que sur le mesurable. L'instrument de mesure qui est à notre disposition pour l'étude des phénomènes sociaux est la monnaie.C'est la raison qui nous conduit à limiternotre recherche au domaine du bien-être qui se trouve, directement ou indirectement, en relation avec l'unité de mesure qu'est la monnaie. » Voilà un texte célèbre du grand économiste Pigou. Il reconnaît que l'économie laisse dans l'ombre de nombreuses causes du bien-être social, et il justifie cette attitude. Notre but n'est pas de critiquer les économistes pour avoir limité l'objet de leur étude; le développement de leur science l'exigeait. Nous voudrions seulement montrer que certains facteurs, autrefois négligés, devraient aujourd'hui être pris en considération. La possibilité de soumettre une multitude d'actions et d'objets à la même unité de mesure a rendu bien des services à l'économie, et il est compréhensible que les éléments irréductibles à une mesure monétaire aient été rejetés hors de la science économique; ces éléments n'étaient pas jugés sans valeur, mais ils ne pouvaient pas entrer dans l'édifice intellectuel construit par les économistes. Cette attitude ne comportait pas la moindre intention de mépris. Pourtant le prestige grandissant de l'économie conduisit à mettre
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l'accent sur les réalités étudiées par les économistes, au détriment de celles dont ils ne faisaient pas mention. De nos jours, la science économique, remplaçant de plus en plus la science politique, est devenue le guide de l'homme d'État à la poursuite du bien-être social. Cette fonction nouvelle que remplit maintenant cette discipline l'appelle à une vue plus complète de la réalité et l'invite à réintégrer des facteurs qu'elle avait d'abord omis. Je me propose d'aborder ici trois points sur lesquels les économistes devraient, je crois, faire porter leur attention : les services gratuits, les biens gratuits et les dommages causés par l'activité économique (qu'on peut appeler « biens négatifs »). Valeur économique des services gratuits A l'occasion d'une discussion avec Socrate, Antiphon lui faisait cette remarque : « Je te considère comme un homme juste, Socrate, mais pas le moins du monde comme un sage; et tu as l'air d'être d'accord avec moi sur ce point; car tu ne demandes de l'argent à personne pour avoir le privilège de te fréquenter; or si un habit, une maison ou toute autre chose en ta possession a une valeur, tu ne les donnes pas pour rien et tu ne les cèdes pas pour un prix inférieur à leur valeur. Il est donc évident que si tu attribuais une valeur à tes discours, tu demanderais à ceux qui les écoutent de te payer selon la juste valeur de tes paroles. Ainsi tu es un homme juste en ne trompant personne par cupidité, mais tu ne peux pas être un sage puisque ta parole n'a pas de valeur ». L'argument d'Antiphon, tel que nous le rapporte Xénophon dans Les Mémorables, est très clair, et il a une résonance tout à fait moderne. Le fait que l'effort d'un homme met des « biens » à la disposition des autres est reconnu et mesuré par le prix que ces derniers consentent à payer. Là où il n'y a pas de prix, il n'y a pas de preuve de service rendu ou d'avantage obtenu, il n'y a rien « qui offre prise à l'analyse scientifique ». Antiphon était
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sophiste par profession : il vendait des leçons de sagesse; le fait de vendre ses leçons était pour lui la preuve qu'elles avaient de la valeur aux yeux de ses élèves, tandis que Socrate reconnaissait ses propres leçons sans valeur puisqu'il ne les faisait pas payer pour enseigner. Un économiste moderne pourrait réprouver la démonstration d'Antiphon. Néanmoins, il en accepterait les prémisses, car en calculant « la production nationale » d'Athènes, notre économiste y inclurait les services des sophistes mais exclurait ceux de Socrate. Les services vendus sont comptés dans la « production », mais les services donnés ne le sont pas. Le fait qu'Antiphon soit considéré comme producteur alors que Socrate ne l'est pas devient fort important lorsque la représentation de la réalité construite par l'économiste sert de guide aux hommes politiques. Le nom de Socrate ne doit pas nous tromper. Nous ne critiquons pas l'économiste de ne pas juger à son «juste prix » les services du philosophe : il n'y a pas de juste prix pour un bien sans commune mesure avec les autres. Notre grief est ailleurs. Nous reprochons à l'économiste d'omettre les services gratuits pour la seule raison de leur gratuité, et ainsi de présenter une image déformée de la réalité. L'existence de la société dépend des soins prodigués aux enfants par les mères. Or, comme il n'y a pas de rémunération pour ces activités, elles n'apparaissent pas dans l'évaluation du produit national. Que nous ayons deux soeurs, Marie et Édith, la première qui a des enfants et les élève, la seconde qui devient actrice de cinéma : Édith étant payée est seule considérée comme un « travailleur » et un « producteur », alors que sa soeur ne l'est pas. Et lorsqu'une jeune fille qui aurait pu faire comme Marie fait comme dits, le revenu national augmente. Un pionnier du calcul du revenu national, le professeur Colin Clark, a essayé de mesurer la déformation de la réalité apportée par cette représentation monétaire des activités. Dans ce but, il a tenté d'évaluer en monnaie les services rendus dans les foyers. Voici comment on peut résumer l'argument de Colin Clark : afin"de donner un prix aux services qu'on ne paie pas, il est
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nécessaire de les comparer à des services similaires rendus par des personnes payées. Or, il y a des personnes qui sont servies par des salariés : celles qui sont dans les institutions sociales (écoles, orphelinats, asiles, etc...). Pour chaque groupe d'âge, le coût par personne peut être obtenu en déduisant du coût de fonctionnement de l'établissement la valeur des biens et services achetés à l'extérieur et la valeur du logement : cette opération donne par soustraction le prix des services rendus dans l'établissement. Ensuite, on peut faire la transposition, pour chaque groupe d'âge, à la population vivant chez elle; on suppose évidemment que la consommation de services est la même « chez soi » que dans les établissements sociaux. Ayant suivi cette méthode, Colin Clark arrive à la conclusion suivante : « L'ordre de grandeur de ces services, que nous avons jusqu'à présent exclus de toutes les estimations du produit national, est bien supérieur à ce qu'on suppose habituellement. Lorsque le revenu national est estimé à environ 16 milliards de livres par an, la valeur du travail fait gratuitement à la maison doit être estimé à 7 milliards de livres. Ceci bouleverse bien des idées reçues en matières de revenu national. Et si nous ajoutons cette nouvelle rubrique au revenu national, notre estimation de sa croissance (depuis 1871)se trouve fort rabaissée ». Cette remarque a un grand intérêt pour les économies sousdéveloppées où les avantages qu'apportent aux personnes les services échappant à la commercialisation sont beaucoup plus importants que dans nos familles modernes réduites aux époux et aux enfants. Le volume du commerce utilisant la monnaie est faible, et si la comptabilité nationale ignore les services gratuits, elle exprime la production nationale en chiffres très inférieurs à la réalité. Il est plus facile de corriger les chiffres pour les biens matériels auto-consommés que pour les services. Et le calcul économique surestimera considérablement le taux de croissance, il fera apparaître une croissance des biens et services commercialisés à partir d'une production initiale considérablement sousestimée ; il exagérera ainsi le progrès en tenant compte de la
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croissance des ventes, alors qu'il omet systématiquement les pertes subies par la disparition des services gratuits qui accompagne la disparition des circuits non-commerciaux. L'homme qui, en pays arabe, quitte la vie traditionnelle pour gagner la ville et y trouver un emploi comme salarié gagne en possibilité d'acheter des produits vendus sur le marché, mais il perd en même temps les multiples services que lui apportaient les liens familiaux. C'est peut-être diviser à l'excès le travail que de limiter la recherche de l'économiste essentiellement aux avantages de ce changement et celle du sociologue à ses inconvénients! Il est sans doute possible de considérer ces changements comme un progrès dans la mesure où ils sont le résultat de choix libres, et par conséquent sont le signe de préférences individuelles. Mais lorsqu'il s'agit de planifier l'évolution des modes de vie, il faut tenir compte dans le calcul économique de la perte des services gratuits. Négliger l'importance des services gratuits conduit donc à surestimer les avantages du développement économique au début de la croissance; par contre la même optique risque de faire sous-estimer le progrès d'une économie développée. Après avoir diminué rapidement pendant les premières étapes du développement, les services gratuits reprennent une place croissante dans les pays industrialisés. L'homme occidental voit progressivement augmenter la quantité de biens qu'il obtient en retour d'un travail progressivement moins long et surtout moins pénible. Il peut dépenser ce surplus de forces en services qu'il se donne à lui même, comme lire et apprendre, qu'il donne à sa famille, comme travaux domestiques, qu'il donne à ses concitoyens, comme activités civiques. La comptabilité nationale n'intègre pas de tels services. Il faut noter ici que les services gratuits n'ont pas seulement une valeur en tant que services, mais bien parce qu'ils sont gratuits. Autrefois, la caractéristique d'un homme libre était d'agir non pas pour une récompense matérielle, mais pour l'épanouissement de sa valeur personnelle manifestée par ses
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bienfaits à la société. Cet aspect fut mis en valeur par le christianisme. Le socialisme utopique commit, sans contredit, une erreur en pensant que la société pouvait être organisée uniquement sur cette base. Et les économistes utilisèrent un principe plus efficaceen affirmant que les individus ne devaient pas seulement avoir la possibilité de vendre leur travail aussi cher que possible et d'acheter aussi bon marché que possible, mais qu'ils devaient être encouragés dans cette voie, pour essayer de gagner sur les deux tableaux. Mais à mesure que ce principe d'efficacité développe ses fruits, d'une part il permet le développement des services gratuits et d'autre part il appelle ce développement comme un indispensable correctif moral. Les biens gratuits Un homme ne peut pas vivre plus de deux ou trois minutes sans air, ou plus d'un ou deux jours sans eau. Nous dépendons entièrement de ce que nos ancêtres appelaient « les dons du Créateur » ou « les bontés de la Nature ». Quoiqu'ils soient nécessaires à la vie des hommes, ces biens naturels, mis à part le cas de la terre, n'ont pas été pris en considération par les économistes. Ricardo explique ce fait de la manière suivante : « ... le brasseur, le distillateur, le teinturier utilisent sans cesse l'air et l'eau pour la fabrication de leurs produits; mais comme on les trouve en abondance, ces biens n'ont pas de prix. Si tous les sols avaient les mêmes propriétés, s'ils existaient en quantité illimitée et avaient tous la même qualité, il n'y aurait pas besoin de payer pour les utiliser... ». Si l'abondance d'un bien explique qu'il soit gratuit, il s'ensuit qu'en d'autres circonstances il peut entrer dans la catégorie des « biens économiques ». « Je vous vends une livre de glace » n'est qu'une plaisanterie sotte entre Esquimaux, mais c'est une proposition tout à fait raisonnable à un homme qui vit sous l'équateur. Durant l'histoire de la société occidentale, les arbres ont passé de la classe des « biens gratuits » à celle des « biens écono-
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miques ». Le bois de charpente avait un prix dû au travail qui l'avait produit, mais les arbres pouvaient être utilisés gratuitement. Et l'on n'a pas accepté sans étonnement ni réticence l'habitude de vendre un arbre avant qu'il soit abattu. Ce n'est pas seulement l'abondance qui s'oppose à la vente d'un bien naturel, c'est aussi le sentiment que, s'il est légitime de demander une rémunération pour « sa sueur et son travail », on ne saurait exiger d'être payé pour un don de Dieu. Ce sentiment se manifeste clairement dans la loi musulmane sur l'eau : alors que l'eau est rare dans presque tous les pays musulmans, la législation s'en tient au principe du Coran qui spécifie que l'eau ne peut être vendue. En Occident, on a opposé volontiers la validité de la propriété des produits manufacturés à la propriété « artificielle » des biens naturels. Un apologiste de la propriété privée aussi décidé que J.-B. Say écrivait : « La terre... n'est pas le seul agent de la nature qui ait un pouvoir productif; mais c'est le seul, ou à peu près, que l'homme ait pu s'approprier, et dont, par suite, il ait pu s'approprier le bénéfice. L'eau des rivières et de la mer, par la faculté qu'elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif; le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu'à la chaleur du soleil, travaillent pour nous; mais heureusement personne n'a pu dire : le vent et le soleil m'appartiennent, et le service qu'ils rendent doit m'être payé. Et Ricardo remarque : « Personne ne peut douter que si quelqu'un pouvait s'approprier le vent et le soleil, il serait capable d'obtenir une rente pour les laisser utiliser. « L'appropriation » des biens dispensés par la Nature semble être la condition pour que leur utilisation soit payante. Le fait peut d'ailleurs être illustré par un exemple fort simple. Lorsque la circulation prit dans nos villes des proportions telles que le stationnement le long des trottoirs donna lieu à des querelles quotidiennes, l'excès de la demande pour un bien devenu aussi rare qu'un bord de trottoir ne donna pas lieu au phénomène de
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la « rente » avec un prix d'autant plus élevé que l'emplacement était mieux situé... Le prix n'est donc pas le résultat automatique de la « rareté ». Car il est clair, par l'exemple cité, que si les institutions avaient été favorables au mécanisme des prix, les propriétaires des bords de trottoirs auraient fait de larges recettes, pratique qui n'aurait pas manqué de pousser à un développement plus rapide des «parkings ». S'il semble injuste que certains puissent profiter sans effort de la pénurie croissante d'une ressource naturelle, il est habituellement aussi dangereux de laisser libre et gratuit son usage. Les hommes, qu'ils agissent individuellement ou comme membres d'une entreprise, utilisent des services parcimonieusement dans la mesure où ils sont coûteux, et les gaspillent lorsqu'ils sont gratuits. Si la quantité des biens disponibles est limitée, la course au premier servi est pire que la mise aux enchères. Si les ressources s'épuisent, la gratuité hâte leur disparition. Il faut donc fixer un prix pour l'usage des ressources naturelles afin de décourager les abus, de financer leur reconstitution et, si possible, leur développement. Tel est l'usage admis pour un capital d'aussi peu d'importance que le gibier, alors que ce principe est négligé pour des richesses bien plus importantes. Les « biens négatifs » On considère injuste de profiter des services d'une oeuvre humaine sans payer au moins pour son entretien. Et nous n'avons pas conscience de la même exigence pour des biens naturels. Il est vrai que les oeuvres faites par l'homme appartiennent à un propriétaire qui se charge de faire payer les utilisateurs. Il n'en est pas de même pour tous les biens de la Nature, et aucune compensation n'est exigée pour leur usage. L'économie s'occupe des échanges entre les hommes et il n'y en a pas lorsqu'on utilise des biens naturels, sauf si quelqu'un en réclame la propriété et fait reconnaître son droit; dans ce cas, les dommages causés
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aux richesses naturelles sont mesurés par l'indemnité qu'il a fallu payer à ce propriétaire et ils apparaissent dans la comptabilité parmi les coûts de production d'un entrepreneur ou d'une société; de là ils passent dans la comptabilité nationale. Mais autrement les dégradations du capital naturel n'apparaissent nulle part dans la comptabilité nationale, et cette omission conduit à une falsification inconsciente de la réalité. Cette vue fragmentaire ou déformée de notre comptabilité apparaît de façon frappante dans notre appréciation de ce qui se passe lorsqu'une tannerie ou une usine de pâte à papier s'établit. Leur production - en termes de valeur ajoutée - est enregistrée comme un accroissement positif du produit national. Mais les décharges de l'usine polluent la rivière. Personne ne songe à nier que ce soit regrettable, mais personne ne songe à inclure cette fâcheuse conséquence dans le domaine des préoccupations sérieuses. Personne ne dit que cette usine produit d'une part des bienset tout aussi concrètement d'autre part des maux. J'estime, pour ma part, que nous devrions reconnaître que la production a deux formes, l'une de valeur positive, l'autre de valeur négative. La plupart des économistes refusent de parler ainsi; pour eux la production de valeurs positives est prouvée et mesurée par un prix payé sur le marché, tandis que ce que nous appelons «valeurs négatives » ne peut être ni prouvé ni mesuré par un prix. C'est vrai puisqu'on peut acheter un mètre de tissu ou de papier, et qu'on ne peut pas acheter de la même manière un mètre de rivière certifiée non-polluée! Ces usines produisent leurs biens sous des formes divisibles et leurs maux comme un désagrément indivisible. Il n'y a aucun procédé économique permettant de mesurer leur valeur négative, pourtant elle existe : elle est attestée par les dépenses publiques élevées que nous sommes de plus en plus disposés à consacrer à l'élimination de tels dommages. Incidemment, les champions de la libre entreprise seraient bien inspirés en exigeant de ces entreprises des mesures préventives contre ces dommages, faute de quoi la nécessité de les réparer conduira inévitablement au développement des pouvoirs publics
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en ce domaine. En toute hypothèse, les services publics futurs auront de plus en plus pour but l'élimination des incommodités causées par l'économie moderne. Ces faits n'ont pas échappé aux économistes. Ils classent les dégâts qui n'entraîneront pas de dépenses pour leurs auteurs dans la catégorie des « coûts externes ». Mais comme par définition « les coûts externes » ne sont pas payés, les dommages causés aux ressources naturelles ne peuvent être ni définis ni mesurés; ils n'entrent pas dans la catégorie des quantités économiques et ainsi échappent à l'analyse. Un exemple montrera la difficulté qu'il y a à mesurer «les coûts externes ». A l'époque des diligences et au début de l'automobile, les rues étaient les terrains de jeux des enfants. Depuis, la circulation est telle que les parents s'inquiètent de voir leurs enfants sortir par la porte qui donne sur la rue. Il faut songer à aménager un terrain de jeux. Ce sera un progrès par rapport à la situation actuelle, mais nullement par rapport à la situation d'il y a cinquante ans. La situation s'est dégradée lentement, et mesurer les inconvénients qu'apporte une circulation intense n'est pas facile. La mesure des inconvénients n'est guère possible qu'en tenant compte de la dépense entraînée par la création du terrain de jeux : or, ce n'est pas seulement rétablir la situation antérieure, c'est aussi l'améliorer. Nous sommes plus facilement attentifs à la dégradation des moyens de gagner de l'argent qu'à la dégradation des charmes et des plaisirs offerts par la Nature. Ainsi les pêcheurs de crevettes du golfe de la Louisiane peuvent obtenir facilementune compensation légale pour les pertes que leur font subir les forages pétroliers au large des côtes. Mais les plaintes contre ceux qui « défigurent les beautés naturelles » sont rejetées comme des réclamations de dilettantes, et ne sont prises au sérieux qu'au moment où les consommateurs réclament des parcs. Il est possible que, dans le futur, une part importante de l'activité économique soit consacrée à rétablir les destructions, faute d'en avoir fait payer immédiatement les auteurs. Ces considérations nous conduisent à un autre problème
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qu'on pourrait formuler en ces termes : la croissance de la production des biens s'accompagne d'une croissance de fléaux sociaux. « La production de fléau » commence comme un mince filet d'eau qui passe inaperçu jusqu'au moment où il est devenu fleuve, et alors le supprimer devient une affaire d'État. Citons un exemple pris dans le Wall Street journal : « Tout démontre que la pollution de l'air s'aggrave, déclare le Dr John D. Porterfield. Nous voulons élever notre niveau de vie; et, ironie de la Nature, plus notre niveau de vie s'élève, plus l'air que nous respirons est pollué. D'après les estimations d'un centre de recherche privé, la pollution de l'air coûte déjà, aux États-Unis, 4 milliards de dollars par an. Cette somme inclut le coût du nettoiement des façades noircies par la fumée, les dégâts causés aux peintures et surfaces métalliques par l'air pollué et la dévalorisation des propriétés situées dans des zones industrielles. Mais on ne peut chiffrer en dollars « l'impôt sur la santé » prélevé sur les personnes qui respirent, jour après jour, cet air pollué, ni les soucis de la ménagère dont la lessive devient grisâtre sur les étendages où elle sèche, quel que soit le savon qu'elle utilise ». Il n'est pas sans importance que de tels sujets soient maintenant souvent traités par des publications pour hommes d'affaires. Il y a trente ans de telles préoccupations auraient passé pour ennuyeuses et indignes d'un homme sérieux. Combien de nouveaux ouvriers n'ont-ils pas été traités de « femmelettes » pour leur réaction contre ce bruit que la médecine appelle aujourd'hui « agresseur de l'organisme ». Être sensible à l'écoulement des eaux sales au milieu de la rue devait être considéré, autrefois, comme tout à fait anormal. Ce dernier exemple oblige à reconnaître que, si l'industrie moderne est la principale cause des fléaux sociaux, elle n'est pas la seule. Le bruit, l'odeur et la saleté des villes d'Asie nous rappellent que la « production » de ces fléaux est l'inévitable résultat des grands rassemblements de population; et l'usage que notre voisin fait de sa radio nous fait toucher du doigt la
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cause fondamentale du mal : l'homme est naturellement inconscient des souffrances qu'il inflige à son voisin. Laissons-nous un instant emporter par l'imagination. Supposons qu'au lieu de tourner en dérision les hommes les plus sensibles, nous les utilisions comme des « indicateurs » enregistrant l'apparition des fléaux sociaux, bien avant que la foule en ait pris conscience; et supposons que dès la première réaction de ces « indicateurs » une amende soit imposée aux auteurs de ces méfaits; il est probable qu'alors le coût de la production de ces fléaux sociaux pousserait à les éviter. On aurait cherché depuis longtemps à supprimer les fumées. Tout usage industriel de l'eau aurait entraîné l'utilisation d'un appareillage pour purifier les eaux usées. Aucune usine n'aurait été construite sans système pour étouffer le bruit des machines et sans installation pour faire disparaître les déchets. Ceci n'est évidemment que rêverie à propos du passé, mais il n'est pas impossible que dans le futur il en soit autrement. Nous pouvons constater partout une forte réaction contre les fléaux sociaux que nous avons rappelés. Les constructeurs d'avions à réaction et de fusées sont eux-mêmes accablés par les rugissements des engins qu'ils construisent, les savants des usines atomiques se préoccupent beaucoup du moyen de faire disparaître les déchets radioactifs, les grands industriels éloignent leurs bureaux des cheminées crachant la fumée et leurs ouvriers fuient pendant les vacances les lieux tristes et bruyants de leur travail. La fuite loin du bruit et de la fumée est une chose, mais plus efficace est l'effort pour supprimer à leur origine tous ces fléaux sociaux. Cette dernière attitude progresse rapidement aux États-Unis. L'élimination des « biens négatifs » commence à être comprise comme un « bien positif ». Lorsqu'un fléau social a pris de trop grandes proportions et va s'aggravant, il n'y a pas d'autre remède que sa suppression radicale par un organisme public payé sur fonds publics. Ce fut le cas pour les égouts dans les villes. Nous avons alors une élévation du niveau de vie qui ne provient pas du fait que les gens ont
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plus de biens mis à leur disposition, mais du fait qu'on supprime un fléau social. Il est bien possible qu'une bonne partie de l'amélioration du niveau de vie obtenue par les nations les plus développées soit de cet ordre. Nous verrons peut-être apparaître une nouvelle catégorie d'activités consacrées entièrement à la suppression des fléaux créés par la vie moderne. Et, s'il en est ainsi, les petits enfants de nos statisticiens représenteront, sans doute, la croissance de la production depuis notre époque, non seulement comme une augmentation des biens de consommation, mais aussi comme la suppression de tous ces éléments nuisibles que produit l'industrie moderne. Au moment où nous commençons à utiliser les grands moyens pour éliminer les fléaux qui ont pris des proportions inquiétantes, il ne faut pas oublier ceux qui sont en train de se développer. L'utilisation de l'énergie atomique présente de tels dangers que personne ne met en doute la nécessité d'imposer à son emploi des précautions coûteuses. Ceci peut servir de précédent pour des cas moins graves. Les coûts de production intégreront, sans doute, dans le futur, beaucoup d'éléments liés à la prévention des dommages causés par l'activité productrice. Si de telles précautions sont très importantes dans un pays et insignifiantes dans un autre, une simple comparaison des productions induirait en erreur; elle ne prendrait en considération que les productions, sans mettre en valeur le fait que dans un cas cette production est accompagnée de dommages qui sont évités dans l'autre cas. * # Nous nous sommes promenés aux frontières de la science économique; ce sont des régions sans maître d'où l'on a souvent voulu lancer des attaques contre les économistes, les accusant d'être « sordides » (parce qu'ils ne s'occupaient que des relations mercantiles), d'être « grossiers » (parce qu'ils ne prêtaient pas attention aux « vraies » valeurs) et d'être « myopes » (parce
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qu'ils ne pensaient pas aux problèmes de la protection des richesses naturelles). Nous poursuivons ici un autre but en exprimant l'espoir que les économistes coloniseront les territoires survolés. Et ceci devient d'autant plus nécessaire que l'économie tend à assumer le rôle d'une science pratique. Mais une difficulté déjà rencontrée plusieurs fois doit être soulignée. L'économie est fondamentalement « démocratique », en ce sens qu'elle reçoit du public l'appréciation de la valeur des choses. Alors que le philosophe dit aux hommes ce qu'ils doivent désirer, l'économiste se contente d'indiquer comment il faut agir étant donné les désirs déjà exprimés par les prix du marché. L'économiste ne peut donc que sous-estimer ce que la société sous-estime. Ce n'est pas déficience de sa part, mais seulement soumission à sa discipline. Sa soumission à la valeur que la société donne aux choses est une condition de sa rigueur; néanmoins il limite ainsi son horizon et ne peut pas toujours voir les conséquences éloignées de cette attitude. Un économiste peut formuler des prévisions concernant l'avenir lointain, comme l'a fait Malthus, mais ces hypothèses ne sont pas de la science économique; elles se sont souvent révélées fausses parce qu'au moment où les prévisions devaient se réaliser, la société n'appréciait plus la valeur des choses de la même façon et inversait ses tendances. Si la limitation de la science économique est la condition de sa rigueur, chercher à élargir son domaine n'est pas sans danger; mais c'est inévitable puisque la croissance de notre pouvoir, l'évolution toujours plus rapide et les résultats de nos techniques exigent qu'on ait une science capable de donner des conseils pour l'action. Or la science économique est appelée à jouer ce rôle. Pour y parvenir, il faudrait que l'économie politique devienne l'écologie politique; je veux dire que les flux retracés et mesurés par l'économiste doivent être reconnus pour dérivations entées sur les circuits de la Nature. Ceci est nécessaire puisque nous ne pouvons plus considérer l'activité humaine comme une chétive
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à la surface de la terre d'affecter notre agitation incapable demeure. Comme notre pouvoir sur les facteurs naturels s'accroît, il devient de les considérer comme un capital. En bref, prudent l'économie est la zone de lumière qui s'étend entre les ressources naturelles sur lesquelles notre existence s'appuie (les biens grade notre nature (les services tuits) et le suprême épanouissement gratuits).
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Organisation du travail et aménagement del'existence Le culte de l'efficacité Toynbee nous a rendu familière la comparaison des différentes civilisations qui, en différents temps et lieux, se sont développées à la surface du globe; chacune d'elles, avant la nôtre, s'est défaite. Il serait bien difficile de nous accorder sur des critères permettant d'ordonner les niveaux maxima atteints par ces civilisations à leurs apogées respectives. Mais cette notion des niveaux maxima peut au moins guider notre imagination pour nous rendre sensible le fait que notre civilisation occidentale n'a passé les « records » précédents que depuis un petit nombre de générations, approximativement une dizaine de générations. Lorsque l'invention du gouvernail d'étambot eut permis aux caravelles d'accéder dans l'Inde comme en Amérique, les voyageurs européens découvrirent non seulement des peuples moins avancés que les nôtres mais aussi des civilisations plus raffinées, et pendant plus de deux siècles les nouveaux arts industriels qui se développèrent en Europe furent empruntés à l'Inde, comme le travail des cotonnades, ou à la Chine, comme le travail des porcelaines. Pourquoi est-ce l'Europe qui, à partir du XVIIIesiècle a été le foyer du progrès technique ? Pourquoi le phénomène que l'on appelle communément « la révolution industrielle » n'avait-il pas eu lieu en Chine où mainte invention avait été faite longtemps avant que nous en eussions connaissance ? A ces questions, je ne saurais apporter de réponse. Mais le fait est qu'un nouvel état d'esprit s'est développé en Europe, susceptible d'être dénommé « culte de l'efficacité ». De tout temps, les hommes ont été portés à regarder les manières de faire comme des « mystères »
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transmis de maître à apprenti, arts vénérables qui ne sauraient être exercés légitimement que selon les rites enseignés. Cette inertie psychologique à l'égard des procédés est bien puissante puisque les Grecs ont succombé aux légions romaines par fidélité obstinée à la tactique de la phalange. Il semble qu'en Europe la vénération du procédé traditionnel ait été moins forte qu'ailleurs, et plus vive qu'ailleurs la propension à rechercher le procédé plus efficace. Même de nos jours c'est un sentiment qui reste puissant chez l'acheteur qu'il n'obtient un objet de qualité qu'autant que fabriqué selon la méthode traditionnelle, faute de quoi cet objet est « camelote ». Ce sentiment a de profondes racines dans notre expérience personnelle, nous savons ce qu'il en coûte de bien faire et nous nous défions de ce qui est fait trop vite et trop facilement ; mais autrefois il y eut sûrement bien plus que cela dans la résistance au changement de procédé; à savoir la superstition que « la vertu » n'était point infuse à l'objet s'il avait manqué quelque chose aux rites de sa fabrication. Ces attitudes psychologiques soutenaient autrefois l'organisation corporative qui réciproquement les entretenait. Les gens du métier s'enorgueillissaient de la qualité de leurs produits, qu'on estimait ne pouvoir être obtenue qu'à force de soins éclairés. Lentement l'apprenti était initié au métier, devenant enfin compagnon, et après son Tour de France et après avoir prouvé sa qualité en faisant son « chef-d'oeuvre. » il était enfin admis maître à son tour. Sismondi dont l'existence s'est située de telle sorte qu'il a vu l'organisation corporative d'une part et de l'autre l'éclosion des manufactures, explique : « Toute l'organisation des corporations tendait à restreindre le nombre de ceux qui exerçaient les arts utiles, à repousser les campagnards qui voulaient entrer dans les métiers des villes, à prévenir l'encombrement, à partager également entre tous les maîtres les bénéfices du métier, afin que l'un ne pût s'enrichir aux dépens de l'autre, enfin à donner une garantie à l'industriel (lisez « l'artisan »), en sorte qu'une fois entré dans sa profession, pourvu qu'il s'y
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conduisît bien, il pouvait compter de s'y élever à pas lents, mais certains, et il ne risquait point de voir renverser dans sa vieillesse l'édifice de sa fortune élevé par ses jeunes années » 1. Il ajoute : « On peut demander sans doute si cette organisation des arts utiles leur aurait jamais permis de tirer parti, comme ils l'ont fait aujourd'hui, de nos progrès dans les sciences; on peut demander si les consommateurs étaient aussi bien servis, s'ils obtenaient l'abondance et le bon marché à un degré qui put se comparer, même de loin, à ce que nous voyons aujourd'hui. Mais si les règlements des corps de métier avaient pour but de développer l'indépendance de caractère, l'intelligence, la moralité, le bonheur des artisans, ils y avaient pleinement réussi » 2.Retenons ces deux angles de vision : on pourrait dire que le procédé eut longtemps son éthique, il est maintenant technique. Les gens du métier honoraient celui d'entre eux qui excellait dans la réussite d'objets de leur art. Au contraire ils condamnaient celui d'entre eux qui s'acquittait de sa tâche au moindre effort; il était regardé comme trompant le chaland sur la qualité de la marchandise, qui devait être inférieure faute de soins, et comme faisant à ses pairs une concurrence déloyale, s'il pouvait l'offrir à un moindre prix. A la vérité, l'idée qu'il y a un «juste temps » à passer sur un ouvrage se retrouve, sans les justifications d'autrefois, dans certains syndicats de nos jours, les craft unions. Cet état d'esprit des gens de métier opposait un obstacle insurmontable à ce que nous appelons aujourd'hui « le progrès de la productivité ». Ce progrès en effet est celui du rapport entie le produit et le temps passé à sa production : l'idée même que ce rapport pût être croissant apparaissait scandaleuse aux gens de métier. Il fallait donc une rupture brutale avec leur point de vue pour que l'on pût entrer dans l'ère industrielle. Proudhon rapporte quelque part que son père, qui était tonnelier, pour facturer ses produits, commençait par compter les frais I. SIMONDEde SISMONDI Études : sur l'ÉconomiePolitique (183 8,t. 2 pp. 338-9).
2. Id., p. 342.
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le nombre d'heures de traqu'il avait encourus, puis y ajoutait vail qu'il avait consacrées à son ouvrage; naturellement le prix à son heure de travail devait être fonction attachait du qu'il on dirait estimait comme mériter, aujourd'hui, standing, qu'il un nombre normal d'heures de travail devant lui assurer le mode de vie qu'il jugeait conforme à sa dignité. On remarquera du père de Proudhon exactement que cette facturation correspond à une notion médiévale du « juste prix ». » comme on disait alors, peut offrir Il est clair qu'un « fabricant à moindre un objet analogue prix, s'il trouve le moyen de le proau moyen de travail non qualifié, même si le nombre duire s'il est moindre. d'heures est le même, et a fortiori dépensées C'est d'abord de travail non qualifié et partant par l'utilisation moins s'est instaurée. coûteux, beaucoup que la manufacture Les fabricants n'ont pu établir leurs manufactures que, soit en hors des villes aux soumises soit opérant règlements corporatifs, en appliquant leurs efforts à des produits nouveaux n'avaient qui de métiers. Pour vendre à pas encore donné lieu à l'établissement bas prix et faire de grands profits, il leur fallait une main-d'oeuvre elle leur fut fournie de ruraux; à bon marché; par l'afflux il pouvait fût ignorant, d'autant n'importe que ce personnel mieux être plié aux machines alors simples. Les contemporains de la révolution industrielle ont été profondément du travail, en soi et quant à choqués par l'avilissement sa rémunération, dans la condition des qui leur apparaissait ouvriers à celle des compagnons de métiers, sans trop comparée croissant d'ouvriers n'aurait que ce nombre rapidement penser trouvé à titre de Ils n'ont point d'emplois compagnons. guère la condition matérielle, prévu qu'au moins en ce qui concerne le progrès immensément facilité technique, par l'organisation finirait élever le niveau de vie de l'ouvrier manufacturière, par fort au-dessus de ce qu'avait été celui des artisans. « A la grande écrivait-on dès le milieu du manufacture, xvIIIe siècle, tout se fait au coup de cloche, les ouvriers sont plus contraints et plus gourmandés. Les commis accoutumés avec
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eux à un air de supériorité et de commandement, les traitent durement et avec mépris; de là il arrive ou que ces ouvriers sont plus chers, ou ne font que passer dans la manufacture jusqu'à ce qu'ils aient trouvé du travail ailleurs. 3 » On ne saurait plus clairement marquer que l'état de ces hommes apparaissait inférieur à ce que l'on avait eu coutume de voir. Le même auteur exprime le plus grand scepticisme sur l'avenir de ces structures, et souligne que les manufactures qui peuvent se soutenir sont celles auxquelles le gouvernement a concouru par des avances et des faveurs. Même au siècle suivant, Sismondi estime encore que le rôle des gouvernements dans l'implantation des manufactures a été décisif. « Il y a dans le caractère humain une puissance d'habitudes, ou, si l'on veut, une force d'inertie qui, bien souvent, a été l'ancre de sûreté de la société. Cette force d'inertie a longtemps repoussé le jeu commercial, le jeu des manufactures, comme toute espèce de jeu : chacun suivait la routine de son métier, le perfectionnait, l'agrandissait lentement, mais sans tenter des révolutions dans l'industrie. Ce sont les gouvernements qui, depuis un demi-siècle surtout, ont cru n'avoir pas de plus importante affaire que de favoriser les arts, le commerce et les manufactures;
ce sont
eux...
4»
Ce texte est intéressant, comme mettant en lumière qu'en effet il y a rupture délibérée d'une force d'inertie; c'est à partir de cette rupture qu'un principe nouveau imprègne, domine et dirige ou pour mieux dire possède et inspire la civilisation occidentale. Longtemps ce principe a été appelé « le mobile du profit » : mais c'était ne pas voir le fond des choses. A la vérité ce principe est celui que Maupertuis, au milieu du xvIIIe siècle, appelait « le principe de moindre action ». Il s'agit d'une maxime naturelle de l'action : atteindre le but visé avec la moindre dépense de moyens. Lorsque cette maxime est appliquée avec bonheur, 3. Cf. l'article « Manufactures dans l'édition de l'Encyclopédie donnée à
Yverdon par M. de Félice, t. XXVII. 4. Op. cit., p. 364.
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les conséquences peuvent être exprimées sous deux formes logiquement équivalentes : pour un même produit temps de travail décroissant, pour un même temps de travail produits croissants. Ce qui, à mes yeux, fait le caractère distinctif, l'originalité de la civilisation moderne, c'est que le principe de Maupertuis (que je préfère dénommer « principe d'efficacité ») l'a entièrement saisie et informée. La « recherche du profit » n'a été que l'aspect sous lequel le principe d'efficacité a stimulé les individus, et en quelque sorte une « ruse de l'Histoire ». A mesure que le principe d'efficacité déploie plus largement ses effets, on le discerne plus clairement et l'on s'y attache plus. Lorsque nous comparons l'année présente à une année passée, mettons I959 à 1929, nous ne constatons pas seulement que la productivité s'est beaucoup accrue mais aussi qu'à présent la préoccupation de productivité est incomparablement plus forte; nous ne constatons pas seulement l'introduction entre-temps de nouveaux procédés et de nouveaux produits mais aussi qu'à présent les travaux de recherche et la mise au point de nouveaux procédés et de nouveaux produits sont maintes fois supérieurs à ce qu'ils étaient en ig2g. Voilà qui nous amène à un aspect capital de notre civilisation. Le principe d'efficacité, ou d'épargne relative de travail, est mis en jeu dans notre société seulement à titre secondaire pour causer une épargne absolue de travail, mais à titre principal pour obtenir un progrès des produits. Nous touchons ici une question dont l'examen fait saisir le caractère spécifique de notre société et les lois de son développement. S'agissant d'une économie nationale, son progrès en productivité se représente comme un rapport entre la somme des produits obtenus et la somme du travail dépensé, la première croissant plus vite que la seconde. Prenant ce rapport à deux époques différentes, un « passé » et un « présent », on pourra exprimer le changement sous deux formes inverses l'une de l'autre, et dire que du passé au présent la somme de produits
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par heure fournie a augmenté, ou bien que du passé au présent la somme de travail nécessaire par unité de produit a diminué. Ces expressions sont mathématiquement équivalentes. D'où la tentation pour certains esprits de blâmer l'emploi que nous faisons du progrès technique à l'accroissement successif du flux des produits et de prôner son application à la diminution du temps de travail. Il semble en effet que l'on ait le choix, si la productivité croît au rythme de 3 % l'an, de doubler en 24 ans le produit par tête en maintenant le même nombre d'heures travaillées par tête et par an, ou de maintenir le produit constant en amenuisant progressivement le nombre d'heures travaillées par an jusqu'à moitié de ce qu'il était. Mais en pratique il n'est pas vrai que l'on ait ce choix. Car l'abaissement du temps dépensé par unité de produit n'est pas indépendant de l'effort pour produire une plus grande masse et variété de produits; et si cet effort se relâchait, les gains en productivité disparaîtraient. L'idée d'une économie stationnaire quant à ses fruits et progressive quant à ses méthodes est un monstre intellectuel. D'abord il est évident que l'introduction de nouveaux procédés, nécessaires à la réalisation d'économies de travail, exige la création de nouveaux produits, ensuite il est patent que l'ardeur à l'application de nouveaux procédés est excitée par la perspective d'obtenir de nouveaux biens positifs. La civilisationdu ToujoursPlus Les progrès en productivité ne sont point une donnée assurée dont on peut disposer comme on le juge bon, mais ce sont des conséquences du principe d'efficacité appliqué au cours d'un effort pour produire en plus grande quantité et variété. Il est très vrai que des progrès en productivité sont obtenus au sein d'une industrie particulière qui n'accroît point la masse de ses produits mais cela seulement au sein d'une économie elle-même
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en croissance. Et ces progrès en productivité s'évanouiraient au sein d'une économie sans expansion. Il n'y a donc pas lieu d'être surpris, lorsque la statistique nous permet d'embrasser la transformation d'une économie au cours d'une longue période, de constater que la part des gains en productivité appliquée à la diminution du temps de travail a été beaucoup plus faible que la part appliquée à l'augmentation des produits. On a, sur le changement survenu aux États-Unis de des chiffres bien surl'époque 1869-1878à l'époque prenants. D'abord la durée normale du travail a diminué seulement de 27 %, ce qui paraît peu car nous avons dans l'esprit les durées extravagantes du travail dans les premières manufactures. Mais il faut se souvenir qu'au temps où ces durées étaient extravagantes, ces manufactures n'employaient que de faibles fractions de la population totale; donc transcrire l'abrègement de la semaine dans les manufactures sur le plan national serait abusif. En regard de cet abrègement du temps de travail par travailleur, il faut placer une augmentation dans la proportion de la population totale se trouvant au travail, augmentation estimée à 28 % par la même source 5; de sorte que selon elle le nombre d'heures de travail fournies par habitant (non plus ici par travailleur) n'a, quant à lui, décliné que de 6 % tandis que le produit national net par habitant a quadruplé! Même si l'on estime que les statistiques citées sous-estiment sérieusement la réduction du temps de travail, l'indication est si éclatante que quelques modifications de chiffres ne la changeraient pas de façon sensible. C'est bien le plus de produits plutôt que le moins de travail qui a caractérisé le changement. Quelque doute que l'on jette sur les statistiques citées pour les États-Unis, quelques différences que présentent les cas des divers pays européens, il n'y a point de dispute possible sur le sens du phénomène : les gains en efficacitésont apparus jusqu'à 5. MosES ABRAMOVITZ,Resource and Output Trends in the United States since
187°. (New-York, National Economic Research, 1956).
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présent beaucoup plus sous forme d'accroissement des produits que sous forme de réduction du temps de travail. Il y a lieu de penser qu'il continuera d'en être ainsi à l'avenir, et si l'on voulait qu'il en fût autrement les gains en productivité s'évanouiraient. Nous vivons dans une civilisation du « Toujours Plus ». Nos institutions sont de plus en plus adaptées à la croissance, de moins en moins propres à un état stationnaire. S'il arrivait que les particuliers et les autorités estimâssent leurs besoins couverts et ne fussent plus demandeurs de quantités accrues ni de produits nouveaux, la demande d'installations et d'équipements nouveaux s'effondrerait et l'économie connaîtrait une crise très grave. Aussi est-il juste de dire que tout notre système social repose sur le développement incessant de besoins nouveaux. Aussi n'apparaît-il pas étrange que notre société élimine de plus en plus l'enseignement des Humanités, puisque les auteurs classiques énonçaient des principes qui jurent avec nos maximes de conduite. Tous ont prôné la modération des besoins, vanté la stabilité des moeurs,et représenté le désir des richesses comme la grande cause de démoralisation et de décadence. Qu'il soit interprété par Xénophon ou par Platon, Socrate ne donne point d'éloges au commerce d'Athènes, bien au contraire l'école socratique célèbre les moeursplus rudes de Sparte et Platon situe sa cité idéale loin de la mer afin de la mettre à l'abri des tentations. Dans la ville la plus ouverte et la plus dynamique de Grèce les philosophes, du moins ceux qui nous sont parvenus, prêchaient la fermeture et la stabilisation. Quant aux auteurs romains, la corruption des moeurs ancestrales est leur thème récurrent, un passage bien connu de Tite-Live donne le ton : « Ou je m'abuse, ou jamais république ne fut plus grande, plus sainte, plus féconde en bons exemples; il n'y en a point que le désir des richesses et le goût des jouissances aient envahie si tard, ni où la tempérance ait été si grandement et si longtemps honorée : et c'est au temps où elle ne connaissait point la prospérité, qu'elle ne connaissait pas non plus l'incontinence des désirs. Ce n'est que de nos jours enfin que la vue des richesses nous
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apprit à les désirer, que la facilité des jouissances excita un besoin de se perdre dans le luxe et dans la débauche et de tout entraîner dans cette chute. » 6 Les auteurs anciens sont à cet égard tellement unanimes que Rousseau pouvait à bon droit s'étonner que l'on dénommât « paradoxe » son Discours des Sciences et des Arts, qui ne faisait que reprendre avec éloquence des thèmes classiques. On peut d'ailleurs noter que la littérature socialiste à ses débuts mariait avec sa revendication d'égalité, avec son but d'amitié sociale, une attitude classique en matière de modération des besoins, regardant avec une extrême défiance l'expansion industrielle vantée par les économistes. Contraste de la richesse des Anciens et de la richesse des Modernes S'il est vrai que la richesse ait corrompu les civilisations anciennes et causé leur perte, faut-il prévoir le même sort pour la nôtre ? Il faut prendre garde à ne pas confondre sous le même vocable des choses différentes. Je vois bien de la différence entre la richesse des foyers anciens de civilisation et la richesse des foyers modernes. Les foyers anciens de civilisation étaient riches au moyen de la centralisation autoritaire de richesses produites ailleurs, et les nôtres sont riches parce qu'ils excellent dans la production. Rome n'a jamais été riche que par le râtissage des provinces et ses grands hommes d'affaires étaient des fermiers de l'impôt qui pressuraient les peuples conquis ou des usuriers comme ce Brutus qui a si bizarrement trouvé place dans un Panthéon de gauche. Ce n'étaient jamais des organisateurs de production et Rome eût été bien incapable, même si son avarice l'eût permis, de verser sur les provinces des bienfaits semblables à ceux que les États-Unis ont prodigués aux pays amis depuis la dernière guerre. Il y a bien de la différence entre la 6. Préfacedes Annales.
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richesse par accaparement, fruit d'un effort militaire passé, et la richesse qui s'augmente successivement en raison d'un effort persistant pour élever le potentiel de production. Cette différence se marque dans le contraste des classes dirigeantes. L'élite romaine à ses débuts est formée de rudes fermiers gérant un domaine exigu et se transformant aisément en guerriers infatigables. C'était le même genre d'hommes que les Suisses qui ont défait Charles le Téméraire. Dès le temps de Tibère, tout ce qui est notable vit au sein d'une profusion d'esclaves, passe son temps en fêtes et festins, n'administre rien. Au contraire avec les progrès de l'industrie, nous avons connu un progrès indéniable dans le caractère de ceux qui tiennent les premiers rangs de la société. Bien plus pauvres en serviteurs que les notables du xmue et même du xixe siècle, ils ont bien moins de temps et de goût pour les fêtes et festins. Si l'oisiveté est mère de tous les vices, ils doivent en avoir peu car, tandis que les loisirs des classes laborieuses ont augmenté, les loisirs des classes dirigeantes ont énormément diminué au cours des récentes générations. Lisant les mémoires d'autrefois on est surpris du temps que des hommes occupant des positions éminentes pouvaient accorder aux plaisirs mondains : il n'en reste pour ainsi dire plus aujourd'hui et la durée du travail n'est aussi grande pour aucune catégorie sociale qu'elle l'est pour les dirigeants. La critique des auteurs latins ne portait pas seulement sur l'amollissement de la classe supérieure, mais aussi sur la disparition de la classe moyenne, phénomène que Marx croyait devoir être causé par le développement du capitalisme : c'était fort vraisemblable mais c'est le contraire que l'on a vu. Dans les pays industriels avancés, c'est la classe des manoeuvres qui s'amenuise tandis que se gonfle la classe moyenne. Je ne trouve à la société industrielle occidentale presque aucun des traits par lesquels les auteurs latins caractérisaient la corruption de la civilisation romaine. C'est qu'il s'agit ici d'une société en marche. Comment ses dirigeants pourraient-ils s'as-
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soupir dans les jouissances quand ils ont à mener une civilisation qui en quelque sorte est nomade. Ce caractère de nomadisme psychologique va s'affirmant, il se marque dans l'impatience croissante témoignée par l'opinion envers les sédentaires par excellence, les agriculteurs, envers les petits commerçants aussi. Cette société est peu portée aux formes anciennes de la richesse et du luxe : les familles vivent dans des murs moins solides, ont une moindre abondance dans leurs armoires et leurs caves, les hommes passent moins longtemps à table, on fait un moindre cas des mets et des vêtements raffinés. Les esprits sont fortement orientés vers ce qui donne à l'homme un sentiment de puissance nouvelle : aller vite, voler, parler au loin et voir ce qui se passe ailleurs; on demande « Toujours Plus » mais en proportion croissante, sous la forme de « pouvoir plus », de ce qui peut donner le sentiment d'atteindre à une « surhumanité » encore que toute physique et grossière. C'est sans doute ce qui explique que la richesse n'ait pas détendu les ressorts de la civilisation occidentale : elle a pris une orientation orgueilleuse vers tout ce qui peut donner à l'homme le sentiment de sa puissance, flatter en lui le sentiment d'être un petit dieu. Il faudrait écrire l'histoire de la civilisation industrielle en s'attachant au genre de produits qu'elle a successivement développés et aux genres de satisfactions que ces produits ont procurés. Il est facile d'apercevoir une continuité entre la caravelle du xve siècle qui a permis aux hommes de s'élancer pour la première fois hors des mers côtières de l'Europe et les engins d'aujourd'hui qui sont projetés hors de l'atmosphère terrestre; il est patent que les machines successivement développées ont captivé les imaginations indépendamment des avantages concrets qu'elles étaient susceptibles de procurer aux individus qui les admiraient. Il est permis d'affirmer que l'adhésion à la civilisation industrielle a tenu, bien avant qu'elle n'apportât des améliorations à la vie des particuliers, au sentiment obscur qu'il s'agissait d'affirmer de plus en plus la domi-
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nation de la Nature par l'homme. C'est ce sentiment que les dirigeants soviétiques ont emprunté à l'Occident pour en faire le principe avoué de leur société, formulant ce qui était resté ailleurs informulé. Telle est bien la hantise de la société moderne : on l'a constaté lorsque l'exploit du « Lunik » a suffi à dévaloriser la plus grande douceur et facilité de la vie privée qui est l'avantage de l'Occident. La richesse moderne comme volonté de puissance Le progrès technique est essentiellement manifestation de la puissance humaine, occasion pour l'homme de s'admirer luimême, de pratiquer cette autolâtrie qui tend de plus en plus à devenir la religion de la société industrielle. Mais quoi, dira-t-on, prétendez-vous nier que les particuliers attendent du progrès technique toujours plus de consommations individuelles ? Certes non, et même cette exigence se précipite, elle est tout autre dans la seconde moitié du xxe siècle que dans la seconde moitié du x,xe : encore que le progrès technique se soit beaucoup accéléré, la demande de consommation tend à le dépasser, d'où la pression inflationniste. Mais il faut voir quelles formes successives la consommation revêt, et à quels sentiments ces formes sont associées. La première grande industrie moderne, celle du coton, est associée historiquement et psychologiquement à la poussée populaire vers l'égalité. Avant le linge de coton, le linge de corps était le fait des classes supérieures tandis que les classes inférieures ne portaient point de linge; l'industrie du coton a effacé cette distinction, elle a apporté des satisfactions morales autant qu'un agrément physique. Artisanale à ses débuts, l'automobile a été construite pour les riches, clients traditionnels de l'artisanat. A ces riches, usagers anciens du cheval, elle a apporté un sur-cheval; mais lorsque l'automobile est devenue grande industrie, elle a apporté un sur-cheval aux classes qui autrefois avaient été sans chevaux.
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La grande révolution sociale de notre temps a été apportée par l'automobile populaire. Durant des siècles, le riche avait parlé au pauvre du haut du cheval, et il ne pouvait en être autrement, le cheval étant relativement rare. L'automobile devenue abondante, le riche et le pauvre sont de niveau, chacun au volant de sa voiture. Et le pauvre a gagné une capacité de mouvement bien au-delà de celle qui appartenait aux riches d'autrefois. Ici le « plafond » des civilisations anciennes a été « crevé » de la façon la plus visible. Au sujet de l'automobile, il n'est pas inintéressant de remarquer que cet apport de puissance et d'égalité aux classes non dirigeantes n'est pas le fruit d'une « demande » à laquelle l'industrie a répondu. Elle est le fruit d'un progrès technique issu de la guerre de i9lq.. Avant r9i4, l'automobile est encore artisanale, produit de luxe destiné à une clientèle peu nombreuse : c'est la fabrication en série du tank qui crée les moyens de fabriquer ensuite l'automobile populaire. L'exemple d'un progrès technique fouetté par la guerre et profitant ensuite à la consommation est bien loin d'être exceptionnel. Le scooter fabriqué après la seconde guerre mondiale a pris son essor en Italie, pour occuper des usines et travailleurs qui avaient été destinés à la fabrication d'avions militaires; l'on peut remarquer que le scooter a été un apport de puissance et d'égalité à la jeunesse, qui a obtenu par cet instrument une indépendance pratique à l'égard des parents. Je n'insisterai pas sur le fait bien connu que le développement de l'aviation de transport a suivi le développement de la construction militaire d'avions dans les deux grandes guerres; mais je soulignerai que l'essor prodigieux de l'équipement ménager est lui aussi un sous-produit des techniques et outillages de guerre; or cet équipement a apporté un véritable changement de la condition sociale de la femme. Il y a là plusieurs aspects importants. D'abord, n'importe la proclamation de l'égalité des sexes, elle n'aurait pu être prise au sérieux dans le peuple si la femme était restée autant asservie aux tâches physiques qu'elle était, car, pour le peuple, les condi-
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tions s'étagent de la moins manuelle à la plus manuelle : c'est le peuple qui classe au bas de l'échelle les besognes les plus matérielles, et partant l'homme qui s'en dégage par le machinisme à l'usine n'aurait jamais admis pour égale la femme tant qu'elle serait restée une sorte de manoeuvre.,tandis que l'outillage qui lui est attribué la dégage de cette condition. Ensuite, n'importe la proclamation de l'égalité des classes, elle n'aurait pu être prise au sérieux tant que les épouses de certains étaient pourvues de serviteurs et de servantes tandis que les épouses des autres n'étaient que servantes. Le plus grand rapprochement possible dans les conditions sociales est celui que procure le rapprochement dans les activités féminines. Ainsi nous avons vu successivement que l'automobile, le scooter et l'équipement ménager sont autre chose que des produits agréables ou commodes, ce sont aussi des facteurs de transformation des rapports sociaux : ces objets sont en quelque sorte les véhicules physiques de tendances sociales. Prenant le point de vue de l'interprétation matérialiste on peut dire que ces produits nouveaux sont cause de rapports nouveaux, mais il est loisible de renverser l'ordre de l'exposé et de dire que les tendances ont été servies par des objets nouveaux qui leur convenaient. L'ordre est indifférent lorsqu'il s'agit de souligner, comme c'est mon propos, que ces objets ont valeur significative, que tous étendent l'idée que l'homme se fait de lui-même. Et si nos progrès ont pour effets de remédier à l'infériorité dans la Société, leur moteur est bien plutôt dans l'orgueil de l'Homme. Si nous cherchons à embrasser d'un coup d'oeil le progrès technique des peuples occidentaux depuis la fin du Moyen Âge, ce qui nous apparaît le plus clairement c'est l'accroissement de la puissance humaine. Elle est particulièrement saisissante sous l'aspect du transport : premièrement l'homme a pu franchir les océans, deuxièmement il a pu transporter des charges énormes à travers les continents, troisièmement il a pu s'élever et voyager dans les airs, quatrièmement il envisage de s'aventurer hors de l'atmosphère terrestre. Si nous avions des statistiques
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anciennes, nous pourrions offrir un indice partiel du progrès composé du nombre des tonnes-kilomètres transportées; du moins savons-nous comment la vitesse de déplacement permise à l'homme a progressé, et ceci seulement au cours des cent cinquante dernières années. Si nous n'avons aucune mesure satisfaisante du progrès accompli dans les travaux humains, au moins savons-nous comment l'énergie utilisée par homme a progressé et cette dépense d'énergie par habitant est généralement offerte comme mesure de degré de développement ou d'avancement d'une nation. On peut tout de suite remarquer que n'importe quelle mesure du progrès dans le niveau de vie de l'individu donne un coefficient de progrès incomparablement plus faible que le progrès dans la quantité d'énergie dépensée par habitant. Ainsi ne nous attachant qu'aux quantités, le progrès dans le bien-être nous apparaît beaucoup moins notable que le progrès dans la puissance. Ce qui peut s'exprimer en disant que le progrès dans la puissance s'est accompagné d'un abaissement du rendement de la puissance en bien-être. Si cette expression est admise on en peut donner deux interprétations : postulant que le bien-être était le but du développement de la puissance, on peut dire que, soit en vertu d'une loi des rendements décroissants, soit par notre maladresse dans l'emploi de la puissance, le rendement de celle-ci en bienêtre s'est abaissé; ou bien on peut faire une autre hypothèse : à savoir que le développement de la puissance était le but, et que l'obtention de bien-être croissant a été un sous-produit. Le progrès techniquecommevariante de l'esprit de conquête Il y a de fortes raisons d'adopter la seconde hypothèse. Ceux qui, au xve siècle, ont perfectionné, manié ou commandité la caravelle n'avaient point en vue le plus grand bien-être des populations; il en va de même de ceux qui de nos jours perfectionnent, pointent ou commanditent les véhicules interplané-
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taires. Auguste Comte écrivait en 1820 : « Cet amour de la domination, qui est certainement indestructible dans l'homme, a été cependant annulé en grande partie par les progrès de la civilisationou, au moins, ses inconvénients ont à peu près disparu dans le nouveau système. En effet, le développement de l'action sur la nature a changé la direction de ce sentiment, en le transportant sur les choses. Le désir de commander aux hommes s'est transformé peu à peu dans le désir de faire et de défaire la nature à notre gré. Dès ce moment le besoin de dominer, inné dans tous les hommes, a cessé d'être nuisible, ou, au moins, on peut apercevoir l'époque où il cessera d'être nuisible, et où il deviendra utile. » Ce passage bien connu contient d'une part un pronostic, vulgarisé par Spencer, à savoir que la société industrielle sera pacifique, mais d'autre part et avant tout une définition : à savoir que la volonté de progrès technique est de même source que la volonté impérialiste, est une manifestation de l'impérialisme ou de l'esprit de conquête. Si l'esprit de progrès technique est regardé comme une variante de l'esprit de conquête, bien des phénomènes s'en trouvent expliqués. Et d'abord, la supposition d'Auguste Comte, selon laquelle cette variante de la libido dominandi exclut la forme simple de l'impérialisme, ne sera valable que si la quantité d'appétit conquérant est à travers le temps une constante; mais il se peut aussi qu'il y ait à certaines époques des poussées d'énergie conquérante qui se distribuent en partie sous forme de chocs de passions. L'époque des caravelles est aussi celle de la poudre à canon. Lorsque commence le progrès technique, l'Européen concurremment montre une nouvelle assurance et arrogance à l'égard des peuples non-européens. L'Européen avait eu peur du Mongol, peur du Turc, maintenant c'est lui qui fait peur, et ce n'est pas l'effet de sa technique mais bien plutôt d'une part ses réussites techniques et d'autre part sa façon de s'imposer outre-mer, qui tiennent à une attitude nouvelle. 7. Système de Politique Positive, t. IV, pp. 26-27 de l'Appendice.
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Si le progrès technique est associé à l'instinct de puissance, il est aussi associé à la sécularisation. Je n'entends nullement discuter ici le conflit que certains prétendent exister entre la science et la religion. C'est à un niveau plus humble et plus quotidien que se situe le conflit. Dans toute culture traditionnelle, une valeur sacrée s'attache aux manières de faire, ces manières ont une valeur propre. L'Occidental rationaliste, témoin dans une société très différente de modes d'opération rituels, est porté à expliquer ces rites par des croyances erronées quant à ce qui est nécessaire au succès de l'opération. Mais cette vue appauvrit la réalité. Il est très probable que les peuples qui en usent ainsi ne sont pas comme nous « presbytes », je veux dire qu'ils n'ont pas dans l'esprit exclusivement le but de l'opération, utilisé comme terminusad quempour apprécier le minimum nécessaire à la réalisation de ce but, il est probable qu'ils sont « myopes », à savoir qu'ils attachent du prix aux pas successifs qui forment avec le résultat un tout dont les parties sont pour ainsi dire d'égale valeur, de sorte qu'ils jouissent de la manière de faire indépendamment de son utilité stricte relativement au but. Une telle manière de sentir n'est d'ailleurs point rare chez nous. Tel écrivain ne veut écrire qu'à la plume, tel érudit n'aime consulter un auteur que dans une édition d'époque : ces procédés ne sont point nécessaires au but, ils sont même coûteux comparés aux alternatives. De nos jours on les qualifie volontiers de « manies »; mais il y faut regarder de plus près. L'homme divisé en producteur et en consommateur C'est le postulat moderne que seul le but compte, d'où suit logiquement l'économie de moyens. Rien de plus juste dès lors que seul le but a un prix positif tandis que les moyens employés sont affectés de prix négatifs qui doivent donc être aussi faibles que possible. C'est le langage de l'économiste, mais il ne s'applique pas en toutes matières. Pour moi qui ne suis point chasseur,
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l'homme qui passe toute une journée à tuer un perdreau a fait une bien grande dépense de temps relativement au but atteint, et quant à ceux qui assemblent un équipage pour attraper un renard, je vois qu'ils déploient des moyens fantastiquement au but. Mais lorsque je prononce de tels jugedisproportionnés des satisments, je sais bien qu'ils impliquent incompréhension factions procurées par ces activités. Ce sont jeux, dira-t-on. Soit. Jeux les activités qui procurent des satisfactions telles que le but n'est que leur point final, travaux les activités qui ne se justifient que par le désir du but. Telle est notre dichotomie des activités humaines. On peut imaginer un homme qui d'une part met en boîtes durant sa semaine de travail un volume croissant de sardines, et d'autre part durant ses jours de repos, passe de plus en plus de temps pour attraper un goujon. Nous sommes tellement accoutumés à cette dichotomie qu'elle nous paraît toute naturelle. Or on peut très bien concevoir une société où les plaisirs que donne le jeu soient trouvés dans le travail. Il y a d'ailleurs dans notre propre société des hommes Je ne serais privilégiés qui se trouvent dans cette situation. au médecin qui me ferait dicter un livre point reconnaissant dans mon sommeil, sans que j'aie eu le sentiment de l'écrire. A cette « automation » j'aurais perdu une expérience qui ne peut certainement pas être dénommée pur plaisir mais qui n'est pas non plus pure peine qu'il faille autant que possible abréger. Ce n'est pas tout; cette automation me donnerait le sentiment d'un blasphème. d'une profanation, Aussi m'est-il compréhensible que l'on résiste à la démonstration que tel procédé est plus efficace que le procédé actuellement employé. Une telle résistance a été constatée en Occident même de la part d'artisans. A fortiori peut-on l'attendre lorsque tout un style de vie jure avec l'adoption de tel procédé particulier, et c'est ce qui est arrivé pour les peuples chez lesquels les Européens ont fait irruption à partir de Colomb et Vasco de Gama. Il y a des concordances entre les différents aspects d'une société : le culte, le régime familial, la structure et le ton des
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rapports sociaux, la musique, le droit, les danses, les arts utiles et l'art militaire sont liés entre eux. Aussi est-il bien difficile à un peuple d'emprunter à des intrus le trait particulier qui fait leur succès à moins d'une métamorphose totale; Pierre le Grand ne se trompait point lorsque, voulant donner à son peuple les talents militaires des Suédois et les talents industriels des Hollandais, il estimait nécessaire de faire tomber les barbes et de changer les vêtements; et si les Japonais sont devenus capables en deux générations de renverser à leur profit la pression qui aurait pu les submerger, c'est au prix d'un changement de leurs moeurs entrepris avec une remarquable lucidité et poursuivi avec une constance prodigieuse. Ce sont là de notables exceptions. En général les peuples qui ont vu paraître les Européens ont été, au sens propre et fort, étonnés par eux. Attachés à leurs coutumes consacrées, ils y ont trouvé des obstacles aux réactions de défense qu'il leur aurait fallu. C'est là sans doute, sinon toute l'explication, du moins un élément important d'explication de cette grande énigme historique : l'extrême aisance avec laquelle les Européens ont pu imposer leur volonté, n'importe leur faible nombre. Ils l'ont pu également, qu'ils eussent affaire à des peuples à faible organisation politique comme les Indiens de l'Amérique du Nord ou à des peuples bien plus anciennement civilisés qu'eux-mêmes comme les Indiens et les Chinois. Les Européens se sont imposés, non par la supériorité de leurs armes mais par la différence de leur état d'esprit. Des hommes qui savaient ce qu'ils voulaient et subordonnaient leurs actions à leur but l'ont emporté sur des hommes qui subordonnaient leurs actions à des habitudes. La victoire de l'Européen sur le non-Européen n'est pas sans ressemblance de caractère avec la victoire, en Europe même, de l'industriel sur l'artisan. La tragédie fut d'une étendue incomparablement supérieure. Jusqu'à la fin du xvIIIe siècle, de tous les Européens allant outre-mer les Jésuites ont été les seuls à essayer de comprendre les moeurs et l'esprit des peuples sur lesquels les Européens
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affirmaient leur puissance; il est bien connu qu'au xve siècle déjà, ils furent, à l'occasion des Indiens d'Amérique, les premiers auteurs et propagandistes de la théorie des Droits de l'Homme. Assurément leur propos était de gagner tous ces peuples à la religion du Christ, mais en général ils surent infuser leur principe universel dans les formes coutumières locales, poussés à ce faire non par un simple esprit d'opportunité mais par la doctrine selon laquelle la Loi Naturelle est connue à tous les peuples. Cette tactique de l'insertion du christianisme dans des cadres trouvés sur place, ou « pseudomorphose » leur valut en Chine la grande querelle des Rites qui finit par la condamnation romaine de leur méthode. Ils ne dédaignaient point de s'instruire dans les arts utiles pour les enseigner à leurs ouailles mais ils cherchaient ici encore à les insérer dans des modes de vie changés seulement peu à peu. Je suis tenté de comparer l'organisation jésuite des Indiens au Paraguay à ce qu'eût été un effort pour donner aux artisans européens une organisation coopérative destinée à éviter leur élimination par la manufacture. La guerre qui fut faite aux Jésuites dans les pays catholiques d'Europe aboutit au milieu du xvIIIe siècle à leur expulsion du Portugal, de France et d'Espagne. Il est caractéristique qu'ils aient été expulsés précisément des pays catholiques colonisateurs et cet événement n'est pas sans rapports avec l'obstacle qu'ils avaient opposé aux principales brutalités de la colonisation. Cet obstacle n'avait pas à vrai dire été très efficacemais là où il avait manqué, les choses s'étaient trouvées pires. L'impératif d'eoficacité,ennemi des moeurs La colonisation n'est point mon sujet. Si je trouve à propos d'en parler, c'est pour mettre en rapport l'ébranlement imprimé à l'ancienne société européenne par le nouvel impératif d'efficacité et l'ébranlement combien plus dramatique imprimé aux anciennes sociétés d'outre-mer. Je trouve aussi un rapport entre
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l'attitude des populations. Même en Europe, cette attitude est d'abord d'inquiétude et d'hostilité; les hommes se sentent secoués par un rythme nouveau dont d'abord ils ne sentent pas les bienfaits qu'il pourra leur conférer; il est remarquable que cette réaction a été au minimum dans les États-Unis peuplés d'hommes qui avaient d'eux-mêmes, par l'émigration, rompu les attaches anciennes; revenant à l'Europe, nous trouvons un second stade : l'idée marxiste d'acceptation du principe d'efficacité avec intention d'en rejeter les porteurs et bénéficiaires crus exclusifs, les capitalistes; mais en Occident l'évolution économique, sociale et politique s'est trouvée assez rapide pour que la civilisation de l'efficacité devienne chose partagée, une sorte de bien commun de tout le peuple. Ayant ces trois étapes dans l'esprit, on peut se représenter que la réaction des peuples non-européens s'apparente au second stade européen. A ces peuples la civilisation de l'efficacitéapparaît à tous égards exogène : apportée par des hommes du dehors, pratiquée par des hommes du dehors, bénéficiant aux hommes du dehors. Il est trop tard pour la repousser mais non pour repousser ses porteurs étrangers. Même s'ils ne sont pas, ou ne sont plus, des oppresseurs, même s'ils commencent à répandre les bienfaits de leur efficacité, en tout cas la supériorité que celle-ci leur donne est ressentie comme une offense. Le non-Européen veut se sentir égal à l'Européen et pour cela il veut être efficace. De là suit un double processus de rejet : celui qui est le plus visible à l'Occidental, c'est le rejet de la présence occidentale; mais peut-être plus important encore historiquement est le rejet par le non-Occidental de ses traditions propres, identifiées comme la cause profonde de son défaut d'efficacité. Là est le drame : croyances et moeursconstituent la forme non seulement d'une société mais de la sensibilité individuelle de l'homme dans cette société; heureux qui chérit les croyances et les moeurs de son peuple, et c'est une amère souffrance de les condamner; or le non-Européen y vient, voyant dans ce trésor le principe de son humiliation.
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Le non-Européen qui veut que son peuple soit indépendant et compte dans le monde de l'efficacité, devient l'ennemi de sa propre tradition; et ceci tout autrement que l'Occidental ne l'est de la sienne. Car dans les pays où le progrès technique a pris son essor, d'abord cet essor n'a pu commencer que parce que la culture nationale n'y était pas radicalement contraire, ensuite le développement progressif de cet essor s'est produit dans un cadre de croyances et de moeurs qui s'est progressivement prêté et adapté à ce changement. Je ne veux pas chercher ici quels sont les caractères culturels qui ont destiné l'Occidental à être l'homme de l'efficacité. Berdyaiev a suggéré que l'esprit de la religion chrétienne, situant l'homme en dehors et au-dessus de la Nature, « chose » destinée à être possédée, a facilité l'impérialisme technique; sur cette « chosification » Laberthonnière a insisté. Dans un autre sens Antonio Labriola a soutenu que l'impérialisme technique tient à la violence de tempérament des peuples de souche germanique et certainement les peuples atlantiques sont allés plus volontiers dans ce sens que n'avaient fait les civilisations méditerranéennes. Ces conjectures ne sont pas notre affaire : le point important c'est que la civilisation de l'efficacité s'est développée dans un climat d'interaction avec la culture des peuples occidentaux : il y a eu des conflits continuels mais aussi des accommodements continuels, de sorte que dans leur état présent cette civilisationet cette culture se conviennent réciproquement. Dramatique au contraire est la situation morale lorsqu'il s'agit d'adopter dans sa forme avancée la civilisation de l'efficacité tandis que l'on participe à une culture au sein de laquelle cette civilisation n'est point née et qui ne s'est point adaptée au développement de cette civilisation. La tentation est forte alors de rejeter entièrement, d'un seul coup, cette culture traditionnelle, mais comment l'homme peut-il vivre sans culture ? L'efficacité est-elle capable d'engendrer une culture née d'elle? Cela ne paraît point imaginable. Le poète noir américain Richard Wright écrit : « Le monde
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blanc occidental qui, jusqu'à une époque relativement récente, était la partie la plus laïquement libre de la Terre, - avec une laïcité et une liberté qui étaient le secret de sa puissance (science et industrie) - a travaillé de façon inconsciente et avec ténacité pendant cinq cents ans pour arriver à faire en sorte que l'Asie et l'Afrique (c'est-à-dire l'élite de ces régions) aient l'esprit plus laïc que « l'Occident! » e Et ailleurs : « Aujourd'hui un homme de couleur, noir, brun ou jaune, pleinement conscient, peut dire : Merci, Monsieur l'homme blanc, vous m'avez libéré de la pourriture des traditions et coutumes irrationnelles, quoique vous soyez encore victime, vous-même, de vos propres coutumes et traditions irrationnelles ! » 9 Et encore : « En résumé les Européens blancs ont déterminé en Asie et en Afrique une révolution plus profonde et plus brutale qu'on n'en avait jamais constaté au cours de toute l'histoire de l'Europe. » io J'ajouterai encore une citation, s'appliquant à un cas plus précis : «La tâche de Nkrumah représentait beaucoup, beaucoup plus que l'expulsion des Britanniques. Il appelait son peuple à renoncer à une allégeance envers ces ancêtres qui remontait au temps de l'Eden, pour l'inviter à croire qu'il était capable de s'approprier les idées et les techniques du xxe siècle. Il essayait de vider des riches sédiments qui s'y étaient accumulés la conscience de ses frères de tribus, pour fixer cette conscience sur le monde brut, nu et quotidien dans lequel ils existaient; et en même temps il voulait les inciter à entreprendre de modifier consciemment ce monde dans l'intérêt de ce qu'il avait de plus humain. » l Ces citations présentent avec toute la force du lyrisme l'idée que le non-Européen est destiné à un « affranchissement » à l'égard de tout ce qui est sa culture, tel qu'on n'en a jamais vu en Europe. On demandera : affranchissement pour quoi ? Et la 8. RICHARDWRIGHT :Écoute, homme blanc (Paris, éd. fr. Calmann-Lévy, 1959), p. 116.
9. Ibid., p. 113. io. Ibid., p. 113. m. Ibid., p. 124.
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réponse n'est pas difficileà donner : pour développer la capacité de faire. Mais si l'on demande encore : et pour faire quoi ? la réponse est plus difficileà fournir. Wright nous dit : « pour modifier consciemment ce monde dans l'intérêt de ce qu'il a de plus humain ». Mais toute modification consciente suppose une manière de juger, une préférence. Quelle est la manière de juger proposée par Wright ? Ce qui est préférable, ce qui est à rechercher, c'est ce qui est le plus humain ? Mais qu'est-ce que le plus humain ? Ce que l'homme juge tel. Il semble qu'il y ait cercle vicieux, mais non, car ce que l'homme juge préférable, c'est ce qui s'accorde avec l'idée qu'il se fait de l'homme. Il s'agit donc de modifier le monde conformément à l'idée que l'homme se fait de l'homme. Fort bien, j'en tombe d'accord. Mais qu'est-ce que l'idée que l'homme se fait de l'homme sinon le fait de culture par excellence ?L'image de l'homme accompli informe toute la culture d'un peuple, une culture en progrès raffine cette image. C'est un programme sur lequel les esprits les plus différents peuvent aisément s'accorder que les hommes doivent modifier le monde de façon que l'homme y accomplisse pleinement sa vocation. Mais quelle est sa vocation ? Le principe d'efficacité est un principe instrumental : l'homme rationnel, un but étant donné, organise son action en vue de ce but, subordonne les moyens à la fin, mais quelle est la fin ?Peut-on ériger le principe d'efficacité en principe transcendant? Si l'on rejette toutes les valeurs de culture, on n'a plus aucun moyen d'appréciation de ce qu'il faut rechercher et il ne reste à rechercher que le développement de la puissance. Généralement la puissance est la capacité de réaliser ce que l'on veut, et ce que l'on veut dépend des valeurs; mais sans valeurs déterminant à quoi l'on vise, c'est le pouvoir tout nu qui devient l'objet de la volonté. En cela proprement réside le renversement de toutes les valeurs, la puissance n'apparaissant plus comme la possibilité de réaliser ce qui convient, mais ce qui convient se trouvant déterminé par ce qui augmente la puissance.
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La vision de Wright a fait sur moi une profonde impression car il me semble qu'elle présente avec l'acuité de ton propre au poète l'impression finalement produite sur l'extra-Europe par la civilisation occidentale : à savoir non seulement que toute forme d'activité est vicieuse si elle n'est pas rationnellement adressée au but poursuivi (principe d'efficacité relative) mais que le but poursuivi n'est lui-même rien autre que l'accroissement de la puissance humaine (principe d'efficacité absolue). Si la « leçon de l'Occident » est ainsi comprise, alors il doit apparaître que l'Occident lui-même est mauvais pratiquant de sa doctrine, la Russie soviétique meilleur pratiquant, la Chine populaire meilleur pratiquant encore. Qu'on m'entende bien. J'ai usé de l'intuition du poète noir comme d'un puissant « révélateur » pour faire ressortir sous des traits vivement accusés des manières de voir qui peuvent ne se trouver qu'à l'état de faibles « traces » dans la plupart des esprits des intellectuels non-européens. L'impératif d'efficacité déterminant de moeurs nouvelles Cet état d'esprit est essentiel au modèle d'organisation stalinien. L'organisation stalinienne a pour principe le développement systématique de la puissance. J'aimerais savoir si des connaissances concrètes sur la Russie entre 1917 et 1928 confirmeraient l'hypothèse ci-après. Parmi les dirigeants communistes il y avait alors deux sortes d'hommes, les uns cosmopolites, comme Lénine et Trotski, les autres jamais sortis de Russie comme Staline. Je ne serais pas surpris que ces derniers eussent été plus profondément froissés que leur vocabulaire internationaliste ne leur permettait de l'exprimer, par la défaite militaire de la Russie en 1917, et que le souci du développement de la puissance nationale ne les ait hantés dès le début. Les cosmopolites, quant à eux, pensaient que la révolution bolchevique devait se généraliser à l'Europe; seul un accident, contraire
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aux prévisions de Marx, en avait situé le début en Russie : mais ses fruits ne pourraient se déployer que dans les pays économiquement avancés, seuls mûrs pour le communisme; néanmoins, quand il s'avéra que la révolution n'avait point lieu dans ces pays, les cosmopolites eux-mêmes sentirent que pour réaliser les conditions de la société communiste, telles que Marx les avaient énoncées, il fallait réaliser en Russie la phase d'accumulation capitaliste qui, chez Marx, est un préalable nécessaire du communisme. Mais les cosmopolites n'en venant que par déception à tenir pour principal objectif ce développement interne de la puissance devaient naturellement se trouver moins bien placés pour mener ce développement que les « tout-russes » qui de prime abord avaient pensé en ces termes. N'importe d'ailleurs ce qui vient d'être supposé, ce qui importe, c'est que le stalinisme s'est proposé pour objectif d'assurer à la Russie cette puissance que donne l'industrie, il a décalqué dans la civilisation occidentale ce qui intéresse la puissance. La révolution industrielle en Occident avait dans son cours heurté des traditions qui avaient peu à peu cédé devant elle; on pourrait dire que dans les pays occidentaux le progrès économique a été un peu une course d'obstacles, en Russie au contraire on a de prime abord rasé les obstacles. Sur ce champ aplani, les dirigeants soviétiques se sont proposé des objectifs définis, comme telle production d'acier à telle date. Dès que l'on se propose tels objectifs définis, ce qui est rationnel c'est de tout agencer en vue de ces buts. Cela est rationnel par définition mais peut n'être point raisonnable. Être raisonnable en effet, c'est bien apprécier les valeurs distinctes dont il y a lieu de tenir compte dans les affaires humaines; ne reconnaître que certaines valeurs à l'exclusion d'autres peut n'être pas raisonnable, mais à partir du choix il est possible théoriquement d'imprimer à la société, relativement à ces buts élus, une rationalité que telle autre société, qui ne s'est point soumise à l'impératif exclusif desdits buts, ne présentera point, si elle est jugée par rapport auxdits buts.
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Cette analyse très brève nous sufl'It pour disposer dans un ordre logique l'ancienne société chinoise, la civilisation occidentale et la nouvelle civilisation stalinienne. Aux yeux d'un homme de l'ancienne civilisation chinoise, l'Occidental se montrait déraisonnable par la négligence de certaines valeurs, y gagnant en rationalité et efficacité dans la poursuite de buts distincts; mais la civilisation stalinienne d'à présent renchérit sur l'Occident, négligeant à son tour des valeurs que nous estimons, y gagnant en rationalité dans la poursuite de ses buts. D'un terme à l'autre de nos deux comparaisons, ce qui est à chaque fois éliminé, ce sont des valeurs autres que celles de puissance, ces dernières gagnant à chaque fois en importance. La puissance recherchée, cela doit être redit, est puissance de l'Homme, qui est d'abord puissance sur la Nature et par là puissance à l'égard d'autres groupements humains. Elle est recherchée de plus en plus consciemment, car dans la civilisation occidentale encore elle l'a été comme inconsciemment, par l'action d'individus plutôt que par un propos collectif avoué. A partir du moment où elle est un propos collectif avoué, il faut que le système gouvernemental lui-même soit propre au but recherché, c'est-à-dire que dans le maniement des hommes le procédé efficace prend le pas sur la procédure légitime. Ce qui avait toujours distingué les gouvernements réguliers c'est la valeur propre assignée aux procédures légitimes, l'homme politique n'étant fondé à poursuivre son but qu'en agissant selon certaines règles; mais les règles peuvent entraver l'ef&cacité de la manipulation des hommes; et si l'on accorde une valeur absolue à certains objectifs, il devient rationnel d'user dans le maniement des hommes des procédés les plus efficaces, n'importe le souci de légitimité. Ainsi se dessinent des sociétés dont nous sentons vivement le contraste avec nos sociétés occidentales, mais qui contrastent plus vivement encore avec le passé des peuples au sein desquels elles se développent. Quant à leur cause historique, il me paraît bien excessif de la trouver dans la doctrine d'un penseur; il faut plutôt la rechercher
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dans l'impression faite sur les non-Occidentaux par la civilisation occidentale : celle-ci n'a fait presque aucune impression par ses aspects spirituels, elle a fait impression par ses aspects matériels contrastant avec ceux des peuples non-occidentaux; et de ses aspects matériels le non-Occidental est remonté aux aspects psychologiques par lesquels la civilisation occidentale contrastait avec sa culture propre, or ces aspects pouvaient se résumer dans l'accent mis sur le développement de la puissance humaine : c'est cela qui a été adopté et c'est sur cela qu'on a renchéri. De là suit ce phénomène qui déconcerte l'Occidental d'aujourd'hui dans ses rencontres avec des intellectuels non-occidentaux touchés par le modèle stalinien. Vu que la civilisationoccidentale est apparue au non-Occidental comme caractérisée par le souci de puissance, et que la confrontation avec elle a dévalué aux yeux du non-Occidental ses propres valeurs autres que de puissance, l'Occidental qui vient aujourd'hui vanter ses valeurs autres que de puissance et conseiller au non-Occidental de ne point liquider brutalement les valeurs de ce genre que le non-Occidental peut trouver dans son passé, l'Occidental, dis-je, ce faisant, semble suspect aux yeux du non-Occidental de vouloir ralentir la marche du progrès chez ce dernier. Ainsi le thème de la puissance est devenu primordial. En quoi la machine libère et en quoi elle asservit Lorsque nous pensons « civilisationindustrielle » les premières images qui se présentent à notre esprit sont celles de machines, capables de frapper, de peser, de soulever, de façonner, avec une force bien supérieure à la nôtre, comme aussi, plus récemment, capables de calculer avec une rapidité bien supérieure à la nôtre. Ce sont là de formidables serviteurs. Mais les obtenir et en tirer parti suppose que l'on organise les hommes à cette fin. C'est là que l'imagination des anciens auteurs qui ont rêvé
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de puissants moyens d'action pour l'homme s'est révélée insuffisante. Dans leurs esquisses de sociétés servies par des machines, la machine sert et n'impose rien. Or nous savons par expérience que si l'espèce humaine vit en symbiose avec une espèce nouvelle, celle des machines, nous ne pouvons jouir de l'enrichissement apporté par cette espèce nouvelle qu'à la condition de nous adapter à la vie avec elle. On a beaucoup dit que le machinisme alimenté par la captation d'énergies naturelles nous assurait une population d'esclaves incomparablement plus nombreuse qu'aucune société du passé n'en avait possédé, mais cette manière de parler méconnaît une différence fondamentale. Considérons dans une société ancienne l'ensemble des esclaves : étant hommes comme les maîtres, les esclavesdans leur ensemble pouvaient former un circuit d'où sortaient vers le haut des services adressés aux maîtres mais qui n'absorbait pas en elle des services de maîtres. Le monde d'esclaves, parce qu'il était formé d'hommes, constituait un système souple et intelligent, qui servait mais n'exigeait pas. Au contraire le monde des machines ne fonctionne que si les hommes sont placés en des points stratégiques de ce système y jouant les rôles voulus pour que les machines fonctionnent et soient bien utilisées. Il n'y a pas un circuit des machines à marche autonome sous-tendant la liberté des maîtres, mais les maîtres sont eux-mêmes inscrits dans les circuits des machines. La civilisationde l'organisation du travail C'est la prise de conscience plus ou moins claire de ce rapport qui a fait dire que si d'une part la machine affranchit l'homme de bien des peines et de biens des obstacles, d'autre part en un certain sens elle l'asservit; les machines sans nul doute sont créées en vue de l'homme mais les hommes doivent être disposés, organisés en raison des machines. Représentons-nous par la pensée les positions et gestes des hommes de notre société
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avancée en cet instant même : la diversité de ces positions et gestes est incomparablement plus grande que si nous prenions la même photographie mentale pour une société sans machines; mais aussi, s'agissant de notre société, ce que fera chacun de nos hommes dans une heure d'ici est donné de façon incomparablement plus impérieuse et certaine que ce n'est le cas pour une société sans machines. Ce n'est là qu'une façon concrète d'exprimer ce que nous savons bien, la population travailleuse d'une civilisationindustrielle présente un édificeextrêmement complexe de tâches qui doivent être accomplies de façon très exacte. Il y a lieu d'admirer cet immense réseau de coopération : ce réseau humain est plus essentiel que les machines à notre civilisation industrielle, la chose se prouve aisément; n'importe l'étendue des destructions de machines que causerait par exemple un bombardement qui n'atteindrait que les instruments, ceux-ci, le réseau humain subsistant, seraient régénérés avec une très grande rapidité. Tandis que si une peste supprimait au contraire le réseau humain, les machines subsistant intactes ne rendraient aucun service à une population nouvelle qui ne serait pas organisée pour en tirer parti. C'est donc bien l'organisation du travail humain qui est le fait essentiel. C'est par l'organisation du travail que la société occidentale moderne s'est élevée bien au-dessus de toutes les civilisations du passé. Il y a fallu la division du travail pour que la machine pût intervenir. Il n'y a point de machine concevable qui puisse remplacer l'homme en tout de sorte qu'il fallait d'abord décomposer les tâches humaines pour que des machines pussent remplacer un certain geste humain. Je serais tenté de dire que l'intervention de la machine a été dans l'ordre concret l'analogue du calcul infinitésimal ou si l'on préfère de l'analyse chimique. La division du travail a mené à la machine et la machine à une division du travail plus poussée, à une organisation du travail plus vaste, plus complexe, plus efficace. Mais il faut bien voir que l'organisation du travail et l'aménagement de l'existence sont choses différentes et peuvent être
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valeurs antinomiques. En voici un exemple. Je travaille chez moi, maître de mon horaire, libre de diviser mon temps à ma guise entre ma tâche et ma famille, mes fournisseurs et mes clients sont des amis et nos transactions donnent lieu à des moments d'agréable conversation, mon existence est bien aménagée. Mais pour que je participe plus efficacement au processus de production, il faut m'arracher de cette coque, je dois aller rendre mes services de production loin de mon logis, perdu dans une foule de compagnons que je n'ai point choisis, soumis avec eux à une discipline exacte. Ce changement est un progrès dans l'organisation du travail mais un regrès dans l'aménagement de l'existence. Je suis économiste et donc je parle souvent de la « mobilité de la main-d'oeuvre ». Oui, le travailleur doit, pour servir le progrès technique, glisser aisément d'un lieu d'emploi à un autre et d'un mode d'activité à un autre ; l'évolution économique exige cette mobilité. Mais je ne puis jamais user du terme sans me représenter que, dans le plus grand nombre des cas, chaque déplacement géographique et chaque « reconversion » d'activité implique un arrachement pénible : pour qu'il n'en soit pas ainsi, il faut que le travailleur n'éprouve aucun attachement pour ses compagnons ni à son travail particulier. Or qui douterait que de tels attachements sont un élément de bonheur; mais cet élément de bonheur ne pouvant que devenir cause de chagrin, il tend à disparaître. Le travailleur moderne acquiert de l'indifférence à l'égard de son entourage de travail, de là naturellement un plus grand souci de ce que lui vaut à lui seul son effort. J'ai dit auparavant que toute activité pouvait être appréciée en ellemême ou uniquement comme coût accepté en vue d'un but. Ce dernier point de vue tend à se généraliser. N'importe, dira-t-on, si l'homme, occupé moins longtemps par sa tâche, vit beaucoup mieux, une fois celle-ci terminée, à proportion des progrès en productivité dus à l'organisation du travail! L'idée moderne est bien celle-là : l'homme perd des satisfactions comme producteur, mais en gagne commeconsommateur.C'est la grande
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dichotomie de l'homme fondamentale à la science économique. La science économique ne prenant financièrement en compte que le mesurable, elle néglige nécessairement les pertes de satisfaction de producteur lesquelles sont intangibles, tandis qu'elle met en lumière les gains du consommateur lesquels sont tangibles. On sait comment sont mesurés les gains du consommateur : il a une puissance croissante d'acquisition d'une collection d'objets et services. Je ne crois pas qu'il y ait d'autre moyen de mesurer. De même l'inventaire d'un défunt consiste dans une énumération, et certainement un inventaire à longue liste nous représente une richesse beaucoup plus grande qu'un inventaire très court. Cependant cette anatomie de la richesse n'est pas une physiologie du bien-être. Pour me faire entendre, j'imaginerai que nous visitons tour à tour les logis de deux défunts dont les biens vont également être dispersés et que nous sommes conduits dans ces deux visites par un commissaire-priseur qui nous assure que ces deux collections à la vente « feront » le même prix. Néanmoins nous pouvons au cours de ces deux visites éprouver des sentiments différents : les biens concrets meublant l'un des logis peuvent refléter une existence harmonieuse, l'autre collection nullement. L'ensemble a un sens et une valeur propres. La question que je soulève est de savoir si l'ensemble, dont jouit l'homme de la civilisationindustrielle, n'a pas une valeur moindre que ne le ferait supposer la somme de ses parties. Je n'ignore point l'objection que l'on peut m'opposer. On me dira que l'homme dispose librement du temps que lui laisse son travail rénumérateur et du revenu que lui laisse l'impôt : l'usage qu'il fait de ce temps et de ce revenu est celui qu'il choisit, et par conséquent c'est pour chacun la manifestation de ses préférences dans le cadre des données de temps et de revenu. Et par conséquent si je dis que cet ensemble est inférieur à un autre possible, je dis seulement que mes préférences sont très différentes de celles de l'individu considéré. Il est vrai. Mais il est vrai aussi que les préférences s'exercent dans les cadres des choix offerts. Si l'on ne construit à portée des lieux de travail que des
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immeubles gigantesques, le travailleur n'a pas le choix de vivre dans une maison séparée, à moins que des moyens de transport ne lui soient offerts, ce qui ne dépend pas de lui. S'il va au cinéma au lieu de lire un bon livre, c'est que son éducation ne lui a pas offert l'alternative. Je ne suis point de ceux qui contestent la grande amélioration apportée dans l'existence du grand nombre par le progrès économique, et même il me semble qu'une telle mise en question suppose la substitution à l'étude attentive des conditions d'autrefois 12 d'images idéales n'ayant qu'un faible rapport avec la réalité. Mon propos est tout différent : c'est qu'étant donné le croît de puissance dont nous avons disposé, l'existence quotidienne des hommes a été moins améliorée que ne l'aurait imaginé 12. A cet égard on peut trouver un correctif amusant dans un pamphlet du début du xviie intitulé : « Au Vieil Grognart du Tempts Passé n (publié par DANJou et CIMBER, Archives Curieuses de l'Histoire de France, 20 série, vol. II, pp. 361-387). « Les ignorants... disent que les hommes du temps passé étaient aussi riches avec leur peu comme nous avec notre abondance; je le nie... S'ils avoient de la richesse, pourquoy laissaient-ils nos villages dénuéz de belles maisons? Il y a deux cens ans que les maisons des champs, mesmes des meilleurs bourgeois de ville, n'estoient que des cabanes couvertes de chaume. leurs jardinages clos des carde haies ; leurs compartiments, reaux de chous ; leurs palissades des horties; leur plus belle vue, une fosse à fumier, et quand il estoit question de bastir l'estable à cochon de fond en comble, ils estoient trois ou quatre ans à en faire la despence, autrement ils eussent été ruinez. « Voyez les plus beaux et anciens bastiments des villes, de quelle structure ils estoient de estoient; leurs architectes
vénérables ingénieurs pour bastir force nids à rats; ils faisoient une petite porte, d'autres une petite estable à loger le de petites mulet, de bas planchers, fenestres, des chambres, antichambres et gardes-robes etranglées, subjectes les unes aux autres, le privé près de la salle, un auvan à loger des poulles et une grande court pour les promener. e Leurs meubles des champs estoient pareils : une grosse couche figurées d'histoires en bosse, un gros ban, un buffet une chaise à remply de marmousets, barvier de natte, et pour vaiselle des tranchoirs de bois, des pots de grais, une éclisse à mettre le fromage sur la table, un bassin à laver de cuivre jaune, et sur le buffet deux chandelles des Roys riollées une Vierge Marie poillées, enchâssée et un amusoir à mouche... Au surplus si pauvres qu'ils estoient contraints en hyver de se chauffer à la fumée d'un étron pour ne pouvoir achepter de boys. » (A noter que l'emploi du fumier comme combustible se voit encore dans des villages de l'Inde.)
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un homme d'autrefois à qui l'on aurait annoncé ce croît. Imaginons que l'un de nous puisse être projeté de i5o ans en arrière pour s'entretenir avec Saint-Simon, et instruire ce penseur des moyens que l'ingéniosité et l'organisation auront développés en ig5g. Comment Saint-Simon se représenterait-il le monde d'aujourd'hui ? Il s'attendrait à ce que la richesse de la civilisation fût annoncée par la beauté des villes et le langage du citoyen. La culture, le cadre Chaque civilisation ancienne a laissé le témoignage d'édifices religieux ou politiques superbes, souvent de grandioses ou gracieuses demeures aristocratiques. Notre Saint-Simon s'attendrait à ce que notre civilisation, incomparablement plus riche que les précédentes, les éclipsât par la beauté de ses édifices à usage collectif, et y joignît la grâce des logements familiaux, harmonieusement mariés avec les monuments. Il est facile de prouver qu'un homme d'il y a cent cinquante ans se serait attendu à cela puisque dès la seconde moitié du xvIIIe siècle, l'urbanisme est une obsession des architectes, des pouvoirs publics, et même de riches particuliers : on peut souligner qu'il y a eu des projets et même des réalisations de cités industrielles belles en même temps qu'adaptées à leur fonction. On croyait alors que vivre dans un beau cadre avait du prix pour l'homme, cette proposition semblait tellement évidente qu'on ne cherchait pas même à la justifier. Aussi un homme d'alors serait-il stupéfait de la laideur et du désordre de nos villes d'aujourd'hui, il comprendrait mal qu'on n'eût rien fait de beau ni de commode dans ce domaine. De même chaque civilisation ancienne a été signalée par l'existence d'élites cultivées; Engels a très bien expliqué dans son Anti-Dühring qu'une minorité seule peut être cultivée dans une société pauvre, vu que le temps de travail total d'une société ne peut être adressé aux soucis les plus élevés que dans une
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proportion d'autant plus faible que la société est plus pauvre. Inversement cette portion peut être d'autant plus grande que la société est plus riche. L'élite cultivée s'élargissait en nombre au xviiie siècle, un grand progrès dans la richesse devait accroître la proportion du temps social total dévolu à ces préoccupations tandis qu'en même temps le processus de démocratisation devait redistribuer ce temps total entre les différents membres de la population, par conséquent les caractères de la classe cultivée devenir ceux du grand nombre. On n'a rien vu de tel. Si l'homme du commun reçoit aujourd'hui une abondance d'informations rendue possible par de puissants moyens de diffusion, on n'a point vu s'accentuer sa participation active à la vie intellectuelle, artistique et civique, participation qui ne peut s'exercer que dans des centres locaux. La croissance de la population, de la richesse et du temps libre n'ont point apporté, comme il était espéré, la multiplication de tels foyers, qui eussent parsemé le pays d'éclosions diverses. Athènes dans sa splendeur avait cent mille habitants plus ou moins; je n'ai pas besoin d'insister sur ses monuments publics; mais il vaut la peine de rappeler qu'Aeschyle, Euripide, Sophocle, Aristophane étaient des auteurs populaires, que la foule écoutait Périclès. Toute l'Attique avait peut-être quatre cent mille habitants. Un peuple de quarante millions d'habitants pourrait avoir cent Attiques et cent Athènes. Bien plus près de nous, l'Italie a présenté le spectacle d'un pays semé de cités remarquables par leur beauté et par l'éclat des arts. La civilisation moderne n'a rien reproduit de tel. On pourra m'objecter que je vante ici mes préférences propres : mais enfin quels critères appliquons-nous aux civilisations du passé, sinon ceux dont je fais usage ici, et n'est-il pas légitime alors de les appliquer à la nôtre ? N'importe, dira-t-on, ce qui compte c'est le bien-être ressenti par les hommes vivants. Mais justement je ne crois pas non plus que les hommes vivants soient bien aises de vivre dans un chantier. C'est ce que je voulais dire en disant que le bien-être suppose un degré d'harmonie dans
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l'environnement humain. Une image fera peut-être sentir la préoccupation. Notre civilisation est inspirée par l'esprit de conquête, or les conquérants s'emparent de toute sorte de biens, mais ces biens ne prennent leur pleine valeur de satisfaction que lorsqu'ils prennent place dans un milieu organisé dans notre société mais que l'existence n'y est point aménagée. La qualité de la vie Heureusement ce souci ne m'est point particulier. C'est celui qui inspire Arthur Schlesinger Jr lorsque dans un discoursprogramme adressé à une organisation politique (le Democratic Advisory Council de New-York), il soutient qu'après avoir renforcé la base quantitative de l'existence, il faut maintenant améliorer sa qualité. La même idée est avancée dans un livre de Kenneth Galbraith, intitulé The Afflouent Society. Je n'accepte pas toutes les propositions de ces auteurs. Galbraith paraît penser que la poussée vers l'augmentation de la puissance productive peut se relâcher, je pense quant à moi qu'elle est tellement essentielle à notre société que celle-ci risquerait de s'effondrer au cas d'un tel relâchement. Schlesinger paraît identifier l'effort pour la qualité de la vie avec l'action gouvernementale et je ne vois pas que jusqu'à présent les gouvernements aient adressé à ce but une large partie des ressources qu'ils s'attribuent; il ne me paraît pas évident qu'ils deviendraient beaucoup plus édilitaires s'ils disposaient d'une part beaucoup accrue des ressources productives : je voudrais d'abord voir se développer la tendance édilitaire dans les gouvernements avant de leur attribuer un surcroît de ressources. Et ce surcroît, je préférerais à tout coup le voir aux mains de pouvoirs locaux. Mais le point essentiel, à mes yeux, c'est que les formes futures du progrès doivent en effet porter sur la qualité de la vie. C'està-dire qu'au souci « comment la production est-elle organisée ?»
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doit s'ajouter le souci « comment l'existence humaine est-elle aménagée ? » L'ingénieur de production pense naturellement à disposer les hommes autour de la machine, mais il faut penser aussi à disposer les produits autour de l'homme. C'est là une idée que l'on acceptera volontiers en principe mais dont la réalisation pose des problèmes très ardus. L'organisme économique émet des quantités de produits qui vont croissant d'année en année et des revenus qui, du moins en valeur réelle, croissent grosso modo au même pas. Or donner à un homme un peu plus chaque année, que ce soit 3 % ou 5 %, ce n'est pas lui donner le moyen de modifier la structure de son existence. Pour que d'importantes modifications de structure pussent intervenir, il faudrait que le revenu individuel bondisse un jour d'un niveau à un autre, ce qui pourrait être arrangé si, au lieu de donner à chacun chaque année 3 % de plus on donnait au dixième des hommes chaque année 60 % de plus, et rien aux autres, en choisissant les bénéficiaires par tirage au sort. Il suffit d'énoncer l'idée pour sentir quelles oppositions elle soulèverait. Pourtant il paraît clair que l'enrichissement des hommes petit à petit est incapable de produire les mêmes effets qu'un changement par quantum important. L'aménagementde l'existence C'est une idée simple que l'aménagement de l'existence humaine est plus essentielle que l'organisation du travail, que l'organisation du travail a seulement valeur instrumentale à l'égard de l'aménagement de l'existence humaine. Personne sans doute ne niera cette proposition, elle est assurée d'applaudissements et j'aurais donc intérêt à m'arrêter ici. Mais ce ne serait point honnête : ici en effet commencent les difficultés. Chacun fort aisément se croit bon juge de ce qui convient à l'homme et se trouve fort prêt à contraindre les processus de production de manière à donner à l'homme les éléments de la bonne vie.
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Mais cette excellente intention mène facilement à la tyrannie. Car pour que les efforts humains soient bien adressés je serai amené à interdire ceux qui me paraissent mal adressés; et pour que les hommes entrent dans le modèle que je propose ne faut-il avec ce pas que je leur interdise les satisfactions incompatibles modèle ? Ces dangers sont patents. Ils nous paraissent, ils me Ce qui, soit dit en passant, donne la paraissent monstrueux. mesure du contraste entre la société moderne et les cités grecques, où régnait une législation des moteurs qui leur semblait condition de la liberté, et qui nous semble à nous négation de la liberté. Ce contraste a été bien marqué par Benjamin Constant dans son fameux discours de 1820 « De la Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ». Ce qui caractérise la liberté des Modernes, au moins en principe, c'est que chacun, à l'aide des différents produits et services offerts sur le marché, peut composer son existence particulière à sa guise. C'est l'aspect moral du progrès matériel qu'il n'apporte pas seulement abondance mais latitude; fort juste est l'expression de « vie plus large » et si elle comprend pour le gourmet une gamme d'aliments plus étendue, pour tel autre elle comporte la faculté de se donner des concerts où les plus merveilleux virtuoses interprètent les plus grandes oeuvres musicales. Ainsi le progrès matériel permet la satisfaction de goûts divers qui sont de qualité bien différente. Par nos choix nous exprimons notre personnalité et selon nos choix nous la développons heureusement ou la dégradons. N'importe le mauvais usage qui peut être fait de cette latitude, elle est en général un bien, très vivement ressenti par ceux qui viennent d'un pays où elle n'est point laissée. S'il faut louer cet élargissement, il faut aussi déplorer les conditions psychologiques qui portent à son usage médiocre ou fâcheux. Mais surtout il faut bien voir que l'élargissement ne se produit pas dans toutes les directions. Voici un enfant citadin arrêté devant une vitrine abondamment garnie de jouets. Le choix qui s'offre à lui, et qu'il peut
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exercer selon la somme dont son père l'a muni, est incomparablement plus étendu que n'était celui de son semblable autrefois. Mais d'autre part cet enfant ne dispose pas pour ses jeux des espaces agrestes et de leurs invites à son imagination. L'élargissement de la gamme des jouets nous représente les effets de l'enrichissement économique, le resserrement et l'appauvrissement des terrains de jeux nous représentent la détérioration de l'environnement. Dirons-nous que la conduite observable du puer oeconomicus révèle une préférence fondamentale pour l'acquisition onéreuse du « tout-fait » relativement aux jouissances de libre déploiement ? Ou reconnaîtrons-nous que sa situation lui ouvre une voie et ferme l'autre ? S'en tenir aux manifestations concrètes, comme font trop d'économistes, c'est méconnaître les désirs sans occasion d'accomplissement. Quelle leçon que l'institution des congés payés Avec quelle force n'a-t-on pas vu se manifester la ruée hors de l'environnement subi, et donc la préférence pour d'autres environnements! Depuis lors quel développement des aménagements d'accueil, destinés à l'agrément de la vie vacancière Mais ! voilà une nouvelle leçon : car s'il importe d'aménager pour l'agrément de l'existence les lieux où les familles séjournent un mois de l'année, n'importe-t-il pas onze fois plus d'aménager leurs séjours ordinaires ? Nous avons vu, nous voyons comme un vaste référendum qui condamne le cadre de l'existence ordinaire, et par là réclame priorité pour son amélioration. C'est là où se situent nos activités les plus nécessaires que nous sommes le plus inévitablement sujets aux sensations déplaisantes et aux sentiments pénibles infligés par les aspects physiques et sociaux de l'environnement, et c'est là donc qu'il importe le plus de procurer ses charmes. Le physique et le social vont ici de pair. Sur le portrait de Dorian Gray, les fautes morales commises s'inscrivaient en traits de laideur. Il en va de même quant à notre paysage national : sa défiguration traduit notre insensibilité à autrui. Insensibilité
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en quelque sorte rationnelle dans la grande organisation qui prend les dispositions convenables au service qu'elle rend, n'importe les incommodités qu'elle inflige par ailleurs, et contre lesquelles les autorités locales ne sont pas de force à défendre les intéressés. Cette insensibilité liée à la spécialité du service prend un caractère paradoxal dans le cas des institutions de soulagement social qui font leur office sans perception des existences personnelles, sans égards. Enfin cette insensibilité à autrui se marque dans les conduites individuelles importunes ou dangereuses à autrui. Et combien fréquemment ne sommes-nous pas destructeurs des charmes mêmes dont nous venons jouir! Une politique édilitaire humaniste appelle une science sociale qui sache la guider, et qui, pour cela, ne doit pas se contenter des repères fournis par des moyennes portant sur certains aspects de la vie, mais qui doit rechercher des tableaux minutieux d'existences individuelles. Mais surtout elle doit être soutenue, portée par des attitudes. Une usine peut orner le paysage : témoin celle de Champagnesur-Oise : mais combien de constructeurs ont ce souci ? L'embarmais quement pour Cythère est une scène enchanteresse : qu'en serait-il en l'animant de gestes brutaux et de rires lourds ? La culture des manières, dans notre époque d'encombrement, ne peut plus être regardée comme une valeur de luxe mais devient une valeur vitale : témoin la route. Cette formation implique un effort d'éducation qui est à peine encore entrepris. J'estime que le temps épargné dans la production des choses nécessaires à la vie ne devrait pas être regardé comme bon à dissiper en plaisirs de pauvre qualité mais comme bon à employer pour recevoir de l'éducation. La tendance actuelle est d'abréger la vie de travail par une retraite prématurée et d'abréger la semaine de travail, je préférerais que l'on abrégeât la vie de travail en prolongeant la scolarité pour tous et que l'on utilisât aussi en ce sens des portions de la vie adulte. Supposez que d'ici vingt ans dans tel pays le modèle de répartition d'une
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vie humaine soit le suivant : enseignement jusqu'à quinze ans, 35 heures de travail par semaine, trois semaines de congé plus une en moyenne de maladie, retraite à 62 ans; cela fait 78 96o heures de travail dans une vie. Contrastez le modèle suivant : enseignement jusqu'à 20 ans, retraite à 68 ans, semaine de 38 heures avec cinq semaines de congé et trois semaines d'enseignement plus une semaine en moyenne de maladie, soit au total 78 432 heures. Le second modèle serait, ce me semble, plus civilisé que le premier; une population plus éduquée jouirait mieux de son loisir. Comme on voit, il s'agit bien ici d'aménagements concrets. Celui qui est proposé impliquerait un considérable accroissement du personnel enseignant et pour la plus grande partie cet accroissement devrait porter sur les hautes classes, par conséquent il exigerait du personnel à haute qualification. Mais non seulement le personnel enseignant devrait être accru de ce fait, plus encore il devrait l'être de façon à augmenter l'intensité de l'enseignement, à savoir dans chaque classe il devrait y avoir un nombre croissant d'heures d'enseignant dépensé par élève. C'est ici la contrepartie de l'économie de travail par objet fabriqué, de moins en moins de temps dépensé pour la fabrication d'un objet donné, mais de plus en plus de temps dépensé pour la formation d'un esprit donné. C'est sous l'influence d'une formation ainsi accentuée et prolongée que les goûts de la Société doivent évoluer et sous l'influence de ces goûts la nature de ses activités productrices. Je pense d'ailleurs à une éducation qui ne serait pas une simple transfusion de savoir mais une véritable formation, faute de laquelle l'homme n'est pas capable de bien user de ses chances croissantes.
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La terreestpetite If) I9 Nous n'habitons plus la même planète que nos aïeux : la leur était immense, la nôtre est petite. Pour la première fois dans l'histoire de notre espèce, il n'est plus vrai que les terres s'étendent « à perte de vue », puisque notre Terre tout entière a pu être embrassée d'un coup d'il, fixé par la photographie, ce qui nous permet de mettre en pendant à l'image de notre demeure familiale, celle de notre demeure collective. Dénombrons : nous voyons se développer une expansion; mais arpentons : nous voyons se parfaire une contraction. La distance est subjective; son étalon naturel est « la journée de marche »; un premier degré de contraction de la distance a été obtenu par recours au cheval et à la voile. Il n'y a guère plus de cinq mille ans que la domestication du cheval a été menée à bien dans les grandes plaines de l'Asie centrale, l'usage du cheval a diffusé lentement en Europe : c'était là un bien rare en Grèce. On sait qu'il n'a été introduit en Amérique que par Cortès et que les communications dans les empires pré-colombiens se faisaient par relais de coureurs à pied. Quant à la voile, son existence est attestée en Égypte au troisième millénaire avant notre ère. Cheval et voile, ces deux moyens de vélocité accrue se sont répandus géographiquement, ont été employés plus communément et de façon plus efficace. Mais les vitesses de croisière obtenues, soit sur terre soit sur mer, n'étaient encore que de faibles multiples de l'étalon naturel, de sorte que les distances avaient subi une réduction fractionnelle mais non pas un changement d'ordre de grandeur. Toutes les grandes civilisations jusqu'au xvIIIe siècle se situent
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dans un univers où l'étalon dimensionnel est resté à peu près le même. Qui nierait un changement prodigieux des connaissances géographiques d'Hérodote à Montesquieu! Mais l'abrégement des distances y entrait pour peu de chose, le lointain était incomparablement mieux connu, il n'était pas beaucoup moins lointain. Comment nous représenter ce qu'était la distance, au xvIIIe siècle encore, quel obstacle elle opposait aux rapports pratiques, quel retard elle imposait aux nouvelles ?Or c'est dans un monde maintenu vaste par la lenteur et muni d'isolants par la distance que se sont formées les idées dont nous sommes héritiers. C'est de façon quasi-soudaine que cette lenteur et ces isolants ont disparu. Oui quasi-soudaine à l'échelle historique, et nous voilà dans un monde où l'éloignement est aboli. On en sait les avantages, mais il s'ensuit aussi des problèmes. Premièresconséquences politiques La distance n'est pas seulement un obstacle, c'est aussi une protection. Considérons une ville ou un village ressortissant à un souverain éloigné de quelques centaines de kilomètres - dans le cas des empires, ce pouvait être des milliers de kilomètres. Il est immédiatement évident qu'au temps des transports lents, cette ville ou ce village devaient jouir de l'autonomie. Le temps nécessaire pour demander des instructions au souverain et recevoir sa réponse était tel que les décisions devaient être prises sur place. Sans doute les décisions pouvaient être prises par un gouverneur de province, mais si ses attributions devenaient trop grandes il pouvait devenir une sorte de souverain indépendant ou même capable de détrôner son empereur. L'intérêt bien entendu du gouvernement central, obligé de laisser la décision soit à un rival possible soit aux municipaux, était donc fort en faveur du second parti.
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Nous nous trompons donc extraordinairement si nous imaginons que les souverains d'autrefois faisaient sentir leur pression partout et toujours. Même lorsqu'il s'agissait de despotes comme en Asie, qui concevaient leur pouvoir comme illimité - tel n'était nullement le cas en Europe - ce pouvoir était en fait amorti par la distance, à peine ressenti à quelques étapes du Palais. Il fallait que le despote même se gardât de donner des instructions peu susceptibles d'être suivies de bon gré, vu que s'agissant de punir la désobéissance, il lui fallait transporter des forces au loin, ce qui n'était point une petite affaire. Ainsi les risques d'oppression par le souverain étaient très faibles au temps des allures humaines et animales. Un ancien proverbe asiatique énonce que, pour être à l'abri des volontés arbitraires du souverain, il faut se garder de paraître à la Cour. Là seulement, en effet, on était sous l'oeil et sous la main du souverain. Il en va bien autrement aujourd'hui où l'oeil et la main du souverain sont partout. Ainsi le développement de la vitesse des transports et communications a détruit les autonomies locales et l'assurance que donnait l'éloignement du Palais gouvernemental. Hormis le cas des villes fortifiées, toutes les plus anciennes habitations européennes sont fort en retrait de la mer. De la mer en effet, et de la mer seule, pouvait venir la surprise militaire, d'abord connue du fait des Vikings. La puissance navale était un pouvoir d'agression par surprise, et il n'en existait point d'autre. Ce pouvoir était limité, dans son exercice, à la saisie de vaisseaux en mer, à la descente sur une côte mais sans pénétration profonde. Quant à l'invasion proprement dite, elle ne pouvait se faire par surprise. Il y fallait une concentration de forces qui était lente, puis un franchissement de distance qui était lent. Le peuple menacé avait tout le temps de se mettre en mesure, et la défensive lui donnait l'avantage, vu que les forces ennemies s'épuisaient à mesure qu'elles s'éloignaient de leur base, point sur lequel Clausewitz a beaucoup insisté.
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Les grandes surprises de l'histoire militaire européenne ont été liées à l'emploi d'un instrument de vitesse supérieure. C'est ainsi que les Mongols ont complètement déconcerté les Européens par la mobilité de leur armée, toute composée de cavalerie, et dont les chevaux d'ailleurs étaient tout autrement vifs que les lourds animaux, en bien plus petit nombre, que la chevalerie européenne leur opposait. Pour surprendre les Autrichiens en i 805, Napoléon recourut au transport d'une partie de ses troupes en charrettes; on peut relever comme indice des vitesses de l'époque que l'infatigable Empereur, voulant «tomber comme la foudre » sur l'ennemi, et usant de tous les relais que sa puissance lui fournissait, alla de Saint-Cloud à Strasbourg en trois jours. En général, les forces d'infanterie accompagnées de parcs d'artillerie et de charrois d'intendance avançaient très lentement. C'est ce qui explique la nature de nos discussions à la Société des Nations, voici plus de trente-cinq ans. Il s'agissait alors d'organiser la sécurité collective. Tout le système érigé contre l'agression roulait sur deux postulats, que l'Histoire rendait recevables. On pouvait d'abord tabler sur une période durant laquelle les préparatifs militaires de l'agresseur seraient manifestes, et le Conseil de la s.D.rr.aurait alors le loisir d'intervenir diplomatiquement. On pouvait ensuite compter que l'agression ouverte procèderait assez lentement pour permettre des interventions militaires à temps pour sauver la victime, nonobstant une procédure assez complexe menant auxdites interventions, à savoir une décision du Conseil faisant appel aux signataires du Protocole, l'assemblage de forces par lesdits signataires et la combinaison de ces forces sur le théâtre des opérations. Les délégués tchèques, polonais et français, plus soucieux de rapidité, demandaient que des forces d'intervention fussent maintenues disponibles. Britanniques et Scandinaves l'estimaient inutile : leur notion du temps militaire était plus conservatrice. Ainsi pensait-on il y a à peine plus d'une génération. A présent
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on estime qu'il faut quatre heures aux avions de la sixième flotte américaine pour dévaster la Russie, et une demi-heure aux missiles russes pour dévaster les États-Unis. Voilà un fameux progrès de la vitesse : il n'y a plus du tout de sécurité des peuples. Cette sécurité consistait dans le temps que la lenteur de l'attaque donnait au peuple menacé pour s'en défendre, et dans le temps que sa résistance donnait aux autres Puissances pour intervenir. Rien de tout cela n'existe plus à présent. Conséquencessocialesde la vitesse Si la vitesse a des conséquences politiques très dangereuses, on peut dire qu'elle a des conséquences sociales très prisées, étant évident que l'homme jouit extrêmement de sa nouvelle faculté de se déplacer à de grandes distances en très peu de temps. Il en jouit d'ailleurs particulièrement en tant qu'il peut exercer cette faculté de façon autonome, allant où il veut et comme il veut au volant de sa voiture ou à la commande de son avion. Il se voit ainsi des membres nouveaux qui le dégagent de servitudes naturelles. Mais ces membres nouveaux le mettent en mesure de causer des dommages nouveaux : l'automobiliste peut écraser un passant, l'avion s'écraser sur une maison, l'un et l'autre véhicule peuvent entrer en collision avec un véhicule du même genre. A mesure que ces moyens se diffusent, la liberté de leur emploi doit diminuer. L'automobiliste est soumis à un code de la route, l'aviateur est obligé d'emprunter des voies assignées. Il est impressionnant d'apprendre que, des deux instruments, celui qui paraît naturellement le plus libre, l'avion, est celui que l'on peut laisser le moins libre. S'agissant d'avions commerciaux, il faut, paraît-il, à chacun un espace de sécurité de 700 mètres en hauteur mais de 16 kilomètres en longueur et largeur, soit non loin de 700 kilomètres carrés et cet espace monte
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à 3 ooo kilomètres carrés dans le cas d'un avion à réaction qui se meut à I o0o kilomètres à l'heure 1. Ainsi pour assurer l'usage aérien de la vitesse, il faut limiter la densité d'avions par unité cubique de ciel 2; la non-limitation des instruments de transport terrestre aboutit à une densité qui ne permet plus de faire usage de la vitesse : c'est un phénomène de rétroaction, que nous appelons encombrement. L'encombrement L'encombrement entraîne des mouvements d'humeur et l'homme raisonnable s'applique à les surmonter, se disant qu'il en faut prendre son parti. Mais le phénomène d'encombrement mérite mieux que l'agacement ou la sereine résignation. Il est un fait fondamental de la civilisation moderne qu'il y a lieu de méditer. Qu'est-ce au juste que l'encombrement ? Lorsque des individus, usant de moyens autonomes pour exécuter leurs projets propres, se gênent mutuellement de telle sorte que cette gêne cause une très forte baisse de rendement de leurs moyens autonomes, voilà l'encombrement. On pourra dire que c'est parler de façon bien solennelle d'une chose assez simple. Elle est simple sans doute mais le phénomène est d'une grande généralité. Ce que nous appelons « inflation » n'est pas autre chose qu'un encombrement monétaire dans le cas duquel les moyens autonomes des individus sont des ressources financières que l'on cherche à employer simultanément de telle sorte qu'il en résulte une gêne mutuelle, et une forte baisse de rendement des moyens, ou abaissement du pouvoir d'achat de la monnaie. Dans l'encombrement au sens vulgaire notre « pouvoir d'achat en distance I. Chiffres donnés par D. I. ROGERS, accrues par un guidage plus précis des New York Herald, II mai 1960. avions, et sans doute par l'utilisation de z. Bien entendu, les densités possibles fusées de transport. indiquées ci-dessus sont destinées à être
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parcourue » déterminé en principe par la puissance du moteur est abrégé en pratique par la bousculade. Et les possibilités alors sont les mêmes : perte du pouvoir d'achat, rationnement, élargissement du goulot d'étranglement. La diffusion des moyens autonomes de déplacement est destinée à donner aux problèmes du trafic une place toujours plus des hommes. Il est probable importante dans le gouvernement le grand ministère du Trafic deviendra ministère le que technique. morales Mais il faut remarquer les grandes transformations causées par le problème du trafic intense.
Trafic et démocratie Le trafic intense ruine les bases historiques de la démocratie. Les propos échangés de porte à porte, en prenant le frais du soir, les conversations qui s'engagent à l'occasion des rencontres que naturel au coin de la rue, qui l'on fait dans la rue, l'attroupement se formalise en réunion sur une place, tels sont les moyens naturels de constitution de « l'opinion ». Ce que « les couloirs » sont à un parlement, les rues le sont au « parlement du peuple » ; et ce que la salle des séances est au parlement, la place l'est au « parlement du peuple ». La formation « spontanée » d'un « sentiment public », c'est-à-dire celle dans laquelle tous peuvent également en fait selon l'intensité de leur sentiintervenir et interviennent la de ment, dépend disponibilité des rues et places à cet effet. Or le trafic a chassé le peuple des rues et des places : ce sont lieux où l'on ne peut plus converser et discuter à loisir, où le sentiment public ne peut plus se former. C'est là un phénomène les politique d'une grande importance. Il valorise extrêmement moyens de diffusion d'une opinion toute faite qui par ailleurs se développent, dont les plus puissants sont sans nul doute la radio et la télévision. Les seuls lieux où puissent désormais se former une opinion à la base sont les lieux de travail où les hommes
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sont réunis en nombre, et par conséquent la formation d'un sentiment collectif à fondement professionnel, mais non plus d'un sentiment public à fondement de voisinage. La formation d'une « volonté du peuple » est un phénomène qui supposait la disponibilité des rues où ses éléments prennent naissance et d'une grand-place vers laquelle ils convergent. Ce phénomène ne peut plus se produire dès lors que le citoyen est chassé des rues et des places par les automobiles. Mais d'ailleurs, dans ces conditions nouvelles, il ne peut même pas exister de « peuple » au sens moral du mot. Le populus, en effet, c'est l'ensemble des hommes qui, ayant entre eux un commerce habituel, se sentent en quelque sorte une grande famille. Une telle communauté est caractéristiquement celle d'une petite ville - Aristote et Platon insistent sur cette petitesse - et d'une ville repliée sur elle-même - Platon pense que l'ouverture sur la mer y est nocive. Or la propension du citoyen moderne n'est pas d'user de ses heures de loisir pour converser avec ses voisins, ni de ses jours de loisir pour se joindre à eux dans des fêtes communes, mais bien de s'évader au moyen de sa nouvelle faculté de déplacement. Il rentre le soir dans un logis aussi éloigné que possible du tumulte urbain, il se lance sur les routes en fin de semaine, ses vacances enfin (fait nouveau dans l'histoire sociale) sont l'occasion du franchissement d'une distance plus considérable. Sans doute sur les routes il se retrouve pris dans une cohue d'autres commutants, mais il n'a rien de commun avec eux : ce ne sont pas des compagnons mais des gêneurs. Sans doute, dans ses congés, il se retrouve au sein d'une multitude, mais elle est disparate. Le départ a pris une telle valeur que même le vote apparaît comme une servitude. Quant au commerce de sentiments et d'opinions dont le vote devrait en principe constater le résultat, il a lieu de moins en moins. Par rapport aux cités dans lesquelles l'idée démocratique a pris forme, notre société offre un contraste du tout au tout. Chez elles, les activités tenant de près ou de loin à la vie maté-
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rielle étaient domestiques, individuelles ou familiales; les conditions du travail séparaient et le loisir réunissait. A présent les conditions du travail agrègent à tel point que l'on use du loisir pour se séparer, s'éloigner, et la vie politique populaire perd ainsi toute base de commerce habituel. Il est assez compréhensible dans ces conditions que les pressions politiques normales soient d'origine professionnelle, et qu'il n'y ait de participation politique généralisée que dans les occasions
de
crainte
ou
de
colère
3.
Il ne s'ensuit pas que les problèmes politiques soient plus simples ou plus faciles à régler. Une comparaison fera sentir qu'il doit en être tout autrement. Les chimistes nous disent qu'échauffer n'est autre chose qu'accélérer les mouvements des atomes constituant un gaz, de sorte que chacun se déplace plus vite, ce qui rend les collisions entre eux plus fréquentes et plus violentes, tellement que leur impact peut faire sauter les parois du récipient. Or si l'on réfléchit à la consommation d'énergie que nous faisons pour favoriser les déplacements et pour leur imprimer une plus grande vitesse, on peut penser aussi que le degré d'agitation intérieure d'un système politique est fort accru, agitation désordonnée qui pose des problèmes. Le mélange des populations La métaphore qui vient d'être employée suggère une autre application. La dépense d'énergie qui échauffe un gaz accélère son mélange et favorise sa combinaison avec d'autres substances. Les difficultés de transport ont longtemps maintenu des populations différentes dans des états d'isolement relatif. Il faut 3. Il ne s'agit évidemment pas ici des attitudes d'expliquer politiques modernes, mais seulement de faire voir
dans quel sens s'exerce l'influence du phénomène de facile et rapide déplacement.
LA TERREEST PETITE rappeler que Platon regarde un tel isolement comme bénéfique. De même Rousseau, selon qui « les peuples se portent les uns aux autres leurs vices et non leurs vertus ». Tout autre est le sentiment des Stoïciens. Instruits à leur école, les Romains cultivés allaient répétant : « Encore que le genre humain se trouve dispersé entre bien des cités, il n'en forme à la vérité qu'une seule ». Cette assertion s'est incorporée à la tradition philosophique occidentale à travers son grand précepteur en fait de dissertations intellectuelles, Cicéron. Combien souvent n'a-t-il point parlé de la societas humani generis ? Or qu'il existât une société réelle entre tous les membres du genre humain, c'était manifestement faux. Ce que l'assertion impliquait, c'était une société virtuelle, empêchée de s'actualiser par la distance. L'intention était de contraster la proximité morale avec l'éloignement physique : les dispositions morales rendaient facile à l'homme un rapprochement auquel les circonstances physiques faisaient obstacle. Or cet obstacle physique a disparu. Est-il exagéré de dire que l'occasion a mis en lumière les distances morales ? Oui, le progrès des transports a renversé les murs d'étendue qui isolaient les communautés humaines : mais peut-on prétendre que les hommes se sont élancés par-dessus ces murs renversés pour s'embrasser en frères qui se retrouvent ? Dans l'Amérique du Nord et en Australie, le franchissement de la distance par l'homme occidental peut difficilement être regardé comme un bienfait pour les aborigènes, qui ont en grande partie disparu. La présence prolongée des Européens dans les pays africains, asiatiques ou arabes, a peut-être bien favorisé un sentiment de solidarité mais sûrement pas avec lesdits Européens. Il est manifeste que le nationalisme est la grande passion de notre Âge du Rapprochement physique. En lisant les récits des voyageurs anciens on est frappé de l'allégresse et de la gentillesse qui ont marqué leur accueil par des peuples qui avaient jusque-là vécu dans l'isolement. Il faudrait ignorer l'Histoire pour regarder ce bon accueil comme bien
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fondé, car en somme ces arrivées ont été le commencement d'événements très pénibles pour les autochtones. Il faudrait aussi fermer les yeux à la réalité présente pour croire que ces sentiments subsistent aujourd'hui. On donne valeur d'axiome à la proposition que l'intégration en un ensemble de tous les peuples de la Terre est un bien. Si la proposition s'impose au chrétien, en tant qu'il s'agirait d'un corps mystique dont la tête est Jésus-Christ, elle ne s'impose aucunement au sociologue en tant qu'il s'agit d'un ensemble physique dont la démesure multiplie les tensions et affaiblit l'intensité des liaisons. Je n'ai pas connaissance que l'empire romain ait apporté au monde autant que la petite ville d'Athènes. On peut faire remarquer que l'extrême facilité des déplacements et communications favorise la mise en commun des plus rares talents et donc le développement particulièrement rapide de leurs fruits. En sens inverse, on peut arguer qu'à un niveau plus ordinaire, l'interpénétration est principe de banalisation. C'est là une discussion assez inutile, vu que l'on ne discute pas avec l'Histoire : on fait face aux problèmes qui surgissent de son cours. Or ces problèmes sont maintenant à la mesure du monde et leur urgence est à la mesure de la vitesse que nous avons acquise. La demeurefragile Les hommes se sont toujours représenté la Terre comme une géante sur l'épiderme de laquelle ils s'agitaient, passants éphémères vivant d'elle mais incapables d'affecter sa vie. Pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, la Terre nous paraît petite. Et non seulement petite, mais fragile. Au-dessous de nous quelques pieds d'humus fertile, au-dessus de nous quelques kilomètres d'air respirable : nous nous savons capables de corrompre cet air et de transformer ce sol en désert. Nous avons déjà produit dans l'air ce phénomène nouveau qu'on appelle smog; nous avons conscience que certains territoires « naturelle-
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ment » infertiles ont été rendus tels par l'action de l'homme. Mais nous pouvons à présent faire plus. Nous pouvons, ou nous pourrons bientôt, empoisonner la mer, fondre les capsules de glace polaire, nous pourrons détruire les bactéries qui nous sont vitalement nécessaires ou propager les virus qui nous sont mortels. Par conséquent l'orgueil juvénile que nous a inspiré notre capacité fantastiquement accrue d'exploiter la Nature doit faire place désormais à un sentiment plus adulte de responsabilité à l'égard de cette petite Terre fragile dont nous devons prendre soin. Et il serait beau que ce fût non seulement pour l'intérêt du genre humain, mais par amour pour cette petite Terre qui nous porte. Impatient de la faiblesse de ses mains, l'Homme a changé cette faiblesse en force, mais aussi dès lors son maniement doit devenir plus prudent et plus délicat. Nous sommes semblables à l'enfant qui, à mesure qu'il acquiert une plus grande vigueur, doit être averti de sa plus grande capacité de causer des dommages. Beaucoup d'entre nous sans doute en sont arrivés dans leur maturité à soigner tendrement un jardin à travers lequel ils se ruaient avec turbulence dans leurs jeunes années, y croyant voir un domaine illimité et invulnérable à leurs déprédations. La Terre doit à présent nous apparaître comme notre jardin, ce qui implique à la fois le soin de sa conservation et celui de sa beauté, à quoi nous marquons une lamentable indifférence. Assez généralement on estime possible la navigation spatiale, elle-même produit de ce gain en vitesse qui a constitué mon thème. S'il est vrai, quelle nouvelle raison de chérir ce qui apparaîtrait dès lors comme notre port d'attache, notre patrie et notre foyer! Déjà il nous est loisible d'avoir à notre mur une photographie de la Terre, prise par un satellite artificiel. Comment ne point la regarder avec les yeux que l'on porte sur la demeure de famille, que l'on s'attache à conserver et embellir ?
IV
L'hommeet son travail i g60 S'il est une prédiction généralement acceptée aujourd'hui, c'est que sous peu nous verrons « la semaine de trente heures », simple étape dans le rétrécissement rapide de la durée du travail. Je ne veux pas ici discuter cette prévision elle-même, mais seulement examiner les jugements de valeur qui l'inspirent. Je ne chercherai pas si les progrès de la productivité peuvent être employés sous cette forme au rythme que l'on suppose, mais je m'efforcerai d'élucider les raisons qui le font désirer. On tient pour évident que, dans l'emploi du temps de l'homme, le travail doit tenir la moindre place possible et le loisir la plus grande possible. Mais cette évidence est fondée sur une certaine expérience et conception du travail qu'il s'agit d'élucider. * * *** Toute activité est dépense physiologique, appelant une contrepartie de repos, de restauration des forces. L'effort fourni dans une activité quelconque peut être excessif par son intensité ou sa durée, le temps de repos, les moyens de restauration, insuffisants. C'est sous cette forme que s'est posé le problème de la durée du travail depuis les débuts de notre Âge industriel. Mais heureusement c'est de moins en moins sous cette forme qu'il se pose. Que l'on pense à tous les fardeaux soulevés et transportés autrefois par le bras de l'homme! Qu'en reste-t-il à présent ? Qu'en restera-t-il demain ? Si des statisticiens assistés de physiologistes avaient depuis cent ans recueilli toutes les données nécessaires au tracé de deux courbes figurant, par personne et
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par an, l'une le temps passé au travail, l'autre la dépense musculaire, la seconde nous apparaîtrait tombant bien plus que la première et nous verrions sa chute s'accélérer. En effet, la nature physique du travail change. On en prend conscience par l'immense différence que l'on mettait autrefois entre la dure condition de travailleur manuel et l'enviable état de scribe, moyen d'échapper aux peines du travail. De nos jours, la proportion de non-manuels va croissant rapidement, mais aussi les emplois que l'on dit encore « manuels » sont de moins en moins tels, les besognes de force étant exécutées par des machines : la différence entre manuels et non-manuels est en voie d'effacement. Le changement dans les conditions du travail va s'accélérant de telle sorte que c'est de moins en moins au titre de la dureté du travail que l'on pourra prôner son abrègement. Il fut un temps où l'homme, au sortir du travail, n'aspirait qu'au repos. Maintenant il a des réserves non seulement de temps mais aussi de forces, pour se livrer à d'autres activités. Il est caractéristique que les rédacteurs du Ive plan français de modernisation et d'équipement parlent de réduction du temps de travail en termes de « développement des activités libres aux dépens des activités organisées et rémunérées ». Ce n'est donc plus au titre de l'opposition fatigue-repos qu'il s'agit de réduire la durée du travail. Je ne voudrais pas laisser l'impression que tout va pour le mieux en fait de conditions du travail : en particulier il faudrait signaler des formes de fatigue nerveuse qui viennent se substituer à la fatigue musculaire. Il faut aussi éviter de confondre le temps soustrait au travail avec le temps libre, vu l'énorme gaspillage d'heures et de forces causé par les transports. Mais je veux procéder par ordre. Et il convenait donc de signaler d'abord que l'opposition travail-loisir ne se pose plus, ou ne se pose plus principalement sous la forme fatigue-repos.
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*
Dans toutes les civilisations du passé, et dans le passé de la nôtre, il était de principe que des couches privilégiées fussent exemptes de travail. Non seulement les privilégiés n'avaient point à se soucier de produire pour vivre, mais bien plus ils ne devaient point s'en soucier, voués à d'autres fonctions, sacerdotales, politiques, militaires, et généralement aux arts libéraux. La plus grande révolution sociale de l'Histoire, c'est l'avènement du capitalisme, en tant qu'il a, pour la première fois, mis des producteurs au premier rang de la Société. Dans toutes les civilisations précédentes, les travaux du grand nombre étaient les colonnes de soutènement d'un édifice au sein duquel il n'était pas question des travaux. Le travail étant le lot de l'inférieur social, par là l'idée même de travail était frappée d'infériorité. La promotion sociale consistait à s'échapper du travail, - chose toute différente de ce qu'elle est à présent : une promotion dans la hiérarchie du travail, - et par conséquent une mémoire sociale formée dans un tel cadre doit militer pour que l'on se sente « serf » dans la mesure où l'on travaille et « libre » dans la mesure où l'on ne travaille pas. La distinction autrefois si tranchée entre les hommes - travailleurs ou privilégiés - a disparu; mais elle s'est transformée en une distinction d'heures - « travaillées ou privilégiées ». L'homme de notre société, selon le moment de la journée, le jour de la semaine ou le mois de l'année, tient deux rôles différents, tantôt tâcheron tantôt milord : cette dichotomie est d'autant plus frappante qu'il s'agit d'une économie plus avancée. Il semble que le gros de la population européenne vive sur les notions formées dans un état social très différent et regarde encore la conquête du loisir comme le signe de l'avancement, alors qu'il n'en va plus ainsi : ce serait plutôt le contraire. Il n'est pas mauvais de se livrer parfois à des extrapolations hardies pour souligner une tendance. Je dirai donc que nous pouvons dès
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maintenant imaginer une société où la faiblesse du nombre des heures de travail caractérisera les emplois inférieurs et la grande durée du travail les rôles sociaux éminents : une société donc où à l'inverse de ce qui se passait autrefois, la promotion sociale se caractérisera par la prolongation de la durée du travail. La chose est très raisonnable. Au cours de toute expansion économique qui emploie une grande diversité de ressources, on voit apparaître des « goulots d'étranglement » intéressant les ressources relativement les plus rares. Que les talents les plus rares, dans l'ordre des mérites appréciés soient le plus fortement sollicités, c'est chose normale. Et, du moment que l'expansion économique est notre grand souci, elle doit à la fois pousser au faîte les talents les plus rares en la matière et presser très vivement sur leur temps. On peut imaginer que dans la structure sociale de l'avenir, la promotion de l'individu entraînera non point une augmentation mais une diminution de ses loisirs; que les loisirs en un mot, seront le fait du grand nombre, la longue durée du travail le lot des supérieurs. Dans une telle société le loisir ne sera plus une « valeur noble », il sera associé à l'infériorité, tenu pour signe que le sujet manque de talents rares, qu'il est un homme ordinaire. '*' Ainsi deux raisons historiques de se soustraire autant que possible au travail semblent en voie de disparition. La première raison était le caractère physiquement pénible du travail, la seconde raison son caractère socialement humiliant. Mais le travail est et sera de moins en moins physiquement pénible, et la « charge de travail » d'un individu est en passe de devenir une distinction. Ces deux changements sont considérables. Je ne pense pas cependant qu'ils suffisent à renverser la préférence commune pour le loisir. Il y a bien du poids dans la formule si naturelle-
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ment employée par le travailleur : « mes heures de liberté ». Elle nous amène à considérer le troisième contraste entre travail et loisir, le contraste nécessité-liberté. Ici notre tâche devient difficile. Le sentiment que le travail est le contraire de la liberté est fort, mais il n'est pas simple. Il est nourri par plusieurs aspects du travail tel que nous en avons conscience. Démêler ces aspects n'est pas une mince entreprise : elle est utile, nous permettant de mieux comprendre ce qu'est le travail à nos yeux et d'imaginer ce qu'il pourrait être. L'homme, et particulièrement l'homme occidental, aime l'activité ; la prison est une peine, notamment comme obstacle à l'activité. Pourquoi donc l'activité dénommée « travail » est-elle affectée à ses yeux d'un signe négatif ? La réponse couramment donnée est la suivante : « C'est ce qu'il me faut faire pour vivre ». Mais c'est une idée bizarre qu'une action doive nous être en soi déplaisante dès lors qu'elle est condition de notre vie. Il nous faut respirer pour vivre, et nous ne nous en plaignons point : même, aux rares moments où nous avons conscience de cette action, cette conscience s'accompagne d'une sensation agréable. Il nous faut manger pour vivre, et de tout temps les hommes y ont pris plaisir. Imaginons une créature ainsi constituée que toutes les actions nécessaires à sa vie s'accompagneraient de sensations déplaisantes, de sorte qu'il lui faudrait, pour accomplir chacune d'elles, raisonner sur son utilité : il est clair qu'une telle créature ne pourrait survivre. Nous avons, au contraire, été constitués de telle sorte que les actions nécessaires au maintien de la vie s'accompagnent de sensations agréables. Cela est vrai, dira-t-on, des actions immédiatement nécessaires, mais non point de celles qui le sont de façon médiate : tel est le travail. Pourtant les enfants s'amusent à cueillir des fruits et à construire des huttes, les hommes s'amusent à chasser et à pêcher. Il y a donc lieu de penser que les formes primitives de la production comportaient les mêmes jouissances, et que ces travaux élémentaires, les plus vitalement nécessaires, n'avaient nullement le caractère d'une corvée.
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Nous voilà amenés à poser une question capitale : le caractère déplaisant attribué au travail n'est-il pas un caractère acquis du fait de la civilisation? * * ** * On possède maintenant d'abondants témoignages d'anthropologues sur une foule de petites sociétés à techniques primitives. Tous ces témoignages concordent pour nous montrer les travaux nécessaires à la vie accomplis dans un climat qui serait chez nous celui d'une partie de campagne. Il reste de nos jours encore dans notre propre civilisation quelques travaux qui nous représentent ce qu'était le travail chez les primitifs. Ainsi les vendanges. Bien sûr, la vendange est nécessaire à la subsistance du vigneron, mais c'est aussi une fête. Les familles partent à la vendange comme pour un jeu. L'effort physique est considérable sous le soleil de septembre, mais il n'est point poursuivi à un rythme uniforme : ici deux stakhanovistes se livrent un duel, mais bientôt les voilà redressant le torse sur leurs jambes écartées et riant à pleine figure; là des lèvres d'enfants portent la trace des raisins écrasés, ailleurs une fille moqueuse attire l'attention d'un garçon; ce soir les chars seront lourds de grappes oscillantes, mais la troupe qui les suivra, après cette longue journée de travail, sera sans ressemblance avec une sortie d'usine. Ce que nous venons de représenter est le mélange d'activités que la civilisation industrielle sépare. Imaginons un disciple de Taylor assistant à la vendange : il s'appliquerait à dégager les gestes utiles à l'accomplissement de la tâche; tous les gestes faits en plus sont, relativement à la tâche, désordre et gaspillage. Ils doivent être éliminés, leur élimination diminuera beaucoup le temps nécessaire à l'accomplissement de la tâche, et donnera par conséquent du « temps libre » pour les jeux, qui, dans notre exemple, imprégnaient la tâche. En contrepartie cependant la séance de travail aura été
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appauvrie de tout ce contenu aberrant : le travail sera devenu « travail pur ». Ainsi nous pouvons contraster un état « primitif » où les travaux qui, par leur but, appartiennent au règne de la nécessité, par leur ton appartiennent au règne de la liberté, et un état « avancé » où ce qui par son but appartient au règne de la nécessité, est fait selon le mode strictement nécessaire. On a gagné beaucoup en efficacité, mais le travail s'est assombri. Comment le ton de liberté dans les travaux nécessaires a-t-il disparu ? On peut se demander si une compagnie de voisins libres se serait jamais laissée convaincre d'adopter par raison une austère discipline du travail. Elle a été introduite par voie de domination, les premiers « travailleurs » au sens moderne ont dû être des esclaves soumis par contrainte à l'accomplissement des tâches sans mélange de liberté. Ce fut sans doute pendant bien des siècles simple privation de manières d'être au travail qui eussent été naturelles et que l'on réprimait. Et c'est seulement dans un passé très récent que cette privation est devenue le moyen d'un bien : l'efficacité successivement croissante. A présent, s'agissant des activités organisées, elles sont tout entières et de façon croissante informées et disciplinées par leur raison d'être. Il s'agit de produire tel résultat, tout doit être fait en raison de ce résultat. On pourrait dire qu'il s'agit d'un « puritanisme » du travail, auquel nous devons sans doute son efficacité croissante, mais aussi ce qu'il présente de morne et de répugnant. Cette discipline de l'action est tellement entrée dans nos moeurs qu'elle déborde son cadre. Je ne suis point chasseur mais, interrogeant des amis, j'ai appris d'eux que les personnes qui donnent des parties de chasse s'indignent si l'un des invités ne tient point sa place de la façon la plus exacte. Je gage qu'il y avait plus de liberté dans la chasse au temps où elle était nécessaire à la vie qu'à présent où son statut est celui d'un jeu. En un mot « le travail » tel que nous le connaissons, est une « invention ». Dans un état social plus simple les activités nécessaires à la vie n'ont pas fait l'objet d'un processus de « réduction »
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éliminant des dites activités tout ce qui n'est pas indispensable à leur bonne fin. Le « travail pur » tel que nous l'avons inventé, n'est pas défini seulement comme ce qui est nécessaire pour vivre, mais comme ce qui est fait seulement parce que cela est nécessaire, et exclusivement comme il est nécessaire. ""*** * Imaginons une petite bande d'hommes de l'âge de pierre courant après du gibier, et supposons que nous puissions projeter parmi eux un homme « rationnel ». Notre homme rationnel posera la question : « De quoi s'agit-il? » et répondra de luimême : « Il s'agit d'obtenir de la viande ». Il poursuivra : « Cela étant, au lieu de courir après la viande chaque fois que le besoin s'en fait sentir, il est plus économique de procurer la multiplication de viande maintenue à portée de la main ». La transcription de cette réflexion dans les faits suffit à substituer l'élevage à la chasse. Mais pour faire cette réflexion il a fallu concevoir l'obtention de viande comme un but spécifique et exclusif, dès lors passible de moyens spécifiquement adressés à ce but. Si le but est plus étroitement spécifié, la méthode d'obtention est derechef influencée. Supposons, par exemple, que nous ne pensions plus « consommation de viande » mais « ingestion de protéïnes présentant certains caractères ».Le moyen alors pourra n'être plus l'élevage mais, par exemple, la culture industrielle de certaines algues. Il est clair que les émotions du chasseur et les rêveries du berger auront été successivement éliminées par le changement du mode d'obtention d'une même substance jouant le même rôle physiologique. N'importe quand et comment cette élimination se réalise en fait, elle est contenue en puissance dans le langage de notre homme rationnel. Dès lors, en effet, que le problème est posé comme celui d'obtenir de la viande et a fortiori d'obtenir des protéïnes, il n'est plus possible que l'activité désormais adressée à ce but de façon systématique comporte la richesse de
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sentiments qui l'accompagne tant qu'elle est plus confusément appréhendée. Cette remarque est facile à vérifier et, pour ce faire, je changerai le champ d'observation. Soit un jeune homme qui se rend au bal : il y prend plaisir et il se peut qu'il y trouve son épouse. Mais supposons qu'en chemin il tienne le raisonnement suivant : « Cette institution, au fond, a pour objet de fournir l'occasion de mariages. Vu mes dispositions, il me faut une femme qui ait tels et tels caractères profonds reconnaissables à tels et tels traits apparents. Tout mon soin, donc, durant ce bal, sera de repérer les jeunes personnes présentant ces traits, entre lesquelles j'opérerai successivement une sélection au cours des bals suivants ». Arrivant avec cet objet en tête, notre homme n'éprouvera point le charme du bal et certainement n'y contribuera point. Sans doute il a raison quant à la fonction sociale de cette fête; mais justement elle n'est plus fête pour quiconque la ramène à son but logique. Le bal n'est joyeux, il n'est délectable qu'autant que les participants ne sont point obsédés de sa destination. Et s'ils imitent tous notre jeune homme rationnel, le bal cessera d'être bal, il sera Bourse des mariages. Ainsi telle institution ou pratique qui sert un besoin spécifique peut très bien comporter un charme associé, mais qui s'évanouit dès lors qu'on n'y veut plus voir strictement que l'instrument du besoin spécifié. Et sans doute une telle « réforme » dans la manière de voir permet de rendre l'institution ou pratique un instrument plus efficace au service du besoin spécifié : mais cette « réforme » du même coup expurge l'institution ou pratique de tout ce qui la rendait aimable. Nous disons à bon droit qu'ainsi le besoin est servi « au moindre coût », mais ce que nous ne voyons pas c'est qu'ainsi le service du besoin n'est plus que « coût » alors qu'il était aussi plaisir. L'aboutissement du processus est le ravalement des activités qui servent systématiquement des besoins spécifiés, au statut de purs « coûts », tandis que s'étant acquitté de ces coûts, l'homme
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est ensuite libre de trouver ses plaisirs où il l'entend. Tout plaisir est rejeté hors du domaine du travail, après quoi l'on s'applique à réduire ledit domaine. Mais la dissociation de la tâche et du plaisir est grave. L'homme, libre après le travail de faire ce qui lui plaît, n'est pas du tout dans la même situation que l'homme qui prend plaisir à son ouvrage. # * *** Il n'y a point d'activité qui ne se trouve moralement dégradée sitôt qu'elle est regardée strictement comme le moyen d'atteindre un but. Il est délicieux de s'instruire, mais point si l'on n'apprend qu'afin de conquérir un diplôme qui assurera une place. Dans ce cas, l'effort d'apprendre devient le prix du diplôme et de la place. Il ne s'agit plus alors de s'ébattre dans une bibliothèque mais d'en tirer parti : on lira « sélectivement » comme on dit à présent; il ne faut pas se laisser entraîner d'un auteur à un autre, d'une idée à une autre, divaguer à travers le bois des Muses à la poursuite de nymphes entrevues, mais trouver de son orée à son issue le chemin le plus court. Ainsi la culture elle-même (si dans ces conditions elle mérite encore ce nom) peut être dégradée en « pur travail ». Toute activité à laquelle nous nous donnons de tout notre coeur par là est vraiment nôtre; tandis qu'une activité que nous regardons comme le prix à payer pour un objet autre, est une part de nous que nous aliénons. L' « aliénation » dont il est tant question aujourd'hui me paraît consister essentiellement dans le mariage malheureux de l'homme avec sa tâche. Ce mariage est malheureux parce qu'il est strictement mariage de raison : et dès lors qu'il est malheureux, l'homme cherche naturellement des joies adultérines dans d'autres activités dites « activités de loisirs ». Mais il n'est nullement dans la nature des choses que les plaisirs pris au-dehors ne puissent être trouvés dans le ménage de l'homme avec sa tâche. La conception du « mariage bourgeois » qui régnait au x,xe siècle était si morne qu'elle
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portait naturellement à l'adultère, tendance largement résorbée de nos jours par un changement dans le caractère du mariage. Il y a là peut-être une indication quant à l'évolution en fait de travail : il n'est nullement impensable que le mariage de l'homme avec son travail puisse devenir beaucoup plus heureux que nous ne l'imaginons aujourd'hui. C'est là un changement éminemment désirable car l'homme qui est malheureux dans son travail ne sera jamaisrendu heureux par ses loisirs comme est heureux l'homme qui se plaît à son travail. Quelque diminution que l'on imagine dans la durée du travail, le travail restera l'activité centrale de l'homme, et les satisfactions qu'il peut chercher dans des activités proprement « excentriques » ne répareront jamais le dommage causé par l' « aliénation » de son activité centrale. * *** # Le problème qui vient d'être posé est, si l'on concède cette terminologie, celui de la « prolétarisation psychologique ». Il n'est pas inintéressant de confronter cette vue des choses à celle de Marx. Marx a très bien vu que le passage de l'état primitif à l'état civilisé entraîne d'une part un gain (réel ou potentiel : il n'a guère été réalisé dans les civilisations du passé) dans l'efficacité matérielle du travail, mais d'autre part une dégradation psychologique du travail. Il semble avoir hésité quant à la caractérisation de cette dégradation 4, et s'est finalement orienté vers l'idée qu'elle tenait à la séparation intervenue entre l'homme d'une part et d'autre part les instruments et le produit de son travail. Séparation historiquement nécessaire et qui serait inévitablement surmontée lorsque le travailleur récupérerait à titre collectif ce qu'il avait perdu à titre individuel. Mais aujourd'hui lorsque l'on vante les mérites du collectivisme, 4. Cf. une excellente analyse de DANIEL BELL : « In Search of Marxist
Humanism, the Debate on Alienation Soviet Siirrd?.v, avril-juin ig6o.
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on ne place plus parmi ses titres de gloire celui qui devait être le principal : on concède que les préoccupations du travailleur en régime soviétique ne diffèrent point de ce qu'elles sont en régime capitaliste. C'est indifféremment à la forme du régime que se pose le problème de l'homme au travail. Dans l'un et l'autre régime règne la même prolétarisation psychologique, le même divorce sentimental de l'homme à l'égard de sa tâche. Quant à ce problèmelà, l'auteur qui se l'est posé en premier lieu et avec une vigueur inégalée est Charles Fourier. Tandis que les Saint-Simoniens, véritables parrains de notre civilisation industrielle, se préoccupaient de promouvoir l'e?cacité, Fourier affirmait que l'enrichissement national n'était pas à lui seul un gage d'avènement au bonheur social, « car le bonheur individuel dépend avant tout de l'attraction industrielle qu'il faut introduire dans nos travaux » 5. Fourier n'a pas seulement vu le problème, il l'a médité, et c'est grand dommage qu'il n'ait pas su mettre un frein à son imagination, et qu'il ait caché sous un foisonnement de propositions et de termes bizarres, un apport capital à la « théorie de la Bonne Société ». S'agissant de l'homme au travail, ce qui nous occupe ici, il a vu l'importance du cadre, de la composition du groupe de travail, de l'alternance des tâches. Le plus bel hommage qui puisse lui être rendu, c'est de constater que certaines de ses idées ont été retrouvées dans une excellente étude sur les conditions du travail, ce qui les rend irritantes ou relativement satisfaisantes6. L'auteur de cet ouvrage qui vient de paraître met en lumière que nonobstant la grande réduction de l'effort physique demandé au travailleur, la fatigue nerveuse, mentale ou psychologique va croissant. Tout ce qui est dit dans ce livre excellent revient à notre formule que l'homme fait mauvais ménage avec sa tâche, et 5. CH. FOURIER : Théorie de l'Unité Universelle, t. II. Introd. p. 49 (t. III des oeuvres Complètes éd. 1851). 6. PIHRRHTTH SARTIN,La Fatigue indus-
trielle, comment humaniser le travail, Préf. de Francis Raison. (Paris, Éditions S.A.D.E.P., io6o.)
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n'importe que la mariée apporte une dot de plus en plus considérable si l'on vit mal avec elie. Or on vivra mal avec elle, aussi longtemps que l'on jugera les activités productrices uniquement à leurs fruits et non pas aussi à leurs fleurs, c'est-à-dire l'agrément du travail. Notre époque, si obsédée par l'égalité, n'a pas encore pris garde à l'inégalité régnant entre ceux qui ont la bonne fortune de prendre plaisir à leur travail et ceux qui ne le peuvent pas. L'attraction industrielle ne peut pas être « instituée » par un coup de baguette magique. Il n'y a point d'ukase imaginable qui puisse, comme on dit à présent « apporter une solution » au problème : c'est affaire d'une prise de conscience se traduisant dans tous les aspects de l'organisation du travail. Nous en sommes encore au stade initial de la prise de conscience. Comment sentirait-on bien ce problème plus subtil tandis que l'on ne prend pas garde au temps et aux forces qui se dissipent en transports ? si commode pour La dichotomie producteur-consommateur, nos calculs, attache nos regards sur les biens produits et consommés : mais il nous faut aussi regarder la situation de l'homme, et il ne suffit pas de lui dire qu'il sera de moins en moins retenu au travail, il faut aussi améliorer son rapport avec son travail.
v
Sur une pdge d'Engels ig60 Dans l'Anti-Dühring, Engels représente l'histoire sociale du genre humain comme allant de la communauté originelle à la communauté finale en passant par les antagonismes de classes, nécessaires au progrès. Au premier stade, de petites communautés : « Il règne alors une certaine égalité dans les conditions d'existence et aussi entre les chefs de famille, une sorte d'égalité dans la situation sociale, tout au moins une absence de classes sociales, encore persistante dans les sociétés primitives vouées à l'agriculture, qui seront plus tard les peuples civilisés 1. « [...]Mais la communauté, et le groupe de communautés, ne fournissaient pas les forces de travail en excédent disponible : la guerre le fournissait... L'esclavage 2 était trouvé : il fut bientôt la forme régnante de la production chez tous les peuples qui dépassaient le vieil état communautaire, mais aussi finalement l'une des causes principales de leur décadence. Seul l'esclavage rendit possible la division du travail entre l'agriculture et l'industrie sur une vaste échelle, et par l'épanouissement du monde antique, l'hellénisme. « Sans esclavage, point d'État grec, point d'art ni de science grecque; sans esclavage, point d'Empire romain. Et sans cette base de l'hellénisme et de l'Empire romain, point d'Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que tout notre développement économique, politique et intellectuel a pour condition préalable un état où l'esclavage était tout aussi nécessaire i. Anti-Dühring. Costes), (édition
Traduction t. II, p. 63.
Molitor.
2. Souligné
par
Engels.
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que généralement reconnu. En ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, point de socialisme moderne. « Il n'en coûte pas cher de se déchaîner contre l'esclavage et autres choses de ce genre en formules générales et de déverser une sublime indignation morale sur pareille ignominie. Le malheur est qu'on ne dit ainsi que ce que tout le monde sait bien, que ces institutions antiques ne répondent plus à notre situation présente et à nos sentiments déterminés par cette situation. Mais cela ne nous apprend pas un mot de l'origine de ces institutions, de la raison qui les maintenait et du rôle qu'elles ont joué dans l'histoire. Et si nous étudions de près cette question, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que puisse paraître cette affirmation, que l'introduction de l'esclavage a été, dans les conditions où elle s'est produite, un
grand
progrès
3.
« [...]Chose évidente; tant que le travail de l'homme était encore assez peu productif pour ne produire que peu d'excédent des objets nécessaires à l'existence, accroître les forces productives, étendre le commerce, développer l'État et le droit, fonder l'art et la science n'étaient possibles que par une plus grande division du travail. « Celle-ci même devait avoir pour base la grande division du travail entre les masses occupées au simple travail manuel et le petit nombre des privilégiés ayant la direction du travail, du commerce, des affaires publiques, et plus tard s'occupant d'art et de science. La forme primitive et la plus simple de cette division du travail fut précisément l'esclavage. « Ajoutons à cela que, jusqu'à présent les antagonismes historiques entre classes exploitrices et exploitées, régnantes ou opprimées, s'expliquent tous par ce même défaut de développement relatif dans la productivité du travail humain. Tant que la population travaillant matériellement est tellement occupée par sa besogne indispensable qu'il ne lui reste plus de 3. Op. cit., pp. 66-67.
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temps pour s'occuper des affaires communes de la Société (direction du travail, affaires publiques, affaires juridiques, art, science, etc.), il a fallu qu'existât une classe spéciale qui, libérée du travail matériel, s'occupât de ces objets; ce faisant, elle n'a jamais manqué d'imposer aux masses laborieuses, pour son propre profit, une charge de travail de plus en plus lourde. C'est seulement l'accroissement énorme des forces productives atteint grâce à la grande industrie qui permet de répartir le travail sur tous les membres de la Société sans exception, et par là de restreindre le temps de travail de chacun de telle manière que tous aient assez de temps libre pour prendre part aux affaires générales - tant théoriques que pratiques - de la Société. « C'est donc aujourd'hui seulement que toute classe dominante et exploitrice est devenue superflue, ou plutôt un obstacle à l'évolution sociale; et c'est aussi maintenant seulement qu'elle sera
inexorablement
supprimée...
» 4.
Il m'a semblé nécessaire de citer longuement; qui s'en plaindrait, vu l'intérêt du texte ? Citer longuement fait bien ressortir la « clef » dont use Engels. Pour développer une civilisation, il faut une dépense de temps humain, détournée des tâches de subsistance. Il n'y a pas de temps disponible, dit-il, dans les communautés primitives, à raison de la faible productivité des individus et de la constitution égalitaire. Par conséquent elles ne sont pas et ne peuvent pas être progressives. Pour déclencher le progrès, expose Engels, il a fallu introduire l'inégalité sociale : il a fallu que la majorité fût entièrement plongée dans le travail de subsistance pour qu'une minorité en fût entièrement dégagée. Ce n'est certainement pas solliciter la pensée de l'auteur que de la mettre sous la forme suivante : à ce stade, si le travail de subsistance avait été également réparti entre tous, il n'aurait laissé à aucun un temps suffisant pour les tâches civilisatrices. Il était donc rationnel de concentrer les faibles fractions de temps libre dont chacun aurait pu jouir en un 4. Op. cit., PP- 68-69.
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stock assuré aux monopoleurs de temps libre, les classes privilégiées. Mais précisément une bonne utilisation de ce temps libre par ses monopoleurs a permis un progrès de la productivité tel qu'il n'y a plus lieu à monopolisation du temps libre, devenu potentiellement assez abondant pour que, par sa répartition égalitaire, chacun en ait pour vaquer aux affaires générales de la Société. Cette vision des choses est fascinante. D'abord il a fallu une « heureuse chute » à partir de la communauté primitive, sans doute matériellement misérable mais socialement édénique, pour qu'une tâche civilisatrice fût entreprise par une minorité exploitrice ; ensuite, par l'effet de l'organisation que cette minorité a imprimée au travail, la productivité individuelle est devenue suffisante pour que l'inégalité sociale cessât d'être nécessaire. Mais une question vient aussitôt à l'esprit. Pourquoi la minorité privilégiée a-t-elle mis tant de siècles à remplir sa mission historique ? Pour mieux dire, pourquoi ne l'a-t-elle point remplie dans l'empire égyptien, dans l'empire romain, dans l'empire chinois surtout, auquel les inventions n'ont point manqué ? Il ne convient pas de répondre que longtemps les minorités privilégiées n'ont point compris la tâche à quoi elles étaient destinées, car dans le système de pensée marxiste c'est de façon aveugle que la classe dominante rend les services qui la rendront inutile. Si la grande industrie dut, dans le schéma, libérer la société tout entière, il n'est pas question qu'elle ait été consciemment fondée à cette fin, par la minorité privilégiée, qui remplit son office sans l'avoir compris et voulu. Ainsi l'on peut se demander, du moment que l'organe, la minorité privilégiée, n'est apparu que pour la fonction libératrice qu'il a jouée au x,xe siècle occidental, pourquoi ce déclenchement si tardif ? Il convient de revenir à nos citations d'Engels : on verra qu'à deux reprises il énumère les tâches auxquelles se livre la minorité privilégiée, « libérée du travail matériel » ; on verra aussi que
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chaque fois il cite comme la première de ces tâches « la direction du travail ». C'est là un anachronisme manifeste. Dans toutes les civilisations du passé, y compris la nôtre jusqu'à une époque très récente, la minorité privilégiée a rempli des fonctions sacerdotales, politiques et militaires, jamais elle n'a organisé le travail. Elle était dégagée du travail matériel, non pas seulement en ce sens limité qu'elle n'avait point à en fournir, mais en un sens beaucoup plus large : elle n'avait pas à s'en soucier. Dans toutes les civilisations du passé, la minorité privilégiée a vécu du tribut des agriculteurs; relation symbolisée par les charrois apportant à la ville les subsistances et repartant à vide. Mais ceux à qui ce tribut était versé étaient-ils les organisateurs du travail agricole ? Nullement. Le Romain enrichi par les conquêtes n'était plus laboureur, mais il n'était pas non plus chef de culture : c'était la fonction d'un esclave intendant, commandant aux autres esclaves. N'importe à notre propos que la terre dont vivait notre privilégié fût gérée en grande exploitation ou éparpillée en petites. En tout cas la gestion n'était pas le fait du bénéficiaire, mais seulement le prélèvement. La production agricole était bien le fait du travailleur, sans que le seigneur, propriétaire ou décimateur, y entrât pour rien. Il ne faisait que prendre sa part, de sorte qu'il était parfaitement vrai du paysan que le nombre de ses heures de travail était partagé, tant d'entre elles pour lui et tant pour le privilégié. C'est ce partage des heures du paysan entre son seigneur et luimême que Marx a tout simplement transcrit pour exprimer le rapport entre l'ouvrier et le capitaliste, et il est patent qu'il s'agit d'une transcription, le rapport des parts qu'il indique dans ses exemples numériques étant celui même qu'on observe aujourd'hui encore dans les pays où la minorité privilégiée vit de la rente du sol. Là où règne ce système, la minorité des rentiers du sol emploie des fonctionnaires pour l'aider dans ses tâches administratives,
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des domestiques pour vaquer aux soins ménagers, elle passe commande d'objets de luxe à des artisans. Un monde de fonctionnaires, domestiques et artisans gonfle la ville, et vit au second degré des redevances paysannes. On peut à juste titre parler de « deux nations », l'une qui produit, l'autre qui consomme. Celle qui consomme ne dirige le travail en rien. Même les hommes d'argent des anciens systèmes ne sont pas des organisateurs de production. Fermiers de l'impôt, ils s'enrichissent par la différence entre leur bail et leurs perceptions ; et c'est d'eux que Montesquieu parle dans L'Esprit des Lois. Les commerçants eux-mêmes, à quelques exceptions près (drapiers du Moyen Âge) ne sont pas des organisateurs de production : leur activité consiste à transférer au dehors certains biens pour rapporter en échange des biens auxquels leur clientèle riche attache une plus grande valeur. Avec l'industriel tout change. A l'homme de la rente succède l'homme du profit. Qui vit de la rente n'a point à se demander comment celui qui la paye en trouve les moyens. C'est tout autre chose de faire des profits : il faut utiliser le travail de façon à ce que tous les frais payés il reste un bénéfice à l'organisateur. N'importe ses dispositions morales, l'organisateur est bien obligé de payer le travail à son prix de marché : par conséquent il ne peut faire de profit qu'à la condition d'accroître la productivité de ce travail. La recherche du profit est inévitablement recherche de productivité. Et par conséquent on peut dire que c'est avec et par l'homme du profit que commence le processus de croissance de la productivité en vue duquel, si l'on en croit Engels, l'Histoire avait créé l'inégalité sociale. L'homme de la rente était un bénéficiaire du travail, l'homme du profit est un organisateur du travail. Rien, sous le régime de la rente, ne portait à grandir la productivité, tout y porte sous le régime du profit. Dès lors, et dès lors seulement, la Société s'oriente vers un développement des forces productives qui permettra de « libérer » non plus seulement une minorité mais tous les membres de la Société.
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Mais attention! Libérer de quoi ? Si c'est libérer du travail manuel on peut donner entièrement raison à Engels : il est certain que la quantité de travail physique fourni par les membres d'une société industrielle va décroissant avec une grande rapidité. Ce changement est plus apprécié du grand nombre que ne peut l'imaginer le philosophe, à qui le métier de porteur d'eau paraît moins pénible que celui de caissier, qui vouerait ses bras au travail matériel plus volontiers que son esprit. Mais dulce bellum inexpertis ; il faut reconnaître que les hommes qui ont passé leur vie dans les tâches manuelles souhaitent vivement s'en évader ou en tirer leurs enfants. Et par conséquent le changement de forme du travail des aspects plus manuels à ceux qui le sont moins doit être, selon l'avis des intéressés, tenu pour un important progrès. Mais ce n'est pas celui-là seul qu'Engels avait dans l'esprit lorsqu'il annonçait l'ère où tous auraient « assez de temps libre pour prendre part aux affaires générales - tant théoriques que pratiques - de la Société ». A coup sûr, il s'agissait pour lui que tous pussent s'adonner aux préoccupations jusqu'à présent réservées à la minorité privilégiée. Or qu'est-ce qui était caractéristique de la minorité privilégiée ? Sa liberté d'esprit à l'égard des tâches se rapportant à la vie matérielle. Que cette liberté ait en général été bien employée, ce n'est certes pas moi qui l'affirmerai. Mais enfin elle existait, et ceux qui en faisaient un bon emploi pouvaient offrir un modèle au grand nombre pour le jour où, la somme de liberté d'esprit possible se trouvant fort étendue, cette liberté pourrait être également répartie. A cet égard les choses ne se sont nullement passées comme on pouvait le supposer. Car, pour que les conditions matérielles objectives attendues par Engels fussent réalisées, il a fallu que la classe dirigeante changeât tout à fait de caractère. Le grand contraste social entre y6o et ig6o, et n'importe qu'il s'agisse de la France, de l'Angleterre ou de la Russie, c'est qu'une classe dirigeante exempte de soucis matériels a été supplantée par une classe dirigeante entièrement vouée aux soucis matériels. Utili-
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sant pour un instant la métaphore organiciste et représentant la société comme un corps dont la minorité dirigeante est la tête, nous pouvons dire ceci : toutes les civilisations du passé ont eu leurs membres adonnés aux tâches matérielles, dont la tête se trouvait exempte. Or ce qui est advenu depuis deux siècles c'est que les tâches matérielles sont montées à la tête de la Société, grâce à quoi les membres, intelligemment dirigés, opèrent avec moins d'efforts et beaucoup plus efficacement. Mais en contrepartie les préoccupations de la classe dirigeante ne sont plus d'une nature différente des préoccupations du grand nombre : ce sont les mêmes préoccupations matérielles, vues à un étage différent. En très peu de générations la société moderne a fait des progrès économiques et techniques prodigieux. Mais il a fallu pour cela une métamorphose totale de son élite, auparavant étrangère aux travaux matériels et à leurs procédés, à présent entièrement occupée de ces objets. Autrefois l'homme qui dirigeait des travaux matériels se situait fort bas dans la hiérarchie sociale : aujourd'hui il est au faîte. Voyez comme en revanche l'ecclésiastique et le magistrat sont descendus dans cette hiérarchie! De là suit que la promotion sociale à présent n'implique plus que le promu quitte l'ordre des intérêts matériels, mais seulement qu'il gagne des galons dans ce même ordre. De là suit encore que si l'enrichissement collectif, comme le supposait Engels, permet à tous de participer aux préoccupations de la couche dirigeante, cela implique seulement que les troupiers de la production peuvent participer aux préoccupations de l'état-major des producteurs. On l'a dit à satiété et avec raison, notre société est caractérisée par l'extrême et croissante division du travail. Moralement parlant elle est cependant caractérisée par l'homogénéité des préoccupations. Il est sans doute inutile de rappeler que « privilégié » ne veut pas dire « mieux placé », mais veut dire que l'on est soustrait à la loi commune. La loi la plus commune de l'espèce humaine est le soin matériel de la subsistance. Toutes les sociétés
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du passé ont comporté des ordres privilégiés, exempts de cette loi générale. Dans les admirables travaux de Dumézil, on peut voir que le caractère fondamental de toutes les sociétés indo-européennes était de distinguer un ordre spirituel, un ordre combattant et politique, et un ordre producteur, respectivement dénotés par les couleurs blanche, rouge et verte. Essentielle était l'immunité des deux premiers ordres à l'égard de l'obligation naturelle à l'homme, mais que le système social rejetait sur le troisième ordre. Non seulement les ordres privilégiés étaient exempts de soins matériels, mais ils n'avaient pas même le droit de s'y livrer. Bonald a représenté cette doctrine comme régnant dans l'ancienne France, où, explique-t-il, sitôt qu'une famille s'était élevée dans l'ordre du travail, rien ne lui était plus aisé que d'acquérir la noblesse, ce qui comportait l'obligation de quitter les soins
de l'ordre
de producteur
5.
Notre Société est la première dans l'Histoire à ne plus comporter d'ordres privilégiés. Comme Sieyès l'avait réclamé, le tiers état « est tout ». Encore faut-il dire qu'à la veille de la Révolution, par contagion des ordres privilégiés, on était porté à regarder comme représentatifs du tiers ceux dont l'occupation s'écartait le plus de la production au sens étroit, ainsi les hommes de loi. L'idée qu'il ne fallait point d'ordres privilégiés devait rester mal fondée aussi longtemps que l'on n'aurait pas dit que la fonction productrice était « tout » : tant qu'elle serait regardée comme une fonction végétative subordonnée, il y aurait lieu de distinguer les « parties nobles » non vouées à cette fonction végétative. La révolution sociale est faite, dans le domaine intellectuel, par Saint-Simon, qui est le prophète de la société moderne. Tout est dit lorsqu'il est dit que la politique doit être industrielle, « Observations sur 5. BONALD : l'ouvrage de Mme la baronne de Staël ayant pour titre : Considérations sur les
principaux événements de la Révolution francaise », passim.
100
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prendre pour objet l'organisation du travail 6, lorsqu'il est exposé que l'éducation publique doit comporter « des exercices propres à former des hommes d'industrie comme on formait autrefois
des
hommes
d'armes
». 7
C'est dans Saint-Simon que, pour la première fois dans l'histoire des civilisations, la production n'est plus considérée comme une fonction indispensable mais basse, à laquelle l'élite sociale doit rester étrangère pour être élite, mais comme la tâche majeure de la société, à laquelle chacun contribue selon sa capacité de sorte que l'élite n'est élite que par la supériorité de sa contribution à cet objet commun. Cette façon nouvelle (et inouïe dans l'histoire des civilisations) d'entendre l'élite m'apparaît comme la raison suffisante du contraste prodigieux offert par les progrès matériels de notre société moderne, avec la stagnation, ou la médiocrité des progrès des sociétés anciennes, et de notre ancienne société. Qu'il s'agisse de sociétés anciennes ou de notre ancienne société, un processus de sélection s'est toujours exercé arrachant les talents supérieurs à l'ordre productif pour les adresser ailleurs. Durant le Haut Moyen Âge, qui se battait bien devenait chevalier et souche de nobles, qui apprenait à lire devenait clerc. Pour administrer les domaines seigneuriaux et royaux, il fallut des intendants. Qui réussissait en ces tâches put bientôt acquérir la noblesse. Au temps de François Ier déjà l'anoblissement est la consécration de toute forme de réussite. Tandis que l'anoblissement écrémait l'ordre productif de toutes les familles où s'étaient manifestées des capacités, l'Église écrémait la jeunesse populaire de tous les enfants qui donnaient des signes de grande intelligence. Rien de moins fermé que les ordres privilégiés, mais justement parce qu'ils étaient largement ouverts ils appauvrissaient l'ordre productif des capacités qui s'y faisaient voir. Les talents supérieurs sont les entraîneurs de la Société; si 6. « Économie Politique et Politique », articles du Globe (sur la religion réunis en brochure, saint-simonienne)
juillet 1831, p. 114. 7. Ibidem, p. 143.
SUR UNE
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D'ENGELS
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elle applique une règle selon laquelle tout talent supérieur reconnu est détaché de l'ordre productif, et avec lui ses descendants, qui présentent des probabilités de talents supérieurs, il est clair que cette règle fera obstacle au progrès de l'ordre productif. Il est clair aussi que le renversement de cette règle sera très propice au progrès de l'ordre productif. Je n'irai pas nier que d'autres causes aient pu intervenir pour imprimer au mouvement économique un rythme précipité, mais le seul fait de regarder les tâches productives, non plus comme celles dont l'élite en tant que telle doit se détourner, mais au contraire comme celles où l'élite doit se distinguer, me paraît constituer une raison suffisante; et le fait est que les pays où cette vue s'est d'abord accréditée sont ceux aussi qui ont été les premiers sièges des progrès. Mais il y a une contrepartie déjà suggérée. S'il a fallu pour causer un rythme rapide de progrès dans la production, que la recherche de l'excellence individuelle fût une recherche de l'excellence dans les tâches productives, il est clair que la Société va de façon croissante sélectionner son élite en vertu des talents productifs; il est clair aussi que le désir de distinction naturel à l'homme va porter à la culture de ces talents; il est clair enfin qu'une société ainsi orientée aura une vocation croissante aux tâches productives. Pour enclencher le processus il a fallu une certaine valorisation psychologique et morale des tâches productives, mais le processus lui-même va de soi entraîner une dévalorisation successive des autres tâches. Tout ce qui est tend à persévérer dans son être, et la société à élite productive sera de plus en plus préoccupée de production, au lieu de l'être de façon décroissante à raison de sa richesse. Pour que la préoccupation de production ne perde pas son sens à mesure de ses succès, il faut que la Société ait une vocation croissante à la consommation. Dans ces conditions il n'y a plus guère de chances pour que se produise le milennium envisagé par Engels, l'époque où la productivité a pris une telle
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ampleur que tous les membres de la Société ont beaucoup de temps à donner à d'autres préoccupations. Et quelles autres? L'existence d'ordres privilégiés ne se souciant point de production offrait aux producteurs des suggestions - de valeurs très différentes, certaines déplorables, certaines excellentes quant à la façon dont lesdits producteurs pourraient employer leur temps lorsqu'à leur tour ils seraient en partie déchargés de leurs tâches productives. Mais de telles suggestions ne sont plus offertes dès lors que les bas-placés, regardant vers le haut, n'y voient que des hommes obsédés de tâches matérielles beaucoup plus qu'eux-mêmes. Les grands ne se distinguent pas aujourd'hui des petits par la plus grande liberté d'esprit, bien au contraire : ils ne s'en distinguent que par la dépense, qui se trouve ainsi le seul modèle offert à l'imitation, ce qui d'ailleurs convient parfaitement à un besoin essentiel de la société productiviste, qui est de développer la vocation à consommer. En d'autres termes l'homogénéité morale de la société productiviste prive ses membres de toute indication quant à la « bonne vie » qu'il s'agirait de vivre au moyen de la productivité accrue. Ce n'est pas tout. Engels et Marx se sont représentés qu'en partie libérés des tâches productives, les travailleurs voudraient et pourraient adresser leur attention aux « affaires générales de la société ». Aristote a dit qu'il fallait du loisir pour être citoyen. C'est une proposition incontestable, Engels la prend manifestement à son compte dans les citations qui constituent notre thème. Tant qu'il est impossible d'assurer des loisirs au grand nombre, il est inévitable que les privilégiés forment seuls le corps citoyen, ce qui présente l'inconvénient manifeste d'affecter de leur intérêt de classe leur vue de l'intérêt général. N'importe ce qu'énonce la loi, l'activité civique ne peut être étendue à tous que lorsqu'un certain loisir est assuré à tous. Ainsi l'on passe logiquement d'un régime censitaire lorsque le lot de loisir est monopolisé par certains, au régime populaire lorsque le lot de loisir dégagé par le gain en productivité est suffisant pour que tous en aient une part adéquate. Voilà qui est clair.
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Mais ce lot individuel de loisir est-il adéquat pour que chacun puisse en effet prendre connaissance des intérêts généraux de la société ? Qu'un homme ne travaillant que quarante heures et ayant reçu l'éducation équivalente à notre « primaire » actuel fut en mesure de porter des jugements sur les problèmes se posant, cette proposition qui aurait paru plausible lorsque Engels écrivait son ouvrage, l'est-elle aujourd'hui ? Les gains en productivité qui ont été obtenus ont impliqué non seulement une division matérielle du travail de plus en plus poussée, mais encore et du même coup une complexité croissante des problèmes tels que même les membre d'une « classe générale » y donnant chacun son temps ne peuvent chacun les connaître tous, à telles enseignes que l'examen des problèmes tend lui-même à se fragmenter entre groupes de spécialistes. Ici nous abordons un tout autre problème dans lequel je ne veux pas entrer. Mais il faut le signaler. Si l'on n'en prenait point connaissance on pourrait porter, à raison de faits constatés, des jugements sévères qui seraient injustes. Ce que l'on constate en effet c'est que l'attention portée par le travailleur aux affaires générales de la Société ne croît point à raison de son loisir. Or la cause principale en est simple : c'est que le loisir a crû beaucoup moins que la complexité des problèmes. Le cours des choses a offert deux différences quantitatives avec ce que prévoyait Engels, autant que l'on puisse juger ces prévisions à partir d'expressions très brèves. Premièrement les progrès de la productivité - qui ont certainement dépassé les espérances que l'on pouvait concevoir en 1877 (date de l'Anti-Dühring) ont libéré un total de temps social beaucoup moindre que l'on ne pouvait l'imaginer, vu que les besoins se sont fort développés (et sans ce développement des besoins les progrès de la productivité n'auraient pu être si grands - c'est là un autre thème); et d'autre part la somme sociale des temps libérée, répartie par tête, est complètement inadéquate à la prise de connaissance par chaque individu des affaires générales de la Société. A la vérité, restant dans l'ordre quantitatif, on peut même
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se demander si la somme sociale de temps libre a augmenté : s'il s'agit du temps « libre de travail physique » la réponse est certainement positive. S'il s'agit de temps « libre de soins se rapportant à la ligne matérielle » la réponse est plus douteuse. Car le temps libre en ce sens a à peu près disparu pour les classes dirigeantes tout en augmentant pour le grand nombre. Ce changement dans la répartition de la somme sociale de temps libre est conforme à la prévision d'Engels : il est nettement plus sensible que le progrès de sa somme. Quittant maintenant les considérations quantitatives, il paraît certain que les progrès de la productivité n'ont pas entraîné jusqu'à présent une large participation de chacun à la politique, à l'art et à la science. Je ne dis pas qu'il ne saurait en être ainsi, je dis seulement qu'on ne l'a pas encore vu. Si l'on me rappelle qu'Engels regardait une révolution comme nécessaire pour qu'il en fût ainsi, je répondrai qu'il n'en est pas ainsi, autant qu'on le sache, en Russie non plus qu'aux États-Unis. Et si l'on veut qu'il en soit ainsi, le problème est peut-être commun à des sociétés qui diffèrent par la doctrine mais qui se ressemblent quant à leur orientation productiviste. A la vérité je ne suis pas sûr que dans nos sociétés à haute productivité, la participation du plus grand nombre aux activités autres que la production matérielle soit mieux ou même aussi bien assurée qu'elle l'était dans les villes italiennes du Quattrocento : je ne me réfère pas aux cités grecques parce que l'esclavage y régnait. A la vérité ce qui apparaît fondamental dans le modèle d'Engels c'est la liaison entre l'étendue de la culture et la productivité moyenne du travail. Une productivité basse avec égalité sociale donne l'inculture générale, une productivité basse avec inégalité sociale donne la culture d'une minorité : « sans esclavage... point d'art ni de science grecque ». Enfin une haute productivité avec égalité sociale apporte la culture au grand nombre. Le modèle a de soi une grande puissance suggestive; l'observation historique ne me paraît pas démontrer la corrélation avancée
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entre la généralité de la culture avec la haute productivité; mais on ne voudra pas nier tout au moins que cette dernière crée certaines conditions objectives favorables à la généralité de la culture. Il ne semble pas que ces conditions objectives soient déterminantes. Il reste donc à trouver ce qu'il faut faire pour arriver au but, lorsque lesdites conditions objectives sont réunies. Il y a peut-être lieu pour cela de chercher quels facteurs ont rapproché les sociétés de ce but plus ou moins indépendamment du développement de leurs forces productives.
VI
Efficacitéet savoir-vivre ig60 Les hommes ont toujours désiré l'amélioration de leur condition matérielle. Mais que cette amélioration pût avoir lieu d'année en année, sinon pour tous les membres d'une nation du moins pour la grande majorité, c'est là une idée récente. Il s'est rencontré dans le passé des esprits assez hardis pour prôner que les pauvres laboureurs fussent déchargés des tributs et redevances pesant sur eux pour l'entretien des gouvernants et privilégiés; mais si le rejet de ces charges impliquait un progrès très considérable dans le sort des travailleurs, il ne pouvait avoir lieu qu'une fois pour toutes et l'on n'imaginait point qu'après cela les familles de libres travailleurs jouiraient de fruits successivement accrus. Le projet d'un enrichissement se poursuivant pour tous au cours de la durée n'aurait pas pris naissance si l'on n'eût constaté le fait du progrès graduel effectivement réalisé, et saisi qu'il y avait accroissement de la productivité du travail. La prise de conscience du phénomène en a fait désirer la systématisation et l'accélération : et la comptabilité nationale est devenue le critère majeur de nos jugements. Comme nous savons très bien ce que c'est qu'une différence de deux revenus dans un même pays au même moment, nous avons accueilli avec avidité la comparaison portant sur le produit national par habitant, soit qu'elle se réfère pour un même pays à deux époques différentes, soit qu'elle se réfère à deux pays différents à la même époque, et nous ne démordons pas des certitudes que cette mensuration nous apporte, quels que soient les doutes que ses premiers auteurs jettent sur sa rigueur. Nous nous sommes habitués à tirer de ce mode de confrontation un classement, en dollars par tête, des différents pays. Ceux qui
ET SAVOIR-VIVRE EFFICACITÉ
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figurent au-dessous d'un certain échelon, quelles que soient leurs différences de structure, sont appelés « sous-développés », et ceux qui figurent dans les échelons les plus élevés sont dits « avancés ». Il est remarquable que cette hiérarchisation soit admise aussi bien dans les pays « communistes » que dans les pays « capitalistes ». Dès le premier plan quinquennal soviétique, il y a plus de trente ans, l'objectif avoué de la planification a été de «rattraper et dépasser le niveau de vie américain ». Ce même objectif a été affirmé à nouveau à plusieurs reprises. Le prestige mondial acquis par le communisme tient à la croissance très rapide de la production qu'il annonce et qui paraît promettre aux peuples sous-développés une voie d'accès particulièrement rapide au genre de vie des pays avancés. Dans les pays avancés eux-mêmes, le taux de croissance annuelle est de plus en plus au centre des préoccupations publiques. Un taux de croissance insuffisant a figuré en bonne place dans l'assaut de J.F. Kennedy contre l'administration républicaine des États-Unis, tandis que la Grande-Bretagne à son tour s'inquiète d'un taux beaucoup plus faible que ceux des pays du continent. Partout un taux de croissance élevé est sujet de fierté pour le gouvernement, un taux faible donne des arguments à l'opposition. Tant d'attention vouée à la croissance économique doit conduire à une accélération du processus. Les chiffres à cet égard sont parlants. Le développement des États-Unis a étonné le monde : qu'avaient-ils fait ? Selon Raymond W. Goldsmith, de 1839 à 1959 leur produit national brut par habitant a été multiplié environ sept fois, soit un taux annuel de 1,64 %. Or, en France, au cours de la dernière décennie (de 1949 à 1959), le rythme de croissance a été double de cette cadence américaine, soit 3,5 % l'an. Si ce taux était maintenu, il triplerait le flux de biens et services par habitant en trentedeux ans, chose que l'on a peine à se représenter concrètement. Les chiffres cités ne visent qu'à faire sentir la rapidité et l'ampleur du changement. Si les enfants qui naissent à présent
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sont destinés à jouir, lorsqu'ils auront trente-deux ans, d'un flux de biens triple de celui dont jouissent leurs parents, comme ce flux sera nécessairement d'une composition très différente, ne sommes-nous pas fondés à nous demander quelle sera cette composition ? Et même n'est-ce pas pour nous un devoir ? Car cette chance d'un mode de vie beaucoup plus large donnera lieu, selon notre prudence, à un mode de vie de qualité plus ou moins élevée. Voilà, en germe, le problème que je me propose d'aborder ; il présente de grandes difficultés. 1 PROGRÈS BONHEUR
ÉCONOMIQUE ET HUMAIN
Amenons d'abord au jour deux jugements de valeur implicites dans l'énoncé du problème. J'ai dit que la population pourrait jouir d'un flux de biens et services beaucoup accru et admis que c'était là une bonne chose : je le pense en effet. J'ai dit que nous devrions regarder cet enrichissement comme une occasion dont nous pouvions faire un usage plus ou moins bon : c'est mon sentiment. Ces deux jugements de valeur sont si conformes au sens commun qu'il ne vaudrait pas la peine de les souligner s'ils n'entraient en conflit avec des écoles de pensée solidement retranchées, l'une antique et l'autre très moderne. Les moralistes, et surtout les stoïciens qui ont imprégné la culture classique, ont enseigné que l'homme doit borner ses désirs, et que leur expansion indéfinie le rend méchant et malheureux. Il serait scandaleux d'opposer au grand nombre une maxime de modération que le petit nombre n'a point observée : mais, prenant délibérément une route dont les dangers nous ont été signalés, nous ne devrons pas être surpris de les rencontrer. D'autre part le second jugement de valeur entre en conflit avec
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les doctrines relativistes modernes selon lesquelles « bon » est vide de tout sens autre que « préféré ». Selon ces doctrines, l'emploi optimum d'un pouvoir d'achat donné par un individu est celui qu'il fait effectivement, ce qui vaut le mieux pour l'homme n'est pas un problème à débattre mais une question de fait qu'il tranche par ses choix; et de même - dans le cadre de l'actuelle répartition du pouvoir d'achat - l'actuelle consistance totale de la consommation privée, reflétant les préférences manifestées par les individus, est optimale, comme sera optimale en son temps celle que l'on pourra observer dans trente-deux ans d'ici, de sorte qu'il peut y avoir un problème de prévision mais non pas une discussion de ce que devrait être la meilleure composition de ce total. Nous donnons un démenti quotidien à ce « préférentialisme » en disant qu'il vaudrait mieux pour tel ou tel faire telle dépense que telle autre, mais il est particulièrement difficile d'échapper à cette doctrine relativiste vu qu'elle imprègne notre mode de calcul économique lui-même, et cela sans alternative apparente. En résumé, la position prise ici est moderne, et si l'on veut progressiste, à l'encontre des moralistes classiques. Au contraire elle est classique, en tant qu'elle refuse d'admettre les préférences manifestées comme le seul critère du bien de l'homme, en tant que je prétends discuter les changements possibles dans le mode de vie avec une ferme conviction que ce n'est pas une vaine fantaisie de parler du meilleur. Âge d'or et croissance économique Il a fallu, dans certains pays, une longue obstination pour gagner l'opinion au principe et aux pratiques d'un progrès économique rapide. Nous en faudra-t-il autant pour persuader que plus rapide est cette démarche, plus importante est son orientation? Si maintenant on reconnaît l'inconvénient de ne pas appliquer les facteurs de la façon la plus convenable à la
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production, comment ne pas sentir l'inconvénient de ne pas appliquer les biens et services de la façon la plus convenable à l'existence humaine ? Tant de recherches pour améliorer les procédés de production jurent avec l'absence de réflexion quant à la nature des biens à offrir et des styles de vie à proposer. Il ne s'agit pas seulement de produire le plus possible mais d'en tirer pour l'homme le plus grand bien possible. Notre activité organisatrice portant sur les productions futures est asservie à notre passivité en fait de consommations futures. Nous postulons un processus d'imitation en raison duquel les familles passant dans une tranche de revenus supérieure y adopteront les fréquences de consommation régnant actuellement dans cette tranche, du moins en ce qui concerne les produits non affectés de rentes de rareté. Nous nous contentons de ce processus d'imitation sans effort d'invention portant sur les manières de vivre. Pauvre en moyens de changer ce qui était, le passé était riche en rêves : ces rêves portant sur l'amélioration de l'existence humaine n'étaient que des évasions et des utopies : à présent ce pourraient être des points de direction. Et pourtant c'est maintenant que nous avons cessé d'en forger. Est-ce donc que nous nous approchions de l'Âge d'Or si naturellement qu'il n'y ait point lieu d'y réfléchir ? L'Âge d'Or a particulièrement exercé l'imagination des peintres, qui nous ont représenté l'homme « de ce temps-là », homo felix, le plus souvent dans un décor agreste, où la vigueur de la nature est adoucie en grâce par la main de l'homme, où la disposition des arbres suggère et l'élégance d'un petit temple souligne que les choses données ont été reçues comme moyens d'une construction harmonieuse. Mais quelle pertinence ont ces tableaux en un temps où l'homme a tourné le dos au cadre naturel et s'applique à transformer les campagnes en usines à calories et protéines ? Tournons-nous alors vers d'autres tableaux qui nous représentent l'homme dans la ville. On nous le montre entouré de nobles monuments, dont la beauté atteste et avive
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l'amour porté à la patrie; les hommes ont mis tout leur zèle à parer la Cité, qui leur prodigue ses soins par des leçons d'élégance morale que donne ce grand livre d'images. Mais cette évocation n'est-elle pas d'une ironie amère à l'époque où les constructeurs sont essentiellement des destructeurs de beauté ? Ils sèment leurs édifices comme des taches d'encre sur un manuscrit précieux; on dirait qu'ils ont hâte d'enlaidir le plus possible, et nos musées prennent le caractère d'abris où l'on hospitalise les grâces chassées du pays. Comme les peintres nous ont représenté le décor de l'Âge d'Or, les poètes et les philosophes nous ont dépeint les caractères de l'existence. Dès le matin, homo felix se réjouit de la journée qui commence : elle sera bien remplie de tâches qui ne sont pas seulement acceptées en vue de leurs fruits mais qui constituent un délectable exercice de ses facultés. Dans ces travaux, il se trouve associé à des compagnons qui l'estiment, attendent de lui le meilleur, et l'aident à l'atteindre. Chaque journée est ainsi une sollicitation de ses talents, et le soir, réuni à ceux qu'il chérit, libre de toute pression et inquiétude, l'homme rend grâces à son Créateur : « Tu m'as départi un lot délicieux ». Telle est l'image d'homo felix ! Quel contraste avec la réalité d'aujourd'hui, avec l'agression du vacarme, des puanteurs, des bousculades, des prétentions brutales, des mises en demeure impérieuses, avec l'application à des travaux sans charme, accomplis pour leur seul fruit. Rares sont ceux dont les tâches sollicitent les talents, plus rares peut-être ceux qui jouissent d'une compagnie les incitant à s'élever à la perfection dont ils sont capables. Nous sommes loin d'un Âge d'Or! Mais n'est-ce pas un pessimisme indu d'admettre qu'il soit impossible de nous en approcher? Des sociétés qui ont les moyens d'envoyer un homme sur la lune n'ont-elles pas la capacité de faire vivre les hommes plus aimablement sur terre ? L'art des jardins est-il plus inconnu que la technique des fusées ? Ou n'est-ce pas simplement que la pensée se concentre sur les mani-
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festations de la puissance et nullement sur les conditions de la vie heureuse ? Est-ce donc avoir fait assez pour l'homme que d'avoir garanti son foyer contre certains risques de misère et que de lui promettre un pouvoir d'achat croissant ? Ces choses sont bonnes, mais voyez quel soin l'on prend de mesurer exactement les réactions de l'homme de la fusée : j'aimerais mieux que l'on étudiât avec ce même soin la condition de l'homme ordinaire.
Temps de travail et fatigue humaine On a tendance aujourd'hui à confondre le « temps non consacré au travail » avec celui de « loisir ». C'est une erreur qui ne tient pas compte de celui perdu dans la navette maison-travailmaison. Bien que le déplacement ne fasse pas partie du temps de travail, il ne peut être considéré comme du temps libre. Les déplacements étaient nuls pour les artisans d'autrefois, négligeables pour les ouvriers des manufactures de petites villes au XIXesiècle. Aujourd'hui la plupart des travailleurs passent plus de cinq heures par semaine en déplacements, souvent dix, quelquefois quinze. C'est un thème que notre goût pour les enquêtes a trop souvent négligé. Il serait pourtant intéressant de posséder une répartition des travailleurs d'après le temps qu'ils mettent à aller et revenir de leur travail, et de pouvoir faire des comparaisons dans le temps. On découvrirait peut-être que la durée moyenne des déplacements a augmenté plus rapidement ces dernières années que n'a diminué la durée moyenne du travail. En vérité, dans certains pays comme la France et la GrandeBretagne, il n'y a pas eu récemment de tendance très apparente vers la réduction du temps de travail hebdomadaire tandis que se produisait une très nette augmentation des temps de transport. Je connais un certain nombre d'ouvriers qui doivent consacrer douze heures par jour à effectuer leurs huit heures de travail. Cette grande perte de temps, qui comporte une fatigue nerveuse,
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n'apparaît pas dans les statistiques. Nous disons seulement que M. Dupont gagne tant pour quarante-quatre heures de travail, alors qu'il faudrait dire qu'il gagne tant par semaine, moins ses frais de déplacement, pour quarante-quatre heures de présence plus n heures de transports. Comptabilité nationale et coût humain La comptabilité nationale représente un grand progrès dans le domaine de la connaissance; mais ses meilleurs experts sont peu enclins à y voir une image parallèle de la situation humaine. Nous savons que le rapide progrès du revenu national comprend un continuel processus de déplacement des individus d'un poste de travail A vers un poste B, où ils sont plus productifs et mieux rémunérés. En évoquant cette mobilité du travail, on insiste volontiers sur l'augmentation du pouvoir d'achat qui en résulte, et on oublie les coûts psychologiques qu'elle peut entraîner. La nécessité de prêcher cette mobilité de la main-d'oeuvre témoigne cependant du peu d'empressement des travailleurs à briser les liens qui les attachent à un lieu, à un travail, à des collègues déterminés. Des exemples de cette répugnance sont assez souvent donnés par la presse. Les économistes répondront que si les gens se déplacent, ils révèlent ainsi leur préférence pour la position B, le gain en pouvoir d'achat étant subjectivement supérieur au coût du déracinement. Ce serait assez vrai si le travailleur avait toujours choix entre rester en A ou aller en B; mais tel n'est pas le cas; il se peut très bien que le poste A soit supprimé, ce qui enlève toute possibilité de choix personnel. Si un professeur de grec devient employé d'une maison de publicité, cela peut être en raison d'un salaire plus élevé qui lui est offert; dans ce cas en effet il révélera une préférence personnelle, mais non dans le cas où l'enseignement du grec a simplement été suspendu dans l'institution qui l'employait. Tandis que nous prenons soin de calculer l'accroissement
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du revenu réel d'un homme, nous négligeons de tenir compte du désagrément causé par le déracinement. Et il ne s'agit pas d'un coût seulement subjectif. Il a toujours été reconnu que l'attachement à un lieu, un métier, des amitiés, avait une valeur. En vérité la « Bonne Société » telle qu'elle était dépeinte était une société où la fidélité à ces liens était puissante. Mais pour que notre société progressive puisse fonctionner correctement, cette fidélité a dû être systématiquement affaiblie. Une telle constatation mérite réflexion. 2 NIVEAU DE VIE ET MONTÉE HUMAINE Participant récemment à une commission d'experts discutant la politique économique, je suggérai que si le Parthénon avait été une addition à la richesse des Athéniens, les joies tirées de sa beauté étaient des « services », éléments de leur niveau de vie. On considéra cette remarque comme une boutade. Lorsqu'il fut clair que je ne plaisantais pas, quelqu'un me répondit que le niveau de vie s'exprime en consommation de biens et de services achetés sur le marché par habitant. Acceptant humblement cette rectification, je demandai alors à mon collègue si le plaisir qu'il prenait à partir à la campagne pour le week-end venait de la consommation onéreuse d'essence ou du spectacle gratuit des arbres, de la visite gratuite de quelque cathédrale. A cet égard, on a maintenant la volonté d'établir une distinction entre l'utile et l'agréable. Je ne nierai pas qu'il y ait une utilité absolue à être suffisamment habillé pour se protéger du froid, mais je ne vois pas de différence de nature entre le plaisir de posséder une grande variété de vêtements et celui de posséder une grande variété de fleurs, et je préfère ce dernier.
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Valeurs humaineset valorisation de la production « Laboureur » c'est travailleur : on entendait « agriculteur » ; pendant des millénaires production et agriculture ont été synonymes. Procurer aux hommes de quoi manger a incontestable ment droit à la priorité sur toutes autres considérations; je n'ai aucun doute que cultiver la terre soit plus important que l'art. Assez curieusement pourtant, alors que la production avait un caractère vital, elle était méprisée dans toutes les anciennes civilisations, le producteur était un homme de peu et ses soucis étaient méprisés. Paradoxalement « la production » a acquis un statut moral sans précédent à l'époque où ses accroissements s'adressent à des besoins de moins en moins vitaux, comme en témoigne le fait que les tâches nourricières requièrent une fraction rapidement décroissante de la force de travail nationale. Je ne critique pas la valorisation morale de la production, je suis en effet convaincu que la société moderne doit sa grande réussite dans ce domaine au fait qu'elle en fait plus de cas et y pense davantage. La grande différence, à mon avis, entre les civilisations anciennes et la nôtre tient au fait qu'autrefois les leaders sociaux jugeaient déplacé de penser à la production - affaire de subordonnés - alors que nos leaders se recrutent en fonction de l'intérêt qu'ils y portent et de leur capacité d'augmenter l'efficacitéde la production, changement qui s'est opéré dans notre propre société en peu de générations. Mais si je ne critique pas le prestige croissant de la production, je dois cependant rappeler que cette notion de production en est venue à embrasser un champ si vaste qu'il serait insensé d'appliquer à n'importe laquelle et à toutes les activités productrices le bénéfice moral d'une importance que l'on refuse aux activités dites « non productives ». Lorsque les journaux populaires se proposent d'imprimer leurs bandes dessinées en couleur, je trouve difficile de considérer ce « progrès » de la production comme plus sérieux que la
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plantation d'arbustes à fleurs le long des grands-routes. Je veux bien considérer la poésie comme une occupation frivole par rapport au labourage, mais non par rapport à la rédaction de textes publicitaires. Lorsque les organisateurs de la production ont à lutter contre la famine, l'efficacité est la seule et unique vertu. Mais lorsque cette vertu a pris tant d'importance qu'elle s'applique à des objets de moins en moins vitaux pour les hommes, la question se pose sûrement du juste choix de ces objets. Préférences et possibilités humaines La plupart des économistes, et parmi eux les maîtres de cette science, nieront qu'il y ait là un problème réel. Ils affirmeront que, dans la manipulation du budget familial, les individus manifestent leurs préférences, que par conséquent la répartition des dépenses de consommation, compte tenu de la distribution des revenus, révèle les préférences de la population considérée comme un tout, et donc que l'ensemble des biens et services procurés à un moment donné est le meilleur possible, le seul bon pour ce moment même. Et ils poursuivront : « Vous pouvez penser personnellement qu'un autre ensemble de biens et services serait meilleur, ce faisant vous opposez vos préférences subjectives à l'ensemble des préférences de tous les autres ». Quelle que soit la force de cet argument, il n'est pas décisif. Nous pouvons remarquer premièrement que le choix entre les différents biens et services ne peut se porter que sur ceux qui sont effectivement offerts, deuxièmement que ces choix sont aussi fonction du passé même du consommateur. Revenant au premier point, il n'est pas exact de dire que le consommateur est le seul maître de son choix. Celui-ci évidemment dépend de ce qui est offert. Rappelons-nous, assez honteusement, quels biens étaient offerts par les trafiquants coloniaux aux Indiens d'Amérique ou aux Noirs d'Afrique. Qu'étaient-ils ?
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Pacotilles et alcool, objets inutiles ou nuisibles, dont le marché pouvait être rapidement développé parce que l'émulation nourrissait la demande pour les fanfreluches et l'habitude la demande pour l'alcool. Dans le cas de nos propres populations, l'exploitation initiale du marché populaire fut un peu meilleure. Les premières industries qui furent réellement avantageuses pour le peuple furent celles du coton et du verre, toutes deux contribuant à la propreté et à l'hygiène. La lenteur du progrès de l'enrichissement des travailleurs a nui au caractère des biens qui leur étaient offerts. Une enveloppe de paie un peu mieux garnie ne permettait qu'un changement léger dans les consommations, portées de ce fait vers des biens légers. Quel ton de supériorité ne prenait-on pas, il y a seulement trente ans, pour signaler que l'accroissement de salaire était employé en cinéma, bas de soie, boissons, sans comprendre que, faute de l'innovation très heureuse de l'achat à tempérament, rien de plus substantiel ne pouvait être acquis sinon au prix d'une épargne lentement accumulée, et dont on sait d'ailleurs ce qui est advenu. La faculté de l'achat à tempérament est une chance de transformation toute nouvelle encore, et qui a déjà porté d'excellents fruits. L'ordre dans lequel les différents biens sont offerts au public est aussi important. L'économie américaine a été caractérisée, après la Première Guerre mondiale, par la grande poussée de l'automobile et du cinéma, après la Deuxième Guerre mondiale par une poussée comparable de l'équipement ménager et de la télévision. Il est plausible de penser que si cette dernière avait été produite en masse avant les premiers, son influence sur la vie familiale aurait coloré différemment la vie américaine. Le second point est que les choix du consommateur sont fonction de son propre passé. Par exemple, il n'y a pas dans ma bibliothèque un seul livre en russe; c'est évidemment parce que je ne peux pas lire le russe. Supposons maintenant qu'il n'y ait plus de livres publiés dans une autre langue que le russe. Dans ce cas, je n'aurais plus un seul livre, ce qui, selon un raisonnement
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courant maintenant, semblerait signifier que je n'aime pas lire. J'essaierais sûrement d'apprendre le russe, mais entreprenant cette étude à mon âge, je n'arriverais probablement pas à y exceller et il me faudrait beaucoup de temps pour lire tout un livre : il n'est pas exclu qu'alors je me tourne plutôt vers les bandes dessinées, ce qui apporterait un renfort à la thèse selon laquelle « les gens préfèrent les bandes dessinées » ! Les préférences révélées en fait révèlent plutôt des ignorances, une absence de formation intellectuelle et esthétique. De l'art cadre de vie à l'art consommation de privilégiés Nous manquons de culture à un point dont nous n'avons pas conscience, et qui se révèle d'ailleurs dans la majuscule que nous mettons au mot, comme si la Culture était une chose au lieu d'être un processus. C'est un besoin naturel de l'homme de s'exprimer dans le discours, la poésie, le chant, la musique, la danse, la sculpture, la peinture. Si la culture a un sens, c'est que ces activités sont satisfaisantes en soi et non pas parce que ceux qui les accomplissent sont cultivés, que tout enfant puisse sous une forme ou sous une autre déployer cette aptitude humaine à l'expression. Les plaisirs authentiques ne consistent pas à « consommer de l'art » mais à en produire; et qui n'en produit pas est un consommateur malhabile. Il est étrange que dans une société aussi riche que la nôtre tout ce qui est d'ordre esthétique soit regardé comme nonessentiel. Non-essentiel et « distingué »; sans doute nous faisons grand cas des « oeuvres d'art » que les riches peuvent collectionner pour le plus grand bien des musées où finalement ils sont offerts à tous. Et sans doute, on nous presse de les goûter mais enfin leur traitement, si honorifique soit-il, témoigne de leur excentricité relativement à notre civilisation. C'est, à mon gré, la définition même du philistinisme de penser à l'Art avec une majuscule; qu'importe que cette attitude soit
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celle du bourgeois tant décrié ou de l'artiste lui-même. Aux époques de vraie culture, le mot « les arts » désignait ce que nous appelons à présent « les industries »; ainsi à Florence l'arte di la lana c'était tout simplement l'industrie lainière. On ne pensait pas alors que faire des tissus de laine était une chose, s'occuper de la beauté une autre. Encore moins pensait-on que l'industrie de la construction fût une tout autre affaire que l'encouragement aux arts! C'est le xixe siècle, essentiellement philistin, qui a développé la notion d' « objet d'art a : la petite chose sur laquelle on s'extasie après avoir produit dans la laideur des choses laides. La «jolie petite chose » est à la vérité une orpheline désolée dans un building abominable. Le prestige prodigieux acquis par la peinture au cours des deux dernières générations est peut-être le plus sûr indice de notre philistinisme. Dans un âge de culture, un tableau n'est pas une chose en soi, c'est un élément décoratif qui appartient à un ensemble. Le fait qu'il y a des objets d'art dans les musées de Paris ne nous acquitte point d'un enlaidissement continuel de la ville. Qu'il s'agisse de ce que nous montrons aux touristes ou des résidences où nous accueillons les hommes d'État étrangers, nous recourons toujours à ce qui a été fait avant nous, et que nous n'avons pas encore détruit. On prétend que les gens ne s'en soucient point. Quelle erreur! Comment donc passent-ils leurs congés, sinon en s'échappant vers les campagnes ou bien en visitant les cités d'autrefois dont les habitants, combien plus pauvres que nous, nous ont laissé un héritage dont nous sommes bien loin de former l'équivalent. La conduite effective des hommes témoigne qu'individuellement ils attachent une bien autre importance à la beauté qui ne se voit pas dans nos choix collectifs. Et pourquoi donc en va-t-il ainsi ? Comment en sommes-nous arrivés à dissocier le beau de l'utile dans notre cadre de vie? Cette dissociation s'apparente à celle de l'efficace et du délectable dans nos activités. Il serait trop long de tenter une explication; aussi bien, ce qui nous intéresse est de voir ce qui nous est donné à faire.
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Travail dans la joie et productivité J'ai de la peine à admettre que l'homme de notre société jouisse déjà d'un niveau de vie élevé. La vie d'un homme moderne me semble invertébrée; elle s'adapte incessamment pour atteindre les niveaux de biens offerts et leur possession change le mode de vie qui devient fonction de ce qui est mis en vente sur le marché. C'est là un progrès du genre de vie comparable à celui d'un invertébré ou d'une amibe. Si quelqu'un meublait sa maison en accumulant les achats avantageux faits n'importe où et n'importe quand, il en résulterait un assemblage hétéroclite, sans style ni personnalité. C'est à mon sens l'aspect qu'offre notre vie. Imaginons qu'un philanthrope du XVIIIesiècle, comme le marquis de Mirabeau ou Thomas Jefferson, ressuscite et qu'on lui résume les progrès obtenus par la productivité du travail depuis son époque et l'augmentation des richesses qui en est résultée, il en conclurait sûrement que notre monde est maintenant un monde de beauté et de culture. Dans les sociétés pauvres, les édifices consacrés à Dieu, comme les palais des gouvernements et les maisons des riches, étaient beaux; une époque où la richesse se serait généralisée ne devrait-elle pas être celle où les maisons du peuple et les lieux de travail devraient être construits avec le même amour de la beauté qu'autrefois manifestait ce les temples et les palais? Ledoux sa de Chaux. C'était aussi cité industrielle souci en construisant des artisans travaillant la chance autrefois grande pour un marché riche de pouvoir travailler avec joie. Au moment où l'ensemble du marché est devenu marché riche, il semblerait que travailler dans la joie devrait être le lot de tous les travailleurs et finalement, puisque c'était le privilège des riches de pouvoir jouir d'amis ayant des moteursagréables et capables de discuter des sujets intéressants, on pourrait présumer que dans une société qui s'est enrichie, tous auraient le même agrément.
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De ces trois buts, la qualité du cadre matériel, le rapport avec le travail et la qualité du milieu, qui semblent le résultat normal de l'accroissement des richesses, le premier et le dernier n'ont pas été atteints à mon avis en raison uniquement d'un inexplicable manque d'attention de notre part; le deuxième, qui est peut-être le plus important, mérite une attention particulière. Il semble que jusqu'à présent l'augmentation de la productivité du travail ait dû être payée par la perte de la joie au travail, en ce sens que depuis le début, la révolution industrielle a créé un phénomène totalement nouveau, que j'appellerais volontiers « le travail à l'état pur ». Pour vivre, les hommes ont toujours dû se livrer à des activités comme la chasse, la pêche, le labourage, la construction, le tissage, etc. Mais il me semble que ces activités, d'ordre matériel, destinées à permettre la vie, comportaient pour ceux que nous appelons des primitifs, une part de jeux, de sports, ou de dévotion, comme nous pouvons encore le voir pour les vendanges qui sont toutes pleines de rires, de plaisanteries, où tantôt les vendangeurs font la course à qui ira le plus vite et où tantôt le badinage retrouve ses droits, les garçons prenant le temps de faire la cour aux filles. Au contraire le travail moderne est devenu chose triste, une tâche accomplie uniquement pour son résultat sous le signe de l'efhcacité. Ce phénomène n'est pas propre aux pays capitalistes, nous le retrouvons dans les pays dits « socialistes » où l'on accroît régulièrement les « normes ». J'ai noté que le travail était progressivement devenu depuis cinquante ou soixante ans moins épuisant physiquement, mais cette affirmation doit être nuancée, je pense, si l'on tient compte de l'ennui et de la tristesse qui se trouvent maintenant liés au travail. La diminution de la fatigue musculaire exigée par le travail est un phénomène récent, l'ennui et la tristesse qui y sont liés est un phénomène beaucoup plus ancien. Il est sans doute aussi ancien que l'embrigadement pour le travail qui n'est pas nouveau - il suffit de penser aux esclaves des galères - mais ce qui est nouveau, c'est l'extension prise par ce phénomène.
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C'est, je pense, ce caractère morne du travail qui a conduit au découpage actuel du comportement humain. Pendant les heures de travail, on demande à l'homme d'être efficace,et pendant les heures de loisirs, on l'autorise, que dis-je on l'encourage, à satisfaire ses besoins; d'où il suit que rien n'est plus important que de réduire au maximum le temps de travail. Mais le travail est une chose si importante que la frustration psychologique dont souffre l'homme pendant son travail marque toute sa vie. Et l'on peut observer que les hommes qui semblent avoir une vie agréable et heureuse ne sont pas ceux qui travaillent peu (autrement la vie agréable serait celle du rentier qui ne travaille pas du tout) mais ceux qui prennent plaisir à accomplir leur travail. C'est pourquoi nous devons, avec Fourier, considérer l'agrément du travail comme un but bien plus important que la réduction de la durée du travail. w* Pour conclure je voudrais aborder un dernier problème. Ceux qui ont cessé de travailler en raison de leur âge et qui vivent d'une retraite forment un groupe toujours plus nombreux. Il va en résulter une « classe oisive » bien différente de la « classe oisive du xixe siècle ». D'une part elle est beaucoup plus nombreuse et d'autre part elle se distingue de la classe des travailleurs à laquelle appartiennent tous les adultes, non pas par des revenus supérieurs, mais bien par des revenus inférieurs. Notre société n'a plus de groupe d'hommes consacrant leur vie aux loisirs au sommet de l'échelle des revenus, mais un vaste groupe d'hommes voués aux loisirs au bas de l'échelle des revenus : les personnes âgées. La présence de cette large couche de la population ayant à la fois beaucoup de loisirs et peu d'argent nous oblige à nous interroger sur son genre de vie. Pour le moment, je crois qu'on peut dire qu'il est des plus misérables. Le problème mérite qu'on y consacre quelques réflexions pour y apporter une solution.
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Il n'est sûrement pas sans issue puisque l'union, nouvelle pour nous, de beaucoup de loisirs et de maigres ressources reproduit exactement les conditions dans lesquelles la culture grecque fut la plus florissante. Les personnes âgées seront peut-être parmi nous « les Grecs » si nous nous attaquons au problème de cette manière. J'aurai rempli mon dessein si j'ai intéressé au but qui me mettre l'effiparaît devoir être celui des hommes d'aujourd'hui : cacité du travail au service de l'aménité de la vie.
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I.
La richesse est la grande affaire des sociétés modernes, sans qu'il y ait lieu ici de distinguer les sociétés capitalistes et les sociétés communistes, étant assez connu que le grand objectif déclaré de la planification soviétique est de « rejoindre et dépasser le niveau de vie américain ». Chaque État a ses services chargés de mesurer quel a été l'accroissement de la richesse nationale dans l'année passée : fort, le gouvernement s'en targue; faible, l'o position y trouve un grief capable de rallier l'opinion. Dans l' tat démocratique, les plus solides formations politiques sont celles qui ont pour objet d'avancer les prétentions d'un groupe à l'enrichissement de ses membres, ou de défendre contre de telles prétentions la richesse des membres d'un autre groupe. Les affaires publiques sont en grande partie composées de plaidoyers et pressions relatifs au partage de l'enrichissement, et en partie de discussions plus techniques relatives au progrès de la richesse. L'horizon de tous les autres peuples étant constitué par le peuple actuellement le plus riche, l'américain, il paraît naturel de disposer tous les autres sur une échelle graduée selon la distance de leur richesse par tête à l'égard de l'américaine, et le plus grand argument que l'on donne aujourd'hui en faveur du collectivisme, c'est que la planification est la méthode la plus rapide de progression sur ladite échelle graduée.
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DANS
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2.
A tout cela nous sommes habitués, de sorte que pour s'en étonner - condition de toute réflexion philosophique - il faut prendre du champ. La chose est aisée. Qu'il s'agisse des philosophes grecs, des prophètes et rabbis d'Israël, ou des auteurs latins, nous voyons toujours dénoncer la passion individuelle de l'enrichissement et signaler les effets corrupteurs d'un état de richesse générale. Il y a de grandes différences de ton: certains voudraient que l'homme se détachât tout à fait des biens de ce monde, vécût dans le plus grand état de pauvreté compatible avec la vie elle-même - c'est là une faible minorité; la majorité approuve une commode aisance mais recommande que l'homme y borne ses désirs. La morale chrétienne contient ces deux tendances. Au petit nombre elle offre de faire le voeu de pauvreté, au grand nombre elle prêche la modération des appétits. La continuelle dénonciation du désir de richesse témoigne de sa continuelle existence et manifestation. Ce désir est naturel, et parfois il s'est affirmé chez ses dénonciateurs mêmes. Sénèque écrivait ses épîtres condamnant le luxe dans un grand luxe de vie personnelle. La nouveauté n'est pas que les hommes veuillent être riches, mais c'est que ce désir humain soit devenu le grand objet du gouvernement et la grande préoccupation des intellectuels. On a longtemps cru que le rôle du gouvernement était de s'opposer à l'intrusion du luxe et de conserver dans le peuple l'austérité des moteurs,tandis que le rôle des intellectuels était d'adresser l'appétit ailleurs qu'aux biens temporels. La mise en honneur de la richesse est le fait nouveau. On pourra dire que l'attention à l'enrichissement de tous est bien autre chose que la complaisance à l'égard de l'enrichissement de quelques-uns. Et l'on voudra attribuer ce changement à la pensée socialiste. Mais, dans son principe, le socialisme n'avait pas le souci de l'enrichissement collectif : il avait
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le souci de créer une société amicale, une communauté. Le courant de sentiments et de pensée que l'on peut dénommer socialiste a été infléchi par un puissant affluent, l'idée que l'enrichissement est une chose bonne : c'est ainsi que le socialisme moderne sous sa forme manifestée en u.R.s.s. est devenu chrématistique plus encore que communautaire. Le mot de chrématistique qui vient d'être prononcé a été, je crois, forgé par Sismondi. Il désigne la science de la richesse, devenue en quelque sorte la maîtresse science de la sociétl émoderne. 3. Le Discours sur les sciences et les arts est une date majeure de l'histoire sociale. Le scandale soulevé par la thèse de Rousseau témoigne de la disposition des esprits. Si, dans ce grand morceau d'éloquence, qui était sa première oeuvres, Rousseau n'avait ne se pas très bien concentré son attaque, les contemporains sont pas trompés sur ce qui constituait le coeur de la thèse, à savoir que le développement successif des besoins est un mal. en contradiction avec le Or, gros de la littérature, classique et chrétienne, l'opinion, à l'époque de Rousseau, était déjà profondément convaincue que le développement successif des besoins est un bien. A ses très nombreux Rousseau a répondu contradicteurs, « Mais j'ai seulement dit ce qu'avaient dit tous en substance : les classiques. » Et les répliques peuvent se résumer ainsi : « Il se peut, mais à présent nous pensons le contraire » 1. i. Le dialogueentre Rousseau et ses grande dépendance. Ce n'est pas sans contradicteurspeut-être illustré par les raison que Socrate, regardant l'étalage citationssuivantes : d'une boutique, se félicitait de n'avoir Rousseau(à M. Bordes) :« La nature affairede rien de tout cela ». ne nous donne que trop de besoins;et Mme Leprince de Beaumont (dans c'est au moins une grande imprudence une critique publiée par le Nouveau que de les multiplier sans nécessité,et MagasinFrançais : de mettre ainsi son âme dans une plus a Un hommesansbesoinset par consé-
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Cette inversion est liée à l'émergence des classes moyennes. Faut-il dire que les intellectuels sont devenus interprètes des « montants » plutôt que sermoneurs des « établis » ?Toujours est-il que le désir d'enrichissement a reçu d'eux une légitimation qui était nouveauté. 4Pour que ce thème devînt honnête, il a fallu découvrir que l'enrichissement ne se fait point nécessairement aux dépens d'autrui. Dans la condamnation classique de l'enrichissement, il y a un motif ostensible et invariant, à savoir que mauvaise est l'immodération des désirs : l'homme qui développe ses besoins s'en rend esclave. Mais il y a un autre motif sous-jacent, qui vient renforcer le premier : se rendant esclave de ses besoins, l'homme cherche, pour satisfaire ces besoins, des forces croissantes, qu'il trouve dans l'emploi, au service de ses désirs, d'autres hommes : par conséquent, se rendant esclave de ses besoins, il cherche à rendre les autres hommes ses esclaves. C'est là une idée dont le rôle historique a été très durable et très puissant, et qui mérite par conséquent d'arrêter notre attention. D'abord il faut rappeler que toutes les civilisations anciennes, y compris la nôtre jusqu'à une certaine époque, ont reposé soit sur l'esclavage, soit sur des formes variées du servage. Dans le système de l'esclavage, le principe est que le maître dispose entièrement du travail de ses esclaves, en répartissant le produit, très inégalement, entre la satisfaction de ses besoins et leur subsistance. Dans le système du servage, le seigneur ne dispose pas de la totalité du travail des serfs, mais ils lui doivent une partie de leur produit ou de leur temps ou les deux. Dans quent sans désirs, serait une bûche. C'est le sentiment qui nous rend heureux. Un sentiment implique, ou suppose un objet Cet objet excite des qui y corresponde. désirs ; ces désirs, avec les moyens de les
satisfaire, sont les sources du bonheur. Multipliez les besoins tant qu'il vous plaira, vous me ferez plaisir, pourvu qu'en même temps vous me fournissiez de quoi les remplir. »
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l'un ou l'autre cas, plus riche est celui qui possède un plus grand nombre d'esclaves ou qui contrôle un plus grand nombre de serfs. Dans l'un ou l'autre cas, il est vrai que l'on est riche par prélèvement sur autrui, par exploitation de l'homme, idée qui a reçu sa plus puissante formulation, assez paradoxalement, au moment où elle cessait d'exprimer la réalité sociale en cours de transformation. Pendant des siècles, ou pour mieux dire des millénaires, il n'y a pas eu d'autre source de la richesse que l'exploitation du travail d'autrui. Il paraissait évident qu'une famille ne disposant que de ses forces propres ne pouvait, dans les conditions matérielles et morales les plus favorables, se donner qu'une médiocre aisance, heureuse si elle savait se contenter de ses fruits, ce qui est le sens propre du mot « frugalité ». Le nombre de ses bras, compte tenu d'un certain coefficient de vaillance, déterminait l'étendue maximum de terres qu'elle pût cultiver. Pour aller au-delà il lui aurait fallu des esclaves. Elle pouvait être ramenée fort en deçà de l'étendue qu'elle était capable de cultiver par le processus d'accaparement des terres poursuivi par les riches; mais ces riches ne pouvaient mettre en oeuvre leurs vastes étendues qu'au moyen d'une ample population d'esclaves ou de serfs. Par conséquent il y avait une limite supérieure à la richesse, si l'on peut la nommer ainsi, d'une famille libre sans esclaves, et cette famille était toujours menacée de tomber fort au-dessous de ce plafond du fait de l'accaparement des terres par les riches; ceux-ci, au contraire, ne voyaient aucune limite à leur enrichissement, pourvu que l'esclavage ou le servage leur procurassent la main-d'oeuvre nécessaire. La richesse donc était fondée sur l'accaparement et l'exploitation. Et il est tout naturel que l'on ait condamné un désir d'enrichissement qui ne pouvait se satisfaire que par l'accaparement et l'exploitation. Faut-il souligner que le caractère fondamentalement prédateur de l'enrichissement se retrouvait aussi dans le cas non plus d'un individu mais d'un peuple ? Athènes, au temps de sa splendeur, n'était pas seulement esclavagiste, mais encore elle préle-
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vait de lourds tributs sur les nombreuses cités qu'elle avait inscrites dans son alliance. Combien plus ample et plus déplorable le cas de Rome, cette grande pillarde : si Rome est passée de sa simplicité première à un grand luxe, les armes en sont la seule cause, qui lui ont livré les dépouilles et assuré les tributs de tout le bassin méditerranéen : saint Augustin n'avait point tort de dire que son histoire est celle d'une bande de brigands; et c'est à juste titre que le héros évoqué à son sujet est Brutus, accapareur et usurier, dont l'âpreté indignait Cicéron, pourtant habitué aux moeurs des financiers de l'époque. On peut encore remarquer que la richesse de Rome s'affaisse dès que Constantin transporte à Byzance le lieu de dépense des tributs méditerranéens. L'enrichissement ne peut avoir lieu que par prélèvement sur le travail d'autrui, et par conséquent ne peut avoir lieu que pour les uns aux dépens des autres s'il y a une limite à peu près constante à la production par homme. Toutes les civilisations anciennes ont vécu sur le postulat informulé d'une productivité constante du travail. Sans doute on pourra me reprocher d'omettre toute mention du commerce au long cours qui a été pratiqué depuis des millénaires. Les moralistes en faisaient peu de cas (Platon s'y montre particulièrement hostile). Il serait trop long d'expliquer pourquoi ; une brève esquisse fournira des indications suffisantes. Lorsqu'au Moyen Age des marchands italiens chargeaient un vaisseau pour le Levant, en retour de leur cargaison de produits européens ils rapportaient des produits exotiques dont la vente leur valait de larges bénéfices sur le coût de leur cargaison d'aller. Mais la substitution d'un lot de produits exotiques importés à un lot de produits européens exportés n'avait guère d'autre effet que de varier la consommation des riches. Tant que le port des navires était faible, ils ne pouvaient être chargés que de produits coûteux et il devait sembler aux moralistes que cet apport exotique ne pouvait que fouetter l'appétit de richesse dans le pays importateur, appétit qui ne pouvait
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se contenter que par une pression exercée sur autrui 2. La notion-clef en tout ceci est que la production par homme apparaissait comme donnée constante. C'est donc ici que se situe le prodigieux changement qui caractérise la société moderne : certes, je n'irai pas dire que le progrès technique n'a fait son apparition que récemment, il s'est exercé sans nul doute de génération en génération, avec certains reculs désastreux. Mais l'important c'est que l'on en ait pris conscience, du fait de son accélération; et cette prise de conscience, à son tour, a relancé l'accélération. 5. La grande idée moderne, c'est qu'il est possible d'enrichir collectivement et individuellement tous les membres d'une société, par des progrès successifs dans l'organisation du travail, dans ses procédés et ses instruments; que cet enrichissement de soi-même fournit les moyens de son développement ultérieur et que ce développement peut être rapide et indéfini. Cette idée est une prodigieuse innovation. Elle aurait beaucoup surpris les réformateurs anciens. Ils étaient préoccupés tout ensemble d'améliorer le sort matériel du grand nombre et les moeurs de la Société. Les vues énoncées à des époques et 2. Dansce sens,relevonsun passage de MONTESQUIEU, relatifà la Pologne : « Quelquesseigneurspossèdentdesprovincesentières;ils pressentle laboureur pour avoirune plusgrandequantitéde bléqu'ilspuissentenvoyerauxétrangers et se procurerles chosesque demande leur luxe.Si la Polognene commerçait avecaucunenation,sespeuplesseraient plusheureux.Sesgrands,qui n'auraient que leur blé, le donneraientà leurs paysanspour vivre; de trop grands
domainesleur seraientà charge,ils les partageraientà leurs paysans;tout le monde,trouvantdespeauxou deslaines dans ses troupeaux,il n'y aurait plus une dépenseimmenseà faire pour les habits :les grands,qui aimenttoujours le luxe,et qui ne pourraientle trouver dansleurpays,encourageraient les pauvresautravail.» L'Esprit deslois,liv.XX, n'est d'ailleurs chap.xxIII.Montesquieu pas hostileau commerceinternational, dans d'autresconditions.
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en des lieux différents offrent une si frappante parenté que l'on en peut former un portrait galtonien comme suit. D'abord la terre, dont le travail occupait la très grande majorité des bras, devait être mieux répartie, de façon que chaque famille disposât de toute l'étendue qu'elle était capable de cultiver. Ensuite ces travailleurs paysans devaient être dégrevés en tout ou partie des lourdes charges pesant sur eux au profit des classes privilégiées. Celles-ci, dès lors, ne seraient plus en mesure de déployer dans les villes où elles avaient tendu à se concentrer un luxe excessif et notamment elles ne pourraient plus entretenir une nuée de domestiques, attirés hors du travail productif des champs. Les artisans, eux aussi concentrés dans les villes pour servir leur clientèle riche, voyant s'appauvrir ces chalands, tourneraient leurs pas ou du moins leur industrie vers une paysannerie plus prospère. Des familles paysannes vivant dans une certaine aisance, leurs chefs pourraient donner plus de temps et de soins aux intérêts collectifs du voisinage, et leurs assises formeraient la base d'un édifice politique en pyramide fédérative. Il n'est pas besoin de souligner combien cette image bucolique contraste avec l'aspect de la société moderne. Nous l'avons brièvement évoquée : il convient de souligner que si ce modèle avait été réalisé, nous ne pourrions pas nous targuer des statistiques de croissance qui sont à présent en vogue. 6. On ne s'étonne pas assez desdites statistiques. C'est sans doute parce qu'on ne les cite que relatives à de courtes périodes, ce qui mène à dire des choses dont on ne sent pas le poids. Voilà quelques années de cela, un président du Conseil français avançait comme objectif réalisable le doublement du niveau de vie national en dix ans. Il n'avait sûrement point calculé que si ce rythme d'enrichissement se maintenait durant un siècle, à la fin de cette longue période, la richesse
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fois! huit cent multipliée soixante-sept à des objectifs nous pouvons imaginaires, sur des réalisations En France, de I949 à fonder positives. au plus habitant a en le produit comptant par progressé, Ce chiffre ne fait pas une grande de 3,5 % l'an. impresla était un siècle, mais si ce rythme soutenu pendant 3 aurait
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3. Par niveau de vie on entendra ici « produit par habitant n, ce produit étant, bien entendu, compté à prix constants. 4. Il s'agit de Raymond W. Goldsmith, et le travail cité a été présenté le 7 avril 1959 à la Commission économique mixte du Congrès américain, qui l'a publié dans ses Hearings on Employment, Growth and Price Levels, les chiffres dont il est fait usage ici figurant à la page z7 1 . 5. On rappellera que l'accroissement
démographique. au xvje siècle 6;
annuel du produit a été beaucoup plus fort que celui qui a été indiqué, 3,66 %, mais aussi l'accroissement de la population a été de 1,97%; c'est par tête que le produit a crû de 1,64 % : mais c'est l'accroissement par tête qui mesure le progrès du niveau de vie. 6. Cf. dans Economica quatre articles de E. H. Phelps-Brown et Sheil Hopkins dans les numéros de août 1955, novembre :956, novembre 1957 et février 1959.
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c'est sans doute ce qui est arrivé en Inde et en Chine pendant les trois derniers siècles 7. Quoi qu'il en soit, les faits, avant une époque toute récente, n'avaient jamais été si frappants qu'ils pussent accréditer l'opinion, aujourd'hui consacrée, que l'enrichissement peut être obtenu pour tous et pour chacun, continuellement, et à un rythme rapide. Ce rythme a même pris une allure explosive. Le terme « explosive » n'est pas trop fort. Pour nous en tenir successivement aux résultats d'un même rythme supposé soutenu (3,5 % l'an), on peut aisément se représenter le niveau de vie doublé en vingt ans; sa multiplication par trente et un en un siècle dépasse l'imagination, et sa multiplication par neuf cent-soixante et un en deux siècles ne présente plus rien à l'esprit. Nous reviendrons sur cette inconcevabilité et ce qu'elle implique. Mais pour le moment, un souci plus simple nous sollicite. S'il est vrai que nous nous enrichissons à un tel rythme, assurément nous devons mettre au premier plan de nos préoccupations le problème de l'emploi de la richesse. L'art d'employer le travail humain et les forces naturelles de façon à causer un flux de richesses rapidement croissant a été grandement développé : il appelle un autre art, celui d'employer lesdites richesses. 7. Si l'on écrivait l'histoire des questions débattues, on verrait comment, selon les époques, des questions s'allument et s'éteignent. On aimerait penser que la question qui, à un moment donné, brille d'un vif éclat, de sorte que toutes les pensées volèrent vers elle à ce moment, est la plus importante pour la société 7. D'après Abbot Payson Usher, la population de la Chine depuis le début de l'ère chrétienne, aurait fluctué entre un minimum de 54 et un maximum de 79 millions; c'est à partir du xviie siècle qu'elle aurait pris le développement successif qui l'a menée à 600 millions.
L'Inde, vers 1522, aurait eu peut-être c'est jusqu'à 100 millions d'habitants, bien loin d'environ de 500 millions que la péninsule compte à présent. Cf. USHER : « The History of Population and Settlement in Eurasia », Geographical Review, janvier 1930.
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contemporaine, et que la question négligée l'est par son défaut de valeur objective. Mais il est difficile de le croire. Le monde intellectuel n'est point exempt de « panurgisme » et les esprits se portent en cohue vers un problème en vogue alors que son étude ne comporte plus que des rendements rapidement décroissants, tandis qu'un autre problème qui serait important pour la Société reste sans chalands. C'est ainsi que l'attrait des problèmes de productivité dépasse sans doute la mesure, tandis que le problème du « bien-vivre » est déserté. Lorsque nous parlons de productivité, sans doute l'enrichissement est la finalité par rapport à laquelle on pense. Mais à son tour l'enrichissement a sa finalité, qui est le bien-vivre. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de discuter la doctrine extrême selon laquelle l'enrichissement est indifférent au bien-vivre : respectable en tant qu'elle est vécue par des saints, elle est scandaleuse lorsqu'elle est enseignée par des hommes qui jouissent d'un large confort matériel. Je tiendrai ici pour certain que l'enrichissement intéresse le bien-vivre. Souscrirons-nous pour autant à la doctrine extrême dans l'autre sens, selon laquelle l'enrichissement s'identifie au mieux-vivre tellement que l'on ne pourrait attacher aucun sens à l'idée de mieux-vivre distincte de celle d'être plus riche : de sorte qu'il faudrait, par définition, dire de deux hommes également riches qu'ils vivent également bien ? Supposons que l'on demande à l'un d'entre nous d'observer l'existence de deux ou plusieurs hommes riches ayant des revenus égaux, et que l'on demande ensuite de dire quel d'entre ces riches a la meilleure existence ? Aucun de nous, ainsi appelé pratiquement à porter un jugement de valeur, ne répondrait que la question est dénuée de sens, aucun de nous n'hésiterait à formuler un classement. Comme nous serons naturellement enclins à tenir compte du degré de libéralité envers autrui, je veux, pour mieux serrer la question, supposer que ce degré de libéralité est le même chez tous ceux que nous observons, et que nous n'avons à tenir compte que des emplois de la richesse pour l'aménagement de la vie familiale de l'intéressé. Nous n'hési-
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terons pas à considérer que cet emploi est supérieur dans tel cas à ce qu'il est dans tel autre, que des moyens également larges sont appliqués à permettre des vies inégalement bonnes. Cette expérience psychologique sommaire démontre que le problème « tirer la meilleure vie possible d'un enrichissement donné » n'est point un faux problème. On pourrait même dire que ce problème est susceptible d'être posé dans la même forme que le problème de productivité; s'agissant de ce dernier, on demande : «Soit un accroissement donné des facteurs disponibles pour la production, comment en tirer le plus grand accroissement de production possible ? »; s'agissant de notre problème, on demande : « Soit un accroissement donné des produits disponibles pour la vie humaine, comment en tirer la plus grande amélioration de la vie possible ?». Ce qui est output dans le problème de productivité est input dans le problème de la bonne vie. Il ne s'agit pas - nous l'avons montré - d'un faux problème. Mais il s'agit d'un problème d'une très grande difficulté : nous allons le voir. 8. Au premier abord le problème paraît tout simple. Car nous sommes naïvement portés à traiter le cas de l'enrichissement général des familles dans une société progressive par assimilation au cas de l'enrichissement particulier d'une famille dans une société statique. Soit une famille A dont le revenu est actuellement 100 : nous lui annonçons que son revenu (pouvoir d'achat réel) sera 200 dans vingt ans, 300 dans trente-deux ans, qoo dans quarante ans, 5oo dans quarante-sept ans, 600 dans cinquante-deux ans 8. Il est alors bien naturel de se représenter qu'elle pourra, dans quarante-sept ans, vivre comme vit actuellement une famille qui a un revenu quintuple du sien. Il existe 8. Ces calculs sont fondés sur le taux de progrès de 3,5 % l'an cité plus haut.
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actuellement une grande variété de modes de vie parmi les familles qui ont un revenu quintuple de celui de la famille A. Nous pouvons appeler l'attention de la famille A sur celui de ces modes de vie de la « classe quintuple » qui nous semble le meilleur. Mais nous pouvons faire plus. Les familles de la « classe quintuple » occupent des positions sociales supérieures à celle de la famille A et ont des charges inhérentes, soit par nécessité soit par vanité, à cette position supérieure. Or notre hypothèse est que la famille A quintuple son revenu sans intervention d'aucune promotion relative dans l'édifice social : il n'y a par conséquent aucune bonne raison pour qu'elle assume les charges qui pèsent actuellement sur les familles de la « classe quintuple ». Il lui sera donc loisible, n'assumant point ces charges, non pas seulement de vivre aussi bien que fait actuellement la plus sage des familles de la « classe quintuple », mais de vivre beaucoup mieux. Cette représentation des choses est celle qui vient naturellement à l'esprit lorsque l'on aborde le problème de l'enrichissement. Cette représentation guide-t-elle bien l'esprit ? Si on l'admet, il faut prononcer que l'enrichissement acquis depuis deux siècles a été bien mal employé. Supposons que nous évoquions les ombres du marquis de Mirabeau, de Quesnay et de Turgot, et que nous annoncions à ce tribunal que la richesse par Français a, depuis deux siècles, septuplé (évaluation toute arbitraire). Ne connaissant pas ce chiffre, qui d'abord leur paraîtrait invraisemblablement élevé, nos ombres supposeraient une facilité, une douceur, un charme de la vie en ig6o qui ne sont ni constatés par les observateurs d'aujourd'hui, ni sentis par les intéressés. Si nous pouvions les pousser à concrétiser leurs suppositions, leurs descriptions nous feraient honte du mauvais emploi de notre enrichissement. Or, si je pense bien que des jugements de valeurs peuvent être portés sur l'emploi de l'enrichissement - c'est l'inspiration du présent texte - il faut avouer que le problème ne peut pas être traité comme il vient d'être esquissé. Il n'est pas permis de supposer que la
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richesse, mesurée comme nous la mesurons, aurait progressé comme nous le calculons, si des préférences toutes différentes avaient présidé à son emploi. Il n'est pas permis de se représenter le progrès du niveau de vie des familles en général de façon verticale, comme nous avons fait, de sorte qu'une famille viendrait à se trouver à un moment donné avec les mêmes ressources qu'une famille d'un degré de richesse différent à un moment précédent; mais le progrès doit être imaginé comme oblique,de sorte qu'un revenu de 5oo dans l'année 47 est bien cinq fois un revenu de 100 dans l'année zéro, mais n'est pourtant pas du tout la même chose qu'un revenu de 5oo dans l'année zéro. Enfin et surtout, il n'est pas permis de discuter l'emploi de l'enrichissement en faisant abstraction de ses conditions. 9. Les conditions de l'enrichissement pour tous ont été et sont draconiennes. Au premier rang de ces conditions, il faut placer la mobilitédu travail, expression qu'il faut prendre en plusieurs sens. L'homme doit être prêt à changer sa manière de travailler, son métier et son lieu d'existence, à faire autrement, à faire autre chose, à vivre ailleurs. Il faut qu'il soit prêt à faire autrement car, procédant toujours de la même façon, il ne fera toujours dans le même temps que la même chose et ainsi ne contribuera point à grossir le flux des produits. Il faut qu'il soit prêt à travailler dans une autre profession, car la croissance du flux global des produits n'est pas et ne peut pas être une simple multiplication quantitative des flux spécifiques qui le composent à un moment donné. Il faut qu'il soit prêt à changer de lieu, car le progrès de la production exige des regroupements successifs des forces de travail. Évidemment la production métallurgique ne serait pas ce qu'elle est si elle était encore pratiquée par de toutes petites équipes, groupées autour d'un four où la combustion du minerai
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était obtenue à l'aide de charbon de bois et activée par le vent ou des soufflets; évidemment, le travail des métaux ne serait pas ce qu'il est s'il était assuré par des forgerons de village. Il n'y a pas lieu de développer ce que tout le monde sait. Mais il y a lieu de souligner qu'une société en cours d'enrichissement appelle continuellement l'homme de la place où il se trouve à la place où il contribuera plus à la production. C'est là un impératif de la productivité, on pourrait même dire que c'en est l'impératif essentiel. De là un renversement de toutes les valeurs sociales. Que l'homme soit enraciné dans un lieu géographique, qu'il y soit attaché parce que là sont les tombeaux de ses pères, là se situent les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, là sont noués ses liens familiaux et amicaux, là en un mot sont ses amours et ses responsabilités, qui donnent un sens à sa vie : cela de tout temps et par tous a toujours été jugé un bien. Or cela est devenu un mal au regard de l'exigence productiviste. Enté dans sa terre, apparenté ou affectionné à ses voisins, l'homme stable était le bon citoyen par excellence; or voilà qu'on le regarde comme un producteur récalcitrant. Cette stabilité était tellement regardée comme un bien qu'autrefois le grand argument en faveur de l'émigration était qu'elle débarrassait le pays des éléments remuants, aidant par-là à préserver la stabilité en général. Stable par excellence, la population paysanne était traditionnellement regardée comme la charpente même de la nation. Unanimes, les auteurs latins attribuent la décadence des moeurs au déclin de la paysannerie libre, à l'afflux dans les villes d'une population découragée de l'agriculture par la spoliation, l'endettement et l'importation des blés étrangers. Or cet afflux de la paysannerie dans les villes est à présent regardé comme la condition du progrès économique : c'est ce qui est arrivé en Angleterre dans la première moitié du x,xe siècle, c'est ce que les dirigeants soviétiques se sont attachés à précipiter. Les pays qui sont apparus tour à tour comme l'avant-garde de la Société nouvelle,
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l'Angleterre et les États-Unis, s'enorgueillissent de n'avoir qu'une part très faible et successivement décroissante de leur population dans les fermes. Les économistes français déplorent que nos champs retiennent encore une beaucoup trop large portion de notre population travailleuse. La paysannerie libre était regardée comme l'élément le plus sain de la nation : à présent on y voit l'élément attardé. Au xvIIIe siècle encore la préoccupation sociale par excellence était d'assurer et d'étendre la propriété paysanne 9, de la débarrasser des charges qui la grevaient 1°.Aujourd'hui la grande préoccupation est de diminuer le nombre des familles paysannes. Les paysans ne sont pas seuls attachés à leur lieu d'existence. Dans la presse britannique aussi bien que dans la française, on peut suivre les plaintes élevées par des mineurs ou des ouvriers d'industrie contre la décision de fermer leur mine ou leur usine. On croit faire assez en assurant le réemploi desdits travailleurs dans un autre lieu de travail. C'est compter pour rien l'attachement des hommes à un lieu où ils sont enracinés, attachement qui se manifeste avec force alors même que ledit lieu ne présente à l'observateur extérieur aucun attrait visible. Si l'homme s'attache à un lieu d'existence, il s'attache aussi à un métier et il s'attache à une certaine façon de le pratiquer. L'attachement à des procédés qu'on s'est vu enseigner par un maître était le grand orgueil de l'artisan : mais ce procédé traditionnel doit céder le pas à des méthodes nouvelles, plus productives ; et celles-ci changent continuellement. Même aux ÉtatsUnis, dans des industries aussi éloignées que possible de l'artisanat, les ouvriers montrent une grande défiance à l'égard des 9. Cet objet a été poursuivi avec persistance au xvmB siècle en France. Il l'ordonnance du chancelier inspirait d'Aguesseau contre l'extension des biens de mainmorte, il a inspiré aussi la liquidation de ceux-ci par la Révolution, laquelle, malheureusement, par ses dis-
sur le parpositions anti-économiques tage égal des héritages, a nui grandement au progrès de l'agriculture et de la population. 10. En ce sens la suppression des droits féodaux par la Révolution française.
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changements dans les règlements d'ateliers qui altéreraient la composition des équipes 11. La mobilité du travail, condition de la productivité du travail, constitue un thème à mes yeux d'une immense importance mais que je ne puis ici développer plus avant. Je me bornerai donc à souligner que l'enracinement, l'attachement, l'amour du lieu, du métier et du procédé, autrefois tenus pour bonnes dispositions sociales, sont aujourd'hui tenus pour mauvaises dispositions économiques, que les valeurs de stabilité et de fidélité sont renversées. L'homme de la Cité productiviste doit être un nomade docile, courant où la finalité de maximation du produit l'appelle. On peut ici remarquer un paradoxe moral. Car en somme, ce qui est demandé au travailleur de la Cité productiviste, c'est une certaine capacité de détachement à l'égard des liens temporels, qui est aussi requise chez le mystique; mais chez l'homme de la Cité productiviste, ce détachement est récompensé, non par une abondance de biens spirituels, mais par une abondance de biens temporels. 10. Dans une société d'hommes essentiellement déplaçables, la notion de « moeurs » n'a plus et ne peut plus avoir le sens qu'elle avait chez les classiques. Selon les idées des Anciens, les bonnes moeurs étaient essentiellement fidélité aux meilleurs exemples donnés par les ancêtres. Si je veux me représenter les bonnes moeurs comme on les concevait autrefois, je penscrai à tel artisan de ma connaissance qui, en un même lieu, pratique avec amour et minutie le même art qui est habituel dans sa famille depuis plusieurs générations : il n'est pas susceptible à la tentation des produits nouveaux, et sa grande dépense est de collectionner de beaux spécimens de son art. Un tel homme, dans le système
ir. Ce
thème a joué un grand rôle dans le conflit américain
de l'acier en 1959.
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ancien, serait un modèle pour ses voisins; mais en pratique, il est parmi eux un original et quasiment un étranger. Loin d'être influent dans son voisinage à raison de sa vertu, il n'y est point écouté, à cause que son point de vue est différent; et s'il opine contre l'élargissement de sa rue, pour en préserver le charme, on dit, et c'est vrai, qu'il n'a point de voiture. L'homme de la Cité productiviste ne doit point seulement orienter son activité comme producteur vers l'emploi où il peut apporter la plus grande contribution au produit total, mais aussi il doit orienter sa consommation vers les produits que l'économie lui offre à coûts décroissants. C'est mal se présenter l'enrichissement que d'appliquer à un revenu individuel ou familial, typique ou moyen, dont le progrès en unités monétaires courantes est connu, un indice du coût de la vie par lequel on divise le progrès du revenu, afin de parvenir, par une telle division, à un progrès dit réel. Car ce progrès n'est bien le progrès effectif obtenu que pour l'individu rare ou introuvable dont la dépense reste en fait distribuée selon la pondération de l'indice. On y voit tout autrement clair si l'on suit Jean Fourastié, si l'on prend pour axe de référence le revenu type ou revenu moyen exprimé en unités monétaires courantes, et si l'on prend ce revenu nominal pour diviseur de chaque prix particulier : alors l'enrichissement n'apparaît plus comme un seul progrès réel du revenu, mais sous forme d'une foule de baisses réelles de prix, toutes différentes entre elles. Énorme est la dispersion de ces baisses réelles : ainsi, en moins d'un demi-siècle, le prix de l'électricité domestique, exprimé en salaire de manoeuvre, est tombé au vingt-cinquième de ce qu'il était, le prix d'un lit métallique au quart tandis que le prix des verres de cristal au contraire a augmenté de cinquante pour cent 12. Il est clair alors que, de deux familles dont les revenus monétaires ont évolué de la même façon, celle qui a le plus orienté sa consommation vers les articles à 12. Documents pour l'histoire des prix, par JEAN FOURASTIÉ et CLAUDE FON-
TntrrE; la période 1955.
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I42 réels
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13. Le problème des serviteurs est le plus propre à faire sentir que l'enrichissèment général ne peut pas amener les familles populaires qui s'enrichissent dans la situation qui était précédemment celle des familles riches. En effet les riches ont toujours eu des serviteurs : or il est évidemment impossible que tous
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aient des serviteurs. Ce problème fait aussi sentir qu'au cours d'un processus d'enrichissement général il est impossible que la position des plus riches ne se dégrade point, car l'enrichissement général est une hausse du prix de l'homme relativement aux objets.
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Méditer là-dessus, c'est comprendre une condition essentielle du progrès économique. Mais alors il apparaît que celui-ci repose en général sur l'opportunisme du particulier. Celui-ci doit être opportuniste comme producteur, c'est-à-dire se mouvoir volontiers d'un rôle social à un autre qui est plus productif, et il doit être opportuniste comme consommateur, c'est-à-dire adresser ses désirs aux objets susceptibles d'être produits à coût décroissant. Le bienêtre du particulier sera fonction de ce double opportunisme, et par conséquent aussi des phénomènes d'irritation, de malaise, de déception doivent apparaître dans la mesure exacte où des particuliers manquent de cet opportunisme. L'homme à qui manque ce double opportunisme non seulement ne concourt point au progrès général mais il le gêne. En refusant de se déplacer vers un emploi plus productif, il abaisse la productivité moyenne ; en refusant d'acheter les produits nouveaux qui ont des virtualités de coûts décroissants, il rétrécit leur marché et la possibilité de réaliser ces coûts décroissants. Par conséquent il ne se met pas seulement en marge du mouvement économique mais il attire l'hostilité : l'hostilité à l'égard de l'homme qui ne marche pas avec son temps est un sentiment vague, mais comme nous venons de le voir, c'est un sentiment soutenu par une rationalité immanente. Et plus l'on attache d'importance à la rapidité du progrès économique, plus ce sentiment tend à s'accentuer. L'homme à qui manque l'opportunisme voulu se trouve donc soumis à une pression non seulement des circonstances mais de l'opinion, l'amenant à se conduire comme s'il était doté de cet opportunisme. Et cette conduite « comme si » cause en lui des tensions intérieures, dont les psychanalystes cherchent trop souvent le principe dans des expériences enfantines, alors qu'il peut se trouver tout simplement dans les pressions
actuelles
14.
14. On pourrait aussi trouver dans celles-ci le principe du rôle remarquable
tenu par le cauchemar contemporaine.
dans la littérature
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II.
Nous voilà donc arrivés, par le biais des rapports économiques, aux rapports sociaux. Dans l'Émile, Rousseau a contrasté deux modèles de la vie bonne. D'une part celle du citoyen qui a transporté son moi dans l'unité commune, qui aime la patrie exclusivement à lui, chose qui n'est possible, dit-il, que dans une Cité petite, rustique, à moeurstrès stables : il m'a toujours été incompréhensible que tant de lecteurs de Rousseau, à commencer par Robespierre, aient voulu trouver la communauté citoyenne de Rousseau dans des conditions sociales que Rousseau avait expressément dites incompatibles avec elle. C'est parce qu'il regardait la Société de son temps comme déjà trop large, trop complexe et trop avancée pour une communauté citoyenne, qu'il propose dans l'Émile un modèle entièrement différent, une vie retirée, en marge du mouvement social. Mais la Cité productiviste ne pourrait pas exister si tous suivaient les conseils donnés à Émile, et même elle ne peut pas s'accommoder de les voir suivre par une minorité. Faut-il d'ailleurs rappeler que, même il y a près de deux siècles, Rousseau s'efforçant dans la seconde partie de sa vie de suivre ses propres conseils, se plaignit sans cesse que sa retraite ne fût point respectée ? L'homme de la Cité productiviste ne peut en aucune façon être un homme dégagé : il est engagé dans des rapports sociaux nombreux, changeants et pressants. La Cité productiviste a pris la plénitude de ses caractères aux États-Unis, probablement parce que cette nation, étant formée d'hommes qui s'étaient déracinés pour venir sur ce sol, présentait la plus forte propension à cette mobilité et à cet opportunisme que nous avons trouvés essentiels à la Cité productiviste. C'est aussi aux États-Unis que la situation nouvelle de l'homme a été examinée avec le plus d'attention. Il a été admis que le problème du bien-être individuel quant aux rapports sociaux est un problème d' « ajustement ». Le processus d'enrichissement exigeant que l'homme change
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de lieu, de voisins et de pratiques, l'important est qu'il s'accommode aisément et rapidement à son nouveau milieu. L'homme matériellement déplaçable, pour ne pas souffrir de son déplacement, doit être psychologiquement déplaçable. Il faut pour cela que le regret des contacts perdus soit faible, et vif le plaisir pris aux contacts nouveaux. Mais il faut que ce plaisir soit vif parce que les contacts sont nouveaux et non parce qu'ils sont tels ou tels, étant eux-mêmes destinés à être rompus par un nouveau déplacement. Et comme le salaire du déplacement consiste en accroissements d'offres qui revêtent certaines formes, il faut que les goûts soient orientés vers les formes sous lesquelles se présente l'offre. Ces caractères ne sont pas, comme on le dit couramment, ceux de l'américanisme, mais ceux de la Cité productiviste en général. Rien ne me paraît si ridicule que la critique dirigée contre l'américanisme par des intellectuels de gauche qui dans le même temps célèbrent les progrès de la production soviétique. Il est clair que ces derniers progrès, incontestables, éclatants, ont impliqué et impliquent le même processus d'arrachement, la même obligation de mobilité et le même développement de la propension opportuniste que nous avons signalés; et tout cela grossit beaucoup par la rapidité plus grande du mouvement, et parce qu'il est, dans le cas de la Russie, provoqué impérativement par le pouvoir central. 12.
La seule « gauche » qui soit bien fondée à critiquer les traits de l'américanisme est celle qui plonge ses racines dans la tradition paysanne et artisanale. Il y a eu très longtemps une gauche non chrématistique, insurgée contre les rapports de domination et se représentant une bonne société comme caractérisée à peu près de la façon suivante : les hommes ne sont pas contraints par la force, ils ne sont pas fouettés par la vanité, ils ne sont pas avides de richesses nouvelles; des attachements communs sous-tendent
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leurs attachements réciproques de sorte qu'ils sont naturellement adaptés les uns aux autres. Le sol, les tombeaux, les croyances, les souvenirs, la confarréation des familles déterminent un état naturel de communauté qui inspire les conduites individuelles. Il suit de la contexture sociale elle-même que les tâches matérielles exigées par l'intérêt collectif sont exécutées volontairement en commun et que les décisions à prendre pour l'ensemble sont délibérées en commun. On a longtemps pensé qu'un tel état de choses était naturel, et que la domination de l'homme sur l'homme, l'exploitation de l'homme par l'homme, reposaient sur des institutions artificielles, lesquelles une fois détruites, l'état social redeviendrait arcadien comme il a été décrit. Aujourd'hui personne ne pense à rétablir un état social arcadien, rétablissement que Rousseau prononçait impossible, ni même à le faire florir là où l'on peut croire que les conditions en sont réunies : ce que Rousseau voulait faire pour l'île de Corse. S'agissant par exemple de certaines régions de l'Afrique exemptes de toute pression démographique et où la vie sociale reste centrée sur la communauté de village, on ne pense point du tout que le progrès puisse consister à débarrasser ces régions de tout ce qui s'oppose à un état arcadien : mais on fait consister ce progrès dans l'évolution desdites régions dans le sens de la Cité productiviste. Ainsi l'idée arcadienne a été tout à fait abandonnée quant à ses suggestions positives; mais elle ne l'est point quant à ses suggestions négatives. On veut la Cité productiviste, mais on déplore des traits qui lui sont inhérents et qui apparaissent particulièrement noirs à la lumière des suggestions arcadiennes qui nous hantent. I3. Ici réside la contradiction que nous devons nous appliquer à lever. Notre société moderne est structurée pour l'efficacité dans la production. De plus en plus son principe constituant est d'accroître le flux des produits et services, et ce principe implique
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d'une part la mobilité de l'homme comme producteur grâce à quoi il se déplace vers les emplois les plus productifs, et d'autre part, la stimulation des appétits dans les directions où il est le plus facile de les satisfaire. Dans cette société, les conditions matérielles et psychologiques du bien-être de l'homme sont fonction de son opportunisme. Il faut remarquer que dans une telle société la publicité n'est pas du tout le parasite que l'on imagine. Vu qu'il y a des facilités pour produire telles choses et non telles autres, la direction des goûts du public vers ce qu'il est facile de produire à coûts décroissants fait partie intégrante et nécessaire du mécanisme général; elle aurait lieu, mais sur les produits et non les marques, si l'économie était collectivisée : on la voit apparaître dans ce rôle en U.R.S.S. Il ne me paraît aucunement niable que l'homme d'une telle société se trouve soumis à l'entraînement du courant général. Et c'est si l'on veut « aliénation ». Cependant on peut remarquer que l'obligation où il se trouve de « marcher avec son temps » ne diffère pas radicalement de l'obligation qui lui incombe dans une société primitive de rester dans son cadre. On ne voit pas pourquoi un conformisme dynamique serait plus onéreux qu'un conformisme statique. Sans doute un processus de déracinement sans cesse renouvelé est douloureux à ce qu'il y a en nous de routinier, mais certainement la grande difficulté de changer, dans une société statique, doit être douloureuse à ce qu'il y a en nous de remuant. La «bonne conscience » que donne dans une société statique le fait de contribuer au maintien des bonnes moeurs a son analogue dans la société dynamique : à savoir la satisfaction de contribuer à ce que les besoins de nos semblables soient mieux contentés. il.. Sans doute tous ces besoins ne sont pas de valeur égale. C'est ici que notre tâche se précise. L'homme de la société producti-
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viste obtient sur la Société une créance d'autant plus forte qu'il concourt plus efficacement à ce que d'autres hommes obtiennent ce qu'ils désirent. En tant qu'il est préoccupé d'accroître sa créance, la qualité des désirs d'autrui lui est indifférente : cette indifférence constitue le caractère amoral du « mobile du profit » , dont on aurait tort de penser qu'il caractérise le capitaliste seul; l'homme de la Cité productiviste qui se déplace d'un emploi à un autre plus rémunérateur, sans souci de la qualité des désirs qu'il sert, obéit au mobile du profit, loi générale de « mise en place » des hommes dans une société productiviste. Non seulement l'homme de cette Cité est indifférent à la qualité des désirs d'autrui, mais encore il a intérêt à exciter et flatter ceux qui peuvent être satisfaits avec le moindre effort de sa part. Il suit de là qu'il n'existe dans la société productiviste aucune incitation à guider les désirs d'autrui vers des objets plus dignes, mais une forte incitation à guider ces désirs vers des objets plus faciles à produire. L'homme de la Cité productiviste doit s'intéresser à la satisfaction (et à la stimulation) des désirs d'autrui, mais se désintéresser de leur qualité. Si ces désirs lui paraissent mal dirigés, son attitude à leur égard peut être qualifiée flatteusement de tolérance mais à la vérité serait mieux dénommée complaisance intéressée. Cependant, le mode de vie qu'autrui développe ainsi par poussée successive de désirs affecte notre homme qui doit vivre avec autrui. S'il a vendu des produits intoxicants, il éprouve l'inconvénient de vivre parmi des intoxiqués. Ainsi se découvre cette vérité simple : si l'homme est immédiatement intéressé à servir les désirs d'autrui, n'importe leur qualité, il est à long terme essentiellement intéressé à la qualité du style de vie de ses contemporains. On peut se représenter le producteur comme poussé par une « main invisible » vers la place où il peut le mieux servir les préférences manifestées par les consommateurs; mais on ne sent aucune « main invisible » qui arrange les produits autour du consommateur de façon à lui composer un style de vie harmo-
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nieux et le portant au plus grand développement de ses virtualités humaines. Depuis une génération, on s'est appliqué à raffiner le travail autrefois laissé à la « main invisible », à perfectionner l'édifice de production. De cet appareil productif sort un flux toujours plus abondant et plus varié; mais les parcelles de ce flux appropriées par telle famille ne constituent point un ensemble bien composé, approprié à sa finalité, plutôt un bricà-brac. On éprouve un malaise devant une bibliothèque composée sur la foi des prix littéraires décernés : le même manque de style affecte le mode de vie du contemporain. 15. En latin, le mot amoenitasdésigne l'agrément, le charme d'une perspective. On ne dira «amène o niun lieu sauvage ni un ouvrage fonctionnel, si imposants puissent-ils être, mais seulement un lieu délicieusement habitable pour l'homme. Telle étant la signification propre du mot, il me paraît bien choisi pour désigner la qualité qu'il est désirable d'imprimer au milieu d'existence de l'homme. Il me plaît que ce mot figure déjà dans le vocabulaire juridique anglais, et qu'il y soit entré précisément à propos des « coûts externes » de l'industrialisation, « la perte d'aménités » désignant ce qu'une implantation industrielle a pu enlever à l'agrément du lieu. Inversement, un effort systématique pour rendre un lieu agréable s'appelle aux États-Unis : « créer des aménités ». Ce mot dénote donc heureusement ce que j'ai dans l'esprit, à savoir l'asservissement de notre productivité à l'aménité. Les sociétés modernes sont bien fières aujourd'hui de leur puissance productive. Elles auront meilleure raison d'en être fières lorsque cette puissance aura été attelée à un plus aimable aménagement de l'existence, au développement de l'aménité. Bien significative de notre état actuel est l'extrême valorisation des vacances, conçues non seulement comme une soustraction au rythme courant de la vie, mais aussi comme un déplace-
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ment hors du lieu de vie habituel. Il est difficile de ne pas penser que l'extrême prix attaché à cette soustraction et à ce déplacement implique un jugement très défavorable sur ce qu'est le rythme quotidien de la vie et sur ce que sont le lieu de travail et le lieu d'habitation. L'homme dont l'existence serait plus heureusement aménagée n'aurait point un si vif désir d'évasion. Quelle attention n'a-t-on point vouée et ne voue-t-on pas chaque jour au progrès de la productivité! Il est temps de vouer quelque attention au progrès de l'aménité. 16. « Mon souci est d'accroître l'aménité de la vie ». C'est là une proposition très imprécise. Mais manquer de précision n'est pas manquer de sens : c'est plutôt envelopper trop de significations. Si j'aflirme : « Mon intention est d'accroître mon savoir », personne ne répondra : « Je ne comprends pas votre intention ». Ce que l'on pourra me dire, c'est : « Je ne sais quel savoir vous prétendez acquérir »; il peut s'agir de philosophie grecque, de la théorie des jeux, de la physique nucléaire, de la peinture abstraite ou de la mesure atonale. Et lorsque j'aurai précisé le savoir qui m'importe, mon interlocuteur pourra discuter si ce que je prétends acquérir est en effet ce qui mérite le mieux l'application de mes efforts. De même ma proposition relative à l'aménité doit être précisée quelque peu pour amorcer la discussion. Et c'est ce que je vais tenter. L'homme est un être sensitif, travailleur et social. Comme sensitif il est sensible aux formes, sons, odeurs; cette sensibilité est source de jouissances et de souffrances; le défaut de cette sensibilité est une imperfection, et son développement est un progrès de l'être; des conditions objectives qui offensent cette sensibilité ou qui s'opposent à son développement sont un mal; des conditions objectives qui cultivent et délectent cette sensibilité sont un bien : et c'est partie de l'aménité. Comme être travailleur, l'homme peut être attelé à sa tâche,
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rivé à la fonction, il peut ressentir ce qui l'applique à son travail comme une force extérieure impérative, comme un destin froid ou malveillant; il peut se débattre contre cette détermination qui lui est imposée, ou en éprouver de l'amertume; il peut rêver de s'affranchir de son asservissement à la tâche. Et tout ce qui lui fait éprouver ces sentiments est un mal; c'est un bien, au contraire, et l'un des plus grands biens dont nous puissions jouir, que d'être délicieusement absorbé par une tâche, qu'on vienne à regarder les pauses comme des moyens nécessaires pour mieux accomplir la tâche, regardée comme le meilleur emploi que l'on puisse faire de sa vie. Et ce bien appartient à l'aménité. Enfin comme animal social, l'homme vit nécessairement en compagnie. Il peut rencontrer de l'indifférence et même de la malice; il peut se sentir importun aux autres, privé d'estime ou d'affection. Et c'est un grand mal. Mais il peut aussi se trouver en bonne compagnie, il peut rencontrer des bonnes volontés, rendues plus aimables par la douceur des manières. Une bonne compagnie ne lui procurera pas seulement des agréments immédiats, mais elle le cultivera et le portera au degré de perfection sociale dont il est capable. Heureux s'il rencontre dans son milieu des êtres capables de causer en lui les émotions de l'amour et de l'admiration. Et cela est partie de l'aménité. Ainsi la qualité du cadre matériel, le rapport avec le travail et la qualité du milieu, tels sont, semble-t-il, les chapitres en quoi se divise une discussion de l'aménité.
VIII I
Orientationde 1 J ejjicience Ig61 I. « Développement social » : le choix des mots suggère, pour moi, que le sujet dont il est parlé est « La Société », qu'il s'agit d'un changement affectant ce sujet, lequel changement est supposé prédéterminé. Car le mot de « développement » évoque un déroulement, qui peut avoir lieu ou non, mais qui, ayant lieu, ne peut être que ce qu'il est; « développement » s'applique particulièrement à un organisme qui gagne en volume et en différenciation de ses parties, le tout selon un « plan » intérieur qui se réalise plus ou moins complètement en différents exemplaires de l'espèce, de sorte que certains sont « bien développés » et d'autres « sous-dévefoppés ». Il y aurait autant de ridicule que de mauvaise grâce à faire un procès de tendance aux organisateurs qui ont choisi ces termes! Rien n'est plus éloigné de mon intention. Je me sers d'une image que ces mots évoquent dans mon esprit pour souligner la MK§'Mlarité des métamorphoses observables à notre époque, et la liberté qui nous appartient de les diriger à l'avantage du sujet qui nous intéresse, et qui, pour nous tous, est l'homme. 2.
Je veux d'abord souligner la singularité des changements observables dans ce que nous appelons « les sociétés avancées », ou pour adopter le terme de Raymond Aron, les sociétés industrielles. Ce serait, je crois, une grave erreur de regarder les progrès techniques et économiques de notre temps comme la
ORIENTATION DE L'EFFICIENCE
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simple poursuite, même accélérée, d'un processus qui aurait été continuel. Les statisticiens américains nous autorisent à dire que le produit par habitant a, chez eux, quintuplé en un siècle 1. Selon le rythme suivi en France depuis 1948,le produit par habitant quintuplerait en à peine plus de quarante ans 2. Ceci amène naturellement à poser la question suivante : partons du produit national par habitant en France au milieu du XVIIIesiècle, de combien de siècles faut-il revenir en arrière pour en venir à une époque où le produit par habitant était le cinquième de cela ? La question est techniquement insoluble, mais, chose plus importante, il n'est même pas sûr qu'elle ait un sens. Tout ce que nous savons de l'histoire économique du Moyen Âge au XVIIIesiècle suggère d'amples fluctuations du niveau de vie populaire3plutôt qu'un progrès soutenu. Quoiqu'il en soit un progrès assez rapide pour que la manière de vivre et les manières de travailler changent beaucoup d'une génération à l'autre est un fait nouveau et singulier dans l'histoire humaine. J'ai d'ailleurs un moyen plus simple et plus rigoureux pour mettre en lumière la singularité de la métamorphose moderne. Il consiste à fixer le regard sur les transports et communications exclusivement. Examinons tout le passé de notre civilisation et des autres civilisations. Nous dirons que dans toutes les époques de gouvernement efficace,les transports ont pu être relativement amples en volume, de grands soins étant donnés aux routes; mais quant à la vitesse des transports, le mode de locomotion y apportait un plafond. Pour le déplacement des personnes, le plafond était fixé par la vitesse de croisière du cheval, encore s'agissait-il d'une minorité. Pour les communications, encore un coup, un gouvernement efficace assurait des communications rapides, mais leur vitesse maxima était fixée par les capacités i. Cf. Les travaux du National Bureau of Economic Research de New-York. 2. Cf. mon rapport sur la Productivité au Conseil économique et social.
3. Cf. Les articles de F. H. PHELPS BROWN et SHEILA V. HOPKINS dans Economica août 1955, nov. 1956, fév. 1957, nov. 1957, fév. i959.
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du cheval poussées à l'extrême par l'emploi de relais. On a beaucoup célébré, voilà peu d'années, le passage du « mur du son », mais ce n'était là qu'une étape parmi d'autres : le grand changement est survenu lorsque l'on a dépassé la vitesse du cheval qui a servi de limite pendant des millénaires. A partir de ce dépassement, on marche rapidement à la transmission instantanée de messages, au transport quasi instantané. Les étapes de cette marche sont beaucoup moins décisives que son commencement. Je n'ai parlé que des transports terrestres. Mais le peu de recherches auxquelles j'ai pu me livrer dans le domaine des transports maritimes montre un parallélisme frappant. Les trières athéniennes 4 ou les vaisseaux des Vikings étaient déjà aussi rapides que les navires du XVIIIesiècle. 3. J'ai voulu souligner que les phénomènes de notre époque ne révèlent pas une simple progression relativement au passé mais une véritable mutation. Le changement si rapide, si soutenu, dans ce que l'homme peut faire, dans les effets qu'il produit, suppose une « vertu » nouvelle dans la Société au sein de laquelle il a ce pouvoir, et le nom qui désigne proprement cette vertu, c'est efficience6. La spécificité de notre civilisationest d'être une civilisation de l'efficience. Quant à l'efficacité des procédés, les peuples avancés d'aujourd'hui ont une supériorité incontestable, éclatante, relativement à leur propre passé et à toutes les civilisations du passé. Cette efficacité des procédés est bien ce que les peuples dits « sousdéveloppés » envient aux peuples développés, et, sous ce rapport particulier, il est vrai que l'on peut établir entre les peuples un 4. A. CARTAULT : LaTrière Athénienne française de Rome et (Bibliothèque d'Athènes, 1881). 5. BROYERet SHETELIG : The Viking
Ships (Oslo r95 i).). 6. Efficientia: faculté de produire effet.
un
DE L'EFFICIENCE ORIENTATION
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classement dont personne ne saurait nier la validité. Il est douteux que Roosevelt soit un plus grand homme que Gandhi, il n'est pas douteux que la productivité moyenne aux États-Unis soit plus élevée que dans l'Inde; il est douteux que Heidegger soit un plus grand philosophe que Platon, il n'est pas douteux que nous volons et les Grecs non. C'est dans le procédé efficace que notre civilisation excelle. C'est par là qu'on peut la situer tellement au-dessus des autres qu'il y a différence de nature. Et il y a différence de nature surtout en ceci que cette efficacité progresse continuellement : il y a dans notre civilisation « révolution permanente des procédés
7 ».
4. A quoi tient cette vertu d'efficience qui caractérise notre civilisation ? Il est bien clair qu'aujourd'hui l'introduction presque continuelle de procédés et produits nouveaux n'est possible que par l'application de découvertes dues aux savants. C'est grâce aux progrès de la science que se trouve démenti ce que l'on pourrait appeler « le pessimisme dans l'optimisme » qui caractérisait les économistes comme Ricardo et même Marx. Ricardo était bien convaincu que la production par travailleur irait successivement croissant par l'addition de doses successives de capital, mais il lui paraissait certain (en vertu de « la loi des rendements décroissants ») que chaque dose successive ajoutée au capital ajouterait de moins en moins au produit, postulat adopté par Marx et qui a joué un grand rôle dans sa dynamique. Or l'expérience a prouvé que la production s'accroissait plus que proportionnellement au capital 8, qui n'est qu'un moyen, lui-même plus 7. Ceci entraîne un a renversement de valeurs n que j'ai décrit et discuté dans « Le mieux-vivre dans la Société riche », Diogèrte, janv. mars ig6i et p. 126 du présent vol., et dans « Organide sation du travail et aménagement
l'existence », Free University Quarterly (août 1959) et p. z¢ du présent vol. 8. Cf. en particulier ROBERT M. SOLOW : « Technical Change and the Aggregate Production Function », The Review of Economics and Statistics,
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ou moins efficacementemployé selon le know-howque je traduirai par « Savoir-Faire », et qui est la grande force motrice du progrès économique. Voilà donc de quoi nous convaincre que le principe de notre civilisation, c'est la Science. Eh bien non! je ne le dirai pas. Car d'abord, logiquement, pour que les progrès de la Science se transmuent en Savoir-Faire, il faut une intention. Or cette intention ne vient pas du savant lui-même dont la passion est de « Savoir » et non de « Faire ». Il faut donc que cette intention soit exogène au monde de la Science, vienne d'hommes du « Faire ». S'il ne s'en trouvait point pour scruter les travaux scientifiques et en tirer parti dans l'ordre du «Faire »,la transmutation ne s'opérerait pas. On a vu un essor scientifique en Chine bien avant qu'il eût lieu en Europe et il n'a entraîné aucune révolution industrielle. La preuve historique que le branle n'a pas été donné à notre révolution industrielle par la Science se trouve dans l'histoire technologique 9. On y voit que les innovations pratiques qui ont annoncé ou signalé le passage à la civilisation industrielle sont venues principalement d' « artistes ingénieux » comme on disait alors, qui ont élaboré de nouvellestechniques, ou encore d' «amateurs creux » qui se sont passionnés pour un problème pratique et en ont fait une « invention ». Doit-on supposer qu'il y a eu floraison particulièrement abondante de ces initiatives, ou qu'il y a eu des conditions sociales qui sont devenues très favorables à cette réception 10 ?Il semble qu'il y ait eu, en tout cas, une exacerbation de la volonté de Faire qui s'est manifestée et exercée dans la Société, et qui a affecté le monde savant. Il y a eu, sur le monde savant, effet de contagion, en tant que vol. XXXIX, n° 3, août 1957. Colin Clark a de longue date attiré l'attention sur le phénomène. 9. Cf. A History of Technology par CHARLES SINGER, E. J. HOLMYARD et
A. R. HALL (Oxford 1954 et sq.). 10. J'en ai discuté dans « Sur une Page d'Engels », Preuves (oct. ig6o) et p. 93 du présent vol.
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les savants étaient membres de cette Société où se répandait la préoccupation de faire plus, de faire autrement, de faire autre chose ;il y a eu effet de provocation en tant que l'intention extérieure au monde savant lui proposait des problèmes 11,il y a eu effet d'amplification du monde savant en tant que la Société, à bon droit, le jugeait éminemment capable de servir la nouvelle intention 12; je crains qu'il ne faille dire aussi qu'il y a eu effet de subordination, l'opinion sociale venant à considérer la science non à la manière des savants comme vouée au Connaître, mais comme moyen de Faire. Qui en douterait peut se renseigner auprès des hommes qui vaquent au rassemblement de fonds pour la recherche scientifique : qu'ils s'adressent à des sources privées ou publiques, leurs plaidoyers sont d'autant mieux reçus qu'ils font plus valoir le progrès dans le « Faire » qui peut être attendu d'un investissement dans le « Connaître ». Sans doute, les savants jouissent aujourd'hui d'un prestige immense :mais je crains que ce prestige ne manifeste, moins qu'un il. Un exemple classique de cette « provocation est fourni par la genèse du calcul des probabilités, aujourd'hui un ressort essentiel et de la science et modernes. C'est un de la technique joueur qui a proposé à Pascal le problème à partir duquel l'édifice s'est développé. 12. Faut-il que l'illustre rappeler École Polytechnique, à laquelle la France doit tant de savants, a été fondée pour d'abord servir des besoins pratiques, des Travaux comme École centrale publics (décret du 21 ventôse an II), et, plus tard, soumise au ministère de la Guerre. Les besoins pratiques de la Société sont invoqués par Fourcroy dans son rapport du 3 vendémiaire an III sur la réorganisation de la future École Polytechnique : « Il nous faut : 1° des ingénieurs militaires pour la construction et l'entretien des fortifications, l'attaque et la défense
des places et des camps, pour la construction et l'entretien des bâtiments militaires tels que les casernes, les arsenaux, des ponts et etc.; 2° des ingénieurs chaussées pour construire et entretenir les communications par terre et par eau, les chemins, les ponts, les canaux, les écluses, les ports maritimes, les bassins, les jetées, les phares, les édifices à l'usage de la marine; 3° des ingénieurs géographes pour la levée des cartes générales et particulières de terre et de mer; 4° des ingénieurs des mines pour la recherche et l'exploitation des minéraux, le traitement des métaux et la perfection de procédés métallurgiques; 5° enfin des ingénieurs-constructeurs pour la marine, pour diriger la construction de tous les bâtiments de mer, leur donner les conditions les plus avantageuses à leur genre de service, surveiller les approvisionnements des ports en bois de construction et matériaux de toute espèce. »
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amour général de la Société pour la Connaissance, une attente générale des fruits concrets dont la Connaissance est le moyen et l'instrument. Parlant de fruits concrets, je n'entends pas seulement ni même principalement les apports que la Science peut faire à la facilité du travail et à la commodité de la vie. Le désir de bien-être me semble, et je le regrette, une passion beaucoup plus faible dans le monde moderne que la volonté de puissance. La supériorité du niveau de vie américain relativement au russe compte moins dans l'estime de nos contemporains que la supériorité manifestée par l'u.R.s.s. dans l'astronautique. Extraordinairement révélateurs de l'esprit contemporain sont les prodigieux accueils faits par l'opinion du monde aux succès du Sputnik, de l'alunissage et du vol de Gagarine : on sait gré aux Russes d'avoir de façon si frappante manifesté la puissance de l'Homme et flatté son orgueil. Nous portons une sorte d'idéalisme dans une sorte de matérialisme. Ce qui nous intéresse n'est pas tant le Connaître que le Faire, mais les manifestations éclatantes de la capacité de Faire nous enchantent en elles-mêmes et pour elles-mêmes. Serait-il excessif de parler d'une civilisation du Savoir-Faire ? 5. Je nie de la façon la plus catégorique que notre société soit imprégnée d'esprit scientifique. Elle n'a pas plus « l'esprit scientifique » parce qu'elle utilise des savants qu'elle n'a « l'esprit militaire » parce qu'elle utilise des militaires. Je ne me donnerai pas le ridicule de décrire l'esprit scientifique alors que la chose a été faite par d'illustres savants 13,je me contenterai d'esquisser un contraste entre l'attitude propre au 13. Et en dernier lieu par Michael Polanyi. Cf. mon essai a The Republic of Science u in The Logic of Personal
Knowledge. Essays presented 1961). Polanyi (Londres,
to Michael
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savant et celle que l'on rencontre dans la vie quotidienne. Le savant procède à des vérifications rigoureuses avant de rien affinmer, l'homme social affirme à tort et à travers; pressez un savant de publier alors qu'il veut encore procéder à une dernière épreuve : il vous fait sentir que vous portez atteinte à son honneur 14; demandez à l'homme social de réfléchir avant de parler, vous l'insultez. Non seulement l'homme de la société moderne ne ressemble pas du tout au savant mais encore il ne le comprend pas. Il faut bien permettre au savant « la recherche désintéressée » puisqu'il prétend ne pouvoir travailler que dans ces conditions. En somme cette bienveillanceest du même ordre que celle qui nous empêche de placer des poules dans des conditions où elles ne pondraient pas. Mais on prend soin d'encourager cette « recherche désintéressée » dans des compartiments où elle a de grandes chances d'être « intéressante ». Le savant ne donne pas le ton à notre société : il lui rend des services ;c'est tout autre chose. Et du moment qu'il peut rendre des services, il est le bienvenu. Le cas de von Braun me paraît saisissant, car, enfin, ses V2 ont tués autant de femmes et d'enfants anglais que les avions de Goering. Mais c'est un magicien qu'il est bon d'avoir pour soi. Sans doute l'esprit scientifique pourrait être diffusé dans notre Société. Mais à quel prix! Il faudrait que tout enseignant fût, ou eût été, un chercheur, et il faudrait que tout élève fût entraîné à chercher 15,en découvrît les joies et les difficultés. Faute de 14. J'ai un exemple précis dans l'esprit. Un de mes amis a fait une découverte importante dans l'ordre de la chimie biologique. L'occasion lui est déniée, durant une période assez longue, de procéder, une fois de plus, à une expérience très délicate. Sa conviction étant faite, je l'ai pressé de publier et cette sollicitation lui a paru injurieuse. Il est probable qu'il se trouvera finalement
devancé quant à la publication : mais son honneur sera sauf. 15. D'admirables exemples sont donnés dans le domaine des mathématiques fort simples, par les ouvrages de G. PoLYA : Mathematics and Plausible Reasoning (Oxford University Press, I954).
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cela, l'enseignement scientifique n'est que l'enseignement de recettes, incapable de communiquer l'esprit scientifique. Admettons maintenant que l'apprentissage des vertus scientifiques ait pu être fait par une grande proportion de citoyens. Les avantages en seraient immenses. Mais pourrait-on compter parmi eux l'assurance que ces hommes porteraient la rigueur scientifique dans tous leurs jugements, hors de leur domaine ? Assurément non puisqu'ils n'y sauraient porter le capital d'information et la dépense d'attention nécessaires à cette rigueur. Leur jugement pourra donc être émotif tout autant que celui de nonsavants. Mais, pourra-t-on dire, il est inhérent au processus de division du travail qu'il y ait des savants de la Société, comme il y a des savants de l'atome ou de la cellule. Ce qui nous amène aux sciences de l'homme. 6. Ce sont les plus anciennes sciences et les plus anciennement honorées. Quel que soit le respect témoigné aujourd'hui à un physicien, c'est peu de chose auprès de celui qu'inspirait un rabbi en Israël. Extraordinairement différents ont été les « maîtres » de différentes cultures et, par exemple, ceux de la Chine contrastent étrangement avec ceux d'Israël dont nous tenons. Mais si différents qu'aient été ces maîtres, ce sont tous maîtres du quid : quel est Dieu, quelle est sa volonté, quelle est la destination de l'homme, quelle est la voie qui nous est convenable ? Que faut-il croire, à quoi aspirer et que faire ? Dans la fable d'Hercule, qu'on nous montre au carrefour des sentiers du vice et de la vertu, ce qu'il importe de souligner n'est pas tant l'acte de volonté qui lui a fait prendre le sentier de la vertu, non celui du vice, mais l'acte de discernement qui lui a fait immédiatement discerner quel était le sentier de la vertu. Le mot français « savant » à la différence du mot anglais « scientist 16 » vient de sapere qui dénote essentiellement le discernement. 16. Lequel,
bien entendu,
vient de scire.
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C'est bien le sens auquel se réfère Descartes lorsqu'il écrit : « Le véritable officede la raison est d'examiner la juste valeur de tous les biens dont l'acquisition semble dépendre en quelque façon de notre conduite, afin que nous ne manquions jamais d'employer tous nos soins à tâcher de nous procurer ceux qui sont en effet les plus désirables 17 . » Avec une égale conviction, mais une moindre précision dans les termes, Cicéron avait dit : « Car celui qui ignore quel est le plus grand bien ignore nécessairement la manière dont il doit vivre et se trouve dans un si grand égarement qu'il ne saurait trouver aucun port où se retirer : au lieu que quand on le sait, on sait aussi à quoi doivent se rapporter toutes les actions de la vie » 18. Longtemps on a pensé que la science par excellence, c'est le discernement du salutaire, et ceci n'importe le système théologique ou métaphysique dans lequel on se situait. Il est frappant de constater que, sous la Révolution française encore, lorsque l'ère industrielle avait indubitablement commencé, « la science » est attribuée aux gens de lettres. Écoutons Théremin : distinguant quatre classes fonctionnelles de citoyens s'élevant sur les débris de trois ordres, il cite d'abord ceux « qui font sortir les produits de la terre », ensuite « les artistes et artisans qui modifient les productions brutes de la nature », ensuite « les commerçants qui distribuent et répartissent... » et il en vient à la quatrième catégorie, décrite comme suit : « ... enfin, les gens de lettres sont chargés de tout ce qui regarde la culture de l'esprit et de chercher le mieux en tout ce qui concerne le bonheur de la société. Comme ils professent la scienceen général, et que leur occupation est de travailler pour les autres, et non pour eux, ils sont particulièrement qualifiés à Élisabeth Egmond, 17. Lettre ier sept. 1645. Dans la même lettre Des« Le vrai usage cartes précise plus loin : de la raison pour la conduite de la vie ne consiste qu'à examiner et considérer sans passion la valeur de toutes les perfections tant du corps que de l'esprit
qui peuvent être acquises par notre industrie afin qu'étant ordinairement obligés de nous priver de quelques-unes pour avoir les autres, nous choisissions toujours les meilleures. » 18. CICÉRN : DeFinibus 1. V : expression française d'Antoine Arnauld.
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pour les affaires de la Nation. Qu'on les appelle lettrés, philosophes,politiques,ou de tel autre nom que l'on voudra, c'est eux qui, depuis que nous sommes sortis de la barbarie, et surtout depuis l'invention de l'imprimerie, gouvernent les affaires du monde, par leurs livres et l'ascendant de leur opinion sur ceux qui possèdent les titres et les charges. De même... les lettrés cherchent le mieux en fait de gouvernement et d'administration, le bonheur général est spécialement leur affaire 19... ». Il n'est pas question ici des « savants » au sens moderne du mot. La « science » est le fait des lettrés et philosophes. Le progrès technique de l'imprimerie n'est qu'un simple moyen pour la classe lettrée de faire sentir plus fortement et plus généralement son influence pour le bonheur général. Rousseau, on le sait bien, n'avait pas pensé que la plus grande facilité de s'adresser aux hommes donnée par l'imprimerie, « cet art funeste » dit-il, dût nécessairement assurer la propagation des meilleurs conseils, et Robespierre partageait ce sentiment. Parlant des Encyclopédistes, il écrivait : « Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l'opinion du matérialisme qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux esprits. On lui doit cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l'égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l'injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits w. Les citations risqueraient de nous entraîner hors de notre propos qui est ici de souligner que les sciences humaines, antiques et vénérées, avaient pour objet de chercher et d'enseigner ce qui convient à l'homme et de l'orienter. La notion du but, :9. De la Situation Intérieure de la République par CHARLES THÉREMIN, citoyen français, fils de protestants sortis de France pour cause de religion. Paris, pluviôse an V., pp. 53-54. C'est l'auteur qui souligne. Comité 2o. Rapport fait au-nom-du
de Salut Public par Maximilien Robespierre, sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains, et sur les fêtes nationales. Séance du 18 floréal, an second de la République française, une et indivisible, pp. 22-23.
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de fin, leur a été essentielle. Or, dans une civilisation du SavoirVivre, l'accent n'est pas mis sur le quid mais sur le quomodo : la Science, au sens actuel est, non point pour les savants euxmêmes, mais pour la Société dans son ensemble, guide en fait de quomodo.Il paraît très logique que mieux nous savons comment faire, plus il importe de bien choisir quoi faire. L'amélioration des procédés ne comporte pas nécessairement une amélioration des fins, elle peut, hélas, être associée avec une dégradation
des fins 21.
7. Plus grand le pouvoir, meilleur doit être le discernement présidant à son emploi : le principe vaut pour un homme puissant, il ne vaut pas moins pour une société puissante. Il semblerait donc qu'à mesure que nos forces productives s'accroissent, l'esprit humain devrait être de plus en plus porté à les diriger vers des fins salutaires. Il n'en va point du tout ainsi. Il me paraît regrettable que dans les temps et lieux où le grand nombre se trouvait ou se trouve encore dans un état de pauvreté dû essentiellement à une certaine impuissance à l'endroit de la Nature, impuissance tenant elle-même au défaut de SavoirFaire, il est regrettable, dis-je, que dans de telles conditions, les meilleurs esprits aient négligé de se poser les problèmes pratiques dont la solution eût amélioré le sort des hommes. Mais peut-être n'est-il pas moins regrettable que, dans des sociétés où le Savoir-Faire et la richesse sont en progrès prodigieusement rapides, les bons esprits volent au secours de la victoire. Ne pourrait-on remarquer un certain manque d'à-propos dans l'attitude du monde intellectuel, autrefois prédicateur de 21. Raymond Aron nous rend grand service en faisant violence à nos sentiments, en nous forçant de prendre conscience qu'il peut y avoir « technique
avancée y pour une fin aussi affreuse que le génocide. Mais même sans que la fin soit entièrement abominable, elle peut être de valeurs très différentes.
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vertu dans des sociétés pauvres qui avaient besoin de méthodes de travail plus efficaces et maintenant prédicateur d'efficacité au sein de sociétés aussi bien dotées à cet égard que déficientes en discernement? Sans doute cette présentation implique une grossière simplification. Les sociétés pauvres n'ont jamais manqué de riches dont le luxe était particulièrement insolent les admonestaet auxquels s'adressaient particulièrement tions des sages. Et les sociétés riches ne le sont pas tellement que tous y jouissent du « nécessaire » dont la définition se modifie selon les circonstances. Mais n'importe les correctifs que le scrupule intellectuel commande d'apporter au contraste esquissé, il reste vrai dans l'ensemble. Le volume d'attention voué au bene vivere est une proportion décroissante de l'attention totale du monde intellectuel, et qui plus est, une proportion décroissante même des préoccupations des savants ès sciences humaines. Ce n'est pas moi qui ferai fi, ni du souci d'expansion économique, ni du souci de répartition plus égale de ses fruits : ces objets ont été mes préoccupations principales pendant plus d'un tiers de siècle. Mais justement les progrès dans ces domaines ont été tels et promettent tellement de se poursuivre qu'il est temps de porter l'attention sur la nature des fruits, de regarder au-delà du flux croissant des objets et de l'attribution de créances sur ce flux, le rapport des objets à l'homme et la qualité de la vie. Or les sciences humaines sont bien déficientes à cet égard, et il se pourrait que cette déficience tînt au climat intellectuel propre à notre société. 8. Comme je l'ai dit plus haut, à mes yeux, la révolution technologique n'est pas née de la Science, qui est devenue son indispensable auxiliaire et instrument. Non pas directement sans doute mais indirectement, la Science a été très fortement influencée par la révolution technologique. Elle y a énormément gagné.
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Dès que les hommes du « Faire » empruntent les recherches des hommes du « Connaître » pour en tirer des applications, cet effort d'application comporte une vérification expérimentale des résultats du « Connaître », et je ne suis pas sûr que ces vérifications expérimentales faites par des hommes « pratiques » en dehors du monde savant, n'aient pas contribué à renforcer au sein de celui-ci « la méthode expérimentale » aujourd'hui universellement reçue par les savants. En effet, celle-ci rencontrait un puissant obstacle dans la disposition inhérente aux hommes de pensée à procéder discursivement à partir de principes a priori reçus pour évidents. J'aimerais insister longuement sur cette disposition 22, mais ce n'est pas mon sujet. Si j'ai parlé d'une influence heureuse de la technologie sur la science, il faut avouer que les profits pour la science ne sont certains que dans l'ordre de la méthode, tandis que les effets sur le caractère même de la science sont ambivalents : fastes en tant qu'elle est devenue bonne servante des besoins humains, néfastes en tant qu'elle a renoncé à les guider. Sans doute, le problème semblait ne devoir se poser que pour les sciences humaines, non pour les sciences de la Nature : longtemps un physicien a pu se féliciter de ses découvertes quelconques, et céder à la tentation naturelle, venue de l'extérieur, de les tenir pour d'autant plus importantes qu'elles se montraient susceptibles de conséquences pratiques plus vastes, sans qu'il eût à s'interroger sur la qualité de ces applications : mais cela n'est plus vrai, pour le physicien même, depuis la bombe atomique. Et cela ne peut être vrai pour l'homme des sciences humaines. L'économiste a pu développer ses recherches sans souci moral parce qu'Adam Smith lui avait garanti au départ le caractère essentiellement commutatif du processus d'enrichissement ; je ne pense pas qu'il faille ici opposer Marx à Smith : car Marx, voyant dans les capitalistes les artisans inconscients 22. Il y aurait lieu l'ontologisme immanent
ici de discuter sous des formes
très diverses dans quantité de penser.
de manières
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de l'enrichissement par l'accumulation et la reproduction élargie, a supposé qu'ils seraient trop aveugles pour comprendre la nécessité de la répartition; c'est du fait de cet aveuglement supposé invincible par Marx que les classes devaient fatalement s'opposer avec violence, mais non les hommes par la nature des choses. Les économistes peuvent se passer de philosophie parce qu'ils ont, sans la formuler, une philosophie profondément optimiste. Il s'agit pour eux d'un « jeu contre la Nature » où l'ensemble des joueurs gagne d'autant plus que la répartition entre eux est plus équitable. Quand on pratique la science économique alternativement avec telle autre science humaine, on trouve dans la recherche économique un délassement délicieux, parce qu'on se tient pour assuré qu'aucun progrès de la science économique ne saurait dicter des actions qui ne soient généralement bénéfiques. Il n'en va plus de même, s'agissant des sciences plus ou moins politiques. Il est possible d'étudier par les méthodes consacrées dans les sciences de la Nature la « responsivité » des individus aux stimuli qui leur sont appliqués : on peut observer, on peut même faire des expériences,on peut tirer des conclusions. Oui, mais pour qui ? La chose est ici d'importance. Car de cette « connaissance » dérive un « Savoir-Faire » qui peut être employé désastreusement! Il est naturel, et honorable, que le savant ne soit point tenté par ces recherches. Qu'à cela ne tienne, ceux à qui elles peuvent servir expérimentent pour leur compte. Les « publicitaires » le font, et comme c'est à grand bruit, nous leur prêtons grande attention. Ce ne sont pas pourtant les plus dangereux technologues en la matière, il s'en faut bien : il y a les policiers interrogateurs, il y a les manipulateurs d'opinion. Le progrès du quomodone se produit pas seulement dans les domaines où ce qui est « agi » c'est la matière, mais aussi dans les domaines où ce qui est « agi», c'est l'homme. Et ici, derechef, comme dans la révolution industrielle, la technologie des hommes du « Faire » précède la mise en branle
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de la science. Mais alors que, dans le domaine matériel, les hommes du quid étaient stimulés par le démarrage du quomodo, ici ils ont de bonnes raisons d'être épouvantés. Est-il raisonnable d'attendre ici un nouvel Adam Smith qui nous garantisse que tout progrès dans le maniement des hommes sera, tous comptes faits, avantageux pour l'homme ? Non pas ! Mais il n'est pas non plus raisonnable d'espérer que cette technique ne sera pas cultivée. Il ne serait même pas raisonnable d'admonester les savants contre toutes études dans ce domaine dangereux. Mais ce qui me paraît insensé, ce serait que les hommes de pensée se cantonnâssent dans une attitude de fournisseurs à l'égard du Savoir-Faire. Cette attitude, bien entendu, n'est choisie positivement par aucun savant, à quelque domaine qu'il appartienne. Tous sont des hommes voués à la connaissance. Mais à force d'être des « consciencieux de « l'esprit », ils laissent tomber leurs fruits sans regarder qui les ramasse et quel usage en est fait. S'il paraît impossible d'organiser un « droit de suite », ce qui ne l'est pas, c'est de proposer à la Société du « CommentFaire » de fortes et belles images du « Quoi-Faire ». 9. Toutes les facilités nouvelles données à l'homme, comme aussi toutes les menaces nouvelles qui pèsent sur lui, proviennent des travaux scientifiques. Tout le facteur « connaissance » intervenant dans le changement, et qui a permis son énormité, vient des savants. Mais le facteur « volonté » qui oriente le changement ne vient pas d'eux. Bien entendu, il ne s'agit pas de volonté « une » et encore moins de volonté « délibérée ». Il s'agit d'un processus dynamique extrêmement confus. Il faudrait pousser le fatalisme jusqu'à l'absurde pour nier que nous puissions influencer ce processus, ou pousser l'optimisme jusqu'à l'absurde pour postuler qu'il est le meilleur possible. Il paraît évident que le monde intellectuel doit exercer une influence beaucoup plus
168
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active sur ce processus, en s'efforçant de l'incliner vers ce qui est le plus propice à l'homme. Il faut rendre grâces au xxe siècle de manifestations toujours plus nombreuses et plus efficacesd'un souci humanitaire. Mais comme par un reflet curieux et non nécessaire de la division du travail social, ce souci s'est adressé en quelque sorte separatim à des aspects particuliers de l'homme : on s'est préoccupé de l'homme
en
tant
que
chômeur
pour
lui
assurer
du
travail
23,
de l'homme en tant que travailleur pour alléger et abréger sa tâche, de l'homme en tant que « mal-logé » pour lui assurer le nombre de mètres carrés nécessaires, du vieillard pour lui assurer une retraite 24, de l'enfant pour le rendre apte à des emplois moins pénibles et plus rémunérateurs. Mais la terminologie dislocatrice de l'homme à laquelle nous venons de nous référer témoigne assez que la condition de l'homme n'est pas considérée en sa totalité. Cela se manifeste de façon tangible dans les omissions de nos soins. Quand on pense à l'abrègement du temps de travail, on ne pense pas au temps et à la fatigue des transports, quand on pense à donner à un adolescent des qualifications professionnelles, on ne pense pas à lui donner la culture qui valorisera son loisir et sa retraite, quand on pense à loger une famille, on ne pense pas à lui donner vue sur un beau paysage. Il ne faut nullement s'étonner si, dans une première phase des progrès rapides dans l'efficience, l'éblouissement qu'ils ont causé, combiné avec les avantages réels qu'ils apportaient, aient fait oublier les souffrances humaines qui les accompagnaient; ni que, dans une seconde phase, les moyens donnés par l'enrichissement général aient été appliqués à remédier à des maux particuliers, anciens ou nouveaux; mais ne pouvons nous pas maintenant entrer dans une troisième phase où le processus de croissance économique lui-même sera profondément informé 23. Le « plein emploi n m'apparaît comme une conquête majeure de notre
génération. 24. En France elle est bien misérable.
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par des vues générales sur ce qui convient à l'homme et favorise son épanouissement ? Et si ces phases se sont nécessairement succédées dans le cas des peuples qui ont été les pionniers de la croissance économique et qui allaient donc à l'aveugle, est-il interdit, dans le cas des peuples encore sous-développés, de mettre la conscience du but à l'origine du processus ? 10. On peut dire utopique le propos d'i.nstrumentaliser l'efficience pour la réalisation de l'aménité; mais justement les forces actuelles des peuples avancés, et celles qui leur sont promises, non seulement autorisent l'utopie mais l'appellent; nous en manquons à présent : il faut remonter jusqu'à Ledoux pour trouver la conception d'une ville industrielle construite pour le plaisir des yeux et le charme de la vie en même temps que pour la production. Il faut retourner à Fourier pour retrouver le propos de rendre le travail attachant, ce qui pourtant est le premier élément du bien-être. Rêves que tout cela ! Mais justement, les hommes pratiques ont à présent besoin de rêves à réaliser. Je ne le dis pas en rêveur mais en économiste, le doublement de la production par habitant au cours des vingt années à venir est matériellement réalisable. L'obstacle qui risque de l'empêcher, c'est le manque d'imagination dans l'emploi des forces sociales. L'occasion est belle d'avancer des idées relativement à un aménagement de l'existence humaine. Est-il nécessaire de souligner que toute discussion portant sur le mode de vie auquel il faut viser implique un débat plus haut sur le bien de l'homme ?
XI
Niveau de vie et volumede consommation If) 64 L'amélioration du sort matériel du grand nombre est, de nos jours, fait, espoir et volonté. Notre époque peut être dite bonne, parce que telle est sa préoccupation dominante, et heureuse parce que nous avons les moyens de servir cette intention. Ils s'abusent étrangement ceux qui regrettent de ne pas vivre en tel moment brillant d'une civilisation passée : si quelque enchantement les y transportait avec leurs sentiments actuels, de quelle angoisse ne seraient-ils pas étreints, par compassion du sort populaire, et à quel désespoir ne seraient-ils pas sujets, ne voyant à cette condition nul remède ? C'est alors qu'ils sentiraient le prix de ce progrès rapide des arts utiles qui fait le contraste essentiel entre notre Société et celles du passé. Si brillantes que fussent celles-ci quant à une minorité, il était impossible que la grande majorité connût une existence successivement meilleure, puisque la condition nécessaire n'en était pas remplie : à savoir que l'effort humain porte des fruits rapidement croissants. Et nous devons, ce me semble, tenir pour un grand privilège de vivre en un temps où nous voyons les effets d'une productivité croissante, et pouvons tabler sur ses promesses. Ce privilège entraîne une obligation : nous devons faire le meilleur usage possible des chances que nous apporte l'essor prodigieux des techniques. Nous avons à comparer, évaluer, mesurer : la mesure accompagne le progrès technique comme son serviteur et son juge. Aussi sommes-nous avides de formulations quantifiées. Les statistiques jouent un rôle toujours croissant dans nos jugements, discussions et décisions. Je m'en félicite : ainsi des
NIVEAUDE VIE ET VOLUMEDE CONSOMMATION 171 indications précises, cautionnées par des chercheurs scrupuleux, sont substituées aux appréciations subjectives colorées par des observations particulières et des préférences propres. Le recours aux statistiques disqualifie les opinions inconsidérées et délimite les débats fructueux. Les hommes qui, dans notre pays, ont développé et accrédité les statistiques doivent être remerciés d'avoir orienté les controverses publiques vers des problèmes qui relèvent d'un traitement raisonnable. Et si c'est « technocratie » que de soustraire au conflit passionnel tout ce qui peut en être soustrait, alors, de grand cour, je m'avoue « technocrate ». Ce que disent les statistiques et ce qu'on leur fait dire On entend souvent dire que « les statistiques faussent la réalité ». Ce « faussement » peut en effet se produire dans l'esprit de l'usager négligent qui n'entend pas, ou ne se rappelle pas suffisamment que les statistiques ne peuvent et ne prétendent représenter qu'un aspect de la réalité. L'aspect choisi est nécessairement un aspect qui se prête au chiffrage, soit spontanément, soit en raison de conventions. Lorsque nous disons que tel livre contient deux fois autant de lettres et signes que tel autre, ou encore qu'il s'est vendu dix fois autant que tel autre, nous faisons deux comparaisons numériques qui sont vraies, mais qui seraient faussées dans l'esprit d'un usager qui croirait que l'une ou l'autre est donnée pour mesure de « la valeur culturelle ». Ce qui fausse les statistiques, c'est que nous voulons leur faire dire plus qu'elles ne disent : et quoi de plus naturel! car ce qui nous importe c'est la réalité, et les statistiques valent à nos yeux comme signes dépassant leur contenu immédiat. Par exemple, dites-moi que, dans tel pays étranger, la durée moyenne des études est de deux ans supérieure à ce qu'elle est dans mon pays, j'entendrai immédiatement que ce peuple étranger reçoit un enseignement en moyenne meilleur, et il faudrait de très fortes preuves contraires pour ébranler cette conviction immédiate. Mais n'importe que cette statistique ait bonne valeur
172
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indicative, elle peut être de valeur directive médiocre : j'entends que nous n'obtiendrons pas le progrès optimum de notre enseignement si le signe « durée » nous obsède tellement que tous nos à prolonger cette durée. soins soient voués exclusivement Il nous est naturel de faire parler les statistiques au-delà de ce qu'elles disent, mais il y faut apporter du discernement. relative à la durée Considérons les statistiques américaines du travail dans les industries manufacturières. hebdomadaire Sur de longues périodes (décennies et plus), la réduction de cette durée dénote un progrès social; mais, au contraire, sur de cette des périodes courtes (mois, trimestres) l'allongement durée dénote un progrès de la prospérité. Ou bien considérons, l'indice du salaire horaire réel durant l'entre-deux-guerres, en France : il atteint un record en I935, de sorte qu'en le prenant heureuse pour la classe pour guide on jugerait particulièrement ouvrière une année au contraire mauvaise particulièrement du chômage et l'abrègement des horaires, la par l'étendue hauteur de l'indice reflètant seulement le bénéfice de l'affaissement des prix dû au marasme économique, affaissement qui profite aux travailleurs occupés et dans la mesure des heures où ils sont occupés 1. L'usager prudent ne s'attache pas à un seul chiffre, ou à une seule série numérique, mais en fait dialoguer plusieurs. Et l'on n'est guère excusable de n'en point user ainsi, vu l'abondance des séries fournies par les services statistiques et vu les tableaux de relations économiques dressés par les rédacteurs des Comptes de la Nation. Mais il ne faut pas s'étonner que l'esprit, parmi tous ces chiffres, préfère et retienne ceux (dits « agrégats ») qui figurent le progrès global. r. Alors que l'indice du salairenominal à Paris déclinaitde 451,3 en 1930à 425,1 en 1935,l'indice des salairesréels progressaitdans le mêmetemps de 144,2 à 171,2.Chiffresdonnéspar MmeJeanne dans son intéressant SINGER-KÉREL
ouvrage : Le Coût de la Vie à Paris de z8¢o d rgg¢, dans la série « Recherche sur l'ÉconomieFrançaisep publiéesous la direction de J. M. Jeanneney et M. Flamant (Paris, ig6i).
DE CONSOMMATION173 NIVEAU DE VIEET VOLUME Le langage des agrégats Partout l'opinion a reçu rapidement - et pour son bien l'idée très générale d'un produit national 2 del'année, qui sert au fonctionnement des autorités, à l'équipement des entreprises, et, en majeure partie, à la satisfaction des ménages. Cette idée est couramment invoquée pour représenter au public que toute distribution de droits financiers en déséquilibre relativement au progrès du produit réel, ne peut être matérialisée - et cela en faible partie - qu'en tirant du dehors un excédent de ressources (déficit extérieur) et en majeure partie ne produit que la hausse des prix : ce sont donc « faux droits » selon la terminologie de Rueff. L'idée est encore invoquée pour faire valoir l'utilité de réserver une grande part aux investissements en vue d'accélérer la croissance annuelle du produit global, ce qui fait croître la consommation des ménages plus rapidement, sur une suite d'années, que si l'on agrandissait la part qui lui est présentement dévolue 3. Ce ne sont là que des exemples très banals de la mise en jeu d'une idée, qui n'a pas besoin d'être conçue avec précision pour exercer un empire suggestif. 2. J'emploie à dessein le terme vague de produit national, sans majuscules, parce qu'il y a toute une famille de concepts s'étageant du Produit National Brut du système normalisé des Nations Unies à la Production Intérieure Brute préférée par les comptables français. Pour mon sujet actuel, ces différences de concepts n'importent pas, puisque c'est seulement sur la consommation des ménages que portera ma discussion. En 1950 la 3. a Voici l'illustration. consommation privée absorbait à peine 60 % du P.N.B. allemand. Mais dès 1956 la consommation privée (naturellement comptée à prix constants) était à peu près égale à la totalité du P.N.B. allemand de
1950 : il avait fallu pour cela six ans. » « Passons à la France. Chez nous en 1949 la consommation privée absorbait plus de 69 % du P.N.B. C'est seulement en 1957 que notre consommation privée a très légè(comptée à prix constants) rement dépassé le montant du P.N.B. de 1949 : il avait donc fallu huit ans. » « Voyons maintenant le RoyaumeUni. En 1949, la consommation privée absorbait 77 % du P.N.B. Quand cette consommation (comptée à prix constants) a-t-elle rejoint le montant du P.N.B. de 1948 ?En 1958, dix ans après, elle n'y avait pas encore réussi. » (De mon rapport au Conseil économimars 1960). que sur la productivité,
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Tout le monde sait combien la comparaison des rythmes de croissance du produit national entre l'Union soviétique et les États-Unis a servi la propagande communiste et jeté l'inquiétude dans l'opinion américaine. Mais, chose bien plus intéressante, la comparaison des produits nationaux par tête entre pays avancés et pays sous-développés, a joué un rôle capital dans la prise de conscience chez les premiers, de l'aide nécessaire aux seconds. Mais il suffit de citer ces comparaisons si populaires, pour faire sentir que le Produit National Brut (dont il est habituellement fait usage) n'est pas une « quantité vraie ». Si nous dénombrons la population humaine de tel pays à tel moment, le chiffre obtenu est immédiatement comparable à celui que nous aurons obtenu en une année précédente pour le même pays, ou à celui que nous obtiendrons en une année quelconque pour un pays quelconque. Ainsi ces effectifs de population sont des quantités vraies. Au contraire un Produit National est une quantité notionnelle; il s'agit d'une expression monétaire. On se tromperait grossièrement en comparant pour un même pays les expressions monétaires de deux produits à quelques années de distance : il faut procéder à une « déflation » ;on se trompe aussi grossièrement, comme Milton Gilbert l'a mis en lumière, en comparant les Produits Nationaux de deux pays au même moment par simple conversion au cours du change actuel et d'autant plus que leurs structures économiques et sociales sont plus différentes. Mais ce qui m'importe ici, c'est l'équivoque quant à la signification du résultat obtenu :« Des estimations du Produit National Brut en dollars constants nous sont nécessaires pour évaluer les changementsdans le niveau de vie de la Nation. Nous voulons savoir si le volume moyen des biens et servicespar membrede la population est plus élevé en I957 qu'une année ou une décennie plus
tôt...
» 4.
4. Il s'agit d'une commission constituée par le National Bureau of Econo-
mie Research pour faire rapport Bureau du Budget sur la réforme
au du
NIVEAU DE VIEET VOLUME DE CONSOMMATION175 Le mot de « volume » ici employé, qui est consacré et utile, ne doit d'ailleurs pas nous faire oublier qu'il ne s'agit pas d'une mesure physique vraie. Lorsque nous comparons les volumes du P.N.B.en deux années différentes, nous introduisons dans le rapprochement de deux expressions financières, un mode de conversion financier. Le progrès dit « réel » n'est pas le progrès d'une réalité pure et simple, mais celui d'une expression financière après correction. Volumede la consommationet niveau de vie Dans la citation ci-dessus, le progrès du niveau de vie est assimilé au progrès du volume des biens et services par habitant : ce sont plus particulièrement les biens et services advenant aux ménages qui sont retenus comme ici pertinents. Lorsque notre S.E.E.F.fi a présenté les Comptes de la Nation au grand public, dans une brochure qui est un modèle de clarté et d'élégance, il a inscrit sous la rubrique « Ménages » le titre : « L'élévation du niveau de vie de 1949 à I96I », et a rangé sous ce titre des graphiques légendés : « Volume de la Consommation par tête ». Élévation du niveau de vie et augmentation du volume de la consommation (des ménages) par tête sont pris pour synonymes. Il n'en va pas ainsi seulement dans un texte destiné au grand public, mais les experts du Plan, dans une note pour la Commission 1985, portant sur vingt-cinq ans de progrès à partir de ig6o, dépeignent ce progrès comme « la croissance de la consommation par tête au rythme de 3,7 % l'an » et, au paragraphe suivant, comme « la multiplication par 2,5 du niveau de vie des Français » enfin de période. Les deux modes d'expressystème de comptabilité publique aux États-Unis. Ce rapport en date du 21 juin 1957 figure dans les Hearings de la Commission mixte économique du Congrès. Document 98 269 : « The National Accounts of the United States». Citation tirée de la p. 159.
5. On sait que ce sigle désigne le Service des études économiques et financières du ministère des Finances, fondé par M. Claude Gruson, et responsable de l'établissement des Comptes de la Nation.
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sion sont traités comme équivalents, employés indifféremment, et nous tous, qui discutons habituellement ces matières, disons tantôt « progrès du volume de la consommation par tête » et tantôt « progrès du niveau de vie » sans attacher des significations différentes aux deux expressions. Le thème des présentes réflexions, c'est qu'il y aurait avantage à différencier l'emploi des deux expressions. Pourquoi ? Parce que nous reconnaissons comme intéressant le niveau de vie des changements qui ne sont pas retracés, ou sont reflétés de manière inadéquate dans la mesure du volume de consommation, et qu'on ne saurait y faire entrer sans gâter sa cohérence utile à d'autres égards. Les changements auxquels je pense ici sont des changements de même nature concrète que ceux qui figurent dans la mesure de la consommation. Il ne s'agit pas de faire intervenir dans la présente discussion des « biens » d'un autre ordre que ceux qui figurent dans nos statistiques, mais de faire ressortir que des biens qui sont d'un même genre, tantôt y figurent et tantôt n'y figurent pas 6. Et pour éviter toute méprise, aussitôt je citerai quelques exemples.
6. Faut-il souligner que s'il en est ainsi, ce n'est point à cause d'erreurs commises, mais en raison de conventions ont été observées. Ces conventions maintes fois portées par les statisticiens à la connaissance du public. Il peut n'être pas superflu de les rappeler dans leur énoncé autorisé : -. « La comptabilité nationale ne retient comme biens et services économiques que ceux qui s'échangent effectivement sur le marché ou qui sont susceptibles de s'y échanger. Aussi la production est-elle restreinte à la création de biens et services qui s'échangent habituellement sur le marché (même s'ils ne font pas l'objet d'un échange réel). »
« Le fait qu'une activité ne soit pas « productrice » au sens de la comptabilité nationale signifie donc simplement que à l'activité nationale sa participation ne se trouve pas mesurée sur le marché p. (Les Comptes de la Nation, tg6o, t. II : a Les Méthodes », p. 150). Ici, mon intention n'est en aucune façon de contester les critères utilisés par nos statisticiens, mais seulement de faire ressortir que lesdits critères, adoptés pour de bonnes et fortes raisons, ont pour effet de causer certaines divergences entre la mesure de la consommation et l'idée que nous pouvons nous faire de ce qui contribue au niveau de vie.
DE CONSOMMATION177 DE VIEET VOLUME NIVEAU Exemples de discordance Il n'est personne qui n'aime mieux se trouver dans une pièce aux parois fraîchement et agréablement peintes qu'entre des cloisons sordides. La production de peintures et vernis, en tant qu'elle est employée par les familles à la décoration de leurs logis, entre dans le volume de la consommation, comme aussi les travaux d'application. Mais l'homme passe une grande partie de son temps dans des lieux de travail, usines, bureaux. A proportion de ce temps, il importe à son niveau de vie que ces lieux de travail aient ce pimpant plutôt qu'un aspect sordide : pourtant la production de peintures et vernis, et leur application, en tant qu'il s'agit de lieux de travail, ne figure pas dans le progrès de la consommation et, comme on le verra, n'y peut logiquement figurer. Quel est le principe de distinction ? Il se trouve dans le mode de financement de cette décoration. La décoration des logis est financée par les revenus des particuliers : elle est donc consommation privée, la décoration des lieux de travail est financée par les entreprises sur leurs dépenses courantes : elle est, au regard des notions comptables, une production « intermédiaire » qui ne figure pas dans le produit « final ». La distinction est éclairée par la déclaration suivante du principal responsable de la comptabilité nationale américaine, George Jaszi : « Le produit national, comme somme de produits finals, ne saurait être mieux caractérisé, du point de vue opérationnel, que comme la somme des achats qui ne sont pas facturés comme dépenses courantes des entreprises. Il n'y a sur ce point aucun doute dans mon esprit. Une première approximation de l'investissement, tel qu'il est habituellement mesuré, peut être obtenue en faisant la somme de ceux des achats faits par les entreprises qu'elles ne comptabilisent pas comme dépenses courantes, et ce que nous entendons couramment par consom-
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mation est le reste du produit final » 7. Jaszi parle ici de consommation au sens large, qui se divise habituellement en consommation des autorités (en France « administrations ») et consommation des particuliers (en France « ménages »). C'est cette dernière qui nous intéresse ici : c'est elle dont on cite couramment le « volume » par habitant, pris, comme je l'ai noté, comme synonyme de « niveau de vie ». Mais cette synonymie implique, on le voit maintenant, que l'on regarde comme mesure fidèle du niveau de vie la mesure des achats des particuliers, « déflatée », corrigée pour « éliminer » l'influence des changements de prix. Quand on parle du « volume de la consommation privée 8 » on parle des dépenses dites « réelles 9 » des particuliers. Parmi ces dépenses, attachons notre attention aux dépenses de transport. Tel travailleur utilise quotidiennement les transports en commun pour se rendre à son travail et une fois l'an pour emmener sa famille en vacances. C'est le nombre de kilomètres consommés par lui et les siens qui entre en compte dans le « volume de la consommation ». Sa consommation kilométrique de l'année se trouvera accrue s'il emmène sa famille en vacances beaucoup plus lointaines, elle se trouvera aussi accrue si son lieu de travail s'éloigne de son domicile et qu'il ait à faire un trajet quotidien plus long : l'accroissement kilométrique sous la première forme apparaît au travailleur comme une amélioration, et sous la seconde forme comme une charge : or la mesure «consommation » confond ces deux phénomènes. Il y a plus. Munissons notre homme d'une voiture particulière 7. GEORGE JASZI : « The Conceptual Basis of the Accounts », introduction au volume XXII des Studies in Income and Wealth, du National Bureau of Economic A Critique of the Research, intitulé : United States Income and Product Accounts, (p. 56). 8. Dans le système de comptabilité dit « normalisé n par convention internationale, on parle de a consommation
privée ». En France nos experts parlent de « consommation des ménages qui diffère de façon très faible de la consommation privée selon la définition internationale. La différence est si faible que les deux terj'emploie indifféremment mes. 9. Je m'exprime ici comme si la déflation ne posait aucun problème : on ne saurait parler de tout à la fois.
DE CONSOMMATION179 NIVEAU DE VIEET VOLUME qu'il emploie pour se rendre au travail comme pour emmener sa famille en promenade le dimanche. Si ses randonnées du dimanche s'allongent, il consomme plus d'essence; mais, de même si son trajet quotidien est de plus en plus encombré. La dépense qui lui est infligée par l'encombrement se reflète dans les statistiques comme une amélioration! Ainsi l'exemple simple des transports quotidiens nous fait voir qu'il y a des accroissements de consommation qui ne reflètent pas une amélioration, mais le contraire. Et cela tient évidemment au critère « achats ». Mais à cause de ce critère, il y a de très importantes sous-estimations des avantages acquis. La radio et la télévision en constituent un exemple. Nulle part au monde le public ne se voit offrir de programmes de radio et de télévision aussi fournis et variés qu'aux États-Unis. Ces programmes mettent en jeu un monde très nombreux de comédiens, chanteurs, speakers, reporters, photographes, techniciens, etc. Les consommateurs se voient ici distribuer une chère extrêmement abondante composée par des talents très divers. Or cet apport compte pour zéro dans le volume de la consommation privée. C'est ce que l'on peut lire dans un exposé fondamental des comptables nationaux de ce pays : « Les services rendus par la radio et la télévision constituent un exemple frappant de chapitre omis de la comptabilité nationale parce que toutes ces productions sont financées par les entreprises sur frais courants. Et pourtant il s'agit là d'importantes formes de récréation, entièrement semblables aux spectacles de théâtre et de cinéma qui, comportant des droits d'entrée, figurent dans les dépenses de consommation » 10. Objectera-t-on que l'achat des postes figure dans les dépenses de consommation? Mais ainsi se trouve reflété seulement l'emploi des facteurs de production nécessaires à la fabrication et mise en place des postes, et non de ceux qui les alimentent : 10. National Income, 1954 edition, préparé par la Division du revenu natio-
nal du Department of Commerce, directeur George Jaszi, p. 38.
I HO
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c'est comme si les spectateurs de théâtre ne payaient que le loyer de la salle, et ni le plateau, ni les lumières. Comment ne pas voir ici combien nous nous écartons d'une mesure plausible de ce qui advient concrètement aux consommateurs ? Imaginons que nous avons tenu avec soin, pendant une suite d'années, des statistiques d' « entrées u dans les salles ou lieux de spectacle, de l'opéra au stade. Notre total d'entrées dans l'année, soit brut, soit pondéré 11, est une mesure concrète de la « consommation de spectacles ». Pour assurer la continuité d'une telle série, après intervention de la télévision, il faudrait compter aussi (en l'affectant de tei coefficient de conversion que l'on voudra choisir 12) chaque assistance à un spectacle au foyer : c'est alors qu'on aurait un véritable indice de volume de la consommation de spectacles. Et dans ce cas important, nous sous-estimons très gravement un progrès effectif. C'est l'inverse en ce qui concerne la consommation alimentaire dans les pays avancés. Aux États-Unis la dépense alimentaire par tête à prix constants a progressé de 75 % de I909 à l'époque C'est là, selon le vocabulaire statistique, le progrès en volume de la consommation alimentaire. Il paraît immédiatement impossible que l'ingestion physiologique ait ainsi augmenté en quantité, mais il y a eu déplacement vers des produits de plus haute qualité. Or, compte tenu de ces changements de qualité, selon les calculs du Department of Agriculture, le progrès de la consommation physiologique a été tout au plus de 12 à I5 %! C'est-à-dire que les quatre cinquièmes au moins du progrès apparent de la consommation d'aliments ont, en fait, reflété l'accroissement des services de transport et de distribution afférents aux aliments 13. Si cet accroissement comporte, ici.On peut pondérer selon la nature des spectacles, la qualité des places, etc. 12. On peut convenir que chaque vision au foyer n'est que telle fraction d'une « entrée dans une salle. 13. Ce paragraphe est basé sur SIMON
KuzNETs: « Quantitative Aspects of the Economic Growth of Nations: VII. The m Share and Structure of Consumption (n° spécial de janvier 1962 de Economic and Cultural Development Change), p. 42 et sq.
NIVEAUDE VIE ET VOLUMEDE CONSOMMATION 181 pour une certaine proportion, des facilités nouvelles pour les consommateurs, pour sa plus grande part il est simple conséquence de l'urbanisation : condition pour que le consommateur conserve son niveau de consommation alors qu'il s'éloigne des lieux de production. En tout cas, il est important de noter que l'accroissement statistique du volume de la consommation alimentaire ne correspond pas à l'idée simple d'un accroissement d'obtentions
physiques
-
14.
Une mesure de transactions La mesure de la consommation des ménages n'est pas, à la vérité, une mesure des obtentions, mais une mesure « déflatée » des transactions des ménages avec les entreprises. Soit deux pays A et B où, toutes choses égales d'ailleurs, il y a cette différence institutionnelle que dans le pays B, les entreprises font prendre leurs employés à domicile par des véhicules de l'entreprise, et fournissent le repas de midi à leurs salariés. Des dépenses de consommation du pays A ne figurent pas dans le compte « consommation » du pays B, ni à aucun titre dans le produit national puisqu'il s'agit maintenant de dépenses courantes des entreprises. Puisque nous voulons que toutes choses soient égales d'ailleurs, nous admettrons naturellement que les prix des produits achetés par les consommateurs dans le pays B incorporent ces dépenses accrues des entreprises, et que les consommateurs de ce pays ne peuvent donc d'ailleurs rien acheter de plus que ceux du pays A. On voit immédiatement que la consommation par tête apparaît plus faible dans le pays B, puisque manquent dans son total certaines dépenses assumées par les entreprises. Cet exemple 14. Cette constatation est importante pour la prévision. En France nos experts prévoient pour la période 1060-1085 une élasticité de la dépense alimentaire par rapport au revenu de 0,42. Pour les
États-Unis et la période citée plus haut, Kuznets donne 0,77 avec la précision d'une élasticité de o,r6 pour les aliments et de 1,62 pour les services afférents.
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fait aussitôt apparaître que la mesure de la consommation n'est pas invariante relativement aux institutions. Faisons encore la supposition suivante : chaque entreprise ouvre une école professionnelle, gérée selon la règle financière suivante : assume, et impute à ses dépenses coul'entreprise des enfants de ses employés; rantes, la charge d'enseignement d'autres enfants sont admis, mais à charge pour leurs parents la quote-part des frais généraux afférente à leurs d'assumer enfants. Du fait d'un tel régime financier, pour un même nombre sera total d'enfants enseignés, la dépense de consommation sera la forte de chassé-croisés d'autant plus que proportion du tout si Pas de de consommation chaque dépense plus grande ! à l'emploi d'un de ses enfant va dans l'école correspondant si, par extraordiparents, tout en dépenses de consommation à l'emploi naire, aucun enfant n'allait dans l'école correspondant du parent! Je ne saurais trop le souligner : la mesure de la consommation n'est autre chose qu'une mesure des biens et services que les des entreprises, à titre onéreux. Il suit particuliers obtiennent de là que cette mesure omet : 1° les services rendus par les autorités ; 2° les biens et services gratuits; 3° les coûts externes de l'économie. Et par là elle est infligés par les transformations le à mesurer niveau de vie. impropre Les services rendus par
les Autorités
De tout temps, les hommes ont attaché beaucoup d'importance aux soins médicaux. Aussi ne serons-nous pas surpris de dans la consommation privée trouver que ceux-ci interviennent des États-Unis pour un montant très élevé (22 milliards de dollars en 1962) et pour une fraction non négligeable du total de cette consommation : près de 6,5 %. Nous serons surpris au contraire de ne pas retrouver ce chapitre dans la consommation privée du Royaume-Uni; l'explication en est bien simple : ici la charge la médecine est gratuite pour les consommateurs,
NIVEAU DE VIEET VOLUME DE CONSOMMATION183 financière est assumée par les autorités. Mais, de ce fait, le progrès des soins médicaux, dont personne ne niera qu'il intéresse le niveau de vie, ne s'inscrit pas dans les progrès de la consommation privée. Tournons-nous vers l'enseignement : aux États-Unis mêmes, il n'est représenté que par 5,2 milliards dans les dépenses privées, contre 22 milliards dans les dépenses des autorités. La mesure «consommation privée »sous-estime donc gravement la «consommation d'éducation », et comme la dépense privée progresse moins vite que la dépense publique, elle n'a même pas valeur d'indice. Soins médicaux et enseignement sont des services rendus aux particuliers, et qui ont même utilité pour les individus, qu'ils soient financés par les budgets de ménages ou par les budgets publics. Mais c'est seulement dans le premier cas, et selon son importance, que le progrès de ces services se trouve reflété dans le progrès de la consommation. N'est-ce pas là un sérieux inconvénient ? Comment donc y remédier ? Sera-ce en ajoutant, à la valeur des biens et services vendus aux consommateurs, la valeur des ressources employées par les autorités ? Non pas 15. Outre ils. Nos comptables nationaux s'expriment à ce sujet dans les termes suivants : « Les biens et services acquis par les administrations et utilisés par ces dernières pour procurer d'autres services aux ménages (des routes, des services sont classés dans la d'enseignement) consommation des administrations (ou, le cas échéant, dans la formation brute de capital fixe des administrations), Quant aux services ainsi « produits a par les administrations (enseignement, etc.), l'évaluation de la consommation des ménages n'en tient pas compte : en effet ces services ne font pas l'objet d'une réelle production, assortie d'une vente sur un marché : ils sont distribués gratuitement par les administrations. N'étant
pas « produits u - au sens de la définition générale de la production - ils ne sont pas non plus « consommés ». Il en va différemment pour les services de même nature (comme ceux que rendent les écoles privées de caractère commercial) qui font effectivement l'objet d'une vente à un prix de marché. Ces derniers entrent dans l'évaluation de la consommation des ménages ». (Les Comptes de la Nation, ig6o, t. II : « Les Méthodes », p. 79). Ce passage, admirablement rédigé, met très bien en lumière le caractère en quelque sorte hybride que l'on attache à la « consommation publique ». Dans le cas des « entreprises n ce qui nous intéresse, c'est principalement ce qui en sort:
I ôq.
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l'hétérogénéité statistique ainsi introduite, accorderait-on volontiers que tout emploi quelconque de ressources par les autorités constitue pour les particuliers le même avantage que les consommations par eux choisies ? L'accorderons-nous quand ces ressources sont employées pour le prestige ou l'aventure ? Pourrons-nous l'accorder sans contradiction fondamentale dans le cas de ressources appliquées précisément à empêcher les particuliers d'acquérir des biens qu'ils désirent (ainsi les frais de police de la Prohibition). Simon Kuznets, qui a joué un rôle majeur dans le développement de la comptabilité nationale, a suggéré un mode de traitement des services rendus par les autorités publiques, qui va dans le sens de notre préoccupation 16. Certains services rendus par les autorités s'adressant directement aux consommateurs, ainsi ceux qui concernent la santé et l'éducation, devraient seuls être retenus dans la comptabilité comme produits finals, car « nous admettons que le but final de l'activité économique est de procurer des biens aux consommateurs ». Tout le reste des activités publiques devrait être regardé comme des coûts du système social dans son ensemble. les produits qu'elles émettent au moyen des « facteurs n qu'elles utilisent. Dans le cas des « ménages a ce qui nous intéresse, c'est seulement ce qui entre : les biens et services « consommés ». Dans le cas des autorités, comme nous ne regardons point leur prospérité comme une fin, ce serait aussi les qui nous intéresserait « produits n qu élles émettent au moyen des « facteurs n qu'elles absorbent, qui sont partie des services de personnel et partie des « produits a des entreprises. Mais en fait nous ne pouvons mesurer que les « entrées n et non les « sorties » que nous voudrions connaître. Ou, nous pourrions mesurer les sorties qui sont de même caractère, adressées aux ménages, que celles des entreprises, mais ce n'est que la moindre partie. Et encore
la mesurer, selon les ne pourrions-nous conventions régnantes, que par équivalence avec les produits c commercés s. Faut-il rappeler que cette consommation publique n ne porte jamais que sur les biens et services effectivement absorbés par les autorités, différent donc de la « dépense publique n en ceci que cette dernière comprend des simples transferts, revenus encaissés pour être distribués à d'autres. 16. SIMON KuzNETS : « Discussion of the New Department of Commerce « National Income : Income. Séries : A New Version. H (The Review of Economics and Statistics, vol. XXX, n° 3, août xg48). A la suite, des réponses des comptables officiels.
NIVEAUDE VIE ET VOLUMEDE CONSOMMATION 185 La conception de Kuznets, si je l'entends bien, nous amènerait à diviser les autorités publiques, fonctionnellement, en deux rôles distincts. Dans leur premier rôle, tout comme les entreprises productives, elles rendent des services directs aux consommateurs (ainsi enseignement, médecine gratuite, etc.). Dans cette mesure, leurs apports figurent parmi les produits finals. Mais, dans leur second rôle, les autorités rendent des services généraux (justice, police, défense, etc.). Et à ce titre elles ne font qu'assurer les conditions dans lesquelles les ménages peuvent jouir des fruits des activités productives. Pour rendre cette distinction plus sensible, imaginons, chose invraisemblable, que les institutions soient calquées sur les besoins comptables! Comme les services directs rendus aux consommateurs sont éléments de consommation des ménages, ils seraient financés par l'impôt sur les revenus personnels. Comme les services généraux rendus par les autorités sont frais généraux du système ils seraient financés par les entreprises sur leurs dépenses courantes en tant que charges de la production Mais restons-en à une constatation pour nous essentielle. Aux flux de biens et services que les consommateurs obtiennent par voie d'achats (que ce soit à des entreprises publiques ou privées) s'ajoutent des flux de services reçus des autorités publiques sans payement. Ces dernières obtentions ne donnant pas lieu à des dépenses des Ménages, il suit qu'elles ne figurent pas dans la mesure du niveau de vie par le volume de la consommation privée individuelle. Il suit aussi que cette mesure se trouvera changée par tout changement institutionnel, qui fera passer tel flux de services de la catégorie des services rendus à titre onéreux à la catégorie des services rendus à titre gratuit ou vice-versa. Il n'est donc pas valable de prendre le volume de la consommation par tête comme mesure du progrès des obtentions ; et il n'est pas valable non plus d'y ajouter en gros la consommation publique, vu que les emplois de ressources par le gouvernement ne se rapportent pas tous au bien-être, à quoi
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il faut ajouter qu'on ne sait les mesurer que par leurs coûts et non selon l'appréciation des consommateurs. Voilà une première raison qui nous interdit d'identifier exactement le niveau de vie soit à la consommation privée soit à la consommation privée renforcée par la consommation publique, l'une et l'autre entendues par tête. Mais ce n'est pas la seule raison, ni la principale. Des services gratuits Qu'il s'agisse des services rendus à titre onéreux par les entreprises ou à titre gratuit par les administrations, ces services ont ceci de commun qu'ils impliquent l'emploi de personnel remunéré. Autrement dit pour rendre des services à titre gratuit les administrations doivent acquérir des services à titre onéreux. Et puisqu'il y a transaction financière, elle doit figurer dans les comptes nationaux : elles figurent toujours au titre de la consommais la grande différence entre le mation publique; modèle comptable américain et le français, c'est que dans l'un elles figurent aussi comme production publique et non dans le modèle français. Ce qui fait que le développement de l'enseignement public n'est pas chez nous progrès de la production. Mais où trouvera-t-on inscrites les obtentions qui n'impliquent aucune rémunération financière à aucun stade, les services purement gratuits ? Nulle part, vu que tout système de comptabilité nationale est fondé sur les transactions financières. Ainsi la jouissance du jardin des Tuileries est comptée pour rien, n'étant pas payante. Si tous nos jardins publics, toutes nos plages étaient affermés à des entreprises faisant payer des droits d'entrée, notre produit national et notre consommation apparaitraient accrus. L'activité sportive devient « production » en devenant spectacle payant, l'activité de conseil devient « production » en devenant consultation payante.
DE VIEET VOLUME DE CONSOMMATION187 NIVEAU Tout progrès dans la commercialisation des rapports humains se traduit statistiquement comme enrichissement national, tandis que les services non payés restent hors de compte, si importants soient-ils. Colin Clark a voulu donner une idée, nécessairement très grossière, du volume des services gratuits rendus au foyer. A cette fin, il a examiné les comptes d'orphelinats et d'asiles de vieillards, cherchant à combien par tête d'enfant ou de vieillard, reviennent, dans ces établissements, les salaires du personnel (exclus tous autres frais). Supposant que, dans les familles, enfants et adultes ne reçoivent pas moins de soins des mères et épouses que l'on en donne dans les institutions, il a trouvé une valeur globale de ces soins gratuits, plus qu'équivalente à la valeur du Produit National en 1871 et équivalant à près de la moitié
du
Produit
National
en
I956 l'.
Précieux calcul !N'importe que les services soient ici mesurés à partir des charges qui les appellent, l'important est de faire sentir, par référence à nos expressions comptables, l'étendue des services qui échappent à notre comptabilité, services rendus par des éléments de population que la statistique traite comme «inactifs », ou bien encore en dehors de leurs heures d' « activité ». Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de souligner que, sans les services rendus par les mères aux enfants, il n'y aurait point d'hommes capables de rendre les services économiques dont nous mesurons les facteurs et résultats. Mais faut-il pour autant ajouter ce volume de services au Produit National ? Les économistes sont unanimes à répondre par la négative, en donnant deux raisons différentes : 1° Il s'agit de services gratuits; 2° Il s'agit de services rendus au sein du microcosme 17. COLIN CLARK : « The Economics of House-work » (Bulletin of the Oxford Institute of Statistics, vol. XX, n° 2, mai 1958). Colin Clark a trouvé que le coût des services (autres frais exclus) rendus dans les établissements étaient, en 1956, de 330 £ par enfant de moins de cinq ans,
182 [, par enfant au-dessus, et 112 [, par vieillard. C'est la base de ses calculs. Incidemment, il a trouvé que l'on dépensait plus pour les prisonniers que pour les vieillards et plus pour les jeunes délinquants que pour les autres enfants (par tête s'entend).
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familial. Développons la seconde : les économistes traitent la famille comme un État minuscule au sein duquel les phénomènes sont socialement très différents de ce qu'ils sont dans ses rapports avec l'extérieur : c'est en quelque sorte seulement le « commerce extérieur » de ce microcosme qui intéresse la statistique : et l'on peut remarquer cette analogie : avant d'avoir des statistiques du commerce intérieur des États politiques, on a tenu celles de leur commerce extérieur. Malheureusement le parti pris de négliger ce qui se passe dans le microcosme familial au profit des transactions qui passent ses « frontières » comporte de graves inconvénients quand il s'agit du développement économique d'un peuple qui se trouvait encore en majeure partie engagé dans un mode d'organisation sociale et économique fondé sur « la grande famille 18». Le processus de fonte ou dislocation de cette grande famille fait maintenant apparaître dans la comptabilité les produits et services obtenus sur le marché par l'individu sorti de la grande famille, d'où une augmentation statistique qui exagère l'augmentation effective. A cela on remédie, en ce qui concerne les produits concrets, en prenant en compte dans les statistiques les productions « autoconsommées» au sein du microcosme familial. Le chiffrage de cette « autoconsommation » pose d'ailleurs un problème de comptabilité. Quelle valeur faut-il assigner au cochon tué et débité au sein d'une famille paysanne ? Le prix auquel le cochon serait vendu, ou la somme des prix de détail qu'une famille devrait payer pour acheter la somme des produits qui en sont tirés ?Au second cas, on comptera dans l'autoconsommation familiale l'autoconsommation de certains services liés au produit matériel. Mais les services qui ne sont pas liés, et qui sont autoconsommés, ne figurent dans aucune statistique et n'y peuvent figurer. Le travailleur qui vient de la tribu à la ville, doit mettre la main à la poche pour payer des services qu'il 18. On trouvera ces problèmes discutés par les plus éminents auteurs dans le volume XX des Studies in Income and
Wealth du N.B.E.R., (Problems in the International Comparison of Economic Accounts), surtout 5 partie.
DE VIEET VOLUME NIVEAU DE CONSOMMATION189 obtenait gratuitement des siens, mais parce que ces services sont « commercés » ils apparaissent statistiquement à présent, alors qu'ils ne figuraient pas auparavant. Ainsi, dans le passage d'une économie de subsistance à une économie marchande, le progrès du niveau de vie est nécessairement surestimé. Ce peut être le contraire au stade où nous nous trouvons. Si la durée du travail s'abrège (et à la condition que l'allongement de la durée des transports ne dévore pas ce gain), le travailleur récupère des heures qu'il peut appliquer à rendre au sein du microcosme familial des services équivalents à des services rémunérés. Aux États-Unis, où la durée du travail est effectivement de moins de quarante heures 19,on a vu se développer le do-it-yoursef: l'homme qui, dans ses heures de loisir, repeint lui-même son logis, obtient ainsi le même résultat que s'il avait loué les services du peintre. Dans le Produit National apparaîtra la peinture par lui achetée, mais non le travail par lui fourni. Certains emplois du loisir sont ainsi équivalents à des progrès de la consommation : en sens inverse s'exerce la publicité qui vise à orienter les loisirs vers l'achat de services commercialisés. Quant aux problèmes signalés dans cette section, ils sont du ressort du sociologue : et c'est au sociologue d'éclairer l'économiste en cette matière. Des biensgratuits Ici j'aborde un problème bien plus fondamental, et qui me semble d'importance vitale quant à l'emploi « directif » que nous faisons et devons faire des statistiques. La science économique est essentiellement une science des 19. Ce qui est intéressant ici est la durée du travail effectif et non la durée de la durée légale légale. L'abaissement ne signifie pas de soi-même un abrègement effectif, mais seulement que les heures effectives en sus seront payées plus
cher. La durée du trayail effective ne nous donne, par différence, la durée dont l'homme dispose que compte tenu des heures dépensées pour aller et venir du domicile au lieu de travail.
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travaux échangés. Le livre d'Adam Smith s'ouvre par la phrase suivante : « Le travail annuel de chaque nation est le fonds d'où elle tire les choses nécessaires et commodes qu'elle consomme annuellement... ». Et l'on peut lire au chapitre v : « Le vrai prix de chaque chose, ce qu'elle coûte réellement à l'homme qui veut l'acquérir, est l'effort et peine de l'acquérir. Ce que chaque chose vaut réellement pour l'homme qui la possède et veut en disposer ou l'échanger contre quelque autre est l'effort et peine qu'il
peut
s'épargner
et
obtenir
d'autres
personnes
» 20.
Nous voyons ici que les « biens économiques » sont ceux qui coûtent du travail, ou encore qui sont échangeables contre du travail (si par hasard je trouve dans un grenier une vieille enveloppe portant un timbre très recherché des philatélistes, sa vente me donnera une notable créance sur le travail d'autrui, encore qui ni mon aïeul qui reçut la lettre, ni moi qui l'ai trouvée n'ait fourni aucun travail). Par corollaire ne sont pas biens économiques, ceux, n'importe leur utilité, qui ne coûtent aucun travail et ne sont échangeables contre aucun travail. Considérons le contraste entre l'essence et l'oxygène. Nous pouvons vivre sans essence, mais manquer d'oxygène c'est mourir aussitôt : quelle consommation est plus proprement vitale? D'ailleurs elle est quantitativement énorme : nous brûlons près de 5oo litres d'oxygène par vingt-quatre heures, obtenus en absorbant vingt fois ce volume d'air. Personne pourtant ne proposera de faire figurer dans nos statistiques notre consommation d'oxygène avec notre consommation d'essence. Et pourquoi ? Parce que la valeur vénale de l'oxygène est nulle. Jean-Baptiste Say nous dit à ce sujet : « De ces besoins les expressions 20. Donnons originales d'Adam Smith : The annual labour of every nation is the fund which originally 0// the