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DUO 358 – Rhétorique et argumentation – Analyse de discours 1)
Emotion et psychagogie : exordes et péroraisons dans les Catilinaires de Cicéron (1)
Un domaine du convenable : évaluer et influencer la psychologie du public ¾ Dans les deux derniers exercices que nous avons vus, la dimension d’interaction entre celui qui parle et celui qui reçoit le discours est très importante : o Ethopée : doit jouer sur la « crédibilité » du discours, rencontrer les représentations que le public se fait du personnage qui parle (même si cela ne correspond pas tout à fait à la réalité) o Image : doit solliciter l’imaginaire du public > notamment si l’on renvoie à des images que le public ne peut pas concevoir (par ex : parler d’un désert à quelqu’un qui ne l’a jamais vu > nécessite des comparaisons avec du connu) ¾ La règle d’or de la convenance par rapport à la situation (prepon / decorum) est la prise en compte du public o Même si c’est affaire d’instinct dans une situation particulière, les théoriciens donnent malgré tout des conseils pour exploiter le plus efficacement possible la psychologie des foules o Un élément primordial : se forger un personnage qui provoquera chez le public l’émotion voulue – et dessiner un portrait rhétorique des autres protagonistes > les adversaires, le public, voire d’autres entités : dans la prosopopée par exemple, on fait parler un personnage fictif qui peut être une abstraction, et qui vient « témoigner » ¾ Cet art de « rencontrer » le public est une dimension importante de la rhétorique antique (et c’est un enjeu majeur de l’éloquence d’aujourd’hui !) ; déjà vu avec Ch. Bréchet dans le cadre de discours du genre « judiciaire » o Nous allons prendre comme objet d’étude des discours issus du genre « délibératif » : discours politiques ici. • Le but commun à tous les types d’éloquence est de « gagner la bienveillance ». Cet art d’obtenir la bienveillance est notamment désigné par l’expression « captatio beneuolentiae » (« captation de la bienveillance »). • Les auteurs romains mettent l’accent sur un ressort, essentiel à leurs yeux, pour y parvenir : l’auctoritas (voir CM texte n°23, §12). Cette notion de « crédibilité notoire » est une constante à Rome ; la manière dont les orateurs construisent leur propre personnage dans le discours (ethos / persona) en est profondément marquée. o l’éloquence judiciaire est très individualisée ; l’orateur doit tabler sur la personnalité particulière de l’accusé, de l’orateur, des juges ; et construire un personnage « crédible » de lui-même en tant que défenseur. La capacité individuelle d’adaptation et de « convenable » (prepon / decorum) de l’orateur est déterminante. o Mais la réflexion théorique romaine s’attache encore davantage aux différents aspects psychologiques de l’éloquence délibérative, et la manière d’orienter l’opinion à l’échelle d’une foule. Ö Voir CM textes n°20 et n°23
L’éloquence délibérative, du fait de la diversité des publics, fait l’objet d’une réflexion intensive sur l’appel aux émotions Ö Voir CM texte n°20 §337 et texte n°23 §12
Devant le Sénat : • sagesse, austérité, romanité >> ne pas trop « montrer son talent » (voir le CM n°2 : réticences des premiers orateurs envers une virtuosité rhétorique trop affichée et trop « grecque ») Ö Voir CM texte n°20, §333
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Devant ce public « honnête et sage », qui partage les mêmes valeurs, on peut parler (ou affecter de parler) « objectivement » et « éthiquement », en fonction du vrai et du bon. Ö Voir texte n°23, §2 Mais « la plupart du temps » (il faut parler devant) des « gens inexpérimentés, et principalement devant la masse » - conception aristocratique du corps social. Ö Voir texte n°23, §2
Par conséquent, ce sont des ressorts différents qui seront sollicités lorsqu’on parle « devant le Peuple » : • Appel aux émotions > chercher à les provoquer : espérance, crainte, ambition, amour de la gloire : Ö Voir texte n°20, §337 • Ne pas « laisser voir » de faiblesse, d’hésitation ou de vulnérabilité (et préserver ainsi son auctoritas) • Tenir compte de « l’humeur changeante » de la foule > adopter un discours changeant >> s’adapter au public • Mais il faut aussi savoir « maîtriser » les émotions qu’on a provoquées chez la foule. Des techniques sont proposées, qui jouent également sur les émotions comme une sorte « d’antidote » : réprimande, remontrances, promesse, prière (peu efficace car dénote une faiblesse), plaisanterie Ö Voir texte n° 20, §339
o L’éloquence épidictique, enfin, est plus libre ; on y fera davantage appel aux émotions esthétiques des auditeurs > mais là aussi, on tiendra compte de leur culture propre, de leurs goûts, de la mode du moment, etc. : aptitude à « sentir l’air du temps », psychologie des masses.
Jouer sur l’émotion : les stratégies de la dispositio ¾ Les auteurs étudient aussi à quel moment du discours il vaut mieux solliciter tel ou tel mécanisme psychologique : o Réflexion en fonction des parties du discours Ö Voir la liste traditionnelle des « parties du discours » dans le texte n°21 §4 o Rhétorique à Herennius / Cicéron (auteurs de la République) insistent surtout sur l’exorde (= introduction), qui a pour fonction de « préparer le public » et de le rendre réceptif. o Quintilien (Empire) consacre un livre entier (livre VI) de l’Institution Oratoire à la péroraison (= conclusion) comme lieu privilégié des émotions, car selon lui c’est plutôt le « mot de la fin » qui l’emporte. o Mais les théoriciens s’accordent pour dire que c’est surtout au début et à la fin (exorde/péroraison) que le jeu sur l’émotion est le plus important Ö Voir texte n°22, §311-332 / texte 23, § 6-7 o Exorde = pose le problème, engage le discours / péroraison = clôt le discours et « laisse une impression » Ö Voir texte n°21 §4 Dans l’exorde, « l’adaptation au genre de cause » donne lieu au développement d’un système élaboré Ö Voir texte n°21, §6 • Dans le cas du « simple début », pour s’attirer la bienveillance et la docilité de l’auditoire dans un contexte « normal », on peut invoquer des « lieux » (topoi) de l’émotion : parler de soi / parler des adversaires / parler des auditeurs / parler des
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faits avec éloge et blâme. Ces évocations construisent le « jeu de rôles » dans lequel l’argumentation va se développer. Ö Voir texte n°21 §8 / texte n°22 §321 L’exorde « indirect » se pratique dans le cas d’une cause difficile ou d’un auditoire manifestement non "réceptif ». Il faut alors arriver au même but (gagner la bienveillance) mais par des moyens « dissimulés » Ö Voir texte n°21 §9-11
Péroraison = même recours à l’émotion, utilisation (ou rappel) des mêmes types de lieux que dans l’exorde, mais avec en plus la notion « d’art » et une dimension esthétique particulièrement importante ; on y joue encore plus sur la personnalité des auditeurs pour « emporter le morceau » à la dernière seconde. Ö Voir texte n°22 §322
Conclusion. C’est donc essentiellement au début et à la fin du discours que l’on trouvera le plus d’appels à l’affectivité et à l’émotion o Mais la capacité à varier (variatio) et à jouer avec les règles est importante également ; l’orateur surprend et frappe l’auditoire en injectant soudainement de l’émotion dans un passage qui normalement serait « instructif ». En bouleversant les habitudes, il peut influencer d’autant plus le public. Par exemple, les prosopopées des Catilinaires de Cicéron ne se trouvent pas dans l’exorde ni dans la péroraison, et pourtant leur charge émotive est intense. o A ces occasions, l’orateur doit chercher à provoquer l’émotion (pathos) dans un sens positif (en faveur de) ou négatif (contre) Cette technique consistant à « faire adhérer » l’auditeur a été largement utilisée par les auteurs romains (systématiquement formés à la rhétorique) dans des cadres plus larges : philosophie, religion… o L’orateur cherche aussi à provoquer une émotion esthétique, qui subjugue l’auditoire par le sentiment du « sublime » Dès lors que la parole politique efficace se trouvera en repli à Rome (Empire), c’est cette réflexion sur la beauté du langage et en particulier sur l’elocutio (style, expression) qui finira par dominer entièrement la rhétorique.
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Remarques sur les deux textes issus des Catilinaires : ¾ Deux discours in medias res (« dans le feu de l’action ») o En 63 avant J-C, M. Tullius Cicéron est consul de Rome, et doit faire face à une conjuration. Le meneur L. Sergius Catilina, est issu d’une famille noble mais désargentée, et cherche sans succès depuis quelques années à se faire élire consul. Arriviste sans scrupules à la tête d’une petite armée, il finit par entrer en rébellion ouverte, et projette de tuer les consuls, massacrer les élites, et renverser la République. o Cicéron a vent de ses projets grâce à Fulvia, la maîtresse de l’un des complices de Catilina. Parallèlement, une plainte est déposée par Caton contre Catilina, lequel accélère le rythme de ses préparatifs militaires. Le 20 octobre, un sénateur, Crassus, montre à Cicéron des lettres anonymes qui lui conseillent (ainsi qu’à d’autres sénateurs) de quitter Rome. La révolte et l’incendie de Rome sont prévus pour le 28 octobre. Cicéron présente la situation au Sénat, qui réagit vivement en armant les consuls de pouvoirs dictatoriaux spéciaux (senatus-consultum ultimum) et d’une armée. Mais la responsabilité exacte de Catilina dans ces projets ne peut pas être encore prouvée officiellement... o Après avoir échappé à une tentative d’assassinat dans la nuit du 6 au 7 novembre, Cicéron convoque le Sénat le 8 novembre -63, et tente de le convaincre de l’urgence de la situation. L’objet du premier discours est de forcer Catilina à quitter Rome et à rejoindre l’armée de ses partisans hors de la ville : son crime deviendra ainsi évident pour tous et pourra être puni en toute légitimité. A l’issue de la séance, Catilina part effectivement de Rome ; le lendemain, Cicéron convoque l’assemblée du peuple pour le rassurer et expliquer sa stratégie. ¾ Exorde de la première catilinaire : un discours performatif o Un agôn (« combat » en grec, mais aussi « intrigue d’une pièce de théâtre ») dramaturgique Catilina est sénateur, et malgré les soupçons qui pèsent sur lui et la tentative d’assassinat qu’il vient de commettre sur la personne de Cicéron, il pousse la provocation jusqu’à assister comme si de rien n’était à la séance sénatoriale que les consuls ont convoquée d’urgence. Le consul, informé de la situation par des lettres anonymes et des confidences privées, ne peut pas prouver les intentions criminelles de Catilina : il cherche donc à le pousser à la faute... La situation prend les traits d’un duel entre Cicéron et Catilina. Le discours joue sur plusieurs plans. D’une part, Cicéron cherche à impressionner Catilina pour l’amener à se dévoiler et le faire partir de Rome. De l’autre, il prend le Sénat à témoin du complot et cherche à le persuader de la culpabilité de Catilina – sa fuite précipitée du Sénat en sera la preuve. Le discours a donc un double but, dont le premier (obliger Catilina à se dénoncer en quittant le Sénat et Rome) est très concret et implique une certaine dramaturgie. o Créer l’événement Dans ces conditions, l’exorde est particulièrement crucial pour agir sur la psychologie de Catilina et sur celle de l’auditoire. Cet exorde est précisément un célèbre exemple d’entrée en matière « ex abrupto » (« sans préambule »). Cicéron attaque le propos par des questions oratoires, directement adressées à Catilina qui est présent dans l’assistance. L’orateur anticipe sur la démonstration : la conspiration est présentée comme un fait avéré, connu, et déjà pris en main : « tes projets sont percés à jour » ; « ta conspiration, connue de tous, est déjà maîtrisée » ; « ce que tu as fait la nuit dernière, et aussi la nuit précédente, où tu as été, qui tu as convoqué, ce que tu as résolu, crois-tu qu’un seul de nous l’ignore ? ». Il impose par avance la conclusion à laquelle doit aboutir l’ensemble du discours : Catilina est coupable, et il doit partir. La violence des propos est délibérée, de manière à impressionner le principal destinataire, et à influencer les autres. La menace qu’incarne Catilina est décrite en termes dramatiques et hyperboliques, dans un effet d’amplification : selon Cicéron, il « marque et désigne de l’œil ceux d’entre nous qu’on assassinera » ; il « prétend désoler l’univers par le fer et le feu » ; « nous le voyons chaque jour fomenter quelque attentat contre la République ». En réponse, les allusions à la mort que mérite Catilina reviennent de façon obsédante : « toi, Catilina, c’est à la mort, sur l’ordre du consul, que depuis longtemps il aurait fallu te mener ! C’est
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sur toi qu’auraient dû se concentrer les coups que tu nous prépares » ; « tu aurais dû être mis à mort sur le champ » ; « Si je te faisais arrêter sur l’heure, Catilina, et mettre à mort... ce qu’il aurait fallu faire depuis longtemps » ; « Tu mourras seulement quand... ». Mais Cicéron souligne aussi à plusieurs reprises l’anomalie qui fait que malgré la gravité du crime (qui n’est encore qu’à l’état de projet), non seulement Catilina n’a pas été exécuté, mais qu’il est encore présent à Rome et parmi les sénateurs. Les mots « vie » et « mort » scandent ainsi le texte d’un bout à l’autre. o Convaincre le Sénat De fait, Cicéron doit encore persuader ses collègues que Catilina est coupable et qu’il mérite la mort. Pour ce faire, il joue sur l’identité des forces en présence. Au départ, il oppose ainsi Catilina, décrit comme isolé, au groupe présenté comme majoritaire, dans lequel Cicéron s’inclut : celui des « gens de bien » (en latin les boni), l’élite politique et morale que représentent le Sénat et les dirigeants. Ce groupe est incarné par l’usage fréquent de la première personne du pluriel : « notre patience » ; « nos coups » ; « un seul d’entre nous » ; « nous, les hommes de cœur » ; « les coups que tu nous prépares ». Ce groupe apparaît comme soudé autour du consul Cicéron, partageant les mêmes intérêts et les mêmes devoirs. Au troisième paragraphe, le consul invoque, à l’appui de son opinion, des exemples historiques de « perturbateurs » (Tiberius et Caius Gracchus, Spurius Maelius) qui, pour avoir voulu déstabiliser l’ordre politique de Rome, furent mis à mort par des représentants du pouvoir (P. Scipion, C. Servilius Ahala). Les arguments susceptibles de toucher les sénateurs sont en effet ceux de l’histoire et du « patriotisme » (le mot est cité ; voir également « veiller à ce que la république n’éprouvât aucun dommage ») face aux « idées révolutionnaires », à la « sédition » toujours redoutées à Rome, en particulier par le parti sénatorial conservateur. L’existence d’une loi, décrétée autrefois par le Sénat, et permettant aux consuls d’employer la force contre des comploteurs (voire de procéder à leur exécution) est fortement mise en avant (« nous sommes armés d’un sénatus-consulte impérieux et écrasant »). C’est donc l’autorité d’une jurisprudence (« nous l’avons aussi, ce sénatus-consulte »), qui montre que les sénateurs doivent accorder leur confiance aux consuls face à l’anarchie que représente Catilina. o Rassembler tout le monde sous l’autorité du consul A partir de ce moment de l’exorde, le binôme que constituent Cicéron et son collègue consul (« nous, les consuls ») se différencie du reste du Sénat. L’accent est mis sur la responsabilité particulière qui leur incombe par rapport au Sénat, puisque c’est à eux de décider la mise à mort de Catilina : « ce n’est ni la clairvoyance, ni l’énergie, ni l’ordre que voici qui manquent à la République ; c’est nous, je le dis bien haut, c’est nous, consuls, qui lui manquons » ; « et nous, voilà vingt jours que nous laissons s’émousser les pouvoirs sénatoriaux ». Ce « nous » se recentre encore, au fil du texte, sur la personne de Cicéron pour devenir un « je ». Ce dernier semble d’abord anticiper son propre procès : « Je veux, pères conscrits, être clément (...) mais je m’accuse déjà de mollesse et de lâcheté » ; « si je te faisais arrêter sur l’heure, Catilina, et mettre à mort, ah ! sans doute aurais-je une crainte, c’est que tous les gens de bien me reprochent... ». Mais la responsabilité qui retomberait sur lui (isolé cette fois, par rapport au Sénat) serait alors celle de ne pas avoir exécuté Catilina plus tôt. Pourtant, en fin de compte, Cicéron assume les « solides raisons » pour lesquelles il n’en est pas encore venu à la solution pour laquelle il milite : il s’agit pour lui – mais il ne le formule qu’à la fin de l’exorde – de persuader chaque sénateur jusqu’au dernier de la culpabilité de Catilina et de la légitimité du châtiment, de façon à ce que la décision soit assumée collectivement (« tu mourras seulement quand on ne pourra plus trouver personne... qui ne soit d’accord pour dire que j’aurai agi selon le droit »). Cicéron semble anticiper des reproches qu’on pourrait lui faire par la suite – et qu’on lui fit, effectivement, puisqu’il fut condamné à l’exil – pour exécution sommaire et illégale. En filigrane, on entend dans les propos de Cicéron, à la fin de l’exorde, une mise en garde adressée à un dernier « groupe » encore indistinct : celui des complices de Catilina au sein même du Sénat ou dans l’entourage des sénateurs. Surtout, il vise les complices involontaires qui, en refusant de croire à cette culpabilité, risqueraient de faire réussir les plans révolutionnaires de Catilina (« Tant qu’il y aura encore un homme pour oser te défendre »... »). Sans les nommer, le
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consul les assimile à Catilina lui-même (« quand on ne pourra plus trouver personne d’assez méchant, d’assez perdu de vices, d’assez semblable à toi... »). => Cet exorde est donc, en quelque sorte, un « résumé » par anticipation du discours : par la suite, Cicéron reviendra sur les faits (narration), sur la nécessité pour Catilina de quitter la séance (ce qu’il fera avant la fin, après avoir vainement essayé de retourner l’opinion des sénateurs) et de quitter Rome (ce qu’il fera aussi, le soir même), ainsi que sur l’importance d’une adhésion générale à ses vues pour déjouer définitivement la conjuration. On y trouve concentrés à la fois la violence du ton qui poussera Catilina à bout et ébranlera les sénateurs, et les arguments patriotiques qui persuaderont ceux-ci de s’en remettre à Cicéron. ¾ Exorde et péroraison de la deuxième catilinaire : un discours d’auto-justification L’objet déclaré du discours est d’informer (docere) le peuple des derniers événements, en justifiant la stratégie des consuls contre Catilina. Les enjeux sont légèrement différents par rapport au premier discours adressé au Sénat : il s’agit de rassurer le peuple inquiet des rumeurs de guerre civile et de lui expliquer les mesures d’urgence qui ont été prises. L’exorde et la péroraison sont le lieu par excellence de l’appel aux émotions, particulièrement nécessaire lorsqu’on s’adresse au peuple. Ici, l’adhésion du peuple est d’autant plus cruciale que Catilina est un agitateur proche des populares (parti populaire), qui s’appuie sur le mécontentement des « exclus ». Cicéron doit donc préparer l’opinion à l’entendre (exorde) et laisser le peuple sur une impression de confiance et d’accord avec ses dirigeants (péroraison) : il lui faut donc mobiliser les ressorts de la sympathie (delectare) et de l’émotion (mouere). o La ville a échappé à la menace que représentait Catilina Le début de l’exorde est axé sur un fait objectif : la fuite de Catilina, preuve définitive de sa culpabilité selon Cicéron, et qui laisse Rome intacte et délivrée de toute menace intérieure. Cicéron martèle donc l’évidence de ce départ, par des verbes d’action brefs et répétés : « le voilà parti, il est loin, il s’est enfui, il a brisé ses chaînes ». • Cicéron insiste certes sur l’efficacité de la stratégie employée et la compétence des dirigeants : « nous l’avons chassé » ; « nul ne peut douter que nous ne l’ayons vaincu » ; « en refoulant Catilina... nous l’avons délogé de sa position » ; « point de doute que nous n’ayons consommé sa perte et remporté une éclatante victoire ». • Cependant, dès le début du texte, en reformulant les faits par des corrections successives et ironiques, il souligne que c’est Catilina, en toute liberté, qui a décidé de partir : « nous l’avons chassé de Rome ou, si l’on veut, nous l’avons laissé partir, ou bien encore, nous l’avons salué de nos adieux alors qu’il s’en allait ». • Cette ironie porte la satisfaction du consul d’avoir réussi à piéger Catilina : sans recourir à la force – sinon celle des mots – il a réussi à le pousser dans ses derniers retranchements. • Les citoyens, « sains et saufs », la ville « debout », sont donc à présent en sécurité. o Les risques dans l’avenir sont limités Le sentiment de protection s’étend aussi sur l’avenir : les citoyens ne risquent plus rien dès lors que la situation est prise en main et que le consul veille. • Un retour de la peur et des menaces au sein de la cité est catégoriquement exclu dans le futur : Catilina « ne préparera plus entre les murs de notre ville la destruction de cette ville » ; « ce poignard ne menacera plus notre flanc » ; « nous ne tremblerons plus ni au Champ-de-Mars, ni au Forum, ni dans la Curie, ni enfin jusque dans notre propre maison ». • En revanche, la menace extérieure, elle, existe toujours : Catilina, désormais « hors de Rome », cherchera sans doute à attaquer Rome de l’extérieur. Mais, dans l’exorde, cette idée est abordée en des termes optimistes, soulignant que cette nouvelle configuration est un progrès. L’affrontement se fera désormais à découvert (« ouvertement » ; « [nous l’avons sorti] de ses complots mystérieux pour le jeter dans un coup de force déclaré ») : sans s’en expliquer, Cicéron semble prendre pour acquis que dans ces conditions le dénouement se fera au détriment de Catilina (« point de doute que nous n’ayons consommé sa perte et remporté une éclatante victoire »).
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La péroraison intervient après un développement où Cicéron a opposé l’armée dérisoire de Catilina à la puissance colossale de l’armée romaine, structurée par des valeurs fortes et dotée d’une force de frappe incomparable. Ce qui, dans l’exorde, était annoncé comme une « guerre régulière » contre un « ennemi » extérieur (situation où Rome est réputée avoir toujours le dessus), n’apparaît plus que comme un problème à régler par le consul seul, sans que la cité n’en soit même inquiétée : avec « le moins de bouleversement possible » ; « sans levée en masse » ; « de manière que nul, fût-il coupable, n’expie son crime sur le sol de cette ville ». L’espace intérieur de la cité est symboliquement mis à l’abri des violences. o Toucher le cœur du peuple Mais en définitive, les seules réelles « informations » (docere) délivrées par le consul sont le fait que Catilina ait eu des projets criminels contre la ville, et qu’il ait finalement quitté la ville. Le centre du discours n’est en fait pas seulement d’informer, mais de créer un sentiment de sécurité dans le cœur de la population. Pour ce faire, il n’hésite pas à recourir à toutes les ressources affectives de la parole. Dans l’exorde, pour faire ressortir la sécurité obtenue, le consul concentre beaucoup d’intensité dramatique sur l’importance du péril qui a été écarté. • Il mobilise donc la palette émotive du danger et de la menace, en jouant sur l’une des terreurs les plus profondes du peuple Romain : l’atteinte physique à l’espace intérieur de la cité (« préparer la destruction de cette ville ») ; la ville apparaît presque, à la fin de l’exorde, comme un personnage à part entière (« elle, je vois bien qu’elle se réjouit… »). • Il brandit aussi la menace de la « guerre civile », si sensible pour Rome plusieurs fois déchirée par des guerres fratricides (« une guerre civile et domestique, la plus cruelle et la plus terrible qui fût de mémoire d’homme »). • Le caractère secret et fourbe du complot est mis en évidence, créant une angoisse rétrospective dans l’âme des auditeurs : il « tramait odieusement la perte de la patrie » dans des « complots mystérieux », dont les citoyens ignoraient l’ampleur. Parallèlement, l’évocation d’objets symboliques « le fer, le feu », le « poignard », « l’épée ensanglantée » rend la menace rétrospective plus réelle. • Cette dramatisation s’accompagne d’effets de rythme oratoires : rythmes ternaires (« nous l’avons chassé / nous l’avons laissé partir / nous l’avons salué » ; « il est loin, il s’est enfui, il a brisé ses chaînes ») et rythmes quaternaires (« Catilina, que l’audace rendait fou / qui respirait le crime / qui tramait… / qui… vous menaçait sans cesse » ; « ni au Champ de Mars, ni au Forum, ni dans la Curie, ni enfin jusque dans notre propre maison »), avec des membres de phrases relativement courts pour impulser au discours une cadence rapide et haletante. • Surtout, la figure de Catilina est portée jusqu’à la monstruosité, par le biais d’un réseau d’images et d’allusions. o Il apparaît frappé de folie criminelle, habité par la passion de détruire et de tuer, et donc mortellement déçu de n’être pas parvenu aux bout de ses projets : (Catilina) « que l’audace rendait fou, qui respirait le crime » ; « sortir d’ici, et que nous soyons encore vivants... laisser derrière lui des citoyens sains et saufs et une ville debout, ah ! sentez-vous bien toute la désolation qui doit l’abattre et l’accabler ? » ; « il se sent défait et terrassé » ; « il en pleure de rage ». o L’image de Catilina qui anime le texte est celle, non pas d’un ennemi humain, mais d’une créature bestiale et monstrueuse assoiffée de sang (« il a brisé ses chaînes » ; « ce monstre inouï » ; « proie arrachée à ses morsures »). Cicéron se livre même à une description pleine d’enargeia, en décrivant physiquement l’attitude du monstre dépité : « il gît maintenant... sur le sol où il a roulé » ; « il retourne souvent les yeux vers cette ville ». Face à cette menace hors du commun, le consul évoque de manière plus ou moins directe les forces en présence, afin de susciter l’adhésion du peuple. • Les « citoyens » à qui il s’adresse apparaissent, dans le discours, unis et soudés en un grand corps vivant, libéré des pires souffrances, et fortement assimilé à la réalité
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physique de la cité, « la plus belle, la plus florissante et la plus puissante de l’univers » : celle-ci, comme un corps vivant qui a rejeté un poison ou une souillure, « se réjouit d’avoir vomi cet objet de dégoût, et de l’avoir expulsé ». o Le mal qui touche la cité ne saurait être qu’un dérangement passager, lié à quelque anomalie : « quelque audacieux » ; « les menées sacrilèges de citoyens éhontés », isolés du reste du corps sain. La purification qu’a été le départ de Catilina pourrait se répéter si jamais des germes de cette maladie sociale persiste : « c’est le supplice de quelques misérables qui assurera votre salut à tous ». Le représentant légal de ce corps social uni, c’est évidemment le consul lui-même, et dans son discours se dessine un autoportrait, sous les traits de « l’homme de la situation », efficace et rassurant. o En particulier, dans la première partie de la péroraison, il apparaît triomphant, à la tête d’opérations capitales (« en prenant toutes ces mesures » ; « les plus grands résultats » ; « périls suprêmes » ; « un résultat qui dépasse tous les vœux »). o La menace est située, au passé, du côté du « vous » (« Catilina qui, du fer et du feu, vous menaçait sans cesse, vous et votre ville »), la protection, évoquée au futur, est du côté du « nous » (« Ce monstre… ne préparera plus entre les murs de notre ville la destruction de cette ville. (…) Nul ne peut douter que nous ne l’ayons vaincu »). o La personne du consul apparaît seule investie du pouvoir et de l’autorité : « je m’arrangerai pour... » ; « ma seule initiative » ; « je conduirai tout » ; « si quelque danger... me fait sortir malgré moi de ma patience ». Il fait donc apparaître clairement son envergure, sa propre capacité à représenter le peuple tout en le protégeant, comme le veulent les institutions romaines. o L’image est celle d’un chef militaire, « un chef et un général », menant une guerre avec rigueur et justice. Cicéron souligne cependant, non sans ivresse, que cette guerre est en fait une guerre oratoire, qu’il a gagnée par la puissance de sa parole : un général « qui n’aura même pas enlevé sa toge » – de fait, c’est la première Catilinaire, prononcée devant le Sénat, qui a provoqué la fuite de Catilina. Mais le discours s’achève de façon significative sur l’évocation des dieux, garants du sort de la cité. L’invocation aux dieux est habituelle dans la péroraison (voir la fin de la première Catilinaire) ; mais elle prend un sens particulier dans ce contexte précis. o De fait, les dieux romains ont un lien structurel avec l’espace de la cité, qu’ils habitent et doivent défendre au même titre que les citoyens. Le discours insiste sur cette matérialité de la présence des dieux : « de toute leur puissance tutélaire », ils « protègent leurs temples et les maisons de cette ville ». o En sa qualité de consul, Cicéron se trouve en quelque sorte en position d’intermédiaire politique entre les citoyens et les dieux qui sont leurs alliés : il a connaissance des « présages, nombreux et clairs, que nous ont envoyés les dieux immortels ». Les dieux eux-mêmes ont « inspiré [s]on espoir et [s]a ligne de conduite » ; ils se tiennent désormais « à nos côtés ». o Les dieux sont donc invoqués par Cicéron, au nom de leur responsabilité (« après avoir fait de cette ville la plus belle, la plus florissante, la plus puissante de l’univers... il faut qu’...ils la défendent ») ; il enjoint aussi les citoyens, dans une formule incantatoire au rythme ternaire (trikolon), à les « prier, les adorer, les supplier » pour encourager les dieux à agir et à participer au combat qui verra triompher la cité tout entière. o Cette image exaltée d’une alliance entre dieux et citoyens, garantie par la personne du consul, concourt bien sûr puissamment à la persuasion en sollicitant l’imaginaire religieux de la cité.