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Zitiervorschau

L'analytique de la traduction et la systématique de la déformation

Je proposerai ici d'examiner briévement le systéme de déformation des tcxtes - de la lettre - opérant dans toute traduction, et l'empéchant d'atteindrc sa vraie visee. Cet examen, nous l'appelons Y analytique Je ¡a traduction. 11 s'agit d'une analytique en un double sens : de l'analyse, partie par partie, de ce systéme de déformation, done d'une « analyse » au sens cartésien. Mais aussi au scns psychanalytique, dans la mesure oü ce systéme est largement inconscient et se présente comme un faisccau de tendances, de forces qui dévient la traduclion de sa puré visee. L'analytique se propose de mettre ees forces á jour et de montrer les points sur lesquels elles s'exercent. Elle concerne au premier chef la traduction ethnocentrique et hypertextuelle, oü le jeu des forces deformantes s'exerce librement, étanl pour ainsi diré sanctionné culturellement et litlérairemcnt. Mais en réalité, tout traducteur est exposé á ce jeu de forces. Bien plus : celles-ci font partie de son étre de traducteur et déterniinent a ¡morí son désir de traduire. II est illusoire de penser qu'il pourrait s'en délivrer en en prenant simplement conscience. Seule une «mise en analyse» de son activité permet de les neutraliser 1 . 1. Ceite neutralisation n'étant jamáis que relative, car ce que Freud, dans une lettre a Fliess, appelait (a propos des « psychonévroses ») le « défaut de traductioii » paraít constitutif du traduire. L'espace de la traduction est celui de l'inévitahle délaillance. Le tlffaut de iraduciion est ¡nliérent á la iradui'tion. A quoi tient ce délaut ? Quel esl son fondement ? Pour repondré a ees questions, il faut probablement une analytique du sujet traduisant, le « traducteur».

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L'ANALYTIQUE DE LA TRADUCTION

C'est seulement en se soumettant á des « controles » (au sens psychanalytique) que les traducteurs peuvent espérer s'affranchir partiellement de ce systéme de déformation, qui est aussi bien í'expression intériorisée d'une longue tradition que celle de la structure ethnocentrique de toute culture et de toute langue en tant que « langue cultivée ». Les langues « cultivées » sont les seules á traduire, mais ce sont également celles qui résistent le plus á la commotion de la traduction. Celles qui censuren!. On devine tout ce qu'une psychanalyse tournée vers la langue peut apporter á la traductologie. Mais í'approche psychanalytique de la traduction doit étre l'oeuvre des analystes eux-mémes, pour autant qu'ils font l'expérience de la traduction comme d'une dimensión essentielle de la psychanalyse elle-méme1. L'analytique esquissée ici ne concernera que les forces deformantes qui s'exercent dans le domaine de la « prose littéraire » (román, essai, lettres, etc.)- II y a á cela une raison subjectivc : j'ai surtout l'expérience de la traduction de la,prose littéraire. Et une raison plus objective : ce domaine de traduction a, jusqu'ici, été injustement négligé. La prose littéraire se caractérise en premier lieu par le fait qu'elle capte, condense et éntremele tout l'espace polylangagier d'une communauté. Elle mobilise et active la totalité des « langues » coexistan! dans une langue. Cela se voit avec Balzac, Proust, Joyce, Faulkner, Roa Bastos, Guimaráes Rosa, Gadda, etc. De la qu'au point de vue de la forme, ce cosmos langagier qu'est la prose, et au premier chef le román, se caractérise par une certaine informité, qui resulte de Tenerme brassage des langues operé dans l'oeuvre. Elle est caractéristique de la grande prose. Traditic^nellement, cette informité est définie négativement,

c'est-á-dire dans l'hori/on de la poésie et du « beau style » rhétorique. Ainsi Lanson écrit-il a propos de Montaigne : « Dans ce style si vif, si éclairé, la phrase est volontaircment inorganique : si longue, si chargée d'incidentes et de parcnthcscs ( . . . ] qu'a vrai diré il n'y manque pas une cadenee, mais [ . . . ] uniforme1. »

On ne peut pas mieux diré. Les grandes oeuvres en prose se caractérisenl par un certain « mal écrire », un certain « noncontróle » de leur écriture. Boris de Schloezer, traducteur de La Guerre et la Paix, observe : « La Guare et la Paix est tres mal écrit [...] Soucieux de tout diré á la fois, [Tolstoi] s'embarque dans des phrases pesantes, compliquées, syntaxiquement incorrectes... La matiére méme que traite Tolstoi conserve [... 1 quelquc chuse de fruste qui explique et justifie en partic le relachement de l'écriture 2 . »

Ce non-contróle a trait á l'énonnité de la masse langagiére que le prosateur doit concentrer dans son ceuvre - au risque de la faire formellement éclater. Plus la visee de la prose est totale, plus ce non-contróle est manifesté, füt-ce dans la prolifération et le gonflement du texte, et cela méme dans des oeuvres oü le souci de la forme cst grand comme chez Joyce, Broch, Thomas Mann, Musil ou Proust. La prose, dans sa multiplicité, ne peut jamáis étre dominée. Mais son « mal écrire » est aussi sa richesse : il est la conséquence de son « polylinguisme ». Don Quichotte, par exemple, rassemble la pluralité des « langues » espagnoles de son époque, du parler proverbial populaire (Sancho) á la langue des romans de chevalerie ou des romans pastoraux. Dans ce román, ees langues s'entrelacent et s'ironisent mutuellement 3 .

1. Lire á ce propos « Psychanalyse et traduction », Meta, vol. 27, n° 1, mars 1982, Presses universitaires de Montréal; L'Occulte, objet de la pensée freudienne de J. M. Rey et W. Granoff, PUF, coll. « Bibliothdque de Psychanalyse », París, 1983; « La decisión de traduire : l'exemple Freud », in L'Écrit du lempa, n°7, éd. de Minuit, Paris, été 1984; «Traduction de Freud, transcription de Lacan », n° 13, juin 1984, inLittoral,éá. Eres, Toulouse. La liste des textes analytiques sur la traduction ne cesse d'augmenter et forme un corpus fondamental.

1. Hixioire ¡>. cit., p. 317.

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excés de forme fige la prose de l'essai ou du román, dont l'« imperfection » est une condition de possibilité. L'informité signifiante indique que la prose s'enfonce dans les profondeurs polylogiques de la langue. La rationalisation détruit tout cela au nom d'une prétendue « impossibilité ». Elle anéantit aussi un autre élément prosaíque : la visee de concrétude. Qui dit rationalisation dit abstraction, généralisation. Or, la prose est axée sur le concret; elle parvient méme á rendre concrets les nombreux éléments abstraits ou réflexifs qu'elle charrie dans son flot (Proust, Montaigne). La rationalisation fait passer 1'original du concret á l'abstrait, pas seulement en ré-ordonnant linéairement la structure syntaxique, mais, par exemple, en traduisant les verbes par des substantifs, en choisissant, de deux substantifs, le plus general, etc. Yves Bonnefoy a montré ce processus á l'ceuvre dans les traductions de Shakespeare. Cette rationalisation généralisante est d'autant plus pernicieuse qu'elle n'est pas totale. Et que son sens est de ne pas l'étre. Car elle se contente á'inverser le rapport du formel et de l'informel, de l'ordonné et du désordonné, de l'abstrait et du concret qui prévaut dans l'original. Cette inversión - typique de la traduction ethnocentrique - fait que l'ceuvre, sans paraítre changer de forme et de sens, change en fait radicalement de signe et de statut. Ainsi la premiére traduction du román Hijo de Hombre du Paraguayen Roa Bastos change-t-elle le statut de cette ceuvre en accentuant « légérement» les éléments rationnels, offrant ainsi au lecteur une « belle » ceuvre classique.

nécessité propre) dans Vindéfini, la clarification tend á imposer du definí. Chápiro écrit encoré a propos de Dostoícvski :

Résumons : la rationalisation deforme l'original en inversant sa tendance de base (la concrétude) et en linéarisant ses arborescences syntTctiques. La clarification

« Pour rendre les suggestions de la plirase russe, il faut souvent la compléter'.»

La clarification semble un principe évident á maints traducteurs et auteurs. Ainsi le poete anglais Galway Kinnel écrit-il: « The íranslation shouldbe a little clearer ihan the original2. »

Certes, la clarification est inherente á la traduction, dans la mesure oü tout acte de traduire est explicitant. Mais cela peut signifier deux dioses bien différentes. L'explicitation peut étre la manifestation de quelque chose qui n'est pas apparent, mais celé ou reprime, dans l'original. La traduction, par son propre mouvement, met au jour cet élément. C'est a quoi fait allusion Heidegger pour la philosophie : « Par la traduction, le travail de la pensée se trouve transposé dans l'esprit d'une autre langue, et subit ainsi une transformation inevitable. Mais cette transformation peut devenir féconde, car elle fait apparaitre en une lumiére nouvelle la position fundaméntale de la question \ »

Ce pouvoir d'éclairage, de manifestation, nous verrons avec Holderlin que c'est le supréme pouvoir de la traduction. Mais en un sens négatif, Fexplication vise á rendre « clair » ce qui ne l'est pas et ne veut pas l'étre dans 1'original. Le passage de la polysémie á la monosémie est un mode de clarification. La traduction paraphrasante ou explicative, un autre. Et cela nous améne á la troisiéme tendance. \.Oi>.cit.,p. 317-318.

II s'agit d'un corollaire de la rationalisation, mais qui concerne plus particuliérement le niveau de «ciarte» sensible des mots, ou leur sens. La oü 1'original se meut sans probléme (et avec une

2. Cité par Michel Gresset, in « De la traduction de la métaphore littéraire á la traduction ccnnme métaphore de l'écriture », Revue franfaise d'eludes américaincx. 11° IX, novenibre 1983, AFEA, Paris, p. 517. 3. Questitms I, trad. H. Corbin, Gallimard, coll. « Classiques de la philosophie », Paris, 1968, p. 10.

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L'allongement Toute traduction est tendanciellement plus longue que 1'original. C'est la une conséquence, en partie, des deux premieres tcndances évoquées. Rationalisation et clarification exigent un allongement, un dépliement de ce qui, dans l'original, est « p l i é » . Mais cet allongement, du point de vue du texte, peut bien étre qualifié de « vide », et coexisten avec diverses formes quantitatives d'appauvrissement. Je veux diré par la que l'ajout n'ajoute ríen, qu'il ne fait qu'accroítre la masse brute du texte, sans du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance. Les explications rendent peut-étre l'oeuvre plus «claire», mais obscurcissent en fait son mode propre de ciarte. L'allongement, en outre, est un relachement portant atteinte á la rythmique de l'oeuvre. C'est ce qu'on appelle souvent la « surtraduction », dont un cas typique est le Moby Dick d'Armel Guerne. Moby Diok « allongé », d'océanique devient boursouflé et inutilement titanesque. L'allongement, ici, aggrave rinformité originaire de l'oeuvre, la fait passer d'une informité pleine á une informité creuse. Á un autre bout de l'univers de la prose, les Fragments de Novalis, traduits par le méme Guerne, et qui, en allemand, ont une briéveté particuliére, une briéveté qui capte une infinité de sens et les rend d'une certaine maniere « longs », mais verticalement, comme des puits, s'étirent démesurément et sont aplatis. L'allongement, ici, horizontalise ce qui est vertical chez Novalis 1 . Notons que l'allongement se produit - á des degrés divers - dans toutes les langues traduisantes, et qu'il n'a pas essentiellement une base linguistique. Non : il s'agit d'une tendance inherente au traduire en tant que tel.