Analyses et transformations de la firme : Une approche pluridisciplinaire [RECHERCHES ed.] 2707158011, 9782707158017 [PDF]


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Analyses et transformations de la firme : Une approche pluridisciplinaire [RECHERCHES ed.]
 2707158011, 9782707158017 [PDF]

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Zitiervorschau

Collection « Recherches »

LA COLLECTION « RECHERCHES » À LA DÉCOUVERTE Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

Depuis le début des années 1980, on a assisté à un redéploiement considérable de la recherche en sciences humaines et sociales : la remise en cause des grands systèmes théoriques qui dominaient jusqu’alors a conduit à un éclatement des recherches en de multiples champs disciplinaires indépendants, mais elle a aussi permis d’ouvrir de nouveaux chantiers théoriques. Aujourd’hui, ces travaux commencent à porter leurs fruits : des paradigmes novateurs s’élaborent, des liens inédits sont établis entre les disciplines, des débats passionnants se font jour. Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une large mesure peu visible, car il emprunte des voies dont la production éditoriale traditionnelle rend difficilement compte. L’ambition de la collection « Recherches » est précisément d’accueillir les résultats de cette « recherche de pointe » en sciences humaines et sociales : grâce à une sélection éditoriale rigoureuse (qui s’appuie notamment sur l’expérience acquise par les directeurs de collection de La Découverte), elle publie des ouvrages de toutes disciplines, en privilégiant les travaux trans- et multidisciplinaires. Il s’agit principalement de livres collectifs résultant de programmes à long terme, car cette approche est incontestablement la mieux à même de rendre compte de la recherche vivante. Mais on y trouve aussi des ouvrages d’auteurs (thèses remaniées, essais théoriques, traductions), pour se faire l’écho de certains travaux singuliers. L’éditeur

SOUS LA DIRECTION DE

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

Analyses et transformations de la firme

Une approche pluridisciplinaire

Éditions La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque Paris XIIIe 2009

S

i vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à notre lettre d’information bimensuelle par courriel, à partir de notre site www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de notre catalogue. ISBN

978-2-7071-5801-7 En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

©

Éditions La Découverte, Paris, 2009.

Introduction

Questionnements théoriques et empiriques sur la firme : croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion1

Longtemps absente des débats académiques, la firme est depuis quelques années un objet d’étude important pour plusieurs disciplines, donnant lieu à des discussions parfois vives entre les analystes. Le propos de cet ouvrage est justement d’apporter un éclairage sur cette institution centrale du capitalisme. Nous avons privilégié deux questions centrales. La première renvoie aux multiples débats théoriques sur ce qu’est une firme. Comment l’appréhender ? Comment la différencier du marché ? Comment caractériser cette institution centrale du capitalisme ? La seconde traite des multiples mutations empiriques que connaissent les firmes modernes, et qui affectent aussi bien les frontières de la firme que son organisation interne. Enfin, nous présentons quelques enjeux et perspectives futures qui nous paraissent importants pour poursuivre le débat. Par ailleurs, nous justifions dans cette introduction notre démarche, qui croise délibérément les regards de trois disciplines, l’économie, la gestion et le droit, car nous pensons qu’un tel croisement ne peut qu’enrichir notre compréhension de la firme.

L’ANALYSE THÉORIQUE DE LA FIRME : DÉPASSER LA DIVERSITÉ DE L’APPROCHE CONTRACTUALISTE C’est parce que les faits bruts n’existent pas en tant que tels que l’analyse théorique de la firme est incontournable. Vouloir étudier la firme et ses transformations suppose en amont de s’entendre sur certains concepts centraux, sur le sens de ces concepts et leurs interrelations pour qualifier 1. Nous tenons à remercier l’université Lyon-2, la mairie de Lyon, le Conseil général du Rhône et la région Rhône-Alpes pour leur soutien financier.

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ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

l’objet « firme ». En effet, les faits ne prennent sens qu’au regard des grilles théoriques mobilisées pour les analyser. Un minimum de conceptualisation est donc nécessaire. Il s’avère alors indispensable de définir ce qu’est une firme si l’on veut l’analyser. À ce titre, étudier théoriquement la firme est d’autant plus intéressant que depuis quelques années, les grilles d’analyses plus spécifiquement construites en économie et gestion se sont fortement développées. Depuis les années 1970, la théorie économique néoclassique s’est vue de plus en plus remise en cause, notamment au regard de son incapacité à rendre compte de manière réaliste de la firme. Quand elle analyse la firme, l’approche néoclassique se focalise sur l’effet des variations relatives de prix sur les inputs et outputs, dans un contexte de concurrence libre et parfaite au sein duquel l’objectif du producteur est la maximisation du profit. Réduisant la firme à une fonction de production, cette approche a peu d’intérêt pour qui veut comprendre comment les facteurs de production sont alloués au sein de la firme. De même, aucune réflexion n’est proposée pour résoudre la question des frontières de la firme, notamment par rapport au marché. Notons toutefois que si les chercheurs ne disposent de grilles d’analyses plus réalistes de la firme que depuis quelques années, certaines réponses aux limites de la conception néoclassique de la firme – réponses certes toutefois partielles – ont été apportées bien avant les années 1970. Ainsi que l’a retracé Machlup [1967] dans un article désormais célèbre, les controverses concernant l’étude des entreprises sont bien antérieures aux années 1970. En effet, plusieurs travaux datant des années 1930-1940 débattaient déjà, à l’époque, de la pertinence de la théorie néoclassique au regard du comportement réel des firmes et des individus qui en sont membres. Les « vingt et une conceptions de la firme » repérées par Machlup [1967, p. 26] dans la littérature illustrent à quel point il est erroné de penser que l’entreprise était absente des interrogations des chercheurs au début du XXe siècle. Néanmoins, a posteriori, il apparaît bien aujourd’hui que c’est fondamentalement à partir des années 1970 que l’économie et la gestion se sont fortement intéressées à la firme. Sans prétendre à l’exhaustivité, il est aujourd’hui possible d’identifier deux grandes perspectives, l’une dans le prolongement de la théorie néoclassique, l’autre en rupture, chaque perspective rassemblant par ailleurs des travaux variés mais complémentaires. Dans la première catégorie on distingue d’une part les constructions purement contractuelles qui, dans la lignée de l’approche néoclassique, se sont développées dans le cadre de la théorie de l’agence et que l’on retrouve aujourd’hui par exemple chez Laffont et Martimort [2002], et d’autre part celles, plus institutionnelles, élaborées dans le prolongement de Coase [1937] et au sein desquelles on peut différencier la théorie des coûts de transaction dont le représentant majeur est Oliver Williamson [1975, 1985], et la théorie des droits de

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propriété représentée par Oliver Hart (Grossman et Hart [1986], Hart et Moore [1990], Hart [1995]). Dans la seconde catégorie, plus hétéroclite, moins homogène que la première on trouve (1) les approches évolutionnistes construites dans la lignée des travaux de Penrose [1959] puis plus récemment de Nelson et Winter [1982] et qui prennent sens aujourd’hui dans les théories de la firme fondées sur les ressources et les compétences ; (2) la théorie « autrichienne » développée chez Foss et Klein [2002] ; plus récemment, (3) la théorie de la firme comme « entité » cherche à se constituer sur la base des apports de plusieurs disciplines (Biondi, Kirat et Canziani [2007]) ; (4) enfin, et tout particulièrement en France, notons l’existence de l’approche conventionnaliste de la firme, elle aussi au croisement de plusieurs champs disciplinaires (Gomez [1996], Eymard-Duvernay [2004]). Cette diversité actuelle peut paraître pour le moins étonnante. Pourtant, chacune de ces approches cherche, à sa manière, avec ses concepts propres, à éclairer les trois grandes questions considérées aujourd’hui comme étant au cœur de « la » théorie de la firme, théorie conçue comme une représentation abstraite du fonctionnement des entreprises. Il s’agit (1) de la question de la nature et de l’existence des firmes (qu’est-ce qu’une firme et pourquoi les firmes existent-elles ?), (2) de la question de leurs frontières (qu’est ce qui limite l’étendue des firmes et par rapport à quel(s) autre(s) mode(s) d’organisation de l’activité économique ?) et (3) celle de leur organisation interne (comment les firmes allouent et rémunèrent-elles les facteurs de production qu’elles emploient ?). Évidemment, chaque approche parvient à répondre avec plus ou moins de succès à ces questions. De même, de manière générale, chacune semble plus « spécialisée » dans le traitement d’une question relativement aux autres. Ainsi, comme nous le verrons tout au long de cet ouvrage, les constructions théoriques mobilisées proposent leur propre définition de la firme et avancent des explications spécifiques quant aux frontières de la firme et au fonctionnement de son organisation interne. Compte tenu de ce qui précède, il n’est ainsi pas étonnant de débuter la première partie de cet ouvrage par un article intitulé « Qu’est-ce qu’une firme ? ». Dans cet article, Geoffrey Hodgson déplore l’absence de définition consensuelle chez les économistes contemporains, alors que selon lui des économistes comme Coase (en 1937) s’étaient efforcés de définir la firme. Hodgson insiste surtout sur le fait que, et c’est là la contradiction, la multiplication des travaux sur la firme depuis les années 1970 a en fait plus obscurci qu’éclairer les choses, et il dénonce l’utilisation abusive de termes flous et confus comme quasi-firme, formes hybrides, marchés internes. Il est indispensable selon lui de différencier la firme du marché, et il plaide ainsi pour une approche plus institutionnelle donnant une place centrale au droit pour qualifier cette organisation particulière du capitalisme.

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ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

Prolongeant cette discussion, Bernard Baudry et Benjamin Dubrion s’efforcent de montrer qu’à l’intérieur du courant dominant en économie, à savoir l’approche contractualiste, il existe une grande diversité des analyses, aussi bien pour définir la firme que pour comprendre le rôle joué par ses frontières. Les auteurs posent alors la question de savoir si les théories contractualistes de la firme se complètent ou au contraire se concurrencent, et défendent l’idée qu’elles sont complémentaires quand elles traitent de la nature de la firme, mais substituables quand elles analysent ses frontières. La dernière contribution de cette première partie, consacrée à l’analyse théorique de la firme, est le fruit de gestionnaires. S’appuyant sur les apports de l’économie, la gestion et la sociologie, Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet prolongent les réflexions qu’ils mènent depuis quelques années dans leur recherche d’élaboration d’une théorie de la firme fondée sur le projet, ou Project-Based View. Ils cherchent alors à dépasser les théorisations existantes de la firme pour les réconcilier sur la base du concept central de projet, ouvrant la voie à une analyse stimulante de l’entreprise et plus largement de l’action collective.

LES TRANSFORMATIONS EMPIRIQUES DE LA FIRME MODERNE : GOUVERNANCE, FRONTIÈRES ET ORGANISATION INTERNE Du point de vue empirique, les transformations rencontrées dans et autour de la firme depuis quelques années questionnent également les chercheurs. L’évolution des relations de sous-traitance, la multiplication d’accords de coopération interentreprises, le développement des formes dites « en réseau » rendent de plus en plus difficile l’identification des frontières de la firme. Au sein des firmes, plusieurs mutations touchant par exemple la relation d’emploi ou l’organisation des pouvoirs de décision interpellent les chercheurs sur les modes de coordination des actions des individus qui prévalent entre les membres d’une même entreprise. Si les trois questions vues précédemment sur la nature, les frontières et l’organisation interne de la firme sont de nature théorique, leur traitement n’en éclaire pas moins la réalité des entreprises en donnant un sens aux transformations en cours. Elles ont en outre des implications « pratiques » non négligeables, selon les réponses données. À titre d’exemple, les réponses que l’on apportera à la question la plus abstraite voire même philosophique de la nature de la firme peuvent avoir des implications majeures très différentes. Les économistes ont beaucoup débattu et débattent encore au sujet de l’essence de la firme. Pour certains, dans la lignée de Coase [1937] et Simon [1947, 1951], la firme repose d’abord et avant tout sur une relation d’autorité entre l’employeur et l’employé. Cette relation est caractérisée par le fait qu’en échange d’un salaire, l’employé accepte de suspendre son pouvoir de décision pour laisser

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son employeur ou supérieur hiérarchique décider à sa place des actions qu’il a à exécuter. Cette conception de la firme, basée sur la spécificité de la relation d’emploi, fait écho aux analyses juridiques définissant le contrat de travail à partir du lien de subordination. Mais certains économistes réfutent cette approche. Ainsi, pour des auteurs comme Alchian et Demsetz [1972] ou Cheung [1983], la relation d’autorité entre l’employeur et l’employé ne constitue en rien le caractère distinctif de la firme. Pour eux, la firme n’est qu’un simple nœud de contrats ne se distinguant pas en soi du marché. Pour reprendre Alchian et Demsetz [1972, p. 777], « elle n’a aucun pouvoir de contrainte, d’autorité ou de discipline différent au moindre degré d’un contrat marchand ordinaire entre deux personnes quelles qu’elles soient », ce qui conduit finalement les auteurs à considérer que la relation entre un employeur et un employé n’est finalement pas différente d’une relation marchande classique : « le contenu du présumé pouvoir de diriger et d’assigner les travailleurs à différentes tâches [est] exactement le même que le pouvoir d’un petit consommateur de commander et d’affecter son épicier à différentes tâches » [ibid.]. Les implications « pratiques » du raisonnement des auteurs précédents sur la nature de la firme sont fondamentales, notamment en matière de droit social. Si la perspective de Coase et Simon entre en résonance avec le droit actuel, il n’en est pas de même pour celle de Alchian et Demsetz. En effet, si l’on considère que rien ne distingue fondamentalement la firme du marché et que la relation d’emploi n’est pas différente d’une relation d’achat-vente classique, il devient difficile de justifier l’existence d’un droit particulier – le droit du travail – dont l’objectif est précisément de tenter de rééquilibrer la dissymétrie inhérente à la relation entre employeur et employé. Les règles encadrant la relation d’emploi n’ont pas dans cette optique à être différentes de celles encadrant les relations entre un consommateur et son épicier, pour reprendre l’image des deux auteurs. Poussé à l’extrême, le droit du travail n’a pas de raison théorique d’exister selon ce raisonnement. Les évolutions et transformations des entreprises suscitent des questionnements dont l’éclairage par les débats théoriques sur la firme conduit au même type d’implications « pratiques ». Ainsi, par exemple, en matière de compensation d’externalités négatives comme la pollution ou le licenciement, qui doit-on considérer comme responsable lorsque les firmes en sont à l’origine ? D’emblée, on pourra tout simplement répondre « ces mêmes firmes », mais à quoi/qui renvoie alors le terme « firme » ? Quels membres de la firme vont finalement devoir compenser les préjudices subis par d’autres ? Les actionnaires ? Les salariés ? Les transformations récentes touchant les frontières et l’organisation interne des firmes soulèvent elles aussi de nombreuses interrogations « pratiques ». Concernant la question des frontières de la firme, les évolutions en matière d’intégration/désintégration verticale, le développement

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des modes d’organisation dits « hybrides », les stratégies d’achat/vente des firmes, la complexification des relations clients/fournisseurs ont des conséquences pratiques posant des problèmes impliquant les dirigeants d’entreprises comme les salariés. Par exemple, jusqu’à quelle limite pousser l’intégration de l’activité d’une entreprise par une autre ? Est-ce pertinent d’externaliser telle division de l’entreprise ? Ces évolutions en matière de frontières ne sont par ailleurs pas indépendantes des transformations rencontrées au sein de la firme, transformations qui, elles aussi, posent de nombreuses questions. Ainsi, suite à un rachat, il n’est pas rare que des doublons existent sur certains postes de travail. Comment gérer ces doublons ? Faudra-t-il licencier une partie du personnel ? Comment gérer des salariés qui travaillent physiquement ensemble sur le même lieu, exécutent les mêmes tâches et sont pourtant encadrés par des règles de gestion du personnel différentes du fait qu’ils appartiennent à des entreprises différentes ? Quel mode d’organisation interne adopter ? C’est à ce type de questionnement que cherchent à répondre les théories de la firme et que cet ouvrage collectif est consacré. Deux remarques doivent être avancées à ce sujet. D’une part, du point de vue empirique, le découpage présenté ici entre les trois angles d’analyse de la firme peut apparaître d’une certaine manière superficiel. Dans les faits, il est en effet parfois difficile de délimiter strictement les questions liées aux frontières de celles liées à l’organisation interne. Les deux sont en interrelations fortes. De même, la manière de répondre à la question de la nature et de l’existence de la firme, de nature plus philosophique, conditionne assez largement le traitement des deux autres. Il n’en demeure pas moins que cette tripartition offre un cadre analytique certes discutable et perfectible, mais relativement cohérent, pour rendre compte de la réalité des firmes et de leurs transformations récentes. D’autre part, il ne s’agira pas dans cet ouvrage de répondre à toutes les questions soulevées précédemment. Certaines questions seront abordées alors que d’autres, pour des raisons plus contingentes liées aux avancées de la recherche, aux difficultés posées par le fait d’étudier un objet d’étude en évolution constante et aux contraintes de longueur de l’ouvrage seront éludées. L’objectif de cet ouvrage n’est pas d’apporter des réponses fermes et définitives aux questions soulevées plus haut. Il n’est pas non plus de fournir aux praticiens d’entreprises des outils concrets visant à résoudre les problèmes qu’ils peuvent rencontrer au quotidien dans la conduite de leur activité. Plus modestement, il s’agira d’éclairer certaines transformations fortes actuelles des firmes, de donner un sens à celles-ci, dans une optique se voulant le plus souvent plus compréhensive qu’explicative, et qui se caractérise par le souci de la pluridisciplinarité. Les trois thèmes de la gouvernance, des frontières et de l’organisation interne sont donc particulièrement privilégiés dans cet ouvrage, sachant que

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la question des frontières renvoie d’une part aux pratiques d’externalisation des firmes, d’autre part à l’analyse de la forme organisationnelle qualifiée de « firme-réseau ». Les articles de Pierre-Yves Gomez d’une part, et de Driss Agardi et Alain Alcouffe d’autre part, abordent tous deux la problématique du gouvernement d’entreprise, et en particulier les évolutions récentes induites par les pratiques dites de corporate governance favorisant le contrôle des dirigeants d’entreprises par les actionnaires. Ainsi, à contre-courant de plusieurs interprétations actuelles, P. Y. Gomez réhabilite l’importance de la dimension politique de l’entreprise. Il cherche à montrer que les évolutions récentes en matière de gouvernement d’entreprise ne résultent pas des pressions de « la finance » et des marchés mais qu’elles sont plutôt les conséquences des mutations politiques voulues par certains dirigeants. C’est justement sur les réseaux existant entre différents dirigeants de grandes entreprises françaises du CAC 40 et par ailleurs membres de conseils d’administration que porte l’étude de A. Alcouffe et D. Agardi. Alimentant certains des arguments développés par P. Y. Gomez dans l’article précédent, ces auteurs montrent que les réseaux de sociétés résultant du cumul des mandats d’administrateurs des grandes entreprises restent importants en France. La part des cumulards n’est pas négligeable et la densité des réseaux d’administrateurs n’a pas baissé ces dernières années. Pour le moins, les résultats des auteurs ne semblent pas aller sans le sens des recommandations émises récemment par différents rapports et commissions en matière de gouvernement d’entreprise. L’étude des pratiques d’externalisation contient trois contributions, chacune appliquée à des secteurs d’activité différents. Concentrant son analyse sur le développement de la production modulaire dans le secteur automobile, Vincent Frigant porte un regard critique sur les stratégies d’externalisation mises en œuvre depuis une dizaine d’années par plusieurs grands constructeurs et équipementiers d’Europe et d’Amérique du nord. L’auteur montre que les pratiques actuelles sont loin de se traduire, dans ce secteur, par une baisse garantie des coûts de production. L’étude suivante, dans une optique plus descriptive, est appliquée au cas de l’aéronautique, et plus particulièrement des relations entre Airbus et ses fournisseurs. Frédéric Mazaud et Marie Lagasse décrivent les effets de la stratégie de recentrage et d’externalisation induits par la mise en place du plan Power 8 chez Airbus. Ils soulignent en quoi l’application de ce plan s’est traduite par une segmentation des sous-traitants amenant à distinguer les fournisseurs les plus stratégiques – c’est-à-dire à forte valeur ajoutée au produit d’ensemble – des autres fournisseurs. Enfin, à la lumière de la théorie des coûts de transaction, Délila Allam et Emeric Lendjel analysent l’intérêt du contrat de franchise comme stratégie de développement pour les entreprises du transport routier de marchandises.

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Au regard des spécificités de la transaction de transport qu’ils analysent et appliquent au cas d’un grand groupe français du secteur du transport routier, les auteurs montrent en quoi la franchise, en tant que forme contractuelle hybride, peut s’avérer constituer un mode d’organisation des activités économiques original et efficace en termes de coordination et d’incitation des agents dans un secteur au sein duquel pourtant, la franchise a plutôt mauvaise réputation. Au final, ces contributions appliquées aux pratiques d’externalisation soulignent la complexification croissante des relations inter-firmes ces dernières années ainsi que les enjeux stratégiques constitués par le choix des firmes au regard de la question « faire ou faire-faire ». L’analyse de la firme-réseau, souvent vue comme une forme nouvelle d’organisation de l’activité économique, constitue le second volet de la question des frontières de la firme. Pour commencer, l’article de Philippe Abrard et Gilles Paché se focalise sur l’étude d’un réseau particulier, celui des groupements de détaillants de la grande distribution alimentaire. Retraçant la naissance et l’évolution de ces groupements, les auteurs s’interrogent sur les fondements de la coopération en leur sein. Ils montrent alors que contrairement à certaines analyses opposant le contrat et la confiance, ces deux mécanismes peuvent être tout à fait complémentaires en matière de gouvernance des réseaux. Ensuite, adoptant une démarche plus théorique que la contribution de F. Mazaud et M. Lagasse, Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnac reviennent sur le cas du secteur de l’aéronautique et du spatial. À la lumière d’une grille de lecture théorique mettant en avant l’importance des connaissances dans le développement des entreprises, les auteurs montrent en quoi la firme-réseau, en jouant sur ses frontières, constitue un moyen de garantir le maintien d’un avantage concurrentiel. Les résultats de leur étude conduisent alors à questionner la pertinence de l’approche contractualiste de la firme. Pour finir, la dernière contribution de cette sous-partie porte un regard juridique sur la firme-réseau. Dans une perspective croisant analyse juridique et gestionnaire, Pascal Philippart cherche à comprendre comment le droit français traite le réseau. La position défendue par l’auteur alimente des débats en cours sur la pertinence (ou non) de faire du réseau une entité juridique à part entière. L’auteur est plutôt favorable au statu quo, arguant que les dispositifs juridiques actuels sont, au moins en France, suffisamment flexibles pour traiter les problèmes posés en droit par l’existence des firmesréseaux. Le dernier angle sous lequel sont analysées dans cette partie les transformations récentes de la firme est celui de l’organisation interne. Deux contributions abordent cette thématique. Écrit par une juriste et un économiste, la première contribution fait écho au débat abordé précédemment par P. Philippart, en défendant toutefois un

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point de vue opposé. Isabelle Tricot-Chamard et Olivier Dupouët analysent, au regard du droit du travail, le développement des « communautés de savoir » en relation avec les firmes sous deux angles : celui du lien de subordination et celui de la liberté des employés dans leur vie personnelle et professionnelle. Les auteurs s’interrogent alors sur la capacité du droit du travail à prendre en compte certains problèmes soulevés par l’engagement des salariés dans une communauté. La contribution suivante, de Cécile Cézanne, étudie l’importance du capital humain dans l’activité productive des firmes françaises. S’appuyant sur les données de l’enquête française REPONSE de 2004-2005, l’auteur propose une typologie de modèles français de gouvernance interne d’entreprise et analyse plus spécialement les particularités du modèle qualifié de « multi-ressources ». Elle montre qu’il existe un lien étroit entre un fort degré de capital humain spécifique et un ensemble de pratiques innovantes mises en place au cours des années 2000 dans les firmes françaises. Ce travail alimente les discussions récentes renvoyant aux questions de pouvoir relatives au contrôle du capital humain au sein des firmes.

LES PERSPECTIVES DE RECHERCHE : APPROFONDIR LES APPROCHES PLURIDISCIPLINAIRES DE LA FIRME

La troisième et dernière partie qui conclut l’ouvrage est consacrée à certains enjeux liés aux évolutions actuelles et à venir, tant théoriques qu’empiriques, en relation avec l’analyse de la firme. Cette partie rend compte de plusieurs débats contemporains portant sur le thème très en vogue de la responsabilité sociale des entreprises et sur les questions d’organisation industrielle et de création de valeur. Les deux premières contributions abordent sous des angles disciplinaires différents la responsabilité (sociale) des entreprises. Virginie Forest et Christian Le Bas entremêlent leurs regards respectifs de gestionnaire et d’économiste pour s’interroger sur la responsabilité sociale des entreprises comme nouvelle institution régulatrice du capitalisme actuel. Leurs questionnements se focalisent en particulier sur trois niveaux de « régulation » : celui des activités productives, celui du rapport salarial et enfin, le niveau de la régulation publique. Dans une perspective plus critique, François Gaudu pose quant à lui la question de la responsabilité des entreprises du point de vue du droit, et tout spécialement du droit social. Il s’interroge d’une part sur la pertinence de la thèse de la « reféodalisation » des rapports sociaux avancée par certains avec le développement de nouvelles formes contractuelles, et porte d’autre part un regard juridique critique sur l’engouement récent autour de la responsabilité sociale des entreprises, s’opposant sur certains points à la réflexion menée précédemment par V. Forest et C. Le Bas.

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Dans un second temps, Joël Thomas Ravix soulève la question, peu abordée chez les économistes, de la nature de l’industrie. Soulignant en quoi les approches traditionnelles de la firme restent limitées pour rendre compte de l’organisation de l’industrie, il dessine les grandes lignes d’un cadre d’analyse dépassant ces limites. À partir de la distinction qu’il opère entre deux types de production – la « production autonome » et la « production déléguée » –, l’auteur propose une forme originale de découpage du système productif permettant de mieux appréhender l’organisation industrielle et ouvrant la voie à une approche renouvelée des questions de politique industrielle. Pour finir, François Eymard-Duvernay analyse la firme comme une institution qui donne corps au pouvoir de valorisation de certains acteurs économiques, défendant un point de vue original sur le statut salarial. À l’encontre des interprétations classiques qui justifient l’existence de ce dernier comme une protection garantie au salarié face aux déséquilibres inhérents à la relation d’emploi, l’auteur avance au contraire que ce statut existe parce qu’il permet, grâce au droit, de « libérer » le travailleur en le dotant d’une autonomie dans la création de valeur. Cette interprétation novatrice dessine les grands traits d’une analyse plus politique de la firme, nous rappelant que l’économie est d’abord et avant tout politique.

UN PARTI PRIS MÉTHODOLOGIQUE : UNE APPROCHE PLURIDISCIPLINAIRE DE LA FIRME Ce travail collectif repose sur un postulat qui ne va pas forcément de soi pour la communauté des chercheurs en sciences sociales et qui peut donner lieu à de nombreux débats. Le point de départ de cet ouvrage est en effet qu’une seule discipline ne peut à elle seule rendre compte pertinemment de cette organisation particulière qu’est la firme. L’économie, en tant que discipline traditionnellement vue comme étudiant les processus d’allocation des ressources rares, fait bien évidemment partie des disciplines convoquées dans cet ouvrage. À ce titre, le travail initial de Coase [1937], définissant la firme comme un mode d’allocation des ressources alternatif au marché, a incontestablement ouvert la voie à plusieurs cadres d’analyses théoriques de la firme aujourd’hui associés à l’économie. Dès lors, après coup, il ne sera pas étonnant de constater que la discipline économique marque fortement le travail collectif mené ici. Au moins deux autres raisons peuvent être identifiées pour expliquer le « poids » de l’analyse économique dans cet ouvrage. Rappelons d’abord en effet que les théories de la firme ont pour point de départ les limites de la théorie économique néoclassique à traiter de manière réaliste ce qu’elle dénomme le « producteur ». C’est donc surtout par rapport à cette perspective qu’historiquement, les auteurs, très souvent des

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économistes, se sont positionnés pour amender voire reconstruire ce modèle dont l’objectif initial n’était aucunement de comprendre la nature et le fonctionnement d’une firme. De même, à l’état de projet, ce travail collectif a été au départ lancé et organisé par des universitaires économistes, appartenant à un laboratoire de recherche disciplinairement associé à l’économie. Au final, le lecteur ne devra donc pas être étonné de constater que la part des analyses d’origine économique dans cet ouvrage n’est pas négligeable. Toutefois, loin des positions radicales défendues par certains auteurs et voyant l’impérialisme de l’économie en sciences sociales comme une bonne nouvelle pour qui cherche à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons [Lazear, 2000], nous avons voulu « ouvrir » ce travail à d’autres disciplines. Cette volonté d’ouverture repose sur la conviction, partagée d’ailleurs par tous les contributeurs à ce travail, que la pluridisciplinarité scientifique constitue une démarche pertinente pour enrichir nos connaissances et notre compréhension d’un objet d’étude particulier, à savoir ici la firme. Elle permet de multiplier les angles d’analyse, de fournir des interprétations nouvelles, mettant ainsi en lumière des réalités oubliées ou non perçues par l’éclairage d’une seule discipline. Même si cela ne se fait pas sans coût et peut parfois conduire à des débats et des discussions très vives, croiser les regards disciplinaires sur un même objet est selon nous bénéfique si l’objectif final est l’amélioration de notre compréhension. Dans cette optique, les sciences de gestion nous sont apparues comme la discipline naturellement complémentaire à l’économie pour analyser la firme. Étudiant, pour reprendre les termes de P. Y. Gomez dans cet ouvrage, « la nature, la rationalité et les conséquences des décisions prises dans l’entreprise ou au nom de l’entreprise », les sciences de gestion abordent la firme sous un angle d’analyse qui vient compléter les apports de l’économie en se détachant de la logique de l’intérêt et de la rationalité calculatrice caractéristique de l’approche économique standard. Enfin, le droit est aussi l’une des disciplines convoquées dans cet ouvrage. Les relations entre le droit et l’économie se sont beaucoup développées ces dernières années, notamment dans le cadre de la Law and Economics. Si en droit, la firme n’est pas définie en tant qu’entité juridique à part entière, elle n’est toutefois pas moins présente. Le droit, de par les règles qu’il édicte, conditionne pour une large part la capacité des firmes à être plus ou moins rentables. En même temps, les firmes assurent ellesmêmes une fonction de régulation de l’activité des individus en produisant leurs propres règles. La firme s’avère alors être un acteur fondamental dans la configuration du cadre institutionnelle de la société, tout spécialement lorsque celle-ci repose, du point de vue économique, sur la liberté d’entreprendre. C’est d’ailleurs justement dans ce contexte que Robé [1999, p. 3] qualifie de « couple inséparable » l’entreprise et le droit. Comme nous les verrons, les analyses de la firme fournies par les juristes éclairent nombre de questions sur son rôle et son pouvoir dans la société.

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ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

Croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes sur la firme est l’ambition de ce travail. Comme précisé plus haut, l’étude de la firme suppose en amont de disposer d’outils théoriques et de concepts visant à définir et délimiter ce sur quoi porte l’analyse. Le passage par la théorie est donc essentiel et nous ne pourrons l’éviter. Toutefois, cherchant aussi à rendre compte de transformations réelles majeures rencontrées ces dernières années, cet ouvrage ne se limite pas à la seule dimension théorique. Bien au contraire, il donne une place centrale à la dimension empirique par la restitution des résultats de différentes études ou analyses de secteurs d’activité. Au total, l’intérêt du travail collectif mené dans cet ouvrage est de montrer que la pluridisciplinarité constitue une démarche fructueuse pour éclairer cet objet d’étude complexe qu’est la firme. Elle fournit une vision plus large et plus complète que le regard que pourrait porter une seule discipline. Certes, chacun restant en général dans sa propre discipline, le tableau final pourra peut-être paraître encore trop découpé et pas assez homogène, même si quelques contributions ont toutefois une dimension plus inter- que pluridisciplinaire traduite par de réels transferts et échanges de méthodes et concepts entre disciplines, surtout entre l’économie et la gestion. Certains pourront même déplorer que nous ne soyons pas allés assez loin, et que plutôt que de « croiser » les regards, il aurait été plus ambitieux de les unir, les mêler voire les confondre pour faire disparaître les frontières entre disciplines, aller au-delà de celles-ci ; en d’autres termes, faire la transdisciplinarité. Mais cela est-il possible tant les postulats de base sur lesquelles reposent chacune des disciplines convoquées ici sont différents ? Plus fondamentalement, cela est-il souhaitable ? Nous ne le pensons pas. Tout l’intérêt de la démarche adoptée dans les pages qui suivent est justement d’éviter de porter un regard globalisant et uniforme sur la firme, pour préférer la diversité et le pluralisme, au risque de faire émerger des tensions, des désaccords entre analyses. Nous avons la conviction que le dialogue interdisciplinaire est le mieux à même d’améliorer notre niveau de compréhension de la firme et de ses transformations. Le pire serait de se fermer dans les certitudes de sa propre discipline. Notre souhait est que cet ouvrage collectif invite d’autres contributeurs, d’autres disciplines, à prolonger le travail mener ici.

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INTRODUCTION

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1 Qu’est-ce-qu’une firme ?1

Geoffrey M. Hodgson

INTRODUCTION Il peut sembler très étrange que les économistes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une définition adéquate de la firme. Pour définir la firme, les économistes ont très peu pris en compte ses dimensions légales et institutionnelles. Cet article considère les conceptions dominantes de la firme, s’intéresse à quelques non sequiturs définitionnels, et plaide pour une définition de la firme qui prenne en compte ses dimensions légales. Il est devenu courant pour les économistes et les sociologues d’affirmer que les frontières de la firme sont floues. Des concepts comme les « marchés internes » [Doeringer et Piore, 1971], la « quasi-firme » [Eccles, 1981], les « formes hybrides » [Cheung, 1983 ; Williamson, 1985 ; Ménard, 1995, 1996] et les « quasi-marchés » [Ménard, 1995] ont été mis en avant. Comme Richard Langlois [1995, p. 72] l’a écrit : « la plupart des travaux de la théorie des coûts de transaction ont abouti à la conclusion que la distinction entre la firme et le marché est rien moins que sémantique ». De manière similaire, la plupart des autres approches de la théorie de la firme ont échoué à établir une frontière claire entre la firme et le marché, ou à proposer une définition claire de la firme. Nous souhaitons montrer que ces développements conceptuels sont largement inadéquats et qu’ils résultent de l’absence d’une définition claire de la firme, qui prendrait en compte ses soubassements juridiques. En particulier, l’idée de « marchés dans la firme » est au mieux une métaphore trompeuse. Par ailleurs, l’autre idée répandue de l’existence de formes hybrides est soutenable uniquement si la firme est définie de manière différente de l’entité légale de la firme dans le monde réel. La valeur théorique de cette redéfinition est mise en doute. De plus, l’idée selon laquelle il n’y 1. Traduit de l’anglais par Bernard Baudry, LEFI, Université Lyon-2.

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a pas de frontière entre la firme et le marché entrave l’émergence de définitions plus adéquates de la firme et d’analyses plus satisfaisantes de sa nature. La théorie des coûts de transaction n’est pas la seule à proposer une définition imparfaite de la firme. D’après Bengt Holmström [1999, p. 100] : « la théorie des droits de propriété telle qu’elle est présentée par Hart et Moore [1990] et par d’autres auteurs, parle très peu de la firme. Le problème est qu’il n’y a en fait pas de firme dans ces modèles, seulement des entrepreneurs représentatifs ». L’absence de consensus sur la définition de la firme dans la littérature constitue un sérieux handicap. Cependant, il existe une véritable réticence à utiliser les formes légales comme une base pour définir la firme. Il est probable que cette réticence provienne en partie de l’enthousiasme malavisé pour les analyses du marché et de la firme en des termes universels, a-historiques et relativement dé-institutionnalisés [Hodgson, 2001]. Dès lors, la critique de l’idée des formes dites hybrides conduit à d’autres questions importantes sur l’analyse théorique des institutions économiques. Un argument central de cet article est qu’il n’existe aucune raison pour les économistes de renoncer à une définition de la firme qui prenne en compte ses dimensions juridiques. Les relations juridiques sont un élément essentiel de la firme, parmi d’autres facteurs, car le cadre juridique a des conséquences économiques importantes. Cet argument est renforcé par la croissance d’autres entités comme les « business units », les conglomérats, les keireitsu, les alliances stratégiques, les réseaux de fournisseurs, les contrats relationnels2. En fait, le développement de ces structures industrielles renforce la nécessité de donner une définition claire des différentes entités impliquées. Ne retenir qu’un seul terme pour désigner cette variété mouvante ne peut qu’engendrer de la confusion théorique et analytique. De ce fait, une définition de la firme qui s’appuie sur le droit doit être retenue, distincte d’autres définitions des structures qui ne sont pas des firmes.

PAS DE DÉFINITION S’IL VOUS PLAÎT – NOUS SOMMES DES ÉCONOMISTES

Jusqu’au début du vingtième siècle, les économistes tenaient pour acquis que la firme et le marché étaient distincts. Dennis Robertson [1923, p. 85] décrit les firmes comme « des ilots de pouvoir conscients dans un océan de co-opération inconscient, comme des mottes de beurre flottant dans du babeurre ». Cependant, à cette époque, la distinction entre la firme et le marché était tacitement élaborée dans la sphère de l’économie plutôt que par 2. Pour une discussion utile de la croissance des joint-ventures, des alliances stratégiques et des réseaux voir Hage et Alter (1997), qui proposent une typologie de ces phénomènes interfirmes.

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référence aux structures juridiques. Cette distinction faisait référence à la distinction entre la production et le marché, la première étant représentée par les fonctions de production et de coût, le second par l’interaction entre l’offre et la demande. Dans les années 1930, il y eut un effort croissant pour analyser les structures économiques par le biais de fonctions mathématiques. La tendance était de traiter la firme simplement comme une fonction de production. Dans ces conditions, les questions comme la définition, la structure interne et les frontières de la firme n’étaient pas posées, même si la distinction entre le marché et la firme était maintenue. La notion de firme comme fonction de production orientait la signification du terme « firme » vers une simple description fonctionnelle d’un processus de production. Une exception notable, bien entendu, fut Ronald Coase. Son article de 1937 est l’une des rares études, après celle de Marshall, qui traite la firme comme une organisation plutôt que comme une fonction de production. Coase [1937, p. 388-390] distingue le marché de la firme, avec le « mécanisme des prix » d’un côté et son « remplacement » de l’autre. Pour Coase, l’alternative à la firme est la coordination par le marché d’entrepreneurs individuels, chacun étant son « propre maître ». Coase offre ainsi une rare discussion de la structure interne de la firme [Foss, 2002]. Alors que la plupart des théoriciens micro-économistes transformaient la firme du monde réel en fonction de production, d’autres s’intéressaient au problème empirique de la classification des firmes et mesuraient des phénomènes comme la concentration industrielle. Ces économistes « appliqués » traitaient des problèmes statistiques et taxinomiques grâce aux données industrielles. Une firme pouvait ainsi avoir plusieurs établissements séparés. De plus, une seule usine pouvait avoir différents processus de production. Ces considérations statistiques ne s’accordaient pas parfaitement avec la notion de firme comme fonction de production. En conséquence, certains économistes appliqués ont essayé d’établir une définition différente. P. Sargant Florence [1957, p. 244], par exemple, écrivit : « Pour les économistes, qui s’intéressent plus directement aux degrés de la concurrence et au monopole qu’à la localisation industrielle, la firme en tant qu’unité de contrôle est plus importante que l’établissement en tant qu’unité physique ». Florence considérait l’« unité de contrôle » comme plus importante que la firme en tant qu’unité légalement définie. Le problème était de traiter statistiquement les filiales qui étaient légalement des firmes séparées mais qui étaient gérées et contrôlées par leurs sociétés mères, comme si les sociétés mères et leurs filiales étaient une seule unité. Florence était d’accord avec le Recensement de la production anglaise, qui utilisait le terme de « business unit » pour désigner l’ensemble constitué d’une société mère et de ses filiales dont elle possède plus de 50 %. Ainsi une « business unit » ne correspond pas à « une société unique au sens légal ». Elle n’inclut pas non plus les filiales dans lesquelles la participation

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de la société mère est suffisamment importante pour les contrôler, tout en étant inférieure à 50 %. Florence [1957, p. 245] se plaignait du manque de discussions autour de ce problème, alors que plusieurs travaux « comparaient les degrés de concentration des industries britanniques et américaines, sans s’inquiéter vraiment de savoir ce qui se concentre ». Mais surtout il rappelait qu’« aucun pays n’utilise réellement le mot « firme » dans les statistiques officielles sur lesquelles ces économistes basent leurs calculs. Les Etats-Unis utilisent le mot « producteurs », la Grande-Bretagne le terme « business unit » ». Aussi Florence défendit l’utilisation d’un autre terme, celui de « producteur » ou de « business unit », pour les études empiriques portant sur la concentration des entreprises dans une industrie. Il faut noter toutefois qu’il n’a pas décrit ces unités comme étant des firmes, et qu’il n’a pas cherché à promouvoir la définition du Recensement pour en faire une définition alternative de la firme. Florence n’abandonna pas la conception légale de la firme. Il était seulement d’accord pour que le concept nouveau de « business unit » soit utilisé aux côtés du concept de firme. Cependant Machlup a adopté une stratégie très différente dans son article séminal. Il recense [1967, p. 26] pas moins de « dix concepts de la firme utilisés dans la littérature économique et managériale », et suggère que d’autres encore sont utilisés. Il note que la firme a été considérée comme une organisation, un système de décision, une collection d’actifs et de dettes, une personne juridique, une « business unit » sous un management unique, etc. Machlup [ibid., p. 28] conclut alors : Cet exercice aura réussi s’il montre combien sont ridicules les efforts de certains auteurs pour trouver une définition de la firme dans l’analyse économique… J’espère qu’il n’y aura pas de débat pour savoir quel concept de firme est le plus important ou le plus utile. Comme ils servent différents objectifs, un tel débat est inutile.

Mais clairement cette position entraîne un non sequitur. Le fait que plusieurs conceptions différentes de la firme existent n’implique pas que la formulation et la promotion d’une définition doit être abandonnée. Au contraire, on peut dire que cette confusion plaide pour la reconnaissance d’une seule définition, couramment acceptée. Machlup a raison quand il dit que ces différents concepts « servent différents objectifs ». Mais il ne lui vient pas à l’esprit que ces différentes définitions font référence à différentes choses. Une firme (au sens juridique du terme) n’est pas la même chose qu’une « business unit », ou une collection d’actifs, ou une usine de production. Tout simplement ce sont des concepts différents : ce sont aussi des entités réelles différentes. Dans ces conditions, nous avons besoin d’une pluralité de concepts qui fasse référence à une pluralité de structures réelles. Contrairement à la position de Machlup, l’existence de multiples définitions de la firme ne peut être admise sous prétexte qu’« elles servent différents buts ». Les définitions ne sont pas seulement des instruments pratiques mais des tentatives pour représenter la réalité.

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Une telle confusion est également présente chez Oliver Williamson [1975]. Le point positif est qu’il a hérité de Coase l’accent mis sur les structures légales et institutionnelles. Il a pris au sérieux les différences entre les cadres légaux qui gouvernent les transactions et élargi l’interface entre l’économie et le droit. Mais ces efforts n’ont pas été suffisants pour dépasser une certaine confusion conceptuelle. Williamson lui-même a ainsi utilisé le vague terme de « hiérarchie » au lieu d’essayer de définir la firme. Il est dommage qu’après avoir eu la « boîte noire », il n’y a pas eu d’accord sur les termes pour décrire la boîte ou son contenu. Malheureusement, les choses ne se sont pas améliorées depuis. L’imprécision des définitions dans la littérature a continué, malgré l’intérêt porté à la firme depuis 1975. Un exemple de cette confusion persistante est donné dans l’article célèbre et important de Steve Cheung [1983, p. 3], qui écrit : « nous ne savons pas exactement ce qu’est une firme – il n’est d’ailleurs pas vital de le savoir… le mot « firme » est simplement un moyen commode pour décrire la manière d’organiser des arrangements contractuels ». Cheung affirme que ceci conduit à des frontières floues ou arbitraires : « pour certains une firme peut être réduite à une relation entre deux propriétaires d’input, ou, si la chaîne de contrats s’étend, elle peut être comparée à l’économie entière » (p. 17). Il conclut alors : « ainsi il est futile de s’attarder sur ce qu’est ou ce que n’est pas une firme » (p. 18). L’argument de Cheung est le suivant : différentes définitions de X sont possibles, donc il est inutile de définir X. Mais ceci est un non sequitur. Le problème taxonomique est fortement réduit si on définit la firme comme une entité légale et hors-marché. De plus, aucune bonne raison n’a été présentée pour abandonner la conception légale de la firme. Il est par ailleurs très important d’utiliser d’autres concepts comme « business unit », établissement de production ou conglomérat, pour décrire d’autres structures du monde des affaires. Nous avons besoin de plusieurs concepts pour décrire de multiples entités réelles. Le résultat de cette confusion est qu’une unique et claire frontière entre la firme et le marché ne peut pas être établie. Il est devenu courant d’utiliser le concept de « firme » pour faire référence à des structures différentes, et dès lors il n’est pas surprenant qu’aucune frontière simple ne puisse être tracée.

LES FRONTIÈRES DE LA FIRME Il est utile à cette étape de discuter de certains apports de la littérature dans les années 1970 et 1980, qui ont posé cette question de la frontière entre firme et marché. Dans leur fameux article sur la théorie de la firme, Michael Jensen et William Meckling [1976] affirment que l’aspect légal de la firme est important pour déterminer le comportement des individus dans

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l’économie. Jensen et Meckling [ibid., p. 311] notent « le rôle non négligeable que le système légal et le droit jouent dans les organisations, notamment dans l’organisation de l’activité économique. Les lois enserrent les contrats que les individus concluent. Le pouvoir de l’État est utilisé pour garantir les contrats et indemniser en cas de non-respect de ces contrats ». Cet article constitue une reconnaissance rare du rôle économique des aspects légaux de la firme. Cependant, Jensen et Meckling utilisent mal les spécifications légales de la firme comme « fiction légale » et ils en tirent une conclusion inappropriée. Ils suggèrent que la « fiction légale », qui autorise certaines organisations à être traitées légalement comme des individus signifie que les firmes sont en fait des individus. Ils concluent alors : Vu sous cet angle, cela a peu de sens d’essayer de distinguer les éléments qui sont dans la firme et ceux qui sont au dehors. Il existe seulement une multitude de relations complexes (i.e., des contrats) entre la fiction légale (la firme) et les propriétaires des inputs en travail, matériel et capital et les consommateurs de l’output [Jensen et Meckling, 1976, p. 311].

Il est ironique de constater ici que cette reconnaissance de la nature légale de la firme débouche en fait sur un refus de s’intéresser à la structure interne de la firme. Au contraire, la firme est traitée comme une personne singulière. Mais cet argument n’est pas valable. Le fait que la loi traite la firme dans une certaine mesure comme une personne ne signifie pas que la firme est une personne. La loi confère des capacités individuelles d’accord contractuel, des droits individuels de propriété, et des obligations individuelles aux organisations. Mais elle ne traite pas les organisations et les individus de la même manière. Par exemple, la responsabilité limitée ne s’applique pas aux individus comme aux organisations. Il en est de même pour les faillites. De plus, la loi n’ignore pas le caractère organisationnel de la firme. La législation s’est développée pour couvrir de nombreux aspects des relations intra-firme, comme par exemple le contrat de travail, les droits et les obligations des employeurs et des employés, etc. [Masten, 1991]. Faire référence à l’aspect légal de la firme n’autorise pas à traiter la firme comme une personne individuelle, même si la firme est une organisation individuelle3. Dans quelle mesure, en faisant référence à la réalité légale, peut-on identifier « l’intérieur » de l’« extérieur » de la firme ? La frontière de la firme est constituée lorsque la « personne légale » de la firme conclut des contrats (écrits ou pas) avec des individus ou d’autres personnes légales. Quand un employé est embauché ou quand un actif devient la propriété de la firme, alors cette personne ou cet actif « franchit » les frontières de la firme. Cependant, un salarié (contrairement à un esclave) est seulement dans la firme durant certaines périodes, spécifiées dans le contrat de travail. Ainsi à 3. Voir Khalil (1997) pour une discussion intéressante sur ce sujet.

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l’intérieur de la firme nous trouvons les actifs possédés par la firme, ainsi que les employés durant leur période de travail. Et que trouve-t-on « en dehors » de la firme ? Jusqu’à maintenant nous avons discuté de la frontière de la firme comme s’il s’agissait d’une frontière entre la firme et le marché. Ceci est une simplification qu’il convient de rectifier. Par définition, les marchés impliquent des échanges, de multiples acheteurs et vendeurs, et donc un certain degré de concurrence. Un marché est une institution dans laquelle un nombre significatif de marchandises, raisonnablement bien définies, sont régulièrement échangées. Les échanges eux-mêmes entraînent des droits de propriété et prennent place dans un cadre juridique [Commons, 1924 ; Sened, 1997]. Les marchés possèdent ainsi des règles légales et des structures qui encadrent les transactions et les négociations. Les marchés, en bref, organisent et institutionnalisent les échanges [Hodgson, 1988]. Dans trois articles classiques, George Richardson [1972], Victor Goldberg [1980] et Ronald Dore [1983] affirment que la relation entre une grande firme et ses sous-traitants est souvent plus durable et forte qu’une simple relation de marché. Ils font référence à la présence de « contrats relationnels » qui permettent aux firmes de développer des liens de longue durée avec d’autres contractants. D’une certaine façon, ces contrats relationnels intègrent des considérations de compréhension mutuelle et de confiance que l’on ne trouve pas sur le marché traditionnel. Au lieu de recourir à ce dernier, la firme choisira d’échanger avec des fournisseurs en qui elle a confiance, notamment quand la relation entraîne un apprentissage et un échange de savoirs. Comme Douglass North l’observe [1977, p. 710] : « la plupart des échanges ne prennent pas place sur des marchés ». Dans tous les échanges il existe un contrat légal explicite ou implicite, conduisant à un transfert de propriété. La conséquence est qu’au lieu de parler de firmes et de marchés, il faut en fait considérer qu’il existe la firme, le marché et l’échange hors-marché. Les marchés sont une des possibilités d’échange en dehors de la firme. Comme nous l’avons vu, certains théoriciens ignorent la possibilité de l’échange relationnel, ce qui débouche sur des confusions. Quand ils observent des relations contractuelles de longue durée comme celles analysées par Dore, Goldberg et Richardson, ils sont du coup confrontés à un problème. En effet ces relations du monde réel ne relèvent pas de la firme ni du marché, et elles sont alors considérées comme « étranges », « hybrides » ou qualifiées de relations de « quasi-marché ». L’erreur provient de l’adoption d’une dichotomie fausse, qui ignore la troisième possibilité d’un échange contractuel non-marchand. Face à l’existence de ces échanges relationnels, d’autres économistes prônent l’abandon de la distinction firme/marché. Mais l’existence de cette troisième possibilité ne constitue pas une excuse pour éluder cette distinction.

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Une relation de long terme entre une grande firme et un sous-traitant n’est pas une relation de marché, mais une relation qui implique un échange et un transfert légal de droits de propriété, entre deux firmes distinctes. Firmes, marchés et échanges relationnels sont des choses différentes.

LE MYTHE DU MARCHÉ INTERNE Malgré quelques ambiguïtés, Coase [1937] a établi une distinction claire entre la firme et le marché. Benjamin Klein [1983, p. 373] a fait la remarque suivante sur cet article : Coase a de manière erronée établi une distinction trop forte entre les transactions intra-firmes et inter-firmes, en arguant du fait que les dernières s’effectuent par des contrats marchands, alors que les premières le sont par une direction planifiée. Les économistes reconnaissent aujourd’hui qu’une distinction aussi forte n’existe pas et qu’il est utile de considérer également les transactions intra-firmes comme des relations (contractuelles) de marché. La question de ce qu’est la caractéristique essentielle de la firme apparaît maintenant comme peu importante.

En dépit de cette citation, les économistes chercheront en vain dans la littérature des arguments contre la distinction « forte » entre la firme et le marché. Il n’existe pas dans la littérature de raisons pour lesquelles il serait « utile » de considérer les transactions intra-firmes comme des relations « de marché ». Aucun argument ne sera trouvé pour abandonner la question de la caractéristique de la firme. En fait l’argument de Klein s’est révélé contagieux. Quelques années plus tard Coase [1988, p. 27] lui-même a modifié son point de vue. Il écrit : « Je connais de nombreux exemples de marchés dans les firmes, mais un qui m’a particulièrement amusé fut la découverte d’un marché opérant au cœur d’une entreprise publique en Angleterre, l’industrie électrique ». Coase cite alors un discours donné en 1961 par un dirigeant du conseil d’administration d’une centrale électrique (« Central Electricity Generating Board », CEGB) : La chambre de contrôle nationale est en effet devenue une chambre d’enchères, avec un ingénieur de la chambre de contrôle demandant aux centres régionaux de fixer les prix auxquels ils peuvent offrir un certain nombre de kilowatts à des périodes spécifiées pendant les jours à venir… Autant que possible la chambre acceptait l’enchère la plus basse.

Et Coase continue : Une situation analogue peut bien sûr être trouvée dans une firme privée dans laquelle des départements de divisions se font des échanges… ce que l’on peut considérer comme des transactions de marché entre eux.

Si on applique des critères d’ordre juridique, cependant, l’argument de Coase ne tient pas. Le CEGB est une personne juridique singulière. Les centres régionaux ne sont pas des firmes reconnues juridiquement mais des divisions internes du CEGB. Les contrats entre le CEGB et ces centres ne

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seraient pas reconnus par la loi en tant que tels. Les centres régionaux ne possèdent pas et ne vendent pas de l’électricité au CEGB. Il ne s’agit donc pas d’un échange de droits de propriété car la propriété de l’électricité reste dans les mains du CEGB. Au contraire, l’appel d’offres et la « vente » d’électricité constitue un arrangement interne pour réduire les coûts et augmenter la productivité. Il est vrai que l’on trouve souvent des négociations internes et des transferts de ressources entre les divisions de la firme moderne. Ces divisions peuvent avoir leur propre comptabilité et objectifs de profit. La plupart des firmes utilisent des indicateurs de prix pour leur comptabilité interne. Mais est-ce qu’il existe des « marchés internes » à l’intérieur des firmes ? À nouveau le fait de savoir si ces divisions ont un statut juridique à part et sont reconnues comme des « personnes juridiques » constituent le test clé. Les transferts internes dans une firme n’entraînent pas l’échange de droits de propriété. L’objet de « l’échange » reste la propriété de la firme. Ces « échanges » ne sont pas des contrats commerciaux garantis par la loi ; ce sont des transferts internes. Si on délègue à une division d’une firme le pouvoir de contracter avec des contractants externes, alors c’est la firme dans sa totalité qui est légalement la partie au contrat. La division exerce simplement une délégation de pouvoir ; elle agit au nom de la société, et c’est la société qui est légalement responsable. Du fait que la firme est une entité juridique, échanger dans la firme est très limité. En conséquence, les tentatives pour simuler les marchés dans les firmes soulèvent les mêmes questions et difficultés que l’établissement de pseudomarchés dans une économie centralement planifiée. Ainsi que Ludwig von Mises et Friedrich Hayek l’ont noté, ce ne sont pas de vrais marchés car ils ne donnent pas aux managers locaux, sans la possibilité d’une interférence centrale, le droit de fixer des prix et de prendre des décisions d’allocation, au moins dans certaines limites [Hayek, 1935]. Tout comme des marchés ne peuvent pas exister dans une économie entièrement possédée et planifiée par un centre, des vrais marchés ne peuvent exister à l’intérieur des firmes. Naturellement, il existe des exemples de conglomérats modernes constitués d’unités légalement séparées. Typiquement, les firmes multinationales existent comme des unités juridiques dans des pays différents. Ce sont des conglomérats internationaux. Ceci signifie que nous devons avoir plusieurs termes, et non un seul : « firme », « conglomérat », et « conglomérat multinational ». Comme ces termes renvoient à des structures différentes, il est important de ne pas les confondre. Bien sûr, le statut légal, formel, de chaque organisation ne nous renseigne que sur une partie de l’organisation. De plus, les formalités légales peuvent parfois avoir un statut presque fictionnel, masquant une réalité différente. Par exemple, un conglomérat de différentes firmes peut en pratique agir comme une seule firme, car le contrôle du conglomérat est concentré dans les mains d’un seul groupe. Mais dans la réalité économique et

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juridique, ce conglomérat n’est pas la même chose qu’une firme. Ce sont des structures différentes, avec comme implication, par exemple, que la dissolution du conglomérat n’est pas le même type de processus que la désintégration d’une firme unique entre des unités juridiques séparées. Considérons la suggestion largement acceptée que les « marchés internes du travail » existent dans la firme. Les contrats de travail peuvent être renégociés, par exemple. Cependant, cette renégociation ne concerne que les contrats pour les inputs de biens et de services dans la firme. Même si un nouvel emploi est proposé par le biais du réseau de communication interne à la firme, les salariés sont invités à y candidater en étant obligés de mettre fin à des aspects de leur contrat actuel à ré-entrer dans la firme avec de nouvelles conditions contractuelles. Le processus n’est ni complètement interne ni véritablement marchand. Mêmes les pionniers de cette idée, Peter Doeringer et Michael Piore [1971, p. 1-2] ont admis que les « marchés internes du travail » ne sont pas gouvernés principalement par le mécanisme des prix mais par « un ensemble de règles administratives et de procédures ». David Marsden [1986, p. 162] va encore plus loin : « les marchés internes du travail offrent des arrangements transactionnels tout à fait différents, et on peut douter de leur capacité à accomplir le rôle des marchés ». Ce que Doeringer et Piore montrent, c’est qu’il existe un degré de fluidité du travail dans l’organisation, mais ils ne montrent pas qu’il existe un vrai marché dans la firme. On peut donner un autre exemple, celui des divisions d’une firme multidivisionnelle qui se feraient concurrence au sein d’un « marché interne du capital » pour l’allocation des budgets par le conseil d’administration [Williamson, 1975]. Certes, une concurrence existe, mais il ne s’agit pas d’une concurrence sur un marché. C’est très différent du marché du capital où les actions des firmes sont achetées et vendues. La division de la firme ne possède pas de manière indépendante son propre capital. La concurrence interne dont Williamson parle n’est pas une concurrence sur un marché mais une lutte pour des ressources entre différentes parties d’une organisation bureaucratique. Malheureusement, une utilisation erronée du terme « marché » se répand chez les économistes. En termes de véritables échanges de biens et services réguliers et organisés, les « marchés » sont pourtant rarement trouvés à l’intérieur de la firme. Cette confusion persistante sur la nature des marchés et des échanges autorise les économistes à ignorer la réalité de l’organisation non-marchande dans les firmes capitalistes.

LE MYTHE DE LA FORME HYBRIDE FIRME-MARCHÉ Tout comme l’idée fausse des « marchés internes du travail » a été développée par des sociologues et appropriée par les économistes, l’utilisation de concepts « hybrides » comme la « quasi-firme » s’est répandue. Par

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exemple, Robert Eccles [1981, p. 339-340] considère des cas dans la construction où « les relations entre le donneur d’ordres et ses sous-traitants sont stables et continues sur de longues périodes et régulées par des procédures concurrentielles très rares. Ce type de « quasi-intégration » débouche sur ce que j’appelle une « quasi-firme » ». Il faut noter qu’Eccles ignore la possibilité que des relations stables et continues sont, pour reprendre les travaux de Richardson, Goldberg et Dore, des exemples d’échange relationnel. En fait, en inventant sa version du concept douteux de quasi-firme, Eccles rend le concept d’échange relationnel redondant. Eccles en vient ensuite [1981, p. 342-343] à évoquer le cas des divisions dans une firme multidivisionnelle : « ces divisions autonomes fonctionnent par de nombreux aspects comme des firmes indépendantes. Souvent, elles se font concurrence entre elles sur le marché. Dès lors les transactions internes dans ces firmes peuvent avoir des caractéristiques similaires aux transactions marchandes. Au contraire, le système de contractualisation propre à la sous-traitance est fait de transactions marchandes qui ressemblent à des transactions hiérarchiques. Plus généralement, les marchés purs et les hiérarchies pures sont les extrémités d’un continuum de modes transactionnels ». Cela peut être vrai que des parties de firme se font concurrence. Considérons la firme A, avec des subdivisions A1 et A2, qui se font concurrence sur le marché. Supposons que A1 négocie des affaires avec une autre firme B. Le point crucial est que le contrat légal n’est pas entre A1 et B mais entre A et B. Peu importe ce qu’elles font, en termes juridiques A1 et A2 agissent au nom de A. De plus, l’auteur de cet article ne connaît aucun exemple de ce type. Une telle stratégie n’est certes pas impossible mais serait largement un échec. Nous pouvons alors nous poser la question suivante : si « les marchés purs et les hiérarchies pures sont les extrémités d’un continuum de modes contractuels », que trouve-t-on entre ces deux extrêmes ? Ma réponse sera non pas la quasi-firme, mais des degrés différents d’échange relationnel, incluant la possibilité de réseaux. Cependant, ces catégories intermédiaires ne sont pas des mixtes entre les marchés et les firmes, mais des types différents de relations non-marchandes entre des firmes indépendantes [Hage et Alter, 1997]. Comme beaucoup d’autres, Steven Cheung [1983, p. 11] éprouve de grandes difficultés à tracer les frontières de la firme. Il donne cet exemple : Un propriétaire qui souhaite construire un immeuble trouve un constructeur. Celui-ci sous-contracte avec un spécialiste du sol pour un prix au mètre carré. Le sous-contractant, qui importe le bois et fait le travail de finition du bois sur la base d’une pièce, trouve à son tour un sous-contractant, lui fournit le bois et le rémunère au mètre carré de parquet posé. En définitive, le sous-contractant recrute des travailleurs et les paie à nouveau par mètre carré posé.

Une telle intégration complexe de contrats est très courante dans la réalité. Mais elle n’offre pas une difficulté taxonomique insurmontable.

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Avec son obsession vis-à-vis du paiement au mètre carré, Cheung semble penser que le paiement à la pièce implique l’existence d’un « marché » (p. 10). Mais il n’y a aucune raison que l’un implique l’autre. Cheung (p. 17) affirme aussi que « les économistes devraient admettre que du fait que les contractants sont intégrés verticalement par des contrats, avec des prix de transfert, une seule firme existe ». Cependant, contrairement à ce que pense Cheung, « être verticalement intégré par des contrats » n’est pas la même chose qu’une intégration verticale dans la firme. Etranger à cette distinction importante, Cheung suggère que l’exemple de la construction du sol est quelque chose qui possède des caractéristiques du « marché » et d’une « firme ». Le mythe de la forme hybride marché-firme est né. En réalité, cet exemple montre des échanges (de marché ou relationnels) non pas entre une mais entre quatre « personnes juridiques » : le propriétaire, le donneur d’ordres, le sous-traitant, et les sous-sous-traitant avec ses employés. En utilisant des critères juridiques, on constate que quatre personnes juridiques sont présentes, et non pas une. Prenons un autre exemple. Cheung [1983, p. 16-17] écrit : Si un propriétaire de champ de pommes contracte avec un apiculteur pour faire la pollinisation de ses fruits, le résultat est une firme ou deux firmes ? La question n’a pas de réponse claire. Le contrat peut être un contrat de location de ruche, un contrat salarial, un contrat de partage de production, ou, en principe, une combinaison de ces différents arrangements. Dans chaque cas l’apiculteur reçoit une rémunération pour son service, et les ordres qu’il attend du propriétaire du champ varient avec la forme du contrat.

La confusion provient ici du fait que Cheung ne s’intéresse pas à un seul arrangement mais à plusieurs. La réponse à la question « y a-t-il une firme ou deux ? », dépend du type de contrat. La plupart des économistes répondrait une firme si l’apiculteur est embauché avec un contrat salarial mais deux si les ruches sont louées. Le problème est qu’en fait Cheung ne reconnaît pas les différences entre les types de contrat qu’il liste. Pour Cheung, en définitive la définition de la firme est arbitraire. Il écrit ainsi : « pour certains une firme peut être aussi petite qu’une relation entre deux propriétaires d’input, ou, si la chaîne de contrats est étendue, aussi grosse que l’économie toute entière » (p. 17). Il en arrive dès lors à cette conclusion : « Il est futile de se poser la question de savoir ce qu’est une firme » (p. 18). L’argument de Cheung est en fait celui-ci : plusieurs définitions de X sont possibles, donc il est futile de définir X. Mais ceci est un autre non sequitur. Le problème se trouve dans les yeux de l’observateur. Le problème taxonomique est largement réduit si on définit la firme comme une entité légale non-marchande. En dépit de sa faiblesse manifeste, l’argument de Cheung a persuadé beaucoup d’économistes. Contrairement à sa première distinction entre les marchés et les hiérarchies, Williamson [1985, p. 83] est « persuadé que de telles transactions intermédiaires sont très communes ». Williamson [1999, p. 1091] voit les « hybrides » comme des « relations contractuelles de long

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terme dans lesquelles des éléments de sécurité ont été introduits ». Effectivement, de nombreuses relations contractuelles modernes sont de long terme. Cependant, de telles relations contractuelles ne sont pas elles-mêmes des firmes. De plus, le fait que ce soient des relations de long terme, comportant des éléments de sécurité, ne signifie pas non plus que ce sont des relations de marché. Les relations de marché sont généralement plus impersonnelles et sont typiquement de court terme. Mais Williamson est également victime d’une fausse dichotomie. Il affirme que si des relations contractuelles de long terme ne sont ni des firmes ni des marchés, alors elles doivent être des « hybrides » de la firme et du marché. Or, si nous acceptons la troisième possibilité (Richardsonienne) de contrat non-marchand de type relationnel, alors il s’agit en fait de contrats relationnels entre des firmes. Il n’y a donc aucun « hybride » en ce sens. En adoptant le concept obscur d’hybride firme-marché, Williamson remet en cause sa première analyse selon laquelle la firme est très différente du marché. Il faut mettre au crédit de Claude Ménard [1995] d’avoir défini les termes comme « marché » et « organisation » de manière plus précise que les autres. En particulier, il a défini le marché comme une institution. Il a clairement montré la possibilité que les marchés eux-mêmes impliquent des éléments d’organisation et de régulation. Il écrit ainsi : « dans toutes ces situations, les activités de marché sont significativement pénétrées par des facteurs organisationnels » [ibid., p. 176]. Pour autant, si certains marchés sont des organisations cela n’implique pas que toutes les organisations peuvent être des marchés. Il essaie de démontrer que « les organisations peuvent être structurées comme des quasi-marchés ». Ménard considère ainsi la franchise, « lorsque des standards très stricts sont imposés aux franchisés ». Il écrit : La classification (entre marchés et organisations) devient très difficile quand les firmes sont interconnectées par un réseau dense de transactions, avec des engagements forts et des complémentarités de leurs actifs, mais sans accord formel, et, de plus, avec des droits de propriété clairement distincts [ibid.].

Sur cette base il reconnaît l’existence de formes intermédiaires entre les marchés et les hiérarchies. Ces « hybrides » entraînent des « combinaisons spécifiques des incitations du marché et des modalités de coordination comprenant des formes de relations hiérarchiques » [ibid., p. 175]. Les difficultés surgissent lorsque Ménard ne distingue pas clairement les notions d’« organisation », de « firme » et de « hiérarchie ». En fait, il ne donne jamais une définition précise des deux derniers termes, et il semble utiliser les termes firme et organisation comme s’ils étaient interchangeables. Il fait référence aux travaux de Cheung [1983] et de Williamson [1985] et d’autres mais il ne rectifie pas leurs définitions imprécises. Pour rajouter à la confusion, Ménard utilise généralement le terme « forme hybride » au lieu de « firme hybride » mais il n’explique pas les différences entre les

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deux termes, et il ne donne pas une définition adéquate de la firme, en tant qu’entité fondée sur une base juridique. Considérons son exemple de la franchise. Avec une définition large de l’« organisation », la franchise peut être vue comme une relation « organisée », mais entre deux ou plusieurs firmes ou des « personnes légales ». Bien que la relation soit « organisée », cela ne signifie pas qu’il s’agit d’une firme. Le fait que les droits de propriété de ces firmes soient clairement délimités ne crée pas de difficulté taxonomique. Cela souligne simplement le fait que plusieurs firmes peuvent exister dans un réseau organisationnel. L’erreur de Ménard est ainsi de confondre l’organisation et la firme. Sa seconde erreur est de sous-estimer le fait qu’un contrat relationnel entraîne l’échange de biens entre différentes firmes mais pas sur un marché ouvert. C’est ainsi une troisième option, après le marché et la firme. Considérons le cas d’une grande société qui a un certain nombre de soustraitants et de fournisseurs – comme Benetton ou Marks et Spencer. Si nous définissons la firme uniquement en termes de contrôle, alors la grande société, plus l’ensemble de sous-traitants, sera vue comme une seule firme. Cependant, ceci implique une modification de la définition de la firme. Clairement nous avons besoin de deux termes. Un, – la firme –, décrit une organisation productive constituée par une entité légale singulière. L’autre, – comme « réseau de fournisseurs » –, décrit la totalité des sous-traitants subordonnés qui sont dépendants des contrats de l’organisation dominante. Une firme, un conglomérat, un centre de décision stratégique, et un réseau de fournisseurs sont différents. Une firme est une « personne juridique ». Un conglomérat est un ensemble de firmes, en totalité ou partiellement possédé par une holding qui agit comme une seule entité. Un réseau de fournisseurs est un ensemble de firmes. Bien que les cas des formes hybrides disparaissent quand nous les examinons de près, il existe un cas important pour lequel les frontières de la firme sont difficiles à tracer. Ceci concerne la distinction entre un contrat d’emploi et un contrat de services. Une firme peut en effet changer le statut de ses salariés, en les transformant en travailleurs indépendants, et en les embauchant pour effectuer le même travail. La différence essentielle est ici juridique. Avec un contrat de travail, l’employeur a le droit de contrôler le salarié et d’interférer sur son travail. Il n’y a pas un tel droit sur un travailleur indépendant : il existe simplement un droit d’obtenir le bien ou le service au prix demandé. En pratique, cependant, la frontière entre le salarié et le travailleur indépendant est difficile à déterminer. Néanmoins, la distinction existe [Masten, 1991]. La difficulté pour distinguer les deux types n’empêche pas qu’il existe des différences. Il faut enfin noter que selon la définition de la firme donnée ci-dessus, la relation d’emploi n’est pas une caractéristique nécessaire pour établir une firme [Hodgson, 1999, p. 220-46].

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REMARQUES CONCLUSIVES Clairement, dans les économies modernes, il existe de nombreuses structures associées à la sphère productive. Cependant, il n’existe aucune bonne raison pour abandonner la définition de la firme fondée sur une base juridique. En plus d’une telle définition, nous avons besoin d’une pluralité d’autres concepts et définitions pour appréhender la complexité de la réalité. À partir de là, nous avons montré que la position selon laquelle les frontières de la firme se seraient effacées soit n’est pas prouvée, soit est fausse. La présence de marchés internes dans la firme est également une chimère. Enfin les « hybrides » firmes-marchés ne sont en fait que des réseaux entre de nombreuses firmes qui sont des personnes juridiques distinctes, et non pas une seule firme. La reconnaissance de l’absence générale de marchés à l’intérieur des firmes est importante pour plusieurs raisons. Elle permet d’éviter l’utilisation de termes confus comme « marché interne », « continuum » et « hybride ». Elle aide également à comprendre la pertinence des frontières de la firme et l’importance de l’interface entre les modes de coordination marchand et non-marchand. Les analyses de la formation et du rôle de ces frontières ont des implications vitales pour les stratégies des firmes. De manière cruciale, l’oubli des réalités juridiques n’autorise pas la compréhension du lien entre les structures et les performances économiques. Si on considère que les réalités juridiques sont futiles, alors on ne peut pas comprendre des changements juridiques comme les privatisations et les prises de contrôle par exemple. De plus, éluder la distinction entre la firme et le marché peut conduire à traiter la firme comme le marché. Par dessus-tout, si on ne prend pas attention aux relations juridiques, les spécialistes des sciences sociales sont mal équipés pour intervenir dans le débat sur les abus du pouvoir des sociétés. Ils seront moins en mesure d’évaluer les conditions engagées par l’incorporation étatique d’une firme, et la nature du quid pro quo pour la société créée en échange du privilège légal de responsabilité limitée. Sans tenir compte de ces points, le spécialiste des sciences sociales deviendra dangereusement indifférent aux politiques qui étendent ou diminuent l’étendue du pouvoir des sociétés ou le marché réel. Comme tous les mythes, la perception du vrai a été renforcée plus par la répétition que par de solides arguments théoriques ou des authentifications empiriques. La confusion mythique de la firme et du marché autorise un grand nombre d’économistes à ignorer la réalité de l’organisation nonmarchande dans le secteur privé et de tout analyser par le prisme du marché. Le contrôle exercé par les sociétés et l’autorité sont traités purement comme une affaire de contractualisation libre. Les économistes ignorent alors cette réalité des firmes capitalistes privées mais sont critiques vis-à-vis du secteur public et de la planification par l’État. De telles conceptions erronées sont

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soutenues par l’absence de définitions adéquates de la « firme » et du « marché » dans les sciences sociales. L’absence de clarté et de précision des définitions de la firme empêche également un progrès dans la résolution des débats entre la théorie des coûts de transaction et l’approche par les compétences. Alors qu’un camp a proclamé sa victoire [Williamson, 1999], il l’a fait en dissolvant la distinction entre la firme et le marché. En contraste, les défenseurs de l’approche par les compétences insistent sur le fait que la firme est séparée du marché et que ceci a des implications pour l’apprentissage dans la firme [Rumelt et al., 1991]. En résumé, les raisons pour retenir une définition de la firme fondée sur des bases juridiques sont les suivantes. Au moins dans les pays où les règles de droit prévalent, ces lois font partie de la réalité socioéconomique et ont des effets réels. En général, les relations juridiques ne sont pas de simples formalités, mais sont accompagnées du pouvoir et des sanctions du système étatique légal. Les lois encadrent notre comportement, et ceci inclut les contrats que nous sommes amenés à conclure. Les tribunaux peuvent être mobilisés pour garantir les contrats et obtenir des dommages et intérêts en cas de non performance. Le fait que les relations juridiques ne constituent pas à elles seules la coordination est au-delà de ce débat. La firme est une entité fondée sur des bases juridiques mais elle n’est pas uniquement définie en termes juridiques. Le marché a été défini plus haut. Donnons deux définitions supplémentaires. Nous pouvons définir une organisation comme une institution (1) qui nécessite des critères pour établir ses frontières et distinguer ses membres, (2) un principe de souveraineté, et (3) une chaîne de commandement délimitant les responsabilités à l’intérieur de l’organisation. Ce sont les conditions de base de l’unité et de l’intégrité organisationnelle, et qui peut exister indépendamment de la loi. Une firme est un type spécial d’organisation qui est reconnu légalement et dédié à la production. Une firme est définie comme une organisation intégrée et durable qui implique deux ou plusieurs personnes, agissant comme une « personne légale », possédant des actifs utilisés dans le but de produire des biens ou des services, avec la capacité de vendre ou de louer des biens ou ces services à des clients. En tant que personne juridique, la firme peut avoir des droits et des dettes. Ces droits incluent le droit de propriété des biens jusqu’à ce qu’ils soient échangés avec le client, et le droit d’obtenir une rémunération contractuelle pour les services produits. Les dettes de la société doivent aussi être intégrées. Dans ces conditions, les propriétaires de la firme ont le droit juridique au revenu résiduel de la firme. Une firme est donc intégrée au sens où elle est considérée comme une « personne juridique » qui possède ses produits et contracte. Une firme est également durable car elle constitue plus qu’un simple accord entre ses membres, elle incorpore des structures et des routines.

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Il faut noter que cette définition ne fait pas seulement appel à des relations juridiques. Néanmoins, on affirme ici que la firme est une entité juridique distincte ; c’est techniquement une « personne légale ». Elle possède ses produits et les vend ou loue à d’autres. Elle contracte avec ses salariés et ses clients. Ses relations externes sont dominées par les marchés. La firme est une organisation qui dirige les ressources en sa possession, essentiellement par des contrôles administratifs plutôt par des contrats internes. Dès lors, une des caractéristiques centrales de la firme est qu’elle représente une enclave organisée, distincte des marchés et de l’échange. Tant que nous ne comprenons pas cette réalité institutionnelle nous ne pouvons pas comprendre la firme. Cette perspective renvoie à la conception juridique de la firme comme entité réelle [Blair 1999, 2003 ; Hansmann et al., 2006 ; Gindis, 2007]. En particulier, Margaret Blair a montré que le statut de cette entité légale protège les actifs de la société en « bloquant » le capital. Le focus mis sur la protection des propriétaires de la firme, et non sur les créanciers, a obscurci l’importance économique et historique de « l’entité protectrice ». La structure juridique de la société a des conséquences économiques importantes, et explique la croissance du capitalisme au XIXe siècle. Certains auteurs se refusent à définir la firme comme une entité nonmarchande juridique identifiable. Ils suggèrent, par exemple, que les frontières entre la firme et le marché se sont érodées dans le capitalisme moderne [Zucker, 1991 ; Helper et al., 2000]. En vérité cependant, la firme comme entité fondée sur des bases légales n’a pas disparu. Dans le capitalisme moderne on peut certes observer la croissance d’« instruments de type marchand » à l’intérieur des firmes, et une certaine « infusion de la hiérarchie » dans les réseaux d’échanges [Zenger et Hesterly, 1997, p. 211]. Mais il n’y a pas eu d’intrusion des marchés dans la firme. Et un réseau de producteurs autonomes organisé de manière hiérarchique n’est pas à proprement parler un marché. Les distinctions entre les firmes, les marchés et d’autres arrangements restent réelles, et le statut légal de la firme n’a pas été affaibli. Par dessus-tout, une réalité confuse n’est pas une excuse pour des définitions confuses. Dès lors, même si les frontières entre la firme et le marché se sont affaiblies dans la réalité, la distinction conceptuelle entre ces deux termes reste nécessaire. Pour décrire ou comprendre une telle réalité nous avons besoin de concepts clairs pour nous guider. Il est donc urgent d’avoir des définitions précises.

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La diversité des théories contractualistes de la firme : complémentarité ou substituabilité ?

Bernard Baudry et Benjamin Dubrion

INTRODUCTION Le débat Marché/Hiérarchie, initié par l’article fondateur de Ronald Coase de 1937 et relancé par Oliver Williamson dans les années 1970 et 1980, n’a cessé de s’enrichir, de nouvelles théories venant régulièrement proposer de nouvelles analyses de la nature et des frontières de la firme. Parmi l’ensemble de ces théories, nous avons choisi dans ce texte de nous intéresser aux approches généralement qualifiées de « contractualistes »1. Ces dernières regroupent essentiellement quatre types de travaux : la théorie des coûts de transaction (TCT) [Williamson, 1975, 1985 et 1991], la théorie des droits de propriété (TDP) [Grossman et Hart, 1986 ; Hart et Moore, 1990], Hart, 1995], la théorie de la firme comme système incitatif (TFSI) [Holmström et Milgrom, 1994 ; Holmström et Roberts, 1998 ; Holmström, 1999], et enfin la théorie de l’agence (TA) [Jensen et Meckling, 1976 ; Cheung, 1983]. Néanmoins, comme nous le verrons, parmi ces quatre théories, seules les trois premières posent explicitement, à l’instar de Coase, les deux questions, complémentaires, qui constituent toujours aujourd’hui l’objet de la théorie de la firme : (1) comment définir la firme par opposition au marché ? (2) quels sont les éléments qui influent sur la répartition des transactions entre le marché et la firme ? Rappelons brièvement le point de vue de Coase sur ces deux questions. 1. Deux autres orientations peuvent être dégagées en théorie de la firme : d’une part la théorie évolutionniste de la firme initiée par Nelson et Winter [1982], d’autre part les approches regroupées sous le terme de « théorie des compétences et des ressources » [Penrose, 1959 ; Wernerfelt, 1984 ; Nonaka et Takeuchi, 1995]. Compte tenu des différences entre toutes ces théories, nous avons préféré ici retenir les seules approches contractualistes, celles qui dominent aujourd’hui chez les économistes.

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LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

En ce qui concerne le premier point, les frontières de la firme reposent pour cet auteur sur l’opposition entre une relation commerciale – entre un vendeur et un acheteur –, gouvernée par le système des prix, et une relation d’emploi – entre un employeur et un employé –, gouvernée par l’autorité2. Pour ce qui est du second, Coase met l’accent, lorsqu’il tente de définir les coûts liés à l’utilisation du marché, sur les difficultés de mise en relation des acheteurs et des vendeurs, difficultés liées à la négociation sur les prix par exemple. Autrement dit, les coûts de fonctionnement du marché renvoient principalement à ce que les économistes qualifient aujourd’hui de coûts de coordination, le problème de la coordination dans une économie de marché se rapportant, selon Milgrom et Roberts [1992, p. 29], à « la nécessité de déterminer les prix et les autres détails de la transaction, [et] de faire en sorte que les acheteurs et les vendeurs potentiels puissent se connaître et se rencontrer pour transacter ». Mais, de manière symétrique, le recours à la firme génère également des coûts, coûts liés aux rendements décroissants de la fonction d’entrepreneur et à une mauvaise allocation des facteurs de production à l’intérieur de la firme. Ces coûts, dénommés par Coase « coûts d’organisation », s’apparentent aux coûts de coordination de la hiérarchie qui résultent notamment des problèmes de transmission de l’information et des imperfections de la communication. Les frontières de la firme constituent alors une question pertinente pour Coase, dans la mesure où l’importance respective des coûts de fonctionnement du marché et des coûts d’organisation de la firme affecte la répartition des transactions à l’intérieur du système économique. Comment cette double interrogation « coasienne » sur les frontières de la firme se manifeste-t-elle aujourd’hui ? Le constat principal est le suivant : bien qu’ayant les mêmes « racines », à savoir l’article de Coase, et bien que relevant du même « courant » de recherche, les quatre théories retenues semblent divergentes et sur la définition de la firme, et sur les frontières de la firme. De ce fait, comme le souligne Gibbons [2005], malgré cette profusion d’analyses, nos connaissances en matière de nature de la firme, de délimitation et du rôle de ses frontières, restent pour le moins peu claires. L’objet de ce texte consistera alors à s’interroger sur la diversité des théories contractualistes de la firme, diversité qui peut paraître d’autant plus surprenante que ces quatre analyses appartiennent au même courant théorique. Pour mener à bien cette réflexion nous procéderons en deux temps. Nous nous efforcerons d’abord de recenser les principales divergences des quatre théories en matière de définition de la firme et d’explication de l’arbitrage marché-firme. Puis, prenant acte de la diversité des approches, nous tenterons alors de « qualifier » cette diversité en posant la question de la « complémentarité » et de la « substituabilité » de ces théories. Cette 2. Coase [1937] précise néanmoins dans une note de bas de page que la frontière entre ces deux relations n’est pas aussi rigide (note 21). Il est revenu sur cette question de la frontière dans « The nature of the firm : Meaning » [1991].

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question est en effet souvent évoquée dans les contributions de synthèse sur la firme [Garrouste et Saussier, 2005 ; Gibbons, 2005 ; Foss et Klein, 2007]. Néanmoins, elle est rarement traitée pour elle-même et les avis sont très différents selon les auteurs. Nous tenterons pour notre part d’éclairer ce débat, ce qui suppose, nous le verrons, de dissocier en fait les deux questions de la définition de la firme d’une part, et de ses frontières d’autre part.

LA DIVERSITÉ DES THÉORIES CONTRACTUALISTES DE LA FIRME : UNE TYPOLOGIE

Pour éclairer cette diversité, nous proposons de décomposer de la manière suivante les deux questions de la définition de la firme et de ses frontières. Pour définir la firme nous retiendrons trois caractéristiques : (1) sa nature (qu’est-ce qui la distingue du marché), (2) ses composants (le type d’actifs, humains et/ou non-humains) et (3) les mécanismes de coordination (ou d’interaction) qu’elle renferme. En ce qui concerne les frontières, nous considérerons la façon dont les théories conçoivent l’arbitrage entre le marché et la firme3.

La TCT : la firme comme « structure de gouvernance hiérarchique »4 L’expression structure de gouvernance renvoie au fait que les contrats étant incomplets, les individus mettent en place ex ante et en cours de contrat des dispositifs permettant de limiter autant que faire se peut les incertitudes qui vont entourer le déroulement du contrat et les éventuels comportements opportunistes des co-contractants. Cette analyse, à vocation générale, prend une signification particulière dans le cas de la firme ; en effet, la structure de gouvernance est, contrairement au marché, encastrée dans une « hiérarchie », hiérarchie caractérisée par une subordination des salariés à leur employeur : marché et firme sont donc pour Williamson des structures de gouvernance alternatives qui s’opposent d’une manière « discrète »5. Quels sont alors les principaux mécanismes de coordination propres à la firme ? Dans la TCT, comme chez Coase [1937] et Simon [1951], les salariés sont soumis à l’autorité de l’employeur, alors que sur le marché, les transactions relèvent de négociations purement commerciales, et aucun 3. Notons ici que concevoir cet arbitrage revient à considérer que marché et firme sont deux modalités discrètes d’organisation des activités économiques. Or, comme nous le verrons, ce n’est pas le point de vue de toutes les approches. 4. Pour caractériser chaque théorie nous avons pris le parti d’indiquer la « nature » de la firme retenue. 5. Le marché est donc également une structure de gouvernance, mais non hiérarchique. La forme hybride (Williamson [1991]) constitue une troisième structure de gouvernance.

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élément d’autorité ou de pouvoir n’est présent. Cette relation d’autorité prend sa source d’une part dans le contrat de travail, et d’autre part dans un droit contractuel implicite interne à la firme ; cette dernière est en effet sa « propre cour d’appel » [Williamson, 1991], il existe en son sein un mécanisme dit de « tolérance » (forbearance) en vertu duquel la firme dispose d’un pouvoir de commandement, qualifié de « fiat », pouvoir totalement spécifique à la firme. Si les incitations constituent également un mécanisme de coordination intrafirme, elles sont secondaires, ce qui différencie nous le verrons la TCT des trois autres corpus théoriques. Pour Williamson, les incitations sont dégradées en interne car il est impossible de répliquer dans la firme les incitations, considérées comme fortes du marché, en pratiquant ce qu’il appelle l’« intervention sélective » [Williamson, 1985, p. 135-138]6. Enfin, dans la TCT, les composants sont de deux ordres, d’une part l’intégration verticale implique la propriété des actifs non-humains (ANH) [Williamson, 1985, p. 218], d’autre part la firme « comprend » les actifs humains (AH) dans la mesure où une relation d’emploi se substitue à une relation commerciale. Marché et firme ne possédant pas les mêmes caractéristiques en matière de mise en œuvre de l’autorité et de mécanismes incitatifs, la TCT est alors à même de proposer son propre schéma d’explication du recours à ces deux formes d’organisation des activités économiques. Deux difficultés sont susceptibles de conduire au choix de la firme par rapport aux autres structures de gouvernance : d’une part, le risque de hold-up lié à la présence d’actifs spécifiques est susceptible d’entraîner des distorsions ex ante dans le niveau des investissements des contractants, et, d’autre part, l’incomplétude contractuelle peut générer ex post des négociations et marchandages coûteux quand il faut adapter la relation contractuelle à des changements aux conditions de l’offre et de la demande [Joskow, 2005]. Grâce au pouvoir de commandement sur les AH, la firme est en mesure de mettre fin aux conflits d’intérêt et au marchandage entre les contractants, facilitant la décision d’investissement ex ante et une meilleure adaptation ex post. L’inconvénient du recours à la firme réside dans le fait que les incitations sont dégradées. L’arbitrage marché-firme résulte donc bien d’un raisonnement « à la Coase » ; il faut comparer les bénéfices de l’intégration 6. Il s’agit concrètement, après l’intégration verticale d’un fournisseur, de faire fonctionner dans les mêmes conditions la nouvelle division ; cette dernière continue ainsi à fournir ses services à un prix fixé de la même manière et à s’approprier les revenus nets. Or, pour Williamson, cette intervention sélective ne peut pas fonctionner pour trois raisons. Tout d’abord, le fournisseur, devenu une division, n’est plus incité à utiliser efficacement des actifs qui ne lui appartiennent plus ; le fait que la direction puisse, par des manipulations discrétionnaires, réduire ses revenus nets réduit également ses incitations. Ensuite, les prix de transfert interne peuvent également être manipulés par la direction. Enfin, la direction sera tentée d’intervenir dans la gestion de la division, si par exemple des gains collectifs peuvent être obtenus, au détriment des revenus de la division.

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verticale – suppression du hold-up des fournisseurs et flexibilité en cas d’adaptation ex post –, avec les coûts de l’organisation interne – incitations faibles et coûts bureaucratiques.

La TDP : la firme comme « ensemble de droits de propriété » La firme est pour la TDP un ensemble de droits de propriété sur les ANH [Hart, 1990, p. 160], et le marché est traité comme un espace de négociation sur l’allocation des droits de propriété de ces actifs. Quels sont dans ces conditions les mécanismes de coordination propres à la firme ? S’interrogeant sur la problématique coasienne, Hart note, et ce contrairement à Williamson, qu’une firme peut également donner des ordres à une autre firme. L’existence d’une relation d’autorité n’est donc pas liée à la reconnaissance de la nature particulière du contrat de travail et le fait de donner des ordres, le commandement, n’est pas spécifique à la firme : commander au sein de la firme n’est pas différent du fait de commander à une autre entreprise. Pourquoi dans ces conditions le salarié obéit-il à l’employeur ? Simplement parce que ce dernier peut le priver de l’usage des moyens de production [Hart, 1995, p. 58]. Les fondements de l’autorité dans la firme sont donc, selon Hart, à relier à la propriété, qui est source de pouvoir, et non à la spécificité du contrat de travail. Le marché et la firme sont donc avant tout considérés comme deux espaces d’incitation à l’investissement, le niveau d’investissement étant fonction de la structure d’allocation des droits de propriété entre les contractants. Soit un vendeur V qui possède un actif physique X et un acheteur A qui possède un actif physique Y, le surplus total résulte des investissements de V et A, investissements non vérifiables. Le marché étant traité comme un espace de négociation sur l’allocation des droits de propriété des ANH, les agents peuvent conclure des contrats qui donnent à une des parties les « droits de contrôle résiduels » sur l’utilisation de ces actifs : il s’agit du droit de décider de tous leurs usages tant que ceux-ci ne sont pas incompatibles avec les contrats signés antérieurement, la coutume ou la loi [Hart, 1995, p. 30]. Par ailleurs, le contrôle sur les ANH, via la propriété, est source de pouvoir car il affecte ex post la répartition des revenus issus de la coopération entre deux contractants. Ces revenus, en retour, affectent les incitations des parties à entreprendre des investissements spécifiques. Il y a donc un lien direct entre la nature de la firme, c’est-à-dire les droits de propriété sur les ANH, et le niveau d’investissement entrepris par chaque agent. On remarquera que pour la TDP, et cette position est à l’opposé de celle de la TCT, les AH ne sont pas compris dans la firme7, les composants sont donc uniquement les ANH détenus par le propriétaire [Hart, 1990, p. 161]. 7. Bien évidemment, chez Williamson, la firme ne « possède » pas ses employés, mais fondamentalement, comme nous l’avons vu, c’est bien la relation d’emploi qui est au cœur de la firme.

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Autrement dit, comme le note à juste titre Blair, dans cette approche, les employés, certes, contractent avec la firme mais ne font pas partie de la firme en tant que tels [Blair, 1995, p. 66]. La question des frontières de la firme est dans ces conditions pertinente dans la mesure où les incitations à investir de la part de chaque agent seront différentes selon la structure de la propriété des actifs car la stratégie d’intégration verticale génère simultanément des « coûts et des bénéfices ». Soit le cas suivant : un vendeur – propriétaire/manager –, est en relation verticale avec un acheteur, une grande firme managériale. Si cette dernière acquiert le vendeur, le propriétaire/manager est dépossédé de ses actifs, il n’a plus le contrôle des ANH. Cette perte de contrôle, si elle entraîne une incitation à l’investissement ex ante (investissements spécifiques) pour la grande firme qui possède plus d’actifs, donc plus de pouvoir et de contrôle, entraîne inversement une désincitation à investir dans des actifs spécifiques pour l’employé/manager car il ne percevra pas la totalité du revenu issu de son investissement. Comme le note Hart, « le bénéfice de l’intégration réside dans le fait que l’incitation de la firme acheteuse à réaliser des investissements augmente puisque, étant donné l’accroissement de ses actifs, elle reçoit une fraction plus importante du surplus ex post. Mais le coût de l’intégration est que les incitations de la firme acquise à réaliser des investissements relationnels spécifiques diminuent puisque, étant donnée la réduction de ses droits résiduels de contrôle, elle reçoit une fraction plus faible du surplus ex post créé par ses propres investissements » [Hart, 1995, p. 33]. La TDP offre de ce fait, d’un point de vue normatif, une démarche rigoureuse pour analyser la question des frontières de la firme : bien que le first best soit toujours hors de portée8, la propriété doit être attribuée au protagoniste dont l’investissement préalable a le rendement net le plus élevé. L’intégration aboutira inévitablement à un surinvestissement de la part du propriétaire de l’actif spécifique et à un sous-investissement de la part de l’autre partie. Le rendement net de celui qui possède l’actif devra être suffisamment élevé pour compenser le sous-investissement de l’autre partie contractante. Si les actifs spécifiques sont d’une importance égale, la nonintégration est alors préférable, les niveaux d’investissement seront dans ce cas modérés pour chaque agent.

La TFSI : la firme comme « système incitatif » Dans toute une série de contributions, un certain nombre d’auteurs ont tenté, depuis les années quatre-vingt-dix, d’élaborer une théorie de la firme largement inspirée du programme de recherche de la théorie des incitations. Pour Holmstrom et Milgrom [1994], qui reprennent à leur compte la démarche de Alchian et de Demsetz [1972], la nature de la firme, qualifiée 8. La meilleure solution correspond au cas où chacun investit comme s’il ne risquait pas de subir de hold-up.

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de « sous-économie » ou d’« économie en miniature » [Holmström, 1999], est, tout comme le marché, purement contractuelle. Plus précisément, marché et firme, mis sur le même plan, sont considérés comme deux espaces incitatifs concurrents. S’interrogeant sur la question du « make-or-buy », ces deux auteurs analysent ainsi l’opposition entre deux systèmes de management qui renvoient au contrat entre un employeur et un employé et au contrat entre une firme et un travailleur indépendant. Dans les deux cas, marché et firme, trois mécanismes de coordination ou « instruments » sont utilisables pour créer des incitations : la rémunération, la propriété des actifs et le « design » du poste de travail. Simplement, ces instruments sont combinés dans chaque espace de manière différente. Dans le cas de la firme (travail salarié), le travailleur obéit à un agent, utilise les outils que la firme possède et perçoit un salaire fixe. Dans le cas du marché (travail indépendant), le travailleur choisit lui-même sa méthode de production, est propriétaire des outils avec lesquels il travaille et est rémunéré en fonction de ce qu’il produit. Par ce biais, les auteurs entendent réconcilier trois approches différentes de la firme : celle de Coase, qui met l’accent sur l’autorité de l’employeur sur ses employés9, celle de Hart, avec le rôle joué par la propriété des actifs, enfin la littérature principal-agent avec l’impact de la rémunération. On remarquera que compte tenu du fait que la firme renferme des AH et des ANH, la propriété n’est pas, contrairement à ce qui est dit par la TDP, la seule source d’incitation, la firme disposant de nombreux mécanismes d’incitation qui, combinés, doivent inciter les salariés à agir dans l’intérêt de l’employeur. Cette définition de la firme permet de s’interroger sur la question des frontières de la firme. Il s’agit en effet de rechercher la meilleure combinaison possible des trois dispositifs, considérés comme endogènes, pour que le travailleur alloue ses efforts de manière optimale, sachant qu’il existe trois facteurs exogènes susceptibles d’influencer cette combinaison : l’incertitude sur le futur, le degré de spécificité des actifs sur lesquels portent les échanges et les coûts de mesure de la performance (output) des travailleurs. Les principaux résultats de la TFSI sont les suivants [Holmström et Milgrom, 1994]. Quand les coûts de mesure de la performance augmentent ou que les activités du salarié sont difficilement évaluables, le système incitatif efficient est celui pour lequel le travailleur aura un salaire peu dépendant 9. On notera néanmoins qu’en ce qui concerne l’autorité, la perspective retenue s’écarte largement des points de vue de Coase, de Simon et de Williamson. En effet, pour la TFSI, l’autorité renvoie à la capacité, pour l’employeur, à concevoir le « design » des postes de travail, design susceptible d’inciter le salarié à entreprendre les bonnes actions (Holmström et Milgrom [1991]). Dès lors, l’autorité, en tant que dispositif de commandement et de coordination ex post, n’est pas analysée, elle est assimilée à un dispositif d’incitation, au même titre que la propriété des actifs et du système de rémunération des employés. Autrement dit, ce n’est pas, contrairement à la position de la TCT, la relation d’autorité qui permet d’opposer la firme au marché, mais la combinaison des mécanismes d’incitation.

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de sa production, n’échangera pas lui-même directement avec ses clients, et n’aura pas le droit de vendre ses produits à d’autres agents. Ce premier système d’incitation renvoie à la relation classique entre un employeur et un employé. Inversement, si la performance du travailleur est facile à mesurer ou que ses activités peuvent être relativement facilement évaluées, le modèle prédit l’apparition d’une relation d’achat-vente (recours à un travailleur indépendant), ce qui correspond au cas où le travailleur est rémunéré à sa performance, a ses propres clients et est libre de vendre lui-même ses produits10.

La TA : la firme comme « nœud de contrats » Pour la TA, la nature de la firme est sans équivoque purement contractuelle. Comme l’écrivent Jensen et Meckling [1976, p. 310], « les relations contractuelles constituent l’essence de la firme, non seulement avec les employés, mais avec les fournisseurs, les clients, les organismes de crédit, etc. ». Pour ces auteurs, la firme est un « point focal », une « fiction légale » [ibid., p. 311] : « Les organisations sont simplement des fictions légales qui sont utilisées comme un réseau d’arrangement contractuel entre les individus. » La firme constitue une création du système juridique, donc une construction artificielle qui a la particularité d’être considérée comme un « individu » par les tribunaux. Pour les tenants de cette approche, cela n’a dans ces conditions pas de sens de s’interroger sur la fonction-objectif des firmes, elles n’ont pas de préférence, ni de motivation propre, simplement, elles sont le lieu de rapports contractuels entre individus aux objectifs fréquemment opposés. Seuls les individus participant à ce réseau ont des objectifs et des responsabilités. Dans ces conditions, des trois mécanismes de coordination vus dans les trois courants précédents – la relation d’autorité, les droits de propriété sur des ANH, le système de rémunération –, seul le dernier est retenu par la TA. Comme la relation d’agence implique, par définition, un conflit d’intérêt et une situation d’asymétrie informationnelle, la fonction de ce mécanisme est d’aligner les préférences de l’agent sur celles du principal. Compte tenu de cette nature particulière de la firme, un nœud de contrat, la question (1) des composants de la firme et (2) de ses frontières ne se pose pas. Dans la mesure où il n’existe aucune différence entre un contrat interne – à la firme – (entre un employeur et un employé), et un contrat externe – à la firme – (par exemple entre un client et un fournisseur), la distinction opérée par les trois autres courants entre firme et marché devient ainsi non pertinente : « Vu sous cet angle, cela a peu ou pas du tout de sens d’essayer de distinguer les éléments qui sont internes à la firme des éléments qui sont 10. On notera que si la question des frontières de la firme est bien appréhendée, l’arbitrage marché-firme revient à un arbitrage entre travail salarié et travail indépendant, le cas des relations interfirmes n’étant pas abordé, contrairement à la TCT et à la TDP.

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au dehors. » [Jensen et Meckling, 1976, p. 311]. La problématique de cette théorie consiste alors à s’intéresser à la nature contractuelle des relations entre les différents agents, les fournisseurs de capital, de travail, de matières premières, les clients. Au total, ces quatre théories, bien qu’appartenant au même courant, sont fondamentalement divergentes, et sur la définition de la firme et sur les variables explicatives de ses frontières (cf. tableau 1). Se pose dès lors la question de la complémentarité/substituabilité des théories abordées jusqu’à maintenant.

Tableau 1 : Définition et frontières de la firme dans les théories contractualistes Frontières de la firme

Définition de la firme

Nature

Composants

Mécanismes de coordination

Détermination des frontières Degré de spécificité des actifs

Une structure de TCT gouvernance hiérarchique

Une collection d’ANH et d’AH spécifiques

Autorité (fiat) et incitations (dégradées)

Un ensemble de TDP droits de propriété

Une collection d’ANH

Incitations à l’invesIncitations liées à tissement fonction la propriété des de la structure des ANH droits de propriété

TFSI

Un système incitatif

Une collection d’ANH et d’AH

Combinaison d’instruments incitatifs

Mesure de l’output

TA

Un nœud de contrats

Non pertinent

Contrat incitatif

Non pertinent

DÉFINITION ET FRONTIÈRES DE LA FIRME : COMPLÉMENTARITÉ OU SUBSTITUABILITÉ DES THÉORIES CONTRACTUALISTES ? La question de la complémentarité/substituabilité des théories contractualistes de la firme est évoquée dans plusieurs travaux récents, sans toutefois être traitée en tant que telle. Quand ce point est abordé, les prises de positions des auteurs sont pour le moins hétérogènes. Ainsi, dans un numéro récent du Journal of Economic Behavior and Organization consacré à la théorie de la firme, Garrouste et Saussier [2005, p. 181] notent que « toutes ces approches [la TCT, la TDP et la TFSI] qui concernent la question des

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frontières de la firme sont clairement plus substituables que complémentaires » alors même que dans un autre article du même numéro, Gibbons [2005, p. 239] avance que ces « théories ne sont certainement pas exclusives ». Par ailleurs, pour Brousseau et Farès [2000, p. 417], la TCT et la TDP « sont […] plus complémentaires que substituables ». Pour tenter de répondre à cette question – controversée –, nous mobiliserons la grille méthodologique élaborée par Mäki [1992, 2004]. Sans entrer ici dans une présentation de la méthode de l’« isolement théorique » (theoretical isolation) de cet auteur, notons que pour lui, le regard que portent les théories entre elles quant à leur objet d’étude et leur manière d’analyser cet objet est révélateur des relations de complémentarité/substituabilité qui les lient. Ainsi, et en simplifiant son approche11, une construction théorique qui ne paraîtra pas suffisante aux yeux des auteurs pour analyser un objet d’étude devra être complétée par d’autres éléments ou d’autres approches théoriques pour être améliorée : dans ce cas, la théorie en question et les approches cherchant à la compléter sont dans une relation de complémentarité. À l’inverse, la théorie qui ne paraîtra pas nécessaire pour rendre compte d’un objet d’étude pour certains auteurs ou pour d’autres approches théoriques pourra être remplacée par celles-ci : dans ce cas, la théorie en question et les approches cherchant à la remplacer sont dans une relation de substituabilité. L’application de cette grille à l’analyse des relations de complémentarité et substituabilité entre théories nécessite en amont un accord sur l’objet d’étude commun à celles-ci, l’explanandum pour reprendre le terme utilisé par Mäki. En ce qui concerne les théories de la firme, nous nous focaliserons ici sur les deux explananda les plus discutés dans la littérature et autour desquels il semble y avoir un consensus parmi les auteurs pour définir ce dont doit traiter « la » théorie économique de la firme [Foss, 1996] : la question de la définition de la firme et celle de ses frontières. Comme nous allons le montrer, les théories contractualistes de la firme identifiées sont dans une relation de complémentarité lorsqu’elles analysent la définition, et dans une relation de substituabilité lorsqu’elles étudient les frontières.

La question de la définition de la firme : des relations de complémentarité entre les théories contractualistes La question de la définition de la firme, et plus précisément de sa nature, est essentielle. Ainsi que le notent Garrouste et Saussier [2005, p. 180], c’est « la première question à laquelle une théorie de la firme devrait être capable de répondre ». Qu’est ce qu’une firme ? Qu’est-ce qui distingue la firme des autres modes d’organisation des activités économiques ? Comme nous l’avons vu, les réponses à ces questions diffèrent selon les théories contrac11. Pour une présentation détaillée, voir Mäki [1992]. Pour une application de sa grille au cas particulier de la TCT, le lecteur intéressé pourra consulter Mäki [2004].

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tualistes. Elles s’avèrent selon nous complémentaires les unes des autres au sens de Mäki, ainsi que nous allons le montrer. Les débats entre théories contractualistes sur la nature de la firme ont largement été traversés au cours des années 1980 et 1990 par l’opposition entre firme comme relation d’autorité et firme comme nœud de contrats, opposition associée respectivement aux travaux de Coase [1937] et de Alchian et Demsetz [1972]. Dans la lignée de Coase [1937], la TCT considère que la nature de la firme repose sur la relation d’autorité pouvant exister entre les membres de la firme – firme comme structure de gouvernance hiérarchique – alors que dans le prolongement de la conception d’Alchian et Demsetz [1972], les principaux auteurs de la TA réduisent la nature de la firme au contrat, évacuant le rôle de l’autorité – firme comme simple nœud contractuel. Cette opposition peut être utilisée pour mettre à jour les relations de complémentarité entre les théories contractualistes sur la question de la nature de la firme. Parmi les théories identifiées dans notre travail, la TA a un statut particulier dans la mesure où la question de la nature de la firme a peu de sens, la firme, appréhendée comme une fiction légale, n’ayant pas d’existence propre. Cheung [1983, p. 18] défend même l’idée qu’« il est futile de poser la question de ce qu’est ou de ce que n’est pas une firme », ce qui peut paraître problématique quand justement, on fait de la firme son objet d’étude12. Dans cette optique, considérer que « le terme « firme » est simplement une courte description de la manière d’organiser des activités par des arrangements contractuels qui diffèrent de ceux associés aux marchés des produits ordinaires » [Cheung, 1983, p. 3] est suffisant. Posant d’emblée qu’il est finalement peu important de définir ce qu’est une firme, les théoriciens de l’agence apparaissent comme relativement isolés dans l’ensemble des théories contractualistes de la firme. Malgré l’existence d’une opposition souvent mise en avant par les auteurs [Masten, 1991] entre firme comme structure de gouvernance hiérarchique (TCT) et firme comme nœud de contrats (TA), ces deux conceptions de la nature de la firme n’en sont pas moins complémentaires. Les positions de Williamson [1985, 1991] et de Alchian et Demsetz [1972] sont représentatives de ces relations. Pour Williamson, définir la firme comme un nœud de contrats est critiquable parce que cela conduit à ne pas mettre en avant ce qui distingue par essence la firme des autres modes de coordination des activités économiques. Néanmoins, l’auteur n’est pas opposé à considérer le contrat comme élément d’analyse des structures de gouvernance, notamment dans les cas où il s’agit d’étudier des problèmes économiques pouvant être ramenés à des problèmes d’engagements contractuels réciproques13. Mais considérer 12. Voir à ce titre la contribution de Hodgson dans cet ouvrage. 13. Ce point de vue est surtout développé dans les dernières publications de Williamson, en particulier Williamson [2000] et [2002].

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uniquement la firme sous cet angle n’est pas suffisant selon lui. Ainsi qu’il le souligne, il faut aller plus loin : Qu’il ait été instructif de concevoir la firme comme un nœud de contrats est évident au regard des nombreux apports de la littérature. Mais appréhender l’entreprise uniquement comme un nœud de contrats contribue à éluder ce qui distingue fondamentalement ce mode de gouvernance […], l’adaptation bilatérale effectuée par l’autorité [Williamson, 1991, p. 274].

De même, Alchian et Demsetz [1972] se positionnent par rapport à la conception hiérarchique de la firme en arguant non pas que leur approche remet en cause cette dernière mais qu’elle permet de la compléter. Ainsi qu’ils le notent dans le passage où ils discutent de la conception coasienne de la firme : Notre conception de la firme n’entre pas nécessairement en contradiction avec celle de Coase ; nous cherchons à aller plus loin […]. L’idée pénétrante de Coase est que les marchés ne fonctionnent pas sans coût […]. Pour aller plus loin dans la théorie, il est nécessaire de savoir ce qu’est une firme et d’expliquer les circonstances dans lesquelles le coût de management des ressources [au sein de la firme] est faible relativement au coût d’allocation des ressources par le marché. La conception et la logique de la firme classique que nous proposons modifient les apports de Coase dans cette direction [Alchian et Demsetz, 1972, p. 783-784].

Ainsi Alchian et Demsetz ne cherchent pas à substituer à la conception de Coase leur propre conception de la firme mais plutôt à compléter cette dernière, en particulier en insistant sur la dimension incitative de la firme. Dès lors, même si elles s’opposent, les conceptions de la firme comme organisation hiérarchique et comme nœud de contrats sont plus complémentaires que substituables au sens de Mäki : pour chaque tenant d’une approche, l’approche alternative n’est pas jugée fausse en soi mais insuffisante pour rendre compte de l’objet d’étude qu’est la nature de la firme. Il est nécessaire de la compléter. L’idée qu’il existe plus une complémentarité qu’une substituabilité entre la TCT et la TA se vérifie également dans le cas de la TDP et de la TFSI. Pour la TDP, qui considère la firme comme un ensemble de droit de propriété, intégrer dans la définition de la firme l’importance de la détention de droits de contrôle résiduels sur les ANH constitue justement le moyen de combiner les deux conceptions de la firme comme organisation hiérarchique et comme nœud de contrats. Hart et Moore [1990] suggèrent ainsi : Notre approche réconcilie ces deux positions. En même temps qu’elle suit Alchian et Demsetz en ne distinguant pas la forme ou la nature des sanctions dans les deux relations, elle capture l’idée qu’un agent est plus susceptible de faire ce qu’un autre agent veut s’ils sont dans une relation d’emploi que s’ils sont des contractants indépendants. La raison pour laquelle le gérant de l’épicerie de Alchian et Demsetz est davantage susceptible de suivre leurs désirs s’ils l’emploient que s’ils sont ses clients est que dans le premier cas, sa subsistance future dépend d’eux (ils contrôlent les actifs avec lesquels le gérant veut travailler) alors que dans le second cas, elle ne dépend pas d’eux [Hart et Moore, 1990, p. 1150].

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Nous avons vu que la TFSI tente également de combiner l’autorité, la propriété des ANH, et les structures contractuelles incitatives à l’effort pour spécifier la nature de la firme, concevant finalement celle-ci comme un système incitatif. Cette démarche témoigne de la volonté d’aborder la question de la nature de la firme sous un angle qui met en avant les relations de complémentarité existant entre les théories contractualistes. Ceci conduit à réconcilier différentes conceptions de la firme plutôt qu’à les appréhender comme substituables, même si dans les trois dimensions qu’ils retiennent pour caractériser ce qu’est une firme, ils mettent surtout l’accent sur les structures contractuelles incitatives à l’effort. Finalement, quand elles traitent de la nature de la firme, l’ensemble des approches contractualistes sont plus dans un rapport de complémentarité que de substituabilité. Il n’en est pas de même en ce qui concerne la question des frontières.

La question des frontières de la firme : des relations de substituabilité entre les théories contractualistes La question des frontières de la firme donne lieu à de nombreux débats, notamment dans le cadre d’analyse de l’intégration verticale. Il n’est à cet égard pas anodin de constater que c’est à la lumière de la problématique de l’intégration que Gibbons [2005] a cherché à élaborer sa typologie des théories contractualistes de la firme. Ainsi qu’il le note : Avant d’établir des distinctions entre ces théories, il faut souligner ce qu’elles doivent toutes avoir en commun : une théorie de la firme doit définir ce qu’est l’« intégration » (i.e. si une transaction donnée est dans une firme ou entre deux firmes) et montrer pourquoi cela est important (i.e. quel arbitrage il existe entre intégration et non-intégration de telle manière que la théorie prévoit quand il y a intégration pour certaines transactions et quand il n’y a pas intégration pour d’autres) [Gibbons, 2005, p. 203].

Expliquer la différence entre une transaction au sein de la firme et entre firmes et prévoir sous quelles conditions l’intégration se fera ou non est au cœur de la question des frontières de la firme. Là encore, comme sur la question de la nature de la firme, la TA a un statut particulier relativement aux autres théories. Dans cette approche, la firme n’ayant pas d’existence propre, la question de ses frontières ne se pose pas. Il n’est alors pas possible de comprendre les modifications opérées par l’intégration sur les comportements des agents. Ainsi que le note Hart [1995, p. 20], cette approche « souffre des mêmes critiques que celles adressées à la théorie néoclassique. À savoir qu’elle ne peut appréhender les frontières de la firme ». La TCT, la TDP et la TFSI cherchent toutes trois à analyser les frontières de la firme et les explications et prédictions qu’elles en donnent apparaissent bien plus substituables que complémentaires.

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Pour la TCT, le degré de spécificité des actifs en jeu dans une transaction est le critère central d’explication des frontières de la firme. La prédiction centrale de la TCT en matière de frontières de la firme est la suivante : une firme va d’autant plus s’étendre que les actifs mis en jeu dans les transactions avec ses co-contractants externes sont spécifiques. Cette proposition a été la plus testée de la TCT [Crocker et Masten, 1996 ; Masten et Saussier, 2000] et les résultats obtenus expliquent largement aujourd’hui l’« empirical success story » mise en avant par Williamson [2000]. Elle ne fait néanmoins pas l’unanimité chez les économistes, et notamment pas chez les théoriciens des contrats incomplets et ceux de la firme comme système incitatif. Hart est justement très critique vis-à-vis de l’analyse williamsonienne des frontières de la firme. Selon lui, l’explication des frontières de la firme n’est pas à trouver dans la capacité de la firme à limiter le développement de comportements opportunistes quand les actifs sont spécifiques. Ainsi qu’il le note, il n’est pas satisfaisant de supposer que les agents deviennent automatiquement moins opportunistes. De même, un comportement supposé opportuniste n’est pas toujours réduit dans la firme, sinon, il serait optimal d’organiser toutes les activités économiques au sein d’une énorme firme. S’il y a moins de négociation et moins de comportement de hold-up dans une firme intégrée, il est important de savoir pourquoi. Or, la théorie des coûts de transaction, telle qu’elle est, ne fournit pas de réponse [Hart, 1995, p. 27-28].

Pour la TDP, l’établissement des frontières de la firme s’explique par les incitations à l’investissement – non vérifiable – fournies par l’allocation des droits de contrôle résiduel sur les ANH. Il s’agit alors (1) d’allouer ces droits de manière à maximiser la valeur de la quasi-rente relationnelle – nette des investissements des co-contractants – générée par la relation et (2) de les attribuer à la partie ayant le rendement marginal de l’investissement le plus élevé. Autrement dit, dans des termes moins techniques, « les frontières de la firme sont choisies pour allouer le pouvoir de manière optimale entre les différentes parties d’une transaction » [Hart, 1995, p. 7]. Dans ce cadre théorique, la prédiction centrale de la TDP concernant les frontières de la firme est la suivante : une firme va d’autant plus s’étendre que les investissements qu’elle et ses co-contractants externes mettent en œuvre ont des rendements marginaux élevés, les rendements de la firme devant être supérieurs à ceux de ses co-contractants. Dans le cas contraire, ce n’est pas la firme qui intégrerait mais ce serait elle qui serait intégrée. Les explications des frontières de la firme avancée par la TDP et la TCT paraissent substituables dans la mesure où pour une même situation de départ, ces deux théories peuvent prévoir des résultats différents quant aux frontières de la firme. Elles sont sur ce point plus concurrentes que complémentaires. En effet, une augmentation de la quasi-rente relationnelle générée par des investissements spécifiques se traduit par une intégration pour la TCT alors que ce n’est pas forcément le cas pour la TDP.

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Tout dépend en fait des rendements marginaux des investissements des parties. S’ils sont égaux, l’intégration n’aura pas lieu selon la TDP, au contraire de la TCT. De manière plus générale, le cadre formalisé de la TDP permet de prévoir qui intègre qui, selon les niveaux de rendements marginaux des co-contractants, ce qu’il n’est pas possible de savoir dans la TCT. Ce type de raisonnement sur les rendements marginaux souffre néanmoins d’une limite non négligeable : il rend difficilement testable les prédictions de la TDP, ce que les tenants de la TCT et de la TFSI ne manquent pas de souligner [Williamson, 2000, p. 605 et 2002, p. 189 ; Holmström et Roberts, 1998, p. 79]. La TFSI, élaborée plus récemment que la TCT et la TDP, avance elle aussi sa propre explication des frontières de la firme, en opposition aux deux autres constructions théoriques. La critique générale faite par les tenants de cette approche aux théoriciens des coûts de transaction et des droits de propriété est que ces auteurs « se sont focalisés trop étroitement sur le problème du hold-up et sur le rôle des actifs spécifiques » pour expliquer les frontières de la firme [Holmström et Roberts, 1998, p. 91]. En réduisant l’explication des frontières de la firme respectivement à des questions de spécificité des actifs et à des questions d’incitations à l’investissement suscitées par la propriété d’ANH, la TCT et la TDP éludent un ensemble de modalités fondamentales substituables aux deux éléments précédents pour expliquer les frontières de la firme : les coûts de mesure de la performance des agents, et plus spécialement des travailleurs14. Comme nous l’avons vu, la TFSI explique l’arbitrage entre firme et marché à partir des difficultés rencontrées pour évaluer l’output des travailleurs, considérant la firme comme un système d’incitations particulier dans lequel le travailleur salarié a un salaire peu dépendant de son output, ne contracte pas directement avec les clients et ne dispose pas du droit de vendre ce qu’il produit. Ainsi que le note Holmström [1999, p. 99], cette théorie « défend l’idée que les frontières [de la firme] vont être établies dans l’intention d’internaliser les externalités contractuelles importantes provenant des coûts de mesure ». Dans ce cadre, plus il est difficile d’évaluer les activités du travailleur, plus la firme apparaît comme une solution pertinente relativement au marché. La prédiction de cette théorie en ce qui concerne la question des frontières de la firme peut alors être résumée ainsi : une firme va d’autant plus s’étendre que les coûts de mesure des activités des co-contractants externes sont élevés. Les résultats des tests empiriques relatifs à cette prédiction sont ambivalents, certaines études tendant à valider la proposition précédente [Andersen et Schmittlein, 1984 ; Slade, 1996], d’autres à la rejeter [Wernerfelt, 1997]. Ainsi que le souligne Holmström [1999, p. 99] lui-même, les prédictions de 14. Comme souligné plus haut, la TFSI aborde la question des frontières de la firme en se focalisant sur l’arbitrage entre travail salarié et travail indépendant.

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la TFSI sur la question des frontières de la firme entrent à tel point en opposition avec celles de la « théorie du hold-up » – associé par l’auteur à la TDP et la TCT – que ces approches sont dans un rapport de substituabilité quant à l’analyse des frontières de la firme. Si l’on considère, comme le fait Holmström, les deux scénarii suivants précisant la situation de deux cocontractants, les prédictions sont totalement différentes. Dans un cas, les variables ex post du contrat sont parfaitement vérifiables mais ne peuvent pas être spécifiées ex ante ; il n’y a pas de coûts de mesure de l’output mais des actifs spécifiques en jeu. Dans l’autre cas, il n’y a pas d’actifs spécifiques mais des problèmes de coûts de mesure. Pour Holmström [1999, p. 99], « la théorie du hold-up prévoirait l’intégration dans le premier scénario mais pas dans le second. La théorie de mesure des coûts [i.e. la TFSI] prévoirait pile le contraire ». Finalement, quand elles analysent les frontières de la firme, la TCT, la TDP et la TFSI sont bien plus substituables que complémentaires, la TA étant en quelque sorte à part dans la mesure où la question des frontières n’est pas pertinente dans cette construction.

CONCLUSION Au terme de cette étude, une constatation s’impose, celle de la diversité des approches contractualistes de la firme. Cette diversité peut paraître a priori surprenante. En effet, alors que ces approches sont le plus souvent présentées dans les manuels anglo-saxons de référence comme relativement homogènes et uniformes dans leur manière d’analyser la firme [Milgrom et Roberts, 1992 ; Baron et Kreps, 1999 ; Ricketts, 2002], une analyse détaillée des principales théories qui la composent montre au contraire qu’il existe des divergences importantes entre elles. Ces divergences sont d’autant plus étonnantes qu’elles concernent pourtant la définition même de l’objet d’étude de ces théories, la firme. De même, comme nous l’avons vu, si les théories contractualistes de la firme sont complémentaires sur la question de la définition de la firme, elles sont en revanche substituables sur celle de ses frontières. Ce double résultat a des conséquences très différentes en matière d’analyse du réel. Du point de vue de la définition tout d’abord, il est indéniable que les différentes théories enrichissent notre compréhension de ce qu’est une firme, en mettant en évidence ses multiples facettes, à la fois structure de gouvernance hiérarchique, ensemble de droits de propriété et réceptacle de nombreux contrats. Cette pluralité des définitions autorise de ce fait le traitement de nombreuses questions : outre bien évidemment celle de l’intégration verticale, citons la question de la gouvernance [Blair, 1995 ; Rajan et Zingales, 2001], de l’économie des ressources humaines [Lazear, 1995], du

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fonctionnement de l’autorité intra-firme [Aghion et Tirole, 1997]. Sur ce point il est donc indéniable que nos connaissances s’enrichissent. Inversement, pour ce qui est des frontières de la firme, les théories débouchent sur des résultats radicalement opposés en matière de logique d’intégration verticale, ce qui s’avère problématique tant du point de vue normatif que du point de vue positif. Compte tenu de cette diversité, on peut se demander finalement quels sont les points communs entre ces théories. Deux éléments nous paraissent essentiels : d’une part ces approches mobilisent la catégorie « contrat » pour analyser les interactions entre les individus, d’autre part la firme apparaît toujours comme une solution de second-best, pour pallier les « défaillances du marché15 ». La diversité voire l’éclatement du courant contractualiste au départ très influencé par la théorie néoclassique nous semble représentatif de la « crise » d’un paradigme dominant telle que Kuhn [1983, p. 132] l’a décrite : La prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptômes d’un passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire.

Cette période transitoire entre deux paradigmes est aussi l’occasion d’ajustements opérés sur le paradigme initial qui aboutissent à un relâchement de sa cohérence : « Toutes les crises commencent par l’obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de la recherche normale » (ibid., p. 123). Le problème qui se pose aux théoriciens contractualistes pour aller vers une théorie de la firme plus « unifiée » est d’autant plus délicat qu’il est difficile de collecter les données nécessaires aux tests économétriques visant à valider ou infirmer les prédictions de chaque perspective. [Whinston, 2003]. Le fait qu’au sein d’un même courant, des théories puissent être en situation de substituabilité peut certes s’expliquer par la relative jeunesse du programme de recherche sur la théorie de la firme. Aller vers la voie d’une théorie unifiée supposerait que le corpus d’hypothèses retenu soit le même, ce qui a priori semble peu plausible, au moins à moyen terme16. 15. Ces deux points de convergence constituent d’ailleurs des points de rupture avec les autres corpus théoriques de la firme indiqués en introduction, à savoir la théorie évolutionniste de la firme et l’approche par les compétences et les ressources. 16. L’évolution de la TDP est de ce point de vue instructive : alors que les premiers modèles semblaient constituer une tentative de formalisation de la structure de raisonnement de la TCT, les modèles suivants ont bifurqué vers un raisonnement différent, conduisant à la substituabilité pour ce qui concerne les prédictions liées à la question de l’intégration verticale.

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Quels fondements pour les théories de la firme ? Plaidoyer pour une théorie artificialiste de l’action collective fondée sur le projet

Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet

INTRODUCTION Il n’est guère contestable que les entreprises connaissent, depuis le début des années 1980, des transformations organisationnelles profondes. L’analyse de ces transformations est inspirée d’un double souci : caractériser la forme organisationnelle qui en résulte et qui se substituerait aux formes précédentes (l’entreprise réseau, la forme post-bureaucratique ?), en tirer les implications sur le plan de la représentation théorique de la firme. Dans l’esprit de cette seconde préoccupation, il n’a pas manqué d’écrits évoquant la nécessité de reformuler la théorie de la firme1 [Emshoff, 1993 ; Scheffman, 1993]. Cette attitude n’est pas nouvelle, dans la mesure où la théorisation de la firme suit, plutôt qu’elle ne précède, l’évolution des formes organisationnelles et des pratiques entrepreneuriales observables. Face à un objet dynamique, manifestement évolutif et à facettes multiples, il est tentant de considérer la recherche de l’essence immuable de la firme comme une chimère ou l’idée d’une théorie de la firme propre à satisfaire tous les besoins d’analyse et de répondre à toutes les questions que pose cet objet comme strictement impossible. L’objectif de cet article est cependant de proposer un essai d’explicitation de l’élément invariant de l’entreprise, qui transcende la variété des formes organisationnelles par lesquelles elle s’incarne dans le temps et dans l’espace. En poursuivant cet objectif, on cherchera à la fois à proposer des éléments de compréhension de la dynamique de la firme et à articuler différents 1. On emploiera le mot firme comme équivalent de celui d’entreprise même s’il revêt originellement une acception plus restrictive.

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niveaux d’analyse trop souvent séparés dans les efforts de théorisation (celui de l’entreprise et celui des régulations globales qui l’encadrent et qu’elle contribue en même temps à construire). Cet invariant sera identifié à la notion de Projet (productif ou d’action collective), d’où la proposition d’une théorie fondée sur le projet, d’une « Project-Based View » (PBV) pourrait dire le stratégiste faisant écho en cela aux populaires « Resource-Based View » (RBV) ou « Knowledge-BasedView » (KBV). Une telle proposition ne prétend pas se substituer à toutes les théorisations préexistantes, mais cherche plutôt à montrer comment il est possible de les articuler, voire de les réconcilier. En effet, comme le remarquent Holstrom et Milgrom, le défi de la théorie de la firme n’est pas tant de comprendre séparément le contrat d’emploi vs les contrats entre individus indépendants, les problèmes liés à la propriété des actifs, les questions de surveillance et de compensation (dont le contrat psychologique), mais de comprendre comment ces éléments sont entremêlés [Holstrom & Milgrom, 1994]. Cette exigence de l’articulation des points de vue se retrouve aussi dans nombre de travaux dans le champ des théories de l’action, plus proche qu’on ne l’imagine de celui des théories de l’entreprise. La question de la construction de l’action collective serait d’ailleurs en creux la question épistémologique fondamentale [Hatchuel, 2000, 2005]. Pour développer cette proposition, on procédera en quatre temps. Une première section esquissera un bilan critique des théories de la firme. Dans une deuxième section, nous présenterons une réflexion à caractère épistémologique pour envisager les fondements de l’effort de théorisation que nous proposons d’entreprendre. Cet effort sera l’objet de la troisième section qui abordera plus directement la prise en compte du projet dans l’action collective, la notion de projet dans son sens fondamental. La quatrième section exposera les apports potentiels de cette notion à la théorisation de la firme.

HISTOIRE ET BILAN DES THÉORIES DE LA FIRME Il existe déjà nombre de recensions des théories de la firme et des questions que suscite cet objet d’analyse [Lebraty, 1974 ; Milgrom, 1988 ; Knudsen, 1995a, 1995b ; Verma et Churchman, 1997 ; Desreumaux et Bréchet, 1998 ; Bréchet et Desreumaux, 2004]. La disponibilité de ces bilans nous incite à simplement évoquer ici les ancrages disciplinaires des théories de la firme, à relever les failles de l’édifice et inventorier les voies de dépassement des débats et des contradictions qui le caractérisent2. 2. Ayant déjà abordé ces aspects dans un certain nombre de contributions nous en reprendrons ici des éléments (cf. par exemple Desreumaux et Bréchet [1998] ; Bréchet et Desreumaux [2004]).

QUELS FONDEMENTS POUR LES THÉORIES DE LA FIRME ?

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Les ancrages disciplinaires de la théorie de la firme Les théories de la firme se nourrissent à deux sources disciplinaires principales : l’économie et les théories des organisations. Observons que les travaux en management y contribuent indirectement en donnant à voir une variété de formes d’entreprise et de logiques managériales quand l’économie privilégie les faits stylisés. Mais comparativement aux économistes, les chercheurs en management stratégique ont porté peu d’attention au développement explicite d’une théorie de l’entreprise, alors même que celle-ci apparaît pourtant indispensable pour comprendre l’une des questions majeures qui figurent à l’agenda de recherche en stratégie, à savoir les sources de l’avantage concurrentiel et des différences de performance entre firmes [Conner et Prahalad, 1996]. Quand ils le font, c’est essentiellement par emprunt aux deux sources précédentes, avec un penchant marqué, ces dernières années, pour la référence à l’économie de l’organisation, que ce soit sa version transactionnelle ou l’approche ressources. Considérées comme des champs scientifiques, les deux sources disciplinaires majeures sont structurées différemment sur la base d’une variété de courants [Whitley, 1983, 1984b ; Augier et al., 2000 ; Knudsen, 2003]. L’éclectisme du management stratégique lui donne une configuration analogue [Foss, 1996 ; Whitley, 1984a]. On peut débattre de la richesse de ces ancrages multiples de la théorie de la firme et plaider pour une forme de pluralisme équilibré qui conditionne une « bonne conversation » [Foss, 1996]. Mais dans l’immédiat, on ne peut s’étonner du caractère rien moins qu’unifié de cette théorie et de la tournure conflictuelle que prend la réponse aux questions fondamentales, comme celle de savoir ce qui constitue l’essence de l’entreprise. Sur cette question s’affrontent en effet des thèses apparemment incommensurables prétendant expliquer ce qui distingue la firme d’autres objets ou d’autres vecteurs de coordination des activités économiques (le marché, la coopération). Bien entendu, chaque conception fait l’objet de nombreux débats. Ainsi, ce qui constitue l’essence de la firme, c’est tantôt le contrat d’emploi qui traduit une relation d’autorité (pour des débats à ce sujet : Coase [1937] ; Simon [1951] ; Masten [1988] ; Alchian et Demsetz [1972]), les droits de propriété sur des actifs physiques (pour des débats à ce sujet : Foss [1996] ; Milgrom et Roberts [1988]), l’idée de communauté humaine (Selznick, 1957), des connaissances et des routines organisationnelles et l’on reconnaît là les arguments de l’approche RBV/KBV et leur proximité avec la théorie évolutionniste. On évoquera aussi le déplacement du regard vers le contrat avec Alchian et Demsetz ou vers la transaction et les structures alternatives de gouvernement de celles-ci avec les travaux de Williamson. Remarquons au passage que les conceptions d’un auteur hétérodoxe comme F. Perroux n’ont guère été mobilisées et beaucoup resterait à faire

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pour que l’économie reconnaisse son unité active, individu ou entreprise, à la fois mémoire et projet [Perroux, 1973 ; 1975]. La conséquence de l’éclectisme disciplinaire qui irrigue la théorie de la firme et de la pluralité de thèses qui en résulte est que l’édifice « théorie de la firme » est encore aujourd’hui bien fragile à plusieurs égards : d’une part, il correspond à une intégration incomplète de réalités d’évidence, à commencer par la variété des manifestations organisationnelles de la firme, d’autre part, il est traversé de débats sans fin sur ce qui constitue l’essence de la firme.

La théorie de la firme : un édifice fragile La théorie de la firme peine à surmonter un certain nombre de difficultés. Le premier problème est que le programme d’observation qui sous-tend l’effort de théorisation n’est jamais complet ni systématique. Dans sa volonté d’expliquer l’essentiel, la théorisation est souvent biaisée par le caractère aveuglant de tel ou tel phénomène qui tend à occuper le devant de la scène. Les théories de l’entreprise se sont ainsi successivement saisies : de la firme managériale, de la grande entreprise intégrée, puis diversifiée, puis conglomérale, pour laquelle le rôle des facteurs technologiques (les infrastructures de transport et de communication) et celui de la réglementation de la concurrence ont été mis en évidence ; de l’entreprise multinationale ; de la firme de type J, dont les logiques de coordination tranchent sur celles qui caractérisent l’organisation bureaucratique ; de l’entreprise déréglementée (la mise en concurrence des grandes entreprises publiques de réseau). Dans ce tourbillon de formes, le risque existe toujours que la théorisation prenne comme cible ou archétype des entreprises qui poussent à l’extrême une fonction ou une logique d’action. On pourrait ainsi ajouter à la liste précédente le cas de l’entreprise « jetable » [March, 1994] qui, obsédée par la recherche de l’efficience maximale à court terme, ne possède plus de véritables capacités d’adaptation. La théorisation est ainsi régulièrement défiée par les faits et les transformations apparentes de l’objet à théoriser, ce qui contribue à lui donner une allure chaotique et cacophonique. Le second problème est le caractère multiforme de l’objet d’étude (de la très petite entreprise à la multinationale), qui rend difficile l’énoncé d’une théorie unique ou englobante. Certains font le choix de se focaliser sur une forme particulière (la TPE, la multinationale, la moyenne entreprise familiale, etc.). D’autres entrent dans le dédale d’une vision contingente, plus ou moins sous-tendue par un substrat théorique fort. Par exemple, avec la théorie des droits de propriété, certains considèrent que l’on dispose enfin d’une explication théorique fondamentale des constats empiriques essentiellement descriptifs fournis par les adeptes de la théorie de la contingence structurelle [Husson, 1987]. Dans un cas comme dans l’autre, il est tentant d’envisager des typologies, mais l’entreprise est rapidement extrêmement délicate [Ulrich et McKelvey, 1990]. Le troisième problème qui constitue un défi pour la théorie de la firme est le caractère protéiforme de l’objet. Ce caractère suppose que la théorie

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de la firme soit une théorie dynamique ou développementale. Il existe cependant deux approches de théorisation dynamique qui posent un problème d’intégration : des théories ontogénétiques, comme chez Penrose, et des théories phylogénétiques, comme chez Chandler. Eu égard au caractère à la fois protéiforme et multiforme de l’objet à théoriser, les efforts de théorisation apparaissent en définitive comme une entreprise constamment retardée par rapport aux faits, bien souvent prise en défaut par la variété des formes et la dynamique d’évolution de l’entreprise, bien souvent aussi comme autant d’expressions à caractère myope ou biaisées par une préférence de point de vue (celui de l’actionnaire, celui du dirigeant ou de l’entrepreneur, etc.) ou par une lentille métaphorique (le marché, l’organisme, le clan, etc.). Par rapport à ces problèmes délicats, les débats sur l’essence de l’entreprise se présentent largement comme une concurrence d’unités d’analyse : la transaction (pour la théorie des coûts de transaction), les routines (pour l’économie évolutionniste), les ressources, capacités, connaissances (pour les approches RBV et KBV), la décision [Kay, 2000], le problème [Nickerson et al., 2004], etc. Autant de concepts enrichissants mais dont aucun ne peut exprimer l’essence de la firme à lui seul. Il s’agit plutôt de différentes facettes d’une réalité composite (la firme est tout cela à la fois, selon des arrangements variables, et sans doute encore autre chose). Il manque un concept fédérateur pour positionner et donner sens à ces unités d’analyse et dépasser différentes formes du fonctionnalisme qui caractérise, notamment, l’économie de l’organisation [Hesterly et al., 1990]. Ajoutons enfin, pour achever ce bilan, que l’édifice de la théorie de la firme est largement la résultante d’un agenda de recherche incomplet. Celuici se résume à quatre questions auxquelles une théorie de la firme devrait répondre : pourquoi l’entreprise existe-t-elle, qu’est-ce qui justifie ses frontières, qu’est-ce qui explique son organisation interne et quelles sont les sources d’avantage concurrentiel durable ? Il a déjà été dit que cet agenda élimine certaines des questions les plus intéressantes [Hesterly et al., 1990] et risque de déboucher sur une théorie élégante mais manquant d’épaisseur organisationnelle. Plus fondamentalement, cette formulation des questions principales laisse dans l’ombre le problème essentiel de l’articulation de différents niveaux d’analyse. En particulier, la théorie de la firme ne peut faire l’économie d’une explication des régulations globales qui contraignent l’entreprise et qui sont en même temps des domaines d’action, ouvert à l’entrepreneuriat institutionnel. Certes, l’économie évolutionniste tente de restituer une vision plus complète, mais elle n’est pas sans limite [Child, 1997].

Les postures de progression À moins de se contenter d’un édifice quelque peu bancal, cette situation globalement insatisfaisante appelle des voies de dépassement. On peut imaginer deux types d’attitudes pour faire progresser la théorie de la firme.

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La première consiste à rebâtir l’édifice, en faisant plus ou moins table rase de l’existant. Prenant acte des métamorphoses récentes de l’entreprise, qui aurait ainsi changé de nature, il conviendrait de reconsidérer fondamentalement sa théorisation. C’est, par exemple, la voie empruntée par Ellig lorsqu’il considère que la généralisation de pratiques de gestion empruntant la logique de marchés internes doit conduire à reconcevoir l’essence de l’entreprise, en s’appuyant sur la notion de club [Ellig, 2001]. La justesse de cette posture est évidemment liée à la pérennisation de ces transformations qu’il est bien délicat de postuler. Il ne manque pas d’exemple de firmes ayant opté pour des formes d’organisation inspirées de logiques de marché et qui les ont plus ou moins rapidement abandonnées. Dans le même esprit, on peut s’interroger sur le caractère véritablement généralisé de ce genre de transformations. En fait, le débat sur la réalité de transformations fondamentales est loin d’être tranché [Pettigrew et Fenton, 2000 ; Whittington et Mayer, 2000]. Une deuxième voie, plus modeste, consiste à consolider l’édifice, ce qui peut se faire d’au moins deux façons. On peut explorer la complémentarité des théories en présence, comme le propose Foss [1999], ou bien encore Heugens qui introduit une théorie néo-wéberienne de l’entreprise intégrant les réponses à deux ordres de questions trop souvent dissociés, le quoi et le comment [Heugens, 2005]. On peut également tenter de dépasser les théorisations partielles disponibles et les réconcilier à partir d’un méta-concept. C’est cette solution qui sera explorée ici. On sait qu’elle se heurte à une idée d’impossibilité ou de non pertinence qui a été plusieurs fois avancée. Par exemple, Seth et Thomas observent qu’il est difficile de construire une théorie complète de l’entreprise compte tenu de la variété et du caractère évolutif de la recherche en stratégie. Il serait donc prématuré, voire improductif, de choisir une théorie à l’exclusion des autres [Seth et Thomas, 1994]. Pour sa part, Foss considère que la conceptualisation de la firme doit dépendre de l’objectif que l’on poursuit, c’est-à-dire du type de question posée. La théorie unique de l’entreprise serait un non sens. Il existe différentes conceptualisations de l’entreprise, comme fonction de production, comme entité contractuelle, comme répertoire de connaissances, qui saisissent des aspects réels de l’entreprise et peuvent être utilisées selon les besoins. Dans cette perspective, le fait de relier des approches apparemment incompatibles et de démontrer qu’elles sont en fait cohérentes serait une façon importante de faire progresser la science [Foss, 1996]. Mais, précisément, la contribution d’un pluralisme théorique ne peut se concevoir sans un méta-concept susceptible de guider l’exploration de la cohérence des différents cadres théoriques disponibles. Par ailleurs, il ne s’agit pas tant de construire une théorie complète de la firme que d’adopter un point de vue propre à restituer son caractère d’objet en perpétuelle construction et de donner toute sa place à l’incertitude que connaît le bâtisseur (l’entrepreneur) quant à la solution des problèmes de gestion qu’il rencontre. En d’autres termes, la théorie de la firme doit être une théorie dévelop-

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pementale restituant les métamorphoses de cet objet au cours du temps, tant du point de vue du destin singulier d’une entreprise qu’à celui de catégories ou d’espèces d’entreprises. Il faut enfin évoquer les efforts faits pour repenser les fondements des sciences de gestion, en France notamment [David et al., 2000]. Cette entreprise de refondation prend appui sur une épistémologie de l’action collective à laquelle travaille tout particulièrement A. Hatchuel depuis quelques années. L’action collective met en jeu des dynamiques de savoirs et de relations que l’économie et la sociologie tendent à dissocier. On aurait pu aussi sur ce point mobiliser les divers regards gestionnaires (la stratégie, le marketing, le contrôle…) pour montrer que l’action collective ne va pas de soi, qu’elle met en jeu des outils et des façons de penser. Mais c’est bien du côté de l’épistémologie qu’il nous semble nécessaire d’aller chercher les éléments d’une axiomatique fondatrice.

ÉLÉMENTS D’UNE ÉPISTÉMOLOGIE RENOUVELÉE Ce qui va guider la construction de notre propos, c’est la perspective d’un effort de théorisation portant sur la question de l’émergence et de la construction de l’action collective. Dit autrement, dans une expression large, c’est la question de l’articulation de l’individuel et du collectif ou de l’action coordonnée3 qui est posée, et l’on sait son importance dans les interrogations que les sciences sociales portent sur elles-mêmes. Pour tenter de donner un fondement aisément identifiable à la position que nous allons défendre, nous partirons d’une opposition bien connue. Il s’agit de celle qui prend appui sur les positions tranchées des réductionnismes économique et sociologique. Thévenot [2006] nous en fournit une expression de synthèse dans un ouvrage récent. Le tableau 1 ci-après, qui propose de caractériser ces positions et d’en envisager le dépassement, servira de support à notre propos. Bien évidemment, le commentaire d’un tel tableau n’apparaît pas envisageable dans une perspective un tant soit peu exhaustive, quand bien même ce commentaire se voudrait-il synthétique. C’est tiré par notre propre projet de montrer que l’on a besoin du concept de « projet » et de « projet d’action collective » que nous allons proposer un commentaire orienté.

Deux modèles contrastés de l’action et du collectif Thévenot [2006], à la suite de nombreux auteurs et de nombreux débats sur ces questions, oppose ce qu’il nomme deux tentatives symétriques de réduction, indiquant en cela que des auteurs portent ces débats et visent 3. Il faut retenir une acception extrêmement large de l’idée de coordination, sans préjuger d’intentions ou de plans communs, ni de règles, habitudes ou dispositifs disciplinaires [Thévenot, 2006, p. 62].

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toujours l’extension des sphères d’influence des axiomatiques fondatrices qui s’opposent.

Tableau 1 : des réductionnismes économique et sociologique à l’épistémologie de l’action collective Pour une épistémologie de l’action collective

Le réductionnisme économique

Le réductionnisme sociologique

L’individu calculateur, autonome, rationnel et informé

L’individu agi par le L’individu dans sa poids des normes comportementales richesse anthropologique, l’agir créatif issues de son hiscomme agir englobant toire et de son contexte

Le marché comme métaphysique de Figure de l’équilibre et de coordination (ou d’intégration) l’ajustement constaté ex-post des du collectif comportements

Le projet d’action colLa norme sociale lective au fondement comme métaphysides collectifs que de l’intégration La rationalisation et la donnée ex-ante du régulation de l’action social comme problèmes

Situation Le choix individuel et problématique la question théorique ou entrée dans la de l’équilibre problématisation

L’anomie et la perte des repères, l’influence des structures sociales

La conception de l’action Les incertitudes de l’engagement et de la coordination

Comportement postulé de l’acteur

Modèle de rationalité de référence

La rationalité calculatrice et allocative

Le poids des normes et des règles

La rationalité créative et projective comme rationalité englobante

Statut du futur

À choisir parmi un répertoire de futurs accessibles en connaissance

Hors de portée de l’acteur

À construire Les projets des acteurs participent de sa construction

Posture épistémologique et théorique

Le constructivisme et Le modèle des sciences de la nature la posture artificialiste et la recherche de lois Désaffection à l’égard des structures d’inte- en sciences sociales raction et de l’action collective en tant que L’action collective au fondement des construit des acteurs (association, entreprise, questionnements administration…)

L’action perçue traditionnellement comme le résultat du poids des normes sociales conduit à penser l’intégration d’actes comme un ordre

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régissant les pratiques sociales, quand l’économie traditionnelle, fondant ses raisonnements sur l’hypothèse d’une rationalité instrumentale, comprend l’intégration comme un équilibre (théorie de l’équilibre général) résultant de l’ajustement de choix rationnels et calculés (théorie de la décision). Ordre social ex-ante lourd d’une inertie déjà là pour les premiers. Equilibre constaté ex post fruit d’ajustements autour de la circulation de l’information, à travers les prix notamment, étant donné nombre d’hypothèses restrictives (nomenclature des biens et des états du monde, stabilité des préférences notamment) qui autorisent à manier de tels raisonnements pour les seconds4. Au réductionnisme économique est associée la rationalité allocative et calculatrice, au réductionnisme sociologique le poids des normes sociales. Dans les deux cas, le souci commun de s’inscrire dans la perspective d’une physique sociale reposant sur des lois à l’image des sciences de la nature – couple norme-ordre (Durkheim) d’un côté, rationalité-équilibre (Walras) de l’autre – laisse peu voire pas de place pour l’acteur et une réelle problématique de l’action en situation. Si l’on retient les termes contrastés initiaux de cette présentation, on mesure immédiatement que le projet ne trouve nullement sa place en tant qu’il serait à l’origine de la construction de la coordination. L’équilibre expost comme figure d’intégration ne laisse aucune place aux desseins et aux projets des hommes, tout au contraire les exclut fondamentalement. Certes les individus nourrissent des intentions et des projets sur le futur, mais cette idée se présente comme une problématique de choix sur un répertoire de futurs considérés comme accessibles en connaissance. La rationalité en jeu implique que le sens de l’action ne soit jamais une donnée extérieure qui déterminerait les choix individuels. Le sens collectif est le résultat et non le point de départ des calculs des individus qui se présentent comme des « égaux économiques », également dotés de rationalité et d’autonomie, leur différence apparente résidant dans leur capacité à détenir de l’information5. L’idée d’ordre non plus ne fait pas sa place au projet, on le comprend, à la réserve près, malgré tout, qu’il faudrait tenir compte des différentes façons d’envisager l’ordre, et que l’on sache faire une place à la construction de la norme elle-même [Thévenot, 2006, p. 64]. Pour ce qui est des théories de l’entreprise, observons que chez un auteur important comme Williamson, la transaction ignore le substrat projectif qui la fonde, de même que l’entrepreneur. Ce serait plutôt chez Richardson [1972] que l’on trouve posée explicitement la question de la coordination des plans d’actions à des fins de production. 4. On sait par ailleurs que ce sont ces hypothèses interrogées qui fondent l’entreprise de dénaturalisation de l’économie que mène le courant conventionnaliste comme le rappelle Orléan [2004]. 5. Cette réflexion provient d’un échange avec P.-Y. Gomez (EM Lyon) qui suggérait une analyse girardienne du projet qui reste à faire.

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Les voies du dépassement Les propos précédents suggèrent assez immédiatement que le support d’un effort de théorisation devra se centrer sur la construction de l’action et l’articulation des niveaux d’analyse via la prise en compte des interactions entre acteurs et de ce qui s’y joue. Thévenot, comme d’autres auteurs aux préoccupations proches des siennes [Eymard-Duvernay et al., 2004 ; Eymard-Duvernay, 2006 ; Orléan, 2004], comprend cet effort, notamment dans les courants les plus actuels qui se saisissent de ces questions, comme l’expression d’un tournant cognitif et d’un tournant interprétatif. Durkheim, Weber, puis l’interactionnisme et l’ethnométhodologie nourrissent le courant interprétatif. Plus récemment, c’est la question cognitive et du traitement de l’information qui va se trouver au cœur de la théorie de jeux, de l’agence et des coûts de transaction, et finalement de la théorie des conventions dans une perspective compréhensive. Dans la tradition sociologique, on s’éloigne de l’action gouvernée par des normes dès lors que l’on prend en compte les ajustements de l’action aux circonstances de la situation et notamment aux interactions avec les autres acteurs. On mobilise la rationalité instrumentale en plus de la rationalité normative, et l’on pourrait dire dans la tradition weberienne que le modèle de l’action normée est assoupli par l’ajout du choix rationnel des moyens adaptés [Thévenot, 2006, p. 71]. Les auteurs du courant conventionnaliste retiennent quant à eux que l’individu intègre une visée normative sur la coordination avec les autres au lieu de se replier sur un calcul égoïste [Eymard-Duvernay et al., 2004]. Bien sûr, tous les auteurs ne sont pas d’accord sur l’articulation de ces dimensions instrumentales et axiologiques dans l’effort de théorisation [Reynaud et Richebé, 2007]. Sans que l’on puisse parler de tradition, la récusation du dualisme acteur-système, associée habituellement et légitimement aux travaux de la sociologie des organisations de M. Crozier et E. Friedberg [1977] qui en ont assuré une assise robuste, est aussi bien connue. On la retrouve chez nombre d’auteurs (Boudon, Giddens, Reynaud, Touraine….) qui reconnaissent une certaine autonomie et inventivité aux acteurs, ne serait-ce que pour expliquer les forces de mouvement de la société. Mais la place du projet dans la méthodologie théorique reste souvent problématique, associée parfois simplement au poids des valeurs et de la culture. La théorie de la régulation sociale de J.-D. Reynaud, originale de ce point de vue, accorde une place centrale au projet pour fonder le collectif. Les postures réductionnistes sont aussi remises en cause, plus récemment, à mesure que l’attention des chercheurs, sociologues et économistes, se porte directement sur les structures d’interaction. On retrouve avec la sociologie économique la question de l’encastrement à multiples facettes, en observant qu’une véritable théorie de l’action nécessite que le contexte n’ait pas que le statut d’un décor dans lequel s’exprimerait la rationalité

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économique traditionnelle [Le Velly, 2002]. Pour ses auteurs, l’agent doit saisir la situation et l’action des autres à l’aide de cadres conventionnels – représentations, règles, objets, dispositifs divers – avant de pouvoir se coordonner, cette saisie n’étant pas seulement cognitive mais aussi évaluative, ce qui fait une place à la question des valeurs collectives et des biens communs [Eymard-Duvernay et al., 2004, p. 1]6 comme nous l’évoquions ci-dessus. Mais il ne s’agit pas d’exclure de cette lecture cognitiviste le poids des rapports de pouvoir qui contribuent à imposer les visions légitimes, ce que la sociologie des organisations retient de longue date en ne réduisant pas les règles à du cognitif7. Enfin, dans le droit fil de ce dépassement, c’est du côté des sciences de gestion qu’est nourri un effort épistémologique ambitieux visant à axiomatiser l’action collective sur la base de la reconnaissance de deux opérateurs – l’opérateur savoir et l’opérateur relation – toujours engagés dans la construction de l’action. Nous avons déjà évoqué ces travaux portés notamment par Hatchuel et que nous solliciterons de nouveau ultérieurement.

Le projet au fondement du dépassement Il serait abusif de prétendre aborder les fondements du dépassement dont les voies auraient été simplement suggérées plus haut. On ne peut qu’avancer ici quelques éléments forts de l’effort de théorisation à construire. Nous continuerons à nous appuyer pour partie sur le tableau 1 précédent. La question de l’émergence organisationnelle, dit autrement de l’émergence de l’action collective, est centrale. Ce qui est fondamentalement en jeu, c’est la question de l’engagement dans l’action et celle de l’incertitude de coordination. Reconnaissant ces deux facettes, Thévenot [2006] fonde d’ailleurs sa démonstration sur la reconnaissance de régimes d’engagement dans l’action8. L’émergence évoquée suppose un acteur, individuel ou collectif, porteur d’un projet et, pour cet acteur, le déploiement d’un effort de transformation d’une intention privée de faire quelque chose à une action publique impliquant d’autres personnes. Mais souligner l’importance d’une figure de porteur de projet comme initiateur d’une dynamique de constitution de savoirs et/ou de relations [Hatchuel & Weil, 1992] ne doit pas conduire à considérer que l’on entre uniquement par l’acteur dans la problématique de construction de l’action. L’action collective qui se construit se comprend 6. Ainsi, par exemple, les travaux de Boltanski et Thévenot [1991] portent tout particulièrement sur l’articulation de registres de légitimité fort différents que l’on retrouve engagés dans l’action et au fondement même des régimes d’engagement [Thévenot, 2006]. 7. Cf. Friedberg [1993] à propos des règles comme dispositif cognitif, acception qui lui paraît parfaitement réductrice. 8. Thévenot identifie trois régimes : le régime de l’engagement justifiable, le régime de l’engagement en plan et le régime d’engagement en familiarité.

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comme façonnement conjoint de l’acteur et des systèmes dans lesquels il se meut. Le futur est à concevoir et faire advenir, l’action est un construit et le paradigme de rattachement est bien le paradigme artificialiste (la ou les science(s) de la conception) qu’appelait Simon de ses vœux dès la fin des années 1960. On mesure alors que la rationalité allocative fait peu de place à l’idée même de construction de l’action, donc à celle de projet. Dans sa version substantive, elle correspond à un choix dans un répertoire de choix possibles. Dans sa version procédurale, comme nous l’a indiqué Simon dans de nombreux travaux, elle serait compatible avec un monde dans lequel les hommes pensent et agissent. On sait l’importance que cet auteur donne aux tâches de conception. Mais il s’agit alors de ne pas épuiser la conception dans l’ajustement des moyens à des fins non questionnées, selon la pure logique instrumentale que privilégie le plus souvent le management stratégique, se privant de toute la richesse des réflexions de Weber sur la diversité des rationalités et des formes alternatives d’action [Townley, 2002 ; Ruef, 2003]. Si l’on se situe dans une lecture instrumentale qui ne traite que de l’adaptation des moyens aux fins, alors le projet, en tant qu’il recouvre un panier de finalités, n’y trouve pas sa place. Avec Joas [1999] nous allons associer l’agir projectif à la reconnaissance d’un agir créatif. La question de la prise en compte du temps restant à aborder spécifiquement. La créativité trouve ses fondements dans une quête de l’acteur qui se définit par ses dimensions biologiques, anthropologiques et sociétales. Position qui est aussi celle depuis longtemps de E. Morin dans ses nombreux travaux, quand il définit l’homme par le triptyque individu-société-espèce, ou bien encore celle de Jonas [1998] quand il récuse le dualisme espritcorps. Le caractère créatif de l’agir humain sur lequel insiste Joas nourrit un modèle de l’action qui se situe dans une position englobante par rapport aux modèles dominants de l’action rationnelle et de l’action à visée normative. Il ne s’agit pas de signaler un nouveau type d’action jusqu’à présent négligé, mais de mettre au jour dans tout agir humain une dimension créative insuffisamment prise en compte, et qui permet de penser l’articulation des rationalités. C’est une conception pragmatiste de l’agir humain qui est privilégiée, une théorie de la créativité située qui est défendue [Joas, 1999, p. 142]. La position de Joas invite à une réinterprétation de l’intentionnalité en introduisant le concept de fin-visée, d’end-in-view de Dewey. Par cette notion, Dewey ne désigne pas des états futurs indistinctement perçus, mais des projets qui structurent l’acte présent. On ne peut s’empêcher de souligner l’apparition du concept de projet dans la traduction française de Joas. L’intentionnalité se comprend alors comme une régulation autoréflexive et non plus téléologique du comportement habituel [Joas, 1999, p. 168]. Dès que l’on renonce au mode de pensée strictement téléologique, il faut affirmer

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le lien constitutif, et non pas seulement contingent, de l’agir humain avec son contexte. L’agir projectif que nous défendons nous le considérons aussi comme un agir englobant. Mais à l’agir créatif tel que défendu par Joas il faut ajouter une prise en compte explicite du temps, notamment du devenir ou du temps anticipé. Comme le dit Prigogine reprenant à son compte une remarque de Le Pichon [Prigogine, 2001, p. 13] : … l’homme a la capacité de se projeter dans le temps et cette capacité est sans doute à la source de son angoisse existentielle. C’est ce regard réflexe et cette capacité de projection dans le temps qui constituent, je pense, la véritable originalité de l’homme.

Du point de vue de la prise en compte du temps, l’analyse de l’action d’organiser gagnerait sans doute à s’inspirer de la théorie de l’action planifiée dont l’ambition (cf. par exemple Bratman [1997] ; Gauthier [1997]) est de remplacer la théorie classique de l’action intentionnelle, qui repose exclusivement sur les désirs et les croyances, par une théorie de l’action planifiée, dans le cadre général d’une théorie de la rationalité limitée. Pour les tenants de cette théorie, l’acteur, en se donnant des projets (des plans d’actions), retient des lignes de conduite qui sont autant de filtres sélectifs de décisions à venir : il réalise des économies de délibération ; il se rend aussi capable de réussir des tâches de coordination et coopération avec luimême, à l’intérieur de sa propre vie, et avec les autres : il s’agit d’économies de coordination. Retenons qu’à travers l’idée de projet, on introduit l’idée d’un agir créatif et projectif largement absent des théorisations dominantes de l’économie ou de la sociologie.

POUR UNE PRISE EN COMPTE DU PROJET DANS L’ACTION COLLECTIVE De façon générale, la mobilisation du projet sous ses différentes facettes dans la plupart des univers du social caractériserait notre société [Boutinet, 1993 ; Chiapello et Boltanski, 1999]. La notion de projet sera prise ici dans un sens plus fondamental qu’instrumental, c’est-à-dire comme caractérisant l’essence de la firme plutôt que comme dispositif organisationnel ou de management. Bien entendu, ce sens premier n’élimine pas le second : les « projets » peuvent faire vivre le « projet », ou le brouiller… Parler d’action collective c’est, d’une part, signifier que l’on s’intéresse à la diversité des organisations (entreprises, associations, administrations…) y compris des formes plus singulières de régulation volontaire à l’échelle d’acteurs qui cherchent à se doter de règles, dit autrement à se doter d’un projet ; d’autre part, dans une perspective plus fondamentale, c’est dire que notre objet d’étude est moins l’organisation en tant qu’entité, que l’action collective qui se construit.

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Quant au concept de projet, l’affaire s’avère délicate car l’univers instrumental du projet prend le plus souvent le pas sur la compréhension fondamentale que nous proposons. Disons ici simplement que nous retenons le terme de projet en tant qu’il recouvre les aspects de politique générale et de stratégie. Et si nous n’opérons pas de distinction, c’est d’une part qu’elle nous semble extrêmement difficile dans les divers contextes d’action collective et, d’autre part, parce que les acteurs nous parlent de leurs projets : projet d’entreprise, projet associatif, projet hospitalier, projet universitaire, etc. Par ailleurs les expressions d’intention, dite stratégique ou non, de vision, de mission, etc., et bien évidemment de programme ou de plan, ne nous paraissent pas revêtir le même contenu, et relèvent encore moins d’acceptions stabilisées.

Repères sur les fondements du concept de projet9 Les figures de l’anticipation sont plurielles. Avec Boutinet [1993] on retiendra tout d’abord que le projet relève des anticipations opératoires qui cherchent à faire advenir un futur désiré. De type flou ou partiellement déterminé, il se distingue des anticipations de type déterministe parmi lesquelles on peut mentionner le but, l’objectif ou le plan. Son caractère partiellement déterminé fait qu’il n’est jamais totalement réalisé, toujours à reprendre, cherchant continuellement à polariser l’action vers ce qu’elle n’est pas. Dans sa perspective opératoire le projet ne peut porter sur le long terme trop conjectural, ni se limiter au court terme trop immédiat. Le concept de projet qui se constitue au fil du temps autour de plusieurs univers relève d’une perspective anthropologique riche [Boutinet, 1993] : – L’univers biologique associe le projet à la vie ; – L’univers philosophique, notamment phénoménologique et existentialiste, voit dans le projet, complexe d’intention et d’anticipation, le mode d’existence au monde de l’homme, le projet à la fois au cœur de ces perceptions et de ses représentations et expression de sa liberté ; – l’univers politique et culturel associe progrès et projet et va faire que nos sociétés valorisent le projet lorsqu’il s’agit que les collectifs humains affirment leur volonté de maîtriser leur devenir ; – l’univers pragmatique, chronologiquement tout d’abord celui de l’architecture, puis celui de l’ingénierie de projet aux applications plus étendues autour des objets techniques ou industriels, est impensable sans l’instrumentation projective de plus en plus sophistiquée. En définitive, le projet renvoie toujours, que ce soit pour l’acteur individuel ou collectif, à quelques caractéristiques majeures : – une situation faite d’incertitude, on pourrait dire la confrontation à la complexité, [Le Moigne, 1990 ; Morin, 1977, 1980 ; Martinet, 1984, 1990]. 9. Nous avons déjà par ailleurs présenté les origines plurielles et l’épaisseur anthropologique du concept de projet lui-même [Bréchet et Desreumaux 2004, 2005].

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– il ne peut être pensé que pour un acteur qui le porte (la pronominalisation) et l’on ne saurait, pour un acteur collectif, parler de projet sans que cela soit un formidable raccourci qui masque les inéluctables dialectiques des projets et contre-projets (Poirier, 1987), les luttes-concours (Perroux, 1973) qui sont au cœur de l’action. – le projet recherche le singulier, l’inédit idéalisé (l’exemplarité), relève aussi pour partie de l’utopie mobilisatrice. La reconduction de l’existant, ou la reproduction de solutions éprouvées et connues qui feraient une part importante à la routine minimisent l’intérêt de mobiliser le projet pour penser l’action. – il est mobilisé pour réaliser et faire advenir (l’opérativité), ce qui nous conduit à préciser que le projet cognitif ou mental qui joue un rôle de construction des représentations (d’exploration et d’anticipation notamment) et des intentions (de mobilisation de l’acteur qui le porte), est appelé à devenir un projet-en-acte. Le projet cognitif est un projet d’action qui ne peut d’ailleurs se comprendre que par le contenu d’action qui participe de sa définition. – le projet revêt une dimension existentielle et une dimension opératoire. Pour ce qui est du projet d’action collective qui nous intéresse, cela revient à dire que le projet met en jeu le pourquoi, le quoi et le comment de l’action. La distinction opérée entre les projets individuels et les projets collectifs ne doit pas conduire à imaginer que ces niveaux de lecture s’excluent. Car le projet individuel se développe dans un collectif englobant, dans un contexte d’interaction avec d’autres acteurs sans lesquels il ne pourrait s’actualiser, et le projet collectif ou organisationnel s’appuie inévitablement sur des personnes ou un groupe de personnes qui joueront un rôle moteur, catalyseur ou fédérateur.

L’articulation conception-régulation au fondement de l’effort de théorisation Comme le font remarquer à la fois Reynaud [1997] et Joas [1999], nous pouvons évoquer le paradoxe de M. Olson qui nous dit que l’action collective ne va nullement de soi dans le cadre de l’agir rationnel correspondant à la recherche de l’intérêt propre des acteurs. En simplifiant, la position du passager clandestin qui bénéficie des fruits de l’action collective sans s’investir lui-même est la plus intéressante. Pour dépasser ces difficultés, la compréhension de l’émergence et de la constitution des collectifs nécessite le recours à la notion de projet [Reynaud, 1997]10 : quelles que soient la nature, l’originalité et l’intensité de son projet, un collectif se reconnaît et se fonde sur un certain nombre de règles qui définissent son projet. Le projet 10. Cf. sur des théorisations dans des termes proches : Tabatoni et Jarniou [1975], Martinet [1984], Reynaud [1988], Reynaud [1989/1997], les travaux que nous avons menés depuis quelques années.

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revêt une dimension externe en ce sens qu’il est un ensemble d’hypothèses et de choix opérés sur l’environnement. Il recouvre une dimension interne en ce qu’il est aussi émission d’hypothèses de l’acteur collectif sur ses propres capacités et sur les modalités par lesquelles il envisage de se constituer. Au total, le projet participe de la définition de ce qu’est et ce que souhaite faire l’acteur. Il participe de la construction de ses frontières, de son identité et de ses capacités dans le jeu des régulations dans lequel il s’inscrit. Dans le cadre épistémologique et théorique ébauché par Hatchuel et Weil [1992] et précisé à plusieurs reprises par Hatchuel [2000, 2005], nous considérons le projet collectif ou organisationnel comme processus de rationalisation de l’action collective mettant en jeu une double dynamique de savoirs et de relations. Le projet, rationalisation parmi d’autres à l’œuvre dans l’organisation (le management de la production, le contrôle de gestion…), se définit alors, plus précisément, comme effort d’intelligibilité et de construction de l’action fondé sur l’anticipation. Il ne s’agit nullement d’affirmer sur un mode normatif une qualité d’anticipation mais de dire en revanche que le projet met en jeu une anticipation quelle qu’elle soit. C’est un effort toujours à reprendre qui ne s’épuise donc nullement dans l’atteinte d’un objectif, encore moins d’un output qui en conclurait le déploiement. Ce n’est pas un projet à caractère uniquement technique mais bien un projet à la fois existentiel et opératoire qui met en jeu le pourquoi, le quoi et le comment de l’existence d’un collectif. On peut exprimer d’une autre façon la compréhension du concept de projet en considérant qu’elle articule conception et régulation de l’action, qu’elle relève d’une lecture articifialiste (le projet est conception) et régulationniste (le projet produit dépend d’une régulation). Sur le plan de l’artificialisme et de la conception, on retiendra que le projet met en jeu des rapports de prescription et des règles [De Terssac, 2003]. La régulation ne peut quant à elle laisser en dehors de son champ la question de l’invention des règles. L’action est conçue et régulée sur un mode intentionnel et volontaire mais elle est indissociable de phénomènes systémiques et émergents que l’on parle de régulation mixte [Crozier, Friedberg, 1977 ; Friedberg, 1993] ou conjointe [Reynaud, 1989]. Il convient de prendre en compte à la fois les savoirs et les relations dans une perspective diachronique, donc les dynamiques de savoirs et les dynamiques relationnelles en jeu dans la genèse et la morphogenèse des régulations et des collectifs. De ce point de vue, le projet joue sur la qualité de la coopération et de la coordination à travers l’engagement qu’il favorise s’il y a adhésion au projet, mais il met aussi en jeu la compréhension du sens de l’action, sans qu’il y ait forcément adhésion aux valeurs. On retiendra qu’avec le concept de projet on articule les niveaux d’analyse. Le projet permet de penser le passage de l’individuel au collectif. À la fois en tant qu’il est rationalisation de l’action et que l’on s’intéresse à

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la dynamique des savoirs et des relations qu’il met en en jeu. À la fois en tant qu’il est régulation et que les règles que se reconnaissent et font vivre les collectifs participent des processus d’autonomisation ou de découplage et de la construction des régulations englobantes.

CONTENU, PORTÉE ET SIGNIFICATION D’UNE THÉORIE DE L’ENTREPRISE FONDÉE SUR LE PROJET (PBV) La théorie de l’entreprise fondée sur le projet (ou Project-Based View, maintenant PBV) reste à faire. On peut estimer qu’elle devra répondre à plusieurs exigences : – explorer la complémentarité des grilles d’interprétation plutôt que de continuer à entretenir une opposition de conceptions à chaque fois simplificatrices. Ce dont on a besoin, c’est d’une sorte de chimie des composants élémentaires de l’action d’organiser [Grandori, 2001]) ; – combiner différents niveaux d’analyse sans postuler a priori leur hiérarchie. L’enjeu est d’explorer des phénomènes de coévolution dans la mesure où la dynamique de l’entreprise ressortit à une dialectique complexe de désencastrement/encastrement : la production de règles spécifiques de relation entre certains acteurs, qui s’inscrivent dans des systèmes de règles plus larges ayant statut à la fois de contexte contraignant et d’univers (et de cible) d’action ; – développer une approche davantage processuelle que morphologique, évitant de confondre les manifestations empiriques contingentes du phénomène entrepreneurial (des organisations formelles) avec le phénomène luimême (l’action d’organisation). – nécessité de placer la nature de l’acte entrepreneurial et de l’action organisationnelle au cœur de l’effort de théorisation. On pourrait synthétiser le propos en disant que l’essence de l’entreprise est la conception et la conduite d’un projet productif (ou projet de création de valeur) porté par un ou plusieurs acteurs, et dont l’opérationnalisation s’analyse en une action d’organisation, se traduisant par la création d’une forme organisationnelle à même de produire les comportements de coopération et de coordination d’activités que requiert la nature du projet. Si l’on parle d’action collective autant que d’entreprise c’est, pour signifier que l’on s’intéresse à la diversité des organisations (entreprises, associations, administrations, etc.), de façon large à l’échelle d’acteurs qui cherchent à se doter de règles, dit autrement à se doter d’un projet. Finalement, ce que nous disons vaut a priori pour tout « collectif » qui se crée à travers le projet qu’il porte. Proposer une PBV ne revient pas à nier ou exclure les arguments de coûts de transaction, de ressources, de routines, ou d’apprentissages, qui servent d’ordinaire de base pour répondre aux questions fondamentales de

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la théorie de la firme. Toute entreprise a besoin de conduire ses activités de façon efficiente et de se préoccuper de coûts (de production et de transaction), de collecter et de construire des ressources qui fonderont son avantage concurrentiel, de produire des connaissances, d’entretenir des relations, etc. Mais c’est bien par référence à un projet que ces décisions doivent être instruites (ce qui ne veut pas dire qu’elles le soient effectivement en toute circonstance). Par exemple, retenir la transaction, comme le fait Williamson, pour expliquer l’entreprise, conduit à une perspective technique, instrumentale, incomplète, qui ignore la dimension projective de l’action dans les relations qui se nouent. Une telle perspective restitue une logique décisionnelle d’essence marginaliste qui ne garantit pas la cohérence des décisions dans la durée. Comme le fait remarquer Kay [1997], avant de savoir comment organiser telle ou telle tâche (au sein d’une hiérarchie ou via un marché) se pose la question de savoir pourquoi il faut l’organiser, ce qui ne peut se délibérer sans référence à la conception du projet productif. Une théorie de la firme fondée sur le projet présente potentiellement trois caractéristiques fondamentales : elle s’affirme comme une théorie entrepreneuriale et subjectiviste, elle est à même de fonder une lecture développementale de l’entreprise dont elle offre alors une vision multidimensionnelle dans des termes renouvelés.

Une théorie entrepreneuriale et subjectiviste L’organisation naît du projet. L’entreprise prend d’abord sens en termes d’un projet qui ne peut naître spontanément des seules relations de marché et dont la conduite ressortit à la construction d’une action collective cohérente que les seules relations de marché sont incapables d’assurer. La question de l’émergence de l’action collective, dit autrement des moments de création et destruction des phénomènes collectifs est centrale. Toute théorie de l’entreprise ne peut qu’avoir cette question en son fondement. Une part de la réponse à cette question fondatrice se trouve certainement dans la théorisation de l’action collective comme apprentissage collectif, fruit d’une activité de conception et de régulation. Mettre alors le projet au cœur de la théorisation de l’entreprise, c’est considérer que celle-ci est (à l’origine et dans la durée) d’abord affaire d’agir projectif, en comprenant qu’il s’agit à la fois d’un effort d’intelligibilité et de construction de l’action, fondé sur l’anticipation, à travers la mise en relation des acteurs inséparable de la construction du sens de l’action (compréhension et/ou adhésion). Cette conception conduit à (ré) introduire l’entrepreneurship, la capacité de jugement, la dimension créative de l’agir humain, dans la théorie de l’entreprise, voire dans l’analyse de la dynamique concurrentielle qui ne se nourrit pas simplement de jeux d’allocation de ressources matérielles mais également de concurrences d’interprétations ou de « sensemaking » entre

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acteurs participant à un domaine ou un secteur d’activité [Rindova et Fombrun, 1999]. Privilégiant ici la facette entrepreneuriale et subjectiviste, nous avançons que le processus d’émergence de l’action collective ne peut être pensé sans le recours à la figure du porteur de projet dans le cadre d’une problématique de façonnement conjoint de l’acteur et du contexte. Cette figure du porteur de projet ne peut être envisagée sans reconnaître à certains acteurs (individuels et collectifs) des énergies de changement et des capacités créatrices (capital personnel : intellectuel, relationnel…). Elle nécessite aussi de faire toute sa place à la question des fonctions du porteur sur le double plan de la construction des savoirs et des relations engagés dans l’action collective. Nous convenons donc d’appeler porteur de projet cette figure qui, dans les organisations, est à l’origine d’une modification des savoirs ou des relations en lien avec le projet qui se conçoit et se construit. On peut alors imaginer deux grandes figures : celle du porteur du projet sur le plan cognitif (le porteur expert ou « visionnaire ») à qui se pose la question de la prescription des savoirs et donc de la mise en relation des acteurs ; celle du porteur sur le plan relationnel pour lequel se pose la question de la constitution des savoirs requis pour l’action. Le travail de recherche, collectif et pluridisciplinaire, que nous avons mené sur l’émergence de l’univers des services à domicile aux personnes âgées11 ou sur la structuration des filières biologiques12, nous a permis d’illustrer que l’émergence organisationnelle ne va pas de soi, que parfois le marché et l’État sont défaillants et que les initiatives sont d’abord créatives, originales, revendiquent des attachements à des valeurs, affirment des subjectivités qui conduisent à définir les produits et les services de façon originale, avant que de se réduire à des questions d’allocation de ressources. Nous rejoignons en cela certaines contributions récentes qui prennent leurs distances par rapport aux conceptions dominantes entretenues par la RBV, voire par le courant évolutionniste [Knudsen, 1995 ; Hodgson, 1998 ; Witt, 1998 ; Mahoney et Michael, 2004 ; Pitelis, 2005 ; Foss, 2007] mais, nous semble-t-il, en prêtant davantage attention à l’articulation de différents niveaux d’analyse. L’articulation de la rationalisation à la régulation à l’échelle de l’entreprise et des régulations englobantes est au cœur du défi de la théorisation de l’entreprise (et plus largement, de l’action collective). On ne sépare pas la compréhension de la firme et celle de la dynamique des régulations globales auxquelles elle participe. C’est à travers les acteurs et leurs projets, autour des incertitudes des régulations, que se comprend la construction de l’univers concurrentiel, depuis l’émergence des projets productifs, des produits ou des services, jusqu’à la concurrence elle-même.

11. Bréchet, Schieb-Bienfait, Urbain [2006]. 12. Bréchet, Schieb-Bienfait [2006].

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Une théorie développementale Le point de départ de l’analyse n’est pas l’entreprise comme entité, comme morphologie, dont la forme à un moment donné n’est qu’une manifestation éphémère de la conduite d’un projet, mais les projets productifs et les dynamiques de leur développement comme l’avait suggéré Schumpeter [1912] et comme cela a été repris depuis par de nombreux auteurs de façon toutefois plus ou moins développée. Il ne s’agit pas de dire que tout est projet dynamique et ambitieux ou que l’entreprise n’est que projet, mais que l’on s’intéresse au développement de projets par des acteurs dans des contextes organisationnels et concurrentiels, que l’on parle de projets forts, de simple reconduction de l’existant, ou que l’on constate les inerties organisationnelles qui obscurcissent les projets et parfois les font perdre de vue. Une théorie de la firme fondée sur le projet relève d’une théorie « développementale » (à la fois processuelle et substantive) au sens où elle autorise la prise en compte, comme réalité majeure, des phénomènes de métamorphose de l’entreprise considérée comme acteur singulier, voire comme institution du capitalisme. En d’autres termes, il s’agit de rendre compte de la variété phénoménologique de l’entreprise dans une double perspective, ontologique et phylogénétique. Du point de vue de l’entreprise considérée comme acteur singulier, la résurgence plus ou moins périodique de la figure du projet dans les épisodes de son existence (lors des moments forts notamment, tels que crises, restructurations, opérations de fusion/acquisition, conflits sociaux, changement de dirigeants, etc.) donne à penser que cette figure du projet peut servir de point d’appui à une approche développementale. Il ne s’agit pas de proposer une approche déterministe de l’évolution ou du développement de l’entreprise, comme pouvaient l’être les théories dites du cycle de vie. S’il fallait une image pour caractériser cette évolution, ce serait plutôt celle du système dynamique non linéaire à oscillations périodiques, exprimant l’idée d’une saillance plus ou moins forte du projet dans la délibération sur l’action collective. En d’autres termes, l’histoire d’une entreprise, sur le plan de ses choix organisationnels, de la substance de ses orientations stratégiques, de ses modalités de gestion, exprimerait la plus ou moins grande centralité du projet, ou plus exactement la hiérarchie variable de ses différents volets ou composantes, dans la dynamique de la construction de l’action collective. Différents paramètres ou phénomènes peuvent expliquer cette variabilité : l’histoire de toute entreprise, la réussite du projet dès lors, notamment, qu’elle nourrit un phénomène de croissance qui constitue un défi pour le maintien de sa cohérence, etc. L’examen de la question du développement de l’entreprise considérée comme institution d’un système économique appelle d’autres remarques, le problème étant ici de rendre compte de la variété phénoménologique de

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l’entreprise au cours du temps. Les travaux d’histoire des entreprises, notamment depuis l’impulsion donnée par Chandler, sont riches d’analyses de leurs métamorphoses dans la longue durée. Les transformations contemporaines des entreprises, notamment depuis les années 1980, relancent la réflexion à ce sujet, tout en prenant parfois une tonalité prospective visant à dépeindre ce à quoi ressembleront les entreprises de demain. L’inventaire de ces transformations est assez consensuel : remise en cause des frontières et des structures organisationnelles ou bien encore des processus [Pettigrew et Fenton, 2000]). Cela étant, des pronostics se diffusent qui considèrent l’avenir de l’entreprise (et plus largement des organisations) comme circonscrit aux termes d’une alternative faite d’une communauté plus ou moins stable et d’une configuration totalement ouverte et flexible [Heckscher, 1998] ou d’une « high-road » et d’une « low-road » [Powell, 2001], le second terme de ces alternatives étant d’ordinaire considéré comme le plus vraisemblable. En fait, il est devenu presque courant d’évoquer l’avènement d’une configuration beaucoup plus entrepreneuriale et stratégique de l’entreprise, donnant l’image d’une sorte de chaos en perpétuelle évolution plus que celle d’un ordre cohérent [Casey, 2004], ou de la reproduction de la figure du marché [March, 2007 ; Starbuck, 2007]. Si les transformations des entreprises convergent ainsi sur le plan des inventaires qui en sont dressés, leur interprétation est en revanche matière à débats. Pour certains, ces transformations annoncent la quasi-disparition de l’entreprise, qui n’aurait été qu’un épisode de l’histoire [Fréry, 1994 ; Langlois, 2003]. D’autres pointent l’apparition et le développement de nouvelles formes qu’il convient de considérer dans leur caractère distinctif par rapport aux figures ou modes de gouvernement connus des activités économiques [Baudry, 2004 ; Sturgeon, 2002]. D’autres encore débattent de l’avènement d’un modèle post-bureaucratique dont les logiques de fonctionnement seraient en rupture avec ce qui caractérisait les entreprises de l’ère moderne. Et, bien entendu, d’aucuns contestent la réalité d’une transformation fondamentale en observant que les nouveaux dispositifs de gestion et les « nouvelles formes d’organisation » viennent simplement compléter un modèle fondamentalement inchangé plutôt qu’ils ne s’y substituent [Whittington et Mayer, 2000]. Il ne s’agit pas ici de trancher entre ces différentes interprétations mais plutôt de les compléter ou de les repositionner par une lecture mobilisant la notion de projet dans ses dimensions substantive et valorielle, dans le substrat de savoirs et de relations qui lui correspond. L’introduction de cette grille de lecture apporte d’autres points de vue pour approcher le sens des nouvelles formes d’organisation, en même temps qu’elle conduit à reposer des questions fondamentales tant pour l’analyste que pour le décideur. Ce détour pourrait paraître superflu, voire incongru, puisqu’il semble bien que ce que ces transformations donnent à voir c’est la financiarisation

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du capitalisme et la réduction des projets à des figures imposées et indifférenciées, comme le triptyque « recentrage sur un métier unique – cession d’activités dont le rendement est inférieur à la moyenne – rachat de ses propres actions » [Martinet, 2007, p. 10]. Parallèlement, le corpus d’une discipline comme le management stratégique semble accepter le recul de la délibération politique et de la fonction imaginante de la stratégie [Martinet, 2007]. En tant que concept englobant, ne séparant précisément pas les questions du pourquoi, du quoi et du comment, la notion de projet au sens où nous l’entendons conduit à interroger les nouvelles formes d’organisation selon des logiques largement complémentaires de celles couramment développées. Ce point d’entrée invite à considérer les processus collectifs qui produisent ou détruisent ce que les entreprises et les régulations sont à un moment donné plutôt qu’à les confondre avec leurs manifestations immédiates qu’il ne s’agit surtout pas de réifier. Ces manifestations formelles gagnent d’ailleurs à être considérées comme autant d’expressions de l’inventivité entrepreneuriale dans la réponse aux défis de construction de la coopération et de la coordination associés à la conception et à la conduite de l’action collective. Sans oublier que cette inventivité s’exprime aussi à l’échelle des régulations englobantes desquelles les entreprises participent. Ces quelques repères peuvent être discutés dans leur interprétation et appellent évidemment le débat. Vis-à-vis des transformations contemporaines de l’organisation des entreprises et de l’avenir qu’elles dessinent, on est tenté de dire qu’il se joue entre l’entreprise « jetable » qu’évoque March et la communauté d’objet (ou la « community of purpose ») qu’esquisse C. Heckscher [1998]. Dans un cas comme dans l’autre, la référence au concept de projet s’impose pour nous comme guide de décryptage.

Une vision multidimensionnelle de l’entreprise Le projet, au sens où nous l’entendons, se définit à travers trois grandes catégories de dimensions : les dimensions éthiques et politiques qu’il met en jeu dans l’action, les dimensions technico-économiques (les besoins ou missions que l’entreprise entend satisfaire à travers le métier qu’elle choisit d’exercer et les compétences qu’il recouvre), les aspects structurels et d’animation par lesquels il se déploie dans le temps et dans l’espace. Tout projet combine ainsi un projet politique, un projet économique et un projet organisationnel. Dans ces conditions, une PBV de l’entreprise conduit à considérer celleci dans sa triple réalité d’agent de production, d’organisation sociale et de système politique [Martinet, 1984, p. 130], plutôt que sous le seul angle techno-économique auquel l’entreprise est classiquement réduite. Cette vision pluridimensionnelle conduit à revenir sur la question de la rationalité en ne condamnant pas la recherche en management à s’inscrire

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dans une logique uniquement instrumentale dans la mesure où la question des finalités n’est pas renvoyée sur une instance extérieure, le marché ou l’État. La place de l’ordre des fins (des intentions et des buts, dirait Simon [19691991], leur caractère endogène ou exogène eu égard à la définition de la rationalité ne nous semblent pas toujours clairement établis. La rationalité procédurale, associée à la reconnaissance de l’activité de conception [Simon, 1969], du fait qu’elle correspond à une construction mettrait en jeu le projet [Giordano, 1991]. Mais notre sentiment reste quand même que les positions de bien des auteurs demeurent ambiguës et que l’acception de la rationalité, y compris dans sa version procédurale, porte sur les comment plus que sur les quoi et les pourquoi ramenés parfois au détour d’une phrase à l’idée d’une adaptation à des régulations englobantes, voire d’un objectif de profit. La rationalité projective est cette rationalité complexe à la fois mémoire et projet, expression d’une capacité d’autonomie et d’une dépendance écologique à un milieu. De ce point de vue, il ne faut pas assimiler rationalité et rationalité instrumentale comme le dit très clairement Boudon depuis de nombreuses années, car cette assimilation a pour corollaire une conséquence regrettable : « celle de se condamner ipso facto à imputer le choix des objectifs et des valeurs à des facteurs irrationnels : à des “forces biologiques, psychologiques et socioculturelles” ». La rationalité porte aussi sur les fins et cette rationalité cognitive que défend Boudon met en jeu des savoirs et des valeurs [Boudon, 2003]. Les fins peuvent et doivent être interrogées eu égard à l’inscription des projets de l’entreprise dans l’environnement, à leur impact écologique et social par exemple. À travers le projet, on ne dissocie pas le politique et le stratégique et, en corollaire, on s’autorise à prendre en compte la diversité des objectifs susceptibles d’inspirer la stratégie de l’entreprise plutôt que de postuler la seule maximisation du profit. Ces aspects sont au cœur d’une théorie de l’entreprise et de la question de sa responsabilité. Car comment penser une dimension de responsabilité sans comprendre comment les acteurs rationalisent leur action (ce qui ne revient nullement à reconnaître l’expression d’une rationalité déjà là et qui agirait l’action sur un mode déterministe) d’une part, et comment cette rationalisation est aussi régulation et participe de régulations qui la contraignent d’autre part ? La référence au projet permet d’éviter d’entrer d’emblée dans un discours plaqué et normatif pour s’intéresser à la façon dont les choses se construisent.

CONCLUSION La théorisation de l’entreprise a des allures de mythe de Sisyphe. L’histoire des théories de l’entreprise est en effet étroitement liée à celle d’une succession de formes dominantes d’entreprise qu’il est à chaque fois

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tentant d’ériger en forme quasi unique, propre à se généraliser et à supplanter toute autre solution, jusqu’à ce qu’émerge une forme nouvelle ou que se revitalise une forme antérieure. Ceci est dû au fait que les différents essais de théorisation tendent à ignorer les capacités d’entrepreneuriat institutionnel qui rendent pourtant vain tout espoir de théorisation définitive qui se limiterait au langage morphologique. Ce dont on a besoin, c’est d’une théorie des actes managériaux fondamentaux de construction du monde, d’une analyse de ces logiques managériales qui conduisent à un assemblage organisationnel efficace. La contribution des sciences de gestion à l’effort souhaité de théorisation a longtemps été problématique. Le caractère emprunteur de cette discipline, notamment à l’économie et à la sociologie, mais aussi au droit ou à la psychologie, son propre éclatement interne en sous-disciplines parfois fort éloignées dans leurs fondements et leurs visées, rendent délicat le fait même d’évoquer un point de vue gestionnaire. Toutefois, la gestion, pensée comme un cursus ‘pluri’ ou ‘inter’disciplinaire à des fins pédagogiques lors de sa naissance au milieu du siècle dernier, devait ensuite, à travers le développement de ses ambitions scientifiques, embrasser et expérimenter un positionnement singulier voire inédit. En un mot, comme le dit Hatchuel [2007], l’espace occupé par les sciences de gestion les conduisait à mettre à l’épreuve des paradigmes plus anciens, notamment ceux qui ont forgé l’économie et la sociologie. Aussi, reprenant Hatchuel [2007, p. 52], « la gestion peut se comprendre comme une discipline critique des catégories traditionnelles de l’action collective (la hiérarchie, l’échange, la coordination, la rationalité, l’efficacité, la cohésion sociale, etc.) et comme une exploration des formes que l’action collective pourrait prendre »13. L’action collective (l’entreprise, l’association, l’hôpital…) n’allant jamais de soi, ni son émergence à travers une impulsion initiale et des conditions constituantes, ni son existence à travers son maintien ou son renouvellement, ni sa construction elle-même, pourrait-on dire, qui implique toujours une instrumentation gestionnaire (la nature artefactuelle de l’organisation mise en exergue par H. Simon), c’est bien elle, l’action collective qu’il faut appréhender (déconstruire et construire) et critiquer. C’est une épistémologie de l’action qui est en jeu. Nous avons souligné sur ces points les insuffisances des théories de l’entreprise dominantes dans le champ des sciences sociales, dites parfois, voire souvent, théories de la firme (révélant ainsi leur origine économique et le statut de l’entreprise comme firme-point ou boîte noire, support d’une fonction de production), d’inspiration contractualiste ou évolutionniste. Partant de ce constat critique, nous appelons à une théorie de l’action collective fondée sur le projet dans le cadre artificialiste originellement proposé 13. Le terme gestion dérive du latin gero qui veut dire « porter, prendre en charge ». L’idée de gestion est donc associée à l’idée d’une action réfléchie et réflexive.

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par Simon et que nous considérons comme le substrat paradigmatique de l’effort de théorisation à poursuivre. La thèse avancée retient qu’une telle théorie articule conception et régulation de l’action.

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Qui trace les frontières ? Une interprétation politique du gouvernement des entreprises contemporaines

Pierre-Yves Gomez

INTRODUCTION La science de gestion est cette discipline des sciences humaines qui étudie la nature, la rationalité et les conséquences des décisions prises dans l’entreprise ou au nom de l’entreprise. Son propos est de comprendre comment l’organisation productive s’autorégule et se pérennise dans le contexte politico-économique du capitalisme, soit du fait de microdécisions locales, soit du fait des décisions stratégiques engageant l’ensemble de l’appareil de production. En conséquence, elle suppose à l’entreprise une capacité de décision suffisamment autonome pour qu’elle puisse être observée comme un acteur auto-organisé. Le champ du gouvernement des entreprises étudie, en particulier, comment le pouvoir entrepreneurial du dirigeant est défini et légitimé par son environnement politico-légal, assurant ainsi le degré de souveraineté de la firme comme unité économique et sociale : capacité d’innover, de créer de la valeur ou de choisir sa position sur le marché, etc. Le gouvernement d’entreprise pose ainsi les conditions politiques assurant la latitude discrétionnaire du dirigeant et, en conséquence, le degré d’autonomie stratégique de l’entreprise. Depuis les années 1990, les pratiques dites de corporate governance ont remis en cause le gouvernement des entreprises par les managers [Fligstein, 2001 ; Gomez, 2001] : d’une part, elles ont modifié les rapports de pouvoir au sommet des entreprises, en favorisant un contrôle systématique des dirigeants par les représentants des propriétaires capitalistes : administrateurs indépendants ou comités ad hoc ; d’autre part, au nom de la « transparence », elles ont obligé l’entreprise à mettre à disposition des marchés financiers un flux d’information considérable sur son activité, remettant en question le mythique « secret des affaires » au profit de la non moins mythique

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« transparence ». Ces évolutions affirment le pouvoir des actionnaires, nombreux et dilués dans le public, qui seraient les nouveaux acteurs décisionnels légitimes pour orienter l’activité et la trajectoire de l’entreprise, notamment en usant des marchés financiers. Cette situation nouvelle pose des questions de fond à la science de gestion. Car si l’orientation stratégique des entreprises est déterminée largement par les marchés financiers, qu’en est-il de l’autonomie décisionnelle des entreprises ? Si l’allocation des ressources et l’évaluation des résultats sont sanctionnées par des investisseurs qui ont leurs propres intérêts privés, peut-on encore considérer que la trajectoire économique de l’entreprise est le fruit d’une auto-organisation ? Si la transparence de l’information sert des acteurs extérieurs, qu’en est-il de la capacité de différenciation et d’autorégulation des firmes sur leur marché ? Sous la tutelle de la finance globale, les décisions gestionnaires peuvent apparaître alors comme la mise en œuvre de l’ordre établi au-delà des limites apparentes de l’entreprise, ordre contraignant au niveau local mais « spontané » au niveau de l’économie globale. Devenue un espace strictement économique, la firme serait de moins en moins un espace politique autonome qui pourrait défendre une logique d’action entrepreneuriale distincte des « attentes du marché ». Ce discours, qui peut paraître excessif, est pourtant couramment soutenu par la théorie financière et par un usage radical de la théorie de l’agence comme fondement idéologique de la corporate governance contemporaine, et finalement par les pratiques gestionnaires qui, orientant l’activité productive vers la « création de la valeur pour l’actionnaire », justifient les bonnes pratiques de management par le profit des investisseurs. Il ne s’agit donc pas d’une hypothèse intellectuelle mais de la doxa contemporaine, qui influence les représentations des acteurs de l’entreprise et intéresse, au moins à ce titre, le chercheur en gestion. Sommes-nous confrontés à l’émergence d’une forme nouvelle d’entreprise, soumise aux jeux d’intérêts qui lui sont extérieurs, une firme sans frontières pour lui permettre d’affirmer sa capacité politique d’auto-organisation et donc son indépendance gestionnaire ? Nous montrons dans cet article que, malgré les apparences, cela ne correspond pas à la réalité objective. Pour cela, nous décrivons la doxa contemporaine comme un fatalisme économique qui postule la mutation des entreprises par l’effet spontané des forces de régulation à l’œuvre. Nous opposons à ce libre jeu, celui des différents acteurs concrets qui participent au gouvernement des entreprises. Si, comme le postule la théorie de l’agence, le gouvernement des entreprises est devenu le lieu d’un rapport de forces entre actionnaires et dirigeants, encore a-t-il fallu que ces derniers modifient le capital des entreprises de manière à donner éventuellement du poids aux propriétaires capitalistes. Ce qui laisse supposer que le rapport de forces n’est peut-être pas si conflictuel que postulé… Aussi, dès lors que l’on s’intéresse non pas aux frontières de la firme, mais à ceux qui les dessinent, on peut mettre en évidence les

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nouveaux pouvoirs sur et dans les entreprises. Nous montrons comment une nouvelle oligarchie financière a recomposé les rapports et les lieux de pouvoir sur l’entreprise et redéfini de ce fait, ses capacités d’autonomie. Loin d’être soumise aux jeux du marché, la firme est gouvernée par ceux qui tirent leur puissance de la capacité à modifier ses frontières. Ainsi, à contrecourant de la pensée dominante, nous considérons que le politique prime sur l’économique pour expliquer les mutations des firmes contemporaines, et nous plaidons pour que la responsabilité des acteurs de ces mutations soit clairement identifiée, quel que soit le jugement que l’on porte sur leurs actions.

ÉTAT DES LIEUX : LA DILUTION APPARENTE DE L’ENTREPRISE DANS L’ESPACE FINANCIER Il est assez généralement admis que le capitalisme a connu, à partir des années 1970 une modification profonde de sa régulation : l’apparition de nouvelles formes de régulation économique conduit à la globalisation financière et à une restructuration des entreprises pour en tenir compte. De manière très caractéristique, ces évolutions sont décrites, par la doxa, comme inévitables et soumises à une forme de fatalité économique.

Restructuration économique, globalisation financière et nouveau pouvoir des actionnaires À partir des années 1970, le capitalisme occidental est passé du fordisme au post-fordisme [Boyer et Durand, 1998 ; Boyer et Freyssenet, 2000], de l’économie dominée par l’industrie à l’économie de service [Bell, 1976 ; Gadrey et Delaunay, 1987], l’un et l’autre impliquant une création de valeur moins fondée sur la seule quantité des produits que sur les multiples effets de la différenciation retardée et de la customisation. Avec des nuances propres à chaque espace de régulation [Boyer, 1995 ; Amable, 2005], il en a résulté une modification de l’exploitation des ressources productives et notamment des ressources informationnelles et cognitives, une restructuration des processus de production, avec, pour effet social et organisationnel, l’élimination de certaines classes d’employés et la promotion de nouvelles expertises : informaticiens, gestionnaires de flux, contrôleurs de systèmes. Parallèlement et sans contradiction, le lien entre la globalisation financière des économies et la modification des systèmes de production a été largement mis en évidence par nombre d’auteurs dans des registres différents [Cohen, 2006 ; Orléan, 1999 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Gomez, 2001 ; Stiglitz, 2002 ; Izraelewicz, 1999 ; Drucker, 1976]. La modification du financement des entreprises a été rendue nécessaire par l’accroissement considérable des besoins liés aux mutations industrielles que nous venons

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de rappeler ; elle a conduit à orienter d’une part l’épargne des ménages vers les marchés financiers et, d’autre part, le financement des investissements par ces mêmes marchés. La désintermédiation bancaire a été compensée par une intermédiation boursière, le financement de firmes se faisant davantage par augmentation de capital. Par effet de système, les marchés boursiers ont explosé et le capital des grandes entreprises s’est éparpillé dans le public. On a assisté à une massification de la propriété capitaliste dont l’effet est aussi radical que celui produit par la massification de la consommation dans la période fordienne [Gomez, 2001]. En effet, ce capital éparpillé est géré par des acteurs financiers et pour le compte d’épargnants qui se comportent comme des investisseurs financiers. Ils n’ont plus de liens directs avec l’entreprise dont ils ne possèdent qu’une fraction souvent infime du capital. La valorisation attendue de cette part est fonction du portefeuille détenu, selon des calculs qui comparent les rendements relatifs des entreprises. L’allocation finale de ressources financières se fait donc, non pas en relation avec une entreprise particulière et son projet propre, mais en relativisant ses résultats avec tous ceux des entreprises comparables. La financiarisation de la propriété capitaliste s’est doublée d’une globalisation du financement. L’échelle de raisonnement des acteurs financiers déterminant les choix d’investissements n’est plus nationale, ni même internationale. Elle est globale c’est-à-dire que les moyens de financement sont apatrides et dans leur origine et dans leur destination. Par exemple, il n’y avait pas de sens à dire que Arcelor était une entreprise européenne alors que 40 % de son capital était détenu par des fonds américains ; mais il n’y avait pas plus de sens à dire que l’entreprise était américaine, car les fonds n’avaient pas une logique d’investissement national, mais une simple attente de valorisation de leur actif comme l’a montré leur acceptation de l’offre de Mittal Steel qui a finalement conduit à l’émergence d’un géant de l’acier… européen. Bien entendu, il serait excessif de considérer que les enjeux et les contextes économiques et politiques nationaux n’ont pas d’incidence sur les comportements de détenteurs de titres. Par exemple, l’évolution démographique du pays dans lequel opère un fonds de pension, ou la fiscalité locale pour un fonds d’investissement ont évidemment des conséquences sur leurs attentes en termes de rendement. Néanmoins, dans l’espace global et du fait de la péréquation des risques que permet la globalisation, cette incidence est fortement atténuée. Même pour les fonds dits « souverains », l’investissement ne vise pas clairement à une quelconque intention politique. La transformation des modes de financement des entreprises a modifié l’organisation des entreprises. Ici encore, ces évolutions sont bien documentées, notamment sur la transformation de la finance d’entreprise [Fligstein, 1993 ; Withley, 1986]. Les financeurs exercent une pression pour assurer un retour élevé de leur prise de participation dans l’entreprise, pression d’autant plus forte qu’ils comparent toutes les performances relatives des

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firmes et mettent celles-ci en concurrence pour l’allocation de ressources. Les acteurs financiers qui parient sur les entreprises veulent sécuriser au mieux leurs paris et s’assurer que les promesses de rendements qui leur sont faites ont des chances d’être tenues. Il en résulte une exigence de transparence, pour reprendre le mot convenu, qui se traduit par deux effets majeurs : d’une part une mise sous tutelle des dirigeants ; d’autre part une répercussion de la pression de la finance sur les processus de contrôle interne. Le contrôle accru des dirigeants a donné lieu à cette évolution du gouvernement des firmes que les médias et de nombreux praticiens appellent la corporate governance. De nouvelles conduites sont exigées par les actionnaires pour que leurs décisions soient mieux expliquées et mieux contrôlées. La réforme des structures de gouvernement est assez générale dans les pays Occidentaux : le conseil d’administration dans lequel il est devenu nécessaire de faire siéger des administrateurs indépendants, la multiplication de comités autour de ce conseil, des rapports et un flux de communication en direction des marchés pour créer de la valeur (pour une synthèse, cf. Huse [2006]). Tout se passe comme si le pouvoir discrétionnaire des dirigeants, qui était exorbitant jusqu’à alors, devait être contraint au nom d’un contrôle extérieur à l’entreprise, car de leurs décisions dépendent la valorisation de l’épargne de millions de citoyens. On assisterait alors à un affaiblissement de la puissance du dirigeant, de sa capacité à orienter l’entreprise, au profit de tiers financiers externes qui participent directement à cette orientation ou se contentent de la contrôler. La théorie financière de l’agence sert de socle idéologique à cette métamorphose des rapports de force dans un sens plus coercitif et disciplinaire à l’encontre du dirigeant, en définissant le corporate governance comme un rapport de force entre les actionnaires propriétaires et les dirigeants régisseurs [Jensen et Meckling, 1976 ; Klein, 1983 ; Fama et Jensen, 1983a, 1983b ; Alchian et Demsetz, 1972 ; Lewellen, 1969 ; pour une synthèse, cf. Charreaux, 1996]. Les effets les plus décisifs de la financiarisation du capital sur l’entreprise contemporaine portent sur l’organisation productive elle-même. L’extraction d’information au profit des nouveaux propriétaires capitalistes a impliqué, d’une part un accroissement du contrôle interne pour s’assurer que les informations délivrées aux marchés sont exactes ; d’autre part une évaluation de la gestion qui soit compatible avec l’évaluation externe qu’en font les investisseurs. La traduction financière et normalisée des séquences de la chaîne productive a connu un développement extraordinaire, modifiant les rapports de force au sein des entreprises au profit de ceux qui canalisent et exploitent l’information financiarisée [Fligstein, 1993]. La normalisation des règles comptables au niveau mondial a eu pour effet d’amplifier et aussi de structurer cette tendance puisqu’elle a donné au contrôle interne la légitimité considérable qu’apporte la nécessité de se plier aux normes publiques internationales. Le choix des ratios de contrôle a été

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systématiquement orienté vers ceux qui traduisent finalement la création de valeur pour l’actionnaire comme le ROE (Return on Equity), le ROCE (Return on Capital Employed) ou l’EVA©. Ces ratios définissent, à différents niveaux de la chaîne de la valeur, la contribution de la séquence contrôlée à la création de valeur financière finale. En conséquence, ils permettent éventuellement d’argumenter une externalisation de la séquence, et plus généralement, l’abandon d’activités dès lors qu’elles ne sont pas assez contributives à la valorisation finale du titre. On n’est plus, dans les faits, dans une logique économique du faire ou du faire faire, à la Williamson, mais dans une logique de rentabilité du capital qui peut s’avérer être déconnectée de la première. En effet, la recomposition de l’appareil productif n’est pas évaluée à partir des avantages concurrentiels spécifiques accumulés par l’entreprise mais à partir de la vision et des intérêts des détenteurs de portefeuilles de titres de propriété sur l’entreprise et des avantages économiques qu’ils peuvent tirer d’une recomposition des unités productives à l’échelle du marché.

Interprétation : une nouvelle étape du libéralisme, l’entreprise contemporaine comme bureaucratie transparente Au total, l’évolution du gouvernement des entreprises limite le pouvoir entrepreneurial autonome du dirigeant et oriente l’appareil productif vers une évaluation externe et comparatiste en termes de rendement de portefeuille financier. Les frontières de l’entreprise sont redéfinies non plus en fonction d’un projet économique spécifique à chaque firme, mais, mécaniquement, selon le rendement économique global optimisé dont chaque firme doit tenir compte pour organiser sa propre production. Pour renouveler les frontières de l’entreprise, c’est la main invisible du marché (financier) qui tient désormais le crayon. Dans la logique de la financiarisation que nous avons rappelée, on assiste à une dématérialisation croissante de l’entreprise sous la pression, d’une part, d’une économie dématérialisée et, d’autre part, d’une finance qui exprime et amplifie l’économie dématérialisée. L’entreprise devient nécessairement un espace économique en creux qui accueille, trie, exploite et rejette les compétences, sans chercher nécessairement à créer les conditions d’une stabilisation de long terme si son environnement financier ne la juge pas nécessaire. Le marché financier, du fait de sa neutralité, est un acteur parfaitement adapté pour orienter les trajectoires des entreprises, recomposer ses métiers et ses frontières dans le sens de l’optimisation du rendement des actifs. Bien entendu, cette conception n’est pas partagée par tous et il n’est pas démontré qu’elle soit soutenable – ou ne le soit pas. Mais elle est aujourd’hui dominante, au moins dans les esprits des élites gestionnaires, et c’est en cela aussi qu’elle intéresse le chercheur en gestion. Car l’approche financière réinterprète la responsabilité des acteurs qui participent aux évolutions décrites. En invoquant, soit une tendance

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profonde et inévitable de l’économie globale et technologique, soit l’impératif du financement boursier, soit les deux, les discours managériaux expliquent les évolutions comme étant inexorables et ils justifient de ce fait, le nouvel ordre qui règne dans les entreprises. On a ainsi assisté à la montée en puissance du « fatalisme économique » comme discours politique dominant pour légitimer les décisions du management. L’entreprise serait largement dépossédée de sa capacité auto-organisatrice et le dirigeant ne serait qu’un médiateur sous tutelle, mis en demeure d’accorder l’organisation productive à des influences technico-financières qui lui échappent. Fatalisme paradoxal car la justification politique du dirigeant a longtemps été d’être un décideur qui affirmait l’identité de l’entreprise contre le marché, du fait, précisément, que ses décisions sont autonomes et ses stratégies, au moins partiellement, délibérées [Barnard, 1938]. Il représentait le marché interne contre l’impermanence du marché externe [Favereau, 1989]. S’il fonde désormais sa légitimité sur les impératifs et les nécessités que fait peser l’environnement sur l’entreprise et qui rend ses choix inévitables, il s’agit non seulement d’un renversement du sens de sa fonction, mais d’une crise de ce sens. Le succès idéologique de la rhétorique évolutionniste en sciences de gestion [Singh, 1990 ; Miner, 1994 ; Montgomery, 1995 ; Winter, 1995], rhétorique adaptée de la paléontologie avec plus ou moins de rigueur intellectuelle (voir par exemple, l’usage du concept « d’équilibre ponctué » dans Gersick [1991] et Romanelli et Tushman [1994]), témoigne du prestige actuel pour le mouvement inexorable des formes et le jeu supposé du hasard créateur au détriment de l’action créatrice. Il s’agit d’une forme d’historicisme sans projet car, à l’exception de quelques ultralibéraux enthousiastes, l’économisme contemporain ne perçoit aucune « réalisation de l’Esprit » à la Hegel, aucun progrès de l’humanité dans le mouvement de l’économie financière, mais plutôt une mécanique inexorable et froide qui se nourrit de sa propre extension. A contrario de ce mouvement de reflux de l’action délibérée, le renouveau de la figure de l’entrepreneur, depuis les années 1980, dans les travaux et les enseignements du management fait écho à cette crise du sens, comme si, au fur et à mesure que le dirigeant devenait un supplétif de la mécanique économique, la capacité d’entreprendre et d’innover refondait l’espoir d’une possible autonomie et d’une responsabilité politique des acteurs humains dans un environnement économique qui les soumet à des forces immaîtrisables. Espoir quasi-romantique face à l’historicisme contemporain. Et de fait, cadré par les business plans qu’on lui impose, accompagné par des investisseurs et des business angels et évalué par rapport aux résultats du Nasdaq ou du Marché libre, metteur en œuvre de LBO rémunérateurs, l’entrepreneur d’aujourd’hui est sans doute moins libre que jamais vis-à-vis de l’environnement technico-financier qui conditionne son projet. Nous serions donc entrés dans une phase de l’histoire du capitalisme où la décision stratégique et la gestion entrepreneuriale ont perdu leur sens

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parce que les véritables décideurs et les véritables mécanismes décidant de la gestion sont désormais extérieurs à l’entreprise et alimentés par le flux incessant d’informations que l’appareil productif émet en direction de son environnement. Il s’agirait finalement d’une nouvelle étape vers la société libérale ouverte, qui décentralise les décisions économiques et leur impose l’ordre du marché, représentant une somme d’intérêts individuels et incontrôlables, qui garantit ainsi la liberté de chacun. Soit, dans les termes de Hayek, des choix d’entreprises qui seraient les « résultats de l’action des hommes, mais non de leurs desseins » [Hayek, 1967, chap. 6]. Au nom de la transparence nécessaire pour alimenter les attentes non seulement des marchés financiers (les rapports annuels, les audits), mais aussi des pouvoirs publics (les contrôles, les déclarations de conformité, les brevets), la société (la politique de responsabilité sociale), des clients et des fournisseurs (les normes de qualité, les contrats et les cahiers des charges de plus en plus précis), l’entreprise est devenue un lieu ouvert sur son environnement. Cette gestion de l’information se traduit par un considérable processus de captation, d’élaboration, de contrôle et de diffusion, et, finalement, par l’émergence de ce que l’on peut appeler « une bureaucratie de verre » [Gomez et Korine, 2009], c’est-à-dire par un encadrement destiné à assurer le panoptisme financier par l’absence de frontière politique entre l’entreprise et son environnement (sur ces questions, Miller et O’Leary [1987]). Victoire finale du marché externe sur le marché interne. Cette conclusion est néanmoins problématique. Dans un monde économique où toutes les unités de production s’ajusteraient à des attentes extérieures identiques, c’est la capacité de rupture et d’innovation contre le marché qui crée le différentiel de valeur, avec son lot de destruction créatrice (Schumpeter [1942], 1998). Or une vision trop fataliste de l’espace économique finit par considérer comme des hasards qui réussissent ou des miracles visionnaires ce qui est au fond, le propre de décisions économiques efficaces : la capacité à se différencier. Cette différenciation comme acte volontariste de gestion devient incompréhensible, et, par une application assez naïve de l’évolutionnisme, on ne voit plus que des accidents là où il y a des intentions. On finit donc par perdre la capacité de comprendre les décisions qui ont déterminé l’évolution économique en se contentant d’une espèce de voile d’ignorance, sous lequel on cache les intentions particulières au profit des résultats généraux. Le fatalisme économique conduit à encourager l’ignorance sur les causes locales et les calculs intentionnels qui déterminent les forces coercitives globales, ce qui est préjudiciable à la compréhension profonde des stratégies et des décisions gestionnaires. Aussi, il convient de rétablir les conditions d’un discours gestionnaire qui, en reconnaissant les faits évoqués précédemment, permettrait de comprendre comment, malgré la multiplicité apparente des intérêts sur les marchés externes, certains acteurs continuent d’orienter l’activité économique par leurs choix et leurs calculs et font ainsi œuvre de gestion.

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RÉINTERPRÉTATION POLITIQUE DES ÉVOLUTIONS CONTEMPORAINES : REDÉFINITION DU GOUVERNEMENT DES ENTREPRISES ET CONSÉQUENCES SUR LEUR GESTION

L’autonomie de la gestion comme enjeu politique D’un point de vue gestionnaire, la frontière de l’entreprise n’est pas dessinée par un observateur extérieur, un scientifique qui découperait au mieux les innombrables interactions économiques selon l’accumulation de ressources qu’elles produisent et qu’on appellerait conventionnellement « firme », comme le postule implicitement Tirole [1999] et les tenants de la doxa économique. Elle est l’objet d’enjeux, de jeux, de convoitises et d’intentions délibérées d’acteurs pour s’emparer du pouvoir d’organiser un fragment de la société au nom des supposées règles économiques. L’entreprise est un des lieux où s’exerce le pouvoir des humains sur des humains, par le moyen de l’organisation ordonnée de la production, sans que nous portions sur ce pouvoir un regard nécessairement désapprobateur. Il s’agit plutôt de constater objectivement que créer un marché interne – une entreprise – et/ou le gouverner, c’est s’assurer une puissance politique et pas seulement un revenu économique. L’affrontement d’intérêts privés régulé par des institutions comme le conseil d’administration ou l’assemblée générale définit, finalement, la légitimité pour discipliner le travail, extraire et allouer la richesse créée collectivement par l’organisation. C’est dire alors que le découpage du corps social en entreprises obéit à une raison qui, pour n’être pas intentionnellement politique du point de vue des entrepreneurs, a pour effet fondamental de construire des espaces politiques permettant de gouverner (ou non) des humains. Que ce gouvernement des humains passe par la production, la recherche de la performance et de la prospérité n’est pas un détail. C’est même une nécessité dans une société libérale sans transcendance collective où la performance économique et le progrès supposé en résulter font office de transcendance et sacralisent ainsi le droit de gouverner les humains. Ce droit est circonscrit par des pratiques, des règles, des institutions qui constituent le gouvernement d’entreprise. Selon la définition simple et solide que propose Charreaux, « le gouvernement d’entreprise peut se définir comme l’ensemble des mécanismes (organisationnels ou institutionnels) qui gouverne les décisions des dirigeants et définit leur espace discrétionnaire » [1998, p. 73]. L’espace discrétionnaire du dirigeant reflète le degré d’autonomie de la firme, en légitimant le droit de tracer ses frontières, d’en exclure une activité, d’en rajouter une nouvelle, de la localiser quelque part, d’ouvrir ou non son capital, de participer plus ou moins au jeu financier, de définir son avenir. Aussi, il est significatif que les mutations profondes de l’appareil productif et des firmes, que nous avons décrites précédemment, aient été accompagnées d’un mouvement d’idées autour de

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la corporate governance et plus largement, par l’émergence de la « bonne gouvernance » comme exigence imposée aux entreprises. Depuis les années 1970 avec les premiers travaux systématiques des théoriciens de l’agence, jusqu’aux codes de bonnes conduites des années 1990 [Cadbury, 1992 ; Vienot I, 1995 ; Viénot II, 1999 ; Bouton, 2002] et aux lois de plus en plus contraignantes pour formuler les pratiques acceptables de gouvernement des sociétés [Sarbanes Oxley Act, 2002 ; Loi sur les nouvelles régulations économiques, 2001 ; KonTraG, 1998], l’évolution sur ces questions a reformulé l’exercice du pouvoir d’orienter l’entreprise et de contrôler cette orientation. Les entreprises sont passées d’un régime de gouvernement managérialiste à un régime de gouvernement actionnarial, patrimonial ou public, selon les auteurs [Orléan, 1999 ; Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Gomez, 2001]. Or c’est de ce point de départ et non d’arrivée, que nous proposons d’observer les évolutions de la firme que nous avons décrites plus haut. Dans une optique néolibérale, comme les détenteurs de capital sont nombreux et atomisés, c’est la main invisible du marché financier qui a pris désormais le contrôle des entreprises, c’est elle qui tient les rênes du gouvernement des entreprises dont les dirigeants tendraient à devenir les simples régisseurs. Dire que l’entreprise se dissout dans l’espace marchand financier qui lui dicte son destin, c’est affirmer que le gouvernement des entreprises est lui-même devenu un lieu de collaboration qui assure la supériorité de l’externe sur l’interne dans l’ordre des choix rationnels. Or, nous l’avons vu, pour une analyse gestionnaire objective, les frontières de l’entreprise comme toutes les frontières, forment, par excellence, une ligne de contact et de batailles, d’invasion et de résistance pour s’approprier le pouvoir politique d’orienter les humains qui la composent. Le gestionnaire ne peut pas croire à l’évanouissement intentionnel de ce pouvoir au bénéfice d’une régulation abstraite par « le marché ». Il constate des espaces de production contrôlés, organisés et qui nécessitent une puissance et une légitimité pour les orienter. Aussi, c’est la main bien concrète qui découpe les frontières qui lui importe pour comprendre comment se définissent les marges d’autonomie des entreprises. Et la question qui s’impose est alors : qui a poussé à la financiarisation et pour s’assurer quel pouvoir ?

Rôle moteur des dirigeants dans les évolutions de la firme contemporaine : quatre indices La transformation du gouvernement des entreprises au profit des marchés financiers ne va pas de soi : pourquoi les managers, qui avaient en main le pouvoir dans les années 1970, ont-ils délibérément accepté… de le perdre ? Pourquoi les dirigeants des années 1970-1980, dont les connivences avec le pouvoir politique sont bien établies [Badie et Birnbaum, 1975 ; Maris, 1964] ne se sont-ils pas opposés à des évolutions économiques qui remettaient si radicalement en cause leur propre pouvoir ? La réponse

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fataliste postule qu’il ne pouvait pas en être autrement parce que les conditions économiques imposaient des changements et impliquaient la perte inéluctable de leur pouvoir au profit des propriétaires apporteurs de capital. Or cette réponse suppose que les gouvernants de l’époque, si conscients des enjeux économiques nouveaux et si remplis de l’intérêt général de la communauté des affaires, se sont soudainement et collectivement inclinés devant l’évidence rationnelle des nouvelles donnes économiques. Cette espèce de harakiri social, au bénéfice du progrès économique collectif, n’est pas convaincante, en particulier dans le cadre d’une pensée libérale qui suppose l’intérêt privé comme moteur de l’action collective. Pourquoi donc ceux qui exerçaient le pouvoir managérialiste auraient-ils transformé volontairement les entreprises de manière à en perdre le contrôle ? N’est-ce pas, justement, parce que cette transformation ne leur a pas fait perdre leur pouvoir entrepreneurial ? Quatre indices objectifs plaident dans ce sens. Premier indice : les mutations technologiques et financières de l’entreprise dans les trente dernières années, ont été formulées, mises en œuvre et souvent imposées par les dirigeants. Ce sont eux qui les ont créées. Nier leur rôle c’est supposer, par un effet de rétroaction anachronique, que les conditions économiques postérieures se sont appliquées aux entreprises comme si elles étaient déjà réalisées. Or, il n’y a pas eu de rupture politique ou sociologique : ce sont les mêmes dirigeants, les mêmes écoles de formations, les mêmes réseaux d’élites qui sont au pouvoir en 1970 et 1990. Les études convergent pour souligner que l’indépendance des administrateurs n’empêche par leur recrutement dans un cercle étroit (pour les États-Unis, Useem [1984], Mizruchi [1996], Davis et Greve [1997], pour la France, Bauer et Bertin-Mourot [1997], Eminet et Gomez [2007]). Tous les grands rapports proposant des modifications dans la conduite du gouvernement d’entreprise sont signés de dirigeants de société et de l’establishment, Sir Cadbury en Grande-Bretagne, Marc Viénot, président de la Société Générale en France. Parmi les treize signataires du rapport Bouton 2002 AFEP/ Medef supposé devenir le code de référence de la place de Paris, on trouve onze dirigeants de grandes entreprises et deux présidents d’associations de services aux entreprises, curieuse concentration s’il s’agit de modifier les pratiques de gouvernement de ces mêmes dirigeants. Ainsi, le changement de régime de gouvernement d’entreprise auquel on a assisté dans les années 1980 n’est pas le produit d’une rupture violente mais d’une transformation impliquant les décideurs en place et promue par eux. Ce sont eux qui ont ouvert le capital des entreprises, choisi ou non la cotation en Bourse, assuré la stabilité de l’actionnariat en signant ou non des pactes d’actionnaires, défini les lieux de levée de fonds avec les conséquences juridiques et organisationnelles que cela implique… et même élaboré les codes de bonne gouvernance. Un second indice appuie le précédent : les compétences fondant la légitimité des dirigeants de grandes sociétés se modifient profondément

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entre 1970 et 1990 et s’appuient de plus en plus sur l’expertise en finance plutôt que sur le savoir organisationnel. Comme Zorn l’a montré pour les États-Unis, entre 1970 et 2000, l’élite dirigeante a exclu les directeurs de la production et survalorisé les directeurs financiers, qui interviennent désormais dans les deux tiers des postes d’administrateurs de société [Zorn, 2004]. Cette évolution peut être interprétée comme une adaptation nécessaire aux exigences imposées par le marché ; or elle commence avant que le marché ne devienne influent. Elle confirme que le pouvoir du nouveau dirigeant s’appuie sur le savoir financier. Or, s’il est lui-même financier, le dirigeant ne représente plus nécessairement l’intérêt industriel contre l’intérêt financier, le marché interne contre le marché externe. L’émergence de la finance comme expertise est peut-être d’assurer un pouvoir interne dans l’entreprise, et l’occasion de renouveler la légitimité de ceux qui maîtrisent son discours. L’opposition conflictuelle entre actionnaires et dirigeants est donc moins nette que ne le postule la théorie de l’agence et la vision générale que l’on a de la corporate governance. Troisième indice, les spécialistes de l’économie financière constatent que depuis les années 1980, nous sommes en situation d’abondance financière, et, plus nettement depuis les années 1990, en situation d’excédent de l’offre de finance sur la demande, qui est à l’origine d’une succession de bulles spéculatives [Orléan, 1999]. La massification de l’actionnariat a créé une source de financement considérable qui cherche à se placer dans des investissements rentables à moindres risques. En toute logique, cette situation aurait dû profiter aux managers au détriment des financiers. Ces derniers ont en effet des problèmes de débouchés, alors que les entreprises offrent ces (relativement rares) débouchés, comme l’avait anticipé Pound dès la fin des années 1980 [Pound, 1988, 1989]. La pression du marché financier ne peut pas s’expliquer par la compétition entre entreprises pour accéder à des ressources financières rares, puisque celles-ci ne le sont pas. En conséquence, il faut faire l’hypothèse que la financiarisation des entreprises a été l’objet d’un choix délibéré des dirigeants en lien avec leurs stratégies individuelles. Quatrième indice, la rémunération des dirigeants des entreprises financiarisées (cotées ou intégrant un investisseur au capital) a augmenté dans les années 1980-1990 dans des proportions jamais connues dans l’histoire de l’entreprise. De 1980 à 2005, elles sont multipliées par six aux États-Unis et passent d’un rapport de 1 à 20 à un rapport de 1 à 400 entre la rémunération des CEOs et les salaires le plus bas. En France, elles atteignent en 2006 2 M€ annuel en moyenne pour les cinquante dirigeants les mieux rémunérés, soit 130 Smic. Significativement, c’est la part variable (bonus et levée de stock options) liée aux performances financières de l’entreprise qui explique l’envolée de ces rémunérations. Nous ne discutons pas ici la justice de cette évolution, mais sa justification contextuelle. Comme le montrent Gabaix et Landier [2006], la croissance de la multiplication par six de la

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rémunération des dirigeants américains entre 1980 et 2003 est strictement corrélée à celle de la capitalisation financière. Or, en bonne logique économique, le nouveau pouvoir des actionnaires aurait dû conduire à une pression à la baisse des rémunérations. Il est en effet curieux que le rapport de force censé opposer actionnaires et dirigeants se solde par un accroissement des revenus de l’acteur supposé être soumis au premier. On peut arguer, certes, que cette augmentation traduit le désir des actionnaires d’aligner les intérêts des dirigeants sur les leurs en les intéressant aux résultats, comme l’énonce la théorie de l’agence [Jensen et Zimmermann, 1985]. Néanmoins, l’observation des faits contredit cette hypothèse. En effet, si l’alignement des intérêts jouait le rôle d’incitation disciplinaire qu’on lui prête, cela impliquerait que les rémunérations diminuent fortement en cas de mauvais résultats, ce qui ne se réalise que très exceptionnellement. Dans le cas général, la croissance des rémunérations est irréversible et, durant la période contemporaine, plus rapide que celle des actionnaires en moyenne et que celle des salariés [Gabraix et Landier, 2006]. Les quatre indices que nous venons de relever convergent pour constater qu’il n’y a pas eu de bouleversement sociologique de l’élite dirigeante mais plutôt une reformulation de sa légitimité, grâce à la maîtrise de la technique et du discours financier. D’une part, le financement marchéisé n’exerce pas de pression du fait de sa rareté et, d’autre part, les dirigeants, qui sont de plus en plus des « financiers », ont été les promoteurs et les bénéficiaires des évolutions récentes. Contrairement aux attentes de la théorie néolibérale de l’agence, qui se veut disciplinaire, il y aurait plutôt une convergence objective d’intérêts entre dirigeants et propriétaires capitalistes. Nous ne préjugeons pas ici de l’efficacité économique de cette convergence – car rien ne permet de décider a priori de ses effets positifs ou négatifs –, nous la constatons comme un élément politique constitutif du nouveau gouvernement des entreprises. Contrairement aux discours courants sur la corporate governance, le pouvoir du dirigeant n’est pas diminué par celui des actionnaires, il est plutôt reformulé par une nouvelle relation entre eux. Les dirigeants ne seraient-ils pas, finalement, les grands bénéficiaires du « pouvoir des marchés financiers » ?

Primat du politique : changement de régime de gouvernement comme moteur des transformations économiques Pour dégager une interprétation à partir de l’ensemble des faits que nous avons évoqués, il nous faut rendre compatible deux constats qui semblent opposés. D’un côté, nous avons vu dans une première partie que le contexte économique technico-financier imprime sur l’entreprise une pression telle que l’on pourrait nier sa capacité d’action autonome et se résoudre au fatalisme économique. Les frontières de l’entreprise seraient ainsi dessinées par l’environnement, et, plus précisément, par l’environnement financier et ses intérêts globaux. La gestion consisterait alors en un ajustement entre l’appareil

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productif et les impératifs imposés par l’économie financiarisée qui est extérieure à l’entreprise et parfois à ses intérêts. Mais d’un autre côté, il apparaît que les évolutions récentes ne traduisent pas clairement une diminution du pouvoir discrétionnaire du dirigeant au profit de l’environnement technico-financier. Les modifications économiques ont été non seulement accompagnées par les dirigeants, mais il semble que les mutations de gouvernement des entreprises leur ont été favorables. La redéfinition du pouvoir sur l’entreprise ne semble pas une conséquence collatérale des mutations globales qui iraient dans le sens d’une subordination des firmes à leur environnement. Pour synthétiser ces contradictions apparentes, nous posons la thèse suivante : les mutations organisationnelles et économiques des années 1970-1990 qui ont vu naître la firme post-fordienne, sont les conséquences des mutations politiques dans l’entreprise. Ce ne sont pas les évolutions technologiques et financières qui ont modifié le gouvernement des entreprises, l’espace discrétionnaire de ses gestionnaires et, partant, les capacités autonomes des firmes ; au contraire, c’est la recomposition du pouvoir au profit d’une nouvelle élite gestionnaire qui a impliqué des mutations de l’appareil de production et des organisations et, en conséquence, des mutations globales de la régulation. La séquence logique que nous proposons peut être résumée de la façon suivante (pour une analyse plus complète Gomez et Korine [2009]) : [1] le pouvoir managérialiste est profondément remis en cause dans les années 1970 avec la crise économique et le doute qui s’en suit sur l’expertise réelle des managers ; la faiblesse de la croissance, la persistance du chômage mettent en cause la légitimité de la technocratie managériale fondée sur l’expertise gestionnaire et la planification stratégique. [2] Pour échapper à sa mise en cause, une partie de cette technocratie prend en charge une redéfinition radicale de la légitimité à exercer le pouvoir dans l’entreprise. Nous l’appellerons la NOF pour « nouvelle oligarchie financière », comprenant les acteurs impliqués dans la maîtrise de l’information financière, du contrôleur au dirigeant. Politiquement, on assiste à un renversement de régime (managéraliste) au profit d’un autre (financier), qui s’effectue à partir des années 1980. La NOF reformule le pouvoir entrepreneurial comme contrôle d’une nouvelle ressource supposée rare : la finance captée sur le marché. [3] Pour réaliser son pouvoir, elle ouvre alors le capital des entreprises qu’elle contrôle, transforme l’actionnariat en le diluant totalement ou partiellement dans le public. Introduction en bourse et privatisations vont dans le même sens et imposent l’expertise financière de la NOF comme fondement du pouvoir de diriger les entreprises. [4] Ce nouveau financement par le capital accélère les mutations économiques et organisationnelles pour tenir compte du retour sur investissement demandé par les gestionnaires de l’épargne collectée. Il se crée

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ainsi une convergence d’intérêts entre ceux qui apportent et ceux qui gèrent les flux financiers dont témoignent l’accroissement corrélatif des rémunérations des dirigeants et celui des gestionnaires de fonds d’épargne. La nécessité de rentabiliser le capital investi oriente les entreprises vers les technologies nouvelles, l’innovation et l’exploitation des services. Effet collatéral mais politiquement central, les ruptures technologiques ont pour conséquence de renouveler l’ensemble des expertises managériales et de briser les résistances au changement des élites managériales, en dévaluant les savoirs anciens. Un cycle positif se met ainsi en place : plus les nouvelles élites et la NOF s’appuient sur la finance, plus elles captent des ressources en capital qui permettent des investissements innovants à fort retour sur capital investi et auto-réalisent les progrès et les profits attendus par les gestionnaires financiers externes. Selon notre schéma, on a donc assisté dans les années 1980 à une recomposition du pouvoir sur l’entreprise dont l’élite dirigeante n’a pas été la victime mais le moteur, et qui a conduit à l’apparition d’une galaxie financière entre l’épargne publique d’une part et l’appareil productif d’autre part. Cette galaxie financière comprend la NOF, les dirigeants, les gestionnaires de fonds, les analystes, les traders, les responsables de banques d’affaires, de capital-investissement ou de private equity, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs qui tirent leur pouvoir et leur rémunération de la captation et de l’orientation du flux d’épargne investie en capital de l’entreprise [Abolafia, 1996 ; Godechot, 2001 ; Godechot, Hassoun et Muniesa, 2000 ; Useem, 1996]. Le point crucial de notre thèse est que, contrairement à ce que supposent les approches critiques du phénomène [Bourdieu, Heilbron et Reynaud, 2003], cette galaxie financière n’est pas extérieure à l’entreprise : elle inclut ses dirigeants et la NOF, et elle est animée par eux. Il n’y a pas de « pression des actionnaires » mais un pouvoir politique sur l’entreprise qui utilise cette pression. Que devient alors l’entreprise considérée comme un marché interne ? Nous pouvons reprendre les résultats décrits précédemment en les lisant du point de vue de la prise de pouvoir par la nouvelle élite. Pour asseoir son autorité, celle-ci développe un système de contrôle interne de l’appareil productif fondé sur la technique financière. La « bureaucratie de verre » est d’abord une bureaucratie de la finance, fortement hiérarchisée depuis le simple contrôleur de gestion jusqu’au directeur financier central, et chargée d’assurer la traduction des activités productives en performance financière et, de ce fait, de normaliser et de contrôler les pratiques de management [Jensen, 1993]. Le discours sur la pression financière externe est utilisé comme rhétorique de contrainte pour rendre d’autant plus pressant l’ajustement des entreprises à la nouvelle donne politique que ce discours nécessite une technicité qui exclut les managers intermédiaires et la plupart des salariés. L’effet de conviction est produit, ici, par le halo qui entoure les techniques

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financières et leur réputation de complexité. De manière classique, le nouveau pouvoir se conforte de l’ignorance générale sur les ressorts réels de ce pouvoir. De notre point de vue, les nouveaux outils de gestion orientés vers « l’actionnaire » et l’entreprise transformée en bureaucratie de verre sont les conséquences d’une transformation politique de l’entreprise. Le pouvoir entrepreneurial de la NOF est d’autant plus établi que, en externe, il fait écho aux attentes réelles ou supposées des gestionnaires détenteurs de capitaux, et, en interne, que l’appareil productif s’ajuste pour obtenir les objectifs financiers que la galaxie financière fixe et dont elle tire sa légitimité. Ici encore, une boucle de rétroaction positive se met en place : invitée par la NOF à se soumettre aux « pressions » du marché, l’entreprise est orientée par la finance, elle s’organise en conséquence pour atteindre le profit fixé et confirme en même temps la justesse des pressions du marché, le pouvoir entrepreneurial de la NOF. Il faut alors parler moins du pouvoir de la finance que du pouvoir par la finance. La question est alors de savoir si, avec ces transformations politiques, l’entreprise n’est plus qu’un objet inanimé soumis à la « galaxie financière ».

L’art du découpage : une nouvelle gouvernance Pour répondre à la question précédente, il nous faut comprendre l’influence finale de l’émergence du nouveau régime de gouvernement d’entreprise sur ses frontières, puisque, nous l’avons vu, celles-ci définissent le degré d’autonomie de la firme ? La mutation politique de l’entreprise au profit de la NOF nécessite de déposséder toutes les unités productives de leur capacité d’autonomisation. D’où la tendance à une transformation des entreprises en groupes : à leur tête, un holding assure la répartition de la ressource financière et la remontée des profits ; ceux-ci sont réalisés par des unités productives, divisions, business units, et filiales, chargées d’organiser la production matérielle et l’extraction de valeur remontée vers « l’actionnaire ». L’entreprise fordienne se fondait sur l’alignement entre ses ressources, son identité et sa performance, dans une logique de conglomérat telle que l’identité exprimait la cohérence de métiers et d’activités éventuellement diversifiées. L’entreprise post-fordienne est duale. Elle distingue une hiérarchie financière qui contrôle, au sommet, un holding de tête, et qui est distinct des unités productives fortement émancipées quant à leur gestion quotidienne, mais privées d’autonomie quant à la gestion de la ressource financière. Ainsi, les grandes sociétés comme Suez, Vinci ou Artemis-PPR, ont des sièges sociaux réduits à quelques centaines voire quelques dizaines d’employés qui contrôlent en cascade les dizaines de filiales et les milliers d’emplois qui en résultent. On assiste à une mise à distance entre, d’une part, un appareil de production composé d’unités chargées de produire de la valeur économique, et d’autre part une société-mère propriétaire de l’ensemble et qui décide de la composition et recomposition

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du portefeuille constituant l’entreprise. Le holding de tête gère l’entreprise comme un portefeuille et impute une activité et des objectifs de valorisation à chaque unité productive, selon la doctrine devenue classique du « cœur de métier » (core business, voir Prahalad et Hamel [1990]), de manière à pouvoir comparer ses performances à celles d’autres unités de production identiques n’appartenant pas à l’entreprise et à minimiser les risques de portefeuille. L’entreprise devient ainsi un mécano dont on peut redistribuer les pièces. Cette tendance de fond vers la constitution de groupe distinguant le financier et l’économique touche toutes les entreprises, y compris les petites et moyennes et le capitalisme familial [Biolley, 2005]. « Entre fin 1980 et fin 1995, le nombre de groupes d’entreprises est passé de 1 300 à 6 700. Cette augmentation est due en particulier aux microgroupes de moins de 500 salariés dont le nombre a été multiplié par huit. Chaque microgroupe draine en moyenne trois ou quatre entreprises. À l’autre bout de l’échelle, les grands groupes, de plus de 10 000 salariés, ont accru le nombre de leurs filiales : elles étaient 3 000 en 1980, 10 300 fin 1995 » [Vergeau et Chabanas, 1997, p. 1]. Ainsi, dès le milieu des années 1990, « le nombre d’entreprises françaises contrôlées a presque quintuplé en quinze ans, atteignant 44 700 fin 1995 contre 9 200 en 1980. Parmi elles, de plus en plus de petites et moyennes entreprises : désormais, plus d’un emploi sur trois dans les PME dépend d’un groupe. » (ibid.). Idéologiquement, cette logique de gouvernance par portefeuille est fondée sur la croyance que les marchés évaluent mieux que les directeurs de business units la réalité de la valeur créée. Concrètement, cette justification finale ne doit pas masquer le fait que le découpage en unités est un choix gestionnaire délibéré de l’élite dirigeante de chaque entreprise. La définition d’une unité de production centrée sur un « cœur de métier » n’est ni naturelle, ni spontanée : elle est d’abord la conséquence d’une décision de gestion qui alloue (ou non) les ressources internes à telle unité de production et construit des zones de production de valeur, valorisée dans un second temps par « le marché ». La nouvelle élite gestionnaire fonde alors l’essentiel de sa légitimité sur sa puissance à tracer et déplacer les frontières des entreprises en définissant des unités productives puis en les incluant ou excluant du portefeuille de l’entreprise. Contrairement aux affirmations de la doxa économique, le dirigeant n’est pas devenu un simple régisseur sous tutelle des « marchés ». Il est le principal responsable des choix économiques que la NOF présente ensuite aux marchés comme créatrice de valeur et aux parties prenantes de l’entreprise comme imposés par la pression du marché. Nous ne portons pas ici de jugement sur l’efficacité ou sur la justice politique de cette évolution organisationnelle et politique ni sur la durabilité des résultats économiques qu’elle permet d’atteindre. Il ne s’agit pas, en particulier, d’imaginer un complot de classe ou une appropriation des pouvoirs par la NOF qui serait nécessairement néfaste. Ce serait peindre en noir ce

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que le néolibéralisme idéologique essaie de peindre en doré, et avec le même effet d’aveuglement sur les réalités objectives. Les effets positifs ou négatifs des évolutions que nous avons décrites doivent être évalués sans concession, ni à l’effroi ni à l’enchantement. Le gestionnaire se contente ici de constater qu’en inversant l’ordre de la logique courante entre les mutations économiques et les évolutions politiques du gouvernement des entreprises, on peut réconcilier les observations contradictoires que nous avons relevées : c’est parce qu’un nouveau pouvoir gestionnaire s’impose avec la NOF qu’on assiste à la financiarisation et, finalement, à la transformation de l’appareil productif qui consolide ce pouvoir. Il y a une primauté du politique sur l’économique. Les évolutions macroéconomiques de la régulation du capitalisme contemporain et particulièrement l’importance qu’a prise la finance, ne sont pas le pur produit de forces invisibles et spontanées mais du calcul privé d’acteurs pour affirmer leur pouvoir sur et dans l’entreprise. En ce sens, le gouvernement des entreprises n’est pas un sous-produit des mutations de l’entreprise, il est déterminant pour comprendre par qui et pour quoi ces mutations ont été voulues. L’opposition de plus en plus affirmée dans la rhétorique des entreprises, entre la « gouvernance » qui a en charge les intérêts supérieurs de l’entreprise, plutôt financiers et « stratégiques » et volontiers confiée à des « indépendants », et le simple « management » qui s’occupe de la traduction économique des décisions supérieures, contribue à ancrer dans la culture des entreprises post-fordiennes une distinction mais aussi une mise à distance fondamentalement politique des pouvoirs [Gomez, 2004]. L’entreprise fordienne unifiée s’est donc brisée et les acteurs qui la composent se distinguent en agents exécutifs assurant la production économique et en acteurs dirigeants assurant, au sommet, la gestion du portefeuille d’activités. La forme « duale » de gouvernance, qui sépare le « contrôle » (le conseil d’administration) de « l’opérationnel » (le comité exécutif), est promue désormais comme celle qui assume le « bon » gouvernement de l’entreprise tout entière. La véritable subordination ne se situe pas entre l’entreprise et le marché financier, mais entre les deux niveaux de l’entreprise duale, holding financiarisé dirigeant d’une part, unités de production interchangeables d’autre part. Si, pour ces dernières, les frontières de l’entreprise sont floues et soumises à des variations parfois brutales, pour la nouvelle oligarchie financière, ces frontières sont parfaitement claires : c’est elle qui les tracent.

CONCLUSION Cet article s’est interrogé sur la réalité d’une dépossession de l’autonomie gestionnaire de la firme au profit d’un environnement technico-financier qui serait le véritable moteur et inspirateur des choix gestionnaires des

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entreprises. Ce spontanéisme évolutionnaire conduit au fatalisme économique et finalement à la négation des responsabilités gestionnaires. L’entreprise serait devenue un objet inanimé, sans réelle capacité créatrice autonome. Pour le gestionnaire, il s’agit de poser la question des acteurs, des décideurs et des intérêts privés qui ont élaboré ce contexte par leurs microcalculs et leurs microdécisions, et qui y trouvent, désormais, les conditions favorables pour exercer leur pouvoir. En d’autres mots, il s’agit de reconnaître les responsabilités de ceux qui ont délibérément encouragé les modifications du contexte productif et financier, parce qu’elles permettaient le renouvellement des rapports de pouvoir dont ils étaient bénéficiaires. Selon notre thèse, l’illusion est de croire que « la finance » contraint la latitude stratégique des dirigeants contemporains, alors, qu’au contraire, elle la produit. L’évolution du gouvernement des entreprises a permis de formuler le nouveau pouvoir discrétionnaire de la NOF, qui procure des espaces étendus d’action rationalisée par la finance. Etabli et conforté par les normes juridico-politiques véhiculées par la corporate governance, le pouvoir sur l’entreprise s’exerce selon une logique de rationalisation de portefeuille, qui permet de créer, de vendre, de déplacer ou de fermer des unités productives. Les frontières de la firme non seulement existent, mais elles sont tracées par les acteurs concrets de la nouvelle oligarchie financière, selon des intérêts, des calculs et, finalement, un pouvoir entrepreneurial qui leur est légitimement attribué. Comme naguère, les dirigeants exercent une autorité décisionnelle déterminante sur l’entreprise et dessinent l’espace dans lequel elle s’exerce. C’est même de ce pouvoir de tracer et retracer les frontières de l’entreprise qu’ils tirent l’essentiel de leur puissance. L’économique est au service du politique. L’entreprise est plus que jamais tributaire de ceux qui la dirigent et la découpent, et la main invisible du marché ne saurait rendre invisibles ceux qui tiennent les ciseaux. Il convient, à partir de cette conclusion, de reprendre la question de l’évaluation économique et sociale de ce nouveau pouvoir, pour déterminer en quoi il sert l’intérêt de la société dans laquelle les entreprises opèrent. Cette évaluation, pour être correcte et objective, ne doit pas prendre en compte les seuls outils financiers qui, nous l’avons vu, justifient par définition les décisions prises, mais un ensemble de critères plus larges pour tenir compte de leur incidence à court et moyen termes sur l’environnement social et économique. Avec le recul que permet désormais l’Histoire, c’est un nouveau chantier qui s’ouvre au gestionnaire comme à l’économiste.

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Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise en France de 1998 à 2006

Driss Agardi et Alain Alcouffe1

INTRODUCTION Depuis le XIXe siècle, les structures de gouvernement des grandes entreprises se sont transformées à plusieurs reprises. Au tournant du siècle précédent, la plupart des firmes appartenaient à des familles ou des groupes de familles qui exerçaient une autorité patrimoniale sur leurs employés. Pendant l’entre-deux-guerres s’est développé notamment aux États-Unis un capitalisme managérial caractérisé par un actionnariat fragmenté, la distinction entre détention de l’entreprise et son contrôle, et par une bureaucratie à la tête des grandes entreprises. Les travaux de Berle et Means [1932] sur le fonctionnement et les buts des entreprises mettaient alors l’accent sur le conflit supposé ou réel entre propriétaires, actionnaires d’une part et managers d’autre part. Dans un contexte social marqué par des fortes oppositions au capitalisme se sont développées des campagnes pour justifier l’autonomie des dirigeants d’entreprises, pour améliorer leur image et pour promouvoir une nouvelle compréhension de la place des entreprises dans la société. Les débats sur la propriété et le contrôle ont mis en évidence la multiplicité des parties prenantes concernées par les problèmes liés au gouvernement d’entreprise. Parmi ces parties prenantes, l’importance des salariés n’est pas à souligner, c’est ainsi que s’est développée en France une conception originale de l’entreprise en tant qu’institution au-dessus des intérêts particuliers des actionnaires et des travailleurs [Despax, 1956 ; Alcouffe, 2000]. Depuis les années 1970, un nouveau type de capitalisme est apparu – souvent qualifié 1. Les auteurs remercient Christiane Alcouffe, Ali Dardour et Paul Windolf pour leur aide ou leurs commentaires. Ils restent seuls responsables des thèses soutenues et des erreurs éventuelles.

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LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

de « capitalisme institutionnel » [Windolf, 1999], que de nombreux auteurs associent à la prolifération des institutions financières, aux nouvelles modalités de contrôle financier et à la reconcentration de l’actionnariat Dans les dernières décennies, ces discussions ont de plus en plus été replacées dans le cadre de la théorie de l’agence dont le succès a été concomitant à la montée des marchés financiers, le développement du rôle d’investisseur des fonds de pensions. Jensen et Meckling [1976] ont prétendu que les entreprises pouvaient être considérées comme « de simples fictions légales qui servent comme un nœud de relations contractuelles entre des individus » (p. 310). Ce cadre a réduit pendant les années 1980 et 2000 les débats sur le gouvernement d’entreprise autour de l’opposition entre la shareholder corporation (l’entreprise définie par son capital social et ses actionnaires-propriétaires) et la stakeholder corporation (l’entreprise est alors définie comme un faisceau d’intérêts qui concernent une multiplicité de partenaires différents par leur nature, leurs apports, la durée de leur engagement etc.) [Clarke et Blair, 1998]. En même temps, la mondialisation et le rôle des marchés financiers dans le financement des entreprises ont conduit à globaliser les structures de propriétés et les modes de gouvernance [Plihon, 2004 ; OECD, 2004]. Il est donc particulièrement intéressant de comparer les évolutions de divers types de capitalismes avec la situation française.

LES VARIÉTÉS DE CAPITALISMES NATIONAUX ET LA MONDIALISATION Le thème spécifique du gouvernement d’entreprise a eu du mal à capter l’attention en France en dehors de cercles spécialisés. Ainsi les débats sur la corporate governance ont démarré aux États-Unis dès la fin des années 1970, au Royaume-Uni le rapport Cadbury date de 1992 tandis qu’en France le rapport Viénot ne parait qu’en 1995. Ce retard est d’autant plus paradoxal que l’entreprise n’a cessé en France d’attirer l’attention durant les cinquante dernières décennies (le pancapitalisme de Loichot [1967], rapport Sudreau [1975] sur la réforme de l’entreprise, les nationalisations de 1985, les privatisations et les noyaux durs, etc.), mais cette attention a été plus focalisée sur la propriété que sur la gouvernance. Trois caractéristiques structurelles sont importantes pour expliquer le gouvernement des groupes industriels qui forment le tissu économique des pays : la répartition des titres de propriété, le type de propriétaires, et finalement la configuration des réseaux de dirigeants (sur ce dernier point, Mizruchi [1996]). Durant les années 1990, en comparant ces trois types de critères, le capitalisme à la française apparaissait plus proche du capitalisme rhénan que du capitalisme anglo-saxon : forte concentration de la propriété aux mains des familles et des entreprises en France et en Allemagne et finalement forte densité des réseaux de dirigeants [Windolf, 2000]. En France,

CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE… 117

en 1998, seul un petit groupe d’entreprises étrangères échappait au maillage constitué par les échanges de dirigeants typique du capitalisme à la française [Alcouffe et Alcouffe, 2002 ; Yeo, 2003] tandis qu’en Allemagne la densité des liaisons financières et personnelles avait conduit Windolf à parler de la « Deutschland AG » [Windolf, 2000]. L’étude des liaisons personnelles et financières au sein des plus grandes entreprises allemandes indique une baisse considérable depuis le début des années 1990 des liaisons personnelles par échange d’administrateurs qui seraient en voie de disparitions dans les années 2000. Ainsi dans les années 1990, en se basant sur les 15 plus grandes sociétés allemandes, Windolf [2000] a relevé une baisse très forte de la densité des échanges d’administrateurs à mesure que les liens financiers se dénouaient. Plus récemment Krempel [2007] a confirmé le desserrement des liens financiers entre les entreprises allemandes entre 1996 et 2004 comme l’avait déjà montré Windolf [2000] pour la période 1992-2000 et Höpner et Krempel [2004] pour la période 1996-2002. Ces deux auteurs tentaient d’expliquer ces changements en combinant une approche historique de la gouvernance des entreprises avec l’histoire politique de l’Allemagne. Pour sa part, Windolf estimait que les interconnexions entre entreprises représentaient une forme de régulation des marchés, mais dès lors que les marchés pertinents ne sont plus les marchés nationaux, la régulation nationale ne présente plus la même protection et partant le même intérêt pour les participants aux réseaux, ce qui lui faisait conclure à la disparition de la Deutschland AG et entrevoir une possible Europa AG préfigurée par les fusions transnationales et les échanges d’administrateurs entre firmes européennes. La disparition du capitalisme rhénan et les évolutions en cours dans les modèles japonais et coréens [Lee, 2005] illustrent le triomphe des actionnaires (shareholder value) sur la conception partenariale de l’entreprise (stakeholder value). Pourtant notre étude montre la persistance de certains traits du capitalisme à la française en dépit de l’appel croissant aux marchés financiers pour assurer le financement des entreprises.

CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE EN FRANCE Notre étude se base sur les conseils d’administration (CA) des sociétés appartenant au CAC 40 entre 1998 et 2006. Ces sociétés sont à quelques exceptions près de droit français et par conséquent, le terme de conseil d’administration en toute rigueur ne s’applique qu’à celles qui ont opté pour cette structure. Nous avons considéré néanmoins que l’on pouvait désigner sous ce terme aussi l’ensemble formé par le conseil de surveillance et le directoire. Comme on le verra, le périmètre des « administrateurs » pourrait être élargi aux administrateurs des grandes filiales qui ont souvent des

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fonctions de direction tout à fait considérables et peuvent représenter le groupe aux conseils d’administration d’autres sociétés. Élément essentiel de la gouvernance, le conseil d’administration est au cœur des réflexions (Rapports Viénot 1 et 2, rapport Bouton, rapport Clément) et a fait l’objet de modifications du cadre légal. Deux traits des organes dirigeants ont fait l’objet de beaucoup d’attention, la taille et la composition des CA. La littérature sur le sujet est très vaste et en pleine expansion mais les études empiriques ont plutôt confirmé l’idée que la taille dépendait de facteurs très spécifiques aux caractéristiques de l’entreprise et du contexte dans lequel elle opère [Boonea et alii, 2007]. Les deux rapports Viénot avaient accordé beaucoup d’importance à la composition des CA et semblaient s’inspirer de l’idée de la théorie des votes et de la théorie de l’agence selon laquelle l’efficacité exigerait de resserrer la taille des CA. La Loi NRE, art. 129 fixait la taille des CA à dix-huit membres en laissant aux sociétés un délai pour se mettre en conformité jusqu’au 16 mai 2004 tout en prévoyant une exception en cas de fusion, le CA pouvant alors atteindre vingt-quatre membres. Cette relation inverse entre taille et efficacité se retrouve en 2004 dans les considérations du rapport Clément qui introduisent un projet de loi sur la gouvernance des sociétés commerciales visant « la responsabilisation accrue du conseil d’administration ». Pour le rapport, elle est conditionnée par « l’implication de l’administrateur de la société qui passe par un conseil d’administration plus resserré » [Clément 2004, p. 36]. L’article 1er proposait ainsi de limiter le nombre de ses membres à quatorze, une recommandation qui reste lettre morte.

Tableau 1 : Taille des Conseils d’administration taille du CA

10 et moins

11-14

15-18

19 et plus

Moyenne

Écart type

Médiane

1998

4

7

12

17

17,95

6,02

18

2000

4

9

6

21

18.45

6,21

18

2002

2

5

14

19

17,98

4,31

18

2004

2

6

15

17

17,52

3,89

18

2006

0

7

14

19

18,57

4,02

18

L’existence de plusieurs statuts juridiques des sociétés faisant partie du CAC40 et des membres des organes de direction pose un problème de périmètre à prendre en considération. C’est ainsi que nous avons considéré que les administrateurs des sociétés à directoire et conseil de surveillance appartenaient indifféremment à ces deux structures. Enfin, dans l’optique

CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE… 119

d’étudier les liaisons personnelles établies à travers la présence dans plusieurs instances de direction, nous avons inclus dans les « dirigeants » les directeurs généraux, les directeurs généraux délégués (DGD) compte tenu des pouvoirs qui leur sont conférés par la loi NRE mais aussi les censeurs et les présidents honoraires qui assistent aux CA avec voix consultatives. L’intégration des DGD parmi les « dirigeants » des sociétés anonymes paraît légitime car comme l’écrit Conac [2001], « l’équipe de direction d’une société anonyme ayant opté pour la dissociation des fonctions ne se distinguera donc plus beaucoup de celle constituée par le directoire ». Les censeurs ne sont pas prévus par les textes mais ils ne sont pas non plus prohibés. Désignés par les actionnaires, ils les représentent au CA. Pour les dirigeants statutaires, c’est un moyen de donner à des actionnaires un droit de regard et une façon de désarmer leur activisme. Le très faible nombre de sociétés dotées de censeurs rend les biais introduits par cette extension sans conséquence significative. Nous observons dans le cas des sociétés du CAC 40 des variations assez sensibles de la taille moyenne en fonction des entrées et sorties même si la médiane est constamment fixée à 18 (cf. tableau 1). Une majorité d’entre eux se situe au-dessus du maximum prévu par la loi mais il ne semble pas y avoir de sanction concernant ce dépassement et diverses exceptions (fusions) permettent de dépasser le maximum de 18.

CUMUL DES MANDATS ET RÉSEAUX D’ENTREPRISES Le cumul des mandats a fait l’objet de vives critiques des différents rapports et commissions qui se sont penchés sur le gouvernement d’entreprise en France (Rapports Viénot 1 et 2, rapport Bouton, rapport Clément). Le premier rapport Viénot voyait dans « la multiplication des participations croisées » et dans le nombre important d’administrateurs réciproques » une marque de la « faiblesse du capitalisme français » dont il souhaitait la résorption. Le cumul des mandats était explicitement épinglé (notamment lorsqu’il concerne les PDG) et la charte de l’administrateur recommandait de limiter à cinq le nombre de mandats détenus par les PDG [Viénot, 1995]2. Ces préconisations n’eurent guère d’effet et le second rapport Viénot d’un ton un peu désabusé croit utile de préciser dans ses développements consacrés aux administrateurs : En dernier lieu, le Comité juge indispensable de procéder au rappel de la règle que le rapport de 1995 avait posée : un administrateur exerçant des fonctions exécutives dans une société cotée doit limiter le nombre de mandats qu’il exerce dans d’autres 2. L’administrateur doit consacrer à ses fonctions le temps et l’attention nécessaires. Lorsqu’il exerce des fonctions de président ou de directeur général, il ne devrait en principe pas accepter d’exercer plus de cinq mandats d’administrateur dans des sociétés cotées françaises ou étrangères extérieures à son groupe.

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LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

sociétés cotées françaises ou étrangères extérieures à son groupe, et en tout cas s’interdire d’en exercer plus de cinq [Viénot, 1995, p. 15].

Deux ans plus tard la loi dite des « nouvelles régulations économiques » (NRE) (loi n° 2001-420 en date du 15 mai 2001) allait au-delà. Présidents, directeurs généraux, membres de conseil d’administration, membres de conseil de surveillance, membres de directoires et directeurs généraux uniques avaient ainsi jusqu’au 16 novembre 2002 pour se mettre en conformité avec les nouvelles règles sur le cumul des mandats. À défaut, ils devaient être réputés démissionnaires de tous leurs mandats. Le péril était grand pour les administrateurs. Mais peu avant l’échéance, les dirigeants réussirent à « assouplir la loi » en multipliant les dérogations (loi n° 2002-1303 du 29 octobre 2002). Ainsi de nombreux mandats échappèrent à la règle en particulier ceux exercées dans des filiales cotées et non cotées comme dans des sociétés sœurs. Cette confusion du mandat exercé dans le conseil d’administration de la tête du groupe avec ceux des filiales et sociétés sœurs conduit à l’inverse à s’interroger sur le périmètre des conseils à prendre en considération lorsqu’on étudie les échanges d’administrateurs (administrateurs réciproques). Ne faudrait-il pas inclure, au-delà des CA des holdings de tête ceux des filiales importantes3 ? Notre étude s’est limitée volontairement au périmètre le plus restreint. Alcouffe et Alcouffe [2002] ont étudié l’ensemble des sociétés cotées en 1998 et montré qu’un millier d’administrateurs siégeait dans plus d’une société créant ainsi des liaisons personnelles entre les sociétés. Naturellement, ce sont les dirigeants des plus grandes entreprises qui sont le plus sollicités. Aussi, il n’est pas surprenant de trouver un nombre élevé de « cumulards » parmi les sociétés du CAC 40. L’évolution durant la période conforte les observations précédentes. Durant les années 2002-2003 apparaissent les conséquences de la loi NRE qui limitait le nombre d’administrateurs par CA. Cette limitation a réduit le nombre des administrateurs détenant un seul mandat tandis que le nombre des « cumulards » est à peine touché et repart à la hausse par la suite (cf. tableau 2).

3. Dans Alcouffe et Alcouffe [2002], les auteurs retiennent une définition large des administrateurs considérant par exemple dans le cas de la BNP qu’il y avait lieu d’inclure non seulement les administrateurs du conseil d’administration de la holding de tête mais aussi ceux de BNP Finance, BNP Guyane, BNP Intercontinentale accroissant ainsi sensiblement le nombre des administrateurs réciproques au sein de l’échantillon des 30 plus grands groupes français étudiés.

CONSEILS D’ADMINISTRATION ET GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE… 121

Tableau 2. Les administrateurs cumulards au sein du CAC 40 de 1998 à 2006 Sièges détenus

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

1

475

463

476

421

455

447

429

472

520

2

43

49

57

65

63

66

76

67

61

3

17

22

19

14

21

25

22

21

21

4

8

11

13

12

10

7

11

6

7

5

10

5

4

5

6

5

2

2

2

6

2

1

2

2

2

1

0

0

0

7

0

1

1

1

0

0

0

0

0

Total administrateurs

555

552

572

520

557

551

540

568

611

Dont cumulards

80

89

96

99

93

94

111

96

91

14,14 16,12 16,78 19,04

20, 4

% cumulards Total sièges cumulards

231

246

262

264

271

21 20,56 266

272

16,9 14,89 231

223

Les réseaux de sociétés constitués par les liens personnels résultent de la détention de deux ou plusieurs mandats dans différentes sociétés par certains administrateurs. D’après Davis et Mizruchi [1999], la méfiance à l’égard des réseaux et leur dénonciation sont fort anciennes et sous la forme précise de la chaîne de connexions, elles ont près d’un siècle. Ainsi Brandeis [1914] voyait dans les imbrications des conseils d’administration un moyen pour les banques d’affaires, les compagnies d’assurances et les banques de dépôts qu’elles contrôlent d’assoir leur pouvoir : « Quand un banquier est entré dans un conseil d’administration – quelle qu’en soit la raison – son emprise s’avère tenace et son influence est habituellement décisive, car il contrôle la source de nouvelles ressources financières » (p. 11). Il soutenait que « la pratique des CA imbriqués était la source de bien des maux. Elle est une offense vis-à-vis des lois humaines et divines, créant une chaîne sans fin de liens qui est l’instrument le plus puissant du trust de la monnaie » (p. 51-52, cité par Davis et Mizruchi [1999]). Si ces craintes paraissent aujourd’hui relever du registre conspirationniste, l’existence d’administrateurs cumulant les sièges d’administrateurs suscitent toujours la méfiance voire l’hostilité de l’opinion mais aussi des professionnels. Ainsi, dans ses recommandations sur le gouvernement

122

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d’entreprises, l’Association française de gestion financière (AFG) – l’organisation professionnelle représentative de l’industrie française de la gestion d’actifs financiers – déclare : Par principe, l’AFG n’est pas favorable à l’existence d’administrateurs réciproques et aux participations croisées, sauf si celles-ci résultent d’une alliance stratégique se situant dans un projet économique commun déclaré. En dehors de ce cas, cette pratique constitue un obstacle à la transparence et à l’indépendance de décision de la société [AFG, 2004, p. 13].

On voit en effet comment les conseils peuvent vraiment statuer sur des décisions stratégiques dès lors qu’un membre du conseil des sociétés concurrentes siège. Le seul moyen d’éviter les conflits d’intérêts est bien sûr de cantonner les conseils dans un rôle très subordonné qui va à l’encontre des principes de gouvernance. Les évolutions du capitalisme allemand dans lesquelles beaucoup de liaisons ont été dénouées confortent l’idée selon laquelle les marchés financiers seraient en mesure d’imposer cette indépendance des conseils. Il est important d’observer la situation française dans cette perspective.

La méthodologie de l’étude Pour pouvoir déterminer les liaisons entre sociétés suscitées par les administrateurs cumulant plus d’un siège, il est nécessaire tout d’abord d’examiner les liens entre les administrateurs et les sociétés dans lesquelles ils siègent. On peut distinguer trois situations : 1. l’administrateur est une personne physique identifiée sans rattachement à une personne morale. 2. l’administrateur est une personne physique, mais elle est explicitement le représentant d’une personne morale identifié. 3. l’administrateur est une personne morale et la personne physique qui la représente n’est pas identifiée. Dans le premier cas, si un administrateur siège dans deux conseils d’administration, il crée une liaison ou une connexion entre les deux sociétés correspondantes. Dans le second cas, nous avons pris une définition limitative des liaisons entre sociétés : supposons que M. N. représente la société X dont il n’est pas administrateur dans le CA de la société Y, nous n’avons pas estimé que cela créait une liaison personnelle entre X et Y. Par contre, si M. Dupont représente la société X dans la société Y et dans la société Z, nous avons considéré que ce cumul de mandats créait une liaison personnelle entre les sociétés Y et Z. Si nous avions pris le parti pris inverse de considérer qu’il y avait une liaison incarnée par des présences dans les conseils d’administration dès lors que M. N. était le représentant de la société X respectivement entre les sociétés X, Y et Z, le nombre des liaisons aurait explosé en raison de la

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présence de représentants des banques et compagnies d’assurances dans de nombreux conseils4. Au cours des dernières années, la sociologie mathématique a développé de nombreux outils qui peuvent être utilement utilisés pour analyser les réseaux interentreprises créés par les administrateurs cumulards. La première étape consiste à repérer les administrateurs (au sens défini cidessus) siégeant dans plusieurs conseils d’administrations. Ces informations sont récapitulées dans des matrices des liaisons. Les mêmes sociétés figurent en ligne et en colonne et pour chacune des intersections on note par des 1 ou des 0 la présence ou non d’administrateurs communs. Une mesure immédiate des liaisons internes à un ensemble de sociétés est fournie par la densité du réseau qui correspond au ratio entre les 1 et les 0 de la matrice des liaisons.

Dupont

Dupont Durand

Durand

X

Y

Z

Une seconde mesure est fournie par la distance entre les sociétés telle qu’on peut la mesurer à travers les liaisons personnelles. Sur la figure cidessus, X, Y, et Z appartiennent à un réseau constitué par le cumul de mandats de MM. Dupont et Durand. La société Y est équidistante de X et de Z, tandis que la distance entre X et Z est égale à 2. Ces définitions permettent des mesures de centralité. Nous avons utilisé celles proposées par Freeman [Degenne et Forsé, 2004].

Les résultats La composition du CAC 40 varie en permanence en raison des taux de croissance (externe et interne) différents des sociétés. On peut cependant identifier sur la période considérée un noyau stable de vingt-huit sociétés qui ont figuré en permanence dans les quarante plus grandes sociétés françaises. Nous avons donc pu calculer des indicateurs pour l’ensemble des entreprises le CAC 40 (avec rotation) et l’ensemble stable (sans rotation). Les premières indications concernant la structure du capitalisme français sont fournies par le degré d’interconnexion des ensembles considérés. Toutes les sociétés du groupe stable sont interconnectées sur toute la période et une seule année, en 1998, le CAC complet a présenté un réseau de trente-huit sociétés tandis que 4. Ces représentants sont souvent des PDG ou des administrateurs des filiales les plus importantes des sociétés qu’ils représentent. Le nombre de liaisons aurait aussi explosé si nous les avions inclus dans une conception extensive des organes de direction des sociétés dans lesquelles ils sont employés.

124

LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

Bic et STMicroelectronics restaient isolés. Il s’agissait de deux sociétés avec des marchés et des implantations mondiales et des structures particulières (respectivement un contrôle familial et un contrôle binational car ST Microelectronics provenait d’une fusion entre une entreprise italienne et une entreprise française). Il faut noter que depuis 1999, ST Microelectronics a toujours eu des administrateurs communs avec d’autres sociétés du CAC 40 tandis que le glissement de Bic hors du CAC 40 a supprimé cette exception. Globalement les courbes de tendance pour les deux ensembles considérés indiquent un accroissement de la densité des réseaux – une évolution très différente de celles observées en Allemagne. Une observation fine des évolutions montre qu’une société comme Arcelor qui a fait l’objet d’une OPA, était en 2006 celle dont le degré de centralité était le plus faible. Après OPA, Mittal Arcelor présentait un degré d’intégration encore plus faible puisqu’il n’était relié au réseau que par François Pinault, administrateur de Mittal en même temps que président d’honneur de LVMH. Mais cet effet de l’OPA hostile du groupe Mittal sur Arcelor devrait s’atténuer avec l’entrée annoncée de Lakshmi Mittal au CA d’EADS en même temps que celle de Michel Pébereau (agence Reuters, 5/10/2007). Si l’on observe l’ensemble des sociétés qui ont figuré durant toute la période dans le CAC 40 (cf. tableau 3), comme on pouvait s’y attendre, la densité est constamment plus forte et surtout elle se retrouve en fin de période d’observation à un niveau supérieur à celui observé au début, ce qui confirme la stabilité des échanges d’administrateurs. La densité est par ailleurs sensiblement plus faible que dans l’étude du capitalisme allemand par Windolf [2000] qui affichait une densité de 0,79 en 1992/3 et encore 0,58 en 2000. Dans tous les deux ensembles français considérés, les densités sont beaucoup plus faibles que dans le cas allemand qui ne portait, il est vrai, que sur 15 grandes sociétés. Le nombre des connexions possibles au sein d’un ensemble de sociétés varie comme le carré du nombre des sociétés concernées, il est donc normal que la densité baisse mécaniquement avec le nombre des sociétés. Il était donc intéressant de sélectionner un échantillon de même taille pour comparer la France et l’Allemagne. C’est pourquoi nous avons sélectionné les quinze sociétés les plus centrales des deux années 1998 et 2006 pour calculer l’évolution de la densité des interconnexions les concernant. Comme on pouvait s’y attendre, les densités sont plus élevées que dans l’ensemble formé du CAC 40 et on observe une baisse entre les années extrêmes (0,62 en 1998 et 0,51 en 2006). Le résultat ne semble pas supporter pour le cas français les conclusions de Windolf et Krempel pour le cas allemand dans la mesure où il s’explique largement par un des effets de la loi de 2001. En limitant le nombre de mandats à cinq, elle oblige au départ d’un administrateur à rechercher un administrateur ayant moins de cinq mandats, ce qui explique la baisse du nombre moyen de mandats détenus par les cumulards et il faudra sans doute un cycle complet de renouvellement des

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administrateurs (six ans) pour évaluer le résultat final en termes de densité des réseaux d’administrateurs. La distance moyenne fournit une confirmation de ces résultats. On observe tout d’abord que les distances moyennes sont faibles et décroissantes. La distance maximale entre sociétés est égale à 4 en 1998 comme en 2006. Veolia, qui n’est que la quatrième société dans les mesures de centralité, réussit même à n’être qu’à une distance maximale de 2.

Tableau 3. Matrice des liens personnels entre les quinze sociétés les plus centrales, 2006 2006

1

2

3

4

5

1

1

1

1

6

7

8

9 10 11 12 13 14 15

1

1

1

1

ACCOR

2

AIR LIQUIDE

3

AXA

4

BNP PARIBAS

1

1

5

L’OREAL

1

1

6

LAFARGE

7

LAGARDERE

1

1

1

8

PPR

1

1

1

9

RENAULT

1

1

10 SAINT-GOBAIN

1 1

1

1

11 SANOFI-AVENTIS 12 SUEZ

2 2 1 1

2 2

1

3

1

3

15

VEOLIA ENVIRONNEMENT

2 1

1

1

1

3

1

1

1

1

1

1 1

1

1 1 2

1

1 1

1

1

2

3

1

1

1 1

1

3

1

1

3 1

1 1

1

1

1

2 1

1

1

1

1

2

1

1

1

1

2

2

1

3

3

1 1

1

1

13 THALES 14 TOTAL

1 2

1

3

1

1 1

1

1

3

1 1

1

1 1

1

Ces remarques peuvent être rapprochées de l’évolution du pourcentage de cumulards dans la population des administrateurs du CAC 40, comme le montre le graphique ci-dessous. Ce pourcentage varie entre un minimum de 14 % en 1998 et 21 % en 2003 (cf. tableau 2). Après ce pic, il fléchit par la suite pour se retrouver en fin de période autour des valeurs initiales. Mais le cumul des sièges conduit à un pourcentage de sièges détenus par les cumulards beaucoup plus élevés et variant entre 30 et 38 %. Comme on l’a indiqué, la valeur

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basse atteinte en fin de période correspond à l’entrée de Mittal dans le CAC 40 et les entrées annoncées au CA d’EADS de Lakshmi Mittal en même temps que celle de Michel Pébereau (agence Reuters, 5/10/2007) devraient relever sensiblement le pourcentage de sièges détenus par les cumulards.

L’observation du poids des cumulards dans les CA permet de relier ces différents résultats. Le maintien d’une densité élevée a été rendu possible malgré la limitation du cumul des mandats par l’accroissement du pourcentage des administrateurs cumulards (détenant deux ou trois sièges).

CONCLUSION Notre étude montre que les réseaux de sociétés formés par le cumul de mandats d’administrateurs restent vivaces au sein des plus grandes sociétés françaises (cf. infra, schéma 1). Le poids des cumulards au sein du réseau CAC40 reste important tandis que la densité des réseaux d’administrateurs n’a pas baissé entre 1998 et 2006 et cela malgré une nouvelle législation limitant la taille des conseils ainsi que le nombre de mandats. Cette persistance peut s’expliquer par l’effet « small world » qui a tendance à s’amplifier de façon paradoxale à l’heure de la mondialisation. L’étude biographique des administrateurs largement issus des mêmes formations [Chaabani, 2004] éclaire ce phénomène tandis qu’un rapprochement avec les performances permettrait de l’évaluer en termes d’efficacité. Il conviendrait également d’élargir le champ d’observation par exemple au SBF 120 ou à l’ensemble des sociétés cotées pour s’assurer que le maillage de l’économie française observé en 1998 a résisté aux changements de la dernière décennie.

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Schéma 1. Des connexions au sein du CAC 40 en 2006 – toutes les sociétés sont interconnectées

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Les limites de l’externalisation dans une industrie imparfaitement modulaire : leçons à partir de l’automobile

Vincent Frigant

INTRODUCTION Si initialement la production modulaire ou modularité semblait ne devoir intéresser que les ingénieurs puisqu’elle renvoie fondamentalement à une manière de décomposer/recomposer un produit complexe en tâches élémentaires, elle a donné lieu à une abondante littérature en économie industrielle et science de gestion depuis une quinzaine d’années. En effet, derrière les enjeux technologiques se dessinent des enjeux organisationnels. Les développements parallèles de la modularité et d’un mouvement général de désintégration verticale amènent ainsi à s’interroger sur le lien potentiel entre les deux phénomènes. Analytiquement, il s’agit de réinterroger l’hypothèse d’une causalité entre architecture produit et architecture organisationnelle ; l’hypothèse d’une relation entre les modes de conception/production/utilisation d’un produit et la forme organisationnelle apte à exploiter et/ou générer ces modes. Parmi les questions explorées, celle de la frontière de la firme et de la manière dont elle doit gérer son réseau de fournisseurs se trouve au cœur d’une littérature qui se développe selon deux orientations [Frigant, 2005]. Selon une première branche, l’exploitation efficace des propriétés d’un produit modulaire nécessite la mise en place d’une organisation isomorphiquement modulaire où s’impose la figure d’un donneur d’ordres recentré sur des compétences foncières étroites coordonnant un vaste réseau de fournisseurs selon des principes marchands [Baldwin, Clark, 2000 ; Sanchez, Mahoney, 1996 ; Langlois, 2003 ; Langlois, 2002 ; Sturgeon, 2002]. La deuxième branche souligne que la modularisation des produits les plus complexes s’accommode mal d’une externalisation poussée et nécessite, à tout le moins, une coordination étroite avec des fournisseurs gérés selon des

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principes relationnels [Brusoni, Prencipe, 2001 ; Brusoni, Principe et Pavitt, 2002 ; Prencipe, Davies et Hobday, 2003]. L’avènement des firmes virtuelles, d’un LegoLand annoncé comme l’écrit K. Pavitt [2003], est empiriquement et théoriquement contestable. Cet article souhaite s’inscrire dans ce débat en l’éclairant par le cas de l’industrie automobile qui expérimente la modularité depuis désormais une dizaine d’années. Il s’agira d’étudier comment l’industrie automobile s’est emparée de la modularité et de voir comment les arguments avancés lors de la controverse précédente s’incarnent dans ce secteur. Au passage, nous montrerons qu’il convient également d’élargir les problématiques prises en compte et notamment de considérer les stratégies des firmes, constructeurs et surtout équipementiers, ce qui est relativement peu fait dans les deux littératures précédentes focalisées sur des questions cognitives [Frigant, 2005 ; Mouchnino, Sautel, 2007]. Notre étude part de l’hypothèse que l’industrie automobile est fondamentalement une industrie complexe. En ce sens, elle se rattache plutôt à « la seconde littérature » sur la modularité. Les constructeurs sont des intégrateurs systèmes au sens d’A. Prencipe et S. Brusoni comme le montrait M. Sako [2003]. Toutefois, sur les dernières années, on observe que le taux d’intégration verticale de ces entreprises décline singulièrement au fur et à mesure qu’on modularise l’automobile. Désormais, en occident, 75 à 80 % du prix de revient des automobiles sont réalisés par les fournisseurs. Faut-il en conclure que l’automobile est devenue/devient un produit parfaitement modulaire au sens de la « première littérature » ? Doit-on envisager que les comportements stratégiques des firmes négligés par une grande partie de ces travaux conduisent à des prédictions inattendues ? Que les entreprises prennent des risques mal calculés ? Qu’il existe des conditions rendant compatibles externalisation croissante et modularité imparfaite ? Pour examiner ces questions nous procéderons en quatre temps. En premier lieu, nous explicitons la nature irréductiblement non modulaire de l’automobile. Les trois sections suivantes analysent les limites de l’externalisation dans ce contexte en considérant deux risques et en soulevant une question. Nous étudions les risques d’externaliser massivement quand on considère tout d’abord les aspects cognitifs puis les stratégies des acteurs. Ce second volet suggère de s’attarder sur les fournisseurs de modules, et la dernière section cherchera à montrer qu’un des avantages attendus de l’externalisation, à savoir la réduction des coûts de production, est discutable.

L’IRRÉDUCTIBLE IMPURETÉ DE LA MODULARITÉ Même si on refuse tout déterminisme technologique, un questionnement en termes de modularité doit toujours partir de cette dimension car c’est par ses propriétés technologiques que se définit un produit modulaire et que se

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133

fonde sa différenciation par rapport à toute autre forme de produit. Nous partirons ainsi de la définition désormais classique de K. Ulrich [1995] pour décrire la forme qu’emprunte la modularité dans l’automobile et en montrer sa dimension impure.

La déclinaison de la modularité dans l’automobile Selon K. Ulrich [1995], il est possible de distinguer les produits selon leurs propriétés architecturales qui renvoient à la manière dont s’incarne la fonction d’un produit en composants physiques et les interactions qu’entretiennent entre eux les différents composants constitutifs du produit final. Il oppose les architectures modulaire et intégrale. L’architecture d’un produit est qualifiée de modulaire lorsque : 1) le produit global résulte de l’assemblage de différents sous-ensembles [les modules] qui ont pour propriétés d’être fonctionnellement autonomes et indépendants ; 2) ces sous-ensembles sont reliés les uns aux autres par des interfaces préalablement définies. A contrario, une architecture dont le produit résulte de l’assemblage de sous-ensembles physiquement interdépendants ou plurifonctionnels et/ou dont les interfaces sont découplées sera qualifiée d’intégrale. Si cette définition possède le mérite d’établir ce qu’est, ou non, un produit modulaire, elle souffre d’être dichotomique. On peut penser qu’il existe des degrés dans la modularité et qu’un continuum existe entre ces deux extrêmes. Ces situations que nous qualifierons de modularité imparfaite peuvent se concevoir selon deux optiques1. Horizontalement, on peut envisager qu’un produit comporte des éléments stabilisés et découplés alors que d’autres doivent être re-conçus à chaque génération de produit car structurellement liés aux autres choix technologiques. Verticalement, dans le sens où on peut considérer que les sous-ensembles sont eux-mêmes des sous-architectures pouvant être intégrales ou modulaires2. Ces configurations « imparfaites », selon qu’elles penchent plutôt ou non du côté de la modularité pure, retrouvent à des degrés variables les avantages économiques d’une architecture modulaire qui ont longuement été discutés dans la littérature : raccourcissement des délais de conception, réduction des coûts de RD, diversification du produit, retardement des irréversibilités technologiques… [Garud, Kamaraswany, 1995 ; Ulrich, 1995 ; 1. Une autre manière d’envisager un continuum est de changer de niveau d’analyse. Clark et Baldwin [2000] distinguent la Modularité en Conception, Production et Utilisation selon que l’on se place en amont ou en aval du cycle de production du produit. Un produit est par exemple modulaire sur une étape mais pas sur les autres. 2. La mesure du degré de modularité d’un produit est inscrite sur l’agenda de plusieurs équipes de recherche. L’équipe autour de T. Fujimoto (MMRC, Université de Tokyo) est probablement l’une des plus avancées sur ce point (par exemple, Fujimoto, Ge [2006]).

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Baldwin, Clark, 2000 ; Sanchez, 2000 ; Schilling, 2000]. Le point clé pour notre analyse est que la modularité porte en elle les germes d’un approfondissement de la division du travail car la réalisation d’un produit modulaire s’appréhende comme une série de tâches réalisables séparément et synchroniquement en production (la fabrication de chaque sous-ensemble qu’il s’agit ensuite d’assembler) et en conception grâce à la spécification ex ante des interfaces. La notion d’interface est cruciale dans l’analyse de la modularité puisqu’elles encapsulent toute l’information nécessaire à la conception détaillée des modules. Cette propriété cognitive permet de réduire de manière drastique l’intensité des interactions entre les agents en charge du développement que ce soit selon un critère quantitatif (nombre d’itérations requises) ou qualitatif (mode de coordination utilisée) [Sanchez, Mahoney, 1996]. Autant d’éléments qui militent pour l’adoption d’une architecture produit modulaire et semblent justifier que l’externalisation puisse être le vecteur organisationnel de sa mise en œuvre. Les travaux empiriques soulignent que de nombreuses industries d’assemblage ont adopté à la suite de la pionnière informatique [Baldwin, Clark, 2000 ; Sturgeon, 2002], ce couple modularisation/externalisation comme l’électronique [Langlois, Robertson, 1992] ou la construction de cycle [Galvin, Morkell, 2001] ou tendent à s’en rapprocher comme l’aéronautique [Mouchnino, Sautel, 2007]. L’automobile, produit complexe par excellence, n’échappe pas à cette tentation modulaire [Takeishi, Fujimoto, 2003]. Toutefois, exemple d’une configuration imparfaite, les industriels du secteur déclinent de manière singulière les principes de la modularité. Deux points sont cruciaux. Tout d’abord, les modules sont définis avant tout par leur dimension physique. Face à la contrainte d’intégrité du produit [Clark, Fujimoto, 1991], les industriels ont défini les modules comme des sous-ensembles correspondant à des parties du véhicule (module avant, module arrière, portière…) où finalement très peu de modules sont monofonctionnels (les exceptions notables étant le siège et le moteur et en partie le système d’échappement) mais au contraire plurifonctionnels rompant ainsi avec le principe du mapping one-to-one (à une fonction correspond un sous-ensemble). Les modules ainsi définis s’apparentent plus à des macrocomposants [Volpato, 2004] qu’à des modules au sens pur du terme et ce d’autant plus que les interfaces demeurent découplées. En effet, la plupart de ces macrocomposants sont spécifiques à un véhicule. Leur mode d’intégration au véhicule doit être redéfini de modèle en modèle [Sako, 2003] même s’il existe quelques exceptions comme les moteurs qui peuvent être partagés entre plusieurs modèles. La notion de module dans l’automobile s’avère donc relativement éloignée de la définition pure qu’en donne K. Ulrich. Il reste cependant que la solution pragmatique mise en œuvre par les industriels vise à retrouver certaines propriétés de la modularité. En effet, les notions de production séparée et synchronique des éléments physiques se retrouvent dans cette

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déclinaison singulière. De plus, si on se déplace verticalement de l’architecture globale du produit aux architectures détaillées des modules, on perçoit que certains modules sont conçus par les fournisseurs de manière relativement modulaire. Les équipementiers cherchent à déspécifier la structure sous-jacente aux modules qu’ils livrent (par exemple les armatures métalliques des sièges). Pour ces raisons, il nous semble qu’on ne peut qualifier l’automobile d’architecture intégrale mais qu’il s’agit d’une architecture imparfaite, intermédiaire. D’ailleurs, les industriels, constructeurs et équipementiers, cherchent à élaborer des architectures de plus en plus modulaires. Cette convergence d’objectifs amène à l’hypothèse suivante : ne serions-nous pas dans une phase transitoire ? Dès lors qu’on suppose que les choix technologiques ne sont pas puisés parmi un annuaire des technologies, ne peuton compte tenu des avantages économiques de la modularité considérer que les firmes parviennent à « purifier » l’architecture de l’automobile ?

Un état transitoire ou perpétuellement renouvelé ? Dans sa réflexion séminale sur la modularité, H. Simon [1962] souligne que la décomposition modulaire d’un système complexe est nécessairement contingente à l’avancée des connaissances. Dans cette perspective, on peut envisager que, à terme, les firmes incitées par l’intérêt économique de la modularité engagent des ressources suffisantes permettant d’améliorer le degré de modularité de l’automobile. L’argument fait d’ores et déjà sens si on considère que la définition sectorielle de la modularité dans l’automobile constitue bien la preuve, guère évidente il y a quelques années, qu’il est possible de décomposer physiquement le véhicule en des blocs de macrocomposants. Dans ce cadre, on peut admettre que certaines innovations concernant par exemple l’électronique ou la conception informatisée, devraient permettre d’aller plus loin dans la voie de la modularité. Ainsi, F. Veloso et S. Fixson [2001] montrent comment les systèmes d’airbag sont devenus plus modulaires grâce au progrès de l’électronique et de la miniaturisation sous l’impulsion de producteurs d’airbag dont l’avenir économique dépendait de leur faculté à compacter et fiabiliser cette fonctionnalité afin que les constructeurs l’intègrent à l’ensemble de leurs modèles. S’il ne s’agit pas ici de nier que des progrès puissent être accomplis, il reste qu’au niveau analytique deux séries d’arguments amènent à contester l’hypothèse d’une transition pour y substituer celle d’une irréductibilité. La première série d’arguments se décline en deux temps sur un registre plutôt d’ordre technologique. En premier lieu, la définition des produits subit l’influence des évolutions réglementaires. Les sujets le plus sensibles actuellement concernent les réglementations environnementales et sécuritaires. Le durcissement des contraintes de recyclabilité, de rejets (CO2 notamment), de protection des passagers et des piétons, des normes de production… sont autant d’éléments qui nécessitent d’explorer de nouvelles voies technologiques (matériaux, processus de production et d’assemblage,

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design des pièces…). À chaque génération, les ingénieurs en charge de l’architecture générale (voiture) et détaillée (les modules) se doivent d’introduire des innovations. En deuxième lieu, si l’automobile renvoyait il y a quelques années encore principalement au monde de la mécanique et de l’hydraulique, désormais elle mobilise un vaste champ de technologies renvoyant à des domaines de compétences dissemblables. Le développement de l’électronique mais aussi des vitrages par exemple, conduit à faire de l’automobile un produit technologiquement composite. En statique, cette diversité n’est guère un problème et la modularisation se veut justement une modalité de gestion de cette complexité. Toutefois lorsqu’on se place en dynamique ce sont les limites intrinsèques de cette modalité que l’on perçoit. En effet, ces technologies connaissent des rythmes d’innovations différenciés ce qui contraint les développeurs à reconsidérer en permanence les interactions physiques entre les composants ainsi que les nouvelles offres fonctionnelles qui découlent des progrès sur un domaine ou un autre [Brusoni, Prencipe, 2001]. Dès lors, soit l’architecture est figée et la qualité du produit final se détériore (matériellement parce que des incompatibilités surgissent ou en termes d’opportunités manquées), soit l’architecture (globale et détaillée) est redéfinie en fonction des progrès réalisés. Le deuxième choix étant privilégié, les interfaces sont instables ainsi que les macrocomposants eux-mêmes. La deuxième série d’arguments est plus explicitement organisationnelle car elle renvoie aux comportements stratégiques des firmes en présence. Les études empiriques montrent que loin de constituer un dominant design au sens d’Utterback et Abernathy, la décomposition modulaire est déclinée de manière différente chez les constructeurs automobiles [Gadde, Jellbo, 2002]. Une différence nette est ainsi relevée entre constructeurs occidentaux et japonais ; ces derniers se montrent beaucoup plus prudents dans le développement des modules et dans l’adoption d’une décomposition modulaire de l’automobile [Chanaron, 2001]. On pourrait cependant soutenir que cette diversité résulte justement de la nouveauté du passage à la modularité et que, au terme d’une série d’expérimentations, un modèle s’imposerait. Toutefois, cette interprétation est discutable. M. Sako [2003] et J. Batchelor [2006] montrent que le type de décomposition modulaire adoptée par un constructeur dépend de l’objectif stratégique conféré à la modularité : modulariser la conception, modulariser la production ou modulariser l’utilisation. Mettre l’accent sur l’une ou l’autre forme de modularité conduisant à des choix différenciés dans la décomposition modulaire du véhicule, les modules diffèrent d’un constructeur à l’autre. J. Batchelor [2006] ajoute qu’une partie de ce choix tient à l’histoire passée de la firme. Dans la mesure où les constructeurs automobiles sont durablement des firmes différenciées avec leur propre trajectoire [Boyer, Freyssenet, 2000], il n’existe guère de raisons de penser que ces choix soient tranchés de manière uniforme dans l’industrie et, donc, qu’une seule décomposition modulaire s’affirme. Au

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contraire, l’hypothèse inverse d’une diversité renouvelée semble devoir être privilégiée. Cette argumentation trouve sa limite si on considère que des prescripteurs imposent des modèles de conception. Les fournisseurs de modules pourraient postuler à ce rôle. Toutefois, sur le plan conceptuel ceci fait problème dans la mesure où, par essence, ils ne possèdent que des savoirs sur les architectures détaillées (des modules) et non sur l’architecture générale. Ils sont donc nécessairement dans une situation de dépendance dans la chaîne de conception en dépit de leurs efforts pour proposer des solutions clés en main aux constructeurs. Ces solutions, aussi sophistiquées soientelles, relèvent d’une course à la différenciation entre fournisseurs de modules et ne structurent pas l’offre du produit. Il faudrait pour cela supposer qu’une entente s’établisse sur chaque module entre les différents fournisseurs ce qui pourrait s’envisager sous l’égide d’une instance de normalisation (professionnelle par exemple). Toutefois, trois éléments freinent le développement d’une telle solution : 1) l’organisation différente des chaînes d’approvisionnement des constructeurs dont certains conservent de puissantes filiales équipementières ; 2) la précaution que prennent les constructeurs à organiser une concurrence entre fournisseurs en pratiquant un multi-sourcing d’un modèle à l’autre de leur gamme ; 3) la possibilité de nouveaux entrants car la pyramide des fournisseurs de modules demeure (encore) relativement ouverte. La définition pragmatique de la modularité adoptée par l’industrie automobile est donc probablement amenée à perdurer. Loin d’être une phase transitoire, on doit s’attendre à ce que l’automobile reste un produit imparfaitement modulaire car les dynamiques technologique et organisationnelle poussent vers un renouvellement permanent de la définition des architectures. Cette hypothèse soulève deux problèmes au niveau théorique. D’une part, on ne peut escompter que les interfaces encapsulent toute l’information nécessaire à la coordination interfirme. D’autre part, les caractéristiques de la demande sont instables : le produit demandé (le module) diffère substantiellement d’un constructeur à l’autre et, le plus souvent, d’un modèle à l’autre. La conjugaison de ces deux éléments limite les possibilités d’externaliser. Plus précisément, trois problèmes, s’emboîtant mais que l’on peut distinguer car ils relèvent de logiques distinctes, apparaissent : le risque d’une déperdition de la capacité d’absorption, le risque de comportements opportunistes, le débat sur l’ampleur de la réduction des coûts de production. Ces trois éléments constituent bien des limites à l’externalisation car on considère que, selon une logique d’arbitrage telle qu’elle est développée par exemple par l’économie des coûts de transaction, l’externalisation est une solution efficace dès lors qu’elle ne nuit pas à l’intégrité actuelle et future de la firme, à son pouvoir de marché et qu’elle génère des gains sur les coûts d’approvisionnement. Trois éléments qui font débat en situation de modularité imparfaite.

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LA RÉDUCTION DE LA CAPACITÉ D’ABSORPTION Une grande partie du débat sur la modularité se focalise sur la question des frontières de la firme en termes de connaissances. Le passage à la modularité se traduit par un transfert des lieux où se font la production et l’exploitation de la recherche puisqu’elle doit permettre de déléguer, dans une solution organisationnelle où l’externalisation est choisie, la conception aux fournisseurs des modules (éventuellement en coopération). Dans l’industrie automobile, c’est généralement la voie qui est choisie car les constructeurs se trouvent confrontés à une forte croissance des coûts de RD. Deux mécanismes principaux sont en jeu. D’une part, l’accélération de la vitesse de remplacement des voitures réduit la taille des séries sur lesquelles les constructeurs peuvent amortir les coûts de développement. D’autre part, le volume absolu des dépenses augmente car l’immixtion de nouvelles technologies et le renforcement des contraintes réglementaires augmentent le montant des dépenses engagées pour développer un nouveau modèle. En outre, au niveau contextuel, la contrainte de financiarisation objectivement ou subjectivement subie s’accroît, ce qui incite les firmes à externaliser la conception car, ce faisant, elles transforment en coûts variables ce qui relevait de coûts fixes grevant les ratios financiers [Froud, Sokal, Williams, 2002]. Pour les constructeurs, le couple modularité/externalisation constitue donc une opportunité pour gérer ces contraintes via le transfert des coûts de RD aux fournisseurs de modules. Dès lors, ils peuvent réduire la taille de leurs services de RD et les concentrer sur le développement des architectures (point clé de la concurrence interfirmes) tout en profitant d’innovations permanentes à fort potentiel de valorisation marchande réalisées par des fournisseurs cherchant à se construire des positions de monopole d’innovation. Confier le développement aux fournisseurs devrait permettre d’enclencher quatre mécanismes cumulatifs : 1) La concurrence entre fournisseurs devrait amener ceux-ci à accroître le rythme des innovations. À un premier niveau, il est attendu que la spécialisation des fournisseurs leur permette d’améliorer les fonctionnalités intégrées dans les modules qu’ils réalisent et donc les caractéristiques (au sens de Lancaster) des produits finaux [Sanchez, Mahoney, 1996]. À un second niveau, dans une période d’incertitude concernant la définition technologique des modules, on s’attend à ce que les fournisseurs réalisent un travail de conception sur les architectures détaillées. Les fournisseurs seraient plus compétents pour concevoir des architectures nouvelles pour les modules que les constructeurs car moins soumis aux contraintes organisationnelles passées [Henderson, Clark, 1990] comme semblent le confirmer les études empiriques [Fixson, Veloso, 2001 ; Autobusiness, 2004]. 2) Confier la conception aux fournisseurs de modules permet d’améliorer le design-for-manufacturing. Les modules produits par les fournisseurs gagnent en fiabilité et coûts de réalisation car leur processus de production

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est conçu simultanément à leur développement, point crucial dans une industrie de masse [Clark, Fujimoto, 1991]. 3) Les fournisseurs bénéficient d’économies de substitutions qui proviennent de leur capacité à réutiliser des composants déjà mis au point et testés au cours de développements précédents [Garud, Kamaraswany, 1995]. 4) Les délais de développement devraient se réduire, améliorant la flexibilité d’initiative du constructeur, par la généralisation du développement parallèle et des pratiques d’ingénierie concourante [Clark, Fujimoto, 1991 ; Baldwin, Clark, 2000]. Ces mécanismes sont cumulatifs car au fur et à mesure que les fournisseurs se spécialisent dans la conception/production d’un module précis, ils se déplacent sur la courbe d’apprentissage et renforcent leurs capacités sur ces différents aspects du processus d’innovation. L’externalisation serait donc une solution efficace, statiquement par la réduction des coûts de RD le long de la chaîne d’approvisionnement, dynamiquement grâce aux effets d’apprentissage. Il reste toutefois que cette argumentation tend à négliger la situation des donneurs d’ordres, en l’espèce les constructeurs automobiles. Des effets pervers peuvent émerger à moyen-long terme du choix de réduire les capacités internes de RD. Lorsque les interfaces sont instables, la conception de l’architecture globale du produit requiert de maîtriser les caractéristiques des interactions physiques entre les différents modules constitutifs de l’ensemble [Prencipe, 2003]. Or, en externalisant la conception des modules, les constructeurs perdent nécessairement une partie de leur maîtrise technologique sur ceuxci. Pour deux raisons au moins : d’une part, parce qu’ils réduisent voire suppriment leur capacité de recherche sur ces modules ; d’autre part, parce qu’ils se privent des interactions utilisateurs/producteurs [Lundvall, 1988] pour devenir de simples consommateurs de technologies. Certes, des solutions organisationnelles peuvent être mises en place pour palier les lacunes apparentes comme par exemple des équipes-plateaux coordonnés par un heavy-manager [Clark, Fujimoto, 1991]. Toutefois, si ces équipes assurent une étroite collaboration interfirmes (constructeurs, fournisseurs), les constructeurs ne peuvent que très partiellement espérer capturer la connaissance sur les caractéristiques détaillées des modules et encore moins sur leur processus de production. Ces arguments avancés dans la littérature sur les Complex Product Systems [Prencipe, Davies, Hobday, 2003] s’incarnent bien dans l’automobile où les constructeurs ont perdu la faculté de développer de manière autonome certaines fonctions comme les systèmes dynamiques de freinage [Autobussiness, 2004]. Pour D. Morris et T. Donnely [2006], si les constructeurs conservent une assez bonne connaissance fonctionnelle des modules (connaissance sur les fonctions, les applications et les usages), ils n’ont qu’une connaissance approximative des processus de

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production et de conception d’un grand nombre de modules qualifiés de « Grey box modules » (p. 270). Analytiquement, la délégation complète de la RD sur les modules se traduit par une réduction de la capacité d’absorption des constructeurs [Cohen, Levinthal, 1990] : les firmes perdent de leur faculté à faire évoluer leur produit et à innover. A. Prencipe [2003] précise ce point en montrant que l’externalisation de la RD peut freiner l’introduction de nouvelles architectures. En effet, si l’architecte du produit global ne maîtrise plus les caractéristiques des interactions entre les modules, et ne comprend plus les opportunités technologiques et fonctionnelles offertes par les innovations portant sur les modules, alors il se trouve dans l’incapacité de concevoir des architectures radicalement nouvelles. Le produit semble figer. L’externalisation réduit la faculté d’innover radicalement, fragilisant la position concurrentielle d’un constructeur désintégré par rapport à ses concurrents intégrés. À plus court terme, H. Chesbrough et K. Kusunoki [2001] soulignaient que le donneur d’ordres encourt le risque de tomber dans une trappe à la modularité comprise comme la non-exploitation de toutes les opportunités technologiques découlant de la fragmentation des connaissances entre les différents acteurs de la chaîne de valeur. En effet, chaque type de firme dans une industrie modularisée et fonctionnant sur la mobilisation de compétences complémentaires externalisées ne possède qu’une vision fragmentaire de l’ensemble. Lorsqu’on étudie plus finement le processus d’innovation, cette fragmentation des connaissances pose également un problème qualitatif. A. Takeishi [2002] montre que la qualité des développements des fournisseurs est fortement dépendante du degré de maîtrise technologique des constructeurs, notamment des connaissances architecturales. Son étude confirme que les constructeurs qui ont réduit substantiellement le registre de leurs compétences connexes (non foncières), possèdent des taux de réussite en matière d’innovation moindre que les constructeurs qui entretiennent des formes d’apprentissage importantes sur les architectures détaillées des modules. De facto, son étude montre que les constructeurs doivent préserver en interne un registre étendu de compétences rejoignant en cela les conclusions de Brusoni et Prencipe [2001] sur les industries chimiques et les moteurs d’avions. Toutefois, une telle solution revient à une reconsidération du choix organisationnel puisqu’elle correspond à un renoncement de l’externalisation de la conception détaillée pour profiter des avantages énoncés ci-dessus chez les fournisseurs, et/ou à une duplication en interne des recherches en maintenant des services de RD réalisant « plus que ce que les firmes font » pour paraphraser le titre de l’article de Brusoni, Prencipe et Pavitt [2001]. Si ce choix organisationnel devrait permettre de réduire en partie les pertes de capacité d’absorption (partiellement que l’on songe aux interactions utilisateurs/producteur), il a également pour objet de pallier, également partiellement, les risques de comportements opportunistes émanant des fournisseurs.

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LES RISQUES RÉSULTANT DES COMPORTEMENTS STRATÉGIQUES DES FOURNISSEURS

L’argumentation précédente s’est essentiellement tenue sur un registre cognitif, cependant, il est possible d’en étendre le champ en considérant les comportements stratégiques des firmes en présence. Dans la littérature sur la modularité, il est implicitement supposé que les donneurs d’ordres peuvent se « virtualiser » car les fournisseurs demeurent dans une position de dominé. Chez R. Langlois [2003], la « vanishing hand » renvoie fondamentalement à une logique marchande où les fournisseurs sont mis en concurrence et substitués les uns aux autres au gré des appels d’offre selon leur capacité à être le mieux disant. Ce fonctionnement que l’on peut formaliser en termes de gestion des relations verticales par l’exit [Frigant, 2005] est cependant contestable y compris dans les industries les plus modulaires. Intel et Microsoft, fournisseurs des modules microprocesseur et logiciel système, montrent que la dynamique endogène à l’industrie peut conduire à une inversion du pouvoir de marché. Dans l’automobile, la configuration diffère, bien qu’y apparaissent des enjeux équivalents.

L’évaluation des offres La perte de compétences sur les architectures détaillées pose la question de l’évaluation des offres des fournisseurs de modules. Comment espérer évaluer la pertinence d’une offre dès lors que le constructeur ne connaît qu’imparfaitement le processus de conception et de production ; comment évaluer les « grey box modules » ? Le constructeur perd sa capacité à estimer la pertinence technologique des choix effectués (et des solutions alternatives) et leur valeur marchande. Les fournisseurs peuvent adopter un comportement opportuniste en proposant des modules sur-spécifiés et/ou à de coûts non justifiés. Ce risque de la sur-perfomance a été mis en évidence à de nombreuses reprises dans les industries de défense où les capacités d’expertise des maîtres d’ouvrage sont singulièrement en deçà des capacités d’innovation et de justification de l’innovation des producteurs [Moura, 2007]. Il n’existe guère de raison pour supposer que les constructeurs puissent durablement y échapper en dépit des programmes d’audit et d’expertise (techniques et financiers) que pourtant ils engagent afin de s’en prémunir. Parallèlement, les constructeurs sont confrontés à des problèmes de secret et de diffusion des technologies. Le premier risque est de voir un fournisseur de modules diffuser des informations sur les modèles en développement d’un constructeur à l’autre. Pour éviter cela, des clauses contractuelles peuvent être instaurées de sorte que le constructeur dispose du droit de propriété sur le module. Cette procédure qualifiée de Design-entrusted est une des formes contractuelles utilisées à côté du traditionnel Design-supply où le constructeur fait réaliser d’après ses plans le composant demandé, et

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du Design-approved où la totalité de la conception est déléguée ainsi que les droits de propriétés [Asanuma, 1989 ; Clark, Fujimoto, 1991]. Toutefois, une telle solution du fait de l’incomplétude des contrats ne peut suffire à lever tous les problèmes et, en outre, T. Fujimoto et D. Ge [2006] montrent que les procédures de design-approved semblent dominantes pour les macrocomposants les plus complexes et les plus modulaires alors même que les enjeux y sont les plus élevés. Plus concrètement, les constructeurs exigent que les personnels en charge du développement chez les fournisseurs leur soient dédiés. Si on saisit bien l’argument en termes de secret, il reste qu’on peut s’interroger sur l’efficacité en termes de coûts de ce type de solution. Quelle sera l’ampleur des économies sur les coûts de développement si le fournisseur ne peut profiter d’économies d’échelle en conception en faisant travailler ses salariés sur plusieurs projets ? Quelle sera l’ampleur des mécanismes d’apprentissage si les développeurs sont dédiés à un type de projet ? Enfin, quel impact sur les coûts de gouvernance internes pour un fournisseur multipliant les équipes dédiées ? Pour limiter l’impact financier de ces équipes dédiées, les fournisseurs dualisent leurs processus de RD. La tendance actuelle est d’organiser la RD en deux strates. Un premier niveau concerne les modalités d’intégration des modules dans l’architecture globale et la définition des spécifications détaillées des modules réalisés en étroite collaboration avec les constructeurs par des équipes dédiées. La deuxième strate concerne la conception générale des modules et des composants constitutifs desdits modules (au niveau caché pour reprendre la terminologie de Baldwin et Clark [2000]) ; activité concentrée dans de grands centres de recherche souvent spécialisés par type de modules où les équipes réalisent une recherche transversale à plusieurs constructeurs. L’enjeu est de générer des économies d’échelle, de variété et de substitution dans ces centres spécialisés. Toutefois, cette solution organisationnelle soulève un nouveau problème qui renvoie à la tarification des coûts de RD. En effet, lorsqu’il établit son prix de vente, le fournisseur reporte sur le constructeur une fraction ou la totalité (selon le schéma contractuel adopté) des dépenses de RD engagées pour développer le module. Le risque moral existe que l’équipementier facture plusieurs fois les mêmes phases de développement ou types de recherche amont à plusieurs constructeurs. Si ceci permet au fournisseur de restaurer ses marges, il augmente, contrairement à l’objectif initial, le montant des coûts globaux de RD le long de la chaîne (toutes choses égales par ailleurs). Une solution consiste en l’introduction d’une clause d’exclusivité qui interdit (avec un délai de carence) à un fournisseur de proposer une innovation réalisée pour un constructeur à un autre. Cette solution n’est évidemment que partielle. Parce qu’elle n’empêche pas le fournisseur de faire financer des recherches transversales. Et, si ce n’est pas le cas, elle contredit l’objectif initial de l’externalisation qui était de réduire le montant global des coûts de RD le long de la chaîne de valeur car l’équipementier ne peut plus amortir ses coûts auprès de différents constructeurs.

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Stratégies d’entrée Dans une industrie modulaire, un fournisseur de module peut théoriquement relativement aisément changer de statut et venir concurrencer ses donneurs d’ordres car la stabilisation de l’architecture du produit réduit drastiquement le montant des barrières à l’entrée. S’établir en tant qu’architecte du produit découle essentiellement de la capacité à puiser dans un catalogue de fournisseurs offrant les modules complémentaires. Cette propriété rend a priori plus contestables les marchés même si on peut souligner que des avantages immatériels (image de marque, connaissance des consommateurs, connaissance de la qualité des fournisseurs…) diminuent le degré de contestabilité du marché. Dans les industries imparfaitement modulaires, ce risque de concurrence horizontale [Mouchnino, Sautel, 2007] est bien plus faible. En ce sens, l’externalisation s’avère une stratégie moins risquée. Ainsi dans l’industrie automobile, et bien que les fournisseurs de modules soient devenus depuis une dizaine d’années des firmes de taille considérable parfois comparables aux petits constructeurs, peu d’acteurs peuvent prétendre entrer sur le marché de la construction automobile. De facto, seul le Canadien Magna dispose des compétences architecturales nécessaires pour prétendre concurrencer les constructeurs automobiles. C’est d’ailleurs ce qu’il a envisagé de faire au printemps 2007 en se positionnant sur le rachat de Chrysler mis en vente par Daimler. Toutefois, on perçoit que c’est justement par le biais du rachat d’un constructeur établi, réputé, qu’il entendait pénétrer le marché. En outre, on peut envisager que si cette opération s’était réalisée, les constructeurs auraient adopté des mesures de rétorsion et réduit leurs commandes au fournisseur canadien. Il n’est guère évident que les gains de la stratégie d’entrée en tant que constructeur fussent supérieurs aux pertes encourues en tant qu’équipementier. Si le risque horizontal est relativement faible, un autre risque est que les fournisseurs de modules favorisent une firme déjà présente sur le marché. H. Chesbrough et D. Teece [1996] rappellent l’exemple d’Intel favorisant le développement de Compact afin de réduire le pouvoir de marché d’IBM. Dans l’automobile, ce comportement est évoqué dans le cas des constructeurs automobiles des pays émergents (Chine et Inde). En effet, si le degré de modularité est moindre dans l’automobile, il est néanmoins possible par reverse engineering de saisir les règles de l’architecture globale d’un véhicule donné. Dès lors, en confiant la réalisation des modules aux fournisseurs internationaux qui fabriquent ceux du modèle original, il est relativement aisé de parvenir aux standards internationaux de qualité sur les équipements. Certes, des écarts peuvent subsister sur les fabrications internalisées, notamment sur l’assemblage final, mais si la firme bénéficie d’un avantage absolu en termes de coûts, elle peut se positionner sur la niche des véhicules à bas coût. Les fournisseurs de modules ont tout intérêt à s’engager dans cette démarche pour deux raisons. Car ils amortissent leurs coûts de

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développement sur de nouvelles séries ; car ils augmentent l’échelle de production des établissements qu’ils ont localisé dans les pays émergents sous la pression des constructeurs traditionnels au nom de la règle du suivi à l’international (follow sourcing).

L’EXTERNALISATION PERMET-ELLE VÉRITABLEMENT DE RÉDUIRE LES COÛTS DE PRODUCTION ? De manière quelque peu triviale, la première baisse des coûts de production concerne le coût du travail. Les différentiels des coûts salariaux sont favorables aux fournisseurs, à pays donné, traduisant le poids historique des syndicats ainsi qu’une ancienneté moyenne des salariés supérieure chez les constructeurs [ILO, 2005]. Les tâches étant plus intenses en travail dans les phases amont, transférer des charges de production vers les fournisseurs entraîne une réduction de la masse salariale globale dépensée le long de la chaîne de valeur. Toutefois, cet argument n’est pas nouveau et comment expliquer que le passage à la modularité accroisse sensiblement ce motif d’économies de coût ? O. Williamson [1985] avance que le différentiel de coûts de production est généralement favorable à l’externalisation car les fournisseurs agrègent les demandes individuelles et, donc, accroissent les échelles de production. Cet argument est repris par la littérature sur la modularité auquel s’ajoute plus explicitement une argumentation en termes d’économies de variété dans la mesure où les modules sont conceptuellement des macrocomposants. La co-réalisation par une même entreprise des composants X et Y devrait être inférieure à la production séparée de X et Y car l’entreprise peut optimiser les processus de conception et de production des deux éléments. Si les arguments sont classiques, sont-ils indiscutables dans le cas d’une production imparfaitement modulaire ? On peut tout d’abord s’interroger sur l’ampleur des économies d’échelle. En effet, la déclinaison de la modularité dans l’automobile s’est traduite par une idiosyncrasie des modules. Chaque module majeur est associé à un modèle particulier de véhicule. Certes, ceci est inexact pour les moteurs mais leur production n’a pas été externalisée et demeure (pour l’instant) parmi les activités que les constructeurs estiment foncières (on peut noter que dans l’aéronautique, ce n’est pas le cas et que d’ores et déjà, les constructeurs se vendent mutuellement certains types de moteurs). À cette exception près donc, les modules sont conçus et produits pour un modèle spécifique ce qui réduit d’autant les opportunités d’économies d’échelle. Le problème est renforcé par le fait que la chaîne de valeur fonctionne selon des principes de flux synchrones : les modules qui sont volumineux et fragiles sont livrés en temps réel sur les chaînes d’assemblage des constructeurs et selon un cadençage très précis. Cette contrainte logistique a trouvé sa réso-

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lution dans l’instauration de parcs fournisseurs : les fournisseurs installent des ateliers d’assemblage terminal des modules à proximité immédiate des usines des constructeurs [Larsson, 2002]. Une telle solution pose néanmoins deux problèmes : d’une part, elle conduit à dupliquer les capacités de production en de multiples sites de petite taille, d’autre part, elle pose un problème de spécificité de site accroissant les risques – bilatéraux – d’opportunisme [Frigant, Lung, 2002]. Les coûts de production et les coûts de transaction se trouvent accrus par ce schéma spatio-organisationnel. Pour lutter contre ces problèmes, les fournisseurs cherchent à construire des plateformes modulaires partagées qu’on dénommera méso-composants pour les distinguer des modules finals qui sont des macrocomposants [Frigant, Layan, 2009]. Ces méso-composants doivent permettre de restaurer les économies d’échelle car ils sont susceptibles d’être partagés entre plusieurs constructeurs (dans l’essentiel des cas entre différents modèles d’un même constructeur). C’est également par ce biais que doivent être générées des économies de variété que ce soit en production ou en conception. L’enjeu est de concevoir des plateformes qui réutilisent un maximum de composants déjà développés (économies de substitution) et intègrent des composants produits en masse dans des usines spécialisées. Selon cette logique, on s’attend à ce qu’effectivement les économies de variétés soient importantes. Il faut cependant considérer l’aspect organisationnel et considérer la manière dont les fournisseurs se structurent organisationnellement. Les fournisseurs automobiles sont des firmes qui préexistent au passage à la modularité, contrairement par exemple à l’informatique où la modularité est antérieure à la création des fournisseurs : ceux-ci sont l’expression d’opportunités marchandes saisies [Baldwin, Clark, 2000]. Dans l’automobile, il faut prendre en compte la trajectoire d’une industrie qui est déjà structurée au moment où s’effectue le passage à la modularité. Ce sont des firmes déjà en place qui glissent vers la modularité. Le plus souvent de grandes organisations fortement internationalisées et structurées selon des divisions fonctionnelles qui n’avaient pas été pensées en termes de modules mais d’offres composants. Les analyses empiriques montrent combien il est difficile de transformer l’organisation et de mettre en place une nouvelle matrice organisationnelle qui soit orientée vers une approche module du marché tout en continuant à fabriquer des composants (pour les constructeurs non modulaires et pour le marché de la pièce de rechange) et, qui plus est, des modules dont les architectures diffèrent selon les constructeurs [Fourcade, Midler, 2004 ; Fourcade, Midler, 2005 ; Belzowski et alii, 2006]. De facto, l’incertitude, les coûts de gouvernance et les coûts de réorganisation/restructuration sont élevés, ce qui limitent les économies de coûts attendues. Nous pourrions supposer qu’il s’agit d’une phase transitoire au terme de laquelle les fournisseurs disposeront d’une structure organisationnelle efficace pour répondre à la demande exprimée. Toutefois, ceci heurte de front l’hypothèse que nous avancions plus haut : les designs des modules sont

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durablement amenés à être redéfinis (section 1). L’instabilité des architectures détaillées des modules implique que le processus de réorganisation interne chez les équipementiers sera durable, sinon permanent. Il l’est au niveau strictement organisationnel, il l’est également au niveau de l’appareil productif. Un avantage de l’externalisation dans les industries informatique et électronique est d’accroître la division internationale du processus productif (DIPP). Les propriétés cognitives de la modularité, l’augmentation de la taille des marchés des composants et la faiblesse des coûts logistiques ont permis aux fournisseurs de modules de fragmenter leur processus de production et d’implanter des établissements de production exploitant les avantages absolus de localisation [Berger, 2006 ; Ernst, 2002]. Toutefois, dans l’automobile, les contraintes logistiques et cognitives rendent l’exploitation de cette fragmentation délicate [Frigant, 2007] d’autant plus que l’instabilité des caractéristiques des modules empêche l’établissement d’un schéma spatio-organisationnel stable et efficace. Les fournisseurs automobiles cherchent à construire un maillage mondial de sites de production et de RD qui répond de manière la plus efficace possible aux contraintes centrifuges et centripètes qui s’exercent avec leurs clients d’une part, et permet d’exploiter les avantages de localisation d’autre part [Frigant, Layan, 2009]. La poursuite de cet objectif se traduit par une multiplication des opérations de restructurations industrielles : fermeture/cession, ouverture/rachat de sites ; spécialisation, transfert de production. Autant d’opérations qui grèvent le montant global des coûts de production, du moins à court terme, en espérant qu’à moyen terme, des économies soient générées. Or, la réalisation de cette dernière hypothèse suppose (simultanément) : 1) que les spécialisations des sites décidées aujourd’hui correspondront bien aux futurs modules vendus ; 2) que les lieux de production des constructeurs automobiles seront euxmêmes stables ; 3) que le portefeuille client restera identique ; 4) que de nouveaux entrants ne viendront pas déstabiliser la structure industrielle. Quatre conditions nécessaires à la construction d’un schéma spatioorganisationnel optimal qui semblent très délicates à vérifier dans le temps.

CONCLUSION Les constructeurs automobiles – comme d’autres industries d’assemblage (que l’on pense aux avionneurs) – ont singulièrement accru leur degré d’externalisation ces dernières années. Ces stratégies de recentrage souvent légitimées par des notions de flexibilité (réactive et d’initiative), d’amélioration de la qualité, de réduction des coûts globaux de conception et de

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production… semblent puiser une partie de leur fondement dans le développement de la modularité. Malgré la difficulté de transférer cette notion à un produit aussi complexe, constructeurs et fournisseurs convergent en stratégie pour modulariser l’automobile. L’enjeu de cet article était de porter un regard critique sur la stratégie d’externalisation adoptée par la plupart des constructeurs, en particulier en Europe et en Amérique du Nord. Alors que la littérature sur la modularité souligne le potentiel économique du couple architecture modulaire/externalisation, les secteurs considérés dans les analyses empiriques relèvent essentiellement d’une modularité pure telle qu’avait pu la définir K. Ulrich. Or, l’automobile s’inscrit durablement dans le cadre d’une modularité impure. Dans ce contexte, ce travail de synthèse sur la littérature empirique du fonctionnement des relations interfirmes dans l’automobile montre que des limites cognitives et stratégiques mettent en danger l’intégrité future des constructeurs qui s’engagent dans un modèle organisationnel fondé sur une externalisation massive et un recentrage exacerbé de leur frontière. Et ce, alors qu’on peut s’interroger sur l’ampleur d’une baisse des coûts globaux de production le long de la chaîne. Dans notre lecture de l’externalisation, ce que nous entendons souligner c’est que des tensions et contradictions internes existent. Or, certains problèmes identifiés ne produiront leurs effets qu’à moyen-long terme. Par exemple, la discussion sur la réalité ou l’ampleur de la baisse des coûts de production est partiellement occultée par le comportement même des fournisseurs qui ont réduit, pour la plupart d’entre eux, drastiquement leur marge. Si à court terme cette stratégie est possible, elle s’est traduite par un déclin significatif de la rentabilité moyenne de ces firmes et plusieurs grands noms du secteur connaissent d’importantes difficultés financières [Frigant, 2008]. Comment penser que ce comportement de réduction des marges soit viable ? Comment espérer que les fournisseurs puissent maintenir un niveau élevé de dépenses de RD et s’inscrire dans la logique modulaire qui réclame des investissements matériels et immatériels croissants ? Certes, les constructeurs peuvent percevoir une partie des problèmes évoqués mais leur degré de perception diffère singulièrement. Ainsi, T. Fujimoto [1999] et A. Takeishi et T. Fujimoto [2003] montrent qu’un constructeur comme Toyota s’appuie sur un modèle de croissance où le passage à la modularité se fait très progressivement tant sur les plans technologiques qu’organisationnels. Le constructeur prend soin de maîtriser en interne l’essentiel des connaissances sur l’architecture globale et les architectures détaillées des modules. L’externalisation se comprend bien souvent au sens de déléguer une partie de la conception à ses propres filiales équipementières qui constituent encore aujourd’hui ses principaux fournisseurs. De fait, Toyota illustre une stratégie de quasi-intégration verticale qui a fait ses preuves dans le passé et peut s’avérer redoutable à l’avenir si les limites

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développées dans ces pages se révèlent pertinentes et si elles ne sont pas suffisamment intégrées dans les stratégies des constructeurs occidentaux.

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Externalisation et coordination stratégique des relations de sous-traitance : le cas d’Airbus

Frédéric Mazaud et Marie Lagasse

Avec l’autorisation d’Airbus qui n’entend ni approuver ni désapprouver les opinions émises dans cet article, ces opinions devant être considérées comme propres à leurs auteurs.

INTRODUCTION Depuis la fin des années 1990, les grandes firmes opèrent, sous l’influence de la financiarisation, de la mondialisation et des mutations technologiques1 un triple mouvement stratégique caractérisé par trois phénomènes interconnectés : le « refocusing » (recentrage) sur leur cœur de métier, l’« outsourcing » (externalisation) et l’« offshoring » (délocalisation). Ce mouvement s’inscrit dans le cadre de l’entreprise étendue puisqu’il impacte à la fois la firme et son réseau de sous-traitance. Il en résulte une complexification des stratégies industrielles puisqu’il s’agit désormais d’opérer des choix à la fois technologiques (quelle connaissance, quelle technologie développer ?), productifs et organisationnels (comment organiser et coordonner son réseau de sous-traitance ?). Dans un contexte de concurrence exacerbée et mondialisée, Airbus est aujourd’hui au carrefour de ces enjeux stratégiques majeurs comme en témoigne le plan Power 8. Or, comment caractériser le mouvement actuel d’externalisation chez Airbus et son impact sur les relations et la structuration des fournisseurs de premier rang ? Airbus doit s’adapter à la fois à des contraintes externes (notamment à l’environnement concurrentiel) et internes (restructuration industrielle). 1. Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication compris.

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Elles sont déterminées par la nature même du marché aéronautique, et par son intégration accrue au groupe EADS2. Elles rejaillissent indirectement sur l’ensemble des sous-traitants du secteur, forcés de s’adapter aux mutations organisationnelles impulsées par l’avionneur. Dans cette perspective, nous soulignerons l’influence de la stratégie d’externalisation d’Airbus sur la réorganisation et la coordination des relations de sous-traitance. Pour cela, nous envisagerons préalablement, ce que sont le recentrage/externalisation d’un point de vue théorique, puis nous analyserons l’organisation d’Airbus et les motivations du plan Power 8. Dans un troisième temps nous mettrons en évidence ses effets sur les transformations des modes de coordination entre Airbus et ses sous-traitants.

RECENTRAGE ET EXTERNALISATION : DEUX MOUVEMENTS EN PLEIN ESSOR

Au-delà de la possession des outils de production, Airbus souhaite contrôler ses processus organisationnels clés et ses relations de soustraitance afin d’être plus efficace. Aussi le recentrage sur le cœur de compétence et l’externalisation deviennent-ils deux problématiques grandissantes.

Le recentrage : définitions et motivations Le recentrage est « une focalisation de l’entreprise sur son (ses) métier(s) de base » [Boyer, 1997, p. 2809]. Ce phénomène est souvent décrit comme le mouvement stratégique majeur des années 1980-1990. Les firmes opèrent un recentrage à deux niveaux distincts. D’une part, un recentrage sur leur métier, c’est-à-dire une focalisation sur quelques maillons de la chaîne des valeurs en termes de conception, fabrication, commercialisation et distribution. D’autre part, un recentrage sur leur mission, c’est-à-dire une focalisation sur les activités jugées indispensables à la satisfaction des besoins et attentes des clients. Selon Bastch [2002, p. 11], le recentrage n’est pas qu’un simple « resserrement de l’éventail d’activités » puisqu’il « ressort d’avantage d’une recherche de cohérence que d’une stricte spécialisation ». C’est pourquoi, durant la période 1986-1992, « en France, le phénomène de recentrage se traduit globalement par un phénomène de rééquilibrage de l’importance relative des différentes activités exercées plutôt que par une spécialisation dans une activité » [Perdreau, 1998, p. 154].

2. L’acronyme EADS signifie European Aeronautic Defence and Space Company.

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Aujourd’hui, les raisons du recentrage dépassent effectivement la volonté de spécialisation, de concentration ou de mutation des activités [Paulré, 2000] et sont de trois ordres : – de nature organisationnelle : externalisation des activités les moins rentables ; – de nature productive : focalisation sur le cœur de métier constituant les compétences clés des firmes (leurs savoir-faire fondamentaux), considérées comme des connaissances [Colletis, Levet, 1997] ; – de nature financière : souci permanent de valorisation des intérêts actionnariaux et recherche de rentabilité. Le recentrage (tout comme l’externalisation) est avant tout motivé par cette dernière raison, à savoir des considérations financières. Batsch [2002] insiste sur la dimension financière du recentrage dont il analyse les contraintes : « sélection des investissements dans un univers concurrentiel mondialisé, rentabilisation du capital employé, captation de la rente pour des investisseurs exigeants, respect des prérogatives des gérants de portefeuille dans la tâche de diversification des risques » [Batsch, 2002, p. 2]. L’externalisation apparaît comme un phénomène simultané au recentrage sur les métiers/activités, fonctions et compétences ou sous-ensembles stratégiques et non stratégiques. La primauté donnée aujourd’hui à la compétence caractérise de nouvelles formes d’externalisation [Leiblein, Reuer et Dalsace, 2002].

Analyse et formes de l’externalisation L’externalisation « résulte de la décision d’acheter à l’extérieur des produits ou des services qui étaient préalablement réalisés en interne » [Johnson et al., 2005, p. 512]. Les activités traditionnellement externalisées étaient les activités à faible valeur ajoutée. Le mouvement atteint désormais des activités clés comme les achats, la production, la R&D, etc. Un changement qualitatif s’opère donc et constitue un enjeu. Il en est de même chez Airbus compte tenu des objectifs ambitieux mais nécessaires auxquels l’avionneur est contraint. Les mutations des rapports entre l’entreprise Airbus et ses fournisseurs dues au mouvement croissant de l’externalisation (« outsourcing ») sont en pleine expansion et formalisées par le plan Power 8. Parmi les formes de l’externalisation, on peut recenser tout d’abord, l’externalisation d’efficience fondée sur la recherche d’une plus grande efficience économique avec des économies d’échelle et des économies de « gamme ». Par conséquent la décision peut être revue à tout moment, si l’équation coûts/bénéfices évolue. Il peut s’agir soit de ré-internaliser l’activité, soit de faire appel à tout instant à un nouveau partenaire. Néanmoins, « il n’y a jamais de véritable retour en arrière possible […]. La réduction

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d’activités ne consiste pas à revenir sur le métier de base car celui-ci a évolué » [Paulré, 2000, p. 42]. Une deuxième forme d’externalisation est l’externalisation de recentrage qui est la focalisation de l’ensemble des ressources de l’entreprise sur un petit nombre de « savoir-faire clés ». À la différence de l’externalisation d’efficience, elle permet d’optimiser l’allocation des ressources en termes de capitaux et d’attention managériale. Enfin, l’externalisation d’apprentissage (troisième forme) consiste à acquérir de nouvelles compétences (apprendre à apprendre). L’idée est de travailler avec des fournisseurs afin de multiplier les sources d’apprentissage. Les entreprises savent depuis longtemps qu’elles peuvent et doivent apprendre de leurs clients et/ou des fournisseurs en particulier dans les domaines innovants. Cette troisième forme déplace la problématique traditionnelle de l’externalisation. Le « quoi externaliser ? », question clé dans la logique du recentrage des activités, fait place ici au « pourquoi et comment externaliser ». Il ne s’agit plus tant de savoir s’il faut ou non externaliser que de se poser la question de la manière dont l’externalisation doit s’effectuer. Quel est le degré d’externalisation « optimal » pour une activité donnée ? Baudry [2003] considère que durant les années 1980 et 1990, les grandes firmes ont choisi de se désintégrer verticalement, en optant pour une stratégie d’externalisation structurelle et redéfinissant au mieux leur cœur de compétence. L’auteur met en évidence trois principaux facteurs correspondant aux avantages de l’externalisation et de la désintégration verticale. L’externalisation permet un transfert des risques de surcoût du client au fournisseur, une diminution des coûts (économies d’échelle et économies salariales) et enfin l’obtention d’avantages liés à la division verticale du travail interfirmes et à la spécialisation des fournisseurs. Des limites existent néanmoins. Les risques entourant l’acte d’externaliser sont principalement liés à l’incertitude de la transaction et à l’incomplétude des contrats. En effet, « l’unité externalisée peut, à terme, pour assurer sa sécurité, son indépendance, sa rentabilité, décider de ne plus considérer son organisation d’origine comme un client privilégié auquel, par exemple, sont dues des prestations spécifiques. Plus, elle peut fournir des prestations à des concurrents directs ou même devenir un concurrent » [Brousseau, 1997, p. 10]. Un autre risque résultant de l’externalisation concerne les bénéfices absorbés en partie par les unités externalisées, qu’ils soient financiers ou intangibles tels que les compétences. L’un des derniers risques de l’externalisation est la perte de protection et la valorisation des investissements spécifiques. Ce dernier danger semble peu probable car « malgré l’externalisation croissante des composants, comme le montre l’étude de Prencipe, les avionneurs maintiennent une

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large gamme de capacités technologiques en interne et l’étendue de ces capacités augmente au cours du temps » [Dosi, Hobday, Marengo et Prencipe, 2005, p. 100]. Finalement, les avantages et inconvénients de ce phénomène peuvent être résumés par la théorie des coûts de transaction, pour qui l’externalisation n’est pas par essence une « bonne » ou une « mauvaise » pratique managériale. Le risque de « misfit » (non-alignement) existe des deux côtés ; soit l’entreprise décide d’externaliser alors que les conditions étaient plutôt réunies pour réaliser l’activité en interne, soit elle conserve l’activité en interne, alors que le recours au marché via l’externalisation semblait plus indiqué. Dès lors, avoir une stratégie trop prudente vis-à-vis de l’externalisation n’a pas d’impact sur la performance de l’entreprise. En revanche, avoir un recours à l’externalisation dans des cas où le maintien de l’activité au sein de l’entreprise est théoriquement indiqué pénalise la performance technologique de façon significative.

LE PLAN POWER 8, UN EXEMPLE CONCRET DES DEUX PHÉNOMÈNES CONCOMITANTS : RECENTRAGE ET EXTERNALISATION Le recentrage et l’externalisation dans le secteur aéronautique sont au cœur des stratégies actuelles. Airbus s’est, lui-même, doté d’un projet (Power 8) dans lequel la restructuration de son organisation industrielle et productive constitue un élément crucial. C’est pourquoi, en partant de la présentation de son organisation, nous verrons les raisons qui ont mené l’avionneur au plan Power 8. Dans un second temps, nous en analyserons le contenu.

L’évolution organisationnelle d’Airbus et les motivations du plan Power 8 Au milieu des années 1990, Airbus s’est recentré sur son métier d’avionneur, la conception générale, le cockpit, l’avionique, les mâts réacteur, l’assemblage final, la certification, etc., en externalisant l’ensemble des activités jugées peu stratégiques. Afin de faire face au manque de cohérence et d’efficacité de sa politique de sous-traitance, Airbus choisit de rationaliser ses achats, l’objectif étant une forte diminution de ses sous-traitants directs. Ce mouvement concourut à la mise en place d’une architecture industrielle pyramidale, avec le développement d’une « sous-traitance globale » consistant à confier aux fournisseurs de premier rang le financement, le développement, la réalisation et la responsabilité de sous-ensembles complets, à charge pour eux d’organiser leur propre sous-traitance. Dès 1995, des démarches transversales de progrès : CAP (Croissance et Adaptation par les Processus) et CAP 2001 furent mises en œuvre, avec

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pour objectif une réduction des coûts d’approvisionnement. Elles se sont poursuivies par la suite avec le programme Route 06. Cette rationalisation accompagne d’autres motifs expliquant l’émergence du plan Power 8. Tout d’abord, des raisons économiques expliquent ce plan telles que l’internationalisation des échanges, l’interdépendance des stratégies, l’intensification de la concurrence, la complexification des technologies employées, le taux de croissance économique (qui peut freiner la captation des clients à un nouvel avion), ou encore le taux de change Euro Dollar (défavorable à la compétitivité d’Airbus). Ensuite, des raisons financières apparaissent. Historiquement, l’externalisation était liée à l’évolution du produit avion et aux mutations technologiques. Ce phénomène, aujourd’hui d’origine financière, s’accompagne d’une meilleure compréhension du « core business » de l’entreprise. Les marchés externes de capitaux occupent une place prépondérante. « La baisse du coût des transactions sur les marchés financiers a facilité le recours des entreprises aux marchés et a libéré les transactions des investisseurs. » [Batsch, 2002, p. 15]. Par ailleurs, le degré de cohérence des entreprises est associé à un meilleur niveau de performance boursière. Le lien entre finance et industrie est envisagé par plusieurs auteurs dont Chesnais [2004]. Ce dernier considère qu’un des traits les plus originaux de la « contre-révolution sociale contemporaine » pourrait être la façon dont la finance aurait réussi à loger « l’extériorité à la production » au cœur même des groupes industriels. Toutefois d’autres auteurs [Colletis et al., 2007, p. 46] estiment que « le processus de financiarisation des firmes émane des marchés financiers et des firmes elles-mêmes ». Des raisons d’organisation industrielle fondent l’émergence de ce plan. L’un des axes majeurs de Power 8 est une meilleure intégration de l’organisation industrielle caractérisée par une quadruple division du travail. Tout d’abord, il est recherché une mise en cohérence internationale et européenne des « business units » d’Airbus et d’EADS. Il existe ensuite une répartition nationale de la charge productive entre les sites internes de l’avionneur. Puis, il s’opère une décomposition des tâches au sein même d’Airbus Toulouse. Enfin, apparaît une division du travail entre Airbus et son réseau de fournisseurs. Une dimension supplémentaire, plus transversale, explique l’émergence de ce plan. L’environnement concurrentiel s’intensifie et renforce l’exigence de performance des deux constructeurs aéronautiques majeurs : Boeing et Airbus. Enfin, la perspective historique ne peut être ignorée. Ce plan s’inscrit dans un continuum de routines et de sentiers de dépendance. D’après la théorie évolutionniste, la firme évolue le long d’une trajectoire dictée par l’accumulation dynamique d’actifs spécifiques au cœur de compétences de la firme.

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C’est bien la conjugaison de ces divers motifs qui explique le pourquoi de cette restructuration. Pour reprendre la typologie historique des formes de recentrage de Batsch, si le plan Power 8 est un recentrage offensif, il n’en demeure pas moins un recentrage financier fondé « sur la recherche de la performance actionnariale (création de valeur, gouvernance des dirigeants) dans un environnement doublement marqué par la croissance de la taille des marchés (mondialisation) et par une contrainte de concentration des capitaux investis sur des cibles privilégiées » [Batsch, 2002, p. 18].

Le contenu du plan Power 8 Ce nouveau projet a conduit Airbus à entamer une réflexion sur son cœur de compétences. Power 8 peut être envisagé comme la formalisation concrète de la stratégie de recentrage d’Airbus. En ce qui concerne le « core business », un travail en deux temps a été effectué. Dans un premier temps, des critères clés de définition des activités appartenant au « cœur de métier » de l’avionneur ont été identifiés. Ceux-ci constituent l’outillage permettant d’aboutir à un recentrage des activités. Ces critères sont l’intégrité et la sécurité de l’avion, la différenciation technologique et commerciale, la complexité des technologies, l’architecture cabine et intégration dans l’avion, l’opérabilité (« operability ») et fiabilité, la maturité à l’entrée en service, la compétitivité des coûts et la valeur ajoutée pour Airbus. De même, les activités d’intégration font partie du « cœur de métier ». Ce sont l’architecture avion et cabine, l’intégration de domaine, les essais et les chaînes d’assemblage final. Dans un second temps, une décomposition entre activités engineering et activités industrielles a été pensée. Les activités engineering critiques sont considérées comme cœur de métier telles que les activités conception non spécifique et spécifique associées à la pointe avant (cockpit, train avant, baie électronique), le tronçon central et arrière, la voilure, le système de propulsion, l’intégration de la cabine dans le fuselage et l’intégration systèmes. On peut ici s’interroger sur l’absence étonnante des systèmes embarqués depuis longtemps considérés comme le « cœur du cœur » puisqu’ils sont au centre d’enjeux techniques et économiques importants. Les activités industrielles telles que l’assemblage, installation, équipement et customisation du fuselage, de l’« Horizontal Tail Plane » et du « Vertical Tail Plane », de la voilure, du mât et de la cabine font également partie du cœur de métier d’Airbus. Cette réduction d’activités conduit à privilégier un nombre restreint de pôles stratégiques ou la valorisation d’un des métiers de base de l’entreprise. Cette transformation peut conduire à une situation extrême de « pure player ». Ceci semble être le cas d’Airbus avec son rôle d’avionneurd’architecte intégrateur.

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Outre la perspective financière, le plan Power 8 amène Airbus à définir sa politique industrielle de manière plus précise et à modifier substantiellement sa stratégie d’achat. Cette mutation stratégique s’est opérée en amont comme en aval c’est-à-dire sur « le quoi et comment acheter » et sur « le pourquoi et comment travailler différemment » avec les fournisseurs de premier rang. Ces deux perspectives sont mises en pratique au sein d’Airbus. D’une part, sur « le comment et quoi acheter », on assiste à la mise en place d’une nouvelle politique système chez Airbus nommée « New System Policy ». Elle a pour objet une implication et une responsabilisation plus importantes des fournisseurs de systèmes embarqués. D’autre part, sur « le comment travailler différemment » avec les fournisseurs, il existe une réflexion menée conjointement avec ces derniers, projet appelé « Supplier Council ». Il vise à poser les bases d’une nouvelle façon de travailler avec les fournisseurs de premier rang. La finalité est une plus grande coopération fondée sur une approche partenariale et une optimisation des relations. La formalisation et la mise en œuvre concrète du plan Power 8 impliquent un repositionnement du périmètre d’activité d’Airbus. Les frontières de la firme s’en trouvent alors modifiées. Si l’on reprend l’analyse de Hobday [2000, p. 874-875] relative au « Project-Based Organisation », « le projet est le mécanisme de coordination et d’intégration des principales fonctions de la firme (production, R&D, engineering, marketing, personnel et finance) […], la connaissance, les capacités et les ressources de la firme sont construites au travers de l’exécution de projets majeurs ». Dans cette perspective, le plan Power 8 apparaît comme le mécanisme qui détermine les frontières de l’organisation et non l’inverse. Une des conséquences majeures résultant de ce projet, est un impact sur les relations entre Airbus et ses fournisseurs.

CONSÉQUENCES ORGANISATIONNELLES SUR LA STRUCTURATION DES MODES DE COORDINATION ENTRE AIRBUS ET SES FOURNISSEURS Le plan de restructuration Power 8 et la mise en œuvre par Airbus d’une nouvelle stratégie industrielle fondée sur le recentrage et l’externalisation supposent des rapports différents aux fournisseurs. Airbus opère une dualité des modes de coordination des relations verticales. Nous étayerons notre propos par l’exemple des projets « Nouvelle Politique Système » et « Supplier Council ».

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L’émergence d’une dualité des modes de coordination implémentée par Airbus La coordination des relations de sous-traitance est intrinsèque à la logique organisationnelle. La recherche d’une efficience industrielle au sein d’une firme telle qu’Airbus conduit à une gestion duale de ses fournisseurs. Une dualité des modes de coordination des relations verticales. – Venkatesan [1992] considère qu’il existe une différence stratégique entre les segments d’un même produit, selon leurs apports respectifs à la compétitivité de la firme. Les sous-systèmes les plus stratégiques sont des entrants à forte valeur ajoutée se rapportant au cœur de compétence de la firme vendeuse. Ils peuvent être utiles à la différenciation du produit final [Dyer, Cho et Chu, 1998] et influencent directement les principaux attributs (y compris le coût) du produit fini. Les sous-systèmes non stratégiques développent essentiellement une technologie mature. Ce sont des entrants relativement standard. Leur conception spécialisée ne présente pas de caractère véritablement différenciant pour le produit final. Le degré stratégique des sous-ensembles sous-traités va alors influer sur la politique fournisseurs, c’est-à-dire sur le besoin de coordination entre l’acheteur et le vendeur. En vertu de l’opposition entre modèle japonais et américain [Clark, 1989 ; Dyer, Cho et Chu, 1998], nous distinguons deux grands types de relations aux fournisseurs. D’une part, l’approche traditionnelle, dite « Arm’s Length », ayant prévalu jusqu’à la fin des années 1980, donne une priorité absolue aux coûts. L’architecte pilote les opérations, dans une optique de rapport de force, en conservant la maîtrise technique du produit et en se donnant les moyens de remettre en cause le choix des fournisseurs (approvisionnement multisources), en fonction des prix qu’ils pratiquent. L’architecte agit en véritable donneur d’ordres, en standardisant au maximum les interfaces pour flexibiliser son réseau de sous-traitants et réduire ses coûts. Un cahier des charges techniques souvent très précis est requis. D’autre part, depuis la fin des années 1980, le recentrage des firmes sur leur cœur de compétences et la désintégration verticale des activités, ont permis le développement des alliances stratégiques [Jarillo, 1988 ; Imai et Baba, 1989]. En effet, pour les segments les plus stratégiques, des partenariats (quasi-hiérarchies) ont été mis en place. Le prix n’est donc plus un critère décisif, il est supplanté par le coût total d’acquisition, incluant l’ensemble des coûts induits par l’approvisionnement (coût, qualité, délais, service après-vente, support, logistique, dysfonctionnements) [Dyer, Cho et Chu, 1998]. Cette approche emprunte la voie de l’analyse dite « Systems Integration ». La dualité des modes de coordination prend sens dans la relation aux fournisseurs de premier rang. En pratique, cette distinction des modes de

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coordination n’est pas évidente : la firme en tête de réseau joue un rôle de donneur d’ordres lorsqu’elle délègue des sous-ensembles peu stratégiques et/ou un rôle d’intégrateur lorsqu’elle délègue des sous-ensembles stratégiques. L’intégrateur s’adresse à des fournisseurs de premier rang qui maîtrisent une compétence stratégique pour la réalisation d’ensembles complets. Ces derniers sont qualifiés de firmes pivots [Mazaud, 2006] car ils jouent un rôle de charnière entre l’intégrateur (Airbus) et leurs propres sous-traitants. Une gestion duale des fournisseurs3 d’Airbus. – L’histoire particulière d’Airbus conduit cette société à conserver en interne les compétences les plus stratégiques [Ravix, 2000], par exemple et de manière non exhaustive la voilure, les systèmes embarqués, les calculateurs de commande de vol, l’avionique, etc., véritables domaines réservés (« core business »). Le plan Power 8 prévoit que plus de 50 % de la production du futur A350XWB soit externalisée. L’avionneur s’adressera à environ une dizaine de fournisseurs globaux de premier rang, assurant le développement, le financement et la réalisation d’ensembles complets (« Workpackages »). Ces fournisseurs de premier rang sont nommés les « Risk Sharing Partners ». Dans l’ensemble, une segmentation stratégique de ses achats conduit Airbus à opérer une véritable segmentation de ses fournisseurs [Zuliani, Jalabert, 2005], et ce pour la plupart des programmes avions qu’ils soient en série ou en développement. Les fournisseurs les moins stratégiques, ceux dont les compétences ne sont pas en lien direct avec le « core business » d’Airbus, n’apportent pas de réelle valeur ajoutée au produit fini. Airbus agit avec eux comme un donneur d’ordres, spécifiant de façon précise les interfaces. L’avionneur ne laisse que très peu de marge de manœuvre à ces sous-traitants, sélectionnés principalement selon un critère de coût. Ils sont d’ailleurs régulièrement mis en concurrence par un système de « benchmarking ». Les fournisseurs les plus stratégiques réalisent des sous-ensembles stratégiques dans le sens où ils apportent une forte valeur ajoutée au produit d’ensemble. Le degré stratégique dépend de la « criticité » (en termes de technicité, sécurité et performance) des équipements et systèmes délégués. Il s’agit par exemple des systèmes d’avionique réalisés par Thalès Avionics ou Rockwell Collins, des équipements sensibles (aérostructures ou équipements mécaniques) tels que des parties de fuselage fournies par Latécoère, ou encore des systèmes de conditionnement d’air réalisés par Liebherr Aerospace. En raison de leur maîtrise d’une compétence stratégique, ces « Risk Sharing Partners » peuvent être qualifiés de firmes pivots. Le mode de coordination développé par l’avionneur avec celles-ci est de type 3. Le terme de fournisseur est ici employé en son sens générique et qualifie indistinctement l’ensemble des sous-traitants d’Airbus.

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« Systems Integration », c’est-à-dire fondé sur la recherche d’une complémentarité de compétences.

Les impacts de Power 8 sur la manière dont Airbus travaille avec ses fournisseurs Depuis la fin des années 1980, notamment dans les industries automobiles et aéronautiques, le recentrage des firmes sur leur cœur de compétence et la désintégration verticale des activités, ont conduit au développement de partenariats d’impartition [Imai et Baba, 1989, Prencipe, 2005]. Nous pouvons parler de partenariat de conception. La « New System Policy » (Nouvelle Politique Système) et le projet « Supplier Council » illustrent parfaitement ce partenariat de conception qui se définit comme « une véritable collaboration stratégique… Plutôt que d’imposer un cahier des charges détaillé, le maître d’œuvre [en l’occurrence ici Airbus] précise les spécifications fonctionnelles du produit et collabore avec le fournisseur pour effectuer les développements nécessaires et mettre en place les moyens de production » [Garette et Dussauge, 1995, p. 147]. Ces fournisseurs possèdent une véritable compétence technique (savoir-faire) et technologique (connaissances). Le renforcement de la collaboration avec les principaux fournisseurs, se formalise par des objectifs fixés par le Comité des fournisseurs, le réseau des approvisionnements d’EADS (« EADS Procurement Network »), et le département Procurement d’Airbus. Ces trois entités « cherchent à améliorer l’efficience de la chaîne d’approvisionnement, à garantir la cohérence des principaux éléments de la stratégie d’approvisionnement d’EADS et à optimiser le partage des meilleures pratiques » [EADS Panorama, 2006]4. Le projet « Supplier Council ». – Le projet « Supplier Council » a un objectif unique qui est de diminuer le coût du cycle de vie de l’avion et de la supply chain et ce pour le bénéfice de tous, à savoir Airbus, ses clients et ses fournisseurs de systèmes et équipements embarqués. Il correspond à la formalisation concrète de la volonté d’Airbus de travailler différemment et mieux avec ses fournisseurs. Il s’agit notamment de renforcer les liens avec les firmes pivots au sein d’une entreprise étendue, c’est-à-dire, selon Naulleau et Guth [2000], un groupe d’entreprises connectées stratégiquement et liées économiquement à différents stades de la chaîne de valeur d’une activité donnée grâce à des systèmes avancés d’information et de logistique. « Supplier Council » comporte six projets, tous orientés vers le futur et la performance économique : l’amélioration des activités de support et des coûts totaux des produits, la définition des règles du jeu pour une implica4. Voir : http://www.eads.net/xml/content/OF00000000400005/4/38/41626384.pdf

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tion et un travail en équipe intégrée, la réduction de la documentation contractuelle, l’amélioration par simplification et harmonisation des procédures de modifications techniques des produits et le « Joint Procurement » et approvisionnement « sourcing » dans les pays « low-cost », l’amélioration globale de la chaîne d’approvisionnement et des risques de management en favorisant une meilleure performance des fournisseurs de second rang communs. Parallèlement à ces projets majeurs, des « workshops » ont été réalisés à l’initiative d’Airbus. Ils ont notamment pour thématique le partage des bénéfices et un nouveau « business model ». La « Nouvelle Politique Système » ou « New System Policy ». – Une « Nouvelle Politique Système » dénommée « New System Policy » est en cours de mise en œuvre parallèlement au « Supplier Council ». Cette politique s’inscrit dans un contexte de limites de charge de travail en termes de capacité opérationnelle et industrielle. Ses buts sont de lancer et d’assumer simultanément le développement de plusieurs programmes avions de manière performante, de répondre aux besoins des clients finaux, de répondre aux concurrents. Les missions de la « New System Policy » sont aussi de proposer un produit-valeur et une valeur associée à un produit, d’impliquer la chaîne des fournisseurs et la chaîne d’approvisionnement, en s’appuyant notamment sur les firmes pivots. La Nouvelle Politique Système est une redéfinition de la stratégie systèmes d’Airbus autour des compétences et capacités clés de l’entreprise. Cette politique peut se résumer en deux termes, « wider & earlier », c’est-à-dire plus large (une approche en terme de packages de systèmes plus conséquents, et surtout plus cohérents et intégrés) et plus tôt (implication plus en amont afin de raccourcir le processus de sélection, travailler conjointement, collaborer dans la co-spécification des exigences techniques). De ces deux projets, il en résulte l’expression de « Risk Sharing Partners » pour qualifier les firmes pivots, c’est-à-dire les fournisseurs de premier rang qui travaillent en étroite collaboration avec Airbus dans une démarche partenariale. Ces firmes pivots ou « Risk Sharing Partners » partagent les bénéfices mais aussi les risques financiers liés aux programmes avions tout en absorbant une part plus ou moins substantielle des coûts de développement appelés « Non Recurring Cost ». Les « Risk Sharing Partners » sont censés avoir un comportement de co-entrepreneurs renforçant leur capacité d’innovation et favorisant des économies de coûts logistiques, de capital circulant, et une économie des coûts de transaction. Tout ceci doit aboutir à l’atteinte d’un meilleur positionnement concurrentiel de la part d’Airbus et de ces « Risk Sharing Partners », par la mise en place de relations de coopération. In fine, que ce soit le « Supplier Council » ou la « Nouvelle Politique Système », ces projets favorisent l’apprentissage organisationnel, c’est-àdire l’accumulation de connaissance par l’organisation [Argyris et Schön,

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2002]. La Nouvelle Politique Système caractérise le « learning by using » de Rosenberg [1982] (apprentissage par utilisation) et le « Supplier Council » correspond au « learning by interacting » de Lundvall [1988] (apprentissage par interaction).

CONCLUSION Les ressources (capital physique, humain et organisationnel) contrôlées par Airbus, lui permettent de mettre en œuvre une stratégie accroissant son efficience et son efficacité. Le plan Power 8 apparaît comme un avantage concurrentiel. Par ailleurs, l’originalité de ce plan réside dans le fait qu’il va à l’encontre du schéma stratégique habituel d’Airbus. Selon Pritchard [2001], Esty et Ghemawat [2002] ou encore Pritchard et MacPherson [2004], la comparaison de l’organisation productive de Boeing à celle d’Airbus met en évidence une trajectoire divergente en termes de stratégie internalisation/externalisation choisie. L’intégration des systèmes est bien plus développée dans l’organisation productive Airbus. « Dans le cas Airbus, il est intéressant de noter que les composants de structure, complexes ou critiques, sont produits en interne (particulièrement pour les nouveaux modèles) et que l’externalisation est plus utilisée pour les modèles en fin de cycle de vie » [Pritchard et MacPherson, 2004, p. 59]. Or, le plan Power 8 se fonde sur la stratégie inverse puisqu’une première application concrète sur le programme en développement l’A350 XWB est prévue. Il constitue donc un renversement du modèle d’externalisation classique traditionnellement adopté par Airbus qui connaît une réelle mutation de sa stratégie. Boeing semble avoir une autre vision de l’externalisation. En effet, pour l’avionneur américain, le succès d’une opération d’externalisation dépend positivement de la gestion efficiente des fournisseurs plutôt que de la nature des activités externalisées. Cependant, une nuance doit être apportée quant à la gestion des relations avec les fournisseurs. Si une gestion duale est théoriquement effective, la réalité n’est pas aussi tranchée. La difficulté se trouve dans la tentative de compréhension d’un phénomène en cours d’évolution, mais aussi dans le flou des modes de coordinations développés par les avionneurs. Preuve en est le difficile consensus terminologique qui se trame autour de la nomination des fournisseurs, sous-traitants voire cotraitants. Ce manque de consensus sémantique sous-tend des questions de représentations derrières lesquelles s’affrontent rapports de forces et partage des risques.

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La franchise : une gouvernance pour les entreprises dans le transport routier de marchandises ?

Délila Allam et Emeric Lendjel1

INTRODUCTION Depuis l’affaire « France Acheminement » qui s’est soldée par la mise en liquidation de ce réseau de messagerie express (transport de colis de moins de 30 kg) consécutivement à la série de procès (arrêt de la Cour de cassation du 25 février 1998) intentés par les franchisés pour « travail dissimulé » [BTL, 2000], le contrat de franchise a mauvaise réputation dans le secteur des transports. Aucune tentative de création d’une franchise ne s’était produite pendant des années (à l’exception du déménagement). En 2005, le groupe de transport routier de marchandises Norbert Dentressangle (par la suite ND) a pourtant fait une nouvelle tentative, mais sur un segment de marché (le transport interurbain de « grands volumes ») différent de celui de la messagerie express. La rareté des contrats de franchise dans les transports résulterait-elle d’un simple accident historique ou serait-elle l’indice d’une difficulté propre à ce secteur ? En effet, la création de ND Franchise pourrait passer pour anecdotique au vu de l’importante palette des formes organisationnelles que comporte déjà le secteur du transport routier de marchandises en France. On y rencontre parmi les quelque 40 000 entreprises du secteur de multiples modalités organisationnelles pour mailler un réseau de transport : entre les deux pôles traditionnels – la firme intégrée et le recours au marché par l’affrètement spot – cohabitent des groupements de transporteurs comme Astre ou Flo, pour ne citer que les 1. Les auteurs tiennent à remercier l’ensemble des responsables de ND Franchise pour l’accueil qu’ils leur ont réservé et, plus généralement, l’ensemble des acteurs du transport routier de marchandises qui ont accepté d’échanger avec eux. Bien évidemment, ils restent responsables de leurs propos.

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plus connus, dotés de formes juridiques très diverses (coopérative, association, SARL, GIE, etc.) [LET, 2005], et de nombreuses relations contractuelles (sous-traitance, location de véhicule avec chauffeur, etc.) [Lendjel, 2002 ; Savy, 2007]. La franchise ne serait donc qu’une forme juridique supplémentaire pour constituer un réseau ? Selon nous au contraire, elle témoigne d’une recherche incessante de solutions organisationnelles, mises à l’épreuve de l’efficacité économique. Aujourd’hui, la pluralité des pratiques professionnelles rend le secteur comparable à un « laboratoire d’expérimentation organisationnelle ». L’objectif de ce papier consiste à s’interroger sur l’intérêt de la franchise comme stratégie de développement pour les entreprises de Transport Routier de Marchandises (TRM). Au plan conceptuel, la franchise constitue une structure de gouvernance particulière pour coordonner la volonté d’entrepreneurs – juridiquement indépendants – à créer et partager la valeur issue des actifs spécifiques mis en commun. En ce sens, cette organisation est un membre de la famille hybride. Ainsi, en s’engageant dans la construction d’un réseau de franchise, la décision d’une entreprise de TRM se ramène à une problématique désormais bien connue des théories de la firme : faire ou faire faire voire, faire et faire faire [Bradach, 1997 ; Chabaud et al., 2005] pour celles qui pratiquent la cohabitation de formes comme dans le groupe ND. La spécificité de la coopération interfirmes dans la franchise repose, contrairement aux groupements de transporteurs, sur une asymétrie des droits juridiques et économiques entre les membres du réseau (franchiseur et franchisés) [Allam et al., 1999]. Elle conjugue donc l’engagement patrimonial des acteurs (incitation des formes hybrides) et une forme de contrôle des prestations [Lafontaine, 2005]. Pour être efficace, elle suppose dès lors de trouver les mécanismes de gouvernance pour réduire les coûts relatifs à une perte d’incitations en raison de l’asymétrie des pouvoirs de décisions entre les deux entrepreneurs. Il s’agit donc de parvenir à un équilibre entre incitation, contrôle et coordination. Cette spécificité en fait précisément la difficulté et sa mauvaise réputation dans le secteur des transports. Nous montrerons à travers l’analyse du cas de ND Franchise, comment les mécanismes de gouvernance développés par cette firme lui permettent de parvenir à un équilibre entre l’incitation et le contrôle. En particulier, nous montrerons que cet équilibre résulte d’une innovation jamais testée en France, à notre connaissance, relative à la valorisation de l’actif de réseau et à sa répartition des droits de propriété. En prenant appui sur la théorie des coûts de transaction et sur l’économie des transports, nous examinerons d’abord les attributs des transactions dans le transport routier de marchandises pour souligner la nécessaire coordination des flux. Ensuite, à l’aide de l’examen de l’alignement des structures de gouvernances adoptées sur les attributs des transactions, nous étudierons précisément les conditions de réussite de la franchise dans le TRM. Il s’agira de montrer comment elle permet d’accroître, dans le TRM, la performance entrepreneuriale des partenaires à travers la dépendance économique qu’elle construit.

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DE LA NÉCESSAIRE COORDINATION DES FLUX DANS LE TRANSPORT ROUTIER DE MARCHANDISES La thèse n’est pas nouvelle [Arrunada et al., 2004], les attributs de la transaction de TRM semblent plaider en faveur de la quasi-intégration. Nous voulons éprouver dans cette section la validité de cet énoncé. Nous nous apercevrons que la diversité des services ne permet pas de l’affirmer a priori, mais qu’il convient de segmenter l’analyse en fonction du segment d’activité.

Les deux segments d’activités du TRM On le sait, une prestation de transport de marchandises se caractérise par un déplacement spatial de marchandises sous contrainte de délai et de coût [Baumol et Vinodt, 1970]. Tout mode de transport peut alors se caractériser abstraitement par deux variables : son prix unitaire et le temps de transport. Le secteur du transport routier de marchandises comporte en conséquence plusieurs « modes » de transport ayant chacun des coordonnées différentes dans l’espace des prix et des temps de transport. À cette distinction théorique correspond une segmentation assez fine du marché du transport routier de marchandises [Artous et Salini, 1997 ; Nickerson et Silverman, 2001]. Les auteurs identifient ainsi deux pôles dans ce secteur avec, d’un côté, le transport de lot et, de l’autre, la messagerie ou le groupage. Le transport de lot complet correspond à l’envoi d’un lot de marchandises « unitisées » (généralement sur palettes) remplissant les capacités maximales du véhicule, que ce soit en poids (environ 26 tonnes de charge utile pour un ensemble routier totalisant 40 tonnes de PTRA) ou en volume [Artous, 2000]. Par opposition, la messagerie comporte une activité de groupage et de distribution qui implique des passages à quai pour chargement, déchargement et éventuellement stockage. Ces plates-formes servent alors d’opérateurs de massification/parcellisation des flux [Savy, 2007]. On comprend dès lors que les actifs impliqués peuvent être très différents d’un segment d’activité à un autre du transport routier de marchandises. La fonction de production dans le transport de lot est a priori assez simple puisqu’elle ne requiert pour ainsi dire que le couple véhicule/chauffeur2, assisté d’un téléphone. En moyenne, 87 % des coûts dans le TRM sont directement engendrés par ce couple : coûts de personnel de conduite, 2. Remarquons que la notion de « couple » prend ici un sens fort, puisque dans la plupart des entreprises, le chauffeur utilise exclusivement un ensemble routier particulier qu’il considère souvent comme sien et dont il est responsable [Artous et Salini, 1997 ; Nickerson et Silverman, 2001]. À l’exception des véhicules de moins de 3,5 tonnes de PTAC, peu d’entreprises ont réussi à dissocier ce couple alors même qu’il conduit à une sous-utilisation du vecteur de transport.

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coûts de carburants, financement de véhicules, coûts de maintenance et d’entretien-réparation, pneumatiques, frais d’assurances, frais de péages, taxes à l’essieu3. La fonction de production est différente et plus complexe dans la messagerie, en raison des opérations de groupage/dégroupage qu’elle implique [Savy, 2007]. Artous relève ainsi que le transport de lot et la messagerie sont deux « métiers » différents, aux logiques économiques bien distinctes : le transport de lot consiste à « optimiser le couple camion/chauffeur », alors que la messagerie optimise « la circulation de flux à l’intérieur d’un réseau de plates-formes » [Artous, 2000, p. 2]. Après cette clarification, il convient d’identifier les attributs de la transaction de transport interurbain de lots complets (code NAF 602 M).

Le transport de lot complet La présente contribution ne traitant que du développement récent du système de franchise dans le TRM français, l’analyse des attributs de la transaction de transport de lot complet prendra appui sur l’analyse de la stratégie de ND franchise. Toute transaction sur une marchandise relève d’un transfert de droit de propriété entre le vendeur et l’acheteur [Williamson, 1985]. Ce transfert de droit s’accompagne en général d’un transport mobilisant un prestataire de transport, sauf si cette activité se fait par des moyens propres. Trois acteurs au minimum sont donc impliqués par cette opération : l’expéditeur, le destinataire et le prestataire de transport4. La transaction de transport de lot se définit donc comme le transfert de droit de propriété sur un service de transport d’une charge complète entre le ou les donneurs d’ordre et le ou les opérateurs qui exécutent le transport proprement dit, entendu comme des unités technologiquement séparables. Les actifs mobilisés pour cette transaction sont a priori d’un degré de spécificité moyen au vu de la diversité des structures de gouvernances observées en France sur ce segment d’activité. Examinons-les successivement. Actifs physiques. – Selon Nickerson et Silverman [2001], le transport de lot mobilise des actifs physiques assez facilement redéployables. Les tracteurs routiers et leur semi-remorque sont dotés d’équipements assez standard (même s’il existe une multiplicité de semi-remorques spécialisées comme les citernes chimiques ou alimentaires, etc.) et s’échangent facilement sur le marché de l’occasion. On relève toutefois qu’il existe des coûts engendrés par leur redéployabilité [Williamson, 1989]. La revente de ces actifs engendre toujours une perte de valeur du fait (1) de la forte décote que subit la valeur de revente du véhicule sur le marché de l’occasion dès sa 3. http://www.cnr.fr/etudes/france/e-docs/00/00/00/ 25/document_indices_cnr.phtml#haut 4. Lorsque le prestataire sous-traite la prestation, il devient « commissionnaire de transport » [Lamy Transport, 2008, t.1, p. 5].

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première utilisation ; (2) des frais liés à la transaction proprement dite : les frais de contrôles techniques du véhicule, les frais fiscaux liés au changement de propriétaire et de région du véhicule ; (3) des frais liés à la modification de l’apparence du véhicule (changement des couleurs du véhicule, nouveau logo, etc.). L’ensemble de ces coûts se répartit entre le vendeur et l’acquéreur en fonction de la valeur de revente négociée. Un deuxième type d’actif physique est souvent détenu en propre par le transporteur. La quasi-totalité des entreprises (de plus de cinquante salariés) dispose d’une cuve permettant le stockage d’une quantité importante de carburant. Les véhicules font ainsi leur plein de gazole à moindre coût. Cet actif, souvent enterré, engendre aussi une spécificité de site. Comme d’autres, les entreprises de TRM peuvent disposer d’actifs immobiliers. Dans certains cas, elles peuvent avoir à leur disposition des entrepôts et des parkings. Les autres actifs ont trait aux systèmes informatiques embarqués. Certains équipements sont standards, comme les téléphones mobiles ou les GPS. D’autres, comme les pistolets à scanner les codes-barres nécessitent le déploiement de systèmes informatiques complexes permettant le suivi et la traçabilité des marchandises. Certes, les logiciels se sont standardisés du fait de leur généralisation, mais leur installation, leur paramétrage et leur déploiement sont souvent coûteux et spécifiques à chaque entreprise. On observe également une imbrication croissante des systèmes informatiques du chargeur et du transporteur, particulièrement lorsque les transactions sont récurrentes entre eux. Dans la grande distribution, certains chargeurs et transporteurs partagent ainsi les mêmes systèmes informatiques et les mêmes informations (par EDI, échanges de données informatisées) de façon à pouvoir déclencher automatiquement des réassorts à partir des encaissements observés dans la journée d’un hypermarché sur tel produit. Ces systèmes coûteux créent une dépendance mutuelle entre le chargeur et le transporteur susceptible d’engendrer des comportements opportunistes [Alchian et al., 1972, 1978]. Enfin, un dernier actif physique est impliqué dans le TRM sans être détenu en propre ni contrôlé par les entreprises. Il s’agit des infrastructures routières, dont l’existence, les interconnexions offertes, la qualité et leur tarification conditionnent très fortement l’efficacité économique de leurs prestations. Actifs de sites. – Comme évoqué précédemment, le transport de lot, si l’on s’en tient à sa définition stricte, ne nécessite pas d’entrepôts. Dans le transport routier interurbain (code NAF : 602 M), les véhicules circulent sur le territoire national sans avoir besoin a priori de passer par l’agence qui coordonne les flux. Il existe donc peu de spécificité de site dans ce segment d’activité. Dans le transport routier de proximité (code NAF : 602L) en revanche, l’entreprise est logiquement localisée à proximité d’un chargeur, en général son principal client, accroissant par là la spécificité de site.

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Dans la même optique, la présence d’économies d’agglomération [Polèse, 1994] peut engendrer une spécificité de site. Les véhicules ont en effet besoin périodiquement d’être entretenus, réparés, nettoyés, alimentés en carburant à la cuve. Si certaines entreprises de transport routier internalisent tout ou partie de ces fonctions de support, seules les plus importantes peuvent se le permettre. Les ateliers de maintenance sont alors implantés à proximité de l’entreprise. C’est ainsi qu’en face de ND Franchise, située dans la zone industrielle de Soissons, se sont implantés un garage Renault et, plus récemment, un concessionnaire Peugeot-Citroën. Actifs dédiés. – En général, la nécessité de maximiser le taux de parcours en charge et le taux de remplissage des véhicules implique de renoncer à consacrer à un client des moyens dédiés. La seule exception concerne les relations entre un donneur d’ordre transporteur (un commissionnaire de transport) et son tractionnaire, généralement une entreprise individuelle. En contrepartie de cette exclusivité, le donneur d’ordre se charge d’optimiser le taux de remplissage du véhicule du tractionnaire à l’aller comme au retour. Par exemple, tout transporteur sous contrat de franchise avec ND Franchise a l’obligation contractuelle de consacrer au minimum 60 % de sa capacité de transport à la centrale des franchisés. Il y a donc bien là un coût de redéployabilité de ces actifs dédiés en cas de sortie du réseau de franchise. Actifs humains. – La transaction de transport de lot implique des compétences humaines spécifiques, tant en amont (commerciales, organisationnelles, etc.) qu’en aval (liées à la prestation de transport proprement dite). Du côté du commissionnaire de transport (comme par exemple la centrale des franchisés, chez ND Franchise), les responsables d’exploitation sont les personnes sédentaires aux compétences les plus spécifiques [Baker et Hubbard, 2003, p. 554]. Elles ont pour mission de mettre en adéquation une capacité dynamique (disponible au temps t pour une période donnée, en une zone x pour une zone y) de transport avec une demande en optimisant le taux de remplissage du véhicule. Chaque responsable gère une capacité qui peut aller jusqu’à une vingtaine d’ensembles routiers. Ces responsables très réactifs ont beaucoup de savoir-faire et doivent faire face à de nombreuses situations non-routinières. Leurs compétences sont non seulement de nature technique (connaissances des caractéristiques générales et particulières de chaque véhicule, des logiciels de planning, des bourses de fret, des contraintes réglementaires sur les temps de conduite), organisationnelle (comment maximiser le taux de parcours en charge du véhicule et son taux de remplissage ; programmation des créneaux d’enlèvement et de livraison des lots), mais également de nature humaine (connaissances des mille et une informations particulières à chaque conducteur, comme la date de passage aux mines de son véhicule, la disponibilité réelle du conducteur sur les jours de la semaine à venir du fait de ses contraintes familiales ou médicales, ses

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dettes et créances morales pour services rendus en d’autres occasions, etc. ; connaissances du client, gestion des délais) et diplomatique (ménager la susceptibilité du tractionnaire sur son indépendance tout en l’incitant à effectuer les tâches qu’on veut lui faire faire). Les compétences relationnelles jouent ici un rôle central dans l’efficacité du dispositif. La relation de confiance avec les franchisés est indispensable pour travailler efficacement. Ces « ressources intangibles […] réduisent les coûts de communication, de négociation et de résolution de tout type de problèmes de coordination et de contrats » [Arrunada et al., 1998, p. 9]. Plusieurs éléments confèrent une spécificité d’actif au chauffeur. En premier lieu figurent ses qualifications qui le rendent rare sur le marché du travail. Outre la détention du permis poids lourd, un chauffeur suit au minimum deux formations obligatoires (financées partiellement par l’employeur) : la FIMO (formation initiale minimum obligatoire) et la FCOS (formation continue obligatoire de sécurité, tous les 5 ans). L’expérience accumulée par un chauffeur contribue à augmenter son degré de spécificité pour l’employeur. Il s’agit pour une part de l’expérience résultant des kilomètres parcourus en conduisant des véhicules de toute marque, sur un territoire de plus en plus étendu, confronté à toute sorte de risque, qui augmente son savoir-faire [Arrunada et al., 1998 ; Cholez, 2002]. Elle concerne également l’expérience accumulée auprès des clients (itinéraires terminaux, procédures différentes de chargement/déchargement, aspects documentaires/assurances, etc.). Enfin, certains chauffeurs sont également leur propre patron. Le conducteur-transporteur incarne à lui seul l’entreprise de transport. Or, toute entreprise de transport doit être inscrite au registre des transporteurs [Lamy Transport, 2008, § 1139], ce qui implique de satisfaire à trois conditions supplémentaires pour le gérant : la capacité financière (9 000 € de fonds propres pour le premier véhicule de plus de 3,5 tonnes de PTAC), l’« aptitude à l’exercice de la profession » (attestée par un certificat professionnel coûteux et difficile à obtenir) et l’honorabilité (casier judiciaire vierge). Ces conditions sont difficiles à rassembler pour un entrepreneur individuel. La deuxième surtout confère un degré de spécificité supplémentaire à son détenteur, particulièrement dans le cadre du contrat de franchise. Actifs de réputation. – Comme dans toute activité de service, la dimension intangible du service du transport (impossibilité d’évaluer a priori la nature exacte du service, contrairement au produit) implique de consacrer à la réputation une attention particulière. Malgré l’atomicité apparente du secteur (environ 40 000 entreprises de TRM en France), des marques arrivent à émerger et, par là, à capter l’essentiel du marché. En effet, le secteur s’avère structuré par quelques grands réseaux d’entreprises [Artous & Salini, 1997], que ces réseaux soient intégrés (comme ND, Gefco, Geodis, etc.), quasi-intégrés (avec de nombreux sous-traitants) ou fédérés (avec des groupements de transporteurs comme les réseaux Astre ou Flo).

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Le mouvement de concentration amorcé à la fin des années 1980 [Artous et Salini, 1997, p. 83] confère à l’actif de réputation une importance croissante [Arrunada et al, 1998, p. 6]. Cet actif permet d’associer la fidélisation de la clientèle à la maîtrise de l’organisation des flux de transport. À la fin des années 1980 en effet s’est amorcé simultanément à la libéralisation du secteur un mouvement d’externalisation de la fonction transport et, plus récemment, de la fonction logistique. Ainsi, les chargeurs ont cherché à diminuer leurs coûts de transport, les conduisant logiquement à concentrer leurs achats de transports. Cette concentration des achats impliquait celle de l’offre de transport, donc l’émergence d’entreprises disposant des capacités suffisantes et capables d’améliorer l’organisation des flux de transport. Le cas de ND est ici emblématique avec la mise à la couleur rouge de toute la flotte et des tenues vestimentaires des chauffeurs. Les véhicules sont alors transformés en véritables panneaux publicitaires, créant une forte identité visuelle. Si l’entreprise peut facilement développer cette identité visuelle, elle éprouve en revanche de grandes difficultés à maîtriser le niveau de qualité de la prestation effectuée [Nickerson et Silverman, 2001, p. 5], particulièrement dans le TRM où la culture individualiste est une constante structurante de la psychologie des chauffeurs. Etre le seul maître à bord est l’une des principales motivations qui incitent une personne à devenir conducteur routier et, a fortiori, en se « mettant à son compte ». Pour contrebalancer cet individualisme, une enseigne de transport doit, pour valoriser son actif de réputation, investir dans la formalisation de routines, obtenir des certifications qualités pour les services pratiqués, former les chauffeurs à la conduite économique et prudentielle, mettre en place des dispositifs de contrôles (délicats dans le cas de franchisé), entretenir soigneusement les véhicules, etc [Baker et Hubbard, 2003, p. 554]. Là réside une des difficultés du système de franchise dans le TRM, dans l’équilibre à trouver entre contrôle et incitation. Actifs organisationnels et coordination des flux. – Dans la production du service de transport de lot, la coordination des actions nécessite des actifs organisationnels (organisation des départements, structure de la ligne hiérarchique, procédures et routines au sens de Nelson et Winter [1982]) pour assurer cette prestation. Ces actifs sont d’autant plus nécessaires en raison de l’évolution du marché décrite précédemment. La concentration de la demande de transport routier de marchandises conduit à une coordination accrue entre offreurs de transport par des actifs organisationnels. Seule une offre structurée peut avoir accès à la clientèle, ne serait-ce que pour pouvoir répondre aux appels d’offres des chargeurs. Cette nécessité pousse a priori à l’intégration, mais pas exclusivement. Les bourses de fret (Téléroute, Nolis, etc.) entre transporteurs constituent un exemple de coordination nonintégrée de l’offre. Elles consistent à mettre à disposition (sur un serveur

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dédié) des offres de fret collectées par des transporteurs qui ne veulent ou ne peuvent les réaliser à d’autres transporteurs qui souhaitent (et peuvent) les réaliser. Ces bourses de fret (voire parfois de véhicule) permettent d’optimiser le remplissage des véhicules, particulièrement sur les trajets de retours. Fréquence et incertitude. – Les transactions sont très fréquentes et régulières dans le transport de lot. La récurrence de la transaction implique donc de pouvoir disposer en temps et en heure des actifs nécessaires à sa réalisation. Cela est d’autant plus vrai que le transport n’étant pas un produit stockable, la prestation doit s’effectuer rapidement une fois commandée. Cette contrainte liée à la nature même de la prestation de transport de lot pèse sur les relations contractuelles entre le donneur d’ordre et le transporteur. L’incertitude (au sens de Williamson) pèse évidemment sur l’activité de transports de lots, au niveau quotidien, au niveau de son activité et au niveau stratégique. L’incertitude de l’exploitation quotidienne : l’accident, la panne, la crevaison, l’embouteillage, le vol, le dommage lors de la livraison sont autant de facteurs d’incertitudes susceptibles d’affecter l’exploitation quotidienne. Le temps et la synchronisation des actions jouent en effet un rôle important dans la transaction de transport. La prestation de transport est assortie de délais et, en général, associée à la programmation de créneaux d’enlèvement et de livraison des marchandises. Le non-respect de ces temps est très coûteux pour les parties en présence [Arrunada et al., 2004, p. 5]. Ces risques sont couverts de façon classique par des assurances, par des routines de traitement de ces aléas, par la formation des conducteurs à l’entretien des véhicules et à la conduite prudente, par des dispositifs incitatifs, etc. L’aléa de non-synchronisation des actions est géré par la programmation de temps tampons dans les créneaux d’enlèvement et livraison des marchandises. L’incertitude d’activité : le transport est un service non stockable confronté à une saisonnalité de moins en moins prévisible de l’activité, comme l’illustre le graphique ci-dessous décrivant l’évolution de l’activité mensuelle de TRM (TRM) par rapport à sa tendance (HPTREND02). La saisonnalité s’exprime dans trois dimensions dans le transport de lot : en niveau d’activité (creux en août, pic en décembre), en zone d’activité (calé sur les migrations saisonnières de la population) et en actifs (humains) disponibles. Cette incertitude d’activité est gérée en intégrant une partie des actifs pour traiter en propre l’activité, en sous-traitant une autre partie et en refusant ou reportant dans le temps une troisième partie de l’activité. Un grand messager a été incapable d’honorer l’ensemble des demandes d’envoi de bouquets de fleurs pour la Fête des mères de 2007, avec un retard de livraison pouvant atteindre dix jours…

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Schéma 1. Évolution mensuelle des tonnes-kilomètres produites dans le transport routier de marchandises

Source : INSEE, extrait de Master 2 Transports Internationaux [2007], p. 64

Le transport résultant toujours d’une demande dérivée, l’incertitude stratégique est liée à l’évolution de l’environnement économique et institutionnel du secteur. L’incertitude stratégique est donc plutôt moyenne dans ce secteur d’activité. Comme annoncé, le secteur du transport de lot est confronté à une incertitude moyenne, un degré de spécificité moyen des actifs, mais à une activité complexe à coordonner. Il s’agit désormais d’examiner la compatibilité d’une structure particulière de gouvernance, la franchise, avec les attributs de la transaction de transport de lot complet.

LA FRANCHISE : UNE STRATÉGIE POUR LE TRANSPORT ROUTIER DES MARCHANDISES

La définition de la haute Cour de justice de la Communauté Européenne reconnaît le contrat de franchise dans la mesure où il permet au franchiseur « d’exploiter financièrement, sans engager de capitaux propres, un ensemble de connaissances qui ont fait leurs preuves […] [et au franchisé] d’accéder à des méthodes qu’il n’aurait pu acquérir qu’après de longs efforts de recherche et de profiter de la réputation d’une enseigne5 ». Historiquement, cette innovation organisationnelle (ni marché, ni firme) se développe au début du XXe siècle aux USA pour la vente d’automobiles. Aujourd’hui, la franchise est davantage présente dans le commerce de détail (B to C), pour les marchés de professionnels6, elle implique une relation interfirmes. 5. La franchise a été autorisée par l’Union Européenne en 1986 avec l’arrêt Pronuptia. Auparavant, ces accords inter-firmes étaient dénoncés comme une entente. 6. La franchise en B to B (services aux entreprises) représente à peine 6% de la totalité de la franchise [Fédération Française de la Franchise, 2007].

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Ainsi, nous identifierons certaines singularités économiques du TRM en franchise. Finalement, l’efficacité d’un tel choix se vérifiera si les questions de coordination auront été résolues sans dégrader les incitations induites par cette coopération. Pour cela, l’analyse de la franchise par le transporteur ND nous aidera à mieux comprendre comment la franchise peut être une stratégie efficace dans le TRM.

Radioscopie de la franchise dans le TRM Selon l’économie des coûts de transaction, la franchise appartient à la famille hybride [Williamson, 1991]. Autrement dit, l’indépendance juridique est garantie mais la dépendance économique, liée au partage des actifs et des droits économiques rattachés, impose une coordination concertée. En premier lieu, cette grille d’analyse nous permettra de tracer la cartographie transactionnelle des prestations de TRM. On sait également en second lieu que l’approche transactionnelle examine plusieurs dimensions de la gouvernance, en particulier comment certaines clauses contractuelles encadrent la coopération en résolvant les questions de coordination et d’incitations. Lecture transactionnelle de la prestation de services dans le TRM. – Une prestation de transport pour compte d’autrui implique a priori trois acteurs : l’expéditeur, le transporteur et le destinataire. Le contrat de transport est établi entre le transporteur et le « chargeur », ce dernier étant l’expéditeur ou le destinataire. La transaction de transport implique donc une coordination entre ces trois acteurs, un ajustement de leurs préférences.

Schéma 2. Relations entre les acteurs dans la transaction de TRM

Du point de vue du flux physique (enlèvement/déchargement des marchandises d’un point à un autre d’un territoire), les deux transactions sont inévitablement consécutives, imbriquées dans leurs modalités d’exécution temporelles et spatiales7. Ce sont deux séquences économiquement inséparables malgré l’asymétrie des relations contractuelles : l’expéditeur et le destinataire ont une relation contractuelle relative à la délivrance d’une marchandise, le transporteur n’ayant de relation qu’avec le chargeur. Sous 7. La loi distingue clairement ces deux contrats (contrat de vente et contrat de transport). « Du point de vue du voiturier, l’indépendance des deux contrats est totale » [Lamy Transport, 2008, t.1, p. 9].

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l’angle transactionnel, la réalisation du service de TRM conduit à parvenir à une coordination spatiale et temporelle des actions. L’enlèvement de la marchandise doit être coordonné entre l’expéditeur et le transporteur mais également avec le destinataire. Le pilotage des agendas économiques des trois acteurs est interdépendant alors même que le transporteur n’est en relation contractuelle qu’avec une seule des deux autres parties. Ainsi, en l’absence du destinataire au moment du passage du transporteur, ce dernier subit une immobilisation coûteuse de son véhicule et de la marchandise. De plus, la mise sous tension des flux dans les chaînes logistiques modernes accentue le coût des défaillances de coordination. Le choix de la forme d’organisation contribue donc à l’efficacité transactionnelle [Williamson, 1989]8. En résumé, la réalisation du service de TRM renvoie à la résolution des contraintes de coordination dans le temps et l’espace. Celles-ci s’amplifient par le nombre et le statut d’agents économiques impliqués (internalisation versus externalisation du TRM), par les modalités d’organisation des activités de production (tirées par l’aval ou poussées par l’amont). Finalement, si l’expéditeur externalise son transport, il n’a véritablement fait qu’une partie du choix car il doit ensuite décider des modalités de coopération à négocier avec son fournisseur de transport. Au plan conceptuel, la première étape renvoie à la problématique habituelle de faire ou faire faire et la seconde étape revient à choisir parmi « la famille plurielle des hybrides » un de ses membres (sous-traitance, d’affrètement, franchise, coopérative, groupement d’achat…). Les singularités contractuelles de la franchise : le contrat de franchise comme outil de la répartition asymétrique des pouvoirs de décisions. – Le contrat de franchise organise une répartition asymétrique des droits juridiques et économiques entre les franchiseurs et franchisés. C’est précisément en cela qu’il se distingue de certains membres de la famille hybride comme la coopérative de commerçants ou encore la licence de marque. C’est aussi cette caractéristique qui l’expose à de très fréquentes critiques : cette forme d’organisation serait trop « autoritaire ». Elle réduirait donc les incitations entrepreneuriales pourtant accrues par l’engagement patrimonial des parties. Nous traiterons ici les clauses du contrat de franchise comme autant de restrictions plus ou moins négociées aux droits économiques des deux entrepreneurs9. 8. Dans une vision traditionnelle, on traitera le choix de l’organisation de l’activité du TRM comme un facteur de production et la logique de l’efficacité reviendra à minimiser tous les coûts de production. Or, il nous semble plus pertinent de préserver la distinction entre coûts de production et coûts de transaction. Ils ont en commun leur effet sur l’efficacité mais ils divergent quant à leur origine. Les premiers relèvent de la technologie disponible ; les seconds des modalités d’allocation des droits économiques (usus, abusus, fructus et liberté contractuelle) sur les actifs économiques. 9. Voir Allam [2002] pour une analyse de l’environnement institutionnel sur le caractère endogène de la spécificité des actifs.

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On sait désormais que la recherche du partenaire adéquat est coûteuse [Coase, 1937]. Ici, les parties essayent de protéger les gains induits par leur coopération. Si la sélection des partenaires a de lourdes conséquences pour le patrimoine du franchiseur, elle en a également pour celui des franchisés déjà en place. En effet, ceux-ci ont par leur contrat de franchise délégué au franchiseur les fonctions de recruter les futurs franchisés. C’est donc la valeur du réseau qu’il convient de préserver. Cette force collective alimente la notoriété de la marque au bénéfice de tous les membres du réseau. Chaque partie (franchiseur, franchisé) possède donc des obligations à l’égard du réseau (usus, abusus, fructus) [Alchian, 1987]. Pour l’ensemble de ces raisons, le franchiseur a la responsabilité de veiller à la qualité des nouveaux entrants10 ainsi qu’à définir et à faire respecter les conditions de sortie des franchisés. En assumant cette responsabilité, il défend le rendement économique (le fructus) actuel et futur du réseau. Le réseau produit donc une « externalité positive intangible » et, dans le même temps, la négligence de l’une des parties inverse ses effets bénéfiques. Ainsi, il convient d’adopter une vision de l’actif collectif qui se construit à travers l’historique des relations [Allam et al., 2004]. Par ailleurs, le contrat de franchise est dit sui generis : la loi n’impose aucun modèle de contrat. Il revient au franchiseur de proposer le contrat de franchise. Il s’agit en effet d’un contrat d’adhésion « où l’une des parties n’a que peu de poids dans sa rédaction » [Marot, 1998]. Nous parlerons pour notre part d’asymétrie du pouvoir de négociation entre les parties. Le franchiseur impose unilatéralement certaines de ses préférences contractuelles. Celles-ci doivent néanmoins tenir compte des incitations du franchisé à participer eu égard aux alternatives offertes. En d’autres termes, peu importent les qualités et les contraintes économiques de la situation de choix, le même contrat sera proposé. On fera donc l’hypothèse d’une part, que les contributions productives et les préférences des agents économiques sont homogènes et, d’autre part, que la diversité des marchés locaux en termes d’incertitude, de pression concurrentielle ou de caractéristiques économiques de la demande sont ici négligeables. De tels accords ne répondraient à aucun principe de la nouvelle microéconomie et seraient dénoncés comme inefficaces. Pourtant, de telles « aberrations économiques » trouvent une justification économique. Selon l’approche transactionnelle, la diversité contractuelle est trop coûteuse à négocier ex-ante et à gérer ex-post par le franchiseur. On se heurtera aux limites de ses capacités cognitives à piloter simultanément un très grand nombre de contrats sans compter les nombreux conflits entre les membres du réseau. Or, si la valeur du réseau dépend de sa cohésion, il convient donc de préserver l’uniformité du contrat dans le même réseau11. La seule diversité 10. La relation de franchise peut attirer des franchisés investisseurs comme des entrepreneurs. 11. Lafontaine et al. [2005] confirme ce résultat pour la franchise aux USA. Ménard [2004] parle d’une caractéristique régulière de la gouvernance hybride.

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observable renvoie aux modifications de certaines clauses contractuelles au cours du temps. Ainsi, le contrat de chaque franchisé est marqué par la date de son entrée dans le réseau. On peut alors parler d’effet générationnel du lien contractuel. Enfin, le contrat de franchise est aussi conclu intuitu personae. Ce terme indique que le contrat est signé eu égard à la personne dirigeante de l’entreprise franchisée et non en considération du dirigeant de l’entreprise franchiseur. On admet ainsi que seule l’identité du franchiseur est redéployable, elle peut être modifiée sans invalider le contrat. Cette clause renforce l’asymétrie du pouvoir de négociation, énoncée précédemment, et dans ce cas la réduction du pouvoir de décision du franchisé porte sur sa liberté contractuelle, c’est-à-dire sa discrétion de vendre ses actifs et de percevoir toutes leurs retombées financières à l’issue de leur cession. Cela nous amène à examiner plus en détail la capacité du franchisé à redéployer l’ensemble de ses actifs après le terme du contrat. Là encore, on se retrouve dans une situation où les droits économiques du franchisé sont très encadrés12. Au terme de la relation, il n’existe aucune clause forçant les parties à renouveler l’accord de franchise même si l’une des deux le souhaite. Seules les clauses de non-concurrence ou de non-affiliation postcontractuelles ont des effets économiques sur la position patrimoniale du franchisé. Ces deux clauses montrent qu’après le terme du contrat, on se protège encore des risques d’appropriation abusive d’une partie de la quasirente. Elles soulignent donc les besoins de sécuriser la valeur des investissements et de garantir leurs revenus futurs. Ici, la difficulté porte sur la séparabilité des actifs, puisque c’est là que la relation de dépendance économique entre les patrimoines – notamment ceux qui sont immatériels – des parties est la plus forte. Pour le franchiseur, la perte de valeur serait due à la concurrence de son ancien franchisé. D’une certaine manière, celui-ci pourrait effectivement percevoir des retombées financières des actifs de l’autre partie en exerçant par exemple son activité de commerçant dans le même secteur et avec la même clientèle. Cela pose une question essentielle : à qui appartient la clientèle ? L’identité du vendeur importe presque autant sinon plus pour le client final. Cette remarque prend toute son importance dans le cas d’une transaction de service pour laquelle l’identité du prestataire est très souvent déterminante pour déclencher la décision d’achat. La clause de non-concurrence postcontractuelle, la plus contraignante dans les contrats de franchise [Allam et al., 1999], pèse sur la situation du franchisé. L’interdiction de poursuivre son métier de commerçant (même débarrassé des signes distinctifs de son ancienne enseigne) est contestable. 12. Marot [1998] identifie trois grands types de clauses de fin de contrat : des clauses de résiliation du contrat ; des clauses d’agrément : le franchiseur accepte ou refuse le nouveau dirigeant présenté par le franchisé. En cas de refus le contrat peut être résilié. Enfin, il existe des clauses de préemption qui autorisent le franchiseur ou un tiers, désigné pas ses soins, à se porter acquéreur au prix demandé par le franchisé.

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D’ailleurs, les autorités européennes ne s’y sont pas trompées en réduisant la durée de cette clause à un an et ne devant s’appliquer que dans le territoire où l’ancien franchisé était installé. Cette correction vise à préserver les incitations économiques relatives à cette forme de coopération. La seconde clause de non-affiliation est beaucoup moins restrictive ; elle interdit à l’ancien franchisé d’adhérer à un réseau de franchise concurrent. Il peut ainsi poursuivre son activité de commerçant là où il a été franchisé auparavant mais son alternative économique est de le redevenir dans un autre secteur d’activité. Il peut donc toujours être commerçant d’un réseau d’enseigne mais il faut qu’il découvre là encore une autre clientèle sans nécessairement changer de territoire. Examinons dès à présent comment le TRM peut être un secteur de développement pour la franchise. Pour cela, nous allons interroger la pratique du groupe ND.

ND Franchise : allocation des droits économiques et protection des incitations Toutes les restrictions aux droits économiques des parties trouvent leurs raisons d’être dans la protection de la valeur des actifs impliqués et surtout ceux de nature immatérielle. Pourtant, elles peuvent fortement réduire les incitations entrepreneuriales des parties contrariant dès lors l’efficacité de la franchise. On suppose effectivement que l’engagement patrimonial des partenaires agit comme une incitation puissante pour discipliner les comportements opportunistes. Après avoir indiqué les atouts économiques de la franchise à l’aide de la situation ND Franchise, nous montrerons qu’il est possible de parvenir à une combinaison équilibrée entre coordination centralisée et incitation élaborée afin de garantir l’efficacité d’une stratégie en franchise. Atouts économiques de la franchise dans le TRM. – La société ND Franchise, créée en décembre 2004, est une sous-filiale du groupe ND. La présence sur les routes des camions de ce groupe remonte à 1979 lorsque Norbert Dentressangle fonde sa société en la positionnant sur le TRM international. En octobre 2007, à la suite d’une trentaine d’acquisitions réalisées à partir de la fin des années 1980, le rachat du Britannique Christian Salvesen fait de ce groupe l’un des premiers opérateurs privés de transport routier de marchandises en Europe. Le rachat des actifs de la SAVAM, spécialisée dans le « grand volume », s’inscrit dans cette dynamique. Pour conserver le savoir-faire et le statut d’entrepreneur des tractionnaires de la SAVAM a été créée cette filiale en franchise. L’activité a eu trois ans à la fin de l’année 2007 et comptait à cette date 63 franchisés pour 102 véhicules. À quelques exceptions près, les franchisés sont des petits transporteurs-patrons qui conduisent eux-mêmes leur véhicule. Il n’y a d’ailleurs ici aucune particularité par rapport à la franchise du commerce de détail où la multi-franchise

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(plus d’un point de ventes par franchisé) a certes eu tendance à se diffuser mais reste toujours minoritaire [Fédération française de la franchise, 2006]. Par ailleurs, une très forte singularité de la franchise en TRM concerne le contact avec le client. Alors que dans la franchise commerciale le client s’adresse directement aux franchisés, c’est essentiellement avec le franchiseur que le chargeur entre en relation. L’accès même à la clientèle devient impossible si l’on n’a pas une taille suffisante. Pour cette raison, la probabilité pour qu’un transporteur-patron isolé puisse développer son entreprise et s’imposer sur le marché est désormais très faible. Son destin change en franchise ; il accède à un portefeuille clientèle sans consentir à tous les investissements nécessaires pour atteindre cet effet de taille. Par ailleurs, les contraintes de rationalisation du TRM (massification des flux) imposent une coordination centralisée des flux. Dans ces conditions, l’esprit de la franchise organisant une division des responsabilités entrepreneuriales entre le franchiseur (concepteur du concept de franchise) et les franchisés (les exploitants du concept) se vérifie. D’un côté, l’optimisation de l’utilisation du véhicule et la difficulté d’accès à la clientèle empêchent le transporteurpatron isolé de consacrer le temps nécessaire aux fonctions supports. De l’autre, le chargeur attend de son prestataire de transport (le franchiseur) qu’il lui fournisse un service de transport fiable et de qualité [Baker et Hubbard, 2003]. Si l’identité du fournisseur apporte de la valeur à la transaction (par le niveau de qualité qu’il certifie, par exemple), le chargeur voudra contractuellement s’engager dans la durée et travailler avec peu d’interlocuteurs13. Dès lors, il recherchera un professionnel du TRM à la réputation solide. Cette clientèle est attirée par la réputation du franchiseur, même si ce dernier délègue contractuellement la prestation de transport à un autre entrepreneur (le franchisé). En définitive, afin de satisfaire à l’ensemble de ces conditions, la coordination du fret sera réalisée de manière centralisée par le franchiseur. En franchise, les exploitants sont des entrepreneurs individuels supposés plus incités que des chauffeurs salariés [Alchian et al., 1972] car soumis à la réglementation des temps de conduite et non à celle du droit du travail. Ainsi, les franchisés ne peuvent donc pas être engagés dans des liens de subordination avec le franchiseur. Déviation qui pourrait résulter de la centralisation de la coordination des flux de fret par ce dernier. D’une part, les tribunaux sanctionneraient une telle pratique et, d’autre part, on étoufferait aussi les incitations du franchisé à être « son propre patron », membre d’un réseau de transporteurs. À l’évidence, l’antidote de cette déviation est à trouver pour se développer en franchise dans le TRM. ND franchise : une stratégie pionnière dans le TRM. – Pour satisfaire à ces conditions, le réseau ND a créé une entité juridique Franchise détenue à 49 % par le franchiseur et 51 % par les franchisés. Cette structure entièrement 13. Le niveau des coûts de transaction est fonction du nombre de partenaires avec lesquels le chargeur est engagé.

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dédiée à la réception et au traitement de la clientèle constitue l’interface entre les franchisés et les chargeurs. Elle constitue le portefeuille clients de l’enseigne. La clientèle captée par la marque du franchiseur est ici « véritablement apportée aux franchisés ». Ce faisant, la dépendance économique du franchisé risque d’être dénoncée par les tribunaux et opposée aussi à l’efficacité de la franchise. Dans le réseau de ND Franchise, un équilibre a été trouvé entre une garantie juridique de chiffre d’affaires apporté aux franchisés et l’expression de leur liberté d’entrepreneur, par la possibilité de faire varier ce chiffre d’affaires. La centrale des franchisés peut faire des propositions de fret jusqu’à 80 % de la capacité de transport d’un franchisé et le franchisé peut en refuser 20 %. Ainsi par engagement contractuel, le franchisé travaille à la hauteur minimale de 60 % de sa capacité avec la clientèle trouvée par la centrale. Pour les 40 % restant, il jouit de sa liberté juridique et économique pour travailler avec sa propre clientèle, bénéficiant alors aussi de la qualité ND (camion aux couleurs, conduite économique…). Dans tous les cas, il paiera en contrepartie une redevance à la marque sur la totalité de son chiffre d’affaires. Dans les faits, les franchisés du réseau ND réalisent presque tous 100 % de leur activité avec la clientèle apportée par la centrale et économiquement, on en comprend bien tous les avantages. Mais cette clause contractuelle fait toute la différence pour permettre la pratique de la franchise dans le TRM. En effet, ici le juge et l’économiste trouvent les preuves de l’indépendance juridique du franchisé comme celles de l’efficacité liée à la force des incitations entrepreneuriale. Les coûts de l’asymétrie des décisions de coordination — déléguées par les franchisés à la centrale — sont compensés d’une part par l’efficacité de la centralisation de ces décisions et, d’autre part, par la reconnaissance de la liberté de décision du franchisé (en l’occurrence ici son degré d’aversion au risque). Ainsi, le franchisé (patron/chauffeur) s’exprime comme un véritable entrepreneur et la simple perception de cette liberté contractuelle est efficace. Il peut faire varier son chiffre d’affaires en assumant tous les risques induits. Alors qu’initialement, l’éloignement du franchisé avec la clientèle aurait pu être un motif de requalification du contrat de franchise pour cause de subordination juridique et d’asphyxie des propriétés incitatives de la franchise, la clause négociée permet d’équilibrer l’accord et de satisfaire à la contrainte de participation du franchisé. Celui-ci retrouve au moment du déchargement de la marchandise le contact direct avec le client, source de valeur. Le franchiseur aura besoin de ce retour d’information pour faire évoluer l’ensemble de son savoir-faire. Le franchiseur accède à cette précieuse information à travers son propre réseau (chauffeurs/salariés de ND). Cependant, les incitations des salariés sont supposées plus faibles que celles des franchisés car sans engagement patrimonial dans l’activité productive [Williamson, 1991].

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Dans ce contexte du réseau mixte, revenons un instant sur le fonctionnement de la centrale des franchisés. La plateforme téléphonique reçoit de toutes les agences ND Grand Volume, les besoins des clients en transports de grand volume. Ces flux entrants sont adressés en priorité aux franchisés et au réseau en propre. Cette globalité de traitement est tout à fait essentielle, elle permet d’élargir le dispositif de massification des flux et surtout d’accroître les capacités de réaction (immobilisations imprévisibles). Concrètement, la coordination de chaque réseau se déroule dans le même espace, à deux tables différentes, et non sur chacune d’elles se trouvent environ quatre postes de travail (écran, téléphone…) où chacun gère une certaine capacité de production (environ vingt franchisés). Chaque gestionnaire a donc un portefeuille de clients en liaison avec la disponibilité de ses moyens de production (camions/chauffeur/lieu/distance). Il y a là un premier niveau de coordination temporelle et spatiale au sein du portefeuille/clients puis avec les autres gestionnaires du même réseau et enfin avec les gestionnaires de l’autre réseau. Ils construisent, déconstruisent des plans de route pour chaque unité de production. Au quotidien, du réseau franchisé au réseau intégré, le fret va être coordonné réduisant les coûts d’adaptation. L’organisation adoptée est conçue précisément pour exploiter toutes leurs complémentarités. La centralisation des décisions de coordination est dans l’absolu contraire à la liberté d’entreprendre du franchisé. À l’issue de cette première description, essayons de mieux loger le contrat de franchise.

Schéma 3. Structure des relations contractuelles chez ND Franchise Groupe ND (1) filiale à 100 % (2) filiale à 100 % ND Franchise

(3) contrat de franchise

ND Grand Volume (7) contrat de sous-traitance

Licence de marque (4) filiale à 49 % (8) contrat de prestations services Franchisés

Centrale des franchisés (6) contrat d'affrêtement (5) filiale à 51 %

Plusieurs contrats se superposent : les liens verticaux (1) et (2) entre ND groupe et franchise ND, à travers ses filiales, relèvent de la firme intégrée. Le contrat de franchise (3) organise l’ensemble des obligations et devoirs des parties dans le cadre de ce type de coopération. Pour faire fonctionner cette délégation de droits économiques, la centrale est détenue (4 et 5) à

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49 %-51 % par les deux parties et chaque franchisé est ensuite lié par un contrat d’affrètement (6) à la centrale pour prendre en charge du fret. Cette dernière agit en tant que sous-traitante (7) pour ND Grand Volume afin de recevoir et traiter les demandes des chargeurs. La centrale des franchisés endosse également un autre rôle consistant à fournir des prestations de services aux franchisés (8). Les achats auprès de fournisseurs (constructeurs et entretien du véhicule, carburant, fournitures administratives comme la lettre de voiture) et autres prestataires de services (banque, assurance, cartes d’autoroutes, de tunnels) peuvent être confiés à la centrale d’achat par voie contractuelle. Celle-ci sera plus efficace dans cette fonction d’achat de chaque franchisé car plus spécialisée14. Outre les raisons de ce gain, les franchisés n’ont pas le temps de s’occuper de ces achats puisque toujours sur la route15. Enfin, autre atout économique pour le franchisé, le contrat de prestation de services lui offre une souplesse de trésorerie : ses commandes sont payables à trente jours à la centrale qui par délégation se charge de toute la facturation avec les divers fournisseurs. Au fond, le franchisé/transporteur ne peut prendre en charge de manière efficace que l’opération de traction du TRM, d’où son surnom de « tractionnaire ». Son indisponibilité ne lui permet ni de trouver le client (centrale des frets pour les franchisés) ni les fournisseurs (centrale d’achats), tâches pourtant toutes indispensables à la conduite de son véhicule. Dès lors, comment échapper à la tentation d’étouffer les compétences entrepreneuriales du franchisé risquant de l’engager dans des liens de subordination et transformant ainsi la caricature en réalité. Au plan contractuel, le recours à la centrale d’achat n’est pas une contrainte du contrat de franchise ND pour le franchisé. Ce dernier peut toujours exprimer ses prérogatives d’entrepreneur dans sa politique d’achats (sélection et négociation avec ses fournisseurs). Dans les faits, les franchisés ne se privent aucunement de s’approvisionner auprès de la centrale, dans le cas contraire la rentabilité de leur activité serait amoindrie. Le rôle de l’entrepreneur/franchisé est préservé sans nuire à l’efficacité de la coopération. En définitive, tous ces contrats – franchise, d’affrètement et de prestations de services – sont liés. La résiliation de l’un entraîne celle des autres. Plus généralement, les clauses convenues au terme du contrat sont celles aussi présentes dans le commerce de détail : par exemple, la clause de nonconcurrence postcontractuelle. Pour autant, il y a beaucoup moins de clauses restreignant la liberté de revendre son activité que dans la franchise de commerce. En effet, en raison du caractère territorialisé de la clientèle, sa localisation (immobilité relative) importe davantage que dans le TRM. La clientèle du transporteur ne présente pas une telle singularité et pour cette 14. La centrale d’achats intervient aussi pour le réseau en propre et c’est là une source supplémentaire d’économie. 15. Ceux-ci pourraient se rapprocher d’une clause d’approvisionnements exclusifs auprès de fournisseurs référencés.

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raison, lors du départ d’un franchisé, le réseau perd avant tout une capacité de production pour répondre aux clients mais pas le client lui-même. Ainsi le franchisé ND peut à tout moment, après 6 mois et en respectant un préavis de 4 mois, signifier par lettre recommandée avec accusé de réception son souhait de quitter le réseau. Du côté du franchiseur, sauf faute avérée, la résiliation du contrat interviendra au terme du contrat. Cette asymétrie contractuelle est ici à l’avantage des franchisés. En fait, l’interdépendance des trois contrats permet de défendre la valeur du réseau. En effet, le groupe ND est en position équilibrée avec les chargeurs ; l’entreprise est même en mesure de les sélectionner. Aucune entreprise de transport – de petite taille et hors d’un réseau – ne pourrait seule réaliser cet écrémage. Une difficulté menaçante pour un transporteur-conducteur indépendant concerne notamment la gestion de son besoin en fond de roulement : les retards de paiement amputent sa trésorerie d’autant et réduit sa marge. Il est alors contraint très régulièrement de négocier des délais de paiement auprès de ses principaux fournisseurs (au premier d’entre eux la banque) et d’assurer les relances avec ses clients à l’origine de cette situation. Or, la centrale des franchisés prend en charge ces difficultés et contribue à la réduction des coûts. Chaque franchisé traite en direct avec la centrale en transmettant un récapitulatif mensuel de son activité : la facture présentée est payée à date fixe chaque mois. À la centrale ensuite de récupérer auprès des clients le montant de la transaction. Le franchisé est ainsi débarrassé « des tracas de fin de mois ». Ce service a un coût pour la centrale et donc un prix payé par le franchisé pour la prestation reçue16. En outre, les gains de la centrale seront pour une part redistribués à ses actionnaires (franchiseur et franchisés). Cette politique constitue un mécanisme incitatif supplémentaire pour les franchisés. C’est comme si ce dividende était la contrepartie de leurs efforts de valorisation de la marque du réseau. Cette reconnaissance économique de la valeur du réseau constitue une innovation dans le système de franchise en France17. Finalement, la transparence sur les prix facturés aux destinataires et les tarifs des services de la centrale réduit l’opportunisme des agents. En effet, celui-ci ne peut s’exprimer qu’en cas de forte asymétrie d’information entre les partenaires.

CONCLUSION Les particularités du TRM imposent plusieurs contraintes opposées a priori à la logique d’efficacité de la franchise sur précisément ce qui fonde 16. La souscription au contrat de prestation s’élève à 0,5% du CA HT. 17. Cette question de la reconnaissance juridique du réseau avait dès 1999 été soulevée par nos recherches appliquées. Ici, la centrale des franchisés, détenue majoritairement par les franchisés est une concrétisation des droits juridiques et économiques attachés au réseau. Cette reconnaissance accroît les incitations patrimoniales de la franchise [Allam & ali, 1999].

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sa force économique : l’équilibre entre une répartition asymétrique des pouvoirs de décisions entre franchiseur et franchisés et leurs fortes incitations entrepreneuriales. La pratique de ND Franchise montre comment on évite que la forte centralisation des décisions de coordination du TRM par le franchiseur contrarie l’efficacité de la gouvernance en franchise. Au cœur de cet équilibre figure une innovation majeure pour la franchise consistant à permettre aux franchisés de s’approprier une part de la valeur induite par le réseau en étant propriétaire majoritaire de la centrale des franchisés. Reste à approfondir pourquoi les précédentes tentatives de développement de la franchise dans le TRM ont échoué, laissant une empreinte traumatique sur le secteur durant près d’une décennie.

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La gouvernance des formes hybrides, un métissage de contrat et de confiance ? Le cas de la grande distribution alimentaire

Philippe Abrard et Gilles Paché

INTRODUCTION Peu abordé par la recherche en sciences de gestion, à la différence de l’économie sociale et solidaire, le thème de la gouvernance des groupements de détaillants (dénommés GD par la suite) présente pourtant un intérêt théorique et managérial évident. Les GD sont des parties prenantes particulièrement dynamiques du commerce associé, lui-même se définissant comme un « réseau organisé et contrôlé par des commerçants indépendants, propriétaires des points de vente, qui se sont associés au sein d’un groupement de commerçants, pour mutualiser leurs moyens et développer des politiques communes : achat, enseigne, opérations commerciales, services, etc.1 ». L’ensemble du commerce associé réalisait 25,9 % du chiffre d’affaires du commerce de détail français au 1er janvier 2008, ce qui témoigne de sa vitalité face à de puissants groupes intégrés comme Carrefour, Auchan ou Casino, ayant accès aux marchés financiers, et qui peuvent financer plus aisément leur développement national et international. Dans le présent article, nous limiterons la réflexion aux GD de la grande distribution alimentaire française, dont la taille, l’histoire et la remarquable adaptation aux turbulences de l’environnement constituent un objet d’étude particulièrement riche pour la recherche en distribution et, plus largement, en marketing. Plus précisément, notre contribution, de nature exploratoire, a pour ambition d’étudier les mécanismes et les enjeux de la coopération à l’œuvre dans les GD en chaussant des « lunettes » théoriques, issues de la théorie des organisations, qui permettent de dépasser la simple description 1. Définition proposée par les enseignes du commerce associé sur le site http:// commerce-associe.fr.

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factuelle de manœuvres stratégiques. L’objectif est de mieux comprendre par là comment le besoin global de coordination, susceptible d’accroître la performance de l’action collective [Olson, 1978], s’accomplit dans le respect et la préservation de l’indépendance juridique de chacun des adhérents du GD. Retenir comme champ d’analyse les GD de la grande distribution alimentaire paraît, de ce point de vue, tout à fait légitime dans la mesure où ils se présentent avant tout comme des organisations complexes composées de détaillants juridiquement indépendants, mais engagés de manière volontaire dans un processus de création collective de valeur. Leur démarche de mutualisation des ressources se traduit concrètement par la centralisation d’une partie de leurs achats, par une logistique commune (plates-formes et entrepôts de distribution), par le développement d’un ensemble d’enseignes et de marques de distribution (MDD) leur appartenant, par la mise en place de systèmes d’information partagés, etc. [Filser et al., 2001]. De façon synthétique, les GD sont dotés de caractéristiques singulières qu’il est possible de résumer de la manière suivante : une indépendance juridique des adhérents ; des entrepreneurs fédérés autour de valeurs communes (les « prix les plus bas », le « combat contre la vie chère », etc.) ; l’existence de structures et d’organes collectifs chargés de procurer des services et des avantages mutualisés ; une nécessité de coordonner au mieux l’ensemble (réseau) formé par le GD ; des enseignes, une communication et des MDD communes ; et enfin, des moyens logistiques et informatiques partagés entre les adhérents. Sous la pression de multiples facteurs d’environnement, le paysage concurrentiel de la grande distribution alimentaire en France s’est profondément modifié au cours de ces vingt dernières années. À l’affrontement entre points de vente dans des zones de chalandise clairement identifiées s’est ajoutée une concurrence directe, et plus globale, entre réseaux de distribution, qu’ils relèvent du commerce intégré (les succursalistes) ou du commerce associé (les GD). Désormais, les GD doivent tenir compte des phénomènes suivants dans la définition de leur positionnement et de leur stratégie de conquête de nouveaux marchés : – une concentration croissante du secteur de la grande distribution alimentaire, « tenu » par seulement sept enseignes en 2008 (contre plus d’une dizaine en 1995), – la saturation de l’espace disponible pour de nouvelles implantations rentables sur le territoire national, freinant de ce fait l’extension du réseau de points de vente2, 2. Le vote de la Loi LME en juillet 2008 assouplit en partie les restrictions imposées par la Loi de 1996, dite Loi Raffarin, comme l’obligation de soumettre l’autorisation d’ouverture d’un point de vente de surface supérieure à 300 m2 à l’accord préalable de la CDEC (Commission départementale d’équipement commercial). Désormais, seules les communes de plus de 15 000 habitants pourront saisir les CDAC (Commissions départementales d’aménagement commercial) pour des implantations dont la surface de vente ira de 300 m 2 à 1 000 m2.

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– l’internationalisation croissante des enseignes, toujours en quête de nouvelles sources de développement, tout particulièrement vers les pays émergents à fort potentiel comme la Chine, – une diversification accrue dans des formats différents au sein d’un même groupe, mais aussi dans des spécialités parfois éloignées du métier originel (loisirs, culture, voyages, etc.), – l’apparition du phénomène d’affiliation de détaillants indépendants (souvent sous la forme de la franchise) par les groupes de distribution de type succursaliste. Ces modifications de l’environnement concurrentiel font peser de lourdes menaces sur les GD. Leurs opportunités de développement ont tendance à se réduire, risquant ainsi d’augmenter à terme le poids relatif des succursalistes dans l’ensemble du secteur. Pourtant, ce sombre état des lieux mérite d’être relativisé car l’observation de l’évolution des parts de marché, du moins au plan national, ne laisse aucun doute quant aux capacités d’adaptation des GD, ni sur leur potentiel d’évolution. En outre, il s’agit d’une structure organisationnelle dont les équipes dirigeantes ont très tôt compris l’intérêt de mener à bien des pratiques collaboratives au sein de réseaux d’affaires pour en améliorer la performance, alors que la prise de conscience sera beaucoup plus tardive dans l’industrie manufacturière. En nous appuyant sur la littérature académique en économie et en gestion ayant intégré le fait coopératif dans ses analyses, nous souhaitons ainsi suggérer des pistes de réflexion sur les modes spécifiques de gouvernance des GD en tant que « formes hybrides », à mi-chemin entre le marché et la hiérarchie, pour reprendre l’heureuse expression de Thorelli [1986]. Le fait que les GD puissent être examinés en tant que réseaux d’affaires est notamment revendiqué par Zentes et Swoboda [2000]. Ces auteurs partent du principe que tout GD se fonde sur des interactions complexes entre ses membres, mais aussi entre ses membres et les parties prenantes extérieures (fournisseurs, banques, etc.). Le pilotage des activités du GD mobilise dès lors plusieurs types de « réseaux » interdépendants : un réseau administratif, fondé sur la gestion et l’échange de données ; un réseau marketing, pour coordonner les actions commerciales en magasin ; un réseau logistique, assurant la mise à disposition des produits dans de bonnes conditions de coût et de service. L’approche de Zentes et Swoboda [2000] met l’accent sur des dimensions technologiques essentielles pour un fonctionnement efficient et efficace d’un GD, mais en négligeant la perspective organisationnelle que l’on retrouve dans les analyses économiques et stratégiques des entreprises en réseau : la construction d’un projet collectif autour duquel se mobilisent durablement des partenaires [Paché et Paraponaris, 2006]. C’est cette perspective organisationnelle qui retiendra notre attention, en indiquant comment le GD, en tant que réseau d’affaires, associe (plutôt que de les opposer) gouvernance par le contrat et gouvernance par la confiance.

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DES COOPÉRATIVES DE COMMERÇANTS AUX GROUPEMENTS DE DÉTAILLANTS

Les GD sont souvent assimilés à des coopératives, mais s’ils revendiquent leur filiation au mouvement coopératif initié à la fin du XIXe siècle, la question reste posée quant à la cohabitation entre des idéaux tournés vers des valeurs humanistes pour les uns, et des visées purement corporatistes pour les autres. Certains n’hésitent pas à affirmer : « Ne représentent-ils pas une forme de corporatisme tournée vers l’intérêt de leurs propres membres, tranchant avec la volonté de servir dans l’intérêt général si souvent proclamée par leurs devanciers ? » [Vienney, 1966, p. 119]. À l’évidence, les deux mouvements de coopération ne sont pas mus par les mêmes ressorts. L’origine des GD serait ainsi davantage à rechercher auprès des sociétés d’achat en commun plutôt que dans les coopératives de consommation [Holler, 1997a]. C’est d’ailleurs en réaction contre les premières coopératives de consommateurs que les précurseurs des coopératives de commerçants voient le jour. Ainsi, le premier GD recensé en France, la Société rémoise de l’épicerie, vins et spiritueux, sera créé le 29 mai 1885 par des épiciers indépendants désireux de contrer l’avancée rapide des coopératives de consommation. Les mutations de la distribution à l’œuvre en cette fin de XIXe siècle vont se confirmer et s’amplifier au début du XXe siècle. Les GD optent finalement pour le statut juridique de coopérative au terme d’une longue période d’incertitude quant au choix de la forme organisationnelle la mieux adaptée : C’est donc plus par réaction et par souci d’efficacité commerciale que par adhésion à un système de valeurs dont ils ne partageaient pas la philosophie que les commerçants décidèrent, pour mieux lutter contre leurs concurrents, d’adopter leurs propres armes : le statut coopératif [Holler, 1997a, p. 89].

Par-delà le simple argument de la concurrence, c’est surtout l’avantage fiscal3 octroyé aux coopératives de consommateurs, et dont étaient privés les groupements de commerçants, qui les convainquent définitivement d’opter pour la structure coopérative. Les coopératives de commerçants font ainsi coup double : elles contournent l’atteinte au droit de la concurrence constitué par leur entente, tout en profitant des avantages fiscaux de la coopérative. Finalement, on peut écrire que c’est l’action collective initiée par quelques commerçants indépendants qui institutionnalise véritablement la création des GD. Or, si cette action collective offre aux détaillants une meilleure 3. La Loi du 31 juillet 1917 affranchit de l’impôt sur les BIC, et sous certaines conditions, les coopératives de consommation. Une instruction financière du ministère des Finances en date du 25 août 1920 ne soumet pas à la taxe sur le chiffre d’affaires les coopératives de consommation exonérées des BIC.

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position concurrentielle dans l’affrontement avec des succursalistes ayant déjà pignon sur rue, elle leur pose aussi rapidement des problèmes d’organisation interne. Confrontés au besoin de coordination des intérêts individuels de leurs adhérents avec celui de l’intérêt collectif du GD, ils ont en effet à résoudre les problèmes habituellement rencontrés dans ce genre de structure : prise de décision collective, partage équitable de la rente, montant des investissements communs, propriété des biens collectifs (MDD, enseignes, entrepôts et centrales), etc. L’émergence du discount alimentaire (Leclerc en 1949) et non alimentaire (FNAC en 1954), du supermarché puis de l’hypermarché (Carrefour en 1963) et des centres commerciaux (Parly II en 1970) va transformer radicalement les rapports entre les commerçants et leurs fournisseurs en fragilisant les coopératives de commerçants. Elles tirent certes profit des négociations avec les industriels mais avec leur capacité d’action limitée aux achats en commun, elles se retrouvent dans l’incapacité de pouvoir gérer efficacement un parc croissant de points de vente et de développer un concept d’enseigne cohérent ; autrement dit, de coordonner autre chose que les seuls achats [Holler, 1997b]. En décembre 1973, la Loi Royer sonne le glas de la croissance extensive de la grande distribution alimentaire [Moati, 2001]. Face à l’assèchement progressif des emplacements commerciaux jugés porteurs, les coopératives de commerçants modifient, contraintes et forcées, leur mode de développement. Au lieu d’accueillir des commerçants déjà en place, comme elles le faisaient habituellement, elles se mettent à sélectionner préalablement certains emplacements géographiques soigneusement étudiés, avant de chercher à recruter des personnes suffisamment dynamiques et motivées pour occuper ces emplacements et devenir des adhérents à potentiel. Le renversement de l’idéologie selon laquelle l’homme prévaut sur le point de vente au profit du dogme de l’unité commerciale efficace souligne aussi le passage d’une logique à l’autre : la coopérative conçue comme un outil au service de ses adhérents devient d’abord l’initiatrice du développement d’un réseau de points de vente, répartis de façon rationnelle sur un territoire donné. Le nouveau rôle attribué à la coopérative, conjugué au développement et au renforcement de la fonction logistique (entrepôt) remplie également par cette dernière, auquel se rajoute le poids croissant du concept d’enseigne, est à l’origine d’une mission émergente qui va progressivement prendre de l’ampleur : la coordination des activités entre les différentes structures collectives de la coopérative et l’ensemble de ses adhérents. L’heure est venue de parler de GD plutôt que de coopérative de commerçants. Au cours des années 1990, deux phénomènes seront à l’origine de nouvelles turbulences dans l’environnement des GD. En réponse à la Loi Raffarin de juillet 1996, la grande distribution alimentaire française s’engage dans une nouvelle période de concentration et d’internationalisation qui conforte la puissance du commerce intégré. Plutôt que d’accepter

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les mutations avec passivité, les équipes dirigeantes des GD optent pour des stratégies proactives fondées sur une centralisation et une coordination accrues. Les fonctions des structures collectives consacrent la primauté du réseau géré comme un tout cohérent, à l’image du modèle succursaliste. Il s’agit d’un réel effort de résistance aux pressions extérieures dont l’enjeu est de renforcer la cohésion entre les adhérents du GD en vue d’éviter son implosion sous l’influence de tendances centrifuges (prédominance de l’intérêt individuel de chacun des adhérents sur l’intérêt collectif de l’ensemble des adhérents du GD). On peut parler d’un véritable renouveau de l’esprit coopératif où il apparaît clairement aux équipes dirigeantes que le tout (le réseau) est plus que la somme des parties (les différents adhérents). Certaines grilles d’analyse issues de la théorie des organisations et du marketing permettent d’éclairer les mécanismes de la coopération en œuvre au sein des GD.

LA COOPÉRATION : ÉCLAIRAGES CONCEPTUELS La doxa managériale de la concurrence étant l’un des piliers de l’économie néoclassique, la présence de formes de coopération4 relève soit d’une atteinte anormale aux lois du marché, soit d’une solution de type « second best ». Néanmoins, quelques courants théoriques reconnaissent et justifient l’existence de certaines formes de coopération, notamment en management stratégique [Moreira Begnis et al., 2006], mais présentent l’inconvénient de ne pas s’accorder sur une définition commune. Ainsi, selon Brousseau [2000, p. 29] : La coopération est tantôt envisagée comme une attitude (ne pas être opportuniste), tantôt appréhendée comme un mode de coordination alternatif au marché et à la hiérarchie, tantôt perçue comme un type de transaction spécifique par lequel on n’échange pas simplement des produits et des services, mais on participe conjointement à un processus de production ou de R & D.

Une telle diversité des approches conceptuelles de la coopération nous amène à postuler l’existence de formes verticales de coopération (comme les relations clients/fournisseurs), ou de formes horizontales (les coopératives agricoles), les GD présentant comme caractéristique centrale de faire se côtoyer ces deux formes en leur sein.

La coopération comme attitude La théorie des jeux s’est beaucoup penchée sur les phénomènes de coopération en essayant d’expliquer comment se crée, s’entretient et cesse la coopération entre acteurs. Toutefois, les divers travaux menés dans ce 4. Terme issu du latin cooperatio, qui fait référence à l’action de « travailler ensemble ».

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domaine aboutissent à des conclusions différentes selon le type de jeu considéré. De façon générale, la coopération est analysée à l’aide du modèle du dilemme du prisonnier. Dans les jeux à un seul coup, les acteurs ont intérêt à maximiser leurs gains individuels ; il n’y a donc pas de place pour une quelconque coopération. En revanche, dans le cas des jeux répétés, les acteurs ont plutôt intérêt à coopérer pour maximiser les gains (voir le tableau 1). Dans son fameux exemple du tournoi, Axelrod [1992] dévoile la stratégie gagnante pour chacun des participants. Elle consiste à toujours coopérer au premier coup du jeu, puis à se dérober dès que l’autre joueur ne coopère plus. Ce comportement dit de « tit-for-tat », consistant à reproduire exactement le même coup joué par le dernier joueur, introduit la prise en compte du long terme dans l’analyse. Plus la coopération durera, plus les gains mutuels de chacun des joueurs se reproduiront. Axelrod [1992] en déduit que la coopération entre joueurs est fondée à la fois sur la réciprocité (c’est-à-dire se comporter avec le joueur d’en face comme il s’est comporté avec nous) et sur les conditions susceptibles de rendre stable cette réciprocité à travers le temps. On retrouve ici « the shadow of the future », autrement dit l’ombre portée du futur [Heide et Miner, 1992].

Tableau 1. Dilemme du prisonnier : les quatre situations-types Acheteur Coopère

Ne coopère pas

Coopère

r = 3, r = 3

s = 0, t = 5

Ne coopère pas

t = 5, s = 0

p = 1, p = 1

Vendeur

Légende : r = récompense de la coopération ; p = punition de la défection mutuelle ; t = tentation de la défection ; s = sanction du naïf. Source : adapté de Axelrod [1992, p. 20].

La portée du facteur temporel dans la construction de la coopération a été confirmée par Heide et Miner [1992] dans le cadre des relations interorganisationnelles en recourant justement à une méthodologie qui s’appuie sur la théorie des jeux. Leur étude porte sur les échanges entre des fabricants de biens d’équipement et leurs fournisseurs de pièces détachées (logique de coopération verticale). Heide et Miner [1992] aboutissent à la conclusion selon laquelle l’horizon temporel dans lequel s’inscrit une relation peut affecter la nature et la durée de la coopération. Ce lien a été également vérifié par Morgan et Hunt [1994] dans le cadre de relations verticales au sein de leur célèbre modèle d’engagement/confiance. Le temps, à travers la durée de la relation, est contenu dans l’engagement relationnel dont font preuve les partenaires impliqués dans l’échange. L’engagement relationnel y est défini par Morgan et Hunt [1994, p. 23] comme résultat de la présence d’un « partenaire de l’échange étant convaincu qu’une relation continue

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avec un autre partenaire est si importante qu’elle justifie des efforts maximum pour la maintenir. » L’importance de cette relation continue est telle que les parties prenantes s’engagent à faire des efforts significatifs pour qu’elle dure, car bien sûr cette relation durable est bénéfique pour tous. Les auteurs soutiennent que l’engagement dans la relation a un effet positif sur la coopération mais, contrairement aux travaux de Heide et Miner [1992], ils introduisent dans leur modèle une autre variable médiatrice, la confiance, dont l’effet est également positif sur la coopération. Il serait particulièrement intéressant de vérifier si le temps entretient et renforce (ou non) la coopération entre adhérents d’un GD dans le cadre de la coopération horizontale. Si tel était le cas, le temps pourrait alors être considéré comme l’un des antécédents du processus d’escalade coopérative, pour reprendre la terminologie de Dussuc [2004], à l’œuvre dans les GD. Par conséquent, et comme dans le cas de la coopération verticale, nous postulons que le temps peut affecter les formes de coopération horizontales.

La coopération comme type de transaction Richardson [1972] est le premier à distinguer des transactions de marché et des transactions de coopération. Il s’interroge sur les modes de coordination de l’économie en opposant les mécanismes du marché, censés assurer la coordination des relations interorganisationnelles, et l’organisation, dont la coordination interne est soumise à des mécanismes hiérarchiques. En parallèle, son observation de la réalité des échanges économiques entre entreprises le conduit à distinguer une nouvelle forme de transaction fondée sur la coopération interentreprises. Richardson [1972, p. 886] propose la définition suivante de la coopération : L’essence des accords de coopération, tels que ceux que nous avons passés en revue, semble être due au fait que les parties acceptent un certain degré d’obligation – et en conséquence donnent un certain degré d’assurance – quant à leur conduite future.

Pour cet auteur, la coopération se présente donc comme un troisième type de transaction, prenant place aux côtés de ceux du marché et de la firme. Toutefois, cette coopération n’est pas forcément uniforme. Richardson [1972] distingue en effet les activités complémentaires (complementary activities) des activités similaires (similar activities). Les premières représentent des stades différents d’un processus de production et exigent une certaine coordination, alors que les secondes renvoient à la notion de compétence ; il s’agit d’activités faisant appel à des compétences identiques pour leur mise en œuvre. Si nous appliquons cette typologie aux GD, nous constatons que certaines activités peuvent être complémentaires, comme la fonction de gros (s’approvisionner auprès des producteurs et approvisionner les points de vente) et la fonction de détail (vendre au consommateur final), mais qu’à

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l’intérieur d’une même fonction, elles peuvent aussi être similaires, comme les procédures de gestion des points de vente, la présentation des produits dans les rayons, les procédures administratives de prise de commande ou de facturation, etc. L’analyse des modalités de coopération et de leurs zones possibles d’application s’en trouve donc complexifiée. Baudry [2006] synthétise la pensée de Richardson [1972] en faisant la distinction entre, d’une part, « lieux de coordination » (marché, firme et coopération interentreprises) et, d’autre part, « mécanismes de coordination » (prix, direction et concertation ex ante). Cette synthèse est présentée dans le tableau 2.

Tableau 2. Lieux et mécanismes de coordination des activités économiques Lieux de coordination Mécanismes de coordination

Firme

Coopération

Marché

Direction Concertation ex ante Prix Source : Baudry [2006, p. 34].

En élargissant la dichotomie marché/hiérarchie aux transactions de coopération, Richardson [1972] introduit un nouveau type de coordination fondé sur des mécanismes de concertation ex ante, mais les moyens d’une telle concertation ne sont pas précisés par l’auteur. Le mode de coordination des GD n’étant ni soumis entièrement aux mécanismes de prix, ni à ceux d’une hiérarchie formelle, il se place de facto dans une configuration de nature coopérative au sens de Richardson [1972]. Néanmoins, s’il existe bien une concertation ex ante à l’œuvre dans ces groupements, notamment dans la définition des grandes orientations stratégiques (global sourcing, logistique, marketing d’enseigne, etc.), d’autres mécanismes plus subtils semblent aussi les caractériser.

La coopération comme co-création de ressources Dans son approche sur les processus de coopération, Brousseau [2000, p. 30] propose d’adopter la perspective suivante : « Nous définirons la coopération comme une forme particulière de transaction : celle par laquelle il y a co-création de ressources. » En effet, la conception des produits ou services est de plus en plus réalisée par des coalitions de firmes, nécessitant des efforts continus de coordination afin d’aboutir à un résultat final construit par un collectif d’organisations juridiquement indépendantes. Bien que située dans le domaine de l’économie de l’innovation (caractérisée par une incertitude radicale), son analyse peut être transposée à la coopération entre

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détaillants dans le cadre des GD. Ces derniers sont néanmoins soumis à une incertitude de nature différente car ils connaissent à l’avance la forme attendue (du moins espérée !) de l’action de co-création menée en commun. Ils n’en sont pas moins sujets à un jeu de contraintes dont les conséquences peuvent s’avérer néfastes : les ressources créées en commun comme la centrale d’achat, les plates-formes de distribution, les systèmes d’information ou les MDD peuvent entraîner des pertes collectives, mais qui seront supportées individuellement par les adhérents du GD. La démarche de co-création de ressources est donc étroitement reliée à la notion de risque. Ainsi, les premiers GD ont émergé en réaction au mouvement de coopération des consommateurs [Holler, 1997a], et avaient pour but de permettre la réduction des risques encourus par des commerçants indépendants isolés, liés à l’incertitude en provenance de l’environnement, externe donc à l’organisation. Si la dilution du risque individuel par la co-création de ressources atténue ou fait disparaître les risques de nature externe, les structures organisationnelles engendrées par ce processus de cocréation font courir un nouveau type de risque, mais cette fois de nature interne (inhérent à la coopération elle-même). En bref, la coopération se présente comme un moyen de mieux gérer les risques liés à l’incertitude en provenance de l’environnement, le risque interne étant considéré comme préférable au risque externe. Mais plus la gestion des enjeux liés au risque interne devient importante, plus il y a nécessité de mettre en place des structures de gouvernance complexes [Ring et van de Ven, 1992]. En conséquence de quoi la coopération à l’œuvre dans les GD pourrait permettre à leurs adhérents de mieux affronter la contrainte environnementale, sachant que cet avantage serait en partie annulé par un besoin de coordination accru, notamment en raison du grand nombre de structures communes requis pour faire fonctionner l’ensemble.

QUELLE GOUVERNANCE POUR LES GD ? Les différentes approches économiques de la coopération cherchent surtout à en expliquer les formes verticales, comme les relations à long terme nouées entre un client et son fournisseur. La réalité économique n’est pourtant pas exempte de formes de coopération horizontale, et les GD n’en sont qu’une parmi d’autres. Il est donc pertinent de distinguer les deux formes de coopération (verticale et horizontale) en appliquant cette dichotomie aux GD. En dépit des apparences, la coopération horizontale laisse transparaître un niveau de confiance moins élevé par rapport à la coopération verticale, et un lien plus faible entre confiance et coopération interentreprises [Rindfleisch, 2000]. Ce paradoxe serait dû à un opportunisme plus fort et à une interdépendance entre acteurs moins élevée dans les alliances horizontales, ainsi qu’à des liens institutionnels et interpersonnels plus forts.

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Par conséquent, des organisations concurrentes seraient moins enclines à coopérer que des organisations complémentaires. Bien qu’issus d’une forme de coopération horizontale, les GD révèlent plutôt un mode de fonctionnement de nature verticale. En effet, les structures communes créées par les détaillants se situent en amont des points de vente et ont pour rôle de leur rendre un certain nombre de services (approvisionnements, formation, etc.), tout en facilitant la coordination. De plus, si les détaillants d’un GD sont des concurrents potentiels, très peu se retrouvent en opposition frontale pour attirer des clients identiques (ceci doit toutefois être relativisé avec l’apparition du commerce électronique). Certes, on peut parfois trouver, ici et là, un chevauchement entre zones de chalandise de détaillants appartenant à un même GD, mais cela relève plus de l’exception que de la règle. En conséquence, si la coopération horizontale est à l’origine des structures communes des GD, la coordination entre ces structures communes et chaque point de vente procède plutôt d’une forme de coopération verticale (voir la figure 1). Ceci milite incontestablement pour une double approche horizontale et verticale de la coopération au sein des GD.

Figure 1. La coopération dans les GD

Si les GD sont des organisations qui s’insèrent naturellement dans la dynamique d’évolution des canaux de distribution, les recherches menées dans ce domaine tiennent rarement compte de leurs particularités propres. Dans la littérature managériale ou académique, les détaillants de la grande distribution alimentaire sont évoqués sans toujours faire une claire référence (ou de façon très brève) aux différences entre succursalistes et GD. Rappelons que les analyses issues des travaux des théoriciens du canal trouvent habituellement leur place à l’intérieur de deux courants conceptuels [Gattorna, 1978 ; Filser, 1992, 2000]. Le premier courant trouve sa source dans la science économique, pour laquelle un agent a uniquement pour objectifs de minimiser ses coûts et de maximiser son utilité, tandis que le second courant, dénommé selon les auteurs béhavioristes, comportemental ou stratégique, prend en considération des acteurs motivés par d’autres motifs, par exemple la recherche de pouvoir ou la volonté de coopérer, tout

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en se heurtant à la concurrence d’organisations aux objectifs parfois similaires, parfois complémentaires. Le fort cloisonnement entre les deux courants semble laisser peu d’espoir quant à une unification ultérieure. L’économie des coûts de transaction, initiée par Coase [1937] et enrichie par Williamson [1975, 1985], pourrait cependant permettre un rapprochement fécond entre ces « paradigmes duals » [Filser, 2000]. Les développements issus de cette théorie hétérodoxe, notamment l’importance accordée aux formes hybrides [Williamson, 1991], ouvrent en effet de stimulantes perspectives quant à l’analyse de la gouvernance des GD. Ainsi, s’inspirant du cadre néoinstitutionnaliste formé par les travaux menés sur les formes hybrides, Ménard [2004] souligne le rôle fondamental de l’engagement des partenaires dans des investissements qui créent une dépendance mutuelle durable, tout en différenciant les droits de propriété et les droits de décision de chacun. Or, les GD correspondent bien à cette configuration. Dans une étude de cas portant sur le distributeur finlandais Kesko, Mitronen et Möller [2003] ont recours aux formes hybrides pour analyser le fonctionnement d’un GD. Mais la coordination dont il est question dans la recherche fait appel à la fois aux mécanismes issus du marché, de la hiérarchie et des réseaux. Par conséquent, il semble intéressant de revenir sur certaines « régularités empiriques » concernant ces formes hybrides, mises en évidence par Ménard [2004], à travers les concepts de pooling, de contracting et de competing. Le pooling. – Dans les formes hybrides de type GD, la coopération et la coordination entre détaillants juridiquement indépendants restent une nécessité, par exemple pour accroître la performance de la chaîne logistique ou atteindre une taille critique lors des négociations de référencement avec des producteurs de plus en plus globalisés à l’échelle de la planète [Filser et al., 2001]. Certaines prises de décision stratégiques et opérationnelles au niveau de la gestion du point de vente, leur mise en application (parfois délicate) par les adhérents et le partage des bénéfices induits sont réalisés en commun, créant ainsi une dépendance mutuelle entre les partenaires. Dans ce cas précis, comment agissent les adhérents du GD pour sécuriser leur coopération tout en minimisant le coût de coordination de leurs activités, sans perdre les avantages de leurs prises de décision décentralisées et de leur indépendance juridique ? Le contracting. – Dans les situations où les parties restent légalement autonomes mais mutuellement dépendantes, les contrats jouent un rôle crucial dans la coordination. Comment économiser le coût des contrats nécessaires pour s’assurer d’un comportement non-opportuniste et comment minimiser le coût du contrôle à l’intérieur du GD ? L’absence de lien hiérarchique entre adhérents accentue la nécessité de formaliser certains de leurs comportements [Dwyer et Oh, 1988]. Cette formalisation peut être sécurisée par la rédaction de clauses contractuelles, et le besoin

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s’en fait notamment ressentir lorsque l’incertitude externe (modifications de certaines caractéristiques de l’environnement) ou interne (opportunisme, présence d’un free rider) menacent de modifier l’équilibre du GD. La renégociation des clauses contractuelles peut alors aboutir à un nouvel équilibre, et du même coup renforcer la confiance. Or, si la confiance ne se présente pas à proprement parler comme un mécanisme de coordination, elle n’en reste pas moins un élément nécessaire à la coopération et à la coordination interentreprises, point-clé sur lequel nous allons revenir. Le competing. – Enfin, dans les formes hybrides de type GD, les adhérents demeurent indépendants, avec une pleine capacité de prise de décision, car ils sont avant tout des créanciers résiduels. Dès lors, une concurrence interne peut s’instaurer entre adhérents du GD dans certaines zones de chalandise, par exemple lorsque celles-ci se chevauchent géographiquement. Mais elle peut aussi se situer à l’intérieur même du GD, notamment pour l’attribution des postes-clés dans les divers organes collectifs où les prises de décision concernent l’ensemble des partenaires (centrale d’achat, entrepôt de distribution). Il y a donc bien maintien d’une logique de compétition pouvant nuire à la nécessaire coordination des activités et des ressources. En outre, sur un plan juridique, ces commerçants sont considérés comme des concurrents (du moins potentiellement, si ce n’est dans les faits) ; de ce fait, ils sont tenus de respecter le droit de la concurrence sous peine de voir le GD être qualifié d’entente horizontale illicite.

DEUX REGISTRES AGO-ANTAGONIQUES : CONTRÔLE ET/OU CONFIANCE Il est sans doute possible de retrouver les régularités empiriques propres aux formes hybrides, au sens de Ménard [2004], dans les GD de la grande distribution alimentaire. Ceci fait du GD un objet pertinent d’investigation en matière de théorie des organisations, en mobilisant des cadres théoriques qui lui en sont issus. La permanence de mécanismes de nature contractuelle aux côtés de relations fondées sur la confiance mérite tout particulièrement de plus amples investigations dans la mesure où ces deux modes de gouvernance sont parfois présentés comme antithétiques [Baudry, 2006]. Notre hypothèse centrale est que, selon une logique ago-antagonique, le recours au contrat favorise à la fois le contrôle et la confiance, deux concepts apparemment opposés, mais essentiels pour assurer l’engagement des partenaires et leur implication durable dans le fonctionnement du GD.

Un processus de formalisation contractuelle Les travaux séminaux consacrés au canal de distribution ont permis de développer une typologie fondée sur ses modes d’organisation, et qui se concrétise par une classification qui distingue conventionnellement canaux

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traditionnels, canaux administrés, et canaux marketing verticaux, contractuels et intégrés [McCammon, 1970]. Cette classification repose sur le degré de contrôle dont bénéficient les différentes organisations intervenant dans le processus de mise à disposition des produits. Ainsi, les canaux traditionnels sont composés d’entreprises entièrement indépendantes dont les transactions se rapprochent de celles décrites par la théorie économique néoclassique. Les canaux administrés se caractérisent par la présence d’une ou plusieurs organisations ayant un pouvoir d’influence sur les autres membres du canal, en les incitant positivement (récompense) ou négativement (sanction) à suivre une politique donnée. Les systèmes marketing verticaux intégrés, conduisent à ce qu’une seule organisation se charge de l’ensemble des fonctions distributives, depuis la fabrication jusqu’à la vente à l’acheteur final ; selon les cas, il peut s’agir d’une intégration amont ou aval. Enfin, les systèmes marketing verticaux contractuels reposent sur une coordination régulée par le biais de contrats noués entre membres du canal. Il est habituel de placer les GD dans cette dernière catégorie, ce qui a permis de révéler assez tôt l’importance du rôle joué par les contrats. Mais l’on y retrouve aussi d’autres formes organisationnelles comme les systèmes de franchise, les chaînes volontaires, la commission affiliation, les concessions, ainsi que toutes les formes contractuelles de partenariats situées entre la forme pure du marché et celle de la hiérarchie [Williamson, 1985]. En vertu du pouvoir de contrôle dont est porteur le contrat, l’analyse économique des contrats s’impose comme l’une des fondations de l’économie des coûts de transaction ; elle contribue, au même titre que celle-ci, à une meilleure compréhension de la gouvernance des relations interentreprises [Heide, 1994], auxquels les GD sont évidemment rattachés. Brousseau et Glachant [2002, p. 3] définissent ainsi le contrat : « Pour un économiste, [il s’agit d’] un accord selon lequel deux parties formalisent des engagements réciproques quant à leur comportement – un accord bilatéral de coordination. » Dans leur chapitre de synthèse, Brousseau et Glachant [2002] résument les avantages de l’approche économique par les contrats. D’une part, elle autorise un nouvel examen de la nature exacte des difficultés associées à la coordination économique, tout en améliorant notre compréhension du fonctionnement et des bases des mécanismes de coordination. D’autre part, elle fournit un nouvel éclairage à propos des modes de coordination mobilisés : incitation, autorité, coercition, etc. Enfin, analyser les causes des contrats indique comment les agents conceptualisent les règles et les structures de prise de décision qui déterminent leur comportement. En bref, étudier l’évolution des mécanismes contractuels améliore sensiblement notre compréhension du changement des structures qui encadrent l’activité économique. Mais si, d’un point de vue économique, les contrats représentent des outils intéressants pour contrôler le comportement des agents économiques engagés dans une relation de coopération, il reste toutefois

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nécessaire de déterminer la forme de contrat la mieux adaptée à la transaction considérée. Le lien entre forme organisationnelle et mode de coordination requis n’a été solidement établi qu’avec la publication des premiers travaux fondés sur l’approche par les coûts de transaction [Dwyer et Oh, 1988]. Dans une étude portant sur les canaux de distribution de la quincaillerie aux États-Unis, les auteurs en arrivent à la conclusion que les GD ont un besoin plus important que les autres organisations de recourir à la formalisation (dans l’étude, il s’agissait alternativement de commerçants indépendants et de chaînes volontaires). En marketing interorganisationnel, parmi l’ensemble des travaux menés pour comprendre comment le canal de distribution fonctionne selon une forme donnée, la plupart d’entre eux utilisent des variables servant à comparer les différents canaux. Les résultats soulignent que les relations entre fournisseurs et détaillants varient selon le degré de formalisation du canal, l’intensité des relations interorganisationnelles, la réciprocité dans les relations et le degré de coopération entre participants [Brown, 1981]. Dans l’optique contractuelle, c’est incontestablement cette formalisation qui nous semble intéressante, Scott [1981, p. 95] la définissant de la façon suivante : « Elle désigne en grande partie comment les normes d’un système sont formulées explicitement, par exemple à travers des règles, des comportements codés et l’accent mis sur les contrats écrits. » Effectivement, au fur et à mesure du développement des GD, cette formalisation s’est avérée de plus en plus nécessaire pour améliorer leur performance, notamment en raison du nombre croissant d’adhérents, de la variété et de la taille des structures centralisées du GD, et de leurs conséquences sur la complexité des relations qui s’avèrent indispensables en vue de permettre un fonctionnement efficace dans le temps de toutes ces entités. Nous ne retiendrons ici qu’un seul des aspects-clés pris par cette formalisation, à savoir celui qui concerne exclusivement les contrats écrits, ou encore « formalisation contractuelle ». Le recours à la formalisation contractuelle se concrétise par l’ajout de nouvelles clauses contractuelles (avenants aux contrats déjà existants), ou par la négociation de nouveaux contrats portant sur des éléments auparavant laissés à la libre appréciation des adhérents. Il est symptomatique de constater que lorsqu’un GD s’internationalise, il prend le plus souvent soin de définir à destination des partenaires étrangers un document extrêmement détaillé, indépendant du contrat de partenariat, qui stipule les « règles du jeu » à respecter [Pederzoli, 2008]. Les exemples suivants illustrent le processus de formalisation contractuelle : l’obligation de fidélité imposée aux adhérents lors de leurs approvisionnements auprès des producteurs référencés par la centrale, le respect d’une architecture et d’un assortiment standard dans les points de vente via des planogrammes imposés, la décomposition du territoire en zones de chalandise exclusives, ou l’offre préférentielle de revente au GD en cas de départ de l’adhérent. Au final, nous observons que ce processus

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permet d’accroître le contrôle exercé par le GD sur ses adhérents, limitant ainsi les comportements opportunistes ainsi que certaines pressions prédatrices exercées par les concurrents. Toutefois, le processus de formalisation contractuelle ne peut s’accomplir que dans le strict respect de l’autonomie des adhérents du GD, ce qui signifie l’obtention préalable et unanime de leur accord. C’est essentiellement pour cette raison que la formalisation contractuelle a sans doute un effet positif sur la confiance au sein du GD.

Confiance : entre trust et confidence Si la gouvernance du GD repose largement sur des organes collectifs auxquels sont confiés les mécanismes de coordination fondés sur le contrat, l’indépendance juridique des adhérents peut parfois se heurter aux limites de ce mode de fonctionnement, à savoir des intérêts individuels ayant tendance à prendre le dessus sur les intérêts collectifs. Afin de ménager l’autonomie des partenaires, les contrats laissent souvent un espace de négociation informelle [Macaulay, 1963], au sein duquel les acteurs peuvent exprimer leurs revendications personnelles. On s’en remet alors à la confiance, définie ici comme la croyance que chacun s’accorde mutuellement pour faire coïncider les intérêts individuels sans altérer l’intérêt collectif. C’est cette approche de la confiance perçue comme croyance qui retiendra toute notre attention. Brousseau [2001, p. 67] en donne la définition suivante : La confiance est une croyance […] dans le comportement de l’autre dont on suppose qu’il va être dicté par la poursuite d’un intérêt commun à long terme plutôt que par la volonté de maximiser l’intérêt personnel à court terme.

Dans la littérature en marketing interorganisationnel, la confiance, qui favorise l’engagement et la coopération des co-contractants [Morgan et Hunt, 1994], est souvent présentée comme la solution la plus adéquate pour réduire l’opportunisme des acteurs. Dans le cas des GD, l’échange social entre les membres du réseau n’apparaît pas toujours de façon explicite dans les contrats. Pourtant, le GD encourage les rencontres et les réunions entre adhérents, comme par exemple la tenue de groupes de travail ou de réunions locales régulières. La notion d’engagement y prend alors tout son sens, comme en témoigne l’intervention de Jean-Claude Jaunait, alors Président de Système U, lors des Rencontres du Commerce Associé de mai 2005 à Paris : « L’indépendance est un choix qui s’assume par un engagement individuel dans un groupe dans lequel il y a des actions en commun. » En d’autres termes, la confiance dans la relation entre partenaires se place à l’origine de leur engagement, lui-même entretenant et favorisant la coopération. De surcroît, le recours à la confiance s’avère également nécessaire en raison de l’incertitude comportementale et environnementale, cette incertitude se nourrissant de la nature incomplète des contrats, incapables de

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prévoir au moment de leur signature l’ensemble des éventualités [Williamson, 1985]. En effet, en cas d’événements non prévus par les contrats, les adhérents d’un GD se tourneront plus facilement vers les autres adhérents dès lors qu’ils savent qu’ils peuvent compter sur leurs compétences et leur loyauté, en raison notamment de l’ancienneté de leurs relations, de valeurs partagées et d’une communication régulière entretenue à l’intérieur des groupes de travail. En résumé, on peut émettre l’idée selon laquelle la question de la confiance relève de la coordination du GD à travers ses valeurs partagées, l’entretien de liens réguliers entre adhérents et une culture organisationnelle propice au respect de la parole donnée. L’approche de la notion de confiance retenue par Das et Teng [1998] présente l’avantage de lier confiance et contrôle formel. Toutefois, cette approche nécessite de distinguer la confiance confidence, lorsque le partenaire coopère de façon certaine, de la confiance trust, lorsque le partenaire est simplement animé d’intentions positives [Fenneteau et Naro, 2005]. L’originalité de l’approche de Das et Teng [1998] réside dans l’interprétation de la confiance comme un processus dynamique pendant lequel elle transite par plusieurs stades ou états (voir la figure 2). Le premier stade concerne la construction de la confiance (trust building), dont le rôle consiste à utiliser certains outils ou concepts pour aboutir à la croyance (confiance trust) que les partenaires peuvent in fine se faire confiance, ce qui constitue le second stade du processus.

Figure 2. Confiance trust et contrôle dans les alliances stratégiques

Source : adapté de Das et Teng [1998, p. 497].

Or, si l’on admet que la confiance repose sur la croyance en une relation, qu’est-ce qui garantit que le partenaire se comportera de la façon attendue [Reynaud, 1998] ? Pour Das et Teng [1998], la réponse à cette question réside dans la présence d’un troisième stade, celui de la confiance confidence, qui peut être interprétée comme la certitude que l’on peut avoir confiance dans le comportement loyal et efficace du partenaire. Cette certitude, qui vient aussi combler l’incomplétude contractuelle, est rendue

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possible par le niveau de contrôle exercé (control level). Ainsi, l’approche retenue considère que contrôle et confiance sont par nature complémentaires [Aubert et al., 1999 ; Fenneteau et Naro, 2005] ; les GD présentent eux aussi cette singularité ago-antagonique, conduisant à ce que la gouvernance des GD résulte d’un métissage subtil des deux mécanismes.

CONCLUSION La nature organisationnelle des GD, fondée sur le principe démocratique de « un homme, une voix », évacue d’emblée tout principe hiérarchique entre les adhérents puisqu’ils en sont à la fois les clients et les propriétaires. Il n’y a donc pas d’asymétrie des droits de propriété ni des droits de décision entre les différents adhérents qui conservent leur totale indépendance juridique. En outre, la démarche collective entreprise par les adhérents des GD débouche sur la co-construction de structures communes nécessaires à son pilotage efficace. Mais le développement et le bon fonctionnement de ces structures nécessitent une coordination toujours plus fine et délicate afin de maintenir les niveaux désirés de coopération horizontale et verticale propres aux GD. Par conséquent, il leur est nécessaire de mettre en œuvre un mode de gouvernance susceptible d’assurer la coordination globale du GD tout en respectant l’autonomie des adhérents. Cette gouvernance repose à la fois sur la formalisation contractuelle et sur la confiance, deux mécanismes a priori antinomiques mais que nous considérons comme complémentaires dans le cas des GD. Le besoin de coordination globale requiert le recours à la formalisation contractuelle car celle-ci impose des comportements unanimement acceptés. Ne perdons pas de vue que les adhérents du GD sont avant tout des commerçants indépendants qui peuvent être partagés, voire déchirés, entre leur intérêt individuel et l’intérêt collectif (par exemple, profiter d’une faible concurrence dans la zone de chalandise pour augmenter le niveau des prix en magasin alors que l’équipe dirigeante du GD souhaite communiquer, au niveau national, sur une politique de « prix les plus bas »). La prise en compte des menaces de comportements opportunistes ne doit donc pas être négligée, et la formalisation contractuelle permet en quelque sorte de les prévenir. Elle assure ainsi un certain niveau de cohésion à l’intérieur du GD puisque ses adhérents s’engagent, entre autres, à s’approvisionner pour un niveau fixé contractuellement auprès de la centrale d’achat, à ne pas revendre leur point de vente en dehors du GD, à adopter des normes d’assortiment et de marchandisage définies par la centrale, etc. Ainsi, la formalisation contractuelle permet de contrôler partiellement les comportements des adhérents. Le recours à la confiance se justifie par l’autonomie laissée aux partenaires car l’espace discrétionnaire de liberté accordé ne peut être totalement

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contrôlé. Toutefois, ils peuvent être influencés, notamment par les valeurs partagées que cultive chaque GD, mais aussi par la communication utilisée. Pour cela, les GD favorisent les réunions et les groupes de travail où leurs adhérents peuvent se rencontrer, et la fréquence de ces rencontres crée progressivement des liens plus étroits entre eux. Ceci explique que les valeurs partagées et la communication interentreprises fassent sans doute partie des antécédents de la confiance trust [Das et Teng, 1998], entendue comme la croyance que n’importe quel adhérent du GD peut faire confiance à un autre adhérent. Par la suite, la croyance selon laquelle on peut avoir confiance en son partenaire se transforme en certitude dès lors que les comportements les plus opportunistes sont encadrés et contrôlés par des contrats. Une telle certitude, ou confiance confidence [Das et Teng 1998], aura des répercussions positives sur l’engagement de chacun et sur la coopération au sein du groupement. La gouvernance des GD est ainsi le résultat d’un métissage entre formalisation contractuelle et confiance dont la recherche en marketing n’a pas encore pris, jusqu’à présent, la juste mesure. De ce point de vue, la synthèse conduite par Grewal et Levy [2007] sur l’ensemble des articles publiés dans le Journal of Retailing entre 2002 et 2007, la revue académique de référence dans le champ, permet de nourrir les plus grandes inquiétudes. Il en ressort clairement que la perspective interorganisationnelle, si elle n’est pas absente, se réduit à des questions d’apprentissage, de gestion du leadership, de recyclage ou encore de pilotage des flux logistiques avec ou sans recours à des prestataires de services. Plus grave encore, parmi les pistes d’exploration future évoquées par Grewal et Levy [2007], aborder le fonctionnement des GD et, plus largement, des entreprises de distribution sur le mode du réseau d’affaires ne doit pas constituer une priorité pour la communauté. Tout se passe comme si le renouvellement des modèles managériaux dont est porteuse l’économie de la firme devait rester étranger aux sciences de gestion, trop souvent confinées à la recherche de savoirs actionnables et d’application immédiate. Nul doute qu’une inflexion s’avère indispensable pour donner la possibilité aux managers de disposer de grilles de lecture originales sur leur praxis, au risque de les rendre myopes ou pis, aveugles, face aux mutations rapides de leur environnement.

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Développer les capacités de l’entreprise par une meilleure gestion des frontières : les formes de coopération dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial

Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnac

INTRODUCTION Devenue intense ces dernières années au point de proposer une nouvelle approche de l’organisation [Kogut et Zander, 1996 ; Cohendet et Llerena, 1999], la réflexion sur la place des connaissances dans le développement de l’entreprise oscille entre deux pôles : une tendance à considérer que le développement des connaissances prend place dans des espaces de construction stables, comportant des personnes ayant développé des pratiques et un langage communs [Brown et Duguid, 2001] et abrités des vents violents de l’exigence de performance à court terme. Inversement, d’autres approches insistent sur le caractère plus tourmenté des dynamiques créatives [Nonaka et alii, 2001], reposant sur la confrontation d’acteurs d’horizons différents et la nécessité d’ajustements réciproques pour produire un savoir collectif [Hatchuel, 2002 ; Orlikowski, 2002]. Ces approches ne sont pas équivalentes du point de vue du management. Dans l’optique de l’élaboration du savoir au sein de collectifs homogènes, les efforts portent essentiellement sur la définition d’une architecture organisationnelle [Sanchez et Mahoney, 1996 ; Baldwin et Clark, 2002], sur les opérations permettant au savoir de franchir les frontières entre ces communautés [Carlile, 2004], sur les modes d’intégration des savoirs spécialisés [Grant, 1996]. Lorsque l’on considère les processus créatifs réalisés dans des groupes moins homogènes et moins stables, l’accent est mis sur les conditions de la mise en place et du suivi du travail collaboratif [Alcouffe, 2002, 2007 ; Hatchuel, 2002]. Considérant ces deux approches, qui apparaissent davantage en complémentarité qu’en contradiction, nous proposons d’en illustrer la pertinence et

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la portée, dans un contexte de création de connaissances impliquant la gestion de frontières. Cette étude de la gestion des frontières concerne, d’une part, l’organisation interne de l’entreprise, avec l’analyse des situations de coopération de conception, et, d’autre part, deux ou plusieurs firmes lorsqu’elles s’engagent dans un codéveloppement. Des études qualitatives réalisées dans des entreprises des secteurs aéronautique et spatial permettront de décrire ces processus de collaboration : types de relations développées, résultats produits et effet sur l’élaboration d’actifs immatériels. Un modèle spécifique de prise en charge du développement des connaissances en frontières semble émerger dans les organisations observées : nous verrons que des capacités innovantes se déploient dans les espaces d’action chevauchant les frontières de l’entreprise, pour améliorer l’efficacité des relations de coordination et, sur plus longue période, pour stimuler durablement la compétitivité.

ENVIRONNEMENT ÉCONOMIQUE ET COOPÉRATION DANS LES SECTEURS DE L’AÉRONAUTIQUE ET DU SPATIAL Les années récentes ont vu se modifier la stratégie des entreprises des secteurs étudiés dans deux directions. D’une part, la spécialisation et une concentration accrues à l’échelle mondiale se sont traduites par l’externalisation d’activités jugées périphériques. Des modalités nouvelles de division du travail avec les fournisseurs de biens et services ont été développées : formes d’achats variées, depuis la sous-traitance traditionnelle (façonnage), jusqu’à la sous-traitance globale, qui caractérise plus nettement l’aéronautique, dans laquelle le fournisseur est responsable de l’ensemble du processus de conception, approvisionnement et fabrication. La désintégration verticale a rendu nécessaire une coordination des activités entre intervenants multiples. D’autre part, corrélativement, est ressortie l’importance relative des phases « amont » de conception, et « aval » de commercialisation, qui constituent, souvent, le cœur du métier de l’entreprise. Dans les phases de conception, nous assistons au développement d’une organisation de la coopération entre les différents spécialistes qui interviennent dans la naissance d’un produit nouveau et déterminent les conditions de l’innovation. La caractéristique essentielle du spatial est l’exigence absolue de fiabilité : on peut compenser, éventuellement, mais non corriger un défaut. Malgré les enjeux humains liés aux passagers transportés, l’avion présente une flexibilité plus grande. Il est susceptible de révision (le « soutien série »). La conception des satellites commerciaux, comme celle des avions, partage un caractère incrémental de l’innovation. En marge des projets commerciaux, cependant, une importante recherche fondamentale se concrétise dans la mise en œuvre d’innovations radicales (satellites scientifiques notamment). Par ailleurs, la diversité des métiers requise est plus

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faible dans le spatial que dans l’aéronautique. C’est l’une des explications du recours plus étendu à la sous-traitance globale dans l’aéronautique. Les mutations de l’environnement économique et les particularités technologiques que nous venons de citer encouragent des pratiques de coopération aussi bien dans les contextes interne et externe des entreprises : – interne : la coopération s’établit à l’intérieur de l’entreprise, par un décloisonnement intervenant sur la forme strictement matricielle de gestion des projets. Il ne s’agit pas seulement, nous le verrons, d’un phénomène lié à l’adoption du modèle de l’ingénierie concourante ; – externe : elle concerne l’environnement des fournisseurs et sous-traitants, associés dès les phases initiales au processus de conception, au moyen d’une organisation des achats permettant une coordination efficace. Plus profondément, la coopération verticale a pu s’appuyer localement sur des facteurs stimulants de formation des personnels de l’aéronautique, de partage de l’information, et de relations de confiance entre partenaires, qui ont permis d’ouvrir un espace d’apprentissages réciproques ; enfin, la coopération s’établit entre concurrents, autour d’activités de recherche et développement, et même par la réalisation d’un produit commun. Ce n’est pas tant un enracinement à l’intérieur, ou en périphérie de l’entreprise qui nous paraît caractériser le développement de capacités innovantes lié aux formes récentes de coopération. Plus profondément, les secteurs de l’aéronautique et du spatial ont développé des formes de coopération pour faire face à deux nécessités : – une recherche de compétitivité accrue grâce à une coordination plus efficace, – une stratégie de développement touchant aux capacités futures. C’est pourquoi nous distinguerons les pratiques de coopération selon qu’elles paraissent relever d’une recherche d’efficacité immédiate, des pratiques engageant une évolution en profondeur de la gestion des frontières.

COOPÉRATION ET CAPACITÉS NOUVELLES : UNE NOUVELLE GESTION DES FRONTIÈRES

Le recours accru à des pratiques coopératives peut être vu comme le passage d’une vision statique, en fonction de critères a priori, à une vision dynamique dans laquelle les entreprises procèdent désormais à la construction de processus d’apprentissage cherchant à tirer parti des avantages de la coopération (notamment en termes de performance de conception), tout en aménageant des dispositifs pour en gérer les difficultés et les risques. Le secteur aéronautique est caractérisé par la dépendance bilatérale des entreprises donneur d’ordre et sous-traitantes, la compétitivité de l’ensemble reposant sur la constitution d’un patrimoine immatériel commun.

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Des coopérations horizontales, entre concurrents, se pratiquent également. Ainsi assiste-t-on au développement de nouvelles relations entre firmes, des partenariats en conception (« codéveloppement » ou « coconception »), qui présentent des caractéristiques distinctes du partenariat en production. Dans ces configurations, il y a partage d’informations, de connaissances stratégiques. Les relations de confiance jouent un rôle majeur et les relations interentreprises s’inscrivent dans un continuum organisationnel aux frontières internes floues. Enfin, d’une certaine manière, l’organisation interne de l’entreprise est affectée par cette gestion dynamique des frontières ; de nouveaux dispositifs transversaux reflètent une volonté d’atténuer les frontières internes pour construire parallèlement aux activités courantes le fondement à long terme de stratégies de développement.

La coopération verticale dans l’entreprise étendue : partage du risque et constitution d’un patrimoine immatériel commun Le secteur de l’aéronautique a développé un mode de relation avec ses fournisseurs ou sous-traitants (F/ST) dont les caractéristiques s’insèrent dans une construction organisationnelle qui renvoie au concept d’entreprise étendue [Richardson, 1972]. La dépendance consentie par les entreprises organisées sur le mode du réseau possède un impact positif sur la productivité globale de l’ensemble. On peut attribuer aux différentes innovations organisationnelles de pilotage de la relation client/fournisseur ainsi qu’à la politique de maintien du personnel qualifié au cours des années de faible activité, la relative aisance avec laquelle Airbus (contrairement à Boeing) a pu, d’une part, passer le cap de la forte reprise en 1996 et, d’autre part, engager simultanément (1997-2000) les programmes ambitieux de lancement de deux nouveaux avions et de développement de l’A3801. La constitution de l’entreprise étendue. – Le choix d’un fournisseur est déjà en soi un processus appelant une collaboration entre entreprises avant même qu’elles ne soient liées par un contrat, et mobilisant en interne diffé1. La gestion du cycle de l’activité est un élément stratégique dans l’aéronautique. En cela, Airbus se distingue assez nettement de Boeing. Airbus a toujours visé à réguler autant que possible le volume d’activité, à la hausse comme à la baisse. Pour l’ensemble de l’activité au niveau mondial, après un pic, en 1991, autour de 900 avions commerciaux livrés/an, les livraisons sont tombées à à peine plus de 400/an dans les années 1993-1996. Au cours de cette période, la gestion du carnet de commandes et le partage de l’activité ont permis à Airbus de soutenir l’activité des sous-traitants et de maintenir leur savoir-faire. Inversement, la politique de Boeing a tendu à « coller » davantage au niveau de la demande courante, conduisant à d’importants licenciements et à de dramatiques baisses de charge chez les fournisseurs. De même, dans les périodes de reprise, Airbus a augmenté ses taux de production de façon progressive, en évitant les coups d’accordéon en matière d’investissements ou d’embauche, en jouant sur la flexibilité de la capacité (temps de travail, intérim, sous-traitance). Cette marge de flexibilité est estimée à 20% de la capacité totale [Key Determinants, 2004].

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rents services, très en amont dans le processus de conception. Le fait de figurer dans les entreprises homologuées apparaît ainsi comme une première forme d’accord, qui institue un premier espace de travail collaboratif. Le mode de consultation des F/ST est caractérisé par un principe de mise en concurrence des F/ST homologués. Dans les procédures d’appel d’offres, qu’elles soient à un tour et a fortiori à deux tours, ce n’est pas nécessairement le moins disant qui est retenu, mais le mieux disant. Le prix de soumission peut être seulement la première étape d’une négociation. Dans le cadre de projets où les spécifications initiales sont insuffisantes ou inadéquates, le projet est affiné par un travail commun des équipes d’achat transversales en collaboration avec les F/ST en concurrence. Cette phase, intégrée au développement, se déroule généralement chez le donneur d’ordres et en plateau. Des F/ST concurrents peuvent ainsi être amenés à se côtoyer, à présenter des solutions techniques et ce, avant même de savoir s’ils seront retenus. Le choix d’un fournisseur doit répondre à des critères explicites et donne lieu à un rapport de choix, qui mentionne les critères et la manière dont ils ont été appliqués, en référence aux coûts, délais et niveau de qualité. S’il n’y a pas de liste de critères, le rapport de choix est argumenté sur la base de l’avis des métiers impliqués dans la définition du besoin. Le rapport est soumis à l’approbation du responsable des achats, de la qualité et, selon les cas, des responsables de la stratégie, du développement du produit ou du programme de production dans lequel la fourniture intervient. La durée du contrat dépend de la nature de l’achat : pour des équipements, par exemple, le contrat peut être de la durée du programme de production (plusieurs années). Il prévoit en général une formule de révision qui plafonne le prix à l’achat, intègre les effets d’expérience et partage les risques entre le F/ST et le client. Cela implique que toute modification est à la charge du F/ST, sauf s’il s’agit d’une demande du client. C’est une forte incitation à faire remonter le plus en amont possible, en conception, les difficultés de réalisation. Rémunération et partage du risque en R & D. – La sous-traitance dans le secteur aéronautique est caractérisée par une évolution concernant la chaîne de sous-traitance et le type de relation : les plus gros sous-traitants sont invités à un développement plus important, supporté par une plus forte capitalisation, et à une relation de partage du risque. Le montant forfaitaire, ferme et définitif de l’ensemble des produits et des prestations réalisés par le F/ST est prévu dans le contrat2. 2. L’industrie aéronautique présente un important effet d’apprentissage. C’est d’ailleurs historiquement sur l’assemblage des avions qu’a été étudiée, à l’origine, la courbe d’expérience, par T. P. Wright, en 1936. Cet effet d’apprentissage permet d’anticiper environ 20 à 25 % de diminution des coûts lors du doublement de la production cumulée. C’est un élément sur lequel le donneur d’ordres s’appuie pour demander à ses sous-traitants/fournisseurs, une baisse des prix échelonnée dans le temps.

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Dans le cas de la sous-traitance globale, les équipements spécifiques sont financés par le F/ST. La base du financement est la suivante : on distingue les coûts récurrents, qui reviennent pour chaque sous-ensemble livré (coûts variables de fabrication), et les coûts non récurrents qui représentent le coût des investissements matériels ou immatériels liés à la conception et au développement. La couverture de la totalité des coûts non récurrents correspond forfaitairement à 600 appareils pour le programme Airbus A330/340. Pour chaque avion, le prix payé au F/ST comprend l’ensemble des coûts récurrents et une partie (1/600) des coûts non récurrents. Si Airbus vend moins de 600 appareils, le sous-traitant ne récupère qu’une partie de son investissement et ce n’est qu’au-delà qu’il le couvre complètement. Compte tenu des progrès réalisés sur les temps de développement et les coûts, il semble que le point mort soit actuellement plus bas. Les déclarations officielles concernant les prévisions pour l’A380 évoquent 300 avions. Pour les programmes actuels, l’implication financière des partenaires demeure : une vingtaine de sociétés (hors équipementiers) ont pris en charge, pour les sous-ensembles qui leur étaient confiés, une part substantielle (environ 20 %) des coûts de développement des tronçons A340-500/ 600. La gestion du capital immatériel commun. – L’une des sources majeure de la compétitivité de l’entreprise étendue peut être trouvée dans la constitution et la gestion d’un capital intellectuel partagé. Concernant le capital humain, il faut souligner l’important effort du système éducatif et de recherche (public) pour préparer aux métiers de l’aéronautique dont a bénéficié directement l’entreprise étendue. On est ici dans une situation hybride combinant l’investissement public dans la formation et son exploitation privée. Pour ne citer que l’exemple de Toulouse, et sans chercher l’exhaustivité, on compte dans le secteur de l’aéronautique des pôles d’enseignement secondaire et supérieur (lycée Saint-Exupéry, etc.) qui ont développé la formation professionnelle en productique, logistique, maintenance, aéronautique ; une École doctorale coordonnant la recherche du domaine, créée en 2005 ; des Grandes Écoles dont sont issus les trois quarts des ingénieurs français du domaine (École nationale supérieure de l’Aéronautique et de l’Espace (Sup Aéro), École nationale supérieure d’ingénieurs de constructions aéronautiques (ENSICA)3, École nationale de l’Aviation civile (ENAC) ; enfin, des organismes de recherches spécialisés dans le champ disciplinaire (CERT, ONERA, CEAT, LAAS, CNES, différents laboratoires du CNRS, permettant de totaliser en 2007 quelques 8500 chercheurs travaillant dans ces domaines) ; des structures de coordination ou de promotion (CNRT : Centre national de recherche aéronautique et espace, Fondation de recherche aéronautique et espace). La création du pôle de 3. Ces deux écoles ont opéré leur rapprochement courant 2007 pour constituer l’ISAE (Institut supérieur de l’aéronautique et de l’espace).

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compétitivité « aerospace valley » soutient et renforce ces activités, dans les domaines de la recherche et de la formation continue, mais aussi pour gérer l’impact du plan Power 8. De fait, la prise de conscience d’une menace sur les emplois a conduit à des actions de soutien des entreprises les plus menacées et d’aide à l’innovation. La qualification des employés du secteur est très élevée et maintenue par la formation continue. Les campagnes de recrutement que mène Boeing de façon récurrente dans la région Midi-Pyrénées en sont un indicateur. La loyauté du personnel Airbus se mesure par son taux de turnover (moins de un pour cent) qui est très inférieur à celui des grands constructeurs. L’imbrication des conditions de travail entre donneur d’ordres et F/ST permet à Airbus d’intégrer dans ses propres effectifs les personnes qui paraissent les plus performantes. Inversement, lorsqu’il n’y a pas de possibilité d’embauche immédiate d’une personne qui semble intéressante, il n’est pas rare qu’Airbus le fasse embaucher par un fournisseur afin de ne pas laisser échapper une compétence et l’intègre plus tard. C’est le circuit que connaissent de nombreux jeunes stagiaires prometteurs4. Du point de vue de la qualification, les cadres sont proportionnellement plus nombreux dans les petits établissements travaillant pour l’aéronautique. Dans les activités de conception, près de la moitié des effectifs a le statut de cadre. La part des ingénieurs parmi les cadres atteint 70 % dans les établissements de cinquante salariés et plus de 50 % dans les autres [INSEE, 2005]. Il semble toutefois que cette proportion ait régressé à un tiers aujourd’hui [INSEE, 2007, p. 27]. La concentration géographique des activités liées au secteur5 et des établissements de formation permet d’importantes synergies dans la diffusion du savoir et du savoir-faire et offre de nombreuses opportunités aux salariés. La relative mobilité des employés entre les établissements assure la répartition des compétences. Depuis 2004, la productivité d’Airbus et de Boeing, mesurée en nombre d’avions livrés pour mille employés, s’est fortement élevée : +2,2 % en 2005, +25 % en 2006 et 0 % en 2007 pour Boeing contre, respectivement, +11 %, +11 % et +6 % pour Airbus. L’écart de productivité entre les deux concurrents, en faveur d’Airbus, qui était considérable au début des années 2000 tend à se réduire. De 28,6 % en 2005, il est passé à 7,3 % en 2006 et à 13,6 % en 2007 (données internes, Airbus Central Entity). La gestion des connaissances (KM). – Depuis plusieurs années, les grands donneurs d’ordres, notamment Airbus, ont mis en place un système 4. Il y a en moyenne, quelle que soit la période de l’année, environ 1500 stagiaires à Airbus. 5. « La Haute-Garonne regroupe plus du tiers des établissements liés au secteur aéronautique et spatial et 47 % des salariés. Les établissements de ce département totalisent 44 % du chiffre d’affaires total des répondants et 53 % du chiffre d’affaires induit par les commandes de ce secteur » [INSEE, 2007, p. 14]. (Ces données s’entendent par rapport au champ de l’enquête).

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de rating, c’est-à-dire un ensemble d’indicateurs de suivi des performances et d’incitation à des démarches d’amélioration des F/ST. Ces démarches d’amélioration contribuent à faire évoluer les membres du réseau vers des standards communs du point de vue des procédures et des niveaux de qualité, participant ainsi à une harmonisation des cultures et du patrimoine de connaissances. Des démarches de gestion des savoirs viennent compléter ce dispositif. Dans le contexte d’Airbus (soixante métiers, cinq entités nationales, seize sites de production et plusieurs milliers de F/ST de tailles variées) aucune « recette » ne peut s’appliquer partout. Un département de gestion des connaissances a été créé. Il développe une approche pragmatique d’amélioration des méthodes de travail et des compétences en promouvant le partage des connaissances, la réutilisation de l’expérience, la recherche d’information et la traçabilité des décisions. Le programme de KM est actuellement déployé contractuellement auprès de la plupart des centres de production. La nouveauté de la démarche de gestion des connaissances menée actuellement à Airbus réside dans le recueil et le partage de l’information tacite dans la supply chain, ainsi que la facilitation du partage des connaissances dans la construction des relations client/fournisseur. La démarche générale comporte les phases suivantes : – rassembler, recueillir l’information – comprendre la situation simulée – développer une vision de ce qui devrait être – en tirer une liste d’exigences ou de préconisations. Au travers de son mode de constitution, de sa manière de partager la rente générée, et par la gestion d’un patrimoine immatériel commun, l’entreprise étendue permet de construire des espaces d’innovation chevauchant les frontières des entreprises, mais aussi, dans une certaine mesure, repoussant l’horizon des performances à court terme. Les atouts de cette organisation résident dans l’étendue des champs de connaissances à exploiter (l’entreprise est mondiale) et dans la large place qui est donnée aux aspects informels du fonctionnement en réseau (contacts personnels réguliers, solutions ou arbitrages locaux, expérience du travail collectif), lequel peut s’appuyer sur un fond culturel commun. L’intégration du management des connaissances aux modes de travail habituels reste cependant difficile, car les acteurs reculent devant la masse des documents et procédures qui régissent le système, et surtout sont réticents à la diffusion de leur savoir sans contrepartie évidente.

Spatial et coopération horizontale entre concurrents Soutenus par un financement public important et autorisés par la réglementation excluant la R & D du champ des alliances illicites, les programmes de coopération entre entreprises du secteur spatial permettent d’atteindre plusieurs buts. Le premier est bien sûr la possibilité de lancer des

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programmes de développement de plus grande envergure, dont les retombées pourront être traitées en commun ou modulées de façon différente selon les entreprises. En second lieu, les programmes de coopération sont aussi une expérience des synergies qui pourraient être mobilisées dans le cadre de restructurations. Dans un secteur où, au début des années 2000, les mises en orbite plafonnent à trente satellites par an et où les capacités des cinq grands constructeurs sont de l’ordre de soixante unités, une réflexion s’est fait jour sur un rapprochement lié aux surcapacités, ce que les autorités de Bruxelles ont admis. L’industrie spatiale européenne a ainsi une certaine pratique de situations où des concurrents coopèrent lors d’un développement de satellites pour ensuite reprendre les acquis et les valoriser individuellement. C’est le cas d’Alcatel et d’Astrium qui ont coopéré pour le développement du satellite Stentor. Alcatel et Astrium ont utilisé des acquis de ce développement pour produire les plates-formes de satellites respectivement Spacebus pour Alcatel, et Eurostar pour Astrium. Plus récemment, avec le projet Alphabus, les deux sociétés s’inscrivent dans une coopération étroite pour développer une plate-forme commune qui servira de base à des offres de satellites qui, elles, resteront en concurrence. Le projet a fait l’objet d’un accord signé, en avril 2001, entre Astrium et Alcatel Space (co-traitants), suite à un appel d’offres du CNES (donneur d’ordres), avalisé par l’ESA (European Space Agency) en novembre de la même année. Doté d’une enveloppe budgétaire fixée, autofinancée par les deux sociétés, une phase préliminaire s’est déroulée sur plusieurs mois, au terme desquels la décision est intervenue de poursuivre le développement : en Septembre 2002 a démarré la phase de définition, c’est-à-dire une phase de prédéveloppement centrée sur les aspects techniques les plus critiques, une équipe mixte CNES/ESA étant formée pour la circonstance auprès de l’équipe mixte déjà constituée par EADS Astrium et Alcatel Alenia Space. Le développement industriel, spécifié dans le contrat signé en juin 2005 entre les quatre parties, doit déboucher en 2009 sur la production du premier modèle de vol, avec l’appui de financements de l’ESA et du CNES. Il est à noter que les deux entreprises EADS Astrium et Alcatel Alenia Space ne se sont pas limitées à une coopération amont : encouragées par la volonté politique de doter l’industrie européenne d’une position dominante sur le marché mondial des satellites de télécommunication de haute puissance, les deux entreprises vont commercialiser conjointement Alphabus6. Le premier produit Alphasat de la ligne de produit Alphabus est en cours de définition, la charge utile étant assumée par des investisseurs privés, et la plate-forme financée par l’ESA.

6. 20 juin 2003 - Alcatel et EADS Astrium annoncent qu’ils ont signé un accord pour le développement et la commercialisation conjointe des satellites qui utiliseront AlphaBus.

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Dans le cas d’Alphabus, l’équipe n’est constituée que de personnels des deux sociétés qui sont colocalisés sur un même plateau, situé chez l’un des industriels à Toulouse. Le personnel de l’autre industriel a accès à la documentation utile. Son accès à certaines parties des installations est cependant restreint. Les relations au sein de ce type d’équipe sont facilitées par le fait que l’activité spatiale constitue un petit monde dans lequel les personnes se connaissent, se font confiance, et, du fait d’une mobilité relative et des restructurations du secteur, passent et repassent dans les deux sens d’une entreprise à l’autre, en France et même entre l’Europe et l’Amérique du Nord. La caractérisation des relations de coopération doit prendre en compte plusieurs dimensions. Tout d’abord, outre l’objet de l’accord, se trouvent mises en commun ou, au moins, mises en contact, les méthodes de gestion de chaque partenaire et, avec elles, les outils d’accompagnement (gestion des plannings, structuration des relations au sein des équipes, systèmes d’évaluation, de contrôle et de pilotage…). Il y a cependant, d’après les témoignages, une grande proximité des méthodes dans les entreprises du spatial. Le groupe constitué par le rapprochement des équipes peut être vu comme une communauté de pratique possédant une capacité de savoir-faire collective [Brown et Duguid, 2001]. Ce qui est commun aux membres de ces communautés, ce n’est pas seulement un corps de savoirs : les acteurs partagent également une vision de leur activité et des modes de compréhension. Ces groupes s’apparentent à des « aires d’invention locale » [Brown et Duguid, 2001] exprimant ici un franchissement des frontières voulu pour modifier les équilibres compétitifs en faveur de plusieurs organisations, alliées pour la circonstance. La souplesse introduite dans le strict rapport de concurrence, qui produit un espace d’élaboration de connaissances préservé des relations de compétition habituelle, est expliquée par une vision à long terme des trajectoires de développement possibles en fonction des marchés et de la concurrence futurs. Le fruit de la coopération est marqué par cette ouverture à des éventualités futures. La coopération permet à chacune des parties d’acquérir et d’exploiter des connaissances qu’elle ne détenait pas en interne, que ces connaissances nouvelles soient empruntées au coopérant ou qu’elles apparaissent en cours d’action. La question est celle d’un équilibre des acquis, sachant que l’accord ex ante est conclu dans l’incertitude sur ce qui émergera (d’où le terme d’apprentissages organisationnels « inattendus », [Ingham, 2000, p. 191]). Les connaissances nouvelles ne concernent pas seulement le contenu du projet : savoir par domaine, savoir-faire individuel et collectif développé pour accomplir les tâches et résoudre les problèmes rencontrés. Elles concernent également les conditions de l’élaboration de ces savoirs nouveaux, indispensables à leur compréhension [Karsenty, 2001]. Le résultat de la coopération prend une forme concrète et économiquement mesurable dans la production de brevets vus comme indicateurs de l’acquisition de connaissances par l’organisation. Plutôt que le nombre des

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brevets (qui dépend notamment des stratégies de dépôt des entreprises), ce qui nous intéresse ici c’est le partage dans l’alliance. En matière d’appropriation légale de droits intellectuels, chaque société est propriétaire de ses propres résultats quand ils sont obtenus dans ses propres laboratoires. Dans le cas d’Alphabus, si des innovations naissent de l’action commune, la décision sera prise au cas par cas de breveter, avec accord automatique de droits de licence à l’autre partie. Une éventualité évoquée a été que les brevets pourraient être alternativement pris, dans l’ordre chronologique des innovations. Ces dispositions sont applicables uniquement dans le cadre d’Alphabus. Une question se pose donc pour des retombées éventuelles d’innovation apparues dans ce projet mais utilisables dans d’autres domaines. Il est intéressant de rechercher l’influence que peut avoir la coopération sur les orientations (ultérieures) de la R & D de chacun des partenaires. Le partage des connaissances peut se traduire de deux manières : – élargissement de la partie commune des domaines couverts. L’alliance est utilisée pour augmenter l’étendue et la mise en commun de connaissances connexes. – partition éventuelle du domaine : chacun sachant ce que sait l’autre choisit alors de se concentrer sur certains points, en jouant sur les complémentarités ou pour consolider un avantage concurrentiel.

Approches transversales coopératives et valorisation des innovations induites Les entreprises des secteurs de l’aéronautique et du spatial cherchent à innover pour améliorer leur offre et résister à la concurrence. La rentabilité des programmes est un exercice difficile : le secteur spatial se caractérise par des investissements de longue durée pour la définition et la réalisation des systèmes spatiaux, qui commencent à fonctionner après un temps de conception en moyenne de quarante-deux mois et un temps de réalisation qui va de deux à cinq ans. De plus, dans le secteur spatial, les responsables de projets soulignent le caractère unique des réalisations, les tentatives de s’approcher d’un modèle de satellite « sur étagère » ayant montré leurs limites : le cœur du métier, la partie « charge utile » du satellite, est toujours sur mesure, pour s’adapter aux besoins du client et aux spécificités des installations au sol. Les gains de productivité ne peuvent donc pas être réalisés par une standardisation du produit. Ils sont recherchés en tirant le meilleur parti possible des capacités et ressources développées, dans un processus incrémental d’innovation appuyé sur la mémoire de l’entreprise et ajusté aux besoins du client. Dans un contexte d’organisation matricielle, cette valorisation de l’expérience repose pour une grande part sur les métiers, mais elle s’appuie également sur une démarche transversale à la fois par rapport à la structure fonctionnelle (par métiers) et par rapport à la hiérarchie.

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La gestion des retours d’expérience est un outil important de cette valorisation de l’expérience en marge des processus de conception. Reposant sur une analyse de faits d’expérience, relayée par des outils informationnels de capitalisation, elle permet la diffusion de recommandations vers des projets « cible », à différents stades de leur élaboration, au niveau des équipements comme au niveau système. Le responsable assurance-produit est central dans ce dispositif, en tant que garant des procédures, mais aussi pour assurer un bon niveau de traitement des problèmes soulevés. À côté de cette démarche, qui caractérise aujourd’hui nombre d’organisations pratiquant le management de projet, l’entreprise présente un mode de valorisation de l’innovation plus poussé encore. Des filières ingénierie ont été mises en place depuis quelques années, avec la mission d’assurer une coordination transversale des métiers. Conçues comme des unités d’appui pour les métiers, elles ont deux missions principales : la gestion des implications des fiches d’expérience (transformation des guides-métier, adaptation des spécifications des équipements, à tous niveaux concernés, et transformation des procédures) et la gestion des études autofinancées. Ces études autofinancées participent au développement à long terme de l’entreprise, puisqu’elles sont lancées pour améliorer les performances d’un équipement, la qualité de son processus de production ou pour résoudre un problème d’interface. En lien avec les entités concernées et la Direction Recherche et Développement, les filières ingénierie participent à la formulation des études et à la définition de leur périmètre, l’apport des filières étant d’autant plus considérable que l’étude touche à un domaine de savoir partagé. L’activité des filières permet une valorisation de l’innovation dans des dimensions élargies par rapport au cadre d’un seul métier, mais aussi par rapport au cycle de vie du produit concerné. Sachant que, dans le secteur spatial, la réussite économique à long terme dépend de la vitesse de la mise au point et de la commercialisation des innovations, ces filières dont les compétences chevauchent plusieurs spécialités sont un point fort pour l’entreprise, car elles participent à la convergence rapide et pertinente des capacités d’innovation7. Le secteur de l’aéronautique a su également appuyer le développement de l’innovation sur des approches transversales. Le projet VIVACE (Value Improvement through a Virtual Aeronautical Collaborative Enterprise) comporte un volet spécifique consacré au management de l’innovation. L’ingénierie de l’innovation est encadrée par cinq Centres de Compétences (« CoCs ») qui opèrent de façon transnationale avec la présence d’ingénieurs de chacun des centres sur tous les sites Airbus. En s’appuyant sur l’expertise des CoCs, les centres d’intégration de l’ingénierie fournissent une maîtrise opérationnelle pour les équipes de conception. Les ingénieurs 7. Elles figurent au programme d’amélioration continue de la compétitivité BOOST, en place depuis 2003.

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d’Airbus ont également développé des pôles d’experts qui regroupent des spécialistes expérimentés de chaque discipline qui proposent leurs conseils et recommandations. Cette approche ne se limite pas à fournir des solutions de conception, elle permet également que les connaissances individuelles comme collectives soient diffusées à travers les CoCs. Les actifs produits grâce aux démarches transversales de valorisation de l’innovation ont comme atout majeur d’être issus d’un processus interne de développement, ce qui leur donne un contenu tacite important pour les protéger de l’imitation, et un caractère opérationnel éprouvé. La faiblesse du système est précisément qu’il repose sur un processus interne de développement, dont le pilotage est flou. La tendance à laisser de côté les aspects de contrôle organisationnel (défaut d’incitation auprès des acteurs concernés, délégation d’autorité insuffisante) fragilise ces démarches qui courent le risque d’échouer dans leur mission d’impulsion de l’innovation8. Ainsi, le fait que des frontières ne soient qu’internes ne les rend pas nécessairement plus faciles à gérer. En comparant ce cas avec la coopération entre concurrents, nous comprenons que la capacité à construire des capacités nouvelles, qui est possible dans un contexte de frontières affirmées entre entreprises moyennant un effort d’aménagement, peut être affaiblie à l’intérieur d’une organisation par défaillance du pilotage des relations transversales.

8. Dans leur étude sur les compagnies multinationales, Foss et Pedersen [2004] mettent en garde les tenants d’une approche « fondée sur le savoir » contre l’oubli des aspects de contrôle organisationnel. Dans les pratiques de management des connaissances, cet oubli se retrouve et constitue une des faiblesses souvent citée.

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Capacités développées

Éléments de cohérence

Effets escomptés [+] Risques encourus [-]

Frontières internes entre métiers, entre types d’acteurs (amont, aval), Frontières interorganisationnelles.

– Savoir commun technique et procédural. – Apprentissages croisés sous forte contrainte de convergence.

– Hiérarchies et procédures de référence. – TIC collaboratifs et travail en plateau.

+ Amélioration de la productivité des facteurs. – Risque de rupture en cas de non-harmonisation des méthodes et outils.

Coopération verticale : aspects relationnels.

– Savoir Frontières entre procédural : modes efficaces le donneur d’ordre et les F/ de coordination. – Apprentissages ST. réciproques.

– Le contrat lié à la fourniture de matériel. – Le rôle intermédiaire de la fonction achat. – TIC collaboratifs et plateau.

+ Rationalisation du processus achats. Rapprochement des acteurs internes et externes. – Risque lié à l’approvisionnement d’équipement.

Coopération au sein de l’entreprise étendue.

– En plus : apprentissage Frontières inte- organisationnel ; rorganisation- – Innovations d’organisation nelles protégeant de atténuées. l’imitation à court terme.

– En plus : la mobilité à l’intérieur du réseau, aidé par une culture commune.

+ Partage des risques et pérennisation des processus de développement. – Éclatement du réseau si les liens se distendent. Propagation des crises.

Coopération horizontale

– Acquisition des connaissances du Frontières intepartenaire. rorganisation– Développenelles fortes ments communs. (concurrence) – Apprentissages inattendus.

– Le contrat spécifie le contenu du projet commun et le partage des produits de l’activité. – Travail en équipes mixtes.

+ Augmentation des capacités d’innovation – Paralysie par méfiance réciproque.

– Innovation incrémentale à partir des aspects prometteurs de l’activité.

Peu de délégation d’autorité et système d’incitation faible.

+ Développement d’actifs immatériels « maison » – Inefficacité par manque de pilotage.

Ingénierie concourante

Types de frontière

Coopération transversale

Coopération et avantage durable.

Coopération et coordination efficace.

Les formes de coopération dans l’aéronautique et le spatial

Frontières internes.

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CONCLUSION Cette étude aboutit à deux types de conclusion : tout d’abord, concernant les pratiques de gestion des frontières pouvant déboucher sur des gains de productivité ou sur un développement prometteur à long terme ; et, dans un deuxième temps, il nous paraît opportun d’analyser ces pratiques par rapport à la notion de firme.

Gestion des frontières et avantage concurrentiel durable Les entreprises des secteurs aéronautique et spatial développent des produits faisant appel à une technologie avancée dans un secteur très concurrentiel. Un des problèmes majeurs de leur développement est de concilier d’une part les frontières organisationnelles liées à la production de la valeur pour leurs clients (d’où une organisation en projets, associant transversalité et principes d’ingénierie concourante) et pour leurs actionnaires, et d’autre part les frontières qui permettent de soutenir les capacités innovantes sur longue période. Un des axes principal de la gestion des capacités innovantes porte sur le groupe d’acteurs capable d’initier un processus d’invention. Les auteurs en gestion ont beaucoup cherché dans cette direction, ce qui nous permet de mieux analyser les délimitations observées dans les secteurs que nous avons étudiés. Classiquement, l’apprentissage intervient lorsque les théories en usage se révèlent inadaptées aux situations rencontrées [Argyris et Schön, 1978]. Plus récemment, les auteurs l’associent à un environnement stimulant [Ingham, 1995, Bourgeon et Tarondeau, 2000]. Progressivement, les auteurs s’attachent à analyser ces contextes d’apprentissage et leurs frontières de manière plus détaillée, tout en précisant les éléments cognitifs et les acteurs impliqués. Ces groupes sont inventifs dans la mesure où ils partagent un langage et des modes de travail communs [Brown et Duguid, 2001]. Dans une optique assez proche, I. Nonaka a précisé, au cours de ses travaux, la description du contexte, ou ba, qui favorise la création de savoir organisationnel. C’est un contexte qui n’est pas nécessairement institutionnalisé : il faut donc générer et régénérer ce contexte, et lui donner une forme concrète, en l’associant à des lieux de l’organisation et à des étapes de l’activité. Dans les organisations que nous avons étudiées, nous pouvons voir fonctionner des groupes d’acteurs s’apparentant à ces équipes innovantes. Ainsi, les métiers ou services spécialisés forment un cadre stable pour les connaissances qui permettent un développement continu de connaissances spécialisées, incorporées dans des pratiques. Les groupes d’acteurs réunis autour d’une étape du projet (que ce regroupement soit concrétisé ou non par un plateau) se situent dans une temporalité tout autre : leur créativité fait sans cesse l’objet d’un effort de convergence vers une prestation conforme à des attentes identifiées, sous la pression conjuguée des délais et des coûts.

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Certes les entreprises des secteurs que nous avons étudiés se sont attachées à mobiliser les capacités de ces groupes d’acteurs tout au long du processus de conception. La mise en place d’une coordination efficace des acteurs les plus éloignés (au sein d’une même entreprise, ou avec les F/ST, pour les tâches externalisées) permet une coopération efficace. Mais l’étude d’autres modes de coopération (horizontale entre concurrents ou transversale dans l’entreprise), ou de certains aspects bien particuliers de la coopération verticale, attire l’attention sur un déplacement des enjeux. En effet, les frontières internes et les frontières entre entreprises sont gérées dans l’optique d’un développement futur opéré de façon pragmatique à partir des éléments les plus prometteurs des activités conduites ensemble, les activités passées constituant un socle commun. Ainsi, illustrant l’approche de D. Leonard [Leonard, 1995] selon laquelle le développement des capacités dynamiques n’est pas seulement affaire de processus d’invention mais repose aussi sur « la canalisation consciente, incrémentale, des savoirs et savoir-faire en sorte que l’expertise d’aujourd’hui devienne la capacité de demain » [Leonard, 1995 p. 12], ces organisations se donnent les moyens d’exploiter leur potentiel d’innovation de manière transversale par rapport à leur structuration interne et de façon élargie en mobilisant un ensemble d’entreprises. Les pratiques de gestion des frontières, à l’intérieur de l’entreprise ou au sein de réseaux d’entreprises, sont aussi des pratiques de gestion des différents horizons d’action auxquels ces industries de technologie avancée doivent faire face. C’est sous cet angle que l’on peut comprendre la mise en place d’une organisation interne transversale par rapport aux métiers et aux projets dans les deux secteurs. De même, la coopération horizontale s’inscrit explicitement dans une double perspective de gain de productivité à court terme et de stratégie de préparation d’un rapprochement possible des concurrents à plus long terme. Dans le cas de la coopération verticale, le franchissement des frontières concerne les modes de travail et l’échange des informations, mais aussi le partage du risque. La constitution d’un capital immatériel dans les deux secteurs nous invite à un autre constat. Si le franchissement des frontières est pratiqué, de plus en plus, comme une manière de garantir le maintien d’un avantage concurrentiel à long terme, c’est bien sur le socle d’actifs acquis sur longue période qu’il convient de l’asseoir. Nous avons donc ici un élément de réponse important à la question posée en introduction de ce travail. Les groupes homogènes capables d’initier des processus de création de savoir ne sont pas seulement confinés dans l’organisation, ils sont rendus possibles entre entités et entreprises différentes par l’existence d’un capital intellectuel commun dans le réseau d’entreprises. Rendu nécessaire par le souci de renforcer la position concurrentielle, le franchissement des frontières n’est vraiment performant que lorsque les conditions sont rassemblées pour la

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constitution d’équipes multi-acteurs innovantes. La mise en place d’un contexte multi-entreprises assez homogène, et donc capable de développer des pratiques innovantes, dans les secteurs aéronautique et spatial, résulte dans la région Midi-Pyrénées des efforts conjugués des entreprises, des entités de recherche, des pôles de formation, et des pouvoirs publics. Ce capital intellectuel partagé, qui possède un impact positif sur la compétitivité, agit pour le secteur à la manière de barrières à l’entrée que l’élargissement du réseau, s’il intervenait dans les prochaines années, pourrait affaiblir.

Une remise en cause de l’approche contractuelle traditionnelle ? Le poids grandissant des pratiques coopératives dans les activités des deux secteurs, et surtout l’apparition de certaines formes (telles que la coopération horizontale et la coopération verticale avec partage du risque) posent la question d’un dépassement des explications de la firme fondées sur la pure interprétation contractuelle, l’interprétation de la firme dans une dimension sociale et historique, fondée sur le savoir, pouvant paraître plus adaptée. En même temps, il n’est pas toujours approprié de parler d’échec du marché dès que les organisations construisent des formes d’organisation permettant de mobiliser et déployer plus efficacement le savoir [Foss et Pedersen, 2004]. Williamson a été l’un des premiers à apporter une réponse à la question de savoir pourquoi, dans une économie de marché dans laquelle les prix devraient assurer la coordination de l’activité, certains acteurs sortent partiellement du marché pour associer et coordonner leurs efforts sans se référer en permanence à un prix. L’économie des coûts de transactions a élaboré les concepts d’une structure de gouvernance qui minimise ces coûts en fonction de la fréquence des transactions, du degré de spécificité des actifs utilisés et compte tenu de la rationalité limitée et de l’opportunisme des agents. Dans les années quatre-vingt, les accords de coopération interentreprises ont d’abord été analysés comme une mise en conformité de la stratégie concurrentielle des entreprises face à l’évolution de leur environnement économique : diminution de la durée du cycle de vie des produits, accroissement des dépenses de R & D, rétrécissement des marchés porteurs, segmentation accélérée, globalisation des industries et des technologies. Sur des marchés en perpétuelle redéfinition, les firmes s’engagent dans une concurrence intensifiée et recherchent la performance en termes de coûts, d’efficacité, de qualité, d’innovation et de flexibilité. Dans ce contexte, la coordination des activités réalisées dans des réseaux de plus en plus complexes est perçue comme l’une des premières sources d’avantage concurrentiel [Porter, 1986]. La forme « réseau » permet au donneur d’ordres principal (firme pivot) de mettre en œuvre des dispositifs mêlant incitation, marché et hiérarchie. Plus récemment et au fil de leur mise en œuvre, les accords de coopération interentreprises sont apparus comme une forme majeure de valorisation de ressources complémentaires essentiellement immatérielles : connaissances,

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compétences, capacité d’innovation (de procédé, de produit mais aussi organisationnelle), réputation [Hamel et Prahalad, 1994]. La pérennité d’un accord de coopération dépend de sa flexibilité, non seulement adaptative mais surtout dynamique, c’est-à-dire susceptible de produire de l’apprentissage collectif. Ce dernier type de flexibilité est à la fois cause et conséquence de la création de ressources spécifiques propres à la coopération : « il y a d’ailleurs un renforcement mutuel entre ces deux aspects, qui consolide le projet coopératif : l’inscription dans la durée favorise les apprentissages collectifs et la création de ressources spécifiques ; celles-ci renforcent à leur tour la stabilité du projet, puisqu’en abandonnant ce dernier les firmes en perdraient le bénéfice » [Foray, 1991, p. 795]. Du fait de la délégation croissante de certaines fonctions (conception, approvisionnement) chez le fournisseur/sous-traitant, on observe une imbrication des entreprises du réseau. Les délimitations juridiques s’effacent partiellement dans le processus de formation d’une telle organisation économique marquée plus par une dépendance bilatérale que par le contrôle hiérarchique. Un exemple de la prise en compte du long terme et du partage du risque dans la mise en commun des intérêts peut être trouvé dans la façon dont les sous-traitants d’Airbus recouvrent les frais d’études avancés en les répartissant sur une taille de série de fabrication (future) d’un modèle d’avion, taille dont on ignore a priori si elle sera jamais atteinte. Cette façon de résoudre la difficulté de coordonner chronologiquement les coûts (pour une grande partie irrécouvrables) et les recettes dans le cadre de stratégies d’innovation repose sur la confiance, sur l’adhésion au projet et sur la relative sécurité apportée par la stabilité du réseau. Les ressources et compétences de l’entreprise étendue ne sont pas des biens aliénables qui pourraient être acquis tels quels sur un marché. Ce sont des actifs variés et complémentaires, largement basés sur l’innovation et le savoir-faire, construits au fil du temps, à l’élaboration desquels chacun des membres du réseau contribue. Le pilotage ne peut s’appuyer sur les seuls droits de propriété : ce sont aussi les incitations, règles de travail, formes organisationnelles, méthodes de gestion, moyens de financement, adhésion à une stratégie mobilisatrice de développement (grands projets : A380, A400M), sentiment d’appartenir à une communauté, tous facteurs difficilement contractualisables qui lient les partenaires. Le pilotage doit également intégrer le fait que nombre de fournisseurs sont souvent engagés dans d’autres partenariats9 et sont aussi fournisseurs du principal concurrent, ce 9. Latécoère, par exemple, est engagé pour 20 ans dans un important contrat avec Boeing (fourniture des huit portes du 787) représentant environ 20% de son chiffre d’affaires. Même les sous-traitants les plus dépendants sont engagés dans plusieurs réseaux de partenariat, particulièrement les bureaux d’études et de recherche. Au sens de l’enquête INSEE, la dépendance vis-à-vis d’une activité est mesurée par le pourcentage du chiffre d’affaires réalisé avec cette activité. En 2005, près de 30% des établissements travaillant pour l’aéronautique y réalisent plus de 75% de leur chiffre d’affaires [INSEE, 2005, p. 47].

DÉVELOPPER LES CAPACITÉS DE L’ENTREPRISE…

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qui pose la question du partage des connaissances, des retombées de la R&D réalisée pour l’un vis-à-vis de l’autre, de la délimitation du capital intellectuel. Enfin, la cohésion de l’entreprise étendue doit survivre aux fluctuations cycliques, caractéristiques de l’activité aéronautique. La compétence de l’organisation et donc, aussi, son aptitude à régler le partage de la rente générée se manifestent dans le choix des processus de coordination et dans les modalités d’impartition des activités. La capacité de pilotage de la firme pivot dépend au moins autant de l’intégration culturelle, logistique, médiatique réalisée entre les membres du réseau, intégration qui constitue un ensemble de caractéristiques non reproductibles (à court ou moyen terme, du moins) que du contrôle du marché du produit fini (l’avion Airbus). La création d’un avantage concurrentiel résulte de la capacité à mobiliser, sans considération de frontières juridiques, les ressources matérielles et immatérielles de l’entreprise étendue.

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La firme au-delà de la firme : l’approche pragmatique du droit face aux réseaux interentreprises

Pascal Philippart

INTRODUCTION Si la définition de la firme interroge de nombreux champs disciplinaires, il est notable que le droit français ne comprenne pas de définition explicite de celle-ci, lui qui aime à définir les objets qu’il réglemente. Pourtant, la notion d’entreprise est appréhendée en de multiples circonstances, comme par exemple en droit du travail (cf. le comité d’entreprise), en droit des affaires (cf. l’entreprise en difficulté), en droit fiscal (cf. le régime de la micro-entreprise), etc. Cette approche peut être qualifiée de pragmatique parce qu’elle ne s’encombre pas d’une définition qui pourrait rigidifier l’intervention du droit, mais se concentre sur la compréhension de situations. A fortiori, elle s’applique aussi aux réseaux d’entreprises. Les réseaux interentreprises n’échappent pas au droit. Pourtant ces phénomènes stratégico-organisationnels qui ont été beaucoup analysés, l’ont peu été sous l’angle juridique. Certes, le concept de réseau est d’utilisation ancienne dans les opérations de distribution [cf. Thorelli, 1986] et les dimensions juridiques qu’il induit y ont souvent été étudiées [par exemple Hadfield, 1990 ; Ferrier, 1995 ; Behar-Touchais et Virassamy, 1999 ; Baccichetti et Dom, 2004]. Mais en dehors de ce type de réseau, peu d’études ont été menées. Or, la gestion de tout réseau implique une approche de ses dimensions juridiques, notamment parce que les relations économiques qui s’expriment en son sein ont pour support, à un moment ou à un autre, le contrat1. 1. Même quand il existe un montage capitalistique, puisque celui-ci renvoie soit au contrat de société, soit au contrat de cession de titres. En outre, contrat ne signifie pas obligatoirement formalisme.

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D’autant plus qu’au-delà du contrat, la gestion d’un réseau apparaît au cœur d’enjeux juridiques complexes, dans la mesure où celle-ci inférerait une intention de contournements de réglementations juridiques. Les dérives permises par la technique contractuelle seraient à la fois internes, avec surtout la possibilité d’échapper aux dispositions contraignantes du droit du travail, et externes par une dilution des responsabilités à l’égard d’acteurs hors réseau. Cette analyse est développée notamment par Teubner [1993]. Et cet auteur conclut à l’impératif d’une réglementation juridique spécifique afin de corriger de telles dérives. Une étude synthétique du droit français2 nous conduira à constater comment le droit parvient à saisir la firme au-delà de la firme et à réprimer des comportements réticulaires abusifs, que cela soit au travers du droit du travail [cf. Peskine, 2004] ou travers du droit des sociétés, du droit de la concurrence, etc. Ce constat nous autorisera à rejeter la nécessité de la conception d’un corpus normatif ad hoc au profit de l’extension ou de l’adaptation de dispositifs juridiques existants, en nous inscrivant non pas dans une logique de fondation d’un droit des réseaux, mais plutôt dans une approche réaliste de la notion d’obligation (dans le sens étymologique du terme).

LES DÉRIVES RÉTICULAIRES ET LE DROIT FRANÇAIS S’il n’existe pas aujourd’hui de droit des réseaux, le droit n’en est pas pour autant absent. La réglementation juridique appréhende aussi bien l’interdépendance économique des firmes en réseau que leur indépendance juridique.

Droit et interdépendance économique des firmes en réseau Le droit encadre les effets non souhaités, induits par l’interdépendance économique, selon qu’ils se traduisent par l’affranchissement d’une certaine concurrence ou par la dénaturation de cette interdépendance en dépendance d’une firme à l’égard d’une autre. 2. Bien que cette problématique ne soit pas exclusivement française (e.g., Teubner [1993] pour le droit allemand ; Buxbaum [1993] pour le droit américain ; Collins (1990) pour le droit anglais), notre étude ne portera que sur le droit français. Ceci présente un avantage relatif et un inconvénient majeur. Essayer de comprendre comment notre droit traite du réseau n’est pas sans intérêt pour les firmes poursuivant une activité en France. Mais, un réseau n’est pas forcément inclus dans un seul territoire national (même s’il peut l’être en grande partie) et toute analyse juridique centrée sur un seul système est donc restrictive. Nous reviendrons sur cette territorialité handicapante du droit… Il faut aussi souligner qu’une étude de droit comparé, si elle veut échapper à la superficialité et à l’à-peu-près, impose, en raison de son ampleur, de s’écarter d’une approche dont l’ambition est de s’inscrire à l’interface du droit et de la gestion.

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Effets induits par l’interdépendance économique. – L’interdépendance économique peut conduire à l’adoption de comportements anticoncurrentiels par la création d’entente entre les partenaires, par l’abus d’une position dominante née de leur collaboration ou par une trop forte concentration économique. Les membres du réseau pourraient avoir la tentation de s’entendre sur les prix ou d’établir ensemble une position dominante dont ils abuseraient. Le droit français aussi bien que le droit européen condamnent de telles pratiques. Par principe, les ententes sont interdites. Est nul de plein droit tout accord, dont l’objet est de fixer directement ou indirectement les prix, de limiter ou de contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements, de répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement, d’appliquer à des partenaires commerciaux des conditions inégales pour des prestations équivalentes, ou de subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation de prestations supplémentaires n’ayant, d’après les usages, aucun lien avec l’objet de ces contrats. Néanmoins, des comportements a priori restrictifs sont licites s’ils « contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte », dans la mesure où ces restrictions sont indispensables à l’atteinte de l’objectif fixé et qu’elles n’éliminent pas toute concurrence (article 81-3 du Traité CE). Ces exemptions, catégorielles ou individuelles, sont strictement encadrées. Sont aussi sanctionnés les agissements concertés de firmes, indépendantes juridiquement, les conduisant à abuser de leur position collective dominante3. Enfin, si la mise en réseau se traduit par la constitution d’une filiale commune à certains membres, les réglementations relatives à la concentration sont applicables. L’interdépendance économique peut générer des dérives internes dans la mesure où elle serait plutôt unilatérale, déséquilibrée, c’est-à-dire exprimant en réalité plus la dépendance d’une firme ou de plusieurs à l’égard d’une autre (ou de plusieurs autres) qu’une interdépendance. Effets induits par la dépendance économique. – La réglementation en l’espèce ne ressort pas à une branche du droit clairement circonscrite, contrairement à ce qui a été constaté dans le paragraphe précédent. Son origine est diverse (droit de la concurrence, droit du travail, droit de la distribution,…) et son expression est aussi bien législative que jurisprudentielle. Dans la firme, la dépendance d’un acteur économique à l’égard d’un autre est appréhendée de façon relativement simple par le droit du travail : le salarié se subordonne à la firme (son employeur). Sa dépendance économique 3. La Cour de justice des Communautés européennes a appréhendé dans un arrêt du 16 mars 2000 ce type d’agissement [Thill-Tayara et Sandrini, 2000].

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est en quelque sorte consacrée par une dépendance juridique, ce qui clarifie ses obligations mais aussi celles de son employeur. Ainsi, cette dépendance juridique a pour contrepartie une protection contre certains abus : le droit encadre strictement la relation, en faisant resurgir au niveau collectif la liberté à laquelle l’individu renonce en contractant [Supiot, 1994]. Au sein des réseaux, la dépendance économique, d’expression plus complexe, renvoie à trois correctifs juridiques : l’information, la requalification et la responsabilisation. L’information vise à réduire le déséquilibre au sein du réseau entre partenaires potentiels ou avérés. Dans certaines circonstances, la loi impose à l’une des firmes de renseigner l’autre. Cette obligation d’information du partenaire porte sur certaines conditions de son engagement. Elle est censée lui permettre de se lier en connaissance de cause et ainsi réduire (ou à tout le moins circonscrire) sa dépendance. Cette obligation se rencontre notamment dans les réseaux de distribution au sein desquels les problématiques de gouvernance des canaux de distribution sont importantes [Filser, 2000]. Depuis longtemps déjà, le juge oblige la communication des critères qui permettent de sélectionner les distributeurs, évalue leur objectivité et impose l’intégration de tout candidat qui y répond (cf. arrêt Groupement d’achat Edouard Leclerc c/Commission4) ; la loi Doubin (n° 89-1008 du 31 décembre 1989) prescrit une information précontractuelle relative aux engagements qui comportent une (quasi-) exclusivité et permet au franchisé d’avoir une connaissance relative du réseau qu’il désire intégrer et des performances qu’il peut attendre de son investissement ; en matière de relations commerciales, la loi du 3 août 2005 (n° 2005-882) définit la coopération commerciale (les services publipromotionnels surtout) et impose la rédaction préalable d’un accord faisant apparaître clairement le contenu des services, la date à laquelle ils sont rendus, leur durée, les produits sur lesquels ils portent et leur rémunération, exprimée en pourcentage du prix unitaire net du produit auquel il se rapporte. L’obligation d’information concerne aussi les relations de sous-traitance dans la mesure où la loi impose la déclaration du sous-traitant pour garantir son paiement par le client final. La requalification appréhende une relation déséquilibrée au détriment d’une personne physique. Le contrat de « partenariat » ou de fourniture sera requalifié en contrat de travail liant cette personne physique à son « donneur d’ordre »5. La protection propre au droit du travail s’appliquera alors et 4. TPICE, 12 décembre 1996, aff. T-88/92, Rec. CJCE, II, p. 1961. 5. Pour un exemple, cf. Cass. com., 3 mai 1995 (La Semaine juridique, éd E, JCP, II, 748, n°47, novembre 1995, note L. Leveneur) : requalification d’un contrat de franchisage en gérance salariée. Cf. le cas de la société France Acheminement qui faisait (avant son dépôt de bilan) travailler plus de 780 chauffeurs-livreurs soi-disant indépendants : le conseil des prud’hommes de Bobigny requalifia en contrat de travail l’activité de l’un de ces livreurs (20 septembre 2002).

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permettra au salarié qui s’ignorait de bénéficier de la procédure de licenciement, des indemnités liées à la rupture injustifiée du contrat, etc. La dépendance économique est ramenée sur le terrain du droit du travail parce qu’il y a entrepreneur individuel. Mais cette protection se heurte a priori à la constitution d’une société ayant la personnalité morale, puisqu’entre deux personnes morales, un contrat de travail ne peut exister. Or, dans plusieurs affaires, les juges ont écarté l’écran de la personne morale, destinée selon eux à éviter l’application du droit du travail. Les sociétés montées sont déclarées fictives dans la mesure où leur objectif n’est pas d’organiser l’entreprise mais d’éviter une requalification embarrassante (cf. le litige opposant Accor et certains gérants d’hôtel au début des années 2000 – Noisette [2002]). La responsabilisation, au regard de la dépendance économique, vise à sanctionner financièrement la firme qui abuse de sa position de force, soit pour rompre de façon injustifiée une relation d’affaires, notamment en raison d’exigences anormales imposées auxquelles l’autre ne se plie pas, ou des pourparlers eu égard à leur avancement et au montant des frais engagés, soit pour refuser de contracter6 [Pichard, 1998]. Cette responsabilisation a surtout été mise en œuvre dans les relations de distribution où elle a été explicitée à plusieurs reprises afin d’empêcher toute exploitation abusive d’un état de dépendance économique, en condamnant des prix abusivement bas, en prohibant les primes de référencement sans contrepartie (plusieurs condamnations ont été prononcées par les juges en 2005 et 20067) et en proscrivant le déréférencement injustifié. Le droit tente donc dans cette matière de corriger une relation économique dont le déséquilibre est manifestement excessif : l’information vise à prévenir des comportements exagérés ; la requalification concerne des situations de subordination incompatible avec l’apparence donnée à une relation interfirme ; la responsabilisation pose des garde-fous au déséquilibre contractuel. Par ailleurs, l’indépendance juridique est aussi une source de dérives. En cloisonnant le réseau, grâce à « des déguisements contractuels » [Teubner, 1993, p. 51], elle servirait d’écran juridique et ne permettrait pas de saisir la responsabilité de certaines firmes du réseau à l’égard d’acteurs intraréticulaires ou extra-réticulaires.

6. On retrouve ces caractéristiques dans l’arrêt de la Cour d’Appel de Riom, au sujet de la conclusion d’un contrat de concession automobile ( CA Riom, RJDA 10/92 n°893). 7. En 2005, la société Leclerc a été condamnée à une amende de 23,3 millions d’euros par le tribunal de commerce de Nanterre (15 novembre 2005) pour des contrats de coopération commerciale à effet rétroactif. De même, Système U a été condamné à rembourser 76,8 millions d’euros à quatre de ses fournisseurs pour fausse coopération commerciale par une décision du tribunal de commerce de Créteil le 24 octobre 2006.

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Droit et indépendance juridique des firmes en réseau L’indépendance juridique peut conduire à des « dérapages » potentiels externes aussi bien qu’internes, posant des questions de responsabilité. La responsabilité externe. – La responsabilité externe (du réseau vis-àvis d’acteurs hors réseau), renvoie au problématique de cloisonnement contractuel qui interdirait d’atteindre l’entreprise, sinon responsable, du moins solvable, en raison de l’absence de lien contractuel avec la victime (e.g., le fabricant du produit et non le revendeur) ou qui la renverrait à la poursuite du vrai responsable en raison de l’absence d’implication économique de son contractant direct (e.g., l’agence de voyages se défaussant à l’égard du voyageur sur le voyagiste). Cette responsabilité externe que l’on pourrait croire diffuse sous couvert d’une contractualisation complexe à laquelle se heurterait tout acteur hors réseau est affirmée en réalité de deux façons plutôt opposées : par le dépassement du contrat et par son renforcement. Dans le premier cas de figure, le contrat n’empêche pas la victime de se retourner contre n’importe laquelle des firmes intervenues dans le processus d’échange et de création de valeur, alors même qu’elle n’aurait pas contracté avec elle. Le dépassement du contrat est un mécanisme qui permet de mettre en cause la responsabilité de n’importe quel intervenant de ce processus ou d’imputer à une entreprise la responsabilité financière d’une autre. L’action directe autorise une personne à demander à une autre, au contrat duquel elle n’est pas partie, réparation de son préjudice ou paiement du prix. Ce type d’action est ouvert au sous-traitant contre le maître de l’ouvrage pour le paiement de la prestation du sous-traitant, au maître de l’ouvrage contre le fabricant ou le sous-traitant qui a vendu ou livré à l’entrepreneur principal une chose viciée, et plus généralement en matière de vice caché. En outre, la loi n° 98-389 du 19 mai 1998 sur les produits défectueux permet à l’utilisateur d’un tel produit, pour obtenir réparation des dommages causés à une personne ou à un bien, de se retourner contre son vendeur, son loueur, contre l’importateur, le fabricant ou le ou les fournisseurs de matières premières ou de produits semi-finis pour ce qui est de leur intervention dans le processus de production. Cette responsabilité est dite objective dans la mesure où la faute de l’auteur du dommage n’a pas à être prouvée par la victime. On pourrait souligner aussi que le caractère objectif a trait à la finalité (ou objectif) poursuivie par l’ensemble des liaisons contractuelles, eu égard à une identité d’objet ou de cause [Teyssié8, 1975], i.e. d’objectif. Les magistrats9 8. Teyssié [1975] distingue les chaînes de contrats correspondant à des contrats liés entre eux par une identité d’objet, e.g. succession d’achats-ventes le long de la filière, des ensembles de contrats réunissant des contrats en raison de l’identité de leur cause, e.g. groupement d’entreprises pour exécuter un projet complexe. 9. Cf. Cass. 14 décembre 1956, Gaz. Pal. 1957, 1, p. 233.

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reconnaissent depuis longtemps qu’une firme qui n’a pas rempli son obligation de contrôle sur une autre, notamment sur sa gestion (e.g. le fournisseur sur son concessionnaire, le franchiseur sur son franchisé) engage sa responsabilité à l’égard des contractants de la firme « contrôlée ». La Cour de cassation10 a suivi un raisonnement dont la finalité est similaire dans une affaire où un franchiseur a été déclaré responsable des troubles qu’un franchisé faisait subir à son voisinage par l’exercice de son activité professionnelle. Certes, il s’agit dans ces cas de réseaux facilement circonscriptibles et pilotés (cf. l’obligation de contrôle) de façon claire par une entreprise aisément identifiable. Néanmoins, cette logique qui consiste à rechercher l’entreprise réellement à l’origine du dommage, non par son intervention directe sur sa survenance, mais en raison de son objectif économique, est en plein essor. Plus récemment, cette notion de responsabilité objective a été utilisée dans l’affaire de l’Erika dans laquelle plusieurs victimes ont réclamé à Total, affréteur du bateau et propriétaire de la cargaison, la réparation de leur préjudice. La mise en œuvre de la responsabilité financière d’un « tiers », c’est-àdire de quelqu’un a priori sans lien juridique avec le cocontractant de la victime, suit une logique analogue, même si elle s’appuie sur un dispositif différent, celui de dirigeant de fait : une firme dominante se mêle de la gestion d’une firme dominée et ainsi supporte tout ou partie des engagements financiers que celle-ci est dans l’impossibilité de remplir du fait de ses difficultés. Un dispositif quelque peu similaire, la société créée de fait, permet au juge d’associer, parce qu’il y aurait une activité commune, une firme à une autre qui ne peut honorer ses créances et, en raison de son objet commercial, autorise les créanciers à poursuivre la première, associée solidairement responsable. Le renforcement du contrat consiste, quant à lui, en l’affirmation que l’intégralité de l’échange est contenue dans le contrat terminal, celui liant le distributeur ou le revendeur au client final. Ce dernier peut réclamer au premier la réparation de la totalité de son préjudice, alors que celui-ci est simplement intervenu comme distributeur, sans participer de manière active à l’élaboration de l’objet de l’échange : tout le processus qui mène à la transaction finale est juridiquement contenu dans l’« ultime » contrat. Ces dispositifs, s’ils tendent à faciliter la protection des acteurs externes au réseau contre le cloisonnement contractuel, n’ont pas pour objectif de supprimer tout effet intraréticulaire et de conférer une sorte d’immunité à ceux des membres du réseau qui n’auraient pas à connaître directement du recours en question. Bien sûr, celui dont la responsabilité a été engagée par un acteur hors réseau peut se retourner contre son cocontractant direct dans la mesure où il serait impliqué dans l’opération litigieuse. 10. Cass. 2e civ., 21 mai 1997, JCP éd G, 1998, II, n°10057, note L. Mauger-Vielpeau.

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Si des situations de responsabilité externe du réseau sont appréhendées juridiquement, il en est de même des situations de responsabilité interne. La responsabilité interne. – Il faut noter d’abord que le mécanisme du transfert de la responsabilité financière n’est pas uniquement une technique de décloisonnement contractuel au profit d’acteurs hors réseau, mais présente aussi une certaine utilité au sein du réseau lorsque, par exemple, un fournisseur de second rang ne verrait pas sa créance sur un fournisseur de premier rang honorée et qu’une direction de fait ou une société créée de fait pourrait être établie au détriment de l’entreprise pivot. Ce cas de responsabilité interne entre membres du réseau n’est pas le seul. Une autre dérive interne, prenant sa source dans le cloisonnement contractuel, est susceptible de concerner les salariés des firmes satellites qui bénéficieraient de conditions de travail inférieures à celles des salariés de la firme « centrale », puisque la sous-traitance constitue l’« introduction d’une discontinuité juridique entre donneur et preneur d’ordre » [Thévenot et alii, 2006, p. 5]. Si le recours à la sous-traitance peut être regardé comme un contournement du droit du travail (cf. l’idée de discontinuité juridique) préjudiciable aux salariés du sous-traitant, en substituant aux règles du droit du travail celles du droit commercial » [CES, 2005], il ne s’agit pas de la seule situation susceptible d’interroger la responsabilisation d’une firme alors qu’elle n’est pas l’employeur des salariés concernés. La réponse apportée par les juges est en réalité double : elle vise d’une part à imputer la responsabilité de la relation de travail à l’entreprise « utilisatrice » et, d’autre part, en une recomposition des collectivités de travail [Peskine, 2004]. En effet, l’entreprise « utilisatrice » se doit d’assumer certaines obligations alors qu’elle n’est pas juridiquement l’employeur du salarié, ceci en matière de rémunération (si l’employeur est défaillant11), en matière d’hygiène et de sécurité, en matière de responsabilité civile, voire de licenciement économique (Cass. Soc. 19 janvier 1999, Bull. V n°35, Dr. Soc. 1999, p. 745). Par ailleurs, les collectivités de travail qui permettent entre autres de cristalliser les différentes expressions de ce qui est appelé communément les libertés collectives (par exemple les représentants du personnel, les représentants syndicaux, etc.) sont recomposées, notamment au travers de la notion d’unité économique et sociale. Cette technique, introduite par les juges dans les années 1970, agrège les salariés de plusieurs firmes juridiquement indépendantes, mais formant en réalité une entité d’un point de vue économique et social pour arriver ainsi au(x) seuil(s) fixé(s) par la loi, rendant obligatoires ces diverses instances [Blanc11. L’article L 125-2 du code du travail précise que l’employeur principal, en cas de défaillance du sous-traitant, paiera en son lieu et place les salaires, congés payés et cotisations sociales, si le sous-traitant n’est pas propriétaire d’un fonds de commerce ou d’un fonds artisanal.

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Jouvan, 2005]. Au-delà de cette notion d’unité économique et sociale, les magistrats incluent dans l’effectif de l’entreprise « utilisatrice » tout salarié intégré en permanence à la collectivité de travail, et ce surtout dans les opérations de sous-traitance d’activité de restauration, d’entretien, de gardiennage qui sont de plus en plus externalisées. Ainsi, un arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2007 (Cass. Soc. 28 février 2007, n° 06-60.171, RDT, 2007, n° 4, p. 229) déclare les salariés mis à disposition électeurs et éligibles aux élections professionnelles du personnel de l’entreprise « utilisatrice ». Une décision antérieure reconnaît au profit des salariés mis à disposition l’exercice du droit de grève au sein de l’entreprise « utilisatrice » (Cass. Soc. 17 décembre 2003, Dr. Soc., 2004, p. 237). Le droit, dans les illustrations données dans cette section, va chercher pragmatiquement la firme au-delà d’elle-même pour traiter certaines dérives réticulaires. Mais quelles sont les caractéristiques de ce droit des réseaux ainsi proposé ?

QUEL DROIT DES RÉSEAUX ? L’approche déployée jusqu’à maintenant par le législateur et le juge français offre des perspectives intéressantes pour réguler certains aspects non souhaitables des réseaux. Alors, faut-il pour autant prôner, à l’instar de Teubner [1993], l’émergence d’un droit des réseaux, propre à ce type de forme organisationnelle, considérée alors comme une catégorie juridique spécifique [Peskine, 2004] ?

Caractéristiques et perspectives de l’approche actuelle La première caractéristique (évidente) est son caractère épars. L’intervention juridique ressortit au droit de la concurrence, au droit de la consommation, au droit du travail, au droit des sociétés… Mais ce handicap mineur présente un avantage indéniable : il permet de mieux coller aux spécificités des problèmes rencontrés. Ainsi, concernant la relation de travail par exemple, l’approche de la Cour de cassation permet de saisir les problèmes induits par les réseaux centrés, au sein desquels des rapports hiérarchiques existent peut-être, au travers de la recherche de la notion de pouvoir de direction et avec le concept d’unité économique et sociale12. La notion de pouvoir de direction questionne l’exercice effectif des prérogatives classiques de l’employeur, tandis que la notion d’unité économique et sociale recompose une collectivité au-delà des montages sociétaires. Le droit de la concurrence permet, quant à lui, de saisir des réseaux non centrés au travers 12. L’unité économique et sociale repose sur une complémentarité ou une similitude d’activés des firmes en question, sur une concentration des pouvoirs de direction et sur une communauté de travail et d’intérêts professionnels (Cass. Soc. 3 mai 2001, n°1895 FD).

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de leurs comportements anticoncurrentiels. Le droit de la distribution permet, quant à lui, de saisir des réseaux aussi bien stables que dynamiques. La deuxième caractéristique renvoie aux logiques différenciées qui marquent l’approche juridique. Le traitement des problèmes produits par une interdépendance économique trop forte des acteurs du réseau au regard du marché ou par une dépendance économique importante de certains acteurs du réseau vis-à-vis d’autre(s) est avant tout le fruit du législateur (qu’il soit français ou européen). Par contre, le traitement des problèmes induits par l’indépendance juridique des firmes en réseau est surtout le fruit des magistrats. La première logique donne une réglementation nombreuse et variée, d’application générale a priori. La seconde fournit des réponses au cas par cas, qui prennent ensuite une portée générale (a posteriori). La première présente un inconvénient de taille : son effectivité [Philippart, 2007]. Les dispositifs sont-ils réellement appliqués (et/ou respectés) ? Ainsi, en ce qui concerne la dépendance économique dans les réseaux de distribution, l’ordonnance de 198613 énonce l’interdiction de l’exploitation abusive d’un tel état. Or, le principal écueil auquel se heurte le fournisseur victime d’un abus de dépendance économique est la preuve de celui-ci. D’autant plus que cet abus doit porter atteinte au jeu de la concurrence sur le marché concerné14 (article 7 de l’ordonnance de 1986). Cette condition « rédhibitoire » [Le Déaut, 2000, p. 151] a empêché le Conseil de la concurrence de sanctionner l’existence d’abus en raison de l’absence d’atteinte au jeu de la concurrence sur le marché en question (Cons. conc., décision n° 93-D-21 du 8 juin 199315). La loi « Galland » du 1er juillet 1996 n’a pas modifié cette faille. Elle affirme certes qu’elle vise à restaurer « la loyauté et l’équilibre des relations commerciales », mais se contente d’interdire les prix abusivement bas, d’autoriser le refus de vente au profit du fournisseur, de prohiber les primes de référencement sans contrepartie et le déréférencement abusif. Mais rien n’explique ce qu’est un prix abusivement bas, aucune information sur le volume d’achat garanti en contrepartie d’une prime de référencement, rien sur les moyens de prouver une menace abusive de déréférencement… Ce qui fait dire à Allain et Chambolle [2002, p.14] que « la plupart des nouvelles règles peuvent être contournées par les firmes ». La seconde logique présente l’inconvénient de bâtir un cadre juridique à proportion que les magistrats ont à trancher des litiges. Cette logique de case law, qui est celle des droits de common law, permet cependant de régu13. En Allemagne, dès 1957, une réglementation interdit les pratiques discriminatoires. 14. Comment l’abus de dépendance d’une PME pourrait-il affecter le jeu de la concurrence sur le marché où elle intervient avec de multiples autres opérateurs ? 15. Il s’agissait de la demande d’une « corbeille de la mariée », pratique du cadeau « offert » par un fournisseur en cas de mariage, i.e. de rachat de société ou de fusion, au profit du groupe Cora.

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ler des questions économiques évolutives en offrant suffisamment de souplesse pour saisir les différentes expressions réticulaires. La troisième caractéristique de l’approche juridique renvoie à sa dynamique constructive. Le droit évolue afin d’appréhender au mieux des formes organisationnelles « hybrides ». Il n’est pas enfermé dans un cadre rigide. Le législateur, le juge traitent au fur et à mesure des besoins de régulation et de corrections des formes organisationnelles, par nature, difficiles à saisir. Si certains pensent cependant relever un certain effet d’hystérésis et reprochent au droit de réagir et non d’agir, il faut avant tout voir ici l’affirmation d’un principe juridique fondamental : celui de la liberté d’entreprendre. Le droit n’interdit rien a priori. Il corrige si besoin est. Le droit français n’est donc nullement absent des enjeux liés au développement des réseaux. Peut-être peut-on escompter qu’il aille plus loin pour occuper des zones où il paraît insuffisamment présent. Ainsi, en matière de prestation de services, la possibilité offerte au client de se retourner contre l’acteur le plus intéressant d’un point de vue juridique et économique se heurte à l’absence de recours direct, de même la responsabilité objective ne concerne que les produits défectueux en raison de leur dangerosité, non les inexécutions (totales ou partielles) de prestations. La notion de responsabilité objective pourrait donc être entendue de façon plus extensive et être appliquée à des situations plus nombreuses. En matière de protection des salariés, la notion d’unité économique et sociale pourrait être élargie afin de couvrir les effets néfastes de certaines externalisation. Mais de tels développements passent-ils nécessairement par la construction d’un droit spécifique au réseau ?

De l’utilité d’un droit spécifique ? Le questionnement sur l’existence d’un droit des réseaux nécessite de s’interroger sur l’utilité de la reconnaissance du réseau comme entité ou objet juridique à part entière. Autrement dit, est-il indispensable, pour qu’une réglementation encadre efficacement les dérives constatées précédemment, de préciser juridiquement ce qu’est un réseau, en en faisant soit un sujet de droit (via l’artifice de la personnalité morale), soit un objet de droit (en l’identifiant) ? Bien sûr, le réseau n’est pas aujourd’hui reconnu par le droit français comme une entité juridique, puisque seuls les personnes physiques et les groupements de personnes sont considérés sujets de droit. Les premières de par leur essence, les seconds (les sociétés, les associations) sous conditions. Cette reconnaissance permettrait en théorie d’établir clairement ce qu’est un réseau, ce qu’il comprend, grâce à une définition juridique rendue indispensable pour que l’artifice de la personnalité morale soit utilisable. Partant de là, il serait facile de lui imputer en tant que tel responsabilités et obligations, afin d’en corriger certains effets pervers. Un droit spécifique verrait alors le jour.

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Mais, cette suggestion se heurte à notre avis à trois écueils. Le premier paraît incontournable : comment définir le réseau avec la rigueur juridique nécessaire ? Aucune équivocité ne peut être tolérée. Certes, la caractérisation très sommaire que nous avons effectuée dans la première section (interdépendance économique et indépendance juridique) pourrait constituer une amorce qu’il faudrait impérativement affiner. Mais comment ? La question ne semble pas avoir de réponse satisfaisante pour l’instant. En outre, puisque les notions de société, d’association sont clairement explicitées par le droit, accorder au réseau la personnalité morale, reviendrait donc à transférer aux juristes la tâche difficile d’une définition qui échappe jusqu’à maintenant aux économistes ainsi qu’aux gestionnaires (et qui serait sans doute réductrice de la réalité)… Surtout, l’obstacle de la définition est essentiel (au sens premier du terme), dans la mesure où un réseau interentreprises est composé logiquement d’entreprises, notion que le droit ne définit pas… Il faut par ailleurs noter que si les personnes physiques sont des sujets de droit qui ne peuvent rejeter leur qualité juridique (personne ne peut refuser d’être un sujet de droit), les groupements de personnes ont la possibilité d’échapper à la reconnaissance officielle de leur personnalité morale et ne constituer qu’une société « réduite » à sa plus simple expression contractuelle, en ne procédant pas à son immatriculation. Sans doute convient-il de relativiser cette liberté, puisque les juges ont toujours la faculté de leur appliquer certains des dispositifs du droit des sociétés. Néanmoins, le bénéfice de la personnalité morale relève par principe d’un choix et non d’une contrainte. Une telle faculté ne pourrait que concerner les réseaux…, ce qui en pratique rendrait vaine son institution… Enfin, la qualité de sujet de droit entraîne une identification, l’existence d’un patrimoine spécifique, une domiciliation, etc., conséquences assurément contraires aux objectifs poursuivis par les firmes qui ont un réseau ou qui sont dans un réseau : en effet, pourquoi, puisque les activités accomplies par les différents membres du réseau ne sont pas intégrées économiquement, les intégrer juridiquement ? Il y a une incompatibilité entre l’essence du réseau et la qualité de sujet juridique. L’absence de pertinence de la reconnaissance du réseau comme entité juridique n’empêche pas en soi l’émergence et le développement d’une réglementation juridique appropriée. Le droit appréhende l’entreprise alors que l’entreprise n’existe pas juridiquement, il appréhende le marché, alors que cette notion n’a pas d’existence juridique. En effet, entreprise, marché ne sont pas considérés comme des concepts juridiques. Le droit n’en donne aucune définition. Néanmoins, cela ne l’empêche aucunement de réglementer l’une et l’autre. Ainsi, le droit du travail, celui des procédures collectives, le droit comptable, le droit des sociétés, etc… ont pour objet l’entreprise. Le droit de la concurrence, le droit de la consommation,… régulent le marché.

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Faut-il pour autant un droit des réseaux, autrement dit que le réseau soit un objet de droit ? Un corpus de règles spécifiques à cet objet devrait-il émerger, un peu à l’image d’un droit de la distribution (ou des réseaux de distribution) qui s’est progressivement constitué, ou d’un droit des groupes de sociétés ? Là encore, l’obstacle de la définition resurgit. Si les notions de réseau de distribution, de groupe de sociétés renvoient à des phénomènes peu ambigus, bien qu’ils soient d’une grande variété, le concept de réseau est lui insaisissable (au-delà de la richesse de ses expressions). Certes, il est possible d’imaginer le saisir au travers d’une notion inspirée de l’unité économique et sociale qui permettrait d’agréger des entités juridiques indépendantes pour les considérer parties d’un ensemble. Mais cet ensemble, que l’on pourrait qualifier d’économique, doit reposer sur des critères mesurables. À l’image de la notion de groupe de sociétés qui repose sur la définition de contrôle et donc sur le calcul de pourcentage de capital social (contrôle de droit) de la société qui contrôle dans la société contrôlée ou de pouvoir de décision (contrôle de fait) de la première sur la seconde, l’ensemble économique pourrait se concevoir au travers du pourcentage de chiffre d’affaires qu’une société réalise avec une autre. Mais un tel raisonnement souffre de nombreuses limites. Dans les groupes de sociétés, le contrôle revêt différentes formes : de droit, de fait ; contrôle conjoint, direct et indirect. Cette variété traduit la complexité du phénomène de contrôle. Au regard des réseaux, mesurer les liens entre firmes au travers des chiffres d’affaires apparaît comme une tentative encore plus complexe et donc très difficile. Qui plus est, ce pourcentage devrait permettre d’appréhender à la fois les relations de dépendances entre firmes, mais aussi les écrans contractuels visant à limiter la responsabilité externe de certaines firmes. Fixer arbitrairement un seuil n’interdirait nullement aux entreprises de se maintenir en deçà. Il faut enfin noter, pour clore ce parallèle avec les groupes de sociétés, que les contraintes16 qui découlent de la reconnaissance d’un tel ensemble sont essentiellement limitées à certains engagements en matière de représentation du personnel et de reclassement. Appréhender la firme audelà de la firme, pour y re-plaquer toutes les obligations incombant à celleci est impossible. Il faudrait alors préciser quelles obligations sont concernées. En réalité, le résultat obtenu en l’espèce serait bien maigre au regard des efforts déployés. S’atteler à définir juridiquement le réseau conduirait donc, à notre avis, à appauvrir une réalité plurielle et à exclure des traductions du phénomène et donc des manifestations non souhaitables de celui-ci : le but atteint serait contraire à l’objectif initial. Par ailleurs, on l’a constaté, le droit (français, voire européen) fournit déjà plusieurs réponses pragmatiques qui semblent plus pertinentes à saisir 16. La notion de groupe de sociétés renvoie par contre à certains avantages (en matière fiscale, comptable…).

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certaines « dérives » occasionnées par ces configurations organisationnelles que la construction d’un corpus normatif global. La flexibilité du droit peut être une réponse plus efficace aux excès de flexibilité du réseau que le développement d’une rigidité juridique, moins à même de comprendre des phénomènes difficiles à capturer et capables d’échapper donc à toute tentative d’« immobilisation » par la norme.

CONCLUSION Aller plus loin dans une volonté réglementaire ne doit pas faire oublier que les organisations réticulaires ont vocation à la souplesse et que toute réponse rigide sera par nature inappropriée. Si le droit du travail semble construire au fil de la jurisprudence une figure juridique du réseau [Peskine, 2004], les solutions qu’il apporte ne couvrent qu’une (petite) partie des enjeux induits par cette forme organisationnelle. Aussi, ne peut-on y voir l’émergence d’un droit des réseaux, mais plutôt de plusieurs outils correctifs, actionnables au gré des circonstances. Un droit spécifique des réseaux n’est pas en train d’émerger, sans doute parce qu’il n’est pas souhaitable. L’approche juridique actuelle, notamment caractérisée par une logique de « case law », se veut pragmatique. Elle permet d’appréhender, quand cela est nécessaire, les dérives de réseaux d’entreprises par nature très divers. Elle est animée en elle-même d’une dynamique plus propice à saisir les dynamiques réticulaires. D’autant plus que la seule perspective française ou européenne est substantiellement insuffisante dans la mesure où les réseaux ne s’inscrivent pas exclusivement dans un territoire donné. S’atteler à faire émerger un droit spécifique des réseaux n’a de sens qu’au niveau international, ce qui, en l’état actuel du droit international, relèverait d’une avancée spectaculaire…

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Membre d’une communauté de savoir et salarié d’une firme : enjeux et perspectives en droit du travail

Olivier Dupouët et Isabelle Tricot-Chamard

INTRODUCTION Identifiée par les économistes, la communauté de savoir est un concept quasiment méconnu des juristes. Selon les premiers, elle peut se définir comme un groupe informel (qui doit être bien distingué des entités formelles telles que les groupes fonctionnels ou les équipes projet), distingué par les propriétés suivantes [Lave et Wenger, 1990 ; Brown et Duguid, 1991 ; Wenger, 1998 ; Cohendet et al., 2006] : 1) le comportement de ses membres se caractérise par l’engagement volontaire dans la construction, l’échange et le partage d’un répertoire de ressources cognitives communes ; 2) à travers leur pratique et leurs échanges répétés, ils construisent progressivement une identité commune ; 3) le ciment de la communauté de savoir est assuré par le respect de normes sociales qui lui sont propres. Compte tenu de ces spécificités, les communautés peuvent prendre en charge des activités que ne pourraient assumer des structures hiérarchiques. En effet, ces dernières éprouvent de plus en plus de difficultés à intégrer et développer des parcelles de connaissances spécialisées, et de réticences à assumer certains des coûts fixes associés aux processus de création et d’entretien des connaissances. Or, de ce point de vue, les communautés de savoir offrent, à travers l’engagement volontaire et souvent « gratuit » de leurs membres, l’avantage potentiel de pouvoir engendrer et consolider à faible coût des parcelles de connaissance. Par leurs caractéristiques, les communautés de savoir s’opposent a priori à la firme, tant par leur mode de fonctionnement, qu’en raison du but spécifique qui les anime. Leur organisation ne s’articule pas selon une hiérarchie entre les membres, mais repose sur une adhésion volontaire et une construction en commun des normes qui structurent la communauté. En

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outre, leur identité réside dans la poursuite d’objectifs propres, délibérément choisis et non imposés à leurs agents. Ceux-ci y recherchent avant tout la satisfaction d’un intérêt personnel, même si ce dernier – lié au développement de connaissances et de pratiques – peut présenter pour eux une plusvalue professionnelle. Cependant, en raison des liens souvent étroits que les communautés entretiennent avec les entreprises, leur analyse ne saurait être menée sans une confrontation à la firme. D’une part, les membres de telles entités sont généralement salariés par ailleurs, le cas échéant d’une même entreprise. D’autre part, certains employeurs sollicitent vivement de leur personnel l’adhésion à ces groupes, parfois créés à l’instigation d’une ou plusieurs entreprises. Dès lors, les rapports entre communautés et firmes appellent une analyse du lien juridique qui les unit, directement ou par l’intermédiaire de leurs membres. À cet égard, au-delà des questions de propriété intellectuelle ou de respect des règles antitrust, c’est essentiellement au regard du droit du travail que doivent être envisagées ces relations. Pour la clarté de l’exposé, nous considérerons deux situations types qui appellent une analyse juridique différenciée. La première situation envisageable est celle où une communauté de savoir est constituée de salariés de l’entreprise avec laquelle elle est en interaction. Nous parlerons alors de communauté interne ou intégrée à l’entreprise. Le cas des réparateurs de photocopieurs chez Xerox [Orr, 1990] est sans doute l’exemple le plus cité dans la littérature du fonctionnement d’une véritable communauté interne à une entreprise. Le travail d’un réparateur chez Xerox peut se décrire comme une improvisation continue dans un réseau constitué des relations entre les clients, les machines et les autres réparateurs. Les réparateurs travaillent de manière largement autonome : ils opèrent généralement seuls chez les clients dont la machine est en panne. Pourtant, ensemble ils forment une communauté dans laquelle les expériences sont échangées, essentiellement à travers des « histoires de guerre », permettant ainsi un apprentissage collectif et une mise en commun des connaissances utiles à leur métier. Par ce moyen, ils construisent une identité commune et créent un répertoire de connaissances opérationnelles qui ne peuvent se trouver dans les manuels codifiés produits par la hiérarchie de la firme. Ce qui va permettre de réparer les machines, c’est l’expertise collective progressivement construite par l’expérience et l’accumulation de connaissances opérationnelles des réparateurs. Une telle pratique favorise l’entraide et la résolution collective de problèmes inhabituels. Le travail hautement technique des réparateurs de Xerox apparaît comme une ressource socialement distribuée, stockée et diffusée avant tout dans des discussions informelles. Une deuxième situation est celle où une entreprise interagit avec une communauté dont les membres ne sont pas ses salariés. Nous qualifierons cette communauté d’externe à la firme. Cohendet et Simon [2007] nous fournissent l’exemple d’une entreprise éditrice de jeux vidéo qui interagit

MEMBRE D’UNE COMMUNAUTÉ DE SAVOIR ET SALARIÉ D’UNE FIRME 255

avec des communautés externes. En tant qu’éditeur de jeux vidéo, cette firme a besoin de spécialistes dans des domaines tels que la programmation, le design en 2D et 3D, ou la conception de scénario. Dans cette industrie culturelle, l’innovation est un facteur concurrentiel critique. Il est donc nécessaire, dans chacun des domaines, d’accéder à l’état de l’art et d’être de plus capable de développer des connaissances nouvelles. En outre, les corps de métiers mobilisés dans le développement d’un jeu vidéo ne sont pas stabilisés. Nombre d’entre eux en effet ne constituent pas une discipline clairement établie. Par conséquent, ces compétences ne sont maintenues et développées que par des communautés informelles, en dehors de toute institution. Afin d’accéder à ces poches de compétences, l’éditeur a identifié l’ensemble des communautés utiles au développement de ses projets et s’est installé à proximité de celles-ci. Pour développer des jeux en prenant avantage des connaissances et des capacités d’innovation des communautés tout en respectant des principes sains de gestion, l’entreprise a mis en place des modes de travail et des méthodologies de développement de projets originaux. C’est à la lumière de cette distinction entre deux types de relation communauté-entreprise que nous examinerons deux aspects du droit du travail susceptibles d’être mobilisés par la reconnaissance croissante du rôle des communautés dans l’économie. Ces formes organisationnelles appellent d’abord un examen du pouvoir qu’un employeur peut exercer au sein d’une communauté, via les salariés qui en sont membres. Elles suscitent ensuite des interrogations quant à la liberté des employés dans leur vie personnelle, cadre en principe naturel dans lequel s’effectue l’adhésion à une communauté.

LES COMMUNAUTÉS CONFRONTÉES À LA SUBORDINATION DU SALARIÉ DE LA FIRME

Si bon nombre de firmes ont perçu l’intérêt que peuvent présenter pour leur développement les communautés de savoir, l’intensité de leurs liens avec de telles entités s’avère en pratique variable. Deux degrés fondamentaux de rapports entre communautés et firmes peuvent être identifiés, selon que les communautés sont intégrées au sein d’une entreprise ou qu’elles sont autonomes de toute firme, en ce que leurs adhérents participent à l’activité commune indépendamment des éventuelles relations qu’ils peuvent par ailleurs avoir avec l’entreprise. Ces niveaux appellent des analyses différentes quant à l’autorité qu’une entreprise peut exercer sur les membres d’une communauté.

L’originalité de la subordination dans les communautés intégrées à la firme La communauté « intégrée » ou « interne » est celle dont tous les membres sont non seulement salariés d’une même firme mais participent

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également à l’entité en cette qualité. Cette double appartenance soulève la délicate question du maintien d’une cohérence entre les activités menées au sein des structures hiérarchiques d’une part et celles des communautés d’autre part. Les caractères de la communauté invitent également à s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ces employés avec la hiérarchie de leur entreprise d’un point de vue juridique. Sont-ils véritablement placés dans un rapport de subordination à son égard ? Articulation des communautés et des formes hiérarchiques. – Le concept de communauté a franchi les frontières du monde académique et a été approprié par les entreprises. De grandes sociétés telles qu’IBM [Gongla et Rizzuto, 2001] ou Skandia [Nahapiet, 2002] ont ainsi consciemment cherché à identifier, voire à mettre en place des communautés de savoir dans une perspective de gestion des connaissances. L’intérêt perçu par les entreprises est double. D’une part, les communautés apparaissent comme des phénomènes sociaux permettant de réaliser des apprentissages spécialisés. D’autre part, elles peuvent coordonner un ensemble d’activités cognitives qu’il serait difficile d’aligner par les mécanismes de gouvernance traditionnelle. Cependant, malgré les avantages que présente pour les firmes l’existence de communautés de savoir en leur sein, cette opérationnalisation du concept pose le problème de l’articulation de structures formelles et informelles, chacune fonctionnant sur des modes entièrement différents. Selon nous, le point d’ancrage central se trouve dans les mécanismes de gouvernance. En effet, le problème principal ici est d’aligner les objectifs et les efforts des individus qui composent la firme, qu’ils soient dans le mode formel ou informel. Cette coordination passe nécessairement par celle des mécanismes de gouvernance utilisés dans l’un et l’autre mode [Bogenrieder et Van Baalen, 2004 ; Cardinal, 2001]. Le mécanisme de gouvernance dominant en mode formel est la règle [March et Simon, 1958], tandis qu’en mode informel, les individus sont d’abord gouvernés par des normes [Bowles et Gintis, 2000]. Les premières sont édictées par la hiérarchie et ont un caractère à la fois formel et général. Par contraste, les normes sont des guides du comportement, qui demeurent souvent tacites et qui émergent des interactions régulières entre les membres d’une communauté. Ce sont des mécanismes bien adaptés pour la coordination d’acteurs impliqués collectivement dans des apprentissages complexes et spécialisés. Émergeant directement des interactions entre des individus immergés dans un contexte commun et engagés dans des activités similaires, les normes restent étroitement liées à la pratique considérée. Elles évoluent avec l’activité qu’elles encadrent. Les règles, à l’inverse, sont de puissants moyens de coordination d’activités spécialisées car elles permettent aux structures formelles d’opérer des allocations de ressources aux différentes activités. Elles ne dirigent pas directement les mécanismes d’apprentissage mais, grâce à leur cohérence et leur homogénéité, elles alignent les différents groupes sociaux vers un objectif commun.

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L’articulation entre normes et règles est possible en raison de la différence dans leur distance à l’activité. Parce que les règles sont distantes de la pratique concrète, elles laissent libre un espace dans lequel les normes peuvent se développer. Les règles constituent alors un cadre général dans l’interstice duquel les normes peuvent prendre place. En termes d’apprentissage, les normes jouent un rôle important puisqu’elles guident la structuration et définissent les interactions entre les agents fonctionnant en mode informel. Les règles contraignent le développement des normes et, ce faisant, elles agissent comme un second niveau de guide pour l’apprentissage [Nooteboom, 2006 ; Okhuisen and Eisenhardt, 2002]. En outre, leur contenu peut fournir des intuitions, des pistes sur la manière d’aborder un problème [Kern, 2005 ; Weick, 1998]. Inversement, les normes peuvent conduire à l’élaboration de nouvelles règles [Cardinal et al., 2004]. Une fois qu’un comportement social est fermement établi et appliqué, le management peut décider de l’institutionnaliser en le capturant dans une règle [Tsoukas and Chia, 2002]. Ces propriétés des règles, des normes et de leur articulation permettent de rendre compte de la capacité des organisations à évoluer tout en conservant leur identité et leur cohérence globale. Cela permet également d’expliquer pourquoi l’évolution des règles montre une forte dépendance de chemin, comme le souligne Zhou [1993]. Ce nouveau rôle attribué aux règles nécessite une reconceptualisation, capturée par la distinction que Grandori [2006] établit entre règle substantive et règle procédurale. Les règles substantives s’attachent à spécifier complètement le contenu des tâches, tandis que les règles procédurales tendent à définir le contexte de l’activité plutôt que l’activité elle-même. Grandori [2006] propose deux catégories de règles procédurales : la gouvernance basée sur les processus et la gouvernance basée sur les ressources. Selon la première, la régulation porte sur les relations entre les acteurs tout en laissant chacun responsable du contenu de son activité. La gouvernance basée sur les ressources renvoie quant à elle au fait que l’allocation des ressources est réalisée indépendamment des contingences inhérentes à toute exploration. Dans les deux formes de gouvernance, les différentes parties prenantes acceptent l’incertitude de l’activité et un grand degré de liberté est laissé aux membres de l’entreprise. L’utilisation de règles procédurales autorise le développement de différentes logiques de gouvernance au sein d’entités faiblement couplées entre elles. La capacité à maintenir la cohérence entre des éléments faiblement liés entre eux et de moduler jusqu’à un certain point la force des liens est rendue possible par le recours à des règles procédurales. Comme Weick [1995] le souligne, les systèmes faiblement couplés ne sont pas nécessairement fragiles. Quand les règles construisent un contexte favorable, différentes formes de collaboration et d’articulation peuvent prendre place au sein de l’organisation [Adler et Borys, 1996 ; Nee, 1998].

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Ces considérations quant à la nature des règles et leur articulation avec les normes apportent des éclairages sur les relations entre hiérarchie et communautés, dans leur dimension organisationnelle. Mais ces rapports présentent également un intérêt dans leurs aspects juridiques. Si le management peut mettre en place des dispositifs qui permettent une articulation harmonieuse, une solution similaire doit être trouvée en droit du travail, en particulier parce que l’importance croissante accordée aux communautés invite à y appréhender le lien de subordination. La qualité de la subordination dans l’activité communautaire intégrée. – Selon la jurisprudence française, la subordination constitue la caractéristique essentielle du contrat de travail. Elle correspond pour l’employeur à une autorité qui se traduit par un triple pouvoir, consistant à diriger, surveiller et le cas échéant sanctionner les salariés. Or, l’appartenance à une communauté de savoir semble permettre au salarié d’échapper en partie à une telle soumission. D’une part, les propriétés d’un tel groupement apparaissent a priori difficilement conciliables avec la tutelle d’une firme. D’autre part, les conditions de fonctionnement de l’entité peuvent créer un rapport de force affectant l’organisation traditionnelle des relations entre le pouvoir hiérarchique et les salariés. La compatibilité de l’activité communautaire avec la subordination La place d’une communauté de savoir au sein d’une firme paraît à bien des égards difficile à cerner pour le juriste. Son caractère informel en rend l’appréhension malaisée car le groupement n’a pas de frontières précises. Mais l’originalité de ce collectif repose surtout sur ses éléments distinctifs. La nature délibérée et non contrainte de l’adhésion, la fixation en commun des objectifs ou encore l’élaboration de normes propres, résultant d’une confiance mutuelle et d’une convergence d’intérêts, sont autant de facteurs opposés à l’intervention d’un pouvoir hiérarchique. Les caractéristiques de la communauté amènent dès lors à douter d’une possible intégration à la firme. Serait-il pour autant réaliste de nier la persistance d’une subordination lorsque des salariés contribuent, en cette qualité, aux missions d’un groupement intégré ? En d’autres termes, la subordination peut-elle se dissoudre dans l’activité communautaire ? Si l’on en croit ce qui a été jugé dans l’affaire dite des compagnons d’Emmaüs, l’adhésion à une communauté « est exclusive de tout lien de subordination1 ». Cependant, cette affirmation de la Cour de cassation semble fondée sur la nature particulière du groupement créé par l’Abbé Pierre. Le but en est de favoriser l’insertion sociale des participants, et le moyen suppose une vie en collectivité. Le travail 1. Cass. Soc., 9 mai 2001, Bull. 2001. V. n° 155 p. 124 ; Dr. Soc. Sept-oct. 2001, p. 798, note J. Savatier ; D. 2001. J. 1705, note E. Alfandari ; JCP E 2001. J. 1777.

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accompli n’y constitue pas une fin en soi ; il n’est qu’un instrument, une des « règles de vie communautaire qui définissent un cadre d’accueil2 » destiné à aider les compagnons dans leur recherche d’insertion. Les communautés d’Emmaüs présentent néanmoins des similitudes avec les communautés de savoir. Dans les deux entités, la participation est délibérée, fondée sur le développement personnel des membres, et nécessite « une contribution, dans un esprit de solidarité, aux ressources et aux besoins communs » [J. Savatier 2001]. Ces caractères, même s’ils ne justifient pas à eux-seuls l’analyse de la Cour de cassation, n’apparaissent pas indifférents à la négation, dans l’arrêt précité, du lien de subordination revendiqué par le compagnon d’Emmaüs. Ainsi, la volonté qui motive l’engagement semble aller au-delà du consentement requis pour la conclusion d’un contrat de travail. Elle révèle une véritable adhésion à la communauté, à ses valeurs et à ses objectifs. C’est d’ailleurs la nature particulière de cet engagement qui justifie le refus par la Cour de cassation de qualifier les relations entre une religieuse et sa congrégation de contrat de travail ; dans l’affaire Linarès, la Cour censure en effet la décision qui lui est soumise au motif que la religieuse « n’avait exercé son activité que pour le compte et au bénéfice de sa congrégation, ce qui excluait l’existence d’un contrat de travail3 ». Le dévouement et l’implication désintéressée au service d’un intérêt collectif, caractéristiques des communautés, sont donc des indices de l’absence de subordination4. Ils autorisent dès lors à douter de la compatibilité entre la notion de communauté et la qualification d’employeur. En revanche, ils n’excluent pas dans notre hypothèse, que les adhérents y participent sous la subordination de la firme qui les emploie, c’est-à-dire en qualité de salariés de celle-ci5. L’existence de la communauté suppose certes la volonté, la liberté et l’autonomie de ses membres, et partant, une atténuation du pouvoir habituellement exercé par l’employeur. Cependant, si celui-ci s’abstient de manifester son autorité pour ne pas entraver le fonctionnement de l’entité, ce n’est pas en raison d’une contrainte juridique mais bien pour des considérations factuelles liées à son intérêt propre. Lorsqu’une firme encourage, 2. Cass. Soc., 9 mai 2001, ibid. 3. Cass. Ass. Plén., 8 janv. 1993, Bull. 1993 A. P. n° 2 p. 2 ; JCP 1993, p. 93, note M. Jéol et Y. Saint-Jours. Dr. Soc. 1993, n° 4, p. 391, note Y. Chartier. 4. Cf. Savatier [2000], à propos des volontaires pour le développement : « Ce qui permet de reconnaître un caractère désintéressé à un travail, malgré les prestations dont bénéficie le travailleur pour lui permettre une vie décente, c’est sans doute que le travailleur accepte, en se mettant au service d’un organisme sans but lucratif dont il partage l’idéal, de renoncer à la rémunération qui correspondrait à la valeur économique de son travail. » 5. « Certaines communautés s’autodéclarent mais doivent être "adoubées" par la direction générale avant de fonctionner. Parfois, la hiérarchie suggère à des animateurs de créer des communautés lorsqu’elle souhaite faire avancer un projet » [Balmisse, Les Échos, 3 juillet 2007].

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finance et finalement intègre une communauté, c’est qu’elle entend perpétuer et développer les apports que le groupement lui procure ou qu’elle en escompte. Mais en sa qualité d’employeur, elle conserve juridiquement le pouvoir d’orienter les travaux de la communauté, d’exiger des comptes rendus, voire d’exclure certains membres du groupement. Aussi est-ce la consistance du lien de subordination plutôt que son existence même que la communauté invite à considérer. L’aménagement de la subordination dans l’activité communautaire Comme pour d’autres activités, l’autorité de l’employeur ne s’exprime pas ici sous sa forme classique. Ainsi que le souligne A. Supiot [2000], sous l’influence des nouvelles méthodes de management, le lien de subordination tend à se diluer au profit d’une « autonomisation du salarié », la traditionnelle autorité hiérarchique laissant souvent place à « une approche fonctionnelle du pouvoir patronal ». « Le contrôle du travailleur ne disparaît pas, mais son objet se déplace. Au lieu de porter sur la manière d’effectuer une tâche déterminée, il portera davantage sur les résultats de cette tâche ». On observe à cet égard que pour les professions difficilement conciliables avec l’exercice classique du pouvoir patronal, même si la subordination demeure en jurisprudence le critère essentiel d’identification du contrat de travail, sa recherche ne repose pas directement sur les indices habituels. Les juges appréhendent alors les modalités selon lesquelles sont fixées les conditions de travail. Par exemple, dans un litige opposant un interne à un établissement hospitalier, la Cour de cassation a affirmé notamment qu’il convenait, pour apprécier sa qualité de salarié, de rechercher si les conditions de travail de l’interne étaient « déterminées unilatéralement par l’établissement6 ». De même, une firme qui sollicite certaines missions de ses communautés internes détermine ce faisant les conditions de travail des membres salariés. Elle exerce dès lors son autorité via les groupements ou certains de leurs membres. Mais le pouvoir patronal peut également se manifester a posteriori, par l’appréciation des travaux réalisés et les conséquences qui y sont attachées. « Le supérieur hiérarchique ne tire plus alors son pouvoir du fait qu’il saurait mieux faire que son subordonné, mais du fait qu’il est habilité à mettre en œuvre des normes abstraites d’évaluation des performances » [Supiot 2000]. Cette forme moderne de subordination correspond au mode d’intervention le plus courant des firmes au sein des communautés internes. L’activité des salariés sous l’égide de tels groupements revêt également une singularité en raison de leur dimension collective. Les membres d’une communauté de savoir, en ce qu’ils forment une fédération de salariés, disposent ensemble d’une certaine puissance face à leur hiérarchie. Cette position, renforcée par l’intérêt que présente la communauté pour la firme, 6. Cass. Soc., 1er juil. 1997, Bull. civ. V, n° 242 notamment.

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affecte l’autorité de l’employeur. Il peut devoir faire face à des revendications – financières ou sociales en particulier, voire se trouver exposé à des pressions. L’existence même de la communauté engendre donc un rapport de force au moins potentiel entre ses membres et la firme. Aussi paraît-il souhaitable de mettre en place des règles garantissant la loyauté des salariés et notamment la confidentialité des informations échangées au sein de la communauté. Dans cette perspective, essentiellement préventive de contentieux, l’instauration de normes conventionnelles, voire légales, devrait être préférée à la voie contractuelle. Individualisée, cette dernière peut en effet nécessiter une modification du contrat de travail – lors de l’adhésion au groupement notamment – qui requiert l’accord de l’employé. La recherche d’équilibre entre les forces en présence invite également à se demander si la particularité des communautés requerrait les mesures traditionnellement attachées aux relations collectives de travail. Une protection spécifique des membres salariés de la firme est-elle souhaitable en raison de la dimension collective des communautés de savoir ? En ce domaine, les réglementations tendent fondamentalement à garantir l’exercice de droits collectifs, en instaurant certaines défenses individuelles contre des sanctions et des discriminations de la part de l’employeur. Les salariés qui participent à une communauté de savoir sont-ils, par ce seul fait, spécialement exposés à des abus d’autorité ? Ils accomplissent certes une mission originale, mais elle ne paraît pas justifier un sort particulier au regard du droit disciplinaire. La menace de sanctions arbitraires reposant sur la participation au collectif, elle relève dès lors essentiellement de la discrimination. L’appartenance à un cercle influent, susceptible d’exercer des pressions sur la firme, peut en effet être à l’origine d’un traitement inégalitaire. L’employeur, mécontenté par certaines exigences de la communauté, sera alors enclin à refuser à ses membres une promotion ou une augmentation de salaire par exemple, voire même à prononcer une sanction. Une protection contre le risque de discrimination paraît dès lors souhaitable7. Elle préserverait l’égalité entre les salariés, mais permettrait également d’arbitrer indirectement un éventuel conflit entre la firme et sa communauté, lorsque la première entendrait exclure un membre de la seconde par exemple. La preuve d’une discrimination pourrait alors faire obstacle au pouvoir de l’employeur8 – à défaut de contractualisation avec le salarié de sa participation communautaire. Ainsi par leur union, les membres d’une communauté de savoir intégrée jouissent d’une position de force et doivent même bénéficier d’une protec7. Y compris contre le refus par l’employeur d’allouer du temps à un candidat à l’activité communautaire, accepté par ses pairs. 8. La solution serait d’ailleurs identique s’il advenait qu’à l’inverse, l’employeur tente d’imposer un nouvel adhérent. Une résistance du groupement pourrait justifier que des sanctions soient infligées à ses membres, et seule la démonstration du caractère discriminatoire de ces mesures légitimerait, mais a posteriori seulement, l’opposition.

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tion, en tant que salariés. Face à ce phénomène, la firme exerce un rôle d’encadrement diffus plutôt qu’un véritable pouvoir de direction et de surveillance. Mais cette fonction-même disparaît en principe lorsque la communauté est indépendante. Parce que ses membres n’y contribuent alors pas en qualité d’employés, l’activité commune devrait être exempte de toute subordination. Il n’est pourtant pas certain que tel soit toujours le cas.

Les communautés externes à la firme La relation entre une communauté et une firme qui lui est extérieure peut naître d’un besoin pour une firme d’accéder à des compétences complémentaires. Cette situation nécessite une coordination spécifique des relations entre la firme et la communauté considérée. Le lien entre les deux structures peut prendre la forme d’un financement de la première par la seconde. Elle résulte aussi fréquemment d’une utilisation du collectif comme prestataire de service, pour fournir à l’entreprise des outils intellectuels par exemple. Bien qu’une telle activité n’induise a priori pas l’existence de contrats de travail, elle peut dans certaines circonstances, s’analyser comme une relation salariée. La captation de communautés externes. – Si la majorité des entreprises cherche à développer des communautés internes, certaines choisissent d’interagir avec des communautés qui leur sont extérieures. Ainsi, Alcôve, une SSII française, demande à ses membres de participer activement à la communauté Linux. Les développeurs doivent dédier une partie de leur temps à contribuer à l’amélioration de ce logiciel libre. De la même manière, l’entreprise éditrice de jeux vidéo citée en introduction [Cohendet et Simon, 2007] va chercher à l’extérieur de ses frontières des spécialistes dans différents domaines de compétences. Dans ces deux exemples, l’identification des communautés est le fruit d’une volonté managériale. C’est d’abord la reconnaissance de domaines d’expertise critiques qui a présidé à l’identification, puis au rapprochement de la firme avec des communautés qui prennent en charge ces connaissances. L’aptitude à recourir aux connaissances maintenues et développées par une communauté de savoir externe à la firme implique un couplage spécifique entre la firme et la communauté. Plus précisément, le mode de coordination de l’activité sera caractérisé par une alternance entre logique communautaire et logique hiérarchique. Les apprentissages et le développement de connaissances spécifiques sont menés dans des groupements indépendants les uns des autres. Le rôle de la hiérarchie est de définir ex ante une plate-forme cognitive [Purvis et al., 2001] qui pourra articuler les parcelles de connaissances et d’expertises provenant de communautés différentes et ex post de la modifier si des innovations radicales sont inévitables [Cohendet et al., 2004].

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L’existence d’une telle infrastructure cognitive (grammaire, codes et langages communs) peut être due à des facteurs historiques très variés (une courbe d’apprentissage qui a anticipé la forme des communications entre communautés, une expérience partagée qui a suffisamment duré pour faire naître une grammaire commune, une décision hiérarchique de construire une plate-forme de connaissances, etc.). Des interfaces standardisées entre les communautés et la plate-forme de connaissances commune permettent aux communautés de travailler indépendamment les unes des autres. Ceci implique des avantages spécifiques, en particulier le fait que le besoin de coordination par la hiérarchie est notablement réduit. Dans ce cas, le management par les communautés domine temporairement le management par la hiérarchie, cette dernière n’intervenant réellement qu’au moment de l’intégration des différents domaines de connaissances ou lorsque le besoin de reformuler une plate-forme commune est jugé crucial. D’un point de vue juridique en revanche, le pouvoir hiérarchique n’a en principe pas sa place dans les communautés indépendantes des firmes. La place de la subordination dans l’activité communautaire autonome. – Si le caractère informel des communautés de savoir participe de leur essence, il peut néanmoins constituer un inconvénient dans leur mode de fonctionnement. S’opposant à la reconnaissance d’une personnalité juridique, il empêche ces groupements de disposer d’un patrimoine propre. De fait, les communautés sont dans l’incapacité de recevoir directement des fonds, mais également de conclure des contrats. Aussi lorsqu’une firme sollicite d’une de ces entités la réalisation d’une prestation, l’engagement est-il pris à titre personnel par un ou plusieurs membres du collectif. Or, les conditions dans lesquelles la mission est définie peuvent placer ces derniers dans un état de subordination. Tel sera le cas si l’entreprise impose des directives détaillées et exerce un contrôle sur l’accomplissement de la tâche. Par exemple, lorsqu’un éditeur de jeux vidéo fait appel à un designer ou un scénariste membre d’une communauté, son degré d’exigence dans sa commande et dans le suivi de la prestation peut influer sur la nature de ses rapports juridiques avec ces professionnels. En somme, dès lors que les conditions de travail sont déterminées et/ou contrôlées par la firme, elle s’expose à ce que ses rapports avec ses interlocuteurs soient analysés comme des relations salariées. Le risque est encore accru lorsque certains membres du groupement sont dans le même temps employés de l’entreprise. Si leur tâche communautaire ne relève en principe pas de leur activité subordonnée, les liens qui les unissent à la firme sont néanmoins susceptibles de favoriser une immixtion de celle-ci dans les travaux du collectif. L’employeur peut être tenté d’utiliser le pouvoir dont il dispose sur son personnel pour diriger la prestation commandée et veiller à son bon déroulement. L’accomplissement de la mission communautaire n’est, dans ces conditions, plus clairement distinct

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de l’exécution du contrat de travail. L’attraction de la première dans l’orbite de la seconde crée alors une menace de requalification. Ce risque peut d’ailleurs s’étendre à l’ensemble des membres de l’entité, y compris lorsque certains ne sont pas directement en relation avec l’entreprise. Dès lors que celle-ci dispose d’un pouvoir de fait sur les conditions de réalisation de la mission, voire même plus généralement sur les activités de la communauté, elle s’expose à être considérée comme l’employeur des adhérents. Il importe peu à cet égard que les participants aient été parties à un contrat avec la firme, ni même en lien avec elle. L’existence d’une subordination est appréciée par les juges selon le principe de réalité, c’est-à-dire au vu des circonstances dans lesquelles est exercée l’activité9. Aussi n’estil pas nécessaire que l’autorité de la firme s’exerce directement sur l’ensemble des contributeurs. Si certains membres du groupement sont soumis à un tel pouvoir, celui-ci peut se répercuter par ricochet sur d’autres, qui se trouvent alors de fait dirigés et contrôlés dans leur travail. Une telle situation, potentiellement lourde de conséquences juridiques et financières pour l’entreprise, correspondrait pour la communauté elle-même à une perte d’identité. En somme, si les qualités de communauté et d’employeur semblent incompatibles, ainsi qu’on l’a observé, l’état de subordination, du moins pour les entités externes à toute firme, apparaît tout autant inapproprié, en ce qu’il met en péril leur pérennité. Il n’en demeure pas moins qu’à l’instar du professionnel indépendant, dont le contrat de prestation peut être requalifié si les conditions d’accomplissement de sa tâche traduisent une subordination à l’égard de son donneur d’ouvrage, les participants à une communauté sont susceptibles d’être considérés comme salariés par l’entreprise qui en sollicite des missions. La probabilité s’accroît avec la quantité de travaux commandés et le nombre de membres parallèlement employés de la firme. Pareille situation ne saurait cependant se produire qu’en cas de litige entre l’entreprise et des membres de la communauté. C’est en effet au Juge qu’appartient le pouvoir de restituer aux actes juridiques leur véritable dénomination. Or, ce risque apparaît aujourd’hui limité, aucun contentieux de cette nature n’ayant, à notre connaissance, été porté devant les juridictions. On pourrait du reste objecter qu’une des conditions de la relation salariée fait défaut. En effet, celle-ci suppose en principe, outre une soumission juridique, la réalisation personnelle d’une prestation. Or le choix du groupement, généralement fondé sur sa renommée et sa compétence, ne repose pas nécessairement sur les individualités qui la composent. Mais l’examen de la jurisprudence montre que l’argument n’est pas forcément dirimant. L’analyse de la subordination permet ainsi de souligner la vigilance dont la firme doit faire preuve dans ses rapports avec une communauté, qu’elle fasse appel à l’expertise d’un collectif autonome, ou qu’elle soit en relation 9. Cf. notamment Cass. Soc. 19 déc. 2000; Cass. Soc. 9 mai 2001, préc.

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avec un groupement interne. Mais au-delà de la subordination, le sort du salarié membre d’une communauté peut également être envisagé dans une autre perspective. La participation au groupement invite à s’intéresser au contexte, personnel ou professionnel, dans lequel cette activité s’exerce.

LES COMMUNAUTÉS ET LES FRONTIÈRES DE LA VIE PROFESSIONNELLE Si les atouts que les communautés de savoir peuvent offrir aux firmes sont nombreux, ces apports se réalisent en pratique selon des modalités très variées. Cette diversité est notamment liée aux motivations des individus qui composent le groupement. Leur analyse permet donc de mieux cerner les conditions d’une collaboration entre les deux structures. Selon son contexte, la participation communautaire produit également des conséquences juridiques sur le sort des individus pris en leur qualité de salariés. Envisagé au prisme de la distinction entre vie professionnelle et vie personnelle, leur engagement dans un groupement informel présente certains risques mais aussi des avantages.

Intégrer et participer à une communauté de savoir Afin de déterminer si l’insistance croissante des firmes auprès de leurs salariés pour qu’ils participent à des productions communautaires affecte la frontière entre vie privée et vie professionnelle, il convient de déterminer la manière dont les individus arrivent à concilier leur activité dans le cadre de la fonction qu’ils remplissent au sein de l’entreprise et leur participation à une vie communautaire, étant donné la nature relativement orthogonale de ces deux postures. Ainsi que nous l’avons souligné plus haut, un nombre croissant d’entreprises cherchent à utiliser les communautés de savoir comme leviers de leur gestion des connaissances. Il en résulte que l’adhésion à une communauté n’est plus seulement le résultat d’une démarche individuelle, mais également d’une incitation de la part de l’entreprise. À titre d’exemple, British Petroleum a mis en place le système de dual citizenship : chaque nouvel entrant doit non seulement occuper un poste fonctionnel mais également choisir une communauté à laquelle il devra contribuer. Cette nouvelle démarche des entreprises questionne la position du salarié et la manière dont il va harmoniser les différentes activités qui sont attendues de lui tant dans la structure hiérarchique de l’entreprise que dans la communauté qu’il rejoint. La théorie de la structuration de Giddens peut apporter des éléments de réponse [Whittington, 1992 ; Hung et Whittington, 1997]. Pour ce qui nous intéresse ici, l’apport de Giddens est de souligner qu’un individu appartient à un grand nombre de structures sociales (familiale, sociale, ethnique,

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religieuse, etc.) et qu’il peut s’appuyer sur ces structures afin de réaliser ses objectifs dans un contexte donné. Ainsi, par exemple, un chef d’entreprise pourra s’appuyer sur son réseau social ou culturel afin d’obtenir un marché. De plus, le comportement d’un agent est informé par l’ensemble des structures auxquelles il appartient. Nous retrouvons ici la définition de l’individu comme un collège de selfs soulignée par Weick [1995]. Considérons simplement un individu appartenant à la fois à une communauté de savoir et à une structure hiérarchique dans laquelle il occupe un rôle défini. Dans chacune des structures, il est contraint par des incitations, des normes sociales et des règles de gouvernance différentes. S’il peut utiliser les connaissances et compétences acquises dans une des formes structurelles pour jouer un jeu stratégique dans l’autre, il est également vrai que son action dans une structure sociale sera limitée par les contraintes émanant de l’autre structure. Sous ces hypothèses, ce qui garantit la cohérence globale de la firme est la double contrainte pesant sur chaque individu : tout membre d’une communauté subit les incitations et mécanismes de gouvernance de la structure formelle à laquelle il appartient. Ces propositions sont encore affinées par Bogenrieder et Van Baalen [2004] qui s’appuient sur le concept d’« inclusion multiple ». Weick [1995, 1979] considère l’individu comme participant dans différentes structures sociales, ce que Bogenrieder et Van Baalen qualifient d’inclusion partielle. Ils étendent cette idée en soulignant que, pour l’individu, ces différentes inclusions ne sont pas déconnectées les unes des autres. C’est l’interaction entre les différentes participations d’un individu qu’ils appellent inclusion multiple, en se basant sur les travaux d’Allport [1962]. L’individu est alors vu comme une sorte de matrice dans laquelle les différents schémas se rencontrent et s’affectent les uns les autres [Allport, 1962]. Ainsi, au lieu de dire qu’un groupe incorpore de multiples individus, nous ferions mieux de dire qu’un individu incorpore de multiples groupes. L’intensité des comportements d’un agent dans une structure donnée est pour partie dépendante des effets, renforçant ou inhibant, reçus depuis les autres structures positivement ou négativement reliées à la structure considérée. Ainsi, la notion d’inclusion multiple implique que le comportement d’un individu dans un groupe n’est pas un phénomène isolé, mais dépend de ses appartenances à d’autres groupes sociaux. Néanmoins, l’inclusion multiple ne conduit pas nécessairement à un partage de connaissances bénéfiques entre différents groupes organisationnels [Szulanski, 1996]. Pour cela, il faut que les différentes contributions soient légitimées par les groupes auxquels l’individu participe. La légitimation des connaissances importées par un individu d’un groupe à un autre se fera sur la base des mécanismes de gouvernance adoptés par ces différentes structures [Bogenrieder et Van Baalen, 2004]. Il apparaît que la solution à ce problème du partage des connaissances par l’ensemble de l’organisation se situe au niveau de l’individu. C’est à son

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niveau en effet que s’articulent les différents groupes auxquels il participe. Néanmoins, pour qu’un agent puisse jouer ce rôle de passeur de connaissances entre les différents groupes auxquels il appartient, il est nécessaire que les mécanismes de gouvernance adoptés par ces différents groupes soient, dans une certaine mesure, compatibles. La compatibilité des mécanismes de gouvernance suppose, au minimum, que les deux systèmes se comprennent l’un l’autre. Dans la pratique, cette compréhension implique une certaine interpénétration des deux logiques. Ce risque d’intrusion de logique hiérarchique dans le mode de fonctionnement communautaire est non seulement problématique du point de vue organisationnel, mais également juridique. En effet, dans la mesure où une entreprise entend orienter l’activité d’entités dans lesquelles les agents s’engagent volontairement, nous pouvons nous demander si la sphère de la vie privée est toujours protégée. Symétriquement, si l’entreprise pénètre dans ce qui relève du domaine en principe de ce domaine réservé, alors l’activité conduite ne devient-elle pas un travail qu’il faudrait rémunérer.

Les intersections de la vie communautaire et de la vie professionnelle L’adhésion à une communauté de savoir, parce qu’elle est en principe purement volontaire, qu’elle répond à un intérêt personnel et suppose le partage de valeurs, semble par essence relever de la vie privée du salarié. Mais puisqu’un tel engagement peut coexister avec une subordination, force est de constater qu’il n’en va pas toujours ainsi. Aussi importe-t-il d’identifier le contexte dans lequel se réalise une telle contribution, afin d’analyser son influence sur les prérogatives de la firme employeur. L’examen de l’activité communautaire au prisme de la vie professionnelle correspond également à un enjeu d’ordre économique. Outre la détermination de la latitude dont dispose le salarié, elle suscite une interrogation quant à l’éventualité d’un droit à rémunération. La sphère de vie impliquée par l’activité communautaire. – La jurisprudence française oppose la notion de vie professionnelle à celle de vie personnelle, laquelle regroupe « tous les éléments de la vie d’une personne relevant de ses choix personnels, ou d’incidents survenus en dehors de la relation de travail » [Sargos, 2004]. Il résulte de cette distinction que lorsque le salarié n’est pas en situation de subordination, il dispose librement de son temps. Il lui est ainsi loisible de participer à une communauté de savoir, sans que son employeur n’ait un quelconque droit de regard sur ses activités ni même sur ce choix. Toutefois, ce principe connaît des nuances, tant s’agissant de l’impossibilité pour l’employeur d’exercer une autorité à l’égard des comportements du salarié dans sa vie personnelle que sur le fait même que l’activité communautaire relève cette sphère de vie. En premier lieu, la contribution communautaire, bien que fondée sur un engagement volontaire, n’est pas systématiquement accomplie dans la vie

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personnelle. On l’a observé, c’est parfois en tant que salarié d’une entreprise et non en son nom propre qu’un individu participe à une communauté. Lorsqu’ainsi la mission communautaire procède du contrat de travail, elle est par essence réalisée au cours de la vie professionnelle. Cependant, même dans les hypothèses où l’activité au sein du groupement ne correspond a priori pas à une subordination, elle n’est pas pour autant étrangère à la firme. Des entreprises telles Alcôve ou British Petroleum par exemple, exigent lors de certaines embauches, l’adhésion à une communauté. Même si, par hypothèse, le salarié s’engage alors volontairement, sa collaboration au groupement relève-t-elle encore de sa vie personnelle ? Certes, il se consacre généralement à cette activité pendant son temps libre. Mais l’argument ne suffit pas à considérer qu’il agit dans un contexte extraprofessionnel. Il faut encore vérifier que l’employeur n’exerce pas de contrôle sur la contribution communautaire. Si celle-ci peut relever de la vie personnelle du salarié alors même qu’une demande patronale en a été à l’origine, c’est précisément parce que la pression de la firme n’est pas maintenue au-delà de l’adhésion. Autrement dit, l’employé doit être ensuite libre de choisir son degré d’implication et d’interrompre son engagement quand bon lui semble. Si au contraire, l’entreprise a fait du maintien de la participation une condition essentielle de la relation de travail, assortie le cas échéant d’une obligation de rendre des comptes, le lien du salarié avec la communauté se rattache alors à sa vie professionnelle. Par la clause l’obligeant à demeurer membre du groupement, son employeur dispose ici d’une autorité durable, acceptée contractuellement, et lui octroyant un pouvoir de sanction en cas de nonrespect. Un tel accord confère dès lors à l’activité communautaire un caractère professionnel, car il ne pose pas simplement une condition de nature idéologique ou éthique, mais bien une obligation de faire. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur la licéité d’une telle clause. Contrairement à l’altération de la liberté admise dans les entreprises de tendance [Richard de la Tour, 1999] – où « une idéologie, une morale, une philosophie ou une politique est expressément prônée » [Waquet, 1996] et à laquelle le salarié doit se conformer dans sa vie personnelle – la restriction n’est pas ici d’ordre intellectuel. Elle ne suppose pas une abstention, mais un comportement positif. Or, la jurisprudence reconnaît certes à l’employeur la possibilité de limiter par contrat la liberté de son personnel dans sa vie extraprofessionnelle, mais en principe par des obligations de ne pas faire. En outre une telle restriction n’est licite qu’à la condition d’être proportionnée à la protection d’intérêts légitimes. La validité de l’accord imposant au salarié de contribuer, pendant la durée de son contrat de travail, à une communauté de savoir apparaît donc douteuse. En revanche, à l’instar de la clause de non-concurrence, admise lorsqu’elle respecte la condition de proportionnalité, est limitée dans le temps, dans l’espace, et fait l’objet d’une contrepartie financière, la stipulation interdisant l’adhésion à tel

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groupement ne semble pas critiquable, dès lors qu’elle procède d’une exigence de loyauté à l’égard de l’employeur. Cette forme de bonne foi justifie une certaine interférence entre la vie personnelle du salarié et l’autorité de la firme au-delà même de la contractualisation de l’engagement. La jurisprudence admet en effet – dans des limites qui restent encore à préciser [Barège et Bossu, 2007] — qu’un employeur sanctionne un subordonné pour des comportements relevant pourtant a priori du champ extra-contractuel, en cas de manquement à une obligation de loyauté. Est ainsi fautif, le fait pour un mécanicien automobile de procéder pendant une période d’arrêt de travail à la réparation d’un véhicule pour son compte en faisant appel à un autre mécanicien de la société10. De même, la salariée d’un organisme de sécurité sociale, chargée de déjouer les fraudes des assurés et qui mettait à profit ses compétences pour, dans sa vie personnelle, tromper sa propre caisse, commettait une faute au regard de son employeur, justifiant son licenciement11 [Mouly, 2007]. La Cour de cassation admet également parfois le licenciement en dehors d’un manquement à une obligation de loyauté. Elle a par exemple jugé que le licenciement d’un chauffeur poids lourd pour conduite en état alcoolique ayant entraîné le retrait de son permis de conduire était justifié, alors que les faits s’étaient produits dans sa vie privée. Selon la Haute juridiction, ce comportement, bien que « commis en dehors de son temps de travail, se rattache à la vie professionnelle » du salarié12. Aussi, le salarié ne bénéficie-t-il pas d’une immunité absolue dans sa vie personnelle. S’il cause un trouble à la firme par son engagement au sein d’une communauté, en utilisant des informations recueillies dans son activité professionnelle, en violant une clause de non-concurrence ou de non-adhésion à la communauté par exemple, il s’expose une sanction disciplinaire pour manquement à son obligation de loyauté. En outre, même en l’absence de faute contractuelle, sa contribution peut entraîner son licenciement sur le fondement d’un trouble objectif subi par son employeur13. La nécessité de préserver un équilibre entre les intérêts en présence conduit la jurisprudence à autoriser la firme à rompre le contrat pour ce motif, sous réserve que la fonction du salarié et la nature de l’entreprise le justifient. La distinction entre vie professionnelle et vie personnelle n’exclut donc pas toute influence de la firme sur la sphère privée. Il n’en demeure pas moins que, malgré ces zones grises, la liberté par principe réservée ne trouve normalement ses bornes que lorsque l’individu entre dans le périmètre de 10. Cass. soc., 21 oct. 2003 : RJS 2003, n° 1384 11. Cass. soc., 25 janv. 2003 Dr. soc. 2003, p. 625, note J. Savatier. 12. Cass. Soc., 2 déc. 2003, D. 2004. p. 2462, note B. Boudias ; JCP 2004. II. 10025, note D. Corrignan-Carsin ; Dr. Soc. 2004, p. 550, obs. J. Savatier ; RTDCiv. 2004, p. 729, obs. J. Mestre et B. Fages ; également Cass. Soc. 19 mars 2008, non publié. 13. Cass. ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40.803 : Juris-Data n° 2007-038898 ; JCP G 2007, II, 10129, note G. Loiseau ; JCP S 2007, 1538, note B. Bossu et A. Barège ; D. 2007, p. 2137, note J. Mouly.

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son contrat de travail. Elle correspond généralement à la vie menée hors du temps de travail, « pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ». Or, cette dimension temporelle revêt une véritable importance s’agissant de la collaboration à une communauté de savoir, car elle correspond à un enjeu financier. Selon que cette contribution est réalisée pendant les temps de pauses, de repas, de repos, ou au contraire dans un contexte professionnel, elle peut ouvrir droit pour le collaborateur à une rémunération. La sphère de vie impliquée par la participation à une communauté mérite dès lors d’être appréhendée dans ses conséquences économiques. Le droit à une rémunération de l’activité communautaire. – Dans une communauté interne on l’a vu, les statuts de salarié et de membre de l’entité se confondent. De la sorte, le collaborateur de la firme se trouve, quelle que soit son activité, dans sa vie professionnelle. Pourtant, certaines firmes sont rétives à récompenser – du moins financièrement – la contribution de leurs salariés à une communauté. Ce serait délicat à mettre en œuvre, car susceptible d’engendrer des comportements non souhaités et de détourner le collaborateur de sa mission première, qui est de produire des biens ou de fournir des services [Roulleaux Dugage, 2007].

La Société Générale accorde quant à elle une reconnaissance de principe, en décernant « un trophée Meilleure Démarche KM » à l’occasion de la remise des « Trophées qualité » du groupe14. Bien que courante, la réserve des firmes15 quant à la rémunération du travail accompli au sein d’une communauté intégrée à l’entreprise apparaît critiquable. Lorsqu’un salarié exécute une tâche dans le cadre de sa vie professionnelle, son employeur lui en doit rétribution16. C’est donc logiquement que la société Alcôve par exemple, alloue du temps de travail à ses employés pour qu’ils se consacrent au développement de Linux, communauté à laquelle elle leur demande d’adhérer. La contribution imposée par une firme et réalisée pour son compte17 correspond à du temps de travail ; 14. « Il y a quelques euros à gagner à la clef, mais la plus grande récompense vient de la reconnaissance de la société ou des pairs et de l’enrichissement personnel (…) animer une communauté démontre des qualités de management non directif et transversal qu’il conviendra un jour ou l’autre de récompenser en termes de progression de carrière » [CagnatFisseux, Les Échos, 3 juillet 2007, p. 10]. 15. Notons toutefois que le coût le plus important dans le financement des communautés se rapporte au travail (52% du budget total, incluant le salaire et les incitations éventuelles) [Cohendet et al., 2006]. 16. Cf. l’intérim notamment, où l’entreprise de travail temporaire demeure, en qualité d’employeur, tenue du paiement des salaires alors même que la tâche est exécutée dans l’intérêt d’un tiers. 17. Bien que le rôle de l’employeur dans l’adhésion à une communauté soit plus incitatif qu’autoritaire, il en fait parfois une condition d’embauche [Cohendet et al., 2006].

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elle implique dès lors une contrepartie pour le salarié. D’ailleurs, ce dernier doit le cas échéant bénéficier du régime des heures supplémentaires si le temps qu’il consacre pour mener à bien la mission communautaire excède la durée normale du travail. La simplicité de ces principes ne doit cependant pas occulter les limites des obligations incombant à la firme. Si le temps consacré à la communauté suppose, dans les conditions envisagées, la rémunération du salarié, il n’induit pas pour autant de droit à gratification. L’espoir d’une récompense peut certes motiver l’investissement dans un collectif, mais l’employeur n’est pas tenu d’y attacher une valorisation particulière, qu’elle soit financière ou d’une autre nature. Quant au personnel qui participe à un tel groupement, délibérément et en dehors de son temps de travail, sans aucune pression ni même instigation de l’entreprise, il ne peut prétendre à l’application du contrat de travail pour cette activité. En effet, même si l’implication communautaire servait au premier chef l’intérêt de l’employeur, la neutralité de celui-ci à l’égard de l’entité ne saurait attraire les tâches accomplies dans la sphère professionnelle. En d’autres termes, la démarche personnelle et autonome d’un groupe de salariés ne peut, en tant que telle, justifier une rémunération, ce qui correspond d’ailleurs au caractère en principe désintéressé de l’investissement communautaire. Le principe vaut pour toute communauté non affiliée à une firme, que ses membres exercent leur profession dans des entreprises diverses ou qu’ils soient salariés d’un même employeur. Si le groupement dispose d’une réelle indépendance, ses contributeurs y participent alors gratuitement, à titre purement privé. Mais comme on l’a déjà observé, une extension de l’autorité patronale au-delà des limites du contrat de travail attrairait l’activité communautaire vers la sphère professionnelle, créant le risque de devoir rémunérer la prestation devenue subordonnée. Il convient cependant de relever qu’en pratique, l’identification de la situation n’est pas aisée, spécialement lorsque le collectif est entièrement composé de salariés d’une même entreprise. Une communauté peut par exemple naître d’une initiative spontanée et indépendante, puis repérée par la firme, devenir un périmètre d’exécution du contrat de travail. Ses membres passent alors sous l’autorité de leur employeur afin désormais d’accomplir une mission directement pour son compte. À l’inverse, l’adhésion à un groupement, d’abord imposée dans un cadre professionnel, peut ultérieurement dériver sur un lien plus distendu entre la participation du salarié et les ordres de l’employeur. Muée en une simple implication individuelle, essentiellement motivée par un intérêt personnel, la contribution relève alors de la vie privée du salarié. En somme, deux critères s’avèrent déterminants pour identifier si la collaboration communautaire relève de la vie professionnelle ou de la vie personnelle, et apprécier la légitimité d’un droit à rémunération. Le premier porte sur l’intérêt pour la firme que des salariés s’investissent dans une communauté pour son compte. Quant au second, il s’attache à l’influence

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qu’exerce l’entreprise sur cette implication communautaire de son personnel. En présence de ces deux éléments, le temps consacré au partage et à l’avancée des connaissances s’analyse en temps de travail, relevant de la sphère professionnelle et devant à ce titre être rémunéré.

CONCLUSION Au terme de cette étude, il apparaît que la participation à une communauté de savoir emporte des conséquences importantes sur la relation de la firme avec ses salariés. En matière de gouvernance comme dans le domaine de la subordination juridique, l’engagement au sein d’un tel collectif requiert une atténuation du pouvoir hiérarchique lorsque la communauté est intégrée à l’entreprise. C’est à cette condition que cette source de connaissances peut exister. Si la même contrainte se retrouve dans les communautés indépendantes de la firme, s’y ajoute l’obligation pour celle-ci d’accepter de nouveaux modes de gouvernance destinés à rendre possible la coopération avec une, mais surtout avec plusieurs entités informelles. Ce devoir trouve également son origine dans le risque que l’exercice d’une autorité traditionnelle peut engendrer, en transformant les membres du collectif en subordonnés. Si traditionnellement, l’implication dans une communauté de savoir relève d’une démarche personnelle, d’une appétence pour le développement de la connaissance, on observe que les relations du groupement avec la firme tendent à opérer une mutation à cet égard. Le concept même de communauté semble se transformer en une espèce de mode de management lorsque l’entreprise cherche à s’approprier les productions de l’entité. Cette évolution est soutenue juridiquement par l’atténuation des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle du salarié. Bien qu’il doive en assumer les contreparties, l’employeur dispose en effet aujourd’hui d’un certain pouvoir d’immixtion dans la vie privée de ses subordonnés. On peut dès lors s’interroger sur une adaptation du droit du travail à cette nouvelle forme d’activité que constitue l’engagement communautaire. Qu’il s’agisse de la rémunération ou des modes d’encadrement, les règles traditionnelles s’avèrent parfois insuffisamment souples pour saisir et favoriser le développement de cette forme originale de réseaux. À l’instar des travaux menés par les économistes, une analyse empirique des communautés de savoir, sous l’angle des pratiques juridiques qu’elles nécessitent ou engendrent, mériterait d’être menée.

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Capital humain spécifique à la firme et gouvernance d’entreprise « multiressources » : une analyse empirique du cas français

Cécile Cézanne

INTRODUCTION Le contexte actuel de changements technologiques, de globalisation de la concurrence et de révolution financière est à l’origine d’un fait industriel majeur : la course à l’innovation et à l’avantage concurrentiel implique un recours accru au capital humain [Barney, 1991 ; Rajan et Zingales, 2000 ; Wang et al., 2007]. Lorsqu’une firme développe son activité productive autour de connaissances et de savoir-faire clés inséparables des partenaires qui en sont détenteurs, elle est amenée à réguler le pouvoir associé au contrôle de ces actifs spécifiques. Les partenaires s’inscrivent alors dans une relation de dépendance économique multilatérale ; le rapport de force ne penche pas nécessairement en faveur des propriétaires d’actifs physiques spécifiques contrairement à ce qu’avance traditionnellement la littérature [Grossman et Hart, 1986 ; Hart et Moore, 1990]. En effet, s’il est exercé, le pouvoir sur les actifs humains critiques à la firme peut conduire à l’expropriation d’une partie de la valeur voire à la disparition de celle-ci. Aussi, les problèmes de gouvernance d’entreprise posés sont-ils d’autant plus complexes que les actifs humains, à la différence des actifs physiques, sont par nature inaliénables et non-reproductibles de manière instantanée. L’objectif de cet article est de proposer une analyse renouvelée de la gouvernance d’entreprise adaptée aux firmes intensives en capital humain spécifique et d’en étudier la portée à partir d’une évaluation de la réalité française au début des années 2000. Nous présentons un modèle de gouvernance interne que nous qualifions de « multiressources » [Cézanne-Sintès, 2008]. Ce modèle ne vise pas uniquement à discipliner une quelconque partie dans une logique de résolution des conflits d’intérêts, comme c’est le cas dans les approches dominantes en termes de valeur actionnariale [Shleifer

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& Vishny, 1997] ou de valeur partenariale [Hill et Jones, 1992]. Il cherche davantage à inciter, retenir et enrichir les multiples détenteurs de ressources critiques dont la complémentarité valorise la firme [Porter-Liebeskind, 2000 ; Zingales, 2000]. Nous identifions un dispositif opérationnel à l’appui de ce nouveau modèle de gouvernance d’entreprise : nous affirmons que, vues sous l’angle microéconomique de la motivation au travail, les principales composantes du nouveau rapport salarial1 sont au cœur de la gouvernance des firmes dotées de capital humain spécifique. Plus précisément, la verticalisation des incitations [Rebérioux, 2002] et l’horizontalisation de la coordination via le développement de pratiques innovantes de travail [Greenan et Mairesse, 2006] et la participation des salariés aux décisions de l’entreprise [Jensen et Meckling, 1995] permettent, à notre sens, de réguler l’exercice du pouvoir réel des employés fondamentaux [Rajan et Zingales, 1998]. Ces modalités organisationnelles s’auto-renforcent pour maximiser la valeur multiressources, c’est-à-dire le potentiel de création de richesse collective incorporé dans les multiples ressources critiques contrôlées par les partenaires talentueux de la firme. L’article sera structuré de la manière suivante. Nous nous attacherons d’abord à analyser théoriquement les enjeux de pouvoir associés au contrôle du capital humain spécifique ainsi que les modes concrets de régulation de l’exercice de ce pouvoir à travers la présentation de la gouvernance d’entreprise multiressources. Cette proposition d’analyse renouvelée fera ensuite l’objet de tests empiriques à travers l’exploitation de l’enquête REPONSE 2004-2005. Après avoir décrit la base de données utilisée ainsi que la méthodologie empruntée, nous établirons une typologie des principaux modèles français de gouvernance d’entreprise à l’aide d’une analyse multivariée. Nous pourrons ainsi tester l’hypothèse que le modèle multiressources est effectivement mis en place en France en 2004. Le traitement statistique aura parallèlement pour objectif de révéler, à travers la construction d’un indicateur synthétique, l’état de la spécificité du capital humain dans les firmes françaises. Par ailleurs, nous discuterons les résultats économétriques de l’étude des déterminants de la forme multiressources de gouvernance d’entreprise. La dernière section conclura sur les principaux apports et sur les grandes perspectives de recherche.

ENJEUX ET INSTRUMENTS DE LA GOUVERNANCE D’ENTREPRISE MULTIRESSOURCES Si les actifs physiques sont attachés à la firme légalement via la propriété, les individus sont reliés entre eux par des complémentarités fonctionnelles. Celles-ci octroient aux employés qui les maîtrisent un pouvoir 1. Voir Morin et al. [1999] pour une analyse approfondie du nouveau rapport salarial.

CAPITAL HUMAIN SPÉCIFIQUE À LA FIRME…

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réel sur la firme dont la régulation doit répondre à la nature inaliénable des actifs humains spécifiques contrôlés. Dans ces conditions, nous soutenons que le recours simultané à des pratiques verticales d’incitation et à des modalités horizontales de coordination permet à la firme de motiver l’intégration des objectifs individuels aux buts organisationnels et la co-spécialisation de ses ressources critiques.

Capital humain spécifique et régulation de l’exercice du pouvoir Dans une perspective de recherche de compétitivité par l’innovation, les travailleurs ne sont plus simplement attachés aux actifs physiques indispensables à l’activité productive mais se valorisent en tant que capital humain spécifique. Grâce aux composantes inhérentes à chaque participant (savoirfaire, connaissances) et aux attributs qui affectent les capacités individuelles (adaptabilité, initiative), les salariés constituent un capital humain spécialisé essentiel à l’exploitation des opportunités de croissance de la firme [Blair, 1995]. Dans ces circonstances, le pouvoir tend à échapper aux hauts responsables des sociétés qui disposent des droits résiduels de contrôle pour se disperser parmi tous les partenaires décisifs pour la firme, notamment certains employés du fait des ressources critiques qu’ils constituent dans les transactions productives de l’entreprise [Kochan et Rubinstein, 2000]. Le pouvoir provient de plus en plus du contrôle obtenu sur les actifs humains. Or, selon la terminologie de Grossman et Hart [1986] et Hart et Moore [1990], un individu ne peut promettre les droits résiduels de contrôle sur son capital humain à autrui sur la base d’un contrat incomplet à long terme. Les droits sur le capital humain sont inaliénables [Gibbons, 2005] et procurent un pouvoir corrélé à la capacité des employés à réaliser des investissements spécifiques à la firme. Aussi, l’accumulation de suffisamment de pouvoir par les employés clés passe-t-elle souvent par une détérioration de leur comportement d’investissement. Elle peut même se concrétiser par l’exercice du droit légal de quitter l’entreprise [Baron et Kreps, 1999]. De tels agissements conduisent à l’expropriation d’une large fraction de la valeur de l’entreprise et à l’ébranlement de sa forme organisationnelle [Rajan et Zingales, 2000]. Puisque la gouvernance d’entreprise est endogène à la nature des ressources critiques composant la firme [Wang et al, 2007], deux principales missions sous-tendent la gouvernance de la firme intensive en capital humain spécifique. D’une part, l’alignement des intérêts individuels sur l’intérêt organisationnel de la firme s’attache à garantir l’unité de celle-ci en tant que collectif de travail [Gottschalg et Zollo, 2007]. Dans ce contexte, les employés sont vus comme des porteurs de ressources critiques dont il s’agit de motiver la cohésion. D’autre part, pour préserver son potentiel de valeur, l’entreprise a intérêt à fidéliser ses employés clés en limitant leurs opportunités extérieures [Engelen et Vandenberghe, 2005]. Elle participerait également à l’appréciation des ressources existantes et à l’acquisition de

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compétences nouvelles afin d’enrichir en continu son capital humain spécifique [Grandori et Soda, 2004]. Somme toute, il convient d’encourager les investissements en capital humain spécifique qui sont exploitables au cours du temps dans les activités les plus créatrices de richesse de la firme [Wang et Barney, 2006]. Autrement dit, la firme intensive en capital humain spécifique devrait adopter une gouvernance originale propice à la préservation et à la valorisation collective d’actifs spécifiques complémentaires. Celle-ci pourrait être incarnée par un modèle de gouvernance multiressources baptisé ainsi en référence aux multiples partenaires de la firme conçus comme des individus aux intérêts possiblement divergents et surtout comme des ressources critiques co-spécifiques qui constituent la valeur de la firme. Le renouvellement que nous préconisons dans les objectifs de la gouvernance d’entreprise implique nécessairement un renouvellement dans les instruments de mise en œuvre. Certains auteurs prônent qu’une condition suffisante au partage équilibré des pouvoirs est que la firme dispose d’un système de gouvernance garantissant un alignement satisfaisant entre la capacité à saisir des opportunités de croissance et la répartition des gains qui en découlent [Zingales, 2000]. Or, de notre point de vue, l’octroi d’un certain niveau de rentes futures n’est pas le seul facteur d’incitation et de cospécialisation des employés spécifiques. Nous proposons que l’association de mécanismes verticaux d’incitation et de pratiques horizontales de coordination régisse favorablement la firme intensive en capital humain spécifique. En définitive, le modèle de gouvernance multiressources devrait privilégier un système composite de motivation des individus au travail [Gagné et Deci, 2005].

Incitation verticale et coordination horizontale : un enjeu de motivation En soutenant que l’objectif principal de la gouvernance de la firme intensive en capital humain spécifique est la prévention des risques de sousinvestissements spécifiques et l’accroissement des compétences critiques, nous relâchons l’une des hypothèses majeures de la théorie de l’agence qui préconise un alignement des comportements des parties au contrat sur l’intérêt supérieur du (des) créancier(s) résiduel(s) [Tirole, 2001]. Nous rejetons la vision strictement disciplinaire de la gouvernance d’entreprise sous-jacente qui est traditionnellement soutenue par un panel de mesures incitatives et de contrôle. Par ailleurs, l’efficience de ces pratiques est difficile à documenter [Murphy, 1999] et parfois même remise en cause [Becht et al., 2003]. De telles régulations extérieures peuvent également engendrer des situations propices à des manœuvres frauduleuses de recherche de rente [Osterloh et Frey, 2004]. Nous défendons que la gouvernance de la firme intensive en capital humain spécifique combine des modes hiérarchiques de rémunération individuelle et des dispositifs organisationnels collectifs en ce sens que le déve-

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loppement des uns augmente le rendement des autres [Milgrom et Roberts, 1990]. Elle relèverait ainsi d’un renforcement mutuel des logiques de travail plus horizontales où la prise de décision est décentralisée, le salarié plus autonome et où les dynamiques d’ensemble sont privilégiées et les pratiques de rémunération sont individualisées. Aussi, la gouvernance d’entreprise multiressources repose-t-elle sur une logique englobante de motivation dans la réalisation de l’activité productive. En premier lieu, les employés décisifs pour l’entreprise sont extrinsèquement motivés par l’obtention de conséquences ou de résultats distincts du travail lui-même qui peuvent être monétaires (rémunération plus importante à travers des primes à la performance) ou matériels (promotion professionnelle) [Deci et Ryan, 2000]. Si les modes verticaux de rémunération renforcent le rôle de la hiérarchie dans la détermination des salaires et des carrières, ils assouvissent toutefois le besoin de reconnaissance des salariés compétents. Récompensés pour leurs performances et leurs compétences individuelles, ces derniers sont alors incités à investir durablement dans leur relation spécifique avec la firme. En deuxième lieu, les employés clés sont intrinsèquement motivés s’ils peuvent satisfaire leurs besoins directement, c’est-à-dire par le travail en lui-même [ibidem]. La production en équipe, l’autonomie ou encore la responsabilisation dans le travail atténuent le sentiment de contrôle hiérarchique et favorisent une auto-subordination à l’intérêt organisationnel [Foss et al., 2006]. En troisième lieu, les engagements réciproques et volontaires peuvent être favorisés par la participation des employés aux décisions formelles de l’entreprise ; la motivation se situe alors dans la capacité de ces initiés à internaliser la contrainte extérieure [Deci & Ryan, 2000]. Il s’agit d’une motivation extrinsèque internalisée qui se manifeste par un comportement délibéré orienté vers le bénéfice du collectif ou le partage de coûts et bénéfices avec le collectif [Bénabou et Tirole, 2006]. À titre d’illustration, la représentation au conseil d’administration est acceptée par les salariés les plus indispensables compte tenu de l’importance accordée aux valeurs et aux normes véhiculées par cette implication managériale et la satisfaction qui en résulte [Ouchi, 1980]. À partir de cette définition du modèle multiressources, nous cherchons à identifier les déterminants de cette forme de gouvernance d’entreprise à travers l’exploitation de l’édition la plus récente (2004-2005) de l’enquête française REPONSE.

DONNÉES ET MÉTHODOLOGIE Menée par la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise) a pour objectif de comprendre la dynamique des relations professionnelles qui s’établissent entre les directions d’entreprise et les salariés, en s’appuyant notamment sur les institutions représentatives du

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personnel. Elle fournit un ensemble très riche d’informations sur la représentation salariale, l’organisation interne des entreprises, leurs stratégies d’innovation, leurs résultats mais également sur la mobilisation et les modes de gestion de la main-d’œuvre dans ces entreprises. Réalisée pour la première fois en 1992-1993, l’enquête REPONSE a été reconduite en 19981999 et en 2004-20052. L’édition 2004-2005 de l’enquête, qui constitue notre base d’analyse, se compose de trois volets. Le volet « Représentant de la direction » est composé d’un échantillon représentatif de 2 930 établissements français de vingt salariés ou plus du secteur marchand non agricole domiciliés en France (hors Corse et DOM-TOM). Sur ces 2 930 établissements, 1 970 disposent d’un élu du personnel et donc réapparaissent au volet « Représentant du personnel ». Le volet « Salariés » de l’enquête concerne 11 766 individus (sur les 49 156 questionnaires envoyés). Les tableaux fournis par la Dares ne comportent que des variables qualitatives (catégorielles). L’exploitation de cette édition de l’enquête n’a pour l’instant fait l’objet que d’un nombre limité de travaux sous la forme de premiers résultats publiés par la Dares sur les thèmes du dialogue social [Amossé, 2006], de la présence syndicale [Pignoni, 2007], des conflits du travail [Carlier et Tenret, 2007] ou encore des risques professionnels [Coutrot, 2007]. Nous optons pour une exploitation plus ambitieuse dans une perspective d’observation du renouvellement des modes de gouvernance d’entreprise en France en 20043. Nous nous focalisons sur le volet « Représentant de la direction ». Nous avons soustrait aux 2 930 établissements enquêtés les 239 entités relevant du secteur public ou de la fonction publique puisque les enjeux et les principes de gouvernance des entreprises publiques, des organisations institutionnelles, des organismes sociaux et des établissements de santé diffèrent très sensiblement de ceux des firmes de l’industrie et des services qui nous intéressent. La première étape de notre démarche empirique consiste à construire une typologie des modèles de gouvernance en France sur un échantillon total de 2 691 établissements. Nous développons une analyse factorielle des correspondances multiples (ACM) combinée à une classification ascendante hiérarchique (CAH) sur enregistrements complets et donc sur un sous-échantillon de la population totale. Cette analyse typologique vise, d’une part, à identifier les facteurs discriminants des pratiques de gouvernance d’entreprise et, d’autre part, à catégoriser les établissements en fonction des pratiques de gouvernance d’entreprise mises en lumière. Dans la seconde étape, nous analysons à l’aide d’une étude économétrique les déterminants de la classe de gouvernance d’entreprise la plus proche du 2. L’enquête REPONSE s’inscrit dans la tradition de l’étude des relations industrielles (Workplace Industrial Relations Survey (WIRS) et Workplace Employee Relations Survey (WERS) en Grande Bretagne et A(ustralian)WIRS en Australie). 3. Voir également Rebérioux [2002] pour une analyse comparable de l’édition 19981999.

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modèle multiressources décrit au niveau théorique. Après avoir construit un indicateur synthétique de notre variable explicative fondamentale, le degré de spécificité du capital humain, il s’agit principalement d’estimer l’influence de cette variable sur la probabilité des établissements d’appartenir au groupe appliquant la gouvernance multiressources. Afin de ne pas alourdir la présentation, les résultats statistiques et économétriques ne seront pas reportés ; ils seront directement discutés.

UNE TYPOLOGIE DES MODÈLES FRANÇAIS DE GOUVERNANCE D’ENTREPRISE L’analyse typologique se fonde sur une ACM et une CAH portant sur une sélection de dix-huit variables caractéristiques des dispositifs de gouvernance d’entreprise (ce qui revient à observer 1 251 établissements). Ces variables primaires décrivent les comportements des établissements français en ce qui concerne les modes de rémunération et les pratiques de coordination. Les modes de rémunération rendent compte des degrés d’individualisation et de réversibilité des formes de compensation de l’ensemble des salariés [Brizard et Koubi, 2007] : présence ou non en 2004 d’augmentations individualisées hors prime des personnels cadres et non cadres ; présence ou non en 2004 de primes liées à la performance individuelle des personnels cadres et non cadres ; présence ou non en 2004 de stock-options pour les personnels cadres et non cadres ; existence ou non d’entretiens périodiques des personnels cadres et non cadres avec leur supérieur hiérarchique ; existence d’un lien ou non entre les résultats de l’évaluation périodique et les salaires ou les primes, et entre les résultats de l’évaluation périodique et la promotion des salariés. Les pratiques de coordination traduisent l’état du contenu concret des tâches, le fonctionnement des relations professionnelles ainsi que la participation des salariés aux décisions opérationnelles de production [Lemière et al., 2006] : proportions de salariés participant régulièrement à des groupes de qualité ou de résolution de problèmes ; à des réunions d’atelier, de bureau ou de service ; à des groupes de travail pluridisciplinaire ou à des équipes de projets ; à des équipes autonomes de production ; autonomie des salariés dans leur travail ; juste à temps ; raccourcissement de ligne hiérarchique ; démarche qualité totale. Les trois premiers axes factoriels représentent à eux trois 17,70 % de l’inertie totale des dix-huit variables retenues. Nous soulignons que cette faible proportion expliquée revient à accepter une dispersion de l’information pertinente. En effet, nous avons fait le choix, afin de ne pas affecter la qualité de l’information ni la subtilité de l’interprétation statistique, de conserver l’ensemble des modalités actives et non pas de dichotomiser les variables.

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Le premier facteur de l’ACM, qui contribue à 7,30 % de l’inertie totale, rend compte de l’intensité d’utilisation d’outils complémentaires : il illustre l’opposition entre les établissements privilégiant à la fois l’incitation individuelle, le travail en équipe et la consultation des employés à ceux qui rejettent cette combinaison d’instruments et minimisent donc le développement de pratiques combinées d’incitation et de coordination. Ce premier axe renseigne également quant à la mobilisation de pratiques innovantes en matière d’organisation du travail (autonomie des travailleurs, raccourcissement de ligne hiérarchique, démarche de qualité totale, juste-à-temps). Le deuxième facteur, qui contribue à 5,60 % de l’inertie totale, est principalement structuré par les variables d’accessibilité des salariés au capital de l’entreprise. Globalement, cet axe factoriel distingue les établissements utilisant l’octroi de stock-options aux personnels cadres et non cadres en guise de dispositif unique de gouvernance d’entreprise de ceux qui excluent ce mode de régulation interne. Cet axe met donc en lumière les établissements ayant un recours exclusif à la participation différée des employés au capital de l’entreprise, c’est-à-dire à la propriété des salariés. Le troisième facteur, qui contribue à 4,80 % de l’inertie totale, traduit l’intensité de la verticalisation des incitations sous contrainte de productivité individuelle. Il marque une très nette opposition entre les établissements qui contrôlent leurs employés et les rémunèrent à hauteur de leurs performances personnelles dans une logique de réactivité aux impératifs du marché et ceux se refusant à de telles pratiques contraignantes impliquant une dégradation des conditions de travail. Les variables de primes à la performance, de rôle joué par la hiérarchie dans la détermination des salaires et des primes ainsi que de système de production et de livraison en justeà-temps structurent très largement cet axe factoriel. Les clivages mis en évidence par l’ACM se retrouvent dans une large mesure dans la CAH des établissements compte tenu des instruments de gouvernance d’entreprise utilisés. Nous établissons une typologie en trois classes de gouvernance que nous qualifions respectivement de « multiressources », de « rudimentaire » et d’« axée sur la propriété ». Ces dernières se différencient selon les deux dimensions les plus structurantes de l’ACM : d’une part, le rôle accordé ou non à la complémentarité des instruments d’individualisation des incitations et d’horizontalisation de la coordination et, d’autre part, l’importance donnée ou non à la propriété des salariés sur un sous-échantillon de 1 251 établissements. Tout d’abord, la classe 1, qui regroupe 64,27 %4 des établissements de notre sous-échantillon (soit 29,88 % de l’échantillon total), peut caractériser un modèle de type multiressources utilisant un système composite de dispositifs de régulation. En matière de coordination, les pratiques innovantes 4. Cette importante proportion est intimement liée au choix de partition en trois groupes afin d’obtenir des classes-types.

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d’organisation du travail sont favorisées (le travail en équipe est privilégié de même que la réduction de la division horizontale et verticale du travail) : la façon dont les tâches sont réalisées procure du plaisir aux salariés tout en tenant compte des exigences du marché. En réalité, la production sur commande impose des délais courts de production dont le respect est notamment garanti par une décentralisation des pouvoirs de décisions opérationnelles via les réunions de service et les groupes de qualité et de résolution des problèmes et une intensification de la circulation horizontale et verticale de l’information [Aoki, 1990]. L’organisation du travail des établissements de cette classe se situe à l’interface de l’organisation flexible, qui met en œuvre des pratiques de travail de très haute performance [Osterman, 1994] et de l’organisation apprenante, qui favorise l’autonomie procédurale et la responsabilisation des salariés [Lorenz et Valeyre, 2004]. En ce qui concerne les modes de rémunération, les incitations sont verticales : les salariés, qu’ils soient cadres ou non, sont reçus périodiquement par leur supérieur hiérarchique en entretien afin d’être évalués et se voient accorder des augmentations individualisées de salaires et des primes à la performance individuelle (ces dernières étant prioritairement destinées au personnel cadre). En revanche, la propriété des salariés, à travers les systèmes de stock-options, n’est pas privilégiée dans les établissements de la classe 1 qui sont plutôt du secteur manufacturier, de taille relativement grande (de 500 à 1 000 salariés en général) et cotés et Bourse. Ce dispositif de compensation semble aujourd’hui limité du fait des abus rencontrés à la fin des années 1990, de l’éclatement de la bulle financière au début des années 2000 et du traitement comptable moins favorable depuis la mise en place de la norme IFRS 2 (International Financial Reporting Standard 2). Définitivement adopté le 19 février 2004, cette norme comptable internationale oblige les groupes cotés notamment à enregistrer dans leurs charges, à sa juste valeur, le coût lié à l’exercice ultérieur des options d’achat [Amblard, 2005]. De plus, avant le 1er janvier 2005, si la communauté n’avait aucune contrainte en matière d’évaluation et de comptabilisation des stock-options, le règlement CE 1606/2002 du 19 juillet 2002 sur l’application des normes comptables internationales au sein de l’Europe encourage toutefois l’adoption anticipée d’IFRS 2. C’est ainsi que l’affaiblissement du recours aux pratiques d’options sur rachat d’actions dans les grandes sociétés cotées peut en grande partie être expliqué. Ensuite, la classe 2 n’est composée que de 6,55 % des établissements de notre sous-échantillon. Elle est très difficile à interpréter du fait du manque de modalités actives et illustratives. Les trois variables caractérisantes ne divulguent que très peu d’informations concernant la gouvernance d’entreprise adoptée. Les responsables des firmes de cette classe ne savent pas si le travail en équipe et l’initiative salariale sont favorisés à travers des équipes autonomes de production. Parallèlement, ils affirment ne pas savoir si la firme recourt à des pratiques de réactivité au marché, de type juste-à-temps

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clients et fournisseurs. Aucune caractéristique supplémentaire d’établissement, pas même structurelle, ne nous permet de déterminer précisément cette classe. C’est pourquoi nous identifions cette classe d’établissements comme pratiquant une gouvernance rudimentaire et non clairement déterminée. Enfin, la classe 3, qui rassemble 29,18 % des établissements de notre sous-échantillon, semble s’opposer en tout point avec la classe 1. À notre sens, elle désigne un modèle de gouvernance simple focalisé sur un dispositif unique, l’accès à la propriété des salariés. Cette classe peut être qualifiée ainsi dans la mesure où elle n’est relayée ni par une organisation collective du travail, ni par une prise en compte des opinions des salariés dans la gestion et la stratégie de l’entreprise, ni même par la modernisation de la politique des salaires et des carrières. Plus précisément, la coordination repose sur une logique minimaliste et statique avec peu d’innovations organisationnelles. La tendance est à la non-suppression des niveaux hiérarchiques dans l’entreprise et le travail en équipe est peu favorisé. Les salariés ne sont pas autonomes face aux incidents, même mineurs. Les modes d’organisation permettant la réactivité aux exigences du marché comme l’adoption d’une démarche de qualité ne sont pas utilisés. Une large majorité des établissements met en place de façon très partielle les dispositifs de travail collectif. La faible participation des employés à la vie de l’entreprise (moins de 5 % des salariés concernés en général) via les réunions de bureau ou les groupes de qualité et de résolution des problèmes conforte la « structure simple » [Mintzberg, 1982] des organisations de cette classe de gouvernance d’entreprise. La politique salariale y est peu généreuse (pas d’augmentations individualisées des rémunérations ni de primes à la performance individuelle) et le rôle de la hiérarchie très limité (pas d’évaluation des salariés par leurs supérieurs hiérarchique et donc absence d’influence sur l’évolution de leurs rémunérations). En définitive, les établissements de cette classe disciplinent leurs salariés à travers l’octroi généralisé de droits résiduels de contrôle. Des petites structures (composées en majorité de 20 à 50 salariés), principalement possédées par des familles et des particuliers, optent pour cette gouvernance formelle fondée sur les plans d’option sur actions. Ces derniers sont très prisés par les jeunes entreprises innovantes cherchant à attirer, motiver et fidéliser les talents que leurs faibles ressources financières ne leur permettent pas de s’offrir dans la phase de démarrage [Sesil et al., 2002] ou encore souhaitant inciter les salariés, quelle que soit leur position hiérarchique, sans pouvoir les rémunérer malgré la forte croissance de leur valeur [Oyer et Schaefer, 2005]. En outre, sur le plan comptable, l’ordonnance n° 2004-1382 du 20 décembre 2004 ne rend pas obligatoire mais simplement volontaire l’adoption du référentiel IFRS 2 pour la comptabilisation des stock-options des sociétés non cotées qui établissent des comptes consolidés. Il s’agit d’un atout pour ces firmes de taille réduite qui peuvent continuer à utiliser ce mode de rémunération à

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long terme fiscalement avantageux sans avoir à subir des pertes financières liées à l’inscription en charge du coût de l’exercice futur des options d’achat. En définitive, la classe 1 regroupe les établissements les plus intéressants eu égard aux dispositifs de gouvernance d’entreprise mis en place, toutes choses égales par ailleurs. Elle rend compte de deux principales méthodes combinées, à savoir la verticalisation des incitations et la déverticalisation de la coordination. Afin d’appréhender le lien entre capital humain spécifique et gouvernance d’entreprise multiressources désormais identifiée empiriquement, il convient au préalable de construire un indicateur de notre variable explicative d’intérêt.

UNE MESURE DU DEGRÉ DE SPÉCIFICITÉ DU CAPITAL HUMAIN ET PRÉSENTATION DU MODÈLE

Il est coûteux de redéployer le capital issu d’investissements spécifiques dans une utilisation alternative et donc dans une autre entité productive [Williamson, 1975]. Autrement dit, les actifs spécifiques résultent dans la formation d’une « quasi-rente » [Holmström et Roberts, 1998]. En cohérence avec cette définition, nous cherchons à approximer le degré de spécificité du capital humain à travers une mesure combinée des niveaux de spécificité du stock et de l’investissement en capital humain dans les établissements français. D’une part, le degré de spécificité du stock de capital humain renvoie à la conception néoclassique selon laquelle la valeur du stock dudit capital équivaut à la différence entre la valeur actualisée des revenus futurs de l’employé et du coût de sa formation [Becker, 1964]. Sous l’hypothèse restrictive que la compétence spécifique se reflète fidèlement dans l’état du marché du travail, la méthode développée revient à examiner les différences de revenus des travailleurs qui semblent être liées à des particularités productives de la firme et à en estimer la valeur marchande, c’est-à-dire la valeur globale du capital humain spécifique. Dans cette perspective, la notion de rente sur salaires (RENTSAL) constitue un indicateur du degré de spécificité du stock de capital humain (voir annexe pour les détails de la construction de RENTSAL). D’autre part, le flux de capital humain spécifique peut être approché par une mesure de l’effort en formation spécifique [Baldwin et Johnson, 1995 ; Lepak et Snell, 1999]. Les dépenses en formation non-transférables entraînent des engagements forts et durables entre employés et employeur à travers la source d’acquisition et d’accumulation de compétences distinctives. Elles permettent d’établir un indicateur du degré de spécificité de l’investissement en capital humain (FORMASPE) (voir annexe pour les détails de la construction de FORMASPE). En somme, nous proposons une compréhension enrichie du concept de capital humain

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spécifique grâce à une mesure robuste et interprétable empiriquement des degrés de spécificité du stock et de l’investissement en capital humain. En effet, la combinaison des variables RENTSAL et FORMASPE nous permet de construire un indicateur synthétique pertinent du degré de spécificité du capital humain (KHS) de telle sorte que KHS = RENTSAL + FORMASPE. Il révèle que seulement 14,68 % des établissements interrogés travaillent avec du capital humain très spécifique (soit 395 établissements). Le capital humain reste plutôt général dans 28,87 % des cas. La spécificité du capital humain est moyenne pour plus d’un quart des établissements enquêtés (27,68 %). Nous pouvons désormais tester notre principale hypothèse de recherche selon laquelle un fort degré de spécificité du capital humain est relié positivement au modèle de gouvernance d’entreprise multiressources. Parce que le sous-échantillon de 1 251 établissements classés dans la typologie n’est pas statistiquement représentatif de la population totale (notamment sur la base de la répartition des établissements par secteur d’activité et tranche de taille), nous optons pour des estimations de modèles Probit bivariés adaptés aux variables endogènes qualitatives dichotomiques, avec un traitement des biais liés à la sélection de l’échantillon [Heckman, 1979]. Il s’agit d’étudier les caractéristiques qui font que certains établissements ont répondu aux items relatifs aux modes de rémunération et aux méthodes de coordination (i.e. appartiennent à la partition identifiée en trois classes de gouvernance d’entreprise) et font partie du groupe appliquant une gouvernance multiressources et d’autres pas. Nous justifions notre travail économétrique par l’affirmation que le modèle multiressources est complémentaire de la désintégration verticale, des formes flexibles intégrées de mobilisation du travail (taux d’emploi en Contrats à durée déterminée (CDD), présence de salariés intérimaires), de variables socio-syndicales (présence de délégués syndicaux, proportion de salariés syndiqués, état du climat social), fonctionnelles (discussion de l’objectif prioritaire de l’entreprise avec les représentants du personnel, mobilité de la majorité des salariés, fréquence du contrôle du travail) et technologique (degré d’utilisation des TIC dont la construction suit celle proposée par Rebérioux [2002]). Sous l’hypothèse qu’elles influent autant la probabilité d’appartenir à la classe de gouvernance multiressources que la probabilité d’appartenir à tout autre classe de gouvernance d’entreprise, les mesures de leur usage respectif sont supposées être corrélées. Par ailleurs, nous contrôlons les effets fixes pour neuf variables reflétant les propriétés structurelles de l’établissement (tranche de taille, nombre d’établissements, secteur d’activité) et son positionnement économique (principale stratégie concurrentielle, dimension du marché, part de marché, évolution du volume d’activité, évolution des effectifs totaux). Enfin, les biais de sélection sont corrigés par l’introduction d’une série de déterminants classiques de la gouvernance d’entreprise (cotation en Bourse, principale catégorie d’actionnaires, représentation des salariés au conseil d’administration, participation des employés au capital de l’entreprise).

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DISCUSSION DES RÉSULTATS ÉCONOMÉTRIQUES Les modèles testés confirment, en premier lieu, l’importance de la variable de forte spécificité du capital humain dans la détermination de l’appartenance au groupe d’établissements développant des dispositifs de gouvernance de type multiressources. Alors que le lien étroit entre changement organisationnel et capital humain spécifique, d’une part [Caroli et al, 2001], et entre individualisation des rémunérations et capital humain spécifique, d’autre part [Lattes et al, 2007], est déjà séparément souligné dans la littérature, nous mettons en évidence un résultat original, celui de la corrélation positive entre le capital humain spécifique et une communauté de pratiques innovantes et complémentaires. En effet, toutes choses égales par ailleurs, un fort degré de spécificité du capital humain des employés est associé à la probabilité de faire partie de la classe de gouvernance d’entreprise multiressources. Les firmes qui opèrent sur des marchés complexes et hautement concurrentiels requièrent un capital humain très spécifique dont le pouvoir aurait tendance à être régulé par le modèle multiressources. Dès lors, le caractère idiosyncratique, non-transférable et non-imitable du capital humain est un facteur décisif de la gouvernance d’entreprise multiressources. Les dispositifs qui la composent permettent, par leur synergie, de protéger l’alignement des incitations d’un point de vue collectif et de favoriser la co-spécialisation des détenteurs de ressources critiques à l’activité de la firme. En d’autres termes, conformément à nos attentes, l’association de la verticalisation des incitations et l’horizontalisation de la coordination répond au problème de la motivation des partenaires critiques au travail [Poppo et Zenger, 2002 ; Wang et al., 2007]. En deuxième lieu, toutes choses égales par ailleurs, un faible degré de désintégration verticale réduit la probabilité d’adopter le modèle de gouvernance multiressources. Ne coordonner que des partenaires juridiquement subordonnés à la firme est contradictoire avec l’adoption de ce modèle de gouvernance d’entreprise. Dans ces circonstances, des outils de spécialisation ex ante au moins en partie désintégrés (externalisation, sous-traitance) ne sont pas incompatibles avec l’utilisation d’un modèle englobant de motivation des individus dans leur travail. Ces résultats sont cohérents avec les enseignements de Rajan et Zingales [1998] ou encore de Brusoni [2005] selon lesquels les firmes désintégrées verticalement gèrent les complémentarités et la spécialisation des détenteurs de ressources critiques dans le périmètre de leurs frontières économiques. Parallèlement, les contrats de travail de courte période (CDD, intérim), en tant qu’outils intégrés flexibles de mobilisation du travail, ne sont pas déterminants de la gouvernance d’entreprise multiressources. Selon l’article L. 1242-14 du Code du travail en vigueur depuis le 1er mars 2008, les salariés précaires et les salariés permanents sous CDI de l’entreprise sont soumis au principe d’égalité de traitement pour tous les droits légaux et conventionnels. Ainsi, les modalités de

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fonctionnement de la relation d’emploi, notamment en termes de contenu et d’organisation du travail ou de rémunération, sont strictement identiques, qu’elles concernent des travailleurs en CDI ou des salariés en CDD. Le type de contrat de travail ne peut donc influencer significativement les modalités de gouvernance mises en œuvre. En revanche, parce que le degré de spécificité du capital humain dépend de la durée et de la fréquence des missions réalisées dans l’entreprise, les personnes employées de manière temporaire disposent de capital humain plus ou moins général qui n’entraîne pas l’adoption du modèle de gouvernance multiressources. En ce sens, nous soulignons qu’une faible proportion d’emplois en CDD (moins de 5 % par rapport à un taux de référence compris entre 5 et 19 %), qui peut intervenir comme une mesure détournée d’une forte spécificité du capital humain, a un impact positif (même s’il n’est pas significatif) sur la probabilité d’utiliser la gouvernance d’entreprise multiressources. Réciproquement, une forte proportion de CDD (plus de 20 %) a une influence négative ; les relations de court terme dans le milieu du travail sont défavorables à l’instauration de relations profondes de coopération en contradiction avec les principes de motivation de la gouvernance multiressources. En troisième lieu, le contexte sociosyndical ne joue pas un rôle notoire sur la mise en œuvre du modèle multiressources. L’activité syndicale recouvre la défense des intérêts de tous les salariés de l’entreprise [Freeman et Medoff, 1984]. Autrement dit, le salarié en CDD dispose des mêmes droits collectifs dans les mêmes conditions que les autres salariés de l’entreprise. Or, comme nous l’avons précédemment souligné, au statut contractuel différencié entre CDD et CDI correspond un degré différencié de spécificité du capital humain qui révèle une inégalité dans le pouvoir réel des différents salariés. Par conséquent, la représentation syndicale est une forme de participation indirecte collective du personnel qui dispose de capital humain spécifique et générique. Suivant cette logique, elle n’est pas décisive dans le choix des firmes d’adopter la gouvernance multiressources. En outre, même si cela ne constitue qu’une tentative d’explication, les syndicats sont souvent perçus par les employeurs comme des partenaires aux intérêts divergents animés par un esprit de contestation. En effet, plus d’un tiers des représentants de la direction pensent que les syndicats font passer leur mot d’ordre et leurs intérêts avant ceux des salariés. En quatrième lieu, les résultats en matière d’informatisation des établissements confirment en partie la corrélation entre l’usage intensif des TIC et les innovations organisationnelles, soulignée au niveau théorique [Brousseau et Rallet, 1997] et empirique [Greenan et Mairesse, 2006]. Les caractéristiques organisationnelles innovantes entretiennent avec l’usage de l’informatique une relation de complémentarité dans la lignée des travaux menés initialement par Milgrom et Roberts [1990]. En effet, ces auteurs prétendent que, pour réussir, une firme a généralement besoin d’adopter des TIC à l’intérieur d’un système d’approches organisationnelles qui se renforcent

CAPITAL HUMAIN SPÉCIFIQUE À LA FIRME…

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mutuellement. Nos résultats nous permettent d’aller plus loin dans l’analyse : la généralisation de l’informatique dans l’entreprise et l’adoption du dispositif composite de gouvernance d’entreprise multiressources sont corrélées. En d’autres termes, la révolution technologique soutenue par les outils TIC accompagne une réorganisation de la structure des incitations et de la coordination au sein des firmes. En cinquième lieu, il n’existe pas de relation significative entre les variables de diffusion des droits résiduels de décision (participation des salariés au capital de l’entreprise et au conseil d’administration) et la mise en place du modèle multiressources. Il en est de même s’agissant de la consultation indirecte des salariés à travers la discussion de l’objectif prioritaire de l’entreprise avec les représentants du personnel. En définitive, sans lui être défavorable, la fragmentation du pouvoir juridique n’est pas déterminante de l’application de modes synergiques de motivation de relations spécifiques à la firme. La participation des salariés aux décisions productives de l’entreprise n’aurait pas d’écho favorable dans la sphère purement managériale et stratégique. Enfin, il est à noter qu’un contrôle direct du travail peu fréquent corrobore la nature du capital humain spécifique que la gouvernance multiressources est censée préserver. Ainsi, la liberté opérationnelle et la responsabilisation des travailleurs développent l’autorégulation dans la division sociale du travail [Holmström et Milgrom, 1994] et renforce la dimension d’horizontalisation de la coordination dans le modèle multiressources. Au final, l’hypothèse selon laquelle le capital humain fortement spécifique est relié positivement à la gouvernance d’entreprise multiressources est validée. On peut voir dans ce résultat un élément empirique accréditant la nécessité pour les firmes dont l’activité productive repose sur le capital humain spécifique de leurs employés fondamentaux d’adopter ce modèle de gouvernance d’entreprise, même s’il est impossible de prétendre à une mécanique généralisée à l’ensemble des entreprises de ce type.

CONCLUSION La gouvernance de l’entreprise intensive en capital humain spécifique, nouvellement analysée dans la littérature, a soulevé dans cet article la nécessité de développer une étude théorique et empirique renouvelée de ses enjeux et de ses méthodes. Nous avons proposé une description opérationnelle d’un modèle de gouvernance d’entreprise que nous avons qualifié de multiressources qui vise à inciter, retenir et apprécier les ressources critiques des salariés clés de l’entreprise. L’exploitation des données de l’enquête REPONSE 2004-2005 nous a permis de valider l’interdépendance de la verticalisation des incitations et de l’horizontalisation de la coordination au cœur de ce modèle. Cet article a également vérifié l’hypothèse que

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le capital humain spécifique est un facteur d’adoption de la gouvernance d’entreprise multiressources. Une étape supplémentaire du raisonnement serait d’examiner et de mesurer l’impact de ce nouveau modèle de gouvernance d’entreprise sur la création tangible de valeur et donc sur la performance des firmes intensives en capital humain.

Annexe : Construction de l’indicateur du degré de spécificité du capital humain Degré de spécificité du stock de capital humain : une mesure de la rente sur salaire (RENTSAL). Trois variables sont mobilisées dans sa construction : SALHM_ETAB : le salaire horaire net moyen dans l’établissement issu de la déclaration annuelle des données sociales (DADS) au 31 décembre 2003 ; SALHM_FR : le salaire horaire net moyen sur le marché du travail français. Cette variable correspond à l’outside option, c’est-à-dire au salaire moyen qu’un employé pourrait obtenir en quittant son établissement ; SALHM_NAF : le salaire horaire net moyen selon l’activité principale de l’établissement (NAF rév. 1, 2003, niveau 175) introduit en tant qu’effet fixe secteur. Notre mesure de la rente sur salaire est donc telle que RENTSAL = SALHM_ETAB–SALHM_FR SALHM_NAF–SALHM_FR RENTSAL est égale à 2 si l’établissement offre une rémunération au moins quatre fois plus élevée que sur le marché du travail, à 1,5 si l’établissement offre une rémunération entre deux et quatre fois plus élevée que le marché, à 1 si l’établissement offre une rémunération entre 25 % et 100 % supérieure à celle du marché du travail, à 0,5 si l’établissement offre une rémunération de moins de 25 % supérieure à celle du marché6, à 0 sinon. Degré de spécificité de l’investissement en capital humain : mesure de l’effort en formation spécifique (FORMASPE). Deux variables primaires sont mobilisées dans sa construction : DEPFORM : pourcentage des dépenses globales de formation par rapport à la masse salariale de l’entreprise : égale à 2 si plus de 3 % de la 5. La nomenclature d’activités françaises révision 1 (NAF rév. 1, 2003) est la nomenclature statistique nationale d’activités qui se substitue depuis le 1 er janvier 2003 à la NAF de 1993. Elle est elle-même remplacée depuis le 1 er janvier 2008 par la NAF révision 2 (NAF rév. 2, 2008). 6. Cette différence de salaires est qualifiée de rente faible dans la mesure où pour un poste équivalent, le bassin d’emploi peut être le seul responsable du salaire plus important. Par exemple, en Ile-de-France les salaires sont en moyenne 15% plus élevés qu’en Province, quel que soit le poste considéré.

CAPITAL HUMAIN SPÉCIFIQUE À LA FIRME…

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masse salariale de l’entreprise est consacrée à la formation professionnelle, à 1 si entre 1,5 et 3 % de la masse salariale de l’entreprise est consacrée à la formation professionnelle, à 0 sinon. OBJFORM1 : objectif n° 1 des actions définies par le plan de formation mis en place dans l’entreprise : égale à 1 si le premier objectif du plan de formation est de préparer les salariés ou les faire s’adapter à l’évolution des technologies ou de l’organisation du travail dans l’entreprise ou s’il est de préparer les salariés à un changement de poste ou à une prise de fonction dans l’entreprise, égale à 0,5 sinon. Ainsi, nous définissons FORMASPE telle que FORMASPE = DEPFORM × OBJFORM1. Les dépenses de formation des établissements sont pondérées par l’objectif prioritaire du plan de formation développé. Cette pondération indique qu’un objectif de nature spécifique à la firme a un poids deux fois plus important qu’un objectif à orientation générale. En définitive, la somme des deux variables construites de rentes sur salaire et d’effort en formation spécifique permet d’obtenir un indicateur global du degré de spécificité du capital humain telle que . Sa distribution est la suivante :

KHS

Fréquence totale (effectif)

Fréquence exprimée

Faible : KHS ≤1

28.87 (777)

40.53

Moyen : 1.5 ≤ KHS ≤ 2.5

27.68 (745)

38.86

Fort : KHS ≥ 3

14.68 (395)

20.61

71.24 (1 917)

100.00 (2 691)

TOTAL

Source : Enquête REPONSE 2004-2005, volet « Représentant de la direction », DARES. Champ : Établissements de 20 salariés et plus du secteur marchand non agricole.

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Responsabilité sociale des entreprises et régulation économique

Virginie Forest et Christian Le Bas

INTRODUCTION Il existe aujourd’hui une littérature large et variée traitant de la signification, des formes mais aussi de l’impact des pratiques de RSE (responsabilité sociale des entreprises). Une des conclusions essentielles qui émergent de ces travaux est que l’on ne peut considérer de tels comportements comme de simples manifestations transitoires. Ces derniers ont pris une place croissante dans les pratiques de management mais aussi dans les débats sur les enjeux sociétaux relatifs au développement durable. C’est ce premier constat qui nous amène à formuler l’hypothèse suivante : la RSE correspond à une nouvelle institution en cours d’émergence et de diffusion, à une véritable « technologie sociale », pour reprendre ici le concept proposé par Nelson [2003], étant entendu que les institutions sont pensées, dans ce cadre, comme fondamentalement inséparables des progrès technologiques « physiques ». Par ailleurs, et de manière générale, les institutions possèdent naturellement une capacité régulatoire plus ou moins efficace et permettent notamment de donner de la stabilité aux comportements des agents, d’aider à formaliser leurs représentations et de structurer leurs interactions, que ces dernières soient marchandes ou non. C’est dans cette perspective que nous souhaitons ici discuter du pouvoir de régulation de la RSE. Nous nous appuyons donc sur une approche particulière de la RSE, en la concevant comme un ensemble de règles nouvelles en voie d’institutionnalisation, et donc comme une institution nouvelle, laquelle est néanmoins susceptible de recouvrir des pratiques différenciées (sur ce thème, voir notamment Dupuis et Le Bas [2005a]). Une telle hypothèse, qui nous semble féconde pour appréhender les enjeux relatifs à la croissance, à

300 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES…

l’évolution mais aussi à la régulation des économies industrielles dominantes, peut être justifiée dans la mesure où elle mobilise au moins deux cadres théoriques de l’analyse économique : l’approche évolutionniste et la théorie de la régulation. L’approche évolutionniste reconnaît la complexité des relations marchandes mais aussi que le marché ne représente pas l’unique mode de régulation des activités des agents. Leurs interactions sont en réalité « encastrées » dans de plus larges structures : les technologies sociales, qui apparaissent comme essentielles au progrès technique, à la croissance et à l’évolution des économies. S’agissant de la théorie de la régulation, cette dernière considère les grandes institutions de l’économie comme cruciales pour la régulation macroéconomique d’ensemble. En définitive, nous posons donc que la RSE existe, qu’elle a une certaine consistance et une capacité régulatoire, fusse-t-elle en devenir. Notre positionnement s’inscrit par ailleurs à l’opposé des thèses défendues par un auteur comme Reich [2008], pour qui « l’irresponsabilité sociale des entreprises » est un effet même du système capitaliste. Ainsi, la pression exercée par le consommateur désireux des prix les plus bas mais aussi celle de l’investisseur qui aspire à une rentabilité toujours plus élevée poussent à instituer le principe de la valeur pour l’actionnaire comme seul guide de l’action collective. Cette tendance est si prégnante que les entreprises ne peuvent survivre à long terme si elles n’offrent pas, dans le même temps, les prix les plus compétitifs et les meilleurs rendements pour les actionnaires. Dans ce cadre, la RSE représente au mieux une illusion. Elle n’existe pas, n’a donc aucune consistance et encore moins de capacité de régulation. Pour Reich [2008], la régulation est aujourd’hui fournie par l’intensification de la concurrence, laquelle s’est substituée aux régulations caractéristiques du modèle fordien, fondées sur des accords conclus entre grandes entreprises et syndicats et « indirectement » avec les pouvoirs publics. Avant d’en venir plus précisément à notre analyse, il nous apparaît utile de préciser, de façon introductive, les diverses définitions existantes de la RSE mais également les différentes acceptions des concepts de régulation et d’institution. S’agissant d’abord des définitions possibles de la notion de RSE, de ses modalités de mises en œuvre et de ses implications, quatre d’entres elles sont en définitive couramment mobilisées dans la littérature. – Selon la Commission des Communautés européennes1, la RSE signifie « non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir « davantage » dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes ». Cette 1. Livre vert de la Commission des Communautés européennes, Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles, juillet 2001.

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première approche tend à souligner le caractère radicalement volontaire de la RSE, idée qui sera reprise dans la plupart des travaux ultérieurs. – Un ensemble de travaux plus académiques considèrent essentiellement la RSE comme l’ensemble des comportements des entreprises qui visent à régler des questions sociétales (davantage de justice dans les rapports sociaux et internationaux) et par là même sociales (affectant les parties prenantes de l’entreprise) et environnementales. La RSE désignerait ainsi des pratiques nouvelles visant la prospérité économique, la justice sociale et la qualité environnementale [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004]. Les auteurs soulignent toutefois que cette définition large de la RSE, sans doute également la plus consensuelle, est tributaire « à la fois de la capacité de structuration de la mobilisation – professionnelle et politique – sur ces questions et de la capacité des acteurs à instrumenter la démarche », notamment pour éviter d’en rester au seul niveau du discours. – D’un point de vue plus théorique, la RSE peut renvoyer plus globalement à la théorie des parties prenantes [Freeman, 1984]. Elle refléterait moins les arrangements institutionnels d’une économie dans laquelle les décisions des firmes seraient prises dans le seul but de satisfaire les objectifs, principalement financiers, des actionnaires (shareholder economy), mais davantage ceux d’une économie nouvelle, plus partenariale (stakeholder economy), où d’autres agents seraient aussi amenés à devenir des partenaires « naturels » de la firme (salariés et/ou leurs représentants, consommateurs, fournisseurs, ONG, etc.). – Enfin, pour certaines approches, la notion de RSE renvoie intrinsèquement au concept de développement durable. En d’autres termes, la RSE est contenue dans une notion plus large et foncièrement dynamique lui donnant du sens, en termes de durabilité de la croissance et du développement économique. Dès lors, la RSE devient indissociable des questions environnementales. Venons-en à présent à une clarification de la notion de régulation. Là également, à l’image des diverses conceptions possibles de la RSE, plusieurs approches de la régulation économique coexistent. Ainsi, pour le courant standard, il y a autorégulation lorsque les marchés fonctionnent de manière suffisamment efficace pour restaurer l’équilibre. Les déséquilibres sont apurés progressivement au cours d’un processus de stabilisation ou encore d’équilibration. La théorie de la régulation propose, elle, une alternative à cette approche classique, sans pour autant nier l’importance de cette auto équilibration [Boyer, 1986 ; Billaudot, 2001]. La régulation serait cette fois assurée par les institutions économiques et non par le jeu naturel du marché. Par ailleurs, sachant que les institutions évoluent et se transforment dans le temps, il en résulte parfois un affaiblissement de leur pouvoir régulatoire. S’agissant des effets de la régulation économique, on peut utilement se reporter à l’ouvrage de Lichnerowicz et al. [1977] sur « l’idée de régulation dans les sciences ». Les auteurs, dans leur avant-propos, avancent

302 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES…

quatre définitions possibles et donc quatre niveaux complémentaires de régulation : – la régulation microéconomique, qui résulte d’un processus d’équilibration entre agents et petites unités. Elle est essentiellement marchande, bien que les auteurs ne le précisent pas. Que le jeu de l’offre et de la demande possède un pouvoir régulatoire n’est pas contestable. On retrouve ici la définition standard. Toutefois, rien n’indique que la stabilité soit systématiquement assurée, l’histoire des bulles sur les marchés financiers en témoigne, ni même que le marché représente l’unique instrument de coordination du comportement des agents. À ce titre, on pourra utilement se reporter au travail ancien mais toujours pertinent de Kaldor [1939] et à ses remarques sur les propriétés de stabilité de la spéculation. – la régulation macroéconomique, qui a trait à « l’inégalité entre épargne et investissement ». C’est ici que le « pontage » avec la théorie de la régulation est le plus évident ; – la régulation par les règles du jeu, qui sont destinées, (i), à favoriser l’apparition et le maintien d’organismes sociaux et, (ii), à distinguer « les coups permis des coups défendus ». Les agents « luttent » pour modifier ces règles à leurs avantages. Dans la théorie économique moderne, les institutions représentent un autre terme pour désigner les règles du jeu ; – la régulation publique. Dans la mesure où les déterminants de la croissance ne sauraient tous se manifester spontanément, une intervention publique forte est alors le plus souvent nécessaire afin de guider et de structurer un ensemble de décisions privées prises par les agents isolément. Ces quatre aspects de la régulation sont bien entendu liés : les institutions sont indispensables au fonctionnement des marchés, la régulation macroéconomique ne peut se passer de « microrégulations » [Bardelli, 2006]. De même, la régulation publique est d’autant plus efficace que la régulation microéconomique procède de manière adaptée. Notons par ailleurs que la théorie de la régulation tente en quelque sorte de tenir de front ces quatre définitions. S’agissant enfin du concept d’institution, nous retiendrons ici la définition récemment proposée par Hodgson [2006] : une institution peut se comprendre comme « un système de règles sociales suffisamment répandues qui structure des interactions sociales ». Plusieurs éléments permettent par ailleurs de les caractériser plus précisément. En premier lieu, les institutions sont relativement stables au cours du temps [Hodgson, 2006]. En second lieu, elles contiennent « naturellement » un certain pouvoir régulatoire car ce sont elles qui règlent les anticipations et les actions des agents. Elles contraignent en cela les comportements mais permettent, dans le même temps, qu’ils se manifestent. Au plan analytique, une institution doit cependant être distinguée d’une organisation même si, dans l’approche williamsonnienne, les formes d’organisation des entreprises s’apparentent à des institutions. Notons par ailleurs que cette distinction entre institution et

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organisation perdure dans la plupart des approches institutionnalistes [Boyer, 2003 ; Hodgson, 2006], l’organisation étant définie, elle, comme une structure de pouvoir ou un ensemble de routines visant à dépasser les échecs de la coordination par le marché. Si l’on conçoit la RSE comme une institution « encadrant » le comportement des agents, elle se distingue toutefois des comportements qu’elle préfigure même si l’on ne peut observer les institutions qu’à travers les comportements qu’elles modèlent. Il est en outre possible d’identifier d’autres constantes dans la littérature ayant trait à l’analyse des institutions : ces dernières sont fréquemment mobilisées pour apprécier les performances (terme défini ici au sens large) d’un pays, d’un secteur ou encore d’une région [Nelson et Sampat, 2001]. On se situe ici clairement au niveau de la régulation « règles du jeu » identifiée par Lichnerowicz et al. [1977]. De manière à progresser encore, il est nécessaire d’appréhender plus finement le comportement des agents et de considérer alors que les « conventions »2 sont des règles institutionnelles. Pour ce faire, nous proposons deux exemples en regard desquels le pouvoir régulatoire des conventions qui sous-tend la RSE est manifeste [Dupuis et Le Bas, 2005a]. En premier lieu, la RSE peut être appréhendée comme un processus en cours d’institutionnalisation, dont Petit [2003] a souligné le caractère structurant. Ce processus correspond au développement de règles, de conventions et de droits dans un domaine particulier, en différenciant leurs conditions d’application et en étendant le champ des acteurs concernés [Petit, 2003, p. 234]. Toutefois, cette institutionnalisation ne correspond pas à une définition rigide des comportements ou à l’imposition stricte d’une règle. Au contraire, les agents disposent de marges de manœuvre et d’appréciation, la frontière du délibératif demeurant floue et impliquant des valeurs politiques et idéologiques variées. Les agents peuvent trouver légitime, ou non, les systèmes de contraintes qui viennent peser sur leurs décisions, « d’où l’intérêt de grandes conventions où des sociétés retiennent un projet assez général légitimant toute une série d’objectifs » [Petit, 2003, p. 239]. L’auteur prend ainsi pour exemple la « grande convention » relative au plein emploi qui caractérise la période de l’après-guerre. Une telle convention permet de donner un sens aux actions, réflexions et anticipations des agents, ouvrant ainsi des perspectives de croissance à moyen terme. C’est sur ce point qu’il existe, selon nous, un rapprochement possible avec les différents travaux relatifs à la RSE. Cette institution nouvelle pourrait jouer un rôle similaire à une « grande convention » en organisant les anticipations mais aussi « les croyances » des acteurs, notamment des managers, dans le domaine des relations entre les parties prenantes et les comportements en faveur du développement durable (comme, par exemple, l’internalisation des externalités, dont l’importance a été soulignée par Pérez [2003]). À 2. Celles de l’école des conventions.

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l’appui de cette idée, notons que la RSE n’a pas donné lieu, pour le moment, à une réglementation stricte et fine qui viendrait fixer un champ d’application précis. Les pratiques de RSE, par ailleurs diversifiées, renvoient pour l’heure à des principes directeurs assez généraux. Il s’agit là d’un argument fort mis en avant par les acteurs qui estiment qu’en matière de RSE, il convient de laisser les agents expérimenter et ne pas légiférer. En second lieu, les comportements relevant de la RSE affectent les relations entre les firmes dans la mesure où ils organisent les rapports entre les parties prenantes. La RSE implique en effet une concertation entre acteurs, voire l’établissement de conventions « localisées », lesquelles ne pourraient voir le jour dans le cadre d’une réglementation qui encadrerait trop fortement les comportements. La RSE peut alors s’interpréter comme l’émergence d’un nouveau paradigme managérial faisant suite à la perte de légitimité du modèle dominant de l’entreprise capitaliste, le modèle actionnarial visant à le remplacer, le dépasser. La crise de ce modèle dominant résulterait d’un affaiblissement de ses fondements institutionnels ou encore de ses « conventions constitutives » [Eymard-Duvernay, 2004, p. 106]. De ce point de vue, la RSE marquerait l’entrée dans une société en réseau, fondée sur un agencement de règles qui vise à donner la capacité de juger aussi bien aux acteurs internes (insiders) qu’aux acteurs externes (outsiders) à l’entreprise. La RSE relèverait ainsi d’un modèle de stakeholders. Dans cette perspective, l’instance de décision qui apparaît légitime n’est ni seulement l’entreprise, ni le marché, mais le réseau des acteurs internes et externes à l’entreprise. Pour en venir à présent à notre propre analyse, et dans le prolongement de recherches antérieures [Dupuis et Le Bas, 2005a], nous mettrons davantage l’accent sur la RSE comprise comme un ensemble d’institutions en cours d’émergence, questionnant alors sa capacité à élaborer de nouvelles règles et conventions destinées à construire des comportements plus « responsables » de la part des entreprises. Trois thématiques seront successivement abordées dans notre contribution. Nous resituons d’abord les comportements de responsabilité sociale par rapport au contexte nouvellement créé par le développement de la modularité comme système d’organisation mais aussi de régulation des relations au sein des filières productives. Nous montrons que la régulation n’est pas tant liée aux pratiques relevant de la RSE mais davantage aux règles du jeu construites par les firmes d’une filière s’investissant sur un segment plus étroit et plus spécialisé en termes d’activités productives. Dans une seconde partie, nous analysons de façon critique l’idée que la RSE pourrait constituer un ensemble d’institutions venant se substituer à celles du rapport salarial fordien aujourd’hui en crise. Nous avançons enfin que si la RSE possède bien une capacité régulatoire, l’urgence et l’acuité des problèmes économiques nationaux et internationaux, en particulier ceux renvoyant à la protection de l’environnement et

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donc au « développement durable », nécessitent des solutions globales qui ne peuvent être du seul ressort des entreprises, si responsables souhaiteraient-elles être. Nous verrons cependant que de telles solutions peuvent également s’articuler avec des compromis passés plus localement au niveau d’un territoire donné. Nous débutons notre analyse en nous interrogeant sur les modalités d’organisation de la production, laquelle façonne également la capacité de régulation de la RSE en tant qu’institution.

RSE ET RÉGULATION PAR LA MAIN VISIBLE : MODULARITÉ ET NOUVELLES RÈGLES DU JEU

La RSE a été en partie présentée ci-avant comme une approche du management qui implique un ensemble de « stakeholders », entendu comme l’ensemble des agents ou des groupes d’agents qui ont des intérêts légitimes par rapport à l’entreprise. Cette approche repose sur l’idée que ces intérêts vont au-delà de ceux des seuls agents détenteurs de la firme et doivent intégrer à ce titre ceux des individus et organisations avec lesquels la firme nouent des relations marchandes : employés, instances représentatives de ces derniers, investisseurs, fournisseurs, clients [Freeman, 1984 ; Jones, 1995 ; Donalson et Preston, 1995]. En cela, la théorie des « stakeholders » fournit le modèle de management de la firme ayant un comportement de RSE. Sans vouloir reconsidérer l’importance du rôle joué aujourd’hui par ces nouveaux acteurs3, il est utile de souligner que de profondes transformations affectent aujourd’hui l’organisation des relations entre agents le long des filières productives, ces transformations ayant elles-mêmes des implications sur la vision de la RSE et de sa capacité régulatoire. En effet, alors même que la concurrence associée aux mécanismes de marché (« la main invisible ») tend à répartir les moyens entre agents économiques (entre entreprises notamment), le management (« la main visible ») représente un système d’allocation des ressources entre différents emplois, différents types de produits ou différentes fonctions au sein de la firme. Le management possède en cela une capacité de régulation des flux internes, laquelle se réalise de manière différente de la régulation par le marché. Les relations interfirmes, aussi bien en amont qu’en aval, peuvent être laissées soit au jeu du marché, soit être organisées par des formes dites hybrides comme les alliances, les partenariats, la quasi-intégration verticale, fonctionnant alors sur la base de contrats ou de règles. C’est sur ce point particulier que nous souhaitons revenir ici. Les structures d’organisation des entreprises, tout comme les relations qu’elles entretiennent, se sont transformées en 3. Nous pensons plus particulièrement aux ONG dont on présente l’action dans l’environnement de la firme comme symétrique de celle des syndicats en interne.

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profondeur durant la décennie 1990 au point d’affecter durablement les modèles de management. Ces transformations de désintégration de la « grande unité active » (la grande firme chandlerienne), d’outsourcing et de « dé-conglomération » concernent les structures productives et les activités d’innovation. Elles suggèrent une révision de la manière dont est appréhendé le modèle de RSE. Langlois [2003] a formulée une interprétation cohérente de l’histoire récente de la grande entreprise industrielle. Bien que son approche s’appuie essentiellement sur le modèle américain, elle possède sans doute une portée beaucoup plus générale. L’analyse qu’il propose part des réalités suivantes. Au cours des années 1980, les grandes entreprises ayant conservé leurs structures organisationnelles des années 1960, celles de la « méga corporation » décrites par Chandler et Galbraith, ne sont plus en adéquation avec les nouvelles réalités économiques. Deux de ces nouvelles réalités sont pour le moins centrales. D’une part, les progrès des technologies aboutissent fréquemment à diminuer l’échelle des processus de production, tout en simplifiant les opérations et, d’autre part, la croissance démographique tout comme celle du pouvoir d’achat génèrent, en liaison avec le développement du commerce international, des marchés de plus en plus conséquents. De tels phénomènes tendent à faire diminuer les coûts fixes (de structure) par rapport à la taille des marchés (en d’autres termes, le coefficient de capital diminue). Pour Langlois [2003], ces tendances ouvrirent des opportunités puissantes pour casser la structure verticale des organisations, celle de la « méga-corporation ». Dans les années 1960, la dynamique interne propre à cette forme organisationnelle la poussait à mettre en œuvre une diversification et ce à grande échelle. Le moteur de ce processus avait d’ailleurs été perçu avec une grande acuité par Edith Penrose : les managers ont alors cherché à redéployer leurs savoir-faire sur d’autres activités et sur l’ensemble des compétences oisives de l’organisation. Le mouvement de diversification prit une forme organisationnelle nouvelle : le conglomérat. Ce type de structure permettant de gagner en flexibilité, il devint alors aisé, lorsque survinrent les opportunités nouvelles des années 1980, de défaire et de déplacer les différentes divisions de la « mégacorporation » multi-unités, encore qualifiée de forme M (multi-produit). La diversification ayant pris une échelle et des formes extrêmes, parfois même aberrantes, il devint nécessaire de réinvestir l’activité principale et de recentrer celle-ci sur les « compétences-cœur » [Hamel et Prahalad, 1990]4. Toutefois, on ne revint pas à la structure chandlerienne d’avant le conglomérat, la firme demeurant plus spécialisée et moins verticalement intégrée. Cette 4. La thèse de Langlois a toutefois été remise en cause par les données de Whittington et al. [1999] qui tendent à montrer, au contraire, que la forme conglomérale, loin de disparaître, persiste y compris pour les trois grandes économies européennes (Allemagne, France, Royaume-Uni). Kay [2002] suggère, en guise d’explication, que ce type de structure est plus apte à tirer profit des environnements marqués par des turbulences technologiques (voir aussi Whittington et Mayer [2002]).

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structure nouvelle pousse d’ailleurs assez loin l’externalisation de certaines fabrications ou services (« outsourcing »). On assiste, parallèlement à l’évolution des formes organisationnelles, au développement d’une nouvelle orientation dans la stratégie des entreprises : la modularité, tant au niveau des produits que des fonctions. Les firmes mettent en place un système modulaire et ce dès la conception du produit, de manière à pouvoir solliciter davantage des sous-traitants (« products design organizations ») [Sanchez et Mahoney, 1996]. Une telle modularité concerne notamment l’industrie automobile, la construction électronique à finalité informatique, l’industrie aéronautique ou encore celle du logiciel. Ce système repose sur la production modulaire : les composants d’interfaces sont standardisés entre les différents stades de la filière de production. Aussi, à la différence de la production de masse, qui ne standardise que les produits et les procédés, la modularité standardise également quelque chose de plus abstrait : les règles de jeux. Les composants d’interface jouent ici un rôle crucial, celui d’incorporer les mécanismes permettant aux différents acteurs de se coordonner. Aussi, la modularité réduit les besoins de l’intégration verticale et donc du management. Un tel système est par ailleurs adapté aux attentes nouvelles des consommateurs, car si les composants peuvent être produits avec des économies d’échelle, le produit final peut être réglé plus finement sur les besoins de la demande. L’ensemble des producteurs est ainsi à même de répondre rapidement aux changements de l’environnement économique [Sanchez, 1995]. Langlois [2003] tire de cette analyse l’idée que le management, « la main visible », c’est-à-dire l’autorité qui alloue les ressources au sein des organisations composées de plusieurs étapes de production et/ou d’une portion de filière, tend à « disparaître » ou encore à « s’évanouir ». Cette approche doit être comprise comme la fin de la grande entreprise chandlerienne (la « mega-corporation » multi-produits ou multi-unités) du fait de la « déverticalisation » des processus de production mais aussi, nous l’avons évoqué, du fait de la coordination de la technologie via la modularité. Par ailleurs, à ce constat se combine l’incapacité des grandes firmes à appréhender les implications organisationnelles de ces changements technologiques majeurs, liée, d’une part, à une inadéquation entre opportunités et « routines » pour allouer des ressources aux projets d’innovation et, d’autre part, à une plus grande spécialisation dans la production des savoirs [Pavitt, 2003]. Dans nombre de secteurs, la grande entreprise reporte sur ses fournisseurs les efforts d’innovation : les firmes pharmaceutiques sur les « contract research organisations », dans l’automobile sur les équipementiers, dans la chimie sur les « specialized engineering firms », dans le logiciel et les nanotechnologies sur un vivier de start-up [Lesourne et Randet, 2006, p. 210]. Selon ce nouveau paradigme dit d’open innovation, l’entreprise intègre en partie et « outsource » l’autre partie de ses efforts d’innovation [Chesbrough, 2006]. On observe un trend croissant dans la structure de la

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division du travail d’innovation sous l’effet des opportunités offertes par les nouvelles technologies de l’information qui permettent de mettre en place des innovations organisationnelles. Par ailleurs, le développement d’un système de brevet solide sécurise des anticipations des innovateurs quant aux retombées économiques des innovations et permet des coopérations interfirmes. Il est dès lors possible de tirer de cette analyse quelques enseignements quant aux pratiques de RSE. En premier lieu, de manière paradoxale, alors que l’espace industriel sur lequel porte la « main visible » se rétrécit, suite au mouvement d’outsourcing et de (re) spécialisation industrielle et technologique (ou en termes de compétences technologiques), il s’impose à l’entreprise une exigence d’élargissement du champ de sa responsabilité, intégrant maintenant des aspects sociétaux ou environnementaux quelque peu délaissés dans la phase de croissance fordienne. Bien qu’intéressante, il nous faut cependant nuancer notre analyse dans la mesure où ces tendances, pourtant bien réelles, n’ont pas encore laissé de traces fortes dans les structures industrielles. C’est notamment ce que soulignent Dosi et al., [2007] suite à une analyse statistique relative à l’évolution des structures industrielles. En effet, les auteurs relèvent que ce trend ne correspondrait pas à une disparition brutale de la firme chandlérienne multidivisionelle en faveur de firmes de plus petites tailles et moins intégrées. En second lieu, si la fonction d’allocation des ressources régie par le management, « la main visible », voit son échelle diminuer, on ne revient pas pour autant à la « main invisible ». La coordination entre firmes le long d’une filière de production d’un bien final est également confiée, sans doute à titre principal, à des institutions/règles/normes privées, et non plus à la régulation marchande classique (la régulation « concurrentielle » propre à la théorie de la régulation). De ce point de vue, le rôle du brevet est tout à fait crucial dans le modèle de la division du travail d’innovation. En troisième lieu, ce trend est ambigu au regard de la RSE. La tendance plus forte à l’outsourcing peut induire, dans les représentations des managers, l’idée que ce qui se fait ailleurs, au-delà du périmètre de l’entreprise, n’est plus de leur responsabilité notamment quant aux différentes dimensions du rapport salarial. C’est alors l’exigence éthique au cœur de la RSE qui constituerait la force de rappel et ce en relation avec la législation. Dans cette perspective, l’établissement de relations économiques avec des soustraitants supposerait que l’on se préoccupe de leurs pratiques et qu’on les oblige à en rendre compte. Ce faisant, la RSE ne serait plus conçue comme un ensemble de pratiques simplement volontaires mais bien comme une norme imposée que les entreprises devraient adopter. En quatrième lieu, les caractéristiques de la RSE semblent particulièrement adaptées à l’émergence et au fonctionnement de ces nouvelles règles du jeu. Des relations apaisées, un climat de confiance, un cadre de représentation de long terme avec les parties prenantes, en particulier avec les sous-

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traitants et les fournisseurs, doivent ou du moins devraient favoriser la constitution de règles du jeu « gagnant-gagnant » et aider au fonctionnement durable et efficace (régulatoire) de la filière et du réseau d’acteurs. Enfin, si l’approche par les contrats fait apparaître que la RSE correspond à un modèle plus partenarial de gouvernance de la firme, les hypothèses de recherche les plus récentes dont Dupuis [2008] rend compte, tendent à associer la RSE à l’émergence d’une gouvernance en réseau, laquelle participe de manière croissante à un ajustement des mécanismes de régulation. L’analyse que nous venons de conduire permet de souligner en quoi la RSE porte actuellement une certaine capacité régulatoire des activités économiques, notamment au regard des modalités nouvelles d’organisation de la production caractérisée par la modularité. Pour autant, la RSE peutelle venir remplacer le rapport salarial fordien en crise ? C’est précisément cette question que nous souhaiterions à présent soumettre à l’analyse.

LA RSE COMME INSTITUTION POTENTIELLEMENT CANDIDATE À LA SUCCESSION DU RAPPORT SALARIAL FORDIEN

Dans quelle mesure la RSE peut-elle être appréhendée comme une institution candidate à la succession du rapport salarial fordien ? Et, de manière complémentaire, peut-on considérer la RSE comme une institution nouvelle, susceptible de préfigurer des rapports sociaux alternatifs à la vision postfordienne des relations industrielles et sociales ? Aussi, et afin de mieux cerner les enjeux propres à ces questionnements, nous nous proposons de mobiliser certains des outils d’analyse propres à la théorie de la régulation, en tant qu’ils permettent d’analyser l’émergence et le développement de nouvelles « formes institutionnelles », comprises comme « la codification d’un ou plusieurs rapports sociaux fondamentaux » [Boyer, 2003]. Rappelons en premier lieu que l’approche régulationniste pose l’existence de cinq « formes institutionnelles ». Ainsi, les formes de la monnaie, de l’État, du rapport salarial, de la concurrence, ainsi que les modes d’insertion dans la sphère internationale, permettent d’identifier et de caractériser « l’origine des régularités sociales et économiques observées » dans une période de temps singulière [Boyer et Saillard, 1995 ; Boyer, 1986 ; Billaudot, 2001]. Rappelons également qu’un « mode de régulation », défini comme un « ensemble de médiations qui maintient les distorsions produites par l’accumulation du capital dans des limites compatibles avec la cohésion sociale au sein des nations », articule ces cinq formes institutionnelles [Boyer, 2003]. De plus, les rapports des unes aux autres, et plus particulièrement la prédominance de certaines formes, contribue à définir les traits spécifiques de l’accumulation du capital et de la régulation du système économique et social. Par ailleurs, l’analyse des différentes configurations

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du rapport salarial, et donc du rapport capital-travail et des relations entre l’organisation du travail, le mode de vie des salariés et les modalités de reproduction de la force de travail occupent une place centrale au sein de la théorie de la régulation [Boyer et Saillard, 1995]. À ce titre, le rapport salarial fordiste, caractéristique de la période de croissance d’après-guerre, est considéré par la théorie de la régulation comme absolument déterminant pour expliquer la croissance économique et sa régularité, correspondant en cela au mode de régulation caractéristique des trente glorieuses. C’est justement sa remise en cause, entamée avec la crise des années 1970, qui a signé la fin du « compromis fordiste » (le donnant-donnant accroissement de la productivité/amélioration du pouvoir d’achat). Plusieurs auteurs ont souligné que les pratiques de type RSE sont précisément apparues avec, ou en léger décalage avec cette crise du rapport salarial fordien, pouvant constituer une réponse, même partielle, à cette crise [Capron et Quairel-Lanoizelée, 2004 ; Le Bas, 2004a ; Postel et al., 2006]. À titre d’exemple, la dimension éthique contenue dans la problématique de la RSE autoriserait une remobilisation des salariés jusqu’alors plus ou moins désengagés de ces questions. Elle permettrait également de restaurer la confiance, d’offrir une forme nouvelle de contrat social [Salmon, 2002] et de redonner ainsi du poids à l’individu auparavant « écrasé » par le collectif, lui permettant alors de redevenir « acteur » [Postel et al., 2006]. L’évolution constatée des pratiques de gestion ressources humaines, centrées sur la valorisation des compétences individuelles, témoigne en partie de cette logique. Toutefois, il est essentiel de souligner que ce volet éthique propre aux discours et aux pratiques de RSE s’accompagne parallèlement d’une flexibilisation croissante de la main-d’œuvre, associée le plus souvent à un développement de formes précaires d’emploi. Pour autant, si cette transformation du rapport salarial est aujourd’hui largement admise, est-elle suffisamment puissante pour faire naître un nouveau mode de régulation ? Si cette idée semble séduisante, on peut cependant émettre quelques réserves quant à la capacité de la RSE à constituer un rapport salarial nouveau, possédant des propriétés stables de régulation, à l’image de ce que le fordisme avait institué. Il y a, à notre sens, des différences fortes entre la puissance de la norme d’efficacité productive du rapport salarial fordien et les nouvelles dynamiques que peuvent générer les démarches éthiques telles que nous les évoquions. Cependant, la RSE, en tant que nouveau système de valeurs, apparaît comme parfaitement compatible avec des formes « non agressives » d’individualisation. En effet, elle ne semble pas en contradiction avec la mise en place de certains éléments d’une régulation concurrentielle, c’est-à-dire d’un plus grand recours aux ajustements par et sur les marchés, notamment du travail, tout en conservant parallèlement une gestion publique des systèmes de santé et de formation. La RSE peut ainsi être considérée, dans une certaine mesure, comme en adéquation avec cette tendance à l’individuali-

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sation puisqu’elle repose sur l’idée qu’en matière de responsabilité sociale et sociétale, c’est à l’entreprise de définir elle-même ce qu’elle souhaite faire, tout en restant dans le cadre de la législation existante. Elle s’accommode donc d’une régulation où l’État occupe un rôle moindre et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, les pratiques de type RSE tendent à faire prendre en compte, par l’entreprise, un certain nombre d’actions qui concernent la société civile. En second lieu, la gestion de certaines externalités, notamment environnementales, peut être réalisée au niveau des firmes, du moins en partie. Enfin, la RSE s’accorde assez bien avec une organisation plus flexible de la production, comme nous l’évoquions. Toutefois, aucune autre forme institutionnelle stabilisée ne vient remplacer le rapport salarial fordien. Si la RSE a pu être envisagée comme une réponse à la crise du fordisme, elle ne correspond pas directement à une forme particulière de rapport salarial. La RSE constitue en réalité une institution plus large que la seule sphère salariale puisqu’elle participe à la gestion des rapports avec les stakeholders, et qu’elle traite également des questions d’éthique et d’environnement. Par ailleurs, on s’accorde à reconnaître aujourd’hui une réelle importance aux formes de concurrence [Petit, 2003]. Pour cette raison, et parce que la RSE est également liée aux formes de concurrence, il s’avère pertinent d’en expliciter la signification. Suivons le raisonnement proposé par Petit [1998, p. 180] : Ce que l’on entend par formes de concurrence dépasse le cadre étroit de simples ensembles de réglementations organisant l’accès aux marchés et la libre concurrence pour inclure tout l’écheveau des médiations qui concourent à la mise en œuvre et à la réalisation de transactions entre individus.

Dans cette conception étendue, les formes de concurrence concernent l’ensemble des relations entre agents ou unités économiques, à l’exception des relations proprement salariales. Il s’agit là d’un vaste ensemble de relations qui incluent non seulement les transactions effectuées par les producteurs, mais aussi l’ensemble de celles réalisées par les consommateurs. C’est même du côté de ces derniers qu’il faut envisager des transformations importantes, notamment pour la période contemporaine. Plus précisément, l’évolution du rapport entre producteurs et consommateurs est susceptible de devenir une des caractéristiques fortes du nouveau régime. Ainsi, plusieurs transformations importantes des rapports de concurrence ont lieu sous l’effet de ces changements cruciaux, dont notamment : l’accélération des périodes de production et de consommation, l’internationalisation croissante des activités, la déréglementation de certains secteurs (comme celui des télécommunications ou encore les services publics). Dans cette perspective, la RSE peut s’interpréter comme une composante de la refonte des grandes formes institutionnelles soutenant le régime de croissance. Cependant, la RSE ne peut être pensée, à strictement parler, comme une configuration institutionnelle distincte, fondée sur l’expansion

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de la sphère des parties prenantes à l’ensemble des activités [Petit, 2003]. Elle déborde du strict champ microéconomique. Certains travaux ont également mis en évidence les spécificités nationales quant à son contenu et son rythme de diffusion [Dupuis et Le Bas, 2005b]. C’est pourquoi l’analyse que nous venons de conduire nous amène à formuler l’hypothèse de recherche suivante : la RSE représente une composante du changement institutionnel actuellement en œuvre, qui affecte nécessairement les formes institutionnelles propres au mode de régulation de l’économie (et non uniquement le rapport salarial). Cette hypothèse gagnerait par ailleurs à être appréhendée en mobilisant les approches relatives aux transformations des modes de gouvernance [Aglietta et Rébérioux, 2004 ; Perez, 2003]. Finalement, il apparaît que la RSE, pour l’approche régulationniste, n’est pas une forme institutionnelle nouvelle, au sens donné à ce terme dans la théorie de la régulation, mais plutôt un nouveau type de comportements, porteurs de nouvelles valeurs. À notre sens, la RSE représente une nouvelle institution qui affecte transversalement plusieurs formes institutionnelles, et peut-être plus spécifiquement les formes de la concurrence et du rapport salarial.

RESPONSABILITÉ SOCIALE DES ENTREPRISES ET RÉGULATION PUBLIQUE L’institutionnalisation des pratiques de responsabilité sociale dans le management ne peut se faire en comptant uniquement sur le seul comportement des entreprises et en rejetant une régulation plus globale [Le Bas, 2004b]. Celle-ci s’impose d’autant plus que l’on souhaite que ces pratiques de RSE se diffusent et se densifient, tout en conservant un cadre souple convenant mieux à leur développement. Plusieurs arguments plaident en ce sens. En premier lieu, le modèle de la stakeholder economy que porte la RSE présente certaines limites. Les parties prenantes peuvent être représentées par des agents économiques (les actionnaires, les salariés, les fournisseurs, etc.), mais il est délicat d’identifier des agents à même de représenter l’environnement, autrement que sur l’échelle d’un territoire. Par exemple, qui peut s’exprimer pour les espèces menacées, la baisse de la biodiversité ou encore la dégradation des écosystèmes : les consommateurs ? Les citoyens ? Certes, mais selon quelles modalités ? On voit bien ainsi, par exemple, qu’avec les questions environnementales qui affectent l’ensemble de la planète, c’est à la communauté internationale d’adopter des mesures relatives à ces biens publics mondiaux. Cette question renvoie également à un problème plus général concernant la place de la société civile dans ce processus de régulation. Il serait naturellement trop rapide, voire vain ou inadapté, de réintroduire un État « tout puissant » qui se substituerait à une société civile de plus en plus active. Pour autant, certains enjeux étant d’emblée nationaux, internationaux, voire globaux, c’est donc à ces niveaux

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que certaines questions ou revendications générales prennent sens et c’est souvent à ces niveaux que des solutions peuvent être élaborées puis mises en œuvre par les États. En second lieu, les pratiques de responsabilité sociale sont coûteuses pour l’entreprise ou le groupe d’agents (les parties prenantes) qui les met en place. Elles risquent notamment de les pénaliser dans un contexte de concurrence accrue et le plus souvent mondialisé. Dans ces conditions, des normes environnementales, sociales, commerciales qui s’imposeraient à un ensemble d’entreprises apparaissent nécessaires. L’économie contemporaine se caractérise par une forte différenciation des produits et ce depuis les deux dernières décennies. Les caractéristiques desdits produits doivent être certifiées, tout comme doivent l’être leurs conditions de production, d’utilisation et de dégradation. On conçoit aisément que ce n’est pas à l’entreprise de définir de telles normes, bien qu’elle puisse participer directement ou indirectement à ce processus. Là encore, une normalisation de jure participe d’une régulation globale. La théorie de la régulation a justement souligné que les institutions cruciales de l’économie présupposent un pouvoir politique et une codification juridique, ce que Perroux a appelé la régulation publique [Lichnerowicz et al., 1977]. Celle-ci reste nécessaire même dans un monde où les entreprises, et plus généralement les agents, seraient socialement responsables. La RSE ne peut se construire contre la réglementation, mais avec elle. C’est pour cette raison que la définition que donne la Commission européenne de cette responsabilité implique le respect de toute réglementation issue de la volonté commune. Nous pensons plus particulièrement au droit du travail et à la réglementation sociale. Il ne peut s’agir par exemple, pour l’entreprise responsable, de mettre en œuvre une politique exclusive de régulation par le marché du travail, en ignorant les codes et autres réglementations en la matière. Enfin, la question de la responsabilité sociale de l’entreprise correspond à un phénomène éminemment complexe dans la mesure où elle entremêle des dimensions juridiques, comptables, économiques et sociétales qui appellent, nous l’avons vu, des régulations globales. La firme, au plan microéconomique, ne peut seule construire les articulations nécessaires entre ces multiples dimensions. Par ailleurs, des accords ou compromis passés localement ne sont pas toujours reproductibles : la somme des optima locaux ne conduit pas nécessairement à l’optimum social. Il est des thématiques, comme la redistribution des revenus ou la cohésion sociale, qui nécessitent une vision et une implication de la société prise dans sa globalité. Pour autant, si l’intervention des États reste indispensable, elle ne condamne pas un modèle de régulation locale, qu’il est d’ailleurs possible d’articuler aux diverses problématiques propres à la RSE. C’est en tout cas la position tenue par Veltz [2008], auteur qui a récemment proposé un argumentaire démontrant la pertinence d’une régulation publique locale. Cette dernière tient aux raisons suivantes :

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1. les enjeux technologiques, industriels et environnementaux relatifs au développement des entreprises imposent une approche fine et localisée des ajustements relatifs aux excès et/ou aux pénuries de qualification. Dans ce contexte, une gouvernance territorialisée des marchés de l’emploi devient stratégique [Veltz, 2008, p. 211] ; 2. la création et la mise en œuvre de « biens collectifs de la concurrence » (infrastructures de formation, de transports, outils de mutualisation de certains financements, etc.) peuvent se faire plus aisément au niveau local et avec davantage d’effet. À ce titre, on sait, depuis les apports des théories de la croissance endogène, quels sont les effets de levier de ces politiques locales, lesquelles sont d’ailleurs souvent déterminantes pour le développement et la croissance des PME sur un territoire donné ; 3. la montée des incertitudes liées à l’émergence d’un contexte économique qui se complexifie, contexte à la fois plus « étendu » car soumis aux effets de la mondialisation, mais aussi plus « ouvert » du fait de l’intensification de la concurrence, requiert que les instances locales instaurent un « monitoring stratégique » pour permettre aux agents de réagir avec intelligence et anticipation. Or, les acteurs de cette nouvelle régulation collective, locale ou régionale, ne sont pas seulement publics, les acteurs privés ont également un rôle à jouer [Veltz, 2008]. Plusieurs types de gouvernance locale émergent alors : les systèmes productifs locaux, les clusters ou encore les réseaux (souvent de sous-traitants, mais pas seulement), organisés et agencés par les grandes firmes (l’automobile constituant un archétype), instituent un mode de gouvernement à fondement territorial afin de mettre en œuvre des politiques volontaristes. L’idée centrale ici est que les pratiques de RSE des entreprises, qui s’articulent nécessairement avec celles des acteurs des différents territoires, doivent contribuer, à leur échelle, à cette régulation locale. Par ailleurs, les territoires (régions, villes, etc.) ont fréquemment mis en œuvre des politiques responsables, tant au plan social qu’environnemental. Ces deux phénomènes doivent dès lors pouvoir se rencontrer, de telles interactions constituant un facteur positif œuvrant à la mise en place d’institutions de gouvernance locale. Toutefois, et pour conclure sur ce point, même si les modes de régulation institués localement importent, notamment dans un environnement économique où les entreprises sont responsables socialement, un contrôle de la société sur ces dernières, via la normalisation ou la réglementation, reste selon nous indispensable, particulièrement pour que les objectifs des différentes unités actives soient compatibles entre eux5. La question centrale est alors de savoir quelle forme ces objectifs doivent prendre 5. Position également défendue par Delchet et al. [2008].

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Nous avons par ailleurs montré, en nous appuyant sur les recherches de Veltz [2008], que le(s) niveau (x) local (aux) peuvent être pertinents, même dans un environnement économique plus internationalisé. Cependant, il semble assez clair que certaines questions particulièrement centrales appellent des réponses mondiales et pas seulement s’agissant des problèmes environnementaux (encore qu’ils soient cruciaux)6. À ce titre, trois problèmes nous apparaissent comme devant être appréhendés par les instances politiques internationales : la question des externalités liées à l’environnement, l’équité dans les relations commerciales internationales et l’harmonisation par le haut des normes de relations sociales de travail. Ce dernier point est particulièrement sensible. Des conditions de travail d’un autre âge (et pas uniquement dans les pays pauvre du sud) sont aujourd’hui difficilement acceptables. Elles affectent la concurrence entre entreprises et pourraient expliquer des décisions de délocalisations de sites industriels. Dès 1972, l’Organisation internationale du travail (OIT) a entamé un travail de réflexion sur les fondements de la RSE. Il y a ici un retard de la responsabilité politique mondiale pour mettre en œuvre une régulation plus responsable. Aussi, les actions propres à la RSE doivent être pensées comme complémentaires des régulations plus globales et des réglementations publiques, ce qui par ailleurs laisse des opportunités d’initiatives et d’innovations aux entreprises, notamment de manière localisée.

CONCLUSION La RSE a certainement localement un pouvoir de régulation, et donc de « microrégulation » [Bardelli, 2006]. Toutefois, cette thèse est selon nous peu adaptée à la nouvelle dynamique d’organisation industrielle des rapports entre entreprises fondés sur la modularité, qui repose sur le rétrécissement de la « surface » de l’entreprise et l’établissement de nouvelles « règles du jeu ». De plus, cette régulation localisée ne signifie pas que la RSE puisse être un substitut immédiat du rapport salarial fordien en crise. Enfin, elle requiert encore une dose de régulation publique et, sans nul doute, à un niveau d’emblée supranational. Alors que la régulation publique demeure toujours nécessaire, se pose alors la question de l’articulation entre régulation publique globale (nationale ou internationale) et évolution des comportements microéconomiques. Cette question, qui était réglée dans le modèle fordien, reste entière aujourd’hui. Là encore, nous rejoignons le message de la théorie de la régulation : les régulations partielles (ou locales), 6. Les poursuites juridiques avec d’importantes demandes de dommages et intérêts jouent aussi un rôle disciplinaire envers les dirigeants. Encore faut-il noter que cette réforme des lois et l’évolution vers plus de moralisation dans les affaires s’échelonnent de façon très différente selon les pays, en termes d’obligations et de fermeté dans leur application. Ici aussi une régulation supranationale et globale semble nécessaire.

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assurées par chacune des grandes institutions (le rapport salarial, les rapports de concurrence), doivent rester cohérentes et c’est bien le but de la régulation globale que d’en définir la structuration.

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L’entreprise définie par ses responsabilités ?

François Gaudu

INTRODUCTION L’actualité du thème de la « responsabilité sociale de l’entreprise » conduit à se demander si l’entreprise peut être définie par ses responsabilités. Y a-t-il quelque chose à décrire et à analyser, au-delà bien entendu des responsabilités que tout acteur social supporte (responsabilités nées des contrats, responsabilité pénale, responsabilité civile délictuelle…) ? On peut ainsi envisager de s’interroger, non pas sur l’espace de l’entreprise (ses « frontières »), mais sur son rôle et sa nature. Le point de départ peut être fourni par deux articles classiques que Paul Durand a publiés dans Droit social en 1945, « Le particularisme du droit du travail »1 et « Les fonctions publiques de l’entreprise privée »2. L’objet particulier de chacun de ces deux textes répond, assez largement, aux deux termes de la distinction allemande entre Gemeinschaft (communauté) et Gesellschaft (société). La distinction n’a aujourd’hui plus guère besoin d’être expliquée, tant la notion de « communauté » est devenue banale en France. L’entreprise est ainsi chargée de deux sortes de responsabilités, responsabilité vis-à-vis d’un groupe de dimension limitée (une « institution », pour Paul Durand) et responsabilité vis-à-vis de l’ensemble du corps social. Avant d’aller plus avant, il est nécessaire de rappeler les trois sens pertinents – dont les deux premiers, au moins, sont opératoires – que prend le vocable d’« entreprise » en droit français : (1) L’entreprise peut d’abord être définie comme une activité, d’un certain genre, qui constitue le critère d’application de règles particulières. C’est par exemple l’impresa du droit italien, qui entraîne la qualification 1. Droit social 1945.298. 2. Droit social 1945.246.

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d’impreditore3, et la soumission de l’activité aux dispositions d’une subdivision spéciale du Code civil italien. C’est encore l’entreprise au sens de l’ex-article 85 (actuel article 81) du traité instituant les Communautés européennes, soumise dès lors au droit de la concurrence. En ce sens, l’ANPE française est une « entreprise ». L’article 1780 du Code civil, lorsqu’il définit l’ex-contrat de louage de services4, voit dans l’entreprise une activité. La notion, prise en ce sens, épuise ses effets en soumettant l’entreprise à une règle donnée. (2) L’entreprise peut aussi être définie comme un bien, objet d’appropriation ou d’opérations diverses. C’est ainsi que le droit des « faillites », ou du redressement judiciaire des entreprises en difficulté, parle de « cession de l’entreprise »5. Or ce sont, dans nos sociétés, des choses et non des personnes que l’on vend. Dans le même sens, le droit italien distingue de l’impresa l’azienda6, ensemble de moyens organisés en vue d’une certaine fin. Le droit communautaire n’ignore pas cette signification : la directive du 12 mars 2001 relative au transfert d’entreprise est applicable à l’entité économique maintenant son identité, « entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite d’une activité économique »7. C’était d’ailleurs le sens attribué depuis longtemps à l’article L 122-12, al. 2 du Code du travail (L 1224-1), dont l’interprétation jurisprudentielle ne pouvait faire autrement que de traiter l’entreprise comme un bien8. (3) Enfin, il est souvent pris comme synonyme utilitaire de société ou d’employeur. Les débats contemporains – responsabilité sociale de l’entreprise, reféodalisation de la société…– ouvrent-ils de nouvelles perspectives ? Est-il possible de définir des droits et des devoirs de l’entreprise, au-delà du contrat et des causes traditionnelles d’imputation de la responsabilité ? Aux questions du moment, il est tentant d’appliquer la grille de lecture utilisée il y a un demi-siècle par Paul Durand, en envisageant successivement l’entreprise comme une communauté et comme un acteur de la société civile.

L’ENTREPRISE COMME COMMUNAUTÉ Dans la lutte qui a opposé le contrat et l’institution, c’est assurément le premier qui l’a emporté. Ne voit-on cependant pas se constituer, en raison 3. Art. 2082 s. C. civ. it. 4. On ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée. 5. Art. L 642-1 s. C. com. 6. Art. 2555 s. C. civ. italien ; la parenté sémantique avec l’hacienda espagnole saute aux yeux. 7. Art. 1, b) de la directive 2001/23/CE du 12 mars 2001. 8. Cf. F. Gaudu, R. Vatinet, « Les contrats du travail », in « Traité des contrats », dir. J. Ghestin, LGDJ 2001, n° 401.

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de l’essor du contrat, avec la précarisation et, plus largement, la « marchandisation » des rapports sociaux que cet essor emporte, de nouveaux rapports de dépendance, qu’il est tentant par antiphrase républicaine d’assimiler à de nouvelles formes de vassalité ? La thèse peut sembler paradoxale, mais elle est soutenue.

Le recul de la théorie institutionnelle de l’entreprise Pourquoi la thèse institutionnelle9 n’est-elle plus guère défendue ? Lorsque Paul Durand a promu la théorie institutionnelle de l’entreprise, il poursuivait vraisemblablement deux objectifs : (1) Le premier objectif est d’ordre politique. Pendant la Seconde Guerre mondiale, puis à la Libération, la France vit dans un contexte d’économie dirigée : contrôle des prix, contrôle de l’emploi, nationalisations… En défendant la thèse de la « socialisation de la liberté d’entreprendre », Paul Durand allume un contre-feu ; c’est, en réalité, un argument à l’appui de ce qui demeure de liberté du marché qu’il présente. Cette préoccupation, bien évidemment, est aujourd’hui caduque. (2) L’objectif politique s’étaie avec un objectif technique : il s’agit de rendre compte de phénomènes juridiques difficiles à expliquer par le recours aux doctrines classiques, en faisant appel à une source de droit alternative à la loi et au contrat : (a) Qu’est-ce qui justifie le pouvoir reconnu à l’employeur de soumettre les salariés à un règlement intérieur d’entreprise ? La jurisprudence de l’époque fait mine d’y voir un effet du contrat, mais l’analyse est très fragile, puisqu’en cas d’introduction ou de modification d’un règlement intérieur, le salarié y est immédiatement soumis sans avoir à y consentir. Or, à l’époque, il n’existe pas non plus de fondement législatif au pouvoir réglementaire du chef d’entreprise. (b) Qu’est-ce qui justifie, même en l’absence de règlement intérieur, le pouvoir disciplinaire « inhérent à la qualité de chef d’entreprise » (arrêt Poliet et Chausson, 194510). (c) Comment peut-on expliquer la soumission au droit du travail de personnes qui n’ont pas consenti, et ne se trouvent donc pas dans une situation contractuelle (prisonniers allemands affectés autoritairement dans les entreprises françaises, personnes soumises au Code de l’indigénat, réquisitionnés…) ? Dans la théorie jusqu’alors admise, la relation de travail naît d’un acte de volonté, d’un contrat (même si, une fois le contrat formé, les rapports entre les parties sont largement dictés par la réglementation, 9. V. not. J.A. Broderick, « La notion d’“institution” de Maurice Hauriou dans ses rapports avec le contrat en droit positif français », Archives de philo. du droit, t. XIII, « Sur les notions de contrat », Sirey 1965, p. 143. 10. Soc. 16 juin 1945, Droit social 46.427, note P. Durand ; « Les grands arrêts de droit du travail », G. Lyon-Caen et Jean Pélissier, Sirey 1978, n° 38.

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d’où l’idée d’« acte-condition »11). Pour Paul Durand, le droit du travail s’appliquant à toute personne qui entre dans l’entreprise, que ce soit ou non par un acte volontaire, il faut admettre que la relation de travail naît d’un simple « fait-condition » (le travail subordonné dans l’entreprise) et non d’un acte-condition. L’intégration à l’institution est plus importante que le contrat. Or, les questions techniques auxquelles Durand voulait apporter des réponses ne se posent plus : (1) Le règlement intérieur et le pouvoir disciplinaire ont maintenant un fondement législatif. On n’a donc plus besoin de l’institution comme source de droits et de devoirs alternative à la loi pour expliquer leur existence. (2) La thèse de la « relation de travail » est obsolète, parce que les facteurs qui l’avaient inspirée (en réalité, des formes variées de travail forcé) ont pour ainsi dire disparu. La théorie institutionnelle faisait miroiter la possibilité d’un contrôle, judiciaire notamment, des décisions du chef d’entreprise, au nom du « bien commun » de la communauté (« intérêt de l’entreprise »), pour reprendre la formule de Georges Ripert. Mais cet espoir a été démenti dès 1956 par le célèbre arrêt Brinon12 (l’employeur est « seul juge » des raisons qui le conduisent à cesser son exploitation ; ses décisions ne sont ainsi pas subordonnées à un intérêt communautaire). Il est vrai que la loi et la jurisprudence utilisent fréquemment la notion d’« intérêt de l’entreprise ». Mais cette notion, de nos jours, peut difficilement être distinguée de celle d’intérêt de la société, ou d’intérêt des actionnaires (par exemple : la clause de non-concurrence doit, pour être licite, être justifiée par des intérêts légitimes de l’entreprise13), à moins qu’elle n’évoque la « mise en balance des intérêts » par le juge14. Il est certes concevable de faire jouer à l’institution un autre rôle (celui de fondement métajuridique des lois en vigueur) ; mais il y a à cela d’importants obstacles. L’importance très grande prise par le contrat de travail dans les années 1990, avec les prolongements en droit du travail d’un « solidarisme contractuel » renouvelé15, ne laisse guère de place à une théorie qui minore le contrat. De surcroît, l’entreprise paternaliste, 11. L’acte-condition déclenche l’application d’un statut (ainsi, la personne qui vient de réussir un concours accepte son intégration à la fonction publique). La notion, via Georges Scelle, est passée du droit administratif au droit du travail. 12. Soc. 31 mai 1956, Dalloz 1958.1, note Levasseur. « Les grands arrêts… », préc., n° 79. 13. En d'autres termes, celui-ci ne définit pas un intérêt « communautaire » qui dépasserait les intérêts respectifs de l'employeur et du salarié ; il contrôle plutôt qu'il n'y a pas de disproportion entre le dommage subi par le salarié du fait de la décision de licenciement et l'avantage tiré par l'entreprise de cette décision. 14. Soc. 10 juill. 2002, Dalloz 2002.2491, note Serra. 15. V. C. Jamin, « Plaidoyer pour un solidarisme contractuel », Mélanges J. Ghestin, LGDJ 2001, p. 441.

L’ENTREPRISE DÉFINIE PAR SES RESPONSABILITÉS ?

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souvent de taille moyenne, qui pouvait donner une image communautaire, a progressivement été remplacée par l’entreprise objet de corporate governance, de fusions et d’acquisitions. Si les liens humains qui se nouent entre les salariés et le chef d’entreprise sont en permanence remis en question par le pouvoir financier, la théorie institutionnelle perd son fondement sociologique. S’il est ainsi devenu difficile – en France, comme d’ailleurs en Allemagne – de regarder l’entreprise comme une institution, une autre communauté concevable est celle qui repose sur le lien de vassalité.

La reféodalisation ? Ce n’est, sans doute, pas à un rapport de type communautaire que pensait le Professeur Alain Supiot dans l’essai qu’il a consacré à la « contractualisation de la société », où il conclut à la reféodalisation des rapports sociaux : Le principe d’égalité peut régresser… lorsque le contrat a pour objet de hiérarchiser les intérêts des parties ou de ceux qu’ils représentent, de fonder un pouvoir de contrôle des uns sur les autres,… L’objet premier d’un nouveau type de contrat est d’organiser l’exercice du pouvoir… Le droit des contrats se fait un instrument d’assujettissement des personnes16.

Il est ainsi fait allusion à la prolifération des « contrats de dépendance » (notamment dans l’agroalimentaire et la distribution), au développement des « réseaux » (avec une évidente analogie entre le sous-traitant qui fournit la main-d’œuvre de ses salariés et le vassal qui réunit ses hommes en vue de fournir le service féodal dû au suzerain). Cette idée rencontre semble-t-il une idée d’Habermas qui, dès les années 1960, parle de reféodalisation pour évoquer le « déclin contemporain de la démocratie sous le coup d’une quasi-privatisation marchande et sociale de la culture politique »17. La marchandisation, facteur de reféodalisation : les deux appellent sans doute la même critique, de méconnaître ce qu’est la féodalité. La vassalité n’est pas un rapport marchand. – Avec l’entreprise éclatée en réseaux et la précarité croissante des relations économiques, on assiste à la prolifération des « contrats de dépendance »18, et à un accroissement de la dépendance des salariés. Mais la dépendance et la vassalité sont des notions distinctes. 16. Initialement présenté sous la forme d’une conférence publique à l’université de tous les savoirs (Paris, CNAM, 22 fév. 2000), ce texte a été publié sous une forme modifiée dans l’ouvrage « Approche critique de la contractualisation », dir. S. Chassagnard-Pinet et D. Hiez,, Droit et Société, 16, LGDJ 2007, sous le titre « Les deux visages de la contractualisation : déconstruction du droit et renaissance féodale ». 17. S. Haber, « Quelques mots pour historiciser L’espace public de Habermas », lamop.univ-paris1.fr/W3/espacepublic/espacepublichabermas.pdf . 18. V. G. Virassamy, « Les contrats de dépendance », Bibl. de droit privé, t. 190, préf. J. Ghestin, LGDJ 1990.

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Sans doute, le lien de vassalité naît lui aussi, la plupart du temps, d’un contrat. Mais ce contrat n’a pas grand-chose à voir avec l’acte d’échange à effet instantané des économistes, ni avec le contrat entre hommes libres et égaux (la liberté et l’égalité engendrant la prohibition des engagements perpétuels) du Code civil. Le vassal et le suzerain s’engagent par un acte de volonté, mais ce « contrat », comme le mariage, donne naissance à un « état ». Une fois le contrat conclu, une fois le serment prêté, on ne révoque pas, ou pas sans d’extrêmes difficultés, la vassalité. La vassalité est un statut19, alors qu’Alain Supiot veut évoquer les dépendances nouvelles qui se développent dans un monde sans statut. Il y a ainsi une faiblesse originelle dans la métaphore qui voit dans l’évolution contemporaine du rôle du contrat une reféodalisation. Il en est d’autant plus ainsi que le suzerain a des devoirs vis-à-vis de ses vassaux, que ne se reconnaît souvent pas l’entreprise contemporaine vis-àvis de ses salariés. Il n’est pas inconcevable que l’« emploi à vie » traditionnel japonais, ou que la sous-traitance japonaise, traduisent le maintien de certains rapports sociaux issus de l’ancien monde « féodal ». N’est-ce pas précisément pour maintenir les rapports traditionnels entre les grandes firmes et leurs salariés stables (« authentiques ») que la Cour suprême japonaise a déclaré nuls les licenciements imposés par l’occupant américain après la Seconde Guerre mondiale ?20 La vraie vassalité, c’est certainement la dépendance, mais ce n’est pas la précarité. Si les sous-traitants japonais sont, peut-être, des vassaux, les équipementiers français de l’automobile n’en sont pas. Et, lorsque l’on se demande pourquoi c’est Renault qui a racheté Nissan, et non l’inverse, l’une des hypothèses qui court est que la sous-traitance « à la française », parce qu’elle est plus marchande21, est moins coûteuse que la sous-traitance japonaise qui lui a pourtant servi de modèle. Parce que le suzerain japonais, comme tout autre, doit nourrir ses vassaux, même quand les affaires vont mal, ce qui ne s’impose pas dans un rapport purement marchand… Il y a contrat et contrat. Les techniques contractuelles sont ambivalentes. – Une autre raison de critiquer la thèse de la reféodalisation est qu’il ne va pas de soi que le contrat crée de la dépendance. La « Défense et illustration du contrat de travail » de Gérard Lyon-Caen22 reste dans toutes les 19. Cf. R. Fossier, « Histoire sociale de l’Occident médiéval », Colin U, 1970, p. 169 s. ; Lemarignier, « La France médiévale. Institutions et société », Colin U, 1970, p. 126 s. 20. V. Masahiro Yano, « Autour de la théorie du contrat de travail au Japon », Nantes 2000, http://ir.lib.u-ryukyu.ac.jp/bitstream/123456789/1799/1/No64p54.pdf, qui cite K. Sugeno, « Droit du travail », 4e éd., Tokyo, Kobundo, 1995, que je suis incapable de lire en japonais. 21. Les équipementiers sont souvent de grandes entreprises qui travaillent pour plusieurs firmes. V. A. Gorgeu, R. Mathieu et M. Pialoux, « Sous-traitance industrielle et dualisme du marché du travail : une étude de cas », CEE 97/107, déc. 1997, rapport pour le Commissariat Général du Plan. 22. Archives de philosophie du droit, t. XIII, Sirey, 1965, p. 69.

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mémoires : contre la théorie institutionnelle, un fort courant de doctrine influencée par le marxisme met le contrat en avant. Il en est ainsi, entre autres raisons, parce que le contrat permet de rendre compte d’oppositions d’intérêts qui trouvent une solution négociée provisoire – ce qu’une vision communautaire de l’entreprise ne permet pas. Le contrat peut créer de la dépendance (spécialement en période de déréglementation et de recul de l’ordre public), mais si l’instrument contractuel est pris au sérieux, il pallie aussi parfois les lacunes de la loi. Tout dépend en fait de la « politique juridique du contrat » qui prédomine. Les années 1990, en France, ont montré comment les techniques contractuelles pouvaient être parfois utilisées pour protéger les salariés : (1) Arrêt Raquin23. Revenant à une conception civiliste classique, la Chambre sociale de la Cour de cassation procède à un revirement de jurisprudence, et décide que l’employeur, lorsqu’il propose une modification du contrat, doit obtenir l’accord explicite du salarié, à défaut de quoi le contrat n’est pas modifié et doit par conséquent continuer à recevoir exécution dans ses termes initiaux. Auparavant, le salarié ne pouvait refuser la proposition de modification, analysée en licenciement conditionnel, qu’en quittant l’entreprise et en se déclarant licencié. (2) « Découverte », par la jurisprudence, d’une « obligation d’adaptation » à la charge de l’employeur24 (obligation d’adapter les salariés à l’évolution de leurs emplois fondée sur le principe de la bonne foi contractuelle) ; et, dans le même mouvement, « découverte » d’une obligation de reclassement, préalable au licenciement pour motif économique25. (3) Le même mouvement, mutatis mutandis, affecte d’autres systèmes juridiques que le système français. Ainsi, en droit anglais, la notion de constructive dismissal permet-elle au salarié, qui n’a pourtant pas été licencié, d’invoquer le droit du licenciement en cas de fundamental breach of contract par l’employeur26. Par exemple, en cas de refus discriminatoire d’augmentation de salaire pendant plusieurs années : l’entreprise doit, non seulement respecter littéralement le contrat, mais aussi respecter le salarié comme cocontractant. De même, les dispositions implicites du contrat (overriding terms) prévalent-elles parfois sur des clauses explicites. Par exemple, le fait d’invoquer une clause de mobilité explicite dans un délai très court peut être considéré comme une violation par l’entreprise de ses obligations contractuelles… 23. Soc. 8 oct. 1987, Droit social 88.315, note J. Savatier. 24. Soc. 25 fév. 1992, Droit social 92.379. 25. Soc. 8 avr. 1992, Droit social 92.626. 26. V. J. Carby-Hall, « Responsabilité sociale de l’entreprise en Common law et développement d’une corporative social responsability », in Comptrasec, « Quelle responsabilité sociale pour l’entreprise ? », dir. P. Auvergnon, Bordeaux, 2005, p. 165 s., qui cite le cas F.C. Gardner v. Beresford (1978) IRLR 63 (EAT).

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Le contrat de travail demeure bien cet instrument contradictoire, qui institue la subordination tout en déclenchant l’application de normes protectrices, qu’il est depuis un siècle. Et, pas plus aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, la définition des droits et des obligations de l’entreprise par référence au bien commun d’une communauté n’est en revanche possible, qu’il s’agisse de l’institution ou du rapport entre vassal et suzerain (et l’on pourrait sans doute dire la même chose du rapprochement des réseaux avec les guildes ou les corporations27). Il existe certes une zone d’intérêt commun entre salariés et employeur, salariés et actionnaires : l’activité professionnelle des salariés, comme les intérêts de l’employeur et des actionnaires, dépend de l’entreprise. Pour définir cette zone d’intérêt commun, la voie la plus féconde est sans doute de penser l’entreprise comme un bien, à l’exploitation duquel s’attachent lesdits intérêts. C’est dans ces termes, en somme, que la directive européenne de 1977 (devenue maintenant la directive du 12 mars 2001) traite la question du transfert d’entreprise. Et, pour que les intérêts qui s’attachent à l’exploitation de l’entreprise puissent s’exprimer, le droit communautaire, comme le droit français, institue une représentation du personnel (du comité d’entreprise au comité de la société européenne). On retrouve ici le « statut ». Encore faut-il que l’entreprise n’échappe pas, en raison de son caractère multinational, à l’emprise du droit national comme du droit européen.

L’ENTREPRISE COMME ACTEUR DE LA SOCIÉTÉ CIVILE Les fonctions publiques dont l’État pouvait charger l’entreprise sont en recul. Cependant, certaines entreprises revendiquent une « responsabilité sociale » (sociétale). L’ambiguïté de cette revendication de responsabilité saute aux yeux (un peu comme lorsque les jeunes désocialisés demandent du « respect », terme qui fait penser aux Soprano autant qu’à la morale) : en revendiquant la responsabilité, est-ce que l’entreprise s’impose des devoirs, ou bien est-ce qu’elle proclame son autonomie en affirmant qu’elle échappe, ou qu’elle veut échapper, à la loi ?

Les fonctions publiques de l’entreprise privée Lorsque Paul Durand évoque le rôle des entreprises dans l’économie dirigée, il cite leur concours à la politique d’utilisation de la main-d’œuvre, à la politique salariale, à la politique des conditions de travail, et leur rôle de percepteur d’impôts et de cotisations sociales28. Ces fonctions demeurent, au moins pour partie, alors que ce qui se rattache au « droit économique » 27. Cf. S. Deakin, « The return of the guild ? Network relations in historical perspective », Cambridge, Centre for Business Research, Working Paper n° 322, mars 2006. 28. Loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, dite « loi Badinter ».

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de l’après guerre (produire, distribuer, concourir à la politique des prix et à la politique monétaire) est totalement obsolète, pour autant qu’il s’agit de la mise en œuvre de politiques publiques. Alors que Durand veut démontrer la socialisation de l’entreprise, on peut soutenir qu’une « désocialisation » progressive est depuis intervenue. Ce qu’il reste de droit économique volontariste continue à régresser. – On pouvait ainsi interpréter la loi Badinter relative aux procédures collectives de 198529 comme une forme de socialisation de la liberté d’entreprendre : l’entreprise qui dépose son bilan ou dont la cessation des paiements est constatée, qui échoue, en somme qui n’accomplit pas sa fonction sociale, peut faire l’objet, avec le plan cession arrêté par le tribunal saisi, d’une forme d’expropriation au profit d’un « repreneur ». Toutefois, depuis la loi du 10 juin 1994, et surtout depuis la loi du 26 juillet 2005, ce mécanisme a perdu de sa force. La loi nouvelle, inspirée du « chapter 11 » américain, favorise en effet la recherche de solutions contractuelles avec les créanciers30. Les « fonctions sociales » – création d’emploi et d’activité utiles à l’intérêt général… – à les supposer prises en compte, perdent une partie de leur rôle moteur. L’entreprise peut parfois se dérober à la réglementation étatique. – Toutes ne le peuvent pas, bien évidemment, mais certaines d’entre elles, notamment des plus grandes, peuvent envisager des délocalisations, et parviennent ainsi, parfois simplement par la menace, à mettre en concurrence les législations nationales. De cette possibilité, dont chacun a maintenant pris conscience, résulte une autolimitation de l’État et des organismes internationaux. Par exemple, l’Organisation internationale du travail (OIT), depuis sa déclaration de 1998 sur les principes et les droits fondamentaux au travail, a revu à la baisse ses ambitions. Alors que l’organisation travaillait depuis sa création à la mise en place d’un système de normes substantielles31, sous la forme de « conventions », projets de traités progressivement ratifiés par les États, elle met maintenant en avant « quatre piliers » minimalistes (interdiction du travail forcé, du travail des enfants, lutte contre la discrimination et liberté syndicale). Le contenu substantiel du droit du travail (droit de grève, salaire, stabilité de l’emploi…), dans un monde d’États mis en concurrence par les entreprises, ne peut faire autrement que de passer au second plan. 29. Cf. Jeantin et Le Cannu, Précis Dalloz « Entreprises en difficulté », 7e éd., n° 192. 30. C’est la « procédure de sauvegarde » des articles L 620-1 et suivants du Code de commerce, qui fait une large place aux « comités de créanciers » (art. L 626-29 s. C. com.). Cf. Jeantin, Le Cannu, préc., n° 857 s. 31. Les « conventions de l’OIT », arrêtées par la Conférence internationale du travail, puis proposées à la ratification des Etats, sur lesquelles la controverse relative au « Contrat Première Embauche » a récemment attiré l’attention. Ces conventions demeurent bien entendu, mais elles n’occupent plus la place centrale qui leur était auparavant reconnue.

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Les droits sociaux se déconnectent de l’entreprise. – Protéger la personne, et pas l’emploi ». Ce mot d’ordre séduisant entraîne que l’entreprise cesse progressivement d’être le lieu d’acquisition des droits de sociaux ou de certains d’entre eux. Chacun des progrès par lequel l’on accorde aux personnes une protection déconnectée de l’emploi (par exemple la Couverture maladie universelle) contribue à éroder la fonction sociale de l’entreprise. Si l’on ne peut pas affirmer que la thèse des fonctions publiques de l’entreprise soit caduque, la tendance à l’érosion des responsabilités de l’entreprise qui traduisent la mise en œuvre de politiques publiques est bien perceptible.

Les ambiguïtés de la RSE32 D’après la définition donnée en 2001 par la Commission européenne33, la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE ou Corporate Social Responsability – CSR en anglais) tient à l’intégration volontaire des préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités commerciales et à leurs relations avec les parties prenantes. Intégration volontaire : l’on est donc conduit à écarter les réalisations qui traduisent l’exécution d’obligations ; par exemple, la mise en place du whistleblowing, imposé par la législation boursière américaine34. De même, il faut écarter ce qui relève de l’application de la convention collective : lorsqu’un accord est conclu entre entreprise et représentants des travailleurs, que ce soit au niveau national ou international, il ne s’agit plus de « soft law ». Le développement du dialogue social européen est ainsi une question tout à fait distincte de celle de la RSE (même si les discours à base de réflexivité et de pluralisme juridique tendent à mélanger les deux, au nom d’un programme plus politique que conceptuel)35. La RSE est une autolimitation de l’entreprise, par des politiques internes et des chartes plus que par des normes. Sujet à la mode, puisqu’elle présente une alternative à la réglementation et à la négociation collective, elle est 32. V. not. P.-H. Antonmattéi et P. Vivien, « Chartes d’éthique, alerte professionnelle et droit du travail français : état des lieux et perspectives », Rapport remis au ministre du Travail le 6 mars 2007, Liaisons sociales Libertés individuelles 01/07. 33. Livre vert « Promouvoir un cadre européen pour la RSE », 18 juill. 2001, COM(2001) 366 final. 34. La loi Sarbanes-Oxley de 2002 impose aux entreprises cotées à la bourse de New York de mettre en place des dispositifs d’alerte – c’est-à-dire, entre autres, de dénonciation – des irrégularités comptables et financières. V. L Gamet, « Le Whisleblowing (ou le salarié mouchard) », Bulletin Joly Sociétés, mars 2006, p. 307. 35. Comme l’Arabe des « Trois mousquetaires », qui dit : « Mieux vaut être assis que debout ; couché qu’assis ; mort que couché », ces discours tiennent que mieux vaut la norme négociée que la loi ; l’accord d’entreprise que la convention de branche ; le contrat individuel que la convention collective ; la norme unilatérale d’entreprise (si possible de soft law, donc non sanctionnable par les tribunaux) que le contrat…

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devenue un objet de politiques publiques, dans l’Union européenne36 et en Grande-Bretagne37 notamment. Ainsi définie, elle appelle trois remarques. La RSE implique le boycott et le gentlemen’s agreement. – La RSE vient de l’univers anglosaxon (américain), qui présente deux caractéristiques : (1) La pratique du boycott commercial est un procédé de lutte courant – à tel point qu’il fait aux États-Unis l’objet d’une réglementation étatique depuis, au moins, la loi Landrum-Griffin de 195938. (2) La notion de non binding promise (engagement non sanctionnable par les tribunaux, gentlemen’s agreement) a une signification indiscutable. Ainsi, en droit anglais, la convention collective n’est-elle jusqu’à présent qu’un gentlemen’s agreement. S’engager sans se lier juridiquement a donc un sens opératoire pour les acteurs sociaux.39 Il est compréhensible que, menacé d’un boycott (crédible) par les étudiants américains, Nike prennent des engagements juridiquement non contraignants (soft law), qu’il va cependant respecter pour ne pas encourir un nouveau risque de boycott. La crainte de la sanction spontanée, non étatique, (les autres commerçants ne font plus d’affaires avec vous, les ouvriers font grève, les clients boycottent…) est le ressort naturel de l’application des gentlemen’s agreements. Mais la transposition de ce mécanisme n’a guère de sens dans un pays où (1) le boycott est quasiment inusité et où (2) les engagements unilatéraux, dès lors qu’ils ont un contenu précis, sont sanctionnés par les tribunaux. Or, telle est précisément la situation française en droit du travail : depuis le milieu des années 1980, les tribunaux français ont accordé une valeur juridique aux engagements unilatéraux de l’employeur40. Dans cette condition, il n’existe guère d’espace pour des « engagements » sans portée juridique. S’il n’existe pas de soft law, que signifie la RSE ? Les avantages à attendre de la RSE sont en toute hypothèse limités. – À supposer que les conditions qui viennent d’être évoquées soient réunies, que peut-on attendre de la RSE ? Si l’on prend les exemples américains, le 36. V. Les Petites affiches, Les dossiers de l’Europe, « La RSE », 26 fév. 2004 ; Liaisons sociales Europe, n° 149 (avril 2006), « Une Alliance pour la RSE ». 37. cf. infra, n° 22. 38. Qui interdit le secundary boycott (pratique consistant à s’en prendre aux entreprises clientes et fournisseurs de celle qui est concernée par un conflit du travail) par les consommateurs. La loi Taft-Hartley, de 1947, interdisait déjà le secundary boycott sous forme de grève. 39. De même, il est très concevable que dans un pays comme le Japon, où la régulation passe très largement par d’autres mécanismes que ceux du droit occidental, ce type d’engagement ou d’orientation puisse avoir une force réelle. Cf. J. Buchanan, S. Deakin, « Japan’s paradoxical response to the new “global standard” in corporate governance », Centre for Business Research, University of Cambridge, Working Paper n° 351, sept. 2007. 40. Cf. Gaudu, Vatinet, « Les contrats du travail », in « Traité des contrats », dir. J. Ghestin, LGDJ 2001, V. p. ex., pour l’application pure et simple d’une charte de mobilité, Soc. 26 janv. 2005, pourvoi n° 02-46136.

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boycott des entreprises qui « se comportent mal » a pour objet le travail des enfants, le travail forcé, le cas échéant la liberté syndicale à l’étranger, dans des pays où les normes de travail sont très primitives. Le gouvernement britannique a tenté d’aller plus loin à la fin des années 1990. Le DTI41 a pris des initiatives en ce sens, à peu près concomitantes du Livre vert de la Commission européenne, en 2001 et 2002. Deux chercheurs anglais, Simon Deakin et Richard Hobbs, ont présenté en septembre 2006 un bilan de cette politique, sous le titre « False dawn for CSR »42. Ils se concentrent sur la question des conditions de travail, et spécialement de la durée du travail, visée par l’initiative de 2001. Le bilan dressé est très sceptique. Il rejoint, en ce qui concerne la France, une étude réalisée par des consultants sur 40 entreprises du CAC 40 pour le compte de la CGT43. Que les résultats de la RSE soient maigres, s’il s’agit d’améliorer les conditions de travail des salariés des pays développés, est logique : si les entreprises étaient vraiment prêtes à s’engager sur des questions de droit social, pourquoi ne passeraient-elles pas par la voie de la négociation collective ? Il est donc permis de penser que la RSE, lorsqu’elle est opératoire, permet au mieux le développement et l’application des « quatre piliers de l’OIT » 44. À supposer le contrôle des engagements pris effectifs… Notre collègue Zheng Aiqing, au Congrès mondial du droit du travail de Paris en 2007, a bien expliqué pourquoi ces contrôles, dans un pays comme la Chine, relevaient souvent de la « mascarade »45… La « déréglementation réflexive » jette une ombre sur les politiques de RSE. – Principales bénéficiaires de la mise en concurrence des législations, les grandes entreprises mondialisées en sont aussi les initiatrices, ce qui affaiblit d’autant les perspectives ouvertes par la RSE. Au printemps 2006, la Chine a engagé une large consultation politique à propos d’une nouvelle loi sur le contrat de travail, plus protectrice des salariés que celle adoptée en 1994. Cette nouvelle loi, non sans controverse46, a été adoptée le 29 juin 2007. Au cours de ce processus, la Chambre de 41. Department of Trade and Industry, remplacé en juin 2007 par deux nouveaux départements. 42. « False dawn for CSR ? Shifts in regulatory policy and the response of the corporate and financial sectors in Britain », Centre for Business Research, University of Cambridge, Working Paper n° 333, sept. 2006. 43. Étude du cabinet Alpha pour la CGT, mars 2004, http://docsite.cgt.fr/1121243879.pdf. 44. Lorsque Renault met en place un « comité de groupe mondial » (accord du 26 avril 2007, Liaisons sociales, Accords d’entreprise 06/07), les représentants des salariés extérieurs à l’Union européenne ne siègent que comme observateurs. Il s’agit en fait, pour l’essentiel, d’un comité d’entreprise européen légalement obligatoire. 45. Les acteurs chinois sont rompus à l’organisation de pseudo-contrôles à l’usage des organismes de certification étrangers… 46. Cf. LI Mai-Jing, « Comparaison entre la loi chinoise sur le contrat de travail de 2007 et la loi chinoise sur le travail de 1994 », mémoire de M2 Recherche droit social Paris 1, Sept. 2008.

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commerce américaine de Shanghai (et, un peu plus timidement, la Chambre de commerce européenne) a tenté d’empêcher l’adoption de la nouvelle législation47 : si les salariés sont trop protégés, si l’emploi devient trop stable, ont-elles soutenu, les entreprises quitteront la Chine pour s’installer dans des pays où la législation est moins contraignante… Cet événement montre bien les deux faces du discours des multinationales : dans le monde développé, elles adoptent une posture postmoderne et prônent la RSE (CSR), seule façon de compenser les distorsions qui résultent du faible niveau de protection des salariés dans les pays émergents. Mais les mêmes ne sont pas si pressées de voir les pays émergents, en développant leur droit du travail, devenir modernes et éliminer ces distorsions. On pourrait appeler ce double-jeu « déréglementation réflexive ». La « politique étrangère » des entreprises (notamment le lobbying auprès des organisations internationales et des États des pays émergents) est un excellent révélateur des ambiguïtés – au vrai, des hypocrisies – de la RSE. Entreprises soustraites à la loi, et tentant cependant de la dicter aux États ; entités privées créatrices de « normes » prétendument autonomes : ces constats peuvent alimenter l’interrogation, qui porte sur le point de savoir si l’on va vers l’entreprise-État, avec son armée, ses forces de police…, image si courante, et depuis longtemps, dans la science-fiction américaine48. Les armées privées qui livrent de vraies guerres, les « fonds souverains »…, ne métissent-ils pas les formes d’organisation ? Mais ce nouveau monde est instable, et c’est pourquoi l’image de la reféodalisation ne permet à mon avis pas d’en rendre compte. S’il fallait une métaphore historique, c’est plutôt à des « princes marchands » comme ceux de la Renaissance que l’on penserait : comme un Pazzi ou un Médicis, comme César Borgia ou encore Jacques Cœur, un jour au faîte, le lendemain exilés ; payant la force, plus qu’une force par eux-mêmes. Évergètes, comme Bill Gates, parce que leur situation est en réalité si fragile… Ces formes d’organisation se jouent sans doute un temps des États. Mais, n’étant ancrées dans rien (et c’est en définitive la différence essentielle avec la féodalité, où le dominant est à soi seul une puissance), elles restent essentiellement tributaires du droit étatique, ou des droits étatiques. Leurs biens, notamment les propriétés incorporelles, n’ont de valeur que parce que le droit étatique les protège. Elles retirent leurs marges de manœuvre des accords de libre circulation que concluent les États. Dans l’incessant « zapping » des alliances qui scande la vie des réseaux postmodernes, y a-til beaucoup plus à dire, pour définir l’entreprise par ses responsabilités, sa nature et ses fonctions, que ce que dit classiquement le droit des affaires ? 47. On a ainsi longtemps pu consulter sur le site de l’Amcham Shangai (www.amchamshanghai.org) un article intitulé « Labor Contract Law : Return to the Iron Rice Bowl ». Position aussitôt dénoncée par les syndicats américains comme « immoral campaign to undermine Chinese workers rights » (v. G. Dyer, The Financial Times, 2 mai 2007). 48. Le « Planètes à gogo » de Pohl et Kornbluth a plus de cinquante ans…

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Mieux comprendre l’organisation de l’industrie pour mieux comprendre la firme

Joël-Thomas Ravix

INTRODUCTION Les débats autour de la nature de la firme et de ses frontières se heurtent généralement à la délicate question du statut théorique des formes hybrides ou des relations interentreprises et laissent ainsi dans l’ombre une autre question qui lui est étroitement liée : celle de la nature de l’industrie. Inversement, les approches traditionnelles de l’industrie ignorent le plus souvent le problème des relations interentreprises ou les appréhendent comme de simples relations marchandes en assimilant l’industrie au marché. Pourtant, l’observation des réalités industrielles montre que les entreprises nouent entre elles des relations très variées aussi bien sur le plan horizontal que sur le plan vertical, qui vont des formes les plus traditionnelles de sous-traitance aux nouvelles formes de mise en réseau ou encore d’organisation modulaire. Cette diversification des relations interentreprises se traduit par une fragmentation des chaînes de valeur qui a pour principale conséquence de brouiller les frontières de la firme. Bien que ce phénomène incite à reconsidérer les fondements de l’organisation interne de l’entreprise, il soulève également la question de son organisation externe qui ne peut trouver sa cohérence qu’au sein de l’industrie dans laquelle vient s’insérer l’activité de la firme. Si la théorie de la firme a fait l’objet d’un investissement analytique important au cours de ces dernières années [Garrouste et Saussier, 2005], il n’en va pas de même pour l’organisation de l’industrie. Ce constat n’est pas en lui-même nouveau puisque, en 1972 déjà, Ronald Coase faisait état de ces difficultés lors d’un colloque organisé pour le cinquantième anniversaire de la création du National Bureau of Economic Research (NBER). Il remarquait que « ce qui est curieux en effet s’agissant

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du traitement des problèmes d’organisation industrielle en économie, c’est qu’il n’y en a point ». Pourtant, ajoutait-il : Nous savons tous ce que signifie l’organisation de l’industrie. Elle décrit la manière dont les activités entreprises au sein du système économique se répartissent entre les firmes. Comme on le sait, certaines firmes embrassent plusieurs activités différentes ; tandis que pour d’autres, la gamme en est étroitement circonscrite. Certaines firmes sont de grande taille ; d’autres sont petites. Certaines firmes sont intégrées verticalement ; d’autres pas. Voilà ce qu’est l’organisation de l’industrie, ou – comme il est d’usage de l’appeler – la structure de l’industrie [Coase, 1972, p. 16].

L’objet de cet article est donc de proposer une première approche de la question de la nature de l’industrie. Pour cela, il convient de préciser tout d’abord les diverses raisons analytiques qui expliquent pourquoi les approches traditionnelles de la firme et de l’organisation industrielle rencontrent des difficultés à définir un concept d’industrie qui ne soit pas synonyme de marché. Ensuite, nous présenterons un nouveau cadre analytique qui, en intégrant la diversité des relations interentreprises, permet de concevoir l’organisation de l’industrie. Il nous sera alors possible, pour terminer, de définir les premiers éléments susceptibles de conduire à la construction d’un concept opératoire d’industrie permettant en particulier de répondre à la question des frontières des industries.

LA NATURE DE L’INDUSTRIE : ENJEUX CONCEPTUELS ET ANALYTIQUES Sans chercher à revenir sur les origines du mot industrie et sur ses différentes acceptions [Alcouffe, 1991], il n’est pas inutile de rappeler que ce terme apparaît au XVe siècle, comme une transformation du latin industria, pour désigner l’activité conduisant à la réalisation de quelque chose. À cette première signification est associée l’idée d’habileté, de savoirfaire, d’ingéniosité et même de ruse [Fontaine, 1992]. Mais plus généralement, le mot industrie désigne le travail manuel qui intervient dans la transformation des objets. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’il est encore utilisé au XIXe siècle par Jean-Baptiste Say lorsqu’il note, dans son Traité d’économie politique, qu’il faut « que l’homme industrieux possède des produits déjà existants, sans lesquels son industrie, quelque habile qu’on la suppose, demeurerait dans l’inaction » [Say, 1841, p. 68]. Par extension, le terme d’industrie a progressivement été réservé pour désigner l’ensemble des activités économiques qui ne relèvent ni de l’agriculture ni du commerce. Mais cette distinction est devenue quelque peu désuète puisque l’on parle communément de nos jours des industries agroalimentaires ou encore de l’industrie des services. Ce qui est frappant de constater, lorsque l’on parcourt l’ensemble des ouvrages d’économie industrielle, c’est que la plupart d’entre eux ne se préoccupent pas de donner une définition de l’industrie et encore moins de

MIEUX COMPRENDRE L’ORGANISATION DE L’INDUSTRIE…

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proposer une véritable réflexion sur une notion qui est pourtant censée constituer l’objet d’étude de ce domaine de l’analyse économique. Cette particularité découle directement des difficultés rencontrées par l’analyse économique pour appréhender l’industrie à partir de la notion de produit. Ainsi, par exemple, lorsqu’Alexis Jacquemin aborde cette question, il commence par remarquer que « théoriquement, c’est à partir de la demande du consommateur et de la substitution étroite qui existe, à ses yeux, entre les produits, qu’il faudrait délimiter l’industrie » [Jacquemin, 1979, p. 32-33]. L’usage du conditionnel montre toutefois qu’une telle approche soulève de nombreuses difficultés qui viendraient justifier qu’en définitive « l’observateur est prisonnier des classifications industrielles disponibles dont les critères ne correspondent pas souvent aux notions économiques » [ibid., p. 33]. Cette remarque est néanmoins surprenante, car elle laisse entendre que les méthodes élaborées par les organismes statistiques ignorent délibérément les « bons critères » de la théorie économique. Le problème est plus certainement d’une autre nature. Si les organismes statistiques ne parviennent pas à appliquer les critères de la théorie économique, c’est sans doute plus simplement parce que de tels critères sont inapplicables. Dans ces conditions, on comprend mieux les raisons qui font que, « généralement, la classification industrielle dépendra davantage des caractéristiques de l’offre (structure physique ou technologique) que de celle de la demande et du degré de substituabilité aux yeux de l’utilisateur » [ibid., p. 33]. Le renversement d’approche est intéressant puisqu’il tend à montrer que la cohérence d’une industrie particulière serait à rechercher du côté de la production et non de celui de la consommation, justifiant ainsi la nécessité d’une réflexion sur l’organisation de l’industrie. Toutefois, une telle perspective est très rarement explorée par les économistes industriels, qui se limitent le plus souvent à assimiler l’organisation de l’industrie à celle du marché. Cette perspective est empruntée en particulier par Jean Tirole dans l’introduction de son ouvrage intitulé Théorie de l’organisation industrielle. À la question de savoir « pourquoi s’intéresser à l’organisation industrielle ? », il répond que « cette question semble presque stupide », car pour lui, « étudier l’organisation industrielle, c’est étudier le fonctionnement des marchés » [Tirole, 1993, p. 1]. Réduire ainsi l’organisation industrielle au fonctionnement du marché ne résout rien et ne fait que déplacer le problème puisque Tirole poursuit en remarquant que « la notion de marché est loin d’être simple. Bien entendu, nous ne souhaitons pas nous limiter au cas d’un bien homogène. Si nous postulons que deux biens appartiennent au même marché si et seulement s’ils sont des substituts parfaits, alors tous les marchés seraient virtuellement approvisionnés par une entreprise unique » [ibid., p. 25]. Ces remarques le conduisent à conclure son introduction en indiquant que « pour les besoins de [son] livre, cette difficulté empirique de définition d’un marché sera ignorée. On supposera que le marché est bien défini, et qu’il concerne, soit un bien homogène,

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soit un groupe de produits différenciés, qui sont des substituts relativement corrects (ou des biens complémentaires) d’au moins un des biens du groupe, et qui ont une interaction limitée avec le reste de l’économie » [ibid., p. 26]. Une telle affirmation est pour le moins étonnante. Quelle peut être en effet la pertinence d’une théorie de l’organisation industrielle qui explique qu’une industrie est en fait un marché, mais qu’il est impossible de définir avec précision, ou de manière non arbitraire, un marché en dehors du cas d’un bien parfaitement homogène, tout en sachant que les produits ne sont jamais parfaitement homogènes ? Paradoxalement, ce que démontre l’ouvrage de Tirole c’est que l’analyse de l’organisation industrielle ne nous apprend toujours rien sur la manière dont l’industrie s’organise. Il apporte ainsi, vingt ans après, la confirmation de la justesse du constat de Coase. Ce paradoxe pourrait être sans importance s’il n’entraînait à sa suite toute une série d’ambiguïtés, lorsque ces termes d’industrie ou de secteur, ou encore de marché, sont utilisés par des disciplines autres que l’économie. C’est en particulier le cas dans une nouvelle branche du droit économique qualifiée de droit de la régulation. Ce dernier « a vocation à exprimer un nouveau rapport entre le droit et l’économie, à la fois un rapport d’organisation et de contrainte et un rapport détaché du passage nécessaire par l’Etat et son organisation administrative » [Frison-Roche, 2001, p. 610]. La spécificité du droit de la régulation réside dans le fait qu’il s’intéresse à des situations en quelque sorte intermédiaires, c’est-à-dire à des activités dont l’organisation n’est assurée ni par la concurrence ni par l’État. Ceci explique d’ailleurs le choix du terme régulation qui est plus général que celui de réglementation. Cette subtilité de vocabulaire permet alors de rendre compte de l’idée qu’il est possible de passer d’une activité réglementée, dans laquelle l’État intervient directement, à une activité régulée, dans laquelle l’État n’intervient plus ou très indirectement parce qu’il confie le soin à une autorité indépendante de fixer les règles de fonctionnement de cette activité. Le droit de la régulation porte donc sur des industries ou des secteurs particuliers et s’intéresse à leurs modes d’organisation et de fonctionnement, mais sans préciser comment ces secteurs sont définis. Bien évidemment, le terme de secteur est retenu ici dans son sens le plus général du langage courant. Toutefois on peut se poser la question de savoir ce que recouvre cette notion de secteur. L’enjeu n’est pas négligeable dès lors qu’il s’agit de montrer que « le droit de la régulation se distingue du droit de la concurrence » [ibid., p. 611]. En effet, l’idée de régulation renvoie à quelque chose de plus large que le simple maintien des principes de la concurrence puisque l’instauration d’une Autorité administrative indépendante traduit la nécessité d’une régulation sectorielle complémentaire au droit commun de la concurrence qui ne peut provenir que d’une spécificité du secteur considéré. Même s’il est généralement affirmé que cette régulation sectorielle est destinée à s’effacer une fois l’ouverture à la concurrence pleinement réalisée, la spécificité sectorielle demeure ne serait-ce que pour

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des raisons technologiques et de politiques publiques. Ainsi, par exemple, « à scruter d’un peu près la régulation dans les télécommunications, on s’aperçoit que celle-ci est essentiellement dominée par trois soucis : d’abord, la volonté de créer et de préserver une concurrence effective sur les marchés concernés (lien avec la politique antitrust) ; ensuite, la nécessité de conserver un certain contrôle sur la production et l’évolution de celle-ci (lien avec la politique technologique et industrielle) ; enfin, la préoccupation d’assurer une certaine redistribution en faveur de catégories déterminées de populations ou de territoires (lien avec la politique de redistribution) » [Pénard et Thirion, 2007, p. 88]. L’espace du droit de la régulation ne saurait donc se réduire à celui des marchés, sauf à se confondre avec celui du droit de la concurrence. D’où la nécessité de préciser comment de tels secteurs se définissent : quelles sont les entreprises qui en font partie et quelles sont celles qui n’en font pas partie ? Quels sont les critères retenus pour justifier qu’une entreprise, qui réalise plusieurs activités, figure dans tel secteur plutôt que dans tel autre ? Quelles sont les activités particulières qui relèvent ou qui ne relèvent pas du secteur en question ? On le voit, dès lors que l’on réduit une industrie à un marché (ou à un ensemble de marchés), on se heurte à des difficultés sans nombre et on ne sait plus très bien de quoi on parle. En particulier, comment délimiter le domaine de compétence d’une autorité de régulation dès lors que l’on ne connaît pas avec précision la structure de l’industrie dans lequel elle aura à intervenir ? Bien évidemment, l’origine de cette difficulté découle de l’analyse économique traditionnelle. Si cette dernière est contrainte d’assimiler une industrie à un marché, défini par référence à un produit, c’est paradoxalement parce qu’elle n’accorde aucune spécificité à l’entreprise. Comme l’a montré Coase [1937], dans son célèbre article sur la nature de la firme, cette absence est la conséquence directe de l’hypothèse d’une information parfaite de l’ensemble des agents économiques, qui implique que ces derniers se coordonnent par l’intermédiaire d’une seule et unique institution : le marché. Dans ce cadre, en effet, les agents n’ont aucune raison de construire des organisations particulières, appelées entreprises, pour mettre en œuvre leurs activités économiques et, par voie de conséquence, l’idée même d’industrie, traduisant des relations d’interdépendance entre ces organisations, ne peut pas avoir de signification. La question de la nature de l’industrie est donc étroitement liée à celle de la nature de la firme.

DES FRONTIÈRES DE LA FIRME À L’ORGANISATION DE L’INDUSTRIE Pour faire apparaître la firme au sein de la théorie économique, il est nécessaire de supposer que l’information n’est plus libre ni gratuite. Dans ce cas, le recours à une coordination par le marché, c’est-à-dire par un

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système de prix, devient coûteux et il peut être avantageux de passer par une organisation pour coordonner certaines transactions à un coût inférieur à celui du marché. Ce résultat, démontré par Ronald Coase en 1937, soulève cependant deux nouvelles questions : « Qu’est-ce qui détermine les décisions des firmes de faire ou d’acheter, et par suite les frontières entre elles et les marchés ? Quand ces deux formes d’activité sont-elles accomplies au sein d’une seule et même firme et quand sont-elles prises en charge par des firmes contractantes séparées ? » [Simon, 1991, p. 26]. Ces deux questions ont principalement retenu l’attention des économistes, car elles posent le problème des déterminants du choix stratégique entre intégration ou impartition [Barreyre, 1968], c’est-à-dire entre faire ou faire faire, et des modalités de coordination de ces deux procédures alternatives. L’accent est alors placé sur l’étude de la coordination contractuelle puisque la démarche conduit à se placer en amont de la firme et du marché pour retenir le contrat comme modalité institutionnelle unique de coordination [Quéré et alii, 1997]. Une telle approche a permis des avancées en matière d’analyse du fonctionnement des différentes procédures contractuelles qui gouvernent les relations interentreprises, en tenant compte à la fois des coûts d’élaboration, de mise en œuvre et d’exécution des contrats, mais aussi des comportements opportunistes des agents engendrés par les phénomènes d’asymétrie de l’information. Pour autant, il est nécessaire de constater que si cette approche permet de décrire les mécanismes qui régissent la coordination contractuelle, elle n’offre pas le moyen d’expliquer la diversité des relations interentreprises qui traduisent une division du travail entre différentes formes d’arrangements institutionnels, les « business institutions » [Langlois et Robertson, 1995], impliqués dans l’organisation productive. Dans cette perspective, il devient difficile de rendre compte de l’existence de modalités différentes au sein des relations interentreprises et donc, pour reprendre les termes de R. Coase, de comprendre la « structure institutionnelle de la production » [Coase, 1992]. Pour concevoir, sur un plan analytique, l’idée d’industrie il est au contraire nécessaire de commencer par s’interroger sur la coordination productive, c’est-à-dire sur la manière dont les entreprises organisent leurs activités de production. En d’autres termes, les déterminants des formes de coordination contractuelle qui sont à l’œuvre dans l’industrie sont à rechercher dans les caractéristiques mêmes de la production. En effet, les firmes ne se limitent pas à produire et à vendre, elles ont également la possibilité d’arbitrer entre faire ou faire faire, en fonction des contraintes qu’elles rencontrent pour organiser leurs processus de production. C’est donc une problématique productive, située analytiquement en amont d’une logique strictement contractuelle, qu’il convient de privilégier. Les fondements d’une telle problématique peuvent être trouvés dans l’analyse de l’organisation de l’industrie proposée par George B. Richardson [1972].

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Cette analyse est construite à partir de deux concepts fondamentaux. Le premier est celui d’activité qui ne se réduit ni à la notion de transaction, ni à celle de produit. En effet, le concept d’activité désigne les différentes fonctions exercées par la firme qui relèvent de la réalisation de la production, au sens large, comme la recherche-développement, la conception, la fabrication, la commercialisation, etc. Le deuxième concept fondamental est celui de compétence qui recouvre les savoirs, les connaissances, les expériences et les qualifications des organisations qui mettent en œuvre les activités. Les compétences permettent donc d’établir une relation entre les activités exercées et les organisations qui les réalisent. Ces deux concepts illustrent l’idée que l’entreprise a pour fonction principale de produire et que la production prend la forme d’un processus dont les différentes phases correspondent à autant d’activités. Une telle approche permet alors d’introduire une distinction analytique supplémentaire entre similitude et complémentarité des activités : les activités qui font appel aux mêmes compétences sont des activités semblables, tandis que les activités qui représentent différentes phases d’un processus de production sont des activités complémentaires [Richardson, 1972]. Dans cette perspective, les problèmes de coordination proviennent des contraintes propres à la mise en œuvre de la production, car l’élaboration et la réalisation d’un processus de production imposent une coordination qualitative et quantitative des activités qui le composent. La démonstration de l’existence d’une division institutionnelle du travail de coordination productive repose uniquement sur cette contrainte de cohérence de la production. En effet, les firmes ont tendance à regrouper des activités similaires pour lesquelles elles disposent des compétences requises. Ainsi, lorsque les activités sont à la fois semblables et complémentaires, elles sont coordonnées à l’intérieur de la firme par la direction. Cette première modalité de coordination des activités répond à la nécessité de soumettre la cohérence d’un plan de production à un contrôle unique et intégré. Inversement, lorsque les activités sont étroitement complémentaires mais dissemblables, elles doivent être coordonnées ex ante par des accords de coopération entre les firmes. Comme les entreprises réalisent différentes étapes d’un même processus de production, elles doivent s’entendre préalablement pour harmoniser leurs plans de production. On retrouve ici la contrainte de cohérence qui veut que les activités composant un processus de production soient coordonnées qualitativement et quantitativement. Toutes les autres activités, qui ne sont ni semblables ni étroitement complémentaires, sont coordonnées ex post sur le marché. Il apparaît ainsi qu’en choisissant de se référer aux activités plutôt qu’aux biens, il devient possible de démontrer deux résultats importants. D’une part, la coopération est bien une modalité institutionnelle de coordination spécifique, puisque sa fonction est différente de celle de la firme et de celle du marché. D’autre part, les trois modalités institutionnelles que

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constituent la firme, la coopération et le marché, ne sont pas alternatives en ce sens que les entreprises auraient le choix entre l’une ou l’autre de ces modalités. Elles sont en fait complémentaires dans la mesure où elles sont imposées par la nature même des activités mises en œuvre par les firmes et par l’état de la division technique du travail. Or, c’est justement cette complémentarité qui vient caractériser l’organisation institutionnelle de l’industrie et qui donne au concept d’industrie sa justification analytique. En rompant la dichotomie firme-marché et en ne se référant pas au contrat pour privilégier au contraire le principe d’une coordination productive, cette nouvelle approche se démarque radicalement de la précédente. Elle impose donc, pour des raisons de cohérence logique, que les concepts de firme et de marché qu’elle mobilise ne soient pas les mêmes. Pour préciser ce point, il faut rappeler que l’originalité de cette approche repose sur l’idée qu’il est nécessaire de commencer par investir et par construire une capacité de production avant de pouvoir réellement produire. Dans cette perspective, le concept de processus de production peut prendre alors toute sa signification puisque la réalisation de la production implique également la mise en œuvre d’un certain nombre d’opérations distinctes et complémentaires qui se déroulent dans le temps et qui exigent des périodes de temps variables et souvent différentes. Cette caractéristique permet d’introduire une distinction analytique supplémentaire entre : d’une part, les flux qui désignent les éléments apparaissant soit à l’entrée, soit à la sortie du processus ; d’autre part, les fonds qui désignent les éléments apparaissant à la fois à l’entrée et à la sortie du processus [Georgescu-Roegen, 1970]. Cette distinction est tout à fait essentielle car elle permet de donner à la notion de processus de production une double dimension à la fois quantitative et qualitative, absente des approches traditionnelles qui restent purement quantitatives1. C’est donc la durée d’utilisation d’un ensemble d’élémentsfonds et d’un ensemble d’éléments-flux, nécessaires pour la production d’une unité physique d’un bien, qui permet de définir un processus de production élémentaire. La réalisation d’un certain volume de production implique alors, sur le plan technique, la mise en œuvre d’un nombre correspondant de processus élémentaires ; ce qui soulève le problème de l’inactivité ou de la sous-utilisation des éléments-fonds. Cette question de l’oisiveté des fonds, qui est au cœur de l’organisation technique de la production, permet de concevoir trois modalités différentes d’arrangement des processus élémentaires [Leijonhufvud, 1986].

1. Le fait qu’un élément particulier soit un fonds ou un flux ne tient pas à sa nature physique mais provient uniquement du rôle qu’il joue au sein du processus considéré. Il est donc parfaitement possible qu’un même élément physique utilisé dans deux processus différents soit un flux dans le premier et un fonds dans le second. Ce n’est donc pas tant la forme physique de l’élément considéré qui est retenue que sa fonction technique, c’est-à-dire le rôle qu’il joue au sein du processus de production.

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La première, qui est aussi la plus simple, est celle de l’arrangement en série. Elle consiste à mettre en œuvre les processus élémentaires les uns après les autres, sans chevauchement, de telle sorte que l’un n’est activé que lorsque le précédent est terminé. Cette modalité, caractéristique de la production artisanale, présente l’inconvénient de se traduire par de longues périodes d’oisiveté des éléments-fonds. La deuxième modalité est celle de l’arrangement en parallèle puisqu’elle consiste à activer plusieurs processus élémentaires simultanément. Caractéristique de la fabrique traditionnelle, cette modalité ne résout qu’en partie la question de l’oisiveté des fonds, dès lors que certains d’entre eux peuvent entrer dans plusieurs processus simultanément. La troisième modalité permet au contraire, par combinaison des deux précédentes, d’éliminer ces périodes d’inactivité en organisant les processus élémentaires dans le temps de telle sorte que, aussitôt qu’un élément-fonds a cessé d’être utile à un processus élémentaire, il soit affecté à un autre processus élémentaire. Cette modalité, consistant à mettre en œuvre simultanément plusieurs processus élémentaires mais de manière décalée dans le temps, est caractéristique de la production en ligne que l’on retrouve dans le système d’usine. Le simple rappel de ces trois modalités montre que, au-delà de la composition technique des processus de production élémentaires, c’est l’arrangement temporel de ces processus qui est déterminant. Cette dimension temporelle de la production a deux conséquences importantes mises en évidence par Edith Penrose [1959]. D’une part, comme la production ne se réalise pas de manière instantanée, elle doit être organisée ; ce qui permet de comprendre pourquoi, dans une économie industrielle fondée sur l’entreprise privée, c’est l’entreprise qui constitue l’unité fondamentale de l’organisation de la production. D’autre part, comme la mise en œuvre de la production prend du temps et génère donc de l’incertitude, il en résulte que l’activité de la firme présente un caractère spéculatif. Il faut toutefois préciser que l’incertitude dont il est question ici ne désigne pas l’incertitude en général, celle qui est propre au monde dans lequel nous vivons ; il s’agit en fait d’une incertitude spécifiquement économique puisqu’elle est intrinsèque à l’action de produire. Cette conception particulière de l’incertitude présente alors deux caractéristiques fondamentales qui viennent conditionner le caractère spéculatif de l’activité des firmes. La première caractéristique a été mise en évidence par Richardson [1960] qui introduit une distinction entre deux notions d’information : d’une part, ce qu’il nomme une « information technique » et, d’autre part, ce qu’il appelle une « information de marché ». Le premier concept d’information concerne le fait que les décisions d’investissement prises par les entreprises sont logiquement antérieures à la mise en place des processus de production. Il en résulte donc que les entreprises n’ont pas la possibilité d’en prévoir toutes les implications ; ce qui engendre nécessairement des phénomènes d’irréversibilité. Le deuxième concept d’information

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traduit l’idée selon laquelle, les entreprises prennent leurs décisions indépendamment les unes des autres alors même que leurs activités respectives sont interdépendantes. La seconde caractéristique de l’incertitude a été mise en évidence par Penrose, elle porte sur son caractère subjectif. En effet, contrairement à Coase, qui réduit pour l’essentiel l’incertitude à l’absence de l’information nécessaire à la réalisation des transactions, Penrose rend l’incertitude intrinsèque aux anticipations des entrepreneurs et à l’état de leurs « connaissances ». Elle considère toutefois que l’expérience accumulée par la firme, à travers celle de ses dirigeants, ne correspond pas à une connaissance objective de son environnement. Au contraire, l’environnement de la firme est traité par Penrose comme « l’image, formée dans la conscience de l’entrepreneur, des possibilités et des limites auxquelles il est confronté » [Penrose, 1959, p. 5]. C’est cette conception particulière de l’information et de la connaissance que Penrose retient pour analyser le comportement de la firme puisqu’elle considère que « les prévisions d’une firme – la manière dont elle interprète son « environnement » – sont autant fonction de ses ressources internes que des qualités personnelles de l’entrepreneur » [ibid., p. 41]. Ces ressources et ces qualités constituent ce qu’elle appelle le « potentiel productif » de la firme, qui désigne toutes les opportunités productives dont les entrepreneurs ont connaissance et dont ils peuvent tirer avantage. Elle établit donc une distinction entre le potentiel « objectif » de la firme, exprimant ce qu’elle est capable de réaliser ou encore ses compétences, et son potentiel « subjectif » qui correspond à ce que la firme « pense pouvoir accomplir » [ibid.]. Si le potentiel objectif renvoie aux ressources internes et à l’activité de la firme, en revanche son potentiel subjectif désigne la manière dont la firme interprète son environnement. Comme le montre Martin Fransman [1994], la conception avancée par Penrose se démarque doublement de la notion de rationalité limitée développée par Herbert Simon. D’une part, Simon considère que les individus sont dotés d’une rationalité limitée, non parce qu’ils ne seraient pas complètement rationnels, mais parce qu’ils ont une capacité limitée à traiter toutes les informations nécessaires pour résoudre des problèmes complexes. Telle n’est pas la position de Penrose qui retient au contraire l’idée que, l’information étant par nature subjective, la capacité d’une firme à traiter de l’information n’a pas de signification particulière. D’autre part, pour Simon, l’existence des organisations s’explique par la rationalité limitée puisque le regroupement offre aux individus la possibilité de réaliser collectivement l’objectif qu’ils ne peuvent atteindre individuellement. Dans cette perspective, la firme se présente comme « une organisation de traitement de l’information » [Simon, 1964, p. 76]. Là encore, Penrose se démarque de cette interprétation en traitant la firme comme une organisation créatrice d’images. En d’autres termes, « au lieu de commencer avec l’environnement objectif de la firme et avec l’information que cet environnement génère – sous la forme, par exemple, de prix

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de marché, de demandes de certains biens, d’activités des concurrents, etc. – Penrose part du monde mental des entrepreneurs qui sont placés dans le contexte de leurs propres firmes et de leurs potentiels productifs spécifiques » [Fransman, 1994, p. 743]. Ce sont donc les prévisions des entreprises et non les faits objectifs qui déterminent de façon immédiate leur comportement puisque les décisions sont prises sur la base de prévisions qui ne portent pas sur les diverses éventualités susceptibles de se réaliser, mais sur la manière dont l’entreprise interprète ces éventualités. Il en résulte que ses possibilités d’action ne sont pas directement soumises à l’incertitude de son environnement mais à l’état de ses connaissances et plus généralement de ses compétences particulières. L’environnement n’est donc pas par nature fondamentalement incertain, il le devient parce que l’entreprise en a une perception purement subjective qui dépend de ses propres expériences passées, mais aussi de ses capacités d’apprentissage [Ravix, 1997]. Dans cette perspective, la firme n’a pas pour fonction de coordonner des transactions à un coût inférieur à celui du marché, mais de gérer cette incertitude en mobilisant des compétences pour développer ce que Penrose [1959] appelle des « domaines de spécialisation » qui vont conditionner la place qu’elle occupe au sein du système productif. Ce concept de domaine de spécialisation regroupe deux éléments différents mais étroitement complémentaires. Le premier élément est celui de base de production qui ne renvoie pas à la notion de produit, ni à celle de facteurs de production, mais recouvre en fait l’ensemble des moyens matériels et des connaissances techniques et managériales que l’entreprise doit mettre en œuvre pour produire. Le deuxième élément qui vient compléter le domaine de spécialisation de la firme est celui de zone de marché. Il désigne le fait que la firme ne se limite pas à produire, mais qu’elle développe également des relations et des procédures de vente avec ses clients ; c’est-à-dire qu’elle participe directement à l’organisation des marchés sur lesquels elle intervient. Le marché n’est donc pas le lieu où les entreprises s’adapteraient de manière passive aux conditions de la concurrence qui prévalent, ni celui où elles bénéficieraient d’un pouvoir de monopole résultant d’effets de taille engendrés par la présence de rendements d’échelle croissants. Bien au contraire, chaque entreprise construit des marchés qui lui sont propres et qui, en fonction de leurs compétences spécifiques et de leurs anticipations subjectives, se situent dans le prolongement direct de ses domaines de spécialisation. Ces derniers ne font que traduire les stratégies de diversification qui poussent chaque entreprise à rechercher une position dominante, tout en sachant qu’une telle position ne peut jamais être stable en raison des nouvelles opportunités offertes en permanence par les stratégies de diversification développées par les autres entreprises. C’est cette conception particulière du comportement de la firme qui permet d’analyser de manière plus précise le fonctionnement de la division

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institutionnelle du travail de coordination. En effet, la mise en œuvre de leurs processus de production conduit les firmes à adopter les procédures institutionnelles qui vont leur permettre de coordonner ex ante leurs activités. La diversité de ces procédures constitue l’espace des relations interentreprises à partir desquelles il devient possible de définir un concept opératoire d’industrie.

DE L’ORGANISATION DE L’INDUSTRIE AUX FRONTIÈRES DES INDUSTRIES

Le constat selon lequel les processus élémentaires doivent être économiquement organisés explique pourquoi cette dimension de la production est prise en charge par des organisations particulières, les entreprises, dont la fonction est justement de gérer cette organisation économique de la production. Cependant, si la mise en œuvre des processus élémentaires peut se ramener à des arrangements de ressources productives, ces derniers ne sont pas suffisants pour expliciter analytiquement le principe de l’organisation économique de la production. Il faut également tenir compte du fait que, pour une entreprise, la production prend également la forme d’un processus qui schématiquement peut être décomposé en une suite d’étapes, correspondant à différentes opérations particulières, qui vont de la conception à la commercialisation, en passant par l’approvisionnement, la fabrication d’éléments, le montage et la finition. Il est ainsi possible de concevoir que l’organisation économique de la production recouvre et articule trois formes de coordination productive. Tout d’abord, une coordination des processus élémentaires qui caractérisent chacune des opérations. Cette première forme de coordination est principalement technique et renvoie à une logique d’atelier. Elle est spécifique à chaque étape du processus de production de la firme. Ensuite, l’organisation économique de la production nécessite une coordination des différentes opérations entre elles. Cette deuxième forme de coordination, qui relève d’une logique d’entreprise, a pour finalité de gérer le bon déroulement de l’ensemble du processus de production. Enfin, une troisième forme de coordination doit également être prise en compte, c’est celle de la firme avec son environnement qui correspond aux relations qu’elle entretient avec ses fournisseurs et ses clients. Cette dernière forme de coordination peut passer par des modalités très variées dans la mesure où ces différentes relations n’ont aucune raison a priori d’intervenir uniquement en amont et en aval de son processus de production. Au contraire, selon le moment du processus de production où ces relations se mettent en place, il est possible de montrer qu’elles correspondent à des modalités particulières de relations interentreprises. Ces différentes modalités correspondent parfaitement au « réseau dense des

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coopérations et des affiliations par lequel les entreprises sont interconnectées » que Richardson décrit dans les termes suivants : La firme A est filiale commune des firmes B et C, elle a conclu des accords techniques avec D et E, elle est donneuse d’ordres pour F et liée par des accords commerciaux avec G – et ainsi de suite [Richardson, 1972, p. 883-884].

Ainsi, selon qu’une entreprise confie à une autre, une ou plusieurs opérations, il est possible de définir des formes spécifiques de relations interentreprises [Hannoun et Guerrier, 1996]. Toutefois, ces différentes formes concrètes peuvent être réparties en deux modalités génériques : la production autonome et la production déléguée. La première désigne la relation marchande traditionnelle, caractéristique de la fourniture, qui implique simplement une coordination ex post par le marché ; tandis que la seconde regroupe les relations relevant de la sous-traitance élargie qui imposent aux entreprises concernées de se coordonner qualitativement et quantitativement avant la réalisation effective de la production. Dès lors que les formes de production déléguées traduisent des relations étroites de complémentarités technologiques entre les entreprises, il est envisageable de procéder à un découpage du système productif fondé sur le poids relatif de cette modalité de relation interentreprises. En effet, à partir des activités telles qu’elles sont définies au niveau le plus désagrégé, il devrait être possible de regrouper les entreprises qui font principalement de la production déléguée pour une autre activité avec les entreprises qui font de la production autonome pour cette même activité. Bien que ces deux catégories d’entreprises ne réalisent pas les mêmes activités, elles entretiennent néanmoins des relations de complémentarité qui autorise de les réunir au sein d’un même ensemble que nous proposons de qualifier d’« industrie » [Ravix, 2001]. À l’intérieur de chaque « industrie » ainsi définie, la production déléguée devrait nécessairement être dominante, tandis que la production autonome devrait caractériser les relations entre « industries ». Cette nouvelle forme de découpage du système productif présente alors un double intérêt. D’une part, il ne privilégie ni une logique marchande, ni une logique productive, puisqu’il prend en compte chacune de ces deux perspectives au niveau interindustriel et au niveau intra-industriel. L’ensemble de la structure industrielle peut alors être appréhendé dans toute sa diversité, d’autant plus que cette méthode n’entre pas en contradiction avec d’autres approches possibles de l’organisation du système productif en termes de filières par exemple. Au contraire, elle peut même permettre d’affiner l’application de la notion de filière en intégrant à cette dernière une logique effectivement productive. D’autre part, cette méthode de découpage en « industries » présente un avantage supplémentaire qui est de donner à la notion d’industrie sa véritable dimension puisque cette dernière émerge de l’activité concrète des firmes et non de leur agrégation plus ou moins arbitraire par le biais d’une nomenclature de produits. Elle semble donc mieux adaptée pour

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rendre compte de l’organisation industrielle, en fournissant une représentation du système productif en industries [Ravix, 2005].

CONCLUSION L’analyse des relations interentreprises qui vient d’être présentée, rend possible une nouvelle approche de la structure du système productif. Fondée sur une dichotomie entre la production autonome et la production déléguée, cette nouvelle approche place en amont des problèmes de coordination marchande la nécessité d’une coordination productive de l’activité des firmes. Bien que la production déléguée recouvre une variété de formes de relations interentreprises, parfaitement repérables aussi bien sur le plan théorique que sur le plan empirique, celles-ci ont néanmoins en commun de correspondre à différentes possibilités de segmentation d’un processus de production qui ont pour effet de rendre étroitement complémentaires les activités productives des entreprises concernées. La logique de la production déléguée se différencie donc de la logique de la production autonome. À la première est associée une relation de partenariat industriel, imposée par une interdépendance forte des activités de production, à la seconde au contraire est associée une relation marchande de fourniture qui n’implique pas les mêmes contraintes. La mise en évidence analytique de ces deux logiques fournit les éléments pour une reconstruction de la structure du système productif en « industries », à partir de l’idée que la production déléguée définit les relations intra-industrielles, tandis que la production autonome conditionne les relations interindustrielles. Même si cette méthode n’est pas applicable en raison de l’imprécision des données statistiques actuellement disponibles, elle pourrait néanmoins être d’une grande utilité pour comprendre la structure du système productif. Une telle connaissance s’avère d’autant plus importante aujourd’hui que les modes de gouvernement économique prennent désormais la forme d’une régulation par des autorités indépendantes dont les champs d’action portent sur des industries dont il est difficile de délimiter les frontières, parce que ces dernières ne recoupent pas celles des secteurs traditionnellement repérés par les statistiques d’entreprises. Par ailleurs, comme l’action de ces autorités indépendantes vise principalement à garantir le respect des règles de la concurrence, une compréhension de la structure des relations interentreprises s’avère indispensable pour éviter par exemple de confondre des modalités particulières de coopération avec des pratiques non concurrentielles d’entente ou de collusion. Plus généralement, une telle approche permettrait de reconsidérer la question de la politique industrielle. En effet, si la plupart des commentateurs s’accordent pour reconnaître que « la notion de politique industrielle est en crise », ils divergent en général sur les raisons de cette crise : « crise

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liée au manque de repères sur les déterminants de la compétitivité industrielle, due aux échecs et aux coûts des politiques volontaristes antérieures qui ont échoué en partie ; crise liée à la globalisation des économies, à l’épuisement de la crédibilité des outils traditionnels de la politique industrielle, à l’existence d’un vide méthodologique entre une macroéconomie dominée par la notion de marchés de libre concurrence et mondiaux et une compétitivité mise en œuvre surtout au niveau microéconomique » [Colletis et Levet, 1997, p. 103]. Parmi cette liste, sans doute non exhaustive, notre approche présente l’intérêt de parvenir à combler en partie le « vide méthodologique » constaté dans la mesure où la notion de politique industrielle ne peut véritablement acquérir de sens qu’à la double condition que les logiques de fonctionnement et les frontières des « industries » soient clairement identifiées.

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Les institutions de valorisation des biens et du travail : firmes ou marchés ?

François Eymard-Duvernay

INTRODUCTION Nous portons l’attention, dans ce papier, sur la capacité politique des acteurs, et en particulier des acteurs d’entreprise. Cette investigation est complémentaire de celles menées de longue date sur la capacité cognitive. Herbert Simon remettait en cause l’existence d’une capacité cognitive parfaite et égale pour tous, afin de montrer les processus permettant son acquisition. Il établissait un partage net entre la sphère cognitive et la sphère normative : cette dernière couvrant aussi bien les finalités individuelles que collectives. Ses recherches portaient prioritairement sur la première. Par exemple, dans sa théorie des organisations, il supposait que les finalités des organisations relevaient du politique, la science administrative portant principalement, voire exclusivement, sur les dispositifs permettant d’atteindre au mieux ces finalités. Il s’inscrivait bien ainsi dans un partage absolument classique entre étude des fins, ou des valeurs, et étude des moyens. Cette position, hautement respectable, a l’inconvénient de rejeter hors de la science économique et de la science administrative l’approche des valeurs individuelles et collectives. De nombreux travaux en économie tentent de remettre en cause cette exogénéité des valeurs. Au plan individuel, il s’agit des recherches qui portent sur l’endogénéisation des préférences (par exemple [Bowles, 1998]). Au plan collectif, les valeurs sont depuis toujours prospectées par la branche normative de l’économie, avec un renouveau important actuel, sous l’impulsion d’Amartya Sen. Son objectif est spécifiquement de raviver la dimension « éthique » de l’économie aussi bien pour l’analyse du comportement individuel que pour l’évaluation sociale. Dans cette perspective, il est intéressant de tenter pour l’approche des finalités individuelles la démarche suivie par Simon pour l’approche de la

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cognition. Soit de partir de l’hypothèse que les finalités individuelles, formalisées par la fonction d’utilité, sont des capacités qui s’acquièrent et qui sont inégalement distribuées entre les personnes. L’approche évolutionniste est immédiatement disponible pour un tel objectif et elle a été mobilisée avec succès. Mais nous emprunterons une voie différente. La théorie évolutionniste, comme on le sait, réduit drastiquement les capacités stratégiques « innées » des acteurs, qu’elles concernent les finalités individuelles ou les interactions avec autrui. L’émergence de ces capacités résulte d’interactions répétées avec l’environnement (y compris l’environnement constitué par les autres acteurs) qui sélectionne les bonnes routines. Les valeurs individuelles sont ainsi des traits de caractère sélectionnés par l’environnement. Nous insistons au contraire sur la réflexivité du comportement pour la prise en compte des valeurs. « L’environnement » joue un rôle important dans l’accroissement de la capacité politique, mais comme ensemble d’équipements mis en place par les acteurs pour se coordonner, soit des institutions. Précisons la terminologie que nous utilisons. Plusieurs termes sont disponibles pour désigner la forme d’action étudiée. On distingue très classiquement jugements de valeur et jugements de faits. La notion de valeur peut ainsi désigner ce qui relève de la finalité de l’action, du calcul des moyens les plus rationnels pour l’atteindre. On peut l’utiliser aux plans individuel et collectif. La distinction à un plan exclusivement collectif entre l’administratif et le politique est également utile. Nous préférons la notion de politique à celle d’éthique pour marquer la dimension collective et construite des valeurs. Le terme « valeur » permet de faire un lien intéressant avec les vieilles théories économiques de la valeur. Pour elles, le mystère de l’échange est résolu par l’appel à un principe préalable et universel sur ce qui fait la valeur des biens, avec un débat bien connu entre valeur-travail et valeur-utilité. La théorie moderne a évacué ce débat : l’échange n’est plus fondé sur un principe de valeur, c’est un point d’équilibre entre des rationalités individuelles. Pourtant, la théorie moderne n’a pas réussi à s’émanciper complètement des valeurs : la valeur-utilité en constitue toujours une composante essentielle. Préalablement à l’échange, les biens (ou les conséquences des stratégies) sont supposés valorisés par les préférences individuelles. C’est tout le domaine de la théorie du choix rationnel. Mais ce substrat éthique de la théorie économique est maintenant le plus souvent laissé dans l’ombre : la théorie du choix rationnel est une théorie, axiomatisée, de la cohérence des choix ; les préférences individuelles, qui représentent les finalités que l’individu se donne, sont réduites à un comportement trivial, agir de façon égoïste, et suivant un ordre de préférences fixe et exogène. Par ailleurs, la prise en compte des questions de qualité a conduit à un nouveau champ d’analyse, l’économie de la qualité. La différenciation des produits, très tôt mise en valeur par Chamberlin [1953], modifie les condi-

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tions de la concurrence ; la variété des qualités induit une incertitude qualitative. L’article fondateur d’Akerlof [1970] et les travaux de Stiglitz [1987] ont montré que cette incertitude pouvait conduire à une disparition du marché, les mauvais produits chassant les bons. La variable « qualité », au centre de ces analyses, est rarement interrogée : elle est considérée comme exogène à l’analyse, tout se passant comme si sa mesure relevait des sciences de la nature. De nombreuses observations montrent qu’il s’agit bien entendu, dans de nombreux cas, d’une construction sociale. Les qualités sont en fait des qualifications (il suffit de penser aux étoiles des publications d’économie…). Il importe de les intégrer à l’analyse pour rendre compte des processus de valorisation. Les valeurs sont donc implicitement présentes dans l’analyse économique : au niveau du comportement individuel, le choix rationnel étant conditionné par une conception du bien ; et au niveau du marché, l’équilibre étant conditionné par une conception de la qualité des biens. L’objectif de cette présentation est de leur donner plus de place, renouant donc avec les théories de la valeur, mais dans une perspective constructiviste : nous parlerons de valorisation pour marquer que les valeurs sont en cours de construction et non des grandeurs hétéronomes. La dimension « valeur » du choix rationnel sera revisitée, dans la première partie, en introduisant de la réflexivité dans le choix et en montrant le rôle des institutions pour doter les agents d’une capacité de valorisation, voire de création de valeur. Cette démarche rompt ainsi avec l’approche standard qui dote uniformément tous les individus d’une telle capacité. Nous utiliserons la notion de pouvoir pour marquer la dimension politique de cette capacité : elle porte sur la définition des finalités individuelles et collectives et suppose l’exercice d’une liberté. La seconde partie développe l’analyse de la pluralité des pouvoirs de valorisation. L’économie n’est pas l’espace homogène décrit par la théorie générale de l’équilibre de marchés interdépendants. Elle n’est pas non plus unifiée autour d’un principe unique de valorisation, ou d’une unité de compte universelle. Elle est en tension entre plusieurs prétentions à la souveraineté des évaluations, ce qui induit des discontinuités dans la chaîne des valorisations. Il en résulte un risque d’incertitude radicale des échanges, lorsque les principes de valorisation ne sont pas fixés. On peut caractériser une économie par sa structure de pouvoirs de valorisation, en mettant par exemple l’accent sur la domination des acteurs financiers dans les économies actuelles [Aglietta, Rebérioux, 2004]. Cette approche permet de donner toute l’ampleur qu’elle mérite à l’entreprise : c’est une institution de valorisation en tension avec l’institution marché. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une forme d’administration efficiente (permettant d’économiser des coûts), mais bien d’une forme politique nouvelle. La troisième partie aborde la place du travail dans cette architecture des pouvoirs. Est-il, par nature, au fondement de toute valeur, comme le

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pensaient les théoriciens de la valeur-travail ? Ou est-il au contraire, par nature également, le maillon le plus bas d’une chaîne de valorisations dominée par les acteurs monétaires et financiers, comme nombre d’analyses modernes (y compris dans les courants institutionnalistes) tendent à le faire penser ? Nous montrerons que les institutions salariales (et plus particulièrement le droit du travail) soutiennent un pouvoir de valorisation fondé sur le travail. La question de fond abordée dans cette partie est : peut-on passer du travail comme objet d’évaluation au travailleur comme sujet de la valorisation ? C’est le problème de la place politique du travail dans la société.

LE POUVOIR DE VALORISATION Du calcul non réfléchi au pouvoir de valorisation Pour introduire la question du pouvoir de valorisation dans l’analyse économique, il faut revoir en profondeur la rationalité, aux plans cognitif et politique. La théorie du choix rationnel nous décrit une capacité de calcul quasi mécanique qui permet à chacun de décider ses actions. L’approche cognitive montre que cette capacité est sujette à faiblesses (rationalité limitée), qu’elle doit être formée, entretenue, etc. L’approche politique met l’accent sur la réflexivité du comportement humain et sur les institutions qui dotent les acteurs d’un pouvoir de valorisation. La théorie du choix rationnel représente une opération de valorisation : l’individu, doté de préférences, fait un choix, et donc valorise certains biens (lorsque le choix porte sur des « paniers de marchandises ») ou certaines stratégies (dans les interactions modélisées par la théorie des jeux). Mais la dimension « valeur » de cette opération est le plus souvent absente de l’analyse, l’analyse économique moderne étant coupée de sa racine éthique. Nous allons réintroduire cette dimension éthique du choix rationnel, puis sa dimension politique, en passant successivement : du comportement déterminé par des goûts, au choix réfléchi mettant en jeu des valeurs, puis à la capacité de valorisation conditionnée par des contraintes sociales, et enfin au pouvoir de valorisation de nature politique. La théorie moderne du choix rationnel paraît exempte de toute valeur : elle semble au mieux a-morale et au pire immorale, si l’on met l’accent sur les finalités égoïstes, voire opportunistes (tricherie etc.) de l’homo oeconomicus [Favereau, 2004]. L’accent est en général prioritairement mis sur la cohérence interne du choix, qui relève de la seule logique : la rationalité est assimilée au calcul. On pourrait relever que cette cohérence est déjà une amorce de morale ; par exemple lorsqu’elle conduit à s’abstenir d’un bienfait immédiat pour viser un bien ultérieur plus important. C’est une forme de justice à l’égard de soi-même [Rawls, 1987, p. 463]. Mais, plus généra-

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lement, le calcul d’optimisation repose sur une conception du bien. Il n’y a aucune raison de limiter arbitrairement cette conception du bien à la seule maximisation du bien-être égoïste : elle peut inclure une dimension d’engagement, par le choix d’actions qui ne maximisent pas le bien-être personnel, ou mobiliser la qualité d’agent ouvert à des objectifs collectifs [Sen, 1993a, 2000]. Une façon d’identifier plus précisément la dimension valeur du choix rationnel est de montrer sa réflexivité. Dans certaines approches (en particulier celles de Becker), les préférences sont assimilées à des goûts qui déterminent le comportement du consommateur. Le goût ne fait pas l’objet d’une délibération, fût-elle dans le for intérieur : de gustibus non est disputandum. L’économiste peut ainsi représenter les goûts par des paramètres exogènes et fixes de la fonction d’utilité. Chaque individu est doté d’un système de préférences unique, stable. Un changement important de l’analyse consiste à introduire de la réflexivité dans les préférences : les individus ont la capacité de s’interroger sur leurs préférences. Cela suppose en particulier une certaine indétermination des préférences, ou à tout le moins une pluralité des systèmes de préférence. Il peut y avoir pour un même individu plusieurs ordres de préférence coexistant, de façon plus ou moins pacifique, au même moment. Techniquement, cela est pris en compte par l’introduction d’un ordre sur les ordres de préférences, les métapréférences [Sen, 2000]. On peut maintenant parler de valeurs, dans la mesure où l’individu débat dans son for intérieur ou avec d’autres de ses préférences : de valoribus est disputandum [Hirschman, 1986, p. 95]. Les changements de préférences peuvent emprunter la voie de la délibération (y compris publique) et non résulter exclusivement de processus opaques de modification des goûts. La dimension réflexive de la valeur peut être prise en compte par la question de la liberté, en mettant l’accent sur la liberté de choix, plutôt que sur le caractère déterminé du calcul rationnel. Sen introduit ainsi cette dimension, à rebours d’une approche purement conséquentialiste : avoir le panier de biens x n’est pas la même chose qu’avoir le panier de biens x et l’avoir choisi. Dans l’approche standard, le bien-être n’est pas modifié par un changement quelconque dans les options non sélectionnées : à la limite, toutes les options autres que celle choisie peuvent être supprimées sans affecter le bien-être de l’individu. Il n’en est pas de même si l’on donne de la valeur à la liberté de choix. Sen [1993a et b] introduit la notion de « capabilité » pour représenter cette liberté : dans un espace de « fonctionnements » (notion plus large que celle de bien marchand), la capabilité est l’ensemble des fonctionnements réellement accessibles à la personne. Ces approches subjectives de la valorisation doivent être prolongées par la prise en compte des contraintes sociales qui la conditionnent, soit les institutions. Les travaux modernes sur la coordination des stratégies montrent en effet que, dans de nombreuses situations, la finalité de l’action

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ne peut être définie par l’individu isolé : ce qui est bien pour moi dépend d’un effet de coordination avec les autres. C’est tout le champ des jeux de pure coordination et des approches sur l’émergence de standards du fait de rendements d’adoption croissants. La capacité de valorisation d’un individu (sa capabilité dans l’approche de Sen) dépend ainsi d’équipements qui permettent la coordination des valeurs. Elle passe par des dispositifs socioéconomiques tels que la monnaie, le marché ou le langage, qui sont des intermédiaires de valorisation. La monnaie permet de se coordonner sur une unité de compte commune [Aglietta, Orléan, 2002]. C’est une forme institutionnelle qui équipe la liberté de choix, puisque, du fait de sa valeur publiquement reconnue, elle permet d’acheter un quelconque panier de marchandise. La liberté de choix entre les biens suppose également de pouvoir réellement comparer des biens, soit un marché où les biens sont facilement accessibles et mis en concurrence. Le langage supplée à la nonprésence physique des biens. La capacité de valorisation d’un individu n’émane donc pas de l’individu souverain, elle est une dotation résultant d’une délibération collective, soit de choix politiques. Nous parlerons de pouvoir de valorisation pour marquer cette dimension. On peut interpréter, en ce sens, le marché des biens comme un dispositif politique qui donne ce pouvoir au consommateur : c’est lui qui, souverainement, décide les biens qui valent, en passant des ordres d’achat. Le marché est une démocratie de consommateurs. Le pouvoir d’achat (fixé par la dotation en monnaie) est ainsi un pouvoir de valorisation. On peut objecter à cette proposition que le pouvoir de valorisation est détenu de façon symétrique par l’offre et la demande : les entreprises contribueraient ainsi, autant que les consommateurs, à la formation de la valeur. Mais cette symétrie entre consommateur et entreprise est trompeuse. Les entreprises sont dotées d’une capacité de calcul rationnel, mais non, dans le paradigme standard, d’une liberté de choix sur les biens. Le comportement d’optimisation des entreprises est en effet instrumental : il n’y a aucun pouvoir de valorisation de l’entrepreneur en tant qu’entrepreneur : sur le marché des biens, l’entreprise n’est pas un acteur politique. C’est encore plus vrai pour le travailleur. Ces deux types d’acteurs ont un pouvoir de valorisation, mais en tant que consommateurs : leur activité d’entreprise ou de travail est uniquement finalisée par la capacité de consommation qu’elle leur donne. La concurrence peut être interprétée comme un dispositif permettant de sauvegarder le pouvoir de valorisation des consommateurs, à l’encontre du pouvoir potentiel, mais non légitime (dans l’approche du marché), des entreprises. Certes, la contrainte normative de concurrence est formellement symétrique. Mais historiquement, c’est bien l’asymétrie de pouvoir entre les grandes entreprises et les consommateurs qu’elle a pour objectif de corriger. La dimension politique de la valorisation ouvre à une tension entre pouvoirs rivaux. Le pouvoir potentiel du consommateur sur le marché est

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ainsi en tension permanente avec le pouvoir des entreprises, comme nous le développerons dans la seconde partie. On peut résumer l’approche développée dans cette section par une gradation du pouvoir de valorisation : – Degré 0 : « acteur » dirigé par une instance hiérarchique, des routines, etc – Acteur calculateur – Acteur réflexif : évaluateur – Acteur équipé : évaluations coordonnées – Acteur doté d’un pouvoir de valorisation

La création de valeurs Le pouvoir de valorisation s’exprime in fine dans la capacité de créer de la valeur, c’est-à-dire d’attribuer de la valeur à quelque chose qui n’en a pas. Nous prenons appui, pour esquisser ce point, sur l’analyse de l’innovation par Schumpeter. On sait que Schumpeter focalise la dynamique du capitalisme sur l’innovation, et que l’acteur moteur en est l’entrepreneur. Notre hypothèse est que son analyse pourrait être clarifiée en introduisant la question des valeurs. Schumpeter insiste plutôt, pour caractériser les innovations, sur la réduction des coûts qu’elles permettent, grâce à une nouvelle combinaison des ressources productives. Pourtant, plusieurs éléments de l’analyse montrent que l’innovation est, de façon plus profonde, un changement des valeurs1. L’accent mis sur la question de la qualité des biens dans le processus de concurrence va en ce sens : le capitalisme est constamment travaillé par l’innovation sur les qualités. Avec les nouvelles combinaisons productives, l’entrepreneur initie un changement de valeurs par l’innovation : ce qui était valorisé dans le « circuit » est maintenant dévalorisé, les finalités qui orientent les agents sont profondément transformées. Une telle subversion des valeurs est d’autant plus difficile à réaliser qu’elle va à l’encontre de l’expérience accumulée. L’innovation consiste donc à établir de nouveaux biens, en un sens littéral, c’est-à-dire de nouvelles valeurs. Schumpeter remarque d’ailleurs que la valeur des nouveaux biens échappe aux systèmes établis de valeurs, de même que les dons et les œuvres d’art. Le processus de « destruction créatrice » est ce processus de renversement des valeurs établies, ce qui explique la violence qui le marque, bien mal analysée par les théories de l’équilibre. La création de valeur est ainsi impulsée par l’entrepreneur, même si bien entendu elle suppose le concours d’autres acteurs (financiers etc.). Suivant cette démarche, examinons à nouveau le pouvoir de création de valeur dont le marché dote le consommateur. Certes, il a un pouvoir souverain d’exercer ses goûts, et donc d’en changer. Notons par parenthèse l’inté1. Swedberg [2006] fait une interprétation de même nature.

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rêt de la perspective politique de la liberté pour approfondir l’analyse économique : la véritable liberté du consommateur est de pouvoir changer de préférences, à rebours du consommateur rivé à ses goûts. Mais on sait bien que le pouvoir de valorisation du consommateur est fortement limité par l’existence préalable des biens sur le marché : avant que le consommateur n’exerce son choix, de multiples décisions ont été prises qui limitent l’étendue des choix ultérieurs. Certes, ces décisions ont été prises en anticipant l’évaluation du consommateur, et toutes les techniques du marketing sont là pour les équiper. Mais c’est une façon sophistiquée de court-circuiter sa capacité de choix, en la rationalisant. « Je l’ai rêvé, Sony l’a fait » : cet habile slogan publicitaire flatte exagérément le pouvoir du consommateur. Ces évidences sont à l’origine de tous les courants qui, en économie, de Marx à Coase et Williamson, en passant par Chandler, Schumpeter, Galbraith etc., ont développé des perspectives qui, dans leur grande variété méthodologique, ont un point commun : fonder la dynamique du capitalisme sur l’entreprise, et non sur le marché, c’est-à-dire la souveraineté du consommateur.

LES TENSIONS ENTRE POUVOIRS DE VALORISATION L’intérêt essentiel de la démarche suivie est d’introduire une pluralité de valorisations, absente aussi bien des théories universalistes de la valeur, que de la théorie générale de l’équilibre des marchés.

Les tensions entre modes de valorisations des actifs financiers. André Orléan [1999] a analysé la pluralité des dispositifs de valorisation des actifs boursiers, prolongeant l’analyse de Keynes sur la tension entre spéculation et entreprise. Cette analyse illustre bien la tension entre deux pouvoirs de valorisation : celui des marchés financiers et celui des entreprises. Les marchés financiers dotent les créanciers d’une liberté de choix, à rebours de l’immobilisation dans des actifs productifs. Le désir de liquidité, qui fonde le marché financier, est lié au besoin d’assurance dans une situation de placement-immobilisation. Le financier est-il un acteur neutre qui entérinerait des valeurs préexistantes, les valeurs fondamentales ? Le marché financier le dote d’un pouvoir de valorisation autonome, et il en résulte une dualité des valorisations. La valeur fondamentale représente le point de vue de l’entrepreneur capitaliste, alors que la rentabilité financière est centrée sur le marché luimême, l’existence de bulles financières marquant des écarts durables entre ces deux valorisations. Cette dualité d’évaluation est structurelle : le titre est au point de rencontre de deux pouvoirs d’évaluation, entreprise et spéculation, qui ont chacun leur cohérence propre.

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Il y a dénonciations croisées entre les deux logiques de valorisation. Du point de vue du financier (spéculateur), la valeur fondamentale est une évaluation subjective, privée, alors que le prix du marché est une valeur garantie collectivement. Le cours a valeur de norme : c’est le prix auquel le marché accepte de vendre et d’acheter. La rhétorique du Marché instaure la légitimité de la valorisation que cette institution construit. Pour les investisseurs, la liquidité n’est pas un mode satisfaisant de gestion de la propriété : ils ont besoin d’une stabilité des engagements. Le monde de la liquidité est un monde artificiel2. À titre d’exemple historique de cette tension, Orléan se réfère à la création du marché londonien de l’aluminium : les grands producteurs, favorables à une régulation ordonnée des prix, à rebours d’une cotation journalière, y étaient hostiles. Ils ont échoué, ce qui illustre bien la force politique du marché. On sait bien que, plus près de nous, les marchés financiers ont pris une nouvelle extension, qui accentue leur pouvoir de valorisation sur l’ensemble de l’économie. L’investissement à long terme est dominé par la spéculation à court terme, ce qui rend plus que jamais valide la critique de Keynes. Cette dualité des valorisations est difficile à intégrer par la théorie standard : celle-ci suppose une évaluation unique qui pondère les différents objectifs, soit une cohérence de la société de bout en bout sous l’égide des prix des marchés interdépendants. Elle a une dimension politique : elle manifeste la tension entre deux conceptions de la société, plus précisément deux conceptions des acteurs légitimes pour faire les choix des orientations allant dans le sens du bien commun. L’individualisme patrimonial désigne, pour Orléan, l’état dans lequel est l’individu pour finaliser le bien commun d’un gouvernement par les marchés financiers : l’actionnaire minoritaire. Cette légitimité est fondée sur celle du droit de propriété des entreprises, ce qui est par ailleurs hautement contestable au plan purement juridique [Robé, 1999], et également sur la critique par les actionnaires minoritaires des pouvoirs, illégitimes selon eux, détenus par les gros actionnaires, plus ou moins liés, de façon considérée comme opaque, aux managers. Seul le marché financier correctement régulé aurait ainsi la transparence permettant des valorisations légitimes : nous serions tous des actionnaires minoritaires.

Les tensions entre modes de valorisation des biens Pour que le marché fonctionne, il faut, au préalable, un accord sur un classement des biens suivant la variable qualité : soit un modèle de valorisation des biens, une convention de qualité. Nous allons voir comment intégrer à l’analyse la pluralité des modèles de valorisation des biens. 2. La liquidité est paradoxale : un individu peut se débarrasser d’un titre, mais non l’ensemble des acteurs du marché. Le capital productif reste immobilisé. La liquidité n’est qu’une propriété locale.

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Un retour sur la politique fordienne est utile pour éclairer notre approche. L’accent est habituellement mis sur l’ajustement qu’elle a permis entre progression de la productivité et débouchés des entreprises, par le biais de l’indexation des salaires sur la productivité. Un autre aspect est important : la politique de standardisation des biens. Elle est bien connue, mais on relève plus rarement ses implications profondes sur les questions de valeurs. L’argumentaire de Ford [1925] est construit contre les pratiques concurrentielles de son époque. Présenter chaque année un nouveau modèle, « c’est la conception à laquelle se soumettent les femmes pour leurs vêtements et leurs coiffures »3. Pour lui, 95 % des clients n’ont pas de préférences, n’ont que des idées floues sur ce qu’ils veulent acheter. C’est au producteur de stabiliser le produit. La conclusion logique de cette approche est de prôner la domination de chaque marché par l’entreprise industriellement la plus efficiente. Il en résulte également que le prix du marché, pour les biens comme pour le travail, n’est pas un indicateur rationnel d’action : l’efficacité des affaires repose non sur le jeu sur les prix (la spéculation), mais sur l’optimisation des méthodes de production. On retrouve donc, au sein même du marché des biens, l’opposition entre spéculation et entreprise. Ces principes fordiens ne sont pas que des recettes gestionnaires, ils dessinent une économie politique que l’on peut qualifier d’industrielle [Boltanski, Thévenot, 1991], en tension avec l’économie politique marchande. L’argumentation de Ford illustre bien la confrontation entre deux principes d’ordre : dans l’un, les consommateurs sont les seuls évaluateurs de la qualité de biens, les entreprises doivent les suivre ; dans l’autre, les consommateurs sont peu qualifiés, c’est l’industriel qui est le bon juge de la qualité des biens, les consommateurs s’adaptent. Chacun de ces principes instaure un état des personnes ayant la capacité de valorisation des biens : l’état de consommateur pour les principes marchands, l’état de producteur pour les principes industriels. Ces états sont instrumentés par des procédures : la concurrence entre entreprises soutient la capacité de valorisation du consommateur en lui donnant ce pouvoir contre celui des entreprises dominantes. Une situation de monopole soutient la liberté de l’entreprise, ce qui va dans le sens du bien commun, puisque, dans la logique industrielle, les consommateurs sont irrationnels. Il n’est pas étonnant que Ford ait été l’un des inspirateurs de l’organisation économique de l’Union soviétique. Mais, même dans les pays dits à économie de marché, les principes industriels ont joué, et continuent de jouer, un rôle considérable dans l’organisation économique, ce qui contribue largement à l’incomplétude de la théorie des marchés concurrentiels pour décrire l’économie. Schumpeter est sans doute l’un des auteurs qui, au plan académique, a le mieux éclairé le rôle des grandes entreprises mono3. Non content d’être « macho », Ford était un antisémite militant, ce qui n’est pas sans rapport avec sa critique virulente des pratiques marchandes.

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polistiques. Le développement en microéconomie des théories de l’entreprise est également une façon de confronter la coordination par les marchés à la coordination par l’entreprise, mais sans voir que la tension entre ces deux formes de coordination repose sur la tension entre deux principes de valorisation. Cette tension entre modèles de valorisation industrielle et marchande n’est pas la seule qui traverse les marchés des biens. Le modèle des Economies de la Grandeur [Boltanski, Thévenot, 1991] distingue six principes de valorisation qui structurent les économies modernes, et l’émergence dans les années 1970 d’un septième modèle, l’entreprise-réseau, qui marque la crise du modèle industriel [Boltanski, Chiapello, 1999]. Le développement d’une économie de services prend tout son sens si l’on voit qu’il marque l’émergence de nouveaux principes de qualité des biens. Une société de services diffère d’une société de biens marchands par la hiérarchie des qualités qui y est admise. Adhérer aux valeurs d’une société de services conduit à dévaloriser les biens marchands : la consommation de biens est considérée comme une activité inférieure à la participation aux relations interpersonnelles de service. Les questions de qualité prennent plus de poids dans le jugement, les services ne pouvant donner lieu à accumulation quantitative. De plus, en l’absence de biens, l’évaluation porte principalement sur les personnes. Vu des marchés financiers, il semblait que l’on puisse caractériser l’entreprise par sa « valeur fondamentale » unique. Il s’avère qu’elle est elle-même en tension entre plusieurs principes de valorisation. Mais, dira-ton, il y a une seule valeur actualisée des profits. Certes, mais générer des profits peut relever de plusieurs modalités de création de valeur. De plus, on sait que les conventions comptables sont nécessaires pour trancher les controverses sur les différentes façons de calculer le profit [Biondi, 2005 ; Chiapello, Desrosières, 2006]. Au plan de la comptabilité nationale, la question des principes de valorisation (qui a des conséquences sur la séparation volumes-prix) est fondamentale [Desrosières, 1992 ; Gadrey, 2006]. Les différents principes de valorisation des biens ont des conséquences sur la valorisation du travail. À la fonction de production qui traite de la cohérence nécessaire entre les quantités des outputs et des inputs, dont le travail, il faudrait adjoindre une contrainte de cohérence nécessaire entre les principes de qualité de ces différents biens et des différentes catégories de travail. Cette contrainte de cohérence qualitative était au centre de la politique fordienne d’intégration des entreprises le long d’une filière de production, de façon à ce que les principes de qualité soient respectés tout au long de la filière (y compris au stade de la distribution) et de la politique fordienne de travail (rémunération, selon un système de cotation de postes, au-dessus du prix du marché de façon à assurer la stabilité dans l’entreprise). Nous développerons ce point dans la troisième partie.

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L’harmonisation des valorisations Nous avons montré que les différentes sphères de l’activité économique sont marquées par des tensions entre modèles de valorisation différents. Les enjeux de ces débats sont considérables : ils conditionnent les classements sociaux. L’économie est un espace de transactions marqué par des discontinuités et non par une cohérence globale. Pourtant, on ne peut en rester à ce constat. Les acteurs économiques ne peuvent se satisfaire de ces tensions qui perturbent les échanges : pour que les transactions s’effectuent de façon efficiente, il faut que la chaîne de valorisation ne soit pas rompue. Il y a donc une activité incessante de mise en cohérence des valorisations : elle relève, à un niveau « macro » de l’État, mais est aussi de l’activité quotidienne des agents « micro ». C’est une activité de nature politique : elle porte sur les principes de bien commun légitimes. Elle précède les calculs d’optimisation : pour qu’ils se développent, il faut qu’au préalable les unités de calculs aient été fixées. Le langage y occupe une place prépondérante : les qualités, les conceptions du bien passent par des registres de vocabulaire (qui peuvent être empiriquement observés : voir par exemple pour la qualité des biens artistiques : Martin [2005]). Le « qualitatif », qui est en général sous-traité par l’économiste aux autres sciences sociales, est le fondement du quantitatif : un registre de qualité détermine les unités de compte, et établit des barrières avec d’autres registres de qualité, pour lesquels les unités ne sont plus valides, sans possibilité de passage automatique d’un espace à l’autre. Une fois le registre de valeurs fixé, la rationalité peut être réduite au calcul, mais « l’interprétation » [Bessis et alii, 2006] domine le débat sur les valeurs. La mise en cohérence de l’économie s’effectue localement et globalement. Elle peut passer par la tendance à la domination d’un principe de valorisation sur tous les autres, ou par des compromis entre principes, des montages qui hybrident les différentes conventions. On peut caractériser l’évolution historique par l’évolution au sein d’une économie de la cartographie des différents principes ou, si l’on veut mettre l’accent sur les rapports conflictuels de pouvoir qu’ils soutiennent, du champ de conflits entre prétentions à la souveraineté.

LE POUVOIR PROBLÉMATIQUE DE VALORISATION PAR LE TRAVAIL La dernière étape de notre parcours prospecte la question de la place du travail salarié dans l’architecture des pouvoirs de valorisation. L’accent mis sur le pouvoir financier lui donne un rôle modeste, voire nul : les actionnaires déterminent la valeur des actifs immobilisés, répercutée par les managers sur le travail. Le travail est un objet d’évaluation et non un sujet de l’évaluation. Ce pourrait être une définition de l’exploitation : une ressource

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utilisée comme une chose, sans pouvoir politique propre. Mais le sort du travail (salarié ou non salarié) n’est pas plus enviable lorsque l’on ne reconnaît de pouvoir de valorisation qu’aux consommateurs. Est-il pensable de reconnaître au travail une capacité politique (un pouvoir de valorisation) ? Même ceux qui soutiennent ardemment l’existence d’un statut salarial, d’un droit social protecteur ne répondraient pas forcément par l’affirmative à cette question : suivant une longue tradition de pensée, ce droit est au contraire la contrepartie, sociale, de l’infériorité politique du travailleur salarié, manifestée dans le lien de subordination. C’est pourtant la position que nous souhaiterions prospecter dans cette dernière partie.

Du calcul rationnel à la création de valeur par le travail Dans la théorie standard des marchés, comme dans la théorie des contrats, le travailleur est doté d’une capacité de calcul rationnel : il calcule la quantité optimale de travail qu’il vend, ou l’effort optimal qu’il déploie. Mais le bien de référence pour ce calcul est un bien de consommation : le travail est, dans cette théorie, un loisir négatif. Le travailleur n’est en aucune façon intéressé par le bien produit, et donc n’a, par rapport à ce dernier, aucune réflexivité, ni liberté de choix. L’entrepreneur n’est d’ailleurs, dans ce cadre standard, pas mieux loti : comme le travailleur, il est soumis au pouvoir de valorisation du consommateur, seul acteur doté d’une capacité politique. L’entreprise est bien représentée dans cette perspective par la contrainte technique formalisée par la fonction de production. La théorie des contrats a certes « ouvert la boîte noire » de l’entreprise, mais sans changement fondamental sur le point qui nous occupe : la finalité du travail demeure exclusivement la rémunération. Doter le travail d’une capacité politique propre suppose d’orienter sa capacité de calcul sur le bien produit, de lui donner une liberté de valorisation de ce bien, par les institutions adéquates. Une première étape dans cette démarche consiste à reconnaître l’entreprise comme arène de coordination, c’est-à-dire comme fondement d’un pouvoir de valorisation. Nous l’avons déjà évoquée. La théorie de Schumpeter instaure manifestement le primat de la production sur la consommation dans l’orientation de l’économie. Pour lui, en fin de compte, c’est le producteur qui éduque le consommateur. On peut donc en conclure que le producteur est un acteur central de la création des valeurs, contrairement aux approches du marché des biens pour lesquelles le personnage important est le consommateur qui, par ses préférences, oriente le marché. Les théories de l’entreprise conduisent également d’une façon ou d’une autre à attribuer un pouvoir de valorisation propre à l’entreprise : les règles des marchés internes, l’autorité hiérarchique se substituent au mécanisme des prix du marché pour orienter (valoriser) les ressources productives. On peut donc concevoir, en prolongeant ces approches, un processus de valorisation qui soit fondé sur l’activité productive, et donc le travail : le travailleur peut

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être, dans certains dispositifs productifs, un entrepreneur schumpeterien, susceptible de créer de la valeur comme ce dernier, par des recombinaisons des moyens de production. Au plan empirique, un exemple de cette orientation est donné par les politiques qui tentent de remédier aux défaillances de qualité inhérentes aux méthodes tayloriennes et fordiennes. L’une des voies suivies consiste à accroître le pouvoir du travailleur sur la qualité, en réduisant la division verticale du travail : raccourcissement des lignes hiérarchiques, mise en place d’unités de travail de plus petite dimension, transfert de la responsabilité de la qualité sur l’opérateur etc. [Rot, 2006]. Cette évolution traduit un double mouvement : transfert d’une partie du pouvoir de valorisation de la hiérarchie aux opérateurs, activation du pouvoir du client au sein même de la production (en particulier par les « flux tendus »)4. L’accroissement de pouvoir qui en résulte pour les opérateurs n’a rien de mécanique : les nouvelles méthodes productives peuvent simplement se traduire par une surexploitation du travail. Cela dépend des dispositifs socio-économiques et politiques mis en place. Comment caractériser les dispositifs socio-économiques qui équipent la capacité de valorisation du travailleur ? Ils doivent permettre une posture réflexive sur le bien produit, c’est-à-dire une liberté de choix sur ce bien, en tant que producteur et non plus consommateur. L’ensemble de l’entreprise constitue un tel dispositif, mais il faut examiner à quelles conditions il favorise la capacité de valorisation du travailleur. L’apprentissage est l’une des pièces de ces dispositifs, et en particulier de l’apprentissage « double boucle » [Favereau, 1993], qui marque un changement de principe de valeur des biens produits. Il est clair que le processus d’apprentissage ne peut être complètement dirigé par la hiérarchie : il suppose un engagement de la personne même du travailleur (de fait, la formation joue un rôle majeur dans les formes d’organisation post-tayloriennes). Il est trop court de voir dans l’apprentissage un accroissement du « capital humain », source de productivité supplémentaire. L’apprentissage est facteur d’autonomie dans le travail. Sauf s’il est focalisé sur un mode opératoire étroitement circonscrit, il fournit des outils généraux de compréhension du travail : on pourrait dire qu’il a les mêmes propriétés que la monnaie en rendant plus « liquides » pour le travailleur les méthodes de production. La qualification est également une composante essentielle des dispositifs qui équipent la capacité de valorisation du travail. Là encore, sa traduction en termes de productivité est insuffisante. Plus fondamentalement, la qualification dote le travailleur d’une plus grande responsabilité sur son travail et celui d’autrui, c’est-à-dire substitue à une relation de subordina4. Une formalisation est développée par Aoki [1984] autour de la « coordination horizontale ».

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tion à l’autorité hiérarchique, une liberté dans la décision concernant les méthodes de production. Le marché, la détention de monnaie sont les dispositifs socioéconomiques qui équipent la capacité de valorisation du consommateur. L’organisation productive, la formation et la qualification jouent ce rôle pour la capacité de valorisation du travailleur. Comment caractériser dans le registre économique le processus de création de valeur que ces dispositifs productifs induisent ? L’innovation, comme création d’une nouvelle valeur, est comme nous l’avons vu la caractérisation la plus immédiate. On peut également s’appuyer sur l’opération d’investissement, qui lui est d’ailleurs fréquemment liée. Pour suivre notre analyse, il faudrait montrer que l’investissement est lié à un surcroît de liberté. La vielle notion de « détour de production » va en ce sens : pour investir, il faut avoir une autonomie suffisante par rapport aux contraintes de survie, ce qui permet d’épargner. Et pour investir dans de nouvelles méthodes de production, il faut se détacher des méthodes établies, avoir le temps et la liberté permettant de réfléchir aux façons de réduire sur le long terme les défaillances. L’apprentissage est bien un « détour de production » permettant d’innover. La qualification également : elle suppose de soustraire au contingent des heures directement productives des temps de « non-travail productif », qui conditionnent la création de valeur5.

Statut salarial et pouvoir de valorisation par le travail La dernière étape consiste à repérer le montage politique qui octroie un pouvoir de valorisation aux travailleurs : le statut salarial, et plus particulièrement le droit du travail. Le statut salarial est rattaché à un mode de valorisation (des biens et du travail) ancré dans l’activité productive. Il ne prend corps que si l’entreprise est un dispositif de valorisation du travail au moins partiellement autonome de l’institution de valorisation dans laquelle seuls les consommateurs ont le pouvoir de valorisation (le marché). C’est bien avec le développement de la grande entreprise industrielle que le droit du travail a émergé, reformulant complètement le « louage de service » du code civil. Mais une objection vient immédiatement. On considère en général que le statut salarial est une protection en contrepartie de l’état de subordination. Loin de fonder le pouvoir de valorisation du salarié, il entérinerait l’exclusivité du pouvoir productif de l’entrepreneur, le compensant par une protection sociale du salarié. Il faudrait donc montrer, à rebours de cette approche, que le statut salarial (et en particulier le droit du travail) permet de « libérer » le travail, 5. À la célèbre question What do bosses do ? posée par Marglin [1974], on peut répondre : en se libérant du travail productif, ils rendent possible l’innovation et donc la création de valeur. Mais il n’y a bien sûr aucune fatalité à cette division du travail, qui confinerait le plus grand nombre dans un travail d’exécution routinisé.

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c’est-à-dire de le doter d’une autonomie dans la création de valeurs. Le statut salarial créerait une forme de citoyenneté ancrée dans l’activité productive, et non reportée dans le domaine social. Ce qui a été dit sur les dispositifs socioéconomiques qui donnent une capacité de valorisation au travailleur va bien en ce sens. Le statut salarial permet de rompre le lien d’équivalence entre quantité de travail produite et rémunération, soit l’échange « synallagmatique » travail contre salaire. Il fonde ainsi l’autonomie du salarié, sa capacité d’exercer un pouvoir sur son propre travail, au lieu qu’il soit soumis aux contraintes de la production à court terme. Les possibilités de formation, de qualification sont étroitement liées au statut. La création de valeur par le travail est ainsi associée au statut de citoyenneté du travailleur. S’il ne fait que vendre un travail productif, le salarié ne peut créer de la valeur, il s’inscrit dans un processus de valorisation dirigé par d’autres (consommateur ou propriétaire des capitaux). La liberté dans le travail lui permet de se dégager des contraintes productives immédiates pour inventer de nouveaux modes productifs, créateurs de nouvelles valeurs. En général, on considère que le statut salarial reconnaît cette capacité politique du travailleur, mais sous des formes limitées. L’autonomie du salarié est recherchée hors espace productif : les prestations sociales, en rémunérant du non-travail, fondent la citoyenneté sociale du salarié. Une approche renouvelée du droit du travail permet de mieux articuler statut salarial et liberté dans le travail. Alain Supiot [1994] identifie, dans cette perspective, deux tensions sur lesquelles repose le droit du travail : celle entre travail comme objet d’échange et lien statutaire ; et celle entre liberté inhérente au droit des contrats et subordination, inhérente au salariat. Le travail comme objet d’échange est naturellement la représentation véhiculée par la théorie des marchés comme par la théorie des contrats. La tension vient du fait qu’il n’est pas possible de séparer le travail-objet de la personne du travailleur : l’objet du louage de service, point d’appui pour la définition contractualiste de la relation salariale, est en fin de compte la personne elle-même, son énergie physique et mentale, son réseau de relations etc. Le droit du travail prend en compte cette tension, en articulant contrat et statut : le contrat intègre un statut. Le développement du droit du travail articulé au droit des obligations, mais en intégrant cette dimension statutaire, permet ainsi de protéger la personne du travailleur dans sa continuité, au-delà des prestations discontinues de travail. Cette prise en compte de la personne du travailleur se fait dans le droit par gradations successives : protection de l’intégrité physique du travailleur (hygiène et sécurité), de sa sécurité de subsistance dans la société (revenu minimum), de son identité collective (qualification qui lui confère une place dans la société) et individuelle (protection de son engagement personnel dans le travail). La tension entre subordination et liberté est également au cœur de la relation salariale. On sait que la théorie économique des contrats la résout

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en contractualisant le lien de subordination, mais on sait aussi que cette solution n’en est pas une. Du fait de l’incertitude inhérente au déroulement temporel de la relation, le contrat de travail intègre nécessairement une relation hiérarchique non contractuelle, ce que développe le courant de l’économie des coûts de transaction, mais sans poser la question de l’amputation de la liberté individuelle du salarié qui en résulte. A. Supiot montre que cette tension est dépassée dans le droit du travail français par le passage au collectif : le statut collectif fait rentrer l’égalité concrète (prenant en compte les inégalités réelles entre employeur et salarié) dans l’égalité formelle du contrat. Ce montage s’appuie sur l’ordre public de protection dont est responsable l’État. Il restitue au salarié sa qualité de sujet libre, en lui donnant la « liberté individuelle d’agir collectivement » [1994, p. 140]. Cette articulation complexe entre contrat et statut a pour but de rééquilibrer le partage de la valeur ajoutée entre les deux parties, mais également d’approfondir les principes d’égalité et de liberté individuelles. Soit le cas de protection de la liberté individuelle, qui apparaît comme le stade le plus avancé de la personnalisation de la relation de travail. De chose, le travail est saisi comme expression de la personne du salarié. Par ce même mouvement, le travail est également rattaché au bien produit. L’analyse « patrimoniale » du travail (objet passant d’un patrimoine à l’autre) exclut en effet de l’échange le bien produit : il reste toujours la propriété exclusive de l’employeur (même dans les formes de rémunération directement liées au produit, comme la rémunération à la pièce). Le salarié n’a aucun droit, ni sur l’objet, ni sur les méthodes, ni sur le résultat de son travail : il n’a droit qu’au salaire (c’est ce qui permet de distinguer le contrat de travail du contrat d’entreprise ou du travail indépendant). Par la personnalisation du travail, le bien produit devient une « œuvre » qui engage la personne du salarié. Il faut que le salarié apporte quelque chose de lui-même pour que le travail soit bien fait. En droit positif, cette forme du travail est traduite par : le caractère intuitu personae de la relation de travail ; l’exigence de bonne foi dans l’exécution du travail et de conscience professionnelle (a contrario, lorsqu’il fait la grève du zèle, le salarié se retire de son travail) ; les droits de propriété intellectuelle et artistique ou de propriété industrielle pour certaines innovations ; les clauses de conscience des journalistes ; le droit d’expression (« L’expression, c’est un peu l’invention du pauvre, du salarié ordinaire dont l’œuvre ne s’inscrit pas dans un brevet ou une création, où le droit reconnaîtrait l’expression de sa personne », Supiot [1994] p. 102) ; le droit à une formation ; le droit encadrant le licenciement. La personnalisation du travail est croissante avec la qualification professionnelle : le salarié qualifié a une part de responsabilité dans la sécurité pour lui-même et ses collègues, il est tenu à une loyauté professionnelle, au-delà des strictes obligations contractuelles. Les nouvelles techniques de gestion (post-tayloriennes) tendent à renforcer la personnalisation de la relation salariale, afin d’obtenir un meilleur engagement du salarié dans son travail.

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CONCLUSION Ce papier avait pour objectif de prospecter la question de la capacité politique des acteurs, soit la capacité de créer des valeurs. Nous pouvons ainsi graduer la capacité politique des acteurs : depuis une capacité nulle, lorsque l’acteur est mené par des finalités qui lui sont totalement étrangères, jusqu’à une forte capacité, lorsque l’acteur réfléchit à ses propres valeurs, les coordonne à celles des autres, par dispositifs interposés, et enfin est doté par les institutions d’un pouvoir de valorisation. Au plan macroéconomique, l’économie est décrite comme un processus de tensions entre pouvoirs de valorisation concurrents. Cette approche permet de donner toute sa dimension à l’entreprise : non pas seulement forme d’échange permettant d’économiser des coûts, mais institution fondant le pouvoir de valorisation de certains acteurs, à l’encontre du pouvoir détenu souverainement par le consommateur sur le marché. Il est détenu principalement par les managers, mais il peut être distribué plus largement parmi les travailleurs, avec l’appui du droit du travail qui leur donne une autonomie dans le cadre du lien de subordination. Le statut salarial n’est pas, comme le pense souvent l’économiste, une protection sociale à l’encontre des risques économiques. Il est au fondement de la capacité politique d’un acteur, le salarié, dont l’engagement conditionne l’efficience productive. « What do bosses do ? » Cette question célèbre de S. Marglin [1974] peut recevoir la réponse suivante : ils fixent ce qui vaut, dans un espace où ce pouvoir leur est contesté par d’autres acteurs. Il s’agit des acteurs financiers qui revendiquent la souveraineté sur l’entreprise, au motif d’un droit de propriété, d’ailleurs juridiquement contestable [Robé, 1999] ; il s’agit également des consommateurs qui, avec l’appui du marché concurrentiel, seraient les seuls acteurs souverains dans la définition de ce qui vaut ; plus difficilement des salariés, qui revendiquent une liberté comme condition de leur engagement dans le travail. L’émergence de l’écologie est signe de l’introduction de nouveaux prétendants au pouvoir de valorisation, agissant au nom d’un bien commun mal traité selon eux, la nature telle que nous la laisserons aux générations futures. Cette prise en compte des processus de valorisation dans l’analyse économique permet de renouer avec la racine politique de la discipline : les finalités individuelles et collectives sont réintroduites, au-delà d’une science de l’administration qui ne se préoccuperait que des moyens rationnels d’atteindre certaines fins données. Il en résulte une transformation en profondeur du mode d’analyse. Une conception mécaniste de l’économie met en scène des agents dotés de lois de comportement dans un système d’interdépendances qui se régule de façon automatique. La prise en compte des valeurs induit de la réflexivité dans les comportements et des tensions entre valeurs différentes. La question de la liberté, fondamentale pour

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l’économie politique, est ainsi réintroduite avec la notion de pouvoir de valorisation.

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368 ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES… ROT G. (2006), Sociologie de l’atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue, Octares, Paris. SEN A. K. (2000), Repenser l’inégalité, Seuil, Paris (traduit de Inequality Reexamined, Oxford University Press, 1992). SEN A. K. (1993a), Éthique et économie, PUF, Paris. SEN A. K. (1993b), « Capability and well-being », in M. Nussbaum et A. Sen (dir.), The Quality of Life, Clarendon Press, Oxford. STIGLITZ J. E. (1987), « The causes and consequences of the dependence of quality on price », Journal of Economic Literature, 25, p. 1-48. SUPIOT A. (1994), Critique du droit du travail, PUF, Paris. SWEDBERG R. (2006), « Quand la sociologie économique rencontre l’économie des conventions », in EYMARD-DUVERNAY F. (dir.), L’Économie des conventions, méthodes et résultats, Tome 1, La Découverte, Paris.

Liste des auteurs

Philippe ABRARD, doctorant (ERFI, université Montpellier-1) Driss AGARDI, doctorant (LIRHE, université Toulouse-1) Alain ALCOUFFE, professeur (LIRHE, université Toulouse-1) Christiane ALCOUFFE, professeur (université de Toulouse-1) Délila ALLAM, maître de conférences (CES-MATISSE, Paris-I) Bernard BAUDRY, professeur (LEFI, université Lyon-2) Jean-Pierre BRÉCHET, professeur (université de Nantes) Cécile CÉZANNE, docteur en sciences économiques (GREDEG, université de Nice) Sophie d'ARMAGNAC, docteur en sciences de gestion (LIRHE, université Toulouse-1) Alain DESREUMAUX, professeur (CLAREE, Lille-1) Benjamin DUBRION, maître de conférences (LEFI, université Lyon-2) Olivier DUPOUËT, professeur (Bordeaux EM) François EYMARD-DUVERNAY, professeur (EconomiX, université Paris-X) Virginie FOREST, docteur en sciences de gestion (LEFI, université Lyon-2) Vincent FRIGANT, maître de conférences (GRETHA, université Bordeaux-IV) François GAUDU, professeur (université Paris-I) Pierre-Yves GOMEZ, professeur (IFGE, EM Lyon) Geoffrey HODGSON, professeur (CRIE, University of Hertfordshire) Marie LAGASSE, doctorante (Airbus France et université Toulouse-1)

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ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

Christian LE BAS, professeur (LEFI, université Lyon-2) Emeric LENDJEL, maître de conférences (CES-MATISSE, université Paris-I) Frédéric MAZAUD, docteur en sciences économiques (LEREPS, université Toulouse-1) Gilles PACHÉ, professeur (CRET-LOG, université Aix-Marseille-2) Pascal PHILIPPART, professeur (GREMCO-LEM, IAE Lille) Joël-Thomas RAVIX, Professeur (GREDEG, Université de Nice) Isabelle TRICOT-CHAMARD, Professeur (Bordeaux EM).

Table des matières

Introduction. Questionnements théoriques et empiriques sur la firme : croiser les regards d’économistes, de gestionnaires et de juristes Bernard Baudry et Benjamin Dubrion 5 L’analyse théorique de la firme : dépasser la diversité de l’approche contractualiste 5 Les transformations empiriques de la firme moderne : gouvernance, frontières et organisation interne 8 Les perspectives de recherche : approfondir les approches pluridisciplinaires de la firme 13 Un parti pris méthodologique : une approche pluridisciplinaire de la firme 14

I LES ANALYSES THÉORIQUES DE LA FIRME : DÉBATS ET ENJEUX

1 Qu’est-ce-qu’une firme ? Geoffrey M. Hodgson Introduction Pas de définition s’il vous plaît – nous sommes des économistes Les frontières de la firme Le mythe du marché interne Le mythe de la forme hybride firme-marché Remarques conclusives 2 La diversité des théories contractualistes de la firme : complémentarité ou substituabilité ? Bernard Baudry et Benjamin Dubrion Introduction La diversité des théories contractualistes de la firme : une typologie Définition et frontières de la firme : complémentarité ou substituabilité des théories contractualistes ? Conclusion

21 21 22 25 28 30 35

41 41 43 49 56

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ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

3 Quels fondements pour les théories de la firme ? Plaidoyer pour une théorie artificialiste de l’action collective fondée sur le projet Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet Introduction Histoire et bilan des théories de la firme Éléments d’une épistémologie renouvelée Pour une prise en compte du projet dans l’action collective Contenu, portée et signification d’une théorie de l’entreprise fondée sur le projet (PBV) Conclusion

61 61 62 67 73 77 83

II LES TRANSFORMATIONS DE LA FIRME : ÉVOLUTIONS RÉCENTES

A. GOUVERNEMENT D’ENTREPRISE

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4 Qui trace les frontières ? Une interprétation politique du gouvernement des entreprises contemporaines Pierre-Yves Gomez Introduction État des lieux : la dilution apparente de l’entreprise dans l’espace financier Réinterprétation politique des évolutions contemporaines : redéfinition du gouvernement des entreprises et conséquences sur leur gestion Conclusion

101 110

5 Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise en France de 1998 à 2006 Driss Agardi et Alain Alcouffe Introduction Les variétés de capitalismes nationaux et la mondialisation Conseils d’administration et gouvernement d’entreprise en France Cumul des mandats et réseaux d’entreprises Conclusion

115 115 116 117 119 126

B. PRATIQUES D’EXTERNALISATION ET RELATIONS INTERFIRMES

129

6 Les limites de l’externalisation dans une industrie imparfaitement modulaire : leçons à partir de l’automobile Vincent Frigant Introduction L’irréductible impureté de la modularité La réduction de la capacité d’absorption Les risques résultant des comportements stratégiques des fournisseurs

131 131 132 138 141

93 93 95

TABLE DES MATIÈRES L’externalisation permet-elle véritablement de réduire les coûts de production ? Conclusion 7 Externalisation et coordination stratégique des relations de sous-traitance : le cas d’Airbus Frédéric Mazaud et Marie Lagasse Introduction Recentrage et externalisation : deux mouvements en plein essor Le plan Power 8, un exemple concret des deux phénomènes concomitants : recentrage et externalisation Conséquences organisationnelles sur la structuration des modes de coordination entre Airbus et ses fournisseurs Conclusion 8 La franchise : une gouvernance pour les entreprises dans le transport routier de marchandises ? Délila Allam et Emeric Lendjel Introduction De la nécessaire coordination des flux dans le transport routier de marchandises La franchise : une stratégie pour le transport routier des marchandises Conclusion

373

144 146

153 153 154 157 160 165

169 169 171 178 188

C. NOUVELLES FORMES D’ORGANISATION

191

9 La gouvernance des formes hybrides, un métissage de contrat et de confiance ? Le cas de la grande distribution alimentaire Philippe Abrard et Gilles Paché Introduction Des coopératives de commerçants aux groupements de détaillants La coopération : éclairages conceptuels Quelle gouvernance pour les GD ? Deux registres ago-antagoniques : contrôle et/ou confiance Conclusion

193 193 196 198 202 205 210

10 Développer les capacités de l’entreprise par une meilleure gestion des frontières : les formes de coopération dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial Christiane Alcouffe et Sophie d’Armagnac Introduction Environnement économique et coopération dans les secteurs de l’aéronautique et du spatial Coopération et capacités nouvelles : une nouvelle gestion des frontières Conclusion

215 215 216 217 229

11 La firme au-delà de la firme : l’approche pragmatique du droit face aux réseaux interentreprises Pascal Philippart 235

374

ANALYSES ET TRANSFORMATIONS DE LA FIRME

Introduction Les dérives réticulaires et le droit français Quel droit des réseaux ? Conclusion D. ORGANISATION INTERNE DE LA FIRME 12 Membre d’une communauté de savoir et salarié d’une firme : enjeux et perspectives en droit du travail Olivier Dupouët et Isabelle Tricot-Chamard Introduction Les communautés confrontées à la subordination du salarié de la firme Les communautés et les frontières de la vie professionnelle Conclusion 13 Capital humain spécifique à la firme et gouvernance d’entreprise « multiressources » : une analyse empirique du cas français Cécile Cézanne Introduction Enjeux et instruments de la gouvernance d’entreprise multiressources Données et méthodologie Une typologie des modèles français de gouvernance d’entreprise Une mesure du degré de spécificité du capital humain et présentation du modèle Discussion des résultats économétriques Conclusion

235 236 243 248 251

253 253 255 265 272

277 277 278 281 283 287 289 291

III ANALYSE DE LA FIRME AUJOURD’HUI : ENJEUX ET PERSPECTIVES FUTURES

14 Responsabilité sociale des entreprises et régulation économique Virginie Forest et Christian Le Bas Introduction RSE et régulation par la main visible : modularité et nouvelles règles du jeu La RSE comme institution potentiellement candidate à la succession du rapport salarial fordien Responsabilité sociale des entreprises et régulation publique Conclusion 15 L’entreprise définie par ses responsabilités ? François Gaudu Introduction L’entreprise comme communauté L’entreprise comme acteur de la société civile

299 299 305 309 312 315 319 319 320 326

TABLE DES MATIÈRES

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16 Mieux comprendre l’organisation de l’industrie pour mieux comprendre la firme Joël-Thomas Ravix Introduction La nature de l’industrie : enjeux conceptuels et analytiques Des frontières de la firme à l’organisation de l’industrie De l’organisation de l’industrie aux frontières des industries Conclusion

333 333 334 337 344 346

17 Les institutions de valorisation des biens et du travail : firmes ou marchés ? François Eymard-Duvernay Introduction Le pouvoir de valorisation Les tensions entre pouvoirs de valorisation Le pouvoir problématique de valorisation par le travail Conclusion

349 349 352 356 360 366

Liste des auteurs

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Table des matières

371

Composition : COMPO SUD, 31700 Mondonville Achevé d’imprimer en mai 2009 par l’imprimerie France-Quercy à Cahors Dépôt légal : N° d’impression : Imprimé en France